lelouclacude h Débat animé par Yves Alion après la projection du film Les Parisiens, à l’École Supérieure de Réalisation Audiovisuelle de le 6 janvier 2005

Claude Lelouch est un cas à part dans le cinéma français. C’est l’un des rares cinéastes qui n’a jamais cessé d’être un auteur complet, à la fois scénariste, metteur en scène et producteur de tous ses films. Ses histoires n’appartiennent qu’à lui et portent la marque d’un univers qui n’est pas exempt d’une certaine naïveté, doublée d’un humanisme inquiet mais jamais défait. Sur le papier : tout est en place pour qu’il rejoigne le bataillon des auteurs incompris à la carrière hiératique. Or c’est l’inverse qui s’est produit : la carrière de Claude Lelouch est exceptionnelle, quantitativement et qualitativement. Elle est même unique. Détenteur avant d’avoir trente ans d’une Palme d’or et de deux Oscars, il a su pendant plusieurs décennies être en phase avec le public sans jamais rien renier de sa façon de faire du cinéma. Une façon là aussi des plus originales, notamment sur le plan du travail avec les acteurs. Il n’empêche, et même ses pires ennemis le reconnaissent : Lelouch n’a pas son pareil pour faire vivre ces « moments de vérité » qu’il n’a jamais cessé de traquer. C’est sans doute la vertu la plus évidente de ses films. Mais elle ne saurait faire oublier que son cinéma est aussi très formel. Les Parisiens Chaque film est la résultante d’une réflexion sur le cinéma. Même si en l’occurrence la part d’instinct est largement aussi importante. Le « jeudi » dont il est question ici suit de peu l’échec des Parisiens et certaines remarques amères attestent de son désarroi. C’est la photo d’un instant. Depuis lors le cinéaste, qui n’a jamais cessé de rebondir et ne compte finalement que sur lui pour trouver encore un peu d’énergie (il en possède pour des siècles) est parti sur d’autres projets... I compte aussi quand je réécris le scénario de la journée après avoir testé l’humeur de chacun. Ce qui m’intéresse, en fait, ce ne sont pas des histoires, ce sont des parfums de vérité. La vérité n’existe pas, personne ne pourra jamais la filmer, mais les parfums de vérité, eux, sont palpables. Notre vie quoti - dienne s’en nourrit. À un moment donné, on tombe amoureux de quelqu’un ou on se met à le détester. On se dit : « Tiens, ça c’est un mec bien » ou « Ça c’est un connard ». Dans tous mes films, inconsciemment, j’ai recherché à saisir ces moments- là. Quitte à sacrifier l’histoire. Ce qui me touche le plus, ce sont les person - nages, plus que les histoires. Dans la vie, on vit tous les mêmes histoires, à peu de choses près. Ce qui fait qu’une histoire est plus touchante qu’une autre, ce sont les gens qui la vivent. Tout à coup, ce type-là, ou cette femme- Entretien là, dégage une tristesse authentique ou une bonne humeur qui ne ment pas. Je suis amoureux de la vérité, et c’est pour cela que tous mes films s’inspi - , compositeur de la rent de la vie. Je n’ai jamais filmé autre chose. J’ai copié la vie toute ma vie plupart des musiques Nous venons de voir Les Parisiens. Le film est-il basé sur un scénario écrit ou et si elle voulait me faire un procès pour plagiat, elle pourrait. J’essaye sim - de Claude Lelouch, est-il le résultat de décisions prises au stade du montage ? avec celui-ci. plement avec mes films de me rapprocher de cette énergie vitale qui est pour Claude Lelouch : Tous mes films sont écrits, très écrits même. Peut-être trop moi le plus beau de tous les spectacles. écrits. Mais au moment du tournage, je fais comme si le scénario n’existait pas. Pour moi le scénario n’est pas un objet sacré. C’est un aide-mémoire, pas Qu’en est-il de la trilogie du Genre humain , dont Les Parisiens constitue le plus. Ce n’est pas le film. Quand je tourne, le moment le plus important, c’est premier volet ? le matin, l’arrivée sur le plateau. C’est là que je découvre mon film. Et que je C. L. : C’est une bonne question. Vous le savez : Les Parisiens a été lynché par vois les acteurs, que je jauge leur humeur, la critique. Cela fait quarante ans que cela dure. Nous ne sommes pas d’ac - que j’observe la lumière, le soleil ou la pluie. cord sur l’histoire du cinéma, et à chaque fois que je fais un film, la critique « Au moment du tournage, je C’est à ce moment-là, selon la façon dont je me le fait payer. Cette fois sans doute plus cher que d’habitude puisque je m’aperçois donc que mon scénario perçois tout cela que je détermine le scéna - me suis investi plus que d’ordinaire. Du fait de ce lynchage critique, le public est démodé. Les choses, dans la rio définitif de la journée. Car je suis très n’est pas venu. Or je suis mon propre producteur, j’ai toujours produit mes films vie, ne se passent jamais, jamais, attaché aux comédiens : ils sont l’essentiel avec ce que rapportaient les précédents… comme on les avait imaginées. » de mon cinéma. Ils représentent ce que j’ai Le deuxième volet existe, mais pas dans la forme que j’aurais souhaitée. Et je été chercher au cinéma quand j’étais spec - ne pourrai pas tourner la troisième partie, parce que c’était la plus chère, la plus tateur. Quand j’ai commencé à voir des films, riche. Pour l’instant, elle est sur une étagère. Le tout petit, je ne savais pas qu’il y avait des scénaristes, des dialoguistes, des met - deuxième volet, je ne peux pas le montrer tel qu’il teurs en scène. Quand j’avais quatre ou cinq ans, sous l’Occupation, naïve - a été tourné parce qu’il appelle une troisième ment je croyais que les acteurs inventaient leurs textes et que ce que je voyais partie. Alors j’ai fait, pour mon plaisir, un film qui sur l’écran, c’était la vérité. va s’appeler Le Courage d’aimer , pour reprendre Au moment du tournage, je m’aperçois donc que mon scénario est démodé. le titre d’une des chansons du film, qui est une Les choses, dans la vie, ne se passent jamais, jamais, comme on les avait ima - synthèse du premier et du second volets. Pour tout Jean-Paul Belmondo ginées. En général, c’est sur le plateau que vous vous rendez compte que vous dire je suis très satisfait du résultat. Je pense que je n’aurais jamais eu le Au centre, Massimo dans Itinéraire d’un Ranieri dans Les enfant gâté (1988). votre scénario est rarement à la hauteur de ce que vous amènent les comé - culot de faire ce film si je n’y avais pas été poussé par les événements. Je vais Parisiens (2004). diens et les techniciens qui sont là, ce jour-là, avec sans doute montrer Le Courage d’aimer à l’étranger avant de le sortir en . vous. Les comédiens sont aussi des êtres humains. Qui À l’heure actuelle, je suis tenté d’aller faire du cinéma ailleurs. J’en ai marre de rentrent chez eux tous les soirs et qui reviennent tous me battre. Mes films sont systématiquement critiqués avant même d’être vus, les matins. Parfois ils sont de bonne humeur, parfois avant même de sortir. Je suis épuisé. Je vais continuer à faire des films, mais dans pas. Parce qu’ils ont d’autres histoires à vivre, comme des pays où la critique a une autre vision du cinéma. tout monde. Et moi je me sers de cette bonne ou mau - vaise humeur, parce qu’elle est très photogénique. Les émotions du film sont universelles. Dans ce film, c’est assez étrange de Après cela, tout dépend des uns et des autres. Belmondo, par exemple, c’est voir le spectacle de la vie, et constater que les adultes transmettent les mêmes rare qu’il soit de mauvais poil, il y a des tempéraments comme ça. J’en tiens émotions que lorsqu’ils avaient 18 ou 20 ans. Est-il difficile de créer ces

2 3 sentiments, de les porter à l’écran ? Est-on toujours sûr du résultat ? En attend- Au cinéma, on distingue les figures imposées, qui émanent du scénario, et on toujours davantage ? les figures libres. C’est comme le patinage artistique. Et ce que j’aime le plus, C. L. : Il faut une vie pour réussir un film. J’ai fait quarante films. Chaque film ce sont les figures libres, quand l’acteur cesse de jouer la comédie. C’est m’a appris tellement de choses que j’ai eu envie d’en faire un autre. C’est-à- d’ailleurs un paradoxe : ce que j’aime chez un comédien, c’est qu’il cesse dire que je suis retourné quarante fois à l’école. Je suis un de jouer la comédie. On lui donne un scé - autodidacte. J’ai appris le cinéma tout seul : je suis passé nario, il apprend son texte et le récite, plus « Les séquences que je préfère dans par le cinéma d’amateur et j’ai inventé ma propre écriture, ou moins bien. Vous savez que c’est une mes films sont toutes celles que je au fur et à mesure que je faisais des films. La fréquentation récitation, sauf quand il s’agit des très très serais incapable de refaire. C’est-à- des salles obscures m’a également beaucoup apporté. Avant grands acteurs, qui arrivent à casser le dire tous ces petits moments d’être cinéaste, j’étais un spectateur gourmand, j’avais besoin moule. Mais cela ne résulte pas de la direc - de voir deux ou trois films par jour quand j’avais quinze ou tion d’acteur, plutôt du tempérament du magiques que j’ai réussi à voler Claude Lelouch aux comédiens. » tourne son premier seize ans. Et un jour, ce spectateur n’a plus trouvé de films à voir. J’avais tout comédien en question. Mais même les très court métrage vu et surtout, je ne trouvais pas dans les programmes un film qui me donnait grands, quand vous les emmenez sur le amateur. envie d’aller au cinéma. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de faire des films, terrain des figures libres, ils s’éclatent et redeviennent des êtres humains. C’est ceux que j’avais envie d’aller voir. Je pense qu’on devient cinéaste le jour où à ce moment-là que le film prend une autre dimension. Les séquences que je l’on a digéré les films. C’est une condition nécessaire mais pas suffisante. préfère dans mes films sont toutes celles que je serais incapable de refaire. À l’époque, je suivais deux sortes de programmes. Ceux qui m’étaient indiqués par les critiques de l’époque, ceux des Cahiers du cinéma par exemple. Je traînais beaucoup à la Cinémathèque, où je m’emmerdais copieusement. Et puis j’allais aussi beaucoup dans les cinémas des grands boulevards, pour aller voir les séries B. Et là, je m’amusais beaucoup plus. Même si je me suis bien fait chier à la Cinémathèque, il y avait quand même des films bien écrits. Il y avait des trouvailles, une volonté, une recherche de l’écriture cinémato - graphique. Mais en même temps, cette recherche était souvent au service de l’ennui, alors j’allais voir d’autres films vachement moins bien tournés, mais beaucoup plus excitants. Je me disais : « Mon cinéma, si un jour j’en fais, sera forcément à mi-chemin des ces deux bornes ». Je suis très sensible à l’écriture cinématographique, et c’est vrai qu’aujourd’ - hui je souffre quand je vois des films avec plein de fautes d’orthographe, des films mal écrits. Si je repère par exemple deux plans d’ensemble l’un derrière l’autre, je me dis : « Comment peut-on encore faire des choses comme ça ? ». C’est un détail. Mais ce sont mille détails comme celui-là qui font qu’un film est fluide ou non. Faire un film, c’est « Un plan d’ensemble, c’est un coup comme conduire une voiture. Il faut de frein. Tout à coup les spectateurs savoir accélérer et freiner au bon de la salle font leur propre mise en moment. Un plan d’ensemble, c’est un Anouk Aimée et coup de frein. Tout à coup les specta - C’est-à-dire tous ces petits moments magiques que j’ai réussi à voler aux Jean-Louis Trintignant scène et ils regardent où ils le dans Un homme et teurs de la salle font leur propre mise en comédiens. En fait, je suis un voleur. Je chauffe les comédiens avec les figures une femme (1966). désirent. Dans un gros plan, vous scène et ils regardent où ils le désirent. imposées. Mais quand celles-ci prennent fin, je laisse tourner la caméra : je imposez votre volonté, c’est presque Dans un gros plan, vous imposez votre laisse la vie continuer, et les acteurs radoter. C’est au moment où l’on radote un viol ! » volonté, c’est presque un viol ! C’est plus qu’on devient humain et vivant. Dans la vie, on radote. Moi, je suis en train difficile de faire un gros plan, parce que de radoter. Parce que je cherche mes mots, parce que j’ai besoin de réfléchir si votre gros plan n’est pas riche, le spectateur ne peut pas se raccrocher à à ce que je vais dire. C’est quand il est dans cette situation que le comédien autre chose. Alors que dans un plan large, si ce que vous proposez au spec - devient passionnant. Parce qu’il est sans filet, il n’a plus de protection. Lors - tateur n’est pas passionnant, il peut toujours regarder ailleurs. Donc c’est cette qu’il reste derrière le texte que vous lui avez donné, il a un bouclier. alternance, c’est cette façon de conduire qui est plaisante dans l’écriture ciné - Aujourd’hui je tourne assez systématiquement à deux caméras. Si j’ai deux matographique. Une écriture, ça se crée en travaillant avec les comédiens. C’est comédiens qui se font face, il y a une caméra sur chacun d’entre eux. C’est en tournant avec eux que l’on voit s’ils font semblant ou s’ils sont sincères. évident dans Les Parisiens . C’est un film sur les humains, j’ai voulu filmer des

4 5 humains. La caméra est pratiquement en per - tamment sur un fil. La vie, ça ne tient à rien. elle le découvrira pendant le tournage. Au les mêmes conditions que la vie et plus vous manence sur les regards. Les acteurs ont tou - D’autant que la vérité, il faut l’échauffer. Un moment où elle entend ce mot, elle ne joue pas avez de chances, s’il joue votre jeu, de filmer jours peur, même les plus grands. Au début de acteur, c’est comme un athlète. Il faut l’entraî - pareil que si elle incarnait une comédienne qui des petits moments de vie. Cela dit, c’est comme la prise, ils ont peur. Mais quand ils en ont fini ner, le mettre en condition. Quand vous faites se dit : « Je vais entendre “je t’aime” ». Je suis là cela que je travaille. Mais d’autres font autre avec les figures imposées, ils se sentent libérés, partir un acteur derrière le clap, c’est terrible... pour aider les comédiens dans les moments dif - chose, voire le contraire et c’est très bien ! ils se disent : « Ça y est, mission accomplie, c’est Vous vous rendez compte ! Tout à coup, on lui ficiles. Si l’on annonce à quelqu’un la mort d’un terminé », et à ce moment-là, ils redeviennent des dit « Partez » et d’emblée, il faut qu’il soit être cher, il va se décomposer. Si c’est un comé - Les figures sont libres, mais les thèmes que vous êtres humains. Je laisse tourner la caméra et je génial... Aujourd’hui, dans mes films, il y a dien qui doit jouer la douleur et qu’il s’y prépare abordez sont récurrents : dans tous vos films on leur demande de vivre. Je leur souffle le texte : quatre ou cinq répliques qui ne servent à rien, trois jours à l’avance, il va se miner et faire des trouve des hasards, des coïncidences, des

Lino Ventura, , Charles Denner, Charles Charles Gérard et Gérard et Aldo Maccione dans L’Aventure, c’est ce sont des répliques d’échauffement. Et quand grimaces. On parle beaucoup du tsunami qui a dans La Bonne Année (1973). l’aventure (1972). le comédien a oublié le mot « partez », qu’il a causé des centaines de milliers de morts en Asie. oublié la lumière, les caméras et le trac, il rede - Quand on voit les images, ce ne sont pas ceux vous l’avez vu dans le film. Moi, j’ai joué dans vient un être humain et c’est à ce moment-là qui racontent le séisme les plus intéressants, ce toutes les scènes de ce film. Mais on a coupé qu’il faut lâcher les phrases essentielles. Mon sont ceux qui reçoivent l’information. Ils nous femmes et de la musique. Quand vous cher - ma voix, heureusement ! Attention ! Ces figures scénario, je ne le fais jamais lire aux comédiens, donnent la chair de poule. Quand je vais au chez une nouvelle histoire, l’avez-vous à jamais… Sauf quand il s’agit de cinéma, c’est pour rire et pour pleurer, parce l’esprit ? C. L. « Compte tenu de ma méthode, la phase figures imposées, car ce ne sont pas que c’est le propre du spectacle. Mais ce que : Non, je ne pense pas à ça, mais la vie des scènes où il y a une grande j’aime le plus, c’est avoir la chair de poule. Je me n’est faite que de ça, de hasards et de coïnci - la plus importante, c’est le montage. émotion. Celles qui peuvent régale du cinéma « chair de poule » et c’est dences… C’est là que le film prend forme. » déclencher une émotion, je les celui que j’essaye de faire. Or le cinéma « chair garde pour le tournage. Par de poule » naît encore une fois des surprises. Et de femmes et de musique... libres n’ont rien à voir avec de l’improvisation : exemple, le cliché des clichés, c’est de dire : Les acteurs, il faut les aider à être surpris. C’est C. L. : L’amour, pour moi, c’est le cœur de l’hu - l’improvisation, c’est insupportable, ça traîne en « Je t’aime » à quelqu’un. Si l’acteur a lu le comme moi, si j’avais lu le scénario de ma vie, manité, la récompense des récompenses, l’oscar longueur, ça part dans tous les sens. matin, dans l’autobus ou dans sa bagnole, qu’on je ne serais pas heureux de me lever tous les des oscars, la Palme d’or des Palmes d’or. Quand Compte tenu de ma méthode, la phase la plus allait lui dire : « Je t’aime », au moment où ça matins. Si on m’avait donné la date de ma mort on a la chance de vivre une histoire d’amour, importante, c’est le montage. C’est là que le arrivera, il se sera pas étonné. Pourtant il n’y a dans une petite enveloppe, la vie serait un cau - on est au cœur de la vie. C’est dans les histoires film prend forme. Au montage, on enlève tout rien de plus étonnant que d’entendre quelqu’un chemar. Lire le scénario avant de jouer, c’est de d’amour que les être humains se dévoilent le ce qui dépasse et on garde ces petits moments vous dire : « Je t’aime ». Et si je demande à un la triche. L’acteur sait si ça se termine bien ou mal plus. C’est au moment où quelqu’un tombe d’émotion, de vérité, qui font que l’on est cons - comédien de dire « Je t’aime » à sa partenaire, pour lui... Plus vous mettez le comédien dans amoureux qu’il devient généreux : il est telle -

6 7 ment content de son bonheur qu’il a envie de le partager. J’ai essayé toute Vous dites que vous aimez capturer la vérité, mais il y a quand même beau - ma vie de filmer les gens quand ils étaient dans cet état de grâce, parce que coup de manipulations dans Les Parisiens , qui raconte l’histoire d’un film j’ai le sentiment de mieux les filmer, de mieux les voir. C’est pourquoi j’aime dans le film, avec des personnages qui commentent leurs états d’âme en chan - filmer les histoires d’amour. En tous les cas, j’aime essayer de comprendre tant... N’est-ce pas superficiel ? pourquoi deux personnes ont envie d’aller dans le même lit et pourquoi, au bout C. L. : Si vous voulez. Mais ce que je cherche à montrer, c’est que pour moi d’un certain temps, elles n’en ont plus envie. Tout le reste : la réussite, le succès, il n’y a pas de différence entre la vie et un bon film. Je À droite, Claude le fric, ce sont des lots de consolation. me suis toujours nourri dans mes films de ce qui m’ar - Lelouch dirige Charles Gérard et La musique est également très importante dans mes films. Pourquoi ? Parce rivait dans la vie. Plus il m’arrive de choses dans la André Dussollier que c’est elle qui parle le mieux à notre inconscient. Nous avons deux intel - vie et plus vous en verrez sur l’écran. Et comme je me dans Toute une vie (1974). ligences – l’une rationnelle et l’autre irrationnelle. Or tout dans cette société, suis tout le temps nourri, je suis devenu un auteur : je n’ai jamais raconté d’autres histoires que les miennes, à part Les Misérables , de Victor Hugo – et encore, je Philippe Léotard, l’ai adapté vraiment à ma sauce. J’aime filmer des hommes, des femmes que , j’ai plus ou moins rencontrés, j’aime bien avoir des points de repères. Pour - Jacques Boudet et quoi j’aime le cinéma ? J’aime le cinéma parce que je trouve que c’est la vie Michel Boujenah dans Les Misérables en réussi, en mieux. Quand j’étais tout petit, j’étais plus heureux dans une (1994). salle de cinéma que dans la rue, parce que je trouvais que les hommes et les femmes que je voyais sur l’écran étaient plus beaux, plus intelligents, plus courageux. Mes films ne sont pas de la même eau, je préfère qu’ils ressemblent à la vie. Dans Les Parisiens , on voit bien qu’il n’y a pas de ligne de démarcation entre la vie et le cinéma. À plusieurs reprises, vous pensez que ce sont des scènes de la vie des personnages alors qu’il s’agit du film dans le film...

Pourquoi produisez-vous vos films vous-même? C. L. : Comme je suis autodidacte, quand j’ai commencé à faire ce métier, j’ai fait comme tout le monde : j’ai écrit un scénario et je suis allé le présenter à des producteurs. Ils n’ont pas été emballés. Je me suis dit : « S’il faut que je passe par ces lascars pour faire du cinéma, je ne vais pas faire beaucoup de films, dans le monde dans lequel nous vivons, est fait pour développer l’intelli - ça va être compliqué ». Je me suis dit que j’aurai plus vite fait d’apprendre le gence rationnelle. Et il n’y a pas d’école pour nous enseigner ou pour nous métier de producteur pour m’affranchir de tout cela. Puis j’ai rencontré de aider à développer notre inconscient. Qui, lui, sait d’où l’on vient et où l’on très bons producteurs, mais le pas était franchi. Si j’avais eu la chance ou la va. Alors que notre intelligence rationnelle nous dit que l’on ne sait pas. malchance de rencontrer d’entrée de jeu Alexandre Mnouchkine ou Pierre Notre inconscient sait des choses, mais on ne lui Bromberger, peut-être ne serais-je jamais devenu producteur. Je ne le regrette fait pas confiance. Or ce qui réveille le mieux pas parce que ça m’a permis d’engranger dix succès. Et ces succès ont permis « La musique est également très notre inconscient, c’est la musique. Quand j’é - de compenser les bides que j’ai pu faire par la suite. Ma carrière a été en importante dans mes films. coute de la musique, c’est à ce moment-là que dents de scie. Or quand vous sortez d’un bide, vous êtes tricard dans le cinéma Pourquoi ? Parce que c’est elle je suis le plus dans l’irrationnel. La musique me pendant trois ou quatre ans. C’est parce que j’étais mon propre producteur que qui parle le mieux à notre fait décoller. Et quand j’ai envie que mes per - j’ai pu faire un film chaque année. inconscient. » sonnages ou que mon histoire fassent décoller Claude Lelouch, personnage dans les spectateurs, c’est vrai que je ne me gêne pas Pourquoi l’échec des Parisiens vous touche-t-il plus que d’ordinaire, au point Le Courage d’aimer d’utiliser la musique. Parce que je sais qu’à ce moment-là, je vais mieux de vouloir partir pour l’étranger ? Ce n’est pas la pre - (2005). parler à l’inconscient des spectateurs qu’à leur intelligence rationnelle. Le mière fois que vous rencontrez l’insuccès... Vous rationnel m’ennuie de plus en plus parce qu’il travaille sur le court terme : savez rebondir ! il existe pour arranger les bidons du quotidien. Alors que notre inconscient C. L. : Mais je vais essayer de rebondir encore, mais sait des choses, il sait qu’on est là depuis très longtemps et pour très longtemps. d’une au tre façon. L’échec de ce film me touche parce C’est notre inconscient qui nous fait accepter l’idée de la mort. Mais la société que c’est un film qui touche mon intimité. D’abord, ne développe pas assez l’inconscient. J’essaye d’aller à contre-courant dans c’est la première fois que j’apparais dans un film : je mes films. C’est ce que certains aiment et que d’autres détestent. me mets tout nu et j’explique ce qu’est ma méthode.

8 9 Et je suis frustré de ne pas pouvoir faire la troi - Un film qui a du succès est toujours en partie ne se rue pas sur les films, or c’est lui qui fait la pluie et le beau temps. Et dans sième partie. J’avais envie d’aller encore beau - sincère. Quand un film ne trouve pas son public, le cinéma, l’équation de l’argent est incontournable. C’est vrai que s’il s’agit de coup plus loin, de parler de choses très, très, très c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. faire d’autres films à budget moyen en France, je trouverai le financement... intimes. Je pense que c’est le devoir d’un auteur En réalité, je ne vais pas quitter la France. Je vais simplement tourner ailleurs. d’être le cobaye de sa propre vie. Aujourd’hui, je Je suis triste que vous vouliez partir à l’étran - Je ne peux pas partir pour de bon : j’ai sept enfants, et il n’est pas question de suis très triste de ne pas pouvoir faire le troisième ger. Je n’ai pas toujours été d’accord avec vos les laisser derrière moi. Je vais faire encore quelques films et puis j’arrêterai. volet du Genre humain. Si je veux vraiment par - films, mais j’ai une grande admiration pour vous, Les caméras sont lourdes à porter au bout d’un certain temps ! venir à mes fins, il faut que je choisisse un autre pour la place que vous tenez dans le cinéma chemin que celui de la France. Après quarante depuis une cinquantaine d’années, sur tous les Il y a des caméras de plus en plus légères ! Au centre, Jacques Villeret et Jacques films, le public en a peut-être en a marre : je plans. Vous avez su vous construire une vraie C. L. : Oui, mais enfin, les statistiques ne sont pas en ma faveur. À 67 ans, le Dutronc dans Le Bon plaide coupable. liberté, une liberté de créateur, ce qui n’est pas compte à rebours est enclenché. Je suis réaliste. C’est sans doute pour cela que et les Méchants (1975).

Bulle Ogier et Rufus dans Mariage (1974). donné à grand monde. En même temps, vous j’ai pu faire quarante films. Aujourd’hui je sais que je vais devoir prendre l’école êtes un exemple parce que vous travaillez tou - buissonnière pour continuer. Peut-être que toutes ces petites misères surviennent jours sur des méthodes nouvelles et vous essayez pour mon bien. Jusqu’à aujourd’hui je me suis nourri de mes échecs. La plus Faites-vous des films pour vous ou pour le d’approcher, comme vous le dites, des parfums grande école du monde, pour moi, c’est l’échec. Je me suis construit sur tout ce public ? de vérité. J’avais déjà vu Les Parisiens et je l’ai que j’ai raté. Aujourd’hui, je suis en train de redoubler une classe, et c’est sûre - Claude Lelouch C. L. : C’est une très bonne question. À chaque revu avec plaisir. Je vous demande de réfléchir ment pour mon bien. En tous les cas, c’est gentil de m’avoir dit ça. reçoit les Oscars du Meilleur Scénario et fois que j’ai fait des films pour le public, je me encore avant de nous quitter ! du Meilleur Film suis planté... Je crois que je fais des films que C. L. : Je suis très sensible à votre déclaration. J’ai Vous avez quand même un nom, donc vous pourriez étranger en 1966. je serais content de voir si j’étais au milieu du eu la chance de faire quarante films : je suis un trouver un producteur... public. Le public vient quand les films font cinéaste gâté et je ne demande pas que l’on me C. L. : Les producteurs ont l’oreille du succès ! Quand j’ai preuve de sincérité. Si je me lançais dans un plaigne. Mais je sais que je suis un vieux cinéaste, fait Un homme et une femme , ça a été un succès pla - film en me disant que je vais faire un film pour que les jeunes générations ne connaissent pas nétaire : Palme d’or à Cannes, deux Oscars, 47 récom - le public, je serai tenté de faire des grimaces et très bien mon cinéma. Aujourd’hui ma clientèle penses, c’était la folie. Et en même temps c’est peut-être le film sera raté. Je pense que les plus beaux regarde la télé. Ceux qui avaient 20 ans quand ce film-là qui a braqué toute une catégorie de gens contre films de l’histoire du cinéma ont été réalisés par j’avais 20 ans, qui avaient aimé Un homme et moi. Après Un homme et une femme , j’aurais pu aller des cinéastes qui avaient envie de se faire plaisir une femme , L’Aventure c’est l’aventure , Itinéraire voir n’importe quel producteur et lui raconter n’importe à eux-mêmes et qui, par la suite, ont fait plaisir d’un enfant gâté , Les Uns les autres , ont pris un quelle connerie. Il aurait trouvé cela génial. Derrière un aux autres. Le succès est une notion importante. coup de vieux, comme moi. Le jeune public succès, vous pouvez vendre n’importe quelle daube.

10 11 Mais derrière un bide, même avec le plus beau du temps. J’ai eu la chance de fréquenter pendant dans le vague, plus vous êtes avec vos propres émotions. Vous avez une petite scénario du monde, personne ne vous écoute. Je six mois, un centre d’études à la Télévision fran - chance de trouver en vous quelque chose qui va vous appartenir en propre. Vous ne vais pas changer le monde ! Et ce que je dis çaise, dirigé par un grand photographe. Il m’a ne serez pas un cinéaste de plus, mais quelqu’un qui apporte quelque chose, est tout aussi vrai dans n’importe quel métier. donné beaucoup de conseils, je lui dois beau - c’est ça que le public attend. Le public cherche la nouveauté. Le monde dans coup. Mais j’ai très vite compris que personne lequel nous vivons a besoin de choses nouvelles pour Vous avez démarré votre carrière il y a à près ne m’attendait et qu’il faut fabriquer un produit. avancer. Alors on peut toujours faire le perroquet et de 50 ans. Si vous deviez commencer à travailler J’ai donc fabriqué mon propre produit... Si, aujour - copier sur son voisin. Ce n’est pas une option infa - « Si vous vous dites que aujourd’hui, compte tenu du paysage audiovi - d’hui, j’avais envie de faire du cinéma, j’aurais mante. Mais avant de devenir un perroquet, essayons Fellini ou un autre a déjà suel, du contexte financier, du fait qu’on ne une ou deux caméras et j’irais voir des comé - de trouver le diamant qui est en chacun de nous… Et fait en mieux ce que vous produit pas de la même façon, qu’on ne tourne diens dans des écoles de théâtre et des techni - cela vous ne pourrez vous en convaincre, que dans voulez faire, vous arrêtez pas de la même façon, que les caméras ne sont ciens dans des écoles de techniciens. C’est ce l’action. Or l’action, c’est une caméra, des potes, une tout de suite. » pas les mêmes, quelle serait votre stratégie ? que j’ai fait il y a cinquante ans. Avec des potes, histoire... Et on y va. Il y a 50 ans, la pellicule coûtait très cher, il fallait tourner en 16 millimètres, le labora - toire n’était pas gratuit. C’était très compliqué. Aujourd’hui, si on a envie de faire un film et qu’on ne le fait pas, c’est qu’on n’a pas envie de le faire...

Vous avez tourné Les Parisiens en Haute Définition. Pourquoi ce choix ? C. L. : Le numérique constitue une grande révolution. Aujourd’hui la Haute Définition a rattrapé le 35 mm, vraiment rattrapé. Il y a quelques plans en 35 mm dans Les Parisiens : ils sont moins bons que ceux tournés en HD.

Lesquels ? C. L. : Tous les plans au ralenti du début, sur les couples qui s’embrassent, ont été tournés en 35 mm. Tout le reste a été tourné en Haute Définition. Et quand on regarde le film, c’est assez frappant. Dans les années qui viennent, je suis prêt à parier que le numérique va dépasser l’argentique. Dorénavant, je Un plan du tournerai tous mes films en HD. générique des James Caan dans Un autre homme, une autre chance Parisiens (2004). (1977). avec le système D, je ferais un film, un film de Quelle que soit la valeur de plan ? Le problème est-il le même quand on fait système D. Quand on a du talent, ça se voit. un gros plan et un plan d’ensemble qui embrasse tout un paysage ? Après, la route est tracée. Mais il ne faut pas avoir C. L. : La HD est un rêve quand on travaille avec les comédiens. Quand je tour - C. L. : J’aurais envie de faire la même chose. peur de ce qu’on va vous raconter : « C’est de nais il y a quelques années avec les comédiens, j’étais limité pour la séance D’abord, c’est plus facile aujourd’hui de travailler, la folie, mais pour qui tu te prends ! ». Il faut se de chauffe. Parce que 120 mètres de pellicule, cela fait quatre minutes. Aujour - à l’heure des petites caméras numériques. C’est prendre pour ce que l’on veut être, avoir le culot d’hui, une cassette dure cinquante minutes. Quand je me lance dans une un joker infernal pour un cinéaste. Parce que de croire en soi. En outre il y a autour de vous scène, aujourd’hui je peux me dire « pendant 50 minutes, je n’ai pas besoin tout le reste : les décors, les acteurs, on peut les beaucoup de gens qui ont envie de faire des de couper ». Cela n’a pas de prix. D’autant que cinquante minutes de bande avoir pour rien. Mes premiers films n’ont pas choses : il faut les mobiliser, ces forces vives. ne coûtent pas la même chose que 500 mètres de pellicule. Les avantages coûté cher. Aujourd’hui je chercherais à gagner Alors, s’inscrire dans une école, c’est formida - sont à la fois financiers et techniques. Nous avons tourné tout le film avec un ble, tout ce qui est pris est pris. Mais zoom. Il suffisait de choisir la focale au millimètre près. Tous les avantages... il ne faut pas non plus croire que cela D’autant que la caméra est légère, elle est fiable… Bon, il y a des contraintes, « Si, aujourd’hui, j’avais envie de faire suffit… Quand on fait un film, il ne mais il suffit de trouver les techniciens qui connaissent bien ces contraintes. du cinéma, j’aurais une ou deux faut pas avoir peur, il faut avoir tous Mais vous avez vu des plans de Paris la nuit ? Pas un projecteur ! Aujour - caméras et j’irais voir des comédiens les culots. Si vous vous dites que d’hui, tous ceux qui tournent en 35 mm, ce sont des nostalgiques. dans des écoles de théâtre et des Fellini ou un autre a déjà fait en techniciens dans des écoles de mieux ce que vous voulez faire, vous Gérard de Batista, le directeur de la photo, a déclaré qu’il avait très peu éclairé techniciens. » arrêtez tout de suite. Plus vous êtes les plans extérieurs. Faut-il en conclure qu’il faut moins de techniciens,

12 13 d’électriciens, de temps pour la mise en place ? Et que tout ce temps écono - derrière un objectif. Je n’envisageais pas du tout de faire de la mise en scène. misé peut servir à travailler avec les comédiens ? Et puis, un jour, je suis allé faire un reportage en Russie, en 1957. Il existait très C. L. : La HD est formidable dans les basses lumières. Il y a dans le film un plan peu d’images sur la Russie. À l’époque, il y avait un concours doté de 10 000 sur les ponts de Paris : pas un projecteur, même pas une lampe. Ce qui veut $ pour récompenser celui qui le premier irait filmer les momies de Lénine et dire qu’en nuit complète, la caméra encaisse d’une de Staline dans leur mausolée, à l’époque côte à côte. En 1957, le rideau de façon extraordinaire. C’est une vraie révolution. C’est fer était encore assez étanche. Je me suis inscrit dans un voyage organisé, j’ai vrai que j’ai passionnément aimé le 35 mm : je suis même adhéré au Parti communiste pour pouvoir entrer plus facilement. Je triste parce que j’ai fait toute ma vie avec le 35 mm. suis arrivé à Moscou avec une caméra en pièces détachées dans mon bagage. C’est comme si je quittais la femme de ma vie ! Mais, Je l’ai remontée. Comme il n’était pas permis de tourner, je m’étais entraîné comme je le dis dans le film, on est tous fidèles tant à Paris, à filmer avec la caméra accrochée sur la poitrine. Je marchais comme La séquence qu’on n’a pas trouvé mieux ! un petit bossu, je portais un imperméable comme Columbo, j’avais l’objec - nocturne sur les ponts de Paris dans tif qui dépassait et je filmais sans viser... J’avais prévu d’aller tourner dans le Les Parisiens (2004). Quel type de réalisateur êtes-vous lors des phases de post-production. Êtes-vous mausolée. À l’époque, les caméras n’étaient pas silencieuses. Quand on les très actif, plutôt passif ? Partagez-vous votre travail avec le monteur ? remontait, elles faisaient du bruit. J’avais demandé aux autres membres du C. L. : Je suis très très actif. Un metteur en scène, tel que je le conçois, doit être groupe d’entrer dans le mausolée avec moi. Quand je filmais, tout le monde actif à tous les niveaux du film. À l’écriture, à l’adaptation, aux dialogues, au se mettait à tousser pour couvrir le bruit de la caméra. tournage bien entendu, au montage. Il n’y a que lui qui puisse monter le film, Après avoir filmé un petit peu partout dans les rues de Moscou, mon chauf - avec son monteur. Mais il n’est pas question que le monteur monte sans lui, feur de taxi m’a emmené aux studios Mosfilm. C’est un jour qui a compté c’est impensable. J’arrive d’Epinay où j’étais en train de faire l’étalonnage de plus que n’importe quel autre pour moi. Parce que ce jour-là, on tournait mon film : j’ai étalonné chaque plan. J’ai mis du rouge, du vert, du bleu, j’ai Quand passent les cigognes. Ce film a été, pour moi, un assisté au montage négatif, au mixage, au doublage, au bruitage. À chaque déclic. J’ai été subjugué par ce que je voyais sur le plateau de seconde de la fabrication du film, le metteur en scène peut intervenir sur Michaël Kalatozov et c’est à ce moment-là que j’ai décidé que l’émotion. À chaque seconde, il peut intervenir sur la musique. Il ne faut pas je deviendrai metteur en scène. Parce que je pouvais me lâcher son film une seconde et confier son bébé à quelqu’un qui va le déna - rendre compte du travail de Kalatozov avec les comédiens et turer. Le metteur en scène est le garant, en permanence, de l’histoire qu’il de la façon dont il plaçait sa caméra par rapport à eux. Je veut raconter, à tous les niveaux, y compris la post-prod maintenant. Encore me suis dit que non seulement, je pourrais continuer à filmer plus aujourd’hui, puisque il est possible d’étalonner chaque image en numé - la vie, mais aussi à la mettre en scène. Car c’est vrai que Un plan de Quand rique. On peut changer les couleurs, les atmosphères... Aujourd’hui, le cinéaste quand j’étais caméraman d’actualité, j’étais souvent gêné par le fait de ne pas passent les cigognes se retrouve devant son écran, comme un peintre. Il peut ajouter du jaune, du pouvoir intervenir sur les acteurs. C’est vrai que parfois, j’avais envie de leur de Mikhaïl Kalatozov. vert, du blanc, c’est absolument incroyable. Le numérique permet, aujour - dire : « Faites ci, faites ça ». Inconsciemment, je sentais que je ne pouvais d’hui, de dominer complètement l’ image. pas intervenir. Il est certain que le fait d’être un technicien a inventé le cinéma que je fais, puisque, dès le départ, je crois, j’ai été le premier metteur en scène Votre maîtrise de la technique vous a-t-elle donné des idées de mise en scène ? au monde à être derrière sa caméra. C’est vrai que ce que l’on voit derrière Ou pensez-vous au contraire que pour bâtir une bonne mise en scène, il faut la caméra est totalement différent de ce que l’on voit à côté de la caméra. se dégager de la technique ? Aujourd’hui, les cinéastes, d’ailleurs, sont tous derrière la caméra puisqu’ils C. L. : Encore une fois, je vais parler de mon expérience personnelle. Je ne vou - se tiennent derrière le combo. Or l’image du combo est exactement celle que drais pas me mettre à critiquer qui que ce soit. J’aime trop les autres metteurs l’on voit à travers l’objectif. en scène, même s’ils tournent d’une façon totalement différente. Je respecte toutes les formes de cinéma : chacun doit inventer sa propre forme. Au départ, Une question anecdotique : le personnage du reporter inter - Lelouch et sa à seize ou dix-sept ans, mon ambition, c’était d’avoir une caméra, de faire le prété par Yves Montand dans Vivre pour vivre , c’est vous ? petite caméra. tour du monde et de filmer les grands événements de C. L. : Un petit peu, oui. l’actualité. Le spectacle du monde me fascinait déjà. Je partais avec une petite caméra 16 mm : je me suis retrou - Il y a beaucoup de vécu dans le film, que ce soit dans l’écri - vé à Budapest, à Suez, là où ça chauffait. Je partais en ture ou dans la réalisation. Cela concourre-t-il à ce que vous solo, je revenais, je montais des sujets et je les vendais. soyez parvenu à trouver ces « parfums de vérité » dont vous En tant que caméraman d’actualités, je n’intervenais pas parliez ? Yves Montand dans sur les acteurs. Je n’avais pas à proposer une vision du C. L. : Sûrement. Je continue, encore aujourd’hui, à me comporter comme Vivre pour vivre (1967). monde : ma vision du monde, c’était celle qu’on a un caméraman d’actualités. Seulement, je filme maintenant ma propre fiction.

14 15 Mais un film est la résultante d’un ensemble en tirer les conséquences. Pour que les gens écou - Raconter ses propres histoires demande une souffrir du regard des autres pour imposer son d’éléments. Quand vous arrivez sur un plateau, tent la musique tout en regardant le film, il faut autre forme de talent. Moi, j’ai tendance à racon - idée et rester soi-même. Que faut-il faire ? à chaque séquence, il y a une vedette. Parfois sacrifier certaines choses. Il faut que l’image soit ter mes propres histoires. J’ai moins de déca - C. L. : C’est vrai que l’égoïsme est au cœur de ce sont les acteurs, parfois le scénario, ou les moins forte pour que l’oreille soit plus attentive. lage, je me pose moins de questions. Il y a l’humanité, ce n’est pas propre aux cinéastes. Il dialogues, la lumière, la musique. Faire de la À chaque fois qu’on commence un plan, il faut quelques années, je devais adapter L’Alchimiste . faut se dire que quand on se fait plaisir à soi- mise en scène, c’est quoi ? C’est faire de la syn - tout mettre à plat et se demander : « Qu’est-ce que J’ai mesuré à quel point c’était compliqué d’être même, on a beaucoup de chances de faire plaisir thèse. On ne peut pas être metteur en scène si on je vais mettre en évidence dans la séquence que presque l’esclave de celui qui avait déjà tout aux autres. Je sais que chaque fois que je me n’a pas l’esprit de synthèse. C’est pour ça que je vais commencer ? Qu’est-ce qui est fort dans inventé dans le roman. Finalement, si je n’ai suis fait plaisir avec un film, j’ai trouvé des gens les acteurs et les metteurs en scène s’entendent cette séquence ? ». Il est probable que si j’avais pas adapté les histoires des autres, c’est parce à qui je faisais plaisir aussi. Parce que je suis un si bien, car pour être acteur, il ne faut surtout fait des films avec Michel Audiard, je me serais que je ne suis pas respectueux, je m’approprie être humain qui ressemble aux autres. Est-ce que pas avoir l’esprit de synthèse... dit à chaque séquence : « Ce sont les dialogues trop vite les choses et j’ai trop envie de les mettre le film pourrait intéresser des extra-terrestres ? à ma sauce. Je me pose la question. Mais sur les 6 milliards

Jorge Donn danse le ballet final de Maurice Béjart dans En même temps, quand vous faites Les Miséra - (1981). bles , qui est l’un des bouquins les plus connus Charles Denner et Jacques Villeret dans au monde et que tout le monde vous attend au (1978). qu’il faut mettre en évidence ». Et d’ailleurs, regar - tournant, vous en faites, paradoxalement, votre d’humains qui peuplent la Terre, j’ai des chances dez tous les films auxquels a participé Audiard, film le plus autobiographique et, sans doute, l’un de trouver des gens qui ont les mêmes obses - ce sont plus des films d’Audiard que de Gran - des plus personnels ? sions que moi. C’est pour ça qu’un film doit, à Mais il y a des acteurs qui passent à la mise en gier ou La Patellière... C. L. : Oui, parce que j’ai détourné le film. chaque fois, trouver son public. C’est pour ça scène... que c’est une bonne chose, cette coexistence C. L. : Ils ont souvent le talent de pouvoir se l’of - Est-ce une façon de diminuer leurs mérites ? Il y a quand même l’essence… de metteurs en scène différents, avec des his - frir... après quelques années d’expérience. Quand C. L. : Pas du tout : Denys de la Patellière par C. L. : Il y a plein de scènes des Misérables : Chaplin a commencé à faire de la mise en scène, exemple a beaucoup de talent. Car il faut beau - la rencontre avec Monseigneur, le vol des « Je sais que chaque fois que je me il avait quand même fait l’acteur sur une cin - coup de talent pour mettre en évidence le talent chandeliers, etc. sont tirées du bouquin. Et suis fait plaisir avec un film, j’ai quantaine de films. Il avait assimilé le travail du des autres. Les metteurs en scène qui adaptent les c’est vrai que je me suis appliqué, j’ai été un trouvé des gens à qui je faisais metteur en scène. Faire de la mise en scène, c’est histoires des autres ont peut-être encore plus de très bon élève au moment du tournage de plaisir aussi. Parce que je suis un dégager à chaque fois l’essentiel et le mettre en mérite. Moi, j’ai une admiration folle pour Alain ces scènes. Puisque là, j’étais vraiment au être humain qui ressemble aux valeur. Alors que pour l’acteur, l’essentiel, c’est Resnais qui a toujours adapté des scénarios signés service de Victor Hugo. Et quand on est au autres. » toujours lui. Même quand il est au deuxième par d’autres. Ce qui ne l’empêche pas d’être un service des autres, on est moins sûr de soi, plan, il joue à fond. Même quand il est figurant... très grand cinéaste. Pour les mêmes raisons, on se dit : « Pourvu qu’on ne trahisse pas ». toires différentes. Cela dit, c’est vrai que depuis Au metteur en scène de dire ce qui est vraiment j’adore David Lean, qui a formidablement servi un certain temps, mon public est de moins en au premier plan dans telle ou telle séquence. S’il les histoires qu’il racontait. Que ce soit Lawrence Vous disiez qu’il faut être égoïste quand on fait moins nombreux. Je vais finir par faire des films décide que la vedette, c’est la musique, il devra d’Arabie ou Brève rencontre . un film, tirer l’idée à soi. Mais parfois, il faut qui ne plaisent plus qu’à moi.

16 17 Comment se passe votre recherche de techni - couleur, musique, tout doit venir en même bon technicien vous-même, sinon vous allez vous faire arnaquer. Pendant ciens ? Comment avez-vous choisi Gérard de temps dans votre tête. Qu’est-ce qui est le plus des années et des années, le cinéma était entre les mains des chefs opéra - Batista pour Les Parisiens ? Que pensez-vous difficile dans la mise en scène ? Tout le monde teurs, qui sont sur un plateau ceux qui ont le plus d’importance, juste der - des réalisateurs qui, sans avoir une totale igno - sait que pour des raisons financières on tourne rière le metteur en scène. Et pendant des années et des années, pour des rance de la technique, la maîtrisent moins ? rarement les films dans leur continuité chrono - raisons techniques, le chef opérateur imposait une dictature terrible, il fallait C. L. Jean-Louis Trintignant, : Un cinéaste peut faire un film sans connaî - logique. Il arrive de tourner, au premier jour de attendre, parfois deux heures, trois heures que la lumière soit prête. Les acteurs Annie Girardot, tre la technique, mais il est dépendant de ses tournage, une séquence qui vient à la vingtième attendaient, comme tout le monde. Vous rendez-vous compte du mérite que Evelyne Bouix, Richard Anconina, Françoise techniciens. Il ne peut plus faire ce qu’il a envie minute du film. Quand je dis « action » et quand pouvaient avoir des cinéastes comme Renoir ou comme Clouzot, pour faire Fabian et Michel de faire. Ce sont les techniciens qui vous disent je dis « coupez », je me dois d’être super les chefs d’œuvres qu’ils ont faits malgré toutes ces contraintes ? Aujourd’hui Piccoli dans Partir, revenir (1985).

Evelyne Bouix et Marcel Cerdan Jr dans Edith et Marcel (1983). concentré. Et si j’ajoute : « Cette prise me plaît », c’est plus facile : Les Parisiens a été tourné en huit semaines. Un homme et c’est parce qu’au moment où j’ai dit « action », une femme , en trois semaines. Mais à l’époque c’était vraiment difficile d’aller je me suis projeté dans la tête les 19 minutes vite. C’est pour cela que je me suis fortement fâché contre la Nouvelle vague ce qu’il est possible de faire. Pour cette raison, du film qui précèdent. Si vous ne le faites pas, lorsque Truffaut, Godard et les autres ont essayé de je pense qu’un metteur en scène se doit d’être vous pourrez le regretter au moment du massacrer tous ces grands metteurs en scène qui « La Nouvelle vague n’aurait un très bon technicien. Il faut qu’il connaisse montage. Ce qu’il faut, c’est que vous soyez sûr avaient justement le mérite de tourner avec des pel - le montage, la prise de vue, l’étalonnage, la que le plan que vous êtes en train de tourner licules très lentes. Car la vraie révolution de la Nou - jamais été la Nouvelle vague musique, l’écriture, bref tous les métiers du est à sa place à la 19 ème minute du film. Qu’est- velle vague, ce n’est pas une révolution de metteurs si l’on n’avait pas disposé cinéma. C’est fondamental, essentiel. Et quand ce que le cinéma ? C’est du montage ! Et le en scène, c’est une révolution de chefs opérateurs. d’une pellicule sensible, en je choisis des techniciens, je choisis ceux qui théâtre ? Des plans séquence. Quand on fait du La Nouvelle vague n’aurait jamais été la Nouvelle 400 asa. » ont montré qu’ils avaient une vision, un point de cinéma, il faut savoir monter. Et tourner des vague si l’on n’avait pas disposé d’une pellicule vue. Quand j’ai pris de Batista, c’est parce que plans qui vont aller là où ils doivent être. Car sensible, en 400 asa. j’avais trouvé qu’il avait fait une photo formi - il y a trop de metteurs en scène qui font leurs Le cinéma, c’est de la technique, ce n’est que de la technique. À l’origine, dable sur le film de Miller, La Petite Lili , égale - films sans y penser. Un film moyen fait à peu le cinéma est plan-séquence, comme La Sortie des usines Lumière. Ce n’est ment tourné en HD. Et quand j’ai pris un près 7 à 800 plans. Il faut être capable de les qu’ensuite que l’on s’aperçoit qu’il est possible de faire des collures, d’où deuxième directeur de la photo, j’ai choisi Jean- dominer tous et savoir où ils s’insèrent... le montage, d’où les films comme Le Cuirassé Potemkine , etc. Puis arrivent Marie Drejou, qui a fait Deux frères , le film Pour répondre à la question sur les techniciens, le parlant, la couleur, le cinémascope, les caméras légères, le son qui peut d’Annaud, également en HD. Cadrage, lumière, vous ne pouvez les choisir que si vous êtes un être enregistré en même temps que l’image, etc. Et l’esthétique du cinéma

18 19 dépend étroitement de toutes ces révolutions. En attendant la Louma, la que vous voulez atteindre. Il faut un partisan, quelqu’un de fidèle, d’enthou - steadycam, le numérique... On ne peut pas faire ce métier si on n’est pas fou siaste. Qui doit intervenir sur tous les domaines où vous intervenez comme de technique ! metteur en scène, il doit vous soulager. Par exemple, quand je tourne, je confie, en général, toute la figuration à mon assistant. Il s’occupe de tous les Comment choisissez-vous vos comédiens ? mouvements de figuration, du plan de travail, de l’organisation générale, de C. L. : Comme les techniciens ! Le choix des comédiens est cruel : on fait des la présence des comédiens. C’est un travail colossal : le premier assistant doit castings et au final on ne prend qu’un seul comédien pour un rôle. « Pourquoi se faire aider par un second et plusieurs stagiaires pour parvenir à faire son lui ? Pourquoi elle ? ». C’est terrible. Le nombre d’acteurs que j’ai pu rendre travail. Mais c’est le collaborateur le plus important : il faut qu’il ait autant malheureux ! C’est là où l’inconscient est vachement envie que vous que le film existe. utile : dans la dernière ligne droite, au dernier moment, c’est l’inconscient qui choisit, plus l’intelligence. Parfois le miracle a lieu. Il arrive bien sûr que l’on se dise : « Je vais écrire un film pour Yves Montand, pour Annie Girar - dot ou pour Jean-Paul Belmondo ». Là, c’est plus facile. Pour Les Parisiens par exemple, j’ai pratiquement choisi Maïween Le Besco et Massimo Ranieri dans tous les comédiens, pour arriver à Massimo Ranieri ou Maïween. Il faut vrai - Les Parisiens (2004). ment être sincère avec soi-même et en osmose avec le scénario, avec l’histoire que l’on veut raconter, avec les personnages. Il ne faut surtout pas engager l’actrice qui pourrait éventuellement devenir votre petite copine. Mais rien n’empêche qu’elle le devienne par la suite.

Au centre, Gérard Certains de vos films sont, comme kaléidoscopiques, ils mettent Lanvin dans La Belle Les Parisiens, Histoire (1992). en scène de très nombreux personnages qui se croisent et se recroisent. On se dit que le montage est encore plus important que d’habitude. Au bout d’un Jean-Paul Belmondo Quels sont vos rapports avec vos assistants réalisateurs ? Est-ce que vous leur moment, on sent que certains personnages prennent le pouvoir par rapport à dans Itinéraire d’un enfant gâté (1988). déléguez des choses ? Est-ce que vous les intégrez dans la création ? d’autres. Or cette prise de pouvoir a plutôt lieu au tournage. Comment s’or - C. L. : Le premier assistant est une pièce capitale, surtout aux États-Unis. ganiser et trouver le ton juste ? D’ailleurs, là-bas, c’est une pièce tellement importante que les premiers C. L. : Un rapport de séduction s’installe à un moment donné sur le plateau Fabrice Luchini dans Tout ça... pour ça ! assistants ne deviennent pas metteurs en scène. Aux États-Unis, le premier entre les acteurs et le metteur en scène. C’est vrai qu’au fur et à mesure que (1993). assistant l’est autant du metteur en scène que du producteur. Il s’occupe autant le tournage avance, vous avez de bonnes et de mauvai - de la production que de l’intendance sur le plateau. En France, c’est diffé - ses surprises. Je vais prendre l’exemple de Tout ça pour rent : les assistants ont souvent la vocation de devenir metteur en scène. Pour ça . Au début, j’avais trois personnages et deux histoires eux, c’est une étape. J’ai fait un film aux États-Unis, j’avais des assistants amé - parallèles. Puis est arrivé Fabrice Luchini. Il devait passer ricains. C’est incroyable, ils dominent le plateau d’une façon démente, mais trois jours sur le tournage. Il m’a fasciné. Ce qui fait que ils ne font que ça, c’est leur métier. Un métier qui demande d’ailleurs de les trois jours sont devenus douze et qu’il a mangé le longues études. film. C’est un cas extrême, mais c’est un bon exemple. Moi, ce que je demande à un assistant, c’est de croire à mon histoire. Il ne faut Pendant un tournage, on peut modifier énormément de pas que vous ayez derrière vous un critique, quelqu’un qui conteste le but choses et sentir que des pièces du puzzle sont plus fortes

20 21 que d’autres. Il ne faut pas se priver d’en tirer les conséquences. C’est terri - manipulateur, divin d’une certaine manière ? Ou dans un sens horizontal, ble : sur un film, vous avez toujours un acteur qui est plus en forme que les autres. celui de l’amour pour l’homme ? Jean-Paul Belmondo et Vivre pour vivre C. L. Richard Anconina Quand j’ai tourné avec Yves Montand et Annie Girardot, je : La vérité apparaît quand la confiance s’installe. Il y a des gens en qui on dans la scène des me suis très vite aperçu que Girardot mangeait tout, qu’on avait a confiance, et d’autres pas. Je suis très méfiant, parce que j’ai grandi dans une « bonjours » dans Itinéraire d’un enfant envie de ne regarder qu’elle, que son histoire était plus intéressante période où c’était indispensable de l’être pour survivre. Pourquoi est-ce que gâté (1988). que celle de Montand... Le film a pris la tangente. À un moment donné, vous devenez aussi spectateur de votre film. Vous allez voir qu’il y a des acteurs qui vous amusent plus, qui vous intéressent plus, qui vous donnent plus. Et vous allez vers eux et vous vous apercevez que vous les filmez de plus en plus, que votre caméra s’attache plus à eux et vous développez leur histoire. Le metteur Yves Montand et Annie Girardot dans en scène est aussi un être humain, il se laisse bouffer, et c’est pour le bien de Vivre pour vivre film. Un scénario, ce n’est pas quelque chose de mort. Un scénario, c’est j’aime filmer les histoires d’amour ? Parce que quand l’amour s’installe on (1967). comme une carte : vous dites : « Je vais aller de Paris à Bordeaux », et vous regar - devient un peu moins méfiant – à tort ou à raison. Vivre dans un monde de dez la carte. C’est bien d’avoir la carte pour arriver à Bordeaux, mais le voyage méfiance, c’est épuisant. Donc dès qu’on trouve ces parfums de vérité, on se est plus intéressant que la carte. Vous vous rendez compte qu’il y a des stations repose un petit peu. Comme dans la scène des « Bonjour » d’ Itinéraire d’un d’essence, une fille qui fait du stop, un marché au centre ville, etc. enfant gâté. Tout cela n’a rien à voir avec Dieu. Dieu, c’est une autre partie.

Jean-Paul Belmondo, Pour les croyants, Dieu est détenteur de la vérité. Tout comme le réalisateur Michel Boujenah et Salomé Lelouch dans que vous interprétez dans le film... Les Misérables (1994). C. L. : Je ne suis pas détenteur de la vérité quand je fais un film. Je ne découvre le film que lorsque je le vois. Un film, au départ, c’est une montagne et il faut abattre la montagne pour qu’il ne reste que le diamant qui est à l’intérieur. On ne sait pas Gérard Darmon, trop comment on arrive au résultat final. Le Courage d’aimer est né par exemple Vincent Lindon et On peut faire des petits détours ! Parisiens Jacques Gamblin dans de l’échec des . J’ai passé ma vie à m’adapter aux événements, mais je Tout ça... pour ça ! C. L. : Le cinéma c’est aussi, un peu, l’école buissonnière. Jusqu’au moment n’ai jamais demandé aux événements de s’adapter à moi. Mon cinéma, c’est (1993). où il faut tout rationaliser. Et puis le montage, c’est comme la culture, celui d’un homme qui s’est toujours adapté à ses acteurs, à ses techniciens et c’est ce qui reste quand vous avez tout coupé. Je tourne énormément, j’ai aux événements. J’ai une faculté d’adaptation absolument incroyable : c’est la seule toujours été un grand consommateur de pellicule. Parce que, finalement, la qualité que je me reconnaisse vraiment ! Sauf pour la maladie : là, je ne sais pas. pellicule n’est pas ce qui coûte le plus cher sur un film. Je tourne tout, même les répétitions… Et l’arrivée du numérique me conforte dans ce choix... S’adapter permet de faire quarante films. Léos Carax, par exemple, s’adapte plus difficilement : quand on lui refuse le Pont Neuf à une certaine date, il le Vous parliez de vérité. Je voulais savoir dans quel sens vous entendiez ce fait reconstruire dans le Languedoc. Et au final, il ne signe (jusqu’à maintenant) mot ? Dans un sens transcendantal, puisque vous apparaissez dans le film, que quatre films !

22 23 C. L. : J’ai beaucoup de respect pour la volonté et le caractère de Léos qui mouillés donc ce n’est pas du tout la même relation entre les personnages »... veut absolument avoir son Pont Neuf et le construire. Je respecte cet entête - Et le film va partir dans une autre direction, qui va susciter un désir de fiction ment. Mais je me suis aperçu que la vie était plus facile quand je m’adaptais nouveau, là où d’autres n’auraient vu que des enquiquinements. aux autres au lieu de demander aux autres de s’adapter à moi. C’est un peu C. L. : C’est vrai que je n’ai jamais retardé un tournage à cause du temps, comme dans les histoires d’amour. C’est bien quand on s’adapte l’un à l’autre, jamais. Je prends le temps tel qu’il est. J’arrive sur un plateau, il pleut : la qu’on fait la moitié du parcours. scène se passe sous la pluie.

Caroline Cellier et Lelouch dirige Jeremy Bernard Tapie dans Cela aide d’être son propre producteur. Plutôt que de s’adapter aux autres, il Je voulais savoir si vous étiez fidèle à quelques personnes dans votre vie ? Irons et Patricia Kaas Hommes, femmes : suffit de discuter avec soi-même avant de prendre une décision. Parce que vous dites : « On est fidèle à tout tant qu’on n’a pas trouvé mieux »! dans And now... mode d’emploi C. L. Le Courage d’aimer C. L. Ladies and Gentlemen (1996). : Je n’aurais jamais pu faire , par exemple, si je n’avais : Cette phrase est un petit peu cruelle, mais, hélas, elle fait partie de (2002). pas été mon propre producteur. Un producteur m’aurait dit : « Claude, il faut notre quotidien. J’ai fait énormément de films avec les mêmes techniciens, absolument livrer le deuxième volet puisque le premier a été fait ». Et moi, je et c’est vrai qu’à un moment donné, il y a une lassitude me suis dit : « 200 000 personnes en France l’ont vu, ce n’est rien ! Je vais faire qui s’installe. On constate un phénomène d’usure, comme un film pour ceux qui n’ont pas vu le film ». Donc Le Courage d’aimer est un dans un couple. À un moment donné, le chef opérateur, « Il y a toujours le film de film plutôt destiné à ceux qui n’ont pas vu Les Parisiens . ça l’amuse moins de travailler avec moi et la scripte dira : trop, comme il y a le « J’ai déjà fait cinq films avec Lelouch, ça suffit ». C’est combat de trop. Il est C’est une démarche de producteur autant que de metteur en scène... formidable d’être toujours en séduction, de s’épater les préférable de l’éviter. » C. L. : Tout à fait. Producteur = survie, = quarante films. Ce raisonnement, je uns les autres. Mais quand il y a de l’usure avec des l’ai tenu plusieurs fois. Quand j’ai eu des gros succès, j’ai fait des gros films comédiens – j’ai peut-être trop tourné avec certains – il et quand j’ai fait des bides, j’ai fait des petits films après. Je me suis toujours faut savoir dire au revoir, comme dans un couple. À un moment donné, offert les films auxquels j’avais droit. trop, c’est trop ! Il y a toujours le film de trop, comme il y a le combat de trop. Il est préférable de l’éviter. Vous êtes sans doute le seul à pouvoir faire ça... Vous adapter aux circonstances est une manière d’être. Si sur un plan de travail, il est marqué « ce jour-là, il Vous êtes votre propre producteur. Pourriez-vous produire le film d’un autre ? fait très beau » et que ce jour-là, il se met à pleuvoir, environ 99 % des cinéas - C. L. : Bien sûr. J’ai déjà produit pas mal de films, et je le ferai encore. tes vont dire « Ça ne fait rien, on va changer le plan de travail, on va faire J’ai produit Ariane Mnouchkine quand elle a fait Molière , en tout une quin - des scènes d’intérieur et on attendra de voir quelle sera la météo demain ». zaine de films en 50 ans. Je ne suis pas un très bon producteur pour les autres, Et vous, vous dites : « Génial, il pleut, on change tout, finalement ils sont parce que je suis trop metteur en scène. Et c’est vrai que quand je produis

24 25 un film, je vois souvent le film que, moi, j’aurais fait. Alors comme je ne veux facile. Avez-vous vu qui a filmé le tsunami en Asie ? Uniquement des ama - pas emmerder le metteur en scène, je ne viens pas sur le plateau. Et si je ne teurs. Toutes les images diffusées sont des images d’amateurs. Le monde a viens pas sur le plateau, je ne fais pas bien mon métier de producteur. changé, toute l’actualité est en direct partout dans le monde grâce à des cinéastes amateurs. Le Concorde en flammes, c’est un amateur qui l’a filmé. Plutôt que de partir aux États-Unis, cela ne vous dit pas de faire Un homme Idem pour le World Trade Center. Il y avait on et une femme 40 ans plus tard ? pro qui filmait des pompiers ce jour-là, mais « Aujourd’hui, tout le monde est CL : Ce n’est pas une idée idiote : Jean-Louis n’a jamais été aussi bon, Anouk toutes les images étaient des images d’amateurs. cinéaste. Ça change tout... De Aimée est en pleine forme, ils sont beaux tous les deux. Mais je ne sais pas qui Aujourd’hui, tout le monde est cinéaste. Ça mon temps, il n’y avait que les irait voir ce film ! C’est le genre de provocation que je pourrais relever. change tout... De mon temps, il n’y avait que professionnels qui pouvaient les professionnels qui pouvaient filmer. filmer. » Vous avez dit : « J’ai décidé d’être metteur en scène ». Est-il encore possible, aujourd’hui, dans un contexte différent, d’être aussi volontaire ? Vous avez longtemps dit que faire un film, c’est un miracle, aujourd’hui, vous C. L. : On peut toujours dire « je vais essayer » en tous les cas. J’ai sept enfants. dites que c’est très facile de faire un film. C’est l’époque qui a changé ? Il y a quelques temps, j’avais une nurse qui s’occupait de mes enfants. Elle regar - C. L. : Non, je dis que c’est très facile de mettre un film en chantier. Mais le dait toujours le tirage du Loto et elle s’arrachait les cheveux en disant : « Je ne réussir, c’est effectivement un miracle. Quand on fabrique un film, il faut que le grand metteur en scène qui est au-dessus de nos têtes nous donne un petit coup de main de temps en temps, et même souvent. J’ai toujours dit que j’étais son stagiaire parce qu’il n’y a que lui qui puisse nous sortir de situations impossibles, pas simplement météorologiques. J’ai eu des accidents, à com - mencer par Patrick Dewaere qui s’est suicidé une semaine avant le début du tournage de Edith et Marcel . Quand on est un artiste, il faut être en prise directe avec l’irrationnel. Vous avez entendu ce que je fais dire à dans le film : « Les artistes sont les chouchous du Bon Dieu ». Et c’est vrai que si vous n’êtes pas en relation avec l’irrationnel d’une façon ou d’une autre, c’est dur de faire ce métier. Les montagnes, il n’y a que l’irrationnel pour vous aider à les fran - Ticky Holgado dans Les Parisiens (2004). chir. Qu’est-ce que je raconte dans mes films ? Toujours la même histoire, que la vie est une alternance de bons et de mauvais moments, rien d’autre. Il faut accepter cette alternance, on ne peut pas aller d’un bonheur à un autre bonheur sans passer par un emmerdement...

C’est comme deux plans d’ensemble : on ne peut pas les relier... Michel Leeb, Arielle Dombasle et Eric gagnerais jamais. Pourquoi je ne gagne jamais ? » J’ai appris qu’elle ne jouait C. L. : C’est ça. J’adore faire du vélo, mais je suis plus heureux dans les côtes Viellard dans Les même pas ! Si vous voulez faire de la mise en scène, il faut jouer, quitte à que dans les descentes. Parce que je sais qu’après la côte, il va y avoir la des - Parisiens (2004). dire : « J’ai perdu ». C’est un métier qui n’est pas fait pour tout le monde. La cente. Et l’inverse est également vrai. C’est la seule chose que j’ai essayé d’ex - pression est forte : on est vite submergé. J’ai vu des tas de gens autour de moi pliquer à mes enfants : une vie est une alternance de bons et de mauvais qui ont pris la fuite après avoir essayé de mettre en moments. Et ceux qui essayent de vous faire croire le contraire sont des escrocs. scène un film. Ou alors, c’est vos copains qui le Je le fais dire à Belmondo dans Itinéraire d’un enfant gâté : « Le bonheur, c’est font, et dans ce cas-là, le problème est réglé. Mais quand les emmerdes se reposent ». Quand vous dites à un homme qu’il est « Si vous voulez faire de la si vous assumez tous les chapitres de la mise en guéri, il est le plus heureux du monde. Quand il est en bonne santé, il ne s’en mise en scène, il faut jouer, scène, si vous voulez vraiment contrôler votre film aperçoit pas. quitte à dire : “J’ai perdu”. » à tous les niveaux, ça peut faire peur. L’examen de passage, c’est vous qui vous le faites passer à vous- Écrivez-vous votre bande-son en même temps que le scénario ? Êtes-vous même. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, si vous seul ou travaillez-vous en collaboration avec votre ingénieur du son pendant vous plantez, la Terre entière va le savoir… Moi, je me suis planté six fois le tournage ou en post-production ? avant de réussir un film. Un homme et une femme , c’est le 7 ème , mais ça C. L. : J’écris toujours la musique avant le tournage, c’est-à-dire que je commence personne ne le savait. Aujourd’hui, pour un premier film, ça n’a jamais été aussi un film avec la musique qui a été enregistrée. La musique joue une place

26 27 importante dans la bande son de mes films. C’est celui qui est le plus émouvant, celui qui a ces la seule chose que je fais en avance. La musique fameux parfums de vérité, celui qui peut vous est un immense directeur de comédien. Quand donner la chair de poule. Et c’est celui qui reçoit je n’ai plus de mots à disposition, je ne sais plus l’information qui est en général le plus touchant. quoi dire aux comédiens et quand je n’ai plus Encore une fois, s’il a lu le scénario et sait à l’a - de mots à disposition, j’envoie la musique sur le vance qu’il va devoir être ému, ça ne va pas plateau et la musique les dirige. C’est un direc - marcher aussi bien. Il n’écoutera pas aussi bien teur d’acteurs formidable, mais il faut avoir écrit s’il sait à l’avance ce qu’on va lui dire. Et il ne la musique avant. Donc la première personne peut pas être émouvant. C’est pour cela que c’est avec qui je travaille quand je commence un film, très difficile de savoir ce que l’on donne aux c’est mon musicien, très souvent Francis Lai. Je lui comédiens, ce que l’on ne leur donne pas, ce raconte le film en détails et nous écrivons la que l’on leur raconte ou non. Je suis en train de musique ensemble. Une fois que j’ai la musique vous parler du cinéma que je fais, mais à partir du film, le film existe. Quand j’ai fait Un homme de tous les films que vous aurez vus, de tous les et une femme , j’avais toute la musique du film. discours que vous aurez entendus, il faut qu’a - près, vous puissiez inventer votre propre dis - cours. Ne vous laissez pas intoxiquer par ce « Ne vous laissez pas intoxiquer que je raconte, ou par ce que racontent les par ce que je raconte, ou par ce autres. Prenez ce que vous avez envie de que racontent les autres. Prenez ce prendre. Parce que ce que je vous dis, c’est valable pour moi. Mais si demain matin vous que vous avez envie de prendre. » essayez de reprendre à votre compte tout ce que je vous ai dit, à mon avis, vous allez vous planter. Ce qu’il faut, c’est partir de C’est la seule partie de la bande son qui existe à votre sincérité, essayer de savoir ce que vous ce stade. J’attends le montage pour la finaliser. aimez vraiment et ce que vous avez envie de Je renforce ou j’atténue les sons existants. Mais la faire aimer aux autres, ce que vous avez envie de partie forte du son, c’est la parole, les textes et dire. Il faut que vous vous posiez vraiment cette la musique. Là-dessus, je travaille, puisque les question : « Mais pourquoi je fais ce métier ? ». textes sont écrits et la musique aussi. Le reste, les Moi, j’ai eu envie de faire ce métier parce que j’ai ambiances, on le fait au moment du montage, trouvé qu’on vivait dans un monde trop égoïste pour enrichir le film. et je sais que le cinéma peut rendre généreux. Regardez ce qui s’est passé en Asie avec le Comment choisir quand plusieurs personnages tsunami, les dons astronomiques affluent grâce sont dans l’action, sur qui va se braquer la au cinéma, aux images de ces amateurs. Ce sont caméra ? eux qui ont déclenché l’émotion, qui ont fait C. L. : Au moment du tournage, tout est dans le que peut-être six milliards d’individus aujourd’ - champ, on fait du « in » tout le temps. C’est hui ont envie de faire un geste. Faire un film, après, au moment du montage, que l’on décide c’est pareil : il faut déclencher la générosité chez de ce qui est le mieux. Vous allez très vite vous le spectateur pour qu’en sortant de la salle, il ait apercevoir en tournant que celui qui reçoit les envie d’être aussi un héros, comme John informations est souvent plus intéressant que Wayne ou Steve McQueen et de faire l’amour celui qui les donne. C’est ça le « in » et le « off ». avec Rita Hayworth. Faire un film, c’est le plus Donc il faut toujours que le montage aille vers beau métier du monde. I

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