Etre Jeune Dans Le Rif Oriental Raymond Jamous
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Etre jeune dans le Rif oriental Raymond Jamous To cite this version: Raymond Jamous. Etre jeune dans le Rif oriental. Ateliers d’anthropologie, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative - Université Paris Nanterre, A paraître. halshs-01939690 HAL Id: halshs-01939690 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01939690 Submitted on 29 Nov 2018 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. Résumés Français Dans le Rif oriental, être jeune se définit en creux, comme absence de contrôle sur la terre qui fonde l’honneur et la responsabilité. C’est dans ce contexte opposant radicalement les hommes d’honneur, accomplis (ariaz), aux jeunes irresponsables, que l’article déploie une ethnographie de la transgression des règles, du défi envers l’autorité et de la ruse déployée par ces jeunes pour arriver à leurs fins. Après l’exploration des tensions caractérisant la relation entre les fils et les pères, c’est une autre relation, avec les grands-pères cette fois, qui est analysée. L’enjeu en est la transmission de la culture de l’honneur. Enfin, l’exposé s’achève sur une étude détaillée du rôle que les jeunes hommes tiennent dans les rituels de mariage, qui laissent les pères à la marge, tandis que les fils en annoncent le meurtre symbolique dans la mise en scène de leur puissance génésique. Englais In the North African Rif, being a youth is implicitly defined as lacking control over land, which is the foundation of honour and responsibility. It is in this context—which radically contrasts accomplished (ariaz) men of honour and irresponsible youths—that the article develops an ethnography of rule transgression, authority defiance and the use of ruses by these youths to achieve their aims. After exploring the tensions characterising relations between sons and fathers, another relationship is analysed: with grandfathers. What is at stake is the transmission of culture and honour. Finally, the article concludes with a detailed study of the role that young men play in marriage rituals, which leave fathers in the margins as the sons announce their symbolic murder in the staging of their reproductive power. Être « jeune » dans le Rif oriental Being a “youth” in the North African Rif Raymond Jamous Dans mon ouvrage Honneur et baraka (1981) consacré aux structures traditionnelles des Iqar’iyen du Rif oriental, j’avais souligné qu’être jeune dans cette société du Nord marocain n’est pas une question d’âge, mais de statut. On est « jeune » tant qu’on ne possède pas de terre et qu’on demeure sous l’autorité d’un « homme d’honneur », soit parce que son père est encore vivant, soit parce que quelqu’un d’autre a pris la terre qui lui revenait. Ne pouvant prendre des décisions qui incombent à son père ou à son tuteur, le « jeune », défini par ces manques, est voué à l’irresponsabilité. Cette caractérisation en creux ou en négatif, pour informative qu’elle soit, ne renseigne pas sur les comportements concrets et la nature des liens que les « jeunes » entretiennent entre eux ou avec leurs aînés. C’est au travers de la restitution de mon expérience ethnographique en tant que jeune enquêteur dans cette société que ces aspects seront traités. Ce retour réflexif, entrepris bien après la réalisation de l’ouvrage, ne vise pas la mise en scène de l’ethnographe, il a pour objectif de faire apparaître des aspects inévitablement demeurés au deuxième plan lors de la rédaction, on le verra, et de donner par ce biais un autre éclairage sur le Rif oriental1. La relation entre les jeunes, leurs aînés et l’autorité L’épreuve par la ruse et la bande de l’ethnographe Peu de temps après mon arrivée dans la région, en 1967-1968, je fus convié à la fête de fin d’année scolaire de l’école primaire de Segangan (village situé dans la tribu des Ait Bu Ifrur). Le directeur me présenta aux différents enseignants, la plupart étant d’origine locale. Je passais beaucoup de temps par la suite au café du village à discuter avec certains instituteurs. Il apparut très vite qu’on m’associait à eux en tant que « lettré » d’origine arabe (puisque né au Liban et y ayant vécu jusqu’à l’âge de 18 ans, parlant aussi bien l’arabe classique que l’arabe dialectal), et détenteur d’un savoir académique acquis dans une formation spécifique. Nos discussions se déroulaient sur des sujets liés à leur fonction, le salaire des enseignants en France par rapport au Maroc, les problèmes des rapports enseignants-élèves, enseignants- directeur d’école, les enseignements à dispenser pour faire évoluer les jeunes vers une culture moderne, etc. Je continuais de fréquenter les deux instituteurs qui finirent par me présenter un jeune homme, me disant qu’il était bien informé et disposé à me communiquer ses connaissances sur la société rifaine. Celui-ci s’attacha à mes pas et, jour après jour, me raconta des histoires locales que je notais scrupuleusement. Un récit cependant m’incita à nourrir de sérieux doutes sur la santé mentale de mon informateur. Il me narra comment il avait volé l’habit militaire d’un colonel, s’était présenté à la garnison locale qu’il avait passée en revue, avant d’être démasqué et mis en prison. Il n’en sortit que parce qu’un médecin le déclara totalement irresponsable de ses actes. Le rire hystérique qui conclut son récit me convainquit que ce personnage n’était pas dans un état normal. Je fis part de mon désarroi aux deux instituteurs qui s’amusèrent de ma réaction et me dirent : on se demandait quand vous alliez vous apercevoir de la folie de ce jeune homme. Maintenant que j’avais passé ce cap, les choses pouvaient se présenter autrement entre nous. Ces deux jeunes enseignants devinrent mes amis, des compagnons avec lesquels j’allais passer les meilleurs moments dans la région et apprendre le travail de terrain. Le premier était de la tribu des Ait bu Ifrur où nous vivions. Sa famille avait émigré en Algérie pour travailler dans les fermes de colons français. Après l’indépendance de l’Algérie, elle fut obligée de revenir dans le Rif pour s’apercevoir que les cousins et oncle paternels s’étaient débrouillés pour inscrire leur terre en leur nom. Le deuxième était un jeune marié, issu d’une tribu voisine (celle des Ait Sider). Il ne pouvait revenir chez lui, ses oncles lui ayant pris les terres qui lui revenaient à la mort de son père. Mes deux interlocuteurs étaient donc des hommes sans terre. Certes ils avaient un salaire régulier en tant qu’instituteurs, plus élevé que le revenu de la plupart des fermiers, mais être dépourvu de terre constituait pour eux un handicap majeur. Ils n’étaient pas des membres responsables de la tribu et faisaient donc partie de la catégorie des « jeunes ». Un troisième personnage, père de deux enfants, travaillant dans la mine de fer de la région, vint se joindre au petit groupe que nous formions. Il avait une maison près du village de Segangan, mais loin de son village d’origine où ses terres étaient occupées par ses frères et cousins sans qu’il puisse les récupérer. Je partageais donc mes journées non plus avec des hommes de savoir scripturaire analogue au mien, mais avec des « jeunes » sans terre. Étant moi-même dans ces années célibataire et ne pouvant évidemment pas posséder de biens fonciers, je fus rapidement assimilé par mes compagnons et par les autres à cette catégorie. Toutefois, ce rôle qu’on m’attribuait était à la fois une réalité, comme la suite le montre, mais aussi une fiction partagée, car, contrairement aux jeunes du cru, il ne pouvait être question pour moi de m’intégrer dans une généalogie et de posséder une terre2. Transgresser les règles et défier l’autorité Tous les week-ends, je partais avec mes trois compagnons pique-niquer au bord de la mer ou dans la montagne. Nous emportions tous les ingrédients et ustensiles nécessaires à la préparation du couscous, des tajines ou des brochettes. Mes compagnons se révélaient d’excellents cuisiniers, talent qu’ils ne pouvaient exercer chez eux où seules les femmes officiaient dans la cuisine. Ils venaient également presque tous les soirs chez moi pour discuter et chanter. Dans cette région du Rif, les hommes ne doivent en effet pas chanter en public, ni même en privé, ce qui pour mes compagnons était terriblement frustrant. Chez moi, ils se sentaient libres et, comme ils étaient « jeunes », ils pouvaient en prendre à leur aise et transgresser les règles. Un jour, nous partîmes visiter un centre thermal situé à quelque soixante-dix kilomètres de Segangan, près de la ville d’Oujda. Mes amis s’adressèrent au gendarme du coin, lui disant : nous voulons amener nos parents pour une cure, mais on nous a dit que ce coin était mal famé et qu’il y avait des prostituées dans chaque maison. Est-ce vrai ? Le gendarme répondit qu’il chassait régulièrement ces filles de mauvaise vie, mais qu’il en restait ou qu’il en revenait de temps en temps. Il désigna, à la demande de mes amis, les maisons qu’il fallait éviter pour que leurs vieux parents ne fassent pas de mauvaises rencontres.