Les réformes des systèmes médiatiques de la Bosnie-Herzégovine et du , et les approches des responsables internationaux chargés de les mettre en œuvre

Thèse en cotutelle Doctorat en communication publique

Simon Thibault

Université Laval Québec, Canada Philosophiae Doctor (Ph.D.)

et

Université Sorbonne Nouvelle Paris – 3 Paris, France Doctorat de Sciences de l’information et de la communication (Docteur)

© Simon Thibault, 2015

Résumé

Durant les opérations de reconstruction qui ont eu lieu à la suite des conflits en Bosnie- Herzégovine (1992-1995) et au Kosovo (1998-1999), d’importants moyens ont été déployés par des organisations internationales pour réformer les espaces médiatiques bosnien et kosovar en vue de les dépolitiser. Ces réformes visaient notamment la création d’instances de réglementation des médias et la transformation du secteur de la radiodiffusion, qui s’avérait problématique en raison de la présence de médias relayant des discours incitant leur auditoire à la haine ethnique ou religieuse.

Ces initiatives en matière de réglementation des médias et de réforme du secteur de la radiodiffusion ont nécessité des investissements considérables. Elles ont aussi généré des débats animés, qui ont révélé des divergences importantes entre les différents acteurs impliqués dans ces processus de réforme. En Bosnie, par exemple, l’élaboration de la loi relative au système de radiodiffusion publique a provoqué des échanges acrimonieux entre les responsables du Bureau du Haut Représentant et l’ambassade américaine. Au Kosovo, les initiatives de réglementation de la presse kosovare menées par l’OSCE et l’ONU ont été vivement critiquées par des ONG de défense de la presse qui les associaient à de la censure.

Comment expliquer ces débats qui dévoilent différentes philosophies d’intervention en matière de réforme des médias? En procédant à une étude des théories normatives de la presse et de la littérature spécialisée, nous avons élaboré deux idéaux-types : l’« approche américaine » et l’« approche ouest-européenne ». Les caractéristiques de ces deux concepts idéal-typiques nous ont permis d’analyser les données recueillies durant notre recherche, incluant 50 entrevues, dont plusieurs avec des acteurs diplomatiques qui ont été au cœur de ces processus de réforme. Ce faisant, nous avons construit quatre propositions qui dévoilent les principales conclusions avancées dans cette thèse. Nous suggérons notamment que les approches des acteurs impliqués dans les processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo peuvent être éclairées par certaines normes dominantes des environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, ce qui permet une meilleure compréhension de leurs débats et leurs divergences.

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Abstract

During the interventions that followed the conflicts in (1992- 1995) and in Kosovo (1998-1999), important resources were engaged by international organizations to reform the Bosnian and Kosovan media space. These reforms were aimed at the depoliticization of the media environment through the establishment of media regulatory bodies and the transformation of the broadcasting sector, which had caused concern due to the presence of propagandist media that were inciting ethnic and religious hatred.

Media regulatory and broadcasting reforms implemented in Bosnia and Kosovo required significant investments. Most interestingly, these reforms caused heated debates that revealed significant differences of view among the actors involved. In Bosnia, for instance, the development of a law targeting the public broadcasting system generated a sometimes acrimonious debate between the Office of the High Representative in Bosnia and the American embassy. In Kosovo, initiatives to regulate the media by the OSCE mission and the United Nations were vigorously criticized by NGOs defending freedom of the press, arguing that such measures amounted to censoring of the media.

How can we explain these debates, which reveal different intervention philosophies with regards to media reforms? In light of an analysis of the normative theories of the press and of the relevant scientific literature, we have developed two ideal-types: the “American approach” and the “West-European approach”. These two concepts facilitated the analysis of the data collected during this doctoral research. The data included the information gathered from fifty interviews, many of which were conducted with policy makers and diplomats that played a key role in these reforms. The data collection and analysis, achieved through an iterative process, allowed us to develop four propositions, which reveal the main findings of this research. We suggest, among other things, that the approaches of the actors involved in the media reform processes in Bosnia and Kosovo can be explained in light of some of the media environments’ dominant norms in the United States and in Western Europe, which clarifies in turn the different perspectives of these actors and the debates that resulted.

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Table des matières

Résumé ...... iii Abstract ...... v Table des matières ...... vii Liste des tableaux ...... xi Liste des abréviations et des sigles ...... xiii Liste des intervenants interviewés ...... xix Lexique ...... xxv Remerciements ...... xxxiii Introduction ...... 1 Le cadre théorique et les concepts idéal-typiques proposés ...... 8 Pertinence et originalité de la recherche ...... 14 Structure de la thèse ...... 20 CHAPITRE 1. Revue de la littérature ...... 23 1.1 Mise en contexte et revue de la littérature ...... 23 1.1.1 Le rôle des États-Unis ...... 23 1.1.2 La Bosnie-Herzégovine, nouveau laboratoire de réforme des médias ...... 25 1.1.3 La gestion de l’espace médiatique en situation de reconstruction post-conflit : les précédents historiques ...... 28 1.1.4 Les médias de la haine, la doctrine de l’information intervention et le droit international ...... 33 1.1.4.1 La doctrine de l’information intervention et le droit international : possibilités et limites ...... 36 1.1.5 Le lien entre médias et bonne gouvernance, et les différentes interventions médiatiques en zones de crise ...... 38 1.1.6 Les critiques de la libéralisation de l’espace médiatique d’États en reconstruction à la suite d’un conflit ...... 48 CHAPITRE 2. Problématique, théories et concepts ...... 53 2.1. Le problème de recherche ...... 53 2.1.1 Pertinence et originalité du problème de recherche ...... 56 2.2. La question générale de recherche ...... 57 2.2.1 Les acteurs institutionnels et les acteurs non institutionnels ...... 58 2.2.2 L’énoncé de la question générale de recherche ...... 59 2.3. Les questions spécifiques de recherche ...... 62 2.4. Les propositions avancées ...... 63 2.5. Le cadre théorique ...... 64 2.5.1 Les théories normatives de la presse et la proposition de deux idéaux-types : « approche américaine » et « approche ouest-européenne » ...... 65 2.5.2 L’utilité de la méthode idéal-typique ...... 70 2.6. Premier concept idéal-typique : l’« approche américaine » ...... 73 2.6.1 La théorie libérale de la presse et l’environnement médiatique aux États-Unis ...... 75 2.6.2 Une faible culture d’autoréglementation de la presse écrite ...... 80 2.6.3 Un espace médiatique dominé par les médias privés ...... 81

vii

2.6.4 La doctrine de la libre circulation de l’information ...... 84 Conclusion ...... 91 2.7. Deuxième concept idéal-typique : l’« approche ouest-européenne » ...... 95 2.7.1 La théorie de la responsabilité sociale (TRS) et l’environnement médiatique ouest- européen ...... 97 2.7.1.1 L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la notion de responsabilité et les lois de gouvernements ouest-européens pour lutter contre l’incitation à la haine ...... 102 2.7.2 La fin des monopoles publics, la commercialisation du secteur de la radiodiffusion et la réaffirmation de la radiotélévision publique ...... 105 2.7.2.1 La fin des monopoles publics ...... 106 2.7.2.2 La réaffirmation du modèle public ...... 108 2.7.3 La distinction entre médias d’État et médias publics ...... 111 2.7.4 Les conseils de presse comme moyen d’assurer la responsabilité sociale ...... 118 Conclusion ...... 122 CHAPITRE 3. Méthodologie ...... 125 3.1. Une recherche qualitative ...... 125 3.2. La méthode idéal-typique et l’analyse interprétative ...... 129 3.3 Les sources consultées et la réalisation de 50 entrevues semi-dirigées ...... 134 3.4 Les défis rencontrés lors de la collecte de données ...... 135 CHAPITRE 4. Bosnie-Herzégovine : la période de collaboration (1996-1998) ...... 139 Introduction ...... 139 Logique de la démonstration et organisation du chapitre ...... 142 Les acteurs étudiés ...... 145 Le Bureau du Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine ...... 145 L’influence de la diplomatie américaine ...... 150 L’influence des acteurs non institutionnels ...... 152 4.1 Mise en contexte ...... 153 4.1.1 La désintégration de l’ex-Yougoslavie, le conflit en Bosnie et le contrôle des médias . 154 4.1.2 Les accords de paix de Dayton : un rendez-vous manqué? ...... 163 4.2 La période de collaboration en matière de médias entre le Bureau du HR et la diplomatie américaine (1996-1998) ...... 168 4.2.1 L’après-Dayton et l’électrochoc des élections ...... 168 4.3 La période de collaboration : la lutte contre les médias propagandistes. Le cas de la Radiotélévision serbe (SRT) et la « guerre des émetteurs »...... 173 CHAPITRE 5. Bosnie-Herzégovine : la période de débats et de divergences (1998-2002) ...... 197 Introduction ...... 197 Logique de la démonstration et organisation du chapitre ...... 197 Le débat concernant la réglementation des médias bosniens ...... 198 Le débat sur la réforme du secteur de la radiodiffusion publique ...... 199 5.1. Le débat concernant la réglementation des médias en Bosnie-Herzégovine ...... 201 5.1.1 Le débat entourant la création de la Commission indépendante des médias (CIM) ...... 201 5.1.1.1 Le contexte et les acteurs du débat ...... 201 5.1.1.2 La création de la Commission indépendante des médias et ses critiques ...... 202

viii

5.1.2 L’approche « américaine » d’acteurs non institutionnels lors du débat sur la CIM, et leurs références juridiques et médiatiques ...... 216 5.1.3 L’approche « ouest-européenne » du Bureau du HR lors du débat sur la CIM, et les références juridiques et médiatiques de ses responsables ...... 223 5.2 Le débat sur la réforme du secteur de la radiodiffusion publique en Bosnie ...... 230 5.2.1 L’Open Broadcast Network (OBN), les discussions sur l’établissement d’un service public de radiodiffusion et les inquiétudes américaines ...... 230 5.2.2 La création d’un service public de radiodiffusion ...... 241 5.2.2.1 La vision du service public de radiodiffusion du HR Carlos Westendorp ...... 247 5.2.2.2 La vision du service public de radiodiffusion du HR Wolfgang Petritsch ...... 250 5.2.2.3 Les réactions suscitées par la politique proradiodiffusion publique du Bureau du HR Petritsch au sein de la diplomatie américaine ...... 257 5.2.2.4 La vision des diplomates américains ...... 265 5.2.2.5 Une méconnaissance de la radiodiffusion publique? ...... 269 5.2.2.6 Le marché comme rempart à l’instrumentalisation politique des médias? ...... 273 5.2.2.7 Le débat entourant le financement du système de radiodiffusion publique ...... 276 Conclusion ...... 286 CHAPITRE 6. Les débats suscités par la réforme des médias au Kosovo (1999-2001)...... 289 Introduction ...... 289 Logique de la démonstration et organisation du chapitre ...... 292 Le débat concernant la réglementation des médias kosovars ...... 292 Les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion ...... 295 6.1 Mise en contexte ...... 296 6.2. Le débat concernant la réglementation des médias kosovars ...... 305 6.2.1 Les rapports sur la scène médiatique kosovare des experts mandatés par l’OSCE ...... 306 6.2.1.1 Le rapport du premier groupe d’experts mandatés par l’OSCE ...... 306 6.2.1.2 Les recommandations du premier groupe d’experts en matière de réglementation des médias ...... 311 6.2.1.3 Le second rapport commandé par l’OSCE ...... 312 6.2.2 Le débat sur la stratégie de réglementation des médias kosovars ...... 315 6.2.2.1 L’éditorial du New York Times du 30 août 1999, ses critiques et son impact ...... 322 6.2.2.2 La scène médiatique kosovare, les propos incitant l’auditoire à la haine et le règlement 2000/4 ...... 330 6.2.2.3 L’« appel au meurtre » du quotidien Dita et l’approche coercitive de la MINUK et de l’OSCE en matière de réglementation des médias : les règlements 2000/36 et 2000/37 .... 332 6.2.2.3.1 Les règlements 2000/36 et 2000/37 de la MINUK ...... 335 6.2.3.4 Les critiques des ONG internationales, et la fermeté des responsables de la MINUK et de l’OSCE ...... 338 6.2.3.5 La position de la diplomatie américaine dans le débat sur la réglementation des médias kosovars ...... 345 6.3 Les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion ...... 350 6.3.1 L’établissement d’un radiodiffuseur public au Kosovo : la vision de Daan Everts ...... 350 6.3.2 La vision des diplomates américains : donner la priorité aux médias privés ...... 354 Conclusion ...... 360

ix

Conclusion ...... 363 Pertinence de nos concepts idéal-typiques et nécessité de poursuivre la recherche en ce domaine ...... 380 Bibliographie ...... 385

x

Liste des tableaux

Tableau 1 Les principales dimensions de l’approche américaine……………………………94

Tableau 2 Les principales dimensions de l’approche ouest-européenne……………………123

xi

Liste des abréviations et des sigles

ABC American Broadcasting Company

AFP Agence France-Presse

AP Associated Press

ARD Associates in Rural Development (USAID)

BBC British Broadcasting Corporation

Bureau du HR Bureau du Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine

BiH Bosnie-Herzégovine

CAD Comité d’aide au développement

CBS Columbia Broadcasting System

CE Commission européenne

CEDH Convention européenne des droits de l’homme

CIM Commission indépendante des médias

CNCL Commission nationale de la communication et des libertés

COMSAT Communications Satellite Corporation

CPJ Comité pour la protection des journalistes

CSA Conseil supérieur de l’audiovisuel

CSCE Commission on Security and Cooperation in Europe

DESTIN Development Studies Institute

EBU Europe Broadcasting Union

xiii

EJC European Journalism Centre

EU European Union

EUFOR European Union Force (Force de l’Union européenne)

FCC Federal Communications Commission

FRC Federal Radio Commission

FH Fondation Hirondelle

FIJ Fédération internationale des journalistes

FMI Fonds monétaire international

HDZ Union démocratique croate

HDZ-BiH Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine

HR Haut Représentant

HRW Human Rights Watch

HRT Hrvatska radiotelevizija (radiotélévision croate)

ICPS International Centre for Parliamentary Studies

ICTY International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

IFEX International Freedom of Expression Exchange

IFJ International Federation of Journalists

IFOR Implementation Force (Force de mise en œuvre)

IJNET International Journalists’ Network

IMSLC Intermediate Media Standard and Licensing Commission

xiv

IMR Interim Media Regulator

INA Institut national de l’audiovisuel

INTELSAT International Telecommunications Satellite Consortium

IPI International Press Institute

IPSO Independent Press Standards Organisation

IREX International Research & Exchanges Board

IWPR Institute for War and Peace Reporting

KLA Kosovo Liberation Army (Armée de libération du Kosovo)

KFOR Force internationale de sécurité au Kosovo

KKK Ku Klux Klan

MINUK Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo

NBC National Broadcasting Company

NHK Nippon Hoso Kyokai (radiotélévision publique japonaise)

NOMIC Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication

NPR National Public Radio

OBN Open Broadcast Network

OCDE Organisation de coopération et de développement économiques

OHR Office of the High Representative

ONG Organisation non gouvernementale

ONU Organisation des Nations unies

xv

ORTF Office de radiodiffusion-télévision française

OSCE Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe

OSI Open Society Institute

OTAN Organisation du traité de l’Atlantique Nord

PBS Public Broadcasting Service

PCC Press Complaint Commission

PCD Policy Coherence for Development

PIC Peace Implementation Council (Conseil pour la mise en œuvre de la paix)

PNUD Programme des Nations unies pour le développement

Radio FERN Free Elections Radio Network

RSSG Représentant spécial du secrétaire général des Nations unies au Kosovo

RTRS Radiotélévision de la République serbe

RTB Radiotélévision Belgrade

RTK Radiotélévision du Kosovo

RTNS Radiotélévision Novi Sad

RTP Radiotélévision Pristina

RTV BiH Radiotélévision de la Bosnie-Herzégovine

RTVSA Radiotélévision

xvi

SACEUR Supreme Allied Commander Europe (Commandant suprême des forces alliées en Europe)

SCAP Supreme Commander of the Allied Powers (Commandant suprême des forces alliées)

SDA Parti de l’action démocratique

SDS Parti démocratique serbe

SFCG Search for Common Ground

SFOR Stabilization Force (Force de stabilisation de l’OTAN en Bosnie- Herzégovine)

SRT Srpska radiotelevizija (radiotélévision serbe)

TPIY Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

TRS Théorie de la responsabilité sociale

UE Union européenne

UER Union européenne de Radio-Télévision

UNDP United Nations Development Programme

UNESCAP United Nations Economic and Social Commission for Asia and the Pacific

UNESCO Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture

UP United Press

UPI United Press International

USAID Agence américaine pour le développement international

xvii

USIP United States Institute of Peace

UNTERM United Nations Multilingual Terminology Database

WPFC World Press Freedom Committee

xviii

Liste des intervenants interviewés

Des informations plus détaillées sont fournies pour les intervenants cités à quelques reprises dans le texte, afin de faciliter leur identification.

Arbour, Louise. Procureure générale du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) à La Haye de 1996 à 1999. Entrevue téléphonique (jointe au Québec), 10 juillet 2014.

Babic, Dusan. Analyste des médias. Entrevue en personne (Sarajevo), 5 novembre 2012.

Baillargeon, Jean. Secrétaire général du Conseil de presse du Québec de 1973 à 1986 et consultant auprès de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine pour le développement des médias de la fin 1995 à la fin 1996. Entrevue téléphonique (joint à Québec), 28 décembre 2012.

Beqaj, Behlul. Éditeur de Dita en 2000. Entrevue en personne (Pristina), 12 novembre 2012.

Bond, Clifford. Ambassadeur des États-Unis à Sarajevo de 2001 à 2004. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013.

Clifford Bond a été l’ambassadeur américain en poste à Sarajevo lorsqu’un débat a eu lieu entre l’ambassade américaine et le Bureau du Haut Représentant (HR) concernant l’élaboration de la loi relative au système de radiodiffusion publique. Il a pris sa retraite du Département d’État américain.

Chevalier, Éric. Diplomate français; conseiller spécial du RSSG Bernard Kouchner durant son mandat de juillet 1999 à janvier 2001 au sein de la MINUK. Entrevue en personne (Paris), 19 novembre 2012.

Davidson, Douglas. Diplomate au Département d’État américain. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013.

Douglas Davidson a été le premier Directeur du Département des médias de la mission de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) au Kosovo de 1999 à 2000. Il a également été le premier commissaire temporaire aux médias au Kosovo de 1999 à 2000. Il a été un témoin privilégié des débats entourant le processus de réglementation des médias au Kosovo.

De Luce, Dan. Journaliste. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014.

De 1992 à 1995, Daniel De Luce a été correspondant pour Reuters à Belgrade pendant le conflit en Bosnie. Il a ensuite été nommé chef du bureau de Reuters à

xix

Sarajevo, poste qu’il a occupé jusqu’en 1998, lorsqu’il a joint le Bureau du HR à Sarajevo. De 1998 à 2000, De Luce a été le directeur du développement des médias au Bureau du HR. Il était en quelque sorte le numéro deux, après Simon Haselock, de l’équipe responsable du développement des politiques en matière de médias au Bureau du HR.

Dell, Christopher. Chef de mission du Bureau des États-Unis à Pristina de 2000 à 2001. Entrevue téléphonique (joint à Maputo, Mozambique), 1er juillet 2014.

Christopher William Dell a été chef de mission du Bureau des États-Unis à Pristina, de 2000 à 2001. Il s’agissait du plus haut poste de la diplomatie américaine à l’époque, puisqu’il n’y avait pas d’ambassadeur, l’indépendance du Kosovo n’étant pas encore reconnue. Dell a par la suite été ambassadeur des États-Unis à Pristina, de 2009 à 2012. Il a pris sa retraite du Département d’État américain.

Everts, Daan. Directeur de la mission de l’OSCE de 1999 à 2001. Entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014.

Ce diplomate néerlandais a été directeur de la mission de l’OSCE au Kosovo de 1999 à 2001. Il a joué un rôle important dans la mise sur pied d’un service de radiodiffusion publique au Kosovo.

Fontes, Brian. Membre du conseil de la Commission indépendante des médias (CIM) de 1998 à 2001, pour ensuite être président du conseil de l’Agence de réglementation des communications de Bosnie-Herzégovine de 2001 à 2005. Entrevue téléphonique (joint à Alexandria, Virginie), 29 mai 2014.

Gelbard, Robert. Représentant spécial du président américain et de la secrétaire d’État américaine en Bosnie d’avril 1997 à août 1999. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014.

Comme Représentant spécial du président américain et de la secrétaire d’État américaine, Gelbard a joué un rôle important pour stopper des médias propagandistes sous l’influence de politiciens ultranationalistes serbes en Bosnie. Il a pris sa retraite du service diplomatique des États-Unis.

Gillette, Robert. Journaliste américain. Directeur adjoint de la CIM de 1998 à 2000. Entrevue téléphonique (joint au Massachusetts), 18 novembre 2014.

Hajric, Mirza. Conseiller présidentiel en chef pour la politique étrangère de la Bosnie- Herzégovine de 1996 à 2001, et proche collaborateur du dirigeant bosniaque Izetbegovic. Entrevue en personne (Sarajevo), 6 novembre 2012.

Haselock, Simon. Responsable du Département des médias de 1997 à 1998; Haut Représentant adjoint pour les questions liées aux médias de 1998 à 2000 et

xx

commissaire provisoire pour les médias au Kosovo de 2000 à 2001. Entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012.

Ce militaire britannique a été en 1996 le porte-parole de la Force de stabilisation de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine (SFOR). Il a occupé des postes clés durant le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, de 1997 à 2001. Il est considéré par certains intervenants comme l’un des principaux architectes de la réforme des médias en Bosnie.

Haxhiu, Baton. Rédacteur en chef du journal indépendant Koha Ditore de 1998 à 2002. Entrevue en personne (Pristina), 12 novembre 2012.

Hays, Donald. Diplomate américain (retraité); adjoint principal du Haut Représentant Wolfgang Petritsch de juillet 2001 à mars 2005. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013.

Hoh, Christopher. Diplomate au Département d’État américain. Entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

Ce diplomate américain de carrière a été chef de mission adjoint à l’ambassade des États-Unis à Sarajevo de 2000 à 2003, le deuxième poste en importance après celui de l’ambassadeur. Avant d’exercer cette fonction, Hoh travaillait au département d’État à Washington, D.C., où il était directeur adjoint d’un bureau chargé, notamment, des affaires du Kosovo. Il a été un témoin privilégié des discussions et des débats entourant le processus de réforme au Kosovo et en Bosnie.

Islami, Nehat. Journaliste et Directeur du Bureau du Conseil de presse du Kosovo. Entrevue en personne (Pristina), 13 novembre 2012.

Johnson, David T. Ambassadeur américain à l’OSCE de 1998 à 2001 (il a pris sa retraite du service diplomatique des États-Unis). Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 3 décembre 2014.

Johnson, Ralph. Diplomate américain (retraité); adjoint principal du HR Wolfgang Petritsch d’août 1999 à juillet 2001. Entrevue téléphonique (joint à Lake Placid, Floride), 10 décembre 2013.

Kelmendi, Aferdita. Fondatrice et directrice de Radio/TV 21, l’un des premiers médias indépendants du Kosovo. Entrevue téléphonique (jointe à Pristina), 13 mai 2014.

Kontic, Boro. Journaliste bosnien et directeur du centre Mediacentar à Sarajevo. Entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014.

Kouchner, Bernard. Représentant spécial du secrétaire général (RSSG) des Nations unies au Kosovo et responsable de la Mission d’administration intérimaire des Nations

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unies au Kosovo (MINUK) de juillet 1999 à janvier 2001. Entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012.

Comme RSSG au Kosovo, Bernard Kouchner a incarné la tutelle internationale au Kosovo de 1999 à 2001. Durant son mandat, il a joué un rôle actif dans la refonte de la sphère médiatique kosovare, en particulier dans le domaine de la réglementation de la presse.

Koven, Ronald. Représentant européen du World Press Freedom Committee (WPFC) depuis 1981. Entrevue téléphonique (joint à Paris), 22 avril 2014.

Loraine, Dieter. Directeur de la délivrance des permis en radiodiffusion et Directeur des Affaires publiques à la CIM de 1998 à 2001. Entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012.

Maclay, Michael. Conseiller spécial et porte-parole principal du HR en Bosnie- Herzégovine de 1995 à 1997. Entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014.

Mandic, Helena. Directrice de la radiodiffusion, Agence de réglementation des communications de Bosnie-Herzégovine. Entrevue en personne (Sarajevo), 16 novembre 2012.

McCarthy, Regan. Directrice du Département des médias de la mission de l’OSCE en Bosnie de 1998 à 2001. Entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014.

Miller, Thomas. Ambassadeur des États-Unis à Sarajevo de 1999 à 2001. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 30 août 2013.

O’Brien, James. Ancien avocat au Département d’État américain; il a fait partie de l’équipe de négociateurs des accords de Dayton. Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 24 janvier 2014.

Odobasic, Amela. Responsable des Affaires publiques, Agence de réglementation des communications de Bosnie-Herzégovine. Entrevue en personne (Sarajevo), 17 novembre 2012.

Odovicic, Radenko. Directeur, Media Plan Institute. Entrevue en personne (Sarajevo), 9 novembre 2012.

Pantz, Sylvie. Première juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris et ancienne directrice des affaires judiciaires de la MINUK de 1999 à 2001. Entrevue en personne (Paris), 19 novembre 2012.

Petritsch, Wolfgang. Haut Représentant en Bosnie de 1999 à 2002. Entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012.

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Wolfgang Petritsch a défendu avec force le modèle public de radiodiffusion comme HR en Bosnie-Herzégovine. Il a été au centre du débat avec l’ambassade américaine concernant l’élaboration de la loi relative au système de radiodiffusion publique. Petritsch a imposé cette loi quelques jours avant de quitter son poste en mai 2002.

Puddephatt, Andrew. Directeur de l’ONG Article 19 de 1999 à 2004. Entrevue téléphonique (joint à Londres), 17 avril 2014

Riley, Chris. Responsable du développement des médias au Bureau du HR de 2000 à 2002. Entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012.

Riley a été à la tête du Département du développement des médias au Bureau du HR de 2000 à 2002, succédant à Simon Haselock. Il a été ainsi le bras droit de HR Petritsch en matière de réforme des médias durant cette période. Riley a également participé au débat sur la réforme de la radiodiffusion publique qui a eu lieu entre la diplomatie américaine et le Bureau du HR.

Smyth, Frank. Directeur général de Global Journalist Security et conseiller principal pour la sécurité des journalistes au Committee to Protect Journalists (CPJ). Entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 24 avril 2014.

Stiglmayer, Alexandra. Porte-parole et responsable du service de presse au Bureau du HR de 1998 à 2002. Entrevue téléphonique (jointe à Bruxelles), 26 octobre 2012.

Sylvester, John. Lieutenant-général américain, commandant de la Force de stabilisation (SFOR) de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine de 2001 à 2002. Entrevue téléphonique (joint en Virginie), 12 décembre 2013.

Thelin, Krister. Juriste suédois; il fut le premier directeur général de la CIM, de 1998 à 2001. Entrevue téléphonique (joint en Suède), 20 mai 2014.

Vujovic, Oliver. Secrétaire général de la South East Europe Media Organisation (SEEMO), qui est affiliée à l’International Press Institute (IPI). Entrevue téléphonique (joint à Vienne), 28 avril 2014.

Westendorp, Carlos. Haut Représentant en Bosnie de 1997 à 1999. Entrevue téléphonique (joint à Madrid), 21 juin 2012.

Ce diplomate espagnol a été le second HR en Bosnie-Herzégovine. Durant son mandat, il a collaboré de près avec les responsables militaires et diplomatiques américains pour contrer des médias propagandistes en Bosnie. De plus, l’équipe du Bureau du HR qui était chargée des questions relatives aux médias durant son mandat a été très active pour mettre en oeuvre une série d’initiatives en matière de réglementation des médias et de réforme du secteur de la radiodiffusion publique.

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White, Aidan. Secrétaire de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) de 1987 à 2011. Entrevue téléphonique (joint à Londres), 23 avril 2014.

Zukic, Amir. Journaliste bosnien. Entrevue en personne (Sarajevo), 8 novembre 2012.

Zurovac, Ljiljana. Directrice générale, Conseil de presse, Bosnie-Herzégovine. Entrevue en personne (Sarajevo), 9 novembre 2012.

Intervenants requérant l’anonymat

Quelques intervenants interviewés pour cette thèse ont requis l’anonymat. Ils sont listés ici de façon anonyme. Par ailleurs, des intervenants qui ont accepté de dévoiler leur identité ont parfois demandé l’anonymat pour certaines portions de leur témoignage. Nous répertorions ces intervenants de façon anonyme ici. Au total, nous avons interviewé 50 intervenants. Cela dit, la liste compte 54 personnes au total, car des intervenants sont comptés en double puisqu’ils sont intervenus à la fois de façon publique et de façon anonyme. Seulement l’année de l’entrevue est précisée pour éviter toute identification.

Diplomate américain numéro 1 requérant l’anonymat. Entrevue téléphonique, 2014.

Diplomate américain numéro 2 requérant l’anonymat. Entrevue téléphonique, 2013.

Diplomate américain numéro 3 requérant l’anonymat. Entrevue téléphonique, 2014.

Intervenant ayant travaillé pour la mission de l’OSCE au Kosovo et requérant l’anonymat. Entrevue téléphonique, 2013.

Intervenant requérant l’anonymat. Entrevue en personne (Pristina), 2012.

Intervenante requérant l’anonymat. Entretien en personne (Pristina), 2012.

Intervenante requérant l’anonymat. Entretien en personne (Pristina), 2012.

Intervenante requérant l’anonymat. Entrevue téléphonique, 2014.

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Lexique

Dans cette thèse, nous utilisons quelques termes polysémiques employés dans la littérature scientifique comme dans le monde de la diplomatie et de la coopération internationale. Pour éviter toute ambiguïté, nous définirons ici ce que nous entendons par ces mots et concepts.

Approche américaine Ce concept idéal-typique (expliqué dans notre section théorique au chapitre deux) fait référence à certaines normes importantes de l’environnement médiatique américain (ex. inclinaison au laisser- faire, préférence pour les médias privés, faible disposition à interdire l’expression et la diffusion de propos haineux au nom de la liberté d’expression, faible propension à financer les radiotélévisions publiques, etc.). Nous suggérons dans cette thèse que ces normes ont eu une influence sur l’approche de diplomates américains et autres acteurs non institutionnels (ONG, médias, etc.) impliqués dans les réformes (ou dans les débats entourant ces réformes) de l’espace médiatique de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo.

Au lieu de parler « d’approche américaine », nous aurions pu parler « d’approche états-unienne », puisque nous nous référons à la réalité médiatique des États-Unis. Nous avons cependant préféré l’adjectif « américain », qui est couramment utilisé dans la littérature scientifique, pour désigner les États-Unis. Bien évidemment, en parlant « d’approche américaine », nous faisons référence à une approche qui s’inscrit dans la culture médiatique aux États-Unis, en tant que pays. En aucun cas, dans cette thèse, nous n’utilisons cet adjectif pour faire référence au continent américain dans son ensemble.

Approche ouest-européenne Ce concept idéal-typique (aussi expliqué dans notre section théorique au chapitre deux) renvoie à certaines normes importantes au sein d’une réalité médiatique commune à plusieurs pays d’Europe de l’Ouest (p. ex. la propension à soutenir le service public de radiodiffusion, une forte culture d’autoréglementation de la presse dans certains pays, des lois sanctionnant les propos haineux, etc.). Nous avançons dans cette thèse que ces normes ont eu une influence sur l’approche de diplomates européens dans la réforme du secteur médiatique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Si nous parlons d’une approche « ouest-européenne » plutôt que d’une approche « européenne », c’est que notre réflexion porte essentiellement sur des pays d’Europe de l’Ouest où il existe, depuis la Seconde Guerre mondiale, un contexte démocratique comprenant une presse relativement indépendante du pouvoir politique. Dans ces pays démocratiques, les idées associées à différentes théories de la presse (théorie libérale, théorie de la responsabilité sociale, etc.) ont exercé une influence, notamment dans le domaine de la radiodiffusion. Notre concept idéal-typique exclut donc certains pays d’Europe de l’Ouest qui ont connu des épisodes dictatoriaux, comme l’Espagne, la Grèce et le Portugal, ainsi que les pays d’Europe de l’Est qui ont été annexés par l’Union soviétique après 1945.

Bonne gouvernance La Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie et le Pacifique propose la définition suivante de la bonne gouvernance:

« Good governance has 8 major characteristics. It is participatory, consensus oriented, accountable, transparent, responsive, effective and efficient, equitable and inclusive and follows the rule of law. It assures that corruption is minimized, the views of minorities

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are taken into account and that the voices of the most vulnerable in society are heard in decision-making. It is also responsive to the present and future needs of society1».

Par ailleurs, selon la Direction de la Gouvernance publique et du développement territorial de l’OCDE, on retrouve, parmi les éléments clés caractérisant la bonne gouvernance, la primauté du droit, la transparence des institutions et des acteurs, l’obligation de rendre compte des administrations publiques, leur efficience et leur efficacité, de même que leur réceptivité à « l’évolution de la société »2. Fait important, de nombreux auteurs3 voient la presse comme un facteur pouvant favoriser la bonne gouvernance et la culture démocratique d’une société, si cette presse joue adéquatement son rôle de quatrième pouvoir en assurant la transparence des autorités.

Bosniaque Au début du conflit en Bosnie (1992-95), le terme « Bosniaque » a été choisi pour désigner « ceux qu’on appelait jusque-là » Musulmans, « c’est-à-dire des habitants de la Bosnie […] de tradition religieuse musulmane »4. Sous le régime de Tito, en effet, on avait reconnu, en 1968, les Musulmans comme nation (la majuscule « M » désignant la nation, et la minuscule « m », la religion); ils étaient devenus ainsi l’une des six nations constitutives de la fédération yougoslave –– avec les Croates, Macédoniens, Monténégrins, Serbes et Slovènes5. Lorsque nous utilisons le terme « bosniaque », nous faisons donc référence aux habitants de la Bosnie qui s’identifient à ce groupe national, indépendamment de leur pratique religieuse.

1 UNESCSAP, What Is Good Governance? [En ligne], Bangkok, 3 p. (Consulté le 24 janvier 2015) et World Bank, « What Is Governance? », in Site de World Bank [En ligne]. (Consulté le 24 janvier 2015) 2 OCDE, « Principaux éléments de la bonne gouvernance », in Site de l’OCDE – Direction de la Gouvernance publique et du développement territorial [En ligne]. (Consulté le 24 janvier 2015) 3 Voir Kent Cooper, « To Prevent War – No News Blackout », New York Times, New York, 11 mars 1945, p. 12-33-35.; Amartya Sen, « Food Battles: Conflicts in the Access to Food », Food and Nutrition, vol. 10, no 1, 1984, p. 81-89; Jean Drèze et Amartya Sen, Hunger and Public Action, Oxford, Oxford University Press, 1991, 392 p. (Consulté le 26 janvier 2015); Timothy Besley, Robin Burgess et Andrea Prat, Mass Media and Political Accountability [En ligne], Londres, London School of Economics, 2002, 22 p. (Consulté le 26 janvier 2015); Aymo Brunetti et Beatrice Weder, « A Free Press Is Bad News for Corruption », Journal of Public Economics [En ligne], Amsterdam, Elsevier, vol. 87, nos 7-8, août 2003, p. 1801-1824. (Consulté le 26 janvier 2015); Pippa Norris, « The Role of the Free Press in Promoting Democratization, Good Governance and Human Development », in Mark Harvey, Media Matters: Perspectives on Advancing Governance and Development from the Global Forum for Media Development [En ligne], Internews Europe, 2007, p. 66-75. (Consulté le 17 février 2015); etc.) 4 Paul Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, Paris, Fayard, 2004, p. 261. Voir aussi : Marina Glamotchak, « À la recherche de l’identité bosniaque : entre religion, nation et État », in Cités [En ligne], no 32, 2007, p. 38-42. (Consulté le 24 janvier 2015) 5 Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 259-261.

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Bosnien Ce terme désigne l’ensemble des citoyens de la Bosnie-Herzégovine, indépendamment de leur appartenance religieuse, linguistique ou autre6. Nous utiliserons ce terme comme adjectif pour désigner, par exemple, les « médias bosniens ». Ce terme est employé couramment dans la littérature spécialisée et dans les médias, bien qu’il soit parfois utilisé, à tort, comme un synonyme du terme « bosniaque ».

Communauté internationale Ce terme fait référence aux acteurs étatiques et non étatiques qui sont actifs sur la scène internationale, notamment lors d’opérations de construction de la paix, comme ce fut le cas en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Par acteurs de la « communauté internationale » on entend généralement les gouvernements et leurs agences de coopération internationale, les organisations non gouvernementales (ONG), les institutions financières internationales, les banques de développement, les organisations internationales (p. ex. les agences des Nations unies) et les organisations interrégionales (p. ex. l’OSCE), etc.

Diplomates européens/américains Par « diplomates européens », nous désignons les fonctionnaires européens (officiels, responsables, personnel) qui travaillent pour les organisations régionales et internationales présentes en Bosnie et au Kosovo, à savoir l’OSCE et les Nations unies, de même que pour des ambassades et des agences de pays européens impliquées dans la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. Par « diplomates américains », nous faisons aussi référence aux fonctionnaires américains (officiels, responsables, personnel, généralement à l’emploi du département d’État) qui travaillent au sein des ambassades américaines et des organisations impliquées dans la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, comme l’OSCE et l’ONU.

État en reconstruction (État fragile) Un État où un conflit a eu lieu et où la communauté internationale intervient pour reconstruire ou réformer les institutions de gouvernance (l’appareil étatique, le système de justice, le pouvoir législatif, le gouvernement, la société civile, l’environnement médiatique, l’économie, etc.) afin de créer des conditions propices à la stabilité et à la pacification de la société. Un État en reconstruction peut être considéré comme un « État fragile » s’il reste vulnérable aux conflits internes ou externes potentiellement alimentés par des conflits identitaires ou des contrepouvoirs puissants, comme le crime organisé, la présence de seigneurs de guerre ou des mouvements politiques sécessionnistes7.

Un État fragile n’est cependant pas un État effondré (ce qu’on appelle un « failed state » dans la littérature anglophone). Un État effondré n’est pas en mesure d’exercer ses fonctions; il a aussi perdu le contrôle de son territoire et est incapable d’assurer la sécurité de sa population8. À titre

6 Ibid. 7 Notre interprétation du concept d’État fragile (Fragile State) est tirée de la définition qu’en fait le Crisis State Research Centre; voir James Putzel et Joost van der Zwan, Why Templates for Media Development do not Work in Crisis States: Defining and Understanding Media Development Strategies in Post-War and Crisis States [En ligne], Londres, London School of Economics Research Online, 2006, p. 4. (Consulté le 17 février 2015) 8 Ibid.

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d’exemple, la Somalie, divisée entre différents clans qui se font la guerre et une insurrection islamiste très active dans le sud du pays, peut être considérée comme un État effondré. Cela n’est pas le cas de la Bosnie-Herzégovine ou du Kosovo, qui disposent d’États relativement fonctionnels, malgré les tensions identitaires au sein de leurs populations. En Bosnie-Herzégovine, ces tensions et le manque de coopération entre les différents partis politiques rendent néanmoins difficile la gouvernance du pays, et menacent à terme l’existence de la fédération. Il en va de même pour le Kosovo, où les tensions entre les Kosovars d’origine albanaise et serbe compliquent la gouvernance du pays.

Idéologie Dans ses recherches sur le discours idéologique des médias, Teun A. van Dijk offre la définition suivante de ce concept :

« Ideologies are not just any kind of social beliefs, but the fundamental axiomatic beliefs underlying the social representations shared by a group, featuring fundamental norms and values (such as those of freedom, justice, equality, etc.) which may be used or abused by each social group to impose, defend or struggle for its own interest (e.g. freedom of the press, freedom of the market, freedom from discrimination, etc.).9 »

Dites autrement (et en nous permettant de paraphraser les propos de van Dijk), les idéologies sont des croyances fondées sur des propositions admises, mais non démontrées, qui illustrent les normes et les valeurs d’un groupe, d’une communauté ou d’une société et, par extension, ses « représentations sociales », qui forment la base de son « image positive10 ».

Libéralisation (de l’espace médiatique) La libéralisation de l’espace médiatique se caractérise par la volonté de réduire le rôle de l’État dans le domaine de l’information et de la communication en démantelant, par exemple, les ministères d’Information, les radiotélévisions d’État, et en favorisant l’essor de médias privés indépendants.

Médias Dans cette thèse, ce terme fait référence aux médias traditionnels, dits de masse (presse, radio, télévision), qu’ils soient de nature privée ou publique, comme les radiotélévisions publiques. Le terme désigne aussi les médias issus de l’Internet, de même que les médias plus communautaires ou participatifs.

Nationalisme De nombreuses définitions de ce concept existent. Chris Rohmann en propose une qui reprend plusieurs éléments abordés dans la littérature, dont l’idée qu’une nation doit généralement disposer d’un État pour s’épanouir politiquement : « Ideology that seeks to unify or create a nation, usually based on a common geographic, […] linguistic, cultural, religious, or historical identity. Nationalism assumes the right of self-determination, free of outside influence, and usually implies the existence of a nation-state with full international sovereignty.11 » Dans le Dictionary of Social

9 Teun A. van Dijk, « News, Discourse, and Ideology », in Karin Wahl-Jorgensen et Thomas Hanitzsch (dir.), The Handbook of Journalism Studies, New York, Routledge, 2009, p. 193. 10 Ibid. 11 Chris Rohmann, A World of Ideas: A Dictionary of Important Theories, Concepts, Beliefs and Thinkers, New York, Ballantine Books, 1999, p. 271.

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Sciences, dirigé par Craig Calhoun, on propose une définition qui aborde, notamment, les différentes manifestations de ce phénomène :

« Narrowly conceived, nationalism is a bias in favor of one's own nation. It may be manifested in sentiments, social movements, or state policies. More generally, nationalism refers to a way of constructing large-scale and especially political identities on the basis of cultural, linguistic, territorial, historical, and/or racial claims. Nationalists often employ images of kinship and descent, although no nations are simply direct extensions of family relations.12 »

Le concept de nationalisme, comme celui de nation, est source de débats entre chercheurs, notamment entre les tenants des perspectives « moderniste » et « primordialiste ». À titre d’exemple, le moderniste Ernest Gellner avance que le nationalisme est essentiellement un projet politique, mené par des élites, qui a permis de créer les identités nationales grâce aux institutions de l’État-nation (comme l’école publique, l’armée, les médias, etc.)13. Pendant que les modernistes minimisent l’importance du facteur ethnique dans le processus de construction des identités nationales, les « primordialistes » le jugent, à l’inverse, incontournable, puisqu’il donne aux nationalistes les justifications culturelles nécessaires pour mousser, entre autres, leur projet de doter leur nation d’un État14. Dans le même esprit, Anthony Smith avance que le nationalisme associé à la conception ethnique de la nation tend à être « organique », puisqu’il lie l’appartenance et la destinée des individus à une nation, alors que le nationalisme de type civique célèbre l’appartenance politique à une nation qui n’est pas définie par l’origine de ses habitants, mais plutôt par leur volonté d’y adhérer15.

Ainsi, le nationalisme civique, qui valorise un patriotisme citoyen, serait plus inclusif. À l’inverse, le nationalisme ethnique, qui définit l’identité nationale selon des critères ethniques (histoire, langue, religion, etc.), est par essence plus exclusif16. Par ailleurs, le nationalisme ethnique peut prendre diverses formes. Selon sa virulence, il est susceptible d’engendrer de la violence et des conflits. Dans ses pires excès, il peut même mener à des génocides, comme lors de la Shoah sous l’Allemagne nazie, ou lors du génocide rwandais, plus récemment17. L’une des variantes du nationalisme ethnique est l’irrédentisme. Cette doctrine –– « Italia irredenta (Italie non libérée) » – – fait référence à la volonté des nationalistes italiens, au XIXe siècle, d’annexer les territoires de

12 Craig Calhoun, « Nationalism », in Dictionary of the Social Sciences [En ligne], Oxford, Oxford University Press, 2002. (Consulté le 26 janvier 2015) 13 Voir sur ce point Alan H. Singer, « Nation-state », in Peter N. Stearns (dir.), Oxford Encyclopedia of the Modern World [En ligne], Oxford, Oxford University Press, 2008. (Consulté le 26 janvier 2015), ainsi que André-Paul Frognier, « Nation : Sociological Aspects », in International Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences [En ligne], Amsterdam, Elsevier, 2002, p. 10293. (Consulté le 26 janvier 2015) 14 Anthony Smith « Ethnicity and Nationalism », in Gerard Delanty et Krishan Kumar (dir.), The SAGE Handbook of Nations and Nationalism [En ligne], Londres, SAGE Publications, 2006, p. 169. (Consulté le 26 janvier 2015) 15 Ibid., p. 170. 16 Pour les différences entre le nationalisme civique et le nationalisme ethnique, voir Calhoun. 17 Ibid. Voir aussi : Clifton C. Crais, « Nationalism », in Peter N. Stearns (dir.). (Consulté le 19 février 2015)

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langues italiennes sous la gouverne de pays étrangers18. L’irrédentisme se définit donc par le rapatriement de territoires ou de populations partageant des traits communs (langue, histoire, religion, etc.) à une nation mère (la « mère patrie »)19. C’est d’ailleurs cette variante du nationalisme ethnique, l’irrédentisme, qui caractérise les projets nationalistes de l’ancien président serbe Slobodan Milosevic et de l’ex-président croate Franco Tudjman. Ces derniers souhaitaient en effet l’annexion de territoires de la Bosnie pour réunir les populations serbes et croates sous la gouverne respective des États-nations serbe et croate.

Le visage nationaliste affiché par un parti, un gouvernement ou un groupe peut également varier et évoluer au gré des circonstances. Par exemple, durant le conflit qui a ravagé la Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995, le parti nationaliste bosniaque (SDA) du président Alija Izetbegovic, alors au pouvoir, a tenu « deux discours », en promouvant, d’un côté, une Bosnie-Herzégovine plurielle et en défendant, de l’autre, les intérêts et la « souveraineté politique » de la nation (musulmane) bosniaque20. Ainsi, le SDA d’Izetbegovic adhérait à la fois un nationalisme civique, en théorie ouvert et citoyen, et un nationalisme ethnique, de plus en plus exclusif. De nombreux observateurs ont en effet noté la radicalisation du discours identitaire promusulman du gouvernement d’Izetbegovic, au détriment des Bosniens serbes et croates21.

Norme Par « normes » dominantes au sein d’environnements médiatiques, nous entendons les règles subjectives déterminant les rapports entre une société (ou un regroupement de sociétés) et les médias sur le plan national ou transnational22. Ces règles peuvent être inscrites dans les articles de la constitution d’un pays, dans les articles d’un traité régional ou international, sous forme de lois, de conventions, ou encore de règles spécifiées dans le code de déontologie d’un média ou d’une association professionnelle. Les normes sont des règles subjectives, en ce sens qu’elles représentent une « vision du monde », c’est-à-dire une vision des rapports idéaux qui devraient exister entre les médias et une société, selon les normes dominantes du point de vue social, politique, économique ou culturel23. Bien évidemment, de telles normes ont évolué au cours de l’histoire. Dans Normative Theories of the Media, Christians, Glasser, McQuail et coll. écrivent que les « normes contemporaines en communication publique sont le résultat d’une conversation continue qui a évolué depuis plus de 2500 ans […] » et qui représente la vision philosophique du monde d’une société à un moment de son histoire24.

Post-conflit Période qui suit la fin d’un conflit. Cette période peut s’étirer sur plusieurs années. Elle coïncide généralement avec la mise en œuvre de politiques pour favoriser la pacification, la reconstruction

18 Rohmann, p. 271-272. 19 Ibid. 20 Voir à ce sujet Glamotchak, p. 45-46. 21 Kemal Kurspahic, Prime time crime: Balkan media in War and Peace, Washington, D.C., United State Institute of Peace, 2003, p. 114-117. 22 Denis McQuail, McQuail’s Mass Communication Theory, Londres, SAGE Publications, 2005, p. 562 23 Clifford G. Christians, Theodore L. Glasser, Dennis McQuail et coll., Normative Theories of the Media, Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 2009, p. 37-38. 24 Ibid. Voir aussi Denis McQuail, McQuail’s Mass Communication Theory, Londres, SAGE Publications, 2010, p. 162-163.

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économique et sociale, de même que la démocratisation de l’État miné par ce conflit, souvent avec le concours de pays étrangers et d’organisations multilatérales, comme l’ONU et l’OSCE.

Réglementation/régulation Lorsque nous parlons du phénomène de « régulation » dans le domaine des médias, nous faisons généralement référence à la régulation d’un système médiatique dans son ensemble. Nous utilisons ce terme, par exemple, pour parler de la régulation du secteur des médias par les forces du marché. Nous accordons ainsi au mot « régulation » un sens large, englobant, car il fait référence au « […] fait de maintenir en équilibre, d’assurer le fonctionnement correct (d’un système complexe) »25.

Le terme « réglementation » a quant à lui un sens plus circonscrit. Il fait référence à « […] l’action de réglementer26 ». La réglementation est généralement appliquée par un organisme dont les pouvoirs lui ont été octroyés par la loi. Un organisme réglementaire peut, tout en édictant et en appliquant des règlements, contribuer à la régulation d’un système27.

Lorsque nous utilisons le terme d’« autoréglementation », nous faisons généralement référence aux règles adoptées de façon volontaire par des instances privées en fonction de normes établies, dans le but de régler les pratiques d’un secteur donné. Les conseils de presse sont des exemples d’instances d’autoréglementation.

En anglais, le terme « réglementation » n’existe pas. Dans la littérature, on utilise le terme regulation dans un sens à la fois large et circonscrit. En matière de médias, on peut notamment utiliser le terme pour désigner des politiques, des lois et des règles.

25 Le Nouveau Petit Robert 2007, Paris, Le Robert, 2006, p. 2170. 26 Ibid., p. 2167. 27 Pierre Trudel, Rép :"Régulation" (30 mars 2015) [Courriel électronique à Florian Sauvageau, partagé avec le consentement de monsieur Trudel] [En ligne]. [email protected]

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Remerciements

Cette recherche doctorale a été rendue possible grâce à des bourses du Conseil de recherches en sciences humaines et de la Fondation Trudeau. Je leur en suis reconnaissant, de même qu’au personnel de la Fondation pour sa gentillesse et sa disponibilité.

J’aimerais remercier chaleureusement mes directeurs de thèse, les professeurs émérites Michael Palmer à Paris et Florian Sauvageau à Québec. Tout au long de ce parcours, j’ai grandement bénéficié de leurs conseils, de leur sagesse et de leur patience.

Je souhaite également remercier Frédérick Bastien, qui n’a pas cessé de m’appuyer, depuis les corridors du Pavillon Louis-Jacques-Casault jusqu’à ceux du Pavillon Lionel-Groulx.

Mes remerciements vont enfin à ma famille. À Lise, Jean et Denise, pour leur présence; à Emmanuelle et Édouard pour leur joie de vivre et leurs rires contagieux, et surtout à Renée- Claude, sans qui tout cela n’aurait pas été possible. Merci.

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Introduction

Le rôle joué par les médias propagandistes et haineux dans les conflits identitaires qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie au début des années 1990 a été analysé dans plusieurs ouvrages. Des chercheurs, comme Mark Thompson, Monroe E. Price et Renaud de la Brosse, des journalistes, comme Kemal Kurspahic, ou des diplomates, comme Warren Zimmermann — pour n’en nommer que quelques-uns —, ont illustré les efforts déployés par des régimes et factions politiques en Serbie, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine afin de contrôler des médias qui servaient de porte-voix à leur propagande28. Slobodan Milosevic est le dirigeant qui a probablement le mieux incarné ce phénomène. Après avoir été élu président de la République socialiste de Serbie en 198929, Milosevic a manœuvré rapidement pour exercer son emprise sur des radiotélévisions d’État (Radiotélévision Belgrade, Radiotélévision Novi Sad et Radiotélévision Pristina), de même que sur des journaux influents, grâce à un réseau de proches collaborateurs30. Le régime de Milosevic a ainsi pu diffuser sa propagande xénophobe pour tenter de mobiliser la population serbe en vue d’appliquer ses politiques ultranationalistes. À l’instar de Milosevic, le président croate Franjo Tudjman, élu en 1990, a lui aussi cherché à imposer son autorité sur la scène médiatique croate après son arrivée au pouvoir. La prise de contrôle de Radiotélévision Zagreb — renommée la Radiotélévision croate (HRT) — par des collaborateurs du parti de Tudjman, et l’utilisation d’une multitude de tactiques pour « contrôler et discipliner » les médias croates ont permis

28 Mark Thompson, Forging War: The Media in Serbia, , Bosnia and Hercegovina, Luton, University of Luton Press, 1999, p. 261-290; Monroe E. Price (dir.), « Restructuring the Media in Post- Conflict Societies: Four Perspectives », in UNESCO World Press Day Conference, Genève, University of Oxford, Centre for Socio-Legal Studies, mai 2000; Kurspahic; Renaud de la Brosse, Propagande politique et projet d’« État pour tous les Serbes » : conséquences de l’instrumentalisation des médias à des fins ultranationalistes, La Haye, Bureau du TPIY, 2003, 107 p. Renaud de la Brosse a rédigé ce rapport à la demande du Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Le document peut être consulté en ligne sur le site de l’ONG Medienhilfe : (Consulté le 27 janvier 2015); Warren Zimmermann, Origins of a Catastrophe: Yugoslavia and Its Destroyers, New York, Times Books, 1996, 269 p. 29 La République socialiste de Serbie était l’une des six républiques de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, qui vivait en 1989 ses derniers moments. L’entité éclata en 1991-1992 avec la sécession de quatre de ses six républiques fédérées : la Slovénie, la Croatie et la Macédoine en 1991, et la Bosnie- Herzégovine en 1992. 30 Kurspahic, p. 40-43. Voir aussi M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 76 et 106. En 1991, le régime de Milosevic a adopté une loi créant la Radiotélévision de Serbie (RTS), qui a englobé trois stations existantes (Radiotélévision Belgrade, Radiotélévision Novi Sad et Radiotélévision Pristina); voir M. Thompson, p. 76.

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au régime de Tudjman de diffuser son discours irrédentiste pour contrer celui du régime de Milosevic et tenter de mobiliser sa propre population31.

Avec l’ascension des régimes ultranationalistes de Milosevic et de Tudjman, des médias serbes et croates ont ainsi relayé une propagande guerrière en accusant la partie adverse des pires desseins. Cette rhétorique belliciste, transmise par médias interposés, s’est accentuée lors du conflit sur le territoire croate (1991-1995), qui a opposé les forces croates aux milices serbes locales (appuyées par l’armée yougoslave, contrôlée par Belgrade) dans la foulée de la proclamation d’indépendance de la Croatie, en juin 1991.

En Bosnie-Herzégovine, les partis nationalistes croate, serbe et, dans une moindre mesure, bosniaque, ont aussi exercé leur emprise sur la scène médiatique de leur zone d’influence, durant et après le conflit bosnien (1992-1995), survenu quelques semaines après la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Bosnie, au début mars 199232. Dans la zone serbe de Bosnie, en particulier, le parti bosno-serbe de Radovan Karadzic a créé en 1992 la Srpska radiotelevizija (SRT), une radiotélévision qui s’est démarquée pour son contenu raciste et belliqueux à l’égard des autres communautés (en particulier des Bosniaques)33. Cette situation a compliqué les efforts de stabilisation et de pacification de la Bosnie après la signature des accords de Dayton, qui ont officiellement mis fin au conflit en décembre 1995.

En dépit du rôle négatif joué par de nombreux médias durant le conflit bosnien, les négociateurs des accords de paix de Dayton n’ont pas abordé de front la question des médias, si ce n’est que pour mentionner la nécessité de protéger la liberté d’expression et de presse, ou pour convier les signataires à prévenir, notamment dans les médias, toute

31 Ibid., p. 136-139; Kurspahic, p. 66-67. 32 Voir à ce sujet un aperçu de la scène médiatique bosnienne de cette époque réalisé par le Open Society Institute, Television Across Europe: Regulation, Policy and Independence, Budapest, OSI/EU, 2005, p. 290- 292. 33 Ibid. Pour un autre résumé du paysage médiatique de la Bosnie durant le conflit bosnien et, surtout, pendant les premiers mois de la reconstruction du pays, voir aussi : International Crisis Group, Media in Bosnia and Herzegovina: How can international support be more effective [En ligne], Bruxelles, ICG Bosnia Report, no 21, 1997, p. 1-4 (Consulté le 2 février 2015)

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« ethnic or religious hostility or hatred34 ». Manifestement, ces déclarations de principes pour favoriser l’harmonie interethnique et religieuse n’ont pas eu l’impact souhaité. Les médias sous l’influence des partis nationalistes bosniens ont continué à relayer une propagande aux accents haineux, en particulier la Srpska radiotelevizija, la radiotélévision serbe qui était le porte-voix des dirigeants ultranationalistes serbes basés à Pale (une petite ville de quelques milliers d’habitants située à 17 kilomètres au sud-est de Sarajevo). Or, durant les mois précédant les premières élections post-conflit en Bosnie, tenues en septembre 1996, la propagande haineuse diffusée par les médias sous le contrôle des partis nationalistes bosniens a créé un climat médiatique et politique toxique –– un climat peu propice à la réconciliation, comme l’avait souligné le négociateur en chef des accords de Dayton, le diplomate américain Richard Hoolbrooke : « […] the election took place in an atmosphere poisoned by a media controlled by the same people who had started the war.35 »

La victoire électorale, le 14 septembre 1996, des trois partis nationalistes –– serbe, croate et bosniaque, dans leur zone d’influence respective ––, et l’influence néfaste des médias sous leur influence, ont finalement convaincu les responsables de la tutelle internationale en Bosnie-Herzégovine de s’attaquer au problème. D’importantes ressources ont alors été investies dans la réforme de l’environnement médiatique bosnien. Dans un premier temps, Carl Bildt, le premier Haut Représentant (HR) en Bosnie-Herzégovine (décembre 1995- 1997), puis son successeur, Carlos Westendorp (1997-1999), ont confronté les médias propagandistes. Le Haut Représentant représente la plus haute autorité civile en Bosnie et a le pouvoir d’imposer des lois. Il incarne, en d’autres mots, le visage de la tutelle internationale en Bosnie, bien que son rôle soit beaucoup plus effacé depuis le milieu des

34 Voir les articles des accords de Dayton à ce sujet, premièrement l’article 1.3 b de l’annexe 7, et ensuite l’article 1.1 de l’annexe 3 : U.S. Department of State, « Dayton Accords », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 1995, annex 3 et 7. (Consulté le 27 janvier 2015) L’absence de mesures claires pour réformer l’espace médiatique bosnien dans les accords de paix de Dayton a été critiquée à plusieurs reprises par le chercheur Mark Thompson. Voir, par exemple, Mark Thompson, Slovenia, Bosnia and Herzegovina, Macedonia (FYROM) and Kosovo International Assistance to Media, Vienne, OSCE, 2000, p. 77. Thompson et De Luce discutent aussi de cet enjeu dans un chapitre dédié à la réforme de l’espace médiatique de la Bosnie-Herzégovine : Mark Thompson et Dan De Luce, “Escalating to Success? The Media Intervention in Bosnia and Herzegovina”, dans Monroe E. Price et Mark Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2002, p. 203-204. 35 Richard Holbrooke, To End a War, New York, Random House, 1999, p. 344.

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années 2000. Grâce aux efforts des HR Bildt et Westendorp, le discours haineux de plusieurs médias propagandistes a ainsi été contré. Ce fut en particulier le cas de la radiotélévision serbe de Pale, dont la programmation a été interrompue, en octobre 1997, à la suite de la saisie par la force multinationale (SFOR) de ses antennes émettrices36. Comme nous le verrons dans le chapitre 4, les HR Bildt et Westendorp ont accompli cette tâche en étroite collaboration avec la diplomatie américaine et des responsables militaires de l’OTAN, qui coordonnaient la SFOR en Bosnie-Herzégovine.

Cela dit, la réforme de l’espace médiatique de la Bosnie ne s’est pas limitée à des actions contre les médias propagandistes. Des initiatives dans le domaine de la réglementation des médias et de la radiodiffusion ont également été mises en œuvre et ont nécessité des investissements considérables. De fait, ces deux domaines d’intervention — la réglementation des médias et la radiodiffusion — sont rapidement apparus comme étant des éléments particulièrement importants du processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. Les politiques mises en œuvre dans ces domaines ont généré des débats animés, qui ont révélé les divergences des différents acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias. En Bosnie, par exemple, l’initiative du Bureau du Haut Représentant de créer, en 1998, la Commission indépendante des médias (la CIM, qui devait réglementer les médias électroniques et écrits) a été la source d’un débat houleux : des ONG internationales de défense de la presse ont dénoncé les intentions du Bureau du Haut Représentant, en associant la CIM à un organe de censure de la presse37. Le quotidien The New York Times a également relayé ces critiques, dévoilant en primeur le projet de créer cette commission qui devait, à l’origine, imposer un code de pratique aux médias bosniens en incluant la presse écrite, une mesure jugée excessive par plusieurs observateurs38. Les responsables du

36 OHR, « Bulletin 62 – 11 octobre 1997 », in Site de l’OHR [En ligne], 1997. (Consulté le 2 février 2015) 37 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 1998. (Consulté le 3 février 2015); IPI, « Letter to U.S. Secretary of Defense », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 1998. (Consulté le 3 février 2015) 38 Philip Shenon, « Allies Creating Press-Control Agency in Bosnia », New York Times [En ligne], New York, 24 avril 1998. (Consulté le 3 février 2015); OHR, Transcript of the Press Conference (propos de John Watkinson), 8 mai 1998.

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Bureau du Haut Représentant se sont bien défendus de vouloir censurer la presse, mais les nombreuses critiques les ont manifestement incités à abandonner leur projet de réglementer la presse écrite, comme nous allons le voir au chapitre 539.

De manière similaire, l’élaboration de la loi sur le système de radiodiffusion publique en Bosnie (elle prévoyait la création de radiotélévisions publiques indépendantes) a suscité un débat acrimonieux entre les responsables du Bureau du Haut Représentant et l’ambassade américaine. Pour le Haut Représentant Wolfgang Petritsch (1999-2002) et son équipe affectée aux médias, la création de radiotélévisions publiques était une priorité. En effet, Petritsch, un diplomate autrichien, voyait dans le modèle public un moyen de favoriser le processus de démocratisation et de pacification de la société bosnienne40. De leur côté, les diplomates américains privilégiaient le financement de radiodiffuseurs privés, à leur avis les meilleurs vecteurs de changement démocratique. L’ambassade américaine craignait par ailleurs que la politique proradiodiffusion publique du Haut Représentant Petritsch menace la viabilité économique des stations commerciales en les privant de revenus publicitaires. C’est dans ce contexte qu’ils se sont opposés à la loi relative au système de radiodiffusion publique telle que conçue par le Haut Représentant Petritsch et son équipe, une loi que Petritsch a finalement imposée quelques jours avant de quitter son poste en mai 2002, au grand déplaisir de l’ambassade américaine et de diplomates du Département d’État américain impliqués dans ce dossier.

Le Kosovo, à l’instar de la Bosnie-Herzégovine, a également été placé sous tutelle internationale, dans la foulée d’une intervention militaire de l’OTAN contre la Serbie au Kosovo qui s’est déroulée de mars à juin 1999. Cette intervention de l’OTAN a provoqué le retrait des forces serbes et signalé le début du protectorat des Nations unies au Kosovo, incarné par un Représentant spécial du Secrétaire général (RSSG) de l’ONU. Comme en Bosnie, des efforts importants ont été déployés par des responsables de la tutelle internationale pour réformer la scène médiatique, certains médias relayant des discours incitant leur auditoire à la haine et à la violence contre des membres de la minorité serbe, nuisant par le fait même à la pacification de la société kosovare. Pour contrer ces discours

39 Dan De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 40 Wolfgang Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012.

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haineux, le RSSG des Nations unies et dirigeant de la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK), le Français Bernard Kouchner, de même que le directeur de la mission de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) au Kosovo, le Néerlandais Daan Everts, ont défendu une approche coercitive en matière de réglementation des médias. Durant son mandat, Kouchner a adopté trois règlements pour sévir contre les propos incitant la population à la haine et pour imposer des mécanismes temporaires de réglementation de la presse, incluant un code de conduite pour les médias écrits41.

De la même manière qu’en Bosnie, les initiatives de réglementation de la presse kosovare menées par l’OSCE et la MINUK ont généré des débats houleux. Des ONG de défense de la presse, des journalistes locaux et le New York Times (que nous qualifions dans cette thèse « d’acteurs non institutionnels »42) ont vigoureusement contesté ces mesures au nom de la liberté de presse; l’équipe éditoriale du New York Times a soutenu que le « meilleur moyen de combattre » les propos et les discours haineux n’était pas de les « interdire » et de surveiller la presse, mais d’offrir aux citoyens du Kosovo la possibilité d’entendre « d’autres perspectives » sur le sujet43. L’ONG américaine World Press Freedom Committee (WPFC) avait défendu une thèse similaire en Bosnie, dans le débat sur la réglementation des médias. Cette ONG de défense de la presse soutenait que la propagande

41 Voir UNMIK, « Regulation No. 2000/4. On the Prohibition Against Inciting to National, Racial, Religious or Ethnic Hatred, Discord or Intolerance », in Site de la UNMIK [En ligne], 2000. (Consulté le 10 février 2015); UNMIK, « No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo », in Site de la UNMIK [En ligne], 2000. (Consulté le 10 février 2015); UNIMK, « No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo », in Site de la UNMIK [En ligne], 2000. (Consulté le 10 février 2015) 42 Nous qualifions d’acteurs non institutionnels des médias, comme le New York Times, des journalistes et des représentants d’ONG de défense de la presse qui ont été impliqués dans le débat sur la réforme des médias. Nous les qualifions ainsi puisqu’ils ne représentent pas un gouvernement ou une organisation impliquée dans la tutelle internationale en Bosnie et au Kosovo. D’un autre côté, nous qualifions d’acteurs institutionnels les représentants d’institutions étatiques ou internationales qui ont exercé un pouvoir d’action ou d’influence dans le cadre des tutelles internationales en Bosnie et au Kosovo. Ces acteurs institutionnels sont généralement des diplomates, ou des officiels œuvrant pour un État, une organisation ou une agence internationale (tels que les responsables du Bureau du Haut Représentant en Bosnie, les officiels de l’ONU, de l’OTAN, de l’OSCE, etc.). Nous reviendrons sur le sens de ces termes au début du chapitre 2. 43 New York Times, « Kosovo's Incipient Media Ministry », New York Times [En ligne]. New York, 30 août 1999. (Consulté le 10 février 2015)

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haineuse est mieux contrecarrée par « more, not less, free speech and free press44 ». L’ONG avait même enjoint le gouvernement américain de défendre en Bosnie l’esprit du premier amendement de la Constitution américaine, qui stipule que le « Congress shall make no law […] abridging the freedom of speech, or of the press […]45 ».

Dans la même veine, la mise sur pied d’un service public de radiodiffusion au Kosovo a rappelé le débat sur la radiodiffusion publique en Bosnie-Herzégovine. Comme les Hauts Représentants en Bosnie (le diplomate espagnol Carlos Westendorp et son successeur, le diplomate autrichien Wolfgang Petritsch), le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts, jugeait essentiel de mettre sur pied un modèle public de radiodiffusion, croyant lui aussi au rôle positif que peut jouer la radiodiffusion publique à titre d’outil de dialogue social entre les différentes communautés d’un pays, afin d’y construire la paix46. De son côté, la diplomatie américaine a été fidèle à sa politique de soutien aux radiodiffuseurs commerciaux. Elle a d’ailleurs accueilli avec réserve la politique proradiodiffusion publique d’Everts, puisqu’elle craignait que celle-ci pénalise financièrement les stations commerciales, dans lesquelles le gouvernement américain avait investi des sommes importantes. Si la création d’un service public de radiodiffusion n’a pas suscité au Kosovo le débat acrimonieux qui a eu lieu en Bosnie entre l’ambassade américaine et le Bureau du Haut Représentant, il a néanmoins confirmé les différentes priorités, voire les divergences, des diplomates américains et des responsables européens en matière de radiodiffusion publique.

Comment expliquer ces divergences entre les différents acteurs, et, par extension, leurs débats à propos du processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo? Pour quelles raisons des responsables européens travaillant au sein d’organisations internationales ont-ils jugé nécessaire d’adopter des politiques coercitives en vue de réglementer les médias en Bosnie et au Kosovo, dans un contexte où des médias incitaient la population à la haine et à

44 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 45 Ibid.; voir United States Senate, « Constitution of the United States (Amendment I, 1791) » [En ligne]. < http://www.senate.gov/civics/constitution_item/constitution.htm#amendments > (Consulté le 12 mars 2015). Voir aussi la traduction de cette portion du premier amendement à la Constitution des États-Unis proposée par Daniel Cornu : « [l]e Congrès ne fera aucune loi […] restreignant la liberté d’expression et de presse […] ». (Daniel Cornu, Éthique de l’information, Paris, Presses universitaires de France, p. 76). 46 Daan Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014.

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la violence, alors qu’au même moment, des représentants d’ONG internationales et de médias, comme le New York Times, condamnaient ces initiatives au nom de la liberté d’expression et de presse? De même, comment expliquer les désaccords entre les diplomates américains et les responsables européens en matière de radiodiffusion publique? Se pourrait-il que ces divergences reflètent les différentes philosophies d’intervention de ces acteurs, elles-mêmes issues des normes dominantes de différents environnements médiatiques?

Le cadre théorique et les concepts idéal-typiques proposés Dans cette thèse, nous avançons que l’étude de normes dominantes au sein des cultures médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest permet d’éclairer les positions défendues par les différents acteurs impliqués dans la réforme des médias en Bosnie- Herzégovine et au Kosovo. Ces acteurs incluent des diplomates américains et des responsables européens travaillant au sein d’organisations internationales, que nous appelons « acteurs institutionnels », mais aussi des ONG de défense de la presse et le New York Times, des « acteurs non institutionnels » qui ont activement pris part aux débats sur la réforme des médias (nous reviendrons sur ces définitions au chapitre 2).

Qu’entendons-nous par normes dominantes au sein des environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest? En fait, nous définissons ces normes médiatiques comme étant des règles subjectives qui se fondent sur des valeurs qui contribuent à déterminer les rapports entre les médias et une société (ou un regroupement de sociétés) sur le plan national ou transnational47. Ces règles de bonne pratique peuvent être inscrites dans les articles de la constitution d’un pays, d’un traité régional ou international; elles peuvent aussi exister sous forme de lois, d’articles de conventions ou de règlements spécifiés dans le code de déontologie d’un média ou d’une association professionnelle. Les normes sont des règles subjectives, c’est-à-dire qu’elles représentent une « vision du monde », un point de vue quant aux rapports idéaux qui devraient exister entre les médias et une société (p. ex.

47 McQuail, p. 562

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le niveau de contrôle exercé sur les médias) selon les normes dominantes sur les plans social, politique, économique ou culturel48.

Bien évidemment, ces normes ont évolué au cours de l’histoire. Dans l’ouvrage The Normative Theories of the Media, les chercheurs Clifford G. Christians, Theodore L. Glasser, Denis McQuail, Kaarle Nordenstreng et Robert A. White écrivent que les « … contemporary norms of public communication are the results of a continuing conversation that has been evolving for more than twenty-five hundred years49 ». Ce faisant, ils identifient quatre grandes traditions normatives qui ont marqué l’histoire quant à la façon de concevoir le rôle des médias en société : la tradition corporatiste, la tradition libérale, la tradition de la responsabilité sociale et la tradition de la participation citoyenne, qui serait en émergence50. Selon ces auteurs, l’influence de ces traditions normatives persisterait jusqu'à aujourd'hui dans chaque système médiatique, voire au sein même de chaque journaliste51.

Pour arriver à une meilleure compréhension des normes dominantes au sein des environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, nous avons procédé à l’étude des théories normatives de la presse. D’une part, les théories normatives de la presse ont l’avantage de faire ressortir les caractéristiques clés de grandes traditions philosophiques concernant la presse52. De plus, les théories normatives des médias, comme leur nom l’indique, ne sont pas des théories que l’on pourrait qualifier d’« objectives » : elles ne tentent pas nécessairement d’expliquer le fonctionnement des médias en société –– par exemple, leurs possibles effets sur l’opinion publique53. Les théories normatives s’intéressent plutôt à l’aspect normatif des médias en société, c’est-à-dire à la façon dont ceux-ci « ought to operate » (devraient fonctionner) selon différentes perspectives et

48 Ibid., p. 42-43; Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 37-38. 49 Ibid.. Voir aussi McQuail, 2005, p. 162-163. 50 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 19-25. 51 Ibid., p. X et 20-21. 52 Ibid., p. 19-25 et 37-64. 53 McQuail, 2005, p. 562.

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philosophies de pensée54. Elles facilitent ainsi l'identification de normes qui définissent la façon de concevoir le rôle des médias au sein d’une société ou d’un espace politique régional, comme l’Union européenne, par exemple55.

Ainsi, à la lumière d’une analyse des théories normatives des médias et de la littérature savante, nous avançons, d’une part, que la théorie libérale de la presse résume le mieux l’esprit de la réalité médiatique américaine. Comme nous l’expliquerons au chapitre 2, de nombreux auteurs ont effectué des rapprochements entre la réalité médiatique américaine et la théorie libérale de la presse, ou encore ce que certains chercheurs appellent un « modèle libéral » de la presse56. Dans leur ouvrage Comparing Media Systems, par exemple, Hallin et Mancini soulignent que le système médiatique des États-Unis incarne la forme la plus pure de ce modèle libéral, en raison, notamment, de la nette prépondérance des médias commerciaux et de la marginalité du service public de radiodiffusion sur ce territoire57. Cette volonté de privilégier les médias commerciaux aux médias publics est révélatrice d’une certaine conception normative du rôle des médias en société. Il ne s’agit pas là de considérations abstraites. De fait, nous constaterons, dans notre analyse des débats sur la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, combien ces normes issues de la culture médiatique des États-Unis sont présentes dans les discours des diplomates américains que nous avons interviewés.

Nous suggérons, d’autre part, que la théorie de la responsabilité sociale est la théorie qui cerne le mieux certaines normes importantes de la réalité médiatique de nombreux pays d’Europe de l’Ouest. Comme le notent plusieurs auteurs, la théorie de la responsabilité sociale (TRS) trouve son fondement philosophique dans le rapport de la commission Hutchins, publié en 1947 aux États-Unis58. Cette commission, créée en 1942, avait pour

54 Ibid. 55 Ibid. 56 Daniel Hallin et Paolo Mancini, Comparing Media Systems: Three models of Media and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 67. 57 Ibid. 58 McQuail, 2005, p. 172. Voir aussi Fred S. Siebert, Theodore Peterson et Wilbur Schramm, Four Theories of the Press, Urbana, University of Illinois Press, 1956, p. 85; John C. Merrill, The Imperative of Freedom, New York, Hastings House, 1974, p. 88; Clifford G. Christians et Kaarle Nordenstreng, « Social Responsibility Worldwide », Journal of Mass Media Ethics, vol. 19, no 1, p. 3.

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objectif de réfléchir aux problèmes affectant l’industrie médiatique américaine, qui était l’objet de vives critiques pour son « commercialisme », son « sensationnalisme » et son problème de concentration de la propriété des médias, entre autres choses59. Il en est ressorti quelques idées fortes, notamment que les médias ont des « obligations envers la société », dont celles d’informer correctement et objectivement le public60. Les auteurs de la commission ont également avancé que si la presse reste « libre », elle doit néanmoins « s’autoréglementer », et que le gouvernement peut intervenir s’il estime que « l’intérêt du public » est menacé, par exemple quant à la pluralité des voix sur la scène médiatique61.

Des chercheurs ont souligné la présence des idées de la commission Hutchins en Europe de l’Ouest (et de son concept de « responsabilité sociale de la presse », théorisé initialement par Theodore Peterson62). Pour Christians et Nordenstreng, par exemple, le fort appui de nombreux gouvernements ouest-européens à leurs radiodiffuseurs publics (et aux idées de la TRS qui y sont associées, comme l’importance d’une information diversifiée et plurielle, le rôle éducatif des médias, etc.) va en ce sens63. Cet appui au modèle public a d’ailleurs été souligné par les États membres de l’UE lors de la signature du traité d’Amsterdam, en 1997, avec l’adoption d’un protocole sur le système de la radiodiffusion publique64. Les États de l’UE y ont alors affirmé l’importance de la « radiodiffusion de service public » pour les « […] besoins démocratiques, sociaux et culturels de chaque société ainsi [que] la nécessité de préserver le pluralisme dans les médias […]65 ».

59 McQuail, 2005, p. 170-73. 60 Ibid., p. 172. 61 Ibid. Voir aussi le rapport Hutchins : Commission on Freedom of the Press, A Free and Responsible Press. A General Report on Mass Communication: Newspapers, Radio, Motion Pictures, Magazines, and Books, Chicago, The University of Chicago, 1947, 162 p. 62 Merrill, The Imperative of Freedom, p. 88. Voir aussi le chapitre écrit par Theodore Peterson, « The Social Responsibility of the Press », in Siebert, Peterson et Schramm, p. 73-104. 63 Christians et Nordenstreng, p. 8-10 et 26. Voir aussi Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 10. 64 UE, Traité d’Amsterdam modifiant le Traité sur l’Union européenne, les Traités instituant les communautés européennes et certains actes connexes [En ligne], Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 1997, p. 109. (Consulté le 31 janvier 2015) 65 Ibid.

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Nous aurons l’occasion de développer cette analyse dans le chapitre 2. Il convient néanmoins de souligner que, grâce à l’étude des théories libérale de la presse et de la responsabilité sociale de la presse de même qu’à une revue de la littérature scientifique, nous avons identifié certaines normes dominantes des environnements médiatiques aux des États-Unis et en d’Europe de l’Ouest. Ce faisant, nous avons construit, à l’aide de la méthode idéal-typique suggérée par Max Weber, deux idéaux-types nous permettant d’éclairer les choix des acteurs impliqués dans les réformes médiatiques en Bosnie et au Kosovo, ainsi que les débats que ces réformes ont générés. D’une part, nous avançons que les responsables américains (et certains acteurs non institutionnels — ONG, médias, etc. — impliqués dans les débats sur les médias en Bosnie et au Kosovo) ont généralement promu une « approche américaine » qui se caractérise par les attributs suivants : une inclination au laisser-faire et au libre-échange, une préférence pour les médias privés, une faible disposition à interdire l’expression et la diffusion de propos haineux au nom de la liberté d’expression (et ce, même dans un contexte où la presse est un vecteur de haine), une faible propension à financer les radiotélévisions publiques, et une faible culture d’autoréglementation de la presse. D’autre part, nous suggérons que les responsables européens travaillant au sein des organisations internationales impliquées dans les réformes des médias en Bosnie et au Kosovo se sont davantage inscrits dans une « approche ouest- européenne66 », qui se caractérise par les attributs suivants : une propension à soutenir et financer les radiotélévisions publiques, une disposition à sanctionner l’expression et la diffusion de propos haineux, une tendance à concevoir les médias comme des institutions sociales qui peuvent jouer un rôle positif pour favoriser le dialogue et l’harmonie au sein d’une société, et une inclination à promouvoir l’autoréglementation de la presse.

Nous sommes conscients de l’aspect (en apparence) réducteur de la méthode idéal-typique. Les idéaux-types « approche américaine » et « approche ouest-européenne » — que nous

66 Si nous parlons d’une approche « ouest-européenne » plutôt que d’une approche « européenne », c’est que notre réflexion porte, essentiellement, sur des pays d’Europe de l’Ouest où il existe, depuis la Seconde Guerre mondiale, un contexte démocratique incluant une presse relativement indépendante du pouvoir politique. C’est dans ces pays démocratiques que les idées associées à différentes théories de la presse (théorie libérale, théorie de la responsabilité sociale, etc.) ont exercé une influence, notamment dans le domaine de la radiodiffusion. Notre concept idéal-typique exclut donc certains pays d’Europe de l’Ouest qui ont connu des épisodes dictatoriaux, comme l’Espagne, la Grèce et le Portugal, ainsi que les pays d’Europe de l’Est qui ont été annexés par l’Union soviétique après 1945.

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avons conceptualisés à la suite de notre revue des théories normatives de la presse et de la littérature scientifique — sont en effet des « représentations abstraites », simplifiées, de « phénomènes éminemment complexes67 ». Or, pour interpréter une réalité a priori difficile à saisir, il peut être utile de réaliser un procédé de schématisation68. C’est d’ailleurs ce à quoi nous convie Max Weber lorsqu’il écrit, dans ses Essais sur les théories de la science, que l’idéal-type, tel un « tableau de pensée », permet au chercheur d’interpréter la réalité en identifiant ses traits distinctifs69. L’idéal-type, en ce sens, est un « puissant outil théorique » qui nous aide à circonscrire et à caractériser un phénomène au premier abord complexe, en isolant « quelques dimensions essentielles » pour le rendre intelligible et, ainsi, nous permettre de le comparer à d’autres phénomènes dans un cadre d’analyse simplifié70.

Nos idéaux-types nous ont donc servi de grille d’analyse pour interpréter les données recueillies durant notre recherche, dont celles tirées de 50 entrevues, dont plusieurs avec d’anciens décideurs politiques et hauts responsables qui ont joué un rôle clé dans le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. Nous avons ainsi construit les propositions (hypothèses) avancées dans cette thèse en les précisant au fur et à mesure que notre réflexion évoluait, à la lumière de la collecte et de l’analyse simultanée des données. Sans dévoiler ici nos propositions dans leur ensemble (nous les décrivons au chapitre 2), nous pouvons néanmoins préciser que nous suggérons que les normes associées à l’approche ouest-européenne (intérêt pour la radiodiffusion publique, disposition à sanctionner les propos haineux en instaurant des mécanismes de réglementation des médias, etc.) ont eu plus d’influence que celles associées à l’approche américaine au sein des organisations responsables de coordonner les réformes de l’espace médiatique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo (Bureau du Haut Représentant en Bosnie, ONU, OSCE). Nous soutenons par ailleurs que les diplomates américains et les responsables européens

67 Colette Brin, Jean Charron et Jean de Bonville (dir.), Nature et transformation du journalisme : Théorie et recherches empiriques, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 9-11. 68 Dans le même esprit, Diane Éthier rappelle qu’une théorie est une « simplification ou une schématisation d’un phénomène » (Diane Éthier, Introduction aux relations internationales, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 17). 69 Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, p. 172-173. Voir aussi Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 9-15. 70 Ibid.

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ont démontré, durant le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, leur propension à soutenir respectivement les radiodiffuseurs commerciaux ou le service public, en cohérence avec les normes dominantes de leurs cultures médiatiques. Nos quatre propositions sont précisées au chapitre 2, après la revue de la littérature.

Pertinence et originalité de la recherche Il nous apparaît essentiel d’analyser les débats normatifs concernant la mise en œuvre de réformes médiatiques au sein de sociétés en reconstruction. Il s’agit d’une problématique qui n’a pas été approfondie par la littérature scientifique, et elle mérite plus d’attention pour plusieurs raisons. Tout d’abord, notre recherche montre que les débats et les divergences entre les différents acteurs impliqués dans les réformes des médias en Bosnie et au Kosovo ont eu un effet sur l’implantation de celles-ci. En Bosnie, par exemple, les divergences à propos de la loi relative au système de radiodiffusion publique entre le Bureau du Haut Représentant et l’ambassade américaine ont compliqué l’adoption de cette même loi. De plus, les critiques vigoureuses d’ONG de défense de la presse émises à l’égard du Bureau du Haut Représentant ont eu raison, comme nous le verrons, du projet d’imposer un code de conduite à la presse écrite bosnienne71.

De façon similaire, les critiques du New York Times et d’ONG de défense de la presse quant au plan de l’OSCE visant à réglementer les médias kosovars ont refroidi les ardeurs des responsables internationaux en ce domaine72. De fait, ce n’est qu’après l’assassinat d’un jeune Serbe, accusé d’avoir commis des atrocités contre des Kosovars albanais par un quotidien kosovar albanais, que la MINUK et l’OSCE ont décidé d’adopter des mesures plus coercitives pour dissuader les médias de diffuser des propos incitant la population à la haine et à la violence73. Or, malgré un environnement médiatique et politique fort polarisé,

71 De Luce, entrevue téléphonique. 72 Douglas Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. Mertus et Thompson, de même que d’autres intervenants à qui nous avons parlé, ont aussi mentionné l’effet de ces critiques sur les responsables de la tutelle internationale au Kosovo. Voir Julie Mertus et Mark Thompson, « The Learning Curve: Media Development in Kosovo », in Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 263. 73 Voir UNMIK, « Regulation No. 2000/4. On the Prohibition Against Inciting to National, Racial, Religious or Ethnic Hatred, Discord or Intolerance »; UNMIK, « No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo »; UNIMK, « No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo ».

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des ONG de défense de la presse ont continué à dénoncer ces mesures. Ce faisant, ces acteurs non institutionnels se sont inscrits, comme ils l’avaient fait en Bosnie, dans l’esprit de l’approche américaine, défendant la liberté d’expression et de presse, et ce, dans un contexte où des médias exacerbaient les tensions interethniques en relayant des propos haineux.

Nos concepts idéal-typiques nous permettent ainsi d’éclairer les aspects normatifs des débats qui ont affecté la mise en œuvre des réformes en matière de médias. Cette mise en lumière s’applique, entre autres choses, à la question des restrictions de la liberté d’expression et de la liberté de presse, un enjeu qui a été vivement débattu en Bosnie et au Kosovo, comme nous l’expliquerons. Si nous mentionnons cet enjeu ici, c’est qu’un débat similaire est survenu au cœur de l’actualité récente, dans la foulée des attentats terroristes perpétrés en France contre le magazine Charlie Hebdo et une épicerie kasher, en janvier 2015. Par leur ampleur et leur dimension symbolique (une attaque contre la liberté d’expression et de presse, notamment), ces attentats ont eu un retentissement mondial. La première attaque a eu lieu le 7 janvier, sur le site du magazine satirique Charlie Hebdo, où les citoyens français Saïd et Chérif Kouachi, deux frères qui se sont réclamés de la branche yéménite d’Al-Qaeda, ont assassiné 12 personnes, dont plusieurs membres de la rédaction du magazine. Les événements tragiques, qui se sont déroulés sur trois jours, se sont terminés le vendredi 9 janvier, lors d’une double prise d’otages : dans la première, les frères Kouachi ont séquestré un gérant d’une imprimerie à une quarantaine de kilomètres au nord- est de Paris; dans la seconde, Amedy Coulibaly, qui s’affirmait membre du groupe armé État islamique, a tué quatre clients de l’épicerie Hyper Cacher, dans un attentat à caractère antisémite. Les attentats, qui ont fait 20 morts au total, incluant les 3 terroristes, ont pris fin le 9 janvier lors d’un double assaut presque simultané, mené par les forces policières en fin d’après-midi.

Ces événements ont soulevé l’indignation et ont donné lieu, le dimanche 11 janvier 2015, à des marches en hommage aux victimes qui auraient rassemblé jusqu’à quatre millions de

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personnes à travers la France, dont un million et demi à Paris74. Sans surprise, les attentats ont aussi provoqué une série de réactions de nature sécuritaire de l’État français. Les autorités ont notamment procédé, dans la semaine suivant les attentats, à l’arrestation de près de 70 personnes pour des propos faisant « l’apologie du terrorisme75 ». L’État français appliquait pour la première fois une loi « relative à la lutte contre le terrorisme », qui avait été adoptée le 14 novembre 201476.

Ces nombreuses arrestations ont semé l’inquiétude chez les défenseurs des droits de la personne, dont l’ONG Amnesty International, qui craignait des violations du droit à la liberté d’expression en France77. L’ONG citait notamment le cas d’un « homme de 21 ans » qui avait été « […] interpellé dans un tramway pour défaut de titre de transport [et qui] aurait lancé aux contrôleurs : "Les frères Kouachi, c’est que le début, j’aurais dû être avec eux pour tuer plus de monde." Il a été condamné à 10 mois d’emprisonnement.78 » C’est cependant l’arrestation le 14 janvier de l’humoriste français Dieudonné M’bala M’bala, lui aussi pour « apologie du terrorisme », qui a fait couler le plus d’encre. À la suite de sa participation à la marche en hommage aux victimes des attentats, le 11 janvier, Dieudonné a écrit sur sa page Facebook : « Je me sens Charlie Coulibaly.79 » Il faisait référence, d’une part, au slogan « Je suis Charlie », qui se veut un appui aux victimes des attentats et à la

74 Le Monde, « Contre le terrorisme, la plus grande manifestation recensée en France », Le Monde [En ligne], Paris, 11 janvier 2015. (Consulté le 27 février 2015) 75 L’Express, « "Apologie du terrorisme" : Amnesty met en garde la France contre les dérapages », L’Express [En ligne], Paris, 18 janvier 2015. (Consulté le 27 février 2015) 76 Luis Imbert, « Apologie d’actes terrorisme : des condamnations pour l’exemple », Le Monde [En ligne], Paris, 13 janvier 2015. (Consulté le 27 février 2015) 77 Amnesty International, « France. "Test décisif" en matière de liberté d’expression, avec de très nombreuses arrestations dans le sillage des attentats », in Site d’Amnesty International [En ligne], 16 janvier 2015. < http://www.amnesty.fr/Presse/Communiques-de-presse/France-Test-decisif-en-matiere-de- liberte-expression-avec-de-tres-nombreuses-arrestations-dans-le-si-13921> (Consulté le 8 mars 2015) 78Ibid. 79 Coulibaly a également assassiné une policière le 8 janvier. Le Monde, « "Je me sens Charlie Coulibaly" : 30 000 euros d’amende requis contre Dieudonné », Le Monde [En ligne], Paris, 4 février 2015. (Consulté le 27 février 2015)

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liberté d’expression, et, d’autre part, à Amedy Coulibaly, l’auteur de la prise d’otages de l’épicerie Hyper Cacher qui avait tué quatre personnes de religion juive le 9 janvier80.

Dieudonné est connu pour ses propos controversés, et il est régulièrement poursuivi à cause de ceux-ci. En 2013, par exemple, il a été condamné à payer 28 000 euros d’amende pour « diffamation, injure, provocation à la haine et à la discrimination raciale » en raison de propos antisémites81. Cela dit, l’arrestation de Dieudonné en janvier 2015 au moment où la France célébrait la liberté d’expression et soulignait l’irrévérence du magazine Charlie Hebdo a provoqué certains malaises et plusieurs critiques. Aux États-Unis, l’animateur de l’émission humoristique The Daily Show, le comédien Jon Stewart, a résumé le sentiment de bien des commentateurs américains en critiquant les autorités françaises pour l’arrestation de Dieudonné : « Arresting someone for saying something days after a rally supporting the right of free expression, it’s a little weird.82 » Dans son émission, qui aborde l’actualité sous un angle humoristique, Stewart a aussi critiqué les actions prises par le gouvernement français pour empêcher, en 2014, la tenue du spectacle de Dieudonné « Le mur », qui contenait des propos à caractère antisémite83. Tout en soulignant l’aspect controversé, voire « répugnant » (« despicable »), du discours de l’humoriste français, Stewart jugeait qu’il revenait aux citoyens, et non pas au politique ou à la justice, de juger de l’acceptabilité de tels propos incendiaires :

80 Ibid. 81 Le Monde, « Dieudonné condamné à 28 000 euros d’amende », Le Monde [En ligne], Paris, 28 novembre 2013. (Consulté le 27 février 2015) 82 Jon Stewart, « The Daily Show with Jon Stewart » [émission télévisuelle], in Comedy Network, Site de Comedy Network [En ligne], 14 janvier 2015. (Consulté le 15 janvier 2015). Pour un tour d’horizon des réactions américaines sur l’affaire Dieudonné à la suite des attentats terroristes de 2015, voir : L’Express, « La liberté d’expression française vue depuis l’Amérique », L’Express [En ligne], Paris, 15 janvier 2015. (Consulté le 27 février 2015) 83 Soren Seelow, « Dans son spectacle, Dieudonné repousse les limites de la provocation », Le Monde [En ligne], Paris, 3 janvier 2014. (Consulté le 27 février 2015); Dieudonné a annoncé le 11 janvier 2014 l’annulation de son spectacle, confronté aux mesures d’interdiction des autorités (Le Monde, « Dieudonné abandonne définitivement son spectacle "Le Mur" », Le Monde [En ligne], Paris, 11 janvier 2014. (Consulté le 27 février 2015)).

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« So French authorities had to cancel his tour because he does an anti-Semitic routine. Hum, I see. Shouldn’t that tour had been cancelled because no one was buying tickets for the anti-Semitic comedy show? Shouldn’t that be a market place situation? Shouldn’t this have been the phone call: "Hey, Dieudonné, it’s me, your agent […] Yeah, I’m told your tour has been cancelled. Yeah, I know, I thought it was funny too. It is just that all that racist, anti-Semitic [blasphème] you do, turns out people think that sucks!84 »

La vision de Stewart est cohérente avec la culture médiatique et la jurisprudence américaine, où le droit à la liberté d’expression et à la liberté de presse est considéré comme presque absolu. De fait, aux États-Unis, il est même permis de tenir ou de diffuser des propos incitant un auditoire à la haine raciale ou religieuse, ceux-ci étant protégés par le premier amendement à la Constitution américaine, sauf s’ils constituent une incitation « imminente » à la violence85. De nombreux pays européens ont fait un choix différent : ils ont adopté des lois sanctionnant les propos incitant à la haine raciale, religieuse ou autre. D’ailleurs, dans la foulée des attentats terroristes en France, des juristes, politiciens et journalistes français ont mentionné que la liberté d’expression n’est pas absolue et qu’elle « peut être encadrée par la loi86 ». En France, ces limites sont notamment précisées dans les articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, par exemple en ce qui a trait à l’incitation à la haine ou à la violence :

Ceux qui, par l'un des moyens énoncés à l'article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement.87

84 Stewart. « The Daily Show with Jon Stewart ». 85 Michel Rosenfeld, « Hate Speech in Constitutional Jurisprudence: A Comparative Analysis », Cardozo Law Review, vol. 24, no 4, 2003, p. 1536 et 1544. 86 Damien Leloup et Samuel Laurent, « "Charlie", Dieudonné… : quelles limites à la liberté d’expression? », Le Monde [En ligne], Paris, 14 janvier 2015. (Consulté le 27 février 2015) Voir aussi Mathieu Davy, « On ne peut pas comparer "Charlie" et Dieudonné : la liberté d’expression a des limites », Le Nouvel Observateur – Le Plus [En ligne], Paris, 14 janvier 2015. (Consulté le 27 février 2015) 87 Code pénal français, « Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Version consolidée au 27 février 2015 », in Legifrance, Site de Legifrance [En ligne], 2015.

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Ce retour sur l’affaire Dieudonné dans la foulée des attentats terroristes de janvier 2015 nous a permis d’illustrer le débat toujours actuel quant à la façon d’envisager la gestion des discours incendiaires ou haineux, un débat opposant deux visions. Le comédien Jon Stewart, d’un côté, a bien résumé la conception américaine : devant des propos choquants, voire haineux, il serait préférable d’adopter une philosophie de laisser-faire et s’en remettre à l’intelligence du public, qui saura départager le grain de l’ivraie dans l’espace public. C’est précisément cette vision qui a été défendue en Bosnie et au Kosovo par des acteurs non institutionnels, notamment certaines ONG de défense de la presse comme le WPFC, l’IPI et le New York Times, qui jugeaient préférable de combattre les discours haineux relayés par certains médias avec non pas moins, mais plus de liberté d’expression et de presse. À l’inverse, les responsables européens travaillant au sein des organisations internationales chargées de réformer les médias soulignaient que la liberté d’expression n’est pas absolue et qu’elle peut être encadrée, en particulier dans un contexte sociopolitique instable où des médias sont des vecteurs de violence.

Ainsi, les idéaux-types que nous proposons dans cette thèse jettent un éclairage sur les conceptions normatives des acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias, que cela soit à propos des mesures prises pour encadrer la liberté d’expression et de presse (comme nous venons d’en discuter) ou pour débattre de la place accordée à la radiodiffusion publique. Nos concepts idéal-typiques constituent en ce sens un outil pour circonscrire et caractériser ces phénomènes, afin de pouvoir les comparer et d’en dégager des conclusions88. Voilà, en somme, notre apport à la connaissance et, plus spécifiquement, à notre discipline, la communication. L’étude des processus de réforme des médias de sociétés en reconstruction, de leurs acteurs, de leurs divergences et de leurs débats, est un domaine de recherche en émergence, qui nécessite plus d’attention. C’est la tâche à laquelle

(Consulté le 27 février 2015) 88 Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 9-15. Voir aussi M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172-173.

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nous nous sommes consacré dans cette thèse, en vue de mieux circonscrire et conceptualiser la problématique étudiée89.

Structure de la thèse Le premier chapitre de la thèse est dédié à une revue de la littérature. Il vise à éclaircir les enjeux en lien avec notre problème de recherche et de présenter la littérature qui y est associée. Dans le chapitre 2, nous préciserons notre problème de recherche, notre question générale de recherche, nos questions spécifiques, nos propositions (hypothèses), ainsi que nos idéaux-types. Les idéaux-types sont expliqués en détail dans ce chapitre, à la lumière de la littérature pertinente qui les concerne. Dans le chapitre 3, nous présentons la méthodologie de notre projet doctoral, c’est-à-dire la nature qualitative de notre recherche, notre usage de la méthode idéal-typique, les techniques de collecte de données, et les intervenants interviewés.

Dans le chapitre 4, nous abordons la première partie de l’analyse de notre premier cas : la Bosnie-Herzégovine. Nous étudions d’abord une période qui s’est déroulée de 1996 à 1998 et que nous appelons « la période de collaboration ». Celle-ci se caractérise par une collaboration étroite entre les responsables du Bureau du Haut Représentant à Sarajevo, et les responsables politiques et militaires américains pour museler les médias propagandistes

89 Cette thèse a été réalisée en cotutelle, sous la supervision de professeurs émérites affiliés, d’une part, à l’École doctorale 267, Arts et Médias, de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et, d’autre part, au Département d’information et de communication de l’Université Laval. L’École doctorale 267 offre notamment une formation doctorale en Sciences de l’information et de communication; le Département d’information et de communication de l’Université Laval offre quant à lui un programme de doctorat en communication publique. Nous tenons à souligner brièvement que le concept de « communication publique » a été élaboré à partir des années 1980 au sein même du Département d’information et de communication de l’Université Laval (Alain Lavigne, « Suggestion d’une modélisation de la communication publique : principales formes discursives et exemples de pratiques », Les Cahiers du journalisme, no 18, 2008, p. 232). Dans un texte sur ce concept, François Demers précise que « […] "la communication publique" ne prend pas ici le sens souvent utilisé en France de communication par les composantes de l’appareil d’État » (Boris Libois, La communication publique. Pour une philosophie politique des médias, Paris, L’Harmattan, 2002, 350 p., cité par François Demers, « La communication publique, un concept pour repositionner le journalisme contemporain », Les Cahiers du journalisme, no 18, 2008, p. 209). Dans son exposé, Demers explique entre autres que la communication publique s’intéresse aux différents aspects de la communication par lesquels se concrétisent « le débat public et l’émergence des enjeux » publics, que ce soit en journalisme (où, par exemple, les enjeux sociaux sont abordés), en publicité (où les messages « sur des questions d’intérêt social » sont étudiés), en relations publiques (où les communications des entreprises dans le débat public sont examinées) ou, enfin, en « communication par réseautage » (où les communications citoyennes, par le biais des réseaux sociaux et d’Internet, notamment, sont analysées) (ibid., p. 211, 224-25). Bien que nous n’utilisions pas ce concept dans notre recherche, il nous apparaissait important d’en faire mention, puisque de nombreux travaux y sont consacrés au Département d’information et de communication de l’Université Laval.

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qui ont envenimé le climat politique de la Bosnie durant les premières années de la reconstruction de ce pays. Il nous apparaît important d’expliquer cette période de collaboration : d’une part, cela nous permet d’expliquer le contexte politique et médiatique au début des réformes médiatiques en Bosnie; d’autre part, ce chapitre nous permet d’illustrer le climat de collaboration qui a existé entre le Bureau du Haut Représentant et les responsables américains avant la période de débats et de divergences.

Dans le chapitre 5, nous présentons la deuxième partie de notre analyse sur la Bosnie- Herzégovine. Nous examinons cette fois une période ultérieure, qui s’est déroulée de 1998 à 2002 et que nous appelons la « période de débats et de divergences ». Cette période se distingue effectivement par des débats, parfois houleux, entre les différents acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias en Bosnie. Son étude nous permettra d’exposer les approches américaine et ouest-européenne des acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias, que ce soit à propos de la réglementation des médias ou de la place qui devrait être accordée à la radiodiffusion publique.

Dans le chapitre 6, nous analyserons notre deuxième cas : le Kosovo. Notre étude porte sur les deux premières années du processus de reconstruction, soit de 1999 à 2001. Cette période s’est avérée particulièrement fertile du côté des réformes des médias mises en œuvre par les responsables de l’administration de la tutelle internationale au Kosovo. Comme nous l’avons fait dans le chapitre 5 pour la Bosnie-Herzégovine, notre analyse du processus de réforme des médias au Kosovo portera essentiellement sur deux enjeux : le débat concernant la réglementation des médias kosovars et les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion. Ce faisant, nous verrons comment nos idéaux-types reflètent les philosophies d’intervention des acteurs étudiés, qui sont elles-mêmes issues de normes dominantes des environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest.

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CHAPITRE 1. Revue de la littérature

1.1 Mise en contexte et revue de la littérature Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la communauté internationale a activement financé l’émergence d’une presse indépendante, en particulier en Europe centrale, en Europe de l’Est et dans les ex-Républiques soviétiques. En promouvant la liberté de la presse au sein d’anciens pays communistes, les pays donateurs — pour la plupart occidentaux — souhaitaient créer des conditions propices à l’établissement de démocraties libérales; ils ont investi des sommes substantielles à cet effet90. Aux États-Unis, par exemple, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) et des ONG américaines ont dépensé des centaines de millions de dollars dans les années 1990 pour venir en aide aux médias indépendants à l’étranger91. De plus, des centaines de millions de dollars en provenance d’autres pays que les États-Unis auraient été octroyés annuellement à diverses initiatives d’aide aux médias, selon une étude réalisée dans 25 pays92. L’argent dépensé aurait notamment servi à former les journalistes, à équiper les entreprises de presse et à créer les instances de réglementation des médias dans des environnements souvent hostiles à leur présence.

1.1.1 Le rôle des États-Unis Les États-Unis ont sans contredit été un chef de file dans cette entreprise de promotion de la liberté de presse à travers le monde. Mais leurs efforts, il faut le souligner, n’ont jamais été désintéressés. Ceux-ci remontent à la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les généraux américains Dwight Eisenhower, gouverneur militaire de la zone d’occupation américaine en Allemagne, et Douglas MacArthur, commandant suprême des forces alliées au Japon, ont entrepris de purger les environnements médiatiques de ces deux pays de leurs

90 Ellen Hume, The Media Missionaries: American Support for Journalism Excellence and Press Freedom Around the Globe [En ligne], Miami, Knight Foundation, 2004, p. 9. (Consulté le 27 janvier 2015) 91 Ibid. 92 Lee B. Becker et Vladimir Tudor, Non-U.S. Funders of Media Assistance Projects [En ligne], Miami, Knight Foundation, 2005, p. 6. (Consulté le 27 janvier 2015)

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influences xénophobes et ultranationalistes93. Pour les autorités américaines de l’époque, l’émergence d’une presse indépendante allemande et japonaise était vue comme un ingrédient essentiel à la démocratisation et à la pacification de ces deux pays anciennement ennemis des États-Unis94. Or, cette entreprise de démocratisation allait de pair avec l’instauration d’une économie de marché favorable aux investissements et aux exportations en provenance des États-Unis95. De fait, les politiques libre-échangistes instaurées par les Américains ont grandement profité à leurs multinationales, qui ont su bénéficier de l’essor économique allemand et japonais.

Selon la perspective américaine, la défense de la liberté d’expression et de la liberté de presse est généralement complémentaire à la défense de la liberté d’entreprendre96. Cette logique marchande serait en effet indissociable de la « conception libérale de l’information » défendue par les responsables américains dans différents forums internationaux97. La dénonciation par les États-Unis, à la fin des années 1970, du Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC) s’inscrit d’ailleurs dans cette logique. Les autorités américaines voyaient dans les idées du NOMIC — une proposition faite, à l’origine, par le mouvement des pays non alignés à l’UNESCO — une menace à leurs entreprises médiatiques, à leurs industries culturelles et, plus largement, à leur doctrine de la « libre circulation de l’information » (« free flow of information »)98. Cette doctrine, devenue un élément clé de la politique étrangère américaine après la Seconde Guerre mondiale, prône le libre échange des idées et de l’information à travers le

93 Office of the Military Government for Germany (U.S.), The German Press in the U.S. Occupied Area: 1945-1948 [En ligne], 1948, 45 p. (Consulté le 27 janvier 2015) Voir aussi : Robert W. McChesney et John Nichols, The Death and Life of American Journalism, Philadelphie, Nations Books, 2010, p. 243. 94 Ibid.,p. 249. 95 William H. Cooper, U.S.-Japan Economic Relations: Significance, Prospects and Policy Option [En ligne], Washington D.C., Congressional Research Service, 2011, p. 16. (Consulté le 27 janvier 2015) 96 Dans son ouvrage L’espace médiatique, Michel Sénécal avance que la liberté d’expression et la liberté de presse, comme valeurs démocratiques, ont été graduellement assujetties au principe de la liberté d’entreprendre et aux pouvoirs économiques en place au sein des démocraties libérales. (Michel Sénécal, L’espace médiatique, St-Laurent, Québec, Liber, 1995, p. 18-27.) 97 Ibid., p. 19. 98 Victor-Yves Ghebali, « U.N.E.S.C.O. », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 27 janvier 2015)

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monde, sans contraintes frontalières99. C’est donc avec méfiance que les États-Unis ont accueilli les demandes des États partisans du NOMIC qui exigeaient, entre autres, un plus grand équilibre dans les flux nord-sud de l’information, une moins grande concentration des entreprises de presse, un partage plus équitable des moyens de production, un accès plus démocratique à l’information et une réaffirmation de la souveraineté nationale, notamment dans le domaine de la culture100. Il faut dire que cette méfiance était alimentée du fait que plusieurs de ces États étaient non démocratiques. La publication du rapport de la commission MacBride en 1980, qui reprenait plusieurs idées du NOMIC et qui fut adopté par la 21e Assemblée de l’UNESCO, aggrava d’ailleurs la crise à l’UNESCO et contribua subséquemment au départ des États-Unis de l’organisation en 1984101.

1.1.2 La Bosnie-Herzégovine, nouveau laboratoire de réforme des médias Les nombreux programmes de soutien à la presse apparus depuis la chute du mur de Berlin  auxquels nous avons fait mention au début de cette mise en contexte  ne se sont pas limités aux anciens régimes communistes qui ont effectué une transition démocratique relativement pacifique102. Les médias de pays affectés par un conflit récent ou en cours, comme la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, l’Afghanistan et l’Irak, ont aussi bénéficié de l’aide accordée par des gouvernements actifs en ce domaine, par exemple ceux des États- Unis et des pays de l’Union européenne. C’est la Bosnie-Herzégovine qui est devenue le banc d’essai de la mise en œuvre d’ambitieuses politiques de réforme des médias, alors que

99 Victor Pickard, « Neoliberal Visions and Revisions in Global Communications Policy from NWICO to WSIS », Journal of Communication Inquiry, vol. 31, no 2, avril 2007, p. 133. Dans son ouvrage Communication and Cultural Domination, Herbert Schiller illustre comment la doctrine de la libre circulation de l’information a été utilisée pour défendre les intérêts économiques des industries culturelles et entreprises médiatiques américaines, soucieuses de conquérir les marchés extérieurs avec le moins de contraintes réglementaires possible; il illustre aussi l’activisme de Washington pour faire reconnaître les idées de cette doctrine dans des textes clés du système onusien, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme (Herbert Schiller, Communication and Cultural Domination, White Plains/New York, International Art and Science Press, 1976, p. 24-45). 100 Ulla Carlsson, « From NWICO to Global Governance of the Information Society », in Oscar Hemer et Thomas Tufte (dir.), Media and Global Change: Rethinking Communication for Development, Buenos Aires, CLACSO, 2005, p. 197. 101 Pickard, p. 123. Voir aussi : Claudia Padovani, « New World Information and Communication Order (NWICO) » [En ligne], in Wolfgang Donsbach (dir.), The International Encyclopedia of Communication, Oxford, Wiley-Blackwell, 2008 (Consulté le 27 janvier 2015) 102 Hume, p. 19.

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le pays se relevait d’une guerre qui avait fait environ 100 000 morts et que les tensions entre les communautés bosniaque, croate et serbe étaient toujours vives103.

Ces politiques de réforme des médias ne se sont pas imposées naturellement à l’ordre du jour des gouvernements étrangers et des organisations internationales impliqués dans la reconstruction de la Bosnie. De fait, la question des médias ne constituait manifestement pas une priorité pour les responsables américains qui ont dirigé les négociations en vue de la signature des accords de paix de Dayton104 qui ont mis fin au conflit bosnien en décembre 1995105. Les accords ne contenaient pas de clause détaillée à cet effet, hormis une brève allusion à l’importance de préserver la liberté d’expression et de presse et une autre demandant aux signataires de prévenir ou de stopper toute incitation à « l’hostilité ou la haine ethnique ou religieuse », notamment par les médias106. Ce manque d’attention au rôle de la presse en Bosnie est pour le moins étonnant, car les médias de la région ont été de véritables instruments de propagation de haine lors des conflits qui ont embrasé l’ex- Yougoslavie au début des années 1990107.

103 Les estimations du nombre de personnes décédées lors du conflit en Bosnie-Herzégovine varient. Selon une étude menée sur une période de 12 ans par le Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, 104 732 personnes ont été tuées entre 1992 et 1995 lors du conflit en Bosnie, des civils en majorité ; voir UN ICTY, « New War Demographics Feature on the ICTY Website) », in Site du ICTY [En ligne], 2011, < http://www.icty.org/sid/10622 > (Consulté le 9 mars 2015) Plus récemment, une étude intitulée Le livre des morts de Bosnie-Herzégovine, publiée en 2013 par le Centre d’identification et de documentation Sarajevo, estime à 95 940 le nombre de personnes tuées lors de la guerre en Bosnie. Voir Daria Sito-Sucic and Matt Robinson, « After Years of Toil, Book Names Bosnian War Dead, Reuters, 15 février. [En ligne], Sarajevo / Belgrade, 15 février 2013. < http://www.reuters.com/article/2013/02/15/us- bosnia-dead-idUSBRE91E0J220130215 > (Consulté le 9 mars 2015) 104 Les accords de paix de Dayton, signés en décembre 1995, mettent fin à la guerre en Bosnie- Herzégovine, qui a eu lieu de 1992 à 1995, à la suite de l’éclatement de la fédération yougoslave. Les accords divisent l’ancienne République fédérée de la Yougoslavie en deux entités : la Fédération de Bosnie et Herzégovine (fédération croato-musulmane, 51 % du territoire) et la République serbe de Bosnie (49 % du territoire). Pour plus de détails sur les accords de Dayton, voir : U.S. Department of State, « Dayton Accords ». 105 Mark Thompson et Dan De Luce, « Escalating to Success? The Media Intervention in Bosnia and Herzegovina », in Price et Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 201-204. 106 Ibid., p. 203-204. Voir aussi l’article 1.1 de l’annexe 3 et l’article 1.3.b de l’annexe 7 des accords de Dayton (U.S. Department of State, « Dayton Accords », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 1995, < http://www.state.gov/p/eur/rls/or/dayton/ > (Consulté le 2 février 2015) 107 Voir l’ouvrage Forging War, où Mark Thompson brosse un portrait détaillé du rôle joué par les médias comme véhicules de la propagande des partis ultranationalistes au pouvoir lors des conflits en Croatie et en

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La crise provoquée lors des premières élections organisées par l’OSCE en Bosnie- Herzégovine, en septembre 1996, a cependant forcé les responsables internationaux à prendre l’enjeu des médias au sérieux108. Durant la campagne électorale, les médias contrôlés par les factions politiques à l’origine du conflit avaient en effet créé un climat malsain avec leur « propagande raciste », aux dires du négociateur en chef des accords de Dayton, le diplomate américain Richard Hoolbrooke109. Qui plus est, la victoire des trois partis nationalistes, ceux-là mêmes qui avaient joué un rôle dans le déclenchement de la guerre, a eu l’effet d’un électrochoc dans la communauté internationale110. En réaction, le Haut Représentant –– la plus haute autorité civile en en Bosnie-Herzégovine et l’incarnation de la mise sous tutelle internationale du pays –– a mené une série d’initiatives pour contrer les médias propagandistes111. Ce faisant, la question de la « gestion de l’espace médiatique », d’abord occultée, devenait centrale à la stabilisation et à la construction de la paix en Bosnie-Herzégovine112. L’expérience bosnienne allait aussi être marquante parce qu’elle annonçait les difficultés auxquelles l’ONU ferait face dans le même domaine au Kosovo, à la suite du conflit qui a ravagé cette ancienne province autonome de la Serbie.

Maintenant que nous connaissons les raisons pour lesquelles la Bosnie-Herzégovine est devenue un chantier d’envergure en matière de réforme des médias, il convient de faire un bref retour dans l’histoire. Il importe en effet de revenir sur l’expérience des gouvernements militaires alliés en Allemagne et au Japon, en particulier sur celle des Américains, pour mieux comprendre leurs initiatives visant à transformer l’environnement médiatique de ces

Bosnie-Herzégovine (Mark Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, Luton (UK), University of Luton Press, 1999, p. 261-290). 108 Robert Gillette, « Media Matters: Professionalizing and Regulating Media in Post-Conflict Bosnia and Kosovo » [En ligne], in Meeting Report 324: EES Noon Discussion, Washington, D.C., 14 juin 2006, 8 p. (Consulté le 27 janvier 2015) 109 Holbrooke, p. 344. 110 Chris Hedges, « Hardliners Are Biggest Winners in Bosnia Election », New York Times [En ligne], New York, 22 septembre 1996. (Consulté le 27 janvier 2015) 111 M. Thompson et De Luce, p. 208. 112 Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 4-5 et 19. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, la « gestion de l’espace médiatique » est une notion clé pour expliquer les différentes interventions possibles en matière de médias dans un contexte de crise. Nous y ferons référence dans notre thèse tout en reconnaissant ici que Price et Thompson ont été les premiers à s’y référer dans la littérature.

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deux pays afin d’en favoriser la démocratisation113. Comme le soulignent Price et Thompson, l’Allemagne et le Japon constituent les « prototypes [de] la gestion de l’espace médiatique » en situation de reconstruction post-conflit114. Cette mise en contexte historique nous permettra, par la suite, de mieux situer les enjeux soulevés dans la littérature qui se penche sur le sujet, entre autres en ce qui concerne les médias de la haine et la doctrine de l’information intervention. Nous examinerons également la thèse qui établit un lien entre médias et bonne gouvernance, puisqu’elle sert souvent de justification aux sommes investies dans les programmes d’aide aux médias. Nous ferons enfin un survol des différentes écoles de pensée s’étant penchées sur le rôle que peut jouer la presse comme vecteur de démocratisation et de paix au sein de sociétés minées par un conflit.

Ce tour d’horizon de la littérature nous permettra de situer les principaux enjeux, acteurs et courants qui caractérisent ce domaine de recherche en plein essor et, ainsi, de mettre en perspective notre propre réflexion. Nous serons alors mieux à même de formuler notre problématique de recherche, qui vise à éclairer les différentes philosophies d’intervention des acteurs impliqués dans la réforme des espaces médiatiques de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo.

1.1.3 La gestion de l’espace médiatique en situation de reconstruction post-conflit : les précédents historiques Dans les mois suivants la Seconde Guerre mondiale, les forces alliées ont voulu éradiquer la propagande ultranationaliste et xénophobe des médias allemands et japonais. En Allemagne, par exemple, les gouvernements militaires américain, britannique et français ont censuré, dans leur zone d’occupation respective, toute critique à l’encontre des forces d’occupation et toute référence nazie dans les médias, dans le secteur culturel et dans l’industrie du divertissement115. Cet objectif de dénazification était d’ailleurs inscrit dans l’accord de la conférence de Postdam, qui scellait le sort de l’Allemagne vaincue. Selon

113 Ibid., p. 4. 114 Ibid. 115 Ibid., p. 5.

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l’entente, les vainqueurs devaient « […] prévenir toute propagande ou activité militaire nazie116 ».

En plus de ces politiques de censure, les gouvernements militaires américain, britannique et français ont radicalement transformé l’espace médiatique allemand. Ils ont entre autres favorisé l’essor d’une presse commerciale indépendante et, surtout, ils ont décentralisé le système de radiodiffusion au niveau des Länder, les États fédérés allemands117. La mise en place d’un modèle de radiodiffusion décentralisé visait à minimiser l’ingérence du gouvernement central, tout en assurant une plus grande pluralité des voix118. De plus, la gouvernance des radiodiffuseurs des Länder était assurée par des « conseils indépendants de l’État » dont les membres représentaient différents partis politiques, et des groupes d’intérêts du secteur privé et de la société civile; une structure complexe qui visait à empêcher la prédominance d’un groupe119. L’établissement d’un mode de financement par redevances cherchait également à assurer l’indépendance financière des radiodiffuseurs publics par rapport à toute influence indue, politique ou financière120. En somme, on souhaitait faire table rase de l’histoire allemande récente, incarnée par le régime d’endoctrinement nazi de Joseph Goebbels, ministre du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande de 1933 à 1945. Le gouverneur militaire américain avait d’ailleurs résumé cet objectif dans un rapport sur la presse allemande produit en 1948 :

« The mission of Military Government in the field of press, as planned and applied to date, is […] [t]o use [his] authority to strengthen the economic and community position of the democratic press and safeguard it as far as possible against attempts to destroy it in order to revive a press more to the liking of the

116 Berlin Conference (USSR, USA, UK), « Berlin Potsdam Conference, 1945 », in PBS, Site de la PBS [En ligne], 2 août 1945, part II, sec. A, par. 3 (iii). (Consulté le 27 janvier 2015) 117 Les modalités de cette décentralisation du système de radiodiffusion ont été quelque peu différentes selon les zones d’occupation américaine, britannique et française; voir : Donald R. Reich, « Accident and Design: The Reshaping of German Broadcasting under Military Government », Journal of Broadcasting, vol. 7, no 3, 1963, p. 193-95. Voir aussi Robert W. McChesney et John Nichols (2010), op. cit., p. 248-249 118 Hallin et Mancini, p. 167. Voir aussi Donald R. Reich, p. 205. 119 Hallin et Mancini, p. 167-168. Voir aussi Donald R. Reich, p. 205. 120 McChesney et Nichols, p. 249.

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Nazis, militarists, racists and nationalists, and groups whose special interest demand a subservient press.121 »

Au Japon, le commandant suprême des forces alliées (SCAP), le général américain Douglas MacArthur, facilita lui aussi l’émergence de médias indépendants — à l’exception des médias communistes — afin de créer une culture de presse critique des pouvoirs en place122. Comme en Allemagne, les autorités américaines espéraient que les médias locaux, libérés des influences fascistes et ultranationalistes de l’ancien régime, favoriseraient la démocratisation de la société japonaise123. Cependant, dans le secteur de la radiodiffusion, le général MacArthur n’a pas remis en cause le monopole de NHK, le radiodiffuseur nippon qui avait été « l’instrument de propagande » du régime militaire japonais pendant la Seconde Guerre mondiale124. Ce n’est qu’en 1950, avec l’adoption de la Loi sur la radiodiffusion que NHK est devenu un radiodiffuseur public indépendant et que des radiodiffuseurs commerciaux ont pu commencer à lui faire concurrence125. À l’insistance des occupants américains, une loi créant une Commission de réglementation de la radio avait également été adoptée au même moment126. Inspirée de la Commission fédérale des communications (FCC) aux États-Unis, la Commission de réglementation de la radio japonaise devait dépolitiser la gestion des fréquences et l’octroi des permis de radiodiffusion, jusque-là sous contrôle gouvernemental127.

Cela dit, imposer des instances autonomes de réglementation des médias à des autorités aux réflexes centralisateurs et autoritaires n’est pas chose aisée. La courte existence de la Commission de réglementation de la radio japonaise, créée par la Loi sur l’établissement

121 Office of the Military Government for Germany (U.S.), p. 2. 122 McChesney et Nichols, p. 242. L’occupation militaire au Japon fut essentiellement l’affaire des Américains, en raison de leur rôle décisif dans la victoire contre ce pays; voir à ce sujet Catherine A. Luther et Douglas A. Boyd, « American Occupation Control over Broadcasting in Japan, 1945-1952 », Journal of Communications, vol. 47, no 2, printemps 1997, p. 39-40. 123 Ibid. McChesney et Nichols, p. 242-243. 124 Luther et Boyd, p. 41. 125 NHK, « 1950: From Broadcasting under Occupation to Democratization », in Site de NHK [En ligne], 2002. (Consulté le 27 janvier 2015) 126 Shinichi Shimizu, « Japan: Public Broadcasting as a National Project », in Marc Raboy (dir.), Public Broadcasting for the 21st Century, Luton, John Libbey Media, 2005, p. 142-143. 127 Ibid.

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d’une commission de réglementation de la radio de 1950, illustre bien ce phénomène128. En juillet 1952, quelques mois seulement après la fin de l’occupation alliée, la Commission fut démantelée par le gouvernement japonais qui a repris le contrôle de la gestion des fréquences via le ministère des Postes et des Télécommunications129. Selon les chercheurs Boyd et Luther, cette décision a eu pour effet de rendre les radiodiffuseurs nippons plus vulnérables aux pressions et à l’ingérence politique130. Ils ajoutent que la censure et le contrôle des médias japonais par les autorités militaires américaines durant l’occupation n’ont pas aidé à créer une culture d’indépendance journalistique qui aurait peut-être permis aux radiodiffuseurs de mieux résister aux désirs de contrôle du gouvernement japonais à la suite du départ des États-Unis131. En réalité, la décision du gouvernement japonais d’éliminer la Commission en dit long sur les difficultés de créer des instances autonomes de réglementation du secteur de la radiodiffusion au sein de pays en transition.

Avec le recul, on peut établir certains parallèles entre les stratégies des gouvernements d’occupation au Japon et en Allemagne, et les initiatives mises de l’avant par la communauté internationale en Bosnie-Herzégovine. Par exemple, à l’instar des Américains au Japon (avec leur Commission de réglementation de la radio), les responsables internationaux en Bosnie-Herzégovine ont eux aussi instauré une Commission indépendante des médias afin de dépolitiser l’environnement médiatique de la société bosnienne. Créée en 1998 à l’initiative du Bureau du Haut Représentant en Bosnie- Herzégovine, la Commission indépendante des médias a joué un rôle clé pour éliminer l’influence des partis politiques dans le secteur de la radiodiffusion132. C’est en effet grâce à la Commission qu’un cadre de réglementation pour les médias bosniens a pu être élaboré, entre autres pour administrer de façon indépendante l’octroi des permis de radiodiffusion, ainsi que l’adoption d’un code de pratique pour les radiodiffuseurs133. Durant les premiers

128 Ibid. 129 Ibid. 130 Luther et Boyd, p. 53. 131 Ibid., p. 55. 132 M. Thompson et De Luce, p. 212. 133 OHR, « Decision on the Establishment of the Independent Media Commission », in Site de l’OHR [En ligne], 1998. (Consulté le 27 janvier 2015)

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mois de son existence, les membres de la Commission indépendante des médias ont été confrontés à un travail dantesque : pour une population d’environ 3,5 millions, ils ont recensé pas moins de 280 radios et télévisions134. Ils ont alors constaté que les permis étaient octroyés par les autorités bosniaques, croates et serbes sans aucune cohérence, avec pour seule intention de brouiller les signaux des concurrents135. En plus d’assurer l’octroi des permis de radiodiffusion, la Commission a entrepris de surveiller le contenu des ondes afin de signaler les violations au code de pratique pour les radiodiffuseurs, notamment la diffusion de discours incitant l’auditoire à la haine, religieuse ou autre136. La Commission disposait de pouvoirs importants, dont ceux d’imposer des amendes, de suspendre des permis, de confisquer de l’équipement, voire de fermer des médias ou de retirer leur permis aux radiodiffuseurs137.

Comme nous le verrons, la Commission indépendante des médias s’est attiré son lot de critiques d’organisations de défense de la presse qui étaient inquiètes des risques de censure des médias bosniens138. Cela dit, en tenant compte du contexte de propagande ultranationaliste qui empoisonnait le secteur médiatique de la Bosnie et qui minait la mise en œuvre des accords de paix de Dayton, l’établissement d’une telle instance de réglementation s’avérait essentiel. Au Japon, des raisons similaires avaient incité les autorités américaines à établir la Commission de réglementation de la radio, entre autres afin d’éviter que les radiodiffuseurs nippons ne redeviennent les porte-voix du gouvernement et de sa propagande, comme cela avait été le cas pendant la Seconde Guerre mondiale. De la même manière en Allemagne, les forces d’occupation alliées sont restées vigilantes à tout désir de contrôle de la presse du gouvernement fédéral allemand. En 1949, quatre ans après le début de l’occupation, elles se sont par exemple opposées à la tentative du Conseil parlementaire ouest-allemand de soumettre les radiodiffuseurs à l’autorité du ministère des services postaux, comme cela avait été le cas sous la République de Weimar

134 Gillette, « Media Matters: Professionalizing and Regulating Media in Post-Conflict Bosnia and Kosovo », p. 4. 135 Ibid. 136 Ibid. 137 OHR, « Decision on the Establishment of the Independent Media Commission ». 138 M. Thompson et De Luce, p. 213.

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(1918-1933) avant le régime nazi139. Pour le gouvernement militaire allié, la radio devait être protégée des désirs de contrôle du gouvernement central140.

Cela dit, des observateurs n’ont pas manqué de souligner les contradictions inhérentes à la stratégie des forces d’occupation alliées qui, d’un côté, soutenaient l’essor d’une presse indépendante au nom de la liberté de la presse et, de l’autre, censuraient le contenu des médias qui ne leur convenaient pas141. Au Japon, des chercheurs ont même avancé que la censure des médias par les Américains pendant l’occupation avait contribué à perpétuer une dynamique de soumission de la presse aux autorités142. Ces observations ne rendent cependant pas justice aux luttes qui ont existé entre les journalistes locaux et leurs censeurs militaires, comme le rappellent McChesney et Nichols143. Certes, les médias allemands et japonais se sont fait censurer, mais ils ont aussi testé les limites des censeurs qui ont dû les rappeler à l’ordre à de nombreuses reprises, par exemple lors de la publication de reportages sur l’arrestation de criminels de guerre au Japon144. En somme, en dépit de la censure, les réformes des systèmes médiatiques allemand et japonais pendant l’occupation ont favorisé, selon McChesney et Nichols, l’essor d’une presse indépendante145.

1.1.4 Les médias de la haine, la doctrine de l’information intervention et le droit international Le rôle joué par les médias propagandistes et haineux dans les conflits identitaires qui ont embrasé l’ex-Yougoslavie a fait l’objet de quelques ouvrages importants dont nous parlerons plus loin. Mais c’est sans doute le génocide au Rwanda qui a généré le plus d’intérêt en recherche à cet égard du fait de l’étendue de la tragédie et du rôle central qu’auraient eu des médias génocidaires dans les violences, comme la funeste Radio

139 Reich, p. 203. 140 Ibid. 141 Susan Carruthers, The Media at War: Communication and Conflict in the Twentieth Century, New York, St-Martins, 2000, p. 250. 142 Luther et Boyd, p. 54-55. 143 McChesney et Nichols, p. 250-251. 144 Ibid., p. 317-318. Voir aussi : New York Times, « Censors Restrict Japanese Papers » New York Times, New York, 10 janvier 1946, p. 7; New York Times, « Press Censorship Ends in Japan; Editors Put on Own Responsibility » New York Times, New York, 16 juillet 1948, p. 11. 145 McChesney et Nichols, p. 317-318.

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télévision libre des mille collines. Des chercheurs comme Chrétien, Des Forges, Sebahara et Frère et Thompson — pour n’en nommer que quelques-uns — ont voulu comprendre comment des médias extrémistes avaient pu inciter des citoyens ordinaires à assassiner leurs compatriotes dans une folie collective146. Rappelons que le génocide rwandais a fait entre 500 000 et un million de morts, en majorité des Tutsis, entre avril et juillet 1994147. Ce massacre, planifié par des extrémistes hutus du régime du président Habyarimana, a jeté le discrédit sur les Nations unies et la communauté internationale, incapables de prévenir la tragédie148.

Pourtant, ne serait-ce que d’un point de vue médiatique, les signes annonciateurs de l’imminence du dérapage étaient nombreux. Avec l’arrivée du multipartisme en 1991, on assiste à l’essor d’une presse rwandaise privée au ton belliqueux, et au contenu souvent diffamatoire et raciste, une situation qui aurait contribué à polariser les élites politiques149 : « The medias were used as proxies in the struggle for power and reflected the anger and even hatred the political parties harboured towards each other.150 » Pour les chercheurs Snyder et Ballentine, la libéralisation chaotique de l’environnement médiatique rwandais au début des années 1990, alors que les partisans et les opposants du régime d’Habyarimana s’affrontaient par le biais de médias interposés, a grandement contribué à la radicalisation

146 Voir Jean-Pierre Chrétien (dir.) avec RSF (Reporters sans Frontières), Rwanda, les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, 397 p.; Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story: Genocide in Rwanda, New York, Human Rights Watch, 1999, 789 p.; Pamphile Sebahara et Marie-Soleil Frère, « Rwanda, le génocide : un échec de la gestion des crises », in Marie-Soleil Frère (dir.), Afrique centrale : médias et conflits, Bruxelles, GRIP, 2005, p. 133-178; Allan Thompson (dir.), The Media and The Rwanda Genocide, Ottawa : Pluto Press/Fountain Publisher/CRDI, 2007, 463 p. 147 Les estimations varient. Voir, par exemple, Marcel Kabanda, « Tutsi Génocide des » in Encyclopædia Universalis [En ligne]. < http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/genocide-des-tutsi/> (Consulté le 10 mars 2015); et HRW, « Rwanda: l’avancée de la justice après le génocide », in Site de Human Rights Watch [En ligne], 2014. < http://www.hrw.org/fr/news/2014/03/28/rwanda-l-avancee-de-la-justice-apres-le-genocide > (Consulté le 10 mars 2015) 148 ONU, Rapport de la commission indépendante sur les actions des Nations unies lors du génocide de 1994 au Rwanda, New York, ONU, 1999, p. 3. 149 Voir Pamphile Sebahara et Marie-Soleil Frère, in Marie-Soleil Frère (dir.), p. 51. Voir aussi Jean-Marie Vianney Higiro, « Rwandan Private Print Media on the Eve of the Genocide », in A. Thompson (dir.), p. 73- 89. Prendre note que certains faits ou idées analysés dans cette sous-section, de même que dans les deux sections suivantes (1.1.5 et 1.1.6) sont traités plus en profondeur dans un article écrit par l’auteur de ces lignes. Voir Simon Thibault, « La réforme du secteur médiatique de sociétés fragilisées par la guerre : un facteur de stabilité ou d’instabilité? », Les Cahiers du journalisme, no 21, automne 2010, p. 274-297. 150 Higiro, p. 84

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des acteurs politiques151. C’est néanmoins le gouvernement d’Habyarimana qui pousse la logique d’affrontement à son extrême. Le régime n’hésite pas, en effet, à utiliser Radio Rwanda, la radio d’État, pour disséminer sa propagande xénophobe pro-Hutus152. Dans ses pires moments, Radio Rwanda aurait même provoqué des affrontements interethniques. En mars 1992, par exemple, la radio a laissé croire aux Hutus du district de Bugesera, au sud de la capitale, Kigali, qu’ils étaient à la merci d’une attaque imminente de la part de Tutsis153. Alarmés par la programmation incendiaire de Radio Rwanda, des militaires, des milices et des citoyens hutus ont lancé une attaque « préventive » à l’encontre des populations tutsies locales, ce qui a provoqué des violences faisant des centaines de morts154. Cependant, avec la montée en force de l’opposition, le régime d’Habyarimana perd le contrôle de Radio Rwanda et des individus proches du pouvoir créent, au printemps 1993, la Radio télévision libre des mille collines (RTLM)155. Ce média génocidaire, le plus connu d’entre tous, surpassera rapidement Radio Rwanda dans l’horreur, en provoquant les violences à grande échelle et en coordonnant les attaques contre la population tutsie et les Hutus modérés156.

Dans la région des Balkans, Thompson, Price, Kurspahic et de la Brosse ont aussi illustré le rôle néfaste des médias dans le processus de désintégration de l’ex-Yougoslavie157. Ils ont notamment démontré comment, à la fin des années 1980, le président de la Serbie, Slobodan Milosevic (1989-2000), et le président de la Croatie, Franjo Tudjman (1990- 1999), ont utilisé les télévisions d’État pour disséminer leur propagande xénophobe et mobiliser l’opinion publique afin de soutenir leurs politiques ultranationalistes. La propagande de Milosevic et de Tudjman visait à créer un sentiment d’insécurité et de colère

151 Jack Snyder et Karen Ballentine, « Nationalism and the Marketplace of Ideas », International Security, vol. 21, no 2, automne 1996, p. 6. 152 Alison Des Forges, « Call to Genocide: Radio in Rwanda, 1994 », in A. Thompson (dir), p. 41-54. 153 International Commission citée dans ibid., p. 42. 154 Ibid. Voir aussi Jean-Pierre Chrétien, « RTLM Propaganda, The Democratic Alibi », in A. Thompson (dir.), p. 55-61. 155 Chrétien (dir.), p. 63-74. 156 Ibid. 157 M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina; Price (dir.); Kurspahic; de La Brosse.

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dans leur population en lui disant que leurs concitoyens étaient victimes d’exactions, réelles ou imaginées. La télévision d’État serbe, par exemple, avait tendance à dépeindre les membres des communautés croate et musulmane de Bosnie comme des extrémistes qui menaçaient la sécurité de la communauté serbe en Bosnie ou en Croatie, d’où la nécessité de venir à la défense de cette dernière158. La télévision croate, de son côté, jouait sur la peur du projet de « Grande Serbie » ou sur la crainte de l’islamisme radical en Bosnie- Herzégovine159. Thompson et Kurspahic en particulier ont très bien dépeint ce climat d’hystérie collective, alimenté par les médias propagandistes en Serbie, en Croatie, de même qu’en Bosnie-Herzégovine. Nous reviendrons dans le chapitre 4 sur la problématique des médias propagandistes lors de la désintégration de l’ex-Yougoslavie et, plus spécifiquement, lors du conflit en Bosnie-Herzégovine.

1.1.4.1 La doctrine de l’information intervention et le droit international : possibilités et limites Que ce soit lors du génocide au Rwanda ou durant les conflits dans les Balkans, l’apparente incapacité d’agir de la communauté internationale pour stopper l’utilisation des médias comme armes de guerre a généré de nombreux débats au sein de la littérature. Dans un article intitulé « Information Intervention : When Switching Channels Isn’t Enough », Jamie Metzl (un ancien employé de l’ONU) propose d’intervenir au sein de l’espace médiatique de pays où des médias locaux sont des vecteurs de violence160. Plus spécifiquement, il suggère de créer une unité aux Nations unies qui serait responsable de : a) surveiller les médias incitant la population à la violence en zone de crise; b) diffuser si nécessaire une information neutre pour contrer la propagande ambiante; et c) brouiller les fréquences des médias reconnus comme des sources d’incitation à la violence161. Les propositions de Metzl — qui est à l’origine de la notion d’information intervention — ont généré de nombreuses réactions162. Des auteurs ont souligné la difficulté de les mettre en

158 Price (dir.), p. 5. 159 Ibid. 160 Jamie F. Metzl, « Information Intervention : When Switching Channels Isn’t Enough », Foreign Affairs, vol. 76, no 6, nov.-déc. 1997, p. 17-20. 161 Ibid. 162 Mark Thompson, « Defining Information Intervention : An Interview with Jamie Metzl », in Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 41- 65.

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œuvre, en particulier le brouillage des fréquences d’un pays163. Une telle action contreviendrait en effet au principe de non-ingérence dans les affaires d’un État souverain, une norme fondamentale en droit international, comme l’article II (7) de la Charte des Nations unies le stipule : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence d’un État […].164 »

D’un autre côté, le principe de non-ingérence n’est pas absolu165. Il existerait par exemple des exceptions qui permettraient à un ou des pays d’intervenir dans l’environnement médiatique d’un pays en crise166. Thompson et Price en notent trois167. Premièrement, le Chapitre VII de la Charte des Nations unies permet au Conseil de sécurité d’agir en cas « de menace contre la paix168 ». Plus spécifiquement, l’article 41 autorise le Conseil de sécurité à décider « […] quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force » peuvent être prises à cet effet, ce qui inclut « […] l’interruption complète ou partielle […] des communications […] radioélectriques et autres moyens de communication169 ». Selon cet article, le Conseil de sécurité peut donc autoriser les États membres à stopper les moyens de transmission de médias qui menacent la paix d’un État et la sécurité internationale, pourvu que cette action ne requière pas l’usage de la force170.

Une deuxième exception au principe de non-ingérence stipule qu’un État reste contraint par ses obligations légales internationales en droit humanitaire, notamment en ce qui concerne l’utilisation des médias « […] to incite systematic and widespread human rights violations171 ». Selon cette exception, un État ou un groupe d’États peut prendre une série

163 Eric Blinderman, « International Law and information Intervention », in Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 113-114. 164 ONU, Charte des Nations unies, New York, ONU, 1945, article II (7). 165 Eric Blinderman, p. 112-127. 166 Mark Thompson et Monroe E. Price, « Intervention, Media and Human Rights », Survival, vol. 45, no 1, printemps 2003, p. 183-202. 167 Ibid. 168 ONU, Charte des Nations unies. 169 Ibid. 170 Ibid. 171 Blinderman, p. 116.

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de mesures non coercitives, comme la mise en œuvre de projets d’aide à la presse locale (formation de journalistes, création de médias de paix ou assistance à des médias existants, etc.), afin de contrer les médias haineux et, ainsi, de tenter de prévenir une crise172. La troisième et dernière exception au principe de non-ingérence découle de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide173. À ses articles I et III (c), il est spécifié que le génocide est un crime que les parties contractantes s’engagent à « […] prévenir et à punir », ce qui inclut la cessation de « [...] l'incitation directe et publique à commettre le génocide174 ». Pour le chercheur Erni, la Convention sur le génocide est le document qui offre le cadre le plus clair pour justifier une intervention dans l’environnement médiatique d’un pays où les médias haineux contribuent à la violence politique175. Mais, du même souffle, il signale combien cette question fait toujours l’objet de débats. À cet égard, l’incapacité de la communauté internationale d’intervenir au Rwanda, malgré l’existence de la Convention sur le génocide, illustre le chemin qu’il reste à parcourir avant que soient utilisés ces outils en droit international176.

1.1.5 Le lien entre médias et bonne gouvernance, et les différentes interventions médiatiques en zones de crise Pendant que les discussions sur la légalité des interventions dans la sphère médiatique de pays en zone de conflits se poursuivent, les initiatives se multiplient sur le terrain. Ces 15 dernières années, on a assisté à une complexification des types d’interventions médiatiques au sein de pays instables ou en reconstruction, avec un nombre grandissant de protagonistes. Il existe par ailleurs plusieurs écoles de pensée quant au rôle que peuvent jouer les médias dans ce contexte177. L’une d’elles souligne l’apport positif de la presse et

172 Ibid., p. 125. 173 M. Thompson et Price, « Intervention, Media and Human Rights », p. 183-202. 174 Haut-Commissariat aux droits de l’homme, « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », in ONU, Site de l’ONU – Droits de l’homme [En ligne], 1948, article III. (Consulté le 27 janvier 2015) 175 John Nguyet Erni, « War, "Incendiary Media" and International Human Rights Law », Media, Culture & Society, vol. 31, no 6, 2009, p. 867-886. 176 M. Thompson et Price, « Intervention, Media and Human Rights », p. 187-188. Voir aussi Blinderman, p. 126. 177 Bratic et Schirch mentionnent l’existence de deux écoles de pensée quant au rôle que peut jouer le journalisme en situation de conflits : la première école se penche sur l’impact positif du journalisme traditionnel; l’autre défend la pertinence du journalisme de paix, comme Johan Galtung l’a défini; voir

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des journalistes au sein de sociétés en crise, ne serait-ce que par leur capacité d’informer les citoyens et de faciliter le débat public en tant que médiateurs178. Selon cette vision, le journalisme, tel que pratiqué par des médias relativement indépendants et critiques du pouvoir, est un élément essentiel à la gouvernance démocratique d’une société.

Cette vision du journalisme s’ancre dans une longue tradition philosophique libérale qui remonte au XVIIe siècle. Des penseurs comme John Milton, John Stuart Mill et John Locke, pour n’en nommer que quelques-uns, ont combattu la censure et défendu les libertés d’expression et d’opinion comme valeurs fondamentales au sein de sociétés ouvertes et démocratiques179. Très tôt, la presse écrite a été perçue comme un élément essentiel de cette équation démocratique. Edmund Burke, un parlementaire britannique du XVIIIe siècle, l’aurait d’ailleurs comparée à un « quatrième pouvoir » lors d’un débat au parlement britannique, car en couvrant les affaires de la nation, en faisant contrepoids aux autorités et en s’assurant de leur transparence, la presse serait le chien de garde des institutions et un gage de bonne gouvernance180.

La croyance selon laquelle une presse libre est un complément essentiel à la bonne gouvernance, à la stabilité et à la paix est une idée puissante qui a façonné le discours de nombreux journalistes, diplomates, humanitaires et politiciens depuis la Deuxième Guerre mondiale. Kent Cooper, qui a dirigé l’Associated Press (AP) de 1925 à 1948, a été l’un des

Vladimir Bratic et Lisa Schirch, Why and When to Use the Media for Conflict Prevention and Peacebuilding. Issue Paper 6 [En ligne], La Haye, European Centre for Conflict Prevention, décembre 2007, p. 17. (Consulté le 27 janvier 2015) 178 Ibid. La notion selon laquelle les médias peuvent jouer ce rôle d’intermédiaire dans l’espace public a été abondamment discutée depuis l’ouvrage de Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere; An inquiry into a Category of Bourgeois Society, Boston, MIT Press, 1991 (1962), 301 p.; voir aussi l’essai plus récent de Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2004, 347 p. 179 Pensons en particulier au texte De la liberté de la presse et de la censure de John Milton, considéré comme l’un des premiers plaidoyers pour la liberté de la presse : John Milton, Areopagitica: A Speech of Mr. John Milton for the Liberty of Unlicensed Printing, to the Parliament of England, New York, The Grolier Club, 1890 (1644). Ce classique est disponible en ligne grâce au projet Gutenberg : (Consulté le 27 janvier 2015) 180 L’écrivain écossais Thomas Carlyle attribue cette expression à Edmund Burke dans son livre On Heroes, Hero Worship and the Heroic in History (Lecture V) : Thomas Carlyle, Sartor Resartus and On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History. (Introduction by Professor W. H. Hudson), New York, E.P. Dutton & Co., 1946 (1840), p. 392. Cet ouvrage est également disponible en ligne : (Consulté le 27 janvier 2015)

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défenseurs les plus tenaces de cette vision. Son expérience avec l’AP en Europe après la Première Guerre mondiale l’avait convaincu des dangers d’une presse au service de dictatures, comme ce fut le cas sous l’Allemagne hitlérienne, l’Italie fasciste de Mussolini ou le régime militaire japonais dans les années précédant la Deuxième Guerre mondiale181. Selon Cooper, il est impératif de promouvoir l’essor de médias indépendants et critiques à travers le monde pour construire la paix : « Since it has been proved that poisoned news can generate a war, its antithesis, truthful news, should have a chance to prove that it can maintain peace », écrit-il dans une longue lettre d’opinion au New York Times, le 11 mars 1945, quelques jours avant la fin de la guerre182. C’est dans cet esprit que Cooper milite pour l’inclusion d’une clause sur la « liberté de la presse » dans le traité de paix qui allait régir la période de l’après-guerre183. Le directeur de l’AP a d’ailleurs activement promu cette idée chez la classe politique de l’époque184. Selon McChesney et Nichols, il aurait réussi à influencer le président américain Roosevelt « avec qui il correspondait », ainsi que son secrétaire d'État, Cordell Hull, qui a fait inscrire (dans la déclaration d’une conférence des alliés tenue à Moscou en 1943) la liberté de la presse comme l’une des libertés à rétablir en Italie après la guerre185.

Si le lien entre presse libre, démocratie et paix a été défendu dans le monde de la diplomatie et du journalisme dès la Seconde Guerre mondiale, il faut cependant attendre les années 1980 avant de voir émerger un corpus d’études scientifiques qui éclaire cette relation. Amartya Sen, prix Nobel d’économie, est l’un des premiers chercheurs à s’intéresser à la question. Dans une recherche sur les pénuries alimentaires en Inde, Sen conclut que ce pays n’a pas connu de famine depuis son indépendance, entre autres grâce au rôle joué par la presse écrite indienne, qui informe le public et force les autorités à réagir lorsque la situation l’exige186. Quelques années plus tard, Sen approfondit sa réflexion dans un ouvrage écrit avec Jean Drèze. Ils y étudient, entre autres, la famine de 1958-61 en

181 K. Cooper, « To Prevent War – No News Blackout ». 182 Ibid. Voir aussi : McChesney et Nichols, p. 244. 183 Kent Cooper, « Free Press v. War », Time, 22 novembre, vol. 42, no 21, 1943, p. 59. 184 McChesney et Nichols, p. 245. 185 Ibid. 186 Sen, p. 84.

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Chine, qui aurait fait entre 16,5 et 29,5 millions de morts, et concluent que l’ampleur et la longévité de cette famine seraient dues en partie à l’absence d’une opposition politique et d’une presse critique qui auraient contraint le gouvernement chinois à confronter la crise plus rapidement, en cessant notamment ses exportations de céréales pour nourrir sa population187. Pour Drèze et Sen, les enseignements de la famine chinoise de 1958-1961 s’appliquent à d’autres pays, notamment en Afrique subsaharienne : « While the political systems are quite different, this feature of absence of political opposition and free journalism in African politics is a cause of famine vulnerability in Africa as it was in China at the time it had its own disaster.188 » Les coups d’État qui ont renversé les gouvernements de l’Éthiopie, du Niger et la République de Haute-Volta (devenue le Burkina Faso) dans les années 1970 à la suite de famine ou de ruptures de stock de nourriture illustreraient ce phénomène189. Ainsi, la présence d’une presse critique et d’un système politique pluraliste améliorerait non seulement la gouvernance, mais créerait aussi des conditions favorables à la paix.

D’autres chercheurs se sont intéressés à l’impact positif que peuvent avoir les médias indépendants sur la gouvernance des sociétés. Dans la même lignée que Drèze et Sen, Besley et Burgess (2002) se sont intéressés à la réponse des autorités de 16 États de la fédération indienne à la suite de chutes de la production alimentaire causée par des sécheresses190. À l’aide d’une analyse de régression sur une période de 34 ans (1958-92), ils constatent qu’une augmentation de 1 % du tirage de journaux correspond à une augmentation de l’aide alimentaire de 2,4 % et à un accroissement de 5,5 % des dépenses d’urgence des autorités pour porter secours aux populations191.

De leur côté, Aymo Brunetti et Beatrice Weder révèlent l’effet dissuasif du travail des médias sur le phénomène de la corruption : au moyen d’une analyse économétrique et d’un

187 Drèze et Sen, p. 213. 188 Ibid., p. 214 189 Voir Ellen Messer, Marc J. Cohen et Thomas Marchione, « Conflict: A Cause and Effect of Hunger », ECSP Report Issue 7 [En ligne], Washington, D.C., Woodrow Wilson International Centre for Scholars, 2001, p. 6. (Consulté le 17 février 2015), 190 Timothy Besley et Robin Burgess, « The Political Economy of Government Responsiveness: Theory and Evidence from India », Quarterly Journal of Economics, vol. 117, no 4, p. 1435. 191 Ibid.

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échantillon de 125 pays, ils constatent que plus la liberté de presse est grande, plus le niveau de corruption a tendance à être bas192. D’autre part, Pippa Norris analyse le lien entre la démocratie, la bonne gouvernance et les trois fonctions qu’on attribue généralement aux médias en société (leur rôle de watchdog, c’est-à-dire de critique des autorités politiques; leur rôle de médiateur des débats de société, et leur fonction d’agenda-setter, c’est-à-dire leur capacité d’identifier les enjeux d’intérêt public à traiter en priorité)193. En croisant une série d’indicateurs reconnus dans un large échantillon de près de 200 pays, Norris constate que ces trois fonctions de la presse sont intimement liées à la bonne gouvernance et au processus de démocratisation des sociétés194.

En dehors des cercles universitaires, les études scientifiques démontrant l’apport positif d’une presse libre et diversifiée à la bonne gouvernance, voire à la paix, sont peu mentionnées. Pourtant, le lien entre médias, démocratie et paix est fréquemment mis de l’avant par les agences gouvernementales, les organisations multilatérales et les ONG, qui justifient ainsi leurs programmes d’aide aux médias de pays instables ou en guerre. Parmi les organisations internationales, l’UNESCO est probablement celle qui a le plus ardemment défendu cette thèse. À cet égard, la déclaration de Belgrade, entérinée en 2004 lors d’une conférence de l’UNESCO dans la capitale serbe, énumère une liste de recommandations pour soutenir les médias dans les zones de conflit et de post-conflit195. On y souligne le rôle clé d’une presse pluraliste, libérée « de toute mainmise gouvernementale, politique ou économique » et, surtout, l’importance d’un « […] accès à la libre circulation de l’information puisée à diverses sources […] pour révéler tout abus qui peut avoir lieu et susciter un climat propice au règlement des conflits196 ».

Pour sa part, le directeur général de l’UNESCO de l’époque, Koïchiro Matsuura, affirme que « […] "la sécurité personnelle et la survie même" des populations des zones de conflit

192 Brunetti et Weder, p. 1801, 1820 et 1821. 193 Norris, p. 68. 194 Ibid. 195 UNESCO, « Déclaration de Belgrade », in Site de l’UNESCO [En ligne], Paris, 2004. (Consulté le 27 janvier 2015) 196 Ibid.

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[peuvent] être tributaires de l'obtention […] "d'informations indépendantes et dignes de foi”" »197. Selon Matsuura, « […] la presse libre n'[est] pas un luxe qui [peut] attendre des temps meilleurs; elle fait partie du processus même par lequel ces temps meilleurs peuvent advenir »198 ».

Des ONG comme Internews, IREX, l’Institut Panos, la Fondation Hirondelle et l’Institute for War and Peace Reporting (IWPR) partagent cette vision selon laquelle les médias peuvent être des agents de pacification et de réconciliation en situation de conflit ou de post-conflit. La Fondation Hirondelle (FH) en particulier est l’une des pionnières dans ce domaine. Depuis 1996, l’ONG suisse a lancé une dizaine de radios indépendantes et d’agences de presse dans des pays affectés par un conflit, récent ou en cours, notamment en République démocratique du Congo (Radio Okapi), en République centrafricaine (Radio Ndeke Luka), en Sierra Leone (Cotton Tree News), au Sud-Soudan (Radio Miraya), au Libéria (Star Radio) et au Kosovo (Radio Blue Sky)199. Pour la Fondation, la présence de médias professionnels au sein de sociétés instables permet d’offrir une information factuelle et crédible aux populations vulnérables200. Elle lutte ainsi contre la « rumeur et la propagande » en permettant aux auditeurs de faire des choix éclairés et en diminuant les risques de manipulation associés aux médias contrôlés par des factions politiques ou des chefs de guerre201. En somme, en « […] offrant de l’information crédible et impartiale, la Fondation Hirondelle aide à la reconstruction, au maintien de la paix et à l’édification de sociétés citoyennes202 ».

197 Koïchiro Matsuura, Message pour la Journée mondiale de la liberté de la presse 2004, Paris, UNESCO, 2004. 198 Ibid. 199 Cette radio est maintenant intégrée à Radiotélévision du Kosovo (RTK). 200 Voir Fondation Hirondelle, « Qui sommes-nous? », in Site de la Fondation Hirondelle [En ligne], 2014. (Consulté le 27 janvier 2015); voir aussi Fondation Hirondelle, « Nos opérations », in Site de la Fondation Hirondelle [En ligne], 2014. (Consulté le 27 janvier 2015) 201 Ibid. 202 Fondation Hirondelle, Médias pour la paix et la dignité humaine [feuillet d’information], Lausanne, Fondation Hirondelle, 2008, p. 1. Jusqu’en 2010, on pouvait lire sur le site Web de la Fondation que les radios indépendantes jouent un « rôle immense en faveur de la paix »; voir Thibault, p. 281.

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Dans le même esprit, l’Institute for War and Peace Reporting (IWPR) défend aussi la nécessité de promouvoir le journalisme de qualité en zone de conflit. Créée au début des années 1990, cette ONG anglaise forme des journalistes professionnels et citoyens, de même que des médias, dans les coins chauds de la planète, de l’Irak à l’Afghanistan, en passant par la Libye, l’Égypte, le Soudan et la République démocratique du Congo203. IWPR vise ainsi à informer le plus adéquatement possible les populations locales afin de renforcer la société civile, d’empêcher les violations des droits de l’homme et d’assurer plus de transparence des autorités204. En un sens, la Fondation Hirondelle, l’IWPR et d’autres organisations du même genre sont les héritières des idées de Kent Cooper, le défunt directeur de l’AP, qui voyait dans la pratique d’un journalisme professionnel un antidote à la propagande et à la manipulation des masses, créant ainsi des conditions favorables à la paix.

Cela dit, tous ne partagent pas la vision de l’UNESCO ou celle de la Fondation Hirondelle quant au potentiel pacificateur des médias. Le politologue israélien Gadi Wolfsfeld, par exemple, souligne l’impact négatif que peut avoir la presse dans une société démocratique aux prises avec un conflit qui menace sa sécurité205. En s’intéressant à la couverture médiatique des négociations de paix entre responsables israéliens et palestiniens après l’entente conclue à Oslo en 1993, Wolfsfeld a montré comment des médias israéliens, pourtant indépendants, ont contribué, par leur sensationnalisme, à enflammer l’opinion publique israélienne à l’égard du peuple palestinien (et de la menace terroriste), sapant par le fait même les chances de réconciliation206. Les responsables politiques israéliens s’étaient d’ailleurs plaints de l’ambiance négative créée par la presse207. Talonnés par une

203 Voir IWPR, « What We Do », in Site de l’IWPR [En ligne], Londres, 2015. (Consulté le 27 janvier 2015) 204 Ibid. 205 Gadi Wolfsfeld, The News Media and Peace Processes: The Middle East and Northern Ireland [En ligne], Washington, D.C., United States Institute of Peace, Peaceworks No. 37, 2001, p. 21-26. (Consulté le 19 février 2015) Fait à noter, Wolfsfeld croit que les médias peuvent aussi jouer un rôle constructif pour la paix, entre autres en expliquant les enjeux, les obstacles et les sacrifices nécessaires à la signature d’une entente. 206 Ibid. 207 Voir les propos que Wolfsfeld attribue à un proche conseiller d’Yitzhak Rabin, premier ministre israélien de 1974 à 1977, puis de 1992 jusqu’à son assassinat, en 1995. Ibid., p. 23-24.

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opinion publique inquiète pour sa sécurité, ils ont eu ainsi moins de marge de manœuvre pour faire des concessions nécessaires à la paix :

« A sensationalist media turn every debate into a shouting match and every setback into a disaster. A calm political environment is an important condition for the promotion of peace. News is almost always about conflict, and sensational news is dedicated to presenting that conflict in as dramatic and emotional package as possible.208 »

Les partisans du « journalisme de paix » (« peace journalism ») accusent souvent les médias traditionnels de sensationnalisme belliqueux. Selon eux, la couverture journalistique conventionnelle en situation de conflit (« war journalism ») a tendance à « déshumaniser » les protagonistes et à les placer dans une logique d’affrontement, en mettant l’accent sur ce qui les divise plutôt que sur ce qui les unit209. La solution résiderait donc dans la pratique d’un journalisme qui vise à comprendre les causes des conflits et à explorer les solutions possibles pour les résoudre, ce qui inclut les initiatives de pacification « par le bas » plutôt que celles des élites210.

Pour Johan Galtung, spécialiste norvégien de la résolution de conflit, le journalisme de paix est un « journalism of attachment », c’est-à-dire un journalisme qui « s’attache » à « toutes les victimes actuelles et potentielles » de conflits211. Ce journalisme engagé doit donc se traduire par une volonté de travailler pour la paix chez les médias et les journalistes, car, comme le soulignent Lynch et McGoldrick : « Peace journalism is when editors and journalists make choices –– of what stories to report, and how to report them –– that create opportunities for society at large to consider and value non-violence responses to

208 Ibid., p. 23. 209 Johan Galtung, « Peace Journalism as Ethical Challenge », Asteriskos, Journal of International and Peace Studies, 3/4, 2007, p. 8-10. Voir aussi Jake Lynch, Debates in Peace Journalism, Sydney, Sydney University Press, 2008, p. 3-29. 210 Ibid. Pour un aperçu des techniques internationales de pacification par le bas, voir Sandrine Lefranc, « Du droit à la paix : La circulation des techniques internationales de pacification par le bas », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 4, no 174, 2008, p. 48-67. 211 Johan Galtung « High Road, Low Road, Charting the Course for Peace Journalism », in Johan Galtung et Dietrich Fischer (dir.), Johan Galtung : Pioneer of Peace Research, New York : Springer coll. « Springer Briefs on Pioneers in Science and Practice », vol. 5, 2013, p. 99. On attribue à Galtung la paternité du terme « journalisme de paix »; voir Jake Lynch, « (2) Peace Journaism for Journalists » in Site de Transcend Media Service [En ligne]. < https://www.transcend.org/tms/ about-peace-journalism/2-peace-journalism-for- journalists/ > (Consulté le 14 mars 2015)

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conflict.212 » Martin Bell, un ancien journaliste de la BBC, marqué par son expérience comme reporter en Bosnie, parle lui aussi de la nécessité d’un « journalism of attachment »213. Ce faisant, il remet en cause la notion même d’objectivité journalistique, car le reporter ne doit avoir pour préoccupation que de rapporter la vérité; il ne doit pas rester « neutre » devant le mal, quitte à prendre parti pour les victimes : « It is a journalism that is aware of the moral ground on which it operates, that cares as well as knows, and that will not stand neutrally between good and evil, the victim and the opressor » 214.

Bien évidemment, cette position est en porte-à-faux avec la vision classique d’un journalisme objectif et détaché, ce qui vaut aux partisans du journalisme de paix une certaine méfiance de leurs confrères des médias de masse215. Le journalisme de paix a néanmoins gagné en crédibilité au sein du monde universitaire ces dernières années, grâce entre autres aux recherches et à l’activisme de Galtung, Lynch McGoldrick, Hackett et autres, qui proposent une alternative critique au journalisme conventionnel afin de construire la paix en zones troubles216.

Les initiatives d’appui au journalisme ne constituent pas la seule approche privilégiée pour créer des conditions propices à la bonne gouvernance et à la paix au sein de pays instables. Un nombre croissant d’ONG recourent en effet à des techniques moins traditionnelles. L’une de ces techniques est appelée divertissement éducatif217. Elle vise à conscientiser les populations locales au sujet d’enjeux de société, et à inculquer des valeurs citoyennes et de

212 Lynch et McGoldrick, cités par Lynch, p. 3. 213 Martin Bell, « The Truth is Our Currency », The International Journal of Press/Politics, vol. 3, no 1, Janvier 1998, p. 102-103. 214 Ibid., p. 103. 215 Robert A. Hackett, « Is Peace Journalism Possible? Three Framework for Assessing Structure and Agency in News Media », Conflict and Communication Online, vol. 5, no 2, 2006, p. 2. (Veuillez noter qu’il s’agit de la deuxième page du document PDF de l’article de Hackett disponible en ligne et non la deuxième page du numéro de la revue) [En ligne]. < http://www.cco.regener-online.de/2006_2/pdf/hackett.pdf > (Consulté le 27 janvier 2015) 216 Pour la perspective de McGoldrick, voir notamment Annabel McGoldrick, « War Journalism and "Objectivity" », Conflict and Communication Online, vol. 5, no 2, 2006, p. 1-13. [En ligne]. < http://www.cco.regener-online.de/2006_2/pdf/mcgoldrick.pdf > (Consulté le 27 janvier 2015) 217 Thomas Tufte, « Entertainment-Education : Exploring Communication Strategies Against Violence and Conflict » in Shira Loewenberg et Bent Nørby Bonde (dir.), Media in Conflict Prevention and Peace Building Strategies, Bonn, DW-Media Services GmbH et Bonn Network, 2007, p. 135-137.

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paix en les divertissant par le moyen de pièces de théâtre de rue, de chansons pour la paix, de feuilletons radiophoniques et même de téléséries éducatives. Internews, IREX et PANOS ont utilisé cette technique, mais c’est sans contredit Search for Common Ground (SFCG) qui s’est démarquée dans le domaine. L’ONG américaine a en effet produit plusieurs dramatiques radiophoniques et télévisées ainsi que des films pour tenter de changer les perceptions, les attitudes et les comportements des individus des sociétés où elle intervient. En République démocratique du Congo, par exemple, les films de SFCG dénonçant les violences sexuelles faites aux femmes auraient été vus par plus de 600 000 Congolais218. SFCG s’est aussi fait remarquer pour son feuilleton radiophonique et sa télésérie intitulée The Team, qui a été diffusée dans plus de vingt pays, dont la Côte d’Ivoire, le Liban, le Libéria, le Pakistan, la Sierra Leone, les territoires palestiniens et le Yémen219. Dans chaque pays, des acteurs incarnent de jeunes footballeurs qui doivent surmonter les clivages propres à leur société, qu’ils soient ethniques, religieux ou économiques220. The Team aurait été vue par des millions de personnes et serait l’une des émissions les plus populaires au Maroc et au Kenya221.

Le marketing social est une autre technique utilisée depuis peu au sein de pays instables ou en reconstruction. Mis en avant par Kotler et Zaltman en 1971, le social marketing propose l’utilisation de procédés publicitaires, non pas à des fins commerciales, mais pour changer les perceptions, les attitudes et les comportements du public quant à des enjeux cruciaux pour le bien-être de la société222. En développement international, le marketing social a beaucoup été utilisé dans les domaines de la santé et de l’agriculture, avec des campagnes publicitaires visant notamment à promouvoir l’immunisation, la contraception, le port du

218 SFCG, « Democratic Republic of the Congo. Preventing Sexual & Gender-Based Violence », in Site de SFCG [En ligne]. (Consulté le 10 mars 2015) 219 SFCG, « The Team », in Site de SFCG [En ligne]. < https://www.sfcg.org/the-team/> (Consulté le 27 janvier 2015) 220 Ibid. Voir aussi SFCG, « About SFCG », in Site de SFCG [En ligne]. (Consulté le 27 janvier 2015) 221 SFCG, « The Team » 222 Karen F. A. Fox et Philip Kotler, « The Marketing of Social Causes: The First 10 years », The Journal of Marketing, vol. 44, no 4, automne 1980, p. 24-33.

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condom pour la lutte contre le sida ou certaines pratiques agricoles223. Depuis quelques années, des ONG comme SFCG ont commencé à utiliser ce procédé en demandant à des vedettes locales de s’associer à des campagnes publicitaires à la radio et la télévision afin de promouvoir la paix et la réconciliation dans des pays en Afrique et au Moyen-Orient, notamment.

1.1.6 Les critiques de la libéralisation de l’espace médiatique d’États en reconstruction à la suite d’un conflit Notre mise en contexte des débats qui ont eu lieu dans les cercles universitaires et dans le monde du développement, soit sur les médias de la haine, le lien entre médias et bonne gouvernance ou l’apport du journalisme à la paix, illustre la diversité des perspectives de ce domaine de recherche en émergence. Ces débats sont aussi un indicateur de l’importance grandissante accordée à la gestion de l’espace médiatique au sein de sociétés fragilisées par la violence. De fait, les efforts des gouvernements occidentaux et des agences multilatérales pour réformer le système médiatique d’États en reconstruction à la suite d’un conflit depuis le milieu des années 1990 ont été défendus dans les hautes sphères de la diplomatie internationale. Par exemple, Louise Fréchette, alors qu’elle était sous-secrétaire générale des Nations unies en 2000, a souligné que l’objectif de créer une presse libre et indépendante au sein de sociétés ravagées par la guerre était au cœur de la stratégie de l’ONU pour construire la démocratie224. De même, l’ancienne commissaire chargée des relations extérieures de l’Union européenne, Benita Ferrero-Waldner, a aussi souligné l’importance de promouvoir la liberté, les capacités et le professionnalisme de la presse pour favoriser l’atteinte de la paix et de la démocratie de sociétés en reconstruction225. Lors d’une allocution à une conférence à Bonn sur les médias et la résolution de conflits,

223 Silvio Waisbord, « Critiques of the Dominant Paradigm - Family Tree of Theories, Methodologies and Strategies in Development Communication », in The Communication Initiative Network, Site de The Communication Initiative Network [En ligne], New York, Rockefeller Foundation, 2001, p. 12. (Consulté le 27 janvier 2015) 224 Louise Fréchette, « Fighting for a Free Press », in Boston 2000 IPI Congress Report [En ligne], Vienne, IPI, p. 80. (Consulté le 27 janvier 2015) 225 Ferrero-Waldner a été commissaire chargée des relations extérieures de l’Union européenne de 2004 à 2009. Voir Benita Ferrero-Waldner, « Presentation », in Shira Loewenberg et Bent Nørby Bonde (dir.), Media in Conflict Prevention and Peace Building Strategies, Bonn, DW-Media Services GmbH et Bonn Network, 2007, p. 9-10

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l’ancienne commissaire de l’UE a également dit que l’assistance apportée aux médias devrait permettre de renforcer « […] the diversity, independence and social responsability of the media.226 » Nous aurons d’ailleurs l’occasion de préciser comment ce concept de « responsabilité sociale » est lié à une « approche ouest-européenne » en matière de réforme des médias dans le chapitre deux.

Cela dit, cette volonté de hauts dirigeants internationaux de promouvoir la liberté de presse et la réforme du secteur médiatique d’États en reconstruction ne suscite pas que des réactions positives (précisons qu’un État en reconstruction peut être considéré comme un État fragile s’il reste vulnérable aux conflits internes ou externes, comme des conflits identitaires227). Des chercheurs tels que James Putzel et Joost van der Zwan228, Tim Allen et Nicole Stremlau229, Roland Paris230, Jack Snyder et Karen Ballentine231 ont critiqué ces initiatives. Ils s’interrogent notamment quant à la pertinence de poursuivre un programme de libéralisation du secteur médiatique (c.-à-d. la volonté d’éliminer le rôle de l’État dans l’espace médiatique en démantelant, par exemple, les ministères d’Information, les radiotélévisions d’État et en favorisant l’essor de la presse privée) dans un contexte politique instable232. Selon ces chercheurs, le renforcement des institutions d’États en reconstruction devrait être la priorité des donateurs. Putzel et van der Zwan en particulier voient la réglementation des médias par l’État de sociétés instables comme un mal nécessaire durant le processus de reconstruction, afin de minimiser les risques de divisions et de favoriser le consensus social233. De leur côté, Allen et Stremlau justifient que les

226 Ibid. 227 James Putzel et Joost van der Zwan, p. 4. (Consulté le 17 février 2015) 228 Ibid. 229 Tim Allen et Nicole Stremlau, Media Policy, Peace and State Reconstruction. Crisis States Discussions Paper no.8 [En ligne], Londres, London School of Economics, Crisis States Development Research Centre, 2005, 20 p. (Consulté le 27 janvier 2015) 230 Roland Paris, At War’s End: Building Peace After Civil Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 289 p. 231 Snyder et Ballentine. 232 Putzel et van der Zwan, p. 8. Notons que le rapport de Putzel et van der Zwan est basé sur les discussions d’un séminaire tenu à Londres en mars 2005, qui a réuni plusieurs chercheurs et praticiens ayant réfléchi sur les stratégies en matière de médias au sein d’États en crise ou en reconstruction à la suite d’un conflit. 233 Ibid., p. 22.

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gouvernements de sociétés fragilisées par la violence recourent à la censure des médias, dans la mesure où ceux-ci menacent la paix sociale en ayant incité par le passé ou en incitant dans le présent leur auditoire à haine et à la violence ethnique, religieuse ou autres234. Bien évidemment, ce genre d’arguments est rejeté par des organisations de défense de journalistes, comme Reporters sans frontières, qui voient là un prétexte pour justifier le contrôle des médias par des gouvernements dont les réflexes autoritaires ne sont jamais loin235.

Dans la même veine, il importe de mentionner le contexte dans lequel se sont inscrites les initiatives de réforme médiatique d’États en reconstruction. Selon Putzel et van der Zwan, on ne peut pas ignorer l’influence du courant néolibéral236 sur les politiques de développement mises en œuvre par la communauté internationale durant les années 1980 et 1990237. De fait, la promotion de la démocratie et du libre marché dans les pays en développement (que cela soit après un conflit ou non) impliquait généralement la poursuite de politiques de privatisation et la libéralisation de l’économie (telle que promue, entre autres, par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international) afin de diminuer le rôle de l’État238. Or, comme l’affirme Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie et économiste en chef de la Banque mondiale de 1996 à 1999, ces politiques, fondées sur des théories

234 Allen et Stremlau, p. 2. 235 Thibault, p. 288-289. 236 De nombreux articles et livres ont été consacrés à l’explication (et à la critique) du néolibéralisme. L’Oxford English Dictionary propose une définition simple, qui décrit cette idéologie comme « […] characteristic of a modified or revived form of traditional liberalism, especially one based on belief in free market capitalism and the rights of the individual » (Oxford English Dictionary, « Neo-liberal », in Oxford English Dictionary Third Edition [En ligne]. (Consulté le 17 février 2015)). 237 Putzel et van der Zwan, p. 5. 238 Ibid. Stiglitz souligne que ces politiques découlaient du « consensus de Washington » dont « l’austérité, la privatisation et la libéralisation ont été les trois piliers » (Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002, p. 101). Le « consensus de Washington » est une expression qui provient de l’économiste John Williamson. Il énonça 10 principes économiques qui auraient fait consensus au sein des économistes du gouvernement américain, et des institutions financières américaines et internationales (Banque mondiale, FMI), dans les années 1980 et 1990; ces principes mettaient notamment l’accent sur la discipline budgétaire, la privatisation des entreprises publiques, la libéralisation financière, le libre-échange, la réforme fiscale et la diminution des impôts, etc.; voir : John Williamson, « What Washington Means by Policy Reform », in Petersen Institute for International Economics, Site du Petersen Institute for International Economics [En ligne], 1990. (Consulté le 27 janvier 2015)

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économiques « erronées », n’ont pas diminué la pauvreté239. Implantées trop rapidement, elles ont plutôt engendré d’importants coûts socioéconomiques, ce qui a miné la stabilité de nombreux pays240.

Dans l’ouvrage At War’s End, Roland Paris parvient à des conclusions similaires et critique les politiques de libéralisation d’États en reconstruction mises en œuvre par les Nations unies dans les années 1990241. À l’aide d’une étude de cas de 11 missions de maintien et de construction de la paix effectuées par les Nations unies entre 1989 et 1998, Paris conclut que la libéralisation trop rapide des systèmes politiques et économiques (et aussi médiatiques) d’États en reconstruction à la suite d’un conflit (ou fragilisés par un conflit latent) peut être source d’instabilité, voire de violence242. L’exemple du Rwanda, un État fragilisé par une histoire de violences interethniques, constitue sans doute l’exemple le plus frappant des périls qui peuvent être associés à une libéralisation trop rapide du secteur médiatique d’une société divisée. Snyder et Ballentine ont expliqué comment l’arrivée du multipartisme au Rwanda en 1991 et la multiplication des journaux d’opposition privés au contenu diffamatoire et racistes avaient contribué à radicaliser les acteurs politiques243. Higiro a aussi avancé que la libéralisation rapide de la scène journalistique rwandaise avait encouragé la radicalisation de l’élite politique du pays244. Dans ce contexte instable, des auteurs comme Paris, Putzel et van der Zwan, plaident pour une approche prudente qui privilégie le renforcement des institutions et des règles de gouvernance des États en reconstruction à la suite d’un conflit, afin de favoriser leur stabilité245.

239 Stiglitz, La grande désillusion, p. 49 240 Ibid., p. 49; 101-152. 241 Paris, p. 45; 151-178. 242 Ibid., p. 45. Paris avance que les opérations de l’ONU de 1989 à 1998 se fondent sur la thèse de la « paix libérale » (Paris, p. 41-44). Selon cette théorie débattue en relations internationales, la libéralisation du système politique et économique de sociétés instables (c.-à-d. la tenue d’élections, la protection des libertés individuelles et de presse, la limitation des pouvoirs de l’État, la déréglementation, la privatisation, etc.) favoriserait la stabilité et la pacification de celles-ci (ibid., p. 5). On peut constater les similitudes entre la théorie de la paix libérale (qui promeut la libéralisation politique et économique des pays en transition ou en reconstruction) et les initiatives de la Banque mondiale et du FMI. 243 Snyder et Ballentine, p. 5-40. 244 Higiro, p. 84. 245 Paris. Putzel et van der Zwan.

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CHAPITRE 2. Problématique, théories et concepts

2.1. Le problème de recherche Comme nous venons de l’observer à la fin de notre revue de la littérature en nous reportant aux écrits de Paris, de Putzel et van der Zwan, ainsi que de Snyder et Ballentine, les initiatives de réforme des systèmes médiatiques dans les pays en reconstruction ne font pas l’unanimité chez les chercheurs. Ces initiatives génèrent aussi leur lot de critiques au sein de la communauté de praticiens, qui reprochent aux pays donateurs leurs divergences et leur manque de coordination dans la mise en œuvre de leurs politiques. À titre d’exemple, Simon Haselock, qui fut le Haut Représentant adjoint pour les questions liées aux médias en Bosnie de 1998 à 2000 et qui devint le commissaire provisoire pour les médias au Kosovo en 2000, a déjà comparé la communauté internationale à « […] a multi-headed hydra and the heads are all looking at each other and all the time arguing amongst each other246 ». Haselock, qui joua un rôle clé dans la réforme de l’environnement médiatique de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo, n’est pas le seul observateur « de l’intérieur » à avoir regretté publiquement les désaccords divisant les pays donateurs sur des enjeux d’importance. Dans un congrès tenu à Bonn en 2007, Ivan Nikoltchev, un dirigeant du bureau des médias au Conseil de l’Europe, a lui aussi déploré les divergences entre responsables européens et américains, entre autres quant au contenu de la Loi de la radiodiffusion au Kosovo247. Selon Nikoltchev, ces dissensions auraient inutilement retardé l’adoption de la loi, ce qui l’a amené à s’interroger sur les facteurs pouvant faciliter ou non la collaboration des diplomates :

« There is no universal recipe how to achieve this [cooperation]. Sometimes, it takes time, sometimes, it never happens. In my experience, the cooperation worked not so much as a result of high-level agreements between the actors but mainly due to the successful interaction between dedicated individuals at the operational level […].248 »

246 Simon Haselock, « Media, the Law and Peacebuilding: from Bosnia and Kosovo to Iraq », in Alistair Berkley Memorial Seminar, Londres, London School of Economics,14 mai 2004. 247 Ivan Nikoltchev, « The Challenge of International Cooperation in Media Legislation », in Shira Loewenberg et Bent Nørby Bonde (dir.), p. 169. 248 Ibid.

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Les divergences entre les officiels des différents gouvernements étrangers auxquelles font référence Haselock et Nikoltchev ne sont pas des réalités nouvelles. Sur le terrain, les gouvernements des pays récipiendaires de l’aide étrangère sont souvent les premiers à se plaindre de la faible coordination des bailleurs de fonds internationaux, de la fragmentation de l’aide, et du manque de synergie entre les projets. Cela dit, des efforts ont été faits pour tenter de mieux coordonner l’aide au développement, en particulier par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Par exemple, en 1961, un Comité d’aide au développement (CAD) a été créé au sein de l’OCDE afin de permettre aux pays qui sont de « grands fournisseurs d’aide » de se réunir pour discuter de leurs politiques d’aide au développement et des façons de coopérer en la matière249.

En outre, l’OCDE a été à l’avant-plan de la réflexion sur la « cohérence des politiques de développement » (« policy coherence for development », ou PCD)250. Entamée dans les années 1990, cette réflexion vise à encourager la coordination des politiques de développement afin d’en assurer une plus grande complémentarité251. Dans les dernières années, des discussions autour du concept de la PCD ont eu lieu lors de forums organisés par les Nations unies et l’OCDE. Il y a notamment été question de mieux encadrer les subventions agroalimentaires ou de contrer les barrières tarifaires protectionnistes des pays riches, afin de ne pas freiner l’activité économique des pays du Sud252.

De plus, l’OSCE a organisé en 2005 un sommet qui a mené à la signature de la déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide253. En vertu de cet accord international, une centaine de

249 Le CAD offre un forum de négociations à 24 pays parmi les plus grands fournisseurs d’aide au développement, incluant les pays de l’Union européenne, l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Suisse et les États-Unis. La Banque mondiale, le FMI et le PNUD y font office d’observateurs. Voir : OCDE, « Le Comité d’aide au développement », Site de l’OCDE – Direction de la coopération pour le développement (DCD-CAD) [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 250 Frederik Haver Droeze, Policy Coherence for Development: The World Beyond Aid, La Haye, Ministry’s effectiveness and quality department (DEK), 2008, p. 166. 251 Ibid. Voir aussi Robert Picciotto, « The Evaluation of Policy Coherence for Development », Evaluation, vol. 11, no 3, 2005, p. 314. 252 Ibid. 253 OCDE, Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement et programme d’action d’Accra [En ligne], 2005, 26 p. (Consulté le 31 janvier 2015)

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représentants de gouvernements, d’agences de développement et d’organisations multilatérales se sont engagés à accentuer leurs « […] efforts d’harmonisation, d’alignement et de gestion axée sur les résultats de l’aide254 ». Dans le même esprit, les gouvernements des pays membres de l’OCDE ont approuvé, en 2007, 10 principes pour coordonner leur assistance aux États fragiles. Ces principes, élaborés dans la foulée de la déclaration de Paris, visent à « améliorer l’efficacité de l’aide au développement » dans les États n’ayant qu'une « faible capacité » à effectuer leurs fonctions essentielles255. Fait intéressant, l’un des 10 principes encourage précisément les acteurs internationaux à « […] s’accorder sur des mécanismes concrets de coordination », afin, entre autres, « d’effectuer des évaluations conjointes », de développer des « stratégies communes » et de « parvenir à une analyse commune des problèmes et des priorités » avec les responsables des gouvernements locaux et de la société civile256.

Malgré l’adoption de ces principes, le manque de coopération entre pays donateurs reste un problème. En 2011, une enquête réalisée par l’OCDE a révélé qu’il restait « un écart considérable à combler » entre les objectifs des 10 principes adoptés par l’OCDE et la « réalité du terrain257 ». Dans la majorité des pays couverts par l’enquête (13), la coordination entre les partenaires au développement et le gouvernement est considérée « comme partielle ou quasiment inexistante258 ». Ce constat amène les auteurs de l’enquête à conclure que « […] l’absence de coordination efficace entre les partenaires au développement augmente le risque d’utilisation inefficace de l’aide259 ».

254 Ibid., p. 2. 255 OCDE, « Principles for Fragile States and Situations », in Site de l’OCDE [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 256 Ibid. Voir aussi OCDE, Principes pour l’engagement international dans les États fragiles et les situations précaires [En ligne], 2007, p. 3. (Consulté le 31 janvier 2015) 257 OCDE, L’engagement international dans les États fragiles. Peut-on mieux faire? [En ligne], Paris, OCDE, 2011, p. 11. (Consulté le 31 janvier 2015) 258 Ibid., p. 37. 259 Ibid., p. 38.

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2.1.1 Pertinence et originalité du problème de recherche Dans l’ensemble, les travaux de l’OCDE (et autres recherches) portant sur le manque de coopération des pays donateurs mettent avant tout l’accent sur les pratiques de bonne gestion à mettre en œuvre pour changer les façons de faire des acteurs, surtout d’un point de vue opérationnel. Cependant, on accorde peu ou pas d’attention aux raisons qui sous- tendent les divergences opposant les représentants des différents pays donateurs. Ce phénomène, il va sans dire, n’aide sûrement pas à favoriser la coopération entre bailleurs de fonds. Dans les cas de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo, nous avons noté comment les désaccords entre diplomates américains et européens pouvaient être source de tensions et de délais dans la mise en œuvre des réformes médiatiques. Comme le soulignent Price et Thompson (dans l’une des rares et brèves observations à cet effet dans la littérature), ces divergences auraient été particulièrement marquées lorsqu’il fut question de débattre du financement des radiotélévisions publiques :

« Here, ideological differences between European and United States interveners have sometimes been sharp. Many American officials and donors saw little purpose in trying to reform the State sector dinosaurs and considered development of the private sector the first priority.260 »

Ce débat entre partisans et opposants au modèle public de radiodiffusion ne s’est pas limité à la région des Balkans. Il s’est aussi reproduit dans le cadre de la réforme de l’environnement médiatique irakien à la suite de l’invasion américaine et britannique en 2003, comme l’ont noté Putzel et van der Zwan : « In Iraq, the British-sponsored media development team had to fight to create a public service broadcaster in a context that was not entirely appropriate or receptive and often without full support of its major Coalition Partner, the USA.261 »

Cela dit, les débats en matière de réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo (et les retards que ceux-ci ont causés) ne se sont pas limités — il est important de le préciser — aux divergences que pouvaient avoir des responsables européens et des diplomates américains quant aux priorités en matière de radiodiffusion. D’autres acteurs ont

260 Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 21. 261 Putzel et van der Zwan, p. 14.

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participé à ces débats. C’est le cas en particulier d'ONG de défense de la presse comme le World Press Freedom Committee (WPFC), la Fédération internationale des journalistes (FIJ) ou l’International Press Institute (IPI), de même que des médias comme le New York Times ou des journalistes locaux. Ces acteurs, que nous qualifions « d’acteurs non institutionnels », ont critiqué les politiques de réglementation des médias mises en œuvre par les responsables des tutelles internationales en Bosnie et au Kosovo. Malgré un contexte tendu où des médias relayaient des discours haineux, ils n’estimaient généralement pas judicieux de réglementer la presse en imposant, notamment, des codes de conduite jugés trop contraignants. Or, comme nous le verrons, les critiques de ces acteurs non institutionnels ont eu un effet sur le cours des réformes des médias en Bosnie et au Kosovo, aux dires mêmes des décideurs politiques (policy makers) que nous avons interrogés.

Cette mise en contexte nous amène à nous interroger sur les causes des divergences entre ces différents acteurs, que ce soit en matière de radiodiffusion publique ou de réglementation des médias. Se pourrait-il que ces divergences émanent en partie de différentes philosophies d’intervention quant à la façon d’envisager le rôle des médias au sein d’une société? Ces questions nous apparaissent fondamentales. Pourtant, aucune étude n’a tenté, à notre connaissance, d’expliquer comment les conceptions normatives de ces acteurs nous permettent d’éclairer leurs désaccords quant à la façon de réformer l’espace médiatique de sociétés en reconstruction après un conflit. Ce manque de recherches est cependant compréhensible. Comme nous l’avons vu dans notre mise en contexte, notre problématique s’inscrit dans un domaine d’étude en émergence, et la recherche à ce sujet en est à ses premiers balbutiements. Il nous apparaît donc pertinent de nous attarder sur ce problème de recherche afin de le conceptualiser adéquatement et, ainsi, de contribuer à une meilleure compréhension du phénomène étudié.

2.2. La question générale de recherche Avant d’énoncer notre question générale de recherche, il convient de définir plus précisément ce que nous entendons par « acteurs institutionnels » et « acteurs non institutionnels » puisque nous porterons une attention particulière au rôle de ces protagonistes dans le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo.

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2.2.1 Les acteurs institutionnels et les acteurs non institutionnels Par « acteurs institutionnels », nous faisons allusion aux représentants d’institutions étatiques ou internationales qui exercent un pouvoir d’action ou d’influence sur la conduite des choses dans le cadre d’interventions multilatérales pour imposer la paix et procéder à la reconstruction d’un pays, comme cela s’est fait en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Ces acteurs institutionnels sont généralement des diplomates ou des officiels œuvrant pour un État ou pour une organisation/une agence internationale (p. ex. les responsables du Bureau du Haut Représentant en Bosnie, les officiels de l’ONU, de l’OTAN, de l’OSCE, etc.). Les acteurs institutionnels peuvent aussi être des politiciens ou dirigeants locaux (bien que nous ne mettions pas l’accent sur ces protagonistes puisque nous nous intéressons aux divergences des responsables des tutelles internationales). Tous ces acteurs institutionnels ont eu le pouvoir d’influer, dans certains cas directement, sur les initiatives et les politiques mises en œuvre pour refonder l’espace médiatique en Bosnie ou au Kosovo. Cela dit, notre attention se focalisera en particulier sur les diplomates européens et américains, puisqu’ils ont été les acteurs institutionnels les plus actifs et les plus influents dans la définition de la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo.

Cet intérêt pour les responsables européens et américains ne nous empêchera pas d’analyser le rôle joué par d’autres acteurs, non institutionnels. Par « acteurs non institutionnels », nous désignons les acteurs qui ont fait pression sur les acteurs institutionnels dans l’objectif d’influencer leurs initiatives ou politiques. Les acteurs non institutionnels peuvent être des membres d'ONG, de groupes de pression, de médias, des journalistes locaux et des reporters internationaux, voire des citoyens. Comme nous l’avons souligné précédemment, dans le débat entourant la réglementation des médias, des ONG de défense de la presse et un média influent comme le New York Times ont critiqué les politiques du Bureau du Haut Représentant en Bosnie et de l’ONU au Kosovo. Il est donc important de nous intéresser à ces acteurs non institutionnels, car ils ont défendu une vision spécifique et ont joué un rôle important dans les débats sur la réforme de médias en Bosnie et au Kosovo. Notre analyse, en ce sens, ne se limite pas aux cercles diplomatiques.

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2.2.2 L’énoncé de la question générale de recherche À la lumière de la description de notre problème de recherche, nous proposons la question de recherche générale suivante :

Quels facteurs expliqueraient les divergences entre les diplomates américains (et autres acteurs non institutionnels) et les officiels européens oeuvrant au sein des instances chargées de réformer les médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo?

Précisons d’emblée que les diplomates et officiels européens qui ont joué un rôle clé dans les réformes des médias en Bosnie et au Kosovo occupaient des postes de pouvoir au sein des organisations chargées de coordonner la reconstruction de ces deux pays. En Bosnie, il s’agit du Haut Représentant, qui incarne alors l’autorité suprême dans ce pays placé sous tutelle internationale. Diplomate européen, le Haut Représentant est nommé par le Conseil pour la mise en œuvre de la paix, un regroupement de 55 pays et agences qui appuient la mise en œuvre des accords de Dayton (nous y reviendrons)262. Au Kosovo, c’est l’ONU qui a été chargée de coordonner l’aspect civil de la reconstruction de cette société. Durant la période étudiée (1999-2001), la MINUK a à sa tête Bernard Kouchner, ancien politicien et humanitaire français. En somme, le Bureau du Haut Représentant et la MINUK, dirigés par des diplomates européens, ont joué un rôle important dans la mise en œuvre de politiques en matière de médias. Pour ce faire, ils ont eu à travailler avec des diplomates américains et autres acteurs institutionnels qui n’ont pas manqué de les critiquer.

Dans cette thèse, nous avançons que les débats et divergences entre les diplomates américains (et autres acteurs non institutionnels) et les responsables européens quant au système médiatique à instaurer en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo émanent de philosophies d’intervention différentes, issues de normes dominantes des environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Les diplomates américains, par exemple, ont été généralement plus enclins à soutenir financièrement les médias commerciaux en Bosnie et au Kosovo. Au Kosovo, notamment, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) a investi des millions de dollars, au début des

262 OHR, « The Peace Implementation Council and its Steering Board », in Site de l’OHR [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015)

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années 2000, dans le développement de TV 21 et KTV, deux chaînes de télévision privées à diffusion nationale263. Dans sa stratégie d’aide pour le Kosovo (2001-2003), l’USAID a d’ailleurs reconnu que sa priorité était de soutenir des médias privés et que le soutien au télédiffuseur public RTK était essentiellement l’affaire de ses partenaires européens264. En Bosnie-Herzégovine, les États-Unis ont également soutenu activement l’émergence de médias commerciaux.

Cette stratégie favorisant le secteur privé est cohérente avec les normes de la culture médiatique américaine, où le rôle de la presse commerciale est grandement valorisé et l’État, généralement perçu avec méfiance. Dans la description de nos concepts, nous verrons comment la réalité médiatique américaine se distingue par la domination des médias commerciaux et par un très faible investissement de l’État dans le système public de radiodiffusion. Nous verrons aussi comment le système médiatique américain se démarque par une faible culture d’autoréglementation de la presse avec l’absence d’un conseil de presse au plan national et la perception négative du milieu journalistique américain à l’égard des conseils de presse en général265.

En réalité, si l’intervention de l’État est perçue avec méfiance, c’est parce qu’elle est vue comme un obstacle potentiel au libre fonctionnement du marché médiatique. Comme nous le verrons, cette méfiance à l’égard de l’État a été nourrie par les tribunaux américains, qui ont proposé une stricte interprétation du premier amendement à la Constitution américaine266. Dans la littérature, on parle d’une interprétation « absolutiste » (c.-à-d. inflexible) du premier amendement267. Cette vision libérale a façonné en retour la conception de l’organisation des rapports de la presse avec la société. Dans cette thèse,

263 ARD, Kosovo Media Assessment [En ligne], Washington, D.C., USAID, 2004, p. 10. (Consulté le 31 janvier 2015) 264 USAID, Strategy for Kosovo 2001-2003 [En ligne], Washington, D.C., USAID, 2000, p. 31. (Consulté le 18 février 2015) 265 Éric Ugland, « The Legitimacy and Moral Authority of the National News Council (USA) », Journalism: Theory, Practice & Criticism, vol. 9, no 3, 2008, p. 6. 266 Voir John D.H. Downing, « "Hate Speech" and "First Amendment Absolutism" Discourses in the US », Discourse & Society, vol. 10, no 2, 1999, p. 175. Frederick Schauer, The Exceptional First Amendment (Faculty Research Working Papers Series – Harvard University), février 2005, p. 10-11. (Consulté le 31 janvier 2015) 267 Downing, p. 175. Voir aussi : Hallin et Mancini, p. 229 et 283.

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nous soutenons que cette philosophie encline au laisser-faire a été défendue vigoureusement par des acteurs non institutionnels (lobbys journalistiques et New York Times en particulier) dans le débat sur les politiques de réglementation des médias proposées par les responsables chargées de réformer les médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo.

À l’opposé de leurs collègues américains, les diplomates et officiels européens (dont ceux qui ont œuvré au Bureau du Haut Représentant en Bosnie et à la mission de l’ONU et de l’OSCE au Kosovo) sont généralement plus réceptifs à un rôle interventionniste de l’État, notamment pour subventionner les radiotélévisions publiques. Comme nous le verrons, les diplomates européens impliqués dans la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo ont soutenu avec vigueur la transformation des médias d’État en radiotélévisions publiques.

Cette stratégie plus interventionniste des diplomates européens est cohérente avec certaines normes importantes de l’environnement médiatique de nombreux pays d’Europe de l’Ouest. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements ouest-européens sont intervenus activement dans le marché médiatique. Mis à part la Grande-Bretagne (qui a établi dès 1955 un système mixte public privé avec le lancement de la station de télévision commerciale ITV, qui faisait concurrence à la BBC), les gouvernements ouest-européens ont exercé pour la plupart des monopoles d’État dans le secteur de la radiodiffusion jusque dans les années 1980268. Or, si les forces de la mondialisation et les avancées technologiques en radiodiffusion ont favorisé la déréglementation et la mise en place d’un système mixte (privé/public) dans les années 1980-1990, les radiotélévisions publiques ont conservé leur influence269. La tradition du service public reste forte en Europe de l’Ouest, comme en font foi ses parts de marché (28,8 % en moyenne) et la reconnaissance de sa mission démocratique par les membres de l’UE, notamment par le protocole sur le système de radiodiffusion publique du traité d’Amsterdam270. De même, il existe une forte tradition

268 Jan van Cuilenburg et Denis McQuail, « Media Policy Paradigm Shifts Towards a New Communications Policy Paradigm », European Journal of Communication, vol. 18, no 2, 2003, p. 193. Kay Richardson et Ulrike H. Meinhof, Worlds in Common? Television Discourse in a Changing Europe, New York, Routledge, 2005, p. 3. 269 Christians et Nordenstreng, p. 8-10. 270 En 2010, la part d’audience des radiotélévisions publiques des pays de l’Union européenne était en moyenne de 28,8 % (David Lewis, « The Situation of Public Broadcasting in Europe » (présentation) [En

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de réglementation des discours haineux en Europe, comme l’illustrent les nombreuses lois criminalisant les discours incitant autrui à la haine religieuse, raciale ou autre271. Cette inclinaison à l’interventionnisme de l’État en matière de médias s’exprime également à travers les lois et règlements visant à empêcher la concentration de la presse ou celles encadrant la publicité politique272. Selon le spécialiste Robert Picard, cet interventionnisme reflète une conception positive en Europe du rôle que peut jouer l’État au sein de la société afin de préserver l’intérêt public, entre autres au sein de la sphère médiatique273. En somme, il existe des façons de faire et des façons de voir fort différentes en matière de médias entre les États-Unis et de nombreux pays d’Europe de l’Ouest. Nous suggérons que ces différences permettent d’éclairer les philosophies d’intervention des acteurs institutionnels (diplomates américains et responsables européens) et des acteurs non institutionnels (lobbys journalistiques, New York Times, etc.) quant aux réformes médiatiques à instaurer en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo et aux débats que celles-ci ont suscités.

2.3. Les questions spécifiques de recherche Les observations faites jusqu’ici nous amènent à poser les questions spécifiques de recherche suivantes :

- Les approches — les philosophies d’intervention — des acteurs institutionnels (diplomates américains et responsables européens) et non institutionnels impliqués dans les débats sur la réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo reflèteraient-elles certaines normes importantes des environnements médiatiques des États-Unis et d’Europe de l’Ouest? - Ces différentes approches nous permettent-elles d’éclairer les divergences de ces acteurs et, par extension, les débats qui ont eu lieu à propos de la mise en œuvre

ligne], in The Future LRT Today: Public Broadcasting in the Changing Society, Vilnius, EBU, 20 janvier 2012, p. 3. (Consulté le 31 janvier 2015)). Voir aussi : Christians et Nordenstreng, p. 9-10. 271 Hallin et Mancini, p. 163. 272 Ibid., p. 229. 273 Robert G. Picard, The Press and the Decline of Democracy, Westport, Greenwood Press, 1985, p. 26- 27.

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de réformes en matière de réglementation des médias et de radiodiffusion publique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo?

2.4. Les propositions avancées Dans les pages suivantes, nous présentons notre cadre théorique et, plus spécifiquement, les théories normatives de la presse qui nous ont permis d’identifier certaines normes dominantes des environnements médiatiques des États-Unis et d’Europe de l’Ouest. C’est grâce à ce cadre théorique, de même qu’à une analyse de la littérature spécialisée, que nous avons construit deux idéaux-types qui servent à éclairer les choix, les débats et les divergences des acteurs impliqués dans le processus de réforme de l’espace médiatique en Bosnie et au Kosovo.

Chaque idéal-type proposé se caractérise par certaines caractéristiques essentielles que nous résumons dans des tableaux à la fin de notre analyse. Il nous apparaît utile de préciser que ce sont les caractéristiques de ces idéaux-types qui nous ont aidé à analyser et à interpréter les données recueillies durant cette recherche. De fait, c’est lors de ce processus d’interprétation des données que nous avons construit les propositions (hypothèses) avancées dans cette thèse, que nous présentons ici. Il importe par ailleurs de rappeler (comme nous le ferons plus en détail dans le chapitre portant sur la méthodologie) que ces propositions sont le résultat d’un long processus réflexif et itératif. C’est en effet durant ce processus, qui exige des aller-retour entre l’analyse des données et les propositions, qu’elles se sont précisées274. Ainsi, à la lumière de nos questions de recherche et des explications précédentes, nous avançons les propositions suivantes :

P1 : Les approches de nombreux acteurs institutionnels (diplomates américains, responsables européens, etc.) et non institutionnels (ONG, médias, etc.) impliqués dans le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo — approches que nous qualifions d’« américaine » et d’« ouest-européenne » — peuvent être mieux

274 Alex Mucchielli, notamment, utilise ce terme « d’aller-retour » pour illustrer l’aspect itératif de la recherche qualitative. Voir Alex Mucchielli, « Le développement des méthodes qualitatives et l’approche constructiviste des phénomènes humains », Recherches Qualitatives, Hors Série (1), 2005, p. 22-26. Voir aussi Luc Bonneville, Sylvie Grosjean et Martine Lagacé, Introduction aux méthodes de recherche en communication, Montréal, Gäétan Morin Éditeur, 2007, p. 196.

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comprises à la lumière de normes importantes des réalités médiatiques propres aux États-Unis et à l’Europe de l’Ouest.

P2 : Les approches dites « américaine » ou « ouest-européenne » promues par les acteurs institutionnels et non institutionnels nous permettent d’éclairer les divergences qui ont existé (et les débats qui ont eu lieu) entre ces acteurs durant le processus de réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo.

P 3 Les idées associées aux caractéristiques de l’approche ouest-européenne (intérêt prononcé pour la radiodiffusion publique, disposition à imposer des mécanismes de réglementation des médias, disposition à sanctionner les propos haineux, etc.) ont eu plus d’influence que celles associées aux caractéristiques de l’approche américaine au sein des organisations responsables de coordonner la réforme de l’espace médiatique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo (soit le Bureau du Haut Représentant en Bosnie, l’ONU et l’OSCE).

P 4 Au Kosovo, la diplomatie américaine a continué à s’inscrire dans l’esprit de l’approche américaine en ce qui a trait à la réforme du secteur de la radiodiffusion. Par contre, dans le domaine de la réglementation des médias, elle s’est rapprochée de l’esprit de l’approche ouest-européenne, en justifiant les mesures visant à réglementer les médias kosovars, dont l’adoption d’un code de conduite obligatoire temporaire pour la presse écrite.

2.5. Le cadre théorique La réforme des systèmes médiatiques de la Bosnie-Herzégovine, et plus tard du Kosovo, constitue un événement original sur la scène internationale. Depuis la mise sous tutelle des médias allemands et japonais par les forces alliées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait de la première fois que des gouvernements et des organisations internationales s’intéressaient de façon aussi systématique au rôle des médias dans un processus de réconciliation nationale275. De fait, après la signature des accords de paix de Dayton en 1995, les diplomates internationaux ont rapidement constaté l’influence néfaste des médias,

275 Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 21-22.

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pour la plupart alignés sur les discours ethnocentriques et belliqueux des partis nationalistes locaux276. Dès lors, ils ont eu pour objectif de dépolitiser et de professionnaliser le secteur journalistique en réformant ses lois et ses règlements selon des normes en vigueur en Occident. Or, comme nous le postulons, c’est précisément cet aspect, celui des normes relatives aux médias, qu’il nous apparaît important d’approfondir pour expliquer les divergences entre les différents protagonistes impliqués dans les débats sur la réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Quelles furent donc ces normes médiatiques — c’est-à-dire ces règles subjectives déterminant l’organisation des rapports d’une société avec les médias — qui ont guidé les acteurs institutionnels et non institutionnels étudiés dans leurs choix et leurs prises de position277?

2.5.1 Les théories normatives de la presse et la proposition de deux idéaux-types : « approche américaine » et « approche ouest-européenne » L’étude des théories normatives de la presse s’avère essentielle pour mieux comprendre les choix des acteurs impliqués dans le processus de réformes des médias en Bosnie et au Kosovo et aux débats que ces réformes ont générés. D’une part, les théories normatives de la presse sont des théories qui s’intéressent à la façon dont les médias « devraient fonctionner » (« ought to operate ») en société278. Comme l’explique McQuail : « Normative theory applies primarily to the relationship between media and society and deals with claims on the part of the media, especially in respect to their freedom, and also claims on the part of society »279. Les théories normatives de la presse font également ressortir les caractéristiques clés de traditions philosophiques de la presse qui se sont imposées à certains moments de l’histoire280. Ce faisant, elles permettent d’identifier certaines normes dominantes qui définissent la façon de concevoir le rôle des médias au sein d’une société (ou d’un espace politique régional comme l’Union européenne)281.

276 Ibid., p. 204-214. 277 McQuail, p. 562 278 McQuail, p. 562 279 Ibid. 280 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 19-25. 281 McQuail, 2010, p. 162.

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Dans la littérature, la réalité médiatique qui prévaut aux États-Unis a souvent été associée aux idées de la théorie libérale de la presse. Siebert, Peterson et Schramm ont été les premiers auteurs à tenter une explication de cette théorie — qu’ils appelaient libertarian theory — dans l’ouvrage Four Theories of the Press282. Plus récemment, Hallin et Mancini ont offert une typologie visant à comparer des systèmes médiatiques, dont ceux de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Selon eux, un modèle libéral, caractérisé par une prédominance des médias commerciaux, prévaut aux États-Unis, au Canada, en Grande- Bretagne et en Irlande283. Ils ajoutent que les États-Unis incarnent sans doute la forme la plus pure de ce modèle dominé par le libre marché284. Cette nuance est due à la place importante détenue par les télédiffuseurs publics en Grande-Bretagne, en Irlande et au Canada; cela distinguerait ces pays de l’environnement médiatique américain, où les médias publics sont peu financés, et marginalisés par rapport aux chaînes commerciales285.

Nous aurons l’occasion d’approfondir davantage les éléments constituants de la théorie libérale des médias. Ces quelques observations nous amènent néanmoins à suggérer que la philosophie d’intervention des responsables américains (et de certains acteurs non institutionnels impliqués dans les débats sur la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo) s’inscrit principalement dans l’esprit de la théorie libérale des médias. Ces acteurs auraient en effet promu une approche libérale, c’est-à-dire une approche encline au laisser-faire, qui valorise un environnement médiatique privé fort, où l’État est peu porté à soutenir les médias publics. Bien évidemment, le concept d’approche libérale — que nous appellerons « approche américaine », en référence à la réalité médiatique des États-Unis — est un idéal- type qui simplifie volontairement une réalité éminemment complexe.

Nous simplifions également lorsque nous évoquons l’« approche ouest-européenne » pour décrire la philosophie d’intervention des responsables européens au sein des organisations internationales chargées (entre autres) de réformer les médias en Bosnie et au Kosovo. De fait, il existe de multiples réalités médiatiques en Europe de l’Ouest, et les dissemblances

282 Siebert, Peterson et Schramm, 168 p. 283 Hallin et Mancini, p. 67. 284 Ibid., p. 121-198 et 252. 285 Ibid.

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entre les pays de cette région du monde peuvent être importantes. Par exemple, l’histoire de la radiodiffusion britannique a peu en commun avec l’histoire de la radiodiffusion française. Il suffit de penser au contrôle de la télévision d’État française par l’Élysée, des années 1960 aux années 1980, et de comparer cette situation avec la tradition d’indépendance de la BBC pour s’en convaincre. Cela dit, des chercheurs comme Dennis McQuail, Jan van Cuilenburg, Daniel C. Hallin, Paolo Mancini, Clifford G. Christians, Theodore L. Glasser, Kaarle Nordenstreng, John Nerone et Robert Picard (entre autres) ont souligné les ressemblances relatives aux politiques et aux normes médiatiques au sein de nombreux pays d’Europe de l’Ouest. L’importance accordée aux radiotélévisions publiques, la façon d’envisager les limites à la liberté d’expression (et de presse) avec les lois criminalisant les discours haineux ou alors la forte culture d’autoréglementation de la presse écrite dans les pays scandinaves, en constituent quelques exemples importants. La méthode idéal-typique devient alors un outil intéressant pour éclairer les différences entre les conceptions américaine et ouest-européenne en matière de médias et, par extension, entre les approches défendues par les diplomates américains et européens, de même que par des acteurs non institutionnels, dans le processus de réforme de l’environnement médiatique de la Bosnie et du Kosovo.

Pour comprendre notre deuxième idéal-type, l’approche ouest-européenne, il faut signaler que l’interventionnisme de l’État dans le marché médiatique a été plus soutenu en Europe de l’Ouest qu’aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Cuilenburg et McQuail attribuent cette situation à la tradition « plus corporatiste » des États européens, en particulier dans le domaine de la radiodiffusion, où plusieurs gouvernements — à l’exception de la Grande-Bretagne — ont « […] opéré un monopole public de la radio et de la télévision » jusque dans les années 1980-1990286. La presse écrite n’a pas non plus échappé à l’interventionnisme de l’État. Dans les années 1960-1970 en particulier, plusieurs gouvernements ouest-européens ont soutenu des mesures fiscales (subventions, crédits d’impôt, etc.) et législatives visant, entre autres, à limiter la concentration de la propriété de la presse et à favoriser le pluralisme de celle-ci287.

286 Cuilenburg et McQuail, p. 193. 287 Picard, p. 26.

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De plus, comme nous l’avons souligné en introduction, il existe des différences importantes entre les États-Unis et l’Europe quant à la façon de concevoir le droit à la liberté d’expression (et par extension à la liberté de presse) et les limites que l’exercice de ce droit comporte. La conception européenne est bien explicitée dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée en 1950 par les 12 États alors membres du Conseil de l’Europe288. Dans le premier paragraphe de l’article, on souligne d’une part les libertés associées au droit à la liberté d’expression, que ce soit la liberté d’opinion ou la liberté de « communiquer des informations ou des idées », et ce, sans ingérence des autorités289. Dans le second paragraphe de l’article 10, on souligne cette fois les devoirs et les responsabilités concernant « l’exercice de ces libertés », de même que les « conditions, restrictions ou sanctions » qui peuvent être appliquées pour assurer, notamment, la sécurité et la sureté publique290. La Convention européenne des droits de l’homme rappelle ainsi que la liberté d’expression exercée par les citoyens, comme celle des journalistes, n’est pas sans limites et qu’elle peut être contrainte. Cette conception est pour le moins éloignée de l’esprit du premier amendement à la Constitution des États-Unis et de l’interprétation qui en a été faite par les tribunaux américains. Or, comme nous le verrons dans les chapitres 5 et 6, des responsables européens qui ont joué un rôle clé dans la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, de même que des acteurs non institutionnels (ONG, etc.), ont fait référence à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et au premier amendement à la Constitution américaine pour justifier leur position dans les débats qui ont eu lieu.

Pour comprendre les caractéristiques de l’approche ouest-européenne, nous aurons recours à la théorie de la responsabilité sociale (TRS) de la presse. Cette théorie, qui trouve son fondement philosophique dans le rapport de la commission Hutchins, publié en 1947 aux États-Unis, nous permettra d’interpréter les idées et politiques qui ont eu cours dans le

288 Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales », in Site du Conseil de l’Europe [En ligne], 2010. (Consulté le 31 janvier 2015) 289 Ibid. 290 Ibid.

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domaine des médias en Europe de l’Ouest après la Deuxième Guerre mondiale291. La commission Hutchins, rappelons-le brièvement, avait été créée en 1942 aux États-Unis pour proposer des solutions aux problèmes de l’industrie médiatique américaine, qui était fortement critiquée, entre autres en raison de la concentration de la propriété de la presse292. Sans remettre en question la liberté de presse, les membres de la commission Hutchins ont souligné l’importance de la notion de responsabilité des médias envers le public293. Cette notion de responsabilité est centrale, car elle est au cœur, notamment, de la question de l’autoréglementation et de la réglementation des médias. D’ailleurs, les auteurs du rapport Hutchins suggèrent que si les médias, qui doivent « s’autoréglementer », en sont incapables, le gouvernement peut alors intervenir et imposer une forme de réglementation pour protéger l’intérêt public294.

Comme nous le verrons, des chercheurs ont souligné l’influence des idées du rapport Hutchins (et de la TRS) en Europe, entre autres en ce qui a trait au rôle démocratique que peuvent jouer les médias en société295. Il importe néanmoins de préciser que si la TRS permet d’identifier certains traits caractéristiques de la réalité médiatique ouest-européenne, cela ne veut pas dire pour autant que le rapport Hutchins était connu en Europe dans les années suivant sa publication, en 1947. Le spécialiste de la TRS, Kaarle Nordenstreng, décrit bien ce phénomène. Dans un article publié en 1998, il explique que des idées similaires à celles du rapport Hutchins (p. ex. la nécessité d’une information de qualité pour développer le sens critique des citoyens et améliorer la gouverne démocratique) étaient contenues dans des discussions sur la réforme de la politique de radiodiffusion finlandaise à la fin des années 1960296. Pourtant, le rapport Hutchins n’était pas connu en Finlande à ce moment297. Hutchins était en fait très peu cité dans la littérature, et c’est seulement dans les

291 McQuail, 2005, p. 172. Voir aussi Siebert, T. Peterson et Schramm, p. 85; Merrill, The Imperative of Freedom, p. 88; Christians et Nordenstreng, p. 3. 292 McQuail, 2005, p. 170-73. Voir le rapport Hutchins : Commission on Freedom of the Press, p. 80-81. 293 Ibid. 294 McQuail, 2005, p. 170-73. Voir aussi Commission on Freedom of the Press, p. 80-81. 295 Christians et Nordenstreng, p. 8-10 et 26. Voir aussi Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 10. 296 Kaarle Nordenstreng, « Hutchins Goes Global », Communication Law and Policy, vol. 3, no 3, 1998, p. 420-422. 297 Ibid.

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années 1970 qu’il a commencé à être débattu dans les milieux politiques en Finlande298. Voilà pourquoi il faut relativiser les propos d’auteurs comme Francis Balle lorsqu’il affirme que les idées de Hutchins « se sont propagées très rapidement et avec un succès grandissant en Europe299 ». La commission Hutchins a certes eu beaucoup d’influence, comme l’ont suggéré de nombreux chercheurs, mais il faut préciser que cette influence s’est diffusée progressivement en s’amalgamant aux idées similaires qui avaient cours en Europe de l’Ouest à peu près à la même époque300.

2.5.2 L’utilité de la méthode idéal-typique On pourrait objecter que les idéaux-types proposés ici sont des simplifications excessives qui ne peuvent rendre compte de la complexité des phénomènes étudiés. À cette critique, nous répondons que toute réalité sociale est en soi « inépuisable et incommensurable » et qu’il est illusoire de « chercher à la décrire dans sa totalité301 ». Or, comme le rappellent les chercheurs Brin, Charron et de Bonville, à « […] défaut de pouvoir décrire une réalité de manière exhaustive, Weber suggère de substituer à cette description un idéal-type, c’est-à- dire une représentation abstraite de cette réalité qui n’en retient que les traits jugés typiques ou caractéristiques par le chercheur302 ». Dans ses Essais sur les théories de la science, Weber explique en fait que l’idéal-type est un concept qui sert de « tableau de pensée » au chercheur dont la tâche est d’examiner la réalité et de voir comment celle-ci « s’écarte ou se rapproche de ce tableau idéal303 ». Le concept idéal-typique est donc un « puissant outil théorique » : il permet de relever les « aspects jugés cruciaux d’un phénomène » afin de le circonscrire à « quelques dimensions essentielles » pour le rendre intelligible dans un cadre d’analyse simplifié304.

C’est dans cet esprit que nous proposons les idéaux-types « approche américaine » et « approche ouest-européenne ». Dans la littérature, Cuilenburg et McQuail ont déjà fait

298 Ibid. 299 Francis Balle, Médias et sociétés, Paris, Montchrestien, 1997, p. 250. 300 Voir notamment Nordenstreng, « Hutchins Goes Global »; McQuail, 2005. 301 Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 9. 302 Ibid., p. 10. 303 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172-173. 304 Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 10-15.

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référence à une « approche européenne » (« european approach ») pour opposer les expériences américaine et européenne relatives aux politiques publiques en communication depuis le milieu du XIXe siècle305. Cela dit, nous aurions pu utiliser les idéaux-types « modèle américain » et « modèle ouest-européen » pour éclairer les différences entre les philosophies d’intervention des différents acteurs institutionnels et non institutionnels en matière de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, mais ces concepts nous apparaissaient trop restrictifs et ne nous permettaient pas de faire les nuances nécessaires. Il ne faut pas voir en effet les négociations entre responsables américains et européens comme une joute dogmatique où chaque camp tente d’imposer un « modèle » calqué sur son système médiatique. Certes, les diplomates américains et européens ont promu des approches qui reflétaient des normes importantes de leurs propres cultures médiatiques et ils ont eu des divergences à ce sujet, mais ils ont aussi fait preuve de pragmatisme, comme nous allons le voir, entre autres au chapitre 6.

Avant d’expliquer les caractéristiques de nos idéaux-types, il convient de mentionner que les idées associées à diverses philosophies de la presse peuvent coexister au sein d’un espace médiatique. Comme nous l’avons souligné précédemment, les auteurs du livre The Normative Theories of the Media, identifient quatre grandes traditions normatives quant à la façon de concevoir le rôle des médias en société à travers l’histoire: la tradition corporatiste (aussi appelée autoritaire), la tradition libérale, la tradition de la responsabilité sociale et la tradition de la participation citoyenne, qui serait en émergence306. Ces traditions incarnent « un ensemble de valeurs » qui se sont imposées à certains moments de

305 Cuilenburg et McQuail, p. 193. 306 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 19-25. Dans la littérature, des auteurs (p. ex. McQuail, 2005, p. 161-187) vont parler de « théories » normatives des médias, par exemple en référence à la théorie libérale, à la théorie de la responsabilité sociale (etc.); d’autres auteurs (p. ex. Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 20- 25) vont préférer parler de « tradition » corporatiste, de tradition libérale, de tradition de la responsabilité sociale, etc. De notre côté, nous préférons le terme « théories normatives de la presse » que nous concevons ainsi: les théories normatives de la presse auxquelles nous faisons référence sont en fait le produit de traditions philosophiques, elles-mêmes fondées sur des normes et des valeurs qui se sont imposées à certains moments de l’histoire (ibid., p. 19-25), et qui ont par la suite été conceptualisées par des chercheurs et théoriciens. Par exemple, plusieurs auteurs (Merrill, The Imperative of Freedom; McQuail, 2005; Balle; Christians et Nordenstreng) citent les travaux de la commission Hutchins de 1947 comme étant le fondement philosophique de la théorie de la responsabilité sociale. Ce n’est cependant que quelques années plus tard que ce concept a été théorisé par Siebert, T. Peterson et Schramm, dans le classique Four Theories of The Press, publié en 1956 (Merrill, The Imperative of Freedom, p. 88). De cette manière, une théorie peut cristalliser les éléments forts d’une tradition philosophique.

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l’histoire et dont l’influence persiste jusqu'à aujourd'hui au sein de chaque système médiatique: « […] we suggest that each national media system and medium  even each individual journalist  share more than one intellectual tradition, and that typologies serve the purpose of analytical distinctions and not of totalizing labels.307 »

Une théorie de la presse ne peut donc pas à elle seule expliquer toute la complexité de la réalité médiatique d’un pays ou d’une région. Si l’on convient que les idées associées à la théorie libérale de la presse révèlent certaines caractéristiques importantes du paysage médiatique américain, on trouve également l’influence d’idées associées à d’autres théories dans ce même paysage, comme celle de la responsabilité sociale. De même, si l’on convient que la théorie de la responsabilité sociale permet d’identifier certaines caractéristiques du paysage médiatique ouest-européen (le rôle joué par l’État en radiodiffusion, la culture d’autoréglementation de la presse dans certains pays, etc.), on trouve aussi dans cet espace médiatique l’influence d’autres visions (libérale, corporatiste, citoyenne, etc.)308.

De fait, ces visions normatives s’entrechoquent constamment dans l’arène politique. Par exemple, le domaine des télécommunications et de la radiodiffusion en Europe a été marqué par deux courants opposés depuis les années 1980309. Le premier s’inscrit dans une perspective libérale de laisser-faire et incarne le processus de privatisation et de déréglementation qui a touché les politiques de télécommunications et de radiodiffusion en Europe depuis les années 1980310. Le second courant reflète davantage l’esprit de la théorie de la responsabilité sociale311. Il réaffirme notamment le rôle central de la radiodiffusion publique comme institution sociale, culturelle et démocratique garantissant le pluralisme des médias devant les excès du marché312. Ces principes sont d’ailleurs soulignés dans le protocole sur le système de radiodiffusion publique du traité d’Amsterdam, qui justifie le financement gouvernemental des radiotélévisions et le protège ainsi de la politique de

307 Ibid., p. X et 20. 308 Ibid. Voir aussi Hallin et Mancini, p. 10. 309 Cuilenburg et McQuail, p. 196. 310 Ibid. 311 Ibid. 312 Christians et Nordenstreng, p. 8.

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concurrence de l’UE313. Christians et Nordenstreng comparent même le protocole sur la radiodiffusion à « une sorte de premier amendement à la Constitution de l’Union européenne » :

« The protocol thus becomes an integral and binding part of the European Community Treaty, originally known as the "Treaty of Rome". This was the first time that the media are acknowledged at this high legal level in the EU. The Amsterdam Protocol can be seen as a kind of "First Amendment" to the EU Constitution.314 »

Dans les pages qui suivent, nous présentons donc nos deux idéaux-types : l’approche américaine et l’approche ouest-européenne. Ce faisant, nous privilégierons l’étude de la théorie libérale de la presse et de la théorie de la responsabilité sociale de la presse. Ces deux théories normatives des médias sont en effet celles qui illustrent le mieux, à notre avis, certaines caractéristiques clés des réalités américaine et ouest-européenne, en particulier en matière de radiodiffusion publique et de réglementation des médias. En construisant ainsi les dimensions de nos idéaux-types à l’aide de ce cadre théorique et d’une revue de la littérature spécialisée, nous serons alors mieux outillés pour interpréter les visions normatives des acteurs institutionnels et non institutionnels en Bosnie et au Kosovo en matière de médias.

2.6. Premier concept idéal-typique : l’« approche américaine » Dans cette section, nous expliquons comment notre premier concept idéal-typique, l’« approche américaine », est étroitement associé aux principes de la théorie libérale de la presse. Dans notre analyse, nous accordons une importance particulière au premier amendement à la Constitution américaine. Cette attention est tout à fait justifiée lorsque l’on considère l’influence du premier amendement dans la jurisprudence américaine. Comme le soulignent de nombreux auteurs315, il s’est fait une lecture « absolutiste » du

313 Ibid., p. 8; voir le Protocole sur le système de radiodiffusion publique dans les États membres : UE, Traité d’Amsterdam, p. 109. 314 Christians et Nordenstreng, p. 26. 315 Christians, Glasser, McQuail et coll.; Schauer; Hallin et Mancini; Downing; Cornu; John C. Nerone (dir.), Last Rights, Revisiting Four Theories of the Press, Chicago, University of Illinois, 1995, 205 p.

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premier amendement par les tribunaux américains au courant du XXe siècle316. Pour s’en convaincre, il faut considérer le jugement sur l’affaire Brandenburg v. Ohio, en 1969, dans lequel la Cour suprême a établi (au nom notamment du principe de liberté d’expression inscrit dans le premier amendement) que les propos haineux et racistes d’un leader du Ku Klux Klan à l’égard de noirs et de juifs restaient protégés par la Constitution américaine, car ils ne représentaient pas une incitation « imminente » à perpétrer des actes de violence contre ces minorités317. Ce jugement, comme nous allons le voir dans quelques pages, a marqué la jurisprudence américaine318. Quoi qu’il en soit, cette conception étendue de la liberté d’expression par les Américains peut apparaître radicale aux yeux de nombreux diplomates européens. Elle va, en tout cas, à l’encontre d’un consensus international visant à interdire la diffusion d’idées racistes et incitant autrui à la haine, comme le précise notamment l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination; une convention de l’ONU, signée par 173 pays et ratifiée par la plupart des pays d’Europe de l’Ouest319.

Cet examen du premier amendement et de son interprétation illustrera l’originalité de la position américaine sur la scène internationale. De plus, nous soulignerons la faible culture d’autoréglementation de la presse américaine et le faible financement des radios et télévisions publiques aux États-Unis (cette dernière caractéristique est probablement celle qui distingue le plus la réalité médiatique américaine de celle de la plupart des pays d’Europe de l’Ouest). Enfin, nous conclurons notre propos avec une analyse de la doctrine de la libre circulation de l’information. Cette doctrine, qui a été un élément important de la politique étrangère américaine après 1945, nous permettra d’aborder le débat sur le NOMIC et, ainsi, d’illustrer l’influence de la perspective américaine en matière d’information et de communication dans un contexte international.

316 Hallin et Mancini, par exemple, soulignent : « Both legal doctrine and political culture in the United States tend to treat the First Amendment in a more absolutist way […]. » (Hallin et Mancini, p. 229.) 317 U.S. Supreme Court, Brandenburg v. Ohio – 395 U.S. 444 (1969) [En ligne], 1969. (Consulté le 31 janvier 2015) Voir aussi : Schauer, p. 10-11. 318 Rosenfeld, p. 1536 et 1544. 319 Haut-Commissariat aux droits de l’homme, « Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale », in ONU, Site de l’ONU – Droits de l’homme [En ligne], 1965. (Consulté le 31 janvier 2015)

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2.6.1 La théorie libérale de la presse et l’environnement médiatique aux États-Unis Notre premier concept idéal-typique, l’approche américaine, est étroitement associé aux principes de la théorie libérale de la presse. Dans la littérature anglophone, on fait régulièrement référence, parfois de façon interchangeable, à la théorie libérale de la presse et à la théorie libertarienne de la presse. Cette apparente confusion s’explique du fait qu’à partir des années 1950, des intellectuels libéraux américains ont commencé à s’identifier comme libertariens (libertarians en anglais) pour se dissocier des libéraux sociaux- démocrates et des autres mouvements politiques privilégiant l’interventionnisme étatique et à qui l’on attribuait l’épithète « libérale »320. Ironiquement, ce mouvement a contribué à embrouiller le débat, comme l’explique Ronald Hamowy :

« The great problem with the contemporary usage of the term liberal, at least in the Anglo-Saxon world, is that in the United States (and to a lesser extent in the British Commonwealth), it has come to refer to a body of ideas known in the rest of the world as social democracy of even simply as socialism. It is this shift in terminology that has led to the term libertarianism being used in the English- speaking countries for what elsewhere is still called liberalism 321 »

De plus, certains chercheurs utiliseraient à tort le terme « libertarien » pour désigner la théorie libérale de la presse, par méconnaissance des courants philosophiques associés à ces concepts322. Ce serait le cas de Fred S. Siebert, l’un des auteurs de Four Theories of the Press. Selon John Nerone, Siebert a confondu libéralisme et libertarianisme en associant la pensée de Milton, Jefferson et Mill au libertarianisme, alors que ces auteurs s’inscrivent plutôt dans le courant philosophique libéral classique323. Ainsi, la tradition médiatique anglo-américaine à laquelle Siebert a accolé l’étiquette de la théorie libertarienne serait en fait plus proche du libéralisme classique et des idées que ce courant incarne, que ce soit la liberté individuelle, le laisser-faire économique ou le non-interventionnisme de l’État324. Quant au libertarianisme, s’il peut être décrit comme une version contemporaine du

320 Ronald Hamowy, The Encyclopedia of Libertarianism, Londres, SAGE Publications, 2008, p. XXV et XXVI. Voir aussi Encyclopædia Britannica, « Libertarianism », Encyclopædia Britannica [En ligne], http://academic.eb.com/EBchecked/topic/339321/libertarianism (Consulté le 15 mars 2015) 321 Ronald Hamowy, p. XXV. 322 Nerone (dir.), p. 42-43. 323 Ibid. 324 Ibid., p. 46 et 76.

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libéralisme classique (comme le suggère Hamowy), il englobe également des courants plus radicaux comme, par exemple, les libertariens anarchistes qui souhaitent la disparition de l’État325. En ce qui nous concerne, nous utiliserons les expressions « théorie libérale des médias » ou « théorie libérale de la presse », qui sont couramment employées dans la littérature francophone.

La théorie libérale de la presse s’inscrit dans une tradition philosophique où la liberté individuelle est une valeur fondamentale qui doit être protégée de tout despotisme. La crainte de l’autoritarisme est récurrente dans les écrits des penseurs libéraux classiques comme Locke, Rousseau et Voltaire, qui se sont opposés aux abus de l’Église ou de la royauté. La défense de la liberté d’expression constitue un autre fondement de la pensée libérale classique. À ce titre, on fait souvent référence aux textes fondateurs de John Milton et à sa dénonciation passionnée de la censure dans Areopagitica, ou à l’ouvrage On Liberty (De la liberté en version française) de John Stuart Mill, qui défend la liberté d’expression, même si l’opinion exprimée est fausse, car le choc des idées permet ultimement à la vérité de s’imposer326.

Dans la littérature, il existe plusieurs façons de se référer à la théorie libérale et aux modèles conceptuels qu’elle a inspirés. McQuail, d’une part, parle d’un modèle « libéral pluraliste » ou d’un « modèle de marché » où la presse est faiblement autoréglementée et où l’État ne joue pas un grand rôle327. À l’instar de McQuail, Merrill utilise lui aussi le concept de « modèle de marché » pour décrire l’essence du système de presse libéral328. Afin

325 Richard Dagger, « Individualism and the Claims of Community », in Thomas Christiano and John Christman (dir.), Contemporary Debates in Political Philosophy, Malden (MA), Blackwell Publishing, 2009, p. 309. Voir aussi Hamowy. 326 John Stuart Mill, De la liberté [En ligne], Paris, Gallimard, 1990 (1859), p. 16. (Consulté le 31 janvier 2015) Au début du chapitre 2, Mill procède à une défense de la liberté de pensée et de discussion et, par extension, de la liberté de presse. Il entame ce chapitre en écrivant : « Il est à espérer que le temps où il aurait fallu défendre la "liberté de presse" comme l’une des sécurités contre un gouvernement corrompu ou tyrannique est révolu. » (Stuart Mill, p. 15.) À la page suivante, il écrit : « Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur. » (Ibid., p. 16.) Voir aussi John Milton. 327 McQuail, 2005, p. 185. 328 John C. Merrill, « A Court of First Resort », in Dennis E. Everette, Donald M. Gilmor et Theodore L. Glasser (dir.), Media Freedom and Accountability, Westport, Greenwood Press, 1989, p. 12.

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d’expliquer la genèse de ce système, il souligne l’influence historique de « l’éthique de travail protestante », de même que les idées associées à la philosophie rationaliste du XVIIe siècle, comme l’individualisme et la liberté329. De leur côté, Christians, Glasser, McQuail et coll.330 mentionnent une tradition « libérale individualiste », alors que William Hachten et James F. Scotton parlent de « modèle occidental » (« Western concept »)331.

Selon la théorie libérale, le rôle des médias est de servir de contre-pouvoir à l’État dans le cadre d’un marché capitaliste où règne une vive concurrence, comme le rappelle Curran : « The principal democratic role of the media, according to liberal theory, is to act as a check on the state »332. L’État, par ailleurs, est perçu comme une menace potentielle aux libertés individuelles, et les médias, s’ils jouent leur rôle, peuvent prévenir les abus du pouvoir333. Cette conception négative de la liberté (« freedom from »), pour reprendre la distinction du philosophe Isaiah Berlin, est au cœur des écrits des penseurs libéraux classiques, comme John Stuart Mill et Thomas Jefferson334. La liberté individuelle est alors jugée au degré d’interférence du pouvoir en place335.

Les États-Unis ont été une terre d’accueil fertile pour les idées des penseurs libéraux classiques. L’essor du capitalisme, l’individualisme, la pratique naissante de la démocratie et les « hauts taux d’alphabétisation » des immigrants protestants y ont favorisé l’essor d’une presse indépendante au XVIIIe siècle336. Mais ce sont les signataires de la

329 Ibid. 330 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 23. 331 William A. Hachten et James F. Scotton, The World News Prism: Global Information in a Satellite Age, Malden, Blackwell Publishing, 2007, p. 19-23. 332 James Curran, « Rethinking Media and Democracy », in James Curran et Michael Gurevitch, (dir.), Mass Media and Society, Londres, Arnold, 2000, p. 121. 333 Ibid. 334 Selon la conception positive de la liberté (freedom to), le gouvernement peut contribuer à l’amélioration ou au renforcement des droits individuels, devenant par le fait même un vecteur d’émancipation; Berlin reste néanmoins critique des penseurs qui ont une conception positive de la liberté, en particulier de Jean-Jacques Rousseau; il perçoit avec méfiance les aspirations interventionnistes que Rousseau présente au nom de la liberté et de la souveraineté populaire, car elles peuvent mener à l’arbitraire et au despotisme (Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » (1958), in Hardy Henry (dir.), Liberty, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 173-214). 335 Ibid., p. 178-204. 336 Hallin et Mancini, p. 237.

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Constitution américaine qui ont consacré la liberté d’expression et, surtout, la liberté de presse comme normes constitutives du système médiatique américain en adoptant la Déclaration des droits (Bill of Rights)337. Son premier amendement stipule en effet que le « Congress shall make no law […] abridging the freedom of speech, or of the press […]338 ». Pour John Merrill, un intellectuel américain partisan d’une approche de laisser- faire relativement aux médias, il est significatif que le premier amendement à la Constitution américaine fasse mention de la liberté de presse : « If this were simply the same as freedom of expression then there would have been no need to mention the press freedom specifically. »339

Les intentions des pères fondateurs des États-Unis font toujours l’objet de discussions dans les cercles universitaires. Il demeure néanmoins un fait indéniable : l’inclusion d’une Déclaration des droits dans la Constitution américaine a fait l’objet d’un âpre débat avant son adoption. Dans une lettre à James Madison, Thomas Jefferson s’inquiétait d’ailleurs de l’absence d’un tel document :

« […] I do not like […] the omission of a bill of rights providing clearly and without the aid of sophisms for freedom of religion, freedom of the press, protection against standing armies, restriction against monopolies, the eternal and unremitting force of the habeas corpus laws, and trials by jury in all matters of fact triable by the laws of the land and not by the laws of nations.340 »

La Déclaration des droits, rédigée par Madison, fut finalement adoptée par le Congrès et entérinée le 15 décembre 1791 par les trois quarts des États fédérés. Son application favorisera l’émergence d’une culture judiciaire soucieuse de protéger les droits individuels inscrits dans la Constitution. Au nom du principe de la liberté d’expression (et de la presse) inscrit dans le premier amendement, il est par exemple permis aux États-Unis de tenir ou de

337 Ibid. 338 United States Senate. 339 Merrill, The Imperative of Freedom, p. 64. 340 Thomas Jefferson, « To James Madison (Correspondence) », in Jean M. Yarbrough, The Essential Jefferson, Indianapolis, Hackett Publishing, 2006 (1787), p. 168.

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diffuser des propos haineux à l’égard de minorités visibles si ces propos ne constituent pas une « incitation imminente » à la violence341.

Comme nous l’avons noté, c’est la Cour suprême qui a établi cette notion d’incitation « imminente » dans son jugement sur l’affaire Brandenburg v. Ohio en 1969342. Brandenburg était un chef du Ku Klux Klan (KKK) de l’Ohio qui avait été condamné pour avoir, entre autres, proféré des menaces à l’égard des juifs et des Noirs devant une équipe de télévision locale. Or, la Cour suprême a annulé la condamnation de Brandenburg parce que ses propos, bien qu’ils endossassent la violence, ne l’encourageaient pas directement, selon elle343. Ils ne constituaient donc pas une incitation imminente à violer la loi (« incitement to imminent lawless action344 »), comme le fait de perpétrer des actes de violence à l’endroit des groupes ciblés par les propos racistes du chef du KKK. En somme, malgré leurs contenus racistes et belliqueux, les propos de Brandenburg étaient protégés par la Constitution345. La Cour suprême créait par le fait même un important précédent pour la jurisprudence américaine346.

Cette conception quasi absolue de la liberté d’expression est une caractéristique fondamentale de la justice américaine qui distingue ce pays des autres démocraties occidentales347. Dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, la liberté d’opinion (et par extension de presse) est plus réglementée, et la tenue ou la diffusion de propos racistes incitant autrui à la haine est généralement interdite par la loi. En France et en Allemagne, par exemple, la négation de l’Holocauste constitue une infraction348. Aux États-Unis, à l’inverse, les discours haineux ou discriminatoires sont tolérés dans la sphère publique et

341 Schauer, p. 1; Adam Liptak, « Hate Speech or Free Speech? What Much of West Bans is Protected in U.S. », New York Times, New York, 11 juin 2008. 342 U.S. Supreme Court, Brandenburg v. Ohio. Voir aussi Michel Rosenfled, « Hate Speech in Constitutional Jurisprudence : A Comparative Analysis », Cardozo Law Review, vol. 24, no 4, 2003, p. 1537. 343 Ibid. 344 U.S. Supreme Court, Brandenburg v. Ohio. 345 Schauer, p. 10-11. 346 Rosenfeld, p. 1536 et 1544 347 Downing, p. 175. 348 Schauer, p. 7-8.

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les médias349. En 1977, par exemple, la cour de l’État de l’Illinois et la cour fédérale américaine ont refusé d’interdire — en vertu du premier amendement — une marche prévue par le parti nazi américain, avec leurs insignes et symboles nazis, dans le village de Skokie, où vit une communauté juive350.

Sur la scène internationale, les États-Unis ont refusé de s’engager à respecter certaines règles visant à interdire diverses formes d’incitation à la haine au nom du premier amendement. Par exemple, ils ne sont pas liés par l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination (qui porte notamment sur la diffusion ou l’incitation à la discrimination et à la haine raciale), le gouvernement américain ayant émis une réserve en vertu du premier amendement351. Pour des raisons similaires, les États-Unis ont refusé d’entériner le Protocole de la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité concernant la criminalisation d'actes de nature raciste ou xénophobe352. Comme le souligne le professeur Schauer, ce refus des États-Unis d’être liés à certaines règles de conventions internationales en fonction du premier amendement à la Constitution a contribué à leur isolement : « In contrast to this international consensus that various forms of hate speech need to be prohibited by law and that such prohibition creates no or few speech issues, the United States remains steadfastly committed to the opposite view.353 »

2.6.2 Une faible culture d’autoréglementation de la presse écrite Inévitablement, le contexte légal créé par le premier amendement rend l’encadrement des médias américains par le gouvernement plus ardu : « […] many kinds of media regulations that are common in Europe — privacy rules, regulations on political advertising, free-time requirements for political communication, and right-of-reply laws […] are politically and legally untenable in the United States […].354 » Ce climat propice au laisser-faire nous

349 Liptak. 350 Schauer, p. 11. 351 Schauer, p. 8-9. 352 Ibid. 353 Ibid. 354 Hallin et Mancini, p. 229.

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permet de mieux comprendre la faiblesse de la culture d’autoréglementation de la presse écrite américaine. Car contrairement à la situation dans des pays d’Europe de l’Ouest comme l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Norvège, la Finlande ou la Suède, il n’existe pas, aux États-Unis, de conseil de presse national chargé de faire respecter les règles de déontologie journalistique aux journaux et aux magazines. Certes, un tel organisme, le National News Council, a existé de 1973 à 1984. Mais ce conseil de presse n’avait qu’un rôle symbolique et, faute d’appui au sein de la communauté journalistique, il a dû fermer ses portes355.

L’échec du National News Council est symptomatique de la réticence qu’ont les journalistes et les éditeurs américains à l’idée de rendre des comptes à une instance externe où pourraient siéger des membres du public. Cette résistance a d’ailleurs été documentée. Des sondages réalisés depuis les années 1970 ont révélé l’opposition du milieu journalistique aux conseils de presse356. Cette méfiance est cohérente avec l’esprit de la théorie libérale de la presse, qui voit la rivalité entre les médias et les journalistes eux- mêmes comme seul véritable moyen de limiter les erreurs de la profession journalistique357. Dans ce contexte, on comprendra mieux les critiques du New York Times à l’égard des initiatives de réglementation de la presse en Bosnie et au Kosovo en particulier358.

2.6.3 Un espace médiatique dominé par les médias privés Pour comprendre la culture médiatique dans laquelle s’inscrit la philosophie d’intervention des diplomates américains, il faut également mentionner que l’interventionnisme du gouvernement dans l’environnement médiatique a été moins soutenu aux États-Unis qu’en Europe de l’Ouest. Il suffit de comparer les politiques publiques dans le domaine des télécommunications pour s’en convaincre. Aux États-Unis, les industries du télégraphe et de la téléphonie ont été rapidement contrôlées par des monopoles privés359. En Grande-

355 Cornu, p. 24-25. 356 Voir les sondages cités par Éric Ugland, p. 6. 357 Siebert, T. Peterson et Schramm, p. 71. 358 Julie Mertus et Mark Thompson, « The Learning Curve: Media Development in Kosovo », in Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 263. 359 Cuilenburg et McQuail, p. 187.

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Bretagne, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et en Suède, en revanche, ces services sont devenus des monopoles publics360. À quelques variantes près, le contraste est aussi marqué dans le domaine de la radiodiffusion. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux gouvernements d’Europe de l’Ouest ont « reconstruit leur système médiatique » et ont fait passer le secteur naissant de l’audiovisuel sous le monopole de l’État361. Hormis la Grande-Bretagne, les monopoles publics en radiodiffusion sont d’ailleurs demeurés la caractéristique dominante du paysage audiovisuel ouest-européen pendant une trentaine d’années. Il faudra attendre jusqu’aux années 1980 pour qu’ils soient remis en question, avec l’émergence des radios et de télévisions commerciales362, et la mise en place d’un modèle mixte en radiodiffusion363.

Aux États-Unis, à l’opposé, l’audiovisuel a été dominé presque exclusivement par le secteur privé, avec la présence négligeable d’une radiotélévision publique364. Dans les premières années de la radio, après la Première Guerre mondiale, on assiste à l’émergence d’une multitude de stations privées. Confronté à un secteur de la radiodiffusion chaotique et déréglementé, le Congrès américain adopte en 1927 la Loi sur la radio, qui crée la Federal Radio Commission (FRC)365. Pendant quelques années, la FRC gère l’octroi des fréquences. Cependant, avec la Loi sur les communications adoptée en 1934, le Congrès

360 Ibid., p. 188. 361 Ibid., p. 193. 362 Michael Palmer aborde cet enjeu (et plus largement l’influence du modèle commercial américain) dans son livre, Dernières nouvelles d’@mérique, en expliquant notamment le processus de libéralisation du secteur de l’audiovisuel français et européen; Michael Palmer, Dernières nouvelles d’@mérique, Paris, Éditions de l’Amandier, 2006, p. 48-51. 363 Marc Raboy, « The World Situation of Public Service Broadcasting: Overview and Analysis », in Public Service Broadcasting: Cultural and Educational Dimensions [En ligne], Paris, UNESCO, 1995, p. 23. (Consulté le 18 février 2015) 364 Lors d’une entrevue réalisée par Radio-Canada, Marc Raboy raconte la rencontre qui a lieu à New York, en 1929, entre l’équipe de la Commission canadienne d’enquête royale sur la radiodiffusion, présidée par John Aird, et Franklin Roosevelt, alors gouverneur de l’État de New York. Ce dernier aurait dit : « Ne faites pas comme nous [aux États-Unis]. Ne faites pas en sorte que la radio soit une affaire [commerciale]. Il faut que la radio demeure dans le domaine public. » Selon Raboy, Aird et son équipe auraient alors été « […] gagnés à l’idée que la radio était essentiellement un instrument éducatif et culturel et [que,] pour réaliser les objectifs socioculturels, elle devait être organisée dans le secteur public ». Marc Raboy, « De la radiodiffusion aux télécommunications » [entrevue], in SRC, Site de Radio-Canada [En ligne], Montréal, Société Radio- Canada, 1996. (Consulté le 31 janvier 2015) 365 Walter Emery, National and International Systems of Broadcasting, East Lansing, Michigan State University Press, 1969, p. 8.

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américain remplace la FRC par la Federal Communication Commission (FCC). À la différence de la FRC, la FCC réglemente non seulement les communications radio, mais aussi les services de téléphone et de télégraphe (s’ajouteront plus tard les réglementations des communications télévisuelles, par câble et par satellite). Sous la gouverne de la FCC, le secteur de la radiodiffusion est rapidement dominé par deux corporations vers la fin des années 1930 : la Columbia Broadcasting System (CBS) et la National Broadcasting Company (NBC)366. Inquiète du manque de concurrence, la FCC force la NBC à se départir de l’un de ses deux réseaux, NBC Blue Network, qui devient l’American Broadcasting Company (ABC)367. Mais cette intervention n’altère pas la scène médiatique de façon notable. Les réseaux ABC, CBS et NBC continueront en effet à dominer la radio puis la télévision jusque dans les années 1980, avant de subir la concurrence des chaînes câblées.

Ainsi, pendant plus de 50 ans, ABC, CBS et NBC ont été en situation d’oligopole et ont dicté le contenu des ondes en fonction d’impératifs commerciaux. Pour les chercheurs Muriel et Joel Cantor, cette situation souligne l’écart entre les cultures de radiodiffusion ouest-européenne et américaine : « […] unlike the traditional Western European model, the emphasis [in the United States] is not on public service or on presenting artistic, informational or educational programmes, but rather on profit, return on investments, asset management and price-earnings ratio.368 » De son côté, le spécialiste des politiques de radiodiffusion, Raymond Kuhn, estime que le système médiatique américain est le reflet de l’individualisme prégnant de la culture américaine et d’une croyance profonde « aux vertus du libre marché369 ». Car en mettant l’accent sur les « besoins des consommateurs », le divertissement et les revenus générés par la publicité, le modèle commercial américain est, selon lui, « l’antithèse du modèle public en radiodiffusion370 ». Qu’on soit d’accord ou non avec ce jugement, il est frappant de constater le degré de sous-financement des médias publics américains. De 2000 à 2005, par exemple, la contribution du gouvernement fédéral

366 Ibid. 367 Ibid. 368 Muriel Cantor et Joel Cantor, « United States: A System of Minimal Regulation », in Raymond Kuhn (dir.), The Politics of Broadcasting, Londres, Croom Helm, 1985, p. 161. 369 Kuhn, p. 7. 370 Ibid.

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au radiodiffuseur public (NPR) et au télédiffuseur public (PBS) a constitué moins de 20 % de leurs revenus annuels de 2,3 milliards, ce qui a forcé PBS et NPR à solliciter des fonds privés371. Une étude récente estime par ailleurs que l’investissement dans les médias publics représente une dépense annuelle de 3,75 $ par personne aux États-Unis372. Le gouvernement français dépense près de 14 fois plus par citoyen, le gouvernement britannique 24 fois plus, et l’Allemagne, 35 fois plus373. Ces chiffres illustrent le fossé qui sépare les États-Unis de l’Europe de l’Ouest lorsque vient le temps de mesurer le soutien au modèle public. Ils nous permettent aussi de mettre en contexte les réticences des diplomates américains qui craignaient que les télédiffuseurs publics bosniens et kosovars soient indûment avantagés par rapport aux chaînes commerciales en bénéficiant à la fois de revenus publics et publicitaires374. En réalité, cette position diplomatique américaine est conséquente avec une culture médiatique commerciale où les chaînes privées ont historiquement occupé l’avant-scène aux États-Unis, alors que la radio et la télévision publique ont été confinées à la marge.

2.6.4 La doctrine de la libre circulation de l’information Nous avons souligné dans le chapitre 1 le rôle joué par les États-Unis dans la promotion de la liberté de presse à travers le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale; nous avons alors mentionné que les efforts des États-Unis pour promouvoir la liberté de presse pouvaient s’inscrire dans une logique marchande375. Kent Cooper, qui a dirigé l’AP de 1925 à 1948, a bien incarné la poursuite de ces deux objectifs. Comme nous l’avons vu, Cooper a milité auprès de la classe politique américaine pendant les années 1940 pour

371 Josh Silver, Lauren Strayer et Candace Clement, « Public Media’s Moment », in Craig Aaron et Holiday Shapiro (dir.). Changing Media, Public Interest Policies for the Digital Age [En ligne], Freepress, 2009, p. 266-67. (Consulté le 31 janvier 2015) 372 Rodney Benson et Matthew Powers, Public Media and Political Independence: Lessons for the Future of Journalism Around the World [En ligne], Freepress, 2011, p. 61. (Consulté le 31 janvier 2015) 373 Ibid. 374 U.S. Mission to Kosovo, « USAID Director Calls for Level Playing Field For Kosovar TV Stations » (26 avril 2002), in Yll Bajraktari et Emily Hsu, Developing Media in Stabilization and Reconstruction Operations [En ligne], Washington, USIP, 2007, p. 19. (Consulté le 15 février 2015) 375 Pour reprendre les propos de Michel Sénécal, p. 18-27.

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l’inclusion d’une clause sur la « liberté de la presse » dans le traité de paix qui allait régir la période de l’après-Deuxième Guerre mondiale376. Il voyait dans l’essor de la presse indépendante un ingrédient de paix et de stabilité, puisqu’elle agissait, selon lui, comme un antidote à la propagande et la manipulation des masses377. Or, cette défense de la liberté de presse n’était pas dénuée de visées commerciales : comme ses collègues au conseil d’administration de l’AP, Cooper convoitait les marchés contrôlés par l’agence de presse britannique Reuters et par l’agence française Havas, alors dominante en Amérique latine378. Il enviait tout particulièrement la mainmise des Britanniques sur la communication câblée sous-marine : « Britain, far ahead of any other nation, concentrated on the cable business. First, it tied its Empire together. Then, it stretched out and tied out other nations to it.379 » En somme, Cooper voyait le potentiel économique d’un monde où l’information circulait plus librement et il avait l’intention de s’emparer des marchés contrôlés par ses concurrents.

En réalité, les ambitions de Cooper étaient en symbiose avec une doctrine — la libre circulation de l’information entre les nations — qui était en émergence aux États-Unis vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cette doctrine reflétait bien les visées libre- échangistes de politiciens et de gens d’affaires américains qui envisageaient, au sortir de la guerre, un monde libéré des anciens liens coloniaux, dans lequel l’information (mais aussi les biens et les personnes) circulerait sans contraintes; un monde où il existait de grandes opportunités d’affaires pour les entreprises américaines380.

En 1944, le Congrès américain a reconnu que la doctrine de la libre circulation de l’information faisait partie intégrante de sa politique étrangère381. Après son adoption, cette

376 K. Cooper, « Free Press v. War », p. 59. 377 Ibid. 378 Constatant le double programme de Kent Cooper, le magazine The Economist avait émis un commentaire pour le moins sarcastique à son sujet : « […] [Cooper], like most big business executives, experiences a peculiar moral glow in finding that his idea of freedom coincides with his commercial advantage […] » (Schiller, p. 26-29.) Par ailleurs, si le cartel des agences de presse, mené par Havas, Reuters et Wolff des années 1850 aux années 1940, était critiqué, AP y était néanmoins associée depuis 1875; voir Jeremy Tunstall et Michael Palmer, Media Moguls, London, Routledge, 1991, p. 49-52. 379 Kent Cooper, Barriers Down, New York, Farrar and Rinehart, p. 11, cité par Schiller, p. 27. 380 Ibid., p. 24-28. Voir aussi : Carlsson, p. 197. 381 Pascal Griset, « Fondation et empire : l’hégémonie américaine dans les communications internationales 1919-1980 », Réseaux, vol. 9, no 49, 1991, p. 80.

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doctrine fut défendue avec ardeur par la diplomatie américaine, comme en font foi les propos de William Benton, sous-secrétaire d’État américain de 1945 à 1947 :

« The State Department plans to do everything within its power along political or diplomatic lines to help break down the artificial barriers to the expansion of private American news agencies, magazine, motion pictures, and other media of communications throughout the world […] Freedom of the press –– and freedom of exchange of information generally –– is an integral part of our foreign policy.382 »

De son côté, John Foster Dulles, le secrétaire d'État américain de 1953 à 1959, dira de cette doctrine qu’elle constitue l’élément le plus important de la politique étrangère américaine : « If I were to be granted one point of foreign policy and no other, I would make it the free flow of information.383 »

Grâce au lobby du gouvernement américain, les idées associées à la doctrine de la libre circulation de l’information furent rapidement inscrites au sein de textes clés du système onusien. Dans son ouvrage, Schiller décrit bien les efforts déployés par les États-Unis pour la promouvoir auprès des autres États membres de l’ONU, dont plusieurs (en Europe et en Amérique latine, notamment) étaient tributaires de l’aide économique américaine384. C’est ainsi que l’Acte constitutif de l’UNESCO, adopté en novembre 1945, portera une grande attention aux enjeux liés à la libre circulation de l’information385. À l’article 1.2.a, il est spécifié que l’UNESCO promouvra des accords jugés utiles pour « […] faciliter la libre circulation des idées, par le mot et par l’image386 ». L’esprit de la doctrine de la libre circulation de l’information est aussi présent dans la résolution 59 de l’Assemblée générale

382 U.S. Department of State, Department of State Bulletin, vol. 15, no 361, 1946, p. 160. 383 John Foster Dulles, cité par Kaarle Nordenstreng, « Free Flow Doctrine in Global Media Policy », in Robin Mansell et Marc Raboy (dir.), The Handbook of Global Media and Communication Policy, Londres, Wiley-Blackwell, 2011, p. 79. Voir aussi Schiller, p. 24. 384 Schiller, p. 32-35. 385 Ibid., p. 33. 386 UNESCO, « Acte constitutif », in Site de l’UNESCO [En ligne], Paris. < http://portal.unesco.org/ fr/ev.php-URL_ID=15244&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html > (Consulté le 31 janvier 2015) À l’opposé, Nordenstreng estime que l’Acte constitutif de l’UNESCO ne met pas l’accent sur les idées découlant de la libre circulation de l’information, mais plutôt sur la notion de compréhension entre les nations pour la paix et la sécurité. Voir : Nordenstreng, « Free Flow Doctrine in Global Media Policy », p. 82-83.

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des Nations unies, adoptée en décembre 1946 : « La liberté de l’information est un droit fondamental de l’homme [qui] implique le droit de recueillir, de transmettre et de publier les nouvelles en tous lieux et sans entraves.387 » Enfin, l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948, aborde aussi ce thème : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit.388 »

Alors que dans les cercles diplomatiques, les États-Unis défendaient la doctrine de la libre circulation de l’information, sur le terrain, ils soutenaient activement les activités commerciales de leurs entreprises à l’international. Dans le domaine des communications satellitaires, par exemple, les États-Unis ont organisé le marché à leur avantage, ce qui leur permettra d’occuper une position dominante sur la scène internationale. De fait, avec l’entreprise COMSAT (créée en 1962), les États-Unis ont été aux commandes du consortium international INTELSAT (lancé en 1964), ce qui leur a permis de recevoir la « quasi-totalité des contrats de fabrication des satellites389 ». Autre exemple, dans le domaine de la télévision, les États-Unis ont utilisé leurs programmes d’aide au développement pour financer la construction d’émetteurs dans de nombreux pays du Sud, afin de faciliter la vente de produits télévisuels américains390. (Fait intéressant, le Haut Représentant en Bosnie de 1999 à 2002, Wolfgang Petritsch, se plaindra du fait que les Américains distribuaient gratuitement de vieilles séries de télévision en Bosnie, dans l’intention de « préparer le marché391 ».)

387 Assemblée générale de l’ONU, « Résolution 59 (I). Convocation d’une conférence internationale sur la liberté de l’information », in ONU, Site de l’ONU [En ligne], New York, ONU, 1946. (Consulté le 31 janvier 2015) 388 ONU, « Déclaration universelle des droits de l’homme », in Site de l’ONU [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 389 Anne-Marie Malavialle, « Les satellites de communications : des promesses techniques aux réalités politiques et industrielles », Hermès, vol. 34, 2002, p. 194. 390 Griset, p. 82. 391 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012.

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Dans le même esprit, les prêts aux pays alliés, notamment en Europe après 1945, ont aussi facilité l’exportation des produits américains, puisqu’ils ont souvent été liés à des ententes de libre-échange. Les accords Blum-Byrnes, par exemple, annulaient une partie de la dette de la France envers les États-Unis, en plus de lui offrir un prêt de 650 millions de dollars, en échange de la fin de l’interdiction de diffuser des films américains sur le sol français392. Dans le domaine de l’information, enfin, les agences de presse américaines AP et UP (United Press) ont dominé le marché mondial après la Deuxième Guerre mondiale. En 1970, l’AP et l’UPI (fusion de UP avec International News Service) étaient présentes dans 108 et 92 pays respectivement393. Plus révélateur encore, l’AP diffusait cette année-là 17 millions de mots quotidiennement, et l’UPI 11 millions, alors que Reuters n’en transmettait que 1,5 million et l’AFP, 3,3 millions394. Dans leur ouvrage, Trafic de nouvelles, Oliver Boyd-Barrett et Michael Palmer rappellent d’ailleurs que le « […] succès d’une agence mondiale est en en partie fonction de la domination géopolitique que le pays de son siège a pu exercer dans le passé » :

L’essor véritable des agences américaines sur le marché mondial date de 1944, et coïncide avec l’expansion américaine, son rôle dans la reconstitution de l’Occident et sa défense contre les blocs socialo-communistes, de l’après- guerre.395

À partir des années 1970, la domination des États-Unis dans différents secteurs de la communication et leur défense de la doctrine de la libre circulation de l’information commencent cependant à être remises en question. Avec l’arrivée de jeunes États membres issus de la décolonisation de l’Afrique et de l’Asie, la dynamique change au sein du système onusien. L’affrontement n’est plus seulement situé sur l’axe est-ouest, soit entre les démocraties occidentales et le bloc communiste : une troisième voix, celle des pays du Sud, s’affirme sous la bannière des pays non-alignés. Ce mouvement exprime son insatisfaction quant aux déséquilibres qui existent entre le Nord et le Sud. Il réclame entre

392 Voir le site de l’INA pour plus d’informations à ce sujet : Les Actualités françaises, « La signature des accords Blum-Byrne (1946) » [Vidéo], in INA, Site de l’INA – Médiathèque [En ligne], 1946. (Consulté le 31 janvier 2015) 393 Griset, p. 84. 394 Ibid. 395 Oliver Boyd-Barrett et Michael Palmer, Trafic de nouvelles, Paris, Alain Moreau, 1981, p. 437.

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autres un Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC), un concept qui émerge à la suite de discussions préalables à un Nouvel Ordre économique mondial396. C’est d’ailleurs sous les auspices de l’UNESCO que l’essentiel des débats à propos du NOMIC a lieu. On y discute en particulier d’une « déclaration sur les médias de masse » qui refléterait les inquiétudes des pays non-alignés quant aux déséquilibres dans la circulation de l’information nord-sud397. Les quatre agences de presse de l’époque (AP, UPI, Reuters et AFP) sont particulièrement visées par les critiques. Les pays partisans du NOMIC leur reprochent en effet leur manque d’intérêt pour les pays du Sud, ainsi que leur couverture négative des actualités les concernant; une couverture qu’ils jugent « aliénante » et qui reflète avant tout les préoccupations mercantiles des pays du Nord398. La doctrine de la libre circulation de l’information est également critiquée399. Une formulation amendée de cette doctrine est d’ailleurs proposée dans une « déclaration sur les médias de masse » adoptée par l’Assemblée générale de l’UNESCO en 1978400. Sans surprise, la formulation amendée met l’accent sur la notion d’équilibre : « Le renforcement de la paix et de la compréhension internationale, la promotion des droits de l’homme […] exigent une circulation libre et une diffusion plus large et mieux équilibrée de l’information.401 »

Dans la foulée des débats houleux sur le NOMIC, le directeur de l’UNESCO, Amadou- Mahtar M’Bow, confie à une commission internationale de 16 spécialistes l’étude des problèmes liés à la communication dans la société contemporaine. La commission est présidée par l’Irlandais Seán MacBride, prix Nobel de la paix en 1974 et fondateur d’Amnesty International. En 1980, la commission remet son rapport à l’Assemblée générale de l’UNESCO, tenue à Belgrade. Intitulé Voix multiples, un seul monde, le rapport

396 Padovani [En ligne]. 397 Ibid. 398 Michel Mathien et Catherine Conso, Les Agences de presse internationales, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 97-98. 399 Ibid. 400 Pickard, p. 123. 401 Assemblée générale de l’UNESCO, « Déclaration sur les principes fondamentaux concernant la contribution des organes d'information au renforcement de la paix et de la compréhension internationale, à la promotion des droits de l'homme et à la lutte contre le racisme, l'apartheid et l'incitation à la guerre », in UNESCO, Site de l’UNESCO [En ligne], Paris, UNESCO, 1978. (Consulté le 31 janvier 2015)

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fait état des déséquilibres et des inégalités dans la circulation de l’information à travers le monde402. Ses auteurs parlent notamment de circulation de l’information à « sens unique », de circulation « verticale », de domination du marché et s’inquiètent du phénomène de concentration des médias occidentaux403. Le rapport contient aussi 82 recommandations, qui rejoignent les préoccupations des pays non-alignés. Elles portent (entre autres) sur : la « démocratisation de la communication » pour « contenir la concentration des médias et favoriser leur transparence »; la nécessité de « préserver les identités culturelles » en « favorisant la communication horizontale plutôt que verticale » et en « réduisant la commercialisation de la communication »; le « renforcement de l’indépendance » afin de répartir plus équitablement les moyens de production et les ressources qui sont contrôlés par les pays industrialisés du nord, etc.404

Le rapport MacBride est mal accueilli par les États-Unis (et la Grande-Bretagne). Comme plusieurs pays occidentaux, les États-Unis perçoivent les recommandations de la commission MacBride comme une menace à la liberté de la presse et une « volonté de restreindre la circulation de l’information au-delà des frontières nationales405 ». Les États- Unis craignent aussi toute initiative susceptible de donner du pouvoir aux gouvernements pour contrôler la presse sous prétexte de lutter contre la concentration des médias ou une trop grande domination du marché406. Il faut dire que les suspicions américaines sont alimentées par le piètre bilan démocratique de nombreux pays en voie de développement qui soutiennent le NOMIC et MacBride : « Bon nombre [de ces pays] ont mis en place des agences nationales d’information contrôlées par les gouvernements. La question sous-jacente à l’équilibre ou l’équité de l’information mondiale est celle de leur volonté plus ou moins discrète ou ferme du contrôle de l’information.407 » Les craintes

402 Commission internationale d’étude des problèmes de la communication, Voix multiples, un seul monde. Vers un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication plus juste et plus efficace [En ligne], Paris/Dakar, La Documentation française/Nouvelles éditions africaines pour l’UNESCO, 1980, p. 43- 45. (Consulté le 31 janvier 2015) 403 Ibid., p. 118-131 et 170-188. 404 Voir le résumé de Mathien et Conso, p. 100-102. Voir aussi le rapport de la Commission internationale d’étude des problèmes de la communication. 405 Mathien et Conso, p. 101. 406 Ibid. 407 Ibid.

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américaines sont nourries, enfin, par « l’appui indéfectible » du Bloc communiste au NOMIC408 .

C’est donc dans un contexte de controverse que le rapport MacBride est présenté à la conférence de l’UNESCO à Belgrade, en 1980409. Isolés, les États-Unis sont furieux de voir leur doctrine de la libre circulation de l’information mise à mal par le rapport, qui fait écho aux revendications du NOMIC410. Ils quittent donc l’UNESCO en 1984, en dénonçant la dérive antilibérale de l’organisation, sa gestion douteuse et son biais antioccidental411; la Grande-Bretagne et Singapour quitteront l’organisation l’année suivante412. À la suite de ces départs, l’UNESCO fut durement critiquée par de nombreux médias occidentaux (américains en particulier), de même que par des lobbys journalistiques (comme le WPFC) et des fondations de droite (p. ex. Heritage Foundation) aux États-Unis413.

Conclusion À l’aide de la théorie libérale de la presse et d’une revue de la littérature pertinente, nous avons ainsi identifié des caractéristiques normatives importantes de l’environnement médiatique américain. Ces caractéristiques sont résumées dans le tableau 1. Nous disposons maintenant d’un « tableau de pensée », comme dirait Weber, pour éclairer les débats et les divergences qui ont opposé les diplomates américains (et autres acteurs non institutionnels) et les responsables européens lors du processus de réforme des systèmes médiatiques de la Bosnie et du Kosovo. Bien évidemment, l’approche américaine, comme idéal-type, est une simplification d’une réalité complexe. Mais là réside justement l’utilité de la démarche idéal-typique, qui vise à ne retenir que les traits jugés typiques ou caractéristiques du

408 Alain Modoux, « The NWICO Brain-Death: The Berlin Wall Pulled Down NWICO in its Fall», in Divina Frau-Meigs, Jérémie Nicey, Michael Palmer et coll. (dir.), From NWICO to WSIS: 30 Years of Communication Geopolitics. Actors and Flows, Structures and Divides, Bristol, Intellect, 2012, p. 143. 409 Voir UNESCO, Records of the General Conference, Twenty-First Session [En ligne], Belgrade, 1980, 163 p. (Consulté le 31 janvier 2015) 410 Pour les raisons du retrait américain, voir le résumé dans l’article suivant : Jo Thomas, « Britain Confirms Its Plan to Quit a "Harmfully Politicalized UNESCO" », in New York Times [En ligne], 6 décembre 1985. (Consulté le 31 janvier 2015) 411 Ibid. 412 Ces trois pays réintégreront l’UNESCO en 1995. 413 Pickard, p. 123.

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phénomène étudié pour en faciliter l’analyse414. Ainsi, comme nous l’avons vu, la culture médiatique américaine est essentiellement libérale. Dans ce pays, la méfiance de l’interventionnisme de l’État est devenue une norme dominante au sein de l’arène politique et judiciaire, notamment en raison d’une interprétation « absolutiste » de la liberté d’expression (et de presse) que l’on justifie par le premier amendement à la Constitution415. C’est d’ailleurs au nom de ce premier amendement que les États-Unis ont refusé de s’engager à respecter certains articles de convention ou de protocole internationaux visant à interdire diverses formes d’incitation à la haine. L’espace médiatique américain se distingue également par la domination des médias commerciaux, une faible culture d’autoréglementation et un très faible investissement de l’État dans le système public de radiodiffusion.

Nous avons enfin observé la fidélité des États-Unis aux normes dominantes de leur culture médiatique sur la scène internationale. La promotion de la doctrine de la libre circulation de l’information illustre bien ce phénomène. Cette doctrine est en effet indissociable de la conception libérale de l’information et de sa logique marchande, telle que défendue par les responsables américains dans différents forums internationaux416. Selon Griset, la doctrine de la libre circulation de l’information est en fait une projection des « thèses libre- échangistes sur les systèmes de communication, faisant de l’information une marchandise, "comme les autres"417 ». Un constat similaire avait été émis à ce sujet par la revue The Economist, en 1948, lors de la conférence de l’ONU à Genève sur la liberté de l’information. Le magazine britannique avait alors noté que les États-Unis « […] regard freedom of information as an extension of the charter of the International Trade Organization rather than as a special and important subject of its own »418. Les débats subséquents sur les notions d’« exemption culturelle » ou d’« exception culturelle » dans le cadre des négociations de libre-échange ont aussi illustré la propension des représentants du gouvernement américain à envisager certains aspects de la vie en société sous l’angle

414 Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 10. 415 Schauer, p. 10-11; Downing, p. 175. 416 Pour reprendre les propos de Sénécal, p. 18-27. 417 Griset, p. 79. 418 Schiller, p. 37-38.

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purement commercial419. Il en fut de même lors des négociations qui ont mené à l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles à l’UNESCO. Parrainée par le Canada et la France, la Convention a été appuyée par 148 pays, tandis que deux pays, les États-Unis et Israël, ont voté contre420. La Convention reconnaît que si les « biens, les services et les activités culturelles ont une importante valeur économique », ils ne sont pas pour autant de simples « marchandises » qui peuvent êtres soumises aux règles des accords de commerces internationaux421. Elle offre en ce sens un « instrument juridique international contraignant » qui permet aux États signataires d’adopter « des mesures destinées à protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles » sur leur territoire, que ce soit par le biais de règlements, des lois et de politiques d’aides financières, par exemple aux industries culturelles422. Les États-Unis se sont vivement opposés à son adoption423. Cohérents avec leur tradition libre-échangiste et leur souhait d’exporter leurs produits culturels avec le moins de contraintes possible, les États-Unis voient dans cette convention une réaction protectionniste qui viole « their citizens’ rights to free expression and information » 424.

À la lumière de ces observations, nous proposons un résumé des principales caractéristiques de l’approche américaine :

419 Sur le sujet de la culture dans le contexte des négociations de libre-échange, voir le texte d’Éric Georges, « De l’exception et de l’exemption culturelles à la diversité culturelle = de l’internationalisation à la mondialisation supranationale des économies? » [En ligne], in Colloque panaméricain, Montréal, 22- 24 avril 2002), p. 2. (Consulté le 31 janvier 2015) 420 Matthew Carnaghan, « Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », in Site de la Bibliothèque du Parlement, [En ligne], 2006. (Consulté le 21 mars 2015) 421 UNESCO, « À propos de la Convention », in Site de l’UNESCO, [En ligne], Paris. < http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/cultural-diversity/diversity-of-cultural-expressions/the- convention/what-is-the-convention/ > (Consulté le 21 mars 2015) 422 Ibid. UNESCO, « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », in Site de l’UNESCO, [En ligne], Paris, 2005. < http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/cultural-diversity/diversity-of-cultural-expressions/the- convention/convention-text/ > (Consulté le 21 mars 2015) 423 Christoph Beat Graber, « The New UNESCO Convention on Cultural Diversity : A Counterbalance to the WTO? Journal of International Economic Law, vol. 9, no. 3, 2006, août, p 553 et 560. 424 Ibid.

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Tableau 1. Les principales caractéristiques de l’approche américaine Tendance au laisser-faire et au libre-échange

Prédominance des médias commerciaux

Faible disposition à interdire l’expression et la diffusion de propos haineux (s’ils ne constituent pas une incitation imminente à la violence) au nom de la liberté d’expression et de presse

Faible propension à soutenir/financer les radiotélévisions publiques

Faible culture d’autoréglementation de la presse

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2.7. Deuxième concept idéal-typique : l’« approche ouest-européenne » Dans cette section, nous expliquons comment notre deuxième concept idéal-typique, l’« approche ouest-européenne », est étroitement associé aux principes de la théorie de la responsabilité sociale de la presse (TRS). Cette théorie s’inscrit dans une tradition de pensée qui pose la liberté comme le fondement de la communication et de l’activité médiatique en société, mais, ce faisant, elle soulève — comme son nom l’indique — la question de la responsabilité, une notion importante dans l’établissement de ses principes425. Selon la tradition de la TRS, le public est en droit de recevoir une information de qualité, et il est donc de la responsabilité des médias, comme institutions travaillant pour le « bien commun », de servir adéquatement la collectivité426.

Nous proposons donc d’identifier, à l’aide de la TRS, certaines normes communes à de nombreux pays d’Europe de l’Ouest en matière de médias [d’où nos références, dans cette section, aux expressions : la réalité médiatique ouest-européenne (ou alors; l’espace médiatique ouest-européen, l’environnement médiatique ouest européen, etc.)]. Cette étude nous semble essentielle afin de mieux comprendre la philosophie d’intervention des diplomates européens oeuvrant au sein des instances chargées de réformer l’espace médiatique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Cela dit, nous sommes conscients de l’aspect réducteur de notre démarche : comment parler d’approche ouest-européenne alors qu’il existe de nombreuses réalités médiatiques en Europe de l’Ouest, chacune avec ses particularités? En fait, bon nombre d’auteurs ont souligné les caractéristiques communes des systèmes médiatiques de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, que cela soit au niveau des politiques, des lois ou des règlements relatifs aux médias qui constituent ces systèmes427. En cherchant ainsi à identifier certaines normes dominantes à la réalité médiatique ouest-européenne pour les regrouper sous le concept d’approche ouest- européenne, nous restons cohérents avec notre démarche idéal-typique. Cette méthode nous permet en effet de relever les « aspects jugés cruciaux » d’une réalité afin de la circonscrire

425 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 24. 426 Ibid. Voir aussi le rapport Hutchins : Commission on Freedom of the Press, p. vi. 427 Parmi ces auteurs: McQuail, Cuilenburg, Hallin, Mancini, Christians, Glasser, Nordenstreng, Nerone et Picard.

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à « quelques dimensions essentielles » pour la rendre intelligible dans un cadre d’analyse simplifié428. En d’autres mots, notre but n’est pas ici de faire une étude historique exhaustive des systèmes médiatiques des pays d’Europe de l’Ouest, mais plutôt d’identifier, sur le plan régional, certains traits typiques de la « culture médiatique » de cette région qui nous semblent pertinents pour éclairer les interventions des acteurs institutionnels et non institutionnels impliqués dans le processus de réforme médiatique de la Bosnie- Herzégovine et du Kosovo.

Notre analyse sera structurée en quatre temps. Premièrement, nous nous intéresserons à l’interventionnisme de l’État dans le domaine de la radiodiffusion et aux lois criminalisant les discours haineux. Nous analyserons ensuite l’appui accordé aux radiotélévisions publiques au sein de la région. Nous distinguerons enfin ce que nous entendons par médias d’État et médias publics, tout en soulignant l’existence d’une culture d’autoréglementation de la presse dans certains pays.

Avant de poursuivre plus avant notre analyse, il convient de faire quelques rappels importants. D’une part, nous avons souligné que plusieurs auteurs citent les travaux de la commission Hutchins (qui a publié, en 1947, un rapport intitulé « A Free and Responsible Press ») comme étant le fondement philosophique de la TRS429. Nous avons également mentionné que si la TRS nous permet d’éclairer certains aspects de la réalité médiatique ouest-européenne, cela ne veut pas dire pour autant que le rapport Hutchins était connu en Europe dans les années suivant sa publication, en 1947. La commission Hutchins a certes eu beaucoup d’influence, comme l’ont montré de nombreux auteurs430, mais, tel que nous l’avons expliqué en citant les travaux de Nordenstreng sur la réforme de la radiodiffusion en Finlande, des idées similaires avaient cours en Europe de l’Ouest dans les années suivant la publication du rapport431. En fait, si les travaux de la commission Hutchins ont permis de conceptualiser le terme « responsabilité sociale de la presse » (qui est ensuite devenu une

428 Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 10-15. 429 Voir : Siebert, T. Peterson et Schramm, p. 85; Merrill, The Imperative of Freedom, p. 88; Christians et Nordenstreng, p. 3. 430 Voir notamment : McQuail, 2005; Merrill, The Imperative of Freedom; Christians et Nordenstreng; Nordenstreng, « Hutchins Goes Global ». 431 Nordenstreng, « Hutchins Goes Global », p. 420-422.

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théorie dans le classique Four Theories of the Press432), les idées associées à cette tradition remontent au moins jusqu’au XIXe siècle433. Dans leur ouvrage, Normative Theories of the Media, Christians, Glasser, McQuail et coll. montrent en effet comment le principe de « responsabilité sociale » avait été évoqué par des mouvements sociaux critiquant la « presse jaune » (« yellow press ») aux États-Unis à la fin du XIXe siècle434. Ces mouvements réclamaient des mesures gouvernementales pour réglementer la presse, et c’est dans la foulée de ces affrontements entre médias, critiques et gouvernement que la presse s’est peu à peu professionnalisée et autoréglementée au courant du XXe siècle, avec la mise en place de codes d’éthique, d’ombudsmans et de conseils de presse435. La TRS cristallise donc les éléments forts d’un courant de pensée dont les origines remontent au XIXe siècle. Ce faisant, elle nous permet d’éclairer les éléments d’une réalité médiatique contemporaine que nous cherchons à circonscrire.

2.7.1 La théorie de la responsabilité sociale (TRS) et l’environnement médiatique ouest- européen Nous avons souligné plus haut la tradition d’interventionnisme de l’État qui existe en Europe de l’Ouest. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements ouest-européens ont investi de façon considérable dans leurs programmes sociaux. L’objectif était de favoriser la justice sociale et l’égalité des chances, grâce à l’intervention de l’État dans l’économie pour en stimuler la croissance. Ce système, appelé « État-providence » (« welfare state »), a connu ses heures de gloire jusqu’aux années 1980, avant d’être ébranlé par la montée du néolibéralisme436.

Aux États-Unis, la tradition de l’État-providence n’a pas pris racine comme en Europe de l’Ouest, où les programmes sociaux sont plus généreux et inclusifs, et les taux

432 C’est en effet en 1956, lors de la parution de Four Theories of the Press, que le concept de responsabilité sociale a été théorisé par Siebert, T. Peterson et Schramm (Merrill, The Imperative of Freedom, p. 88). 433 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 52-58. 434 Ibid., p. 52-53. 435 Ibid., p. 53-58. 436 Pour une définition du néolibéralisme, voir la note de bas de page 238, à la p. 50.

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d’imposition, plus progressifs437. Pour expliquer cette différence, des auteurs avancent que la Constitution américaine — produit d’une philosophie libérale classique du XVIIIe siècle — viserait d’abord à protéger les libertés individuelles et la propriété438. En Europe de l’Ouest, selon ces mêmes auteurs, les Constitutions signées après la Seconde Guerre mondiale mettraient plutôt l’accent sur la règle de la majorité et le bien-être public439.

De son côté, Robert Picard suggère que l’interventionnisme (ou le non-interventionnisme) des gouvernements varie selon la conception du rôle que doit jouer l’État au sein de la société440. Aux États-Unis, cette conception de l’État est plus négative, ce qui aurait pour effet de limiter l’interventionnisme gouvernemental, alors que dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, cet interventionnisme est généralement mieux accepté441. Ces thèses expliqueraient en partie pourquoi les idées associées à la théorie de la responsabilité sociale des médias ont eu un plus grand écho en Europe de l’Ouest qu’aux États-Unis.

En réalité, la question de l’interventionnisme est au cœur du dilemme posé par la tradition de la responsabilité sociale. En intitulant leur rapport « A Free and Responsible Press », les responsables de la commission Hutchins ont défendu, d’une part, la notion de la liberté de la presse et, d’autre part, l’idée que les médias ont des responsabilités envers la société :

« In the judgment of the Commission everyone concerned with the freedom of the press and with the future of democracy should put forth every effort to make the press accountable, for, if it does not become so of its own motion, the power of government will be used, as a last resort, to force it to be so.442 »

Selon Hutchins et ses collègues, les médias restent donc libres, mais s’ils abusent de leur pouvoir et ne parviennent pas à s’autodiscipliner en s’autoréglementant, l’État peut intervenir pour protéger l’intérêt public443.

437 Alberto Alesina, Edward Glaeser et Bruce Sacerdote, « Why Doesn’t the United States Have a European-Style Welfare State? », Brookings Papers On Economic Activity, vol. 2001, no 2, 2001, p. 187. 438 Ibid., p. 225-226. 439 Ibid. 440 Picard, p. 26. 441 Ibid. 442 Commission on Freedom of the Press, p. 80. 443 Ibid., p. 18. Voir aussi : McQuail, 2005, p. 172.

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Dans un ouvrage sur l’éthique journalistique, John Merrill offre un résumé succinct, mais complet, des cinq « exigences » mises de l’avant par la commission Hutchins afin que les médias soient « responsables », en reprenant la formulation que fait la commission de ces exigences :

« 1. The media should provide a truthful, comprehensive and intelligent account of the days’ events in a context which gives them meaning. (Media should be accurate; they should not lie, should separate the fact from opinion, should report in a meaningful way internationally, and should go beyond the facts and report the truth.)

2. The media should serve as a forum for the exchange of comments and criticisms. (Media should be common carriers; they should publish ideas contrary to their own […] all "important viewpoints and interests" in the society should be represented […].

3. The media should project a representative picture of the constituent groups in the society. (When images presented by the media fail to present a social group truly, judgment is perverted; truth about any group must be representative; it must include the group’s values and aspirations, but it should not exclude the group’s weakness and vices.)

4. The media should present and clarify the goals and values of the society. (Media are educational instruments; they must assume a responsibility to state and clarify the ideals toward which the community should strive.)

5. The media should provide full access to the day’s intelligence. (There is a need for the "wide distribution of news and opinions".)444 »

Il est intéressant de noter que les normes et pratiques journalistiques énumérées ici (p. ex. l’importance d’une information diversifiée et plurielle, l’accès universel à l’information, le rôle éducatif des médias, etc.) sont présentes dans la plupart des chartes et codes de déontologie des radiotélévisions publiques445. Bien évidemment, l’idée selon laquelle les médias ont des responsabilités est aux antipodes de la pensée des partisans du laisser-faire, qui croient que les médias et les journalistes ne doivent rien à personne446. Merrill, un farouche défenseur de la doctrine libérale de la presse, a déjà écrit qu’il était inconcevable

444 John C. Merrill, Journalism Ethics, Philosophical Foundations for News Media, New York, St- Martin’s Press, 1997, p. 17. 445 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 10. 446 Merrill, The Imperative of Freedom, p. 101.

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de penser que la presse puisse être à la fois libre et responsable447. Selon lui, la réglementation de la presse mène inévitablement à des dérives autoritaires (il est critique, par exemple, de la FCC)448. Merrill propose donc de laisser le marché déterminer les règles du jeu449. De leur côté, les partisans de la TRS estiment que la sphère médiatique ne relève pas uniquement du domaine du privé. Être propriétaire d’un média implique une certaine responsabilité morale, compte tenu de l’influence qu’a la presse dans la société450. Les médias (et leurs propriétaires) ont par conséquent des « obligations » à l’égard du public451. Voilà l’élément clé qui distingue la théorie libérale de la TRS et, par extension, la culture médiatique ouest-européenne de l’américaine. Alors qu’aux États-Unis, les médias sont généralement vus comme des entreprises commerciales, en Europe de l’Ouest, ils ont longtemps été perçus comme des « institutions sociales » au service de la population452. Dans le contexte ouest-européen, l’interventionnisme du gouvernement dans le marché médiatique est donc attendu, voire souhaité :

« Just as the state in Europe is expected to play an active role in mediating disputes between capital and labor or in maintaining the health of national industries, it is expected to intervene in media markets to accomplish a variety of collective goals from political pluralism and improving the quality of democratic life (Dahl and Lindblom 1976; Gustafsson 1980) to racial harmony and the maintenance of national language and culture. The difference between the United States and Europe in the degree of state intervention may in fact be sharper in the case of the media than in other areas of social life, as the American legal tradition gives press freedom — understood in terms of the freedom of private actors from state intervention — unusual primacy over other social values453 »

447 Ibid., p. 65-66. 448 Ibid., p. 68. 449 Ibid. 450 Christians, Glasser, McQuail et coll. p. 55. 451 Robert McKenzie, Comparing Media from Around the World, New York, Pearson Education, 2006, p. 78. 452 Hallin et Mancini, p. 49. 453 Robert Alan Dahl et Charles Edward Lindblom, Politics, Economics & Welfare, Chicago, University of Chicago Press, 1976, 592 p. et Karl-Erik Gustafsson, « The Press Subsidies of Sweden : A Decade of Experiment », in A Smith (dir.), Newspapers and Democracy : International Essays on a Changing Medium, Cambridge (MA) : MIT Press, 1980, p. 104-126, cités par Hallin et Mancini, p. 49.

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C’est dans le domaine de la radiodiffusion que l’interventionnisme de l’État a été le plus marqué454. C’est aussi dans ce domaine que le contraste entre les traditions américaine et ouest-européenne est le plus frappant. Aux États-Unis, la radio et la télévision ont été laissées aux mains de l’entreprise privée455. On a estimé que l’intérêt du public serait « mieux servi » par un secteur de radiodiffusion commerciale qui serait « […] libre du contrôle gouvernemental et de son influence » :

À peu de choses près, on a appliqué à la radiodiffusion les principes de marché qui régissent les autres secteurs d’activités commerciales. L’offre et la demande sont censées pouvoir servir les intérêts des diffuseurs privés aussi bien que ceux de l’auditoire456.

En Europe de l’Ouest, au contraire, l’État a été beaucoup plus présent dans le secteur de la radiodiffusion. Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des gouvernements ouest- européens ont exercé un monopole public de la radio et de la télévision, dont le degré d’autonomie variait d’un pays à l’autre457. Or, il importe de souligner le fort appui des gouvernements ouest-européens à leurs radiotélévisions publiques, et ce, en dépit de la fin du monopole public, et de la commercialisation du secteur de la radiodiffusion depuis les années 1980. Les chercheurs Rodney Benson et Matthew Powers ont illustré ce phénomène dans une étude publiée en 2011; leur analyse fait aussi ressortir le fossé qui sépare les États-Unis de nombreux pays d’Europe de l’Ouest lorsque vient le temps de chiffrer l’investissement gouvernemental dans les radiodiffuseurs publics. Aux États-Unis, en 2008, cet investissement équivalait à seulement 3,75 $ par personne458. En comparaison, pour la même année, ce montant grimpe à 51,56 $ par personne en France, à 57,87 $ en Suède, à 71,65 $ en Irlande, à 74,62 $ en Belgique, à 90,70 $ au Royaume-Uni (année 2009), à 99 $

454 Dans la plupart des démocraties libérales, la presse écrite s’est historiquement définie contre l’État. Et bien qu’elle ait bénéficié d’aides publiques (généralement des subventions indirectes, telles que des exemptions de taxes ou des subventions pour les envois postaux), elle n’a pas été réglementée comme l’a été le secteur de la radiodiffusion. 455 Conseil mondial de la radiodiffusion et Centre d’études sur les médias, La Radiotélévision publique. Pourquoi? Comment? [En ligne], Québec, Centre d’études des médias, 2000, p. 8. (Consulté le 31 janvier 2015) 456 Ibid., p. 9. Voir aussi Siebert, T. Peterson et Schramm, p. 3-4. 457 Cuilenburg et McQuail, p. 193. Voir aussi Marc Raboy, « The World Situation of Public Service Broadcasting: Overview and Analysis », p. 23. 458 Benson et Powers, p. 61.

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en Finlande (année 2007), à 130,52 $ au Danemark, à 131,27 $ en Allemagne et à 133,57 $ en Norvège (année 2007)459.

Ainsi, dans ces pays d’Europe de l’Ouest, l’investissement gouvernemental dans les radiodiffuseurs publics est de 14 à 35 fois plus élevé qu’aux États-Unis. De tels écarts nous permettent de mieux comprendre les réticences des diplomates américains à l’idée de financer les transformations de radiotélévisions d’État en radiotélévisions publiques au sein d’États fragiles. Dans les chapitres 5 et 6, nous verrons que la diplomatie américaine a contesté l’idée de financer les radiodiffuseurs publics par la publicité de peur de compromettre la viabilité économique des chaînes commerciales qu’ils finançaient460.

2.7.1.1 L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la notion de responsabilité et les lois de gouvernements ouest-européens pour lutter contre l’incitation à la haine La Convention européenne des droits de l’homme (aussi appelée « Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ») est un traité international qui a été adopté en 1950 par les États membres du Conseil de l’Europe. La Convention protège une multitude de droits, dont celui de la libre expression, tel que le précise son article 10. Chez les diplomates américains, l’article 10 crée parfois un certain malaise en raison de sa nature qui peut paraître contradictoire. À cet effet, on peut lire dans le premier paragraphe de l’article 10 que « [t]oute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.461 » Or, dans le second paragraphe du même article, on précise que ces libertés ne sont pas absolues :

L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense

459 Ibid. 460 U.S. Mission to Kosovo, « USAID Director Calls for Level Playing Field for Kosovar TV Stations », (communiqué de presse, 26 avril 2002), cité par Bajraktari et Hsu, p. 19. 461 Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales », p. 5.

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de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.462

Il importe de souligner cette notion de « responsabilité » précisée dans le deuxième paragraphe de l’article 10 (une notion qui est au cœur de la philosophie de la TRS). Le texte précise en effet que la liberté d’expression et les libertés qui lui sont associées (liberté d’opinion et de communication) ne sont pas sans limites et peuvent faire l’objet de restrictions, voire de sanctions463. Cette conception est pour le moins éloignée de l’esprit du premier amendement à la Constitution des États-Unis qui stipule que le Congrès n’adoptera aucune loi « restreignant la liberté d’expression ou de presse464 ». La notion de responsabilité dans l’article 10 a d’ailleurs fait l’objet de débats entre diplomates européens et américains à l’OSCE, ces derniers ne comprenant pas comment un droit aussi essentiel pouvait être ainsi contraint465. Or, à l’inverse, la grande tolérance aux discours haineux dans la jurisprudence américaine est parfois perçue avec autant d’étonnements du côté européen466.

Les décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme ont d’ailleurs confirmé que les discours de haine « […] ne sont pas protégés par l’article 10 de la Convention […] » et qu’ils peuvent donc faire l’objet de « […] restrictions de la part des États dans leur droit interne467 ». Le Conseil de l’Europe s’est d’ailleurs récemment félicité du fait que « […] pratiquement tous les États membres du Conseil de l’Europe ont adopté des lois de lutte contre l’incitation à la haine468 ». Il faut dire qu’il existe une tradition jurisprudentielle à ce sujet dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. En France, par exemple, la Loi sur la liberté de presse de 1881 (modifiée plusieurs fois depuis) spécifie à

462 Ibid. 463 Ibid. 464 Cornu, p. 76. 465 Des diplomates interviewés durant cette recherche ont fait part de cette observation. 466 Schauer, p. 10-11. 467 Anne Weber, citée dans Conseil de l’Europe , Discours de haine (Fiche d’information), Strasbourg : Conseil de l’Europe, 2009. 468 Anne Weber, Manuel sur le discours de haine, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2009, p. 12.

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l’article 24 que ceux qui « auront provoqué » la discrimination, la haine ou la violence « à l’égard d’un ou d’une personne ou d’un groupe de personnes » en raison de « […] leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement469 ». En Allemagne, la section 130 du Code criminel, promulguée en 1998, précise que quiconque incite autrui à la haine ou à la violence contre des groupes au sein de la population est passible d’une peine de trois mois à cinq ans470. Au Royaume-Uni, plusieurs lois, dont le Public Order Act de 1986 et le Racial and Religious Hatred Act de 2006, prévoient des amendes ou des peines d’emprisonnement (ou les deux) pour quiconque incite autrui à la haine raciale ou religieuse (entre autres)471.

D’autres pays d’Europe de l’Ouest ont des lois similaires pour punir l’incitation à la haine raciale, ethnique, religieuse ou sexuelle. Qui plus est, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté, en 1997, une recommandation sur le discours de haine. Selon le document, le discours de haine

[…] doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration.472

469 Code pénal français, « Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse. Article 24 », in Legifrance, Site de Legifrance [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 470 German Federal Ministry of Justice, « Criminal Code (Strafgesetzbuch, StGB) », in Site de The Comparative Law Society [En ligne], 1998, section 130. (Consulté le 31 janvier 2015) 471 Voir UK Parliament, Public Order Act 1986 [En ligne], Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1986, 43 p. (Consulté le 31 janvier 2015); (Consulté le 31 janvier 2015); voir aussi UK Parliament, Racial and Religious Hatred Act 2006 [En ligne], Norwich, Crown Copyright, 2006, 9 p. (Consulté le 31 janvier 2015) 472 Conseil de l’Europe, Recommandation No R (97) 20 du Comité des Ministres aux États membres sur le « discours de haine » [En ligne], 1997, p. 107. (Consulté le 31 janvier 2015)

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Le texte souligne par ailleurs que les discours de haine diffusés par les médias ont plus d’impact et sont par conséquent beaucoup plus « dommageables473 ». Il est donc recommandé aux États membres « […] d’établir une claire distinction entre, d’une part, la responsabilité de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des professionnels des médias qui contribuent à leur diffusion […]474 ».

Ainsi, tant sur le plan national que sur le plan régional, on constate une grande préoccupation de nombreux gouvernements européens quant à l’influence néfaste des discours de haine pour la cohésion sociale, la paix et l’ordre. Cette préoccupation est pour le moins éloignée de la position des États-Unis, qui, au nom du premier amendement, se sont soustraits à certains articles de conventions internationales visant à interdire l’incitation à la haine.

Ces différentes façons de concevoir et de gérer les discours de haine selon la loi nous permettent d’éclairer les motivations des acteurs sur le terrain. Cela dit, nous verrons que la diplomatie américaine a fait preuve de pragmatisme quant à la réglementation des médias au Kosovo, en acceptant l’idée d’un code de conduite pour la presse écrite, et de pénalités sévères pour la publication ou la diffusion de propos haineux. Ce faisant, elle est allée à l’encontre de sa position traditionnelle. Ce seront donc les acteurs non institutionnels (WPFC, International Press Institute, New York Times) qui défendront (avec véhémence et sans compromis) l’esprit de l’approche américaine en dénonçant ces mesures.

2.7.2 La fin des monopoles publics, la commercialisation du secteur de la radiodiffusion et la réaffirmation de la radiotélévision publique Nous avons chiffré plus haut l’appui financier accordé par plusieurs gouvernements d’Europe de l’Ouest à leurs radiodiffuseurs publics. Il importe maintenant de mettre en contexte cet appui, qui s’est produit au sein d’un paysage médiatique ouest-européen marqué, depuis le début des années 1980, par deux courants opposés475. Souvenons-nous

473 Ibid., p. 106. 474 Ibid., p. 108. 475 Cuilenburg et McQuail, p. 196.

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que le premier courant s’inscrit dans une perspective libérale de laisser-faire476. Il incarne le processus de privatisation et de déréglementation qui a transformé la sphère des télécommunications et de la radiodiffusion en Europe depuis les années 1980477. L’autre courant s’inscrit dans l’esprit de la théorie de la responsabilité sociale478. En réaction aux initiatives de privatisation et de déréglementation, ce courant réaffirme le rôle central de la radiodiffusion publique comme institution sociale, culturelle et démocratique qui garantit le pluralisme médiatique479. Par ce bref rappel historique, nous illustrerons l’importance du modèle public de radiodiffusion dans l’espace médiatique ouest-européen, malgré la transformation du secteur de l’audiovisuel et les défis que posent la révolution internet et le fractionnement du marché.

2.7.2.1 La fin des monopoles publics À partir des années 1980, le monopole des gouvernements ouest-européens en radiodiffusion s’effrite. L’émergence de la télévision par câble et par satellite favorise l’essor des radios et des télévisions commerciales. On assiste alors à l’établissement d’un système de radiodiffusion mixte, où des chaînes privées côtoient les radiotélévisions publiques. La transformation du secteur de l’audiovisuel survient au moment où l’Union européenne (UE) consolide son marché commun avec l’Acte unique européen en 1986 et le traité de Maastricht en 1992. Sur la scène mondiale, les négociations menant, en 1994, à la signature de l’Accord général du commerce des services donnent lieu à des débats houleux sur la commercialisation des biens et des services culturels480. La libéralisation des échanges étant à l’ordre du jour, la priorité est d’harmoniser les législations nationales, ce qui a pour effet de limiter l’étendue des pouvoirs gouvernementaux.

Le secteur de la radiodiffusion n’échappe pas à cette dynamique. En 1984, la Commission européenne (CE) publie un livre vert sur la création d'un marché unique de la

476 Ibid. 477 Ibid. 478 Ibid. 479 Christians et Nordenstreng, p. 8. 480 Sandrine Cahn et Daniel Schimmel, « The Cultural Exception: Does it Exist in GATT and GATS Framework? How does it Affect or Is It Affected by the Agreement on Trip? », Cardozo Arts & Entertainment Law Journal, vol. 15, 1997, p. 282.

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radiodiffusion. Le document explore les enjeux liés à l’établissement d’un « marché de l’information ouvert et concurrentiel481 ». Les discussions à ce sujet mèneront à l’adoption, en 1989, de la directive « Télévision sans frontières » — aujourd’hui nommée « Services de médias audiovisuels »482. Cette politique vise à établir « […] des règles communes ouvrant les marchés nationaux les uns aux autres483 ». La directive établit également le principe de la « liberté de réception » selon lequel un État membre ne peut empêcher la retransmission sur son territoire de programmes provenant d’autres États membres de l’UE484. La directive prévoit enfin des dispositions relatives à la publicité télévisée, à la protection des mineurs et au respect du droit de réponse des citoyens lésés à la suite d’une allégation incorrecte lors d’un programme télévisé485.

La création d’un marché commun de l’audiovisuel sur le plan régional va de pair avec un processus de déréglementation de la radiodiffusion sur le plan national : de nombreux gouvernements assouplissent leurs lois sur la concentration de la propriété des médias, ainsi que sur la propriété croisée486. Cette situation favorise la fusion de compagnies européennes, qui forment de grands conglomérats transnationaux pour concurrencer les multinationales américaines de l’audiovisuel. Mais c’est surtout l’essor de la radio et de la télévision par satellite qui contribue à ébranler le système de radiodiffusion, et plus spécifiquement le principe de la rareté des fréquences sur lequel il se fonde487. Avec les nouvelles technologies, l’offre en radiodiffusion devient considérable : « The […]

481 Commission européenne, « Green Paper on the Establishment of a Common Market in Broadcasting », in Site de la Commission européenne – Politiques audiovisuelles et des médias [En ligne], Bruxelles, 1984. (Consulté le 31 janvier 2015) 482 Conseil des communautés européennes, « Directive visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’exercice d’activités de radiodiffusion télévisuelle », Journal officiel des Communautés européennes, no 298, octobre 1989. 483 Ibid., 23-24. 484 Commission européenne, « Television Without Frontiers Directive Adopted », in Site de la Commission européenne – Politiques audiovisuelles et des médias [En ligne], Bruxelles, 1989. (Consulté le 31 janvier 2015) 485 Conseil des communautés européennes, p. 28-30. 486 Gillian Doyle, « Regulation of Media Ownership and Pluralism in Europe: Can the European Union Take Us Forward? », Cardozo Arts & Entertainment Law Journal, vol. 16, 1998, p. 451-452. 487 Kenneth Dyson et Peter Humphreys, « Deregulating Broadcasting: the West European Experience », European Journal of Political Research, vol. 17, 1989, p. 137-138.

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multiplication of broadcasting channels has raised the prospect of broadcasting as a form of "electronic publishing" with little space left for extensive regulation and restriction of entrance to the sector »488. Parallèlement, les propriétaires de médias commerciaux contestent les aides gouvernementales aux radiotélévisions publiques, en soulignant qu’elles violent l’esprit du marché commun et la politique de concurrence de l’UE489. (En Bosnie et au Kosovo, les diplomates américains et les propriétaires de stations de radio et de télévision ont avancé un argument semblable, dénonçant le fait que les radiotélévisions publiques bénéficiaient de revenus publicitaires en plus de redevances publiques.)

2.7.2.2 La réaffirmation du modèle public Il est intéressant de faire un parallèle entre la déréglementation du secteur de la radiodiffusion amorcée dans les années 1980 et la théorie libérale de la presse. Derrière ce processus de déréglementation, il y a, en fait, la croyance que l’entrepreneuriat, la concurrence et le marché sauront mieux répondre aux défis d’un secteur audiovisuel en bouleversement490. Ces idées rejoignent l’esprit de la théorie libérale, où l’État est perçu comme un obstacle potentiel au « libre marché des idées »491.

Pourtant, en dépit d’un marché télévisuel difficile et des politiques favorisant les médias commerciaux (ouverture des marchés, assouplissement des règles sur la propriété des médias, privatisation de monopoles d’État, etc.), les radiotélévisions publiques européennes ont conservé leur influence. Selon le rapport annuel 2011-2012 de l’Union européenne de Radio-Télévision (UER - une organisation qui regroupe des radiodiffuseurs publics établis dans 56 pays, essentiellement en Europe, mais aussi en Afrique et au Moyen-Orient) les parts de marché de nombreux radiodiffuseurs publics de pays d’Europe de l’Ouest,

488 Ibid., p. 139. 489 Christians et Nordenstreng, p. 8. 490 Pour certains, ces politiques de privatisation et de déréglementation ont été assimilées à une volonté « d’éliminer le concept de bien public » : Elizabeth Martinez et Arnoldo Garcia, « What is Neoliberalism? A Brief Definition », in Global Exchange, Site de Global Exchange, 2000. (Consulté le 31 janvier 2015) Voir aussi la critique de Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », in Le Monde diplomatique [En ligne], mars 1998. (Consulté le 31 janvier 2015) 491 McQuail, 2005, p. 185.

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dépassent les 40%492. Cela dit, la moyenne des parts du marché télévisuel européen pour l’ensemble des médias de service public de l’UER était de 26,5%, en 2011, alors qu’elle était de 32,9% 2001493. Cette baisse de plus de 6% sur une décennie résulte d’un marché télévisuel de plus en plus concurrentiel avec la multiplication des canaux, l’essor de la télévision payante et l’offre télévisuelle grandissante en ligne494. Or, malgré ce contexte, les parts de marché des télévisions publiques de l’UER sont sans commune mesure avec celles de la télévision publique américaine (PBS), qui oscilleraient autour de 2 %495.

Qui plus est, d’un point de vue politique, l’importance du modèle public a été affirmée par les États membres de l’UE avec l’ajout d’un protocole au traité d’Amsterdam concernant le système de radiodiffusion publique en 1997:

Les Hautes Parties contractantes, considérant que la radiodiffusion de service public dans les États membres est directement liée aux besoins démocratiques, sociaux et culturels de chaque société ainsi qu'à la nécessité de préserver le pluralisme dans les médias, sont convenues des dispositions interprétatives ci- après, qui sont annexées au traité instituant la Communauté européenne :

Les dispositions du traité instituant la Communauté européenne sont sans préjudice de la compétence des États membres de pourvoir au financement du service public de radiodiffusion dans la mesure où ce financement est accordé aux organismes de radiodiffusion aux fins de l'accomplissement de la mission de service public telle qu'elle a été conférée, définie et organisée par chaque État membre et dans la mesure où ce financement n'altère pas les conditions des échanges et de la concurrence dans la Communauté dans une mesure qui serait

492 UER, « À propos », in Site de l’UER [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015); voir aussi EBU, « Annual Report 2011-2012 », in Site de European Broadcasting Union [En ligne], 2012. , p. 38. (Consulté le 31 janvier 2015) 493 Ibid., p.39. 494 Ibid. 495 Ibid. Hallin et Mancini, p. 42. Ce chiffre de 2% provient d’un tableau comparatif d’Hallin et Mancini, qui ont publié leur ouvrage en 2004. Des chiffres plus récents suggèrent que les parts de marché d’écoute télévisuelle de PBS seraient toujours très modestes, à moins de 5%, comparativement aux chaines de télévision commerciale (ABC, CBS et NBC), qui dominent le marché. À ce sujet, on peut comparer les cotes d’écoute des programmes de nouvelles en soirée des trois stations commerciales avec celles de PBS, de 2010 à 2013, sur le site du Pew Research Center. Voir Pew Research Center, « Network TV : Evening News Program Viewership », in Site de Pew Research Center [En ligne]. < http://www.journalism.org/media- indicators/pbs-newshour-viewership/ > (Consulté le 15 mars 2015)

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contraire à l'intérêt commun, étant entendu que la réalisation du mandat de ce service public doit être prise en compte.496

Les membres de l’UE affirment ainsi haut et fort la mission sociale, culturelle et démocratique des radiotélévisions publiques. Le document établit une distinction claire entre la nature des radiodiffuseurs commerciaux, régis par des impératifs marchands, et les radiotélévisions publiques, dont le rôle est de servir le public selon les priorités nationales de chaque État membre. Par ce fait même, le traité d’Amsterdam valide le principe du financement national de la radiodiffusion publique au sein du marché européen : « The […] text specifies that the funding of public service broadcasting, notably licence fees paid annually by consumers, is protected at the national level against normal EU-wide competition rules. »497

Par ailleurs, en soulignant « la nécessité de préserver le pluralisme dans les médias », les signataires du traité abordent l’enjeu de la concentration des médias en Europe498. Christians et Nordenstreng voient dans cette mention un autre exemple de l’influence des principes de la théorie de la responsabilité sociale (TRS) en Europe :

« There is a clear corollary between the Hutchins Commission’s defence of the press against what it saw as an excessively commercial market and the European defence of the media against the purely commercial market. […] In Europe, the SR [social responsibility] theory prevails in the deep structures of political economy and media policy. Therefore one is entitled to say that the spirit of Hutchins is very much alive in Europe today.499 »

Les deux auteurs reconnaissent tout de même l’aspect « schizophrène » des politiques européennes en communication : d’une part, on craint une trop grande concentration de la presse mais, d’autre part, on encourage l’essor de conglomérats européens pour concurrencer les multinationales américaines de l’audiovisuel500. Cela dit, malgré la commercialisation du secteur de la radiodiffusion, on retrouve les principes de la TRS dans

496 UE, Traité d’Amsterdam, p. 109. 497 Christians et Nordenstreng, p. 8. 498 Ibid. 499 Ibid., p. 9-10. 500 Ibid.

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de nombreuses instances de la réalité médiatique ouest-européenne. Cette influence se fait sentir dans les chartes mêmes des radiotélévisions publiques. Elle est aussi présente dans les codes d’éthique et de déontologie des médias commerciaux et des associations de journalistes professionnels. Les conseils de presse, qui visent à renforcer sur le plan national la culture d’autoréglementation des médias pour éviter l’interférence de l’État, reflètent également cette influence.

En somme, l’adoption du protocole du traité d’Amsterdam réaffirme l’importance du modèle de service de radiodiffusion publique en Europe (une importance aussi illustrée sur le plan national par le financement gouvernemental constant et soutenu des radiodiffuseurs publics). Cet appui au service public réitère le principe selon lequel les médias ne sont pas des entreprises comme les autres, que l’information n’est pas une marchandise : elle est plutôt un bien public essentiel à la vitalité de la démocratie et au développement de l’esprit critique des citoyens. Cette vision de l’information et des médias, qui a été l’objet de plusieurs résolutions du Parlement européen dans les années 1990501, en appelle donc à la responsabilité « sociale » des propriétaires de médias et des journalistes502. Manifestement, cette philosophie est aux antipodes de la théorie libérale de la presse, qui envisage la responsabilité depuis une perspective personnelle, de l’individu rendant des comptes à sa propre conscience, au sein d’un marché concurrentiel503.

2.7.3 La distinction entre médias d’État et médias publics Lorsque l’équipe du Haut Représentant Carlos Westendorp a entamé la réforme du secteur de la radiodiffusion, elle souhaitait transformer les radiodiffuseurs d’État, qui avaient été sous le contrôle des partis nationalistes, en radiodiffuseurs publics. Or, durant les entrevues que nous avons faites, des responsables européens ayant travaillé pour le Bureau du Haut Représentant se sont plaints du fait que leurs collègues américains ne semblaient pas toujours faire la différence entre un radiodiffuseur d’État et un radiodiffuseur public. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces observations dans le chapitre 5. Cela dit, il nous

501 À cet effet, Christians et Nordenstreng citent quelques exemples de résolutions des Communautés européennes (Christians et Nordenstreng, p. 8-9). 502 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 55. 503 Ibid. Voir aussi Merrill, The Imperative of Freedom, p. 89.

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apparaît important d’expliquer en quoi les radiodiffuseurs publics se différencient des radios et des télévisions d’État. Clarifions maintenant ce que l’on entend par « médias d’État » et « médias publics ».

Typiquement, un média d’État –– qu’il s’agisse d’un quotidien, d’une radio ou d’une chaîne de télévision — est à la solde des autorités en place, qu’elles soient civiles ou militaires. Le média d’État, en fait, est la « voix » du régime, qui le finance pour disséminer sa propagande et se faire voir sous son meilleur jour. La salle de rédaction d’un média d’État est généralement sous tutelle, le plus souvent contrôlée par un ministère de l’Information qui choisit les dirigeants et les journalistes qui deviennent, en quelque sorte, les porte-parole du régime504. Un média d’État peut aussi verser dans la désinformation et la manipulation afin de servir les intérêts des autorités, souvent encensées par une couverture volontairement positive, voire flagorneuse505. Habituellement, on trouve des médias d’État dans les pays où la liberté de presse n’est pas respectée et où sévissent des régimes autoritaires, ce qui est le cas de pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient.

Durant la désintégration de l’ex-Yougoslavie, les médias d’État de la Serbie et de la Croatie ont contribué à enflammer les haines identitaires. Après leur ascension au pouvoir, le président de la République de Serbie, Slobodan Milosevic (1989-2000), et le président de la République de Croatie, Franco Tudjman (1990-1999), ont rapidement fait main basse sur les télévisions d’État pour diffuser leur propagande xénophobe. Ce faisant, ils ont contribué à polariser leur audience en dépeignant les exactions, souvent fausses ou exagérées, dont leur population aurait été victime. Cette propagande a été abondamment diffusée dans les zones serbe et croate de la Bosnie-Herzégovine, pendant et après la guerre.

Pour remédier à la situation, les responsables internationaux en Bosnie-Herzégovine ont fait pression pour que cesse la retransmission de la propagande haineuse par les stations locales des communautés serbe et croate de Bosnie. Parallèlement, le Bureau du Haut Représentant a négocié avec les chefs politiques locaux afin de créer un système de

504 Mark Allen Peterson, « The Egyptian Media Ecology Before the Uprising », Eurasia Review News and Analysis [En ligne], 10 novembre 2011. (Consulté le 31 janvier 2015) 505 Ibid.

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radiotélévision public pour la Fédération croato-musulmane et pour la République serbe de Bosnie, en plus d’un radiodiffuseur public englobant les deux entités politiques506. Dans cette entreprise, le Bureau du Haut Représentant était appuyé par le Conseil pour la mise en œuvre de la paix, qui regroupe les pays et les agences chargés d’assurer le suivi de l’accord de paix de Dayton. Le Conseil a d’ailleurs salué, à la fin de 1998, l’initiative de réformer le secteur de la radiodiffusion d’État en Bosnie. Il a ainsi encouragé les parlementaires de chaque entité politique de la Bosnie à adopter des lois pour reconnaître les principes de la radiodiffusion publique et enchâsser les notions « d’indépendance éditoriale, de tolérance religieuse et de transparence financière » des médias publics, et surtout la « non- interférence » des partis politiques507.

D’où viennent ces principes? En quoi la radiodiffusion publique constituait-elle une avenue prometteuse? Tout d’abord, lorsqu’on parle de médias publics, on fait habituellement allusion aux radiodiffuseurs publics, puisque la presse écrite, qui s’est historiquement définie contre l’État dans les démocraties libérales, se cantonne généralement au marché privé. En fait, la radiodiffusion publique, ou le modèle de service public pour la radio et la télévision, s’ancre dans une riche histoire. Elle remonte aux origines de la radio commerciale dans les années 1920 et, surtout, à la fondation, en 1927, de la British Broadcasting Corporation (BBC), en vertu d’une charte royale, renouvelée tous les 10 ans. Premier radiodiffuseur public, la BBC reste l’emblème par excellence de ce domaine. Sa mission, à l’instar de nombreux radiodiffuseurs publics dans le monde, se fonde sur trois principes : informer, éduquer et divertir508. Dans sa charte royale, il est aussi établi que la raison d’être de la BBC est de servir le public et de promouvoir, entre autres, la citoyenneté et la société civile, l’éducation, la créativité et la culture509.

506 M. Thompson et De Luce, p. 217-218. 507 OHR, « PIC Declaration – Annex », in Site de l’OHR [En ligne], Madrid, 1998. (Consulté le 3 février 2015) 508 UK Department for Culture, Media and Sport, Broadcasting: Copy of the Royal Charter for the Continuance of the British Broadcasting Corporation [En ligne], Norwich, Crown Copyright, 2006, p. 2. (Consulté le 19 février 2015) 509 Ibid.

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La mission de la radiodiffusion publique est aussi fréquemment associée aux principes d’universalité, de diversité et d’indépendance510. Universelle, la radiotélévision publique l’est parce qu’elle est accessible « à tous les citoyens sur le territoire national511 ». Il s’agit là d’un « objectif profondément égalitaire », le service public devant « s’adresser à l’ensemble de la population512 ». Dans le même esprit, la radiotélévision publique offre un service diversifié pour rejoindre tous les publics, jeunes et moins jeunes et de tous horizons513. Elle doit aussi être indépendante afin de créer un espace de liberté, un forum où les idées et les opinions de toutes sortes sont à même de s’exprimer514. Pour ce faire, elle ne peut pas être soumise à des pressions indues, commerciales ou politiques; la question du financement devient alors essentielle à la préservation de cette indépendance. Dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, le financement des radiotélévisions publiques se fait par un système de redevances perçues auprès des citoyens, soit à même leurs impôts, soit par une taxe liée à l’utilisation du service. À l’extérieur de l’Europe, comme au Canada et en Australie, le service public peut aussi être financé par le budget de l’État, ce qui rend les radiodiffuseurs plus vulnérables aux compressions gouvernementales515.

En somme, la radiotélévision publique n’est « ni commerciale, ni étatique »; elle reste, en théorie, indépendante du gouvernement et des pouvoirs économiques environnants pour servir le public en toute liberté516. Cependant, au-delà de ces principes généraux, la réalité est plus nuancée. Il existerait en fait plusieurs modèles de radiodiffusion publique. Hallin et Mancini en identifient quatre : le modèle professionnel, le modèle gouvernemental, le modèle parlementaire et le modèle civique517. Le modèle professionnel est incarné par la BBC; il se distingue par une forte tradition d’indépendance, en raison, notamment, de sa structure de gouvernance, qui prévoit des mécanismes tampons (comme le BBC Trust,

510 Conseil mondial de la radiodiffusion et Centre d’études sur les médias, p. 13-14. 511 Ibid. 512 Ibid. 513 Ibid. 514 Ibid. 515 Ibid., p. 16-17. 516 Ibid., p. 7. 517 Hallin et Mancini, p. 30-31.

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l’organe directeur de la BBC) afin d’éviter que journalistes et programmation ne soient influencés par l’administration ou le gouvernement518.

Le modèle gouvernemental, de son côté, se caractérise par le contrôle de la radiodiffusion, soit par le gouvernement, soit par le parti majoritaire519. En réalité, comme le soulignent Hallin et Mancini, nous sommes ici en présence d’un modèle quasi étatique, puisque le radiodiffuseur est sous la tutelle du pouvoir520. L’exemple souvent cité pour illustrer cette situation est le système de radiodiffusion en France sous le président Charles de Gaulle, alors que la Radiodiffusion-Télévision de France (RTF) était contrôlée par le ministère de l’Information521. Par la suite, plusieurs organes de réglementation de l’audiovisuel français se sont succédés, avec, en arrière-plan, la question de leur indépendance des autorités politiques, un enjeu qui semble s’être atténué depuis les années 1990522.

Dans le modèle parlementaire, la gestion du système de radiodiffusion publique (p. ex. la nomination des membres du conseil d’administration) est définie par les partis politiques, selon leur représentation proportionnelle523. Le modèle civique, de son côté, reprend la même logique que le modèle parlementaire, mais élargit la représentation à des groupes signifiants de la société civile, tels des syndicats, des associations d’affaires, des organisations religieuses, des groupes environnementaux, etc.524.

Comme souligné plus haut, un système très complexe de radiodiffusion publique a été créé en Bosnie-Herzégocine. Ce faisant, les autorités internationales (les membres du Conseil pour la mise en œuvre de la paix et le Haut Représentant) ont encouragé l’établissement d’une culture de radiodiffusion qui s’apparente au « modèle professionnel » dont nous

518 Ibid. 519 Ibid. 520 Ibid. 521 Ibid. Voir aussi Michael Palmer et Claude Sorbets, « France », in Euromedia Research Group (dir.), The Media in Western Europe, Londres, SAGE Publications, 1992, p. 60-61. Voir enfin l’étude comparative de Michael Palmer et Jeremy Tunstall, Liberating Communications : Policy-Making in France and Britain, Oxford, NCC Blackwell, p. 71 à 104. 522 Ibid., p. 61-62. 523 Hallin et Mancini, p. 31. 524 Ibid.

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venons de parler; elles ont surtout souligné à de nombreuses reprises la nécessité de protéger les radiodiffuseurs publics bosniens de toute ingérence politique525. Cependant, l’élaboration de la loi sur le système de radiodiffusion publique a été longue et ardue, en raison, d’abord, des résistances des parlementaires bosniens qui ne voulaient pas perdre le contrôle des radiodiffuseurs, mais aussi à cause des débats et des divergences qui ont opposé le Bureau du Haut Représentant Petritsch à l’ambassade américaine, en 2001 et en 2002. Nous analyserons en détail ces débats et divergences au chapitre 5.

Au Kosovo, l’OSCE a joué un rôle clé pour instaurer un modèle professionnel de radiodiffusion publique526. Dès la première année du protectorat onusien, en 1999, l’OSCE, avec l’aide de l’Union européenne de Radio-Télévision, a établi la Radiotélévision du Kosovo (RTK) comme radiodiffuseur public. En 2001, le statut de la RTK a été confirmé par le règlement 2001/13, édicté par le Représentant spécial du secrétaire général (RSSG)527. Ce règlement précise que le conseil d’administration de la RTK doit être composé de neuf membres, dont six résidents kosovars et trois membres internationaux528. Fait intéressant, des représentants d’institutions de la société contribuaient alors au processus de nomination en suggérant des candidats au RSSG529. Parmi ces institutions, on trouvait le Sénat de l’Université de Pristina, l’Association des journalistes du Kosovo, le syndicat des travailleurs de RTK, l’assemblée des ONG du Kosovo ou toute autre association de la société civile jugée pertinente530. Ce procédé de sélection, bien que dirigé par le RSSG, reflétait certains aspects du « modèle civique » décrit plus haut.

525 Voir par exemple la déclaration de Madrid du PIC. 526 Le Kosovo a été un protectorat administré par les Nations unies de 1999 à 2008, année où le Parlement kosovar a déclaré son indépendance malgré l’opposition de la minorité serbe et de Belgrade. Avant d’être un protectorat de l’ONU, le Kosovo était une province de la Serbie (qui faisait alors partie de la République fédérale de Yougoslavie, une fédération de la Serbie et du Monténégro qui dura de 1992 à 2003). Nous offrons plus de détails sur l’histoire et le statut politique du Kosovo au chapitre 6. 527 Pour les informations mentionnées ici, voir : UNMIK, Implementing UNMIK Regulation No. 2001/13. On the Establishment of Radio Television Kosovo [En ligne], 2001, 4 p. (Consulté le 31 janvier 2015) 528 Ibid. 529 Ibid. 530 Ibid.

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En 2006, une nouvelle loi sur la radio et la télévision du Kosovo fut adoptée, cette fois par l’Assemblée du Kosovo531. On y précise que le radiodiffuseur public est dirigé par un conseil d’administration et géré par un directeur général. Quant au processus de sélection des neuf membres du conseil d’administration, il est établi de façon à limiter le plus possible l’interférence des acteurs politiques. Tout d’abord, la Commission indépendante des médias (CIM), un organisme indépendant chargé de gérer l’octroi des fréquences, doit lancer un appel de candidature pour pourvoir les postes vacants au conseil d’administration de la RTK. La CIM, de concert avec les membres déjà existants du conseil, définit alors les critères de sélection de chaque poste et les rend publics532. Puis, un comité composé d’un membre de la CIM, du conseil d’administration de RTK et de l’Académie des arts et des sciences du Kosovo détermine à majorité simple les deux candidats les plus qualifiés pour chaque poste533. Cette liste est par la suite acheminée à une commission de l’Assemblée du Kosovo, où un représentant de chaque « entité politique » choisit l’un des deux candidats suggérés, également élu à majorité simple534. Par ailleurs, il est spécifié que le conseil d’administration de RTK doit inclure deux femmes et deux membres de communautés non albanaises535. En résumé, ce processus apparaît très peu politisé si on le compare, par exemple, à la nomination des membres du BBC Trust (l’équivalent d’un conseil d’administration) par la Reine, à la suite de suggestions transmises par le premier ministre britannique et le ministre de la Culture, des Médias et des Sports536. Au Kosovo, le rôle des parlementaires est beaucoup moins important, puisqu’ils se limitent à choisir l’un des deux candidats présélectionnés par des personnes a priori indépendantes. Sur son site web, RTK se vante d’ailleurs d’avoir un conseil d’administration « apolitique537 ». De fait, ce désir de

531 Pour les faits mentionnés dans ce paragraphe et le précédent, voir : Kosovo Assembly, « Law No. 02/L-47 on Radio Television of Kosovo », in Site de Republic of Kosova – Official Gazette [En ligne], 2006. (Consulté le 31 janvier 2015) 532 Ibid. 533 Ibid. 534 Ibid. 535 Ibid. 536 BBC, « How Trustees are appointed », in BBC, Site de la BBC Trust [En ligne], 2012. (Consulté le 31 janvier 2015) 537 RTK, « About RTK (Short History) », in Site de la RTK [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015)

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libérer le domaine de la radiodiffusion de l’influence des forces politiques en présence était l’un des principaux objectifs des responsables internationaux et, pour ce faire, il fallait transformer les radiotélévisions d’État en radiotélévisions publiques.

2.7.4 Les conseils de presse comme moyen d’assurer la responsabilité sociale Dans l’un de ses ouvrages sur les médias et la déontologie, feu Claude-Jean Bertrand avance l’idée qu’il faut, pour le bien-être de la démocratie, « rendre la presse socialement responsable », mais sans contrainte étatique538. Pour y arriver, Bertrand propose de s’intéresser aux M*A*R*S, soit les « moyens pour assurer la responsabilité sociale539 ». Ce concept un « peu vague », aux dires de l’auteur, fait référence à une panoplie de mesures pour améliorer la qualité des médias540. Il peut s’agir de chartes et de codes de déontologie, de conseils de presse au niveau local, régional ou national, d’ombudsmans de presse, d’écoles de journalisme, de recherche, d’évaluation, de revues critiques en journalisme, en passant par la rétroaction du public, notamment par le courrier des lecteurs, etc.541 Selon Bertrand, les conseils de presse nationaux ou régionaux sont certainement les M*A*R*S les « plus connus » en raison de leur présence dans de nombreux pays, à travers le monde542. Ils sont en tout cas la manifestation la plus complète d’une structure d’autoréglementation des médias visant à faire respecter certaines règles de déontologie journalistique.

L’idée des conseils de presse provient de Suède, où a d’ailleurs été créé le premier, en 1916543. Cette idée a ensuite été reprise par la Fédération internationale des journalistes en 1931, de même que par la Commission royale de la presse en Grande-Bretagne en 1947544. Cette année-là, la commission Hutchins a, elle aussi, lancé un appel à l’autoréglementation

538 Claude-Jean Bertrand, L’arsenal de la démocratie : Médias, déontologie et M*A*R*S, Paris, Economica, 1999, p. 26. 539 Ibid., p. 81-86. 540 Ibid. 541 Claude-Jean Bertrand, La déontologie des médias, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 83- 103. 542 Ibid., p. 95-97. 543 Ibid., p. 95. 544 Ibid.

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de la presse : « If the press is to be accountable –– and it must be if it is to remain free –– its members must discipline one another by the only means they have available, namely, public criticism.545 » Il faudra cependant attendre les années 1960-1970 pour voir l’essor de nombreux conseils de presse à travers le monde, entre autres au Pakistan, aux Philippines, au Portugal, aux États-Unis, en Israël, à Taiwan et au Québec546. Mais, comme le remarque Bertrand, plusieurs de ces conseils de presse ont depuis disparu ou n’ont jamais vraiment été influents547. C’est le cas du National News Council des États-Unis, aboli en 1983, après seulement 12 ans d’existence. C’est aussi le cas du conseil de presse de la Grande- Bretagne : fondé en 1953, il fera face à l’hostilité des tabloïds anglais, avant d’être remplacé par la Press Complaint Commission (PCC) en 1991548. La PCC sera aussi critiquée pour son inefficacité, en particulier dans la foulée du scandale du piratage des comptes cellulaires de citoyens britanniques par des journalistes et contractuels travaillant pour News Corp., la compagnie de Rupert Murdoch549. En septembre 2014, la Press Complaints Commission est remplacée par un autre organe indépendant d’autoréglementation de l’industrie des quotidiens et des magazines, l’Independent Press Standards Organisation (IPSO)550.

Selon Bertrand, le manque d’impact des conseils de presse s’expliquerait en partie par : la méfiance des médias à leur égard; la crainte que les conseils de presse deviennent un instrument de contrôle de l’État; le manque de coopération des patrons de presse ou des journalistes; le manque de compréhension du rôle des conseils de presse en général551. Pourtant, il existe des pays d’Europe de l’Ouest où les conseils de presse exercent une grande influence. Dans les pays scandinaves en particulier, on trouve une tradition

545 Commission on Freedom of the Press, p. 94. 546 Bertrand, L’arsenal de la démocratie : Médias, déontologie et M*A*R*S, p. 111-113. 547 Ibid., p. 104-105. 548 Ibid., p. 106-107. 549 Voir Guy Ghazan, « Tougher U.K. Press Regulation Is Seen », The Wall Street Journal, vol. 29, no 117, 15-17 juillet 2011, p. 3. 550 Pour plus d’informations, voir Press Complaints Commission, « About the PPC », in Site de Press Complaints Commission [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 551 Bertrand, L’arsenal de la démocratie : Médias, déontologie et M*A*R*S, p. 105-107.

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d’autoréglementation des médias écrits au sein de laquelle les conseils de presse jouent un rôle prépondérant552. C’est le cas de la Suède, de la Finlande et de la Norvège, où cette tradition d’autoréglementation de la presse écrite remonte respectivement à 1916, à 1927 et à 1936, dates de fondation de leur conseil de presse. La Commission norvégienne de plaintes à propos de la presse (Norwegian Press Complaints Commission), par exemple, enquête sur les plaintes du public et s’assure du respect du code d’éthique de la profession; elle est composée de sept membres : deux membres de la rédaction de médias norvégiens; deux journalistes nommés par le syndicat des journalistes norvégiens, et trois citoyens « grandement respectés »553. Ses décisions doivent être publiées ou diffusées par les médias fautifs.

De son côté, le conseil de presse de Suède est sans doute l’organe d’autoréglementation des médias qui a le plus de prestige. Il est dirigé par un juge; l’industrie des médias y est présente, mais minoritaire, et des citoyens en font partie554. De plus, un ombudsman de la presse (Press Ombudsman) travaille conjointement avec le conseil555. Il enquête sur les plaintes du public, du secteur privé ou du gouvernement à propos du matériel diffusé par les médias de la presse écrite, incluant sur Internet556. L’ombudsman transmet également des plaintes au conseil de presse qui peut aussi enquêter de son propre chef557. Lorsque

552 Hallin et Mancini, p. 172-173. Au moment d’écrire leur livre, Hallin et Mancini notent que la Belgique n’a pas de conseil de presse, ce qui n’est plus le cas. En 2009, le Conseil d’autorégulation des médias francophones et germanophones a été créé. Il est composé de « représentants des responsables de presse, des journalistes, des rédacteurs en chef et de la société civile ». Pour plus d’informations, voir : Conseil de Déontologie journalistique, Site du Conseil de Déontologie journalistique [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) Dans la région flamande, le Conseil pour le journalisme est « l’institution indépendante d’autorégulation de la presse flamande en Belgique ». Voir Conseil pour le journalisme, Site du Conseil pour le journalisme [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 553 Pour plus d’information sur les faits mentionnés ici, voir : Norsk Presseforbund, « The Norwegian Press Complaints Commission », in Site du Conseil de presse norvégien [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 554 Pour plus d’information sur les faits mentionnés ici, voir : Swedish Press Ombudsman & Press Council, Site du Swedish Press Ombudsman & Press Council [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 555 Timo Harjuniemi, « From Strong Consensus to Unravelling Traditions? The System of Press Self- Regulation in Sweden », dans Daniel Giroux et Pierre Trudel (dir.), La régulation du travail journalistique dans dix pays, dont le Canada, Québec, Centre d’études sur les médias, 2014, p. 345-348. 556 Ibid., p. 347-348. 557 Ibid.

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l’ombudsman ou le conseil de presse jugent que les normes et pratiques journalistiques ont été bafouées, le conseil de presse suédois exige que les journaux et magazines fautifs publient ses décisions et paient une amende dont l’importance est déterminée en fonction du tirage du média écrit558. Ce pouvoir d’imposer des amendes est exceptionnel. Généralement, les conseils de presse font office de tribunaux d’honneur, et leurs pouvoirs sont symboliques. Cela dit, au-delà de ce pouvoir de sanction, c’est surtout la légitimité du conseil de presse chez les éditeurs et journalistes suédois qui donne beaucoup de poids à ses décisions559. Dans un ouvrage publié en 2014 par le Centre d’études des médias, le chercheur Timo Harjuniemi fait état des pressions sur le système d’autoréglementation de la presse en Suède en raison notamment du départ de trois journaux importants de l’association des éditeurs de médias suédois, qui finance les activités du conseil de presse et l’ombudsman560.

En Bosnie, Dieter Loraine, un Britannique travaillant pour la Commission indépendante des médias, joua un rôle clé dans la mise sur pied du conseil de presse bosnien, en 2000, en collaboration avec six associations de journalistes bosniens561. Responsable d’appliquer le code de conduite de la presse écrite, ce conseil est en théorie indépendant de toute influence, politique ou autre562. Cependant, il ne dispose pas de pouvoirs de sanctions. Au Kosovo, l’OSCE a aussi facilité la mise sur pied d’un conseil de presse, en 2006 : l’organe d’autoréglementation est responsable d’appliquer le code de conduite (code éthique) pour la presse écrite (la troisième section du code traite de la question des discours haineux et de l’incitation à la haine). Fait plutôt rare, le conseil de presse kosovar a imposé, de 2006 à 2009, des amendes aux médias écrits qui ne respectaient pas son code de conduite563. En juin 2009, par exemple, il a infligé une amende de 1000 € à Infopress : le journal avait émis

558 Ibid. 559 Hallin et Mancini, p. 172. 560 Harjuniemi, p. 351-352 et 356-357. 561 Dieter Loraine, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 562 Ibid. 563 Depuis le 26 janvier 2010, le Conseil de presse du Kosovo n’impose plus d’amendes. U.S. Department of State, « Human Rights Report: Kosovo », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 2011. (Consulté le 31 janvier 2015)

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des attaques non fondées à l’encontre d’une journaliste du radiodiffuseur public (RTK), l’accusant de trahison et d’être un agent secret serbe, sans disposer d’aucune preuve564.

Conclusion Grâce, en partie, à la théorie de la responsabilité sociale de la presse (TRS) et à une revue de la littérature pertinente, nous avons identifié certaines normes importantes en matière de médias en Europe de l’Ouest. D’une part, le rôle de l’État est perçu de façon plus positive en Europe de l’Ouest565. La forte tradition de l’État-providence en est un indicateur probant. Les gouvernements d’Europe de l’Ouest ont aussi été très présents dans le domaine de la radiodiffusion en exerçant des monopoles jusque dans les années 1980. Or, si les forces de la mondialisation et les avancées technologiques en radiodiffusion ont favorisé la déréglementation et la mise en place d’un système mixte dans ce secteur, les radiotélévisions publiques n’ont pas pour autant perdu leur influence dans cette région : la tradition du service de radiotélévision publique et les normes de la TRS qui y sont associées sont toujours vibrantes en Europe de l’Ouest566. De fait, la reconnaissance par l’un des protocoles du traité d’Amsterdam de l’apport social, culturel et démocratique de la radiotélévision publique et le fort niveau d’appui des gouvernements ouest-européens à leur radiodiffuseur public en font foi567.

Par ailleurs, l’idée que les médias sont des « institutions sociales » redevables au public est une autre particularité qui distingue la tradition médiatique ouest-européenne de l’américaine568. À cet égard, la notion de « responsabilité » précisée dans le deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (une notion qui est au cœur de la philosophie de la TRS) est pour le moins éloignée de l’esprit du premier amendement à la Constitution américaine. Nous verrons d’ailleurs comment Simon Haselock, l’ancien Haut Représentant adjoint pour les questions liées aux médias de 1998 à

564 Balkan Insight, « Kosovo Daily Fined for Breaching Press Code », in Site de Balkan Insight [En ligne], 24 juin 2009. (Consulté le 31 janvier 2015) 565 Picard, p. 26. 566 Christians et Nordenstreng, p. 9-10. 567 Il s’agit du Protocole sur le système de radiodiffusion publique dans les États membres (UE, Traité d’Amsterdam, p. 109). 568 Hallin et Mancini, p. 49.

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2000 en Bosnie et commissaire provisoire pour les médias au Kosovo de 2000 à 2001, s’est référé à l’article 10 pour justifier les initiatives de réglementation de la presse en Bosnie et au Kosovo. Enfin, on constate une grande préoccupation des nombreux gouvernements ouest-européens à propos des discours de haine. Les lois interdisant l’incitation à la haine, sur le plan national ou transnational, et l’adhésion des pays européens à des conventions internationales qui abordent ce sujet illustrent bien cette réalité.

À la lumière de ces observations, nous proposons un résumé des principales caractéristiques de l’approche ouest-européenne :

Tableau 2. Les principales caractéristiques de l’approche ouest-européenne Forte propension à soutenir/financer les radiotélévisions publiques

Disposition à sanctionner l’expression et la diffusion de propos haineux

Disposition à mettre en place un cadre de réglementation pour les médias (tels que des codes de pratique journalistique, entre autres pour interdire l’expression et la diffusion de propos haineux), incluant pour la presse écrite

Croyance au rôle positif que les médias publics peuvent jouer pour favoriser le dialogue et l’harmonie sociale, ainsi que l’expérience démocratique

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CHAPITRE 3. Méthodologie

Dans cette section, nous présentons notre proposition méthodologique. Dans un premier temps, nous expliquons la nature qualitative de notre recherche. Dans un deuxième temps, nous précisons l’usage que nous avons fait de la méthode idéal-typique et de l’analyse interprétative pour examiner les données recueillies dans le cadre de cette recherche. Dans un troisième temps, nous indiquons les sources consultées et les techniques de collecte de données utilisées. Nous concluons en expliquant les défis rencontrés lors de la collecte des données.

3.1. Une recherche qualitative Pour comprendre les facteurs qui expliquent les divergences des acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, il faut s’intéresser aux rapports que ces acteurs ont eus entre eux, d’un point de vue tant individuel qu’organisationnel. Il faut aussi chercher à comprendre les conceptions normatives qui ont influencé leurs choix. Or, ces phénomènes ne sont pas nécessairement faciles à cerner, en particulier lorsqu’on s’intéresse à des acteurs du milieu diplomatique, un monde où la nuance est reine, et les sous-entendus, parfois difficiles à interpréter.

Cela dit, il existe une approche adaptée à ce genre de situation : la recherche qualitative. Cette méthode s’attache en effet à la compréhension de phénomènes complexes, qui révèlent des réalités humaines « difficilement quantifiables569 ». Sans rejeter les « chiffres » et les « statistiques », la recherche qualitative met l’accent « […] sur l’analyse des processus sociaux, sur le sens que les personnes et les collectivités donnent à l’action, sur la vie quotidienne, sur la construction d’une réalité sociale570 ». Ainsi, elle s’attarde à des « phénomènes humains » qui demeurent « uniques » et « non reproductibles », et dont la nature peut être à la fois réelle et abstraite, comme le mentionne Mucchielli571 :

[Les phénomènes humains] concernent essentiellement des productions de l’homme, comme un texte, un discours ou un dispositif, comme des ensembles

569 Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 154-156. 570 Jean-Pierre Deslauriers, Recherche qualitative. Guide pratique, Montréal, McGraw-Hill, 1991, p. 6. 571 Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 155.

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d’actions collectives ou individuelles ou encore comme des phénomènes non tangibles comme des représentations, des normes culturelles ou des façons de raisonner. Il peut s’agir d’objet fini comme un discours ou une organisation du travail ou d’un phénomène en création comme une émotion collective ou la mise en œuvre d’un projet.572

Les « normes », « représentations » et « façons de raisonner » auxquelles fait référence Mucchielli correspondent précisément aux phénomènes non tangibles sur lesquels nous nous sommes penchés, à la lumière de la documentation et des entrevues réalisées avec des acteurs clés du processus de réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo573. Mais avant de nous pencher sur les défis posés par la collecte de nos données, il convient d’expliquer comment la recherche qualitative et le paradigme interprétatif se différencient de la recherche quantitative et du paradigme positiviste : en procédant à cette distinction, nous rendrons manifeste l’intérêt de notre démarche méthodologique qualitative.

Dans la littérature, on oppose fréquemment — et sans qu’il y ait toujours une raison — la recherche qualitative et la recherche quantitative. D’une part, la recherche qualitative adopte une démarche avant tout « compréhensive »; elle vise à construire du sens dans un processus itératif de va-et-vient entre les propositions initiales du chercheur (qui peuvent être le résultat d’« intuitions ») et l’analyse des données recueillies sur le terrain574. En d’autres mots, le chercheur qualitatif adopte une posture flexible. Contrairement au chercheur quantitatif, il n’émet pas des hypothèses qui visent à mesurer une « relation de cause à effet », il souhaite plutôt éclairer « une tendance »; sa démarche est en ce sens plus « exploratoire »575. Ses propositions restent « ouvertes », et peuvent donc être modifiées en fonction des données récoltées et du progrès de son analyse576. Cette logique itérative et évolutive s’accorde par ailleurs très bien avec l’esprit de la méthode idéal-typique : si Weber souligne comment les idéaux-types permettent au chercheur d’interpréter une réalité

572 Alex Mucchielli (Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 2002, p. 183) cité par Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 155. 573 Ibid. 574 Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 154-159. Voir aussi Jean-Pierre Deslauriers et Michèle Kérisit, « Le devis de recherche qualitative », in Jean Poupart, Jean-Pierre Deslauriers, L. Groulx et coll. (dir.), La recherche qualitative : Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Boucherville, Gaétan Morin Éditeur, 1997, p. 107. 575 Ibid., p. 105-109. 576 Ibid.

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donnée, il demande aussi à ce dernier d’évaluer comment cette réalité s’éloigne ou se rapproche des idéaux-types construits577. Le chercheur doit donc rester ouvert au changement, en mode d’« adaptation continue », pour reprendre une expression souvent utilisée afin de qualifier l’approche qualitative578.

À l’opposé de la recherche qualitative, la recherche quantitative s’inscrit dans une logique de vérification579. À l’aide d’une démarche hypothético-déductive, le chercheur veut confirmer (ou infirmer) ses hypothèses, en opérationnalisant ses concepts selon des variables et des indicateurs bien définis580. L’objectif est donc de mesurer la réalité, de tester les hypothèses et de corroborer ou réfuter une théorie581. Cette démarche est en symbiose avec le paradigme positiviste, qui suggère que les résultats d’une recherche peuvent être généralisés582.

En recherche qualitative, on ne parle pas de généralisation des résultats, mais plutôt de leur transférabilité583. On signifie par ce terme l’application possible des conclusions d’une recherche à d’autres situations ou phénomènes584. Mais les chercheurs qualitatifs savent que leur recherche reste d’abord « ancrée dans un temps donné, soucieuse de circonstances particulières585 ». Elle peut certes produire des conclusions qui éclairent d’autres réalités,

577 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172-173. 578 Deslauriers et Kérisit, p. 105-109. 579 Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 154-159. 580 Ibid. 581 Martine Hlady Rispal, La méthode des cas, Bruxelles, Éditions de Boeck, p. 36. Voir aussi : Deslauriers, p. 19-22. 582 Egon G. Guba et Yvonna S. Lincoln, « Paradigmatic Controversies, Contradictions, and Emerging Confluences », in Norman K. Denzin et Yvonna S. Lincoln (dir.), The SAGE Handbook of Qualitative Research, Londres, SAGE Publications, 2005, p. 193-196; Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 68. 583 Christiane Gohier, « De la démarcation entre critères d’ordre scientifique et d’ordre éthique en recherche interprétative », Recherches qualitatives, vol. 24, 2004, p. 5. 584 Ibid., p. 7. Voir aussi Joséphine Mukamurera, France Lacourse et Yves Couturier, « Des avancées en analyse qualitative : pour une transparence et une systématisation des pratiques », Recherches qualitatives, vol. 26, no 1, 2006, p. 129. 585 Poupart, Deslauriers, Groulx et coll., p. 301.

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mais il faut rester prudent quant à la transférabilité des résultats, et toujours conscient de la spécificité du contexte étudié586.

La recherche qualitative est par ailleurs souvent associée au paradigme interprétatif (aussi dit compréhensif), qui se distingue à bien des égards du paradigme positiviste587. Les adeptes du paradigme interprétatif considèrent la réalité non pas comme étant objective et constituée de « faits observables », mais plutôt comme étant construite, subjective et constituée de « phénomènes interprétables588 ». En ce sens, la démarche interprétative vise avant tout à comprendre les « significations données par les acteurs impliqués », et, pour ce faire, le chercheur doit adopter une posture non pas de contrôle, mais plutôt d’ouverture de collaboration avec les sujets visés par la recherche589. De fait, la construction, la « création de sens », selon le courant interprétatif, se fait lors d’un processus de coréflexion où les acteurs sont conviés à revisiter leur passé (et, par conséquent, leur interprétation subjective des événements vécus) avec l’aide du chercheur, qui peut les assister dans ce processus en évoquant, par exemple, des situations ou des enjeux qui auraient pu leur échapper590.

Cela dit, opposer de façon manichéenne la recherche qualitative à la recherche quantitative serait faire preuve de simplisme. Les études mixtes ont démontré comment ces deux approches peuvent se compléter. Dans leur ouvrage Mixed Method Research, Creswell et Clark ont d’ailleurs illustré avec détails l’attrait de la méthode mixte591. Notre recherche

586 Ibid. 587 Maryvonne Charmillot et Caroline Dayer, « Démarches compréhensives et méthodes qualitatives : clarifications épistémologiques », Recherches qualitatives, hors série 3, 2007, p. 127; Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 111. Frédéric Deschenaux et Claude Laflamme affirment que le terme « paradigme compréhensif » est un anglicisme et qu’il est préférable d’utiliser le terme « paradigme interprétatif », couramment utilisé dans la littérature; voir Frédéric Deschenaux et Claude Laflamme, « Analyse du champ de la recherche en sciences de l’éducation au regard des méthodes employées : la bataille est-elle vraiment gagnée pour le qualitatif? », Recherches qualitatives, vol. 27, no 2, 2007, p. 5-27. De son côté Alex Mucchielli, comme d’autres auteurs, préfère parler de paradigme compréhensif (Alex Mucchielli, « Le développement des méthodes qualitatives et l’approche constructiviste des phénomènes humains », Recherches qualitatives, hors série 1, 2005, p. 7-40). 588 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 111. Voir aussi Gohier, p. 5. 589 Mucchielli parle d’une « posture de découverte et d’interrogation »; voir Mucchielli, « Le développement des méthodes qualitatives et l’approche constructiviste des phénomènes humains », p. 30. 590 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 116. 591 John W. Creswell et Vicki L. Plano Clark, Designing and Conducing Mixed Methods Research, Londres, SAGE Publications, 2007, 275 p.

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demeurera toutefois exclusivement qualitative. L’utilisation de techniques quantitatives ne nous serait d’aucune utilité puisque notre tâche consiste à comprendre des phénomènes non quantifiables, à savoir les conceptions normatives d’acteurs institutionnels et non institutionnels quant aux réformes médiatiques mises en place en Bosnie et au Kosovo. À cet égard, l’approche qualitative, qui propose au chercheur une série de techniques lui permettant d’interpréter les « normes », les « représentations » ou les raisonnements des acteurs en cause, nous apparaît plus indiquée592.

Voyons maintenant comment la méthode idéal-typique et l’analyse interprétative faciliteront l’étude de nos données.

3.2. La méthode idéal-typique et l’analyse interprétative On décrit généralement Max Weber (1864-1920) comme le père de la sociologie compréhensive, c’est-à-dire une sociologie qui vise à rendre compte de la réalité sociale en considérant la rationalité des individus, mais aussi leur subjectivité593. De façon révolutionnaire à l’époque, Weber accordait une grande importance à la notion de subjectivité des individus pour expliquer le monde dans lequel ils vivent594. Sa définition du « "sens" de l’activité sociale », dans son ouvrage Économie et société, insiste d’ailleurs sur cette notion : « Nous entendons par "activité" un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif.595 »

Cette perspective wébérienne était en opposition avec la proposition d’un autre pionnier de la sociologie, le français Émile Durkheim (1858-1917), qui voyait « la spécificité des faits sociaux dans des règles normatives extérieures aux individus596 ». Weber, lui, voyait dans

592 Mucchielli (Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, p. 183) cité par Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 155. 593 Voir Julien Freund, « Max Weber (1864-1920) », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 31 janvier 2015) 594 Deslauriers, p. 10-12. 595 Max Weber, Économie et société/1 : Les catégories de la sociologie, Paris, Librairie Plon, coll. « Pocket », 1995 (1922), p. 28. 596 Patrick Pharo, « Le sens objectif des faits sociaux. Problèmes sémantiques de la sociologie compréhensive », Revue européenne des sciences sociales, vol 38, no 119, 2000, p. 144-145.

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les phénomènes sociaux l’agrégation d’actions individuelles qui reflétaient un sens, une signification subjective individuelle fondée sur des valeurs, des intérêts, des motivations, des conceptions de la vie, etc.597 Selon cette perspective, il incombe donc de « comprendre par interprétation » ces significations subjectives598. Pour y arriver, le sociologue allemand a développé une méthode idéal-typique permettant au chercheur « d’étudier objectivement l’aspect subjectif » de la réalité et de traduire sa logique599.

C’est dans cet esprit que nous avons développé nos idéaux-types « approche américaine » et « approche ouest-européenne ». Nous croyons que ces concepts idéal-typiques, par leur effet de grossissement et d’idéalisation des phénomènes étudiés, nous ont permis d’éclairer les motivations des responsables internationaux en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Certains se demanderont sans doute comment nous pouvons prétendre effectuer une recherche qualitative alors que nous définissons a priori notre cadre théorique et conceptuel. De fait, une recherche qualitative se caractérise généralement par une démarche inductive, créant du sens à partir des données recueillies sur le terrain. Or, les enseignements de Weber nous suggèrent que la méthode idéal-typique n’est pas antinomique au raisonnement inductif. Les idéaux-types servent en fait d’étalons : ils guident le chercheur dans sa recherche600. Mais, comme le souligne Weber, c’est au chercheur de voir combien, après l’analyse des données récoltées, la réalité s’écarte ou se rapproche de ses concepts idéal-typiques601.

De plus, des chercheurs qualitatifs notent que la recherche qualitative a « […] connu des développements idéologiques, théoriques et méthodologiques importants qui […] proposent différentes perspectives constituant autant de possibilités d’aborder l’objet d’étude et d’encadrer le travail d’analyse602 ». Savoie-Zajc603, en particulier, juge qu’un travail

597 Ibid. Voir aussi Deslauriers, p. 10-12. 598 Les notions de compréhension et d’interprétation occupent une place importante dans la terminologie wébérienne, comme en fait foi sa définition de la sociologie : « Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. » M. Weber, Économie et société/1 : Les catégories de la sociologie, p. 28. 599 Deslauriers, p. 10-12. 600 Brin, Charron et de Bonville, p. 10. 601 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172-173. 602 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114.

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préalable de conceptualisation théorique est aussi envisageable en recherche qualitative604. Selon Savoie-Zajc605, on peut identifier trois logiques inductives en recherche qualitative606. La première s’appuie sur les écrits fondateurs de la théorisation enracinée de Glaser et Strauss607, et sur ceux de Paillé et Mucchielli608, qui recommandent de limiter la conceptualisation théorique, puisque celle-ci doit « émerger » des données recueillies sur le terrain609. À mi-chemin, on trouve « l’induction modérée », où le cadre théorique et conceptuel « balise de façon générale le phénomène étudié », les données recueillies venant « compléter la grille initiale d’analyse610 ». Enfin, une troisième démarche inductive, dite « délibératoire », permet au chercheur d’utiliser les données récoltées pour enrichir le cadre d’analyse, mais la « marge d’ajustement » est ici beaucoup plus limitée611.

Si nous appliquons la typologie de Savoie-Zajc, nous pouvons dire que notre démarche s’inscrit dans une logique inductive « modérée » 612. De fait, notre cadre théorique (théories normatives de la presse) et les caractéristiques de nos concepts idéal-typiques ont guidé notre analyse, qui s’est nourrie, en retour, de l’examen des données recueillies sur le terrain.

603 Lorraine Savoie-Zajc, « La recherche qualitative / interprétative en éducation », in Th. Karsenti et L. Savoie-Zajc, Introduction à la recherche en éducation, Sherbrooke, Éditions du CRP, 2000, p. 171-198 ; Lorraine Savoie-Zajc, « La recherche qualitative / interprétative en éducation », in Th. Karsenti et L. Savoie- Zajc, Introduction à la recherche en éducation, Sherbrooke, Éditions du CRP, 2004, p. 123-150 ; citée par Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. 604 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. 605 Savoie-Zajc, 2000, 2004, citée par Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. 606 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. 607 Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss, The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967, 284 p., cité par Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. 608 Pierre Paillé et Alex Mucchielli, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 2003, 211 p., cité par Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. 609 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114. Cette position ne nous apparaît pas aussi tranchée que Mukamurera, Lacourse et Couturier le laissent entendre. Glaser et Strauss, en particulier, mais aussi Blumer, avaient fait référence à la notion de « concepts sensibilisateurs » (« sensitizing concepts ») pour mieux interpréter les données émergeant du terrain; voir Glaser et Strauss; voir aussi Herbert Blumer, Symbolic Interactionism: Perspectives and Method, Englewood Cliffs, Prentice Hill, 1969, 208 p.; voir enfin François Guillemette, « L’approche de la Grounded Theory; pour innover? », Recherches qualitatives, vol. 26, no 1, 2006, p. 42. 610 Marta Anadón et Lorraine Savoie-Zajc. « L’analyse qualitative des données », Recherches qualitatives, vol. 28, no 1, 2009, p. 3. 611 Ibid. 612 Ibid. Voir aussi Lorraine Savoie-Zajc, « La recherche qualitative / interprétative en éducation », 2004, citée par Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 114.

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En d’autres mots, les caractéristiques de nos concepts idéal-typiques ont constitué notre grille d’analyse : elles nous ont permis de mieux comprendre et d’examiner les visions des acteurs institutionnels et non institutionnels dans le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. C’est cette analyse des données récoltées qui nous a permis de construire et de nuancer les propositions avancées dans cette thèse. Notre travail a donc exigé une réflexivité continue, un va-et-vient entre les propositions initiales et l’analyse des données recueillies, et c’est grâce à ce processus réflexif, itératif et rétroactif que nos propositions initiales se sont précisées pour aboutir à leur version définitive613.

Une grande partie du processus d’analyse et d’interprétation des données a consisté à transcrire les entrevues et à analyser leur contenu. Bien que les chercheurs en recherche qualitative utilisent différents procédés d’analyse, il est généralement entendu que ce processus implique une condensation des données, c’est-à-dire une réduction des données où le chercheur « (…) est amené à trier, distinguer, rejeter ou organiser les données afin de pouvoir tirer des conclusions (…)614. Il est important de noter que ce processus réflexif et itératif se déroule tout au long de la collecte, de la transcription, de l’analyse et de l’interprétation des données, car c’est lors de ce « long processus » que les propositions sont amenées à être nuancées et précisées pour éventuellement prendre leur forme finale615.Dans leur état final, les propositions incarnent alors les conclusions de la recherche616. L’analyse des données n’est néanmoins pas terminée tant que la saturation des données n’est pas atteinte, c’est-à-dire l’impression claire que nous ne pouvions pas tirer davantage d’informations de nos entrevues qui auraient pu jeter un nouvel éclairage sur les enjeux des périodes auxquels nous nous intéressions.

Dans ce processus d’analyse et d’interprétation des données, nous avons aussi utilisé la technique de la triangulation, qui consiste à examiner plus d’une source (entrevues,

613 Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 159. Voir aussi Guillemette, p. 42. Si nous avions à résumer l'esprit de notre recherche qualitative et interprétative, nous emprunterions la métaphore du « bricoleur » de Norman Denzin et Yvonna Lincoln : « There is no one way to do interpretative, qualitative inquiry. We are all interpretive bricoleurs stuck in the present working against the past as we move into a politically charged and challenging future. » (Denzin et Lincoln, p. XV.) 614 Bonneville, Grosjean et Lagacé, p. 197. 615 Ibid., p. 196. 616 Ibid.

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rapports, archives sur le web, etc.) afin de déceler de possibles recoupements d’informations ce qui rend possible la corroboration de faits et de résultats617. Bien utilisée, la triangulation permet au chercheur de parachever l’analyse des données tout en réduisant les risques de « biais »618. De plus, comme l’explique Anne Laperrière: […] les chercheurs qualitatifs admettent d’emblée la possibilité d’une distance entre les faits observés et leurs interprétations possibles et, conséquemment, entre ces interprétations elles-mêmes. Ce qui importe dès lors, c’est d’être en mesure d’expliquer les divergences constatées, le cas échéant, entre les observations et les interprétations, puis entre les diverses interprétations qui sont données d’un même événement […].619

Pour les besoins de cette recherche, nous avons triangulé les données issues de la documentation recueillie (sources primaires et secondaires) et celles provenant des entrevues réalisées avec les intervenants.

Cela dit, si la triangulation peut générer des interprétations intéressantes, elle n’est pas une fin en soi. Parfois, la richesse d’un témoignage jette un éclairage fondamental sur certains faits, même s’il est le seul à les interpréter de cette façon. C’est en particulier le cas dans les études comme la nôtre, où nous avons interrogé de nombreux hauts responsables et décideurs politiques qui ont été au cœur (ou très proches) du processus de négociations pour mettre en œuvre les réformes médiatiques en Bosnie et au Kosovo. Par exemple, des responsables comme Dan De Luce, Simon Haselock et Chris Riley, qui ont secondé les Hauts Représentants (HR) en Bosnie, ont joué un rôle clé dans la définition des politiques en matière de médias, tout comme les HR eux-mêmes, Carlos Westendorp et Wolfgang Petritsch, de même que le chef de la MINUK, Bernard Kouchner, et le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts. Ces acteurs institutionnels ont eu à négocier avec d’autres acteurs institutionnels influents, dont des diplomates de l’ambassade américaine, qui veillaient à ce que les réformes médiatiques instaurées par les responsables des tutelles internationales ne contrecarrent pas leurs politiques et leurs investissements sur la scène

617 Anne Laperrière, « Les critères de scientificité des méthodes qualitatives », in Jean Poupart, Jean- Pierre Deslauriers, L. Groulx et coll. (dir.), La recherche qualitative : Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Boucherville, Gaétan Morin Éditeur, 1997, p. 371-372. 618 Mucchielli et coll., (1996), cités dans Olivia Belin, « Expérience et recherche qualitative : appréhender "en complexité" des situations d’appropriation des outils d’intelligence collective », Recherches qualitatives, hors série 3, 2007, p. 547. 619 Poupart, Deslauriers, Groulx et coll., p. 372.

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médiatique. Ainsi, les acteurs institutionnels susmentionnés, en particulier ceux qui ont œuvré au sein des organisations telles que le Bureau du HR, l’ONU, etc., ont été situés à des positions de carrefour : leurs versions des faits, même si elles ne sont pas toujours corroborées, sont riches en enseignements, et doivent être prises en considération malgré leur unicité.

3.3 Les sources consultées et la réalisation de 50 entrevues semi-dirigées Parmi la documentation recueillie, nous avons porté une attention particulière aux sources primaires, telles que les déclarations, les comptes rendus et les rapports produits par les organisations ayant joué un rôle clé dans les processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. Cela inclut notamment les déclarations et les rapports du Conseil pour la mise en œuvre de la paix (Peace Implementation Council), du Bureau du HR en Bosnie- Herzégovine, de l’OSCE, de la MINUK, de la diplomatie américaine et des organisations y étant reliées (ces organisations sont présentées plus en détail aux chapitres 4, 5 et 6). Nous avons également porté une attention aux communiqués d’ONG de défense de la presse comme le World Press Freedom Committee (WPFC), la Fédération internationale des journalistes (FIJ), l’International Press Institute (IPI), ainsi qu’aux éditoriaux du quotidien New York Times qui se sont penchés sur la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. Dans certains cas, les sources de documentation primaire ont été recueillies sur le terrain, lors de notre séjour en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, en octobre et en novembre 2012. Cependant, la plupart des sources primaires ont été repérées dans les archives des sites Web de ces organisations. Des sources secondaires ont également été consultées pour mener à terme notre analyse, notamment des articles et des biographies, dont celle du général américain Wesley Clark, qui a joué un rôle important pour contrer les médias propagandistes en Bosnie, en collaboration avec le HR Carlos Westendorp.

Nous avons également réalisé des entrevues semi-dirigées avec 50 intervenants, dont plusieurs anciens responsables de la tutelle internationale en Bosnie et au Kosovo; ces responsables ont joué un rôle clé dans les réformes de l’espace médiatique en Bosnie, de 1996 à 2002, et au Kosovo, de 1999 à 2001. Nous avons cessé de recruter de nouveaux intervenants lorsque nous avons atteint la saturation de nos données. La liste des

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intervenants qui ont accepté de rendre leur témoignage public est fournie dans les pages liminaires.

L’entrevue semi-dirigée nous est apparue comme la méthode la plus adéquate pour réaliser notre collecte de données. En effet, cette technique offre une grande latitude au chercheur, qui doit, d’une part, définir les grands axes thématiques de l’entretien et, d’autre part, rester ouvert aux informations nouvelles qui pourraient surgir au cours même de l’entrevue. Généralement, ces nouvelles données soulèvent d’autres interrogations et enrichissent le canevas d’entrevue, qui devient plus précis au fur et à mesure que la recherche progresse620. À l’image de la démarche qualitative, l’entrevue semi-dirigée exige donc une certaine flexibilité du chercheur. C’est d’ailleurs le constat que dresse Deslauriers lorsqu’il souligne que les entrevues semi-dirigées sont généralement moins « directives » au début de la collecte de données621. Ce n’est que lorsque le chercheur a mieux cerné « son sujet » que les entrevues deviennent plus « centrées et plus dirigées », et qu’il peut alors mieux « comparer les différentes perspectives » et « élucider les contradictions622 ».

3.4 Les défis rencontrés lors de la collecte de données Il nous apparaît important de préciser la manière dont s’est déroulé notre processus de collecte de données pour expliquer les obstacles et défis que nous avons rencontrés.

Avec le temps, de la patience et un peu de chance, nous avons réussi à interviewer un très grand nombre de responsables et de diplomates ayant joué un rôle clé dans la refonte des espaces médiatiques de la Bosnie et du Kosovo. Nous en tirons une certaine satisfaction, puisque nous anticipions les défis posés par la nature de cette recherche : des chercheurs et même des diplomates nous avaient averti des possibles obstacles qui parsèmeraient notre route, obstacles que nous avons en général surmontés.

La collecte de données, et plus spécifiquement la réalisation de la première série d’entrevues, a débuté en juin et en juillet 2012, lors d’un séjour d’études doctorales à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Nous avons contacté par téléphone l’ancien HR en

620 Deslauriers, p. 36-37 621 Ibid. 622 Ibid.

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Bosnie-Herzégovine de 1997 à 1999, l’Espagnol Carlos Westendorp, alors à Madrid : il a aimablement accepté de nous rencontrer. Par la suite, l’ancien HR de 1999 à 2002, l’Autrichien Wolfgang Petritsch, nous a reçu à son bureau de Paris. Petritsch était alors l’ambassadeur et le représentant permanent de l’Autriche auprès de l’OCDE (2008 à 2013). Puis nous avons rencontré Chris Riley à Bruxelles, au siège de l’OTAN. De 2000 à 2002, Riley a été à la tête du Département du développement des médias au Bureau du HR, succédant à Simon Haselock, qui avait été nommé Commissaire provisoire pour les médias au Kosovo. Riley a ainsi été le bras droit du HR Petritsch en matière de réforme des médias. Il représente de surcroît un témoin privilégié du débat sur la réforme de la radiodiffusion publique ayant opposé l’ambassade américaine et le Bureau du HR. Toutefois, durant ce séjour à Paris, il nous été impossible de rencontrer Bernard Kouchner et Simon Haselock, deux autres des responsables ayant joué un rôle clé dans les processus de reforme des médias en Bosnie et au Kosovo.

De retour à Montréal, nous avons multiplié les démarches pour entrer en contact avec Bernard Kouchner et Simon Haselock. Après plusieurs semaines, nous avons finalement réussi à parler à Kouchner, joint en Afrique; il a accepté de nous rencontrer à son retour à Paris. Nous avons également fixé un rendez-vous avec Simon Haselock à Londres. Ces rencontres ont eu lieu durant la dernière semaine d’octobre 2012. Nous avons profité de ces séjours à Paris et à Londres pour interviewer des collègues de Kouchner et de Haselock dans la région des Balkans. Ces entrevues, avec Bernard Kouchner en particulier, nous ont ouvert plusieurs portes. Au mois de novembre, nous avons séjourné à Sarajevo, où nous avons rencontré des experts, des journalistes et des politiciens qui ont joué un rôle dans la réforme des médias. Ce fut notamment le cas de Mirza Hajric, qui fut conseiller présidentiel en chef pour la politique étrangère de la Bosnie-Herzégovine de 1996 à 2001. Hajric connaissait bien les différents intervenants dans le domaine, dont l’ambassadeur américain Thomas Miller et le HR Wolfgang Petritsch. Nous avons par la suite séjourné au Kosovo, où nous avons interviewé des spécialistes et des journalistes, dont Baton Haxhiu, ancien rédacteur en chef de Koha Ditore, journal indépendant parmi les plus influents au Kosovo.

À notre retour à Montréal, à la fin novembre 2012, nous avons entrepris de contacter des diplomates américains et d’autres responsables ayant participé au processus de réforme des

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médias en Bosnie et au Kosovo (au début du chapitre 4, nous expliquons l’influence de la diplomatie américaine sur les réformes de l’espace médiatique durant les périodes qui nous intéressent, d’où la nécessité d’entrer en contact avec des responsables américains). Les premières tentatives de contact furent infructueuses, les personnes jointes ne répondant pas à nos demandes d’entretien. La situation s’est cependant améliorée à la suite de notre entrevue avec Thomas Miller, ambassadeur retraité qui avait dirigé l’ambassade américaine à Sarajevo de 1999 à 2001. Bien que Miller nous ait prévenu de la difficulté à joindre plusieurs de ses collègues, des rendez-vous ont pu être fixés à l’automne 2013, entre autres grâce aux contacts de Miller. Nous avons alors discuté avec plusieurs diplomates du Département d’État américain, certains retraités, d’autres toujours en fonction. Le diplomate américain Christopher Hoh, qui a été chef de mission adjoint à l’ambassade des États-Unis à Sarajevo de 2000 à 2003, nous a aussi ouvert plusieurs portes en nous présentant à certains de ses collègues en Bosnie; plusieurs avaient depuis quitté le Département d’État.

Durant l’hiver 2014, nous avons pu joindre d’autres diplomates américains et européens, dont le diplomate néerlandais Daan Everts, qui a été directeur de la mission de l’OSCE de 1999 à 2001, et qui a joué un rôle important dans la mise sur pied d’un service de radiodiffusion publique au Kosovo. Nous avons également interviewé plusieurs anciens responsables d'ONG de défense de la presse ainsi que des journalistes qui avaient à l’époque critiqué les politiques d’organisations internationales actives en Bosnie et au Kosovo (comme le Bureau du HR, la MINUK ou la mission de l’OSCE au Kosovo). Nous avons notamment parlé à Aidan White, secrétaire de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) de 1987 à 2011. Certaines entrevues sont survenues tardivement, plusieurs mois après les premiers contacts. Ce fut le cas de l’ambassadeur américain Christopher William Dell, retraité du Département d’État américain, que nous avons joint au Mozambique. Dell a été le Chef de mission du Bureau des États-Unis à Pristina, au Kosovo, en 2000 et en 2001.

Bien évidemment, nous n’énumérons ici que quelques-uns des nombreux intervenants avec lesquels nous nous sommes entretenus. Cette description donne cependant une idée des responsabilités et des postes des personnages interviewés, et du rôle important qu’ils ont

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joué dans les processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo. Si nous n’avons pas interrogé tous les responsables impliqués dans ce processus, nous nous sommes néanmoins entretenu avec les principaux protagonistes.

En somme, malgré les difficultés rencontrées dans la collecte de données, qui a pris plus de temps que prévu, nous avons réussi à interviewer de nombreux acteurs institutionnels et non institutionnels qui nous ont permis de jeter un éclairage nouveau sur les questions abordées par cette recherche. Notons en terminant que la grande majorité des 50 intervenants ont accepté de lever le voile sur leur identité. Certains ont toutefois préféré témoigner de façon anonyme. Ils ne sont donc pas identifiés dans le texte ni dans la liste des intervenants interviewés. Parmi ceux ayant accepté de témoigner publiquement, certains ont voulu s’assurer qu’une partie de leurs propos restent anonymes. Dans ces cas, nous avons donc fait référence à leurs observations sans mentionner leur identité, pour respecter leur souhait de confidentialité.

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CHAPITRE 4. Bosnie-Herzégovine : la période de collaboration (1996-1998)

Introduction Dans les chapitres présentant notre cadre théorique et conceptuel ainsi que notre méthodologie, nous avons expliqué comment nos concepts idéal-typiques « approche américaine » et « approche ouest-européenne » permettaient de jeter un éclairage sur les positions et les désaccords des diplomates américains et européens impliqués dans la réforme des espaces médiatiques de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. Nous avons également précisé que nos concepts idéal-typiques, s’ils révélent les « […] aspects jugés cruciaux d’un phénomène de manière à les constituer en un modèle conceptuellement pur qui sert de base de comparaison », simplifient néanmoins une réalité éminemment complexe623. De fait, pour reprendre les mots de Max Weber, l’idéal-type sert de « tableau de pensée » 624. Il est en quelque sort un étalon, voire une exagération, qui guide le chercheur pour lui permettre d’apprécier « combien la réalité s’écarte ou se rapproche de ce tableau idéal », c’est-à-dire du modèle conceptuel et théorique pur qui a été construit625. C’est donc avec ces nuances en tête que nous abordons notre objet d’étude, car si nos concepts idéal-typiques nous permettent de mettre en lumière certaines normes importantes qui ont influencé la philosophie d’intervention des diplomates impliqués dans la réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, d’autres facteurs ont aussi pu entrer en ligne de compte, comme nous le verrons dans ce chapitre.

Dans l’analyse de notre premier cas, la Bosnie-Herzégovine, nous nous intéressons à une période (1996-2002) particulièrement fertile en initiatives de la communauté internationale pour réformer l’espace médiatique de ce pays. Souvenons-nous que l’intérêt des responsables internationaux pour la transformation de la scène médiatique bosnienne a pris forme dans les mois suivant l’élection, à l’automne 1996, de trois partis nationalistes peu disposés à prôner la réconciliation nationale. De fait, l’élection de 1996, organisée par

623 Brin, Charron et de Bonville, p. 10-15. 624 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172-173. 625 Ibid..

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l’OSCE, avait été marquée par la propagande de médias sous l’influence des factions politiques nationalistes ayant été mêlées au conflit en Bosnie626. C’est donc dans un contexte politique et médiatique tendu que les responsables internationaux se sont penchés sur les solutions à apporter pour tenter de dépolitiser la scène médiatique, dans l’objectif, entre autres, d’instaurer un cadre réglementaire, et de professionnaliser les pratiques des artisans de la presse écrite et audiovisuelle bosnienne.

De nombreux pays et organisations ont été impliqués dans le processus de transformation de l’espace médiatique de la Bosnie-Herzégovine. L’Union européenne, les agences de développement des États-Unis, de la Grande-Bretagne, du Japon, de la Suisse et de pays scandinaves ont, par exemple, été des joueurs actifs de ce processus. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a aussi tenu un rôle important, commençant durant les mois précédant les élections multipartites de septembre 1996, qu’elle avait le mandat d’organiser selon les accords de Dayton. La mission de l’OSCE en Bosnie- Herzégovine a alors créé une Commission électorale provisoire, qui a notamment établi un code de conduite électorale précisant certains standards professionnels que les médias devaient respecter627. L’OSCE a aussi instauré une Commission d’experts des médias pour vérifier le respect de ces standards et enquêter sur les plaintes concernant les médias628. Mais, comme le souligne un rapport de l’International Crisis Group, malgré ses différentes initiatives, le travail de la Commission d’experts des médias a été fortement critiqué629. Dans une lettre de démission adressée à l’Américain Robert Frowick, chef de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine, le représentant du gouvernement bosnien à la Commission d’experts des médias, Mirza Hajric, estimait les résultats de la Commission « […] well below an acceptable minimum630 ». Celle-ci n’aurait pas enquêté ni agi avec célérité pour faire respecter le code de conduite de la Commission électorale provisoire par les médias.

626 Holbrooke, p. 344. 627 International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina [En ligne], Bruxelles, ICG Bosnia Report, no 16, 1996, p. 6-8 et 27. (Consulté le 2 février 2015) 628 Ibid. 629 Voir à ce sujet les observations contenues dans le rapport de l’International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 41-42. 630 Mirza Hajric, propos tirés de sa lettre de démission remise à Robert Frowick le 8 septembre 1996, ibid., p. 41.

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On jugeait qu’elle n’avait pas non plus effectué un suivi serré et efficace des plaintes adressées à l’endroit des médias dans les semaines précédant la tenue des élections631. À la lumière des résultats de l’élection de 1996 (remportée par les partis nationalistes), la crédibilité de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine s’est trouvée ébranlée, non seulement en raison de sa décision de tenir des élections en dépit d’un climat politique malsain, mais aussi parce que les médias propagandistes ont eu les coudées franches pour diffuser leur rhétorique haineuse avant et même après les élections, sans devoir rendre de véritables comptes632.

Des leçons ont donc été tirées des élections de septembre 1996. Le Haut Représentant (HR) en Bosnie-Herzégovine alors en poste, le Suédois Carl Bildt, jugeait (comme plusieurs diplomates sur le terrain) que la communauté internationale devait faire davantage pour freiner l’emprise des partis nationalistes sur les ondes633. Mais on estimait que la mission de l’OSCE en Bosnie « […] lacked the political weight and the mandate to lead on this issue. Only the High Representative [le Haut Représentant] could plausibly do that »634. C’est dans ce contexte que Bildt a entamé des discussions avec différents gouvernements impliqués dans la reconstruction de la Bosnie pour obtenir un mandat clair visant à contrer les médias propagandistes635. Dans ce combat, le Haut Représentant Carl Bildt et son successeur, Carlos Westendorp, ont bénéficié de l’appui de diplomates et de militaires américains influents, à la fois en coulisse et sur le terrain. Or, cette collaboration entre le Bureau du HR et la diplomatie américaine ne fut pas toujours harmonieuse, comme nous le verrons dans le chapitre 5.

631 International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 41-42. 632 La décision de tenir des élections malgré un climat politique et médiatique peu favorable, prise par les responsables de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine, semble avoir été grandement influencée par la pression politique qu’ont exercée les représentants politiques de différents pays impliqués dans la reconstruction de la Bosnie, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie, l’Allemagne et l’Italie; voir de nouveau le rapport de l’International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 15; voir aussi M. Thompson et De Luce, p. 207. 633 Ibid., p. 208. Voir aussi l’entrevue avec Michael Maclay, conseiller spécial et porte-parole principal du Haut Représentant Carl Bildt : Michael Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 634 M. Thompson et De Luce, p. 207-208. 635 Ibid.

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En somme, si de nombreux pays et organisations ont été impliqués dans la transformation de l’espace médiatique de la Bosnie, nous verrons comment les responsables du Bureau du HR et les diplomates américains ont été les acteurs les plus influents dans ce processus. Certes, comme nous l’avons souligné, une organisation comme l’OSCE a été active en élaborant, par exemple, des projets de lois portant sur les médias636. De fait, le rôle de l’OSCE dans ce domaine découlait de la responsabilité qui lui incombait « d’assurer le respect » des quelques dispositions des accords de paix de Dayton traitant de la liberté de la presse durant le processus électoral (annexe 3, article 1.1) et de la « prévention » et « suppression » des discours haineux, notamment par les médias (annexe 7, article 1.3 b)637 . Cela dit, c’est au Haut Représentant, la plus haute autorité civile de la tutelle internationale de la Bosnie-Herzégovine, que revenait le pouvoir final d’interpréter les dispositions des accords de paix638. Ainsi, lorsque l’enjeu de la réforme des médias s’est imposé comme une priorité à la suite des élections multipartites de 1996, le Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine a mené ce dossier avec les nouveaux pouvoirs qui lui avaient été impartis par les pays impliqués dans la reconstruction du pays639.

Logique de la démonstration et organisation du chapitre En analysant les données récoltées, nous avons constaté que deux périodes distinguaient l’évolution des rapports entre les responsables du Bureau du HR, les diplomates américains

636 Dr Regan McCarthy, que nous avons interviewée (elle a dirigé le Département des médias de la mission de l’OSCE en Bosnie de 1998 à 2001), a été active pour faciliter la formulation de projets de loi, dont ceux sur la décriminalisation de la diffamation, la protection des sources confidentielles et le libre accès à l’information; ce travail se faisait souvent conjointement avec le personnel du Bureau du HR; voir à ce sujet OSCE, « Freedom of Access to Information Law Fully Adopted in Bosnia and Herzegovina », in Site de l’OSCE [En ligne], Sarajevo, 2001. (Consulté le 2 février 2015) Voir également Regan McCarthy, entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014. Voir enfin De Luce, qui souligne le rôle clé du Bureau du HR dans l’élaboration de plusieurs de ces lois : Dan De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 637 U.S. Department of State, « Dayton Accords. Annex 7: Refugees and Displaced Persons & Annex 3 : Elections», in Site du U.S. Department of State [En ligne], 1995, article 1.3 b. (Consulté le 27 février 2015) .Voir aussi M. Thompson et De Luce, p. 204. 638 Ibid. 639 Cet activisme du Bureau du HR dans le domaine des médias a d’ailleurs déplu aux responsables de l’OCSE, qui jugeaient qu’on empiétait sur leur mandat. Des frictions similaires se sont produites au Kosovo entre les responsables de la mission des Nations unies au Kosovo (MINUK), l’autorité ultime, et l’OSCE, aussi impliquée dans la réforme des médias kosovars. Nous y reviendrons au chapitre 5.

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et les autres acteurs non institutionnels (ONG, médias, etc.) durant le processus de réforme de l’espace médiatique bosnien. Nous avons appelé ces deux périodes charnières : a) la « période de collaboration », qui se déroule de 1996 à 1998 (et qui constitue l’objet de ce chapitre); b) la « période de débats et de divergences », qui se déroule de 1998 à 2002 (et qui constitue l’objet du chapitre 5).

Tout d’abord, la première période (1996-1998) se caractérise par une collaboration étroite des responsables politiques et militaires américains avec les responsables du Bureau du HR, en particulier dans leurs efforts pour museler les médias propagandistes qui ont envenimé le climat politique de la Bosnie durant les premières années de la reconstruction du pays. À l’opposé, la seconde période (1998-2002) se distingue par des débats, parfois houleux, entre les différents acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias bosniens. Ces débats se déroulent à la fois en coulisse et en public; ils illustrent des désaccords importants entre les responsables du Bureau du HR et la diplomatie américaine, en particulier lors de l’élaboration d’une loi sur le système de radiodiffusion publique durant le mandat du Haut Représentant autrichien Wolfgang Petritsch. Cette période se caractérise aussi par le vif débat entre des acteurs non institutionnels (ONG, médias, etc.) et le Bureau du HR à propos de la création, en 1998, de la Commission indépendante des médias, un organe de réglementation des médias. En somme, c’est durant cette « période de débats et de divergences » que les approches des différents acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias se sont exprimées avec le plus de vigueur, que cela soit à propos de la place accordée à la radiodiffusion publique ou à propos de la réglementation des médias. Or, ces approches, telles que nous les avons conceptualisés avec nos idéaux-types dans le chapitre 2, sont le reflet de certaines normes dominantes des traditions médiatiques des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest. Nous aurons l’occasion d’approfondir ces questions dans le chapitre 5.

Le présent chapitre se consacre donc à l’étude de « la période de collaboration ». Comme nous l’avons indiqué, cette période (1996-1998) se caractérise par une coopération étroite entre deux Hauts Représentants (le Suédois Carl Bildt, à qui succède l’Espagnol Carlos

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Westendorp) et de hauts responsables américains, dont Robert Gelbard, l’envoyé spécial du président, et le général américain Wesley Clark, commandant suprême des forces alliées en Europe. Dans notre analyse, nous porterons une attention particulière aux efforts des responsables américains et européens pour contrer la Srpska radiotelevizija (SRT) à Pale, c’est-à-dire la radiotélévision serbe, sous la coupe de la faction politique de dirigeants ultranationalistes serbes (Radovan Karadzic, Momcilo Krajisnik, etc.), et perçue comme un obstacle à la construction de la paix en Bosnie-Herzégovine. À la demande du Haut Représentant Westendorp et après maintes négociations, les troupes de la SFOR (la force militaire multinationale de l’OTAN en Bosnie de janvier 1996 à décembre 2004) ont finalement muselé la SRT en saisissant quatre tours de transmission à Pale640.

Nous proposons d’étudier cette période importante de la reconstruction de la Bosnie- Herzégovine pour trois raisons principales. Premièrement, nous estimons important de souligner que la relation entre le Bureau du HR et la diplomatie américaine a évolué en ce qui concerne l’enjeu de la réforme des médias en Bosnie, et nous souhaitions éclairer la dynamique de cette relation pour chaque période. Deuxièmement, la confrontation de

640 Trois forces militaires multinationales se sont succédées pour maintenir la paix en Bosnie-Herzégovine depuis la signature des accords de Dayton. Premièrement, l’OTAN a constitué la Force de mise en œuvre (IFOR – Implementation Force) afin d’accomplir les tâches militaires prévues dans les accords de Dayton, dont la séparation des belligérants, le maintien du cessez-le-feu, le regroupement des armes lourdes, l’élimination des mines et des munitions de toutes sortes, le contrôle de l’espace aérien, etc. (OTAN, « La Force de mise en œuvre (IFOR) dirigée par l’OTAN », in Site de l’OTAN – Digithèque : Manuel de l’OTAN [En ligne], 1998. (Consulté le 2 février 2015)) L’IFOR disposait de quelque 60 000 soldats d’une trentaine de pays membres et non membres de l’OTAN pour mener à bien son mandat d’un an, du 20 décembre 1995 au 21 décembre 1996. Deuxièmement, la Force de stabilisation (SFOR – Stabilisation Force) a succédé à l’IFOR, et sa mission a duré huit ans, jusqu’en décembre 2004. Comme l’IFOR, la SFOR était une force multinationale et pouvait recourir à la force pour assurer un climat propice à la « consolidation de la paix » en assistant notamment le Bureau du Haut Représentant et les autres organisations présentes en Bosnie, comme l’OSCE (SFOR, « History of the NATO- led Stabilisation Force (SFOR) in Bosnia and Herzegovina: Background », in Site de la SFOR [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015)). L’effectif de la SFOR était initialement composé de 32 000 militaires, en provenance d’une trentaine de pays, mais il s’est graduellement réduit. À la fin du mandat de la SFOR, en décembre 2004, son personnel totalisait environ 7000 militaires. Sur le terrain, elle était dirigée par un général américain, sous l’autorité du commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR/OTAN), basé à Bruxelles. Finalement, la Force de l’Union européenne Althea (EUFOR Althea) succède à la SFOR le 2 décembre 2004. Son mandat consiste à poursuivre la mise en œuvre des aspects militaires des accords de Dayton pour assurer un climat propice à la paix, former l’armée bosnienne et soutenir la stratégie de l’Union européenne dans le pays (EU, « EU Military Operation in Bosnia and Herzegovine (Operation EUFOR ALTHEA) », in Site du European Council [En ligne], 2009, 2 p. (Consulté le 2 février 2015)). En 2004, l’EUFOR Althea déployait 7000 soldats; en 2013, ils n’étaient plus que 600.

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médias propagandistes en Bosnie à cette époque a fait l’objet de quelques articles et chapitres de livres. Cependant, il n’y a pas d’étude, à notre connaissance, qui jette un éclairage sur les tractations ayant eu lieu entre le Haut Représentant à Sarajevo et les responsables politiques et militaires américains en donnant la parole à des acteurs clés de ces négociations641. Troisièmement, cette « période de collaboration » entre le Bureau du HR et les responsables civils et militaires américains constitue l’un des rares exemples d’action multilatérale menée dans le cadre d’une opération de construction de la paix pour bâillonner, militairement et politiquement, un média diffusant une propagande jugée mensongère et haineuse. Il nous apparaissait donc essentiel d’en discuter.

Mais avant de procéder à cette analyse, il convient de présenter les acteurs qui ont joué un rôle clé lors de ces événements, c’est-à-dire le Haut Représentant, la diplomatie américaine et des acteurs non institutionnels (ONG, médias, etc.). Ces acteurs ont été les principaux protagonistes de la « période de collaboration », mais également de la « période de débats et divergences », que nous examinerons au chapitre 5. Puisque notre analyse portera en grande partie sur leurs approches, la dynamique de leurs échanges et leurs rapports de force, la présentation de leurs rôles et fonctions s’avère incontournable.

Les acteurs étudiés

Le Bureau du Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine

Le Bureau du Haut Représentant (Bureau du HR) en Bosnie-Herzégovine est l’agence responsable de la mise en œuvre des aspects civils des accords de paix de Dayton642. Précisons que les accords de Dayton ont été conclus le 21 novembre 1995 sur une base militaire américaine sise près de la ville de Dayton, en Ohio, aux États-Unis. Ces accords sont le résultat de négociations intenses, dirigées par les Américains, pour convaincre le président de la République de Serbie, Slobodan Milosevic, le président de la République de

641 Le général Wesley Clark consacre quelques pages à ce sujet dans son livre Waging Modern War. Nous avons sondé le point de vue d’autres acteurs clés de ces négociations, dont l’envoyé spécial du président américain, Robert Gelbard, et le HR Carlos Westendorp, et avons complété cette analyse avec une revue de sources de première main (p. ex. documentation du Bureau du HR, etc.) et de seconde main. Pour l’ouvrage de Clark, voir : Wesley K. Clark, Waging Modern War: Bosnia, Kosovo, and the Future of Combat, New York, Public Affairs, 2002, 512 p. 642 « BHR est l’acronyme de Bureau du Haut Représentant. OHR » est l’acronyme anglais de « Office of the High Representative ».

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Croatie, Franjo Tudjman, et le président de la République de Bosnie-Herzégovine, Alija Izetbegovic, de cesser les hostilités et de faire la paix. Signés formellement à Paris le 14 décembre 1995, les accords de Dayton (aussi appelés les accords de Dayton/Paris643) ont ainsi mis fin au conflit qui a ravagé la Bosnie de 1992 à 1995.

La création du Bureau du HR est prévue par les accords de Dayton; l’annexe 10 précise plus spécifiquement qu’un Haut Représentant (HR) sera désigné pour mettre en œuvre les aspects civils des accords de paix en raison de la « complexité » des tâches à accomplir644. Ces tâches incluent la coordination de l’aide humanitaire, la reconstruction des infrastructures et de l’économie, la gestion du retour des réfugiés, le respect des droits de la personne, l’établissement des institutions politiques et de l’ordre constitutionnel, ainsi que la tenue d’élections, pour n’en nommer que quelques-unes645. Un nombre important d’organisations internationales et de pays, par le biais de leurs agences de développement et de leurs ambassades, prennent part à cet effort de reconstruction. Pour les rédacteurs des accords de Dayton, le Haut Représentant est donc une instance incontournable –– la plus haute autorité civile en Bosnie –– pour coordonner convenablement les activités des différentes organisations et agences présentes sur le terrain646.

Le Haut Représentant dispose d’importants pouvoirs. Il peut notamment imposer des lois et même démettre des politiciens qui contrecarrent les dispositions ou l’esprit des accords de paix647. Il doit aussi faire état des progrès de la mise en œuvre des accords aux Nations

643 Dans la littérature et les documents officiels, on désigne les accords de Dayton au singulier ou au pluriel (accord de Dayton ou accords de Dayton). Dans cette thèse, nous opterons pour les accords de Dayton, puisque c’est le titre officiel qu’on leur a donné. Voir à ce sujet : U.S. Department of State, « Dayton Accords ». Fait à noter, la diplomatie française se réfère parfois aux accords de Dayton/Paris. En effet, comme nous l’expliquons ci-dessus, si les accords ont été négociés et conclus en novembre 1995 à la base militaire aérienne Wright-Patterson, près de la ville de Dayton, aux États-Unis, ils ont été officiellement signés à Paris le 14 décembre 1995. Voir à ce sujet : France Diplomatie, « Présentation de la Bosnie- Herzégovine », in Site de France Diplomatie [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) 644 U.S. Department of State, « Dayton Accords. Annex 10: Civilian Implementation », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 1995. (Consulté le 27 février 2015) 645 Ibid. Pour les faits concernant la mission du Bureau du Haut Représentant décrits dans cette introduction, voir aussi: OHR, « General Information », in Site de l’OHR [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) 646 Ibid. 647 France Diplomatie. [En ligne]

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unies, à l’Union européenne, aux États-Unis, à la Fédération de Russie et aux « […] and other interested governments, parties and organizations648 ». De plus, il coordonne ses activités avec celles du responsable de la force militaire multinationale pour assurer la complémentarité de leurs actions649. Le Haut Représentant, en somme, incarne la tutelle internationale instaurée en Bosnie-Herzégovine depuis la signature des accords de paix en décembre 1995. Ses pouvoirs sont vastes et son influence certaine, bien que celle-ci diminue grandement au début des années 2000, pour laisser une place grandissante aux politiciens bosniens dans la direction des affaires du pays (pour l’effectif du Bureau du HR, voir la note de bas de page 688 à la page 148).

Si le Haut Représentant dispose d’importants pouvoirs, il reste néanmoins sous l’autorité du Conseil pour la mise en œuvre de la paix. En anglais, cette entité se nomme Peace Implementation Council, ou, plus succinctement, « PIC », telle que l’appellent les diplomates. Le PIC est un regroupement de 55 pays et agences qui appuient la mise en œuvre des accords de Dayton. C’est lui qui fixe les priorités d’intervention du Haut Représentant dans différents domaines, dont celui des médias650. Il est créé en décembre 1995, lors d’une conférence à Londres, pour donner suite aux accords de Dayton651. De 1995 à 2000, les ministres des pays membres du PIC se réunissent à cinq reprises pour débattre et décider des priorités d’intervention en Bosnie. C’est le cas à Florence en juin 1996, à Londres en décembre 1996 –– la seconde conférence à cet endroit ––, à Bonn en décembre 1997, à Madrid en décembre 1998 et à Bruxelles en mai 2000652. La rencontre du PIC à Bonn, en 1997, est particulièrement déterminante. C’est à ce moment que les membres du PIC décident d’élargir les pouvoirs du Haut Représentant –– on les

648 U.S. Department of State, « Dayton Accords ». [En ligne] 649 Ibid. Notons que le Haut Représentant ne dirige pas la force militaire multinationale présente en Bosnie-Herzégovine; il se consacre aux dossiers civils. Pour la période qui nous intéresse (1996-2002), cette force multinationale (IFOR, puis SFOR) fut dirigée par un général américain, qui était lui-même sous l’autorité du commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR/OTAN), basé à Bruxelles. 650 OHR, « The Peace Implementation Council and its Steering Board ». 651 Ibid. 652 Ibid.

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nommera « pouvoirs de Bonn » –– pour lui permettre d’imposer les réformes jugées nécessaires, en dépit de l’opposition des politiciens bosniens653.

Afin de faciliter la coordination des actions du Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine avec les leurs, les membres du PIC créent aussi le Comité directeur du PIC (the PIC Steering Board) : il comprend les États-Unis, l’Allemagne, le Canada, la France, la Grande- Bretagne, l’Italie, le Japon, la Russie, la Commission européenne, l’Union européenne et l’Organisation de la conférence islamique654, représentée par la Turquie655. La mission de cet organe exécutif est de conseiller le Haut Représentant quant à ses initiatives et politiques656. Le Comité directeur du PIC assure aussi un suivi et la coordination des actions des différents intervenants sur le terrain. Par exemple, le Haut Représentant a pour habitude de rencontrer de façon hebdomadaire, à Sarajevo, les ambassadeurs des pays membres du Comité directeur. Il profite généralement de cette rencontre pour informer ces derniers de l’avancée des réformes ainsi que des enjeux à considérer. Des rencontres du Comité directeur du PIC ont également lieu à l’extérieur de Sarajevo, dans différentes capitales occidentales, souvent pour réunir les ministres des Affaires étrangères des pays participants. Si nous prenons le temps de souligner le rôle du Comité directeur du PIC, c’est parce que nous examinerons certains débats qui ont eu lieu au sein de cette instance durant le règne du Haut Représentant Wolfgang Petritsch, en particulier dans les semaines précédant l’adoption de la loi relative au système de radiotélédiffusion publique, en mai 2002.

Depuis sa création, le poste de Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine est réservé à un diplomate européen. Celui-ci est secondé par un diplomate américain, compte tenu de l’importance du financement américain dans le processus de reconstruction657. Le reste du personnel du Bureau du HR est formé de diplomates et de professionnels, en majorité

653 France Diplomatie. [En ligne]. 654 Désormais appelée l’Organisation de coopération islamique. Voir sur ce point : Organisation de coopération islamique, « OCI en bref », in Site de l’Organisation of Islamic Cooperation [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) 655 OHR, « The Peace Implementation Council and its Steering Board ». 656 Ibid. 657 Nous fournissons des chiffres sur le financement du budget du Bureau du HR plus bas.

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européens, auxquels s’ajoutent des consultants internationaux et des employés locaux658. Fait à noter, si les diplomates du Bureau du HR travaillent généralement de concert avec le Haut Représentant, ils demeurent avant tout loyaux à leur pays, c’est-à-dire à leur service diplomatique, auquel ils se rapportent. Il existe néanmoins des exceptions. Ce fut le cas du diplomate américain Donald Hays, nommé en juillet 2001 adjoint principal du Haut Représentant Wolfgang Petritsch (Principal Deputy of the High Representative, c’est-à-dire le numéro deux du Bureau, après le Haut Représentant lui-même). Contrairement à son prédécesseur et à la pratique généralement établie, Donald Hays ne s’est pas rapporté au département d’État et à l’ambassade américaine durant son mandat, qui s’est terminé en mars 2005659. Cela dit, l’équipe chargée de travailler sur les orientations et les politiques de réforme des médias au Bureau du HR était composée d’employés contractuels sans affiliation à un corps diplomatique, appuyés par des employés locaux et des consultants internationaux.

Durant les premières années de l’intervention de la communauté internationale en Bosnie, le Haut Représentant et ses collègues ont été très actifs dans l’élaboration des politiques de réforme, tant dans les domaines de l’économie, de la fiscalité, de la justice, de la sécurité (police, armée) et des douanes que des médias. Le Bureau du HR a, de ce fait, été un acteur incontournable dans la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine, particulièrement durant la décennie suivant la signature des accords de paix. Par contre, si le Bureau du HR a proposé et élaboré de nombreuses réformes et politiques, il n’a généralement pas été impliqué dans la mise en œuvre de celles-ci. Leur implantation a surtout été accomplie par l’entremise de la fonction publique bosnienne, avec le concours des différentes organisations, ONG et agences internationales présentes en Bosnie. C’est d’ailleurs ce qui explique le budget relativement modeste du Bureau du HR, qui totalisait, pour l’année 2013-2014, un peu plus de sept millions d’euros660. Or, les budgets d’agences ou d’organisations internationales

658 En 2013, le Bureau du HR avait à son emploi 18 employés contractuels non originaires de la Bosnie- Herzégovine et 100 employés contractuels bosniens. Les effectifs du Bureau du HR ont cependant diminué depuis 1996, en raison des efforts de rationalisation de l’agence et du souci du Haut Représentant d’être moins impliqué dans la gestion des affaires du pays, en laissant la place aux politiciens bosniens; voir sur ces points : OHR, « General Information ». 659 Donald Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013. 660 La grande partie de ce budget (75 %) a été payée par l’Union européenne et les États-Unis, qui ont respectivement déboursé 53 % et 22 % de la facture (Ibid.). Nous ne disposons pas des chiffres du budget du

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impliquées dans la mise en œuvre de réformes sont généralement beaucoup plus imposants661. Il faut donc envisager le rôle du Bureau du HR davantage comme celui d’un chef d’orchestre qui établit les politiques à suivre et les réformes à implanter –– dans l’esprit des accords de Dayton –– que comme celui d’une agence de mise en œuvre de projets662.

L’influence de la diplomatie américaine

Bien qu’ils n’aient pas les pouvoirs du Haut Représentant et de son équipe, les diplomates américains ont néanmoins exercé une grande influence sur le processus de reconstruction de la Bosnie-Herzégovine. D’une part, les Américains ont joué un rôle de premier plan dans les négociations de la conférence de Dayton (officiellement coprésidée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie), qui ont mis fin au conflit en Bosnie-Herzégovine en 1995663. La diplomatie américaine a ainsi eu un ascendant incontestable sur la voie à suivre

Bureau du HR lors des premières années de son fonctionnement (1995-2005). Cependant, son budget et ses effectifs devaient être plus élevés, puisqu’il jouait alors un rôle beaucoup plus important. D’ailleurs, l’objectif est d’éventuellement fermer le Bureau du HR, afin que la tutelle internationale soit chose du passé en Bosnie- Herzégovine. Mais pour que le pays puisse assumer sa souveraineté pleine et entière, le Comité directeur du PIC a annoncé en février 2008 que ses dirigeants politiques devaient atteindre cinq objectifs et remplir deux conditions (« 5 + 2 »). Les cinq objectifs incluent : l’accord « […] sur la répartition des propriétés de l’État, (la) répartition des propriétés militaires, (la) mise en œuvre de l’accord final sur Brcko, (la) soutenabilité budgétaire (et le) renforcement de l’État de droit. » (Voir France Diplomatie. [En ligne]) Avec le manque de progrès, les ambitions sécessionnistes de nombreux Serbes de Bosnie et l’instabilité politique chronique, plusieurs observateurs restent pessimistes quant à l’atteinte des objectifs « 5 + 2 » par les dirigeants bosniens; voir à ce sujet OHR, « Declaration by the Steering Board of the Peace Implementation Council », in Site de l’OHR [En ligne], 2008. (Consulté le 2 février 2015) 661 Selon les estimations de Zoran Udovicic, un expert en médias basé à Sarajevo, il se serait dépensé environ 135 millions de marks allemands (quelque 70 millions d’euros), dans les 5 ans post-Dayton pour venir en appui aux médias de Bosnie (Zoran Udovicic, « Media in B-H – The Scope of International Community Intervention », in Zarko Papic (dir.), International Support Policies to South-East European Countries. Lessons (Not) Learned in Bosnia-Herzegovina [En ligne], Sarajevo, Müller, 2001, p. 159-169. (Consulté le 2 février 2015)). Or, la réforme des médias n’était que l’un des domaines d’intervention de la communauté internationale en Bosnie; des sommes tout aussi importantes, voire beaucoup plus importantes, ont été dépensées dans des domaines jugés prioritaires, comme le retour des réfugiés, le contrôle des armes ou les enjeux de sécurité (réformes des douanes, de la police, etc.), de gouvernance, de droits de la personne et d’économie (fiscalité, etc.) (Ibid. Voir aussi : Donald Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013). 662 À toute règle, il existe une exception : bien que le Bureau du HR ne soit pas une agence de mise en œuvre de projets, il jouera ce rôle dans la mise sur pied de l’Open Broadcast Network (OBN), un réseau d’information télévisuel qui visait à contrer l’influence des médias diffusant une propagande haineuse (voir Michael Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014). 663 Bien que la conférence de Dayton ait été officiellement coprésidée par les États-Unis, la Russie et l’Union européenne, les Américains en ont dirigé les négociations, sous la direction du diplomate américain Richard Holbrooke (Hoolbrooke détaille dans son livre les tractations menées pour la coprésidence de la

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en Bosnie, entre autres en participant activement à la rédaction des accords de paix, dont l’annexe 4, qui est la Constitution du pays, et en influant sur une panoplie de sujets clés, comme la détermination des frontières internes entre la Fédération de Bosnie-et- Herzégovine (Fédération croato-bosniaque, environ 51 % du territoire) et la République serbe de Bosnie (49 %), les deux entités qui composent la Bosnie-Herzégovine.

Par la suite, les envoyés spéciaux du président américain ont joué un rôle clé pour assurer la mise en œuvre des accords de paix et faire pression sur les différentes factions, dont les Serbes de Bosnie, notamment à propos de la question des médias propagandistes. Dans ce ballet diplomatique, les représentants américains ont pu compter sur l’activisme du général américain Wesley Clark, qui avait participé aux pourparlers de Dayton comme expert militaire, entre autres lors des négociations ardues concernant le tracé des frontières internes. Clark a ensuite été nommé commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR, l’un des deux commandants stratégiques de l’OTAN), en 1997. Durant la première année de son mandat, il a été très présent lors des dialogues menés avec le HR pour contrer les médias propagandistes en Bosnie. Puis, Clark a été fort occupé par la question du Kosovo, qui débouche en 1999 sur la campagne de bombardements de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie (campagne militaire coordonnée par Clark).

L’ambassade américaine à Sarajevo fut aussi très impliquée dans la réforme du secteur médiatique bosnien, non seulement en coordonnant l’aide au développement des différentes ONG et organisations qu’elle finançait, mais en s’impliquant également auprès du Comité de direction du PIC à Sarajevo pour influer sur les politiques proposées par le HR et son équipe. Il faut aussi souligner le rôle de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), qui a mis en œuvre un nombre important de projets dans le domaine des médias en Bosnie-Herzégovine, entre autres avec l’aide d’ONG américaines et locales qu’elle finançait. Comme les diplomates du département d’État américain, les fonctionnaires de l’USAID qui ont travaillé sur le dossier bosnien ont pu opérer à partir du département d’État à Washington, D.C., ou sur le terrain, à l’ambassade américaine à Sarajevo. conférence de Dayton; voir Holbrooke, p. 199-202. Voir aussi James O’Brien, entrevue téléphonique, joint à Washington, D.C, 24 janvier 2014. O’Brien est un ancien diplomate américain qui a participé aux négociations de Dayton. Nous y reviendrons).

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En raison de l’influence prépondérante des diplomates américains et des responsables du Bureau du Haut Représentant dans le processus de réforme de l’espace médiatique de la Bosnie, en particulier dans le domaine télévisuel (considéré comme le plus névralgique, du fait de l’influence historique de ce média en Yougoslavie664), notre attention se portera en grande partie sur ces acteurs. Cela ne signifie pas que d’autres acteurs, tels que les membres du corps diplomatique d’un autre pays ou les fonctionnaires d’organisations comme l’OSCE, n’aient pas joué un rôle actif dans ce domaine, comme nous l’avons souligné plus haut. Mais nous sommes d’avis que les responsables du Bureau du HR et de la diplomatie américaine ont été parmi les acteurs les plus influents pour purger la scène médiatique bosnienne de ses médias les plus haineux, en particulier dans le secteur télévisuel. Ils ont aussi été les principaux protagonistes du débat sur la mise en place d’un système de radiodiffusion publique, que nous analyserons dans le prochain chapitre. Il convient donc de nous intéresser plus attentivement à la dynamique et à l’évolution de leurs rapports.

L’influence des acteurs non institutionnels L’attention particulière que nous porterons aux interactions entre le Bureau du HR et la diplomatie américaine ne nous empêchera pas d’analyser le rôle joué par d’autres acteurs non institutionnels. Comme nous l’avons expliqué précédemment, par « acteurs non institutionnels », nous désignons les acteurs qui ont pu faire pression sur les acteurs institutionnels (représentants du Bureau du HR, de l’ONU, de l’OTAN, de l’OSCE, de gouvernements, etc.) avec l’objectif d’influer sur leurs initiatives ou politiques. Ils sont des membres d'ONG, de groupes de pression, de médias, ou encore des journalistes locaux, des reporters internationaux ou même des citoyens. Dans le débat entourant la réforme des médias en Bosnie, des ONG comme le World Press Freedom Committee (WPFC), la Fédération internationale des journalistes (FIJ) ou l’International Press Institute (IPI) ont

664 De nombreux documents font état de la popularité de la télévision comme principale source d’information dans plusieurs républiques de la fédération yougoslave, avant et après sa désintégration. Voir par exemple : M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 77. Voir aussi les données d’une enquête réalisée par le Centre de recherche de la radiotélévision de Serbie en 1994, citées par Srbobran Brankovic, Serbia at War with Itself: Political Choice in Serbia, 1990-1994, Belgrade, Sociological Society of Serbia, 1995, p. 86-89. Voir enfin les données plus récentes sur la Serbie et la Croatie : Jovanka Matic et Larisa Rankovic, « Media Landscapes: Serbia », in EJC. Site de EJC [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015); voir aussi Nada Buric, « Media Landscapes : Croatia », in Site de European Journalism Centre [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) Le Centre européen du journalisme ne précise pas cette information pour la Bosnie.

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critiqué sévèrement les politiques médiatiques du Bureau du HR. Le New York Times a aussi critiqué des politiques médiatiques du Bureau du HR en Bosnie, et de l’ONU au Kosovo. De ce fait, le processus de réforme des médias ne se limite pas seulement aux actions des cercles diplomatiques. Il est important de nous attarder à ces acteurs non institutionnels, car les positions qu’ils défendent s’inscrivent dans l’esprit de l’approche américaine et ils ont eu une influence dans le débat sur la réglementation des médias en Bosnie et au Kosovo. Nous analyserons le rôle qu’ils ont joué dans ce débat aux chapitres 5 et 6.

4.1 Mise en contexte Maintenant que nous avons présenté les acteurs étudiés, il convient de faire une brève mise en contexte historique avant de procéder à l’analyse de la « période de collaboration » entre le Bureau du HR et les responsables américains, civils et militaires. Dans cette mise en contexte, nous examinerons brièvement la problématique des médias propagandistes lors de la désintégration de l’ex-Yougoslavie, ainsi que lors du conflit en Bosnie-Herzégovine. Les régimes et factions politiques en place se sont en effet servis de la presse écrite, des radios et des télévisions d’État pour diffuser leur propagande ultranationaliste afin de mobiliser leur population. Ce fut en particulier le cas sous les règnes du président serbe Slobodan Milosevic et du président croate Franjo Tudjman, de même que dans les zones serbe et croate de Bosnie. Notre attention se portera par la suite sur les accords de Dayton, qui ont mis fin au conflit bosnien en décembre 1995. Nous explorerons brièvement les raisons qui expliquent l’absence de clause concernant la presse dans ces accords, en dépit d’un contexte médiatique malsain. Ce faisant, nous considérerons la perspective d’un ancien diplomate du département d’État des États-Unis qui a fait partie de l’équipe de responsables américains ayant mené les négociations préalables aux accords de Dayton. Nous conclurons cette partie en analysant l’échec des initiatives de l’OSCE pour assurer, à l’automne 1996, la tenue d’élections multipartites en Bosnie dans un climat propice, et ce, moins d’un an après la signature des accords de paix. Cette mise en contexte nous donnera ainsi les repères nécessaires à la compréhension du climat politique et médiatique toxique qui a incité les responsables internationaux à collaborer étroitement pour contrer les médias

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propagandistes et réformer l’espace médiatique bosnien durant les premières années de la reconstruction.

4.1.1 La désintégration de l’ex-Yougoslavie, le conflit en Bosnie et le contrôle des médias Nous nous proposons d’abord de brosser un bref portrait du phénomène de contrôle des médias par les acteurs politiques de la Serbie, de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine lors du processus de désintégration de l’ex-Yougoslavie. Cette analyse éclairera les actions prises par ces acteurs politiques pour contrôler les médias, en particulier les radiotélévisions d’État. Elle nous permettra aussi d’illustrer comment les médias à la solde d’acteurs politiques ultranationalistes ont, par leur propagande incendiaire et haineuse, cherché à exacerber les tensions identitaires entre les populations bosniaque, croate et serbe en Bosnie-Herzégovine. Ce contexte médiatique malsain, ignoré par les architectes des accords de paix de Dayton, a constitué un véritable obstacle à la pacification de la Bosnie- Herzégovine et servira par la suite de justification à la mise en œuvre d’une réforme agressive du secteur médiatique bosnien.

Avant de nous attarder aux médias propagandistes, souvenons-nous que la guerre de Bosnie-Herzégovine, qui a fait environ 100 000 morts de 1992 à 1995665, s’inscrit dans le contexte de la désintégration de la République fédérative socialiste de Yougoslavie. De fait, l’implosion de la fédération yougoslave commence avec les déclarations d’indépendance des Républiques fédérées de la Slovénie et de la Croatie, le 25 juin 1991. En réaction aux volontés d’indépendance slovène et croate, l’armée yougoslave (contrôlée par Belgrade et constituée essentiellement de Serbes, en raison des désertions des soldats issus d’autres nations) intervient d’abord brièvement en Slovénie avant de se retirer666. L’armée yougoslave intervient par la suite en Croatie pour soutenir les paramilitaires serbes qui se sont emparés d’importantes portions du territoire croate où vivent des minorités serbes. Un cessez-le-feu négocié par l’ONU est finalement accepté par les autorités croates et serbes

665 Les estimations du nombre de personnes décédées lors du conflit en Bosnie-Herzégovine varient. Voir la note de page 105 à la page 26 pour plus d’informations à ce sujet. 666 « The JNA [armée yougoslave] was a multinational conscript army, and non-Serbs […] were largely unwilling to fight; so the JNA was plagued with desertions »; voir Marko Attila Hoare, « The War of Yugoslav succession », in Sabrina P. Ramet (dir.), Central and Southeast European Politics since 1989, Cambridge : Cambridge University Press, 2010, p. 121.

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en janvier 1992. L’ONU envoie 14 000 soldats pour veiller tant bien que mal au maintien de ce cessez-le-feu, mais celui-ci sera violé à maintes reprises667.

Tout comme en Croatie et en Slovénie, les habitants de la Bosnie-Herzégovine ont été appelés à se prononcer sur l’indépendance de leur république le 29 février 1992. Selon le recensement de 1991 en Bosnie-Herzégovine, les Bosniaques, Croates et Serbes représentent alors 44 %; 17 % et 31 % respectivement de la population de la Bosnie- Herzégovine668. Une majorité de Bosniaques et de Croates votent alors pour l’indépendance, tandis que les Serbes de Bosnie boycottent pour la plupart le scrutin669. Le 3 mars, l’indépendance est officiellement déclarée, et les escarmouches entre Croates, Bosniaques et Serbes de Bosnie –– qui rejettent l’issue du scrutin –– commencent quelques semaines plus tard, au début d’avril 1992. Rapidement, les Serbes de Bosnie, soutenus militairement par Belgrade670 et menés par le chef militaire Ratko Mladic, s’emparent de

667 En août 1995, l’armée croate lance une offensive et regagne la grande majorité des territoires perdus. La victoire croate rétablit ainsi un rapport de force avec Belgrade, ce qui conduira aux négociations de paix à Dayton, aux États-Unis, mettant fin au conflit en Bosnie. Pour un exposé plus détaillé de certains des faits historiques évoqués dans cette section, voir les textes de : Evgen Bavcar, Antonia Bernard, Emmanuelle Chaveneau et coll., « Slovénie », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015); Emmanuelle Chaveneau, Christophe Chiclet, Ivo Franges et coll., « Croatie », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015); Emmanuelle Chaveneau, Nikola Kovac, Noel R. Malcolm, « Bosnie-Herzégovine », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) 668 Les pourcentages des populations bosniaque, croate et serbe de Bosnie-Herzégovine (Bosniaques 44 %; Croates 17 %; Serbes 31 %) sont tirés de: Institute for Statistics of the Federation of Bosnia and Herzegovina, « Population Grouped According to Ethnicity, By Censuses 1961-1991 », in Site du Institute for Statistics of Federation of Bosnia and Herzegovina [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) La décision du régime titiste de reconnaître, en 1968, les Musulmans (la majuscule « M » désignant la nation, et la minuscule « m », la religion) comme l’une des six nations constitutives de la fédération yougoslave (Croates, Macédoniens, Monténégrins, Serbes et Slovènes) a fait augmenter leur poids relatif au recensement de 1971; voir à ce sujet Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 259-260; voir aussi M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 209. Souligons qu’en 1993, le terme « Bosniaque » a été officialisé pour désigner le « nom national » des musulmans de Bosnie, bien que le dirigeant Alija Izetbegovic conservât sa préférence pour le terme « Musulman »; voir Marina Glamotchak, p. 42. 669 CSCE, The Referendum on Independence in Bosnia-Herzegovina. February 29-March 1, 1992 [En ligne], Vienne, CSCE, 102nd Congress, 1st Session, 1992, p. 18-19. (Consulté le 2 février 2015) 670 Dans l’un de ses jugements, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a reconnu le contrôle des forces serbes de Bosnie par l’armée yougoslave, dirigée par Belgrade. Voir : ICTY, Prosecutor v. Dusko Tadic (Case No. IT-94-1-A) [En ligne], La Haye, ONU, 1999, p. 69-72 (par. 156 et 162). (Consulté le 2 février 2015)

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près de 70 % du territoire bosnien671. Sarajevo, la capitale, est encerclée; elle devient le symbole d’une guerre où le nettoyage ethnique est pratiqué à grande échelle. De son côté, l’ONU dépêche des Casques bleus pour protéger Sarajevo et acheminer de l’aide humanitaire aux populations civiles. Mais la longueur du siège de Sarajevo, de 1992 à 1995, illustre l’impuissance de la communauté internationale à régler le conflit. Finalement, une campagne de bombardement de l’OTAN contre les forces serbes, en septembre 1995 (à la suite d’une offensive croato-bosniaque), fait pression sur Belgrade, ce qui mène Milosevic, Tudjman et Izetbegovic aux négociations des accords de paix de Dayton et à leur signature à Paris, le 14 décembre 1995.

Avant l’éclatement de la Yougoslavie en 1991-1992, les médias yougoslaves (médias d’État et presse privée) étaient sous l’emprise d’un parti unique dirigé par le chef communiste Josip Broz, dit Tito, de 1945 jusqu’à son décès, en 1980. Dans son ouvrage, Kemal Kurspahic explique que, durant les 35 ans du règne de Tito, le système médiatique a reflété l’évolution du paysage politique yougoslave :

« […] the Yugoslav media shared in the turbulence of the times: (1) playing a strict, Soviet-style propagandistic role (1945-50); (2) searching for a proper role amid society’s doomed effort to implement economic and political reform while maintaining firm Party control (1951-1974); and (3) adhering to a loyal party line during a period of decentralization when the republics strengthened their control over all spheres of life including the media (1974-80).672 »

Si le parti communiste (appelé « Ligue des communistes ») a exercé un contrôle serré de la presse pendant et après le règne titiste, il s’est néanmoins développé quelques espaces de liberté, grâce auxquels un journalisme relativement indépendant a pu se pratiquer dans certains médias yougoslaves673. L’important était de ne pas franchir de « lignes rouges » ni de traiter de sujets politiques controversés, du parti ou de Tito674. En 1974, avec l’adoption d’une nouvelle Constitution et le processus de décentralisation qui s’en est suivi, un

671 Reuters, « Chronology – What happened during the war in Bosnia? », in Site de Reuters [En ligne], 2008. (Consulté le 2 février 2015) 672 Kurspahic, p. 6. 673 Ibid., p. 12-15. 674 Ibid.

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transfert de pouvoir du palier fédéral aux six républiques s’est effectué675. Kurspahic signale toutefois que ce changement n’a pas engendré « une démocratisation » des médias, qui sont restés sous la coupe des autorités du parti communiste dans chaque république676.

Avec la montée du nationalisme dans les années 1980 et la désintégration de la Yougoslavie au début des années 1990, la scène médiatique de la région se transforme à nouveau. De nombreux médias tombent alors sous l’influence de régimes ou de partis politiques menés par des chefs nationalistes (dont plusieurs sont issus du parti communiste). Ce fut le cas en Serbie où Milosevic, un dirigeant du parti communiste serbe, est élu en 1989 à la présidence de la République serbe grâce à un programme nationaliste. Après son arrivée au pouvoir, Milosevic s’assure d’un contrôle quasi total de la scène médiatique serbe en nommant de proches collaborateurs à la tête de nombreux médias677. Milosevic porta une attention particulière aux radiotélévisions d’État de la République de Serbie –– Radiotélévision Belgrade (RTB) —, de même qu’à celles de ses provinces autonomes –– Radiotélévision Novi Sad (RTNS) et Radiotélévision Pristina (RTP) ––, mais aussi à des journaux comme Politika et Politika ekspress, qu’il contrôlait indirectement par l’intermédiaire de leurs responsables678. C’est ainsi que la scène médiatique serbe a été submergée par la propagande vindicative et xénophobe du régime de Milosevic, particulièrement durant les premières années de son règne. À l’instar de Milosevic, le président croate Franjo Tudjman, élu en 1990, a lui aussi cherché à établir rapidement son autorité sur les médias croates. Peu après sa victoire, le parti ultranationaliste de Tudjman (le HDZ) a pris contrôle de Radiotélévision Zagreb (Radiotelevizija Zagreb), renommée la « radiotélévision croate » (Hrvatska radiotelevizija, ou HRT), en plaçant des proches aux commandes679. Les hommes de Tudjman ont ensuite renvoyé les rédacteurs en chef et

675 Ibid., p. 24-26. 676 Ibid. 677 Ibid., p. 40-43. 678 Ibid. Voir aussi M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 76 et 106. 679 Kurspahic, p. 66.

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journalistes de nationalité serbe, de même que des journalistes jugés trop indépendants d’esprit et ceux qui n’appuyaient pas publiquement le HDZ680.

La propagande relayée par les médias serbes et croates sous l’influence des régimes xénophobes en place en Serbie et en Croatie au début des années 1990 visait à créer un sentiment d’insécurité et de colère dans la population, en lui faisant croire qu’elle était victime d’exactions, réelles ou imaginées, en fonction de son origine et de sa religion. Les médias serbes, sous l’influence de Milosevic, avaient par exemple tendance à dépeindre les Croates et les Bosniaques comme des extrémistes qui menaçaient la sécurité de leurs compatriotes serbes vivant en Bosnie-Herzégovine ou en Croatie, d’où la nécessité de venir à leur défense681. En réaction, les médias croates évoquaient sans cesse les desseins nationalistes de Milosevic et son projet de « Grande Serbie », qui visait à réunir les populations serbes de Bosnie-Herzégovine et de Croatie à la Serbie, ou ils faisaient grand cas de la montée d’un islamisme radical en Bosnie-Herzégovine682. Cette propagande a été abondamment diffusée dans les zones serbe et croate de la Bosnie-Herzégovine, pendant et après la guerre, dans une véritable guerre des ondes menée par des médias interposés, dont les propos incendiaires et provocateurs cherchaient à attiser la haine entre les populations serbe, croate et bosniaque.

À l’image de la situation en Serbie et en Croatie, la scène politique bosnienne, au début des années 1990, est dominée par les partis nationalistes qui chassent les communistes du pouvoir. Fondés en 1990, le Parti démocratique serbe (SDS), l’Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine (HDZ-BiH) et le Parti de l’action démocratique (SDA) –– respectivement appuyés en majorité par les populations serbe, croate et bosniaque de Bosnie ––, remportent, dans leur zone respective, les premières élections multipartites tenues en Bosnie en novembre 1990. Loin de collaborer entre eux, ces partis adoptent un discours nationaliste diviseur. L’Union démocratique croate (HDZ-BiH) et le Parti démocratique serbe (SDS) en particulier font écho à la logique irrédentiste et

680 Ibid. 681 Price (dir.), p. 5. 682 Ibid.

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partitionniste683 des régimes ultranationalistes de Tudjman et de Milosevic, enjoignant à leurs compatriotes en Bosnie de joindre la « cause nationale » pour défendre leur population et se joindre la mère patrie684. La rhétorique guerrière des dirigeants ultranationalistes serbes et croates de Bosnie s’enflamme de plus belle avec le début des affrontements entre les milices serbes et les policiers croates qui se déroulent en Croatie dès le printemps 1991. Dans les semaines suivant la proclamation d’indépendance de la Croatie, le 25 juin 1991, l’armée yougoslave (serbe) lance plusieurs opérations militaires en Croatie. À la fin 1991, près d’un tiers du territoire croate sous le contrôle des forces serbes.

Inévitablement, le conflit en Croatie exacerbe les tensions entre les populations serbe et croate de Bosnie. Les partis ultranationalistes, qui veulent en découdre, exploitent la situation. Pour diffuser leur propagande, ils tentent d’exercer leur emprise sur les médias de la République bosnienne685. En mars 1991, ils adoptent une loi qui permet aux partis politiques de nommer les responsables, rédacteurs en chef et autres artisans des médias, selon leur identité serbe, croate ou bosniaque686. Confrontés à cette tutelle politique de la presse imprégnée d’intolérance, les journalistes du journal Oslobodjenje et de Radiotélévision Sarajevo contestent la loi devant la Cour constitutionnelle de Bosnie, qui finit par l’annuler687. Pour certains, cette mobilisation est emblématique de la brève période

683 On prête généralement à Milosevic et à Tudjman une vision nationaliste irrédentiste qui visait à rassembler les populations serbes, dans le cas du premier, croates dans celui du second, en un même pays, en l’occurrence la Serbie et la Croatie. Milosevic et Tudjman auraient d’ailleurs discuté en 1991 du partage du territoire de la Bosnie-Herzégovine entre la Serbie et la Croatie. Ces discussions, abondamment citées dans la littérature, sont mentionnées dans l’acte d’accusation de Milosevic par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. On y souligne que Tudjman et lui se sont rencontrés à cet effet le 25 mars 1991 à Karadjordjevo, en Serbie. Voir : TPIY, « Le procureur du tribunal contre Slobodan Milosevic. Acte d’accusation modifié (Affaire no T-02-54-T) », in Site du TPIY [En ligne], 2002. (Consulté le 2 février 2015) 684 De 1990 au début de l’année 1992, la direction du HDZ-BiH, incarnée par Stjepan Kljuic, n’est pas aussi extrémiste que celle du SDS, personnifiée par Radovan Karadzic, cofondateur du SDS et chef politique des Serbes de Bosnie pendant la guerre. Contrairement à Karadzic, Kljuic plaide pour l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine, et son parti soutient le SDA, le parti d’Alija Izetbegovic, sur ce point jusqu’à la fin de 1991; Kljuic est cependant remplacé par Mate Boban en février 1992, un partisan de la ligne dure qui épouse la logique partitionniste de Tudjman; ce dernier ne serait apparemment pas étranger à ce changement de garde; pour les informations mentionnées ici, voir M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 211-212; voir aussi Paul Garde, Vie et mort de la Yougoslavie, Paris, Fayard, 2000, (version kindle; pas de pagination). 685 Kurspahic, p. 96. 686 Ibid. 687 Ibid.

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de liberté et de tolérance interethnique qui anime la scène médiatique bosnienne dans les mois précédant la guerre688. Mais avec le conflit qui fait rage en Croatie, les politiciens serbes et croates de Bosnie se radicalisent. Les dirigeants du Parti démocratique serbe (SDS), en particulier, souhaitent contrôler les médias pour diffuser leur propagande et le réseau de Télévision Sarajevo devient une cible de choix689. Télévision Sarajevo, il convient de le préciser, était la télévision de la République de Bosnie. Créée au début des années 1960, elle faisait partie du service de radiodiffusion d’État de la fédération yougoslave dans lequel chacune des six républiques avait son réseau de radio et de télévision du nom de sa capitale690. En raison de son importance et du fait qu’elle couvrait l’ensemble du territoire bosnien, elle devient donc une cible de choix pour les politiciens du SDS qui souhaitaient s’emparer de ses équipements et infrastructures pour diffuser leur propagande et celle de Radiotélévision Belgrade, avec sa vision d’une « Grande Serbie » regroupant tous les Serbes691.

Ainsi, du mois d’août 1991 au mois d’août 1992, les forces paramilitaires serbes saisissent presque toutes les tours de transmissions et des stations de relais du réseau de Télévision Sarajevo692. Cette « guerre des tours de transmission » (« the transmitter war ») permet aux dirigeants du parti bosno-serbe SDS de diffuser la propagande de Belgrade sur quelque 70 % du territoire de la Bosnie-Herzégovine dès le début du conflit bosnien693. Avec ces infrastructures, les dirigeants bosno-serbes, menés par Radovan Karadzic, créent Srpska radiotelevizija (SRT), la Radiotélévision serbe, au printemps 1992694. Basée à Pale, la SRT relaie la propagande ultranationaliste de Karadzic et son parti, en plus de celle de Belgrade695. La station se démarque très tôt pour son contenu raciste et provocateur. Ses « journalistes » et animateurs sont les propagandistes du pouvoir à Pale, là où est sis le

688 Ibid., p. 96-97. Voir aussi Boro Kontic, entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014. 689 Kurspahic, p. 98 690 M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 14. 691 Kurspahic, p. 98. 692 Ibid. Voir aussi M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 214-215. 693 Ibid. 694 Open Society Institute, p. 290. 695 Kurspahic, p. 100-101.

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SDS, parti de Karadzic. Ils justifient la guerre contre les Croates et les Bosniaques de Bosnie, notamment en dépeignant les campagnes de purification ethnique perpétrées par les forces serbes comme des actes de « libération696 ».

Dans la zone croate, sous l’influence de l’Union démocratique croate de Bosnie- Herzégovine (HDZ-BiH), le parti ultranationaliste n’est pas de reste et bénéficie de l’aide de Zagreb pour établir sa machine propagandiste697. Une station de télévision, la Herceg- Bosna, est mise sur pied et commence à opérer à la fin de 1992, grâce au soutien actif de la Radiotélévision d’État croate (HTR)698. De plus, avec l’aide du personnel de l’agence de nouvelles croate, on crée HABENA, l’agence de nouvelles de la République croate d’Herceg-Bosna, à l’été 1993699. Dirigée par un membre du parti HDZ-BiH, HABENA comprend une agence de nouvelles, une station de télévision et un journal (Hrvatski list), et elle est la propriété du nouveau gouvernement de la République croate d’Herceg-Bosna, une entité politique qui n’existera que durant le conflit bosnien700. La scène médiatique de la zone croate, même commerciale, reste ainsi sous l’influence marquée du HDZ, une situation qui perdurera après le conflit701.

Quant à Radiotélévision Sarajevo, le peu qu’il en reste, elle devient la Radiotélévision de la Bosnie-Herzégovine (RTV BiH) en 1992. Ayant perdu la presque totalité de ses tours de transmission, tombées pour la plupart aux mains des forces serbes, RTV BiH diffuse sa programmation grâce à des émetteurs portables installés dans les zones contrôlées par les forces du gouvernement bosnien (désormais formé par le Parti de l’action démocratique, le SDA d’Alija Izetbegovic), ce qui permet à RTV BiH de couvrir près du quart du territoire de la République702. Sans diffuser une programmation ultranationaliste et belliqueuse

696 Ibid. 697 M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 253-256. 698 Ibid.. 699 Ibid. 700 Ibid. 701 International Crisis Group, Media in Bosnia and Herzegovina: How can international support be more effective, p. 4. 702 M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 214-215.

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comme celle des médias serbe et croate de Bosnie, RTV BiH tombe néanmoins sous l’influence politique du SDA au début du conflit703.

Pour les partis politiques de la scène bosnienne, en somme, le contrôle des médias constitue rapidement un objectif politique et militaire à atteindre afin de diffuser leur message704. Dans cette lutte pour la mainmise sur l’espace médiatique, les forces militaires serbes se démarquent rapidement en saisissant nombre de tours, d’émetteurs et de relais de Radiotélévision Sarajevo pour diffuser leur rhétorique guerrière705. Il en résulte un climat médiatique toxique, qui a contribué, selon de nombreux observateurs, à envenimer le conflit. Des chercheurs et diplomates comme Malcom, Kurspahic, Thompson, Holbrooke et Zimmerman706 restent en effet convaincus que les médias à la solde des partis politiques ont contribué à exacerber les tensions identitaires en propageant une propagande haineuse, créant par le fait même des conditions favorables au conflit707.

Or, malgré ce climat médiatique toxique, la question des médias a à peine été effleurée dans le cadre des accords de paix de Dayton. Comment expliquer cette omission? En tenant de répondre à cette interrogation, nous verrons comment cette problématique a initialement compromis la mission de reconstruction de la Bosnie-Herzégovine : une situation qui a

703 Ibid., p. 234-235. 704 Ibid., p. 256-257. 705 Ibid, p. 214-215. 706 Malcolm, Noel, Bosnia : A Short History, New York : New York University Press, 1996, 374 p.; Kurspahic ; M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina;; Holbrooke; Zimmerman. 707 Peu d’études de réception ont été menées durant et après le conflit en ex-Yougoslavie pour mesurer l’effet des médias sur les populations. Des enquêtes de l’Institut d’études politiques de Belgrade effectuées en 1992 et 1993 ont suggéré un effet possible des médias à la solde de Milosevic sur les préférences politiques et les opinions de leur auditoire en Serbie (sondages de l’Institut d’études politiques — Institute for Political Studies — cités par Brankovic, p. 89-96). Par ailleurs, des recherches récentes menées par David Yanagizawa-Drott au Rwanda (David Yanagizawa-Drott, Propaganda and Conflict: Evidence from the Rwandan Genocide (Research – Harvard University), août 2014 [En ligne], 46 p. (Consulté le 2 février 2015)) ou par Stefano DellaVigna, Ruben Enikolopov, Vera Mironova et coll. en Croatie (Stefano DellaVigna, Ruben Enikolopov, Vera Mironova et coll., « Cross-border Media and Nationalism: Evidence from Serbian Radio in Croatia », American Economic Journal: Applied Economics, vol. 6, no 3, juillet 2012, p. 103-132) ont montré l’effet que pouvaient avoir les médias sur les opinions et les comportements de leur public en situation de conflit et de post-conflit. Il faut cependant rester prudent devant la tentation d’effectuer des parallèles et de généraliser ces constats.

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forcé le Haut Représentant à développer une stratégie de réforme des médias et à confronter les médias propagandistes.

4.1.2 Les accords de paix de Dayton : un rendez-vous manqué? À l’image d’une société divisée au sortir de la guerre, la structure de gouvernance proposée par les accords de paix de Dayton est lourde et complexe708. Pour tenter de résoudre la question territoriale et de contenir les ambitions sécessionnistes des Serbes et des Croates de Bosnie, les architectes de Dayton ont prévu la création de deux entités : la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (croato-bosniaque, 51 % du territoire) et la République serbe de Bosnie (49 % du territoire). Les concepteurs de Dayton ont aussi voulu partager le pouvoir exécutif équitablement en créant une présidence collégiale à laquelle trois membres (un Bosniaque, un Croate et un Serbe) sont élus en alternance pour une période de deux ans709. Le pouvoir législatif, incarné par l’Assemblée parlementaire, est composé d’une Chambre des représentants (42 membres) et d’une Chambre des peuples (9 membres, 3 Bosniaques, 3 Croates et 3 Serbes). L’Assemblée parlementaire n’est cependant pas souveraine; l’autorité suprême, nous l’avons souligné, est détenue par le Haut Représentant de la Bosnie-Herzégovine.

Les accords de Dayton ont été grandement critiqués depuis leur signature en décembre 1995, tant par les chercheurs que par les praticiens. On a notamment reproché à leurs architectes d’avoir pris acte des conquêtes militaires effectuées sur le terrain, notamment celles des forces serbes, ce qui avalisait par le fait même les campagnes de nettoyage ethnique ayant provoqué d’importants déplacements de populations durant le conflit710. On a aussi reproché aux négociateurs de Dayton de ne pas avoir tenu compte de la question des médias propagandistes, alors que la presse avait été instrumentalisée par les acteurs politiques pour mobiliser la population en vue d’appuyer leur programme ultranationaliste, en particulier dans les zones serbe et croate de Bosnie. De fait, les accords

708 Open Society Institute, p. 262. 709 Les informations mentionnées ici sont tirées de l’annexe 4 des accords de Dayton. Voir : U.S. Department of State, « Dayton Accords. Annex 4: Constitution », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 1995. (Consulté le 2 février 2015) 710 Michael J. Boyle fait référence à ces critiques dans son livre : Michael J. Boyle, Violence after War: Explaining Instability in Post-Conflict States, Baltimore, John Hopkins University Press, 2014, p. 104.

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de Dayton, comme nous l’avons déjà mentionné, n’abordent pas l’enjeu des médias, sauf pour souligner que les parties signataires « […] shall ensure freedom of expression and of the press […] » afin de créer des conditions démocratiques favorables pour la tenue d’élections et pratiquer « […] the prevention and prompt suppression of any written or verbal incitement, through media or otherwise, of ethnic or religious hostility or hatred711 ». En réalité, ces exposés généraux sont loin de constituer des recommandations spécifiques sur les mesures à prendre pour réformer le secteur médiatique bosnien.

Le chercheur Mark Thompson, qui a abondamment écrit sur la situation des médias dans les Balkans, a maintes fois critiqué l’inaction ou le manque de volonté des responsables internationaux à adopter une vision proactive afin de réformer les médias. Dans un rapport pour l’OSCE, il affirme :

« What price the "information revolution" at Dayton or Rambouillet? The Western powers wanted nothing to do with media reform until hard experience showed them that they could not achieve their primary objective, including "exit conditions", without delving more into the media.712 » Pour d’autres, l’absence de dispositions concernant la réforme des médias dans les accords de Dayton serait due à une tendance au laisser-faire en ce domaine par les Américains. Selon cette perspective, la diplomatie américaine serait généralement moins portée à l’interventionnisme de l’État, et plus encline à faire confiance aux forces du marché pour réguler le secteur des médias. C’est du moins l’opinion de Krister Thelin, un juriste suédois qui a été le premier directeur général de la Commission indépendante des médias (1998- 2001), en plus d’être juge ad litem713 au Tribunal pénal international pour l’ex- Yougoslavie :

711 Voir l’article 1.1 de l’annexe 3 et l’article 1.3 b de l’annexe 7 des accords de Dayton : U.S. Department of State, « Dayton Accords », annex 3 et 7. 712 Mark Thompson, Slovenia, Bosnia and Herzegovina, Macedonia (FYROM) and Kosovo International Assistance to Media, Vienne, OSCE, 2000, p. 77. Le château de Rambouillet (France) est le lieu où se sont tenues des négociations de paix au début de l’année 1999 entre des dirigeants indépendantistes du Kosovo et des représentants du gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie. Les négociations n’aboutirent pas, et l’OTAN déclencha une campagne de bombardement contre la République fédérale de Yougoslavie (fédération de la Serbie et du Monténégro). 713 Comme on le précise sur le site du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), « [t]he Tribunal has 16 permanent judges elected by the UN General Assembly, as well as a maximum at any one time of 12 ad litem judges. The ad litem judges are appointed to sit on a specific trial. This appointment is

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« […] as you know there was a gap in the […] peace accord. There was nothing on media. I think that was due to the fact that the Dayton Conference was handled by the Americans and they thought that everything that has to do with media should be handled by the market. So, hence, no need for media insertion there.714 »

En tant que directeur général de la Commission indépendante des médias (dont nous parlerons au chapitre 5), Krister Thelin a eu maintes occasions de débattre avec des diplomates américains durant son séjour en Bosnie, à commencer par son bras droit à la Commission, Robert Gillette, un ancien journaliste ayant travaillé au Los Angeles Times, et à la Radio Free Europe/Radio Liberty à Munich et à Prague. Son point de vue est intéressant, puisqu’il s’est construit, au moins en partie, à la lumière de ses interactions avec ses collègues américains. Qui plus est, il recoupe les observations de plusieurs diplomates et responsables européens qui ont travaillé en Bosnie ou au Kosovo et qui ont été interrogés pour cette recherche : ceux-ci ont également remarqué l’inclinaison de diplomates américains à privilégier une approche de laisser-faire dans ce domaine. Évidemment, la réalité est plus nuancée, et nous aurons l’occasion d’y revenir dans les prochaines pages.

Bien que les critiques a posteriori des accords de Dayton puissent sembler justifiées à première vue, il importe de nous rappeler le contexte des négociations de l’époque. James O’Brien faisait partie de la petite équipe de négociateurs américains. Il avait été recruté alors qu’il travaillait comme avocat au département d’État pour l’ambassadrice des États- Unis à l’ONU, Madeleine Albright (O’Brien a plus tard été l’envoyé spécial du président américain dans les Balkans, de 1999 à 2001). L’équipe de négociation à Dayton était menée par Richard Holbrooke, qui était, à l’époque, le secrétaire d’État adjoint américain aux affaires européennes et canadiennes. Holbrooke travaillait sous l’autorité de Warren Christopher, secrétaire d’État américain. Christopher et Holbrooke souhaitaient mener des négociations avec une certaine flexibilité, Holbrooke privilégia ainsi une équipe de

made by the Secretary-General at the request of the Tribunal's president, from a pool of 27 judges elected by the UN General Assembly. » (ICTY, « Ad Litem Judge Sworn in », in Site du ICTY [En ligne], 2008. (Consulté le 2 février 2015)) 714 Krister Thelin, entrevue téléphonique (joint en Suède), 20 mai 2014.

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diplomates restreinte en nombre, dont plusieurs étaient avocats715. C’est ainsi que James O’Brien fut recruté et put jouer un rôle clé dans les négociations de Dayton, en particulier dans la rédaction des accords.

À la lumière de son expérience, O’Brien comprend les reproches formulés quant à l’omission de la question des médias dans les accords de Dayton : « I think we underestimated the hold that media […] would have on the political life of the country.716 » Mais la priorité des négociateurs, souligne-t-il, était de mettre fin au conflit. Par conséquent, les considérations territoriales, militaires et politiques ont pris une grande importance durant les négociations :

« […] the focus of the negotiation was to end the war. Not to reconstruct the country in a particular model. And, with that as the primary focus, you know, those issues military arrangements, political positions took up most of the negotiating room at Dayton. The essence of Dayton was people trading their guns for political positions. And it meant we had to do the cease-fire. […] There just wasn't time to then get to what kind of country was going to emerge.717 »

Par ailleurs, il régnait, selon O’Brien, une certaine lassitude au sein de la communauté de médiateurs à cette époque :

« In Dayton and for the year afterward, you could almost call it a period of fatigue […] the international effort was just about making sure the war would

715 Holbrooke, p. 170-171. Dans son livre, Holbrooke (p. 170-171) relate que le secrétaire d’État Warren Christopher a proposé aux ministres des Affaires étrangères du Groupe de contact que les États-Unis, l’Union européenne et la Russie coprésident les négociations de paix de Dayton. Le diplomate américain Richard Holbrooke, le représentant spécial de l’Union européenne Carl Bildt et le premier vice-ministre des Affaires étrangères de Russie, Igor Ivanov, étaient les responsables attitrés des négociations. Cela dit, si Bildt, Ivanov et d’autres diplomates européens ont participé aux négociations, Holbrooke était généralement vu comme le médiateur clé, comme O’Brien le souligne en entrevue, « […] at Dayton, it was really Holbrooke's show […] he was the lead negotiator […] he was the one orchestrating the sequence of issues to be presented and resolved at Dayton » (James O’Brien, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C., 24 janvier 2014). Cet activisme américain à Dayton a d’ailleurs mécontenté des diplomates européens qui y voyaient une autre manifestation de l’unilatéralisme américain, comme le rapporte Holbrooke (Holbrooke, p. 200-201). Le Groupe de contact était composé de l’Allemagne, des États-Unis, de la France, de l’Italie, de la Grande- Bretagne et de la Russie. Ce « regroupement informel » s’est formé pour résoudre le conflit en Bosnie et, plus tard, au Kosovo; voir U.S. Department of State, « The Contact Group », in Site du U.S. Department of State – Archive [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) 716 O’Brien, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C., 24 janvier 2014. 717 Ibid.

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not resume. So, there wasn't much effort to confront a lot of the broader issues that divided the society […] the thrust of the policy was more limited.718 »

Cette « fatigue » à laquelle fait référence O’Brien a été particulièrement manifeste au sein de la diplomatie américaine. Comme nous le verrons, durant les 18 premiers mois suivant la signature des accords de Dayton, Washington n’a pas été un joueur actif en Bosnie. Il faudra attendre l’implication de la secrétaire d’État américaine suivante, Madeleine Albright, pour que la mise en œuvre des accords de Dayton constitue à nouveau une priorité. De fait, son arrivée signalera un changement de cap pour la diplomatie américaine en Bosnie. À la demande d’Albright, le président Clinton nomma le diplomate Robert Gelbard comme représentant spécial du président et de la secrétaire d’État américaine pour la mise en œuvre des accords de Dayton719. Avec le duo Albright-Gelbard au secrétariat d’État et l’arrivée du général américain Wesley Clark comme commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN), en juillet 1997, les conditions étaient établies pour que les Américains fassent à nouveau sentir leur présence sur le terrain, dans le dossier des médias notamment, en étroite collaboration avec l’équipe de responsables du Bureau du HR.

En somme, si l’objectif de mettre fin au conflit a été atteint avec les négociations de Dayton, le processus de pacification de la société bosnienne s’annonçait difficile. L’absence de dispositions visant à réformer l’environnement médiatique ne faciliterait pas la tâche du HR Carl Bildt durant la première année de son mandat. En réalité, cette omission était pour le moins inconcevable, particulièrement dans un pays où les médias avaient joué et jouaient toujours un rôle dans l’exacerbation des tensions identitaires. Cette absence d’intérêt pour les médias créa ainsi un contexte médiatique peu propice à la mise en œuvre des accords, en particulier lors de la tenue des premières élections générales post- conflit à l’automne 1996, l’un des sujets que nous analyserons dans la prochaine section.

718 Ibid. 719 Le 10 avril 1997, la secrétaire d’État Madeleine Albright a présenté Robert Gelbard à la presse et expliqué sa nouvelle assignation. Bien que diplomatique, son texte souligne l’importance pour les différentes parties « to intensify their efforts to implement the Dayton agreement »; voir Madeleine K. Albright, « Press Remarks at the Department of State », in U.S. Department of State, Site du U.S. Department of State – Archive [En ligne], 1997. (Consulté le 2 février 2015)

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4.2 La période de collaboration en matière de médias entre le Bureau du HR et la diplomatie américaine (1996-1998)

4.2.1 L’après-Dayton et l’électrochoc des élections C’est donc sans mandat pour réformer le secteur médiatique que les responsables internationaux doivent composer avec de nombreux médias qui relayent la rhétorique nationaliste et belliqueuse des partis en place, en particulier dans les zones croate et serbe. Durant les premiers mois du processus de reconstruction, les dirigeants nationalistes serbes, croates et bosniaques consolident par ailleurs leur emprise sur les fréquences de leur zone respective d’influence en réparant les émetteurs endommagés pendant le conflit720. De leur côté, les gouvernements de Belgrade et de Zagreb font installer des émetteurs additionnels à proximité de leur frontière avec la Bosnie, afin que leur radiotélévision d’État atteigne un plus grand nombre de foyers serbes et croates en Bosnie721.

Cette présence de médias propagandistes, inféodés aux partis nationalistes, inquiète bien évidemment les responsables internationaux. Cette préoccupation est d’autant plus grande du fait que les premières élections générales post-conflit, prévues pour septembre 1996, approchent à grands pas. En vertu des accords de Dayton, l’OSCE a la responsabilité d’en préparer et d’en superviser la tenue. Elle doit notamment évaluer s’il existe des conditions favorables au bon déroulement de ces élections, ce qui implique l’existence d’un « environnement politiquement neutre » où la liberté d’expression et la liberté de presse sont respectées722. L’OSCE a ainsi mis en place une Commission électorale provisoire qui a, entre autres, établi un code de conduite électorale incluant des standards professionnels que les médias devaient respecter723. Une Commission d’experts des médias a par ailleurs été chargée de faire le suivi, d’observer le respect ou non de ces standards, et d’enquêter sur les plaintes concernant les médias724.

720 Price (dir.), p. 6. 721 Ibid. 722 U.S. Department of State, « Dayton Accords. Annex 3: Elections », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 1995. (Consulté le 2 février 2015) 723 International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 6-7 et 27. 724 Ibid.

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Le 24 avril 1996, un peu plus de quatre mois après la signature des accords de Dayton à Paris, le Comité directeur du PIC publie un communiqué révélateur725. Le document rappelle aux autorités politiques de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine et de la République serbe de Bosnie leurs obligations (selon les accords de Dayton) de créer les conditions favorables à la tenue d’élections « libres et équitables726 ». On souligne en particulier l’importance d’assurer aux partis politiques et aux candidats un accès équitable aux télévisions d’État, vu leur « domination » et leur « influence » historique au sein de l’ex-Yougoslavie727. Comme nous l’avons mentionné plus haut, des études font état du fait que la télévision est la source d’information principale d’une majorité de citoyens des ex- républiques de Yougoslavie. Par exemple, des sondages réalisés par l’Institut des sciences sociales (Institute for Social Sciences) de Belgrade en octobre 1992 ainsi qu’en avril et en mai 1993 ont révélé que la télévision était le média de référence pour s’informer en Serbie, dans une proportion de « cinq à six fois plus élevée que les journaux728 ». Une enquête du Centre de recherche de la radiotélévision de Serbie (RTS Audience Research Centre) réalisée en 1994 a corroboré la popularité de ce média : 76 % de la population regardait alors la télévision quotidiennement, alors que 62 % syntonisait la radio et que seulement 13,7 % lisait un journal729. Plus récemment, des données recueillies en Serbie et en Croatie ont confirmé que la télévision demeurait le premier choix de la population pour s’informer

725 Le Comité directeur du PIC, rappelons-nous-le, est un organe exécutif du PIC (Peace Implementation Council, en anglais, ou Conseil pour la mise en œuvre de la paix, en français). Cet organe coordonne la mise en œuvre des aspects civils des accords de Dayton avec le Haut Représentant, notamment lors de rencontres à Sarajevo. Il comprend les États-Unis, l’Allemagne, le Canada, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon, la Russie, la Commission européenne, l’Union européenne et l’Organisation de la conférence islamique; voir OHR, « The Peace Implementation Council and its Steering Board ». 726 OHR, « PIC Steering Board Press Communiqué: Broadcast Media Statement », in Site de l’OHR [En ligne], 1996. (Consulté le 2 février 2015) 727 Ibid. 728 Données des sondages citées par M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 77. Comme le rapporte Thompson, l’Institut des sciences sociales de l’Université de Belgrade a réalisé ces sondages dans l’ensemble de la Serbie, à l’exception du Kosovo, aux périodes mentionnées ci-haut (ibid.). Il est intéressant de noter que la confiance à l’égard de la Radiotélévision de Serbie (RTS), la radiotélévision d’État, a chuté de 39,1 % à 28,6 %, entre 1989 et 1991, une tendance qui a poursuivi sa chute au courant des années 1990, alors que la radiotélévision d’État, associée à la propagande du pouvoir, perdait de sa crédibilité et donc de son influence, et ce, jusqu’à la chute du régime de Milsevic, en octobre 2000 (ibid.). 729 Données de l’enquête citées par Brankovic, p. 86.

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(dans une proportion de 85 % en Serbie)730. Quoi qu’il en soit, le communiqué du Comité directeur du PIC se veut alors un rappel à l’ordre aux dirigeants des partis au pouvoir dans les zones bosniaque, croate et serbe : leur contrôle des radiotélévisions d’État est vu comme un obstacle majeur à la réalisation des conditions favorables pour la tenue d’élections libres et démocratiques en Bosnie, le 14 septembre 1996.

Ce rappel à l’ordre tombe néanmoins à plat. À l’approche des élections, le contexte politique et médiatique s’est rapidement détérioré. Dans les trois zones (croate, serbe et bosniaque), des cas d’intimidation et de violence physique, commis à l’égard des candidats des partis d’opposition par les sympathisants des partis au pouvoir, se sont multipliés731. Malgré ce climat politique peu propice, l’OSCE donne quand même le feu vert pour la tenue des élections. Il faut dire que l’organisation est soumise à une pression politique importante de la part de représentants des pays du Groupe de contact (États-Unis, Grande- Bretagne, France, Russie, Allemagne et Italie), dont les membres semblent voir dans les élections une condition essentielle à la poursuite du processus de paix732.

La décision de l’OSCE d’aller de l’avant avec les élections malgré l’absence de conditions favorables est symptomatique des problèmes rencontrés par l’organisation jusque-là. De fait, le travail de la Commission d’experts des médias dans les mois précédant les élections, comme nous l’avons souligné, avait été jugé inefficace733. On estimait que la Commission

730 Voir Matic et Rankovic; voir aussi Buric. Malheureusement, aucune donnée n’est disponible pour la Bosnie. 731 Un rapport de l’International Crisis Group offre un excellent résumé des incidents qui ont eu lieu dans les mois précédents les élections du 14 septembre 1996. Voir International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 15-26. 732 Ibid., p. 15-16. Dans son livre sur la Bosnie, Richard Holbrooke fait référence au blitz de négociations qu’il a menées à Sarajevo et à Belgrade, du 16 au 19 juin 1996, pour obtenir la démission de Radovan Karadzic comme président de la République serbe de Bosnie et chef du SDS et, ainsi, l’exclure de la vie politique (Holbrooke, p. 341-342). Il explique qu’à ce moment, la diplomatie américaine et le chef de la mission de l’OSCE en Bosnie, Robert Frowick, pensaient empêcher le SDS de participer aux élections du 14 septembre 1996 en raison du comportement antidémocratique de ses dirigeants et de ses membres (ibid.). Holbrooke dit avoir consulté Alija Izetbegovic, le représentant bosniaque à la présidence de la Bosnie- Herzégovine, à ce sujet; Izetbegovic lui aurait fait part de ses craintes que les Serbes boycottent les élections si le SDS était exclu, ce qui aurait compromis le processus électoral et la suite des choses (ibid.). Holbrooke laisse entendre que l’opinion d’Izetbegovic a pesé lourd dans la décision de la « communauté internationale » de ne pas exclure le SDS (ibid.). Ces considérations font sûrement partie des raisons qui ont incité les responsables de l’OSCE à aller de l’avant avec les élections, malgré un contexte politique et médiatique défavorable. 733 International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 41-42.

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n’avait pas effectué un suivi serré des plaintes concernant les médias734. Pourtant, les radios et télévisions d’État, sous l’influence des partis nationalistes au pouvoir, bafouaient les standards journalistiques les plus élémentaires en se livrant, en particulier dans les zones serbe et croate, à une propagande médiatique soutenue735. Dans la zone serbe, le matraquage médiatique de la Radiotélévision serbe (RTS) en faveur du parti nationaliste au pouvoir, le SDS, était si peu subtil que le HR Carl Bildt a dit que « même Staline aurait eu honte » d’une telle propagande736.

C’est dans ce contexte que les trois partis nationalistes, ceux-là mêmes qui avaient été au cœur du conflit, remportent les élections du 14 septembre 1996, s’accaparant 35 des 42 sièges de la Chambre des représentants737. Ce dénouement, bien que prévisible puisque ces partis étaient les seuls véritablement établis, a l’effet d’un électrochoc pour la communauté internationale738. L’OSCE est l’une des premières organisations à tirer des leçons de l’expérience : cinq jours après le scrutin, la troïka de l’organisation (le président passé, le président en exercice et son successeur) publie une déclaration dans laquelle elle reconnaît que « […] the conditions for "free, fair and democratic" elections to which the Parties to the Peace Agreement for Bosnia and Herzegovina had committed themselves, have not been satisfied739 ».

Que la troïka admette implicitement que la décision d’aller de l’avant avec les élections fut une erreur n’a pas aidé à redorer la crédibilité de l’organisation740. Selon Thompson et De Luce, le HR Carl Bildt tire alors ses conclusions : il est désormais convaincu de la nécessité de mettre fin à la mainmise des partis nationalistes sur les ondes, et de prendre en charge un

734 Ibid. 735 Ibid, p. 28, 41 et 42. 736 « […] so offensive was the output of the official Bosnian Serb media that High Representative Carl Bildt accused them of putting up propaganda that "even Stalin would be ashamed of" » (propos de Carl Bildt cités par Reuters le 12 juillet 1996 et rapportés par l’International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 28). 737 Hedges, « Hardliners Are Biggest Winners in Bosnia Election ». 738 Ibid. Voir aussi Robert Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. 739 OSCE, « OSCE Troika Ministers issue statement on elections in Bosnia and Herzegovina », in Site de l’OSCE [En ligne], 1996. (Consulté le 2 février 2015) 740 International Crisis Group, Elections in Bosnia & Herzegovina, p. 15-17 et 56-59.

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dossier qui incombait jusqu’alors à l’OSCE741. De fait, il apparaît que les responsables au Bureau du HR divergeaient d’opinion avec leurs collègues de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine quant aux priorités à mettre en œuvre. C’est, en tout cas, le souvenir qu’en conserve le conseiller spécial et porte-parole principal du HR Carl Bildt, Michael Maclay, un diplomate britannique de carrière qui avait également travaillé dans le monde des médias. Dans les premiers mois de la reconstruction du pays, Maclay a organisé une rencontre avec les différents représentants de gouvernements et d’organisations internationales qui finançaient des projets pour les médias en Bosnie-Herzégovine. Selon son souvenir, le Bureau du HR et la mission de l’OSCE n’étaient pas sur la même longueur d’onde :

« I set up, pretty early on, a roundtable involving some of the missions who were paying for media projects, to see how we could create the most sort of bang for the buck in the media landscape. As I recall, we cooperated perfectly well with OSCE. But they saw the elections as the be-all and end-all. We had a different view. Carl Bildt very eloquently set out the case for why the whole process was not simply about creating elections, however free and fair, but it was about creating the joint institutions that would give Bosnia a medium-term future. Without their joint institutions functioning effectively, there wouldn't be a real Bosnia. And frankly, that is true to this day. The failure of modern Bosnia is, they don't have functioning joint institutions. We found OSCE's perspective, the elections, the elections, and nothing but the elections, insufficiently broad and strategic.742 »

Ce type de désaccords entre responsables d’organisations internationales n’a rien d’exceptionnel. Les rivalités interorganisationnelles sont monnaie courante, en particulier lorsque les responsables d’une instance en autorité empiètent sur le mandat d’une autre organisation, comme l’a fait le Bureau du HR, qui voulait jouer un rôle plus actif dans le domaine des médias, une tâche jusque-là réservée à l’OSCE743. De fait, dans la foulée des résultats aux élections de septembre 1996, le HR Carl Bild et son équipe jugeaient crucial de contrecarrer l’emprise des partis nationalistes sur les médias propagandistes; ils se sont ainsi employés à conscientiser les membres du PIC :

741 M. Thompson et De Luce, p. 208. 742 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 743 M. Thompson et De Luce, p. 204.

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« I think the main question was convincing members of the PIC that the media problem was important enough to be given the priority that it ultimately received. […] From an OHR Bureau du HR point of view, I do remember that we worked very closely with the Americans on this, and they were good. […] generally, the collaboration between OHR and the USG United States Government on media affairs was very good.744 »

Si Maclay souligne l’appui des Américains, c’est seulement à partir de l’été 1997 que la diplomatie américaine posera des gestes forts sur le terrain pour aider le HR à confronter les médias propagandistes, comme nous le verrons.

4.3 La période de collaboration : la lutte contre les médias propagandistes. Le cas de la Radiotélévision serbe (SRT) et la « guerre des émetteurs745 » Comme nous l’avons suggéré plus haut dans ce chapitre, la « période de collaboration » (qui caractérise la relation de 1996 à 1998 entre le Bureau du HR et la diplomatie américaine dans le dossier des médias) a été particulièrement manifeste lors de leurs actions pour bâillonner la SRT, la Radiotélévision serbe. Cette radiotélévision, souvenons-nous, était contrôlée par les dirigeants ultranationalistes et radicaux du SDS, le parti fondé par Radovan Karadzic. Les dirigeants du SDS se servaient de la SRT pour diffuser leur propagande politique aux accents haineux, mais aussi pour critiquer les accords de Dayton et les autorités internationales présentes en Bosnie-Herzégovine.

Dans les pages qui suivent, nous analyserons les négociations et tractations diplomatiques qui ont eu cours (en particulier au sein de la diplomatie américaine, mais aussi du PIC) pour adopter une politique plus interventionniste en Bosnie et, ainsi, favoriser la mise en œuvre des accords de paix, entre autres en confrontant les médias propagandistes. Nous porterons ensuite une attention particulière aux actions menées par le Bureau du HR, en coopération avec l’OTAN et sa Force de stabilisation (SFOR), pour museler la SRT. Ce faisant, nous verrons comment la campagne contre la SRT s’inscrivait dans un plan plus large, qui visait

744 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. Dans son entrevue, Maclay confirme que ces pourparlers se produisirent, notamment au PIC. Thompson et De Luce font également part de ces pressions du Haut représentant sur les gouvernements occidentaux (M. Thompson et De Luce, p. 208). 745 C’est Mark Thompson qui utilise cette expression (« transmitters war »); M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 214-215.

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à affaiblir les membres de la faction de Karadzic à l’avantage de dirigeants jugés plus modérés.

De tous les médias sous l’influence des politiciens en Bosnie-Herzégovine, la Radiotélévision serbe, Srpska radiotelevizija (SRT), était certainement la plus problématique aux yeux des responsables internationaux. Comme nous l’avons souligné, la SRT a été créée au printemps 1992 et a rapidement été instrumentalisée par les dirigeants du parti bosno-serbe SDS et son chef, Radovan Karadzic746. Pendant le conflit qui a ravagé la Bosnie de 1992 à 1995, elle s’est démarquée par son contenu raciste et offensant. Risto Djogo est certainement le présentateur de nouvelles qui a le mieux personnifié l’esprit haineux de la SRT durant la guerre747. Pour Djogo, rien n’était trop tabou pour les ondes. Alors que des civils bosniaques étaient victimes d’exactions commises par les milices serbes, il prenait plaisir à en faire ses boucs émissaires : il se moquait fréquemment de leur religion et de leurs coutumes, tout en minimisant leurs souffrances et en glorifiant les actions des forces serbes, même les plus abjectes. En un sens, l’animateur vedette de la SRT incarnait le visage sombre, caricatural, d’une station au service d’une campagne de propagande grossière, qui minimisait fréquemment les atrocités commises par les forces serbes en Bosnie (viols, bombardements de civils, camps d’internement, exécutions de masse) pour que l’opinion publique absolve les dirigeants politiques et militaires serbes748. Or, cette propagande haineuse, généralement hostile à tous les non-Serbes, s’est poursuivie après la fin du conflit.

Avant de préciser le rôle de la SRT et les moyens mis en œuvre pour la museler, il convient de dire quelques mots sur les dirigeants du Parti démocratique serbe (SDS). Le fief du SDS était situé à Pale, une petite localité de quelques milliers d’habitants située à 17 kilomètres au sud-est de Sarajevo. En juillet 1995, Radovan Karadzic, chef du SDS et président de l’entité serbe de Bosnie pendant le conflit, est inculpé par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de crimes contre l’humanité commis durant le conflit

746 Open Society Institute, p. 290. 747 Kurspahic, p. 100-102. L’auteur donne quelques exemples des frasques télévisuelles de Risto Djogo, qui fut assassiné avant la fin du conflit. 748 Ibid.

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bosnien749. Sa présence sur la scène politique bosnienne après la guerre est alors vue comme un obstacle majeur à la pacification du pays. De concert avec différents responsables internationaux, le HR Carl Bildt fait donc pression sur Karadzic pour qu’il quitte la scène politique; il faudra cependant l’intervention du diplomate américain Richard Holbrooke, qui mène des négociations à Sarajevo et à Belgrade, auprès de Milosevic, pour que Karadzic quitte la direction du SDS le 19 juillet 1996 et renonce à exercer toute fonction publique750. Karadzic entre ensuite dans une clandestinité relative (il donnera quelques entrevues à différents médias dans les mois suivants) pour éviter d’être capturé et transféré à La Haye, siège du TPIY aux Pays-Bas.

Malgré son départ, Karadzic continue à tirer les ficelles du pouvoir grâce à ses collaborateurs du SDS, d’abord Momcilo Krajisnik, qui fut son bras droit durant le conflit bosnien751. De plus, Karadzic et Krajisnik contrôlent des pans importants de l’économie de la zone serbe. Ils profitent en particulier des revenus de la « vente d’essence, de cigarettes et d’autres biens » générés par leurs compagnies, en position de monopole752. Ces millions de dollars en revenus permettent ainsi à Karadzic et Krajisnik d’asseoir leur pouvoir en achetant la loyauté des forces de l’ordre753.

Si Karadzic reste influent en coulisse, son départ laisse vacant le poste de président de la République serbe de Bosnie. Biljana Plavsic, une dirigeante du SDS aussi reconnue pour sa xénophobie et son radicalisme, fut choisie pour remplacer Karadzic à titre de présidente

749 ICTY, The Prosecutor of the Tribunal Against Radovan Karadzic/Ratko Madlic (Case No. IT-95-5-I) [En ligne], La Haye, 1995, 15 p. (Consulté le 2 février 2015) 750 OHR, « OHR Chronology Jan-Dec 1996 », in Site de l’OHR [En ligne], 1996. (Consulté le 2 février 2015); voir aussi OHR, « Key Events since Dayton », in Site de l’OHR [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015) Pour la description de ces négociations, voir Holbrooke, p. 341-342. 751 BBC, « Profile : Momcilo Krajisnik », in Site de BBC News [En ligne], 2006. (Consulté le 2 février 2015) 752 Ce système avait été exposé par un journaliste du New York Times, Chris Hedges, en avril 1997 : Chris Hedges, « Wanted Serb Not Only Lives Free, but Prospers», New York Times [En ligne], New York, 6 avril 1997. < http://www.nytimes.com/1997/04/06/world/wanted-serb-not-only-lives-free-but-prospers.html > (Consulté le 20 mars 2015). 753 Ibid.

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intérimaire754. Dans les mois qui suivront, Plavsic jouera un rôle important dans l’évolution de la scène politique en se désolidarisant de ses anciens acolytes du SDS et en luttant pour soustraire la SRT à leur influence. C’est cependant sous la bannière du SDS que Plavsic remporte les élections du 14 septembre 1996 : elle devient alors la présidente élue de l’entité serbe de Bosnie. De son côté, Momcilo Krajisnik, le proche collaborateur de Karadzic, a été élu comme représentant serbe à la présidence collégiale de la Bosnie- Herzégovine. Fait important, Krajisnik dirigeait aussi le conseil d’administration de la SRT755.

C’est ainsi que la SRT, de loin le média le plus influent en Republika Srpska, la République serbe de Bosnie, a été contrôlée par les dirigeants du SDS à Pale durant la première année et demie du processus de reconstruction756. Pour plaire à ses maîtres politiques, la station propagandiste critiquait de façon quasi systématique les initiatives visant à mettre en œuvre les accords de paix, par exemple en décrivant le retour des réfugiés comme une « menace à l’intégrité territoriale et à la souveraineté » de la République serbe de Bosnie757.

Comme nous l’avons souligné, le HR Carl Bildt et son équipe souhaitaient mettre fin à cette instrumentalisation des médias par les partis nationalistes. Mais, pour y arriver, le HR devait obtenir un mandat clair du Conseil pour la mise en œuvre de la paix (PIC), qui fixait les priorités d’intervention du HR. Or, malgré une situation médiatique fort problématique,

754 En janvier 2001, Biljana Plavsic a été inculpée par le TPIY de génocide, de complicité de génocide, de crimes contre l’humanité et d’avoir encouragé les pratiques de déplacement forcé de populations non serbes durant le conflit, entre autres choses (ICTY Communications Service, Case Information Sheet: « Bosnia and Herzegovina » (IT-00-39 & 40/1) Biljana Plavsic [En ligne], 6 p. (Consulté le 2 février 2015)). Plavsic s’était rendue de son plein gré à La Haye. En 2003, le Tribunal l’a condamné à une peine de 11 ans; elle a servi sa sentence dans une prison en Suède jusqu’en 2009, après avoir bénéficié d’une libération anticipée (ibid.). 755 Ce contrôle était de notoriété publique : en 1997, les responsables du Bureau du HR et de la SFOR concluront même une entente avec Krajisnik en reconnaissant son titre de président du conseil d’administration de la SRT; voir OHR, « Media Agreement Reached », in Site de l’OHR [En ligne], 2 septembre 1997. (Consulté le 2 février 2015) 756 Media Plan and the Institute for War & Peace Reporting, « The B&H Media Fortnight in Review: 4-17 November 1996 », in Monitoring Report, [En ligne], vol. 2, no 3, 20 novembre 1996 , (Groupe de nouvelles Yahoo : BosNet). (Consulté le 20 mars 2015) 757 Ibid.

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l’équipe du HR éprouvait des difficultés à obtenir l’attention des décideurs au sein du PIC, comme se remémore l’ancien porte-parole principal du HR, Michael Maclay :

« […] the political high-ups were very slow to grasp the seriousness of these questions […] There was an understanding of media as an arena within which debates took place, but still, comparatively little understanding of the dynamic role that media plays in the formation of people's ideas, and how important that could be. So that just as we were having trouble in our own media environment, we did have trouble at the Peace Implementation Council, the PIC, getting the time devoted to media questions that we would have liked.758 »

Malgré les obstacles, les discussions au sein du PIC portent tout de même leurs fruits. Dans leur déclaration à Sintra, au Portugal, en mai 1997, les ministres et les représentants des pays et organisations membres du PIC donnent le feu vert au HR pour que celui-ci puisse sanctionner les médias contrevenant à l’esprit des accords de paix :

« The Steering Board is concerned that the media has not done enough to promote freedom of expression and reconciliation. It declared that the High Representative has the right to curtail or suspend any media network or programme whose output is in persistent and blatant contravention of either the spirit or letter of the Peace Agreement.759 »

C’est le mandat clair qu’il manquait au HR pour contrer les médias propagandistes. Selon Dan De Luce, qui a travaillé pour l’équipe responsable de la réforme des médias au Bureau du HR de 1998 à 2000, le paragraphe 70, cité ci-dessus, a essentiellement été rédigé en raison de la propagande incendiaire de la SRT760.

Ce signal fort du PIC ne semble pas impressionner les responsables de la SRT. Dans les mois suivants, la station intensifiera ses reportages incendiaires, ainsi que ses critiques virulentes des accords de paix et du HR. Ses attaques culmineront à l’été 1997, alors qu’elle s’en prend directement aux troupes de la SFOR. Par exemple, le 17 juillet 1997, un présentateur de la SRT lit en ondes un article de Javnosh, magazine hebdomadaire fondé en 1992 par les dirigeants du SDS, qui avertit la population du danger posé par la pulvérisation

758 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 759 OHR, « PIC Sintra Declaration », in Site de l’OHR [En ligne], Sintra, Portugal, 1997. (Consulté le 2 février 2015) 760 Dan De Luce, « Media Wars », in NATO, Site de NATO Review : Five Years After Dayton [En ligne], 2000. (Consulté le 2 février 2015)

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aérienne de « produits toxiques » et « d’insectes inconnus », réalisée dans le cadre d’une campagne de guerre chimique menée par la communauté internationale contre le peuple serbe de Bosnie761. Deux jours plus tôt, un commentateur de la SRT comparait la SFOR à des « bandits » et à des « chiens de guerre », ajoutant :

« "Not satisfied with the NATO bombardment of the Serbs, and grenades strengthened with uranium, which are causing people throughout the RS to suffer radiation sickness", these "gangsters" are now using "secret lists and hysterical killings" to "create a feeling of collective guilt among the Serbs, and to force them to bow their heads in acceptance of...a united Bosnia".762 »

Devant ces exemples (parmi tant d’autres) de critiques belliqueuses et souvent mensongères de la SRT, il devient clair que la station pose un obstacle à la mise en œuvre des accords de paix, d’autant plus que ses responsables et journalistes semblent vouloir monter la population serbe contre la SFOR. Le 21 juillet 1997, le porte-parole du Bureau du HR, Michael Maclay, dénonce la situation en y allant d’un autre avertissement aux autorités de la République serbe de Bosnie :

« Similarly, with respect to broadcasters in Republika Srpska who threaten Dayton with their demagogy and their low journalistic practice –– which we've seen plenty of the last few days –– we will continue to examine ways to get a handle on that sort of behaviour. The authorities in Republika Srpska are on notice that we will not tolerate continued performances on SRT that are worthy of the worst days of the cold war.763 »

Pendant que le Bureau du HR soupesait ses options pour gérer cette crise, la diplomatie américaine se mobilisait depuis quelques mois afin de revivifier la mise en œuvre des accords de paix. Le diplomate américain Robert Gelbard, représentant spécial du président et de la secrétaire d’État américaine en Bosnie d’avril 1997 à août 1999, décrit le sentiment qui régnait au sein de l’administration Clinton au printemps 1997 :

761 Media Plan and the Institute for War and Peace Reporting, « "Dogs of War": SFOR’s New Image in the RS Media », in Monitoring Report [En ligne], vol. 3, no 2, 26 juillet 1997. (Consulté le 2 février 2015) 762 Propos du commentateur de la SRT, Nedjo Djurevic, rapportés par Media Plan et Institute for War and Peace Reporting. Ibid. 763 Propos de Michael Maclay rapportés par la SFOR : SFOR, « Transcript: Joint Press Conference », in Site de la SFOR [En ligne], 21 juillet 1997. (Consulté le 2 février 2015)

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« […] there was intense frustration in the American government, but also among the Allies, that implementation of the Dayton Agreement was completely at a standstill. Nothing was going on. And I was asked to try to develop a plan for implementation.764 »

Si la mise en œuvre des accords de Dayton était « complètement stoppée » et que « rien ne se passait», comme l’affirme sans détour Robert Gelbard, c’est aussi parce que la diplomatie américaine néglige le dossier bosnien depuis la signature de Dayton, en décembre 1995765 . En effet, hormis le blitz de négociations mené par Richard Holbrooke à Belgrade et à Sarajevo en juillet 1996 pour obtenir la démission de Karadzic, la diplomatie américaine n’a pas été proactive en Bosnie766. Cette situation est peut-être due à la « fatigue » post-Dayton à laquelle l’ex-envoyé présidentiel dans les Balkans, James O’Brien, a fait référence767. Elle est probablement aussi liée au fait que l’administration Clinton prépare activement l’élection présidentielle de novembre 1996 : un gouvernement en quête de réélection a généralement moins de temps à consacrer aux dossiers internationaux, dont celui de la Bosnie, qui vient alors de connaître un dénouement en apparence heureux avec la signature des accords de paix en décembre 1995.

Pourtant, avec les partis nationalistes au pouvoir et les criminels de guerre toujours en fuite, Karadzic en tête, sans compter la propagande incendiaire de nombreux médias qui relaient les thèses ultranationalistes voire sécessionnistes de leurs dirigeants, la communauté internationale semble faire du sur-place en Bosnie. Cette impression est renforcée par les prises de position du secrétaire américain à la Défense, William Cohen, qui réitère l’engagement du président des États-Unis à retirer leurs troupes de Bosnie avant juin 1998768. D’ailleurs, avant d’être nommé secrétaire à la Défense par Clinton, Cohen, un sénateur républicain, avait été critique de l’intervention américaine en Bosnie. Il jugeait excessifs les deux milliards de dollars américains budgétés annuellement pour maintenir les

764 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. 765 Ibid. 766 Le principal négociateur américain à Dayton le reconnaît d’ailleurs. Voir Holbrooke, p. 347. 767 O’Brien, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C., 24 janvier 2014. 768 Steven Erlanger, « How Bosnia Policy Set Stage for Albright-Cohen Conflict », New York Times [En ligne], New York, 12 juin 1997. (Consulté le 2 février 2015)

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8500 militaires américains (faisant partie des 30 000 militaires de la SFOR) sur le terrain, et il souhaitait rapatrier ces troupes en respectant l’échéancier annoncé769. Il espérait par ailleurs que les gouvernements européens en fassent davantage pour pacifier la Bosnie : « My position has been that in June of '98 the mission is over […] you cannot impose a peace unless you're willing to stay there for decades, and I don't think the American people are; I don't think the Congress is.770 »

La position de Cohen tranche avec la philosophie interventionniste de Madeleine Albright. En 1995, lors du premier mandat de Clinton, Albright, alors ambassadrice des États-Unis à l’ONU, a soutenu avec fermeté la nécessité des frappes aériennes sur les positions militaires serbes en Bosnie, pour contraindre les Serbes à négocier771. Après être devenue secrétaire d’État en janvier 1997, elle plaide pour un rôle plus agressif de la SFOR, dirigée par un général américain, afin de faciliter le retour des réfugiés et d’arrêter les criminels de guerre772. Richard Holbrooke, qui a quitté ses fonctions d’adjoint au secrétaire d’État et travaille dans le secteur privé depuis février 1996, partage la position d’Albright. Dans son livre, il fait mention d’une rencontre personnelle avec le président Clinton en avril 1997, où il souligne l’impact des déclarations de Cohen sur leurs partenaires en Bosnie :

« Bosnia has gone nowhere since Dayton […] We said that we’ll leave Bosnia in June 1998, which is not possible. People out there are not even sure we still support Dayton, or if we still care what happens in Bosnia. And we are losing irretrievable time.773 »

Préoccupé par la situation en Bosnie, en particulier dans la zone serbe, Holbrooke presse Clinton d’appuyer les efforts de la secrétaire d’État, Madeleine Albright, et du nouveau responsable de la mise en œuvre des accords de Dayton, Robert Gelbard, qui vient alors

769 Bradley Graham, « Cohen Plays Skeptic Role On Bosnia », Washington Post [En ligne], Washington, 30 novembre 1997, p. A01. (Consulté le 2 février 2015) 770 Cohen cité par Erlanger, « How Bosnia Policy Set Stage for Albright-Cohen Conflict ». Voir aussi : Graham. 771 Voir Ivo H. Daalder, « Decision to Intervene : How the War in Bosnia Ended », in Brookings. Site de Brookings [En ligne], 1998. (Consulté le 2 février 2015) 772 Erlanger, « How Bosnia Policy Set Stage for Albright-Cohen Conflict ». 773 Holbrooke, p. 347.

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d’être nommé774. Le président américain se rend finalement aux arguments d’Albright et de Holbrooke. Lors d’une visite à Londres à la fin de mai 1997, Clinton ouvre la porte à un engagement plus long des troupes américaines, s’éloignant du même coup de la position de son secrétaire à la Défense : « I want [to] stop talking about what date we're leaving on, and talk about what we're going to do on the only date that matters, which is tomorrow », déclare-t-il à la presse775. Cette sortie de Clinton fait aussi écho à la position du nouveau Premier ministre britannique, Tony Blair. Élu en mai 1997, le premier ministre travailliste a promis un engagement plus important de la Grande-Bretagne en Bosnie-Herzégovine776.

Au département d’État américain, Robert Gelbard a été choisi précisément parce qu’on jugeait qu’il pouvait mener cette politique plus interventionniste et s’imposer auprès des différents acteurs politiques de la région (Bosnie, Croatie et Serbie), alors que plusieurs d’entre eux faisaient obstacle à Dayton : « Washington needed a tough, full-time "czar" and Gelbard, who had been working on Bosnia sporadically since I had asked him to strengthen the International Police Task Force in December 1995, was an excellent choice », écrit Holbrooke en commentant le choix effectué par Albright777. Gelbard avait la réputation d’un diplomate qui n’hésitait pas à intimider ou à menacer ses interlocuteurs, politiciens ou autres, pour obtenir ce qu’il désirait. Avant sa nomination, il fut le secrétaire d’État adjoint pour les questions internationales de stupéfiants et de répression de 1993 à 1997. Il a aussi eu l’occasion de visiter Sarajevo en mars 1996, peu de temps après la signature des accords. Il est alors témoin des incendies et des scènes de violences dans les quartiers serbes de la ville778. Les autorités de Pale avaient ordonné aux dizaines de milliers de Serbes d’évacuer

774 Ibid., p. 346-347. 775 Propos de Clinton, cités par Melinda Liu, « Now It’s Cohen Vs. Albright », Newsweek [En ligne], New York, 8 juin 1997. (Consulté le 2 février 2015); voir aussi Alison Mitchell, « Clinton Keeps Door Open to Extended U.S. Role in Bosnia », New York Times [En ligne], New York, 13 juillet 1997. (Consulté le 2 février 2015) 776 L’arrivée au pouvoir du parti travailliste en mai 1997 annonce un changement de politique de la Grande-Bretagne par rapport à la Bosnie : Blair adopta une politique plus interventionniste que son prédécesseur conservateur, John Major; voir Holbrooke, p. 348. 777 Ibid., p. 346. 778 Ibid., p. 336.

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ces quartiers qui allaient passer sous l’autorité de la Fédération croato-bosniaque779. Ceux qui refusaient de partir étaient terrorisés par des voyous (certains probablement associés aux autorités de Pale) qui brûlaient leurs appartements sous les yeux des soldats de la force multilatérale (IFOR), à qui on avait ordonné de ne pas intervenir780. Gelbard en est dégoûté : « I was ashamed to be associated with it […] to be unable to get IFOR to do anything.781 »

Résolu à faire une différence, Gelbard dit avoir développé une stratégie qui visait à affaiblir la faction radicale des dirigeants serbes du SDS basés à Pale, y compris leur contrôle des médias782. Il s’agissait de soutenir la faction de Biljana Plavsic, la présidente de la République serbe de Bosnie, qui était basée à Banja Luka, la plus grande ville de l’entité serbe dans la partie nord-ouest de la Bosnie783. Depuis l’automne 1996, Plavsic prenait ses distances avec ses anciens complices du SDS. Elle critiquait Radovan Karadzic et Momcilo Krajisnik pour leur corruption et leurs activités de contrebande, qui privaient la République serbe de Bosnie de revenus importants784. Plavsic cherchait aussi à diminuer l’emprise des responsables du SDS sur les ondes, puisque la propagande de la SRT lui était grandement défavorable. Pour Gelbard, le climat politique (et médiatique) ne pouvait donc se transformer sans un changement de garde :

« I felt that Milosevic was at the core of all of our problems […] we knew he was continuing to support Karadzic […] Krajisnik, all those people. We knew that if we were ever going to be able to make progress in terms of Dayton

779 Bryan Brumley, « Serbs Order Evacuation of All Their Areas in Sarajevo », in AP, Site de AP News Archives [En ligne], 20 février 1996. (Consulté le 2 février 2015) 780 Edith M. Lederer, « Arson and Looting Sweeps Last Serb District in Sarajevo », in AP News Archives [En ligne], 17 mars 1996. (Consulté le 2 février 2015) 781 Gelbard cité par Holbrooke, p. 336. 782 Le général américain Wesley Clark, nommé commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN) au début de juillet 1997, a décrit cette stratégie à peu près dans les mêmes termes : « The strategy I was adopting for the mission was to use our forces to discredit the Bosnian Serb hard-liners, the most ardent opponents of the Dayton Agreement, by taking away the instruments of their power and embarrassing them in front of their own people. » (Clark, p. 84). Clark ne précise pas qui est à l’origine de cette stratégie, que Gelbard s’attribue. 783 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. 784 Hedges, « Bosnian Serb Political Rivals Cary Duel to Airwaves ».

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implementation, we had to break his hold over them, and we had to find alternatives to them. So my strategy that I developed and laid out in Washington, and then got support for internationally, was to try to find an alternative in Republika Srpska. […]. We began supporting Plavsic and Dodik.785 »

Après avoir obtenu le feu vert de l’administration et du président Clinton, Gelbard partage la stratégie américaine avec les membres du Groupe de contact, de même qu’avec ceux du PIC. Il fait même part de ses intentions au président de la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro), Slobodan Milosevic, qui soutient les dirigeants radicaux du SDS à Pale :

« I was going to Belgrade, of course, all the time, as well as Zagreb, to meet with Tudjman, and to meet with Milosevic. When I met with Milosevic, I told him that it was very clear that we were trying to support Plavsic and Dodik. Milosevic used what I'm now told was an old Serbian expression. He laughed at me. He ridiculed me, and told me I would fail. And he said: "When you lie down with babies, you get wet."786 »

En souhaitant isoler les radicaux serbes de Pale, Gelbard est conscient de l’importance d’une presse libérée de leur influence : « […] media was very, very important to me, because I considered media to be a fundamental democratic institution. »787 Pour mener à bien son plan, Gelbard souhaite établir une relation de confiance avec le nouveau HR, Carlos Westendorp, qui a succédé à Carl Bildt en juin 1997: « I made it a point that every time I went to Bosnia, my first [meeting] was with Carlos Westendorp. And we established

785 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. Dans son commentaire, Gelbard fait référence à Milorad Dodik. À l’époque, Dodik était perçu comme une figure modérée de la scène politicienne serbe en Bosnie par les responsables internationaux qui cherchaient des alternatives au duo Karadzic-Krajisnik; il s’était en effet opposé à la guerre et avait collaboré avec Plavsic dans sa lutte contre les dirigeants radicaux de Pale en 1997 (International Crisis Group, Bosnia: What Does Republika Srpska Want? [En ligne], Bruxelles, Europe Report, no 214, 2011, 37 p. (Consulté le 2 février 2015); voir aussi Sabrina P. Ramet, The Three Yugoslavias: State-Building and Legitimation, 1918-2005, Bloomington, IN, Indiana University Press, 2006, p. 484). Dodik est cependant devenu beaucoup plus nationaliste avec le temps. En 2010, il a été élu président de la République serbe de Bosnie et s’est prononcé en faveur de son indépendance, menaçant d’organiser un référendum; il est aujourd’hui souvent perçu comme un obstacle à la réconciliation en Bosnie (International Crisis Group, Bosnia: What Does Republika Srpska Want?; Ramet.) 786 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. 787 Ibid.

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what I considered to be not just a positive relationship but a friendship.788 » Mais Gelbard estime que Westendorp, un diplomate espagnol reconnu pour son affabilité, n’avait pas une approche suffisamment agressive pour confronter les ennemis de Dayton :

« I had a really good relationship with him. […] I mean, he's a very nice man, as you know. Now, I didn't think he was active enough. So what I wanted to do was encourage him to take a much more forward-leaning kind of approach […] we wanted him to be much more aggressive. But we worked together extremely well.789 »

C’est dans ce contexte que les États-Unis proposent, en juillet 1997, de nommer Jacques Paul Klein comme adjoint au HR Carlos Westendorp : « Jacques Klein was in that job because we wanted a forceful, aggressive person to be the Deputy High Representative790 », explique Gelbard. Klein, un diplomate américain lui aussi reconnu pour son fort caractère, jouera un rôle important au sein du Bureau du HR pour contrer les médias propagandistes, en négociant notamment l’accord d’Udrigovo (nous y reviendrons). Cela dit, pour Gelbard, c’est la nomination du général américain Wesley Clark au poste de commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN) qui change réellement la donne, puisque Clark va adopter une position plus interventionniste que son prédécesseur :

« […] one important thing was that there was a dramatic change for the better when General Clark replaced General Joulwan comme commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN). Joulwan had been passive. And I knew Joulwan very well. I knew him when I was the ambassador in Bolivia. In my last year, he became Commander of what's called SouthCOM, Southern Command. So when I began to get involved in the Balkans […] it was easy to re-establish our relationship. But he was very passive, I think for two reasons: one was that he was under instructions from Secretary Cohen, and two, I think his own instinct was that he wanted to emphasize, as I mentioned earlier, the concept of Force Protection for IFOR, taking a much more passive kind of approach than General Clark wanted to take. But when Clark took over, he worked much more closely with me.791 »

Si les observations de Gelbard illustrent la volonté du département d’État américain de faire pression sur les acteurs de la région, incluant le HR, pour aller de l’avant avec la mise en

788 Ibid. 789 Ibid. 790 Ibid. 791 Ibid.

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œuvre des accords de Dayton, il ne faudrait cependant pas conclure que le HR Carlos Westendorp s’est fait dicter sa ligne de conduite par les Américains. Réputé pour sa personnalité affable, Westendorp a néanmoins fait preuve d’aplomb et de fermeté pour agir contre les médias propagandistes. Cela dit, avec Gelbard au département d’État, Clark à l’OTAN et Klein au Bureau du HR, Carlos Westendorp a tout le soutien américain nécessaire, sur le terrain comme à Washington, pour contrer la faction Karadzic-Krajisnik et son contrôle des ondes. De fait, la confrontation entre la faction Karadzic-Krajisnik et l’OHR (soutenu activement par la diplomatie américaine) portera en grande partie sur la question de la domination des ondes par les dirigeants serbes de Pale, qui utilisent la Radiotélévision serbe (SRT) afin de diffuser leur propagande incendiaire.

Bien que la situation des médias pourrisse depuis un certain temps, la séquence des interventions de l’OHR, de la diplomatie américaine, de l’OTAN et de la SFOR visant à mettre fin à la domination de la faction Karadzic-Krajisnik sur les ondes se déroule en quelques semaines seulement, du mois d’août au début d’octobre 1997. De fait, ces interventions ont lieu quelques semaines après l’adoption, le 30 mai 1997, de la déclaration faite à Sintra par les membres du PIC. Le paragraphe 70 de cette déclaration donne au HR le pouvoir de sanctionner les médias contrevenant à l’esprit des accords de paix. Or, comme nous l’avons souligné plus haut, la SRT intensifie durant l’été 1997 ses critiques des accords de paix et du HR. Elle s’en prend également aux troupes de la SFOR, dirigée par le général américain Eric Shinseki. La SRT dirige aussi ses attaques contre Biljana Plavsic, la présidente de la République serbe de Bosnie, basée à Banja Luka. Appuyée par les Américains et d’autres responsables internationaux, Plavsic mène en 1997 une lutte contre la faction de Karadzic-Krajisnik à Pale, soutenue de son côté par Slobodan Milosevic. Ennemie de la faction de Pale, Plavsic est donc constamment dénigrée par les reportages ou les commentaires de journalistes de la SRT, qui la comparent, par exemple, au dictateur Mussolini ou l’accusent d’être « un instrument » de la communauté internationale œuvrant contre les intérêts du peuple serbe792.

792 Voir Media Plan and the Institute of War & Peace Reporting, « RS Media in the Maelstrom: SRT Fails the Test », in Monitoring Report [En ligne], vol. 3, no 1, 12 juillet 1997. (Consulté le

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La propagande de la SRT soulève maintes réactions. À Washington, le sénateur américain Carl Levin écrit dans le Washington Post du 14 août 1997 pour demander au Pentagone d’utiliser la technologie à sa disposition afin de brouiller les signaux de la SRT et de diffuser directement au peuple serbe une information indépendante793. Le ministre serbe de l’Information, Miroslav Toholj, ne tarde pas à répliquer en déclarant que toute opération de brouillage contre la SRT serait considérée comme un « acte de guerre794 ». Le 18 août, le HR Westendorp demande aux responsables de la SRT de diffuser une déclaration à propos du texte de Sintra, où il est notamment souligné que les médias n’ont pas fait assez « […] to promote freedom of expression and reconciliation795 ». Intraitable, la SRT poursuit plutôt sa campagne de propagande. Elle diffuse alors des reportages où les soldats de la force de stabilisation de l’OTAN (SFOR) sont comparés, à l’aide de montages, aux forces d’occupation nazies durant la Seconde Guerre mondiale796. La SRT enjoint par le fait même à la population serbe de cesser d’être hospitalière à l’égard des « forces d’occupation » de la SFOR797.

Pour le HR Westendorp, cette couverture est intolérable, d’autant plus que la station persiste avec des reportages et des propos virulents à l’endroit de la SFOR, contrevenant à répétition à l’esprit des accords de paix798. Le 22 août, il écrit à Momcilo Krajisnik, qui est

2 février 2015) Voir aussi : The Economist, « War of the Airwaves », The Economist [En ligne], 28 août 1997. (Consulté le 2 février 2015) 793 Carl Levin, « Broadcast the Truth to Bosnia », Washington Post, Washington, 11 août 1997, cité par Monroe E. Price, « Information Intervention : Bosnia, the Dayton Accords, and the Seizure of Broadcasting Transmitters », Cornell International Law Journal, vol. 33, 2000, p. 84. M. Thompson et De Luce, De Luce, ainsi que Price offrent un compte-rendu détaillé des événements associés à cette « guerre des émetteurs », en se basant notamment sur des articles de presse et des documents officiels du Bureau du HR et de l’IFOR. Nous procédons de la même façon, en nous appuyant sur des documents de l’époque, de même que sur les analyses qu’ont fait ces auteurs et d’autres. Nous mettons également l’accent sur certains événements de cette période qui nous apparaissent centraux. 794 Toholj, cité par Price, « Information Intervention : Bosnia, the Dayton Accords, and the Seizure of Broadcasting Transmitters », p. 84. 795 Ibid. Voir aussi : OHR, « PIC Sintra Declaration ». 796 New York Times, « Anti-NATO Images on Bosnian Serb TV », New York Times [En ligne], New York, 23 août 1997. (Consulté le 2 février 2015) 797 OHR, « OHR Bulletin 58 – August 26, 1997 », in Site de l’OHR [En ligne], 1997. (Consulté le 2 février 2015) 798 De Luce.

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président du conseil d’administration de la SRT, pour se plaindre des « […] continual instances of deliberate misinformation, inflammatory commentary, insulting language and highly biased reportage. »799 ». Westendorp affirme qu’il est prêt à « […] to use all the powers at [his] disposal as HR, including those in the Sintra Declaration», ces pouvoirs lui permettant de suspendre ou de fermer les médias dont le contenu est nuisible à la pacification du pays800. Formulant un ultimatum, il exige que la SRT diffuse une déclaration du Bureau du HR « expliquant le texte de Sintra » et les obligations qui en découlent; la SRT obtempère801. Ce faisant, la station en profite pour souligner que le HR outrepasse ses pouvoirs802. Qui plus est, elle diffuse de nouveau le reportage dans lequel un parallèle est fait entre la SFOR et les militaires nazis qui ont occupé l’ex-Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale803.

Malgré tout, les jours où la faction des dirigeants ultranationalistes de Pale règne impunément sur les ondes de l’entité serbe de la Bosnie sont désormais comptés. Le 24 août, sous les ordres de Biljana Plavsic, les forces de police s’emparent de l’émetteur de Kozara, au nord de Banja Luka, empêchant du même coup la rediffusion de la propagande de la SRT de Pale dans cette région sous l’influence de Plavsic804. Le même jour, le studio de la SRT à Banja Luka, contrôlé par Plavsic, diffuse sa programmation pour la première fois805. Le Bureau du HR salue ce changement en annonçant que les journalistes du studio

799 OHR, « OHR Bulletin 58 – August 26, 1997 ». 800 Ibid. 801 Price, p. 84-85. 802 Ibid. 803 Ibid. 804 M. Thompson et De Luce, p. 209. Dans sa lutte contre la faction de Pale, la présidente de la République serbe de Bosnie, Biljana Plavsic, dissout le parlement de l’entité serbe, situé à Pale, le 3 juillet 1997 (Encyclopædia Universalis, « Bosnie-Herzégovine – Chronologie (1990-2008) », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 2 février 2015)). En réaction, les dirigeants du SDS à Pale l’excluent du parti le 20 juillet; Plavsic crée ainsi son propre parti, l’Union du peuple serbe (SNS), quelques jours plus tard (ibid,). Il est important de noter que, durant cette période, la SFOR aide Plavsic à établir son autorité sur la police de la région de Banja Luka en s’emparant de nombreux postes de police, dans cette ville et d’autres villes de la région (ibid.). Cet appui militaire à Plavsic, doublé d’un appui politique et économique, découle de la stratégie mentionnée par Gelbard, et qui visait à renforcer l’autorité de Plavsic au détriment de la faction Karadzic-Krajisnik à Pale. 805 OHR, « OHR Bulletin 58 – August 26, 1997 ».

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de Banja Luka souhaitent mettre en ondes une programmation indépendante806. Mais la réalité est bien loin de ce souhait : les studios de la SRT à Pale et à Banja Luka se livrent plutôt à une guerre de propagande. Pendant que le studio de Banja Luka encense Plavsic et dénonce Krajisnik, le studio de Pale fait l’inverse807. Bien évidemment, cette lutte ne se limite pas aux ondes. Des affrontements entre partisans et policiers des deux camps se déroulent dans différentes villes de l’entité serbe de Bosnie. La force de stabilisation de l’OTAN (SFOR) s’interpose pour éviter que les violences ne dégénèrent, tout en prenant fait et cause pour la faction de Plavsic808.

À titre d’exemple, à la fin août 1997, des forces policières alliées de Plavsic et appuyées par la SFOR tentent sans succès de s’emparer d’un poste de police de la ville de Brcko resté fidèle à la faction Karadzic-Krajisnik809. Alertée par les sirènes de raids aériens et par la station locale de la SRT, qui presse les habitants de Brcko à venir défendre leur poste de police, une foule hostile se forme rapidement pour repousser les forces de la SFOR aux confins de la ville810. Afin d’éviter l’afflux de manifestants en provenance de villes avoisinantes, des troupes de la SFOR se campent aux abords d’une colline proche de la ville d’Udrigovo, bloquant ainsi l’accès à une antenne émettrice de signaux de radio et de télévision qui la surplombe811. La réaction des dirigeants de Pale ne se fait pas attendre : dès le lendemain, le représentant serbe à la présidence collégiale de la Bosnie-Herzégovine, Momcilo Krajisnik, réclame au commandant de la SFOR de « leur rendre leur tour de

806 Ibid. 807 Chris Hedges offre un compte rendu intéressant de cette guerre de propagande. Chris Hedges, « Bosnian Serb Political Rivals Cary Duel to Airwaves », New York Times [En ligne], New York, 26 août 1997. (Consulté le 2 février 2015) 808 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 809 Thijs W. Brocades Zaalberg, Soldiers and Civil Power: Supporting or Substituting Civil Authorities in Modern Peace Operations, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 272. 810 Ibid. Voir aussi les propos de différents porte-parole d’organisations internationales (ONU, Bureau du HR, etc.) qui ont commenté ces événements lors d’une conférence de presse organisée à Sarajevo le 28 août 1997 : SFOR, « Transcript: Joint Press Conference », in Site de la SFOR [En ligne], 28 août 1997. < http://www.nato.int/sfor/trans/1997/t970828a.htm > (Consulté le 24 mars 2015) 811 Clark, p. 88.

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télévision812 ». Deux jours plus tard, une foule hostile de partisans pro-Karadzic menace les soldats sur la colline d’Udrigovo et tente de forcer l’accès à l’antenne émettrice813. Cette situation donnera lieu à une série d’échanges tendus entre le général Clark, Robert Gelbard, le Bureau du HR et les dirigeants serbes à Pale et à Belgrade. Devant la foule qui menace les soldats de la SFOR à Udrigovo, Clark appelle le président Milosevic à Belgrade, le sommant de retenir les manifestants : « Mr. President, your troops in civilian clothes are menacing my soldiers on top of the hill near the TV site. You order them to pull back or we’ll use force against you. We will defend ourselves. And we’re not police; we use military weapons.814 » Selon Clark, cette intervention fait diminuer la tension sur le site815.

Il s’ensuivra une série d’échanges entre l’OTAN, l’ONU, le Bureau du HR et Robert Gelbard, le général Clark consultant régulièrement ce dernier pour prendre le pouls de la situation et s’enquérir des différentes options à considérer816. Gelbard, de son côté, coordonne ses efforts avec le Bureau du HR, le HR Carlos Westendorp et son adjoint, Jacques Paul Klein, qui travaille à une façon d’utiliser le blocus à Udrigovo pour forcer les dirigeants de Pale à cesser leur propagande incendiaire sur les ondes de la SRT817. Gelbard menace d’ailleurs les dirigeants de Pale de représailles à cet égard:

« I would go to Pale with my team, and we would meet with Krajisnik and his group of thugs. And of course, our talks never got anywhere. And we made no progress with them at all ... I spent an enormous amount of time having to negotiate with Krajisnik because he was the Serb member of the Presidency […].

I was always threatening them [...] they were making –– even more than the Croat media and the Bosniak media, the Serb media was making strongly anti- […] SFOR statements, strong statements and threats against the international

812 Ibid. « Give us back our television ». Ces propos attribués à Krajisnik, cités par le général Clark, ont été rapportés par le général Shinseki, qui a rencontré Krajisnik à plusieurs reprises lorsqu’il était le commandant de la SFOR en Bosnie. 813 Clark, p. 89. 814 Ibid. 815 Ibid. 816 Ibid. 817 Klein a d’ailleurs conclu une entente avec Krajisnik à cet effet, le 2 septembre 1997, comme nous le soulignons ici. Voir : OHR, « Media Agreement Reached ». Voir aussi Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014.

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community and the international presence. And we warned them. We warned them that there would be consequences.818 »

Si Gelbard a l’impression que ses rencontres avec Krajisnik ne « menaient nulle part », il apparaît que les pressions combinées du Bureau du HR, de l’OTAN, de la SFOR, de l’ONU, et de différentes délégations diplomatiques, ont tout de même permis la conclusion d’une entente819. Le 2 septembre 1997, le Bureau du HR annonce en effet que l’adjoint au HR Carlos Westendorp, Jacques Klein, et le général américain de la SFOR, Eric Shinseki, ont conclu un accord avec Momcilo Krajisnik, représentant serbe à la présidence collégiale de la Bosnie-Herzégovine et président du conseil d’administration de la SRT. L’accord accepté par Krajisnik stipule que la SRT « […] would refrain from inflammatory reporting against SFOR and International Organizations supporting the Dayton Peace Agreement820 » et qu’elle offrira « […] one hour of programming during prime time each day without exception during which other political views will be aired821 ». L’accord précise par ailleurs que la SRT offrira au HR Westendorp une demi-heure de temps d’antenne durant les heures de grande écoute pour qu’il puisse expliquer les événements survenus, notamment à Brcko822. Fait important, ce temps d’antenne accordé au HR ne devra pas être altéré par un montage ou commenté « avant ou après sa diffusion » par des commentateurs de la SRT; une précision importante qui prendra tout son sens lors de la venue à Sarajevo de la procureure générale du Tribunal pénal international à La Haye, Louise Arbour, quelques semaines plus tard823.

Cependant, l’accord sur la SRT conclu entre le Bureau du HR, la SFOR et Momcilo Krajisnik (appelé « accord d’Udrigovo » en référence au fait qu’il a suivi le blocus de l’antenne située près de cette ville) est rapidement violé par la station concernée. Devant son inaction à respecter les conditions de l’accord, le HR Westendorp écrit à Krajisnik le 10 septembre 1997 pour lui lancer un « dernier avertissement » : « I have written a letter,

818 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. 819 Le général Clark fait lui aussi référence à une rencontre avec Krajisnik pour négocier une entente sur les médias, en échange d’un retrait de la colline d’Udrigovo (Clark, p. 90-91). 820 OHR, « Media Agreement Reached ». 821 Ibid. 822 Ibid. 823 Ibid.

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together with General Shinseki to the member of the Presidency Krajisnik […] that if this agreement of four points, the so-called Udrigovo agreement, was not respected, then we will be obligated to take military action to enforce this agreement.824 » Un jour plus tard, le Pentagone annonce l’envoi de trois avions militaires américains spécialisés dans le brouillage d’ondes825. Les avions ont été réclamés par les responsables de l’OTAN en Bosnie pour faire pression sur les autorités de Pale et de la SRT, à la veille des élections municipales du 13 et du 14 septembre 1997826.

Milosevic, de son côté, subit des pressions pour arbitrer la lutte politique et médiatique que se livrent les factions de Plavsic, basée à Banja Luka, et de Krajisnik, basé à Pale827. Le 24 septembre, il convoque à Belgrade les deux dirigeants serbes de Bosnie et négocie une entente selon laquelle Plavsic et Krajisnik acceptent que les stations de la SRT de Pale et de Banja Luka diffusent les nouvelles en alternance828. Le même jour, les ministres des Affaires étrangères du Groupe de contact (Allemagne, États-Unis, France, Grande- Bretagne, Italie et Russie) réunis à New York condamnent « […] the continuing use of the media to propagate knowingly disinformation and inflammatory messages that undermine support for the Peace Agreement »829. Le lendemain, le 25 septembre, un comité consultatif sur les médias, sous la présidence de l’adjoint au HR, Jacques Klein, s’inquiète du fait que la station de la SRT de Pale continue à diffuser des propos à teneur politique sans chercher à offrir une couverture équilibrée ou des points de vue variés830.

824 OHR, « Press Conference by the High Representative, Mr. Carlos Westendorp and the Principal Deputy High Representative, Amb. Jacques Paul Klein following the Meeting of the Steering Board of the Peace Implementation Council », in Site de l’OHR [En ligne], 1 octobre 1997. (Consulté le 2 février 2015) 825 Brian Knowlton, « Specialized Planes to Fly as Bosnia Votes: U.S. Weighs Jamming Pro-Serb Broadcasts », New York Times [En ligne], New York, 12 septembre 1997. (Consulté le 2 février 2015) 826 Ibid. 827 Price, p. 88. 828 Ibid. 829 OHR, « Statement on Bosnia of the Contact Group Foreign Ministers », in Site de l’OHR [En ligne], 1997. (Consulté le 2 février 2015) 830 OHR, « Meeting of the Media Support and Advisory Group », in Site de l’OHR [En ligne], 1997. (Consulté le 2 février 2015)

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C’est dans ce contexte que la procureure générale du Tribunal pénal international à La Haye, Louise Arbour, se rend à Sarajevo le vendredi 26 septembre 1997, notamment pour persuader les responsables de la force militaire multinationale de l’OTAN en Bosnie, la SFOR, d’arrêter les criminels de guerre accusés par le Tribunal831. Elle donne à l’occasion une conférence de presse qui est filmée par la SRT. Deux jours plus tard, la SRT rediffuse un montage de cet événement, alors commenté par le présentateur de nouvelles : les propos de la procureure Arbour sont déformés, et le présentateur associe le Tribunal à un « instrument politique » servant à faire pression sur les Serbes832. Karadzic et Madlic (le commandant des forces de la République serbe de Bosnie durant le conflit), tous deux accusés par le Tribunal, sont par ailleurs dépeints non pas comme des « criminels de guerre », mais comme des « héros nationaux833 ».

La Mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine et le Tribunal pénal international à La Haye exigent dès le lendemain que la SRT s’excuse et rediffuse la conférence de presse dans son entièreté834. Louise Arbour se rappelle la conversation qu’elle a eue avec Jacques Klein, l’adjoint du HR Westendorp, après avoir pris connaissance de la manipulation de ses propos par la SRT :

Quand j’avais appelé Jacques Klein […] il était dans son auto. Je lui avais dit : "Écoute, il faut que vous fassiez quelque chose. Je trouve cela complètement inacceptable. Je vais protester. J’espère que vous allez protester aussi. Vous vous étiez porté garants. […] Là, il m’a dit, et c’est tout à fait son style : "Je m’en occupe."835 »

831 Louise Arbour, entrevue téléphonique (jointe au Québec), 10 juillet 2014. 832 Le HR Carlos Westendorp a fait un compte rendu détaillé de ces événements, en citant des extraits du reportage de la SRT, lors d’une conférence de presse le 1er octobre 1997; voir OHR, « Press Conference by the High Representative, Mr. Carlos Westendorp and the Principal Deputy High Representative, Amb. Jacques Paul Klein following the Meeting of the Steering Board of the Peace Implementation Council », 1 octobre 1997. 833 Ibid. 834 OHR, « OHR Bulletin 61 – 01 October 1997 », in Site de l’OHR [En ligne], 1997. (Consulté le 2 février 2015) 835 Arbour, entrevue téléphonique (jointe au Québec), 10 juillet 2014.

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Le 30 septembre en soirée, la SRT s’excuse et rediffuse en entier la conférence de Arbour836. Mais, comme le souligne le Bureau du HR, c’est « trop peu, trop tard837 ». En réalité, Westendorp s’active déjà en coulisse pour demander à la SFOR de saisir les antennes émettrices de la SRT à Pale et, ainsi, bâillonner le média propagandiste qui mine depuis plusieurs mois ses efforts de pacification de la société bosnienne. Peu après la diffusion des propos déformés de Louise Arbour, Westendorp appelle en effet le commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN), Wesley Clark, pour lui demander de saisir les antennes émettrices permettant à la SRT de Pale de diffuser son contenu : « Westendorp called me […] and explained me what the Serbs had done, and said: "I want SFOR to take over two Serb TV towers." »838 En entrevue, Carlos Westendorp se rappelle combien le fait d’user de son pouvoir de contrainte, en tant que plus haute autorité civile de la tutelle internationale, était une décision mûrement réfléchie :

« […] the intervention on the media stations by the international community, it is not something that everybody accepted gladly and happily, even myself. When I took a tough decision, I reflected before, I consulted many people, I made myself sure that this would be backed by everyone or at least not be contested by many of them so it is a painful decision […] It is really painful, I mean, the role of the so-called protector is not an easy one, especially if you believe in democracy […].839 »

Après avoir rapidement obtenu le feu vert du secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, et du secrétaire américain à la Défense, William Cohen, le général Clark assure le HR Westendorp de son soutien840. C’est ainsi que Clark ordonne au commandant de la SFOR, le général Shinseki (qui était très réticent à intervenir), d’occuper le site des antennes de Trebovic, de Leotar, d’Udrigovo et de Duge Njive841. L’opération est effectuée tôt, le matin du 1er octobre 1997, moins de trois jours après la diffusion du reportage altéré de la

836 OHR, « OHR Bulletin 61 – 01 October 1997 ». 837 Ibid. 838 Clark, p. 100-101. 839 Carlos Westendorp, entrevue téléphonique (joint à Madrid), 21 juin 2012. 840 Clark, p. 100-101. 841 Ibid. Voir aussi OHR, « Press Conference by the High Representative, Mr. Carlos Westendorp and the Principal Deputy High Representative, Amb. Jacques Paul Klein following the Meeting of the Steering Board of the Peace Implementation Council ».

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procureure Arbour. La SFOR brouille par la suite la radiodiffusion de la SRT de Pale842. Westendorp, comme la SFOR, justifie l’intervention militaire sur la base du paragraphe 70 de la déclaration de Sintra843. C’est ainsi que se conclut la domination de la faction de Pale sur les ondes de l’entité serbe de la Bosnie-Herzégovine. La perte de cette machine propagandiste aurait déstabilisé les dirigeants ultranationalistes de Pale. Peu après la saisie des émetteurs, Krajisnik aurait raconté au commandant de la SFOR, le général américain Shinseki, que la perte de la SRT à Pale « […] would cost him several seats in the parliamentary elections to be held in Bosnia in mid-November844 ». À l’instar de Milosevic, de Tudjman, de Karadzic et d’autres dirigeants nationalistes serbes, croates et bosniaques, Krajisnik apparaît convaincu du pouvoir de la télévision pour influencer l’opinion publique.

Ainsi, durant cette « période de collaboration », la coopération étroite entre le Bureau du HR et les diplomates et militaires américains a permis de museler la SRT de Pale, qui était sous l’influence de la faction ultranationaliste de Karadzic-Krajisnik. Dans cette lutte contre ce média propagandiste et ses maîtres politiques, les HR Carl Bildt et son successeur, Carlos Westendorp, ont pu compter sur le soutien des membres du PIC. L’adoption de la déclaration de Sintra par le PIC le 30 mai 1997 a en effet donné les pouvoirs nécessaires au HR et à la SFOR afin d’intervenir politiquement et militairement pour saisir les antennes émettrices et couper le signal à un média propagandiste qui minait les efforts de pacification de la société bosnienne. L’appui de la diplomatie américaine s’est aussi avéré crucial. Après quelques mois d’indécision, le président Clinton a tranché, au printemps 1997, en faveur de la philosophie plus interventionniste de la secrétaire d’État, Madeleine Albright, rejetant du même coup la position isolationniste du secrétaire américain à la Défense, William Cohen. Les nominations de Robert Gelbard, comme envoyé spécial de la secrétaire d’État et du président américain pour la mise en œuvre des accords de paix, de Jacques Klein, comme adjoint au HR Westendorp, et de Wesley Clark,

842 Clark, p. 100-101. 843 OHR, « OHR Bulletin 61 – 01 October 1997 ». Voir aussi : SFOR, « Transcript: Joint Press Conference », in Site de la SFOR [En ligne], 1 octobre 1997. < http://www.nato.int/sfor/trans/1997/t971001a.htm > (Consulté le 24 mars 2015) 844 Propos de Krajisnik rapportés par le général Shinseki et cités par Clark, p. 102.

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comme commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN), se sont inscrites dans l’esprit de cette approche plus interventionniste.

La présence de ces responsables américains à des positions clés nécessitait une habileté certaine de la part du HR, qui devait collaborer avec les Américains tout en relayant les positions des gouvernements européens actifs dans la reconstruction de la Bosnie : « Carlos had a very difficult job because he was there in part as a representative of the EU, and he was […] surrounded by these aggressive Americans. So he did a very good job balancing all this », relate Gelbard845. Le travail du HR Westendorp a été néanmoins facilité par l’existence d’un quasi-consensus au sein des membres du PIC quant à la nécessité de contrer les médias propagandistes. La déclaration de Sintra, adoptée par le PIC en mai 1997, en faisait foi. De plus, la déclaration des ministres des Affaires étrangères du groupe de contact de septembre 1997, dans laquelle ils réitéraient leur appui au HR Westendorp dans sa lutte contre les médias propagandistes, était une autre illustration de cette volonté d’agir846. Seule la Russie pouvait parfois exprimer des réserves à ce sujet : « […] nobody objected except perhaps the Russians […] », explique Carlos Westendorp847. Il ajoute toutefois que cette objection n’était pas ferme : « […] I had contact with them. Their attitude was always reluctant to the whole operation. But at the end of the day, they did not object, they did not obstruct. »848 À l’inverse, Westendorp se fiait aux Américains pour obtenir un appui militaire de l’OTAN afin de faire respecter les accords de paix, comme lors de l’intervention contre la SRT :

845 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. De 2002 à 2011, le HR était également le représentant spécial de l’Union européenne; ce n’était pas le cas, semble-t-il, durant les mandats de Carl Bildt, de Carlos Westendorp et de Wolfgang Petritsch. Cela dit, Gelbard fait probablement référence au fait que le HR devait toujours prendre en considération les préoccupations des gouvernements européens actifs en Bosnie. 846 OHR, « Statement on Bosnia of the Contact Group Foreign Ministers ». 847 Westendorp, entrevue téléphonique (joint à Madrid), 21 juin 2012. 848 Ibid. À un autre moment de l’entrevue, Westendorp décrit ainsi sa relation avec les diplomates russes : « I remembered that I had more problems with the Russians than anyone else. Their objections about the activity and the role of the High Representative –– they wanted […] the representative to be just a kind of father that tries to force an agreement among the parties, but if the parties do not come to any agreement, then they [would] not allow the High Representative to mak[e] the decisions so. But at the end, it was more a matter of a principled attitude. At the end of the day, whenever there was a big conference, they did not object actually. » Ibid.

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« […] the Americans were the first […] in favor of taking action when the peace agreements were in danger. And in many occasions, the U.S. being a big country […] the High Representative asked them to help him because they were the ones [that] could react very quickly [militarily]. And I must say that all these media actions taken by force was with the backing of the U.S., even in spite of the First Amendment […].849 »

En somme, comme le souligne Westendorp et comme le soulignait précédemment Michael Maclay, le Bureau du HR (sous Carl Bildt, et de façon encore plus active sous Carlos Westendorp) a bénéficié de l’appui soutenu de diplomates et de militaires américains influents, à la fois en coulisse et sur le terrain.

Après avoir muselé la station de la SRT de Pale, le Bureau du HR a entrepris de réformer le secteur de la radiodiffusion de l’entité serbe de Bosnie en vue de le dépolitiser. Il envisageait notamment de restructurer la composition du conseil de direction de la SRT pour éliminer toute influence politique de la programmation et instaurer des standards de pratique journalistique professionnels850. Le HR a également poursuivi cette réforme du secteur de la radiodiffusion au sein de la Fédération croato-bosniaque, en particulier dans la zone croate, où des médias versaient aussi dans la désinformation et la propagande851. Cette transformation de l’espace médiatique, entamée sous Westendorp, se poursuivra sous le HR Petritsch (1999-2002), jusqu’à l’adoption d’une loi sur le service de la radiodiffusion publique en 2002. L’adoption de cette loi en mai 2002 mettra fin à une période de débats et de divergences entre la diplomatie américaine et les responsables du Bureau du HR, débats amorcés en 1998 et auxquels participeront des acteurs non institutionnels, dont des ONG promouvant la liberté de presse. Le chapitre 5 est consacré à l’analyse de cette période, à la lumière, notamment, de nos idéaux-types, qui nous permettent de jeter un éclairage sur les différentes philosophies de ces acteurs dans le processus de réforme des médias en Bosnie.

849 Ibid. 850 Voir aussi : OHR, « OHR Bulletin 62 – 11 October 1997 ». 851 OHR, « OHR Bulletin 61 – 01 October 1997 ».

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CHAPITRE 5. Bosnie-Herzégovine : la période de débats et de divergences (1998-2002)

Introduction Dans ce chapitre, nous traitons d’une période cruciale du processus de réforme des médias en Bosnie-Herzégovine. Cette phase, que nous appelons la « période de débats et de divergences », s’est déroulée de 1998 à 2002. Elle concorde avec la fin du mandat du HR Carlos Westendorp (1997-1999) et couvre l’intégralité du mandat de Wolfgang Petritsch (1999-2002), qui lui succède en août 1999. Cette période se démarque par des débats, souvent vifs, entre les différents acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias en Bosnie. Elle se définit d’abord par les désaccords entre des responsables du Bureau du HR et des acteurs non institutionnels (ONG, médias, etc.) à propos de la création, en 1998, d’une instance de réglementation des médias, la Commission indépendante des médias. Puis, elle se caractérise par les désaccords importants entre des diplomates américains et des responsables du Bureau du HR quant à l’élaboration d’une loi sur le système de radiodiffusion publique que le HR Petritsch adopte in extremis à la fin de son mandat, en mai 2002. L’étude de cette « période de débats et de divergences » nous permettra ainsi d’exposer les différentes approches (que nous appelons « approche américaine » et « approche ouest-européenne ») des acteurs impliqués dans le processus de réforme des médias, que ce soit à propos de la réglementation des médias ou de la place qui devrait être accordée à la radiodiffusion publique. Ce faisant, nous verrons comment ces approches reflètent différentes philosophies d’intervention, qui sont elles-mêmes issues des normes dominantes de réalités médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, telles que nous les avons conceptualisées avec nos idéaux-types.

Logique de la démonstration et organisation du chapitre Notre analyse se centrera sur deux enjeux clés du processus de réforme des médias en Bosnie-Herzégovine pour illustrer les différences entre l’approche américaine et l’approche ouest-européenne dans ce domaine. Ces deux enjeux sont :

- le débat concernant la réglementation des médias bosniens;

- le débat concernant la réforme du secteur de la radiodiffusion publique.

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Le débat concernant la réglementation des médias bosniens Nous examinerons d’abord l’enjeu de la réglementation des médias bosniens en analysant le débat entourant la création de la Commission indépendante des médias (CIM) en 1998. Cette instance a été mise sur pied par le Bureau du HR pour réglementer les médias bosniens dans un contexte où plusieurs d’entre eux avaient contribué à exacerber les tensions identitaires, durant le conflit bosnien (1992-95) et durant les premiers mois du processus de reconstruction. La création de la CIM a provoqué une certaine controverse, parce que le Bureau du HR envisageait au départ l’adoption d’un code de pratique non seulement pour les médias radiophoniques et télévisuels, mais également pour la presse écrite. Cette proposition allait à l’encontre de la culture d’autoréglementation de la presse écrite dans les démocraties établies, où les journalistes n’ont pas l’habitude de se faire imposer des codes de pratique. Les réactions furent vives : des acteurs non institutionnels (ONG, médias, etc.), comme le World Press Freedom Committee (WPFC) et l’International Press Institute, sont intervenus dans le débat pour critiquer la politique du Bureau du HR. Ces ONG ont plutôt promu une approche de laisser-faire en matière de réglementation des médias. Elles ont avancé qu’il valait mieux encourager la liberté d’expression et de presse, et ce, même dans un contexte médiatique où des médias véhiculaient des propos incendiaires ou haineux. Ce faisant, ces ONG ont défendu, souvent sans compromis, l’esprit de l’approche américaine.

À l’opposé de cette philosophie de laisser-faire, empreinte d’une méfiance envers l’État, les responsables du Département du développement des médias au Bureau du HR défendaient une approche interventionniste. Nous verrons que l’idée de réglementer la presse écrite (finalement abandonnée) a alimenté le débat sur les pouvoirs de la CIM au sein même du Bureau du HR. Un responsable américain ayant pris part à ces discussions nous a d’ailleurs signalé son inconfort quant à l’étendue des pouvoirs de la CIM; un inconfort qu’il a attribué à sa « perspective américaine »852. Nous poursuivrons cette analyse sur la réglementation des médias bosniens en nous intéressant à la problématique de la réglementation des propos haineux. Nous prêterons une attention particulière à la vision du HR adjoint pour les questions liées aux médias de 1998 à 2000, le Britannique Simon Haselock853. Celui-ci

852 De Luce, entrevue téléphonique. (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 853 En anglais, le titre de son poste était Deputy High Representative for Media Issues.

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accorde une grande importance à l’histoire européenne, de même qu’à sa spécificité médiatique et juridique. Selon Haselock, l’héritage européen éclaire « la façon de faire européenne » (« the European way ») pour encadrer les médias dans un contexte politique instable, où des propos incitant autrui à la haine ont été relayés par les médias854. Nous verrons ainsi comment les discours d’intervenants clés et les idées que ceux-ci évoquent dans le processus de réforme des médias peuvent révéler les normes distinctives de leur culture médiatique.

Le débat sur la réforme du secteur de la radiodiffusion publique Pour analyser le débat sur la réforme du domaine de la radiodiffusion publique, nous commencerons par examiner le lancement de l’Open Broadcast Network (OBN). Cette station de télévision a été créée en septembre 1996 afin de contrer l’influence des médias à la solde des partis nationalistes. À ses débuts, OBN a bénéficié de l’appui financier des gouvernements et organisations impliqués dans la réforme des médias en Bosnie. Leur objectif était d’éventuellement faire de cette station un radiodiffuseur national, mais de nature commerciale. Or, malgré un appui logistique et financier important à l’origine, OBN a rapidement connu des difficultés financières. Peu à peu, les bailleurs de fonds européens ont délaissé OBN pour investir davantage dans la réforme des radiodiffuseurs publics en Bosnie. Cet abandon progressif d’OBN a suscité des inquiétudes chez des diplomates américains, qui jugeaient l’avenir de la station compromis par la décision de leurs collègues européens de financer la création d’un service public en radiodiffusion en Bosnie. Ces inquiétudes sont annonciatrices du débat sur le financement de la radiodiffusion publique qui aura lieu entre le Bureau du HR et l’ambassade américaine durant le mandat de Wolfgang Petritsch (1999-2002). Il importe donc de s’y attarder.

Nous poursuivrons notre analyse en examinant la mise en œuvre de la réforme du système de la radiodiffusion publique à la fin du règne du HR Carlos Westendorp et durant le mandat du HR Wolfgang Petritsch. D’une part, nous constaterons que Westendorp et Petritsch voyaient tous deux dans la radiodiffusion publique un vecteur puissant de changement social, voire un instrument de pacification de la société bosnienne dans le cas de Petritsch. Nous nous intéresserons ensuite à la philosophie sous-tendant les interventions

854 Simon Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012.

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des diplomates américains quant à cette réforme. Contrairement à leurs collègues européens, les diplomates américains étaient moins bien disposés à opter pour le modèle public et avaient tendance à faire davantage confiance aux radiodiffuseurs privés. Enfin, nous constaterons comment les divergences entre le Bureau du HR et l’ambassade américaine à Sarajevo se sont cristallisées autour d’un débat sur le financement du système de radiodiffusion publique que le Bureau du HR Petritsch voulait mettre en place. Nous examinerons les moments clés de ce débat, en particulier dans les derniers mois du mandat de Petritsch, alors que les divergences quant à l’adoption de la loi855 relative au système de radiodiffusion publique ont été particulièrement intenses entre les responsables de ce dossier. Comme nous l’avons souligné précédemment, c’est durant cette période que les désaccords entre diplomates américains et responsables du Bureau du HR ont été les plus frappants. Ce faisant, nous constaterons combien les philosophies d’intervention des officiels américains et européens en matière de médias ont reflété les normes distinctives de leurs univers médiatiques.

Le lecteur aura remarqué que nous étudions, durant la période déterminée (1998-2002), trois aspects du processus de réforme des médias en Bosnie (c.-à-d. le débat sur l’établissement de la CIM, le lancement d’OBN et le débat entourant la réforme du secteur de la radiodiffusion publique). Ce choix est voulu, car notre objectif n’est pas de faire une revue exhaustive de toutes les politiques ou initiatives mises en œuvre pour réformer le secteur médiatique; il existe déjà une littérature abondante à ce sujet. Notre apport à la connaissance consiste plutôt à nous attarder aux initiatives qui illustrent les philosophies distinctes des acteurs impliqués dans la réforme des médias en Bosnie-Herzégovine, à la lumière de nos concepts idéal-typiques.

855 Appelée officiellement « Loi relative aux fondements du système de radiodiffusion publique et au service de radiodiffusion publique de Bosnie-Herzégovine »; voir OHR, « Law on the Basis of the Public Broadcasting System and on the Public Broadcasting Service of Bosnia and Herzegovina », in Site de l’OHR [En ligne], 2002. (Consulté le 3 février 2015)

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5.1. Le débat concernant la réglementation des médias en Bosnie- Herzégovine

5.1.1 Le débat entourant la création de la Commission indépendante des médias (CIM)

5.1.1.1 Le contexte et les acteurs du débat Si nous portons ici une attention particulière aux interactions entre le Bureau du Haut Représentant et la diplomatie américaine dans la réforme des médias en Bosnie, il nous apparaît aussi important d’analyser le rôle joué par d’autres acteurs non institutionnels dans ce processus. Par souci de clarté, reprenons les définitions que nous avons exposées dans le chapitre 2.

Par acteurs institutionnels, nous faisons allusion aux élus ou responsables de partis politiques, aux diplomates ou aux officiels œuvrant pour un État, une organisation ou une agence internationale (comme les responsables du Bureau du HR, de l’ONU, de l’OTAN, de l’OSCE, etc.). Ces acteurs institutionnels ont le pouvoir d’influer, dans certains cas directement, sur les initiatives et les politiques mises en œuvre pour refonder l’espace médiatique de la société bosnienne. Comme nous l’avons précisé dans le chapitre quatre, notre analyse portera sur les responsables du Bureau du HR et les diplomates américains puisque ces acteurs institutionnels ont été les principaux protagonistes du débat sur la mise en œuvre d’un système de radiodiffusion publique en Bosnie, que nous examinons dans ce chapitre.

D’un autre côté, les acteurs non institutionnels peuvent aussi exercer une influence. Par ce terme, nous désignons les acteurs qui ont pu, grâce à leurs interventions ou à leurs écrits, faire pression sur les acteurs institutionnels dans ce processus de réforme des médias avec l’objectif d’influer sur leurs initiatives ou politiques. Comme nous l’avons souligné dans le chapitre 4, les acteurs non institutionnels peuvent être des membres d'ONG, de groupes de pression, de médias, ainsi que des journalistes locaux ou étrangers, voire des citoyens.

Dans cette première partie, nous constaterons que des acteurs non institutionnels ont joué un rôle important dans le débat entourant la création de la Commission indépendante des médias (CIM) par le Bureau du HR. De fait, dans les semaines précédant la mise sur pied de la CIM, des ONG promouvant la liberté de presse et les intérêts des journalistes ont

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exprimé des inquiétudes à propos de cette nouvelle instance de réglementation des médias. Ce fut le cas, en particulier, du World Press Freedom Committee (WPFC), de la Fédération internationale des journalistes et de l’International Press Institute (IPI). Le New York Times s’est également montré fort critique à l’égard de la CIM, tout comme il le sera plus tard au Kosovo quant aux initiatives de réglementation des médias mises en œuvre par l’OSCE et l’ONU en 1999 et en 2000. En jugeant les initiatives de responsables internationaux, ces acteurs non institutionnels ont ainsi pris part au débat sur la réforme des médias en exprimant leur vision de ce qui devrait être et ne pas être, selon leurs critères normatifs. Nous verrons notamment comment le WPFC et l’IPI ont défendu avec force certaines caractéristiques clés de notre idéal-type « approche américaine » (méfiance envers l’État, tendance au laisser-faire, faible disposition à interdire la diffusion de propos haineux, faible culture d’autoréglementation de la presse).

[Il convient de préciser ici que notre analyse portera principalement sur les acteurs non institutionnels suivants — le WPFC, l’IPI, le New York Times et, dans une moindre mesure, la Fédération internationale de journalistes. Ces acteurs non institutionnels ont été les voix critiques les plus fortes et les plus influentes dans le débat sur la réglementation des médias en Bosnie et au Kosovo et il importe donc de nous y attarder.]

Étudions maintenant le débat entourant la création de la Commission indépendante des médias.

5.1.1.2 La création de la Commission indépendante des médias et ses critiques Après avoir autorisé une action militaire contre la SRT de Pale, en octobre 1997, le Bureau du HR souhaite dépolitiser l’espace médiatique bosnien dans son ensemble. Au sein du Bureau du HR, l’établissement d’un cadre de réglementation des médias (avec ses lois et ses règlements, de même que des instances de réglementation et d’autoréglementation de la presse) est vu comme une première étape essentielle pour discipliner les radiodiffuseurs, rogner l’emprise des partis sur les médias et, ainsi, favoriser le processus de réconciliation.

Simon Haselock (un militaire britannique qui a été le porte-parole de la SFOR avant de travailler, rappelons-le, au Bureau du HR comme responsable du Département des médias et des affaires publiques de 1997 à 1998, puis comme HR adjoint pour les questions liées

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aux médias de 1998 à 2000856) se souvient de l’inquiétude que provoquait le fractionnement de la scène médiatique bosnienne, à l’image du paysage politique du pays :

« […] the Bosniak Muslims had their media. The Croats had their media, and the Serbs had their media. They were all reinforcing their national stereotypes and not supporting integration and the reconciliation. So, there was a view that far from actually supporting democracy and reconciliation, the media was actually holding it back […].857 »

Afin de réduire l’influence du politique sur les médias, en particulier sur les radiodiffuseurs, il apparaît alors impératif d’organiser, de prime abord, le secteur de la radiodiffusion, qui est pour le moins chaotique. À l’époque, près de 300 radios et télévisions opèrent, pour la plupart sans permis, dans une population d’environ 3,5 millions, ce qui fait de la Bosnie l’un des environnements médiatiques les plus congestionnés au monde858. Dieter Loraine, qui a été responsable des Affaires publiques à la CIM, se rappelle le désordre qui caractérisait le secteur de la radiodiffusion à cette époque : « It was chaos. It was absolutely chaos to be honest […] there was just too much broadcasting. No one was licensed. They were previously licensed from separate governments, from separate entities –– the municipalities and the licensing was in chaos.859 »

Le 10 décembre 1997, la stratégie de réforme du secteur de la radiodiffusion développée par le Bureau du HR Westendorp est appuyée formellement par les membres du PIC lors d’une conférence tenue à Bonn, en Allemagne860. L’un des éléments clés de cette stratégie consiste à créer une Independent Media Standard and Licensing Commission (IMSLC). En français, on appelait cette instance de réglementation : Commission provisoire des normes

856 En anglais, le titre de son poste était Deputy High Representative for Media Issues. 857 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 858 Après sa création, à l’été 1998, la Commission indépendante des médias (CIM) a effectué un recensement des stations de radio et des télévisions en Bosnie : elle en a dénombré 280; voir Gillette, « Media Matters: Professionalizing and Regulating Media in Post-Conflict Bosnia and Kosovo », p. 4. 859 Dieter Loraine, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 860 OHR, « PIC Bonn Conclusions », in Site de l’OHR [En ligne], Bonn, 1997. (Consulté le 3 février 2015)

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et des licences applicables aux médias (elle a été renommée, en juin 1998, Commission indépendante des médias, avec l’acronyme CIM861 — que nous utilisons dans ce texte)862.

Dans les mois précédant le début des travaux de la CIM, le Bureau du HR détaille les fonctions et les responsabilités de cette instance qui doit opérer de façon indépendante du pouvoir politique, en étant administrée par des professionnels du milieu863. On prévoit notamment que la CIM héritera des responsabilités de la Commission d’experts des médias (Media Experts Commission), qui avait été instaurée en 1996 par l’OSCE pour surveiller le contenu incendiaire des médias et faire le suivi des plaintes864. Le Bureau du HR souligne également que la CIM disposera d’une unité chargée d’accorder les permis de radiodiffusion aux stations de radio et de télévision, sous réserve du respect des codes de pratique élaborés par les experts de la commission865. Il est prévu que ces codes établissent les règles à suivre en ce qui a trait au contenu de la programmation et de la publicité, entre autres pour assurer « l’impartialité » et la « décence » du matériel diffusé, pour limiter toute « incitation à la violence » ou à la « haine raciale » ou alors pour réglementer le contenu destiné aux enfants, selon les normes en vigueur dans les pays de l’Union européenne866. Une instance avec des pouvoirs de sanction, pour faire respecter les règles de la CIM, est également envisagée867. Les sanctions prévues vont de l’amende à la suspension ou à la

861 IMC en anglais, pour Independent Media Commission. 862 Dusan Babic, « Bosnie-Herzégovine : premières tentatives d’organisation des médias », in IRIS. Site de IRIS : Observations juridiques de l’observatoire européen de l’audiovisuel [En ligne], 1988. (Consulté le 3 février 2015) Voir aussi : UNTERM, « Commission provisoire des normes et des licences applicables aux médias », in Site de la UNTERM [En ligne], 1998. (Consulté le 3 février 2015) 863 OHR, « OHR Bulletin 66 – 23 February 1998 », in Site de l’OHR [En ligne], 1998. (Consulté le 3 février 2015) 864 Ibid. 865 Ibid. 866 John Watkinson cité par OHR, « Transcript of the Press Conference », in Site de l’OHR [En ligne], 8 mai 1998. (Consulté le 3 février 2015) 867 Watkinson cité par OHR, Ibid.

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révocation du permis de radiodiffuser, voire à la fermeture de stations de télévision ou de radio, en dernier recours868.

Fait important, le Bureau du HR envisage initialement que la CIM ait la responsabilité de réglementer tous les médias bosniens. Cet aspect est précisé dans un appel de candidature pour la direction de la CIM diffusé le 4 mars 1998 « The […] Commission […] will be established to regulate all media in Bosnia-Herzegovina (BiH) including all media in Bosnia-Herzegovina (BiH) including broadcast, print and other emerging electronic outlets 869 ». Qui plus est, dans une conférence organisée deux mois plus tard, le 8 mai 1998, des responsables du Bureau du HR révèlent qu’ils envisagent l’adoption d’un code de pratique pour les journalistes de la presse écrite :

« It is considered appropriate that if there is to be a regulatory regime governing broadcast, then [it] is only fair and reasonable that there should be a regime in relation to the press. But there will not be any question of licensing the press or licensing journalists. But we will ask journalists or the regime will require of journalists that they operate within the reasonable confines of a press code of practice, which will be very similar in its nature to the codes which govern broadcasters.870 »

Ces propos sont tenus par John Watkinson, un consultant britannique embauché par le Bureau du HR pour mettre sur pied la CIM. À ses côtés, le HR adjoint pour les questions liées aux médias, Simon Haselock, appuie aussi l’idée d’un code de pratique pour la presse écrite :

« But the fact remains that this commission will have a press code, and that press code will be the code by which the press will be expected to operate. But as you know yourself, I mean, [it] is not a tradition in any country of licensing newspapers. Basically, the tradition in most countries for the regulation of the printed press is a self-regulatory complaints commission.871 »

868 Watkinson cité par OHR, Ibid. 869 Voir l’appel à candidature du Bureau du HR, sur BosNet, Media Standards Chairperson, [Discussion] [En ligne]. (4 mars 1998) Groupe de nouvelles Yahoo : BosNet JOB. 870 Watkinson cité par OHR, « Transcript of the Press Conference ». 871 Haselock cité par OHR, « Transcript of the Press Conference ».

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Si Haselock précise que l’accréditation des médias écrits n’est pas coutume dans les pays démocratiques où une tradition d’autoréglementation prévaut généralement, il entérine du même souffle l’idée d’un code de pratique pour la presse écrite872. Ainsi, ce n’est pas un système d’autoréglementation de la presse écrite qu’envisage le Bureau du HR, mais bien un régime de réglementation, basé sur un code de pratique qui serait imposé par la CIM, un code similaire à celui envisagé pour le secteur de la radiodiffusion. Or, cette proposition de réglementer la presse écrite (qu’Haselock et Watkinson maintiennent malgré les critiques) suscite un vif débat, et ce, au sein même du Bureau du HR.

De fait, durant les jours précédents le point de presse du 8 mai 1998, la proposition du Bureau du HR avait été fort critiquée. Dans un article publié le 24 avril 1998, le journaliste du New York Times Philip Shenon, titrait : « Allies Creating Press-Control Agency in Bosnia873 ». Shenon soulignait que le plan « des États-Unis et de ses alliés » était de créer un tribunal « […] that will have the power to shut radio and television stations and punish newspapers that it decides are engaged in propaganda that is undermining the peace »874. Shenon révélait aussi les craintes suscitées par cette initiative chez des organisations journalistiques et groupes de défense des libertés civiles875. Citant des responsables occidentaux (« Western officials »), il soulignait leur « inconfort » à l’idée de réglementer les journalistes de la presse écrite, bien qu’ils estimaient ne pas avoir « d’autre option », compte tenu de l’urgence de contrer la « propagande venimeuse » en Bosnie876.

Le reporter du New York Times a également donné la parole à Simon Haselock, qui s’est défendu de vouloir censurer la presse :

« "Basically there's a tradition here of propaganda [that is reminiscent] of Goebbels’", said Simon Haselock, a spokesman in Bosnia for the civilian operations of the peacekeeping force. "What we're trying to do is put in place a

872 Ibid. 873 Shenon, « Allies Creating Press-Control Agency in Bosnia ». 874 Ibid. 875 Ibid. 876 Ibid.

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regime that offers a legal framework that improves and guarantees press freedom. It's not about censorship."877 »

Shenon, qui semblait posséder un brouillon du plan du Bureau du HR pour la CIM, puisqu’il s’y référait dans son article, citait également un responsable du département d’État américain qui s’inquiétait de l’impact d’une telle commission sur la liberté de presse en Bosnie878. Le diplomate ajoutait néanmoins que « quelque chose » devait être mis en place pour gérer les « abus des médias879 ».

Cinq jours après la publication de l’article du New York Times, le 29 avril 1998, le président du World Press Freedom Committee (WPFC) écrit au secrétaire américain à la Défense pour dénoncer le plan du Bureau du HR visant à créer un organe de réglementation des médias en Bosnie. Le WPFC est une ONG de défense de la liberté de la presse. Elle a été créée en 1976 pour s’opposer à toute proposition brimant la liberté de presse et d’information dans le cadre du débat sur le Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC) au sein de l’UNESCO880. À l’époque, le WPFC chapeautait 44 « organisations journalistiques », essentiellement du secteur privé (associations de propriétaires de journaux et de radiodiffuseurs, d’éditeurs et de rédacteurs en chef de journaux) et quelques associations de journalistes881. Cette ONG est connue pour sa défense de la liberté de presse et de la libre circulation de l’information, ainsi que pour ses positions généralement hostiles à la réglementation des médias882. Dans cette ligne de pensée, le président du WPFC a vivement critiqué la mise en place de la Commission indépendante des médias (CIM) en Bosnie. Dans sa lettre de protestation au secrétaire à la Défense américain, il explique que si la CIM vise à mettre fin aux reportages incendiaires et à la

877 Haselock, cité par Shenon. 878 Ibid. 879 Ibid. 880 Colleen Roach, « The U.S. Position on the New World Information and Communication Order », Journal of Communication, vol. 37, no 4, 1987, p. 38. 881 WPFC, « Affiliates », in Site du WPFC [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 882 Voir Gustavo Gonzalez Rodriguez, « New Scenarios for the Right to Communicate in Latin America », in Divina Frau-Meigs, Jérémie Nicey, Michael Palmer et coll. (dir.), From NWICO to WSIS: 30 Years of Communication Geopolitics. Actors and Flows, Structures and Divides, Bristol, Intellect, 2012, p. 71.

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propagande haineuse, elle n’en demeure pas moins « […] a censorship panel to control news in Bosnia-Herzegovina. 883 ». Il lance par ailleurs un avertissement quant au dangereux précédent créé par une telle initiative :

« The effort […] could well result in general suppression of legitimate news and opinion, and would without question set a most dangerous and unfortunate precedent for news censorship in Europe and elsewhere. Authoritarian governments around the world could use the example of this censorship board as a license to suppress free speech and free press in their countries.884 »

Malgré un climat social et politique explosif auquel la presse bosnienne avait contribué, le président du WPFC reste donc intraitable dans son argumentaire. Il estime que toute tentative de contrôle de la presse est contre-productive, même dans le contexte d’une société instable. Il évoque par ailleurs la notion de « libre circulation de l’information » (« free flow of information »), une doctrine prenant son inspiration dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme885 et qui a été un élément important de la politique étrangère des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre886 :

« Deplorable as they are, the hate-inspired and epithet-filled propaganda this panel seeks to suppress are best countered with more, not less, free press and free speech. The free flow of information is essential to the development of democracy in Bosnia and elsewhere, and any attack on open discourse –– regardless of how repugnant it may seem to some –– is an attack on precisely the democratic principles the Western allies claim to be defending in Bosnia and Herzegovina. This long has been the standard generally observed in our own society.887 »

En postulant que la propagande et les propos haineux sont mieux combattus avec « plus, et non moins, de presse et d’opinions libres », le WPFC s’inscrivait dans la plus pure tradition

883 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 884 Ibid. 885 L’article 19 de la Déclaration se lit comme suit : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations (sic) de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit »; voir ONU, « Déclaration universelle des droits de l’homme ». 886 Voir Schiller, p. 24-45. 887 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». (Nous soulignons.)

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de la théorie libérale de la presse888. Dans cette tradition, souvenons-nous, l’accent est mis sur la liberté d’expression et d’opinion, et les initiatives de réglementation de l’État sont perçues comme des obstacles potentiels au « libre marché des idées » (et ce, même si les instances créées restent en théorie indépendantes de l’État)889. Inutile de le préciser, la dénonciation passionnée par le WPFC d’une censure appréhendée en Bosnie à cause de la création de la CIM s’inscrivait dans cette logique. Il en va de même de la défense tout aussi passionnée de la liberté d’expression pour laquelle plaide le WPFC, même dans le cas de discours « répugnant[s] » : pour le WPFC, l’important est de laisser l’opinion s’exprimer, même si elle est fausse ou haineuse, car, ultimement, le choc des idées permettra à la vérité de s’imposer890.

Cette vision de la liberté de pensée et de parole (et par extension de la liberté de presse) prend sa source –– nous l’avons vu dans le chapitre 2 –– dans les écrits de penseurs libéraux tels Areopagitica de John Milton ou De la liberté de John Stuart Mill891. Le New York Times défendra cette même vision en 1999, lorsqu’il critiquera les projets de réglementation des médias de l’ONU au Kosovo, en plaidant qu’une plus grande liberté de presse peut être un antidote à une presse relayant des propos haineux. À la lumière de ces repères, on comprend mieux l’appel qu’a fait le président du WPFC au secrétaire américain à la Défense pour que celui-ci défende coûte que coûte la liberté de presse, et ce, même un environnement où sévit une propagande haineuse :

« For the United States, the freest nation on earth, to participate in the establishment of a censorship body is particularly disturbing. The U.S. role should be to promote many independent voices, not to suppress them. I urge you to remember that the principles of free speech and press freedom are embodied not only in the U.S. First Amendment, but also in fundamental international understandings such as the U.N. Universal Declaration of Human Rights […] If today a panel decides that Radovan Karadzic's followers cannot express themselves in print or broadcast, then tomorrow it might determine that

888 Ibid. 889 McQuail, 2005, p. 185. 890 Stuart Mill, p 15-17. Voir aussi : Rosenfeld, p. 1534. 891 Milton. Stuart Mill. Citons à ce sujet la phrase de John Stuart Mill au début du deuxième chapitre de son ouvrage De la liberté : « Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur. » Stuart Mill, p. 16.

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Voice of America or BBC cannot be heard. This is a slippery slope –– and we should not set foot on it. I implore you to resist resorting to the very type of repression used by the criminals you oppose. The silencing of one group of demagogues is not worth risking mortal damage to democratic principles.892 »

Moins d’une semaine après la diffusion de la lettre du WPFC, Johann P. Fritz, le directeur de l’International Press Institute (IPI), un « réseau mondial d’éditeurs et de dirigeants de médias », envoie lui aussi une lettre au secrétaire américain à la Défense, William Cohen893. Sa lettre reprend l’essentiel du message antiréglementation défendu par le WPFC quelques jours auparavant894. En effet, l’IPI dénonce les « […] plans by the United States and its allies to create a press-control agency in Bosnia-Herzegovina895 ». Comme l’avait soulevé le reporter du New York Times, l’IPI s’inquiète aussi du fait que la future Commission ait le pouvoir de sanctionner, voire de fermer des stations de radio et de télévision, ou bien de punir « […] financially and otherwise — newspapers that it decides are engaged in "poisonous propaganda""896 » :

« While IPI understands that the Western allies are concerned that inflammatory propaganda could threaten the safety of their peacekeeping forces, and also recognizes the well-meaning intention of trying to create a mechanism by which the media in Bosnia will be able to function along internationally accepted standards, we are deeply concerned about any attempt

892 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 893 IPI, « Letter to U.S. Secretary of Defense », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 4 mai 1998. (Consulté le 3 février 2015) 894 Helen Darbishire souligne également le contenu similaire des lettres du WPFC et de l’IPI, et de l’article de Philip Shenon dans le New York Times; voir Helen Darbishire, « Media Freedom v. Information Intervention », in Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 355. Dans son texte, Darbishire analyse, entre autres choses, la réaction de responsables d’ONG de défense de la presse aux initiatives de réglementation des médias en Bosnie et au Kosovo, en particulier. À la fin de son article, elle fait brièvement référence à la façon dont peuvent être définies les différentes positions des acteurs des débats entourant la réglementation des médias au sein de sociétés en reconstruction depuis 1989 et les limites à la liberté d’expression (« The alternatives are variously defined as "European" v. "American", pro-regulation v. "First Amendment" (…) » (Ibid.)). En faisant cette observation, Darbishire cite un responsable du WPFC, Ronald Koven (Ibid.). Cela dit, Darbishire n’approfondit pas la question, ce que nous avons pu faire lors de cette recherche. Le texte de Darbishire nous a néanmoins donné des pistes de recherche intéressantes, en nous permettant d’identifier des acteurs du débat sur la réglementation des médias au Kosovo, que nous avons pu interviewer. 895 IPI, « Letter to U.S. Secretary of Defense ». 896 Ibid.

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by an alliance of democratic nations to impose restraints on the media in another country.897 »

Avec le même langage que le WPFC, l’IPI rappelle au secrétaire William Cohen l’importance « d’une circulation libre et sans entraves » de l’information, un ingrédient incontournable pour le développement démocratique d’une société898. Or, en tentant de contrôler les médias et leur contenu, les autorités internationales en Bosnie envoient un bien mauvais message et pourraient donner des excuses aux régimes autocratiques qui souhaitent réprimer davantage la presse899. L’IPI, comme le WPFC, conviait donc les États- Unis à jouer leur rôle pour défendre la liberté de la presse, dans l’esprit du premier amendement, au lieu de se faire complices d’un organe de censure (« a press censorship panel »)900.

Devant ces réactions, le Bureau du HR se défend. Son responsable en matière de médias, Simon Haselock, pourfend les critiques contre la CIM, qu’il juge erronées :

« There have also, as you know, been some highly speculative, and to be frank, ill-informed articles in the international press, suggesting the sort of things that the commission is likely to be. For instance, it talks about licensing journalists, it talks about censorship, it talks about closing down television and newspapers, which is all based on nothing at all really.901 »

Haselock tient donc des propos rassurants lors de la conférence de presse du 8 mai 1998. Néanmoins, le Bureau du HR soutient toujours officiellement, à cette date, l’idée controversée d’imposer un code de pratique aux journalistes de la presse écrite par l’intermédiaire de la CIM. Comme nous l’avons souligné, une telle prérogative allait à l’encontre de la culture d’autoréglementation de la presse écrite qui est généralement la norme dans les régimes démocratiques.

897 Ibid. 898 Ibid. 899 Ibid. 900 Ibid. Le WPFC et l’IPI, il est intéressant de le noter, ont tous deux choisi d’écrire au secrétaire américain à la Défense, William S. Cohen. Ce choix n’est pas anodin. La position tiède de Cohen quant à l’implication militaire des États-Unis dans le processus de pacification de la Bosnie était connue; le WPFC et l’IPI ont probablement cru que Cohen porterait une oreille plus attentive à leurs critiques que d’autres au sein de l’administration Clinton, alors fort impliquée en Bosnie. Voir aussi : WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 901 OHR, « Transcript of the Press Conference ».

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Au sein du Bureau du HR, cette position ne fait d’ailleurs pas l’unanimité902. Dan De Luce, un journaliste américain qui a été correspondant de Reuters à Belgrade pendant le conflit en Bosnie puis chef du bureau de Reuters à Sarajevo après le conflit, a vécu ce débat de l’intérieur. De 1998 à 2000, De Luce est directeur du développement pour les médias au Bureau du HR. Il est en quelque sorte le numéro deux, après Simon Haselock, de l’équipe responsable du développement des politiques en matière de médias au Bureau du HR. De Luce se souvient très bien du débat généré par les critiques du New York Times, de l’IPI et du WPFC. Il est d’ailleurs convaincu que ce débat a été causé par la transmission au New York Times du brouillon du plan du Bureau du HR (à propos de la CIM). Selon De Luce, cette fuite a probablement été orchestrée par un diplomate du département d’État américain qui voulait sonner l’alarme :

« So in the early days, when this idea of this Media Commission would be created, somebody leaked to The New York Times. And it must have been a State Department leak. Someone leaked to The New York Times that there was this commission that was going to be created, that it was a very negative story. […] it was kind of a silly warning that they're going to create this commission, and it suggested that it was quite draconian, and that it would issue licenses, and, you know, basically, kind of have this very heavy-handed approach to the media. And whoever leaked it wanted to get the word out that this is being prepared. So the OHR and Simon Haselock then had to go out and kind of explain, you know: "No, this is not going to be draconian." But it led me to believe that they [Haselock, Watkinson et autres collègues] had not consulted widely enough on this idea, and it did not have a […] very carefully thought out plan about how this commission was going to work.903 »

Si on accepte l’hypothèse de Dan De Luce, le reportage de Philip Shenon cité ci-dessus aurait été aiguillé par un diplomate du département d’État américain préoccupé par les pouvoirs jugés trop étendus de la CIM sur les médias et sur la presse écrite en particulier. Pour appuyer son raisonnement, De Luce, un journaliste cumulant près de 25 ans d’expérience904, explique comment de telles « fuites » sont généralement « orchestrées » dans les capitales occidentales pour transmettre certains messages politiques :

902 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 903 Ibid. 904 En 2015, il travaille comme correspondant pour l’AFP au Pentagone à Washington, D.C..

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« […] in this particular case, the story was written out of Washington, and, you know, it was not coming from The Guardian. It was not coming from Der Spiegel. It was not coming from Le Monde, right, it was an American newspaper, and they were citing un-named U.S. officials. So I mean, it was someone in the administration, you know, most likely the State Department would have been aware of something like this. […] And that's a very established, well-known, very commonplace thing that people do in Western capitals, not just Washington, right? When they see something they're worried about, or don't like, one way is to expose it, and get it out there, and publicize it, and leak it to the media, so that possibly, there's a way to kind of raise alarm, and kill the idea before it goes too far too fast. And it succeeded.905 »

Bien qu’il n’ait pas été possible de confirmer avec le journaliste du New York Times s’il y a eu ou non divulgation du plan du Bureau du HR à propos de la CIM, ce scénario n’est pas irréaliste. Il n’est pas rare, en effet, que des diplomates fournissent des informations ou des documents internes à un média reconnu pour générer des réactions, que cela se fasse de façon anonyme ou publique. En entrevue, l’ex-procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Louise Arbour, a raconté comment elle avait elle-même utilisé cette tactique –– dans son cas de façon publique –– pour faire pression sur le gouvernement français afin que celui-ci ordonne à ses militaires d’arrêter les criminels de guerre dans la zone de l’OTAN qui était sous le contrôle de ses troupes, en Bosnie. Ainsi, lors d’un séjour à Paris en décembre 1997, Arbour a accordé un entretien au journal Le Monde, la veille de sa rencontre avec Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères. Au quotidien, elle a affirmé que « […] les criminels de guerre "se sentent en sécurité absolue" dans la zone de l'OTAN sous contrôle français en Bosnie-Herzégovine906 ». Les propos d’Arbour ont été vivement dénoncés par le gouvernement français907. De même, Wolfgang Petritsch estime

905 Ibid. 906 Selon Arbour, la réception des officiels français, à la suite de la publication de son entrevue dans Le Monde, a été froide : « Oh, non, non, cela avait fait toute une histoire », se remémore Arbour, en ajoutant : « Chacun fait son métier. Moi, je devais mettre de la pression. Il fallait que les choses [l’arrestation des criminels de guerre] se passent. » (Arbour, entrevue téléphonique, 10 juillet 2014.) Pour l’article du quotidien Le Monde, voir : Rémy Ourdan, « Le Tribunal pénal international demande à la France d’arrêter des criminels de guerre en Bosnie », Le Monde [En ligne], Paris, 17 décembre 1997. (Consulté le 3 février 2015) 907 Le lendemain de la rencontre entre Louise Arbour et Hubert Védrine, le Premier ministre d’alors, Lionel Jospin, avait jugé « […] "inacceptables" les "allégations" et les "imputations scandaleuses" de Louise Arbour » (Lionel Jospin, cité par Rémy Ourdan, « La France est "résolue à agir" contre les criminels de guerre en Bosnie », Le Monde [En ligne], Paris, 18 décembre 1997.

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avoir été témoin d’un stratagème similaire à celui décrit par De Luce lorsqu’il était HR en Bosnie. À la fin de son mandat, en mai 2002, un éditorial du New York Times a dénoncé l’imposition par Petritsch d’une loi relative au système de radiodiffusion publique. Selon Petritsch, les propos du New York Times auraient été influencés par un responsable du département d’État américain qui était fort critique de sa politique (nous y reviendrons)908.

Quoi qu’il en soit, le reportage du New York Times à propos de la création de la Commission indépendante des médias (CIM) a suscité des réactions. Tout d’abord, les lettres de protestation du WPFC et de l’IPI ont été envoyées au secrétaire d’État américain à la défense quelques jours seulement après la publication de l’article du New York Times. Les lettres, pour le moins semblables dans leur contenu, reprenaient plusieurs éléments du texte de Philip Shenon. Sans surprise, le reportage du New York Times et les critiques qui ont suivi ont eu un écho rapide au Bureau du HR. De Luce, qui jugeait que ses collègues du Bureau du HR allaient trop loin avec leur plan, se rappelle leurs discussions dans la foulée de ces critiques. Il se remémore en particulier les échanges qui visaient à justifier les pouvoirs de la CIM:

« There was some discussion […] it was arguable that you could justify some of it based on what some of the EU countries do. But anyway, so that was a leak, and that kind of sparked a little discussion. It put OHR [Bureau du HR] on the defensive. And we had to start explaining what we were trying to do. But I think it focused everyone's mind that we had to reflect: okay, what exactly is this commission going to do?909 »

Pour De Luce, la fuite du plan du Bureau du HR à propos de la CIM a provoqué un débat nécessaire entre ses collègues :

« […] actually, it's really good that [the OHR plan for the Commission] got leaked, frankly, because the initial idea for the commission was too much. It was giving it too much authority. And it would not make sense to create something that went beyond what Western European, you know, and U.S. standards would be for their own media regulation. […] we shouldn't impose something that goes beyond the authority that we have in our own countries, bibl.ulaval.ca/WebPages/Document/DocActionPrintSave.aspx?DocActionType=2&SaveFormat=4&DocCont entType=2&ContainerType=3&Sort> (Consulté le 3 février 2015)). 908 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 909 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014.

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you know, if we're trying to promote a democratic development […] we shouldn't be imposing things that are more strict, and more you know, heavier, and more excessive than what we have in our own countries.910 »

De Luce ajoute que sa lecture de ce débat a été probablement influencée par son « point de vue américain » (« my American view »), en laissant entendre qu’il n’était pas entiché de cette politique interventionniste911. Avec le recul, il estime que les critiques du projet du Bureau du HR pour la commission furent bénéfiques à leur réflexion :

« I think it was a totally healthy discussion. It was positive that the international authority in Bosnia had to publicly discuss and defend what it was doing. And it was totally understandable and appropriate that the International Press Institute and groups like that would be raising questions and wanting to get answers about what was planned.912 »

Finalement, l’idée de réglementer la presse écrite, avec l’imposition d’un code de pratique similaire à celui des radiodiffuseurs, est abandonnée : « […] in the end […] we came up with the idea that there would be a softer approach913 ». Une stratégie favorisant l’autoréglementation de la presse écrite sera plutôt mise en place, avec la mise sur pied d’un conseil de presse914. Dusan Babic, chercheur et observateur de la scène médiatique bosnienne depuis de nombreuses années, a aussi confirmé ce changement de cap dans un rapport publié en 2001915.

910 Ibid. 911 Ibid. 912 Ibid. 913 Ibid. 914 Dieter Loraine, un Britannique, joua un rôle clé dans la mise sur pied du conseil de presse bosnien en 2000, en collaboration avec six associations de journalistes bosniens, alors qu’il travaillait au sein de la CIM (Loraine, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012). Cette stratégie d’instaurer un conseil de presse avait été mentionnée dans l’annexe de la déclaration de Madrid du PIC au sujet de la stratégie de réforme des médias à mettre en place : « The Council recognises that journalists' ethics and professional standards are mainly a matter for journalists and calls on the profession in BiH to become actively involved in the establishment of self-regulatory mechanisms. It: –– calls for an evaluation of the possibilities of establishing a Press Complaints Council or similar body which would be composed of journalists and respected citizens in BiH as well as one or more international representatives with legal or media expertise. » (OHR, « PIC Declaration – Annex », in Site de l’OHR [En ligne], Madrid, 16 décembre 1998. (Consulté le 3 février 2015)) 915 Voir Dusan Babic, « Country Report: Bosnia and Herzegovina », 2001, p. 145.

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En somme, les discussions concernant le processus de réforme des médias ne se sont pas limitées aux cercles diplomatiques : le débat sur la création de la CIM en Bosnie a provoqué l’entrée en scène d’acteurs non institutionnels qui ont fait entendre leurs voix. Que ce soit par le reportage du New York Times ou les lettres du WPFC et du IPI, ces acteurs non institutionnels ont non seulement contribué aux discussions, mais ils ont influé sur leur cours. Dan De Luce, qui a été témoin de l’abandon de l’idée d’imposer un code de conduite aux journalistes de la presse écrite, reconnaît l’importance des critiques sur les pouvoirs de la CIM dans les discussions survenues au sein du Bureau du HR. En ce sens, il est essentiel de prêter attention à ces acteurs non institutionnels puisqu’ils véhiculent, comme le font les diplomates, différentes visions quant à la façon d’envisager les rapports d’une société avec les médias, et ce, dans un contexte de pacification et de construction de la paix.

5.1.2 L’approche « américaine » d’acteurs non institutionnels lors du débat sur la CIM, et leurs références juridiques et médiatiques Lors des discussions entourant la réforme de l’espace médiatique bosnien, chaque acteur (qu’il soit un acteur non institutionnel, comme un représentant du WPFC, ou institutionnel, comme un responsable du Bureau du HR) défend une vision qu’il estime propice à l’essor d’une presse indépendante dans un contexte de démocratisation et de construction de la paix (peacebuilding). Dans le débat entourant la création de la CIM, le WPFC et l’IPI semblaient convaincus de l’impact néfaste de la réglementation des médias sur le processus de démocratisation, voire de pacification de la société bosnienne. Selon leur perspective, l’indépendance des médias et la libre circulation de l’information, d’où émanent un bénéfique brassage d’idées, sont des antidotes beaucoup plus puissants à la propagande haineuse que tout mécanisme ou instance de réglementation qui limiterait l’échange d’informations, d’opinions et d’idées, ingrédients essentiels à une saine expérience démocratique916.

Ces idées, nous l’avons vu dans le chapitre 2, rejoignent l’esprit de la théorie libérale de la presse, où la liberté d’expression et la liberté d’opinion sont considérées comme des vertus

916 Comme nous l’avons souligné auparavant, ce courant de pensée s’inscrit dans la lignée des écrits de penseurs libéraux, comme Milton et Mill. Voir Milton; voir aussi Stuart Mill.

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cardinales, et l’État et ses interventions (dans ce cas-ci, le Bureau du HR avec la CIM), souvent perçus avec méfiance parce qu’ils posent des obstacles potentiels au « libre marché des idées917 ». Cette notion de libre marché des idées, à laquelle on se réfère souvent dans la littérature, est attribuée au raisonnement du juge de la Cour suprême des États-Unis, Oliver Wendell Holmes918. Dans un jugement émis en 1919 sur l’affaire Abrams v. United States, le juge Holmes a lancé l’expression qui deviendra célèbre, avançant que le « libre échange d’idées » (« free trade in ideas ») dans un « marché concurrentiel » est le meilleur gage de vérité dans le débat public :

« But when men have realized that time has upset many fighting faiths, they may come to believe even more than they believe the very foundations of their own conduct that the ultimate good desired is better reached by free trade in ideas –– that the best test of truth is the power of the thought to get itself accepted in the competition of the market, and that truth is the only ground upon which their wishes safely can be carried out. That, at any rate, is the theory of our Constitution.919 »

Il est frappant de constater la parenté des propos du juge Holmes avec ceux du philosophe britannique John Stuart Mill. Dans son ouvrage De la liberté, Mill a procédé –– nous l’avons souligné –– à une défense vigoureuse de la « […] liberté de pensée et de discussion » et, par extension, de presse920. Pour Mill, en somme, le contrôle ou la répression de l’opinion sous toutes ses formes, notamment par l’adoption de lois censurant la presse, est contraire à l’épanouissement d’une société921. Car même si le débat démocratique est en soi chaotique, avec ses faussetés, ses approximations, voire ses procédés de désinformation, il est nourri par la confrontation des idées et des opinions, et

917 McQuail, 2005, p. 185. 918 Ibid. Voir aussi Rosenfeld, p. 1534. 919 U.S. Supreme Court, Abrams v. United States – 250 U.S. 616 (1919) [En ligne], 1919, p. 630. (Consulté le 3 février 2015) 920 Le chapitre 2 du livre De la liberté s’intitule justement « De la liberté de pensée et de discussion »; Mill dénonce les tentatives de contrôle de l’opinion publique (Stuart Mill, p. 15-17). 921 Ibid. Mill rejette toute tentative de contrôle et de répression de la presse ou du débat public; dans une note de bas de page au début de son chapitre 2, il dénonce « […] les poursuites du gouvernement contre la presse » survenues en 1858, seulement quelques mois avant la publication de son ouvrage (Stuart Mill, p. 16). Voir aussi Rosenfeld, p. 1534.

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cette confrontation doit être la plus libre possible, d’où la notion de « libre marché des idées922 ». Revoyons Mill à cet égard :

[…] ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur.923

Selon le professeur Michel Rosenfeld, un spécialiste en droit constitutionnel comparé, la tradition juridique américaine a été grandement influencée par la conception « large » de la notion de la liberté d’expression du philosophe924. C’est d’ailleurs le juge Holmes qui aurait, selon Rosenfeld, « importé » cette vision de Mill, depuis « dominante » dans la jurisprudence américaine :

« Mill’s justification for very broad freedom of expression was imported into American constitutional jurisprudence by Justice Oliver Wendell Holmes, and became known as the justification based on the free marketplace of ideas. This justification, which has been dominant in the United States ever since, is premised on the firm belief that truth is more likely to prevail through open discussion (even if such discussion temporarily unwittingly promotes falsehoods) than through any other means bent on eradicating falsehoods outright.925 »

On trouve dans ces observations de Mill et de Holmes les idées sous-jacentes à l’argumentaire employé par le WPFC et l’IPI lors du débat sur la création de la CIM. Comme l’ont fait Mill et Holmes à leur époque, le WPFC et l’IPI ont souligné les vertus d’un débat public (et médiatique) le plus ouvert possible. Ce faisant, ils ont critiqué les initiatives de réglementation des médias du Bureau du HR. Ces ONG jugeaient que ces initiatives nuiraient à la création d’une culture journalistique indépendante en Bosnie, et ce, même s’il était convenu que certains médias bosniens relayaient une propagande incendiaire et haineuse. En somme, pour le WPFC et l’IPI, les discours exacerbant les

922 Ibid. 923 Stuart Mill, p. 16. 924 Rosenfeld, p.1534. 925 Ibid.

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tensions identitaires sont plus efficacement contrés par un débat public vigoureux que par des organismes réglementaires qui l’étoufferaient. À ce sujet, il est utile de nous souvenir que dans la tradition juridique américaine, les limites établies pour déterminer l’acceptabilité de l’expression ou de la diffusion de propos haineux (hate speech) sont plus permissives que dans de nombreux pays européens. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, le jugement de la Cour suprême américaine dans l’affaire Brandenburg v. Ohio en 1969 est éloquent à cet égard. Il a en effet établi que les propos à teneur raciste (envers les Noirs et les juifs926) d’un chef du Ku Klux Klan restaient protégés par la Constitution américaine, entre autres en vertu du premier amendement, s’ils ne représentaient pas une « incitation imminente » à enfreindre la loi927. Dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest ayant adopté des lois sanctionnant les discours incitant autrui à la haine raciale, religieuse ou autre, de tels propos auraient été passibles de sanctions.

En vérité, cette « conception étendue » de la liberté d’expression et la plus grande acceptation de l’expression ou de la diffusion de propos à connotation raciste ou haineuse (à moins que ces propos ne constituent une incitation imminente à commettre des gestes de violence, entre autres) forment certaines des caractéristiques fondamentales de la

926 U.S. Supreme Court, Brandenburg v. Ohio, p. 445. Voici un extrait du jugement où les propos du chef du Ku Klux Klan et de ses compagnons sont décrits : « The prosecution's case rested on the films and on testimony identifying the appellant as the person who communicated with the reporter and who spoke at the rally. The State also introduced into evidence several articles appearing in the film, including a pistol, a rifle, a shotgun, ammunition, a Bible, and a red hood worn by the speaker in the films. One film showed 12 hooded figures, some of whom carried firearms. They were gathered around a large wooden cross, which they burned. No one was present other than the participants and the newsmen who made the film. Most of the words uttered during the scene were incomprehensible when the film was projected, but scattered phrases could be understood that were derogatory of Negroes and, in one instance, of Jews. Another scene on the same film showed the appellant, in Klan regalia, making a speech. The speech, in full, was as follows: "This is an organizers' meeting. We have had quite a few members here today which are — we have hundreds, hundreds of members throughout the State of Ohio. I can quote from a newspaper clipping from the Columbus, Ohio, Dispatch, five weeks ago Sunday morning. The Klan has more members in the State of Ohio than does any other organization. We're not a revengent [sic] organization, but if our President, our Congress, our Supreme Court, continues to suppress the white, Caucasian race, it's possible that there might have to be some revengeance [sic] taken." "We are marching on Congress July the Fourth, four hundred thousand strong. From there, we are dividing into two groups, one group to march on St. Augustine, Florida, the other group to march into Mississippi. Thank you." The second film showed six hooded figures one of whom, later identified as the appellant, repeated a speech very similar to that recorded on the first film. The reference to the possibility of "revengeance" was omitted, and one sentence was added: "Personally, I believe the nigger should be returned to Africa, the Jew returned to Israel." Though some of the figures in the films carried weapons, the speaker did not. » 927 Ibid.

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« perspective américaine » en matière de liberté d’expression, comme le souligne Michel Rosenfeld :

« The current constitutional standard, which draws the line at incitement to violence, was established in the 1969 Brandenburg v. Ohio decision. […] Under the American view, there seems to be a greater likelihood of harm from suppression of hate speech that falls short of incitement to violence than its toleration.928 »

Or, cette perspective n’a pas été uniquement défendue par des acteurs non institutionnels, comme le WPCF et l’IPI, qui sont connus pour leur inclinaison au laisser-faire en matière de réglementation des médias. Des diplomates américains ont également évoqué cette réalité durant les entretiens que nous avons eus avec eux. C’est le cas, notamment, du chef de mission adjoint à l’ambassade des États-Unis à Sarajevo de 2000 à 2003, Christopher Hoh. Ce dernier a d’ailleurs fait un parallèle entre la jurisprudence américaine et la tradition médiatique américaine pour expliquer la plus grande acceptation de la diffusion de propos « offensants, irresponsables ou haineux » dans l’environnement médiatique des États-Unis :

« The practice in the U.S., I think, is to give the media a wider range to print things that could be offensive and irresponsible and hateful because for a long time our jurisprudence was basically: as long as you don't yell fire in a crowded theater…929 »

Hoh paraphrase ici une formule célèbre du juge Holmes, qui avait écrit, dans un autre jugement de la Cour suprême en 1919: « The most stringent protection of free speech would not protect a man in falsely shouting fire in a theatre and causing a panic. »930 Le juge Holmes suggérait ainsi que seul un discours qui « produit » ou dont « l’intention est de produire un danger manifeste et imminent » (« clear and present danger ») n’est pas protégé par le premier amendement et peut être sanctionné931. Même si le juge Holmes n’a pas

928 Rosenfeld, p. 1536 et 1544. 929 Christopher Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013. 930 U.S. Supreme Court, Schenck v. United States – 249 U.S. 47 (1919) [En ligne], 1919, p. 52. (Consulté le 3 février 2015) 931 Ibid., p. 51. Dans le jugement de la Cour suprême Abrams v. United States, le juge Holmes décrit avec plus de précision sa pensée : « I do not doubt for a moment that, by the same reasoning that would justify punishing persuasion to murder, the United States constitutionally may punish speech that produces or is intended to produce a clear and imminent danger that it will bring about forthwith certain substantive evils that the United States constitutionally may seek to prevent. » (U.S. Supreme Court, Abrams v. United States, p. 627.)

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spécifiquement fait référence aux « discours haineux » (« hate speech ») dans le jugement, Rosenfeld suggère que son raisonnement s’appliquait à cette problématique932. En d’autres mots, l’expression ou la diffusion de propos haineux restent protégées par la Constitution américaine à moins que ces propos ne constituent une « incitation imminente » à la violence, soit « a clear and present danger » pour la société933.

932 Voir Rosenfeld, p. 1534. En citant Friedrich Kübler (« How Much Freedom for Racist Speech? Transnational Aspects of a Conflict of Human Rights », Hofstra Law Review, vol. 27, 1998, p. 335 et p. 336), Rosenfeld souligne que « [t]he regulation of hate speech is largely a post World War II phenomenon », comme en font foi l’adoption après la Seconde Guerre guerre mondiale de conventions internationales et de lois dans plusieurs pays interdisant de tels discours; il est donc normal que le juge Holmes n’ait pas fait référence aux mots « discours haineux » en 1919 puisqu’ils étaient peu utilisés à cette époque (Rosenfeld, p. 1525). 933 Ibid, p. 1534. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’adjectif « imminent » prend toute son importance. À cet égard, rappelons-nous le jugement Brandenburg v. Ohio, qui a établi le « standard » pour différencier le plaidoyer (« advocacy), protégé par le premier amendement (et ce, même s’il s’agit d’un plaidoyer faisant par exemple l’apologie de propos haineux à teneur raciste), de l’incitation imminente à enfreindre la loi qui déboucherait, par exemple, sur des actes de violence; voir à ce sujet U.S. Supreme Court, Brandenburg v. Ohio. Voir aussi Schauer, p. 10. Voir enfin Rosenfeld, p. 1536-37. Le professeur de droit Frederick Schauer a bien résumé l’essence de la décision Brandenburg v. Ohio, qui a marqué la jurisprudence américaine : « Some of the American aversion to discriminating against speech because of its point of view, including racist points of view, was spawned when the Supreme Court in 1969 (Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969)) established the still-prevailing test distinguishing permitted advocacy from regulable incitement. Advocacy even of illegal conduct, the Court held, was protected by the First Amendment, and only if that advocacy was explicitly directed to urging "imminent" lawless acts in a context in which such imminent lawless acts were "likely" –– essentially standing in front of an angry mob and verbally leading them to immediate violence –– could be the constraints of the First Amendment be overridden. » (Schauer, p. 10-11). Dans une perspective de droit comparé, le professeur Schauer poursuit son explication sur la portée de la doctrine établie par la Cour suprême américaine : « This doctrine applies to the full range of public political or ideological utterances, but for our purposes what is most important is that the doctrine was created in the context of a case in which Clarence Brandenburg, a local leader of the Ku Klux Klan in southern Ohio, had called for acts of "revengance" against Blacks and Jews. But because Brandenburg’s advocacy fell short of explicitly urging "imminent" unlawful acts in a context in which those unlawful acts were "likely", his speech was held to be constitutionally immune from criminal (and, almost certainly, civil as well ([s]ee Herceg v. Hustler Magazine, Inc., 814 F.2d 1017 (5th Cir. 1987); Olivia N. v. National Broadcasting System Co., 178 Cal. Rptr. 888 (Ct. App. 1981)) punishment. In the context of hate speech, therefore, Brandenburg stands for the proposition that in the United States restrictions on the incitement of racial hatred can only be countenanced under the First Amendment when they are incitements to violent racial hatred, and even then only under the rare circumstances in which the incitements unmistakably call for immediate violent action, and even then only under the most rare still circumstances in which members of the listening audience are in fact likely immediately to act upon the speaker’s suggestion. As should be apparent, therefore, the vast majority of non-American laws prohibiting the incitement to racial hatred would be unconstitutional in the United States, as would be the overwhelming proposition of actual legal actions brought under those laws ([s]ee Nathan Courtney, « British and U.S. Hate Speech Legislation: A Comparison », Brooklyn Journal of International Law, vol. 19, 1993, pp. 727-51). Jean[-Marie] Le Pen could not be sanctioned in the United States, as he was in France, for accusing Jews of exaggerating the Holocaust ([s]ee Debbieann Erickson, « Trampling on Equality – Hate Messages in Public Parades », Gonzaga Law Review, vol. 35, 2000, p. 510), nor could Brigitte Bardot be fined in the United States, as she was in France for crusading against Islam and urging the deportation of those of Arab ethnicity ([s]ee Liza Klaussmann, « Buzz Over Bardot Book », Daily

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Lorsque nous avons demandé au diplomate américain Christopher Hoh de développer sa pensée sur cette citation du juge Holmes, il la résuma ainsi :

« […] that was a classical definition in U.S. law based on a Supreme Court decision that basically said: free speech, you can say whatever you want as long as you don't do something like yelling fire in a crowded theater; [thus] creating a stampede and people could get hurt. But you can say very hateful things, you can say things that are untrue.934 »

Un peu plus tard dans l’entretien, Hoh ajouta : « The point is that we take a different view, I think, than many Europeans and it reflects our industry and [the] personality of the [U.S.] society »935. À l’instar de Simon Haselock ainsi que d’autres responsables américains et européens à qui nous avons parlé, Hoh convient du rôle joué par la conjoncture historique dans la définition des normes qu’une société (ou un ensemble de pays) se donne pour régir la conversation publique à laquelle participent les médias936.

En somme, la culture médiatique américaine, avec sa faible culture d’autoréglementation de la presse, nourrie, entre autres, par une culture juridique qui a proposé une interprétation stricte du premier amendement et qui se distingue des autres démocraties occidentales par une plus grande acceptation des discours haineux, est celle qui se rapproche le plus de la philosophie défendue par des acteurs non institutionnels, comme le WPFC et l’IPI937. De fait, ces deux ONG se sont inscrites dans l’esprit de certaines des caractéristiques clés de notre idéal-type « approche américaine », que ce soit la méfiance envers l’État et ses interventions, la tendance au laisser-faire, la faible disposition à réglementer la presse, et une plus grande tolérance à l’expression et à la diffusion de propos haineux dans le débat public.

Variety, Hollywood, 15 mai 2003, p. 14; Maite Seligman, « France’s B.B. Gun: Still shooting from the Lip », Washington Post, Washington, 6 septembre 2003, p. C1). » (Schauer, p. 10-11.) 934 Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013. 935 Ibid. 936 Christians, Glasser, McQuail et coll., p. 19-22. 937 Downing, p. 175. Voir aussi : Hallin et Mancini, p. 283; Rosenfeld, p. 1534-1544.

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5.1.3 L’approche « ouest-européenne » du Bureau du HR lors du débat sur la CIM, et les références juridiques et médiatiques de ses responsables Après avoir analysé la position d’acteurs non institutionnels comme le WPFC et l’IPI durant le débat sur la CIM, il nous apparaît important d’examiner celle du Bureau du HR durant le mandat du Britannique Simon Haselock. De 1998 à 2000, Haselock fut HR adjoint aux questions liées aux médias. Durant cette période, l’équipe responsable de la question de la réforme des médias au Bureau du HR se résumait à quelques personnes, incluant Simon Haselock, qui la dirigeait et qui était secondé par Dan De Luce ainsi que par des consultants externes, dont John Watkinson (un avocat britannique embauché par le Bureau du HR pour mettre sur pied la CIM), et des employés locaux938. En tant que HR adjoint aux questions liées aux médias, Haselock a joué un rôle particulièrement important. Selon plusieurs intervenants, cet ancien porte-parole de l’OTAN a été l’un des principaux architectes de la stratégie de réforme des médias en Bosnie. Son point de vue (et celui de collègues comme John Watkinson) mérite donc d’être pris en considération si nous voulons jeter un éclairage sur « la façon de faire européenne » (« the European way », comme Haselock le suggère) pour assurer la réglementation des médias dans un contexte médiatique et politique instable comme celui de la Bosnie après le conflit939.

Nous avons souligné plus haut que l’équipe responsable de la réforme des médias au Bureau du HR, dirigée par Simon Haselock, avait proposé une politique de réglementation des médias interventionniste, avec la création de la CIM, ce qui avait suscité des critiques. En abordant cette question avec Simon Haselock, nous avons constaté que celui-ci était convaincu de la pertinence d’inscrire ses interventions dans une perspective historique qui s’inspirait de l’environnement médiatique et juridique européen. Durant son séjour en Bosnie, Haselock avait d’ailleurs souligné l’importance du contexte historique européen à des collègues américains impliqués dans la réforme des médias bosniens, dont des représentants d’ONG de défense de la presse :

« My point to the Americans was that the Balkans are in Europe and not in the States, and they have a different tradition, I mean, a trajectory of hate speech and violence, war, and the history of the Balkans is akin to Europe, not to

938 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 939 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012.

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America. The history that manufactures and makes the way that –– hate speech is a much, much more dangerous thing in a place where Nazi atrocities took place, where you had the Ustasha940, where you had the effects of Goebbels941. You cannot abstract history from a place.942 »

Pour Haselock, en fait, l’histoire des Balkans est parente de celle de nombreux pays européens qui ont été affectés par des violences identitaires à un moment ou l’autre de leur histoire943. Dans ce contexte, il estime que la diffusion des discours haineux prend une tout autre dimension. De fait, les grands conflits du XXe siècle, en particulier l’expérience nazie, ont causé de véritables traumatismes qui ont été pris en compte par des générations de politiciens et de juristes européens. En comparaison, Haselock avance que la société américaine a été épargnée dans son développement démocratique par les conflits à grande échelle sur son territoire, à l’exception de la guerre de Sécession (1861-1865)944. En ce sens, il suggère que le contexte historique influe sur la perception qu’une société a du danger posé par la diffusion de discours haineux (en particulier par l’intermédiaire de médias propagandistes)945. Il faut donc aborder la question médiatique tout en ayant à l’esprit les conflits identitaires qui ont ravagé l’Europe et les Balkans au XXe siècle946.

940 Les Oustachis furent les membres d’une organisation fasciste croate créée en 1929 par Ante Pavelic; ils visaient notamment le regroupement des Croates dans un même territoire (Jean Bérenger, « Oustachis », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015); Le Larousse, « Oustachis », in Le Larousse [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015); Encyclopædia Britannica, « Ante Pavelic », in Encyclopædia Britannica [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015). Pendant l’occupation de la Yougoslavie par les troupes allemandes (1941-1945), Pavelic a dirigé un régime collaborationniste oustachi responsable du meurtre d’une centaine de milliers de personnes (les estimations varient), principalement des Serbes, des Juifs, des Tsiganes et des dissidents politiques (BBC, « Balkan "Auschwitz" Haunts Croatia », in Site de BBC News [En ligne], 2005. (Consulté le 3 février 2015); Bérenger; Le Larousse; Encyclopædia Britannica). Au début des années 1990, les dirigeants nationalistes serbes et les médias sous l’influence de Milosevic ont exploité les crimes commis par les Oustachis pour attiser la peur et enflammer le sentiment nationaliste des Serbes de la région (ibid.). 941 Joseph Goebbels fut le ministre de la Propagande sous le régime nazi, de 1933 à 1945. 942 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 943 Ibid. 944 Ibid. 945 Ibid. 946 Ibid.

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La spécificité du contexte européen éclaire également l’interprétation du droit à la liberté d’expression dans un texte central comme la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) :

« […] you have […] to say to the Americans that the circumstances in Europe are very different. If you look at […] the European Convention [on Human Rights] […] when it talks about freedom of expression […] [it] doesn’t say that freedom of expression is an absolute right. It says that everybody has the right to freedom of speech but then it brings with it duties and responsibilities. That’s the specific language. Then it specifies what [are] those duties and responsibilities and it specifies the circumstances by which freedom of expression can be curtailed […] The reason why that is important [is] because […] the Balkans is part of the area looked at by the European court so it’s European law that applies.947 »

Le dernier point soulevé par Haselock est important. Il nous rappelle que les États des Balkans sont liés par la CEDH puisque « sa ratification est une condition indispensable » pour joindre le Conseil de l’Europe948. Le Conseil de l’Europe, précisons-le, n’est pas une institution de l’Union européenne (UE) et il ne doit pas être confondu avec ses instances (le Conseil de l’UE949 et le Conseil européen950). De fait, le Conseil de l’Europe a été fondé en 1949 par 10 États d’Europe occidentale (Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Suède et Royaume-Uni)951. Cette organisation avait à l’origine un objectif ambitieux, celui d’unir le « continent dans son entier » pour favoriser la paix et la coopération en Europe après l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale952. Après s’être longtemps confiné aux États d’Europe de l’Ouest, le Conseil de l’Europe s’est

947 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. Voir aussi : Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales », p. 5. 948 Conseil de l’Europe, « Une Convention pour protéger vos droits et libertés », in Site du Conseil de l’Europe [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 949 « Le Conseil de l’Union européenne […] est l'instance où se réunissent les ministres des gouvernements de chaque pays membre de l'UE [28 pays membres en 2014] pour adopter des actes législatifs et coordonner les politiques. » (UE, « Conseil de l’Union européenne », in Site de l’UE [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015)) 950 Le Conseil européen « […] est aussi une institution de l'UE réunissant les chefs d'État et de gouvernement, environ quatre fois par an, pour débattre des priorités politiques de l'Union » (ibid.). 951 Conseil de l’Europe, « Statut du Conseil de l’Europe », in Site du Conseil de l’Europe [En ligne], 1949. (Consulté le 3 février 2015) 952 Birte Wassenberg, « Résumé de "Histoire du Conseil de l’Europe" », in Conseil de l’Europe, Site du Conseil de l’Europe – Librairie en ligne [En ligne], 2013. (Consulté le 3 février 2015)

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considérablement élargi au lendemain de la Guerre froide, en incluant, notamment, les États d’Europe de l’Est et des Balkans (sauf le Kosovo)953. La Croatie, par exemple, a adhéré au Conseil de l’Europe en 1996, alors que la Bosnie-Herzégovine l’a fait en 2002, et la Serbie, en 2003954. Au total, en 2015, 47 pays sont membres du Conseil de l’Europe, dont 28 font aussi partie de l’UE955.

Cette présentation du Conseil de l’Europe nous amène inévitablement à parler de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)956. Il importe de s’y attarder puisque Simon Haselock, qui menait le processus de réforme des médias sous le HR Westendorp, l’a mentionnée à quelques reprises pour distinguer la perspective européenne de l’américaine957. Cela dit, avant de pousser plus avant ce sujet, mentionnons que la CEDH est sans contredit l’un des traités les plus importants adoptés par le Conseil de l’Europe. Signée à Rome en 1950 par 12 États membres du Conseil de l’Europe, la CEDH a en effet été:

[…] le premier instrument concrétisant et rendant contraignants certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle est aussi le premier traité à avoir créé, en 1959, une juridiction supranationale, la Cour européenne des droits de l’homme, pour assurer le respect des engagements des États parties. Avec ce système, une étape historique a été franchie dans l’évolution du droit international. En acceptant d’être condamnés par une juridiction supranationale, les États souverains ont reconnu de facto que

953 Ibid. Il est intéressant de noter que le PIC a reconnu, lors de sa conférence à Madrid en 1998, le rôle du Conseil de l’Europe dans l’élaboration de loi sur les médias : « The Council supports the role of the IMC, together with the Council of Europe, in shaping media legislation in BiH, including the review of existing legislation, in full consultation with media professionals, with the aim of upholding and protecting media freedom and the public's right to know. » (OHR, « PIC Declaration – Annex », Madrid, 16 décembre 1998). 954 Conseil de l’Europe, « Information sur les pays », in Site du Conseil de l’Europe [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 955 Ibid. La Russie et la Turquie sont aussi membres du Conseil de l’Europe, puisqu’une partie de leur territoire est située sur le continent européen (ibid.). L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, situés dans le Caucase, sont également membres (ibid.). Pour une référence sur la superficie du continent européen, voir : William. H. Berentsen, « Europe », in Encyclopædia Britannica [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 956 La CEDH est aussi appelée « Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». 957 Council of Europe, Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms and Protocol [En ligne] 1950, p. 5. (Consulté le 19 février 2015)

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les droits de l’homme prenaient le dessus sur les législations et pratiques nationales.958

Les États ayant ratifié la CEDH, dont la plupart des pays des Balkans, sont donc sous la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme et ils ont l’obligation d’appliquer ses décisions, voire de modifier leur législation pour se conformer à celles-ci959. C’est de cette réalité que Haselock parle lorsqu’il souligne : « […] the Balkans is part of the area looked at by the European court so it’s European law that applies.960 »

En poursuivant son raisonnement, l’ex-HR adjoint aux questions liées aux médias en Bosnie suggère que la « façon de faire européenne » (« the European way ») pour réglementer les médias lui semble plus appropriée dans un contexte politique instable, où des propos incitant la population à la haine peuvent être relayés par les médias :

« The reason why the European way is more appropriate is not simply because it’s European, but because the European way was forged in a crucible of war and violence where the U.S. system has not been […] when people say: "you obviously studied the reconstruction of Germany and Japan", I didn’t, but essentially European law on freedom of expression is born out of that, is born out of the post-Second World War experience. And as such, it recognizes that you need a liberal media to act as the fourth estate of democracy and I believe firmly in that. But I also believe in Article 10, which says that there are circumstances where the protection of society and individuals also needs to have a regulatory structure.961 »

Il est intéressant de noter que Haselock se réfère à nouveau à la CEDH, et en particulier à son article 10, pour marquer les différences entre les perspectives américaine et européenne en matière d’interprétation du droit à la liberté d’expression. L’article 10, rappelons-nous, précise d’une part que « [t]oute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations

958 Conseil de l’Europe, « La Convention en 1950 », in Site du Conseil de l’Europe [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 959 Conseil de l’Europe, « Information sur les pays ». Par ailleurs, il semble que « [l]'Union européenne s'apprête à signer la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui créera un espace juridique européen commun pour plus de 820 millions de citoyens » (Conseil de l’Europe, « Le Conseil de l’Europe en bref », in Site du Conseil de l’Europe [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015)). 960 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 961 Ibid.

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ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.962 » Or, le second paragraphe de l’article 10 souligne que « l’exercice de ces libertés », sur lesquelles se fonde, notamment, la pratique d’un journalisme critique et indépendant, n’est pas absolu (comme le soulignait Haselock) et qu’il comporte « des devoirs et des responsabilités » :

L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.963

Pour les responsables européens du Bureau du HR, l’idée que la liberté d'expression, et les autres libertés qui lui sont associées, puisse être soumise à « […] des restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires […] à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime […] » prenait tout son sens964., Il s’agissait de la stratégie à adopter dans une société instable comme la Bosnie, où des médias propageaient un contenu incendiaire et haineux dans les premières années du processus de reconstruction. C’est du moins la logique que Haselock défend lorsqu’il souligne l’importance de prendre en considération le contexte historique et juridique européen (dont l’article 10 de la CEDH) pour réfléchir aux mécanismes de réglementation de la presse. C’est aussi l’argumentaire de son collègue britannique John Watkinson lorsqu’il déclare, à propos des objectifs sous-tendant la création de la CIM :

« Our aim therefore is to provide a ring in which there may be a liberal, open form of journalism. But to say that, within that ring, there will be a referee or regulator who will pass judgments as to whether there are excesses which are contrary to the interests of the media and the people of this country. When those [excesses] take place, then there will be intervention […] if it has to be exercised, then it will be exercised so as to protect the interest, not only of the

962 Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales », p. 5. 963 Ibid. 964 Ibid.

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journalistic profession but, more importantly, the people of this country, in particular in controlling any incitement towards violence.965

Haselock, comme Watkinson, ne voit donc pas de problème à ce qu’il y ait une instance réglementaire (la CIM) qui surveille l’espace médiatique bosnien afin d’intervenir et d’imposer, si nécessaire, des restrictions pour contenir les « excès » des médias. Cette instance devenait ainsi l’« arbitre » veillant, de façon indépendante, au bon déroulement du débat public au sein des médias et de la société en général, en particulier pour empêcher « toute incitation à la violence », comme le souligne Watkinson966.

Bien évidemment, en évoquant ce système de réglementation des médias qu’ils souhaitent implanter, Haselock et Watkinson répètent que la CIM sera administrée par des professionnels, et restera indépendante de toute interférence politique967. Ils soulignent également que le fonctionnement et les pouvoirs de réglementation de cette instance refléteront les « standards internationaux » et « européens » en la matière968. Pourtant, ce sont justement ces standards et pouvoirs (de la CIM) mis de l’avant par le Bureau du HR que des organisations comme l’IPI et le WPFC jugent excessifs. Pour ces acteurs non institutionnels du débat sur la réforme des médias en Bosnie, ce degré de réglementation serré est contraire, d’une part, à l’instauration d’un journalisme critique et indépendant et, d’autre part, à un débat sociétal ouvert et démocratique, même si celui-ci comprend des discours « répugnants », pour reprendre le terme du président du WPFC969. Voilà pourquoi le WPFC a interpellé les États-Unis (« the freest nation on Earth »), durant le débat sur la CIM, pour qu’ils défendent en Bosnie l’esprit du premier amendement de la Déclaration des droits des États-Unis (Bill of Rights), qui stipule que « le Congrès ne fera aucune loi […] restreignant la liberté d’expression et de presse970 ». Voilà aussi pourquoi le WPFC a invité le gouvernement américain (et ses diplomates) à contrer la propagande incendiaire et

965 Watkinson cité dans OHR, « Transcript of the Press Conference », 8 mai 1998. 966 Ibid. 967 OHR, « Transcript of the Press Conference », 8 mai 1998. 968 Ibid. 969 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 970 Ibid. Voir aussi Cornu, p. 76.

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haineuse avec « […] more, not less, free press and free speech971 ». C’est ainsi que ces acteurs non institutionnels du débat sur la réforme des médias en Bosnie se sont inscrits dans l’esprit de ce que nous avons nommé l’approche américaine, une philosophie d’intervention plus encline au laisser-faire et plus permissive, par sa tradition de tolérance, aux excès dans le débat public. À l’inverse, des responsables du Bureau du HR, en particulier Haselock et Watkinson, se sont davantage inscrits dans l’esprit de l’approche ouest-européenne, compte tenu de leur disposition à réglementer de façon plus serrée la liberté d’expression et de presse pour empêcher notamment la publication ou la diffusion de propos haineux par les médias.

5.2 Le débat sur la réforme du secteur de la radiodiffusion publique en Bosnie Nous avons terminé notre analyse du débat entourant la réglementation des médias en Bosnie. Notre attention se portera maintenant sur le projet de créer un système de radiodiffusion publique en Bosnie, une initiative qui a provoqué des divergences entre les responsables du Bureau du HR et la diplomatie américaine. L’étude de cet enjeu se fera, dans un premier temps, par l’analyse des discussions entourant le financement de la station OBN. Il est important de s’attarder à ces tractations, puisqu’elles sont annonciatrices du débat houleux qui opposera le Bureau du HR à la diplomatie américaine lors de la transformation des radiotélévisions d’État en radiotélévisions publiques. Ensuite, nous examinerons la réforme du système de la radiodiffusion en nous intéressant à la vision des HR Carlos Westendorp et Wolfgang Petritsch. Nous nous pencherons ensuite sur les réactions suscitées par la politique proradiodiffusion publique du HR Petritsch au sein de la diplomatie américaine. Nous conclurons cette section en analysant les divergences de points de vue entre les responsables du Bureau du HR et l’ambassade américaine concernant le financement à accorder aux radiodiffuseurs publics.

5.2.1 L’Open Broadcast Network (OBN), les discussions sur l’établissement d’un service public de radiodiffusion et les inquiétudes américaines La création de l’Open Broadcast Network (OBN), originellement appelé TV-IN, fut une initiative importante du processus de réforme des médias bosniens. Cette station de

971 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ».

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télévision, de nature commerciale, est créée par le Bureau du HR et lancée quelques jours avant les élections de septembre 1996 afin de contrer l’influence des médias à la solde des partis nationalistes972. Durant les premières années de son existence, elle est soutenue financièrement par plusieurs gouvernements étrangers impliqués dans la reconstruction de la Bosnie. Ce financement de la communauté internationale se veut transitoire, l’objectif ultime étant l’autonomie financière de la station privée973.

Il nous apparaît important d’examiner les tractations entourant la création et le financement d’OBN : elles révèlent en effet les visions distinctes des acteurs impliqués dans les débuts du processus de réforme du secteur de la radiodiffusion en Bosnie. Nous constaterons, d’une part, l’évolution de la position du Bureau du HR, qui voit d’abord en OBN une alternative possible aux télévisions sous l’influence des partis nationalistes dans les zones bosniaque, croate et serbe974. Or, devant les difficultés d’OBN, le Bureau du HR, avec l’appui du PIC, entame en 1998 une réforme du secteur de la radiodiffusion afin d’implanter un service public pour l’ensemble de la Bosnie. Ce changement de cap inquiète alors des diplomates américains qui craignent de voir le financement d’OBN souffrir de ce projet. Cela dit, il convient d’examiner d’abord les circonstances entourant le lancement d’OBN et les discussions suscitées par cette initiative.

OBN est lancé en septembre 1996, quelques semaines après l’entrée en ondes, en juillet 1996, de Radio FERN (Free Elections Radio Network), une station de radio créée par l’OSCE avec le soutien de la coopération suisse975. À eux deux, ces médias accaparent une part importante des ressources allouées aux projets visant à transformer la scène de la

972 L’OBN fut l’un des seuls projets à avoir été implanté activement par le Bureau du HR. Comme nous l’avons expliqué plus haut, le Bureau du HR n’était pas une agence de mise en œuvre de projets; il établissait plutôt les politiques à suivre et les réformes à implanter, en coordonnant les différents acteurs, sur le terrain et dans les différentes capitales des pays membres du PIC qui étaient actifs en Bosnie-Herzégovine (voir Michael Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014). 973 Ibid. 974 Rappelons-nous que les infrastructures du radiodiffuseur d’État de l’ancienne République de Bosnie, Télévision Sarajevo, ont été saisies par les forces militaires à la solde des partis nationalistes, qui ont créé leur propre radiodiffuseur durant le conflit (Kurspahic, p. 96-101; M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 214-215). 975 Selon le Dr Regan McCarthy, directrice pour le département des questions relatives aux médias de l’OSCE en Bosnie de 1998 à 2001, l’OSCE et le Bureau du HR ont conclu une « entente de travail » en 1998 selon laquelle l’OSCE s’occuperait de « la presse radiophonique et écrite », et le Bureau du HR, du secteur de la télévision, dans un esprit collaboratif (McCarthy, entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014).

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radiodiffusion en Bosnie dans les premières années de la reconstruction du pays976. Ces initiatives visent à offrir une programmation et une information de qualité afin de contrer la désinformation relayée par les médias propagandistes, tout en promouvant le développement d’une presse critique977. Or, si Radio FERN se démarque pour la qualité de son information et est finalement intégrée au service public de radiodiffusion au début des années 2000, OBN éprouve des difficultés et ne réussit pas à trouver son créneau sur la scène médiatique bosnienne978. De fait, la station ne s’imposera jamais comme la télévision commerciale, professionnelle et inclusive qu’envisage le Bureau du HR sous le règne de Carl Bildt979. Après des investissements atteignant entre 20 et 30 millions de dollars de 1996 à 2000, les bailleurs internationaux cesseront finalement de financer la station de télévision, qui sera vendue à des intérêts privés en 2003980.

Au-delà des difficultés d’OBN, il est intéressant de s’attarder aux discussions entourant l’établissement de cette station. Selon Michael Maclay, le conseiller spécial et porte-parole principal du HR Bildt (il a aussi travaillé sous le HR Westendorp au début de son mandat), l’idée de créer OBN découlait de ses discussions avec John Fox, qu’il qualifie de « very powerful former U.S. diplomat981 ». Après avoir œuvré comme spécialiste des Balkans et de l’Europe de l’Est au département d’État de 1989 à 1993, John Fox a travaillé pour

976 M. Thompson et De Luce, p. 227. 977 Ibid. 978 Ibid. 979 Voir Vladimir Bratic, Susan Dente Ross et Hyeonjin Kang-Graham, « Bosnia’s Open Broadcast Network: A Brief But Illustrative Foray Into Peace Journalism Practice », Global Media Journal [En ligne], vol. 7, no 3, automne 2008. (Consulté le 3 février 2015) 980 Ibid. Voir aussi : M. Thompson et De Luce, p. 227; Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 981 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. Le journaliste bosnien Boro Kontic est un autre témoin des discussions entourant la création d’OBN en 1996. Son analyse diffère de celle de Maclay. Selon Kontic, l’idée de fonder OBN provenait probablement de George Soros ou de son entourage (Boro Kontic, entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014). Soros est un spécialiste de la finance et un philanthrope qui a fondé l’Open Society Institute (maintenant appelé The Open Society Foundations) en 1979, une organisation visant à faciliter la transition démocratique de sociétés au passé autocratique; elle intervient dans de nombreux domaines, et l’un de ses programmes promeut le journalisme indépendant (Open Society Foundations, « About Us », in Site de Open Society Foundations [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015)). Malheureusement, il n’a pas été possible de joindre John Fox.

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l’Open Society Institute982, entre autres en Bosnie-Herzégovine à la suite du conflit qui a pris fin en 1995. Lors de ses discussions avec Maclay, Fox aurait suggéré de créer une station de télévision qui toucherait la population bosnienne en utilisant des connexions satellites par l’intermédiaire de stations locales983. Maclay, qui souhaite éviter la dispersion dans les initiatives de soutien aux médias, est enthousiasmé par ce projet de télévision visant à offrir une couverture journalistique équilibrée et professionnelle à toute la Bosnie984. Pour atteindre ce but, Fox et Maclay identifient cinq stations locales qui devront travailler conjointement sous l’égide de l’OBN985. Maclay résume ainsi le projet :

« We saw the five [stations] as a sort of potential federation that would run joint programs, and would work together. And they had some local programming, but we would try and get them international programming to put bums on seats, and create a news service that would operate according to the highest standards. That was the vision.986 »

Michael Maclay travaille ainsi sur le concept d’OBN « en étroite collaboration » (« very closely ») avec John Fox987. Cependant, dans les mois suivants le lancement d’OBN, en septembre 1996, la station connaît de nombreux problèmes, à la fois politiques et techniques, en raison, notamment, des résistances des politiciens locaux et du coût prohibitif des connexions satellites988. De plus, l’audience d’OBN est faible, et l’influence de la station est donc négligeable, en partie parce qu’on juge que l’initiative a été imposée de l’extérieur, par le Bureau du HR989. Les doutes quant à la pertinence et à la pérennité

982 Voir la note précédente pour plus d’information sur cette ONG. 983 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 984 Ibid. Voir aussi Kontic, entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014. 985 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 986 Ibid. 987 Ibid. 988 International Crisis Group, Media in Bosnia and Herzegovina: How can international support be more effective, p. 13-15. La résistance des politiciens locaux aux réformes du Bureau du HR était une quasi constante, puisque ces réformes menaçaient souvent leurs pouvoirs et privilèges. De nombreux intervenants, ayant œuvré au sein du Bureau du HR ou ailleurs, ont témoigné en ce sens. 989 Ibid.

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d’OBN s’installent ainsi dans l’esprit des bailleurs internationaux, en particulier européens990.

Dans les premiers mois de 1996, Boro Kontic, un journaliste bosnien qui dirige le centre Mediacentar à Sarajevo991, travaillait également pour l’Open Society Fund en Bosnie avec d’autres collègues992. Ils sont alors consultés par une équipe de l’Open Society Institute à propos du projet de créer la station OBN (alors appelée TV-IN)993. Au lieu d’encourager l’Institut dans cette voie, Kontic lui propose plutôt d’utiliser l’argent disponible afin d’instaurer un véritable service de radiodiffusion publique en Bosnie, en tablant notamment sur les structures et les ressources des radiodiffuseurs existants dans les zones bosniaque, croate et serbe (ces radiodiffuseurs, souvenons-nous s’étaient construits au début du conflit sur les vestiges de l’ancien radiodiffuseur d’État, Radiotélévision Sarajevo) : « We said for that money you could reconstruct the complete state TV and [make it] public […]994». Mais l’équipe de l’Open Society Institute était fort réticente, selon Kontic, à l’idée d’intégrer ces stations dans un service de radiotélévision publique indépendante : « […] they [wanted] to make something completely different.995 »

Au bureau du HR, Simon Haselock a aussi l’occasion de discuter avec John Fox à cette époque. Selon lui, Fox était très réticent, à l’instar de ses collègues de l’Open Society Institute (OSI), à l’idée d’injecter toute somme d’argent dans un service de radiodiffusion public, d’où leur intérêt à créer OBN, une station commerciale:

« He was very active and quite antagonistic […] he was against this whole public service idea […] he did a lot of lobbying behind the scenes back in America […] This was about the notion of what he considered to be state run

990 Bureau for Policy and Program Coordination, « Assessment of USAID Media in Bosnia and Herzegovina, 1996-2002 », PPC Evaluation Working Paper [En ligne], no 6, septembre 2003, p. 4-5. (Consulté le 3 février 2015) 991 Mediacentar est un centre basé à Sarajevo qui soutient le journalisme indépendant et professionnel; il a été créé en 1995 avec le financement de la fondation de George Soros (Mediacentar_online, « About Mediacentar », in Site de Mediacentar [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015)). 992 Kontic, entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014. 993 Ibid. 994 Ibid. 995 Ibid.

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media. So, in other words, this is the American purist view that anything that has state money in it is by definition bad. I’m not laughing. I mean that is essentially –– that is sort of a maximalist American view [that] nothing should be run with state money. Institutions that are supported by government money are bad and it restricts their ability to operate independently. […] they believe that commerce is everything. So, everything has to be privately run on a commercial basis and the free market will manage it, [without] any state intervention.996 »

Après la visite de l’OSI au Mediacentar, Boro Kontic et ses collègues ont transmis une note à son fondateur, le milliardaire George Soros, pour se plaindre du fait que l’équipe de l’OSI envoyée à Sarajevo n’avait pas pris suffisamment en considération leur opposition à la création d’OBN : « […] we sent him a message that [his] people didn’t listen and we [thought] that they [were] going to do something which is completely wrong.997». Finalement, après avoir soutenu activement le projet, l’OSI s’est retiré du projet quelque temps après, annulant du même coup sa promesse de contribution de 3 millions de dollars pour lancer la station commerciale998. Ce manque à gagner (3 millions des 18 millions de dollars budgétés) a forcé le Bureau du HR à s’en remettre aux contributions gouvernementales, dont celles de la Commission européenne et des États-Unis, comme l’explique Michael Maclay : « […] we were then very strongly dependent on the European Commission, on USAID, and the Swedes, the Japanese, and the British, as I recall.999 »

Comme l’illustrent les propos de Maclay, le Bureau du HR fait à l’époque tout son possible pour assurer le lancement d’OBN, malgré les problèmes de financement rencontrés. Le Bureau poursuit cette stratégie en sachant très bien qu’OBN sera en concurrence directe avec les radiodiffuseurs sous l’influence des différents partis nationalistes, dont RTV BiH, qui est proche du parti bosniaque d’Alija Izetbegovic1000. Selon Dan De Luce, cette situation a suscité des tensions avec les responsables d’Eurovision1001. Eurovision, précisons-le, est une entité de l’Union européenne de Radio-Télévision (European

996 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 997 Kontic, entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014. 998 Maclay, entrevue téléphonique (joint à Londres), 3 juin 2014. 999 Ibid. 1000 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1001 Ibid.

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Broadcasting Union, en anglais), une organisation qui regroupe et défend les intérêts de ses membres, des radiodiffuseurs publics établis dans 56 pays, essentiellement en Europe, mais aussi en Afrique et au Moyen-Orient1002. L’organisme joue un rôle important dans le paysage télévisuel européen, en particulier parce qu’il a la responsabilité de négocier pour ses membres les droits de transmission et de couverture d’événements sportifs populaires, dont la Coupe du monde de football, le Championnat européen de football ou le Tour de France, pour n’en nommer que quelques-uns1003. Or, selon Dan De Luce, les responsables d’Eurovision avaient développé un partenariat avec leurs collègues de la RTV BiH à Sarajevo, en discutant notamment des droits de diffusion d’événements sportifs1004. Cette collaboration est mal vue par le Bureau du HR, étant donné que RTV BiH est alors sous l’influence des dirigeants du SDA (le parti bosniaque d’Alija Izetbegovic)1005. Ainsi, la posture du Bureau du HR qui, d’une part, soutient activement OBN et, d’autre part, critique son concurrent principal, aurait indisposé les responsables d’Eurovision, explique De Luce :

« […] here we are [au Bureau du HR] promoting OBN, and Eurovision is saying: "Hold on." So, there was a conflict where the OHR is trying to tell Eurovision, you know, don’t just give your coverage and rights to Sarajevo television [devenue RTV BiH] for these events. You know, you need to […] understand it. It’s [RTV BiH] very politically controlled and it’s not as wonderful as you think it is and so on and so forth.1006 »

Les responsables d’Eurovision ne sont apparemment pas les seuls à être importunés par la position du Bureau du HR. Selon De Luce, certains gouvernements européens impliqués dans la reconstruction de la Bosnie sont malheureux à l’idée qu’OBN concurrence RTV BiH, puisque ses patrons politiques (les dirigeants du SDA) sont perçus comme les « victimes de la guerre » :

1002 UER, « À propos », in Site de l’UER [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 1003 UER, « Droits sportifs », in Site de l’UER [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015) 1004 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1005 Ibid. 1006 Ibid.

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« […] OBN really ended up competing the most with the Bosnian/Muslim television in Sarajevo. And some of the European governments were unhappy with this and confused by it, because they saw the Bosnian Muslims and SDA [as] the victims of the war […].1007 »

Fait important, ce questionnement concernant OBN s’accentue en 1998, lorsque le Bureau du HR entame des négociations pour réformer RTV BiH et créer un service de radiodiffusion publique en Bosnie1008. Ces négociations entre le Bureau du HR et les principaux dirigeants de la scène politique bosnienne débouchent, le 10 juin 1998, sur l’entente intitulée Memorandum of Understanding on the Restructuring of RTV BiH1009. L’entente est conclue entre les membres de la présidence collégiale de la Bosnie, le HR Westendorp et le président du syndicat des employés de RTV BiH1010. Elle vise notamment à dépolitiser RTV BiH en transformant sa gouvernance, pour éventuellement faire de ce radiodiffuseur d’État une véritable radiotélévision publique indépendante1011. À peu près au même moment (le 9 juin 1998), les membres du Comité directeur du PIC, réunis au Luxembourg, appuient le HR Westendorp dans son plan de restructuration de RTV BiH. Le PIC demande aussi au HR Westendorp « […] to follow through on plans to establish a countrywide public broadcasting system with the cooperation of both SRT and RTV BiH », (SRT et RTV BiH — créées à partir des infrastructures de Radiotélévision Sarajevo au début du conflit en 1992 — sont les radiodiffuseurs les plus importants à cette époque dans l’entité serbe et la Fédération croato-bosniaque)1012. Six mois plus tard, lors d’une conférence à Madrid, le PIC confirme son appui à la réforme du secteur de la radiodiffusion par le HR Westendorp, appelant les bailleurs internationaux à appuyer le Bureau du HR dans cette entreprise : « […] The Council believes that a robust public broadcasting sector is an important element of democratic development. It calls for donor governments to

1007 Ibid. 1008 Ibid. 1009 OHR, « Memorandum of Understanding on the Restructuring of RTV BiH, 10 June 1998 », in Site de l’OHR [En ligne], 1998. (Consulté le 3 février 2015) 1010 Ibid. 1011 Ibid. 1012 OHR, « PIC Luxembourg Declaration », in Site de l’OHR [En ligne], 9 juin 1998. (Consulté le 3 février 2015). Voir aussi De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014.

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continue to provide assistance and expertise towards this goal. »1013 (Ce processus de réforme mènera éventuellement à l’élaboration de la loi relative au système de radiodiffusion publique, adoptée par le HR Petritsch en mai 2002).

Dans la foulée des déclarations d’appui du PIC au projet de créer un service national de radiodiffusion publique, le Bureau du HR sollicite l’aide financière des gouvernements impliqués en Bosnie. Les discussions à propos d’OBN s’intensifient alors au sein de la communauté de bailleurs internationaux1014. Des représentants de gouvernements européens se demandent en effet s’il est toujours approprié de soutenir OBN, puisque cette station concurrençait les radiodiffuseurs d’État qu’on souhaitait réformer, explique De Luce :

« […] the European governments said, okay (and I also advocated this): if we’re going to then push these changes [the reform of the state broadcasters], you know, they’re going to need money and assistance […] that’s really when the conflict started when there was an argument about where donors should be putting their money. Should they be putting money into the OBN? Should they be putting money into Bosnian state television? […] the argument the Europeans had was if we want to reform [the state broadcasters], we have to invest in them. If we want to build something that’s public and that’s quality and so on, then we have to give them help. We have to influence. You have to put some money into it.1015 »

Ainsi, après avoir soutenu OBN, des donateurs européens, dont les Pays-Bas et la Suède, cessent de financer la station1016. Pendant ce temps, des diplomates américains signalent, en coulisse, leurs préoccupations1017.

Dan De Luce se souvient des appels logés à son bureau et des conversations tenues avec des diplomates américains à ce sujet (ces diplomates étaient postés soit à l’ambassade à

1013 OHR, « PIC Declaration – Annex », Madrid, 16 décembre 1998. 1014 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1015 Ibid. 1016 Bureau for Policy and Program Coordination, p. 4. 1017 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. De Luce décrit ses contacts avec ses différents interlocuteurs ainsi : « […] you’re talking to embassies in Sarajevo. And you’re talking to the European Commission people. And you’re talking to the State Department people. The Americans would be calling on the phone. There was special envoy to Bosnia and he had a deputy. And that deputy was following all of this » (De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014.)

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Sarajevo, soit au département d’État à Washington, D.C.)1018. Selon De Luce, les responsables du dossier des médias au département d’État américain étaient inquiets du sort réservé à OBN1019. Ils estimaient que les investissements prévus pour transformer les radiotélévisions d’État en radiotélévisions publiques menaceraient la stabilité du financement d’OBN1020. De Luce résume ainsi la position américaine:

« […] initially, they [the U.S. diplomats] were not opposed to the idea of legally reforming the government's outfit, state TV. Where the conflict then opened up was when OHR started saying: "Okay, you need to spend money. We need to actually put some donor money into reforming the state television, and actually training some journalists, and so on and so forth." And that's when the argument came, because they saw that as something that was going to undermine the OBN project financially. So that's really how it started to come in. They were happy with the idea of: "Ok, let’s end the political control on paper, and the political control of state TV." But when it then started coming down to money, they saw that as undermining OBN, like: "How can you put donor money into a state-funded television broadcaster that is, you know, inefficient, and unreformable, irredeemable, [it] cannot be reformed, you know, just let's put our money into something new and independent, and private".1021 »

En somme, les diplomates américains ne s’opposaient pas, en théorie, à la création d’un service de radiodiffusion publique indépendante, selon De Luce. Ils demeuraient néanmoins « très sceptiques », poursuit-il, à l’idée de réformer les radiotélévisions d’État : « The American Embassy was very deeply sceptical of the whole idea of creating public broadcasting reform. The idea of putting money and effort into reforming the state television, they were deeply sceptical of it.1022 » Ce scepticisme américain était alimenté par l’idée que les stations commerciales bosniennes, dont OBN, ressortiraient désavantagées de cette réforme en raison du triple financement dont bénéficieraient, à terme, les radiodiffuseurs publics, c’est-à-dire des sommes provenant des bailleurs internationaux, des redevances et de la publicité :

1018 Ibid. 1019 Ibid. 1020 Ibid. 1021 Ibid. (Nous soulignons.) 1022 Ibid.

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« […] we had a situation where the Americans were pushing very hard for money to keep going to the OBN. And they felt it was –– their argument was: this is unfair competition. This state funded television [network] [que le Bureau du HR proposait de transformer en service public de radiodiffusion], which [receives] money from the state. In addition they have advertising on the state network, which is an unfair advantage. And on top of that they’re going to get donor’s money. 1023 »

Comme nous l’avons suggéré plus haut, les tractations entourant le lancement et le financement d’OBN annoncent, en quelque sorte, les positions défendues par les responsables du Bureau du HR et les diplomates américains lors du débat subséquent sur la réforme du secteur de la radiodiffusion d’État. D’un côté, le Bureau du HR, après avoir soutenu OBN, se consacre à la création d’un système de radiodiffusion publique, avec l’appui du PIC et de plusieurs gouvernements européens; de l’autre, des diplomates américains émettent des doutes quant à la pertinence et à la faisabilité d’une telle réforme, tout en s’inquiétant de ses impacts potentiellement négatifs pour les radiodiffuseurs privés, comme OBN. Nous verrons, dans les prochaines pages, de quelle façon les inquiétudes américaines se manifesteront dans le débat sur le financement du système de radiodiffusion publique.

Avant d’aborder cette question, il importe d’analyser succinctement l’annexe de la déclaration de Madrid qui explicite, justement, la vision du PIC quant à la réforme du secteur de la radiodiffusion. Nous examinerons ensuite les observations des HR Westendorp et Petritsch quant au rôle que peut jouer, selon eux, un service de radiodiffusion public au sein d’une société en reconstruction comme la Bosnie. Nous présenterons également les réactions suscitées par la politique proradiodiffusion publique du Bureau du HR Petritsch au sein de la diplomatie américaine. Nous verrons enfin comment les divergences de pensée entre les diplomates américains et les responsables du Bureau du HR se sont cristallisées autour du débat sur le financement de la radiodiffusion publique, dans la foulée de l’élaboration d’une loi à cet effet par le HR Petritsch et son équipe.

1023 Ibid.

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5.2.2 La création d’un service public de radiodiffusion Ce n’est qu’en 1998, plus de deux ans après la signature des accords de paix de Dayton que le Bureau du HR décide de développer une stratégie de réforme du secteur de la radiodiffusion d’État en Bosnie. Selon Simon Haselock, ce délai s’explique en partie par les résistances initiales des responsables de la RTV BiH à réformer leur radiotélévision, qui était sous l’influence du parti bosniaque d’Alija Izetbegovic depuis le début du conflit en Bosnie-Herzégovine1024. De fait, les responsables de la RTV BiH et leurs patrons politiques envisageaient cette station comme le « radiodiffuseur national » du peuple bosniaque, et non celui de tous les peuples de Bosnie, ajoute Haselock :

« Radiotelevizija Bosnia-Herzegovina [RTV BiH] saw itself as the national broadcaster, but it saw the national identity of Radio Bosnia and Herzegovina as being Bosniak. So, it was not prepared to act as a public service broadcaster, which represented the true ethnic and community dispositions of Bosnia. It didn’t recognize the Croat and of course it was antagonistic towards the Serbs […].1025 »

Pour les responsables du Bureau du HR, il n’est donc pas question d’investir des sommes substantielles dans la réforme de RTV BiH sans un engagement de ses responsables et, surtout, de ses parrains politiques1026. Or, toujours selon Haselock, « Izetbegovic, who was the man behind RTV BiH » et les responsables de RTV BiH, ne semblaient pas disposés à voir naître une radiotélévision publique indépendante qui serait hors de leur contrôle :

« […] we said to RTV BiH, if you want to be the national broadcaster and […] if you want international investment, this is what the international community expects you to be. We’re not just going to invest in you to become a Bosniak mouthpiece. So, they refused that reform. »1027

1024 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. Voir aussi M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 214-215. 1025 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 1026 Ibid. 1027 Ibid. Durant son entretien, Haselock reconnaît commenter des événements survenus quelques mois avant son arrivée en poste au Bureau du HR, en 1997, mais dont il a manifestement eu vent. Haselock, en fait, fut recruté par Michael Maclay, qui a œuvré au lancement d’OBN et des premières initiatives de réforme des médias en Bosnie. Haselock était donc au courant des résistances politiques à la mise en œuvre des réformes du Bureau du HR.

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Pour le supérieur de Simon Haselock, le HR Carlos Westendorp, cette résistance d’Izetbegovic et du SDA n’avait rien d’étonnant. C’était d’ailleurs une constance chez les partis nationalistes (bosniaque, croate et serbe) au pouvoir à l’époque en Bosnie : « […] they preferred to control the media. This is something that every nationalistic party wants to have, the control of the media », explique Westendorp, « and unfortunately, all the ruling parties were nationalistic »1028. Westendorp précise que cette résistance des partis nationalistes s’était également manifestée à l’égard de la Commission indépendante des médias, mise en place par le Bureau du HR1029. Les dirigeants nationalistes voyaient d’un mauvais œil la création de cette instance de réglementation des radiodiffuseurs qui visait notamment à établir des règles d’octroi des licences de diffusion pour tenter de dépolitiser le secteur médiatique; une attaque directe à leur pouvoir1030.

À l’instar des responsables de RTV BiH, les dirigeants des radiodiffuseurs serbes et croates de Bosnie étaient tout aussi réticents à l’idée de réformer le secteur de la radiodiffusion; ils défendaient par ailleurs une vision pareillement ethnocentriste de leur média: « The Croat broadcasters and the Serb broadcasters […] made no pretention of representing Bosnia. They just represented their own community1031 ». Compte tenu de ces résistances, les responsables du Bureau du HR se sont donc consacrés, en 1996 et 1997, au lancement d’OBN dans l’espoir de faire contrepoids à ces radiodiffuseurs sous l’influence des partis nationalistes bosniaque, croate et serbe1032.

Or, au milieu de l’année 1998, le contexte politique et médiatique n’est plus le même. Le Bureau du HR Westendorp, en collaboration étroite avec la SFOR, avait muselé la SRT, et OBN, en qui on avait placé de grands espoirs, connaît des difficultés et est menacé d’être abandonné par une partie de ses bailleurs. C’est dans ce contexte que le Bureau du HR développe un plan pour instaurer un véritable système de radiodiffusion public en Bosnie,

1028 Westendorp, entrevue téléphonique (joint à Madrid), 21 juin 2012. 1029 Ibid. 1030 Ibid. 1031 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 1032 Ibid.

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comme le PIC le lui a demandé lors de la rencontre au Luxembourg en juin 19981033. Les lignes directrices de ce plan sont d’ailleurs dévoilées quelques mois plus tard dans l’annexe de la déclaration du PIC à la conférence de Madrid, qui a lieu en décembre 19981034. Le texte s’amorce avec une affirmation forte, indiquant qu’aux yeux de ses membres, la réforme des médias en Bosnie est essentielle à l’instauration d’une paix durable : « A politically-controlled media helped to start the war. A free and open media will help to keep the peace. Media reform is therefore vital to the creation of a self-sustaining peace.1035 » Le PIC détaille par la suite les objectifs à poursuivre. Dans le domaine de la radiodiffusion, il précise les actions à poser pour dépolitiser les radiodiffuseurs et les transformer en véritables radiodiffuseurs publics indépendants :

« The Council supports the reform of public broadcasting pursued by the High Representative. In 1999, it calls for:

- the adoption of legislation in both Entities which enshrines the principles of editorial independence, religious tolerance and financial transparency in all media sponsored by public funds. Such legislation must contain provisions designed to prevent any political party from exerting significant control over public broadcasting and to ensure public broadcasters attempt to address the interests of all the constituent peoples in current affairs programming;

- establishment of a joint inter-Entity Annex 9 Public Corporation for Broadcasting and Transmission incorporating the public transmission and relay systems in both Entities.1036 »

En soulignant l’apport de la radiodiffusion publique pour le « développement démocratique » de la Bosnie, le PIC souligne par ailleurs l’importance de trouver des mécanismes de financement adéquats pour assurer son indépendance :

« The Council believes that a robust public broadcasting sector is an important element of democratic development. It calls for donor governments to continue to provide assistance and expertise towards this goal. But the Council believes that the authorities in both Entities must bear the primary responsibility for

1033 OHR, « PIC Luxembourg Declaration ». 1034 OHR, « PIC Declaration – Annex », Madrid. Voir aussi Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 1035 OHR, « PIC Declaration Annex », Madrid. 1036 Ibid.

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subsidising public broadcasting in a transparent manner through permanent funding mechanisms, and urges them to fulfil this responsibility.1037 »

Dans les mois précédant la conférence du PIC à Madrid, le HR adjoint aux questions liées aux médias, Simon Haselock, avait consulté les représentants des pays les plus actifs en Bosnie afin d’obtenir leur soutien pour la stratégie de réforme des médias du Bureau du HR, entre autres dans le domaine de la radiodiffusion publique :

« The framework that we put together and presented [at] Madrid had been previously agreed […] my job had been to carry out these negotiations and make sure that before it was presented at Madrid, that there was broad consensus […].1038 »

Selon Haselock, la diplomatie américaine appuyait le plan de réforme des médias du Bureau du HR, incluant le projet de transformer les radiotélévisions d’État en radiotélévisions publiques indépendantes : « […] in my time the American government was behind the system. They were.1039 » Des diplomates américains interviewés ont en effet confirmé avoir soutenu l’initiative du Bureau du HR, entérinée par le PIC, de créer un système de radiodiffusion publique en Bosnie, comme le souligne cet ex-diplomate qui a travaillé à l’ambassade de Sarajevo durant cette période :

« […] there was agreement that the transition of state broadcasting, radio and television, into a public broadcaster […] was a major policy priority. There was agreement across the board on that.1040 »

Cela dit, les diplomates américains entendaient également soutenir de façon active les radiodiffuseurs commerciaux et ils s’attendaient à ce que ceux-ci soient traités de façon équitable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains diplomates américains utilisent l’expression Level Playing Field, qui signifie, en quelque sorte, que les règles du jeu doivent être justes pour tous les joueurs :

« […] the American policy was also, at the same time very focused on supporting commercial broadcasters, private media. It was always understood

1037 Ibid. 1038 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 1039 Ibid. 1040 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 2014.

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that this was meant to be a Fair Playing Field, Level Playing Field, that had room for the public broadcasters. But it is fair to say we were maybe more aware at the same time that there would be room for the private broadcasters. And the European Union, working from, admittedly and fairly, different models of how a public broadcaster shares the space, financially and in terms of bandwidth, had a slightly different focus. We did not disagree on the policy goals. But there were, a couple of times, major concerns from the Americans that […] the reforms as pushed by OHR with [the] European Union and specific embassy backing did not sufficiently allow room for the private broadcasters to also grow.1041 »

Si la diplomatie américaine appuie officiellement le projet de transformer des radiodiffuseurs d’État sous l’influence de partis nationalistes en radiodiffuseurs publics indépendants, certains diplomates affichaient néanmoins une ambivalence manifeste à propos de ce projet. Le diplomate Robert Gelbard traduit bien ce sentiment :

« […] we didn't trust [the political parties] to maintain [the] independence [of the public broadcasters], and in part because we thought having diversity was a good idea, having choice, we also supported commercial development.1042 »

En somme, si les diplomates américains disent soutenir l’instauration d’un service public de radiodiffusion en Bosnie, il subsiste chez eux un doute, voire un scepticisme, quant à la faisabilité de cette réforme des radiodiffuseurs sous l’influence des partis nationalistes. C’est à tout le moins le constat qui se dégage des commentaires de plusieurs diplomates américains, européens et autres observateurs de la scène médiatique bosnienne, comme nous le verrons dans les prochaines pages. Ce constat est d’ailleurs corroboré par le témoignage de Dan De Luce, cité plus haut, où il expliquait que, lorsqu’il était question de réformer la gouvernance des radiodiffuseurs d’État pour y réduire l’influence du politique, la diplomatie américaine appuyait l’idée sans réserve1043. Par contre, lorsqu’il s’agissait d’allouer des ressources et d’investir des montants importants pour financer la

1041 Ibid. 1042 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. Durant son témoignage, l’ambassadeur Gelbard semble confondre les notions de radiodiffusion publique et de radiodiffusion d’État. Il dit notamment : « So on the one hand, we wanted to transform the public broadcasters into being independent broadcasters, yes. » (ibid.). En fait, Gelbard voulait probablement dire que les États-Unis souhaitaient « transformer » les radiodiffuseurs d’État en radiodiffuseurs publics indépendants. Selon plusieurs responsables européens, ce genre d’erreur, s’il en est, est symptomatique de l’incompréhension du modèle de radiodiffusion publique en Europe chez de nombreux diplomates américains; nous y reviendrons. 1043 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014.

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radiodiffusion publique, l’appui de Washington se fragilisait, de crainte que l’appui aux stations commerciales en souffre1044.

La réticence des Américains à l’idée de transformer les radiotélévisions d’État en radiotélévision publiques n’est pas la seule impression de quelques responsables du Bureau du HR ou d’autres diplomates européens; des observateurs locaux ou des acteurs du milieu des ONG ont confirmé cette réserve1045. Pour Aidan White, qui a été secrétaire de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) de 1987 à 2011, la contrariété des Américains quant au service public en radiodiffusion ne faisait aucun doute. Comme secrétaire de la FIJ, un regroupement d’associations et de syndicats de journalistes qui représente « environ 600 000 membres dans plus de 100 pays », White a eu l’occasion de séjourner en Bosnie-Herzégovine et dans les autres pays de la région, notamment durant les conflits qui ont embrasé la Yougoslavie au début des années 19901046. Avec la FIJ, White a organisé des rencontres de groupes de journalistes indépendants, entre autres à Belgrade et à Zagreb au début des années 1990, alors que les médias contrôlés par Tudjman et Milosevic diffusaient une propagande ultranationaliste et que la presse indépendante était l’objet de toute sorte de pressions de la part des autorités1047. La FIJ et White ont aussi coordonné des rencontres en Bosnie entre des journalistes des zones bosniaque, croate et serbe après le conflit (1992-195) pour développer un code de déontologie commun1048. White a également collaboré avec le Bureau du HR sur la question des médias en

1044 Ibid. En tant que numéro deux après le HR adjoint Simon Haselock au sein de la petite équipe responsable de la réforme des médias bosniens au Bureau du HR, De Luce a été, de 1998 à 2000, au centre des discussions sur la réforme des médias, puisqu’il interagissait avec les représentants de différents gouvernements et les politiciens locaux impliqués dans ce processus. Grâce à sa position, au carrefour des échanges, De Luce a acquis une fine connaissance de l’ensemble des acteurs, de leurs objectifs et de leurs points de vue sur la question. 1045 Le conseiller présidentiel en chef pour la politique étrangère de la Bosnie-Herzégovine de 1996 à 2001, et proche collaborateur du dirigeant bosniaque Izetbegovic, Mirza Hajric, partage cette impression. Il résume ainsi les approches contrastées des diplomates américains et européens en ce qui a trait à la réforme du secteur de la radiodiffusion: « Americans were saying: "You put enough money, and private TV stations would flourish, and that's how you sort it out." Europeans were saying: "No, no, no. You invest in a public media, and you transform it, not to be a party-run or government-run, but, you know, with a wider social role." » (Mirza Hajric, entrevue en personne (Sarajevo), 6 novembre 2012). 1046 IFJ, « Au sujet de la FJI », in Site de la IFJ [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015). Voir aussi : IFJ, The Global Media Union [En ligne], 28 p. (Consulté le 3 février 2015) 1047 Aidan White, entrevue téléphonique (joint à Londres), 23 avril 2014. 1048 Ibid.

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Bosnie1049. Par son long règne à la barre de la FIJ et son expérience sur le terrain en Europe de l’Est et dans les Balkans, White a ainsi acquis au fil des ans une bonne connaissance des acteurs et des enjeux dans le domaine de la réforme des médias de cette région. Or, il confirme la réticence des États-Unis à l’idée de soutenir le modèle public:

« During this period [c.-à-d. les premières années de la reconstruction de la Bosnie], we were doing lots of work in many parts of Eastern Europe, and so on. There was very strong resistance to any American money being used to support any sort of form of existing state system of broadcasting. So consequently, you had what I regard as the impulse to reject anything that has got the tag of "state broadcasting" or "public broadcasting" on it.1050 »

Selon White, cette absence de prédisposition des États-Unis (et des organisations financées par ce pays) à favoriser la radiodiffusion publique se fait sentir encore aujourd’hui :

« I mean, even today, you know, one actually sort of feels the nervousness that exists within the major donor organizations of the United States against public broadcasting, the European models of public broadcasting, and, of course, the Canadian model, which is, I suppose, equally sort of subversive and dangerous. I mean, that was always a problem.1051 »

Comme plusieurs intervenants, White fait ainsi référence aux différentes philosophies d’intervention des gouvernements européens et de l’administration américaine dans le domaine de la radiodiffusion (des philosophies qui reflètent les normes dominantes de leur culture médiatique respective) :

« So we had a situation where considerable amounts of money were being pledged by Europe and the United States, but there were sort of clear philosophical interests at work here. In Europe, of course, there was a possibility of doing work with the public broadcasters. But in the United States, they weren't interested at all.1052 »

5.2.2.1 La vision du service public de radiodiffusion du HR Carlos Westendorp Comme nous l’avons souligné dans le chapitre 4, le mandat du HR Westendorp (1997- 1999) s’est caractérisé par une collaboration fructueuse avec les représentants militaires

1049 Ibid. 1050 Ibid. 1051 Ibid. 1052 Ibid.

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américains et les diplomates du département d’État dans la lutte contre les médias propagandistes. Dans le cas du HR Petritsch, qui a succédé à Westendorp (1999 à 2002), les relations avec l’ambassade américaine ont été moins harmonieuses, notamment en raison des désaccords entourant l’élaboration de la loi sur le système de radiodiffusion publique. Pourtant, bien qu’ils aient entretenu des rapports contrastés avec la diplomatie américaine, Westendorp et Petritsch croyaient tous deux à l’importance de la radiodiffusion publique. Ils voyaient dans le service public de radiodiffusion un outil important pour promouvoir le pluralisme des médias, mais aussi (dans le cas de Petritsch en particulier) pour encourager le processus de démocratisation et de pacification de la société bosnienne à un moment charnière de son existence.

Lorsqu’on interroge l’ancien HR Carlos Westendorp à propos du processus de réforme du domaine de la radiodiffusion sous son mandat, il reconnaît l’intérêt des Américains à soutenir les radiodiffuseurs commerciaux1053. Westendorp laisse aussi entendre que la « réticence » des diplomates américains à appuyer la réforme du secteur de la radiodiffusion publique trouvait sa source dans la tradition américaine :

« […] the U.S. tradition was at the basis of this reluctance, more than the efficiency of the lobbying from the Bosniak authorities. Because they really felt that this public intervention was going in the direction of a different type of free media, which was right, their observation was right.1054 »

Fait à noter, bien que Westendorp reconnût l’importance des radiodiffuseurs commerciaux dans l’espace médiatique, il n’en faisait pas une priorité absolue : « The idea of fostering private broadcasters is a great idea but not at this particular […] moment in history.1055 » De fait, compte tenu de la situation politique et économique en Bosnie, Westendorp jugeait que le service public de radiodiffusion constituait un meilleur rempart aux tentatives de contrôle des médias par le pouvoir politique :

« It was necessary to have public media, which were independent and not controlled by nationalistic political parties. Now, the problem with private media at that time was that the whole economy and the very poor economy of

1053 Westendorp, entrevue téléphonique (joint à Madrid), 21 juin 2012. 1054 Ibid. 1055 Ibid.

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Bosnia […] did not allow for really independent private broadcasters, because all private broadcasters that could have been operational would have been subsidized by the nationalistic parties.1056 »

Comme le suggère Westendorp, une économie mal en point et peu diversifiée déteint nécessairement sur le marché médiatique; les annonceurs se font moins nombreux, et les revenus publicitaires stagnent. Dans ces conditions, les radiodiffuseurs commerciaux restent plus vulnérables, et leur indépendance peut en pâtir. Cette situation est d’autant plus préoccupante dans une société fragilisée par un conflit récent, où de nombreux médias, hormis quelques indépendants, ont contribué à exacerber les tensions identitaires. Dans un tel environnement (instable, sans tradition démocratique et avec un marché publicitaire déficient), la possibilité que les médias soient contrôlés par de puissants politiciens, chefs d’affaires ou militaires constitue une véritable préoccupation. Ainsi, Westendorp voyait le modèle de radiodiffusion publique comme une voie intéressante. Avec une source stable de revenus (redevances et/ou publicité), la création d’un service public en radiodiffusion pouvait assurer l’existence à court terme d’une presse audiovisuelle relativement critique et indépendante du pouvoir, ce qui n’était pas le cas de la presse commerciale à ce stade du développement de la Bosnie-Herzégovine, selon Westendorp : « It was totally an illusion to think that these private media were going to be independent.1057 »

Pour le diplomate espagnol, en somme, le modèle de radiodiffusion publique, ancré dans la tradition européenne1058, représentait un meilleur moteur de changement démocratique dans un contexte politique polarisé, couplé à une faible économie :

« […] at this particular moment in history it was necessary to put the accent on this independent public media […] before thinking of an ideal utopian world in which, you know, Berlusconi and Murdoch could go […] and set up a free media, you know, private media.1059 »

1056 Ibid. 1057 Ibid. 1058 Des modèles de radiodiffusion publique en Europe ont servi de référence aux responsables du Bureau du HR. Lorsque nous avons demandé à Westendorp quel modèle de radiotélévision publique était envisagé, il a répondu: « I was thinking maybe about public broadcasters in Europe like the BBC or Spanish TV, I mean all the public models and, to begin with, this model had to be independent. » (Westendorp, entrevue téléphonique (joint à Madrid), 21 juin 2012.) 1059 Ibid.

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En soulignant le rôle central du service de radiodiffusion public comme moyen de construire une presse plus plurielle et critique des pouvoirs politiques en place, Westendorp s’inscrit dans la tradition européenne de la radiodiffusion publique. Cet esprit a d’ailleurs été réaffirmé en 1997 par les États membres de l’Union européenne dans le protocole du traité d’Amsterdam : « […] la radiodiffusion de service public dans les États membres est directement liée aux besoins démocratiques, sociaux et culturels de chaque société ainsi qu'à la nécessité de préserver le pluralisme dans les médias […].1060 » Portons maintenant notre regard sur la vision de son successeur, le HR Wolfgang Petritsch.

5.2.2.2 La vision du service public de radiodiffusion du HR Wolfgang Petritsch Lorsqu’il nous a reçu dans son bureau au 3, rue Alberic-Magnard, dans le 16e arrondissement de Paris, Wolfgang Petritsch était l’ambassadeur et le représentant permanent de l’Autriche auprès de l’OCDE, emploi qu’il a occupé de 2008 à 2013. Ce poste suivait une série d’affectations prestigieuses l’ayant mené à jouer un rôle diplomatique important dans la région des Balkans de 1997 à 2002. D’abord, Petritsch a été ambassadeur de l’Autriche en République fédérale de Yougoslavie de 1997 à 1999, période durant laquelle le conflit entre l’Armée de libération du Kosovo et les forces serbes s’est intensifié, pour culminer avec le bombardement du Kosovo et de la Serbie par l’OTAN de mars à juin 1999 pour forcer le retrait des forces serbes de la province kosovare. Pendant son affectation à Belgrade, Petritsch a été nommé, en octobre 1998 (et après diverses tractations entre les ministres des pays du Groupe de contact1061), envoyé spécial de l’Union européenne (UE)1062. Il a tenté, avec l’aide de l’envoyé spécial américain Christopher R. Hill, de négocier une entente entre le régime de Milosevic et des responsables albanais du Kosovo afin de mettre fin au conflit –– sans succès. Il a par la suite été nommé, encore une fois après plusieurs tractations, négociateur en chef de l’UE pour les discussions de paix au Kosovo1063. Ces négociations ont eu lieu à Rambouillet, en

1060 UE, Traité d’Amsterdam, p. 109. 1061 Comme nous l’avons écrit au chapitre 4, le Groupe de contact était formé de l’Allemagne, des États- Unis, de la France, de l’Italie, de la Grande-Bretagne et de la Russie. Ce « regroupement informel » de pays s’était constitué pour trouver une solution au conflit en Bosnie et, plus tard, au Kosovo; voir U.S. Department of State, « The Contact Group ». 1062 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1063 Ibid.

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France, en février et en mars 1999. L’entente négociée a finalement été rejetée par Milosevic, ce qui a mené aux bombardements par l’OTAN1064. Après son implication au Kosovo, Petritsch a été nommé HR de la Bosnie-Herzégovine de 1999 à 2002, puis ambassadeur et représentant de l’Autriche auprès des Nations unies et de l’Organisation mondiale du commerce à Genève de 2002 à 2008. Depuis ses séjours en Bosnie et au Kosovo, Petritsch n’a cessé de s’intéresser à ces sociétés, et publie régulièrement des lettres d’opinion, ou participe à des ouvrages ou colloques sur les enjeux entourant leur reconstruction.

Durant notre entretien, Petritsch a rapidement insisté pour discuter de l’importance de l’enjeu des médias. Compte tenu du rôle néfaste de la presse dans le conflit yougoslave, il jugeait essentiel d’y prêter une attention particulière durant son mandat comme HR de la Bosnie-Herzégovine afin de faciliter le processus de pacification de la Bosnie :

« .[…] at the core of the cause of the conflict is the media […] The media, particularly television and also print media, played a crucial role [in the conflict]. […] mass media made the War. So, therefore to get into a post- conflict, more peaceful […] media were crucial.1065 »

Dans un contexte médiatique polarisé et haineux, Petritsch ne voyait pas dans les médias d’État et les médias commerciaux des vecteurs de changements positifs : « […] you could have neither state media, state controlled media, nor commercial media, because in the conflict both were actually fuelling the conflict. »1066 À l’instar de Westendorp, Petritsch croyait davantage à la nécessité de créer un service de radiodiffusion public indépendant. Selon lui, ce modèle encourageait non seulement le pluralisme de la scène médiatique bosnienne, mais également le processus de réconciliation nationale :

1064 Ibid. Durant les négociations, le commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN), le général Wesley Clark, a menacé de frappes le régime Milosevic dans l’éventualité d’un échec des pourparlers attribué à Belgrade; voir : BBC, « Milosevic Rejects Foreign Troops », in Site de BBC News [En ligne], 12 mars 1999. (Consulté le 3 février 2015). Voir aussi Steven Erlanger, « Crisis in the Balkans: The Serbs; In Milosevic's Government, Resignation Over Pact, Confidence in His Strength », New York Times [En ligne], New York, 5 juin 1999. (Consulté le 3 février 2015) 1065 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1066 Ibid.

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« […] for me it was very clear. You need[ed] a strong independent public broadcaster. Only this [could] help to sort of forge this country after a civil war, which in effect was a civil war with such a crucial role of media in hate speech and so on. You need[ed] this.1067 »

Comme Westendorp avant lui, Petritsch ne faisait pas des médias commerciaux une priorité. En raison de leur discours ethnocentrique, ceux-ci faisaient davantage partie du problème que de la solution, selon lui : « You cannot rely on the commercials because the commercials, and that was what had happened of course, the commercials were automatically ethnic.1068 » Bien évidemment, Petritsch reconnaît l’apport d’une presse privée indépendante au sein d’une société démocratique. Mais dans le contexte politique de la Bosnie d’après-guerre, le service de radiodiffusion publique représentait une meilleure stratégie à court terme pour favoriser le dialogue entre les différentes communautés de la société bosnienne et, ainsi, favoriser la construction de la paix :

« I was not anti-commercial, of course. But I said, first of all, […] you need a strong and efficient [public broadcaster]. That is almost a political necessity. It is a political necessity. [Otherwise, w]ho is going to drive the reconciliation process, for what? Definitely not a commercial broadcaster […].1069 »

D’ailleurs, pour marquer de façon symbolique sa volonté de s’éloigner de l’ethnocentrisme régnant dans l’espace médiatique, Petritsch a changé le nom de la « radiotélévision serbe1070 » et l’a renommée Radiotélévision de la République serbe (RTRS)1071. Il souhaitait un nom plus inclusif pour ce radiodiffuseur qui s’était démarqué par sa rhétorique haineuse durant et après le conflit :

« […] it can be "television of the Republika Srpska" but not "Serb television". This is an ethnic connotation, because in the Republika Srpska, it is not just Serbs, it is a lot of people. So, I took away the name and they had to rename it.1072 »

1067 Ibid. 1068 Ibid. 1069 Ibid. 1070 La Radiotélévision serbe (SRT), il est utile de le rappeler, a été fondée en 1992, au début du conflit par Karadzic et autres dirigeants ultranationalistes du SDS; voir Open Society Institute, p. 290. 1071 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1072 Ibid.

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Pour Petritsch, en somme, le modèle de radiodiffusion publique devenait un instrument pour construire la paix en Bosnie, car il dé-ethnicisait la scène médiatique et stimulait le dialogue au sein d’une société divisée. Tôt dans son mandat, Petritsch avait d’ailleurs demandé aux experts en médias travaillant pour lui d’étudier les différents modèles de radiodiffusion publique afin d’identifier le mieux adapté au contexte de reconstruction de la Bosnie :

« […] my strategy was to get an […] independent, strong, professionally high standard institution in place. Those were [the instructions that] I gave to my experts: "[…] Look at other models. Take into consideration this is post-war. There was a civil war. We have still a divided society." So the notion is: how do I have something that brings eventually people together and is not a divisive force but a uniting force.1073 »

Pour Petritsch, le modèle public devait aussi incarner cette éthique du bien commun : « […] a public broadcaster […] with a prominent position and a great responsibility for the common good. I think that’s important. Common political good of the country, of the people, is something that has to be number one.1074 » Cette vision rejoint celle d’Hutchins et la théorie de la responsabilité sociale, où il est attendu des médias, comme institutions travaillant pour le « bien commun », de servir convenablement la société1075. La vision de Petritsch est aussi en continuité avec certaines normes dominantes de la tradition européenne de la radiodiffusion publique, comme nous l’avons vu au chapitre deux. Il suffit de citer quelques extraits de la Déclaration relative aux valeurs fondamentales des médias de service public de l’Union européenne de Radio-Télévision (UER)1076 pour s’en convaincre. Par exemple, parmi les six valeurs définissant sa mission, l’UER souligne l’importance de l’universalité du service public :

Nous nous efforçons d’offrir notre contenu à tous les segments de la société, sans en exclure aucun : nous sommes au service de tous, partout. Nous tenons à souligner l’importance que revêtent le partage et l’expression d’une pluralité d’opinions et d’idées. Nous mettons tout en œuvre pour créer une sphère publique permettant à tous les citoyens de se forger une opinion et des idées

1073 Ibid. 1074 Ibid. 1075 Ibid. Voir aussi le rapport Hutchins : Commission on Freedom of the Press, p. vi. 1076 En anglais : European Broadcasting Union (EBU).

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propres. Nous œuvrons en faveur de l’inclusion et de la cohésion sociale. Nous offrons notre contenu sur des plateformes multiples et variées. Nous sommes universellement accessibles, sans restriction d’accès. Nous donnons à notre public et à toutes les personnes qui le composent les outils leur permettant de prendre une part active et significative à la vie d’une société démocratique.1077

L’UER souligne aussi l’appui des médias publics à la diversité des sociétés qu’ils desservent. Pour assurer la cohésion et l’harmonie de ces sociétés, un dialogue social, inclusif, où les voix des groupes minoritaires sont entendues, est d’autant plus indispensable. Dans leur déclaration, les radiodiffuseurs publics de l’Union s’engagent à animer et à défendre ce dialogue :

Notre public rassemble un large éventail de petits groupes, unis au sein d’une même classe d’âge, culture, région, origine ethnique ou religion. Nous nous efforçons de préserver la diversité et le pluralisme dans les genres de programmes que nous diffusons, les opinions que nous relayons et les collaborations que nous développons. Nous soutenons et nourrissons le dialogue entre tous les groupes, quels que soient leur origine, leur passé et leur histoire. Conscients de la richesse créative que représente une telle diversité, nous nous efforçons par conséquent de lutter contre le morcellement de la société.1078

« Cohésion sociale », « diversité et pluralisme », « dialogue entre tous les groupes, quels que soient leur origine, leur passé et leur histoire », lutte « contre le morcellement de la société » : ces valeurs illustrent les préoccupations des acteurs de l’UER, aspirant à favoriser l’harmonie et l’unité des sociétés contemporaines1079. À cet égard, il est utile d’évoquer brièvement le rôle joué historiquement par la radio et la télévision publiques dans la promotion du sentiment national et la construction de la nation (« nation building ») dans de nombreuses démocraties occidentales au XXe siècle1080. Au même titre que « l’Église, la famille, l’école » ou « l’armée », la radio et la télévision publiques auraient,

1077 UER, Au service de la société; Déclaration relative aux valeurs fondamentales des médias de service public [En ligne], Le Grand-Saconnex, Suisse, 2012, p. 4. (Consulté le 3 février 2015) 1078 Ibid., p. 5. 1079 Ibid. 1080 Denis Monière fait référence à ce phénomène en citant l’exemple canadien dans l’introduction à l’ouvrage collectif La télévision de Radio-Canada et l’évolution de la conscience politique au Québec (Denis Monière, « Qu’est-ce que la conscience politique », in Denis Monière et Florian Sauvageau (dir.), La télévision de Radio-Canada et l’évolution de la conscience politique au Québec, Québec, Presse de l’Université Laval, 2012 p. 1-3).

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comme « institutions » sociales, facilité le processus de « socialisation » des citoyens et l’« homogénéisation » de leurs valeurs en forgeant « […] leur sentiment d’appartenance à la nation1081 ». Au Canada, par exemple, Marc Raboy a illustré combien le système de la radiodiffusion publique a longtemps été au service d’une politique promouvant l’unité nationale, entre autres pour contrer la menace sécessionniste du Québec1082. Or, au Canada comme ailleurs, le rôle de la radiotélévision publique doit évoluer au gré des changements sociodémographiques. Elle doit passer d’un instrument de promotion de l’unité nationale à un instrument de gestion de la diversité des sociétés cosmopolites modernes, comme le souligne Marc Raboy :

« As Ellis (1994) points out, the continuing role of the nation state is not to act as the bearer of national unit or the essence of national identity, but to negotiate antagonisms and set the limits of acceptable communal behaviour. In this context, there exists a need to establish a consensus that holds civil society together, regardless of the disparate elements making it up. Such a consensus can only be based on shared conventions, relying increasingly on the rituals of communication. The role of public broadcasting in this context is to provide a space in which social antagonisms can be explored and worked out, not cater to accentuating difference, as commercial multi-channel broadcasting has a tendency to do.1083 »

De son côté, Wolfgang Petritsch était convaincu du rôle que pouvait jouer la radiodiffusion publique dans la gestion des « antagonismes sociaux », pour reprendre les mots de Raboy1084. Il la voyait aussi comme un moyen de susciter un sentiment d’appartenance à l’État de la Bosnie-Herzégovine :

« […] that was my strong opinion, yes, you need to have space for those [commercial media] but you also need a public broadcaster that crosses ethnic lines, that tries to sort of communicate the idea that there is a community, a state of Bosnia and Herzegovina.1085 »

1081 Ibid. Denis Monière compare le rôle de la radio et de la télévision à celui d’autres institutions sociales, comme l’école publique et l’armée, et ce, sans faire référence à leur nature « publique », ce que nous avons fait ici (ibid.). 1082 Marc Raboy, Missed Opportunities: The Story of Canada’s Broadcasting Policy, Montréal, McGill- Queens University Press, 1990, p. 8. 1083 Raboy, « The World Situation of Public Service Broadcasting: Overview and Analysis », p. 32. 1084 Ibid. 1085 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012.

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D’ailleurs, dans une entrevue réalisée le 8 septembre 2014 sur la chaîne de télévision Al Jazeera (Balkans), Petritsch déplorait toujours ce manque de dialogue entre les différents groupes de la société bosnienne :

« This is still very much a speechless society, in Bosnia and Herzegovina, in the way that you do not talk to the other, so to speak. It is still very, very strong and in my opinion, this is one of the main reasons why development, both political and economic, is so slow.1086 »

En parlant de la nécessité de « forger ce pays après la guerre civile » (« forge this country after a civil war ») et en liant cette entreprise à l’instauration d’un « fort » radiodiffuseur public indépendant, Petritsch professait sa foi dans le modèle public et son pouvoir de transformation des mentalités et des pratiques démocratiques1087.

Dans des démocraties occidentales établies, des chercheurs se sont intéressés à l’influence des radiotélévisions publiques sur leur audience. Au Canada, par exemple, Monière, Sauvageau et d’autres chercheurs ont suggéré que l’arrivée de la radio, puis de la télévision publique, avait joué un rôle dans la construction de la « conscience politique » et de « l’identité culturelle » québécoise1088. Cela dit, peu de recherches empiriques ont illustré l’influence de la radiodiffusion publique sur les attitudes et comportements de populations de pays en reconstruction à la suite d’un conflit. Certes, il a été suggéré que les radiodiffuseurs publics au Japon et en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale « […] have played an important role in promoting and consolidating a viable democratic culture in their respective countries »1089. Mais les quelques chercheurs qui se sont intéressés aux effets des médias sur les attitudes des citoyens de démocraties émergentes et en transition

1086 Al Jazeera Balkans, « Recite Al Jazeeri – Wolfgang Petritsch » [Entrevue], in Site de Al Jazeera Balkans [En ligne], Sarajevo, 2014. (Consulté le 3 février 2015) Voir plus précisément à 2:39. 1087 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1088 Voir par exemple les textes de Denis Monière, de Véronique Nguyên-Duy et de Florian Sauvageau in Monière et Sauvageau. 1089 Katrin Voltmer, The Media in Transitional Democracies, Cambridge: Polity Press, 2013, p. 153.

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ont analysé l’influence de l’ensemble des médias, et pas seulement des radiodiffuseurs publics1090.

5.2.2.3 Les réactions suscitées par la politique proradiodiffusion publique du Bureau du HR Petritsch au sein de la diplomatie américaine L’appui quasi inconditionnel du HR Wolfgang Petritsch au modèle public de radiodiffusion a suscité des réactions au sein de la diplomatie américaine. Dans les premiers mois de son mandat, qui débute en août 1999, Petritsch affirme que les responsables de l’administration démocrate en place à Washington, D.C. ont « accepté à contrecœur » (« accepted grudgingly ») la position du Bureau du HR sur la question de la radiodiffusion publique1091. Cependant, avec l’arrivée au pouvoir du président George Bush en novembre 2000, la position de la diplomatie américaine aurait commencé à changer : « I was confronted clearly with the Republican administration. At the time it was already Bush.1092 »

Le passage d’une administration démocrate à une administration républicaine engendre parfois des changements de politiques et des mouvements de personnel. L’ambassadeur retraité Thomas Miller, nommé ambassadeur à Sarajevo en juillet 1999 par le président Clinton, a vécu ce transfert de pouvoir. Il concède que des changements de politiques peuvent survenir, mais que tout dépend de l’enjeu et du pays concerné1093. Quant à la Bosnie, Miller dit ne pas se souvenir d’une directive particulière concernant le dossier de la radiodiffusion publique, mais il ajoute du même souffle qu’il a quitté son poste en août 2001, seulement quelques mois après l’arrivée de la nouvelle administration de George Bush :

1090 Katrin Voltmer est une pionnière en ce domaine. Dans une étude comparant des démocraties émergentes en Amérique latine et en Europe de l’Est, elle a par exemple illustré les effets positifs des médias sur les connaissances politiques des citoyens et leur participation électorale (Katrin Voltmer et Rüdiger Schmitt-Beck, « New democracies without citizens? Mass media and democratic orientations – a four-country comparison », in Katrin Voltmer (dir.), Mass Media and Political Communication in New Democracies, New York, Routledge, 2006, p. 211.) 1091 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1092 Ibid. Petritsch prend soin de préciser que sa vision de la réforme de la radiodiffusion publique à mettre en oeuvre avait également évolué depuis l’élection de Bush et qu’elle était devenue plus ambitieuse, avec l’arrivée notamment d’un consultant de la BBC. (ibid.) 1093 Thomas Miller, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 30 août 2013.

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« […] Bush didn't come into office until January of 2001 and I left in August of 2001 and so most of the time I was there was under Clinton. And remember that when a new administration comes in office, it takes a while to get organized, it takes a while to appoint people […].1094 »

S’il n’a pas été témoin de changements de politique durant ses quelques mois sous la présidence de Bush, Miller souligne néanmoins la prédisposition naturelle de toute administration républicaine à favoriser le secteur privé, incluant le domaine des médias : « Republicans, generally, are much more supportive of anything [that comes from the] private sector.1095 »

De son côté, le diplomate américain Donald Hays, qui a été l’adjoint principal du HR Wolfgang Petritsch de 2001 à 2002 et du HR de 2002 à 2005, estime que le changement d’administration a bel et bien eu un effet sur la position du département d’État, entre autres sur la question de la réforme des médias :

« Basically, the American Embassy wanted to americanise the approach to Bosnia. In other words, this is the Bush administration now and they are anti- PBS [Public Broadcasting Service], as they were in the United States. They want a commercial broadcasting system, not a public broadcasting system. So there was a big clash about the PBS law between the American Embassy and the OHR.1096 »

Souvenons-nous que contrairement à son prédécesseur, Donald Hays ne s’est pas rapporté au département d’État et à l’ambassade américaine durant son mandat. C’est la directive qu’il avait reçue de sa supérieure, qui lui avait demandé de se rapporter à Petritsch uniquement :

« Prior to my arrival in Sarajevo, I was directed to work for OHR and have as little contact with the Department of State as possible. As a result during my tenure, I did not file reports with the State Department or the American Embassy. I was instructed to take directions only from the High Representative.1097 »

1094 Ibid. 1095 Ibid. 1096 Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington D.C.), 17 décembre 2013. 1097 Ibid.

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Cette directive à l’intention de Hays, qui s’écarte de la pratique généralement établie, visait probablement à rassurer Petritsch et à instaurer un climat de confiance. Cela dit, bien que Hays ne se rapportait pas officiellement à l’ambassadeur, il pouvait discuter avec ses collègues du département d’État. De fait, le personnel de l’ambassade américaine disposait de plusieurs canaux officiels ou informels pour rester au courant de se qui se passait au sein du Bureau du HR.

À l’instar de Donald Hays, le responsable du développement des médias au Bureau du HR de 2000 à 2002, Chris Riley, a lui aussi perçu un changement dans la position américaine après l’élection de Bush dans le dossier de la radiodiffusion publique. Comme Simon Haselock, Riley est un ancien militaire britannique qui a été porte-parole pour l’OTAN en Bosnie. Lorsqu’il quitte l’armée en 1997, Riley est recruté par Haselock pour être le porte- parole du Bureau du HR à Mostar. C’est ainsi qu’il commence à travailler sur la réforme des médias en Bosnie. En 2000, il succède à Simon Haselock à la tête du Département du développement des médias au Bureau du HR, Haselock étant nommé commissaire provisoire pour les médias au Kosovo. De 2000 à 2002, Riley seconde ainsi Petritsch dans le dossier des médias; il est un témoin clé du débat concernant la réforme du domaine de la radiodiffusion publique entre le Bureau du HR et l’ambassade américaine.

Fait important à mentionner, le débat entre les responsables du Bureau du HR et l’ambassade américaine se centre sur l’élaboration de la loi relative au système de radiodiffusion publique, loi que le HR Wolfgang Petritsch a imposée quelques jours avant son départ, en mai 2002. Avec ce projet de loi, le Bureau du HR souhaite dépolitiser les « radiodiffuseurs d’État » (c.-à-d. les radiodiffuseurs contrôlés par les partis nationalistes dans les zones bosniaque, croate et serbe) et les transformer en véritables radiodiffuseurs publics indépendants. Durant ce processus, Riley est assisté par des collègues, mais aussi par des consultants externes, dont des Britanniques, qui prennent comme modèle la BBC1098. Il faut par ailleurs souligner que les négociations entourant la loi relative au système de radiodiffusion publique ne se font pas uniquement avec l’ambassade américaine : le Bureau du HR négocie aussi avec les conseils de gouverneurs des radiodiffuseurs d’État et les autorités politiques bosniaques, croates et serbes, qui contrôlent

1098 Petritsch corrobore cette information; voir Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012.

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alors leur radiodiffuseur respectif. Il partage également des exemplaires du brouillon de la loi avec le Conseil des ministres de la Bosnie-Herzégovine, de même qu’avec l’Agence de réglementation des communications1099. Le Bureau du HR tient aussi au courant les responsables des pays et des organisations les plus impliqués dans le processus de réforme des médias, comme l’Union européenne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Japon et, bien évidemment, les États-Unis : « […] the Americans, it was absolutely essential to keep them in the loop. I mean, they needed to know what was going on », se souvient Riley1100. Le personnel du Département du développement des médias du Bureau du HR est donc engagé dans un processus de négociation complexe, où de nombreux acteurs sont sollicités, des experts de l’Agence de réglementation des communications aux parlementaires bosniens et aux responsables des différents radiodiffuseurs, en passant par les diplomates étrangers : « Everybody [was] lobbying everybody. It was multiple lobbying and multiple engagements at all different levels » se remémore Riley1101.

Grâce à son poste névralgique, Riley est bien placé (comme De Luce, et comme Haselock avant lui) pour juger de l’évolution des positions des différents intervenants dans le dossier des médias en Bosnie. Il assure notamment que l’ambassadeur Thomas Miller (1999-2001) soutenait le projet de réforme des radiodiffuseurs d’État menée par le Bureau du HR : « Miller and Miller’s staff were supportive of what we were doing.1102 » Mais, comme nous l’avons indiqué plus haut, Riley estime que l’élection de Bush, et la mise en place de son administration, a été « un tournant » (« it was a turning point »)1103. De fait, des gens de l’ambassade américaine ont prévenu Riley d’un possible changement de politique dans l’éventualité de l’élection d’une administration républicaine à la Maison-Blanche :

« […] people in the U.S. Embassy had warned me […] some of the players on the U.S. side were saying: "Look, this is not the type of thing that you would

1099 La Commission indépendante des médias a été fusionnée en mai 2001 avec l’Agence de réglementation des télécommunications, devenant l’Agence de réglementation des communications (cette instance est aussi appelée, dans certaines traductions, « Agence de régulation des communications »). Voir aussi : Chris Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012. 1100 Ibid. 1101 Ibid. 1102 Ibid. 1103 Ibid.

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normally expect the United States to get so heavily involved in, the restructuring of the public service broadcasting system." Which is fair. And I think what they were saying to me was: "Look, you have a relatively small window to get this fixed because then, when people change and the situation changes and then the administration changes, if that happens, then you might find that people are less supportive."1104 »

On aurait même suggéré à Riley de presser ses collègues du Bureau du HR de mettre en œuvre plus rapidement leur projet de réforme en radiodiffusion publique : « "Look, you know, you’ve got to get on with this. You’ve got to fix this as soon as you can because you cannot assume that America will continue to support this." And actually, it turned out to be very prophetic what they said.1105 »

Si les commentaires de Petritsch, de Hays et de Riley renforcent la thèse voulant que l’arrivée de l’administration Bush ait incité les diplomates du département d’État (responsables des médias) à être moins enclins à la réforme des radiodiffuseurs d’État, quelques nuances s’imposent. D’une part, soulignons que les États-Unis ont officiellement soutenu la politique du PIC de réformer les radiotélévisions d’État. Officieusement, néanmoins, des diplomates américains ont contacté des responsables du Bureau du HR durant le mandat de Westendorp pour exprimer des réserves quant à cette politique; Dan De Luce (qui a été directeur du développement pour les médias au Bureau du HR de 1998 à 2000) nous a fait part des appels de diplomates américains à cet égard1106. Comme nous l’avons mentionné, certains d’entre eux s’inquiétaient de la pérennité du financement d’OBN, en raison de l’appui de gouvernements européens à la réforme des radiodiffuseurs d’État1107. Tel que nous l’avons souligné précédemment, il a résumé leurs propos ainsi

« They were happy with the idea of: "Ok, let’s end the political control on paper, and the political control of state TV." But when it then started coming down to money, they saw that as undermining OBN, like: "How can you put donor money into a state-funded television broadcaster that is, you know,

1104 Ibid. 1105 Ibid. 1106 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1107 Ibid.

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inefficient, and unreformable, irredeemable, [it] cannot be reformed, you know, just let's put our money into something new and independent, and private."1108

Une ambivalence manifeste ressort de ces prises de position officielle et officieuse. Si les États-Unis soutiennent publiquement le processus de réforme des radiodiffuseurs d’État, cet appui ne semble pas enthousiasmer les responsables du dossier média au sein du département d’État. Or, sous l’administration Bush, l’appui à la radiodiffusion publique se serait davantage fragilisé, selon plusieurs intervenants.

Tous ne partagent cependant pas cet avis. C’est le cas de l’ambassadeur américain retraité Clifford Bond, qui a dirigé l’ambassade américaine à Sarajevo d’octobre 2001 à août 2004. Bond a été témoin du débat entre ses collègues de Sarajevo et de Washington, et le personnel du Bureau du HR. Il confirme que la position du Bureau du HR Petritsch en matière de radiodiffusion publique a créé une vive opposition au sein du département d’État. Cependant, cette opposition n’était pas, selon lui, le résultat d’une politique élaborée dans les hautes sphères du pouvoir républicain à Washington; elle résultait plutôt du rejet de la réforme par les responsables du dossier des médias au département d’État et de l’USAID, à Washington et à Sarajevo :

« […] I would not claim it was a Bush policy. It was a more broadly-felt policy among people who’d been working on the media in the post-Dayton period, and really didn’t want to see these outlets that they’d help start up be sacrificed in this interest of a public broadcaster. Again, no objection to having a public broadcaster, but it shouldn’t be done at the expense of the independents, who had a bottom line. They weren’t going to get public funding. I mean, they got startup funding from us and others. But they weren’t going to get continued public funding, and, you know, had to look at the bottom line1109 »

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce débat, entre autres pour illustrer combien la vision américaine du système de radiodiffusion contrastait avec celle de Petritsch et de ses collègues. Quoi qu’il en soit, cette transition d’une administration démocrate à une administration républicaine a été perçue, à tort ou à raison, comme déterminante par le Bureau du HR. Petritsch, par exemple, laisse entendre qu’elle a marqué un virage commercial dans les projets américains :

1108 Ibid. 1109 Clifford Bond, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013.

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« […] you could see it in the commercial sector. The Americans were heavily supporting, giving away all the soap operas, U.S. soap operas for free –– the ones from 20 years ago. […] [They were] just preparing the market for later on to start selling to them. So, you had all these soap operas about whatever, the Texan oil industry –– Dallas […] But no news, no information, no nothing about the country.1110 »

Fidèle aux valeurs de la tradition de la radiodiffusion publique, Petritsch déplore ce qui lui paraît comme des initiatives essentiellement marchandes et dépourvues d’objectifs informatifs et éducatifs (il rejoint ici les critiques avançant que les politiques d’aide américaine viseraient essentiellement des objectifs mercantiles et libre-échangistes)1111. Bien évidemment, l’aide que le département d’État, l’USAID et leurs partenaires en Bosnie ont apportée aux médias bosniens ne s’est pas limitée à offrir gratuitement de vieilles séries américaines. En réalité, les interventions américaines dans le domaine des médias furent diversifiées et soutenues. De fait, le gouvernement américain (par l’intermédiaire du département d’État et de l’USAID, l’Agence américaine pour le développement international) a été le plus important donateur dans ce domaine en Bosnie, déboursant une trentaine de millions de dollars de 1996 à 19991112. Les États-Unis ont été particulièrement actifs pour soutenir des médias commerciaux, soit financièrement, soit matériellement ou encore en offrant des formations journalistiques. Généralement, les projets d’aide américains furent mis en œuvre par des ONG financées par le département d’État et l’USAID, comme Internews et IREX1113. Les États-Unis ont par ailleurs financé, avec d’autres donateurs, l’établissement d’organes de réglementation de la radiodiffusion et des télécommunications en Bosnie1114.

1110 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1111 Pour les critiques, voir, par exemple : Griset, p. 79; Schiller, p. 37-38. 1112 Bureau for Policy and Program Coordination, p. 3. La Commission européenne suit en deuxième place, avec 20 millions d’euros déboursés dans ce domaine de 1996 à 2002 (Bureau for Policy and Program Coordination, p. 10). 1113 Internews est une ONG américaine qui soutient des projets d’aide aux journalistes professionnels et citoyens aux quatre coins du monde; voir Internews, « About Us », in Site Internews [En ligne] < https://www.internews.org/about-internews > (Consulté le 3 avril 2015). IREX est également une ONG américaine qui finance, entre autres choses, des projets en appui au journalisme indépendant à l’international; voir IREX, « About Us », in Site IREX [En ligne] < https://www.irex.org/about-us/ > (Consulté le 3 avril 2015) 1114 Bureau for Policy and Program Coordination, p. 8.

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Fait à signaler, les États-Unis ont aussi appuyé la transformation des radiodiffuseurs d’État en radiodiffuseurs publics indépendants. Un ex-diplomate américain a même suggéré qu’il s’agissait de l’une des deux priorités du département d’État dans les programmes d’aide aux médias1115. Cette dernière observation nous paraît cependant exagérée. Si les États- Unis ont offert un appui à la refonte du système de radiodiffusion d’État pour en faire un service public, cet appui fut modeste, en accord à la réserve affichée par nombre de diplomates américains concernant cette entreprise. D’ailleurs, dans un rapport d’évaluation qui a passé en revue les programmes d’aide aux médias que les États-Unis ont financés en Bosnie-Herzégovine de 1996 à 2002, il est indiqué que l’USAID et « d’autres agences des États-Unis » ont offert une « assistance technique limitée » (« limited technical assistance ») pour appuyer le processus de transformation de la radiodiffusion d’État en service public de 1999 à 20021116. Cette aide consistait à payer des experts afin qu’ils conseillent les responsables des radiodiffuseurs sur des questions budgétaires, de gouverne ou de programmation1117. Cette initiative fut toutefois mineure en comparaison des efforts déployés par les États-Unis et leurs partenaires pour favoriser l’essor et la pérennité d’une presse commerciale. Il suffit de consulter les rapports sur la Bosnie ou le Kosovo de l’USAID pour s’en convaincre. Par exemple, dans le rapport publié en mai 1999 sur son programme d’aide à la reconstruction de la Bosnie, l’agence mentionne que l’assistance aux « médias indépendants » (« independent media »), c’est-à-dire les médias de nature commerciale, constituait un objectif prioritaire pour elle1118. Même s’il est précisé que l’USAID « encourage » la conversion de radiodiffuseurs d’État en radiodiffuseurs publics selon des « modèles européens », une analyse de la liste des projets réalisés et prévus par l’USAID nous permet de constater que ceux-ci visaient essentiellement à soutenir (financièrement, matériellement, techniquement, etc.) les médias commerciaux (dont OBN), entre autres pour assurer leur viabilité économique1119. Il arrive même que l’agence

1115 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014. 1116 Bureau for Policy and Program Coordination, p. 9. 1117 Ibid.; voir aussi Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014. 1118 USAID, Bosnia Reconstruction Program [En ligne], Arlington (VA), USAID, 1999, p. 23-25. (Consulté le 18 février 2015) 1119 Ibid., p. 28-29.

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américaine reconnaisse implicitement son manque d’implication dans le domaine de la radiodiffusion publique en louant l’activisme de ses partenaires européens. Par exemple, dans un document détaillant la stratégie de l’USAID au Kosovo de 2001 à 2003, on écrit que la réforme de la radiodiffusion publique a été essentiellement le fait de bailleurs européens et de l’OSCE, en raison de la « […] receptivity of Europeans donors to this enterprise1120 ».

Notre analyse de la vision des HR Carlos Westendorp et Wolfgang Petritsch nous a donc permis de mieux comprendre les raisons pour lesquelles ces deux diplomates européens (espagnol et autrichien) voyaient dans l’établissement d’un service public un moyen de contribuer au pluralisme des médias en Bosnie, voire au processus de pacification de sa société. Nous avons également vu comment l’appui sans équivoque du HR Petritsch à la mise en place d’un système de radiodiffusion publique a suscité des réactions partagées dans la diplomatie américaine. Malgré un appui officiel des États-Unis à cette politique du PIC (mise en œuvre par le Bureau du HR), plusieurs intervenants (le constat n’est pas unanime) ont fait part d’un durcissement de la position du département d’État américain dans les mois suivant l’élection de George Bush, en novembre 2000. En analysant la vision des diplomates américains à ce sujet, de même que les divergences entre le Bureau du HR et l’ambassade américaine à propos du financement des radiotélévisions publiques, nous comprendrons encore mieux les différences animant leurs philosophies d’intervention en la matière.

5.2.2.4 La vision des diplomates américains Avec la nomination de Thomas Miller au poste d’ambassadeur à Sarajevo en juillet 1999, on assiste à un renforcement du rôle joué par l’ambassade américaine en Bosnie- Herzégovine. Avant la venue de Miller, les politiques du département d’État concernant la Bosnie étaient généralement relayées par les envoyés spéciaux du président et de la secrétaire d’État américaine : ils transmettaient leurs directives à l’ambassade américaine lors de leurs passages en Bosnie, comme ce fut le cas durant le mandat de Robert Gelbard. Mais, avec la nomination de Thomas Miller, les choses changent. L’ambassadeur américain agit beaucoup plus activement pour mener le mandat qui lui a été confié par Washington.

1120 USAID, Strategy for Kosovo 2001-2003, p. 31.

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L’envoyé spécial du président et de la secrétaire d’État américaine en Bosnie d’avril 1997 à août 1999, Robert Gelbard, explique les raisons de ce changement :

« While I was on the job, we had an ambassador who was a very good man, Richard Kauzlarich, but not that aggressive. And when he left, knowing the fact that I was leaving, I wanted to find an ambassador who would be aggressive. And so I selected a man named Tom Miller. And he did a great job. So instead of having the Special Envoy as the more aggressive person, with the ambassador a little more restrained, we now had a much more aggressive ambassador. And my successor was James Dobbins, who himself was less aggressive […] That's the way it worked.1121 »

La réputation de Miller s’est rapidement répandue au sein de la communauté diplomatique à Sarajevo. Mirza Hajric, conseiller présidentiel en chef pour la politique étrangère de la Bosnie-Herzégovine de 1996 à 2001 et proche collaborateur du dirigeant bosniaque Izetbegovic, a eu l’occasion de collaborer avec Miller et le HR Wolfgang Petritsch. Il témoigne de la forte personnalité de l’ambassadeur américain : « Miller was a strong guy, saying: "Look, ok, you are special rep[resentative], but I'm [the U.S.] ambassador. I'm running the show."1122 » Selon plusieurs intervenants, Miller ne faisait pas toujours dans la dentelle pour défendre les positions américaines et atteindre ses objectifs. Petritsch utilise d’ailleurs une image forte pour décrire son style de négociation : « Miller was, of course, he was this bulldozer ambassador of the United States.1123 » Selon Petritsch, Miller ne pouvait accepter de jouer les seconds violons, alors qu’un diplomate européen (Petritsch) en provenance d’un petit pays (l’Autriche) détenait les rênes du pouvoir en Bosnie :

« I had big battles with Miller because, I mean, just in general it’s unacceptable for any American ambassador not to be the number one in any place. There of course, he was not, because it was a High Rep., somebody higher, like this guy from a small country.1124 »

L’analyse du diplomate américain Donald Hays, qui a été l’adjoint principal du HR Wolfgang Petritsch de 2001 à 2002, est intéressante à cet égard:

1121 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014. 1122 Mirza Hajric, entrevue en personne (Sarajevo), 6 novembre 2012. 1123 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1124 Ibid.

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« […] the American Embassy in countries around the world is, as you probably know, one of the most important embassies in the capital. […] But when you are in Bosnia, the High Representative had the clout, not the American Embassy. The U.S. and the other members of the Peace Implementation Council gave Wolfgang Petritsch, his successors, a huge array of powers that any ambassadors would love to have. This required the American Ambassador to lobby the High Representative to get things done. And that's not something an Ambassador likes to do.1125 »

Malgré ces rivalités, l’ambassade américaine sous Miller soutient le projet du Bureau du HR de créer un système de radiodiffusion publique, qui prend forme. Or, comme nous l’avons souligné, des diplomates américains ont officieusement fait part de leur mécontentement au Bureau du HR, craignant que les ressources importantes allouées à ce projet pénalisent OBN et les autres radiodiffuseurs commerciaux1126. De son côté, l’ambassadeur américain Thomas Miller est surtout préoccupé par les montants dépensés en aide aux médias :

« I do remember the media effort was very, very expensive, particularly TV […] one of my big concerns as ambassador is that I was looked to by my government as a person who's keeping close taps on, you know, not on how the money was spent but how effective programs were.1127 »

Le conseiller présidentiel Mirza Hajric a eu l’occasion d’échanger avec Miller à ce sujet, en particulier à propos d’OBN, qui éprouvait des difficultés malgré les millions investis. Il se souvient des vives critiques de Miller à propos des sommes qu’il jugeait gaspillées dans l’aventure : « Look, where's 36 million euros? For that money, I know 10 businessmen who could make 10 TV stations that would still be running and successful in this country », relate Hajric en citant de mémoire les propos de Miller1128. Au-delà de l’enjeu financier, Miller reconnaît par ailleurs les différences qui pouvaient exister entre la perspective américaine et celle du Bureau du HR en matière de réforme des médias sous le règne de Wolfgang Petritsch :

1125 Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington D.C.), 17 décembre 2013. 1126 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1127 Miller, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 30 août 2013. 1128 Hajric, entrevue en personne (Sarajevo), 6 novembre 2012.

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« We all agreed that there had to be an independent media. Where we didn’t agree was what's the nature of this independent media. How much of it is public, how much of it is private.1129 »

Miller avait par ailleurs souligné certaines différences entre les États-Unis et le Vieux Continent dans la façon de concevoir la place des médias dans la société :

« […] we have different traditions. […] We are much more comfortable when we think about a free press and a lively press. We are much more comfortable with a private sector press or media than public sector.1130 »

Cela dit, c’est après le départ de Miller que les discussions sur le dossier de la radiodiffusion publique s’intensifient, en particulier entre l’équipe responsable des médias au Bureau du HR et ses pairs à l’ambassade américaine. Le HR Petritsch précise en effet que l’essentiel de ses discussions sur le sujet a eu lieu avec le successeur de Miller, l’ambassadeur retraité Clifford Bond, qui a dirigé l’ambassade américaine à Sarajevo d’octobre 2001 à août 20041131. Malgré leurs désaccords, Petritsch entretient une relation cordiale avec Bond : « He was really highly intelligent, a sensitive person and everything, but of course he had his instructions.1132 » En disant que l’ambassadeur Bond « avait ses instructions », Petritsch signale que Bond suivait les directives du département d’État à Washington, entre autres dans le domaine de la réforme du secteur de la radiodiffusion. De fait, en continuité avec les initiatives mises en œuvre par le département d’État et ses partenaires en Bosnie depuis la signature de Dayton, Clifford Bond promouvait l’essor de « médias indépendants » (pour reprendre le terme fréquemment utilisé par les diplomates américains), c’est-à-dire l’essor de médias de propriété privée :

« […] a lot of work on the media had been done prior to me being there. A lot of programs were in place. We had actively, after Dayton, tried to help start up independent broadcasters, to give alternative sources of information to the public, beyond the ethnically-based political parties. And we were very active in setting those up, in both radio and electronic. And we supported those

1129 Miller, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 30 août 2013. 1130 Ibid. 1131 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1132 Ibid.

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support training group for journalists, to try and create a vibrant media in the post-conflict situation.1133 »

À l’instar de ses collègues au département d’État à Washington, D.C., Bond s’inquiétait de l’impact de la création d’un service de radiodiffusion publique sur la viabilité financière des radiodiffuseurs commerciaux, dont plusieurs avaient été soutenus par la coopération américaine. Il souhaitait que ceux-ci soient traités avec équité, en vertu du fameux principe du Level Playing Field dont nous avons déjà parlé :

« You mentioned the public broadcasting. That’s one of the reasons we had a friction on the issue of public broadcasting: […] some people wanted to set up a public broadcasting system, which was fine; no objection to that. I’m a big fan of PBS in the United States and National Public Radio. But we didn’t want it set up on the backs of this private media structure that we had funded and help set up. We didn’t want to see them disadvantaged or discriminated against, in terms of a public broadcaster. We felt there was room and space for both. But some of the people who were supporting the public broadcasting just saw that as the […] only objective possible source of information, and, therefore, it should be supported at all costs, whatever the cost to the private broadcasters and commercial broadcasters. And that was the source of our friction –– when I was there, anyway.1134 »

Si Bond ne nomme pas les personnes soutenant la radiodiffusion publique « à tout prix », il y a fort à parier qu’il s’agissait du HR et de son équipe. D’ailleurs, l’ancien responsable du Département du développement des médias au Bureau du HR de 2000 à 2002, Chris Riley, reconnaît que leur objectif de donner une place importante à la radiodiffusion publique dans l’espace médiatique bosnien (avec des moyens de financement conséquents) pouvait contrarier la stratégie américaine : « […] the Americans became quite polarized about this because they felt the particular aspect of what we were doing was going to undermine what they wanted to do.1135 »

5.2.2.5 Une méconnaissance de la radiodiffusion publique? Une caractéristique importante du débat sur la réforme du secteur de la radiodiffusion est l’apparente méconnaissance, chez des diplomates américains, de la notion de radiodiffusion

1133 Bond, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013. 1134 Ibid. 1135 Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012.

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publique et de la portée de cette tradition dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. C’est à tout le moins l’impression de certains responsables du Bureau du HR qui ont joué un rôle clé dans le processus de réforme des médias en Bosnie. L’ex-HR Wolfgang Petritsch, par exemple, soutient que « for the Americans, in many ways, public television is state [television]1136 ». Son bras droit en matière de médias, Chris Riley, abonde dans le même sens : « […] the American DNA doesn’t understand public broadcasting the way we understand it as Europeans1137 ». Daniel De Luce, qui a travaillé étroitement avec Simon Haselock, en vient lui aussi à une conclusion similaire : « The U.S. diplomats didn't understand very well how public broadcasting operated in European societies […]. They came from the American experience, with commercial television news being the most influential and public TV being an afterthought.1138 »

L’ambassadeur américain retraité Ralph Johnson, qui a été l’adjoint principal du HR Wolfgang Petritsch d’août 1999 à juillet 2001, juge cette critique en partie fondée : « I think that's by and large true.1139 » À l’opposé, d’autres s’insurgent contre de telles conclusions, dont l’ambassadeur retraité Thomas Miller :

« I mean, I totally don't agree with that. […] As a diplomat, I had served in countries where there was public broadcast tradition and, you know, we just had a difference of opinion over the effectiveness of this. We just had a difference of opinion and to say: "Americans don't understand", I am sorry, I just plain and simple don't agree with that.1140 »

Il faut dire que certaines déclarations de diplomates américains laissent perplexe. Par exemple, lorsque l’ancien envoyé présidentiel dans les Balkans, Robert Gelbard, explique que l’administration américaine souhaitait transformer « […] the public broadcasters into being independent broadcasters […] », il semble confondre radiodiffuseurs publics et radiodiffuseurs d’État1141. De même, lorsque l’ambassadeur Miller dit : « […] we have

1136 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1137 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1138 Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012. 1139 Ralph Johnson, entrevue téléphonique (joint à Lake Placid, Floride), 10 décembre 2013. 1140 Miller, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 30 août 2013. 1141 Gelbard, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 15 février 2014.

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different traditions. The concept of a state-run media […] is something that is accepted throughout Europe and it is not something that is accepted in the United States », nous nous interrogeons quant à savoir si Miller veut véritablement parler du concept de médias d’État, c’est-à-dire des médias sous le contrôle du régime en place1142. Si c’est le cas, cette observation illustrerait une méconnaissance du domaine de la radiodiffusion en Europe de l’Ouest, où il existe une tradition de service de radiodiffusion publique relativement indépendante du pouvoir politique dans de nombreux pays. Certes, il est possible que les propos de Gelbard et de Miller constituent des erreurs fortuites. Mais, aux dires de plusieurs intervenants, ce genre de commentaires traduit une certaine méconnaissance de la tradition de la radiodiffusion publique en Europe au sein de la diplomatie américaine.

Il faut néanmoins nuancer : plusieurs diplomates américains font preuve d’une compréhension aiguisée des enjeux et systèmes médiatiques d’Europe. Christopher Hoh, qui a été chef de mission adjoint à l’ambassade des États-Unis à Sarajevo de 2000 à 2003, est l’un d’eux. À l’instar de Miller, il accepte mal les commentaires venant de collègues européens sur la méconnaissance supposée de la notion de radiodiffusion publique au sein de la diplomatie américaine :

« […] I know they said that and they said that to me and I think it was a cheap shot an wrong because, yeah, we have a different system here, but many of us, as I said, have worked in countries where we are very familiar with how their public broadcasters work.1143 »

Durant notre entretien, Christopher Hoh a souligné sa familiarité avec divers systèmes de radiodiffusion publique d’Europe de l’Ouest, dont ceux d’Allemagne, de Grande-Bretagne et d’Autriche, le pays du HR Petritsch. Il a entre autres évoqué la nature corporatiste du système de radiodiffusion publique autrichien, dans lequel l’influence des partis politiques est prégnante :

« You know, there you got a small, relatively homogenous country and the public broadcaster really dominates and has for a long, long, time. And while [the public broadcaster] is technically independent from the government, it is very much seen as an extension of the parties. In the Austrian case, they tend to

1142 Miller, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 30 août 2013. 1143 Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

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divide up the jobs between the two main parties. But nevertheless, the sense is that the board, the leadership and management are all filled pretty much by decisions made in party circles. Other Europeans have public broadcasters that are further removed from the government. I’m familiar mostly with Germany and with Great Britain. But there is a tremendous variety of setups and approaches in other European countries.1144 »

Cette influence des partis politiques autrichiens au sein de la gouvernance du système de radiodiffusion public, Wolfgang Petritsch la reconnaît volontiers : « I come from a country with a strong public television system, but of course highly politicized.1145 » Mais Petritsch souligne que le modèle servant d’inspiration au Bureau du HR était celui de la BBC : « Clearly they were sort of following the idea of the BBC model », dit-il en se penchant sur le travail de son équipe assignée au dossier des médias, qui incluait un consultant britannique ayant travaillé à la BBC1146. Or, c’est précisément cette stratégie qu’il fallait éviter, selon le diplomate américain Christopher Hoh :

« If you look at this, the kind of [public] broadcasters with high standards of integrity and independence that you might have in or in the UK, you weren’t going to get in Bosnia unless you had some kind of structural checks and balances. And our approach was to say: use the marketplace, use the private broadcasters as a way of keeping the public broadcasters from getting too insulated, too comfortable, too arrogant.1147 »

En soulignant le rôle central des radiodiffuseurs commerciaux au sein de l’espace médiatique, le diplomate américain Christopher Hoh manifestait sa foi en le marché pour instaurer une saine concurrence qui diminuerait l’influence du politique sur les médias; ainsi, dans le contexte d’un pays en situation de post-conflit et sans tradition démocratique, où les partis politiques infiltraient toutes les sphères de la société et de l’économie pour y établir leur influence, Hoh voyait dans les forces du marché une façon de diminuer cette emprise.

1144 Ibid. 1145 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1146 Ibid. 1147 Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

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5.2.2.6 Le marché comme rempart à l’instrumentalisation politique des médias? À l’instar de plusieurs de ses collègues, Hoh avait quelques doutes quant à la faisabilité du projet de transformer les radiodiffuseurs d’État en radiodiffuseurs publics et indépendants. Le passé communiste récent de la société bosnienne, et le lien quasi fusionnel entre le politique et la radiotélévision d’État (éclatée en trois entités sous la coupe des partis nationalistes bosniaque, croate et serbe) rendaient cette réforme pour le moins difficile :

« I think there is also a sense that the old state media, while it was supposedly going to be held to the European standards, was going to have a hard time making that transition. It would just take a while because you had some people who had grown up in the old system and who were used to making sure that the dominant media got out the message of the party that was in power […].1148 »

En réalité, la réforme envisagée par le Bureau du HR, accordant une place centrale aux radiodiffuseurs publics, était vue par certains experts du département d’État américain comme incompatible avec la culture politique du pays, tel que le relate ce diplomate de façon confidentielle :

« […] it’s not just the public broadcasters. It is everything from the coalmines to the aluminum plant to the forests. They were all seen as economy tools, sources of revenue and of power and of patronage that the political parties could and should control. That’s what we were working very hard to combat and saying: if you know anything about this country, that’s going to be the direction they go in unless you can have some way to stop it. And basically, they will come back and say: "Oh well, you don’t understand what the public broadcaster is supposed to do", which I think was demeaning as well as factually incorrect. But it also kind of assumed that you would only have the High Rep[resentative] and he would be this wonderful brilliant philosopher king who would keep the public broadcasters in line. But in many, many cases, I think we found that people in Bosnia, and I love them, I love the country, there’s some fabulous people there, but, you know, they have been occupied for centuries and centuries […] whether it was the Ottomans or the Austrians or now the international community, [they have gotten] very good at kind of doing what they want to do without the occupier finding out what it is that they are up to. And so, our sense was to say: it doesn’t make sense to rely on a competent wise philosopher king in the High Rep to keep the abuses from happening, but use other systems that have been shown to work, whether it’s in Germany or in the United States, Canada or somewhere else where you’ve got private competition and that will help to keep the public broadcaster in check. So, in that sense, I think it was a philosophical difference, but it wasn’t that the

1148 Ibid.

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Americans did not understand how public broadcasting worked or the Europeans did not understand how private broadcasting worked. I think it was really just: we understood the way Bosnia works […]. That’s what I think the fundamental difference was: who understood Bosnia best.1149 »

En comparant le HR à la figure platonicienne du philosophe roi, ce diplomate américain fait manifestement allusion aux interventions du Bureau du HR Petritsch pour réformer la gouvernance des conseils d’administration des radiodiffuseurs d’État (et futurs radiodiffuseurs publics). Par exemple, le bras droit du HR Petritsch dans le dossier médias, Chris Riley, a siégé (en plus de nommer des experts) dans les conseils d’administration des trois radiodiffuseurs publics que le Bureau du HR a créés avec sa loi adoptée en 2002 (souvenons-nous que cette loi a créé un système complexe de radiodiffusion publique, comportant un radiodiffuseur public pour la Fédération croato-bosniaque, un autre pour la République serbe de Bosnie, en plus d’un radiodiffuseur public englobant les deux entités politiques). Plusieurs diplomates américains, dont celui cité plus haut, doutaient fort de la pérennité de ces changements. Avec le désengagement inévitable de la communauté internationale, la réalité politique bosnienne reprendrait son cours, et les radiodiffuseurs publics seraient à nouveau instrumentalisés par les partis politiques, selon eux.

Or, pour les responsables du Bureau du HR, cet interventionnisme s’avérait nécessaire. Sans cela, l’influence du politique et les façons de faire des radiodiffuseurs publics ne changeraient pas, selon eux. Chris Riley, par exemple, souhaitait que le radiodiffuseur de la République serbe de Bosnie diffuse la couverture des procès de chefs de guerre serbes au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye, aux Pays-Bas. Dans le paysage politique de l’époque, où les Serbes inculpés de crimes de guerre étaient considérés comme des héros nationaux par de nombreux Serbes, une telle initiative a rencontré une vive opposition :

« […] the type of thing we were trying to do is to get the Serbs to show on their public service broadcasting channel the coverage of the trials of indicted war criminals in [The] Hague. Now, to you and I, it’s just perfectly logical [that] a public service broadcaster would show, you know, the highlights of a trial of one of its nationals if that national was being charged with war crimes. Well,

1149 Diplomate américain no. 2 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique 2013.

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Serbs didn’t want anybody to know, didn’t want to know anything about it. So, we were like: "No, we have an obligation to inform the public." The independent commercial network was never going to show this. You know, this was the type of argument we were making, you know, we were saying: "If you want these guys to be responsible, they need to be insulated from direct political interference."1150 »

Pour Riley, il revenait aux radiotélévisions publiques de mener ce genre de projets, puisqu’aucun radiodiffuseur commercial n’aurait osé le faire, de crainte de vexer son public ou ses propriétaires.

La prédisposition du Bureau du HR à favoriser le modèle de radiodiffusion publique ne signifiait pas que les médias commerciaux étaient pour autant négligés. L’appui à la presse privée faisait partie de la stratégie de réforme des médias du Bureau du HR, qui visait également à établir un cadre réglementaire (la CIM) et un système de radiodiffusion publique1151. En coordonnant les initiatives d’aide aux médias selon ces trois axes, le Bureau du HR encourageait les initiatives d’appuis aux médias commerciaux, dont plusieurs étaient mises en œuvre par la coopération américaine et ses partenaires. Mais, à l’instar du HR Westendorp et du HR Petritsch, le responsable du Département du développement des médias du Bureau du HR de 2000 à 2002, Chris Riley, ne voyait pas dans les médias commerciaux d’aussi grands vecteurs de changement que les radiodiffuseurs publics. Dans le contexte économique de la Bosnie, les médias commerciaux risquaient, selon lui, d’être instrumentalisés par les pouvoirs politiques, en raison de la faiblesse du marché médiatique : « […] in a rundown economy like Bosnia’s, being commercially independent means that you are vulnerable.1152 » Riley rappellait d’ailleurs à ses collègues américains que les stations commerciales financées par la coopération américaine restaient alignées sur leur communauté ethnique et ne faisaient pas grand-chose pour favoriser le processus de réconciliation : « I said to them […] : "But, tell

1150 Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012. 1151 Ibid. 1152 Ibid.

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me, do your Serb affiliates carry any of the programming with Bosniaks on it?" And the answer was: "No."1153 »

Pour Simon Haselock, qui dirigeait le Département du développement des médias avant l’arrivée de Riley, l’approche pro-marché des États-Unis soulevait son lot de problèmes, dont celui de la viabilité des entreprises de presse créées. Dans un contexte post-conflit, incluant une économie ravagée, les bailleurs n’avaient pas le choix de soutenir financièrement les médias commerciaux avec de généreuses subventions :

« […] the American model only works if there is a commercial market. So […] in order to generate a commercially funded engine for media, there has to be an economic marketplace on the ground. [In] most of these post-conflict destructed states, there isn’t such a market. So, the only way you can assure that you get professional and independent media, which conforms to the sorts of international standards, is to have something that is independently funded through some form of government finance. That government finance […] is not of the government that’s on the ground. It’s from international donors […] So […] you’re essentially putting public money into it, which means that the only model then to go for is a public service model because you’re not going to give [to] a bunch of individuals loads of cash to go and set up commercial radio stations, because that is therefore not a commercial radio station.1154 »

Comme nous l’avons souligné précédemment, Haselock n’a pas eu besoin de défendre la pertinence du modèle de la radiodiffusion publique devant ses interlocuteurs américains durant son séjour en Bosnie. Ce débat est plutôt survenu après son départ, lorsque Chris Riley l’a remplacé. Haselock a néanmoins eu l’occasion de débattre ce sujet lors de son séjour en Irak, où il a travaillé à la réforme des médias du pays de 2003 à 2006 (nous y reviendrons dans la conclusion finale).

5.2.2.7 Le débat entourant le financement du système de radiodiffusion publique Les désaccords entre les responsables du Bureau du HR et les diplomates américains entourant la réforme du système de radiodiffusion publique se sont cristallisés autour du financement de cette structure. Le Bureau du HR, d’une part, souhaitait donner aux radiodiffuseurs publics les moyens d’assurer leur indépendance. Différentes sources de

1153 Ibid. 1154 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012.

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revenus ont donc été envisagées. La première d’entre elles consistait en une redevance mensuelle collectée sur la facture d’électricité. Mais cette méthode n’était pas idéale, puisque de nombreux Bosniens propriétaires d’un récepteur de radio ou de télévision refusaient de payer les frais mensuels d’abonnement1155. Pour pallier ce problème, le Bureau du HR a proposé que les radiodiffuseurs publics se financent à l’aide de commandites et, surtout, de publicités (ces trois principales sources de revenus sont inscrites dans la loi sur le système de radiodiffusion publique imposée par Petritsch en mai 2002)1156.

Selon Chris Riley, il était impératif d’assurer la viabilité des radiodiffuseurs publics. Le financement par la publicité devenait donc incontournable, d’autant plus que le système de collecte de redevances pouvait connaître des ratés : « The bottom line for me is that there was going to be a sufficient amount of advertising revenue for the public service broadcasters, which would mean they wouldn’t be completely destitute and therefore under control of politicians.1157 » Le HR Petritsch est également convaincu de la nécessité de donner les moyens financiers suffisants aux radiodiffuseurs publics, et ce, même si cela est susceptible d’être jugé inéquitable pour les radiodiffuseurs commerciaux. Comme nous l’avons vu précédemment, Petritsch croit au rôle central que peut jouer le service public en radiodiffusion afin de favoriser le dialogue au sein de la société et, ainsi, de contribuer au processus de réconciliation nationale. Son financement doit donc être suffisant pour éviter de tuer l’entreprise dans l’œuf :

« For me it was clear, yes. This is not about fairness; this is about a strong and efficient public broadcaster. […] you have to give the necessary means to the broadcaster –– financial means, and since I considered this crucially important to get a professional pan-Bosnia and Herzegovina [public broadcaster] ––; also, to produce local programming –– to do it of course in a way in three cultures and languages. You cannot starve this organization financially. If you already start from the outset, it’s a stillborn thing.1158 »

1155 Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012. 1156 Voir l’article 53 de la Loi relative aux fondements du système de radiodiffusion publique et au service de radiodiffusion publique de Bosnie-Herzégovine : OHR, « Law on the Basis of the Public Broadcasting System and on the Public Broadcasting Service of Bosnia and Herzegovina ». 1157 Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012. 1158 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012.

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Au sein de l’ambassade américaine, ce biais en faveur des radiodiffuseurs publics crée des remous. L’ambassadeur Clifford Bond se charge alors d’informer le HR Petritsch et son équipe du mécontentement que la politique provoque chez les responsables du dossier des médias à l’ambassade américaine à Sarajevo et au département d’État à Washington. Bond se souvient également des échanges qu’il a eus avec un consultant britannique du Bureau du HR qu’il trouvait particulièrement dogmatique : « […] I can tell you that the fellow –– I was […] dealing with him on a regular basis –– that guy, for sure, felt that we were ideological Neanderthals for not supporting, you know, public broadcasting and only public broadcasting.1159 » Il faut dire que Bond, en plus de gérer les inquiétudes de ses collègues, subit alors les pressions de propriétaires bosniens de radios et de télévisions commerciales, dont plusieurs ont été soutenus par la coopération américaine :

« […] we had a group of independent broadcasters come to our embassy, and [they] sort of set out their concerns as the public broadcasting issue was developing. So, it wasn’t something we invented. They were concerns that were broadly felt by the people in the industry, people on the ground.1160 »

Devant cette situation, des diplomates américains font pression sur les responsables du Bureau du HR. Faisant fi du fait que, dans plusieurs pays européens, les radiotélévisions publiques tirent des revenus publicitaires, ils entendent faire reculer le Bureau du HR à ce sujet :

« You know, if you’re going to be a public broadcaster then you cannot get advertising revenue too. We wanted to limit very much the amount of subsidies and the amount of automatic support that would go to the public broadcaster. We just wanted kind of a level playing field, commercially and in term of content. With the public broadcaster, it would have a different role, but it wouldn’t have an overwhelming commercial advantage.1161 »

Mais les diplomates américains constatent qu’ils sont isolés sur cette question. Selon le HR Petritsch, son projet de loi relatif à la radiodiffusion publique était soutenu par une majorité des ambassadeurs participants au Comité directeur du PIC :

1159 Bond, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013. 1160 Ibid. 1161 Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

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« They were either neutral, agnostic or they were supportive. Like the Germans, [they] were very much supportive. They have a beautiful system. The Brits, of course, were supportive. The Japanese, the French, the Canadians and so on […], they were all supportive. So, in the Steering Board, we never had this kind of clash. It was more on a one-on-one, or bilaterally between myself and the American ambassador, or even more so between the media experts at the American Embassy and my media experts.1162 »

De son côté, l’ambassadeur Bond reconnaît avoir été le seul ambassadeur à s’opposer à cette politique au Comité directeur du PIC : « Yeah, I think we did have more of an interest –– and, frankly, it really irritated Petritsch […].1163 » Un collègue de Bond abonde dans le même sens : « […] the American position on the policy was not widely shared by the Europeans, [who have] a different perspective and approach.1164 »

Selon cet ex-diplomate américain, qui préfère conserver l’anonymat, la diplomatie américaine aurait souhaité que le Bureau du HR implante le modèle américain de radiodiffusion publique : « I mean, in the U.S., […] [there is] no advertising on public broadcasting and that was the model that essentially guided us. »1165 Soulignons de nouveau que les radiodiffuseurs publics aux États-Unis (NPR et PBS) reçoivent très peu de financement public en comparaison de leurs pairs en Europe de l’Ouest. En fait, ils tirent l’essentiel de leurs revenus de dons individuels et corporatifs, et de commandites1166.

Cela dit, si le modèle américain de radiodiffusion publique est souhaité par la diplomatie américaine, on a pris note de l’appui du Comité directeur au projet du HR Petritsch. La bataille, pour les diplomates américains, devait donc être plus ciblée; elle visera à diminuer le nombre de minutes de publicité accordées aux radiodiffuseurs publics par heure de grande écoute :

« […] the Americans recognized it was not going to be the American PBS structure. We were fighting for lowering the amount of commercial advertising

1162 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1163 Bond, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013. 1164 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014. 1165 Ibid. 1166 Nordicity, Analysis of Government Support for Public Broadcasting and Other Culture in Canada [En ligne], CBC/Radio-Canada, 2013, p. 4. (Consulté le 3 février 2015)

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time available to the public broadcasters. Not eliminating it but lowering it […].1167 »

C’est ainsi que de l’automne 2001 au printemps 2002, une grande partie du débat sur le projet de loi relatif au système de radiodiffusion porte sur le nombre de minutes de publicité à allouer par heure de grande écoute aux stations de radiotélévision publique (le chiffre de 6 minutes par heure est apparemment discuté). Il s’agit d’un enjeu crucial pour les Américains et les radiodiffuseurs commerciaux bosniens, puisque ce nombre de minutes constitue un manque de revenus potentiel dans un espace médiatique encombré, se divisant peu d’annonceurs. Le HR Petritsch et son équipe sont conscients du problème. Mais la viabilité du système de radiodiffusion est la priorité pour Petritsch, comme nous l’avons vu : « For me it was clear, yes. This is not about fairness; this is about a strong and efficient public broadcaster […] [to which] you have to give the necessary means […].1168 »

Ces divergences marquées entre les positions du Bureau du HR et l’ambassade américaine provoquent maints échanges et débats. Les négociations à ce sujet ont surtout lieu entre les responsables du dossier des médias à l’ambassade américaine et au Bureau du HR. Cela dit, des rencontres entre le HR Petritsch et l’ambassadeur Bond se produisent. Des appels fréquents de Washington à Petritsch et son équipe sont aussi faits. Selon plusieurs intervenants, les échanges sont souvent houleux, et les désaccords, tranchés. En fait, plus la fin du mandat de Petritsch approche (fin mai 2002), plus l’intensité du débat augmente. Chris Riley en conserve d’ailleurs un souvenir douloureux :

« I still have the scars […] the relations with the Americans were very, very tense at the time. You know, the feeling was that they were going against us. I’m sure they felt that we were trying to do the same. They’re trying to undermine everything we’d done. […] I’ll tell you what, as a learning experience, being on the wrong side of a policy debate with the United States is a pretty religious experience.1169 »

Il faut dire que Riley, en tant que responsable du Département du développement des médias au Bureau du HR, est au centre de toutes les négociations. Il doit discuter du

1167 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014. 1168 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1169 Riley, entrevue en personne (Bruxelles), 3 juillet 2012.

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brouillon du texte de loi avec les responsables des trois radiodiffuseurs d’État, avec les parlementaires, avec les experts de l’Agence de réglementation des communications, de même qu’avec les différents bailleurs de fonds, dont les États-Unis, qui s’opposent au financement publicitaire des radiodiffuseurs publics :

« […] this was the most multi-stake holder environment I’d ever worked in, where you were juggling, you know, these different requirements for different communities and different broadcasting structures to try and create one system. So, the hierarchical relationship between the state level PBS and the two entity levels was just tortuous and in the background, of course, you’ve got the Americans chipping away saying: "You can’t have advertising!"1170 »

Comme adjoint principal du HR Wolfgang Petritsch, Donald Hays est témoin des échanges houleux entre les responsables du Bureau du HR et l’ambassade américaine concernant le projet de loi sur la radiodiffusion. Étant lui-même diplomate américain, il sait à quel genre de pression ses collègues européens ont pu être soumis en provenance de l’ambassade américaine :

« I had a few run-ins with the American Embassy. When you aren’t towing the line or you are moving in the wrong direction, they can be quite direct and willing to use whatever leverage they have to in order to change your policies or approach. As an American diplomat I found it fairly easy to negotiate with the Embassy, but for an European, it can be a daunting thing when the American Embassy comes at you and says, you know: "We won't accept this, and we won’t be part of the project if it isn’t done the way we want", […] whatever they're going to say to convince you that your position is going to be extremely difficult for you.1171 »

Dans les derniers jours du mandat de Petritsch, une entente aurait été négociée entre l’ambassade américaine et le Bureau du HR. Elle aurait permis de répondre aux inquiétudes des Américains en diminuant le nombre de minutes de publicité allouées aux radiotélévisions publiques, comme le décrit cet ex-diplomate américain impliqué dans les négociations :

« I was in a meeting with High Representative Petritsch and our Deputy Chief of Mission. There was a number of points in which this came up and a compromise was agreed that it would be a lower number and that there would

1170 Ibid. 1171 Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington D.C.), 17 décembre 2013.

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be potential for recourse if it was demonstrated that this was creating an excess burden on commercial broadcasters. The compromise was something that we could live with and we felt they could live with. That was maybe two days before the last Steering Board meeting and there was a whole stack of [laws] that Petritsch imposed on his last meeting. The one on the broadcasting law, it was handed out at the end of the meeting. I was not in the meeting but I talked to someone who was there. And they did not hand it out until the very end of the meeting and it did not respect the compromise that had been agreed on. Instead, they went back to the original number and added a clause: if the finances of broadcasters are faced with collapse, not just pressure, but utter collapses, then we have the potential to look at this again. And it went back to the number that they had been advocating. The whole process, that was not at all transparent.1172 »

Durant notre entretien, Wolfgang Petritsch ne mentionne pas cette entente, mais il évoque la visite d’un représentant du département d’État venu de Washington, avec qui il a discuté de la question du financement des radiodiffuseurs. Il résume la rencontre en soulignant que les Américains jugeaient le projet de loi inéquitable financièrement pour les radiodiffuseurs commerciaux1173. Fait intéressant, il ajoute que ce désaccord a été la cause, selon lui, d’un éditorial critique à son endroit par le New York Times : « […] in the end […] that was the reason for this New York Times editorial.1174 » Petritsch fait aussi référence à un appel de Washington, réalisé par un responsable du dossier des médias qui lui reprochait de « ne pas l’avoir informé » à propos de « ses intentions1175 ». Petritsch laisse cependant entendre qu’il était déjà trop tard et que sa priorité était de faire passer la loi avant son départ : « […] that was already at the very end of my last couple of days. I tried before I left, in the end of May 2002, I tried to really lock it in [the law] because I was convinced that unless […] [you] use the momentum –– unless I used my last reputation.1176 » Finalement, le gouvernement de la République serbe a rejeté le projet de loi présenté devant le Conseil des ministres de la Bosnie-Herzégovine. En réaction, le HR Petritsch a décidé d’imposer la Loi relative aux fondements du système de radiodiffusion publique et au service de

1172 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014. 1173 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1174 Ibid. 1175 Ibid. 1176 Ibid.

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radiodiffusion publique de Bosnie-Herzégovine le 23 mai 2002, quatre jours avant la fin de son mandat comme HR en Bosnie-Herzégovine1177.

En rétrospective, des responsables américains impliqués dans les négociations sur l’élaboration de la loi déplorent la manière dont Petritsch et son équipe ont mené le processus de consultation : « […] Petritsch did it in an underhanded way and then left », dit l’un d’eux. Il ajoutera : « […] the way it was handled was outrageous.1178 » L’ambassadeur Clifford Bond se souvient également de l’insatisfaction qu’il a ressentie à l’époque :

« […] we did not get much consideration, [that] was my impression. And in the end, as you said, Petritsch imposed something. I can’t remember the exact wording, but there was some language in that that really upset us, because it fed into the effect that the independent commercial broadcasters had to give every form of support to the public broadcasting –– something other. It was an open- ended commitment, which, frankly, we found disturbing, and it was something we objected to. And we told Petritsch: "Okay, we’ll see how you implement this, and how OHR implements this, and how the regulators implement it. If it’s badly implemented, you can expect us to come back, and we’re going to object to it."1179 »

Quelques jours après le départ de Petritsch, le New York Times publie, le 1er juin 2002, un texte fort critique quant à la loi imposée par ce dernier. L’éditorial reprend plusieurs récriminations de la diplomatie américaine. Il reproche notamment à Petritsch et aux gouvernements ayant appuyé la loi d’être allés trop loin en offrant à la radiotélévision publique des « avantages commerciaux » indus, qui menacent la survie des stations commerciales : « The law allows Bosnia's public TV to keep running advertising. But since public television has other financing, it charges advertisers minimal prices. This starves the commercial stations, which depend on ad revenue.1180 » Le New York Times concluait son papier en demandant au nouveau HR en Bosnie, Paddy Ashdown, de modifier la loi.

1177 OHR, « Law on the Basis of the Public Broadcasting System and on the Public Broadcasting Service of Bosnia and Herzegovina ». 1178 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014. 1179 Bond, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 17 décembre 2013. 1180 New York Times, « An Unexpected Censor in Bosnia », New York Times [En ligne], New York, 1er juin 2002. (Consulté le 3 février 2015)

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La sortie de cet éditorial n’est probablement pas le fruit d’une coïncidence. Comme le correspondant de l’AFP Dan De Luce le faisait remarquer, il n’est pas rare que des diplomates divulguent des informations à un média influent pour faire pression sur un acteur dans un contexte spécifique. Dans ce cas précis, il n’est pas improbable qu’un représentant du département d’État américain ait informé le New York Times afin d’inciter le nouveau HR, Paddy Ashdown, à modifier la loi. Wolfgang Petritsch, en tout cas, croit qu’il s’agissait d’une commande politique : « You could really see the political purpose behind it […].1181 »

À la suite de la parution de l’éditorial, la porte-parole sortante du HR, Alexandra Stiglmayer, rédige à l’intention des nouveaux porte-parole une série de réponses possibles aux critiques soulevées par le New York Times1182. Elle explique notamment que la période de temps publicitaire allouée par la loi a été décidée par l’Agence de réglementation des communications de Bosnie-Herzégovine et non par le Bureau du HR1183. Elle ajoute que cette limite de temps publicitaire imposée aux radiotélévisions publiques est parmi les plus strictes pour les économies européennes en transition1184. Stiglmayer précise également qu’il est coutumier pour les radiodiffuseurs publics d’avoir diverses sources de revenus : « Overall, the law has changed nothing — the claim that it threatens the immediate closure of the commercial stations is as bizarre as it is inaccurate.1185 » En conclusion, Stiglmayer ne s’empêche pas de lancer une pointe au journal américain, révélatrice du fossé normatif qui séparait le Bureau du HR avec la diplomatie américaine sur cet enjeu de la radiodiffusion publique :

« Public broadcasting is part of the broadcasting tradition in Europe and has proved in most European countries, such as the UK or Germany, to be an essential element of national life in providing the public with high-quality information. […] Public broadcasters in Europe have a more enhanced role than the ones in the U.S. This does not mean the destruction of the commercial

1181 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1182 Alexandra, Stiglmayer, entrevue téléphonique (jointe à Bruxelles), 26 octobre 2012. 1183 Alexandra Stiglmayer, Draft speaking points for OHR spokespeople in response to questions by journalists about the NYT editorial (june 2002) [Courrier électronique à Simon Thibault], [En ligne]. 1184 Ibid. 1185 Ibid.

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sector, as has been elaborated above. Inaccurate and value-loaded editorials like the one in The New York Times are misleading and do not foster understanding of the media market in European countries in transition.1186 »

Si les points soulevés par Stiglmayer ne sont pas inexacts, il faut tout de même mentionner que la priorité de Petritsch et de son équipe média était d’assurer la viabilité financière du système de radiodiffusion public. Or, en puisant dans la publicité comme source additionnelle de revenus, le Bureau du HR privait par le fait même les stations commerciales de sommes importantes. Petritsch, en fait, avait clairement indiqué que sa priorité était la survie financière du modèle public et qu’il fallait lui donner les moyens financiers de l’assurer1187.

Après le départ de Petritsch, l’ambassade américaine souhaite persuader le nouveau HR, le politicien britannique Paddy Ashdown, de modifier la loi. À cet égard, une tentative est faite à l’ambassade britannique avant l’arrivée d’Ashdown, mais les Américains essuient une fin de non-recevoir :

« We raised some of our concerns with them and they had a relatively new ambassador, and Paddy Ashdown was coming. The ambassador basically said: "No, we are going to get this Law wrapped up and done before Paddy Ashdown gets here and that’s that." And it was clear to me that the British willingness to accept this [PBS Law] went up because they wanted a senior British politician not to have this on his front step when he walks in.1188 »

Il est possible, comme le suggère cet ex-diplomate américain, que l’ambassadeur britannique Ian Cliff n’ait pas voulu embêter Ashdown avec cette controverse à son entrée en poste comme HR. Mais ce refus des Britanniques est probablement davantage dû au fait qu’ils avaient soutenu le projet de loi de radiodiffusion de Petritsch, comme la plupart des autres ambassadeurs européens du Comité directeur du PIC. Vraisemblablement, l’ambassadeur Cliff fut heureux de passer à autre chose. Les États-Unis, en somme, sont demeurés isolés sur cet enjeu et, malgré la bataille menée par leurs diplomates auprès du

1186 Ibid. 1187 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1188 Diplomate américain no. 1 requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 14 janvier 2014.

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Bureau du HR, ils ont perdu la joute, comme le résume De Luce : « […] the Americans lost the argument.1189 »

Conclusion Après l’imposition de la loi sur le système de radiodiffusion et l’arrivée du HR Ashdown, la réforme des médias n’a plus été un enjeu central dans le cadre des initiatives mises en œuvre par le Bureau du HR1190. Ashdown a d’ailleurs dissous le Département de développement des médias dans la foulée d’une série de mesures visant à réduire les activités du Bureau du HR1191. Plus de sept ans après la conclusion des accords de Dayton, l’heure de la rationalisation avait sonné. Même si Ashdown est reconnu pour avoir été un HR actif qui a mis en œuvre plusieurs lois et réformes dans différents domaines, la communauté internationale allait graduellement se désengager de la conduite des affaires de la Bosnie, y compris dans le domaine des médias, pour laisser la place aux parlementaires bosniens1192.

Ainsi, de 1998 à 2002, la Bosnie a connu une période riche en débats et controverses dans le domaine de la réforme des médias. La création de la Commission indépendante des médias (CIM) par le Bureau du HR, tout d’abord, a suscité son lot de réactions internationales avec l’intervention d’acteurs non institutionnels, comme le WPFC et l’IPI (mais aussi le New York Times) dans le débat sur la réglementation des médias en Bosnie. Avec leur défense d’une philosophie de laisser-faire et leur inclinaison à tolérer une scène médiatique où la presse peut être un vecteur d’intolérance en diffusant des propos haineux, ces acteurs se sont inscrits (de façon absolue) dans l’esprit de l’approche américaine, en

1189 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1190 Le HR Paddy Ashdown a mené diverses réformes, entre autres en économie, mais les médias ne furent pas une priorité. (Voir Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington D.C.), 17 décembre 2013) Cela dit, le service juridique du Bureau du HR a continué d’assister les parlementaires bosniens pour effectuer, entre autres, des amendements à la loi imposée par le HR Petritsch en 2002 (OHR, « Legal Department », in Site de l’OHR [En ligne]. (Consulté le 3 février 2015)). 1191 Donald Hays, qui a secondé Paddy Ashdown, confirme cette information (Hays, entrevue téléphonique (joint à Washington D.C.), 17 décembre 2013. 1192 L’Agence de réglementation des communications, qui est le résultat de la fusion, en mai 2001, de la Commission indépendante des médias et de l’Agence de réglementation des télécommunications a par ailleurs joué un plus grand rôle dans la gestion de l’espace médiatique bosnien.

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critiquant les initiatives de réglementation des médias du Bureau du HR. À l’inverse, en adoptant une philosophie de réglementation des médias plus interventionniste, notamment pour contrer les discours incitant l’audience à la haine, le Bureau du HR a défendu une philosophie d’intervention qui reflète plusieurs dimensions de l’approche ouest- européenne. Il en fut de même dans le processus de réforme du secteur de la radiodiffusion, où les diplomates américains et européens ont respectivement illustré leurs préférences pour les radiodiffuseurs privés ou publics. Nous avons d’ailleurs vu l’influence de leur culture médiatique dans leurs discours. Il suffit de nous rappeler les multiples références des HR Westendorp et Petritsch aux modèles de radiodiffusion publique en Europe. Quant aux diplomates américains, leur position était cohérente avec les normes de la culture médiatique américaine, où les chaînes commerciales ont été historiquement dominantes, pendant que les radiodiffuseurs publics ont été relégués à la marge.

Dans le prochain chapitre, nous examinerons une période riche et intense dans le processus de réforme de l’espace médiatique kosovar durant les premiers mois de la reconstruction de cette société après le conflit en 1998-1999. Nous verrons alors comment nos concepts idéal-typiques nous permettront à nouveau d’éclairer les philosophies d’intervention des acteurs impliqués, en particulier dans le domaine de la réglementation des médias.

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CHAPITRE 6. Les débats suscités par la réforme des médias au Kosovo (1999-2001)

Introduction À l’image de la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo a lui aussi été le théâtre d’une intervention internationale qui visait à pacifier et à reconstruire une société polarisée à la suite d’un conflit identitaire. Dans ce type d’intervention où une tutelle internationale est instaurée, la souveraineté des acteurs politiques locaux est généralement limitée. En Bosnie, cette autorité civile et politique a été personnifiée par un Haut Représentant, qui agit au nom d'un regroupement de 55 pays et agences appuyant la mise en œuvre des accords de paix de Dayton. Au Kosovo, la tutelle internationale a été pilotée par la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK) et, plus spécifiquement, par un Représentant spécial du secrétaire général des Nations unies (RSSG). De 1999 à 2008, le RSSG a ainsi dirigé le protectorat onusien, jusqu’à ce que le Kosovo ne déclare son indépendance en février 20081193. Comme le HR en Bosnie-Herzégovine, le RSSG a disposé d’importants pouvoirs durant le protectorat onusien, dont celui d’imposer des lois. Il a également joué un rôle clé dans le processus de réforme des médias, aux côtés de l’OSCE, pour tenter d’encadrer une presse relayant des propos incendiaires. Cet interventionnisme du RSSG et de ses collègues de la MINUK dans le domaine médiatique a été particulièrement important durant les deux premières années du processus de reconstruction, de 1999 à 2001. L’essentiel de notre analyse portera donc sur cette période et sur les enjeux qui l’ont caractérisée.

Avant d’expliquer la logique de la démonstration et l’organisation du chapitre, il convient de nous souvenir brièvement du contexte médiatique au Kosovo alors que commençait la

1193 La MINUK et le RSSG ont vu leur mission se transformer à la suite de la déclaration d’indépendance du Kosovo. Dans un rôle passablement réduit, la MINUK et le RSSG ont eu le mandat de poursuivre « (…) la promotion de la sécurité, de la stabilité et du respect des droits de l'homme au Kosovo » (MINUK, « Historique », in Site de la MINUK [En ligne] < http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/unmik/ background.shtml > (Consulté le 4 avril 2015)). Une mission d’État de droit de l’Union européenne au Kosovo (EULEX) a également été créée en 2008; elle vise à appuyer l’État de droit au Kosovo, entre autres en offrant une assistance technique dans les domaines de la police, des douanes et de la justice; son madat se termine en 2016 (European Union, « EULEX Kosovo : EU Rule of Law Mission in Kosovo » in Site de European Union External Action [En ligne] < http://www.eeas.europa.eu/csdp/missions-and- operations/eulex-kosovo/pdf/factsheet_eulex_kosovo_en.pdf > (Consulté le 4 avril 2015)).

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tutelle internationale, en juin 1999. Le Kosovo, précisons-le, était une province autonome de la République socialiste de Serbie, telle que reconnue par la Constitution yougoslave de 19741194. Or, après son arrivée au pouvoir à la présidence de la République socialiste de Serbie, en 1989, Milosevic prive le Kosovo de son statut d’autonomie. Le régime de Milosevic dirige alors une campagne de répression et de discrimination à l’égard des Kosovars albanais, qui subissent maintes vexations1195. Dans le domaine médiatique, Milosevic établit son emprise. Il assujettit notamment la radiotélévision de la province autonome du Kosovo, Radiotélévision Pristina, à une nouvelle entité, la Radiotélévision de Serbie, contrôlée par le régime1196. En plus de relayer sa propagande par l’intermédiaire des médias sous son influence, le régime de Milosevic harcèle et réprime les journalistes kosovars albanais, comme le relate Aferdita Kelmendi, qui a fondé Radio/TV 21 en 1998, l’un des premiers médias indépendants du Kosovo :

« There were very difficult times, [we] struggled to do our mission properly! Many times, we ended at [the] police station [to be] interrogated! There were […] colleagues [that were] beaten up! While others were threatened not to publish [their] stories! ».1197 »

Cette décennie de répression culmine avec la déportation par les forces serbes de centaines de milliers de Kosovars albanais durant l’intervention militaire de l’OTAN de mars à juin 1999. Après le retrait des forces serbes, l’Armée de libération du Kosovo (une guérilla qui a combattu les forces serbes depuis le milieu des années 1990) exerce alors une très grande influence. De nombreux observateurs craignent que cette organisation militaire instrumentalise les médias kosovars, dont Radiotélévision Pristina1198. La scène médiatique est par ailleurs instable, et certains journalistes/éditeurs albanais souhaitent en découdre avec la minorité serbe, comme le souligne Baton Haxhiu, qui est alors le rédacteur en chef du respecté journal indépendant Koha Ditore : « […] after [the] war, they created the hate

1194 Amaël Cattaruzza, Christophe Chiclet, Jovan Deretic et coll., « Serbie », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) 1195 Odile Perrot, « Kosovo ou Kossovo », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) 1196 M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 76. 1197 Aferdita Kelmendi, entrevue téléphonique (jointe à Pristina), 13 mai 2014. 1198 Intervenante requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 2014.

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language against Serbs and against minorities.1199 » Sans doute fort préoccupés par cette situation, mais également par les leçons tirées de l’expérience bosnienne, où des médias propagandistes et haineux ont compliqué le processus de reconstruction, les responsables de la mission de l’OSCE au Kosovo demandent à des experts de faire le point sur la situation médiatique au Kosovo1200. Or, la venue de ces experts et la fuite d’un de leurs rapports provoqueront, comme nous le verrons, le début d’un débat sur la réglementation des médias au Kosovo. Le New York Times et des ONG de défense de la presse critiqueront alors ces initiatives de réglementation des médias et leurs reproches feront beaucoup de bruit1201.

De fait, ces critiques, en particulier celles du New York Times, ont eu un fort écho dans les bureaux de l’ONU à New York et à Pristina, ce qui a eu pour effet de freiner les initiatives de l’OSCE en matière de réglementation des médias1202. Cette controverse a aussi incité les responsables de la MINUK à s’occuper davantage du dossier des médias1203. La MINUK a ainsi empiété sur le mandat de l’OSCE qui avait en théorie la responsabilité de ce dossier1204. Les domaines d’intervention de la MINUK au Kosovo se coordonnaient en effet autour de quatre piliers et l’OSCE avait la responsabilité du troisième: démocratisation et renforcement des institutions, ce qui incluait la réforme des médias1205. Cependant, dans la foulée du débat sur la réglementation des médias, la MINUK et le RSSG Bernard Kouchner ont joué un rôle de plus en plus actif dans ce dossier, comme nous allons le constater1206.

1199 Baton Haxhiu, entrevue en personne (Pristina), 12 novembre 2012. 1200 Darbishire, p. 352. Robert Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. 1201 Ibid. 1202 Mertus et M. Thompson p. 262-263. Des intervenants nous ont également fait part du fait que l’éditorial du New York Times avait refroidi les projets de réglementation des médias kosovars des responsables de la mission de l’OSCE au Kosovo et de la MINUK. 1203 Mertus et M. Thompson p. 260-265. 1204 Ibid. 1205 MINUK, « Historique », in Site de la MINUK [En ligne], 2015. (Consulté le 10 février 2015); voir aussi Mertus et M. Thompson, p. 260. 1206 Mertus et M. Thompson p. 260-263.

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Il est intéressant de dresser ici un premier parallèle avec la situation en Bosnie. Sous le règne de Carl Bildt, le Bureau du HR avait eu un réflexe similaire à l’égard de l’OSCE. À la suite de critiques adressées à l’OSCE, notamment quant à sa gestion des médias incendiaires lors des élections en Bosnie en 1996, le HR Bildt avait décidé de jouer un rôle plus important dans ce domaine, empiétant de ce fait sur le mandat de l’OSCE1207. Au Kosovo, le RSSG et la MINUK ont eu un même réflexe centralisateur. Cela dit, au Kosovo, le directeur de la mission de l’OSCE de 1999 à 2001, le diplomate néerlandais Daan Everts, a lutté pour conserver son autorité en la matière1208. En somme, si Everts a dû collaborer avec un RSSG (Bernard Kouchner) fort actif dans le processus de réglemementation des médias kosovars, l’OSCE a néanmoins continué à jouer un rôle en ce domaine, tout en mettant sur pied un service de radiodiffusion publique (nous y reviendrons)1209.

Logique de la démonstration et organisation du chapitre Comme nous l’avons fait dans le chapitre 5 pour la Bosnie-Herzégovine, notre analyse du processus de réforme des médias au Kosovo portera essentiellement sur deux enjeux :

1) le débat concernant la réglementation des médias kosovars;

2) les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion.

Le débat concernant la réglementation des médias kosovars L’examen des enjeux et des philosophies d’intervention des acteurs institutionnels et non institutionnels dans le processus de réforme des médias kosovars nous permettra de dresser plusieurs parallèles avec la situation en Bosnie. Tout d’abord, nous constaterons que le débat concernant l’enjeu de la réglementation des médias au Kosovo s’est rapidement imposé. Comme nous l’avons noté, quelques semaines après la fin des bombardements de l’OTAN et le retrait de l’armée yougoslave, des experts mandatés par l’OSCE se sont rendus au Kosovo en juillet 1999 pour étudier la scène médiatique et faire part de leurs

1207 M. Thompson et De Luce, p. 208. 1208 L’ex-ambassadeur Daan Everts nous a lui-même fait part de ses interventions à cet effet. Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1209 Ibid. Voir aussi Mertus et M. Thompson, p. 263.

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recommandations1210. Dans un scénario évoquant les événements en Bosnie-Herzégovine avant la création de la CIM (l’instance mise sur pied par le Bureau du HR pour réglementer les médias bosniens), un document émanant de la mission de l’OSCE au Kosovo a été transmis à un reporter du New York Times1211. Cette fuite a été à l’origine d’un reportage puis d’un éditorial du New York Times qui critiquèrent les intentions de l’OSCE en matière de réglementation des médias au Kosovo. Des responsables d’ONG de défense des journalistes ont également participé à ce concert de critiques, dénonçant eux aussi les intentions de l’OSCE1212.

Ainsi, dans notre étude du débat sur la réglementation des médias kosovars, nous examinerons les premières propositions de réforme de la sphère médiatique soumises par l’OSCE, et les critiques que celles-ci ont engendrées. Ce faisant, nous constaterons que les acteurs non institutionnels (lobbys journalistiques, New York Times) ont défendu, comme ils l’avaient fait en Bosnie, l’esprit de l’approche américaine. Cela s’est notamment manifesté par leur penchant pour le laisser-faire en matière de réglementation des médias, et leur défense passionnée de la liberté d’expression et de la liberté de presse, y compris dans un contexte où les médias sont utilisés pour véhiculer des propos haineux. Nous verrons aussi comment plusieurs observateurs ont rejeté cette approche en la jugeant dogmatique et déconnectée des enjeux du terrain.

Nous poursuivrons notre étude du débat sur la réglementation des médias kosovars en examinant les actions posées par le RSSG Kouchner pour faire face à une forte détérioration de la situation médiatique au Kosovo. De février à juin 2000, Kouchner a en effet adopté trois règlements importants (2000/4, 2000/36 et 2000/37), d’une part pour sévir contre les propos « incitant [l’auditoire] à la haine nationale, raciale, religieuse ou ethnique », d’autre part pour créer une instance de réglementation –– le Commissaire provisoire aux médias –– qui a imposé des codes de conduite pour la presse audiovisuelle et

1210 Darbishire, p. 352. Voir aussi Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. 1211 Plusieurs intervenants, de même que le New York Times, ont fait part de cette fuite. 1212 Darbishire, p. 350-355.

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écrite1213. Ces règlements du SSRG, défendus par les responsables de l’OSCE, ont immédiatement suscité une levée de boucliers chez les ONG de défense de la presse et des journalistes kosovars : des ONG basées en Europe, comme la Fédération internationale des journalistes et Article 19, jugeaient que ces décisions allaient constituer un dangereux précédent1214.

Si le point de vue de ces groupes d’intérêt médiatiques et journalistiques ne surprend pas, nous verrons combien la position de la diplomatie américaine fut étonnante. Des diplomates américains ont en effet soutenu l’adoption de codes de conduite au Kosovo, pour la presse écrite en particulier, et ce, avant même que ces codes ne soient imposés par le RSSG Bernard Kouchner en juin 2000. Nous analyserons à ce sujet les propos de l’ambassadeur américain au siège de l’OSCE à Vienne, David T. Johnson, qui a défendu l’idée d’un code de conduite pour responsabiliser les médias écrits1215. Nous examinerons également les explications de diplomates américains quant au fait que cette position était le fruit des leçons tirées de l’expérience bosnienne. Ce faisant, nous avancerons que la diplomatie américaine, en plaidant la nécessité d’encadrer les médias pour éviter la propagation de médias haineux, s’inscrivait davantage dans l’esprit de l’approche ouest-européenne, alors que les ONG journalistiques défendaient toujours l’approche américaine. Nous préciserons cependant que cette position de la diplomatie américaine ne constituait pas une dérogation à la position traditionnelle du gouvernement américain sur la scène internationale — généralement prompt à défendre la liberté d’expression et de presse en vertu du premier

1213 Voir UNMIK, « Regulation No. 2000/4. On the Prohibition Against Inciting to National, Racial, Religious or Ethnic Hatred, Discord or Intolerance »; UNMIK, « Regulation No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo »; UNIMK, « Regulation No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo ».

1214 Darbishire, p. 350-355. Voir aussi le communiqué de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) : IFJ, « IFJ Accuses UN of "Dangerous Precedent" in Move to Control Press », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 23 juin 2000. (Consulté le 10 février 2015); voir également le communiqué de l’ONG Article 19 : Article 19, « UN Setting "Dangerous Precedent" with Kosovo Media Regulation », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 23 juin 2000. (Consulté le 10 février 2015)

1215 Nous avons lu la déclaration de David T. Johnson pour la première fois dans le texte de Darbishire (Darbishire, p. 355). L’auteure y cite un extrait du discours de l’ambassadeur américain au Conseil permanent de l’OSCE à Vienne, le 4 mai 2000 (Ibid.). Nous avons par la suite interviewé monsieur Johnson.

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amendement à la Constitution des États-Unis ––, mais plutôt une adaptation ponctuelle à un contexte spécifique, comme nous l’a expliqué l’ambassadeur retraité David T. Johnson.

Les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion En fin de chapitre, nous examinerons les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion au Kosovo. Dans les quelques pages consacrées à cette question, nous analyserons le rôle central joué par le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, le diplomate néerlandais Daan Everts, dans la mise sur pied d’un radiodiffuseur public. Nous illustrerons ensuite le contraste entre la vision d’Everts — partagée par plusieurs diplomates européens qui l’ont soutenu — et celle des responsables américains en matière de réforme du secteur de la radiodiffusion. Ce faisant, nous montrerons la continuité des positions de ces acteurs institutionnels. Par exemple, la diplomatie américaine a été fort présente pour financer les radiodiffuseurs commerciaux, mais elle a laissé aux diplomates européens l’initiative de créer et de financer le radiodiffuseur public, comme cela avait été le cas en Bosnie-Herzégovine. De plus, nous révélerons les similitudes de pensée entre Daan Everts et les HR Westendorp et Petritsch. Ces trois diplomates — respectivement néerlandais, espagnol et autrichien — croyaient tous en la pertinence d’établir une radiodiffusion publique forte, prenant la BBC comme archétype du modèle à implanter. Nous verrons enfin comment la politique proradiodiffusion publique d’Everts a mécontenté les radiodiffuseurs privés kosovars et la diplomatie américaine, entre autres en raison du financement publicitaire qui a été accordé au radiodiffuseur public. Cela dit, nous constaterons que la diplomatie américaine n’a pas mené au Kosovo la lutte qu’elle avait livrée en Bosnie, où elle s’était opposée au projet de loi sur la radiodiffusion publique du HR Petritsch.

Avant de commencer l’analyse du débat sur la réglementation des médias, il convient de nous attarder brièvement à l’histoire du Kosovo. Ce retour dans le passé est en effet nécessaire pour mieux comprendre les causes du conflit au Kosovo en 1998-1999, le contexte de l’intervention militaire de l’OTAN, ainsi que la problématique des médias dans le cadre de la mission de l’ONU et de l’OSCE.

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6.1 Mise en contexte À l’image des Balkans, le Kosovo a une histoire riche et complexe qui a été le théâtre de rivalités et de conflits entre les deux principaux peuples qui revendiquent ce territoire, les Serbes et les Albanais. Après s’être installés dans les Balkans au VIIe siècle, les Serbes ont envahi le Kosovo au XIIIe siècle1216. Au Moyen-Âge, le Kosovo a ainsi été au cœur de l’Empire serbe; sous le tsar Dusan (1331-1355), la puissance serbe rivalisait avec celle de l’Empire byzantin et elle s’étendait sur un immense territoire comprenant « […] une partie de la Bosnie, du Kosovo, du Monténégro, la Macédoine, l’Albanie et la Grèce du Nord jusqu’au golfe de Corinthe1217 ». Les ambitions serbes furent néanmoins frustrées par l’avancée d’une autre puissance : l’Empire ottoman. Le 28 juin 1389, le Kosovo fut le site d’un important affrontement, la bataille de Kosovo Polje, entre les troupes turques ottomanes (musulmanes) et les troupes serbes (orthodoxes), qui furent vaincues. Cette victoire des Turcs annonçait l’assujettissement éventuel des Serbes aux Ottomans, qui s’est concrétisé avec la conquête, en 1459, de Smederevo, qui était alors la capitale serbe1218. La bataille de Kosovo Polje, il faut le souligner, a marqué l’imaginaire serbe1219. Elle est souvent présentée par les nationalistes serbes comme le symbole de la résistance chrétienne à l’envahisseur musulman, incarnant ainsi « leur mythe national par excellence1220 ».

Ainsi, après 250 ans de domination serbe, le Kosovo est passé sous le contrôle de l’Empire ottoman, une occupation qui a duré du milieu du XVe siècle à 19121221. Durant cette occupation de près de 500 ans, une « islamisation graduelle » des populations locales

1216 Noel Malcolm, « Is Kosovo Serbia? We Ask a Historian », The Guardian [En ligne], Londres, 26 février 2008. (Consulté le 10 février 2015) 1217 Encyclopædia Britannica, « Kosovo », in Encyclopædia Britannica [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) Voir aussi Malcolm, ainsi que Cattaruzza, Chiclet, Deretic et coll. 1218 Ibid. 1219 Ibid. 1220 Perrot; voir aussi Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 281. 1221 Malcolm; voir aussi Encyclopædia Britannica, « Kosovo ». Voir aussi Nathalie Clayer, « Albania », in Kate Fleet, Gudrun Krämer, Denis Matringe et coll. (dir.), Encyclopaedia of Islam, THREE [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015)

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albanaises — qui étaient chrétiennes et qui disent descendre du peuple autochtone illyrien1222 — a eu lieu dans les différents territoires où elles vivaient (Albanie, Kosovo, Serbie, Macédoine, Monténégro, Grèce)1223. Au Kosovo, la grande majorité de la population albanaise s’est ainsi convertie à l’Islam sous le régime ottoman pour différents motifs, alors qu’une minorité est restée chrétienne1224.

Lors de la désintégration de l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, on assista à une montée de la ferveur nationaliste chez les différents peuples de la région, dont les Albanais. Mais les visées stratégiques des grandes puissances européennes frustrèrent le désir d’émancipation de nombreux peuples des Balkans. La conclusion du traité de San Stefano, à la suite d’une guerre entre la Russie et les Ottomans en 1877-1878, fut à cet égard révélatrice : le traité, dicté par les Russes, visait entre autres à libérer les peuples des Balkans de la domination ottomane1225. Il prévoyait l’indépendance de la Bulgarie, de la Roumanie, de la Serbie et du Monténégro, ainsi que l’autonomie de la Bosnie- Herzégovine1226. La Russie faisait également des gains territoriaux importants aux dépens des Ottomans et elle exigeait des « garanties » pour la protection des chrétiens1227. Inquiètes des ambitions de la Russie qu’elles souhaitaient contenir, la Grande-Bretagne et l’Autriche-

1222 Les Albanais se disent les descendants des Illyriens, un peuple autochtone qui serait le premier à s’être établi sur les territoires aujourd’hui habités par les Albanais; voir Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 410-411. Cela dit, l’origine illyrienne des Albanais, corroborée par des linguistes et archéologues albanais, est contestée; Paul Garde note que ce débat comporte une bonne part de politique, tout en ajoutant que les Albanais « […] habitent depuis l’Antiquité la région » et qu’ils seraient « […] selon toute vraisemblance, aussi anciens que les Grecs dans les Balkans ». Ibid., p. 410-413. Voir aussi Perrot. 1223 Clayer. Voir Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 281.Voir aussi Encyclopædia Britannica, « Kosovo ». 1224 Clayer. Notons que la cohabitation dans les Balkans entre l’islam, le christianisme orthodoxe et le catholicisme est liée au contexte unique de la région, que résument bien Aubouin et Roux : « Trois empreintes culturelles fondamentales ont recouvert les Balkans: celle de Byzance et du christianisme orthodoxe pour les trois quarts de leur étendue; celle de Rome et du catholicisme chez les Croates, les Slovènes et les Albanais du Nord; enfin celle de l'islam, qui s'est superposée aux deux autres sans les détruire, l'Empire ottoman n'ayant pas eu de politique de conversion systématique. Les musulmans constituent aujourd'hui une série de groupes répartis de la Bosnie-Herzégovine et de l'Albanie à la Thrace turque en passant par le Sandjak, le Kosovo et le Rhodope » (Jean Aubouin et Michel Roux, « Balkans ou Péninsule balkanique », in Encyclopædia Universalis [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015)). 1225 Encyclopædia Britannica, « Treaty of San Stefano », in Encyclopædia Britannica [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) 1226 Ibid. 1227 Ibid.

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Hongrie forcèrent alors la Russie à renoncer à ses demandes par la signature d’un nouveau traité à peine quatre mois plus tard, lors d’un congrès à Berlin1228. Ce nouveau traité prévoyait, entre autres, le maintien de « l’empire ottoman comme puissance européenne », de même que la cession de la Bosnie-Herzégovine à l’empire austro-hongrois, qui conservera ce territoire jusqu’en 19181229. De plus, les négociations de San Stefano et Berlin annonçaient le « démembrement des territoires albanais » :

En réaction, des Albanais venus de tout l’Empire [ottoman] se réunissent en ligue à Prizren [au Kosovo] et forment une armée de volontaires. Cette ligue demande que les Albanais soient rassemblés dans une entité unique et autonome. Écrasé [par les Turcs] en 1881, le mouvement n’en est pas moins à l’origine d’une dynamique politique et reste une référence dans la mémoire nationale albanaise.1230

À la suite de la désintégration de l’Empire ottoman, le Kosovo a été annexé, en 1912, au royaume des Serbes, Croates et Slovènes, pour ensuite être intégré, en 1929, au royaume de Yougoslavie et, enfin, absorbé par la République populaire fédérative de Yougoslavie en 19461231. La fédération yougoslave, créée par les partisans de Tito en 1946, était constituée de six républiques socialistes, mais aussi de deux provinces autonomes, la Voïvodine et le Kosovo, qui faisaient partie de la République de Serbie. Les Albanais n’ont pas accueilli favorablement cette intégration forcée du Kosovo à la Serbie1232. Le mouvement nationaliste albanais, d’abord étouffé à Prizren en 1881 par les Turcs, a subi cette annexion du Kosovo à la Serbie comme un nouvel affront à son désir d’émancipation nationale1233.

Avant de poursuivre ce rappel historique, il convient de dire quelques mots sur la réalité démographique du Kosovo au XXe siècle, et sur le rôle joué par la religion dans les tensions

1228 Ibid. 1229 Encyclopædia Britannica, Congress of Berlin », in Encyclopædia Britannica [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) 1230 Perrot; voir aussi Encyclopædia Britannica, « Albania », in Encyclopædia Britannica [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) 1231 Perrot; voir aussi International Independent Commission on Kosovo, The Kosovo Report [En ligne], New York, Oxford University Press, 2000, p. 33. (Consulté le 20 février 2015); voir enfin Malcolm. 1232 Ibid. 1233 International Independent Commission on Kosovo; voir aussi Perrot.

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entre les Kosovars albanais et serbes cohabitant sur ce territoire. Tout d’abord, après la reconquête du Kosovo par la Serbie en 1912, on estime que la grande majorité de la population était d’origine albanaise; elle comptait moins de 25 % de Serbes orthodoxes, et des minorités bosniaque, rom, égyptienne, turque, etc.1234. Durant les trois décennies suivantes, des politiques de colonisation serbe ont été mises en œuvre pour tenter d’augmenter le poids démographique de cette population dans la province, mais les résultats ont été mitigés1235. De son côté, la population albanaise du Kosovo a augmenté de façon importante durant la deuxième moitié du XXe siècle, en raison d’un plus haut taux de natalité et de la migration de Serbes à l’extérieur de la province1236. Du recensement de 1948 à celui de 1991, la portion de la population d’origine albanaise a crû de 68,5 % à 81,6 %, alors que celle d’origine serbe a chuté de 23,6 % à 9,9 %1237.

Nous avons noté plus haut que la grande majorité des Albanais du Kosovo avaient adopté l’islam pendant la période ottomane, alors qu’une minorité d’entre eux étaient restés chrétiens catholiques (environ 3% dans les années 1990)1238. Le christianisme orthodoxe, quant à lui, est pratiqué essentiellement par les Kosovars d’origine serbe1239. Si la religion est importante dans la définition de l’identité des Serbes, elle l’est moins chez les Albanais,

1234 Malcolm. 1235 International Independent Commission on Kosovo, p. 34. 1236 Encyclopædia Britannica, « Kosovo ». 1237 Les données des recensements effectués au Kosovo après 1981 doivent être interprétées avec prudence en raison du boycottage du recensement de 1991 par de nombreux Albanais, et de celui du recensement de 2011 par la communauté serbe; voir à ce sujet le rapport préparé pour le Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie : Helge Brunborg, Report on the Size and Ethnic Composition of the Population of Kosovo [En ligne], Oslo, 2002, p. 10. (Consulté le 10 février 2015); voir aussi le document du European Centre for Minority Issues Kosovo, Minority Communities in the 2011 Kosovo Census Results : Analysis and Recommendations [En ligne], Pristina, Policy Brief, 18 décembre 2012, 7 p. (Consulté le 10 février 2015) 1238 Clayer; voir aussi International Crisis Group, Religion in Kosovo [En ligne], Pristina/Bruxelles, ICG Balkans Report, no 105, 2001, p. 2. (Consulté le 10 février 2015); voir enfin International Crisis Group, Kosovo Spring [En ligne], Pristina/Sarajevo, ICG Report, 1998, p. 1-13. (Consulté le 10 février 2015) 1239 Ibid.

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où la langue constitue le premier facteur d’identification nationale1240. Cela est en partie dû au fait que les populations albanaises des différents pays de la région sont de différentes confessions1241. Par exemple, lorsque l’Albanie a réalisé son indépendance en 1920, on estime que sa population était composée de 70 % de musulmans, de 20 % de chrétiens orthodoxes et de 10 % de catholiques1242. Au Kosovo, la pratique modérée de la foi et l’appui des Kosovars au concept de séparation entre l’Église et l’État sont autant de raisons qui font dire aux chercheurs de l’International Crisis Group que « […] despite this essential division of religious activities along ethnic lines, it cannot be said that religion per se was an important contributing factor in the conflict between Serbs and Albanians in Kosovo1243 ». Il n’en reste pas moins que les symboles religieux ont été des cibles de choix durant la guerre de 1998-1999 :

« During the war, Serbs attacked Islamic structures, and in the aftermath, Albanians assaulted Orthodox churches and monasteries, but these acts were primarily motivated by the desire of each group to eliminate the presence of the other nationality, rather than by religious fanaticism.1244 »

Bien évidemment, d’autres facteurs ont été déterminants dans la genèse du conflit. En août 1999, une Commission internationale indépendante sur le Kosovo, endossée par l’ONU, a été mise sur pied pour offrir une « analyse indépendante » des origines de cette guerre1245. Dans leur examen, les membres de la Commission ont bien résumé la politique des dirigeants de la fédération yougoslave à l’égard de la population albanaise au Kosovo : « Under Tito’s rule [1946-1980], Kosovar Albanians experienced both harsh persecution and glimpses of freedom.1246 » En fait, dans les années suivant la rupture des relations entre la Yougoslavie et l’Union soviétique, en 1948, Tito a d’abord mené une politique répressive à l’égard des Albanais du Kosovo, qui étaient « soupçonnés de sympathiser »

1240 Ibid., p. ii. Voir aussi Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 155. 1241 Ibid., p. 151-156. 1242 Clayer. 1243 International Crisis Group, Religion in Kosovo, p. 1. 1244 Ibid. 1245 International Independent Commission on Kosovo, p. 21. 1246 Ibid., p. 34-35.

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avec le régime promoscovite de l’Albanie voisine1247. La discrimination religieuse envers les musulmans, et le favoritisme au profit des Serbes et des Monténégrins dans l’appareil d’État étaient par ailleurs courants1248. Cela dit, la situation a évolué dans les années 1960, en particulier à la suite des manifestations étudiantes de 1968 qui exigeaient une plus grande reconnaissance des exigences politiques et culturelles des Kosovars albanais :

« Although the demonstrations were dealt with sharply, a series of measures were taken during this period which greatly improved the situation of Kosovar Albanians. These included the establishment of a university in Prishtina/Pristina, rapprochement with Albania, the use of Albanian professors and Albanian textbooks to teach Albanian language and literature, rapid Albanization of administration and security, and increased public investment.1249 »

L’adoption d’une nouvelle constitution yougoslave en 1974 s’inscrivait dans cet esprit d’ouverture aux aspirations des Albanais1250. L’autonomie des provinces du Kosovo et de la Voïvodine a alors été reconnue, ce qui a créé une onde de choc au sein de la minorité serbe, habituée à un traitement de faveur :

Pour les Serbes, la nouvelle Constitution de 1974 est un véritable camouflet […] les autorités communistes albanaises [du Kosovo] « albanisent » toutes les structures de la province : administration, éducation, police. Les tracasseries contre les Serbes se multiplient et quelques milliers d'entre eux commencent à vendre leurs biens et à quitter la région.1251

Malgré ces avancés, d’importantes manifestations étudiantes proalbanaises ont eu lieu en 19811252. Celles-ci ont été durement réprimées, et les forces de l’ordre ont procédé à des centaines d’arrestations1253. Face à ce mouvement d’affirmation nationale, le pouvoir serbe s’est durci après la mort de Tito, en 1980.

1247 Ibid., p. 35. 1248 Ibid. 1249 Ibid. 1250 Ibid. 1251 Cattaruzza, Chiclet, Deretic et coll. 1252 International Independent Commission on Kosovo, p. 36-37. 1253 Ibid.

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Ce durcissement ne fut pas étranger à la montée du sentiment nationaliste serbe dans les années 1980. Slobodan Milosevic devint d’ailleurs le porte-étendard de ce mouvement nationaliste à la fin de cette décennie, et il ne manqua pas une occasion d’exacerber les tensions identitaires. En 1989, il fut élu à la présidence de la Serbie, et l’un de ses premiers gestes a été de priver le Kosovo de son statut d’autonomie. S’en est suivie une ère de répression et de discrimination du régime serbe « […] à l’encontre des Kosovars albanais (licenciements massifs, suspension des médias, interdiction d’accès aux écoles et universités)1254 ». Cette intransigeance a provoqué une vague de manifestations de la population albanaise, qui s’indignait de voir ses droits bafoués par Belgrade1255.

Dans ce contexte fragile, la politique répressive de Milosevic a conduit à une escalade de la violence. Il faut dire que Milosevic s’est servi du Kosovo pour mobiliser la population serbe en faveur de son programme ultranationaliste. Ce fut le cas en particulier le 24 avril 1987, lorsqu’il a prononcé un discours marquant à Kosovo Polje, une plaine située aux environs de la capitale, Pristina, pour commémorer la bataille de l’armée serbe contre l’envahisseur ottoman en 13891256. La défaite de Kosovo Polje, nous l’avons vu plus haut, avait marqué la psyché nationale serbe, et Milosevic voulait se servir de ce symbole afin de gagner un avantage politique1257. Profitant d’un rassemblement de 15 000 Serbes et Monténégrins qui dénonçaient la discrimination par la majorité albanaise du Kosovo dont ils se disaient les victimes, Milosevic a joué avec brio la carte de l’humiliation serbe1258. Au milieu des échauffourées, il s’est adressé à la foule en prononçant ces mots qui marqueraient son destin politique : « Personne n’a le droit de battre le peuple serbe.1259 » La scène, filmée par les caméras de Radiotélévision Belgrade, a confirmé la nouvelle identité

1254 Perrot. 1255 Pour plus d’informations sur les faits historiques succinctement mentionnés ici, voir aussi le rapport du International Crisis Group, Kosovo Spring, p. 1-13. 1256 Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 279. 1257 Ibid. Voir aussi Cattaruzza, Chiclet, Deretic et coll. 1258 Ibid. Voir aussi : Reuters, « Protest Staged by Serbs in an Albanian Region », New York Times [En ligne], New York, 26 avril 1987. (Consulté le 10 février 2015) 1259 Cattaruzza, Chiclet, Deretic et coll.

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politique de Milosevic1260. De dirigeant communiste titiste, il devint « le héraut du nationalisme serbe », ce qui eut pour effet de catapulter sa carrière politique1261.

En réaction à la répression et aux mesures discriminatoires imposées par les autorités de Belgrade, la population albanaise du Kosovo s’est mobilisée. Un mouvement de résistance pacifique, mené par le politicien albanais Ibrahim Rugova, a pris la rue1262. Parallèlement, un groupe de guérilla albanaise, l’Armée de libération du Kosovo, a émergé au milieu des années 1990. Progressivement, cette guérilla a gagné en force en affrontant avec de plus en plus d’efficacité les forces serbes. En 1998, le conflit s’est intensifié et la communauté internationale s’est mise à l’œuvre pour tenter de le régler, notamment durant les négociations de Rambouillet, en France, au début de 1999 –– en vain. L’échec des négociations a conduit aux bombardements par l’OTAN de l’armée yougoslave en Serbie et au Kosovo, qui ont lieu de mars à juin 19991263. Durant cette période, les forces serbes ont mené une campagne massive de nettoyage ethnique en commettant de nombreuses atrocités et en expulsant plus de 850 000 Albanais du Kosovo1264. L’Armée de libération du Kosovo a aussi été tenue responsable de graves violations des droits de la personne dans une vaste enquête qu’Human Rights Watch a effectuée sur le conflit1265.

L’intervention de l’OTAN a entraîné le retrait de l’armée yougoslave et signalé le début d’un protectorat onusien au Kosovo1266. C’est la résolution 1244 du Conseil de sécurité des

1260 Ibid. 1261 Ibid. Voir aussi Kurspahic, p. 36. 1262 Perrot. 1263 Comme nous l’avons souligné précédemment, le Commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN), le général Wesley Clark, avait menacé le régime Milosevic de frappes dans l’éventualité d’un échec des pourparlers de Rambouillet qui aurait été attribué à Belgrade; voir BBC, « Milosevic Rejects Foreign Troops »; voir aussi Erlanger, « Crisis in the Balkans: The Serbs; In Milosevic's Government, Resignation Over Pact, Confidence in His Strength ». 1264 Voir le rapport de Human Rights Watch : HRW, Under Orders: War Crimes in Kosovo [En ligne], Washington, D.C., HRW, 2001, 623 p. (Consulté le 10 février 2015). Voir aussi BBC, « Flashback to Kosovo’s War », in Site de BBC News [En ligne], 2006. (Consulté le 10 février 2015) 1265 Human Rights Watch. 1266 Fait à noter, l’intervention militaire de l’OTAN et les tensions subséquentes entre Albanais et Serbes du Kosovo auraient provoqué un exode des Serbes. Odile Perrot écrit qu’il y aurait 7 % de Serbes au Kosovo

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Nations unies qui a établi le cadre légal et institutionnel pour la reconstruction et la pacification du Kosovo1267. Une force militaire internationale, la Force pour le Kosovo (KFOR), a également été chargée de démilitariser l’Armée de libération du Kosovo et d’assurer la sécurité et le maintien de la paix1268. Dans la foulée de l’adoption de la résolution 1244, le secrétaire général des Nations unies de l’époque, Kofi Annan, a établi une administration civile internationale au Kosovo et il a nommé un représentant spécial à sa tête1269. La Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK) a ainsi été créée et le 2 juillet 1999, Kofi Annan a nommé Bernard Kouchner Représentant spécial du secrétaire général (RSSG) pour le Kosovo avec la responsabilité de diriger la MINUK1270. À l’époque, Bernard Kouchner, cofondateur de Médecins sans frontières, était secrétaire d'État chargé de la Santé et de l’Action sociale en France. Attablé dans son grand appartement qui fait face au jardin du Luxembourg à Paris, où nous l’avons rencontré pour cette recherche, Kouchner se rappelle bien le contexte de cette nomination :

Kofi Annan, je l’avais vu souvent dans les semaines précédentes […], mais ce n’est pas lui qui m’a appelé, c’est le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Hubert Védrine, qui m’a demandé […] mon opinion, ma réaction éventuelle […]. Vous savez qu’en général, on nomme les Special Representatives ou les High Commissioners dans des pays qui sont concernés par l’événement. Alors là, c’était une guerre européenne. Donc, un Français était pressenti et j’ai […] dit à Hubert Védrine que ça m’intéressait. Et puis, le premier ministre et le président de la République, donc Lionel Jospin et Jacques Chirac, m’ont proposé la chose, et je suis parti pour New York, voilà.1271

Comme nous y avons fait brièvement allusion plus haut, les activités de la MINUK que devait coordonner le RSSG Kouchner ont été structurées autour de quatre piliers (aide humanitaire, administration civile, démocratisation et renforcement des institutions, et

(voir Perrot). Cela dit, les données à ce sujet doivent être interprétées avec prudence, car elles sont souvent incomplètes en raison, entre autres, des boycottages des recensements, comme nous l’avons noté. 1267 ONU, Résolution 1244 (1999) [En ligne], 1999, 9 p. (Consulté le 10 février 2015) 1268 OTAN, « Le rôle de l’OTAN au Kosovo », in Site de l’OTAN [En ligne], 2015. (Consulté le 10 février 2015) 1269 ONU, Résolution 1244 (1999). 1270 ONU, « Le secrétaire général nomme à la tête de la mission de l'ONU au Kosovo, M. Bernard Kouchner, secrétaire d'État à la santé et à l'action sociale de la France », in Site de l’ONU [En ligne], 1999. (Consulté le 10 février 2015) 1271 Bernard Kouchner, entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012.

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reconstruction et développement économique)1272. La réforme des médias fait partie du troisième pilier –– démocratisation et renforcement des institutions, et c’est l’OSCE qui était responsable de ce domaine d’intervention1273. Cela dit, la MINUK et le RSSG Bernard Kouchner ont également joué un rôle actif dans la réforme de la sphère médiatique, en particulier dans le domaine de la réglementation de la presse. Cet activisme était en continuité avec l’attitude volontaire de Kouchner, qui avait établi très tôt son autorité en édictant le règlement nº 1 de la MINUK, attribuant les pleins pouvoirs exécutifs et législatifs au RSSG, mais aussi en raison de la controverse créée par la stratégie de l’OSCE de réglementation des médias kosovars1274.

Passons maintenant à la première partie de notre analyse, qui traite du débat entourant la réglementation des médias kosovars.

6.2. Le débat concernant la réglementation des médias kosovars Avant d’examiner le débat causé par les politiques de réglementation des médias de l’OSCE et de la MINUK, il convient d’en expliquer le contexte. Durant notre recherche, nous avons appris que la direction de la mission de l’OSCE au Kosovo avait commandé, à l’été 1999, deux rapports à quatre spécialistes afin d’évaluer les enjeux de la scène médiatique kosovare et de déterminer les réformes à mettre en œuvre. Dans la littérature, un seul de ces rapports est mentionné : il s’agit du rapport écrit par une équipe de trois experts en médias qui ont séjourné au Kosovo en juillet 1999, au tout début du processus de reconstruction1275. Un deuxième rapport a néanmoins été produit par un quatrième expert quelques semaines plus tard1276.

Nous avons eu la chance de discuter avec trois des quatre auteurs de ces deux rapports. Il nous apparaît important d’en aborder le contenu pour différentes raisons. Tout d’abord, de nombreuses idées contenues dans ces rapports ont été incluses dans le plan de l’OSCE pour

1272 MINUK, « Historique ». 1273 Ibid. 1274 Mertus et M. Thompson, p. 260-265.Voir aussi Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. 1275 Voir, par exemple, Darbishire, p. 352. 1276 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014.

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réformer l’espace médiatique kosovar. De plus, la divulgation d’une ébauche de ce plan de l’OSCE à un reporter du New York Times a suscité un vif débat sur la réglementation des médias au Kosovo en août 1999. Un reportage et un éditorial du New York Times, tous deux fort critiques de la stratégie de l’OSCE, ont en effet été publiés le 16 et le 31 août 1999, générant plusieurs réactions. Des ONG de défense de la presse ont aussi dénoncé la stratégie de l’OSCE, comme cela avait été le cas en Bosnie lors de la création de la Commission indépendante des médias. Nous examinerons donc les recommandations de ces experts, pour ensuite nous intéresser au débat sur la réglementation des médias kosovars dans la foulée des textes publiés par le New York Times.

6.2.1 Les rapports sur la scène médiatique kosovare des experts mandatés par l’OSCE Au début de juillet 1999, les premiers responsables des différentes organisations impliquées dans la reconstruction du Kosovo, dont ceux de la MINUK et de la mission de l’OSCE, viennent à peine de s’installer à Pristina, la capitale. Bernard Kouchner, fraîchement nommé RSSG par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, n’est pas encore arrivé à Pristina. Sergio Vieira de Mello, un diplomate brésilien travaillant pour les Nations unies, assure donc le démarrage des opérations de la MINUK1277.

6.2.1.1 Le rapport du premier groupe d’experts mandatés par l’OSCE Du 7 au 12 juillet 1999, une équipe de spécialistes des médias se rend à Pristina à l’invitation de l’OSCE1278. Ils ont pour mandat d’évaluer la scène médiatique kosovare et d’élaborer les grandes lignes d’une stratégie de réforme en matière de médias1279. L’une de ces spécialistes est la docteure Regan McCarthy. Détentrice d’un Ph. D. en psychologie comportementale de l’Université Columbia, McCarthy dirige à l’époque le Département des médias de la mission de l’OSCE en Bosnie, poste qu’elle occupe de 1998 à 2001. Elle est également conseillère principale du Chef de la Mission de l’OSCE en Bosnie de 1999 à 2001. Le Britannique Mark Thompson fait aussi partie de cette équipe : spécialiste des

1277 De Mello, un médiateur fort respecté, est mort dans un attentat perpétré par Al-Qaeda contre les locaux de l’ONU à Bagdad en 2003. 1278 L’information provient du rapport que Robert Gillette a soumis à la mission de l’OSCE au Kosovo en 1999. Voir Robert Gillette, Structuring a Media Regulatory Commission, (document soumis à la Mission de l’OSCE au Kosovo et retransmis par Gillette à l’auteur de cette recherche). Archives personnelles, 1999, p. 1. 1279 Darbishire, p. 352.

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médias dans les Balkans, il a mené plusieurs mandats de consultation dans cette région pour des ONG, l’ONU et l’OSCE. Le troisième membre de cette équipe est Dan De Luce, que nous avons présenté au chapitre 51280.

À leur arrivée au Kosovo, les trois experts trouvent une scène médiatique polarisée, qui reflète le profond clivage entre les populations albanaise et serbe. Les membres de l’équipe mènent alors leur enquête auprès d’un grand nombre d’intervenants du milieu journalistique kosovar. Ils consultent des journalistes qui œuvrent pour des médias d’État, mais aussi pour les quelques médias indépendants émergents. À la lumière de ces entretiens, McCarthy doute de la capacité des journalistes albanais et serbes à travailler conjointement, notamment dans le secteur de la radiodiffusion, qui est dominé par Radiotélévision Pristina, le radiodiffuseur d’État de la province du Kosovo avant l’intervention de l’OTAN:

« My understanding was that when it came to the public sector, that the message that the Kosovars [Kosovar Albanians1281] and the Serbs [Kosovo Serbs] gave was the same message. "Give us the keys, you can trust us, we don’t want to have anything to do with them." The Kosovars were not going to work with the Serbs and the Serbs were not going to work with the Kosovars, but they both pretended that they would.1282 »

McCarthy et ses collègues ne voyaient pas dans ce contexte un environnement propice à la transformation de Radiotélévision Pristina en radiotélévision publique :

« […] there was no building at that time, there was no context for creating an integrated sector. We could want it to be, we could wish it to be, we could force it to be, but we had already learned in Bosnia that if you don’t give people time to get out of the fight, you can’t force them to stop fighting.1283 »

1280 Le profil de Dan De Luce, comme celui de plusieurs autres intervenants, est résumé dans la liste des intervenants interviewés. 1281 Dans la littérature et les médias anglophones, le terme Kosovars est parfois utilisé comme synonyme d’Albanais du Kosovo. On utilise aussi les termes Kosovar Albanians et Kosovo Albanians. Cela dit, comme l’explique Garde, le terme « Kosovar » ne se limite pas à un groupe, mais englobe l’ensemble des habitants du Kosovo, qu’ils soient Albanais, Serbes ou d’un autre groupe ethnique (Garde, Le discours balkanique : Des mots et des hommes, p. 154). Dans les médias et la littérature francophone, on utilise « Kosovar albanais » ou « Kosovar serbe », ou encore « Albanais kosovar » et « Serbe kosovar ». Nous préférons les appellations « Kosovar albanais » ou « Kosovar serbe », qui sont utilisées dans cette thèse. 1282 McCarthy, entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014. 1283 Ibid.

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Il faut dire qu’à cette époque, Radiotélévision Pristina est en bien mauvais état. Avant leur départ, les forces serbes avaient en effet pillé les locaux du radiodiffuseur, comme de nombreux autres édifices publics1284. Radiotélévision Pristina (RTP), il convient de le préciser, est une radiotélévision qui a été créée au milieu des années 1970 avec Radiotélévision Novi Sad (RTNS) dans les provinces autonomes de la Voïvodine et du Kosovo1285. Avec Radiotélévision Belgrade (RTB), la plus ancienne des trois, ces chaînes faisaient partie du service de radiodiffusion d’État de la République socialiste de Serbie et de ses deux provinces autonomes1286. Avant l’élection de Milosevic à la présidence de la République socialiste de Serbie en 1989, les radiotélévisions d’État du Kosovo et de la Voïvodine disposaient d’une certaine autonomie1287. Or, l’arrivée au pouvoir de Milosevic changea la donne : le régime serbe souhaitait alors centraliser le contrôle des radiotélévisions d’État et, en 1991, le parlement serbe ratifia une loi sur la radiotélévision qui soumit les trois stations (RTP, RTB et RTNS) à l’autorité d’une nouvelle entité : la Radiotélévision de Serbie (RTS), sous l’influence du régime au pouvoir1288.

Ce contrôle des radiodiffuseurs d’État par les autorités de Belgrade fut accompagné de mesures discriminatoires envers les employés non serbes, voire de leur expulsion manu militari. Aferdita Kelmendi, la fondatrice et directrice de Radio/TV 21, l’un des premiers médias indépendants du Kosovo, se souvient très bien du 5 juillet 1990, le jour où les forces policières ont expulsé les employés albanais de Radiotélévision Pristina, où elle travaillait : « Radiotelevision Pristina was shot down by police force! All Albanian employees were thrown out of [the] station forcefully by [the] police! 1289 » Sous Milosevic, tout avait été mis en place pour contrôler les stations du service de

1284 Robert Gillette, l’un des quatre experts mandatés par l’OSCE, a constaté ces dommages lors de sa mission, en août 1999 : Robert Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. 1285 M. Thompson, Forging War: The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, p. 76. 1286 Ibid. 1287 Ibid. 1288 Ibid. 1289 Kelmendi, entrevue téléphonique (jointe à Pristina), 13 mai 2014. Selon Ursula Ruston, près de 1300 employés, essentiellement d’origine albanaise, auraient perdu leur emploi lors de la « prise de contrôle » de Radiotélévision Pristina par le gouvernement serbe le 5 juillet 1990 (Ursula Ruston, « Kosovo : Where Journalism Is a Crime », Index on Censorship, vol. 21, no 18, 1992, p. 18).

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radiodiffusion d’État de la République de Serbie, dont Radiotélévision Pristina, afin de diffuser le message propagandiste du régime à la population.

Ainsi, à la suite d’une décennie de répressions et de conflits, le contexte médiatique kosovar est à l’image de la société kosovare : hautement polarisé. Le risque d’instrumentalisation des médias par les forces politiques et militaires en place est par ailleurs bien réel. Avec le retrait de l’armée yougoslave du Kosovo grâce à l’intervention de l’OTAN, l’Armée de libération du Kosovo (KLA, Kosovo Liberation Army) est en position de force. Le groupe exerce en effet un fort ascendant sur les différents secteurs de la société kosovare, incluant la scène médiatique indépendante, qui est en plein essor, comme l’explique cette observatrice de façon anonyme :

« […] the independent sector wasn’t to be trusted because the secret force behind the independent was the KLA, and the KLA could not be trusted on media. And so all of these independent journalists who said: "we want to do this and we want to do that", privately we knew they had almost no chance of succeeding unless they did what the KLA told them to do with a gun at their head, so to speak –– metaphorically, and sometimes maybe literally.1290 »

Dans ces circonstances, l’équipe d’experts mandatée par l’OSCE craint une répétition du scénario bosnien, où les acteurs politiques se sont emparés des infrastructures du radiodiffuseur d’État (Radiotélévision Sarajevo) pour diffuser leur propagande, pourrissant un climat déjà très tendu. Afin d’éviter cette situation, l’équipe de consultants de l’OSCE présente ses conclusions aux responsables de la MINUK.

De Luce se souvient encore de cette rencontre avec Sergio Viera de Mello, le responsable provisoire de la MINUK avant l’arrivée Kouchner. Son groupe avait recommandé à la MINUK de prendre le contrôle de Radiotélévision Pristina. Cette initiative controversée était nécessaire, selon eux, pour empêcher la chaîne de tomber sous l’influence du KLA et de ses alliés politiques :

« […] we met with Sergio [Vieira de Mello] […] and his advisers. And we came on very strong and told them at this moment, it’s a very volatile moment. […] we basically told them: "You need to assert international authority over the state television temporarily […] [you need to] create rules, and some kind of

1290 Intervenante requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 2014.

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framework and kind of oversee its inception so that you don’t just leave it to chance who can seize control of it but actually temporarily assert international control so that it can be a proper democratic public broadcasting, and not just a tool of whoever is the strongest political military group".1291 »

Pour De Luce, la seule façon d’éviter que Radiotélévision Pristina devienne « l’outil » de la « faction politico-militaire la plus puissante » du moment était de la mettre en tutelle pour un certain temps1292. Ce faisant, la MINUK disposerait de la latitude nécessaire pour réformer ce média d’État afin d’en faire une radiotélévision publique indépendante1293. Regan McCarthy se souvient aussi de cette recommandation : « […] we thought there needed to be an internationally-run public broadcaster, contrary to anything we had done in Bosnia, because there was no hope that the Serbs and the Kosovars [Albanians] could work together on the existing or envisioned public sector radio and television […].1294 »

Selon De Luce, Sergio de Mello et ses conseillers de la MINUK n’ont pas, au départ, été très réceptifs à leur proposition, mais ils se seraient laissés convaincre à la lumière des leçons tirées de l’expérience bosnienne :

« […] I think they didn’t want to hear because it sounded kind of immaterial. But we were coming from the [perspective] of Bosnia where there had been a vacuum and it was a mess. And then, NATO has gone on seizing transmitters as a result, so we were trying to argue it’s better to do this now and sort it out and create some kind of legal coherence and then get out, you know, quickly relinquish control as soon as you can.1295 »

Nous verrons un peu plus loin comment cette recommandation a été interprétée par les responsables de la MINUK. Ces derniers ont en effet jonglé avec la possibilité de créer une radiotélévision qui aurait été gérée par la MINUK. Le directeur de la mission de l’OSCE, Daan Everts, qui a mené le projet d’instaurer une radiotélévision publique indépendante au Kosovo, critiquera cette stratégie qu’il considérait comme non durable, puisqu’elle ne

1291 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. (Nous soulignons.) 1292 Ibid. 1293 Ibid. 1294 McCarthy, entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014. 1295 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014.

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s’ancrait pas suffisamment au sein de la communauté journalistique kosovare (nous y reviendrons)1296.

6.2.1.2 Les recommandations du premier groupe d’experts en matière de réglementation des médias Au-delà de la suggestion d’encadrer étroitement Radiotélévision Pristina pour éviter sa politisation, les experts mandatés par l’OSCE font d’autres recommandations, en particulier en ce qui a trait à la réglementation des médias. Dans leur rapport, De Luce, McCarthy et Thompson prônent une stratégie proactive en ce domaine :

« This report argued that the international community had a "clear opportunity to establish free and accountable media" in Kosovo. However, "experience in Bosnia and Croatia confirms that democratic media cannot be established on the basis of incomplete or weakly asserted authority to regulate, monitor and reform existing media".1297 »

Pour mettre en œuvre cette stratégie de réglementation, les trois experts proposent l’établissement d’un département des médias au sein de l’OSCE1298. Le département doit avoir la responsabilité, entre autres choses, d’établir les « lois et les standards », de même que les mécanismes et les instances nécessaires pour assurer le développement, le suivi et la réglementation des médias : « […] the report argued that UNMIK should establish a media affairs department within the OSCE pillar, with "responsibility, authority, and resources to oversee regulatory matters, laws and standards, media development, and media monitoring".1299 »

Le rapport soumis par De Luce, McCarthy et Thompson circule amplement. Des exemplaires sont transmis à la mission de l’OSCE au Kosovo, au siège de la MINUK à Pristina, et au Bureau du HR à Sarajevo1300. Il est également approuvé par des responsables attitrés aux bureaux de l’OSCE à Vienne et de l’ONU à New York1301. Par la suite, un

1296 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1297 Mertus et M. Thompson, p. 261. 1298 Ibid. 1299 Ibid. 1300 Ibid. 1301 Ibid.

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département au sein de l’OSCE s’en inspire pour suggérer la création d’une série d’instances de réglementation des médias kosovars1302. Celles-ci comprennent une Commission de réglementation des médias (la Media Regulatory Commission, « prenant modèle » sur la Commission provisoire des médias en Bosnie-Herzégovine), une Division de suivi des médias (Media Monitoring Division) et un Conseil des politiques (Media Policy Board)1303. Le Secrétariat de l’ONU à New York et l’OSCE à Vienne s’entendent également sur le partage des responsabilités entre la MINUK et la mission de l’OSCE au Kosovo1304. Dans le cadre du troisième pilier –– démocratisation et renforcement des institutions ––, l’OSCE a la charge d’effectuer le travail d’analyse des enjeux touchant les médias1305. De son côté, le RSSG (chef de la MINUK) a la responsabilité de « nommer les dirigeants » des différentes instances, et d’adopter les lois et règlements dans ce domaine, selon ses pouvoirs1306.

6.2.1.3 Le second rapport commandé par l’OSCE Les idées contenues dans le rapport de De Luce, McCarthy et Thompson sont détaillées en partie par Julie Mertus et Mark Thompson, dans un texte où ils abordent la problématique des médias à l’amorce du processus de reconstruction du Kosovo1307. Les auteurs ne font cependant pas mention du fait qu’un deuxième rapport a été commandé par l’OSCE peu après ce premier rapport. Le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, le diplomate néerlandais Daan Everts, a en effet demandé aux responsables de la Commission indépendante des médias (CIM) en Bosnie de venir à Pristina. Il souhaitait obtenir leur avis sur l’établissement au Kosovo d’une instance de réglementation similaire à la CIM1308.

À l’époque, le (premier) directeur général de la CIM en Bosnie est le juriste suédois Krister Thelin (1998-2001). Son adjoint est le journaliste américain Robert Gillette, qui a travaillé

1302 Ibid. 1303 Ibid. Voir aussi OSCE, Concept of Operations – Media Affairs Department, OSCE Mission in Kosovo (brouillon), archives personnelles de Robert Gillette, 1999, p. 1-2. 1304 Mertus et M. Thompson, p. 261. 1305 Ibid. 1306 Ibid. 1307 Ibid. 1308 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014.

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à la CIM de 1998 à 2000. Avant d’œuvrer pour la CIM en Bosnie, Gillette a été correspondant du Los Angeles Times à Moscou de 1980 à 1984 et à Varsovie de 1984 à 1987, pour ensuite être directeur adjoint puis directeur de Radio Free Europe et Radio Liberty à Munich de 1989 à 1994 et, enfin, à Prague de 1994 à 1998. Finalement, c’est Robert Gillette qui se rend au Kosovo du 23 au 28 juillet 1999 à l’invitation d’Everts1309. À la suite de sa mission, Gillette offre une série de recommandations détaillées dans des documents fournis à l’OSCE. Il recommande notamment la création rapide d’un « responsable intérimaire de la réglementation des médias » (« Interim Media Regulator »1310). Compte tenu du fragile climat politique, alimenté par une scène médiatique houleuse, Gillette juge l’instauration de cette figure d’autorité nécessaire, et ce, avant de créer un organisme de réglementation plus formel1311. Fait important, ce responsable intérimaire des médias envisagé par Gillette doit avoir le pouvoir de réglementer tous les médias, autant le domaine de l’audiovisuel que la presse écrite :

« Assert a basic regulatory authority immediately over broadcast and print media in the form of one individual with the title Interim Media Regulator. The decision creating this position should outline powers of the IMR [Interim Media Regulator], including suspension of operations of any media deemed to endanger stability in Kosov[o].1312 »

Pour Gillette, il est pressant d’agir à cause de ce contexte où les médias peuvent constituer un vecteur d’instabilité politique : « There is an urgent need for the IC [international community] to establish immediate regulatory authority. This step will buy time (preferably no more than a few weeks) to recruit, budget and launch a small regulatory unit in the form of a Media Regulatory Commission/Agency.1313 »

Gillette plaide aussi pour que le responsable intérimaire de la réglementation des médias établisse un code provisoire pour la presse écrite : « Establish an interim press code, also

1309 Robert Gillette nous a fourni une série de documents concernant sa mission au Kosovo; les dates de sa mission y sont précisées : Robert Gillette, Travel Expense Form 23-28 juillet 1999 (Independent Media Commission), archives personnelles, 1999. 1310 Robert Gillette, Recommended Immediate Actions (document soumis à la Mission de l’OSCE au Kosovo), archives personnelles, 27 juillet 1999, p. 1. 1311 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. 1312 Gillette, Recommended Immediate Actions, p. 1. 1313 Ibid.

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subject to comment and revision. IMR [Interim Media Regulator] will treat print media violations in the same manner as broadcast violations.1314 » Gillette n’est d’ailleurs pas le seul à proposer cette idée, controversée puisque, au sein d’une société démocratique, les médias écrits ne sont généralement pas sujets à un régime de réglementation comme le sont les radiodiffuseurs. En lisant le rapport de De Luce, McCarthy et Thompson, Gillette a en effet constaté que ces derniers suggéraient également cette recommandation :

« I have reviewed the report of the Ad Hoc Media Experts Group of 7-12 July in light of the Independent Media Commission’s experience in Bosnia, and have met with two of its authors, Regan McCarthy (OSCE/Sarajevo) and Dan De Luce (OHR/Sarajevo). With the exception of two points regarding organization of a Media Regulatory Commission (MRC), noted below, I fully share the views and recommendations set out in this report. In particular, I agree that print media should be subject to essentially the same regulatory regime as radio and television, until greater stability is achieved in Kosov[o].1315 »

Gillette suggère que ce code intérimaire ait une durée limitée de deux mois, avec la possibilité d’être renouvelé, selon l’évolution de la situation au Kosovo1316. Il est cependant fort conscient de l’aspect contestable de cette mesure, et en prévient Mélissa Flemming, une responsable de la mission de l’OSCE au Kosovo, dans un courriel transmis le 29 juillet 1999. Cette correspondance fait suite au partage d’un « document de réflexion » (« concept paper ») qui détaille les tâches et responsabilités du nouveau Département des médias de l’OSCE au Kosovo (le texte reprend plusieurs idées des rapports des quatre experts)1317. Après avoir consulté le document, Gillette écrit à Flemming :

« Your paper, in line with the ad hoc group’s recommendations, would include regulation of print as well as broadcast media. Be aware that this will be very controversial among international journalism groups like the International Federation of Journalists, the Committee to Protect Journalists, etc., who will — accurately — observe that in democratic countries, print media (while subject to libel laws) are left to regulate themselves through professional organizations. They will argue that giving MRC [Media Regulatory

1314 Ibid. 1315 Gillette, Structuring a Media Regulatory Commission, p. 1. (Nous soulignons.) 1316 Robert Gillette, Suggested Organization of the Media Regulatory Commission/Agency, document soumis à la Mission de l’OSCE au Kosovo, archives personnelles, 27 juillet 1999, p. 1. 1317 OSCE, Concept of Operations, p. 1-2.

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Commission] regulatory power over print media will set a negative, Ministry of Information-style precedent for the democratization of Kosov[o]1318. »

L’avertissement de Gillette s’avère prophétique. Quelques jours plus tard, la fuite d’un document où l’OSCE détaille sa stratégie en matière de médias au Kosovo suscite de vives critiques du New York Times et d’ONG militant pour la liberté de la presse1319. Cette levée de boucliers met les responsables de l’OSCE et de la MINUK sur la défensive. Il s’agit en fait d’une sorte de répétition du débat qui a eu lieu en Bosnie dans les mois précédant la création de la Commission indépendante des médias (CIM), l’instance alors envisagée pour réglementer le secteur de la radiodiffusion bosnien, mais aussi la presse écrite — comme cela était prévu à l’origine — avant que cette idée soit rejetée.

Dans les prochaines pages, nous constaterons à nouveau combien certains acteurs non institutionnels ont défendu avec vigueur l’esprit de l’approche américaine au Kosovo, comme ils l’avaient fait en Bosnie lors du débat entourant la création de la CIM. Nous constaterons également leur influence, en particulier celle du New York Times, sur le cours des politiques envisagées par les responsables internationaux au Kosovo.

Attardons-nous maintenant aux tenants et aboutissants du débat sur la réglementation des médias kosovars; un débat qui marqua les premiers moments du processus de reconstruction au Kosovo.

6.2.2 Le débat sur la stratégie de réglementation des médias kosovars Le 16 août 1999, un journaliste du New York Times, Steven Erlanger, publie un article sur la stratégie de réglementation des médias projetée par l’OSCE au Kosovo; une stratégie détaillée dans l’ébauche d’un rapport qui a fait l’objet d’une fuite au quotidien new- yorkais1320. Intitulé « NATO Peacekeepers Plan a System of Controls for the News Media in Kosovo », l’article résume les principaux points de la stratégie et il fait état des critiques

1318 Robert Gillette, Media Regulatory Concept and Staffing Papers (29 juillet 1999) [Courrier électronique à Melissa Fleming], [En ligne]. Archives de Robert Gillette. 1319 Plusieurs intervenants interviewés pour cette recherche, de même que le New York Times, ont fait part de cette fuite. 1320 Steven Erlanger, « NATO Peacekeepers Plan a System of Controls for the News Media in Kosovo », New York Times [En ligne], New York, 16 août 1999. (Consulté le 10 février 2015)

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à son sujet1321. Erlanger souligne notamment que l’OSCE prévoit la création d’une commission de réglementation des médias pour s’occuper de la gestion et de l’octroi des licences de radiodiffusion1322. Il avance que cette commission planifie la mise en place d’un code de conduite (« code of conduct ») pour les radiodiffuseurs, ce qui lui permettrait: « […] to censor material, to fine stations or to order certain journalists or stations off the air1323 ». Erlanger divulgue également l’intention de l’OSCE d’établir un « code temporaire » pour les journalistes de la presse écrite, comme cela avait été discuté en Bosnie dans les mois précédents le lancement de la CIM1324. De même, le journaliste dévoile le projet de l’OSCE d’établir une Division de suivi des médias (« Media Monitoring Division ») pour vérifier le contenu médiatique publié ou diffusé, de même que le respect des codes1325. Erlanger, en somme, révèle les principales idées de l’OSCE pour réformer l’espace médiatique kosovar. Or, ces idées — nous l’avons vu — découlent en grande partie des recommandations faites par les experts mandatés par l’OSCE (De Luce, McCarthy, Thompson et Gillette).

Dans son article pour le moins critique, Erlanger tente néanmoins de faire la part des choses. Il rapporte les propos d’un haut fonctionnaire impliqué dans l’élaboration du plan de l’OSCE, qui assure que leur intention n’est pas de museler les médias kosovars : « The idea is not to censor anyone […] The idea is to bring people up to Western standards, so you need to present Western standards to observe. And it will all be done in consultation.1326 » En contrepartie, Erlanger donne la parole à des critiques du projet de l’OSCE. Il cite en particulier Marilyn Greene — directrice générale du WPFC à l’époque : elle s’indigne de l’encadrement des médias envisagé, qu’elle juge disproportionné1327. Greene déplore aussi l’incapacité des responsables internationaux d’apprendre de l’expérience bosnienne : « The infringement of press freedom is obvious. Unfortunately,

1321 Ibid. 1322 Ibid. 1323 Ibid. 1324 Ibid. 1325 Ibid. 1326 Ibid. 1327 Ibid.

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the lessons of Bosnia –– how not to operate a reconstruction program –– were apparently not learned.1328 » De même, Erlanger rapporte les propos de Ronald Koven, le représentant européen du WPFC, qui critique durement les responsables internationaux chargés de cette stratégie de réglementation : « There is a kind of colonialist mentality […] Foreigners are going to impose their standards and codes of conduct on independent media journalists in Kosovo […].1329 »

En résumé, il se dégage de l’article de Steven Erlanger une impression fort critique à l’égard de l’OSCE. Le journaliste du New York Times laisse en effet entendre que l’organisation internationale — malgré les dénégations de l’un de ses responsables — vise à instaurer « un système de contrôle des médias », et ce, avec la complicité des États- Unis1330. La première phrase de son article — communément appelé lead dans le milieu journalistique, c’est-à-dire l’énoncé qui résume le message du texte qui suit — ne laisse d’ailleurs pas de doute à ce sujet :

« The United States and its allies charged with peacekeeping in Kosovo are establishing a system to control the news media in the province that would write a code of conduct for journalists, monitor their compliance with it and establish enforcement mechanisms to punish those who violate its rules.1331 »

En réalité, l’article d’Erlanger s’inscrit dans la continuité de la philosophie défendue par le New York Times. Comme nous l’avons vu au chapitre 5, un autre journaliste du quotidien new-yorkais avait publié, le 24 avril 1998, un texte similaire, critiquant le projet de créer une Commission indépendante des médias (CIM) en Bosnie. Il suffit d’ailleurs de nous rappeler le titre de cet article, écrit par Philip Shenon, « Allies Creating Press-Control Agency in Bosnia », et de le comparer avec celui de Steven Erlanger, écrit un peu plus d’un an plus tard, « NATO Peacekeepers Plan a System of Controls for the News Media in Kosovo », pour en constater les similitudes.

1328 Ibid. 1329 Ibid. 1330 Ibid. 1331 Ibid.

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Ainsi, en peignant l’image de responsables internationaux prompts à vouloir contrôler la presse, même écrite, sans pour autant s’attarder à la complexité des enjeux du terrain, le quotidien new-yorkais reste fidèle à un credo libéral bien ancré dans l’histoire de la presse américaine. Comme nous l’avons souligné dans le chapitre 2, il existe une forte résistance à toute perspective d’encadrement de la presse écrite aux États-Unis, et ce, même si ces initiatives proviennent de la profession elle-même, sous forme d’autoréglementation. Nous avons vu comment l’échec du National News Council était symptomatique de la réticence des journalistes et des éditeurs américains à l’idée de rendre des comptes à une instance externe. De fait, dans les mois précédents la création du National News Council en 1972, de nombreux patrons de presse et rédacteurs en chef avaient fait part de leur méfiance par rapport à cette instance d’autoréglementation nationale, même s’il s’agissait d’un tribunal d’honneur qui ne disposait d’aucun pouvoir de sanction1332. Le directeur de l’information du New York Times à l’époque, Abraham Michael (Abe) Rosenthal, avait d’ailleurs déclaré à propos de la création du National News Council : « I feel very strongly that press councils are a bad idea […] I see no reason to cooperate with an organisation whose basis we question.1333 » Il n’est donc pas étonnant de constater, 27 ans plus tard, la couverture négative du New York Times aux initiatives de réglementation de l’OSCE au Kosovo. Cette réaction était prévisible, d’autant plus que l’OSCE entend alors soumettre la presse écrite au même régime de réglementation que les radiodiffuseurs, une politique jugée dangereuse par les défenseurs de la liberté de presse. En somme, la position du New York Times s’inscrit dans l’esprit de la théorie libérale de la presse, selon laquelle les initiatives de réglementation des médias sont perçues avec une grande méfiance, et souvent associées à des mécanismes de contrôle1334.

Fait intéressant, au Kosovo, comme en Bosnie-Herzégovine, le New York Times n’est pas seul à contester les propositions de réglementation des médias des responsables internationaux. En Bosnie, comme nous l’avons vu, c’est la publication par le journal new-

1332 The Register-Guard, « Newsmen wary of press councils » (The Register-Guard), in Google News [En ligne], Eugene, Ore. 7 décembre 1972, p. 12A (Consulté le 10 février 2015) 1333 Ibid. 1334 Merrill, The Imperative of Freedom, p. 68-91.

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yorkais d’un article critique à propos de la création de la Commission indépendante des médias (CIM) qui avait généré des réactions : des organisations comme le WPFC et l’International Press Institute (IPI) avaient subséquemment transmis des lettres au secrétaire à la défense des États-Unis pour l’engager à bloquer la création de la CIM, qu’ils associaient à un organe de censure (« a press censorship panel »1335). Cela dit, au Kosovo, ce n’est pas le New York Times, mais plutôt le WPFC qui est le premier acteur non institutionnel à critiquer les propositions de réglementation des médias de l’OSCE. En effet, le 13 août 1999, trois jours avant la publication de l’article d’Erlanger dans le New York Times, le président du WPFC, James Ottaway, transmet une lettre au secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, ainsi qu’à Knut Vollebæk, président de l’OSCE. Dans sa missive, Ottaway désapprouve fortement la stratégie de réglementation de l’OSCE au Kosovo :

« It is with great dismay that the WPFC learns of plans for a media control system in Kosovo. Despite the negative impact of similar measures taken by the Independent Media Commission in Bosnia, the Organization for Security and Cooperation in Europe (OSCE) — with the blessing of the United Nations — appears intent on imposing prescriptions upon the once free and independent news media of Kosovo.1336 »

Selon le WPFC, l’OSCE et l’ONU devaient tirer des leçons de la décision malavisée de créer une Commission indépendante des médias (CIM) en Bosnie-Herzégovine. Le WPFC avait d’ailleurs prévenu les responsables internationaux du danger de poursuivre une stratégie similaire au Kosovo, et ce, alors que la mission de reconstruction se met à peine en branle à Pristina. Dans une lettre envoyée le 21 juin 1999 aux secrétaires généraux de l’ONU, de l’OSCE et de l’OTAN, le WPFC suggérait que la CIM (en anglais the Independent Media Commission) avait porté atteinte à la « liberté de presse et à l’indépendance des journalistes et des médias » en Bosnie et que ce n’était pas la voie à suivre au Kosovo :

1335 IPI; WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 1336 WPFC, « Plans for a Media Control System in Kosovo », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 13 août 1999. (Consulté le 10 février 2015)

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« As the United Nations, OSCE and NATO move toward re-establishing democracy in Kosovo, and before policies and procedures are determined, I write to urge extreme care in ensuring that future actions do not in any way infringe on freedom of the press and the independence of journalists and news media, both print and broadcast. This was not the case in Bosnia, where Western authorities created entities that have placed restrictions on the press, declared which news media could exist, and dictated news content. The Independent Media Commission set up by Western allies in Bosnia has suspended broadcast stations and has issued rules that would survive scrutiny in no democratic nation. This approach should not be repeated in Kosovo.1337 »

Dans cet extrait, le président du WPFC attribue bien des maux à la CIM en suggérant que l’instance de réglementation des médias avait été jusqu’à « dicter le contenu des nouvelles » de la presse audiovisuelle en Bosnie1338. S’il est vrai que la CIM s’intéressait au contenu des radiodiffuseurs bosniens, c’était avant tout pour stopper la diffusion de propos incendiaires incitant la population à la haine dans une fragile période de reconstruction post-conflit1339. Il faut se remémorer que le secteur de la radiodiffusion en Bosnie était particulièrement anarchique avant la création de la CIM en 1998, avec près de 300 radios et télévisions qui opéraient généralement sans licence1340. C’est dans ce climat chaotique et polarisé, où de nombreux médias avaient été utilisés par des partis ultranationalistes pour véhiculer leur propagande, que la CIM devait opérer.

À la lumière des critiques de la WPFC, il convient de faire une parenthèse pour décrire les circonstances dans lesquelles la CIM a fait face à ses débuts en Bosnie. Au moment de son lancement, en août 1998, la CIM a instauré un code de conduite pour les radiodiffuseurs bosniens. Les articles 1.2 et 1.3 du code précisent, entre autres choses, que les propos « […] which could incite to violence, disorder or hatred must not be used. », et que la programmation et le contenu diffusé « [...] must not denigrate the religious beliefs of

1337 WPFC, « WPFC Urges Western Officials to Ensure that Freedom of the Press and Independence of Journalists and News Media are not Infringed upon », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 22 juin 1999. (Consulté le 10 février 2015) 1338 Ibid. 1339 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. Voir aussi Brian Fontes, entrevue téléphonique (joint à Alexandria, Virginie), 29 mai 2014. 1340 Gillette, « Media Matters: Professionalizing and Regulating Media in Post-Conflict Bosnia and Kosovo ».

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others. 1341 ». Le code prévoit également une série de sanctions en cas de violation (avertissement, amende, fermeture de la station, retrait de la licence, etc.)1342. À l’aide de cet outil, la CIM a ainsi donné certaines balises au secteur audiovisuel bosnien, qui avait été le théâtre de discours haineux ayant contribué à enflammer les tensions identitaires durant et après le conflit bosnien. Selon le premier directeur général de la Commission indépendante des médias (1998-2001), Krister Thelin, l’application de ce régime de réglementation (et la menace des sanctions) a rapidement donné des résultats :

« […] given the fact that the war itself had been triggered to no small amount by hate speech –– I mean, Milosevic so famously said he who controls the 9:30 news controls the country –– […] inflammatory language is something that you need to curb and limit. And we did that. I mean, as you know, we disciplined the broadcasters. We revoked licenses and closed down stations that didn’t follow. And to my surprise they [non-compliant broadcasters] even paid fines […] the first time a Serb broadcaster was fined by us and actually paid their fines, let’s say [it was] a moment of jubilation for the office, I can assure you.1343 »

En fait, durant la première année de fonctionnement de la CIM, ses responsables ont suspendu, pour des périodes de 7 et 21 jours, 2 radiodiffuseurs qui avaient violé les dispositions du code de conduite1344.

Or, pour une ONG militant pour la liberté de presse comme le WPFC, les mécanismes de réglementation des médias instaurés en Bosnie, comme ceux envisagés au Kosovo, n’étaient pas souhaitables :

« As an organization committed to a free press and a free flow of news everywhere, we must object to the establishment by OSCE of a so-called Media Affairs Department (MAD), which would write codes of practice for print and broadcast news media, and "monitor compliance and establish enforcement mechanisms". From the outset of allied decisions to create a media control

1341 Reynolds Journalism Institute, « Bosnia-Herzegovina Code: Bosnian Broadcasting Code. Independent Media Commission Broadcasting Code of Practice », in Site de Reynolds Journalism Institute [En ligne], Missouri School of Journalism, 1998. (Consulté le 10 février 2015)) 1342 Ibid. 1343 Thelin, entrevue téléphonique (joint en Suède), 20 mai 2014. 1344 Gillette, Structuring a Media Regulatory Commission, p. 2. Voir aussi Brian Fontes, entrevue téléphonique (joint à Alexandria, Virginie), 29 mai 2014.

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system in Bosnia, the World Press Freedom Committee and others have warned that this would serve as a dangerous precedent for UN operations elsewhere –– specifically, in Kosovo. This has now proven to be the case, despite widespread warnings that the controversial and inconclusive Bosnia experience should not be repeated in Kosovo.1345 »

6.2.2.1 L’éditorial du New York Times du 30 août 1999, ses critiques et son impact Si le reportage de Steven Erlanger et les lettres du WPFC suscitent des réactions, c’est la publication d’un éditorial du New York Times, le 30 août 1999, qui a eu (selon plusieurs intervenants) l’effet le plus fort dans les cercles du pouvoir diplomatique1346. Le titre de l’éditorial — « Kosovo's Incipient Media Ministry » — et sa phrase d’introduction sont d’ailleurs sans équivoque : « The Organization for Security and Cooperation in Europe, which is supposed to be developing democratic institutions in Kosovo, is proposing new rules for the news media that could hurt the cause of democracy and a free press.1347 »

D’emblée, l’équipe éditoriale du New York Times désavoue la stratégie de l’OSCE, qui s’avère, selon elle, inutilement lourde et bureaucratique1348. Si l’équipe éditoriale concède l’importance de bien réglementer l’octroi de licences de radiodiffusion, elle ne juge pas nécessaire d’instaurer la panoplie d’instances envisagées par l’OSCE pour faire, entre autres, le suivi du contenu diffusé par les médias ni d'adopter des règlements « on what journalists can say, especially broadcasters1349 ». Le New York Times désapprouve aussi l’idée que l’OSCE soit impliquée dans la direction d’une station de radio et de télévision : « Its staff would […] have ultimate control over a TV station and a radio station with local staff.1350 » Il s’agit fort probablement d’une allusion à la tutelle envisagée de

1345 WPFC, « Plans for a Media Control System in Kosovo ». 1346 Mertus et Thompson ont aussi avancé que les critiques du WPFC et de la « presse américaine » ont eu un effet sur les responsables du Secrétariat de l’ONU à New York, ainsi que sur Bernard Kouchner et son équipe à Pristina (Mertus et M. Thompson, p. 262-263). Stacy Sullivan partage aussi cette opinion (Stacy Sullivan, « Kosovo », in Price (dir.), p. 32). Voir aussi Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014; et Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. 1347 New York Times, « Kosovo's Incipient Media Ministry ». 1348 Ibid. 1349 Ibid. 1350 Ibid.

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Radiotélévision Pristina le temps de réformer celle-ci, une recommandation de la première équipe d’experts mandatée par l’OSCE.

Pour le New York Times, en somme, l’approche proposée par l’OSCE au Kosovo est excessive : « This approach is overkill.1351 » À la place de cette stratégie jugée rigide et réglementaire, le journal estime plus judicieux de privilégier une stratégie d’appui aux médias, entre autres pour financer les projets des propriétaires du journal Koha Dirtore et de Radio 21, qui souhaitent créer deux stations de télévision commerciale1352. À l’instar du WPFC, le New York Times ne voit pas non plus la nécessité de surveiller le contenu diffusé par les radiodiffuseurs afin d’empêcher la diffusion de propos haineux : « The monitors and regulators are also a bad idea.1353 » Dans le plus pur esprit de la philosophie libérale de la presse, l’équipe éditoriale conclut son texte en écrivant :

« The best way to combat hate speech is not to ban it, but to insure that Kosovo's citizens have access to alternate views. There is added danger if the regulations are broad enough to bar other ideas the international community does not like. It is risky to establish even well-intentioned government- controlled broadcast stations and to attempt to regulate ideas and expression in a region where these powers have been so tragically misused.1354 »

Même dans un climat social et politique extrêmement tendu entre Kosovars albanais et serbes, le New York Times juge préférable de ne pas « interdire » la diffusion médiatique de discours haineux, et ce, même s’ils contribuent à l’instabilité d’une société fragilisée par la violence interethnique. Pour le quotidien new-yorkais, le meilleur moyen de « combattre les discours haineux » n’est pas de les proscrire, mais de s’assurer que les citoyens du Kosovo puissent entendre des points de vue opposés1355.

1351 Ibid. 1352 Ibid. Il est intéressant de noter que les deux projets de stations de télévision commerciale soutenus par l’équipe éditoriale du New York Times — aujourd’hui appelés RTV 21 et KTV — obtiendront un important soutien financier de la coopération américaine (USAID), en particulier par l’intermédiaire de l’ONG IREX. Voir ARD, p. 10. 1353 New York Times, « Kosovo's Incipient Media Ministry ». 1354 Ibid. 1355 Ibid.

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En défendant cette thèse dans un contexte de reconstruction, le New York Times épouse le même argumentaire que les ONG de défense de la liberté de presse, comme le WPFC et l’International Press Institute (IPI). En Bosnie, souvenons-nous, le WPFC avançait que « […] the hate-inspired and epithet-filled propaganda this panel seeks to suppress are best countered with more, not less, free press and free speech1356 ». Le WPFC et l’IPI voient par ailleurs la « libre circulation de l’information » comme un ingrédient essentiel au développement démocratique des sociétés, et toute tentative d’encadrement de la presse, même transitoire, comme contreproductive1357. Ce faisant, le New York Times, l’IPI et le WPFC défendent une vision qui remonte aux penseurs libéraux de la fin de la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Comme nous l’avons souligné dans les chapitres 2 et 5, des intellectuels libéraux comme John Milton ou John Stuart Mill ont combattu la censure et défendu la liberté d’expression (et de la presse) en suggérant que la vérité finit par prévaloir grâce à la confrontation des idées et à la rationalité des individus1358.

La philosophie défendue par ces acteurs non institutionnels rejoignait ainsi plusieurs caractéristiques de l’approche américaine que nous avons conceptualisée comme idéal-type, que ce soit l’inclination au laisser-faire, la faible disposition à interdire la diffusion de propos haineux ou la méfiance quant aux initiatives de réglementation des médias. Or, des experts internationaux ayant œuvré à la réforme des environnements médiatiques de la Bosnie et du Kosovo ont jugé les critiques du New York Times, du WPFC et d’autres acteurs non institutionnels comme étant déconnectés de la situation de ces sociétés, où des médias avaient contribué à exacerber les tensions identitaires au sein de sociétés fragilisées par la violence.

Regan McCarthy est l’un de ces experts. Lors de son séjour au Kosovo, elle s’est inquiétée des tensions entre journalistes kosovars albanais et serbes. Le rapport qu’elle a produit avec De Luce et Thompson pour l’OSCE prônait d’ailleurs l’instauration de mécanismes de

1356 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 1357 Ibid. Voir aussi IPI. 1358 Dans le chapitre 5, nous avons cité un extrait de l’ouvrage de John Stuart Mill, De la liberté, pour illustrer cette notion. Nous citons ici un extrait du classique de John Milton, Aeropagitica, qui a aussi défendu cette idée : « And though all the winds of doctrine were let loose to play upon the earth, so Truth be in the field, we do injuriously by licensing and prohibiting to misdoubt her strength. Let her and Falsehood grapple; who ever knew Truth put to the worse in a free and open encounter? » (Milton, p. 58.) Voir aussi Stuart Mill.

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surveillance (« monitoring ») et de réglementation des médias pour éviter les dérapages que la Bosnie avait connus. Or, plus de 15 ans après sa publication, McCarthy se souvient encore très bien de l’éditorial du New York Times qui critiquait, par ricochet, les idées que contenait leur rapport: « […] they wrote that totally –– from my point of view –– sadly misinformed editorial. I generally like the New York Times editorials, but that editorial lacked any understanding of the facts.1359 »

McCarthy se défend par ailleurs des intentions de contrôle de la presse que prêtaient les journalistes du New York Times aux responsables internationaux qui étaient à l’origine du plan de l’OSCE : « […] it made it sound like we were trying to create the equivalent of a police state in the media. Let me assure you, if there were three people in the entire international community who were the least likely to do that, it would have been Dan [De Luce], Mark [Thompson], and me.1360 »

Un autre expert mandaté par l’OSCE, Robert Gillette, abonde dans le même sens. Il est également critique de l’article de Steven Erlanger qui avait été publié deux semaines avant l’éditorial :

« I know Steve […] I've known him for years, actually. He's a very bright, enthusiastic, opinionated guy and sometimes his personal impressions and opinions get in the way of his reporting. He reported that this kind of anti- democratic censorship organization was to be established [in Kosovo]. This was followed a couple of weeks later by an editorial in The New York Times saying that they should not repeat the mistakes of Bosnia in setting up a Ministry of Information. Well, this is wholly erroneous. There was no Ministry of Information in Bosnia […] what we did [in Bosnia] was entirely compatible with the European regulatory processes and American actually as well1361. »

Il faut préciser que ce n’est pas l’éditorial du New York Times, mais bien l’article du reporter Steven Erlanger qui abordait le travail de réglementation de la Commission indépendante des médias (CIM) en Bosnie. Dans son texte, Erlanger décrivait les pouvoirs de la CIM et indiquait que l’instance de réglementation envisagée au Kosovo (« Media

1359 McCarthy, entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014. 1360 Ibid. 1361 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014.

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Regulatory Commission ») disposerait de pouvoirs similaires1362. Il citait aussi des représentants du WPFC fort critiques du travail de réglementation des médias accompli en Bosnie1363. Par ailleurs, contrairement à ce que suggère Gillette, il n’est pas fait mention d’un « ministère de l’Information » en Bosnie ou au Kosovo dans l’éditorial du New York Times (un ministère de l’Information est souvent associé à une instance de propagande et de contrôle de la presse dans de nombreux pays peu ou non démocratiques); l’éditorial fait plutôt allusion à la naissance d’un ministère des Médias au Kosovo (« Kosovo’s Incipient Media Ministry »), mais l’allusion, à n’en pas douter, était négative1364.

Il est compréhensible que les observations de Gillette ne soient pas rigoureusement exactes. Nous parlons en effet d’événements qui se sont produits il y a plus de 15 ans, au mois d’août 1999. Il est cependant révélateur que ce dernier conserve un souvenir aussi négatif de la couverture du quotidien new-yorkais, et que ce souvenir soit associé à la figure honnie (particulièrement dans les milieux journalistiques) d’un ministère de l’Information. À l’époque, Gillette a d’ailleurs voulu rectifier les faits. Avec son collègue et patron Krister Thelin, directeur général de la CIM, il a envoyé une lettre au New York Times et a joué de ses contacts dans le milieu journalistique pour la faire publier :

« […] there was no basis in fact for that editorial. Krister and I then attempted to get a response into The New York Times. But getting a letter in The New York Times is very difficult […]. I finally called in a friend of mine who had been a colleague in Moscow and was then foreign editor of The New York Times, Serge Schmemann, appealing to him to get our letter into print.1365 »

La lettre de Thelin et Gillette a finalement été publiée une semaine après l’éditorial, le 6 septembre 1999. Signé par Krister Thelin, le texte minimise les propositions de

1362 Erlanger, « NATO Peacekeepers Plan a System of Controls for the News Media in Kosovo ». 1363 Ibid. 1364 New York Times, « Kosovo's Incipient Media Ministry ». Avec un tel titre, l’équipe éditoriale du New York Times faisait peut-être allusion à la figure que représente un ministère de l’Information pour dénoncer l’approche autoritaire de l’OSCE en matière de médias. C’est, en tout cas, le souvenir que Gillette en a conservé. 1365 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. Serge Schmemann a été rédacteur en chef adjoint du New York Times pour les affaires internationales de 1999 à 2001. Sa biographie peut être consultée ici : New York Times, « Serge Schmemann », in Site du New York Times [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015)

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réglementation des médias de l’OSCE au Kosovo, tout en invoquant le rôle néfaste joué par la presse dans la région pour justifier les mesures recommandées :

« "Kosovo's Incipient Media Ministry" (editorial, Aug. 30), suggesting that the Organization for Security and Cooperation in Europe plans a large and perhaps censorious bureaucracy to regulate the news media in postwar Kosovo, is an unfortunate overreaction to a rather modest plan for a regulatory unit of perhaps a dozen people, most of them locally hired Kosovars, whose purpose would be to bring the rule of law to news media in a fragile and chaotic situation.

Broadcasting –– especially television –– has played a great role in the hands of propagandists in fomenting ethnic cleansing in Bosnia and Kosovo over the last decade. Authentic journalists in Kosovo need the protection and encouragement of a small, Western-style regulatory agency to establish reasonable limits on partisan political control of radio and television stations and on the incitement of violence and hatred.1366 »

Dans son texte, Thelin ne fait pas mention des mesures plus controversées que considérait la mission de l’OSCE au Kosovo à l’époque, comme celle d’imposer un code à la presse écrite kosovare. Quoi qu’il en soit, cette lettre, a semble-t-il, échappé au radar diplomatique, alors que les critiques du New York Times avaient fait grand bruit. Selon Gillette, les critiques du New York Times ont même eu pour effet de refroidir les projets de réglementation des médias de l’OSCE au Kosovo :

« [Thelin’s letter] did run to no effect at all. Nobody remembers the letter. The editorial was well remembered. But erroneous as the editorial and Steve Erlanger's reporting had been, that effectively shut down the first attempts to establish a Bosnia type regulatory process in Kosovo for about a year.1367 »

La docteure Regan McCarthy partage cette opinion: « […] that was a very damaging editorial because it made everybody gun-shy.1368 »

Les observations de Gillette et de McCarthy quant à l’impact des critiques du New York Times sont également partagées par Douglas Davidson. Ce diplomate américain de carrière — il a quitté le département d’État en 2014 — est arrivé au Kosovo en août 1999, alors que

1366 Krister Thelin, « Journalism in Kosovo », New York Times [En ligne], New York, 31 août 1999. (Consulté le 10 février 2015) 1367 Gillette, entrevue téléphonique (joint au New Hampshire), 18 novembre 2014. 1368 McCarthy, entrevue téléphonique (jointe à New York), 22 mai 2014.

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la controverse à propos de la stratégie de réglementation des médias de l’OSCE avait lieu. Auparavant, Davidson était affecté à l’ambassade des États-Unis à Belgrade, qui a dû fermer ses portes le 23 mars 1999 à la suite du bombardement de la Serbie par l’OTAN. Après quelques mois à Washington, D.C., Davidson s’est fait offrir le poste de directeur du Département des médias de la mission de l’OSCE au Kosovo. Il était donc le responsable qui devait mettre en œuvre la stratégie de l’OSCE en matière de médias au Kosovo. Avant de se rendre à Pristina, Davidson a lu le document de réflexion de l’OSCE qui décrivait la stratégie envisagée pour les médias : « I thought they were my marching orders. I saw it [the report] just before I descended into Kosovo.1369 » La polémique suscitée par la fuite du rapport a cependant changé les plans du diplomate américain :

« […] [the report] roused the ire of the World Press Freedom Committee, and it resulted, somewhat to my amusement, in an editorial in The New York Times, an article that said something like: "NATO's Orwellian media system." And I laughed because the irony was, I had no capacity to do anything at that point, with three people. We had a satellite telephone, barely the capacity to monitor the media, much less anything else. So […] at the very start, somewhat to my surprise, we were an object of controversy, with a capacity that was considerably larger in the press than it was in reality, to do anything.1370 »

Si Davidson jugeait les critiques de ces acteurs non institutionnels disproportionnées compte tenu des moyens à sa disposition, l’effet de ces critiques s’est néanmoins concrètement fait sentir. Comme De Luce et McCarthy, il estime que la controverse a mis un holà temporaire aux initiatives de réglementation des médias au Kosovo :

« […] the sort of loss of appetite for doing something after all these –– I mean, you had, you know, not just the Times editorial, at the World Press Freedom Committee, there's a group in Paris [whose] name I forget, but another kind of press freedom group from Europe, they were all protesting. And so this caused people to back off.1371 »

1369 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. 1370 Ibid. 1371 Ibid. Lorsque Davidson dit : « […] there’s a group in Paris [whose] name I forget, but another kind of press freedom group from Europe […] », il fait probablement référence à Reporters sans frontières. Cette ONG basée à Paris a en effet défendu ce genre de positions par le passé. Cependant, nous n’avons pas pu trouver de documents corroborant une telle position de RSF à propos de la stratégie de l’OSCE au Kosovo. De plus, la responsable de RSF vers qui l’on nous a dirigé ne nous a pas répondu, bien que nous l’ayons relancée à plusieurs reprises.

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De la même manière, Mertus et Thompson notent que les responsables du Secrétariat de l’ONU à New York et de la MINUK s’inquiétaient de « cette couverture négative1372 ». Selon ces auteurs, la polémique aurait convaincu Kouchner et les responsables de la MINUK de « restreindre » le rôle de l’OSCE « […] especially over media regulation, and build up a parallel media department »1373. De son côté, Davidson croit plutôt que les dirigeants de la MINUK portaient un intérêt aux médias, ce qui expliquerait leur activisme en la matière, bien que l’OSCE eût officiellement la responsabilité de ce domaine d’intervention, comme nous l’avons vu1374. Davidson reconnaît néanmoins que la direction de la MINUK n’était pas encline, au départ, à l’idée de réglementer les médias de façon serrée : « Oh, yes, there was. There was quite a bit [of wariness]. That's why it didn't happen at the beginning.1375 »

Dans la prochaine section, nous verrons comment la position des responsables de la MINUK et de l’OSCE évoluera en matière de réglementation des médias. À l’instar de la direction de la MINUK, le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts, était a priori peu enclin à réglementer de façon stricte les médias, en particulier la presse écrite, malgré les recommandations des experts et de son personnel. Everts privilégiait plutôt l’autoréglementation de la presse écrite, et il avait demandé à son équipe au Département des médias de l’OSCE de favoriser la mise sur pied d’une association de journalistes pouvant élaborer un code de pratique pour les médias écrits1376. Or, l’instabilité grandissante de la scène médiatique forcera Kouchner et Everts à changer de stratégie et à mettre en œuvre des mesures plus strictes, tirées de la stratégie originelle qu’avaient suggérée les experts mandatés par l’OSCE –– cette même stratégie qui avait été décriée par le New York Times et par d’autres acteurs non institutionnels.

1372 Mertus et M. Thompson, p. 262-263. 1373 Ibid., p. 262. (Nous traduisons.) 1374 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. 1375 Ibid. 1376 Mertus et M. Thompson, p. 264. Voir aussi Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014.

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6.2.2.2 La scène médiatique kosovare, les propos incitant l’auditoire à la haine et le règlement 2000/4 Dans les mois qui suivent la controverse entourant la stratégie de réglementation de l’OSCE, le climat de la presse kosovare se dégrade fortement. Le média Kosova Press, proche de l’Armée de libération du Kosovo, publie des propos menaçants à l’endroit du propriétaire et du rédacteur en chef du journal indépendant Koda Ditore, Veton Surroi et Baton Haxhiu, parce qu’ils ont dénoncé dans leurs articles les attaques perpétrées contre la minorité serbe1377. En plus de les traiter de « traîtres », de « salauds », de « déchets de l’histoire » –– entre autres insultes ––, Kosova Press écrit que Surroi et Haxhiu pourraient être victimes « […] of possible and understandable revenge acts»1378 ». Surroi et Haxhiu se défendent vigoureusement par l’intermédiaire de la page éditoriale de leur quotidien, en écrivant que ces attaques haineuses constituent un véritable « appel au meurtre1379 ».

Durant cette période trouble, d’autres médias se font également connaître pour leurs propos incendiaires incitant leur auditoire à la haine. Ce fut le cas de Bota Sot (« Le monde d’aujourd’hui ») et Rilindija (« Renaître »), qui publient régulièrement des propos haineux contre les Kosovars d’origine serbe1380. Ces propos, il faut le souligner, surviennent dans un contexte de tensions vives entre les Kosovars albanais et serbes. Les règlements de compte et les exactions perpétrés contre les membres de deux communautés sont alors des réalités quotidiennes, comme se le rappelle Bernard Kouchner : « […] au début, il y avait des assassinats toutes les nuits! Et toutes les nuits, nous nous levions pour aller sur les lieux du crime. Pas avec l’OSCE, mais moi, j’étais responsable de tout, avec la police, avec l’armée, etc.1381 »

Puisqu’il n’y a pas de loi ou d’organe de réglementation de la presse pour sévir contre les propos haineux, Kouchner adopte, le 1er février 2002, le règlement 2000/4, qui vise notamment à interdire toute incitation à la « la haine nationale, raciale, religieuse ou

1377 Stacy Sullivan, « Kosovo », in Price (dir.), p. 32. 1378 Ibid. 1379 Ibid. 1380 Mertus et M. Thompson, p. 266. 1381 Kouchner, entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012.

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ethnique »1382 ». Le premier article du règlement stipule : « Whoever publicly incites or publicly spreads hatred, discord or intolerance between national, racial, religious, ethnic or other such groups living in Kosovo which acts are likely to disturb public order shall be punished by a fine or by imprisonment not exceeding five years or both.1383 »

Le règlement 2000/4 prévoit des peines pouvant aller jusqu’à 8 ou 10 ans d’emprisonnement si l’auteur de l’infraction profite de sa position d’autorité (« taking advantage of one’s position or authority »), comme dans le cas d’un journaliste ou d’un éditorialiste, et que de la violence ou d’autres conséquences graves sont provoquées par la tenue de ses propos haineux1384.

L’adoption du règlement 2000/4 fait consensus au sein des principaux responsables de la tutelle internationale au Kosovo. Le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts, partage en effet l’inquiétude de Kouchner quant à la prolifération de discours haineux dans l’espace médiatique. Deux semaines après l’adoption du règlement 2000/4, il souligne d’ailleurs la nécessité de cette mesure :

« We cannot tolerate hate speech anywhere in society –– whether it is on the radio, in the classroom, in a newspaper or at a political rally. Which is why the issuing of the regulation on hate speech at the beginning of this month was so important. Most of all, the new regulation should work as a deterrent. I raise this now because while the mechanisms will exist to pull the plug on a radio or TV station, the same cannot be done to a newspaper.1385 »

Comme sa déclaration l’indique, Everts n’entend toujours pas imposer de code de conduite à la presse écrite, malgré la présence de journaux publiant des reportages au contenu haineux. Le règlement 4 lui semble suffisant pour faire face au problème, et il continue alors à privilégier la voie de l’autoréglementation pour la presse écrite, en encourageant le milieu à s’autodiscipliner :

1382 UNMIK, « Regulation No. 2000/4. On the Prohibition Against Inciting to National, Racial, Religious or Ethnic Hatred, Discord or Intolerance ». 1383 Ibid. 1384 Ibid. 1385 Daan Everts, cité par Peter Krug et Monroe E. Price, « A Module for Media Intervention: Content Regulation in Post-Conflict Zones », in Price et M. Thompson (dir.), Forging Peace: Intervention, Human Rights and the Management of Media Space, p. 154.

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« We have no plan to have a press law for printed media; in fact, we are determined not to have such a law. It smacks of censorship. But if a paper publishes vitriol and bile, which incites hatred against a community or group –– as some Kosovo papers have done –– there is a legal route to take action against them. Anyone can lodge a complaint. It is up to the Court to decide whether the journalist, editor or publisher is guilty. And if they are they can be fine or jailed. […] In any case, we hope that we won’t have to use the Hate Speech Regulation. Instead, we want to see self-regulation in Kosovo. […] Which is why we are pleased that all Kosovo’s media have got together to form an Association. A central part of this Association is a Code of Conduct. Media outlets themselves will now be responsible to ensure that their professional colleagues and their rivals do not overstep the mark.1386 »

6.2.2.3 L’« appel au meurtre » du quotidien Dita et l’approche coercitive de la MINUK et de l’OSCE en matière de réglementation des médias : les règlements 2000/36 et 2000/37 Avec l’adoption du règlement 2000/4, la création d’une association de journalistes et l’éventuelle élaboration d’un code de conduite par cette même association, Daan Everts espérait sans doute que l’environnement médiatique kosovar s’améliorerait peu à peu à peu. Il n’en sera pourtant rien, comme l’observe la chercheuse Stacy Sullivan :

« In the weeks since the hate speech regulation was enacted, Kosovo’s media outlets found ways to spread hatred and incite violence without violating the terms of the new law. Several newspapers have begun publishing the names of Serbs they believed to have committed war crimes. But context is important and these names were published along with home addresses and places of employment. Often, the sources of the allegations are anonymous and seldom any proof of the crimes provided. The OSCE, again incapable of fining or shutting down the perpetrators, issued a statement that read: "The OSCE considers this behaviour to be highly dangerous and irresponsible, and contrary to internationally accepted standards of journalistic professionalism and ethics. It only serves to deepen divisions in a society already torn by ethnic violence."1387 »

Avec la multiplication de reportages liant des Kosovars d’origine serbe à des allégations de crimes de guerre, on pouvait prédire qu’un acte malheureux allait survenir, dans une société instable où les règlements de comptes entre Kosovars albanais et serbes se succédaient. Le 27 avril 2000, le quotidien de langue albanaise Dita (« Jour ») publie un article intitulé « Quand Petar devient Peter ». L’article accuse Peter Topoljski, un Kosovar serbe de

1386 Ibid., p. 154-155. 1387 Sullivan, p. 34-35.

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25 ans, d’avoir été un paramilitaire serbe aux côtés de son père et d’avoir commis des atrocités contre ses voisins albanais au printemps 1999, durant le conflit1388. Fait important, le journal publie non seulement le nom, mais aussi la photo, l’adresse et le lieu de travail de Topoljski. Or, ce dernier est un employé local de la MINUK. Moins de deux semaines après la publication de l’article, Topoljski disparaît; le 17 mai 2000, on retrouvera son corps dans un village proche de Pristina : il a été poignardé à mort1389.

Bien que les actes de revanche et les assassinats entre Kosovars albanais et serbes sont fréquents à l’époque, la mort de Topoljski cause une commotion au sein de la communauté des responsables internationaux à Pristina, d’autant plus que Topoljski est employé de la MINUK. Kouchner garde un vif souvenir de ce meurtre, comme il en témoigne durant notre entretien : « C’est important l’assassinat! Je m’en souviens très bien! Ce sont des choses qui nous marquent! Quand un assassinat avait lieu — d’ailleurs, il y en avait toutes les nuits —, mais lorsqu’un assassinat était [provoqué par une] dénonciation, ça nous frappait terriblement!1390 »

Pour Kouchner et d’autres responsables internationaux, le cas Topoljski envoie un message particulièrement malsain. Il incarne les dangers de médias se prétendant justiciers en invoquant l’inefficacité du système de justice en place pour justifier leurs actions. C’est d’ailleurs la position défendue à l’époque par l’éditeur de Dita, Behlul Beqaj : il juge qu’il est de son devoir de dénoncer les individus suspectés de crimes de guerre, puisque le système de justice, inefficace selon lui, ne s’en occupe pas1391. En entrevue à Pristina plus de 12 ans après les événements, Behlul Beqaj légitime toujours la conduite de son journal (fermé depuis). Dans un anglais limité, il explique qu’il relève du devoir des médias de faire la lumière sur les crimes du passé pour construire la paix, quitte à révéler l’identité des

1388 Plusieurs documents officiels et articles de journaux font état de cette histoire. Voir Richard Mertens, par exemple, qui en donne un compte rendu assez détaillé : Richard Mertens, « Kosovo Press Names, Vigilantes Act », The Christian Science Monitor [En ligne], Boston, 4 août 2000. (Consulté le 10 février 2015) 1389 Ibid. 1390 Kouchner, entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012. 1391 Propos résumés de Behlul Beqaj, rapportés par Nicholas Wood, « In Kosovo, Newspaper Exposes of War Criminals Led to Murder », The Guardian [En ligne], Londres, 31 juillet 2000. (Consulté le 10 février 2015)

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gens soupçonnés de crimes de guerre : « […] newspapers have some special duty after the war. It’s justice.1392 » De même, l’une des deux journalistes affectées au reportage sur Topojski reste encore aujourd’hui convaincue de la justesse de leur démarche, bien que la mort du jeune Kosovar serbe l’ait peinée : « We had all necessary sources. I told you, hundreds of witnesses […] I think it was necessary to do so, and it was necessary to put the name. […] I think it was necessary to do that story, and still think it was necessary to do the story in the way we did it.1393 »

Kouchner était bien conscient des obstacles pour mettre sur pied un système de justice fonctionnel au Kosovo1394. Il jugeait néanmoins intolérable de voir des médias comme Dita jouer les justiciers et menacer la vie des gens en prétendant devoir se substituer à un système de justice inefficace, que la MINUK tentait de réformer :

L’article [de Dita] disait en gros que cet homme-là [Topoljski] ne pouvait pas échapper à son châtiment, quelque chose comme ça […] La publication d’une photo avec un type : "Celui-ci a commis des crimes." […] On ne peut pas se faire justice soi-même […] c’était un appel au meurtre! Nous ne voulions pas que soient publiés des appels au meurtre. C’est simple, et nous avons tranché en ce sens.1395

Pour les responsables de la MINUK et de l’OSCE, le meurtre de Topoljski marque un tournant. Comme l’explique le directeur du Département des médias de l’OSCE, Douglas Davidson, l’affaire Topoljski les contraint à changer leur approche en matière de réglementation des médias : « This suddenly turns the dynamics, because here's a case where people were getting killed. And this then led to a desire for tougher regulations.1396 » Voyant les limites de la politique d’autoréglementation de la presse dans un contexte médiatique aussi incendiaire, les responsables de la MINUK et de l’OSCE jugent alors

1392 Behlul Beqaj, entrevue en personne (Pristina), 12 novembre 2012. 1393 Intervenante requérant l’anonymat, entretien en personne (Pristina), novembre 2012. 1394 Durant notre entretien, Kouchner a parlé de ses efforts pour mettre sur pied un système de justice plus impartial, notamment en ayant recours à des juges internationaux pendant un certain temps (Kouchner, entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012). 1395 Ibid. Il n’a pas été possible de trouver une copie ou une traduction de l’article de Dita sur Topoljski, mais les nombreux articles, documents et personnes qui y ont fait référence décrivent un texte où l’on faisait état des crimes de guerre reprochés à Topoljski, en plus de fournir les renseignements personnels de ce dernier pour faciliter son identification et sa localisation. 1396 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013.

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nécessaire de prendre des mesures plus coercitives pour encadrer les médias kosovars, incluant la presse écrite, une option qui a jusque-là été écartée.

Désireux de lancer un message fort à la scène médiatique kosovare, le RSSG Bernard Kouchner ordonne, le 3 juin 2000, la fermeture du journal Dita pendant 8 jours, en invoquant que le journal a « violé l’esprit » de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui a initié la tutelle internationale du Kosovo1397. Devant cette démonstration de force, la réaction de la presse kosovare ne se fait pas attendre. La toute nouvelle Association de journalistes kosovars dénonce la fermeture en la décrivant comme « […] an arbitrary act which endangers press freedom1398 ». L’équipe éditoriale du quotidien indépendant Koha Ditore — souvent décrit comme l’un des médias kosovars les plus influents — critique aussi la position de la MINUK et propose aux responsables de Dita de publier leurs éditoriaux dans leurs pages le temps que durera la sanction1399.

Baton Haxhiu, qui est alors rédacteur en chef de Koha Ditore, se souvient de la colère qui l’a animé à l’époque. Dans un café proche de Klan Kosova, une station de télévision qu’il a fondée en 2009 avec l’aide d’investisseurs de l’Albanie, Haxhiu explique qu’il a durement critiqué la décision de Kouchner à l’époque : « This was censorship because we cannot close [a] newspaper […] The chief editor, we can send [him/her] in the court. The writer [as well]. But [do] not […] close [a] newspaper.1400 » Avec le temps, la perspective d’Haxhiu a néanmoins évolué, comme nous allons le voir un peu plus loin.

6.2.2.3.1 Les règlements 2000/36 et 2000/37 de la MINUK Deux semaines après la fermeture de Dita, le RSSG Bernard Kouchner met en place le régime réglementaire qui va temporairement régir les médias écrits et audiovisuels au

1397 UNMIK, « SRSG Executive Decision no. 2000/2 », citée par Simon Haselock, Make it Theirs: The Imperative of Local Ownership in Communication and Media Initiatives, Washington, D.C., United States Institute of Peace, 2010, p. 5. 1398 Propos de l’Association des journalistes kosovars rapportés par Oliver Vujovic, alors correspondant dans la région : Oliver Vujovic, « Kosovo », in Medienhilfe Ex-Jugoslawien, Site de Medienhilfe Ex- Jugoslawien [En ligne], 1999. (Consulté le 10 février 2015) 1399 Haselock, Make it Theirs: The Imperative of Local Ownership in Communication and Media Initiatives, p. 5. 1400 Haxhiu, entrevue en personne (Pristina), 12 novembre 2012.

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Kosovo. Le 17 juin 2000, il édicte le règlement 2000/36, « On the licensing and regulation of the broadcast media in Kosovo », et le règlement 2000/37, « On the conduct of the print media in Kosovo ». Fait important, le règlement 2000/36 crée le poste de commissaire provisoire pour les médias (« Temporary Media Commissioner »). Dans le premier article du règlement 2000/36, il est spécifié que le commissaire est chargé de mettre en œuvre « […] a temporary regulatory regime for all media in Kosovo, pending the establishment of an Interim Media Commission […]1401 ». Cette idée, il est intéressant de le noter, est fort semblable à celle proposée par Robert Gillette, l’un des experts mandatés par l’OSCE en juillet 1999 pour analyser la scène médiatique kosovare. Gillette suggérait alors de nommer rapidement un « responsable intérimaire de la réglementation des médias » avant de créer un organisme de réglementation plus formel1402.

Selon les règlements 2000/36 et 2000/37, le commissaire provisoire des médias a la responsabilité de définir et d’appliquer des codes de conduite pour les médias écrits et audiovisuels1403. Ces codes de conduite — temporaire dans le cas des médias écrits — ont été imposés par le commissaire quelques semaines plus tard, en septembre 20001404. Forts similaires dans leur contenu, ils interdisent notamment la diffusion et la publication de contenu médiatique jugé dénigrant pour un groupe religieux ou ethnique1405. Les codes interdisent également la divulgation d’informations personnelles d’individus soupçonnés d’avoir commis un crime, à moins d’avoir eu, au préalable, l’accord des autorités judiciaires pour le faire1406. Manifestement, cette règle vise à mettre un terme aux dénonciations de journaux comme Dita. Qui plus est, les règlements 2000/36 et 2000/37

1401 UNMIK, « Regulation No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo ». 1402 Gillette, entrevue téléphonique (joint au Massachusetts), 18 novembre 2014. 1403 UNMIK, « Regulation No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo ». Voir aussi : UNMIK, « Regulation No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo ». 1404 OSCE, « Code of Conduct for Print Media in Kosovo », in Site de l’OSCE [En ligne], Pristina, 2000. (Consulté le 10 février 2015); OSCE, « Temporary Media Commissioner Implements Broadcast Code of Conduct », in Site de l’OSCE [En ligne], Pristina, 2000. (Consulté le 10 février 2015); voir aussi Mertus et M. Thompson, p. 275-277. 1405 Ibid. OSCE, « Code of Conduct for Print Media in Kosovo »; OSCE, « Temporary Media Commissioner Implements Broadcast Code of Conduct ». 1406 Ibid. OSCE, « Code of Conduct for Print Media in Kosovo »; voir aussi Mertus et M. Thompson, p. 275-277.

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octroient des pouvoirs fort dissuasifs au commissaire provisoire des médias pour faire respecter les codes de conduite : celui-ci peut notamment imposer aux médias fautifs des amendes allant d’environ 500 à 50 000 euros, saisir de l’équipement, fermer les médias fautifs ou résilier leur permis de radiodiffusion1407.

Les préambules des codes font référence à plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme. Parmi les articles cités, on trouve l’article 10, qui souligne les libertés associées au droit à la liberté d’expression (liberté d’opinion, de communiquer et de recevoir des idées et de l’information, etc.), mais également les responsabilités et les contraintes concernant l’exercice de ces libertés dans l’intérêt public1408. Comme nous l’avons vu, l’équilibre délicat entre ces libertés et la notion de responsabilité était au cœur du message de la commission Hutchins (elle-même un fondement de la théorie de la responsabilité sociale de la presse)1409. D’ailleurs, cette commission soulignait qu’il était de la responsabilité du gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour réglementer la presse si celle-ci se montrait incapable de s’autodiscipliner :

« In the judgment of the Commission everyone concerned with the freedom of the press and with the future of democracy should put forth every effort to make the press accountable, for, if it does not become so of its own motion, the power of government will be used, as a last resort, to force it to be so.1410 »

Plus de 50 ans plus tard, il est frappant de retrouver l’esprit d’Hutchins dans les propos de responsables internationaux chargés de mettre en œuvre un régime de réglementation des

1407 Les pénalités financières avaient été fixées en deutsche marks, la monnaie allemande, qui a été abandonnée au profit de l’euro le 1er janvier 2002. Nous avons converti les montants selon le taux de l’époque; il s’agit d’approximations. Voir UNMIK, « Regulation No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo » et UNMIK, « Regulation No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo ». 1408 Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales », p. 5. Voir aussi Mertus et M. Thompson, p. 275. 1409 McQuail, 2005, p. 172. Voir aussi Siebert, T. Peterson et Schramm, p. 85; Merrill, The Imperative of Freedom, p. 88; Christians et Nordenstreng, p. 3. Cette notion de responsabilité, qu’elle soit présente dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ou dans le rapport de la commission Hutchins, est généralement décriée par les défenseurs de la liberté de presse. Durant notre entretien avec le directeur du World Press Freedom Committee (WPFC) –– il en était le représentant européen en 2000 ––, Ronald Koven a fait les observations suivantes : « I have a problem –– we have a basic problem with Article 10. And we think that Article 10 is a terrible position. […] I have problems with the Hutchins Commission, as well. » (Ronald Koven, entrevue téléphonique (joint à Paris), 22 avril 2014.) 1410 Commission on Freedom of the Press, p. 80.

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médias au Kosovo. De fait, alors que le débat sur les sanctions imposées au journal Dita fait rage à l’été 2000, Douglas Davidson (qui vient d’être nommé commissaire temporaire aux médias, en plus d’être directeur du Département des médias de la mission de l’OSCE au Kosovo –– un double-emploi critiqué) déclare :

« We wouldn't be doing this if the press could regulate itself. If you are trying to build a stable, secure, democratic and multi-ethnic Kosovo, it seems to me you might want to curb the tendency of people to take justice into their own hands, whether on the pages of the newspaper, or directly for the benefit of society.1411 »

Sans faire référence à Hutchins, Davidson énonce alors l’un de ses principes : il justifie l’encadrement serré de la presse kosovare par le gouvernement de tutelle internationale parce que certains de ses éléments sont incapables de s’autodiscipliner et menacent la paix civile en exacerbant les tensions identitaires avec leurs reportages haineux. On retrouve ce même principe (et l’influence d’Hutchins) dans l’analyse que font les chercheurs Monroe E. Price et Peter Krug des initiatives des responsables internationaux en matière de réglementation des médias au Kosovo :

« As crafted in the context of lawlessness in Kosovo, this approach can be summarized to say: journalists have a responsibility, where a democratic state is not fully functioning and where violence is a regular means by which differences are resolved, not to infringe the physical rights of individuals or to increase social tensions, where those duties are violated, the authority has the right to discipline.1412 »

6.2.3.4 Les critiques des ONG internationales, et la fermeté des responsables de la MINUK et de l’OSCE La fermeture du journal Dita, pendant plus d’une semaine au début juin 2000, n’a manifestement pas convaincu son éditeur Behlul Beqaj de pratiquer un journalisme différent. Dans les semaines qui suivent, Beqaj et son équipe de journalistes continuent en effet de publier des reportages au contenu incendiaire incluant les noms, les adresses et les photos de Kosovars serbes soupçonnés d’avoir commis des exactions contre des Kosovars

1411 Douglas Davidson, commissaire provisoire des médias, cité par Wood. 1412 Krug et Price, p. 155. (Nous soulignons.)

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albanais pendant le conflit1413. Malgré les avertissements répétés du commissaire provisoire aux médias, les responsables du journal Dita ne changent pas leur façon de faire1414. Le 21 juillet 2000, le commissaire Douglas Davidson somme donc les responsables de Dita de payer une amende de 25 000 deutsche marks1415. Devant leur refus, Davidson ordonne la fermeture de Dita le 27 juillet (sa décision est cependant infirmée quelques semaines plus tard, par une instance d’appel, le Media Appeals Board)1416.

Sans surprise, le strict régime de réglementation des médias mis en place par la MINUK et l’OSCE ne reçoit pas des échos favorables dans le milieu journalistique international. Les ONG de défense de la liberté d’opinion et de presse (Article 19, WPFC, Fédération internationale des journalistes, etc.), et des représentants de nombreux médias kosovars dénoncent ce qu’ils considèrent comme une menace pour la liberté de presse1417. Le directeur de la rédaction du Koha Ditore déclare à ce sujet : « It’s definitely a step in the wrong direction — any kind of suppression of freedom of speech and expression is a step

1413 Voir, par exemple, le compte rendu de la BBC, « "Vigilante" Kosovo Paper Fined », in Site de BBC News [En ligne], 21 juillet 2000. (Consulté le 10 février 2015) 1414 OSCE, « OSCE Reaction to Article Published by Dita 13 July 2000 », in Site de l’OSCE [En ligne], 2000. (Consulté le 10 février 2015) 1415 BBC, « "Vigilante" Kosovo Paper Fined »; CPJ, « Attacks on the Press 2000: Yugoslavia », in Site du CPJ [En ligne]. (Consulté le 10 février 2015) 1416 Ibid. Après avoir été sanctionné, l’éditeur de Dita, Behlul Beqaj, a fait appel de la décision du Commissaire provisoire aux médias devant une instance d’appel (le Media Appeals Board, ou MAD), créée par le Règlement 2000/36 de la MINUK. Le MAD a finalement annulé la décision du Commissaire aux médias en soulignant que la sanction de 25 000 deutsche marks n’avait pas satisfait « […] the procedural guarantees required by internationally recognized human rights and the applicable law in Kosovo » (OSCE, « Kosovo Media Appeals Board Decides on Dita Appeal against Temporary Media Commissioner Decision », in Site de l’OSCE [En ligne], 2000 (Consulté le 10 février 2015)). Avant que cette décision du MAD soit rendue, d’importants changements avaient néanmoins eu lieu. Au début d’août 2000, Simon Haselock avait remplacé Douglas Davidson comme commissaire provisoire aux médias. De plus, le poste de commissaire n’était plus rattaché au Département des médias de l’OSCE; il était désormais une instance autonome et pouvait prétendre à une plus grande indépendance par rapport aux pouvoirs en place (Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012; Haselock, Make it Theirs). Selon Haselock, ces changements contribuèrent à assainir les relations avec les médias kosovars, puisque le commissaire était moins perçu comme un outil de réglementation de la presse de la tutelle internationale, et davantage comme un outil favorisant l’autoréglementation et la consultation avec les journalistes (Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012; Haselock, Make it Theirs). En entrevue, Haselock a d’ailleurs critiqué l’approche ferme privilégiée par Kouchner, en particulier la fermeture de Dita (Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012). 1417 Wood.

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backwards.1418 » Le WPFC, fidèle à sa réputation, pourfend lui aussi le régime de « censure » imposé à la presse kosovare :

« The texts giving broad powers of censorship and of life and death over news media outlets to a "Temporary Media Commissioner" constitute a very dangerous and disturbing precedent for future media controls by official organs of the international community in post-conflict zones. They also set major negative examples that can be exploited by authoritarian regimes in the Balkans and elsewhere to justify similarly structured arrangements of their own.1419 »

L’ONG de défense du droit à la liberté d’expression Article 19 parle elle aussi d’un « dangereux précédent » créé par la communauté internationale au Kosovo, qui donne un très bon motif aux gouvernements désireux de museler les médias : « It sets a dangerous precedent and is a gift to any government seeking for examples to use when reining in the media.1420 » Le secrétaire de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) à l’époque, Aidan White, qualifie lui aussi de « dangereux précédent » les mesures établies par l’ONU

1418 Ardian Arifaj, cité par Wood. 1419 WPFC, « UN Administration Issues Regulations on Conduct and Licensing of Media », in IFEX, Site de l’IFEX [En ligne], 2000. (Consulté le 10 février 2015) 1420 Fiona Harrison, responsable du programme Europe d’Article 19, citée par Article 19. En entrevue, l’ancien directeur de l’ONG, Andrew Puddephatt (1999 à 2004), a souligné la faiblesse de cette thèse, que défendaient plusieurs ONG à l’époque, dont Article 19 : « Well, it's a slippery slope argument. And the reality is, it's not been borne out. If you look at the democratic countries that have adopted different levels of restriction, and you know, the French have a certain — I mean, the French and the Germans, for example, have a prohibition on Nazi memorabilia and Nazi displays. We don't in this country, in the UK. And that reflects different histories of conquest. You know, the Nazis never occupied the UK, and they did occupy France […] the case is made, when certain laws are introduced, that it would be a slippery slope. And actually, there is no evidence of that. Britain introduced race hate laws in the 1960's and they've had the effect of suppressing race hate speech, but they haven't led into — they've never been quoted by a foreign dictator — they've never been used as an example elsewhere. They've never led to further erosions of free speech in Britain. And they've been in existence for now 50 years. So it's utterly a false thesis, because repressive governments don't need those kind of narrow arguments to argue. They will argue in terms of the general need to maintain order in their society as the need for repressing freedom of speech. They may quote those examples, but I'm hard-pressed to think of an example where an oppressive government has used restrictions that comply with international law in the sense that they're necessary, legitimate, don't hurt society, defined in law and legitimate in scope as a reason for laws which clearly exceed those boundaries, because it's not blank checked free speech, it's under very, very defined circumstances. » (Andrew Puddephatt, entrevue téléphonique (joint à Londres), 17 avril 2014). Il est intéressant de noter l’importance accordée par Puddephatt au contexte historique dans la définition des lois régissant la liberté d’expression et, plus spécifiquement, les discours haineux (hate speech). Son propos rejoint celui de Simon Haselock, rapporté au cinquième chapitre.

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et l’OSCE1421. Pour White, l’approche coercitive de la MINUK et de l’OSCE est le « pire message » à transmettre à une société qui aspire à instaurer la démocratie et le pluralisme : « We will never defend incitement to murder, and rules against information that puts individuals at risk are understandable, but we cannot see how this regulation is justified.1422 » En entrevue près de 15 ans après les événements, White se montre plus nuancé. D’une part, il plaide la saine méfiance à conserver quant à toute initiative de l’État visant à réglementer la presse : « […] it is always a risky affair to create legal structures in which governments play a role to have jurisdiction over the work of media and journalism. […] And we were very, very nervous about it. And we were also ready to criticize.1423 » D’un autre côté, White — qui, à l’époque, défendait pour la FIJ les intérêts de quelque 450 000 journalistes de plus d’une centaine de pays — porte aujourd’hui un regard beaucoup moins tranché sur les politiques mises en œuvre par l’ONU et l’OSCE au Kosovo, dans la foulée du meurtre de Topoljski. Il semble en fait en reconnaître le bien- fondé :

« The question is, there's a red line that one has to draw, that when you reach the stage of the consequences of hateful communications leading to killings, and people being victimized sort of directly, it's clearly a moment where you have to draw a red line, and you have to sort [of] say, you know: "What can be done to restrain that?" You know, I mean, I think that is legitimate. It has to be proportionate. I think it has to be short-term. And therefore it has to have sort of a setting sun moment. That is to say, you know, there has to be a time limit for it. And it has always to be seen as a sort of transitional process. But is it legitimate at certain times? Yes, it is.1424 »

Quant aux responsables de la MINUK et de l’OSCE, nous pourrions résumer leur perspective en quelques mots : ils avaient le sentiment de ne pas avoir le choix. Les dérapages et la rhétorique haineuse de plusieurs médias kosovars, ainsi que l’incapacité du milieu médiatique à s’autodiscipliner les ont convaincus d’adopter des mesures plus draconiennes, de façon temporaire. C’est d’ailleurs l’essence du message du premier commissaire provisoire aux médias, Douglas Davidson, lorsqu’il déclare, en juillet 2000:

1421 Aidan White cité par IFJ, « IFJ accuses UN of "dangerous precedent" in move to control press ». 1422 Ibid. Voir aussi White, entrevue téléphonique (joint à Londres), 23 avril 2014. 1423 Ibid. 1424 Ibid.

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« We wouldn't be doing this if the press could regulate itself.1425 » Cette déclaration, Davidson l’endosse toujours aujourd’hui : « I stand by that statement. It seems to me fairly true, in retrospect.1426 »

De son côté, le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts, était très réticent à dévier de sa philosophie de non-ingérence à propos de la presse écrite. Ce n’est qu’en étant confronté aux excès de médias comme Dita qu’il s’est rallié à la stricte politique de réglementation des médias imposée par Kouchner : « I still maintained my basic attitude of "don't tamper with the press" unless it involves an extreme situation, a case like this […] That is the basic attitude [don’t tamper with the press], but you have to make provision for extreme cases, in which extreme action may be warranted.1427 »

Fait intéressant, Everts mentionne durant notre entretien qu’il a reçu la visite de représentants d’ONG au siège de la mission de l’OSCE à Pristina durant le débat sur la réglementation des médias au Kosovo en 1999 et 2000. S’il ne peut mentionner les organisations rencontrées, Everts dit que ses interlocuteurs européens faisaient généralement preuve de plus de souplesse que leurs collègues américains lorsqu’il s’agissait de discuter de l’enjeu de la liberté de presse dans un contexte où les médias pouvaient inciter la population à la haine:

« […] I remember more and more that [it] was an ideological issue. It was Europe versus America […]. The Europeans being much more nuanced: yes, freedom of the press, by all means, encouraged and supported, but there has to be provision in volatile situations that extreme behaviour is prevented. 1428»

Quant à Kouchner, il demeure convaincu d’avoir pris la bonne décision en tentant de freiner les discours haineux dans la sphère médiatique kosovare, notamment dans le cas du quotidien Dita, et ce, même si cela lui a valu de féroces critiques de défenseurs de la liberté de presse :

1425 Douglas Davidson, commissaire provisoire des médias, cité par Wood. 1426 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. 1427 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1428 Ibid.

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La liberté d’expression, c’est très important. Simplement, dans une peace keeping mission ou peace making mission, il faut faire attention à ne pas réveiller tous ces instincts guerriers ou ces instincts de meurtres qui à peine s’apaisaient. On ne peut pas! Il y a une justice et il faut passer par la justice. Les types peuvent raconter toutes les exactions qui avaient été commises par quelqu’un dans la période de guerre, mais ils ne peuvent pas appeler au meurtre. Or, cet appel, ça dépend de l’écriture, évidemment, mais cette dénonciation, dans le contexte, dans le contexte kosovar de cette époque précise, était un appel au meurtre. La preuve, c’est qu’il [Peter Topoljski] est mort.

En justifiant sa fermeté à l’égard du quotidien Dita, Kouchner adopte un discours qui n’est pas sans rappeler le contenu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cet article, souvenons-nous, précise que l’exercice de la liberté d’expression et des libertés qui y sont associées peuvent être soumis à certaines « conditions » ou « restrictions » pour prévenir le « crime », et préserver « l’ordre » et la « sûreté publique », entre autres choses1429 :

En avril [avant la disparition de Topoljski], ça commençait déjà à aller un petit peu mieux, mais nous ne voulions pas que ça recommence. Il y avait une haine ethnique très, très dommageable! Alors, oui, on a le droit de publier tout ce qu’on veut, sauf quand c’est une atteinte à la sécurité publique ou quand cette délation pouvait entraîner des crimes, vous voyez?1430

Kouchner, en somme, jugeait la sécurité et la stabilité politique du Kosovo compromise par le comportement de certains médias kosovars qui relayaient des propos incitant leur auditoire à la violence, dans un contexte politique explosif. Ainsi, après les hésitations initiales suscitées par les critiques du New York Times, la position de Kouchner et de la MINUK avait évolué : la décision de suspendre Dita et d’instaurer des mesures strictes pour encadrer la presse était finalement assumée, quitte à antagoniser davantage les défenseurs de la liberté d’expression et de presse. Encore aujourd’hui, Kouchner ne semble

1429 Par souci de clarté, citons à nouveau le second paragraphe de l’article 10 : « L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. » (Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales », p. 5.) 1430 Kouchner, entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012.

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pas s’émouvoir outre mesure d’avoir été l’objet de ces critiques, qu’elles viennent de la presse de Pristina ou de New York : « Ce n’est pas un patron de presse de New York qui va me dire : "Ce n’est pas bien pour la liberté de la presse." Je suis au courant, ce n’est pas bien. Mais venez donc à ma place un peu!1431 »

Le journaliste Baton Haxhiu est l’un de ceux qui ont durement critiqué les décisions de Kouchner et la MINUK (UNMIK, en anglais) durant son mandat : « I criticized UNMIK big-time.”1432 » En 1999, Haxhiu jouissait d’une importante notoriété sur la scène médiatique kosovare, mais aussi à l’international. Cette même année, il remportait le International Press Freedom Award avec quatre autres journalistes, un prix décerné par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) qui soulignait son travail journalistique au quotidien indépendant Koha Ditore durant la répression du régime de Milosevic au Kosovo. Plus d’une décennie après les faits, Baton Haxhiu pose un regard différent sur le régime de réglementation des médias imposé par Kouchner et la MINUK. Il explique que s’il a réagi de façon véhémente à l’époque, c’est en partie parce que la politique de Kouchner semblait en continuité avec les politiques arbitraires et oppressives du régime de Milosevic1433. Avec le recul, il reconnaît le défi posé par la scène médiatique kosovare de l’époque où, se remémore-t-il, les « discours haineux », les « attaques personnelles » et les « dénonciations » étaient courants : « Kouchner was right », laisse-t-il finalement tomber1434.

Pour conclure cette section sur le débat entourant la réglementation des médias kosovars, il convient d’expliquer brièvement la position de la diplomatie américaine. Étonnamment, celle-ci divergeait de la vision des acteurs non institutionnels dans ce débat, comme le New York Times ou le WPFC, qui ont défendu plusieurs dimensions de l’approche américaine. De fait, en plaidant la nécessité de contrer activement la publication de discours haineux au sein de la presse kosovare, la diplomatie américaine s’est davantage inscrite dans l’esprit de l’approche ouest-européenne, s’écartant par le fait même de sa position traditionnelle.

1431 Ibid. 1432 Haxhiu, entrevue en personne (Pristina), 12 novembre 2012. 1433 Ibid. 1434 Ibid.

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6.2.3.5 La position de la diplomatie américaine dans le débat sur la réglementation des médias kosovars À notre connaissance, la diplomatie américaine n’a pas pris officiellement part au débat sur la réglementation des médias en Bosnie-Herzégovine, entre autres lorsque le Bureau du HR était critiqué par de nombreux acteurs non institutionnels dans les mois précédant la création de la Commission indépendante des médias. Au Kosovo, par contre, le département d’État américain fait rapidement connaître sa position lorsque la question de la gestion de l’environnement médiatique kosovar devient un enjeu important. De fait, lors d’une séance du Conseil permanent au siège de l’OSCE à Vienne, le 4 mai 2000, l’ambassadeur américain David T. Johnson promeut l’idée que la presse écrite kosovare soit soumise au même régime de réglementation que la radio et la télévision (par définition plus rigide), en adoptant un code de pratique similaire à celui des radiodiffuseurs :

« […] we need a similar code for print media. I do know that you will take the harshest and quickest hits when you move in this direction from the American press. I will defend you and I will remind you and them for a statement attributed to the late Justice Holmes: "No man, no matter what free speech requires, is allowed to shout “Fire” in a crowded theatre." That is really what Kosovo is. I think we have to approach it that way.1435 »

Cette déclaration de Johnson, il faut le préciser, est faite alors que des éléments de la presse kosovare, comme Dita, publient des reportages qui menacent la paix et la stabilité du Kosovo, aux dires mêmes de responsables internationaux comme le RSSG Bernard Kouchner. La déclaration américaine au siège de l’OSCE lance donc un message clair: elle indique que les États-Unis sont disposés à appuyer l’idée d’imposer un cadre réglementaire, incluant à la presse écrite, pour contrer les reportages haineux. Qui plus est, la promesse de l’ambassadeur Johnson de se porter à la défense de l’OSCE — si l’organisation venait à subir les critiques de la presse américaine — signale la résolution des États-Unis à ce sujet.

La déclaration de l’ambassadeur Johnson au siège de l’OSCE à Vienne est néanmoins étonnante. Dans les chapitres précédents, nous avons illustré l’influence, aux États-Unis, d’une philosophie libérale de la presse nourrie par une interprétation « absolutiste » de la

1435 David T. Johnson, cité par Darbishire, p. 355; la position de la diplomatie américaine rejoignait celle des consultants mandatés par l’OSCE en 1999 pour définir sa stratégie en matière de médias; voir à ce sujet Robert Gillette, Structuring a Media Regulatory Commission, p. 1.

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liberté d’expression (et de presse) en vertu du premier amendement1436. C’est d’ailleurs au nom de cette interprétation du premier amendement que les États-Unis se sont démarqués sur la scène internationale en refusant d’être liés à certains articles de conventions internationales interdisant les propos incitant autrui à la haine1437. Comment réconcilier cette ligne de conduite, donc, avec la déclaration de l’ambassadeur Johnson au Conseil permanent du siège de l’OSCE à Vienne?

Pour répondre à cette question, nous avons interrogé des diplomates américains (actifs et retraités) du département d’État qui ont participé à l’élaboration de politiques et de programmes au Kosovo à la fin des années 1990 et en 2000. Christopher Hoh est l’un d’eux. Avant d’être nommé chef de mission adjoint à l’ambassade des États-Unis à Sarajevo de 2000 à 2003, Hoh travaillait au département d’État à Washington, D.C., où il était directeur adjoint d’un bureau chargé, notamment, des affaires du Kosovo1438. Dans leur réflexion sur la façon de gérer la situation médiatique au Kosovo, Hoh et ses collègues ont tiré des leçons des erreurs commises en Bosnie-Herzégovine :

« […] we had seen really inflammatory media throughout the Yugoslav conflict. And I know one of the lessons that we took to heart in Kosovo was: you probably have to be heavier on the intervention side on media because we failed to do that in Bosnia. One of the real stark lessons from Bosnia in 1995 was not long after the Dayton agreement; [in] some of the neighbourhoods that were being vacated by Serbs in Sarajevo, when people were leaving, they were told by Serb media: "Go and burn everything." And so, you know, because of the media from Pale was inciting all kinds of destruction and violence, you had whole neighbourhoods that were burned and destroyed. This is after the cease- fire. So one of the lessons […] my colleagues [and I] took from that is that in the early stages, you have to control the media. If you don't control the media […] then you are forced to turn to your troops. And the only way you can get control of the situation is to go out and shoot somebody. And you shouldn't put yourself in that position, that sets the whole think off on the wrong course. So I do know, at the time, as we were planning before I kind of moved on, at that

1436 Schauer, p. 10-11; Downing, p. 175; Hallin et Mancini, p. 229. 1437 Comme souligné précédemment, pensons à l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination ou au Protocole de la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité concernant la criminalisation d'actes de nature raciste ou xénophobe; voir à ce sujet Schauer, p. 8-9. 1438 Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

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stage, [we] were very much: we are not going to make that mistake again, we will have much more control.1439 »

Le diplomate américain Douglas Davidson se souvient d’avoir eu des discussions à ce sujet avec des collègues du département d’État américain à Washington, dont ceux travaillant sur le Kosovo. Il explique combien la situation en Bosnie-Herzégovine avait marqué plusieurs d’entre eux : « […] I think they were still scarred by the experience in Bosnia […] », dit-il, en soulignant que la propagande haineuse de la radiotélévision de l’entité serbe de Bosnie nuisait au processus de reconstruction1440. Dans un tel contexte, la proposition d’un contrôle accru des médias par l’adoption de mécanismes de réglementation temporaires pouvait se justifier pour le Kosovo, selon Davidson :

« […] if you don't have a tradition of press freedom, and you have a tradition of misusing particularly the broadcast media for political purposes, then maybe it's good, as these guys in the [OSCE] study from Bosnia had recommended, to have a bit of a stronger hand at the outset, and then relax it over time as presumably the good guys get a chance to flourish, and the bad guys don't.1441 »

De son côté, le diplomate Christopher Hoh précise que les discussions survenues avec ses collègues se faisaient dans un cadre informel, où l’on visait à tirer des enseignements de la situation dans les Balkans : « […] anybody who's working on Kosovo at that point kind of have experience from the past few years and those lessons very much in mind. So that's how I think the lessons got applied. It wasn't so much that there was a systematic analysis done.1442 »

Les propos des diplomates Hoh et Davidson suggèrent donc que des mesures pour encadrer tous les médias, audiovisuels comme écrits, étaient envisagées dans les officines du département d’État à Washington. Cette information est corroborée par l’ancien ambassadeur américain au Conseil permanent au siège de l’OSCE à Vienne, David T. Johnson. En entrevue, il confirme que sa déclaration du 4 mai 2000, où il soulignait qu’il

1439 Ibid. 1440 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. Davidson nous a expliqué que les bureaux chargés du Kosovo et de la Bosnie au département d’État américain relevaient directement du secrétaire d’État, en raison de leur importance pour la diplomatie américaine à l’époque. 1441 Ibid. 1442 Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

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fallait un code de conduite pour la presse écrite kosovare, avait été préalablement approuvée par le département d’État, comme il est coutume de le faire dans les cercles diplomatiques : « I would not have made the kind of policy statement that I made with respect to potential restrictions on how print media approached its work without some assurance that the [State] Department thought that I was behaving in a way that was consistent with U.S. interests.1443 »

L’ambassadeur Johnson, il est intéressant de le noter, a acquis au fil des ans une connaissance approfondie des différents enjeux liés au domaine médiatique au sein de l’administration américaine1444. Avant de représenter les États-Unis au siège de l’OSCE à Vienne, Johnson avait été le directeur du service de presse du département d’État, le porte- parole pour le Conseil présidentiel de sécurité nationale et le secrétaire de presse adjoint de la Maison-Blanche. Il s’agit de postes prestigieux et convoités, en particulier dans les deux derniers cas. Selon Johnson, qui se fait l’écho des propos de Christopher Hoh, le département d’État prêtait une attention particulière, au début des années 1990, à l’impact de médias propagandistes et haineux dans un contexte de reconstruction post-conflit comme celui du Kosovo, à la lumière du génocide rwandais et de la désintégration de l’ex- Yougoslavie :

« You also have to recall somewhat the context here […] we all approached the ability of media to manipulate slightly differently in 2000 than we would have in 1990 in the aftermath of the events in Rwanda. And then the events in the Balkans themselves where the media, in particular the electronic media in both cases, was used to stimulate some rather horrific actions on the part of the local population.1445 »

Cela dit, la proposition américaine d’imposer des mécanismes de réglementation à la presse kosovare, en particulier à la presse écrite, pouvait être considérée comme une dérogation à la position traditionnelle des États-Unis. Comme nous l’avons souligné, le gouvernement américain est généralement prompt à défendre la liberté d’expression et de presse sur la scène internationale. Il est par ailleurs permis de tenir ou de diffuser aux États-Unis des

1443 David T. Johnson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 3 décembre 2014. L’entrevue est survenue plusieurs mois après des contacts initiaux qui n’avaient pas abouti. 1444 Ibid. 1445 Ibid.

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propos au contenu haineux, à moins qu’ils ne constituent une incitation « imminente » à la violence1446. Or, les discours haineux que le gouvernement américain souhaitait proscrire au sein de la presse kosovare auraient probablement été tolérés aux États-Unis (dans de nombreux cas) en vertu du premier amendement de la constitution américaine.

Cependant, pour la diplomatie américaine, le Kosovo représentait un cas atypique, une sorte d’exception, aux dires de l’ambassadeur Johnson. Il demeurait donc possible d’appuyer une politique de réglementation de la presse écrite sans pour autant renier la position traditionnelle des États-Unis en la matière :

« We approached this as a peculiar situation, not as anything that we would expect to confront domestically or in the normal course of international discourse, but something which was extremely unusual. And we did it knowing both the background and the gravity with which the United States considered freedom of press and speech issues.1447 »

Toutefois, le département d’État semblait conscient de l’aspect contradictoire de sa démarche :

« We were very careful because we knew that we were at the very edge of what the United States could and would support in terms of any prior restraint on the normal discourse in print media. […] we by no means considered this to be establishing a normal principle of how society should operate. But [we were] dealing with a very peculiar situation where media can and […] had in the very recent past been used to incite violence.1448 »

En somme, la diplomatie américaine a défendu une politique de réglementation des médias fort éloignée de sa position traditionnelle: « […] we considered this an exception to a very strong rule and nothing more than that. Not any sort of precedent as to how you do business internationally », explique Johnson1449. Or, en proposant d’instaurer un code de pratique pour la presse écrite kosovare afin de mettre le holà aux discours haineux, le département d’État se situait à l’opposé des idées promues par le New York Times ou par des ONG de

1446 Schauer, p. 1; Liptak. 1447 D. Johnson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 3 décembre 2014. 1448 Ibid. 1449 Ibid.

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défense de la presse, comme l’International Press Institute ou le WPFC, qui ont dénoncé ces mesures.

Ainsi, comme en Bosnie-Herzégovine, ce sont donc des acteurs non institutionnels qui ont défendu, à divers degrés, l’esprit de l’approche américaine en matière de réglementation des médias. De son côté, la diplomatie américaine s’est, au Kosovo, davantage inscrite dans l’esprit de l’approche ouest-européenne, en étant disposée — de façon exceptionnelle, a-t- on dit — à réglementer les médias écrits, et à sanctionner l’expression et la diffusion de propos haineux. Mais cette initiative, on l’a constaté, a été (et est encore) difficile à justifier, puisqu’elle contredit les positions généralement défendues en ce domaine par les États-Unis sur la scène internationale.

6.3 Les initiatives de réforme du secteur de la radiodiffusion Comme ce fut le cas en Bosnie-Herzégovine, les initiatives de réforme dans le secteur de la radiodiffusion au Kosovo ont reflété les préférences des responsables européens pour le modèle public et celles des responsables américains pour le modèle privé. Dans cette partie, nous allons examiner ces deux philosophies d’intervention au Kosovo, à la lumière d’observations faites par des intervenants clés dans ce domaine. Nous analyserons d’abord les efforts déployés par le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts, afin de mettre en place un service de radiodiffusion publique, malgré les différents obstacles rencontrés sur sa route. Nous analyserons ensuite la position des responsables américains, dont les priorités différaient de celle de l’OSCE et de la MINUK, entre autres concernant le financement du radiodiffuseur public.

6.3.1 L’établissement d’un radiodiffuseur public au Kosovo : la vision de Daan Everts Dès les premières semaines du processus de reconstruction, l’OSCE s’est activée pour transformer Radiotélévision Pristina en radiodiffuseur public. Dans un « document de réflexion » (« concept paper ») écrit en juillet 1999, l’OSCE annonce en effet ses intentions à ce sujet, pour faire suite à la demande de la MINUK :

« Recognizing that Radio/TV Pristina will be the biggest and most influential medium in Kosovo, UNMIK believes that RTP [Radio-Television Pristina] should be established as a genuine public service broadcaster. Accordingly, the OSCE will install an interim management team to get the station up and

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running and to enable a limited broadcast schedule in Serbian and Albanian. This arrangement will also assist UNMIK in its urgent need to communicate directly with the population on matters vital to the civil administration. It will also lay the groundwork for handing over RTP in due course to duly constituted Kosovar authorities.1450 »

La proposition de mettre en place une « équipe de gestion intérimaire » (« interim management team ») à la tête de Radiotélévision Pristina, le temps de la réformer, équivaut à une sorte de tutelle. Comme plusieurs autres propositions contenues dans le document de réflexion de l’OSCE, cette idée s’inspire fort probablement des recommandations émises par le groupe de trois d’experts qui sont venus au Kosovo à la demande de l’OSCE en juillet 1999. Soulignons qu’avant son départ de Pristina, ce groupe a rencontré les dirigeants de la MINUK. Selon Dan De Luce, ses collègues et lui-même ont alors encouragé les responsables de la MINUK à exercer temporairement la tutelle de Radiotélévision Pristina pour qu’elle ne soit pas instrumentalisée par une faction politique ou militaire1451. À cette période, la menace semble crédible. Quelques jours après la fin du conflit, en juin 1999, la force armée multinationale dirigée par l’OTAN aurait en effet empêché un groupe « d’anciens employés », apparemment « proches » de l’Armée de libération du Kosovo, d’occuper Radiotélévision Pristina en vue d’en prendre le contrôle1452.

Or, il semble que la recommandation du groupe d’experts n’ait pas été retenue par les responsables de la MINUK qui s’intéressaient à la réforme de Radiotélévision Pristina. Selon Daan Everts — qui tentait alors tant bien que mal de faire respecter le mandat de l’OSCE en matière de réforme des médias — les responsables de la MINUK chargés du dossier avaient un autre projet en tête :

« […] we felt we should be in the lead on media policy. But on the UNMIK side there was also quite an assertive lady [Nadia Younes] who felt that she was

1450 OSCE, Concept of Operations, p. 1-2. 1451 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1452 Mertus et M. Thompson, p. 266. Lors d’un conflit, la prise de contrôle des médias, en particulier des radiodiffuseurs d’État, est généralement une priorité des acteurs politiques qui souhaitent diffuser leur propagande. L’annexion de la Crimée par la Russie offre un exemple récent de ce phénomène. Voir à ce sujet Damien McElroy, « Russia TV Swamps Airwaves in Crimea Propaganda War », The Telegraph [En ligne], Londres, 13 mars 2014. (Consulté le 10 février 2015)

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in charge, with a direct mandate from New York. So there was rivalry, and they were keen to […] running a radio and TV, which we didn't support. I didn't support. I was ideologically against it.1453 »

Pour Everts, les objectifs des responsables de la MINUK étaient antinomiques au projet de radiodiffusion publique qu’il voulait mettre en œuvre : « They wanted to impose, I think, very much a UN-lead media operation, while I was of the opinion we should have the Kosovars run it with us leading from behind, as it were, and creating the caterers, the institutional framework, for them to operate in.1454 »

Everts s’inquiétait donc des envies de contrôle de la MINUK. Il craignait aussi celles des politiciens locaux qui convoitaient Radiotélévision Pristina. Pour éviter toute instrumentalisation politique, Everts souhaitait mettre rapidement sur pied un radiodiffuseur public, dont le financement et la structure de gouvernance seraient (en théorie) indépendants. À cet égard, le modèle de la BBC lui servait d’inspiration :

« […] [I debated] with Rugova and other politicians who said: "You know, we want to run the TV." And I made it very clear that we should try to have a TV that is national, and is seen by everybody as above parties, non-partisan, and professional, but still public, not serving private interests, or commercial interests, or political interests, for that matter. So this was the famous Kosovo/BBC model that I was pursuing.1455 »

Everts avait l’intention de créer rapidement les conditions propices à assurer l’autonomie du radiodiffuseur public. Le diplomate néerlandais avait d’ailleurs inventé un terme pour qualifier ce processus. Il fallait « kosovoriser » la station : « We should "kosovoralize" the television. We should not internationalize [it]. We should "kosovaralize" [it].1456 » La position d’Everts a, semble-t-il, généré beaucoup de mécontentement chez les responsables de la MINUK chargés du dossier médias :

« They were furious with me, really. With Nadia [Younes]1457, we had rea[l] fights, because she said: "You know, we can't trust these Kosovars. We have to

1453 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1454 Ibid. 1455 Ibid. 1456 Ibid. 1457 Nadia Younes est décédée dans l’attentat à la bombe perpétré par Al-Qaeda contre les locaux de l’ONU à Bagdad en 2003, avec Sergio Vieira De Mello et une vingtaine d’autres personnes.

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do the thing. We have to have our own television team here. We have to make documentaries. We have to do the interviews. We have to do the news." It was all totally wrong, as far as I was concerned. And hence, I pushed very aggressively [for my vision].1458 »

Pour financer son projet de radiotélévision publique, Everts obtient l’appui financier et matériel des Néerlandais, des Japonais et d’autres gouvernements européens1459. Il utilise également ses contacts parmi les autorités norvégiennes pour obtenir une subvention de deux millions1460 afin d’assurer le démarrage et la « viabilité » des opérations du radiodiffuseur public : « […] [the Norwegians] gave me generous donations to get equipment, and get the space, and get the money for the running costs.1461 » L’Union européenne de Radio-Télévision (UER) fournit également une aide technique et matérielle importante1462. De fait, l’équipe de l’UER à Pristina joue un rôle important pour mettre rapidement sur pied le radiodiffuseur public, appelé Radiotélévision Kosovo (RTK), qui entre en ondes le 19 septembre 1999 : « […] the way the RTK was set up, it was pretty much being run […] by the European Broadcasting Union », ajoute Douglas Davidson1463.

En analysant les données des entrevues, il est frappant de constater la parenté des idées de Daan Everts et des Hauts Représentants Carlos Westendorp et Wolfgang Petritsch en matière de radiodiffusion publique. Ces diplomates — néerlandais, espagnol et autrichien — font tous référence, chacun à leur façon, à l’importance de la tradition de radiodiffusion publique présente dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest. Ils citent également tous la BBC comme modèle ayant inspiré leur vision et leurs actions en tant que décideurs. Qui plus est, les trois diplomates européens ont aussi signalé le rôle positif que pouvait jouer la radiodiffusion publique comme outil de dialogue social, voire de réconciliation nationale1464. D’ailleurs, lorsque nous avons demandé à Daan Everts si le modèle public en

1458 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1459 Ibid. 1460 Ibid. Everts n’a pas précisé la monnaie. Il s’agissait probablement de marks allemands ou d’euros. 1461 Ibid. 1462 Ibid. Voir aussi Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. Voir enfin Mertus et M. Thompson, p. 266. 1463 Ibid. Voir aussi Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. 1464 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014.

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radiodiffusion pouvait servir à construire la paix au Kosovo, il a eu la réponse suivante : « Absolutely. That's why we also insisted in the beginning that with the programming, there would be also emissions in Serbian and even in Roma languages. So it should be multi- ethnic from the start. It couldn't be just an Albanian-dominated broadcaster.1465 »

Enfin, comme nous allons le constater dans les prochaines pages, les chaînes commerciales n’occupaient pas une place prioritaire dans la vision d’Everts. Dans le domaine de la radiodiffusion, c’est l’établissement d’un service public qui lui apparaissait la priorité. Comme Westendorp et Petritsch, il voyait dans le modèle public une garantie d’indépendance:

« We have to get a trustworthy, impartial public broadcaster. Of course, I come from Holland where we have such a thing, and many European countries have. There you have an independent editorial board that cannot be influenced by the state [or] […] by an owner, a private commercial owner, a commercial interest. So I felt very strongly about this.1466 »

6.3.2 La vision des diplomates américains : donner la priorité aux médias privés Les États-Unis ont instauré des relations diplomatiques formelles avec le Kosovo en 2008, après la déclaration de son indépendance1467. La première ambassadrice, Tina Kaidanow, est alors nommée. En juillet 2009, l’ambassadeur Christopher William Dell lui succède et demeure en poste jusqu’en 2012. Avant sa nomination comme ambassadeur à Pristina, Dell a travaillé au Kosovo en 2000 et en 2001. Il était alors chef de mission du Bureau des États- Unis à Pristina, le plus haut poste à l’époque, puisqu’il n’y avait pas d’ambassadeur, le Kosovo n’étant pas un pays1468.

1465 Everts et son équipe ont cependant éprouvé des difficultés à recruter des candidats : « […] there were hardly [any] Serbs to be found wishing to serve, of course. And so I had one of my staff look around the Serbian community to find someone who would be willing to be employed and read the news in Serbian. And so we found someone, then some northern Serbian said: "Well, that is too much an Albanian Serb", and so there was, you know, petty criticism there again. But the idea was clearly to keep it multi-ethnic and have a share of the emission time devoted to other languages. » (Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014). 1466 Ibid. 1467 U.S. Department of State, « U.S. Relations With Kosovo », in Site du U.S. Department of State [En ligne], 2015. (Consulté le 10 février 2015) 1468 Comme il s’agit de la période à laquelle nous nous intéressons, nous souhaitions parler avec Christopher Dell pour en savoir plus sur sa relation avec les responsables de la MINUK et de l’OSCE, ainsi que sur sa vision de la réforme de la radiodiffusion. Après plusieurs démarches s’étant étirées sur plusieurs

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Comme nous l’avons vu au chapitre 5, les divergences concernant le projet de loi sur la radiodiffusion publique en Bosnie-Herzégovine ont envenimé les rapports entre l’ambassade américaine et le Bureau du HR durant le mandat de Petritsch. Or, au Kosovo, les rapports entre le dirigeant de la tutelle onusienne, Bernard Kouchner, et le représentant américain sont demeurés cordiaux: « [Kouchner] understood the importance of the role the United States played in Kosovo » relate à ce propos Christopher Dell, « He viewed us as partners in the process and we had a good working relationship.1469» Malgré cette bonne entente, des divergences existent entre les diplomates américains et leurs collègues européens. La stratégie de soutien de l’OSCE et de la MINUK au modèle de radiodiffusion publique constitue l’un de ces points de divergence. Dell le reconnaît d’ailleurs en soulignant les différentes stratégies des responsables américains et européens à cet égard :

« We didn't think that […] all the efforts should be put on public broadcasting. You know, [it] remains a difference between the U.S. and the European approach to this day as far as I know […] we don't believe very much in public broadcasting in the U.S. […] so we weren't prepared to sort of invest heavily in the public broadcaster in Kosovo.1470 »

Le désintérêt des Américains pour la radiodiffusion publique est manifeste dans le rapport détaillant la stratégie de l’USAID au Kosovo pour la période 2001-20031471. De fait, on écrit que l’appui à la radiotélévision publique RTK est essentiellement dû « aux efforts » de l’OSCE et à la « réceptivité » des donateurs européens à cet égard:

« Of all the democracy and governance assistance areas, media has the highest degree of donor activity and coordination. On the public media side, this is largely thanks to the efforts of OSCE’s Media Department to promote a reinvigorated RTK and the receptivity of European donors to this endeavour.1472 »

mois, nous avons finalement réussi à le joindre au Mozambique, où il travaille aujourd’hui pour Bechtel, une compagnie de construction et d’ingénierie américaine, après avoir pris sa retraite du département d’État en 2013. 1469 Christopher Dell, entrevue téléphonique (joint à Maputo, Mozambique), 1er juillet 2014. 1470 Ibid. 1471 USAID, Strategy for Kosovo 2001-2003, p. 31. 1472 Ibid.

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Un rapport évaluant l’assistance au secteur médiatique kosovar au début des années 2000 parvient à une conclusion similaire. Alors que l’aide américaine est essentiellement destinée à la presse indépendante ainsi qu’aux radios et télévisions commerciales, on note que les agences de coopération de nombreux pays européens ont contribué au financement de la RTK1473.

Selon le diplomate Dell, la question du financement des médias privés et publics a été discutée lors de ses rencontres avec Bernard Kouchner, Daan Everts, et son supérieur de l’époque, James Pardew, lors de l’un des passages de ce dernier au Kosovo :

« I know that my supervisor, my boss came out — Jim Pardew, later Ambassador Pardew — and we discussed this issue with Daan Everts and with Kouchner on more than one occasion. I think ultimately we kind of reached a compromise that, you know, the U.S. was going to support the development of private sector media while the OSCE, the Europeans, whoever chose to, would support the reform and strengthening of RTK.1474 »

Si les décideurs parviennent à un compromis quant à une division des tâches en fonction des priorités de chacun, la mise en œuvre de ce compromis n’est pas aisée. Un employé qui travaillait au sein de la mission de l’OSCE durant cette période souligne que l’application des politiques d’appui aux médias privés et publics par les donateurs américains et européens ne se faisait pas nécessairement de façon complémentaire, mais plutôt de manière concurrentielle :

« […] both to Daan Everts and Dr. Bernard Kouchner, it was the thing [RTK] they were looking at the most. It was sort of the visible presence. […] the American government, in the same programs, was favouring private broadcasters over public. The European approach was much more to create a public broadcaster against the private. And I was caught in the middle of these two things. So my American colleagues were suspicious of me, because here I was, visibly trying to assist in building up a big public broadcaster, which is the second thing I hadn't expect to have to do. It wasn't really something that was broached to me before I got down there. But as I said, it was very important to the leadership of both the UN and the OSCE. Meanwhile, the U.S. had its favourites in — was it Aferdita Kelmendi’s radio station? And, if you know the name of Veton Surroi, in addition to a newspaper, the U.S. was essentially

1473 ARD, p. 9-13. 1474 Dell, entrevue téléphonique (joint à Maputo, Mozambique), 1 juillet 2014.

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buying him a television and radio station. So there were lots of tensions around broadcasting.1475 »

Une fois de plus, un intervenant au cœur du processus de réforme du secteur de la radiodiffusion souligne les approches distinctes des responsables américains et européens. Cet extrait d’entrevue révèle aussi l’appui des États-Unis aux propriétaires de TV 21 et KTV, deux télévisions commerciales au Kosovo qui ont été créées en 2000. L’aide américaine apportée à ces radiodiffuseurs privés s’est avérée importante. De 2001 à 2003, par exemple, l’ONG américaine IREX a dépensé 2 millions de dollars d’USAID pour offrir un appui matériel et technique à TV 21 et KTV1476.

Ce soutien américain aux radiodiffuseurs privés a été une source de préoccupation pour Daan Everts, chef de la mission de l’OSCE au Kosovo de 1999 à 2001 :

« […] the Americans very much wanted to support private-owned television stations, particularly Veton [Veton Surroi, propriétaire de KTV] and Aferdita Kelmendi [propriétaire de TV 21] and they put in a lot of money and I, from the very, very beginning, took strong issue with that. I think we cannot just favour a private interest here […].1477 »

Bien qu’Everts reconnaisse l’importance de la presse privée dans l’espace médiatique, il jugeait cet appui américain au secteur commercial exagéré : « They were […] undercutting us by supporting the private initiatives. I didn't mind them. I told them, you can, but it would be unfair to shower them with funds, because, you know, there is an ulterior motive there.1478 »

Selon Aferdita Kelmendi, la propriétaire de la station commerciale TV 21 à qui nous avons pu parler, la mission de l’OSCE au Kosovo n’était pas emballée à l’idée de soutenir la

1475 Intervenant ayant travaillé pour la mission de l’OSCE au Kosovo et requérant l’anonymat, entrevue téléphonique, 2013. 1476 ARD, p. 10. 1477 Familier de la scène médiatique kosovare, Daan Everts a eu l’occasion d’observer l’effet de cet investissement américain. Il décrit ainsi l’ascension d’Aferdita Kelmendi, la propriétaire de Radio/TV21: « […] her television studio. It used to be a little shack somewhere in a building. It's now a huge complex, all modern and gilded, and it's just incredible how she has been turned into a millionaire there. […] She was very much in the American circle. I mean, they helped her to become a businesswoman of grandeur. » (Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014.) 1478 Ibid.

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création de radiodiffuseurs commerciaux, qu’elle nomme « médias indépendants » comme le font souvent les diplomates américains :

« When we started discussions to establish independent broadcasters, there were doubts about it! The OSCE mission displayed their doubts over these projects! I don’t want to blame this kind of perspective, but the feeling of distrust regarding independent media in Kosovo was created! From today’s point of view, this distrust was wrong!1479»

En fait, Everts n’était pas contre la création de stations commerciales, mais sa priorité était d’assurer la viabilité du radiodiffuseur public et de laisser au marché le soin de déterminer le reste : « […] I was not so keen on the private broadcasting development, because that would take care of itself, I thought. It was the public broadcaster that needed support.1480 » Il est intéressant de noter que le HR Wolfgang Petritsch avait eu le même raisonnement en Bosnie : « For me it was clear, yes. This is not about fairness; this is about a strong and efficient public broadcaster. […] [to which] you have to give the necessary means […].1481 »

Dans ses échanges avec ses collègues américains, Everts a tenté de les convaincre d’appuyer le radiodiffuseur public et leur a rappelé l’importance de leur propre service public, sans grand succès : « I said [to them]: "You know, you have your own public broadcasting, and it is very, very important, and good for people, something they can rely on." But no, there was not much sympathy for that.1482 » S’il n’y avait pas « d’opposition active » des Américains au projet de radiodiffusion publique, leur indifférence à ce sujet était manifeste selon Everts: « […] They felt media was a private development thing, and they didn't share my public broadcasting vision.1483 »

Aux yeux d’Everts, le soutien général américain aux radiodiffuseurs commerciaux pouvait paraître inéquitable en regard de leur désintérêt pour le radiodiffuseur public. Cela dit, les responsables de l’OSCE et de la MINUK se sont aussi fait accuser d’être inéquitables avec

1479 Kelmendi, entrevue téléphonique (jointe à Pristina), 13 mai 2014. 1480 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1481 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1482 Ibid. 1483 Ibid.

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les radiodiffuseurs privés. Par exemple, dans les premiers mois de l’année 2000, des tours de transmissions sont construites pour assurer l’émission des signaux des radiodiffuseurs privés et public sur l’ensemble du territoire du Kosovo1484. Des propriétaires de radiodiffuseurs commerciaux s’inquiètent alors de ne pas avoir accès à ces tours pour diffuser leur programmation1485. Ils craignent que l’OSCE et la MINUK les en empêchent au profit du radiodiffuseur public RTK1486. D’ailleurs, dans un article publié le 1er mai 2000 à ce sujet, on écrit : « OSCE and UNMIK media representatives have clearly stated that RTK development is their priority, and local private initiatives fear that they will not be granted the same privileges and rights as RTK.1487 »

Une autre récrimination adressée aux responsables de la MINUK et de l’OSCE concerne le financement du radiodiffuseur public. Pour se financer, RTK bénéficie de deux sources principales de revenus : la publicité et des redevances. Cette situation est considérée comme inéquitable par les États-Unis et les radiodiffuseurs commerciaux kosovars, puisqu’elle prive ces derniers de revenus publicitaires, alors que le marché est restreint et déjà saturé1488. Dans un rapport produit pour l’USAID, des consultants résument ainsi la situation : « The U.S. position is for zero advertising for the public station, while the Europeans have argued for mixed funding with limited advertising time allowed.1489 » Or, contrairement à la situation en Bosnie-Herzégovine où, selon des diplomates américains, le HR Petritsch et son équipe ont refusé de prendre compte de leurs demandes à propos du financement du radiodiffuseur public, les responsables de l’OSCE au Kosovo ont fait preuve de souplesse à ce sujet1490. C’est à tout le moins ce qu’affirme le directeur du

1484 Alush Gashi, « Kosovo Broadcasters Left Confused », in Centre for Peace in the Balkans, Site du Centre for Peace in the Balkans [En ligne], 2000. (Consulté le 10 février 2015) 1485 Ibid. 1486 Ibid. 1487 Ibid. 1488 ARD, p. III. 1489 Ibid. 1490 Selon les témoignages de diplomates américains impliqués dans les négociations sur la Loi relative au système de radiodiffusion, dont l’ambassadeur Bond, le Bureau du HR n’aurait pas accepté de faire de compromis concernant le mode de financement des radiodiffuseurs publics; le différend portait sur le nombre de minutes de publicité allouées aux radiotélévisions publiques. Voir la section 5.2.2.7 au cinquième chapitre.

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Département des médias, Douglas Davidson, qui a tenté de régler l’épineuse question du financement publicitaire du radiodiffuseur public en considérant les exigences de toutes les parties :

« We used to wrestle with that, because, I mean, the guys who ran RTK would have dominated the advertising market if they could have. So we had written in, as I recall, some rules about, you know –– we tried to level the playing field a bit on the amount of advertising and things they could carry, because there was never any attempt to drive the private broadcasters off the market. And we were conscious of that.1491 »

Malgré les efforts de l’OSCE afin de trouver une solution équitable pour les dirigeants de RTK et les radiodiffuseurs commerciaux, le financement publicitaire de la radiotélévision publique demeure un sujet de désaccords. Pour les États-Unis et les propriétaires des stations commerciales, RTK ne devrait pas pouvoir vendre de publicité vu l’étroitesse du marché publicitaire, car cette situation met en péril les stations privées.

Conclusion Du début de l’intervention de l’ONU au Kosovo, en 1999, jusqu’en 2001, le processus de réforme des médias au Kosovo a généré son lot de débats et de controverses. À l’origine, une fuite d’un rapport dévoilant la stratégie de l’OSCE en matière de réglementation des médias au Kosovo a provoqué des réactions fort critiques du New York Times et d’ONG de défense de la presse. Des intervenants clés ont indiqué combien ces critiques avaient eu pour effet de freiner la stratégie de réglementation des médias de l’OSCE1492. Dans les semaines qui suivirent, une forte détérioration de la scène médiatique kosovare a cependant incité les responsables de la MINUK et de l’OSCE à proposer à nouveau un cadre de réglementation des médias, plus coercitif cette fois, afin de contrer les médias diffusant des discours haineux. De février à juin 2000, le RSSG Bernard Kouchner a ainsi adopté trois règlements importants (2000/4, 2000/36 et 2000/37) pour imposer des mécanismes de réglementation des médias, incluant un code de conduite pour la presse écrite1493. Ces

1491 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013. 1492 Mertus et Thompson, de même que Sullivan en ont aussi parlé. Mertus et M. Thompson, p. 263. Sullivan, p. 32 1493 Voir UNMIK, « Regulation No. 2000/4. On the Prohibition Against Inciting to National, Racial, Religious or Ethnic Hatred, Discord or Intolerance »; UNMIK, « Regulation No. 2000/36. On the Licensing

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initiatives ont été vivement dénoncées par des ONG de défense de la presse et des journalistes kosovars. En défendant ainsi la liberté de presse et en prônant une philosophie de laisser-faire dans un contexte médiatique où des discours jugés haineux étaient véhiculés par les médias, ces acteurs non institutionnels se sont généralement inscrits, comme ils l’avaient fait en Bosnie, dans l’esprit de l’approche américaine.

À l’opposé, les acteurs institutionnels de la MINUK et de l’OSCE ont épousé une philosophie interventionniste et ont finalement démontré (après quelques hésitations initiales) leur ferme disposition à sanctionner l’expression et la diffusion de propos haineux. Ces acteurs institutionnels ont ainsi défendu certaines dimensions clés de l’approche ouest-européenne, telle que nous l’avons conceptualisée.

Étonnamment, dans ce débat sur la réglementation des médias kosovars, les États-Unis ont soutenu les mesures proposées par la MINUK et l’OSCE, incluant l’adoption d’un code de conduite pour la presse écrite. Au Kosovo, la diplomatie américaine s’est ainsi davantage inscrite dans l’esprit de l’approche ouest-européenne, bien que cette position fût en total décalage avec les positions généralement défendues à ce sujet par les États-Unis sur la scène internationale.

Enfin, dans le domaine de la radiodiffusion, les diplomates américains et européens ont illustré, comme en Bosnie, leur propension à respectivement soutenir et financer les radiodiffuseurs commerciaux ou le service public. Les responsables en ce domaine ont souvent justifié leurs décisions en se référant à des normes importantes de leurs environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest.

and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo »; UNMIK, « Reglation No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo ».

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Conclusion

Après avoir présenté notre problématique et effectué notre revue de la littérature, nous avons formulé, au début du chapitre 2, notre question générale de recherche. Nous nous interrogions quant aux facteurs pouvant expliquer les divergences entre les diplomates américains (et autres acteurs non institutionnels) et les officiels européens au sein des instances chargées de réformer les médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Cette question générale nous a amené à poser deux questions spécifiques de recherche. D’une part, nous nous sommes demandé si les approches — les philosophies d’intervention — des acteurs institutionnels et non institutionnels impliqués dans les débats sur la réforme des médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo reflétaient certaines normes dominantes des environnements médiatiques des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest. D’autre part, nous nous sommes demandé si les différentes approches de ces acteurs éclairaient leurs divergences et, par extension, les débats qui ont eu lieu lors de la mise en œuvre de réformes en matière de réglementation des médias et de radiodiffusion publique en Bosnie- Herzégovine et au Kosovo.

En procédant à une étude des théories normatives de la presse et de la littérature spécialisée, nous avons identifié certaines normes dominantes des environnements médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Nous avons par le fait même construit, en nous inspirant de la méthode idéal-typique de Max Weber, deux idéaux-types : l’approche américaine et l’approche ouest-européenne. Les caractéristiques de ces deux idéaux-types nous ont ensuite permis d’analyser les données recueillies durant notre recherche, dont le contenu des 50 entrevues que nous avons réalisées avec de nombreux acteurs ayant été au cœur de ces processus de réforme, ainsi qu’avec des observateurs et des spécialistes. C’est durant ce processus d’analyse et d’interprétation des données, qui s’est déroulé sur plusieurs mois, que nous avons construit et précisé les quatre propositions (hypothèses) avancées dans cette thèse.

En ce qui concerne la première proposition, nous avons suggéré que les approches de nombreux acteurs institutionnels et non institutionnels impliqués dans le processus de réforme des médias en Bosnie et au Kosovo — nous les avons qualifiées d’approche

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américaine et d’approche ouest-européenne — peuvent être mieux comprises à la lumière de normes importantes des réalités médiatiques propres aux États-Unis et à l’Europe de l’Ouest. La construction et le peaufinage de cette première proposition (qui nécessita sans doute le plus de travail d’analyse) nous ont permis de confirmer l’utilité et la pertinence de nos idéaux-types et d’en tirer les conclusions conséquentes. De fait, à la suite de l’analyse rigoureuse des données recueillies lors de cette recherche, il est devenu évident que les philosophies d’intervention des diplomates américains et des responsables européens s’inscrivaient dans l’esprit des approches américaine et ouest-européenne, et qu’elles reflétaient certaines normes dominantes de ces environnements médiatiques.

Au regard du domaine de la radiodiffusion, l’influence de ces normes s’est révélée non seulement dans le discours des diplomates, mais aussi dans les choix financiers de leurs gouvernements. En Bosnie, par exemple, nous avons noté que les États-Unis ont été le plus important donateur dans le domaine des médias de 1996 à 1999, dépensant une trentaine de millions de dollars durant cette période1494. Or, si la diplomatie américaine a activement soutenu les médias commerciaux à travers ses différents partenaires, elle a offert une « assistance technique limitée » au processus de réforme de la radiodiffusion publique de 1999 à 2002, comme un rapport fait pour l’USAID le confirme1495. L’« approche » de la diplomatie américaine était en ce sens cohérente avec certaines normes dominantes de l’écosystème médiatique américain. Les gouvernements des États-Unis n’ont pas investi de façon importante dans le service public de radiodiffusion (PBS et NPR sont sous-financés, comparativement aux radiodiffuseurs de nombreux pays d’Europe de l’Ouest), laissant de ce fait toute la place aux radiodiffuseurs commerciaux, historiquement dominants. La philosophie d’intervention des responsables américains en matière de radiodiffusion a reflété cette réalité.

À l’inverse, les anciens responsables européens du Bureau du HR à qui nous avons parlé ont maintes fois souligné l’importance de soutenir activement les radiotélévisions publiques. Ils l’ont fait en soulignant le rôle central de celles-ci au sein de la vie démocratique de leur société, tout en prenant comme exemple d’autres pays d’Europe de

1494 Bureau for Policy and Program Coordination, p. 3. 1495 Ibid., p. 9.

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l’Ouest. En Bosnie-Herzégovine, ce soutien au modèle public de radiodiffusion s’est aussi manifesté par l’appui des membres du PIC au projet de réforme du secteur de la radiodiffusion mené par le Haut Représentant Westendorp. Dans la déclaration de la conférence de Madrid, en décembre 1998, les membres du PIC, dont une majorité de représentants de gouvernements européens, ont en effet souligné l’importance de la radiodiffusion publique dans le « développement démocratique » de toute société1496. Cette vision faisait écho au Protocole sur le système de radiodiffusion publique du traité d’Amsterdam, où les États membres de l’Union européenne ont affirmé que « […] la radiodiffusion de service public dans les États membres est directement liée aux besoins démocratiques, sociaux et culturels de chaque société […]1497 ».

C’est essentiellement cette vision que les Hauts Représentants (HR), l’Espagnol Carlos Westendorp (1997-1999) et l’Autrichien Wolfgang Petritsch (1999-2002) ont maintenue en matière de radiodiffusion pendant leur mandat. En entrevue, ils ont défendu le modèle public de radiodiffusion en suggérant qu’il s’avérait un ingrédient important à la démocratisation de la Bosnie-Herzégovine. Qui plus est, Petritsch jugeait qu’un radiodiffuseur public avait une « responsabilité » à l’égard de la société, puisqu’il devait servir le « bien commun »1498. En un sens, la conception de Westendorp et de Petritsch rejoignait l’esprit d’Hutchins et la théorie de la responsabilité sociale, où il est entendu que les médias contribuent à la qualité de la vie démocratique1499.

Dans ses efforts pour mettre sur pied un radiodiffuseur public au Kosovo, le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, le diplomate néerlandais Daan Everts, a promu une vision en plusieurs points similaires à celle des HR Westendorp et Petritsch. Il jugeait lui aussi prioritaire d’établir rapidement un radiodiffuseur public qui serait indépendant de l’influence de l’État et de tout autre intérêt politique ou commercial1500. À l’instar de

1496 « […] The Council believes that a robust public broadcasting sector is an important element of democratic development. It calls for donor governments to continue to provide assistance and expertise towards this goal. » (OHR, « PIC Declaration – Annex », Madrid.) 1497 UE, Traité d’Amsterdam, p. 109. 1498 Petritsch, entrevue en personne (Paris), 2 juillet 2012. 1499 Ibid. Voir aussi le rapport Hutchins : Commission on Freedom of the Press, p. vi. 1500 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014.

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Westendorp et de Petritsch, Everts a aussi fait référence à la tradition de radiodiffusion publique au sein de son pays ainsi qu’en Europe pour justifier son projet. Souvenons-nous de ses propos à cet effet: « We have to get a trustworthy, impartial public broadcaster. Of course, I come from Holland where we have such a thing, and many European countries have.1501 » Ainsi, en s’alignant sur leurs références culturelles nationales, mais aussi régionales, les trois diplomates européens jugeaient incontournable l’apport démocratique de la radiodiffusion publique pour la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence s’ils ont tous les trois mentionné la BBC comme modèle à suivre, en raison de la réputation d’indépendance que ce radio-télédiffuseur public détient.

Quant à l’enjeu de la réglementation des médias, l’approche interventionniste et coercitive du Bureau du HR en Bosnie-Herzégovine et de la MINUK au Kosovo a suscité des critiques vigoureuses d’acteurs non institutionnels, dont le WPFC, l’IPI, la FIJ et le New York Times. Ces acteurs non institutionnels ont dénoncé les initiatives de réglementation de la presse promues par les responsables européens au sein de ces organisations en les associant à de la censure. Ce faisant, ils ont défendu des caractéristiques de l’approche américaine telle que nous l’avons conceptualisée, en promouvant notamment une philosophie de laisser-faire, et en révélant leur opposition à réglementer la presse au nom de la liberté d’expression et de presse, dans un contexte où plusieurs médias relayaient pourtant des discours haineux. Comme nous l’avons vu, cette approche américaine peut être éclairée à la lumière de normes dominantes au sein de la réalité médiatique américaine. Certains des acteurs non institutionnels mentionnés plus haut ont d’ailleurs fait référence à des aspects clés de cette réalité en dénonçant les politiques du Bureau du HR et de la MINUK. Par exemple, dans sa critique de la mise en œuvre de la Commission indépendante des médias (CIM) en Bosnie, le WPFC soulignait l’importance du free flow of information (la « libre circulation de l’information »)1502. Nous avons vu dans le premier chapitre que la doctrine de la « libre circulation de l’information », qui prône le libre échange des idées et de l’information à travers le monde, a été un élément important de la politique étrangère des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale; une politique qui,

1501 Ibid. 1502 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ».

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selon certains, liait la promotion de la démocratie à la défense des intérêts commerciaux américains1503. De son côté, le WPFC arguait que la libre circulation de l’information était un élément essentiel au « développement démocratique en Bosnie » et dans le reste du monde1504. L’ONG dénonçait par le fait même toute restriction de la liberté de parole et de la presse, et ce, même si des médias relayaient des discours haineux1505. Le WPFC jugeait que les propos incitant autrui à la haine seraient mieux contrecarrés par « (…) more, not less, free press and free speech1506 ».

Au Kosovo, nous avons vu comment le New York Times a défendu un argumentaire similaire. En s’inscrivant, comme le WPFC, dans la plus pure tradition de la théorie libérale, le New York Times jugeait préférable de combattre les discours de haine en encourageant le débat d’idées plutôt qu’en adoptant des mesures contraignantes pour la presse1507. Ce faisant, le WPFC et le New York Times, mais aussi d’autres acteurs non institutionnels, comme l’International Press Institute (IPI), défendaient des idées apparentées à celles de penseurs libéraux, tels que John Milton et John Stuart Mill, qui ont combattu la censure et encouragé le débat public pour permettre à la vérité de s’imposer1508. Nous avons aussi vu comment la vision de ces penseurs libéraux, en particulier celle de Mill, a grandement influencé la jurisprudence américaine1509. À cet égard, il est utile d’insister sur les propos du spécialiste de droit constitutionnel comparé, Michel Rosenfeld, en particulier en ce qui a trait à la notion du « libre marché des idées » :

« Mill’s justification for very broad freedom of expression was imported into American constitutional jurisprudence by Justice Oliver Wendell Holmes, and became known as the justification based on the free marketplace of ideas. This justification, which has been dominant in the United States ever since, is premised on the firm belief that truth is more likely to prevail through open discussion (even if such discussion temporarily unwittingly promotes

1503 Pickard, p. 133. Voir Schiller, p. 24-45 et Griset, p. 79-84. 1504 WPFC, « WPFC Protests Plan for Press Censorship Panel ». 1505 Ibid. 1506 Ibid. 1507 New York Times, « Kosovo's Incipient Media Ministry ». 1508 Stuart Mill, p. 15-16. Voir aussi Milton. 1509 Rosenfeld, p. 1534.

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falsehoods) than through any other means bent on eradicating falsehoods outright.1510 »

Nous avons enfin montré qu’une interprétation étendue de la liberté d’expression et de presse en vertu du premier amendement à la Constitution américaine signifie qu’il est possible, aux États-Unis, de tenir ou de diffuser des propos de nature haineuse s’ils ne constituent pas une incitation imminente à la violence : « Under the American view, there seems to be a greater likelihood of harm from suppression of hate speech that falls short of incitement to violence than its toleration.1511 » C’est d’ailleurs au nom de cette interprétation du premier amendement que les États-Unis ont refusé d’être liés à certains articles de conventions internationales qui interdisent les propos incitant à la haine1512. Il n’est pas anodin que le WPFC et l’IPI aient tous deux fait référence à l’esprit du premier amendement à la Constitution américaine dans leurs critiques des mesures de réglementation de la presse promues par le Bureau du HR en Bosnie. Ainsi, à la lumière de ces normes propres à la jurisprudence et à la culture médiatique américaines, nous avons pu éclairer l’approche d’acteurs non institutionnels, comme le WPFC, l’IPI et le New York Times, dans les débats sur la réglementation de la presse en Bosnie et au Kosovo.

Dans de nombreux pays européens, la tolérance aux discours haineux est moins grande qu’aux États-Unis. Nous avons en effet souligné au chapitre 2 l’existence d’une grande préoccupation en Europe concernant l’influence néfaste des discours de haine sur la paix, la stabilité et l’harmonie sociale. En Europe de l’Ouest, par exemple, des pays comme l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ont adopté des lois qui sanctionnent l’incitation à la haine raciale, religieuse ou d’autre type. Sur le plan régional, la Cour européenne des droits de l’homme a d’autre part confirmé dans ses décisions que les propos et les discours haineux « […] ne sont pas protégés par l’article 10 de la Convention [européenne des droits de l’homme (CEDH)] » et qu’ils peuvent donc « […] faire l’objet de

1510 Ibid. 1511 Ibid., p. 1536 et 1544. 1512 Tel que noté précédemment, nous pensons notamment à l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination ou au Protocole de la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité concernant la criminalisation d'actes de nature raciste ou xénophobe; voir à ce sujet Schauer, p. 8-9.

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restrictions de la part des États dans leur droit interne1513 ». D’ailleurs, l’article 10 — comme nous l’avons souligné — contient un second paragraphe, qui précise que l’exercice de la « liberté d’expression » et des libertés qui y sont associées peut

[…] être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime […]1514

Nous avons illustré l’influence de ces normes juridiques sur les positions de responsables européens qui ont joué un rôle clé dans l’implantation des mesures pour stopper les discours haineux et incendiaires au sein des espaces médiatiques bosnien et kosovar. En effet, lorsque nous avons interrogé ces responsables à propos des critiques que suscitaient leurs politiques de réglementation de la presse, certains d’entre eux ont expliqué que la liberté d’expression et la liberté de presse n’étaient pas absolues. Ces libertés, en d’autres mots, pouvaient être encadrées, voire restreintes, si la situation sécuritaire et la paix civile l’exigeaient. Au Kosovo, c’est la position qu’a défendue Bernard Kouchner en justifiant l’adoption des règlements 2000/4, 2000/36 et 2000/37 pour imposer des mécanismes de réglementation, incluant un code de conduite pour la presse écrite, afin de mettre un terme aux reportages incendiaires et haineux1515. Nous avons vu comment les propos de Kouchner rejoignaient l’esprit de l’article 10 de la CEDH lorsqu’il a déclaré : « […] oui, on a le droit de publier tout ce qu’on veut, sauf quand c’est une atteinte à la sécurité publique ou quand cette délation [peut] entraîner des crimes, vous voyez?1516 » D’ailleurs, durant l’affaire Dita1517, les responsables de la mission de l’OSCE au Kosovo avaient bien dit que la liberté de presse, si importante soit-elle, n’est pas « sans limites » et que le droit à la vie, dans la hiérarchie des droits fondamentaux, doit avoir préséance :

1513 Anne Weber, citée dans Conseil de l’Europe, Discours de haine. 1514 Conseil de l’Europe, « Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales », p. 5. 1515 Voir UNMIK, « Regulation No. 2000/4. On the Prohibition Against Inciting to National, Racial, Religious or Ethnic Hatred, Discord or Intolerance »; UNMIK, « Regulation No. 2000/36. On the Licensing and Regulation of the Broadcast Media in Kosovo »; UNIMK, « Regulation No. 2000/37. On the Conduct of the Print Media in Kosovo ». 1516 Kouchner, entrevue en personne (Paris), 23 octobre 2012. 1517 Pour un compte-rendu de cette affaire, voir Mertens.

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« The freedom of the press is not limitless. It ends where another basic right is touched, namely the right to life. Under no circumstances should the media put someone's life in danger. 1518 »

De son côté, l’ancien Haut Représentant adjoint pour les affaires médias en Bosnie de 1998 à 2000 et commissaire provisoire pour les médias au Kosovo en 2000, le Britannique Simon Haselock, a fait appel à l’histoire pour justifier leur approche. Lorsque nous l’avons interrogé sur les critiques soulevées par les politiques de réglementation des médias en Bosnie et au Kosovo, Haselock a en effet mentionné l’importance du contexte historique européen. Après le traumatisme de la Shoah et la propagande de Goebbels, la question des discours haineux a pris une tout autre dimension en Europe, selon Haselock, notamment dans une région comme celle des Balkans, qui a connu son lot d’atrocités sous les régimes nazi et oustachi1519. Il a aussi invoqué l’article 10 de la CEDH, en soulignant que la liberté d’expression n’y est pas décrite comme un « droit absolu »1520. L’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et des responsabilités », a-t-il souligné, et il peut « être restreint », selon les circonstances1521. À l’instar de Kouchner, Haselock ne semblait pas non plus s’inquiéter outre mesure des critiques des acteurs non institutionnels, dont celles d’ONG américaines comme le WPFC : « They have always been antagonists because they have this, in my view, naive notion of absolute freedom (…) My point to the Americans was that the Balkans are in Europe and not in the States and they have a different tradition.1522 »

Il nous apparaît judicieux de faire ici une brève parenthèse pour souligner que la philosophie interventionniste de Bernard Kouchner, de Simon Haselock ou de John Watkinson (le consultant britannique embauché par le Bureau du HR pour mettre sur pied la CIM en Bosnie) en matière de réglementation des médias n’a pas été accueillie avec enthousiasme par tous les responsables européens. Daan Everts, par exemple, était réticent à l’idée d’imposer un code de conduite à la presse écrite, même si cela était une mesure

1518 OSCE, « OSCE Reaction to Article Published by Dita 13 July 2000 ». 1519 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 1520 Ibid. 1521 Ibid. 1522 Ibid.

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temporaire1523. Ce n’est que lorsque la situation s’est grandement détériorée au sein de la scène médiatique kosovare, entre autres avec le meurtre d’un jeune Kosovar serbe dans la foulée de la publication d’un article de Dita qui le ciblait, qu’Everts s’est finalement rallié à leur avis1524. D’un autre côté, c’est le diplomate américain Douglas Davidson qui a défendu, comme directeur du Département des médias de l’OSCE, la politique de réglementation des médias élaborée conjointement avec la MINUK, ce qui incluait l’imposition d’un code de pratique à la presse écrite kosovare. Avec le recul, Davidson nous a semblé plus à l’aise que son supérieur, Daan Everts, à l’idée d’imposer ces mesures, compte tenu de l’incapacité de la presse à s’autoréglementer dans un contexte sociopolitique explosif1525. Cette parenthèse nous permet d’ajouter que si les idées associées à l’approche américaine ont généralement été défendues par des diplomates américains (et d’autres acteurs non institutionnels) et que celles associées à l’approche ouest-européenne ont habituellement été promues par des responsables européens, ce ne fut pas toujours le cas. De fait, s’il est vrai qu’en matière de radiodiffusion, les diplomates américains et les responsables européens se sont respectivement inscrits de façon assez constante dans l’esprit des approches américaine et ouest-européenne, le portrait est plus nuancé en matière de réglementation des médias. Dans certains cas, des diplomates américains, comme Douglas Davidson, ont promu des idées associées à l’approche européenne, entre autres parce qu’ils travaillaient pour des supérieurs européens qui défendaient ces idées. De la même manière, la diplomatie américaine au Kosovo s’est davantage inscrite dans l’esprit de l’approche ouest-européenne, en justifiant la nécessité de mesures d’encadrement de la presse, comme nous l’expliquons avec notre quatrième proposition. À l’inverse, des ONG internationales de défense des journalistes et de la presse basées en Europe, comme la FIJ et l’IPI, ont promu certaines idées caractéristiques de l’approche américaine en Bosnie et au Kosovo, en exprimant notamment leur opposition à la réglementation de la presse dans un contexte où des médias relayaient des discours haineux et exacerbaient les tensions interethniques. En ce sens, les approches américaine et ouest-européenne, si elles sont ancrées dans des réalités médiatiques bien spécifiques,

1523 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1524 Ibid. 1525 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013.

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peuvent être défendues par différents individus, organisations ou États, selon le contexte et les circonstances.

Ces nuances réitérées, la conclusion reste néanmoins la même : à la lumière de l’analyse de nos données, nous avons constaté que les philosophies d’intervention de nombreux acteurs institutionnels et non institutionnels s’inscrivaient généralement, selon leur provenance, dans l’esprit des approches américaine ou ouest-européenne, et qu’elles reflétaient certaines normes dominantes (notamment juridiques) des réalités médiatiques aux États-Unis et en Europe de l’Ouest.

En ce qui concerne notre deuxième proposition, nous avancions que les approches américaine ou ouest-européenne promues par les acteurs institutionnels et non institutionnels nous permettent d’éclairer les divergences qui ont existé entre ces acteurs (et les débats qui ont eu lieu) durant le processus de réforme des médias en Bosnie- Herzégovine et au Kosovo. Tout au long de l’analyse des événements ayant ponctué la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, nous avons vu comment des diplomates américains (et certains acteurs non institutionnels) ont généralement défendu une philosophie d’intervention d’esprit libérale, que nous avons qualifiée d’approche américaine. Ces acteurs ont ainsi pu démontrer une inclination au laisser-faire, une préférence pour les médias privés, une faible disposition à interdire l’expression et la diffusion de propos haineux au nom de la liberté d’expression (et ce, même dans un contexte où une partie de la presse s’est révélée un vecteur de haine) et une faible propension à financer les radiotélévisions publiques. Quant aux responsables européens des organisations internationales impliquées dans la réforme des médias en Bosnie et au Kosovo, ils se sont davantage inscrits dans une approche qualifiée d’ouest-européenne. En effet, ces acteurs institutionnels ont généralement montré une plus grande inclination à soutenir et à financer les radiotélévisions publiques, à sanctionner l’expression et la diffusion de propos haineux, et à concevoir les médias comme des institutions sociales qui peuvent jouer un rôle positif, favorisant le dialogue et l’harmonie au sein d’une société.

Comme nous l’avons expliqué, les initiatives de réglementation de la presse et de réforme du secteur de la radiodiffusion furent les deux enjeux à la source des divergences les plus marquées entre les acteurs impliqués de près ou de loin dans le processus de réforme des

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médias en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Ces divergences, par ricochet, ont été la cause de débats, parfois houleux, entre ces mêmes acteurs. En ce qui concerne la radiodiffusion, les entretiens avec d’anciens responsables européens et des diplomates américains ont rapidement révélé les désaccords qui ont été la cause de débats entre ces acteurs institutionnels. Dans le cas de la Bosnie, les anciens HR Westendorp et Petritsch nous ont fait part, comme plusieurs de leurs collègues, des réserves émises par certains de leurs interlocuteurs américains à propos du modèle de radiodiffusion publique et de l’importance qu’on y accordait au Bureau du HR. De leur côté, Westendorp et Petritsch considéraient le service public au cœur du projet de réforme du secteur de la radiodiffusion, un projet qui avait par ailleurs reçu l’appui sans équivoque des membres du PIC. Avec un financement stable (basé sur un système de redevances et de revenus publicitaires), le modèle public offrait, selon eux, un meilleur rempart aux tentatives de contrôle des médias par le pouvoir politique. Cela se révélait d’autant plus vrai dans un contexte où le marché publicitaire battait de l’aile, à la suite d’un conflit qui avait ravagé l’économie bosnienne. De plus, les deux anciens HR jugeaient que le modèle public de radiodiffusion constituait un meilleur moteur de changement démocratique que les radiodiffuseurs privés, plus vulnérables, selon eux, aux pressions politiques et financières.

Des deux Hauts Représentants, Petritsch fut le plus passionné et le plus convaincu de la nécessité de ce projet. À ses yeux, le service public de radiodiffusion pouvait jouer un rôle clé pour promouvoir le dialogue entre les Bosniaques, Croates et Serbes de Bosnie, tout en donnant une voix aux minorités. Cette passion de Petritsch pour le modèle public jette un éclairage sur le débat parfois acrimonieux qui opposa le Bureau du HR à l’ambassade américaine dans les derniers mois de son mandat.

À l’instar de ses collègues européens, le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, le diplomate néerlandais Daan Everts, jugeait lui aussi prioritaire de mettre sur pied un radiodiffuseur public disposant de moyens conséquents. Comme Petritsch, Everts croyait au potentiel du service public pour favoriser le dialogue social, voire la réconciliation de la société kosovare. Il déploya donc des efforts considérables pour mettre en œuvre sa vision, ce qui ne manqua pas de susciter l’insatisfaction des radiodiffuseurs privés kosovars, qui se sentaient laissés pour compte.

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Chez de nombreux diplomates américains, la politique proradiodiffusion publique favorisée par leurs collègues européens suscitait des inquiétudes. En Bosnie comme au Kosovo, la diplomatie américaine ne débordait pas d’enthousiasme à l’idée de réformer les radiotélévisions d’État pour tenter de les transformer en radiotélévisions publiques indépendantes. Elle s’opposait aussi au financement publicitaire des radiodiffuseurs publics, estimant que cette politique était inéquitable, car elle menaçait la viabilité économique des chaînes commerciales, dont plusieurs étaient bénéficiaires de l’aide américaine. C’est d’ailleurs cet enjeu qui a provoqué de vifs échanges entre le Bureau du HR en Bosnie et l’ambassade américaine dans les mois précédant l’adoption de la loi relative au système de radiodiffusion publique. Des diplomates américains ont alors reproché à Petritsch de ne pas avoir écouté leurs doléances en permettant aux radiodiffuseurs publics de bénéficier de deux sources de revenus (les redevances et la publicité), ce qui désavantageait les radiodiffuseurs privés. Si le débat sur la réforme de la radiodiffusion n’a pas été aussi houleux au Kosovo, c’est probablement en raison de l’attitude conciliante de l’OSCE, qui a tenté de satisfaire aux exigences de toutes les parties sur la question du financement publicitaire du radiodiffuseur public, bien que, au final, ce point n’ait pas été réglé à l’entière satisfaction des États-Unis et des radiodiffuseurs privés1526.

Ainsi, en défendant la vision d’un service public de radiodiffusion qui, potentiellement, jouerait un rôle positif pour favoriser le dialogue et l’harmonie sociale au sein des sociétés bosnienne et kosovare, les responsables européens se sont inscrits dans l’esprit de l’approche ouest-européenne. À l’opposé, en favorisant le financement des médias privés et en s’opposant au financement publicitaire des radiodiffuseurs publics, les diplomates américains ont promu certaines caractéristiques de l’approche américaine telle que nous l’avons conceptualisée.

Dans la même veine, les initiatives de réglementation de la presse ont généré leur lot de débats, que nos idéaux-types ont également permis d’éclairer. En Bosnie, la création de la Commission indépendante des médias (CIM) a suscité les réactions critiques d’ONG internationales de défense de la presse, comme le WPFC et l’IPI, de même que du New

1526 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013.

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York Times. Il en fut de même au Kosovo, où le plan de l’OSCE et les mesures imposées par Kouchner (en particulier les règlements 2000/4, 2000/36 et 2000/37) ont soulevé l’ire d’ONG, comme la FIJ et le WPFC, sans oublier les critiques du New York Times et de journalistes locaux. D’un autre côté, les responsables au sein du Bureau du HR en Bosnie, et de l’OSCE et de la MINUK au Kosovo, ont démontré lors de ces débats leur volonté de réglementer de façon serrée les médias en leur imposant des codes de conduite qui prévoyaient notamment des sanctions sévères dans le cas de publication ou de diffusion de propos de nature haineuse ou dénigrante pour des motifs religieux ou ethniques, entre autres choses1527. Par ailleurs, si l’idée d’imposer un code de conduite à la presse écrite a finalement été abandonnée par les responsables du Bureau du HR en Bosnie, les dirigeants de la MINUK et de l’OSCE ont de leur côté poursuivi cette politique au Kosovo.

Ainsi, les acteurs institutionnels du Bureau du HR, de l’OSCE et de la MINUK se sont inscrits dans l’esprit de l’approche européenne en étant disposés à imposer des codes de conduite aux médias et à sanctionner sévèrement la publication et la diffusion de propos incitant à la haine. À l’inverse, les acteurs non institutionnels, comme le WPFC, l’IPI, le New York Times et d’autres, se sont opposés avec force à de telles politiques de réglementation au nom de la liberté d’expression et de presse, et ce, malgré un contexte médiatique instable, où des médias relayaient des discours haineux. Ce faisant, ces acteurs non institutionnels ont promu certaines caractéristiques de l’approche américaine, dont une inclination au laisser-faire, et une réticence à interdire l’expression et la diffusion de propos haineux au nom de la liberté d’expression et de presse.

En ce qui concerne notre troisième proposition, nous avancions que les idées associées aux caractéristiques de l’approche ouest-européenne ont eu plus d’influence que celles associées aux caractéristiques de l’approche américaine au sein des organisations responsables de coordonner la réforme de l’espace médiatique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo (soit le Bureau du Haut Représentant en Bosnie, l’ONU et l’OSCE). Grâce à l’étude de nos deux cas, nous avons en effet montré la prédominance des idées associées aux caractéristiques de l’approche ouest-européenne dans les choix et les discours des

1527 OSCE, « Code of Conduct for Print Media in Kosovo »; OSCE, « Temporary Media Commissioner implements Broadcast Code of Conduct »; voir aussi Mertus et M. Thompson, p. 275-277.

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décideurs politiques qui ont conçu et mis en œuvre les politiques de réforme des médias durant les périodes les plus fertiles à cet égard en Bosnie (1996-2002) et au Kosovo (1999- 2001). En Bosnie, nous avons notamment détaillé les efforts déployés par les responsables du Bureau du HR pour favoriser l’établissement de radiodiffuseurs publics indépendants. Nous avons également illustré la vision proradiodiffusion publique du HR Carlos Westendorp et du HR Wolfgang Petritsch, de même que l’appui du PIC dont ils ont disposé pour mener ce projet à terme. Quant à la diplomatie américaine, nous avons expliqué comment celle-ci s’est retrouvée isolée dans son opposition au projet de loi relatif à la radiodiffusion publique, qui prévoyait le financement publicitaire des trois nouveaux radiodiffuseurs publics bosniens.

Au Kosovo, nous avons illustré la vision proradiodiffusion publique du chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts. À l’instar de Westendorp et de Petritsch, Everts a plaidé pour un service de radiodiffusion public fort, qui jouerait un rôle positif au sein de la société kosovare. Everts a d’ailleurs effectué de nombreuses démarches pour assurer la mise en ondes rapide du radiodiffuseur public, RTK, et des gouvernements européens l’ont appuyé à cet égard1528. De plus, comme Petritsch, Everts ne jugeait pas prioritaire le financement des radiodiffuseurs commerciaux : « It was the public broadcaster that needed support.1529 » Des responsables de l’OSCE nous ont également témoigné de l’appui de Kouchner et de dirigeants de la MINUK au service de radiodiffusion publique. Ainsi, en matière de radiodiffusion, ce sont les dimensions normatives associées à l’approche ouest- européenne (soutien aux radiotélévisions publiques, conception des médias comme des institutions sociales qui peuvent jouer un rôle positif pour favoriser le dialogue et l’harmonie au sein d’une société, etc.) qui ont eu le plus d’influence au sein des instances dirigeantes du Bureau du HR en Bosnie, de la MINUK et de la mission de l’OSCE au Kosovo.

En matière de réglementation des médias, l’approche ouest-européenne a également eu davantage d’influence que l’approche américaine au sein du Bureau du HR en Bosnie ainsi que de la MINUK et de la mission de l’OSCE au Kosovo. En Bosnie, cette influence s’est

1528 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1529 Ibid.

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révélée dans les positions défendues par les responsables du Bureau du HR au cours des mois précédant la création de la CIM. Sous la direction de Simon Haselock (1998-2000), le Bureau du HR envisageait une instance, la CIM, qui devait réglementer tous les médias bosniens. Comme nous l’avons vu, l’imposition d’un code de pratique aux radiodiffuseurs, mais également aux médias écrits, était prévue1530. Ces codes devaient établir les règles à suivre quant au contenu de la programmation et de la publicité, entre autres pour limiter toute « incitation à la violence1531 ».

Le plan de réglementation des médias du Bureau du HR, qui a fait l’objet d’une fuite dans les médias, a suscité de nombreuses critiques d’acteurs non institutionnels. Des ONG de défense de la presse, comme WPFC et l’IPI, ont alors condamné le projet du Bureau du HR. Par leur défense vigoureuse de la liberté de presse et leur forte réticence à imposer un cadre réglementaire aux médias, même dans un contexte instable où des médias diffusaient des propos haineux, ces acteurs non institutionnels se sont inscrits dans l’esprit de l’approche américaine.

Nous avons également expliqué comment les critiques à l’égard du plan de réglementation des médias du Bureau du HR ont causé un débat entre ses responsables. Selon Dan De Luce, l’idée d’imposer un code de conduite à la presse écrite bosnienne aurait alors été débattue pour être finalement écartée1532. Cela dit, si les acteurs non institutionnels ont réussi selon De Luce à faire reculer le Bureau du HR sur cet enjeu, les idées associées aux caractéristiques de l’approche ouest-européenne ont tout de même eu plus de poids au sein du Bureau du HR. La volonté de ses responsables d’instaurer une série de règlements pour encadrer le contenu des médias selon les normes en vigueur au sein de l’Union européenne, sans oublier leur détermination à empêcher la diffusion de propos haineux de façon active et, au besoin, contraignante, illustrent l’esprit de l’approche ouest-européenne, telle que nous l’avons conceptualisée1533.

1530 OHR, « Transcript of the Press Conference ». Propos de John Watkinson. 1531 Ibid. 1532 De Luce, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 16 mai 2014. 1533 OHR, « Transcript of the Press Conference ». Propos de John Watkinson. Voir aussi Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012.

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Au Kosovo, un scénario similaire à celui survenu en Bosnie s’était déroulé quelques semaines après le début de la tutelle internationale, à l’été 1999. Nous avons en effet vu comment la fuite d’un rapport de l’OSCE qui détaillait une possible stratégie de réglementation des médias, dont l’établissement d’un code temporaire pour les journalistes de la presse écrite, avait causé l’émoi d’ONG de défense de la presse. Cette fuite a surtout provoqué la publication d’un éditorial du New York Times qui avait condamné avec force le plan de l’OSCE. Selon plusieurs intervenants interviewés, ces critiques, surtout celles du New York Times, ont eu pour effet de refroidir les ardeurs de l’OSCE et de la MINUK en matière de réglementation des médias durant les premiers mois du processus de reconstruction du Kosovo1534. Or, devant la dégradation du climat médiatique kosovar suivant la multiplication de reportages aux accents haineux, les autorités de la tutelle internationale ont finalement décidé d’agir. Avec l’adoption des règlements 2000/4, 2000/36 et 2000/37, le responsable de la MINUK, Bernard Kouchner, a, de concert avec l’OSCE, adopté une stratégie coercitive pour encadrer la presse. Des codes de conduite ont alors été imposés aux radiodiffuseurs et à la presse écrite, entre autres pour lutter contre les propos haineux. Ce faisant, les responsables de la MINUK et de l’OSCE ont démontré leur disposition à pénaliser sévèrement l’expression et la diffusion de tels propos, s’inscrivant par le fait même dans l’esprit de l’approche ouest-européenne.

En ce qui concerne notre quatrième proposition, nous avancions que la diplomatie américaine a continué à s’inscrire dans l’esprit de l’approche américaine au Kosovo en ce qui a trait à la réforme du secteur de radiodiffusion. Par contre, dans le domaine de la réglementation des médias, elle s’est rapprochée de l’esprit de l’approche ouest- européenne, en justifiant la nécessité d’encadrer les médias kosovars, dont l’adoption d’un code de conduite temporaire pour la presse écrite.

Dans un premier temps, nous avons illustré comment la diplomatie américaine a poursuivi les grands axes de sa stratégie en matière de radiodiffusion en favorisant les médias privés. Cela s’est notamment concrétisé par un soutien financier majeur aux télévisions commerciales TV21 et KTV au début des années 2000, de même qu’à la presse

1534 Mertus et Thompson ont également fait part de cette observation. Voir Mertus et M. Thompson, p. 263.

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indépendante1535. Cette stratégie s’est aussi manifestée par une relative indifférence quant au projet de mettre une radiotélévision publique indépendante sur pied. Ce désintérêt a même été signalé dans un rapport pour l’USAID, de même que par l’ancien chef de mission du Bureau des États-Unis à Pristina en 2000 et en 2001, Christopher W. Dell, qui a déclaré en entrevue : « […] we don't believe very much in public broadcasting in the US […] so we weren't prepared to sort of invest heavily in the public broadcaster in Kosovo.1536 » Le chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, Daan Everts, a bien tenté de convaincre ses collègues américains de le soutenir dans son projet d’établir un radiodiffuseur public indépendant, mais en vain : « [The Americans] felt media was a private development thing, and they didn't share my public broadcasting vision.1537 » D’ailleurs, comme en Bosnie, la diplomatie américaine s’est également opposée au financement publicitaire du service public de radiodiffusion, y voyant une concurrence déloyale pour les stations commerciales, en particulier dans un contexte de faible marché publicitaire1538.

Par contre, sur le plan de la réglementation des médias, la position de la diplomatie américaine s’est rapprochée de l’esprit de l’approche ouest-européenne. Des diplomates américains affectés au dossier du Kosovo à la fin des années 1990 et en 2000 nous ont fait part des discussions qui avaient cours au Département d’État durant cette période. Selon leurs témoignages, l’expérience en Bosnie-Herzégovine, où des médias propagandistes avaient exacerbé les tensions interethniques durant et après le conflit, avait laissé une forte impression. Des leçons auraient ainsi été tirées, et des mesures pour réglementer la presse kosovare auraient été considérées au commencement de la tutelle internationale1539. Ces informations corroborent les propos d’un autre diplomate américain, David T. Johnson. Comme nous l’avons vu, cet ancien ambassadeur américain au Conseil permanent de l’OSCE à Vienne a déclaré, le 4 mai 2000, qu’il fallait instaurer un code de conduite pour

1535 ARD, p. 9-13. 1536 Dell, entrevue téléphonique (joint à Maputo, au Mozambique), 1er juillet 2014. 1537 Everts, entrevue téléphonique (joint au Kosovo), 12 avril 2014. 1538 ARD, p. III. 1539 Davidson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 25 novembre 2013; Hoh, entrevues téléphoniques (joint à Washington, D.C.), 8 et 23 novembre 2013.

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la presse écrite kosovare1540. Alors que la scène médiatique du Kosovo était aux prises avec des reportages qui attisaient les conflits interethniques, la déclaration de l’ambassadeur Johnson lança un signal fort. Elle confirmait la volonté du gouvernement américain d’imposer des mesures contraignantes aux médias kosovars, incluant un code de conduite pour la presse écrite, afin de discipliner et de responsabiliser le milieu. Johnson avait également promis de défendre de telles mesures contre toute critique des médias américains1541. Il était en ce sens conscient de la controverse que susciterait la position de la diplomatie américaine aux États-Unis, un pays dont le premier amendement de la Constitution stipule, justement, que le Congrès ne fera aucune loi « […] restreignant la liberté d’expression et de presse1542 ».

Nous avons montré en quoi cette position du Département d’État était exceptionnelle, car elle contredisait la position traditionnelle des États-Unis en matière de liberté de presse et d’expression sur la scène internationale. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir des démarches entreprises par les États-Unis, en vertu du premier amendement, afin de ne pas être liés à certains articles de conventions internationales qui interdisent les propos haineux1543. D’ailleurs, durant son entretien, l’ambassadeur Johnson a pris soin de souligner que le Kosovo constituait une exception que l’on pouvait expliquer en tenant compte du contexte politique de l’époque; une période où le souvenir du rôle des médias propagandistes au Rwanda et en ex-Yougoslavie était encore frais1544.

Pertinence de nos concepts idéal-typiques et nécessité de poursuivre la recherche en ce domaine Dans cette recherche, nous avons montré l’importance de s’attarder aux débats normatifs entourant la mise en œuvre de réformes médiatiques au sein de sociétés en reconstruction à la suite d’un conflit. Nous avons illustré comment ces débats, qui révélaient les approches distinctes des acteurs impliqués dans le processus des réformes médiatiques de la Bosnie-

1540 David T. Johnson, cité par Darbishire, p. 355. 1541 Ibid. 1542 Cornu, p. 76. 1543 Voir à ce sujet Schauer, p. 8-9. 1544 David T. Johnson, entrevue téléphonique (joint à Washington, D.C.), 3 décembre 2014.

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Herzégovine et du Kosovo, ont eu un effet sur le cours de celles-ci. Grâce aux concepts idéal-typiques que nous avons développés, nous avons pu jeter un éclairage sur les conceptions normatives d’intervenants clés en matière de réglementation des médias et de radiodiffusion et, par ricochet, sur les divergences et débats qui les ont opposés. Nos idéaux-types, et les caractéristiques s’y rattachant, nous ont ainsi fourni une grille d’analyse fort utile pour circonscrire et interpréter des phénomènes complexes, afin de mieux les comprendre et d’en dégager des conclusions1545. Nous croyons par ailleurs que ces concepts nous permettraient d’éclairer des réalités similaires, où des acteurs internationaux sont intervenus au sein de sociétés en proie à un conflit ou émergeant d’une situation de crise, afin d’en réformer l’espace médiatique.

À ce titre, l’analyse des initiatives de réforme de l’espace médiatique irakien sous l’occupation américano-britannique de 2003 à 2006 pourrait représenter l’occasion d’évaluer l’utilité de notre proposition idéal-typique et la transférabilité de certaines conclusions (propositions) de notre recherche1546. L’Irak a été le théâtre d’une invasion militaire controversée, menée par les États-Unis en 2003 et à laquelle a participé le Royaume-Uni. Les États-Unis ont ensuite occupé le pays, avec le concours du Royaume- Uni durant les premières années; leur départ s’opéra en 20111547. Durant leur présence, Américains et Britanniques ont tenté d’œuvrer à la reconstruction de l’Irak alors que la résistance à l’occupation et les violences se poursuivaient. Des programmes d’aide et des initiatives de réformes ont été mis sur pied, notamment dans le domaine des médias. Lors de notre entretien avec Simon Haselock, celui-ci nous a fait part de son expérience en Irak, où il a travaillé de 2003 à 2006 comme responsable d’une équipe de conseillers du ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth1548 chargée de la

1545 Brin, Charron et de Bonville (dir.), p. 9-15. Voir aussi M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 172-173. 1546 Nous entendons par « transférabilité de nos conclusions » l’application possible de celles-ci à d’autres situations ou « terrains »; voir Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 129, et Gohier, p. 5. 1547 La résolution 1483 des Nations unies, adoptée le 23 mai 2003 par le Conseil de sécurité, reconnaissait d’ailleurs les États-Unis et le Royaume-Uni comme « puissances occupantes », et soulignait le rôle que l’ONU jouerait dans la reconstruction du pays; voir ONU, Résolution 1483 (2003) [En ligne], 2003, 8 p. (Consulté le 15 avril 2015) 1548 UK Foreign and Commonwealth Office, en anglais.

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réforme de l’espace médiatique irakien. En Bosnie et au Kosovo, Haselock avait déjà eu l’occasion de travailler avec des responsables américains sur la question des médias, entre autres sur le dossier de la réforme de la radiodiffusion publique, qui avait suscité des désaccords entre diplomates américains et responsables européens. Il semble que le débat à propos du modèle public de radiodiffusion ait été encore plus vif en Irak : « From my own experience, the argument did become much more intense, not just in Bosnia but elsewhere. I mean in Iraq, it was very, very dramatic. It was quite a vicious argument.1549 » Dans le cadre de ses fonctions en Irak, Haselock a tenté de persuader ses collègues américains des avantages de la radiodiffusion publique, en plaidant notamment que le financement américain des radiodiffuseurs commerciaux s’apparentait à un financement public, sans qu’aucune exigence soit toutefois rattachée à ces subventions :

« This is the thing that I argued with the Americans, is that they wanted to give large sums of money to existing commercial operators, and I said, what you are doing is, you’re turning those commercial operators into public operators because you’re giving them large grants of public money, which means they’re not commercial at all. They are reliant on grants so what’s the difference? So, why not establish something which has a recognized public service remit and a charter and a governance system and a regulatory structure which requires it to behave in accordance with what the Europeans would understand to be a public service broadcaster?1550 »

Le plaidoyer de Haselock est cependant resté lettre morte. Comme plusieurs de ses anciens collègues qui ont œuvré pour le Bureau du HR en Bosnie ou pour la MINUK et l’OSCE au Kosovo, Haselock a de nouveau constaté la réticence des Américains par rapport au modèle public de radiodiffusion :

« […] the American notion of media independence is very different from the notions of the Europeans. […] The Americans think that a taxpayer funded public broadcaster is essentially an anathema. They think that it’s wrong […].1551 »

Comme le témoignage de Haselock le suggère, les échanges entourant la réforme du secteur de la radiodiffusion en Irak révéleraient les approches contrastées des responsables

1549 Haselock, entrevue en personne (Londres), 25 octobre 2012. 1550 Ibid. 1551 Ibid.

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américains et de leurs collègues britanniques, comme cela avait été le cas en Bosnie et au Kosovo entre la diplomatie américaine et les responsables européens. Il serait intéressant de voir si des divergences similaires se sont manifestées lors de discussion entourant la réglementation des médias ou lors de tout autre enjeu clé du processus de réforme des médias en Irak. Ces différentes philosophies d’intervention pourraient être éclairées, nous en sommes persuadé, par nos idéaux-types.

Il nous apparaît important de poursuivre les recherches sur les processus de réforme des médias au sein de sociétés se relevant d’un conflit récent ou étant toujours en situation de crise, un enjeu négligé par la littérature spécialisée. Comme nous l’avons souligné, c’est en effectuant ces recherches que nous pourrons juger de la valeur de notre proposition conceptuelle et de sa transférabilité, c’est-à-dire la capacité de celle-ci à « (…) faire sens ailleurs1552 ».

Au-delà des divergences des responsables internationaux, il serait également intéressant d’approfondir l’analyse des critiques des programmes d’aide aux médias au sein de pays en transition à la lumière des résultats obtenus sur le terrain. Dans une étude publiée en 2014 comparant les réformes mises en œuvre en Albanie, en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine et en Serbie, les chercheurs Kristina Irion et Tarik Jusic avancent que l’aide internationale dans ce domaine a été « fortement limitée par le contexte local » :

« The experiences in the region suggest that imported solutions have not taken into account all aspects of local conditions and international strategies have tended to be rather schematic and have lacked a strategic approach to promote media policy stability, credible media reform and implementation.1553 »

Ce constat soulève l’enjeu de l’appropriation des réformes par les acteurs locaux et il fait écho aux propos de spécialistes locaux des médias en Bosnie et au Kosovo que nous avons interviewés. Boro Kontic, directeur du centre Mediacentar à Sarajevo, illustre cette problématique lorsqu’il souligne le défi posé par l’application des lois adoptées avec le

1552 Mukamurera, Lacourse et Couturier, p. 129. 1553 Kristina Irion et Tarik Jusic, « International Assistance and Media Democratization in the Western Balkans : A Cross-National Comparison », in Global Media Journal (German Edition) [En ligne], vol. 4, no 2, 2014, p. 3. (Consulté le 24 janvier 2015)

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concours de la communauté internationale: « The problem in our country is [that] we have so many good laws, especially media laws. But almost all the laws were adopted with the support and the pressure exerted by the international community. Implementing those many good laws remains a challenge.1554» Amela Odobasic, qui travaille à l’Agence de réglementation des communications de Bosnie-Herzégovine depuis 1999, déplore de son côté le manque de temps alloué par la communauté internationale afin de permettre, justement, cette appropriation des changements par les acteurs locaux :

«Post-conflict and transitional countries are too fragile, and it takes time to incorporate all of these changes into the system. Otherwise, the way out is not to throw, to impose, and then, you know, just to […] shove it all on them and then to withdraw. And then to say, "Now, you're on your own. Now walk."1555 »

En somme, s’il est important de comprendre les approches des responsables internationaux et leurs divergences, il faut aussi s’assurer que les réformes proposées s’adaptent aux situations locales. Or, ces transformations nécessitent un accompagnement de la communauté internationale qui requiert des investissements majeurs à long terme; un engagement auquel elle n’est peut-être pas prête, toujours pressée d’intervenir dans de nouveaux foyers de crise. Il y a dans ces observations matière à réflexion future.

1554 Kontic, entrevue téléphonique (joint à Sarajevo), 14 mai 2014. 1555 Amela Odobasic, entrevue en personne (Sarajevo), 17 novembre 2012.

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