Document généré le 26 sept. 2021 07:51

Séquences La revue de cinéma

Image d’ailleurs André Ruszkowski, Janick Beaulieu, Dominique Benjamin, Robert-Claude Bérubé, Léo Bonneville, Richard Martineau, Martin Girard, Maurice Elia, Simone Suchet, André Giguère, Jean-François Chicoine, Louis Gagnon, Patrick Schupp, Minou Petrowski et Richard Martineau

Numéro 116, avril 1984

URI : https://id.erudit.org/iderudit/50914ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce compte rendu Ruszkowski, A., Beaulieu, J., Benjamin, D., Bérubé, R.-C., Bonneville, L., Martineau, R., Girard, M., Elia, M., Suchet, S., Giguère, A., Chicoine, J.-F., Gagnon, L., Schupp, P., Petrowski, M. & Martineau, R. (1984). Compte rendu de [Image d’ailleurs]. Séquences, (116), 34–76.

Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1984 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ SÉQUENCES N" 116 Intimes d'atSeurs

« Sans la liberté de blâmer, il n'y a pas d'éloge flatteur. » Beaumarchais

34 AVRIL 1984

r* T VOGUE LE NA VI- Quand je dis « spectacle », sa voix, cet aristocrate britannique Ê^ RE... — Réalisation: Fe­ je crois signaler l'intention majeure qui couvre de sarcasmes un drame rn J derico Fellini — Scénario: de Fellini. Tout en déployant la conjugal, ce curieux couple consti­ Federico Fellini et Giuseppe Guerra gamme complète des moyens expres­ tué par le grand-duc débonnaire et — Images: Giuseppe Rotunno — sifs du cinéma, il ne prétend jamais sa tante, la princesse aveugle, avide Musique: Verdi, Rossini et Schubert, au réalisme de ses images. de pouvoir et d'amour... arrangements d'Andréa Zanzotto — Déconcertante au début, À côté d'êtres humains, il Montage: Ruggero Mastroianni — son approche devient de plus en y a des animaux. Avant tout, un Interprétation: Freddie Jones plus évidente jusqu'à la « démysti­ nouveau monstre fellinien, le rhi­ (Orlando, le reporter), Barbara Jef- fication » complète, à la fin du nocéros malade, puant, qu'on hisse ford (Ildebranda Cuffari), Victor film. Le décor y retrouve toute son au-dessus du pont pour lui appli­ Poletti (Aureliano Fuciletto), Peter artificialité, les trucages sont démas­ quer une douche à force de jets Cellier (Sir Reginald J. Dongby), qués, l'art du montage dévoilé par d'eau puissants. Sa masse répu­ Elisa Mainardi (Teresa Valegnani), la répétition successive de plusieurs gnante offre pourtant quelque espoir Norma West (Lady Dongby), Paolo plans de Sarah Jane Dorotea, fille à la fin, quand le poète-journaliste, Paoloni (Albertini), Sarah Jane Var- innocente chère à Fellini, plans réa­ sauvé avec elle, nous annonce qu'il ley (Dorotea), Fiorenzo Serra (le lisés dans la chaloupe de sauvetage s'agit d'une femelle porteuse de bon grand duc de Harzock), Pina où elle se précipite pour rejoindre lait. Mais il y a aussi une poule Bausch (la princesse Lherimia), Pas­ son amoureux serbe. qui se laisse hypnotiser et une quale Zito (le comte de Bassano), Dante Ferretti, scénographe mouette qui met en branle un bal­ Pinda Potan (Inès Ruffo Saltini et surtout Giuseppe Rotunno, di­ let que René Clair aurait pu signer. lone), Philip Locke (le premier recteur de la photographie, ont Le journaliste qu'on ne peut pas ministre), Elizabeth Kaza (la pro­ admirablement participé à ce feu éviter de considérer comme l'« alter ductrice de cinéma), Colins Higgens d'artifice imaginé par le réalisateur. ego » de Fellini, accompagne le film (le chef de la police), Antonio Vezza Les arrangements qu'Andréa Zan­ de sa narration. Dès le début, au (le commandant du navire), Fran­ zotto a su trouver pour les extraits merveilleux passage du noir et blanc cesco Maselli (le gardien du rhino­ de Verdi et de Rossini et l'inatten­ du cinéma muet à la couleur du céros), Janet Suzman (Edmea Tetua, due mélodie de Schubert jouée sur sonore, il met en doute la possibi­ la cantatrice disparue) — Origine: une batterie de verres dans la cui­ lité de distinguer entre la réalité et Italie — 1983 — 120 minutes. sine du bateau, sont autant de con­ la fiction. Malgré la pertinence de À Rome, où je suis, Et tributions musicales à ce feu son propos, ce personnage me sem­ vogue le navire... a connu un suc­ d'artifice. ble des moins réussis. Mais je ne cès d'assistance, mais peut-être pas Le spectacle comporte, saurais dire si la faute en revient un triomphe. bien entendu, des personnages. Ils à l'interprète ou plutôt à l'auteur Commençons par le posi­ sont moins grotesques que dans les dont il rend la présence trop vi­ tif. Une maîtrise absolue de la autres films de Fellini. On pourrait sible, par moments même trop forme cinématographique. Entouré les analyser un par un, scène par insistante. Ne suffisait-il pas de faire d'une équipe de merveilleux artistes scène, pour faire la part de parler les images, dont le sens se et techniciens, Fellini jongle avec la l'humain, du masque et du symbole. décode à la lumière de la sensibilité caméra, la pellicule, le décor, le son, La plus pathétique peut-être est cette de chaque spectateur? les personnages comme un prestidi­ chanteuse qui voudrait découvrir le D'autant plus que Fellini- gitateur chevronné. On en sort secret de sa rivale défunte avant de auteur n'atteint pas toujours la ébloui, les yeux pleins d'images comprendre qu'elle n'arrivera jamais maîtrise de Fellini-réalisateur. Sur­ inoubliables, les oreilles remplies de à sa perfection. Mais aussi ce par­ tout quand il prétend dépasser la sonorités les plus inattendues. Quel tenaire survivant qui ne respire plus petite chronique humaine — où il plaisir de suivre ce spectacle sur une que pour regarder les films de la excelle — pour toucher aux grands copie pas encore écorchée par les disparue et se parer de ses cos­ problèmes de l'histoire: lutte des sous-titres, dans sa langue originale tumes. Et puis ce gros ténor, à classes, exodes de populations, intri­ qui est déjà musique! l'appétit qui égale la puissance de gues politiques, absurdité de la

35 SÉQUENCES N" 116 guerre, où il patauge un peu. rante ans dans le désert. souligner que cet homme de 75 ans D'autres grands cinéastes avant lui Il méditait sur « l'indicible ». tient une place importante dans le — pour ne mentionner que le De temps en temps, un mes­ monde du cinéma. Avec L'Argent, Chaplin du Dictator — ont fait sage nous parvenait. il vient nous livrer son treizième film l'expérience qu'il ne suffit pas d'être Une clameur se faisait qui a reçu le prix du cinéma de un grand artiste pour proposer au entendre. création au dernier festival de Can­ monde des solutions politiques ou Dans cette immensité, il épiait nes. Treize films en quarante ans, sociales. les gestes rares de ses ce n'est pas beaucoup, diront Le bateau-corbillard, trans­ semblables comme pour en certains mais, quels films! portant les cendres d'une célébrité saisir l'inspiration première. L'indifférence est rarement et les corps encore vivants d'autres Souvent, il faisait la cueillette de mise devant cet auteur qui est célébrités vers une île qui se con­ des sons. demeuré fidèle à ses principes et à fond dans le brouillard avec un Il peignait et filmait. ses idéaux malgré les vagues cuirassé destructeur, fourmille ainsi Les uns disaient qu'il filmait successives qui ont déferlé sur l'his­ de petites anecdotes attachantes. des mirages. Les autres affir­ toire du cinéma. J'en connais qui Mais l'auteur ne réussit guère à maient qu'il cherchait fuient Bresson comme s'il s'agissait évoquer les raisons profondes du l'essence même du cinéma. du pire des virus sur le marché du conflit qui ébranla le monde en Plusieurs l'abandonnèrent à film. D'autres crient au sublime. 1914. Et pourtant tout semble indi­ son désert à cause de son Quoiqu'il en soit, l'oeuvre de Bres­ quer que Fellini aspirait à donner entêtement à ne pas faire son est là pour demeurer à cause à son oeuvre une telle dimension. comme les autres. de son originalité certaine et de sa Le manque de réussite sur ce plan Certains lui demeurèrent recherche constante pour percer le oblige à une réserve. C'est dans ce fidèles parce qu'ils étaient fas­ mystère de cet art encore jeune. sens que je me suis permis de dire cinés par sa démarche unique Les adversaires de Bresson que Et vogue le navire... constitue et essentielle. vocifèrent comme argument de nul­ un succès, mais pas un triomphe. Cette présentation un peu solennelle, lité que ses films ne tiennent pas André Ruszkowski à la manière d'un précurseur, veut longtemps l'affiche. Bel argument!

'ARGENT — Réalisa­ tion: Robert Bresson — L Scénario: Robert Bresson, d'après une nouvelle de Léon Tolstoï — Images: Emmanuel Machuel et Pasqualino de Santis — Montage: Jean-François Naudon — Interprétation: Christian Patey (Yvon), Sylvie Van den Elsen (la petite femme), Michel Briguet (le père de la petite femme), Caroline Lang (Élise), Vincent Risterucci (Lucien), Béatrice Tabourin (la photographe), Didier Baussy (le photographe), Marc Ernest Four­ neau (Norbert), Bruno Lapeyre (Martial) — Origine: France/Suisse — 1983 — 84 minutes. Un homme vivait depuis qua­ 36 AVRIL 1984

Le public n'a-t-il pas fait une fête est probablement l'oeuvre du démon condamne par ignorance ou par à Porky'sl Et pourtant, on est loin à cause des drogues qui conduisent paresse. Et je ne sache pas que ce d'avoir affaire à un film de qua­ à l'autodestruction de la personne genre de règlement de comptes lité. Certes, les films de Bresson ne humaine et de toutes les formes de sommaire rende la critique plus font pas long feu à leur sortie, mais pollutions qui anéantissent la joie intelligente. ils durent et vieillissent très bien. de vivre sur notre planète. Les éco­ Bresson, dont chaque film Longtemps après, on les passe dans logistes disent que la nature se venge se veut une accusation vigoureuse les salles de répertoire ou autres. des mauvais traitements qu'on lui de la laideur morale et un appel Ils surprennent toujours. Par exem­ fait surbir. Bresson dit la même au respect de la vie, avoue lui-même ple, je viens de revoir Un condamné chose, à sa manière. avoir ressenti la présence du diable à mort s'est échappé. Ce film a Avec L'Argent, il n'y a deux fois dans sa vie et il l'a pourtant été fait en 1956. On le plus de « probablement », c'est le souvent entr'aperçu dans la sinistre croirait d'aujourd'hui. Il n'a pas Malin qui se cache à peine sous le mécanisation de la vie et les catas­ vieilli d'une ride, ni d'un son, ni « vil métal ». Ce dernier poussera trophes qui conduisent notre monde d'une image. des gens honnêtes à commettre les à sa perte. Dont acte. Quand Pour ma part, je vous pires excès. Cela ira du faux témoi­ Bresson nous parle du diable, il ne dirai tout net que la manière de gnage jusqu'aux meurtres les plus brandit pas les forces maléfiques Bresson me fascine, même si par­ gratuits. J'ai pensé à une sorte pour faire frémir les amateurs fois ses propos m'apparaissent d'ange déchu qui trouverait son d'émotions fortes d'un samedi soir énigmatiques. Bien sûr, un film qui plaisir personnel dans la destruction en mal d'horreurs ou de « science- privilégie l'ellipse, il faut une atten­ des êtres humains comme pour se fiction ». Bresson abomine le tion soutenue pour en deviner les venger de sa déchéance. J'ai pensé film-spectacle de pur divertissement contours intérieurs. Bresson ne nous aussi à la tragédie antique sur et le mélo qu'on oublie après quel­ sert pas du fast food entre deux laquelle plane le fatum, cette ques larmes de crocodiles. Son style films bassement commerciaux. puissance aveugle qui règle souve­ qui va droit au but, sans fioritures, Cependant, il suffit de consentir à rainement la vie des êtres et le cours ne fait aucune concession au se laisser imprégner par cette atmos­ des événements. Ici, ce Destin, spectacle. phère étrange, traversée par des personnifié par le Mal, emprunte­ On a dit de Bresson qu'il signes et des sons pour que la rait l'argent comme instrument avait une si forte personnalité qu'il fascination nous gagne. Bresson épidémique. Oui, on peut parler ici ne pouvait pas supporter qu'une nous offre une nourriture solide, de tragédie. D'autant plus que les autre personne lui fasse ombrage. même si le décor se montre aus­ forces du mal semblent triompher Il se voulait la seule vedette de ses tère. On n'entre pas chez Bresson à la fin. Je dis bien « semblent », films. En foi de quoi, il n'embau­ comme un couteau dans du beurre parce que Bresson donne l'impres­ chait que des gens inconnus qui fondant. Il faut attendre à la porte, sion de n'avoir retenu de la devenaient comme des instruments essuyer ses pieds pleins de préjugés nouvelle que la contagion du mal. dociles entre ses mains tyranniques. sur le paillasson. Une fois à l'inté­ Nous y reviendrons plus tard. On avance même qu'il avait besoin rieur, on y découvre des merveilles. Tout ceci nous convie à d'une forte tension entre lui et ses Dans L'Argent, Bresson renouer avec la thématique de Bres­ interprètes pour pouvoir créer effi­ s'est inspiré d'une nouvelle de son qui s'inspire de la Bible. Ce cacement. Comme dans toute bonne Tolstoï: « Le Faux Billet ». Il avait qui en dérange plus d'un. On a légende, il y a du vrai là-dedans. été impressionné à la lecture de ce beau essayer toutes les grilles Bresson avoue que, dans ses der­ récit par la contagion du mal dans d'analyses — de la grille marxiste niers films, il laisse beaucoup de un monde dominé par l'argent. Il jusqu'au grille-pain — on passe à liberté à des jeunes « modèles ». En y avait aussi un débouché impor­ côté de ses films si on n'essaie pas passant, soulignons le fait que, dans tant sur le bien. Son film précé­ de comprendre un tantinet sa source L'Argent, Bresson a sélectionné des dent, Le Diable probablement, d'inspiration. On pçut refuser son jeunes dont les traits sont remar­ laissait entendre que le gâchis que univers. Soit! Encore faut-il l'avoir quables. J'y vois comme un hom­ nous connaissons à l'heure actuelle un peu approché. Sans quoi, on mage à la beauté de cette jeunesse

37 SÉQUENCES N° 116 dont il admire la révolte face à un monde en démolition. Dans la démarche de Bres­ son qui ne veut faire aucune concession au théâtre filmé, je m'explique comme suit ce qu'il attend de ses interprètes. C'est dans ses gestes les plus quotidiens qu'une personne révèle son comportement intérieur, ses propres états d'âme. Quand cette dernière se donne en spectacle, elle joue un rôle. C'est du théâtre. On risque alors de ne rien percevoir de l'intériorité authen­ tique de la personne. Voilà pourquoi Bresson fait appel à des non-initiés pour qu'ils trahissent, devant une caméra et un magnétophone atten­ tifs, ce qu'il appelle « l'insaisissa­ ble ». Et ce, l'espace d'un geste ou d'un regard. À travers le registre d'une voix « blanche » sur un ton monocorde. Si les yeux sont le et se ferment, vient comme souli­ mettre un peu de vie à côté de ces • miroir de l'âme, le geste en est le gner cet engrenage infernal. Ces hommes figés dans leur étroitesse. témoin privilégié. images aux tons sombres qu'on Certains y ont vu le Saint-Esprit. Dans ce film, j'y ai vu une croirait sorties d'un frigo démon­ Ce que récuse Bresson. Une Femme seule vedette. C'est l'argent. C'est trent bien, ici, que l'argent ne fait douce, c'est un drame sur l'incom­ ce faux billet de 500 francs que pas de sentiments. L'argent ne municabilité d'un couple. Les Norbert et Martial ont donné à un s'embarrasse pas de psychologie. Le causes du suicide de la femme ne commerçant qui déclenche toute film de Bresson non plus. Ainsi se sont pas expliquées. Bresson veut l'affaire. Ce dernier, en connais­ sent-on pris par la contagion d'un qu'on les ressente. Dire que ce sui­ sance de cause, le refilera à Yvon, mal qui peut entraîner Yvon à cide mérite le rachat de l'époux, je un livreur d'huile à chauffage. Il plonger dans la solitude la plus écra­ trouve personnellement que c'est y aura perte d'emploi à la suite du sante. Cette tragédie cache une aller trop loin. D'autre part, il faux témoignage de Lucien, parabole sur Mammon. est certain que le thème de la l'employé du commerçant. C'est communion des saints ou de la l'argent qui conduira Yvon en Abordons un peu l'exégèse réversibilité des mérites est présent prison pour trois ans durant lesquels de l'oeuvre de Bresson. L'auteur dans ses films. Dans L'Argent, une sa fille décédera et sa femme, Elise, avoue lui-même: « Sans la grâce, la séquence se prête naturellement à le délaissera. C'est l'argent qui vie n'est qu'une succession de cette interprétation. Lors de la ten­ l'entraînera à commettre des meur­ hasards ». Il aime la Bible. Et il tative de suicide d'Yvon Targe, on tres en série. En somme, c'est s'en sert. Mais, ce n'est pas une voit un vieux détenu s'agenouiller l'argent qui mène cette ronde raison pour « béatifier » chacun de en disant: « Je prie toujours pour infernale. Le moteur de toute cette ses plans et de ses signes. Et voir les suicidés ». Et Yvon sera sauvé. mécanique, c'est l'argent dans un des symboles partout. Bresson Le mal, il n'est pas néces­ monde qui en a fait son dieu à qui lui-même déplore certaines interpré­ saire d'être chrétien pour en on sacrifie tout. Le montage, en tations erronées. Par exemple, dans débusquer l'existence. Il n'est que séquences courtes et ponctuées par Procès de Jeanne d'Arc, l'envol des de lire les journaux et même de par­ les nombreuses portes qui s'ouvrent pigeons, d'après l'auteur, voulait courir son propre journal intime 38 AVRIL 1984 pour s'en rendre compte. Bresson sonore de ce film pour nous en faire la comprends comme une réponse n'est pas toujours à cheval sur un découvrir l'étrange modernité. désespérée à tous ces murs qui se mystère en train de répandre de Il y a un personnage dressent contre lui. Le mur de la l'eau bénite sur ceux qui ne pen­ inventé de toute pièce par Bresson. prison, des incompréhensions, des sent pas comme lui. Il interroge Il n'existe pas dans la nouvelle. Il abandons, de l'exploitation, des tra­ l'autodestruction de l'homme qui s'agit de Lucien, ce voleur idéaliste hisons et des solitudes. Le seul fait face à l'absurdité de certaines qui s'empare de l'argent des riches passage lumineux, on le surprend de ses valeurs. Sa caméra est da­ pour le distribuer aux pauvres. Il quand Yvon aide la petite femme vantage portée à observer le sol qu'à n'hésite pas à faire un faux témoi­ qui l'a hébergé à étendre son linge. nous dévoiler un ciel percé d'étoi­ gnage pour sauver son patron qu'il Dans un geste amoureux, il lui offre les. À travers le couple Yvon-Élise, détroussera par la suite. Sans des noisettes à croquer. Le tout se il nous suggère qu'un amour qui approuver son comportement, on passe dans une nature qui chante n'est pas dialogue va à sa perte et sympathise avec lui. J'y ai vu une la joie de vivre. Cette femme qui que l'incommunicabilité devient, sorte d'illustration moderne de la respire la bonté dit ne rien attendre dans ce contexte, un enfer insup­ parabole de l'intendant malhonnête de tout son dévouement, mais, si portable. Il nous dit aussi que le qui, avec ruse, se sert de son poste elle était Dieu, elle pardonnerait à mal appelle le mal comme les qu'il doit quitter pour se faire du tout le monde. Peu après, Yvon la ténèbres se complaisent à ourdir de capital humain pouvant le sortir de tuera avec toute la maisonnée. On noirs desseins dans une existence cette impasse. oublie la séquence radieuse pour ne ténébreuse. Il aborde de front les Lucien sera arrêté et mis retenir que la tragédie de ce problèmes de notre temps. Ce n'est dans la même prison qu'Yvon. Il carnage. Et, sans la moindre expli­ pas un rêveur désincarné. Sa foi l'a sera tué lors d'une tentative d'éva­ cation, on voit Yvon avouer à la rendu profondément humain. sion. Cela nous vaut une séquence police tous ses crimes, en toute Bresson accorde une suggestive dont Bresson semble simplicité. Des curieux s'attardent grande importance aux sons. Il rêve posséder le secret. La caméra à observer ce spécimen rare dans de remplacer plusieurs images par observe le tout à l'intérieur de la les annales judiciaires. Et Bresson des sons. Dans son dernier film, les cellule d'Yvon. Vive lumière sous se garde bien d'afficher le mot bruits de la rue sont omniprésents. la porte. Sirène tonitruante. Coups « fin » sur l'écran pour laisser Qu'on ouvre une porte et c'est tout de feu. Tout est dit. C'est d'une entendre que tout recommence pour de suite la rumeur mécanique qui efficacité étonnante avec un mini­ Yvon. L'aveu de ses fautes est une vous saute au visage et aux oreil­ mum de moyens. Et cela, en démarche vers le pardon. À l'instar les. Dans la prison, le bruit des pas, quelques secondes. Dans la même de Celui qui s'est fait Pardon pour des portes et des clés devient coulée, soulignons en passant une sauver l'humanité. Bresson avoue assommant. Sur ces amas de sons autre séquence qui confronte le lui-même que le Bien n'arrive qu'à planent des voix « blanches », mutisme d'Yvon au questionnement la toute fin de son film. Mais, monocordes, impersonnelles. C'est de son épouse: « Tu n'aimes pas pourquoi tous ces meurtres avant comme une psalmodie sur fond de que je pose des questions, mais j'ai d'arriver à la repentance? Était-ce musique concrète. Cela vous agace le droit d'être inquiète ». La caméra nécessaire pour exorcicer le mal de au début. Et puis, si vous entrez se fixe sur la femme dans l'embra­ vivre d'Yvon? Pourquoi Yvon ne dans le jeu, vous finissez par y sure de la porte, tandis qu'on s'est-il pas converti au contact quasi découvrir une sorte de symphonie entend Yvon descendre bruyamment amoureux de sa bienfaitrice? J'ai aux allures très modernes. Un peu l'escalier. On a compris la détermi­ beau vouloir épouser le thématique à la manière de ces artistes qui se nation de ce dernier à n'en faire de Bresson, ce revirement soudain servent des bruits familiers dans la qu'a sa tête. C'est du grand art. demeure pour moi énigmatique. nature et dans des ateliers pour Et tout le film est de cette qualité. Malgré cette réserve, l'art de Bres­ monter des pièces expérimentales. Plusieurs ne comprennent son me fascine parce qu'il dit des Pour L'Argent, je me suis surpris pas la folie furieuse qui s'empare choses importantes tout en posant à rêver qu'un de ces musiciens d'Yvon à la fin du film. Elle ne des questions vitales. Et ce, avec modernes se pencherait sur la bande m'apparaît pas du tout gratuite. Je une économie de moyens à faire fuir 39 SEQUENCES N" 116

les magnats du spectacle qui pen­ récent article,0' je soulignais l'abon­ venait à tuer une prostituée et man­ sent tout obtenir avec de l'argent. dance de talents en provenance de quait d'étrangler sa propre femme sur Bresson, c'est une valeur sûre. Mais, la scène anglaise. En effet, nombre scène, dans le dernier acte. il n'est pas à vendre. Comme tout d'acteurs et d'actrices que l'on asso­ Dans The Dresser, Sir doit, amour authentique greffé sur ciait volontiers au théâtre se tail­ en plus de ce lourd fardeau émo­ l'absolu. L'Argent, c'est un bon lent désormais la part du lion au tionnel, assurer la continuité des opé­ investissement pour tout cinéphile cinéma et The Dresser en constitue rations de sa troupe. Le succès de qui accepte de prendre le temps de probablement le meilleur exemple et la compagnie repose uniquement sur méditer sur la condition humaine la plus éloquente démonstration. lui puisque, comme il le dit lui- à la manière de Bresson et de son Le film de Peter Yates même, il n'a pu s'entourer que de mystère. nous fait partager la vie d'une gens inaptes à aller sur le champ Janick Beaulieu troupe de théâtre itinérante en de bataille. Il est la vedette incon­ Angleterre, pendant la seconde testée du spectacle, se réserve les guerre mondiale, et explore plus meilleurs éclairages et pousse même particulièrement les rapports entre l'égocentrisme jusqu'à s'imaginer son directeur, un acteur de stature que les bombardements allemands HE DRESSER — Réali­ légendaire connu simplement sous le visent personnellement. Il pour­ sation: Peter Yates — le nom de Sir, (d'ailleurs ne le sont- rait fort bien reprendre à son Scénario: Ronald Har­ ils pas tous un jour ou l'autre?) compte cette boutade lancée avec rwood,d'après sa pièce « The Dres­ et son fidèle habilleur Norman. une pointe d'ironie par Sir Laurence ser » — Images: Kelvin Pike — Le scénariste et auteur de Olivier: « Shakespeare et moi som­ Musique: James Horner — Mon­ la pièce originale, Ronald Harwood, mes très proches, vous savez. Nous tage: Ray Lovejoy — Interprétation: a mis à profit son expérience avons fait beaucoup l'un pour Albert Finney (Sir), Tom Courte- d'acteur au sein de la Shakespeare l'autre. » nay (Norman), Edward Fox Company de Donald Wolfit. Il a On a dit de King Lear que (Oxenby), Zena Walker (Her Ladys­ même signé la biographie de c'était le test suprême pour un hip), Eileen Atkins (Madge), l'acteur: Sir Donald Wolfit CBE: acteur, le rôle qui couronne toute Michael Gough (Frank Carrington), His Life and Work in the Unfas­ carrière. On a aussi dit que l'his­ Cathryn Harrison (Irene), Betty hionable Theatre et semble s'en toire était par trop énorme, impos­ Marsden (Violet Manning), Sheila être largement inspiré. Wolfit fut sible à mettre en scène de façon Reid (Lydia Gibson), Lockwood l'un des derniers actor-managers à crédible, que ce rôle de vieillard qui, West (Goeffrey Thorton), Donald présenter les grands rôles shakespea­ curieusement, exige une grande résis­ Eccles (Mr Glodstone), Llewelyn riens par toute l'Angleterre durant tance physique et émotionnelle, se Rees (Horace Brown) — Origine: la guerre et la rumeur veut que son situait au-delà des limites du talent Grande-Bretagne — 1983 — 118 interprétation du roi Lear soit de tout acteur. Quoi qu'il en soit, minutes. encore inégalée. c'est surtout un personnage qui se « Let me play the fool, En 1947, George Cukor nourrit à même celui qui With mirth and laughter let old abordait, dans A Double Life, les l'interprète. wrinkles come, problèmes que confronte un acteur À la perspective d'affron­ And let my liver rather heat with qui doit, soir après soir, se mettre ter Lear pour la 227e fois, Sir cède wine dans la peau de personnages forts à la panique et renonce à se grimer Than my heart cool with mortifying et complexes et vivre, dans l'espace une fois de plus et à porter des groans. » d'une soirée, le drame condensé de défroques qui ne sont pas les sien­ The Merchant of Venice toute une vie. Ronald Colman y nes. Mais n'a-t-il pas dit que les Acte I, sc. I jouait déjà le rôle d'un acteur telle­ acteurs doivent être prêts à « sacri­ Caine, Conti, Courtenay, ment accaparé émotivement par la fier ce que la plupart des gens Finney. Sur cinq candidats en lice personnalité d'Othello qu'il en appellent la vie »? Il n'éprouve pour l'Oscar du meilleur acteur, aucun sentiment en dehors de la quatre sont britanniques. Dans un (1) Séquences. n° 115, janvier 1984, p 66 scène, si ce n'est la peur d'avoir

40 AVRIL 1984

La vache, Touchstone et le fou de Lear, tous des hommes intelligents et d'une lucidité inquiétante qui, sous le couvert de la pitrerie, ont pour fonction de nous remettre en perspective avec un à-propos cinglant. Un peu pour se protéger lui-même, Norman doit maintenir le vieil acteur dans sa tour d'ivoire. En propulsant l'artiste au sommet de son art, il accélère aussi la déchéance de l'individu. 77te Dresser décrit, avec une rare finesse d'observation, le douloureux processus de mise en condition de l'acteur. Au fur et à mesure que se superposent les dif­ férentes couches de fard, la barbe, la longue perruque blanche, le per­ sonnage prend peu à peu forme et vie. On met davantage l'accent à y remonter. Il n'a déjà plus Norman occupe une posi­ sur cette période de préparation d'existence hors du théâtre et cha­ tion privilégiée auprès du vieux phé­ déterminante que sur l'exécution que rôle envahit de plus en plus nomène et il protège férocement ses finale puisque ce qui se passe effec­ ce qui en reste. Il ne s'exprime plus arrières face aux influences extérieu­ tivement sur scène n'a jamais pu que dans un langage et par des actes res qui risquent de lui gâcher le tra­ être expliqué: « The agony was grandiloquents qui ne sont pas non vail. Il se plaît à exercer une sorte in the acting created. » Combien de plus les siens, et sa révolte sur la de contrôle sur cette force de la grands acteurs, après une prestation place du marché de Brandford vient nature; il a su se rendre indis­ stupéfiante, s'avouent tout à fait directement du Ille acte de King pensable. incapables d'expliquer comment ils Lear. Sir peut bien se permettre y sont arrivés. On peut compren­ Il revient à Norman de de puloter la jeune accessoiriste, dre les tourments d'un comédien qui ramasser les morceaux et de rechar­ mais Norman lui remet vite les deux doit créer, à partir d'un rôle exi­ ger les batteries. Depuis seize ans pieds sur terre: « Sir, it's time to geant parce qu'interprété par cent qu'ils travaillent ensemble, il s'est age. » Il défend son territoire avec acteurs avant lui, un moment magi­ établi une relation d'interdépendance passion et partage avec Madge, la que, unique, inoubliable. entre Sir et son habilleur. Le pro­ régisseur qui est bien sûr un peu Dans la décrépitude pro­ cessus de mise en train de l'acteur sa rivale, la frustration d'un amour gressive de Sir se reflète la fin d'une (ou dans ce cas de simple remise impossible. époque, la chute de Vactor-manager, en état), se compose d'une alternance Norman a sûrement raté sa le directeur-étoile, une institution contrôlée d'égards, de menaces, de vocation d'acteur. Il doit aussi mon­ surannée à laquelle les restrictions flatteries, de crises de nerfs et de ter un spectacle tous les soirs et imposées par la guerre allaient don­ minauderies. C'est en fait grâce à déployer toutes les ressources de son ner le coup de grâce. Quelle plus Norman que le spectacle peut con­ imagination pour préparer le terrain belle illustration que cette assiette tinuer: « / just like things to be au génie. Cet emploi d'amuseur le commemorative reçue à l'occasion lovely, dira-t-il; no pain, that's my rapproche indéniablement de bouf­ d'un Hamlet sans pareil et mainte­ motto. » fons shakespeariens comme Feste, nant tachée de fard qui offre l'image

41 SÉQUENCES N" 116 d'une gloire ternie par la nécessité: lages très prononcés et anguleux, perdu dans la clientèle qui défilait l'éclat des honneurs doit désormais accentués par les éclairages restreints jadis humblement dans son bureau, se plier aux besoins du quotidien. et la photographie expressionniste numéro effacé par le nombre, Il semble pratiquement de Kelvin Pike, contribuent à créer pauvre hère parmi une foule de mal­ impossible de dissocier les deux un climat trouble et inquiétant. heureux. Qu'est-ce donc qui a opéré principaux comédiens ou de donner La carrière de Peter Yates cette transformation? un prix à l'un sans le faire parta­ a connu des hauts (Bullitt, Brea­ M. Hes travaillait dans les ger par l'autre. Albert Finney est king Away) et des bas (The Deep, services sociaux. Il avait pour tâche tout simplement hallucinant... et Krull). Avec The Dresser, il signe d'appliquer les mesures prévues par tout à fait méconnaissable. Il a son film le plus riche, un chant la loi pour mettre de l'ordre dans gagné quelques kilos, clairsemé son d'amour à la gloire du théâtre, de la misère, pour parer au plus pressé abondante chevelure et s'est fait la ses artisans et de tous les artistes et réparer, en autant que cela était tête d'un Ralph Richardson. Il lui dévoués à leur travail. Sans contre­ permis par les règlements, les injus­ incombe la double tâche d'interpré­ dit, LE meilleur film de l'année 83. tices criantes de la vie. M. Hes était ter un vieux comédien apeuré que Et j'ose espérer que Sir, un agent de circulation en poste au sa raison quitte peu à peu et de où qu'il se trouve, aura bien reçu carrefour des souffrances. Depuis nous convaincre du génie de cet ces lignes de la part d'une de ces longtemps, il avait appris à acteur (en même temps que du êtres « infirmes et mentalement défi­ réprimer son zèle, à se blinder sien). Il passe avec brio l'épreuve cients » que sont les critiques. « He d'indifférence devant les cas pathé­ ultime d'auto-critique, du double that has and a little tiny wit... » tiques qui se présentaient à lui; il niveau de jeu. Dans son interpréta­ avait même appris à rationaliser son tion de Lear, il oscille entre le cabo­ Dominique Benjamin attitude. « Si quelqu'un se noie, ne tinage éhonté et des éclairs de génie devons-nous pas nous jeter à l'eau caractéristiques du style emphatique pour le sauver », lui objectait un d'époque et sait, en outre, faire jeune confrère débutant. « Il y en preuve d'une étonnante souplesse ~W E GOÛT DE L'EAU — a cent qui se noient, on risque d'y vocale. Son « Howl, howl, howl » m Réalisation: Orlow Seunke passer avec eux », répondait imper­ emplit à la fois le théâtre de Brad­ M J — Scénario: Orlow Seun­ turbablement M. Hes. Et M. Hes ford et la salle de cinéma et nous ke, Dirk Ayelt — Images: Albert se contentait de jeter à la ronde glace: c'est l'adieu désespéré d'un van der Wildt — Musique: Jan des bouées dérisoires, de lancer des monstre qui s'éteint. Musch — Montage: Tom Erisman, filins trop minces: il faisait son Pour sa part, Tom Cour- O. Seunke — Interprétation: Gerard devoir, tout en sachant que ce tenay reprend ici le rôle de Nor­ Thoolen (Hes), Dorijn Curvers devoir était insuffisant. Jusqu'à ce man qu'il avait créé au Royal (Anna), Joop Admirai (Schram), jour-là. Exchange Theatre de Manchester. Hans Van Tongeren (le stagiaire), Ce jour-là, Hes fut appelé En assistant très attentionné et un Olga Zuiderhoek (Mme Hes), à remplir les formalités d'usage à peu précieux, il est remarquable de Monick Toebosch (la prostituée) — l'occasion du double suicide d'un versatilité, brillant dans la drôlerie Origine: Hollande — 1982 — 100 couple de miséreux dépendant de comme dans la douleur. La com­ minutes. son service. En se rendant visiter munion entre les deux acteurs est Mais qu'est-il donc arrivé le triste réduit qu'habitaient les dis­ telle qu'on peut littéralement sentir à l'honorable M. Hes? Il y a peu parus, le fonctionnaire entendit un son énergie se transmettre au vieil de temps encore, il était le type bruit insolite en provenance d'un acteur qui lentement retrouve ses même du fonctionnaire impeccable, placard. Là se terrait une enfant forces et ses facultés. bien vu de ses supérieurs, à l'aise arriérée que ses parents avaient rap­ La musique délicate et les dans la paperasse et les dossiers, portée comme morte quelques choeurs éthérés de James Horner ponctuel et efficace, tel un ordina­ années auparavant. Les voisins apparentent le théâtre à un haut- teur à l'apparence humaine. Le voici étaient au courant, mais n'avaient lieu du sacré et participent à qui ressemble maintenant à un clo­ pas alerté la police venue chercher l'impression de rituel. Les maquil­ chard, mal rasé, vêtu négligemment, les corps des suicidés. Depuis plu- 42 AVRIL 1984

sieurs années, la fille, maintenant ration peut être aussi émouvant sur ration qui n'en souligne que plus parvenue à l'état d'adolescence, vit un certain plan que celui de la déli­ la pauvreté des lieux. Pourtant, pro­ dans ce réduit. Ses réactions sont vrance d'Anna, l'enfant du placard. gressivement, un peu de couleur celles d'une bête sauvage. Hes com­ Sur le plan formel, viendra éclairer ce contraste; à mence par poser les gestes requis l'approche est volontairement rude, mesure que la sauvageonne s'habi­ par sa fonction: il fait venir une rugueuse même, à la façon d'un tuera à la présence de son nouvel infirmière que l'enfant assaille cruel­ documentaire en prise directe sur ami qui lui fournit les moyens de lement; il alerte les services de santé une situation douloureuse. La cou­ colorer, de barbouiller plutôt du mais ne se résout pas à laisser leur, sombre, délavée, se cantonne papier, les pages qu'elle remplit de emporter l'infortunée par les hom­ dans des teintes brunâtres ou ver- taches, uniformément noirâtres mes en blouses blanches, munis dâtres, sauf en de rares occasions; d'abord, puis de plus en plus clai­ d'une camisole de force. Poussé par ainsi' des passages tournés dans res, viendront décorer les murs du la curiosité d'abord, par la pitié l'appartement de Hes où les tons taudis. ensuite, soutenu par une étrange pastels, quelque peu douceâtres, Il y a un brin de folie dans obsession, il entreprend d'apprivoi­ signalent la qualité de refuge de cet l'entreprise du fonctionnaire qui ser la sauvageonne. Hes s'est laissé intérieur douillet, refuge contre les sacrifie tout à son obsession utopi­ prendre au piège de l'engagement duretés extérieures. Le contraste sera que. Utopique sans doute dans personnel qu'il avait pourtant soi­ d'autant plus fort avec le décor sor­ l'esprit de l'auteur parce que la gneusement évité jusque-là. Une dide où s'exercera son travail de société ne tolère pas que l'on ait véritable passion l'emporte, le sub­ rachat. Là, tout n'est que désor­ raison contre elle. Le franc-tireur merge; il néglige son travail, il dre, saleté, pourriture: on s'est hirsute qu'est devenu Hes parvien­ compromet sa vie conjugale, il met efforcé de masquer les murs avec dra certes à faire accéder l'enfant en péril son propre équilibre men­ de vieux journaux, pitoyable déco­ à un certain palier de libération par tal pour ne plus s'occuper que d'un cas, celui d'Anna, la fille du placard. Malgré une approche de style réaliste, ce film d'un jeune cinéaste hollondais, Orlow Seunke, prend vite l'aspect d'un apologue critique sur le besoin de relations humaines dans une société déper­ sonnalisée. Dès le départ, le climat ambiant ressemble à celui d'une pri­ son. Alors qu'une journée de travail s'achève aux bureaux du ser­ vice social où Hes a son poste, les portes claquent, les loquets s'abais­ sent, les clés tournent dans les serrures grâce à un montage rapide évoquant irristiblement des images carcérales. Ce thème de la claustra­ tion subie ou volontaire reviendra souvent dans ce film où divers personnages sont prisonniers, physi­ quement ou mentalement. Hes lui-même s'est volontairement enfermé dans une indifférence asséchante et le spectacle de sa libé­

43 SÉQUENCES N" 116 l'attention qu'il lui prodigue: Anna roman « La Truite ». Déjà les téressent éperdument aux filles. sort de son placard, de sa nuit men­ acteurs étaient choisis, dont Brigitte Personne n'est indifférent à la pré­ tale; elle sort même du taudis pour Bardot dans le rôle de Frédérique. sence de Frédérique. C'est dire le aller respirer avec Hes l'air libre de Malheureusement, le film ne vit climat dans lequel elle a grandi. la mer. Mais ce succès est de courte jamais le jour et le projet fut aban­ Toutefois le film com­ durée. Les autorités ont décidé que donné. Vingt ans plus tard, Joseph mence alors que Frédérique et son l'expérience avait assez duré et Anna Losey l'a repris sur les instances de mari Galuchat pénètrent dans un doit changer de prison, être « insti­ la firme Gaumont qui allait en deve­ bowling, aux portes de . C'est tutionnalisée ». Hes reste seul dans nir le producteur. Et Joseph Losey là qu'ils rencontrent Saint-Genis et la chambre minable où il a connu a pu tourner son quatrième film en sa maîtresse Mariline ainsi que joies et déchirements. Sur un mur France. Rambert et sa femme Lou qui sont de cette pièce, un élément de décor Évidemment la truite est ici captivés par la jeune femme. Fré­ a accroché l'oeil un moment, une plus qu'un poisson. C'est aussi un dérique s'en donne à coeur joie en représentation populaire du Christ symbole. Vive, nerveuse, lou­ bousculant énergiquement les quil­ aux outrages. Est-ce là simple indice voyante, insaisissable, la truite les. Tout de suite des regards d'une mentalité résignée de pauvres serpente dans les eaux avec une s'échangent et des propositions gens bercés d'illusions religieuses? infinie souplesse. C'est bien ainsi s'affirment. Son mari apparaît pas­ Y aurait-il plutôt une discrète réfé­ qu'apparaît la petite Frédérique. sablement abusé par l'alcool et rence à Celui qui a dit: « Ce que Chaussée de ses gros sabots, la enclin à l'homosexualité. Avec son vous aurez fait au plus petit d'entre tignasse glissant sur ses épaules, elle rire nerveux, Frédérique en profite les miens... » s'emploie avec son père, dans son pour glisser vers ceux qui la sollici­ Robert-Claude Bérubé village du Jura, à l'ensemencement tent en lui faisant miroiter une vie des truites dans un vaste vivier. luxueuse. Chacun y va de ses avan­ Habile dans son travail, elle devient ces alléchantes. Mais la moralité de la hantise des hommes qui s'in­ Frédérique consiste à « tout ob- ~W~ A TRUITE — Réalisa- È tion: Joseph Losey — Scé- m J nario: Monique Lange et Joseph Losey d'après le roman de Roger Vailland — Images: Henri Alekan — Musique: Richard Hart­ ley — Montage: Marie Castro Vasquez — Interprétation: (Frédérique), Pierre For­ get (son père), Jean-Pierre Cassel (Rambert), Jeanne Moreau (Lou), Daniel Olbrychski (Saint-Genis), Jacques Spiesser (Galuchat), Lisette Malidor (Mariline), Isao Yamagata (Daigo Hamada), Jean-Pierre Rous- sillon (le père Vergon), Roland Bert in (le comte), Ruggero Rai­ mondi (lui-même) — Origine: France — 1982 — 105 minutes. Autant le dire tout de suite, La Truite n'est pas le meil­ leur film de Joseph Losey. Avant la mort de Roger Vailland, Joseph Losey avait projeté de tourner son

44 AVRIL 1984 tenir des hommes sans rien leur hommes aussi attachants que Saint- Beethoven — Montage: Suzanne donner. » C'est de l'hédonisme pur. Genis et même Rambert ont-ils pu Lang- Willar — Interprétation: Le plaisir d'abord. Tout pour soi. être attirés par cette fantoche de Maruschka Detmers (Carmen), On le voit, le clinquant la distrait Frédérique qu'Isabelle Huppert Jacques Bonnaffé (Joseph), de la vie monotone qu'elle a con­ incarne avec autant de négligence? Christophe Odent (le chef des nue. C'est pourquoi elle s'échappe « Peut-être », lit-on sur son T-shirt. brigands), Myriam Roussel (Claire), avec Saint-Genis vers Tokyo, ville Isabelle Huppert n'a rien de la Jean-Luc Godard (l'oncle Jean, éblouissante qu'Henri Alekan allume séductrice irrésistible. Cette erreur cinéaste) — Origine: France — 1983 de tous ses feux étourdissants. Mais de distribution enlève une grande — 84 minutes. Frédérique résistera à Saint-Genis. part de crédibilité au film. II faut Le rideau se lève. Arrive sur Au retour, elle fait la connaissance, dire aussi que les flash-backs qui la scène le jeune Orson Welles tenant, dans l'avion, de Daigo Hamada, nous conduisent au temps de sa jeu­ dans l'une de ses mains, le crâne patron d'une multinationale, qui nesse sont maladroitement amenés. d'Alfred Hitchcock. D'une voix semble le seul homme apte à la Si ces retours dans le passé con­ ténébreuse, il reprend les mots comprendre. Reposant sur son trastent avec la vie rêvée, il faut célèbres: « Aimer ou ne pas aimer épaule, il lui récite un court poème bien reconnaître que le cinéaste n'a Godard? Telle est la question », puis japonais (haiku) plein de sagesse: pas su les introduire subtilement. se retourne face au public afin de le « Même poursuivi — le papillon — Enfin les couples vivent des drames saluer. Les spectateurs ne bronchent jamais ne se presse." dont nous ne connaissons pas très pas et un silence lourd de reproches Pendant que Frédérique bien l'origine. Tout se passe si vite. envahit la salle. Après un moment, s'amuse au Japon, Galuchat s'est Et l'altercation qui rend Rambert par contre, quatre personnes assises réfugié chez Rambert qui espère, un si farouche, au point qu'il tue sa à l'arrière se lèvent et applaudissent jour, profiter de Frédérique. Peine femme brutalement, apparaît comme à tout rompre. Il s'agit de Fauré, perdue. C'est Hamada qui recueil­ un geste précipité. Debussy, Mozart et Beethoven. lera Frédérique et Galuchat et les En somme que nous pré­ Rien à faire: cette image ne installera au Japon pour l'élevage sente ce film? Une petite profiteuse me quitte pas. Pour moi, elle des truites. qui sauve les apparences avec son synthétise le dernier long métrage de Ce qui étonne ici chez un mari velléitaire et qui triomphe Jean-Luc-Ie-fou à merveille. Mi-rêve, auteur comme Joseph Losey c'est matériellement. Autour d'elle des mi-blague, apparue subitement dans que l'anecdote l'emporte sur les per­ êtres en proie à l'amour. Mais le fil de mes pensées, elle s'accroche. sonnages, les événements sur leurs l'amour semble se réfugier dans les Comme le discours de ce Prénom prémisses. Bref, les personnages de plaisirs sexuels qui apparaissent plu­ Carmen qui, en fait, devrait plutôt La Truite sont passablement sché­ tôt décevants. S'il n'est pas gal­ s'intituler Prénom Ludwig, tellement matisés et les mobiles de leurs vaudé, l'amour n'a pas même ici la musique (dans ce cas-ci, de actions insuffisamment illustrés. On l'attrait de la passion. On sort de Beethoven) y tient une importance n'en voudra pas à Losey d'avoir ce film à la fois décontenancé et capitale. transposé le voyage de Saint-Genis frustré. Un peu comme les person­ La musique. Voilà et Frédérique au Japon plutôt qu'à nages inconsistants du film. Vrai­ longtemps que cet art hante Godard, Los Angeles, comme le précisait ment La Truite n'est pas le meilleur le fascine, le séduit. Au début de sa Roger Vailland dans son roman. film de Joseph Losey. carrière, elle arrivait souvent comme Mais il semble que Joseph Losey Léo Bonneville cela, à l'improviste, naissant a cédé au mirage de l'Extrême- soudainement et s'éteignant plus Orient, lui qui s'est attablé à un rapidement encore, ne durant que bar comme pour identifier son film. quelques secondes mais balayant tout Qu'importe. Ce qui est grave c'est RÉNOM CARMEN — sur son passage: images, acteurs, que le spectateur ne saisit pas Réalisation: Jean-Luc Go­ récit. Explosant en bouffées tragiques très bien le comportement des per­ P dard — Scénario: Anne- et romantiques, ces notes, à côté sonnages qui gravitent autour de Marie Miéville — Images: Raoul desquelles les images et le réalisateur Frédérique. De plus, comment des Coutard — Musique: Ludwig van s'effaçaient, célébraient leur force à 45 SÉQUENCES N" 116

— cette vie qui ne pouvait que se situer au dehors de toute narration, à l'opposé de tout destin, de toute causalité. À l'image de cette Carmen, amoureuse et voleuse de banque (rappelez-vous Anna Karina dans Pierrot-le-fou, amoureuse et sombre intrigante), le long métrage articule deux discours: l'histoire de Carmen et le reste, c'est-à-dire des plans de la mer, des musiciens qui jouent de leur instrument, une main qui caresse un écran de téléviseur. Les pas-de-deux godardiens: histoire/vie, récit/émo­ tion, narration/absolu. Prénom Jean-Luc. L'histoire de Prénom Carmen? Allons donc! Aucune importance, de la bouillie pour les producteurs qui poussent le réali­ sateur à se prostituer à l'histoire (dans Prénom Carmen, on dévalise des capter la vie mieux que tout autre pouvait, qu'il fallait, qu'il devait y banques pour financer son film: média. Godard y (re)connaissait leur avoir plus. Alors, de « plus », comment créer de l'art à partir de toute-puissance, leur supériorité. Elles d'ornement, cette musique devint telles considérations bassement étaient émotions — alors que ses l'essentiel de l'oeuvre godardienne. matérielles?). « L'essentiel est images étaient idées. Le temps de Cette passion que les gens invisible pour les yeux », disait le Petit quelques photogrammes, il s'inclinait recherchaient, Godard se Prince. « Il faut fermer les yeux et humblement devant leur passage. l'appropriait et en faisait son univers ouvrir les oreilles », nous dit, quant Puis Sauve qui peut (la vie) à lui. Passion: lyrisme, une grue à lui, Godard. L'essentiel, en effet, est vint. « Un film composé par Jean-Luc comme le bras d'un chef d'orchestre, cette musique, ces vagues qui lèchent Godard », nous informait le une caméra comme un violon, de la la plage, ces violons qui vibrent, ces générique, alors que la caméra lumière comme une série d'accords sons que n'approche aucune image — s'amusait à attraper les nuages, harmonieux. Godard tournait le dos même la plus lyrique. Passion con­ comme si, dans ce vide, elle pouvait à notre monde post-soixante-huitard fessait son incapacité pour le cinéaste parvenir (elle aussi) à saisir l'essence désabusé, et rêvait de musique. à saisir la vie. Prénom Carmen en de l'émotion pure. « Composé » Prénom Carmen. Une avoue l'impossibilité, l'inutilité même comme on composé un concerto ou femme prise entre deux vies: celle de de toute tentative allant dans ce sens. une symphonie, tout en ambiance, l'action, celle de l'émotion (rappelez- Les écrans de téléviseurs sont tout en « images », de ces images qui vous Belmondo dans Pierrot-le-fou brouillés, Godard lui-même, impuis­ naissent à l'écoute d'un concert. Un cherchant à saisir l'espace entre les sant, fatigué et hagard, se moque du monde à mi-chemin entre la êtres dans un monde qui ne se souciait cinéma et envoie promener tout cacophonie et les violons qui que d'aventures, d'histoires, donc de amateur d'images, s'accrochant clôturaient cette réalisation, des banalités). Godard est un grand désespérément à sa radio personnages qui, au milieu du bruit mystique, on le sait, cherchant dans stéréophonique portative (« ma de leur existence, tendaient l'oreille sa fuite du récit ni plus ni moins que nouvelle caméra », comme il (« Vous avez entendu cette l'absolu. Sauve qui peut, criait-il, en l'annonce lui-même). L'oeil est trop musique? », demandaient-ils), s'évadant de l'histoire en flammes analytique, appartenant à une période espérant, devinant, ressentant qu'il pour sauter à pieds joints dans la vie où l'on pouvait distinguer « les

46 AVRIL 1984

innocents des coupables »; il constitue Hart Carroll (Patsy Clark), Huck­ L. Brooks se tisse autour des gran­ un sens avant tout politique. Et notre leberry Fox (Teddy Horton), Troy des étapes de la vie d'une mère et monde d'aujourd'hui est tout sauf Bishop (Tommy Horton), Megan sa fille et ce, sur une trentaine politique, il n'est plus que Morris (Melanie Horton), Jennifer d'années. On y verra donc la mort cacophonie, que dissonance. Plus Josey (Emma Horton à huit ans) du père, le mariage d'Emma, auquel rien, désormais, ne nous semble sûr. — Origine: États-Unis — 1983 — sa mère refuse d'assister (première On ne peut analyser, on ne peut que 132 minutes. séparation), le déménagement des ressentir. L'oreille, comme sens On le croyait mort et Horton à DesMoines (seconde sépa­ féminin (Carmen). La musique, enterré. Raillé et ridiculisé, relégué ration), le second déménagement au comme média de notre temps. La au rang de la médiocrité, il avait Nebraska, la maladie d'Emma et sa musique comme liberté. La musique rendu l'âme à bout de souffle, mort. Autant de moments de crise comme vie, et comme seul art croyait-on, vers la fin des années qui, en fait, n'en sont pas puisqu'on possible. soixante. Mais voilà qu'après une assiste à tout ce qui les sépare sans Un film pessimiste, donc? décennie de désillusions et de viru­ avoir vraiment goûté leurs moments Non, un constat. L'aboutissement lentes critiques sociales, il refait son d'intimité. Il faut accepter leur d'une démarche artistique et apparition. Non, le mélo n'est pas connivence sans l'avoir vue se déve­ politique. Et d'ailleurs, n'appelle-t-on mort. lopper et ce, d'autant plus que leur pas ces matins se levant sur une ville Ainsi sommes-nous à nou­ relation semble basée sur une non- en sang, l'aurore? Reconstruire sur les veau touchés par les tourments d'un expression ou à tout le moins une ruines de celluloïd. À un monde père qui essaie de reconquérir son expression fort peu orthodoxe des politisé, un média politisé. jeune fils, d'un fils incompris et sentiments. Renommons nos coupables et nos rejeté par sa mère ou d'une fille En fait, Aurora et Emma innocents, et nous pourrons croire de ignorée par son père. Sous l'égide ne semblent jamais se rejoindre nouveau au cinéma. Sinon: en avant des Hoffman, Redford ou Fonda, vraiment. D'ailleurs, Aurora ne la zizique! comme disait Vian. le drame familial s'en trouve dira-t-elle pas, dans un rare élan Merveilleux Godard. Et dire empreint d'une certaine profondeur. de confidence, qu'en ce qui la con­ que je ne sais de lui que deux ou trois Il porte désormais le sceau du cerne, leur relation bâtie sur une choses... Quoique tu en penses, Jean- sérieux artistique en vogue et ren­ tension constante, n'est qu'af­ Luc, le cinéma vit. Grâce à des fous contre, il va sans dire, l'assentiment frontement alors qu'Emma y voit comme toi. de la toute puissante Académie. toujours matière à amusement. Richard Martineau Nous assistons au retour du mélo On a donc pris le parti de anobli. s'intéresser davantage à la nature Terms of Endearment se des personnages qu'à leurs actions. situe bien dans la lignée des Kra­ On privilégie des comportements au mer vs Kramer, Ordinary People et lieu d'accomplissements, si bien ERMS OF ENDEAR­ On Golden Pond: il contient, au qu'on n'y distingue aucune réelle MENT — Réalisation: départ, juste ce qu'il faut de comé­ progression, si ce n'est celle de la James L. Brooks, d'après die et de pathos pour plaire à un maladie. rle roman du même nom de Larry large public. À priori, une relation Les deux personnages prin­ McMurtry — Images: Andrzej Bart­ quelque peu orageuse comme celle cipaux sont, quand on y songe, fort kowiak — Musique: Michael Gore d'Aurora Greenway, cette riche peu approfondis et doivent toute — Montage: Richard Marks — veuve du Texas qui ne mâche pas leur vitalité à leurs interprètes. Avec Interprétation: Debra Winger ses mots, et de sa fille Emma, a un point de départ quelque peu (Emma Horton), Shirley MacLaine de quoi séduire et offre de multi­ limité, Shirley MacLaine (l'Oscar de (Aurora Green way), Jack Nicholson ples possibilités. Alors pourquoi, la meileure actrice à coup sûr(1)) (Garrett Breedlove), Danny de Vito malgré d'aussi encourageantes pré­ crée un personnage de chair et de (Vernon Dahlart), John Lithgow mices, ai-je peu à peu senti l'ennui (1) Elle en est à sa 5e « nomination » après Some (Sam Burns), Jeff Daniels (Flap me gagner? Came Running. The Apartment, Irma la Douée et Horton), Bettie King (Rosie), Lisa La trame du film de James The Turning Point.

47 SÉQUENCES N" 116 sang, une femme de son âge, telle­ destin est déjà tout tracé et le en aura fait, sa voix rauque, son ment familière et imprévisible à la déroulement des deux prochaines rire étouffé, cet entrain un peu fois. On sait reconnaître une grande heures pas trop prévisible. Emma enfantin, ce regard lucide et par­ comédienne lorsqu'un simple geste, décide de mener une petite vie tran­ fois douloureux. un simple regard illumine toute une quille. Lorsqu'elle se permet une Curieusement, puisque la scène. Il faut la voir cette Aurora légère entorse au mariage, c'est avec dichotomie mère-fille constitue le Greenway, lors de ses rencontres un modeste employé de banque, coeur du sujet, la présence des hom­ avec son voisin, l'astronaute lunati­ foncièrement bon mais effacé, à mes s'en trouve obligatoirement que, qui sont autant d'altercations l'image de l'Iowa, et elle insiste réduite et plutôt accessoire. On délicieuses, passer de l'exaltation au pour ne pas attirer l'attention, alors expédie rapidement le père d'Emma dépit le plus noir puis au je-m'en- que, pendant ce temps, sa mère sil­ qui n'eut vraisemblablement pas une foutisme affecté avec une économie lonne les plages en voiture sport. influence très marquante dans sa vie de moyens admirable. Ici encore, le personnage et dont la mort, au tout début du Aurora ne respire pas vrai­ ne peut nous toucher que par la film, ne semble bouleverser per­ ment la générosité et si elle dispense vibrante interprétation qu'en donne sonne. Dans cette scène, semble ses faveurs au compte-gouttes, elle Debra Winger qui décidément vouloir s'amorcer entre les deux n'en espère pas moins une bonne étonne de plus en plus. Winger ne femmes une certaine complicité qui situation pour Emma qu'elle chérit ressemble a personne et c'est cette n'a pas besoin de mots pour s'expri­ plus que tout au monde, quoi qu'il sensation d'imprévu qui séduit chez mer mais qui malheureusement aura y paraisse. Alors que peut-on espé­ elle. Car enfin cette Emma ne pré­ peu d'écho par la suite. rer d'un personnage à qui sa sente vraiment rien de particulier. Les prétendants de la riche propre mère va dire: « Tu n'es pas On en croise des centaines comme veuve sont autant de vignettes aussi assez exceptionnelle pour surmon­ elle chaque jour. Ce qui restera délicieuses que brèves. Flap, le mari ter un mauvais mariage »? Son d'elle, c'est ce que la comédienne un peu terne d'Emma, a peu de bons côtés et sa présence plutôt neu­ tre et lointaine ne laisse pas une impression mémorable. Sam Burns, l'employé de banque, avec ses qua­ lités de coeur évidentes, assume, quant à lui, l'apologie de la gent masculine. Avec toute la versatilité et l'intelligence qu'on lui connaît, John Lithgow compose ici, avec peu de moyens et en relativement peu de temps, un per­ sonnage simple et touchant. En le sélectionnant comme candidat à l'Oscar du meilleur acteur de second plan pour ce rôle, l'Académie a sans doute voulu souligner une année particulièrement bien remplie, mais on aurait préféré voir récompenser son électrisante prestation dans le sous-estimé Twilight Zone — The Movie. Reste, bien sûr, ce curieux voisin, ex-astronaute, coureur de jupons, porté sur la bouteille et les voitures sport, spécialiste de la

48 AVRIL 1984

réplique cinglante et répondant au ses parents se précipitent à l'étage blement construite et réalisée. Le doux nom de Breedlove. Il faut pour un divertissement d'adultes de public a, quant à lui, boudé le film. reconnaître que, sans ce goujat gri­ dernière minute. On peut savoir à C'est un échec d'autant plus regret­ maçant et truculent comme peut l'avance qu'Aurora va faire un pas table que le film représente tout ce l'être Jack Nicholson quand il s'y important ou ouvrir un nouveau qui fait de De Palma un cinéaste met, Terms of Endearment m'aurait chapitre de sa vie lorsqu'elle enlève passionnant. On pouvait donc crain­ plongé dans l'ennui le plus profond. ses chaussures d'un air à la fois dre que le réalisateur soit obligé Bien plus que le rapport mère-fille, absent et décidé, à la mort de son dorénavant de faire un cinéma plus ce sont les rencontres entre Aurora mari, par exemple, ou pour aller facile à consommer et moins com­ et Breedlove qui produisent des demander à Garrett Breedlove de plexe. C'est probablement dans cette étincelles. C'est dans cette cour l'inviter à dîner. optique que De Palma a accepté de déguisée, tissée de précautions, Dans dix ans, lorsque le réaliser Scarface, un film de com­ d'insultes, d'essais maladroits, de mélo sera à nouveau démodé, on mande qu'il avait d'abord refusé au ratages monumentaux où plus pourra fort bien rester de glace moins une fois. Le film marche plu­ aucune règle, ancienne ou nouvelle, devant les déboires d'Emma Hor­ tôt bien sur le plan financier, mais ne prévaut que la nature d'Aurora ton et faire fi des émotions la critique, elle, ne sait plus quel s'y révèle vraiment. Contrairement scrupuleusement programmées, mais mot inventer pour signifier son à sa fille, elle ne laisse pas venir on se souviendra encore avec plai­ désaccord. Je vais donc me faire à elle les événements. Elle a com­ sir et tendresse de Debra Winger l'avocat du diable en disant tout pris que la meilleure défense, c'est étouffant de rire sous sa robe de de suite que Scarface est un film l'attaque, même à reculons. mariée ou de MacLaine, Nicholson considérablement réussi et passion­ James L. Brooks, à qui et une Corvette dans le Golfe du nant d'un bout à l'autre. Le seul l'on doit entre autres choses la créa­ Mexique. ennui c'est qu'il s'agit d'un film for­ tion des téléséries Lou Grant, Taxi Dominique Benjamin tement excessif. Or, s'il est une et de l'immortel Mary Tyler Moore chose que la critique ne pardonne Show et, plus récemment, le scéna­ pas, c'est bien l'excès. La liste des rio de Starting Over, signe ici sa cinéastes qui en savent quelque première réalisation cinématographi­ Çy CARFACE - Réalisa- chose contient des noms comme que dont il a en outre assuré la ^k tion: Brian De Palma — Welles, Von Sternberg, Kubrick, scénarisation. Force est de consta­ Kj Scénario: Oliver Stone — Fellini, Coppola, Boorman et, bien ter qu'il excelle davantage dans Image: John Alonzo — Musique: sûr, Cimino. Tous des cinéastes qui, l'écriture que dans la mise en scène, Giorgio Moroder — Montage: Jerry avec De Palma, partagent un goût qui ne brille pas par sa vigueur. Greenberg et David Ray — Inter­ certain pour l'outrance, le déborde­ Mais ce qui séduit chez Brooks, et prétation: Al Pacino (Tony Mon­ ment, la profusion et le baroque. ce depuis nombre d'années, c'est tana), Steven Bauer (Manny Ray), Ce sont là des valeurs trop souvent plutôt un sens inné de la mise en Michelle Pfeiffer (Elvina), Mary Eli­ associées au mauvais goût. En réa­ situation et une attention aux menus zabeth Mastrantonio (Gina), Robert lité, elles sont loin d'interdir la détails qui en disent plus sur la Loggia (Frank Lopez), Miriam qualité d'un discours cohérent et nature des personnages que tous les Colon (Mama Montana), F. Mur­ significatif. À mon sens, il est par­ dialogues. ray Abraham (Omar), Paul Shenar faitement légitime, partant de là, Qu'on songe, par exemple, (Alejandro Sosa), Harris Yul in d'apprécier Scarface pour les mêmes à la scène d'ouverture où une jeune (Bernstein), Pepe Serna (Angel) — raisons qui font que certains le Aurora tente de s'insinuer dans le Origine: États-Unis — 1983 — 169 déprécient sans trop s'attacher à lit de bébé pour s'assurer qu'il res­ minutes. comprendre les motivations du réa­ pire, l'embrasse et se félicite de Blow Out, le film précé­ lisateur. l'entendre brailler, ou au petit dent de Brian De Palma, a connu Comme dans le cas de Tommy qui enfile tranquillement une carrière assez désastreuse. La n'importe quel cinéaste doté d'une son petit manteau et, l'air résigné, critique n'a pas très bien saisi les très forte personnalité, De Palma va s'asseoir sur le perron lorsque richesses de cette oeuvre remarqua­ fait du cinéma selon ses propres

49 SÉQUENCES N" 116

règles. S'il est une qualité qu'on doit bien lui reconnaître, c'est l'exem­ plaire consistance de son style et de sa thématique. À ce titre, Scar­ face est une agréable surprise, puisqu'en dépit du fait que De Palma n'a pas écrit le scénario, le film porte néanmoins sa griffe dis­ tincte. Sur le plan thématique, tout d'abord, puisque le film adopte clairement la structure illusion- désillusion qui gouverne l'évolution des personnnages de presque tous ses autres films. Al Pacino est un réfugié cubain, Tony Montana, qui à force d'opportunisme arrive à se pro­ pulser au sommet de la mafia floridienne. C'est un personnage qui cadre parfaitement avec le héros de palmien type. Victime de sa margi­ nalité, il est constamment sur la défensive et son caractère de per­ nwM dant s'accroche à lui comme une désillusion finale. De Palma ne croit des mouvements de caméra sur les­ fatalité. Sa seule véritable ambition pas au rêve américain, pas plus qu'il quels nous reviendrons plus loin. est d'atteindre un certain statut de ne croit en une quelconque justice Pour revenir au fameux normalité, lequel pourrait lui servir sociale. Son attitude désabusée rêve américain, disons que dans à nier son déracinement. Il rejoint s'exprime donc par ce passage du Scarface il n'a qu'un temps. Mon­ parfaitement toutes les victimes qui blanc au noir, du rêve au cau­ tana finit, bien sûr, par l'obtenir, habitent le cinéma de De Palma: chemar et de l'innocence à la mais le douloureux glissement du la jeune malade de Sisters, le connaissance. Le réalisateur souli­ rêve au cauchemar est inévitable. Et compositeur de Phantom of the gne cette chute cruelle par une il s'accompagne d'une explosion de Paradise, la petite Carrie, la jeune minutieuse préparation qui com­ violence d'où ne réchappe aucun des médium de The Fury, la mère de prend forcément une forte négation personnages, comme dans les autres Dressed to Kill, ou les deux héros de ce rêve américain dont il est ici films de De Palma. Et ici encore, de Blow Out. Dans Scarface, le question, ainsi que de la société qui ce sont les innocents qui vont souf­ thème est souligné par l'absence s'en réclame. A ce titre, le film frir le plus durement de cette chute. charnière du père, signifiant de cette montre clairement jusqu'à quel Dans Scarface, l'innocence est incar­ mise au monde sans appui qui point les crimes de Montana sont née par la jeune soeur de Montana, caractérise le héros de palmien. Il largement partagés, en termes de Gina, qui est sans aucun doute le n'y a pas, ici, recherche du père responsabilité, par des instances personnage le plus proche du héros- (comme dans Obsession ou The comme la police ou certains politi­ victime de palmien. Elle possède Fury), mais celle d'un substitut qui ciens. Mais cela n'a rien de parti­ cette pureté de l'innocence qui prend la forme du rêve américain culièrement original sur le plan du caractérise la jeune chanteuse de et la richesse qu'il symbolise. Cette discours et il est permis de préférer Phantom, Carrie, mais aussi, voir quête d'un idéal de bonheur ou de les astucieuses coquetteries rhétori­ même surtout, la jeune médium tra­ simple stabilité est représentée ques de la caméra du réalisateur. gique de The Fury. Ce sont tous comme une sorte de passage de En outre, dans la mise en place de des personnages qui sont entraînés, l'illusion brièvement concrétisée à la parallélismes s'inscrivant à l'intérieur malgré eux, dans un monde où ruis-

50 • AVRIL 1984 amiBBaiManaiiiiiiiiiiiiMaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiM

sellent le sang et la fureur, sans dans Scarface des trouvailles aussi l'intensité de son jeu n'a d'égal que qu'ils puissent comprendre vraiment remarquables que dans les autres l'intensité des images du réalisateur. ce qui leur arrive, ni faire quoi que films de De Palma. Mais le réalisa­ Pacino est, par ailleurs, soutenu par ce soit pour éviter leur perte. Ici, teur en profite pour travailler une excellente distribution et des le passage de l'innocence à la con­ l'image elle-même, avec un net souci dialogues pour le moins intéressants. naissance prend des accents d'une du baroque. Le style du film est Les images lyriques de Brian de infinie tristesse. très éloigné des formes habituelles Palma sont, quant à elles, soute­ Si c'est là le discours prin­ du genre. De Palma a volontaire­ nues par la musique de Giorgio cipal du cinéma de Brian De Palma, ment mis de côté l'utilisation des Moroder, dont les thèmes et les c'est aussi ce sur quoi repose une ombres pour adopter un éclairage arrangements rappellent les musiques partie des techniques de sa mise en d'une extraordinaire illumination. de Dressed to Kill et Blow Out, ver­ scène. Dans Scarface les mouve­ Les intérieurs sont constamment sion électronique. ments de caméra sur grue, qui n'en saupoudrés de couleurs extravagan­ Le cinéma de Brian de finissent plus de monter puis redes­ tes, ce qui donne à Scarface un ton Palma va sûrement continuer à faire cendre, sont les plus explicites sur visuel assez proche de Phantom of les beaux jours de ses admirateurs le plan du mariage des idées et de the Paradise ou de Carrie. Les éclai­ et les mauvais jours de la critique. la technique. Mais d'autres mouve­ rages sont souvent en négation avec Il va continuer à surpasser les limi­ ments de caméra jouent ce jeu avec la réalité des décors ou du paysage. tes du raisonnable et à faire les encore plus de virtuosité. De Palma Dans une séquence, par exemple, choses comme on ne doit pas les s'amuse à filmer Miami avec consi­ on aperçoit une discothèque vue de faire pour supposément bien faire. dérablement d'ironie, s'appuyant sur l'extérieur systématiquement frappée C'est tant pis ou c'est tant mieux. une dialectique très réfléchie entre par des éclairs alors qu'il ne pleut L'essentiel est d'y trouver son plai­ la futilité apparente du paysage et ni ne tonne. Dans le bureau somp­ sir, sinon d'aller voir ailleurs. la violence qui explose derrière les tueux de Montana, des filets de Martin Girard belles façades ensoleillées. La lumière mauve viennent accentuer caméra souligne cette idée avec la noirceur du décor et donnent à force. Dans une séquence, en parti­ l'ensemble un ton funèbre pour le culier, elle l'illustre purement et moins approprié. simplement, en faisant la navette Toute la dernière partie du T% ROADWAY DANNY entre une avenue inondée de soleil film est située pendant la nuit, en Ë-C ROSI. - Realisation et et de belles voitures scintillantes et contraste avec ce qui précède. M.J scénario: Woody Allen — une petite chambre située derrière L'écroulement de l'univers des héros Images: Gordon Willis — Musique: la devanture colorée d'un édifice du film prend ici des allures de fin Dick H y man — Montage: Susan E. dans laquelle des criminels se mas­ du monde. Le désespoir tragique qui Morse — Interprétation: Woody sacrent à la scie à chaîne! Le mou­ s'empare des personnages est souli­ Allen (Danny Rose), Mia Farrow vement de la caméra, qui lentement gné par une mise en scène proche (Tina Vitale), Nick Apollo Forte va d'un espace à l'autre, est enrichi de l'hystérie et qui atteint une inten­ (Lou Casova), Craig Vanderburgh par un travail génial sur la bande sité dramatique quasiment indécente. (Ray Webb), Herb Reynolds (Bar­ sonore (passage du son banal d'une C'est le passage le plus controversé ney Dum), Milton Berle, Sandy radio transistor au bruit infernal de du film. C'est aussi le plus réussi. Baron, Corbett Monica, Jackie la scie à chaîne). De Palma répète Pour ce qui est de l'inter­ Gayle, Morty Gunty, Will Jordan, ce genre de mouvements à bien prétation, disons simplement que Al Howard Storm, Jack Rollins (eux- d'autres reprises, liant, par exem­ Pacino trouve ici son meilleur rôle. mêmes) — Origine: États-Unis — ple, le Comme c'est toujours le cas 1984 — 86 minutes. trafic d'une autoroute remplie de lorsqu'un acteur décide d'avoir un L'amitié (comme l'amour) voitures de l'année avec une sorte jeu extravagant et très démonstra­ connaît parfois des fins étranges. Du d'enclos où sont entassés les réfu­ tif, la majorité des critiques l'ont jour au lendemain, les comporte­ giés cubains. L'utilisation du temps accusé de cabotinage. En réalité, sa ments de l'« autre » qui auparavant et de l'espace filmique ne donne pas performance est remarquable et nous charmaient, désormais nous

51 SÉQUENCES N" 116

agacent. Ce qu'on trouvait sé­ goût, ma culture. Je lui demandais dans son ouvrage intitulé Homo duisant nous laisse maintenant de me charmer pour que je puisse ludens: « C'était une bénédiction indifférent. Ce qui nous semblait le quitter fier de moi, confiant et pour l'art d'être largement incons­ des attitudes et des comportements flatté. Une fois, une seule fois, cient de l'importance de son rôle délicieux nous apparaissent soudai­ Woody m'a perturbé: Interiors et de la beauté qu'il génère. nement comme des tics. Bref, le m'avait semblé comme une trahi­ Lorsque l'art devient conscient de temps détruit la magie, dénude les son. Heureusement, il est revenu soi-même, c'est-à-dire conscient de êtres et les choses de leurs attraits, dans le droit chemin de nos rela­ sa propre grâce, il en vient à les dépossède de leur fraîcheur. tions sans surprises — donc, perdre son éternelle innocence Avec le temps, allez, tout s'en va, sécuritaires. enfantine. » C'est, malheureuse­ surtout si on demeure toujours au Mais voilà. Avec le temps, ment, le cas de Broadway Danny même stade. Si on joue toujours comme ça, ne me demandez sur­ Rose. la même musique. Si on a toujours tout pas pourquoi car je ne saurais L'histoire des démêlés d'un recours aux mêmes images. Alors le dire, Woody ne me charme plus gérant artistique, Danny Rose (inter­ l'innocence disparaît aussi rapide­ autant. Tout cela aurait pu se prété par Woody Allen) avec l'un ment qu'elle a enflammé notre passer hier ou bien demain, mais de ses clients, un chanteur italien imagination, emportant avec elle les c'est maintenant que les fissures tra­ sur le retour et son amie, une explo­ couleurs de l'originalité. Les hissent l'habitude, la recette. Le sive blonde aux verres fumés (Mia sourires se figent et, tels Dorian maniérisme. Farrow, utilisée à contre-emploi et Gray, vieillissent à vue d'oeil. Johan Huizinga, le grand totalement méconnaissable), le plus J'aimais beaucoup Woody historien de l'art danois, écrivait récent Allen pèche par excès de Allen. J'allais voir chacun de ses films avec une hâte et un enthou­ siasme excitants, comme on va rencontrer un grand ami après une longue séparation. D'avance, j'ima­ ginais son visage, sa voix, ses gestes. Je me délectais, avant même que la salle ne devienne obscure, de ses jeux de mots, ses réflexions sur la vie, la mort, l'amour, la créa­ tion, l'aliénation, l'urbanité. J'avais des images pleins la tête, des plans fixes dans lesquels se mouvaient des silhouettes nerveuses, des com­ positions méticuleuses jouant sur la profondeur de champ, des paysa­ ges éblouissant l'écran de leur sublime noir et blanc au son d'une musique transpirant les référen­ ces culturelles. Je ne demandais, en fait, à Woody Allen de n'être que Woody Allen, c'est-à-dire de me parler de Dieu et de Freud à coups de bégaiements et d'hésitations. À chaque fois, j'espérais qu'il n'avait pas changé. Woody devait demeu­ rer une borne, un miroir qui refléterait mon intelligence, mon

52 AVRIL 1984 conscience. Hommage aux artistes ques devant le miroir, un monolo­ succombé à cette crispation de la de music-hall qui ne réussissent guiste qui regarde sa montre à la création. Woody les suit. C'est peut- jamais à échapper aux cabarets même heure au cours de deux spec­ être le prix à payer pour entrer au minables et aux scènes miteuses, tacles différents, aux gestes calcu­ Temple de la Renommée cinémato­ portrait de ces jongleurs manchots, lés, pesés, chronométrés. Lui qui graphique. de ces soeurs siamoises danseuses avait si bien su nous faire croire Car dans Broadway Danny du ventre, de ces ventriloques à la réalité de son personnage par Rose, même s'il a cessé ses intros­ bègues, de ces gonfleurs de ballons, des trous, des temps morts, des pections qui énervaient tant la cri­ de ces ratés du show-biz, de ces comportements fragiles, des succes­ tique américaine, même s'il revient laissés-pour-compte du monde du sions de force et de faiblesse, voilà à ses comédies inoffensives d'antan, spectacle, de ces personnages dénués qu'il vient (malgré lui, je le crois) même s'il réussit à être et sérieux de talent mais possédant une sensi­ de faire un faux pas: on a vu la et drôle dans le même film, Woody bilité frémissante, Broadway Danny ficelle qui soutenait Superman dans parle avant tout de son oeuvre. Rose connaît trop ses cartes. Woody les airs. Le Père Noël n'existe pas, Comme Vivement Dimanche! de est devenu un séducteur de bar je le sais, il me l'a dit lui-même. Truffaut, son plus récent long salon dont les tactiques, répétées et C'est le propre d'un artiste métrage est un vaste complexe réfé- ré-utilisées, font sourire les habitués (du moins, est-ce convenu) de par­ rentiel. Ne référant plus cette fois de l'endroit. Une figure à deux pas ler de lui-même, de ses angoisses, à Freud et cie, ou à Eisenstein du pathétique. de ses peurs, de sa vision. C'est (Love and Death), Bergman (Inte­ Il gesticule deux fois plus pourquoi Stardust Memories, con­ riors) ou Fellini (Stardust Memo­ qu'avant, comme s'il n'était qu'une sidéré pourtant par plusieurs comme ries) mais à Woody Allen lui-même. caricature de lui-même. Il bégaie un acte de narcissisme inégalé, ne Ce travelling latéral, il est tout droit également beaucoup plus qu'autre­ m'avait pas outragé. Woody, plus sorti de Manhattan. Et ce panora­ fois, comme pour signaler aux qu'avant, nous parlait de lui, et en mique se terminant sur un gros plan personnes assises dans la dernière avait bien le droit. Ce qui de Woody, de Stardust Memories. rangée de la salle qu'il est bien m'inquiète, m'agace et m'exaspère, Cette promenade dans les champs Woody Allen. Il utilise la caméra c'est lorsqu'un artiste parle de son est tirée de A Midsummer Night's et le cadre de l'image de façon si oeuvre. Là réside le véritable Sex Comedy, alors que cette his­ maniérée et si systématique qu'il narcissisme, dans ce regard égocen- toire racontée par un monologuiste donne l'impression de vouloir crier trique et étouffant, dans ce cercle rappelle le début A'Annie Hall. Et aux retardataires: « Regardez vicieux artiste-oeuvre-artiste qui ne ainsi de suite. Du générique initial l'écran, vous êtes bien dans la laisse place à aucune ouverture sur au générique final. bonne salle, là où on joue mon der­ le monde. L'oeuvre n'est plus un L'écran s'est éteint, et nier film! », tant il imprègne cha­ tremplin passant du personnel à Woody Allen a remis ses lunettes que photogramme de sa touche. Qui l'universel, mais bien un mur sur noires. Il ne sait plus quoi dire, quoi plus est, il utilise encore le noir et lequel rebondit l'ambition et la pré­ faire. Il est fatigué d'imiter tout le blanc, alors que, cette fois-ci, la tention de son autre. « À la lon­ monde, de grossir et de maigrir sur couleur aurait été bien plus appro­ gue, écrit l'auteur de The Culture commande, de prendre la couleur priée à cerner cet univers criard, of Narcissism, Christopher Lasch, de ses influences. Alors il s'imite vulgaire, pitoyable. Woody cligne de la déification du génie artistique a lui-même, ou il imite ce qu'il a imité l'oeil, sourit, hausse les épaules, des effets néfastes, menant à la auparavant. Un auto-caméléon. Un rougit, tente tellement de se rendre mort de l'expérimentation, de la chat qui tente d'attrapper sa queue. sympathique qu'il détruit l'illusion lutte en vue de la nouveauté et de Une conscience qui se retourne sur et tue son personnage. Après Broad­ l'originalité, et aussi à la mort de soi et essaie de se saisir. Un cercle way Danny Rose, inutile de se men­ la défiance des formes et les con­ vicieux. Stérile. tir à soi-même: Woody Allen traintes établies ou à leur recompo­ Le café ferme ses portes. n'existe pas, il n'est qu'un person­ sition de la façon la plus figée Je quitte mon ami la mort dans nage de scénario, fignolé, dessiné possible ». Fellini, Kubrick, Peckin­ l'âme. Le temps a passé, je pré­ au cours des ans, à force de prati­ pah, peut-être même Resnais ont sume que je ne suis plus le même.

53 SÉQUENCES N" 116

Mais lui, il garde toujours son Du moins, je ne le crois pas. La lente et lancinante de Luis Baca­ sourire figé, ignorant que j'ai remar­ richesse des dialogues et le style de lov, et l'image, qui s'éclaire petit qué, dès mon entrée, qu'il portait l'ensemble apportent à Coup de à petit chez Lena, s'assombrit du maintenant un dentier. foudre une dimension nouvelle dans côté de Madeleine, dont le jeune Richard Martineau le portrait des relations humaines, mari est tué par la Milice. Tout au somme toute communes, mais pré­ long du film, d'ailleurs, et avec une sentées ici avec le réalisme propre précision et une constance à peine à la biographie filmée (ceci dit sans perceptibles, donc parfaites, le film idée péjorative). Car l'auteure a s'allume et s'éteint, s'ouvre et se OUP DE FOUDRE — avoué qu'elle s'était inspirée (comme renferme, s'élargit et se rétrécit au Réalisation: Diane Kurys pour ses deux premiers films Dia­ rythme de la vie quotidienne des C Scénario: Diane Kurys et bolo menthe et Cocktail Molotov) deux femmes qui deviendront amies. Alain Le Henry — Images: Bernard de sa propre expérience, ayant cette C'est en 1952, au cours Lutic — Musique: Luis Bacalov — fois choisi, avec Coup de foudre, d'une représentation théâtrale Montage: Joëlle van Effenterre — de tracer un portrait de ses parents d'enfants dans une école de Lyon Interprétation: Miou-Miou (Made­ dont elle raconte l'histoire et à qui que Madeleine et Lena font con­ leine), Isabelle Huppert (Lena), Guy elle dédie le film. naissance. Contrairement à ce qu'on Marchand (Michel), Jean-Pierre D'ailleurs, tout dans Coup pourrait croire, elles ne semblent pas Bacri (Costa), Robin Renucci (Ray­ de foudre respire le réalisme, depuis à première vue faites pour s'enten­ mond), Patrick Bauchau (Cartier), les premières scènes où Hélène dre, mais Diane Kurys nous étonne Jacques Alric (Vernier), Christine Weber (plus tard, Lena) rencontre parce qu'elle requiert de nous Pascal (Sarah) — Origine: France Michel Korski, jusqu'à leur sépara­ l'attention que l'on doit accorder — 1983 — 108 minutes. tion finale. Le récit a cette qualité au moindre geste, responsable du Je reste toujours perplexe de vous prendre par la main dès moindre sentiment. Les deux fem­ lorsque l'on me présente un film le début et de vous faire cheminer mes se rencontrent donc le plus sim­ dont les personnages principaux sont avec lui à la conquête de l'expé­ plement du monde comme il se doit des femmes et que l'on n'ose pas rience, de la liberté, bref, de la vie. dans un bon film réaliste, et com­ aller jusqu'au bout de certains sen­ Lorsqu'en 1942, pour mencent par « parler gosses ». timents. Je ne me plains pas d'une échapper à la déportation, Lena J'étais prêt à tiquer sur cette cons­ absence d'émotions, ou d'une vision épouse Michel, ce n'est pas par tante nécessité de la conversation trop imagée du récit qu'on veut en amour. Point de coup de foudre domestique entre femmes, comme faire, mais je me rends compte cha­ ici, dans les brumes hésitantes des quoi c'est le seul sujet qui les pas­ que fois qu'au terme de la projec­ Pyrénées orientales. C'est à travers sionne. Mais j'ai vite vu qu'il fal­ tion, je reste un peu sur ma faim. des barbelés qu'ils font connais­ lait passer rapidement sur cela, la Loin de moi cependant l'idée que sance. Issue d'une famille juive caméra ayant réussi à capter un sou­ Coup de foudre soit un film ina­ d'Anvers, Lena a perdu sa mère rire différent par ci, un regard sus­ chevé, inabouti ou superficiel, ou deux mois auparavant: se marier à pect par là. De plus, c'est justement l'idée qu'un scénario aussi fouillé, la sauvette, c'est aussi pour elle sau­ grâce à leurs enfants qu'elles se ren­ aussi réaliste n'ait pas réussi à me ver sa peau. contrent; l'excuse est donc accepta­ toucher. Toutefois, j'essaierai Au même moment, ailleurs ble. Non, ces deux futures amies d'expliquer en cours de route les en France, Madeleine épouse Ray­ (l'une en blanc et col rouge, l'autre raisons singulières de ma soif inas­ mond. Ils ne sont pas juifs, ils sont en noir et col bleu) ont, grâce à souvie sur le plan du récit et celles jeunes et beaux. Et ils s'aiment. Dieu, des choses beaucoup plus inté­ plus complexes pour lesquelles ce Photo de famille en plein soleil ressantes à se dire et beaucoup en film sur l'amitié n'a pas, selon moi, (« L'image peut éterniser les person­ commun. brisé suffisamment de tabous. nes. ») C'est le bonheur, simple et Et dans leurs conversations Précisons tout de suite que frais. subséquentes, pointeront petit à petit Diane Kurys n'avait probablement Le lien entre les deux his­ ces courtes répliques naturelles qui pas l'intention de briser de tabous. toires se fait grâce à la musique jaillissent uniquement lorsqu'on est

54 MammiiiiiiiiiiiMMaiiiH AVRIL 1984 aummH

sûr de l'interlocuteur et de la manière dont il prendra la chose. Exemple: Lena se confie. « Je suis timide », dit-elle. « Tout le monde est timide », réplique Madeleine. Autre exemple: la voyante devant les cartes. Lena: « Qu'est-ce qu'elles disent, ces cartes? » Madeleine: « Des bêtises. » Au fur et à mesure des jours qui passent, l'amitié entre Madeleine et Lena se renforce, l'une permettant à l'autre de se définir ou de se redéfinir, la timidité de l'une déteignant sur l'autre, la viva­ cité de l'une influençant l'autre. Ce qu'elles ont en commun: le naturel et cet instinct particulier qui font qu'on reconnaît en l'autre non pas un complice, non pas un allié, mais vraiment un ami de coeur et d'esprit, intime et accueillant. Madeleine s'est remariée avec Costa, un homme d'affaires Michel nous est montré comme un étouffe Costa, qu'elle va divorcer de petite envergure qui ponctue sa excellent père de famille, dévoué, et, devant Lena qui se demande mince vie de spectacles de mime travailleur, amoureux. Ce sont des comment elle va vivre, elle répli­ sans prétention (« Il m'a fait rire, raisons plus profondes qui pousse­ que: « Vous ne croyez pas qu'on on a couché ensemble, je suis tom­ ront sa femme à le quitter à la fin, peut refaire sa vie à trente ans? » bée enceinte. ») Leur fils est un gar­ des raisons purement individuelles Profitons de cet exemple pour signa­ çon timide et empoté. Impulsive et où la personne, prise comme être ler ce vouvoiement gênant pour des enthousiaste, Madeleine ne va pas humain « différent », a besoin amies qui sont censées s'aimer. Or, se contenter de cette existence insi­ d'espace pour pouvoir à loisir par­ jusqu'à la fin, entre elles, on pide. Bientôt, elle reverra Carlier, tir à la recherche de son identité. n'entend pas le « tu ». son ex-professeur, se liera avec lui Il arrive cependant que le C'est ce point et d'autres mais sans passion, sans cette fer­ film emprunte des biais parfois dif­ de la même famille qui m'ont un veur qu'elle recherche constamment. ficiles à avaler. Pourquoi, par exem­ peu indisposé. Elle dira à Lena, lorsqu'elle ren­ ple, montrer la rage de Michel qui Madeleine et Lena sem­ contrera Michel pour la première gifle sa femme? Pourquoi lui faire blent éviter au maximum que leur fois: « Vous n'allez pas du tout dire et répéter: « La paix, je veux amitié devienne plus physique. ensemble. » Mais Lena est heureuse, la paix, c'est tout ce que je L'une dit, et c'est presque le seul elle le dit et elle l'est vraiment: « Ce demande. »? Ou cette réplique, lors­ terrain sur lequel elle osera s'aven­ qu'il aime, Michel? Moi, il m'aime, que Lena se fait belle pour une sor­ turer: « Pourquoi je me sens si bien moi. » Diane Kurys s'ingénie à évi­ tie: « Je ne sors pas avec une avec vous? » ou au téléphone: ter à tout prix la relation conjugale putain »? Le public non avisé ne « Vous me manquez. » À un unidimensionnelle, où par exemple pourra-t-il pas conclure trop vite moment donné, la tête dans le creux l'émancipation de la femme a ses que ce seraient là les raisons de leur de l'épaule de Madeleine, cet aveu racines et ses causes faciles dans rupture? timide mais clair: « J'ai envie de l'incompréhension et le chauvinisme La force de Madeleine est vous embrasser. » du mari. Dans Coup de foudre. telle qu'elle avoue que c'est elle qui Après tout, ces deux fem-

55 SÉQUENCES N" 116 mes s'aiment. Le coup de foudre Le dernier film de Mike du titre, c'est celui qu'elles deux Nichols (The Graduate, Catch 22) vivent. Je ne reproche pas à Diane raconte l'histoire de Karen Silk- Kurys d'éviter de nous les montrer wood, morte à 28 ans dans un se trémoussant sous des couvertu­ mystérieux accident d'automobile. res, mais j'aurais voulu voir Karen était employée de la société l'amour, plutôt qu'en entendre par­ Kerr McGee qui exploitait une usine ler de façon détournée. Je me sens de plutonium dans l'Oklahoma. roulé lorsque je les entends se dire Cette jeune femme, séparée et mère par lettre ou au téléphone des phra­ de trois enfants, vit dans une petite ses telles que « Comment pouvez- maison qu'elle partage avec son ami vous renoncer à nos rêves les plus Drew et une amie Dolly. Karen est fous? » ou « Si au moins vous étiez une femme un peu vulgaire, très là pour me conseiller ». flirteuse et somme toute pas très Coup de foudre reste sympathique, qui se préoccupe bien cependant un des rares films sur les peu de politique et de débat femmes qui ne dénonce pas le nucléaire jusqu'au jour où une mariage comme une invention per­ employée de l'usine, Thelma, se fait mettant aux hommes de contrôler contaminer. Le désarroi de cette en voiture entre le travail et la mai­ les femmes. Et s'il s'agit de lui femme qu'elle connaissait bien son, un film où l'horreur n'arrive décerner la palme de la qualité et déclenche en Karen une prise de plus seulement aux autres mais de l'intelligence rien que pour ce conscience qui va en s'amplifiant au vient, au contraire, nous frapper en point, il la remporte haut la main. fur et à mesure des événements, des plein coeur. La mise en scène claus- Un dernier mot, rapide, contaminations répétées et de la trophobique participe efficacement secondaire: Miou-Miou n'a jamais découverte de retouchages de pho­ à ce propos — des plans très été aussi parfaite et son talent fait tographies. Lorsqu'elle réalisera le resserrés, des cadrages limités par respirer le film qui bat au rythme peu de cas que la société fait de des portes ou des fenêtres, une de son coeur. la vie humaine, que ce soit la sienne structure répétitive s'associent pour Maurice Elia ou celle de ses collègues, Karen nous enfermer dans un monde sans s'impliquera dans le syndicat et issue. Silkwood se déroule uni­ tentera même de découvrir des quement dans des intérieurs — preuves des actes malhonnêtes et chambre, cuisine, usine, voiture Q1 ILKWOOD - Réalisa- dangereux qui se passent à l'usine. — les quelques échappées vers ^^ tion: Mike Nichols — Scé- Elle acceptera aussi de témoigner. l'extérieur sont toujours très brèves. ksj nario: Nora Ephron et Malheureusement, elle ne pourra Silkwood évite le sensationnalisme Alice Arien — Images: Miroslav confier ses découvertes au reporter tant dans son propos que dans son Ondricek — Musique .Georges du New York Times venu la ren­ traitement et s'attache à nous pré­ Delerue — Montage: Sam O'Steen contrer, car elle mourra avant. senter, avec sympathie et respect, — Interprétation: Meryl Streep Énième film sur le nucléaire, des êtres de chair et de sang, des (Karen Silkwood), Kurt Russell Silkwood se démarque pourtant des êtres qui nous touchent et nous (Drew Stephens), Cher (Dolly Pelli- autres films sur le sujet dans la émeuvent. Mike Nichols a choisi le ker), Craig T. Nelson (Winston), mesure où il ne devient jamais débat réalisme: les scènes à l'usine sont Diana Scarwid (Angela) politique abstrait et théorique, mais traitées avec une précision quasi- Charles Hallahan (Earl Lapin) présente au contraire le nucléaire documentaire: décors aseptisés Josef Sommer (Max Richter), Fred dans son contexte à la fois quoti­ comme les uniformes, travail routi­ Ward (Morgan), Ron Silver (Paul dien et humain. Silkwood est avant nier, tristesse désabusée des repas Stone), Sudie Bond (Thelma Rice) tout un film sur les gens, sur le à la cantine. Les ouvriers sont plus — Origine: États-Unis — 1983 — milieu ouvrier, sur l'horreur d'une vrais que nature, tout chez eux 132 minutes. vie réduite à des allers et retours sonne juste, que ce soit leur accent

56 AVRIL 1984

ou leur façon à la fois naïve et effi­ s'ils sont surpris d'apprendre ses a été condamnée à verser 10$ mil­ cace de résumer, en une phrase telle préférences sexuelles, n'en sont pas lions aux enfants de celle-ci. qu'« It's a lot a crap », les expli­ choqués pour autant et se moquent Silkwood est un film inté­ cations médicales ou techniques même de leur propre surprise, ressant, bien joué, mené avec que leur donnent les dirigeants témoignant ainsi d'une ouverture intelligence et sans esbrouffe qui syndicalistes. Par petites touches d'esprit qui rendra encore plus plau­ nous touche et nous fait réfléchir. successives — rencontre à la salle sible et plus vraisemblable l'enga­ Simone Suchet de toilettes, discussion à propos des gement ultérieur de Karen. Sur la enfants, blagues sur la contamina­ société de cette petite ville du sud tion — Mike Nichols nous fait des États-Unis, en effet, la solitude pénétrer dans leur intimité, créant de Dolly est un témoignage indirect ainsi un climat propice à l'identifi­ sur l'état d'esprit étroit qui règne A LA POURSUITE DE cation. Le rythme du film est dans dans ces localités, ce même état ZM L'ÉTOILE (CAMMI- l'ensemble plutôt contemplatif, si ce d'esprit qui se manifestera par la ZM. NACAMMINA) — Réa­ n'est pour les scènes de contamina­ méfiance et la lisation: Ermanno Olmi — Scéna­ tion ou celles de douches où le mesquinerie témoignées à l'égard de rio: Ermanno Olmi — Images: rythme se précipite, grâce à un Karen, lorsque celle-ci s'engagera Ermanno Olmi — Musique: Bruno montage vif et précis qui met en dans des activités syndicales. L'inter­ Nicolai — Montage: Ermanno Olmi parallèle la lumière rouge, le regard prétation est en tous points — Interprétation: Alberto Fumagalli affolé des victimes, les gestes méca­ excellente: tous les comédiens, du (Mel) Antonio Cucciarre (Rupo), niques des autres employés qui plus petit rôle au plus grand, jouent Eligio Martellacci (Kaipaco, le cen­ se jettent sur leurs masques de juste. Meryl Streep, grâce à un jeu turion du roi), Marco Bartolini protection, leurs regards désappro­ nuancé et marqué de sobriété fra­ (Cushi), Renzo Samminiatesi (le ber­ bateurs, et traduit avec une gile, nous fait participer à toutes ger), Lucia Peccianti, Caterina Zizi, efficacité implacable l'horreur de la les phases de l'évolution de Karen. Claudio Camerini — Origine: Italie situation et le désarroi des protago­ Cher, dépouillée de ses artifices — 1983 — 164 minutes. nistes. Les scènes intimistes, filmées habituels, est remarquable de pudeur Vous souvenez-vous des surtout en plans-séquences, sont et de naturel. C'est une comédienne Rois Mages? Quelle signification particulièrement bien réussies parce née qui joue vrai à tous les moderne pourrions-nous donner à qu'il s'en dégage une tendresse poé­ instants. Kurt Russell incarne à mer­ ce conte, à cette parabole? Après tique qui nous rapproche de Karen, veille un homme rustre dans son avoir réalisé le magnifique film de Drew et de Dolly, tout en nous éducation, mais délicat dans ses sen­ qu'est L'Arbre aux sabots, Ermanno permettant de nous remettre de timents. Bref, une interprétation Olmi tente de répondre à ces ques­ l'horreur. Il faut dire que la impeccable et qui ajoute beaucoup tions en nous offrant une lecture musique tendrement émouvante de à la qualité de l'ensemble. Et c'est de l'histoire des Rois Mages rem­ Georges Delerue et la photographie ainsi que, peu à peu, grâce à la plie d'audace et de naïveté. chaudement sensuelle de Miroslav description minutieuse du milieu À la poursuite de l'étoile Ondriceck contribuent à créer ce ouvrier, grâce à l'attention sympa­ débute à la manière des représenta­ climat à la fois poétique et chaleu­ thique portée aux êtres et aux tions populaires des mystères joués reux. Le personnage de Dolly, choses, ce film acquiert une pro­ au Moyen Âge sur les parvis des lesbienne malheureuse en amour, fondeur non agressive mais efficace églises: des individus endossent des pour surprenant qu'il apparaisse au et devient ainsi un vibrant plaidoyer, costumes d'étoffes rugueuses pen­ premier abord s'avère, en fait, être authentique et profondément émou­ dant qu'un narrateur (en voix off) une trouvaille géniale des scénaris­ vant pour le respect de la personne avertit que le spectacle va bientôt tes dans la mesure où il est un humaine. Il est intéressant de souli­ commencer. Par ce procédé, Olmi commentaire indirect sur le milieu gner que peu de temps après la ouvre son jeu: il s'agit là d'une social environnant. Sur Drew et sortie du film, la Société Kerr représentation dans la représenta­ Karen en particulier, les amis les McGee qui avait dû fermer, un an tion. Immédiatement, le réalisateur plus proches de Dolly qui, même après la mort de Karen Silkwood, nous précipite dans l'imaginaire,

57 SÉQUENCES N" 116

loin, très loin des histoires et des brandt, Giotto et dans l'iconogra­ connaissance. À l'aide de son disci­ idéologies traditionnelles. Des per­ phie médiévale. Toujours dans la ple, le jeune et déluré Rupo, il peint sonnages bibliques connus, il n'en même séquence, la caméra glisse et sur une toile l'image du ciel, avec reste qu'un seul, Mel, sans doute scrute les visages stupéfaits des la sérénité de ses certitudes. C'est pour Melchior; cependant ni les croyants et souligne, par des plans avec la même assurance qu'il décide noms de Gaspard, de Balthazar, de d'ensemble, la sereine quiétude de la d'officier en grand-prêtre un rituel Marie, de Joseph, d'Hérode ne Nativité; grossissant le contraste en sacrifiant un agneau à Dieu. Par seront mentionnés. Olmi ira jusqu'à entre les attentes du peuple naïf et ce geste, Mel communique avec omettre même le nom de Jésus. misérable de la venue d'un être puis­ l'au-delà avec la conviction du bien- Dès le début du film, la sant et protecteur qui viendrait pensant, sans s'inquiéter le moins caméra participe et colle à l'action. régler leurs problèmes, et la vue du monde des conséquences que cela Elle suit à la trace les personnages, d'un petit enfant sans défense. En­ peut avoir sur les vivants. C'est s'approche d'eux et traduit avec fin, la caméra coïncide parfaitement pourquoi, aux yeux de Rupo, cette rigueur leurs états d'âme. Cette avec la volonté d'Olmi de refuser célébration tient plus du châtiment action nous plonge, dès que la tout dogmatisme, toute fausse sécu­ et du carnage que de l'offrande et représentation débute, dans la con­ rité et montre à quel pont l'humi­ lui apparaît intolérable. Rupo fusion générale: les individus vont lité nécessaire fera défaut à ces gens n'accepte pas de faire payer par une en tous sens, il ne savent où se diri­ pour qui il n'y a pas d'autre dieu victime innocente l'expiation de nos ger. Volontairement, Olmi ne donne que celui qui répondrait aux fan­ fautes. aucun point de repère, nous som­ taisie de toute-puissance dont rêve Par la suite, voyant apa mes sans référence: où sommes- l'homme pour surmonter sa con­ raître dans le ciel l'éblouissante nous, avec qui sommes-nous et à dition. Lumière, Mel rassemble tous ceux quelle époque sommes-nous? Nous Par cette parabole des Rois qui attendent le Signe porteur devons faire confiance, nous laisser Mages, Ermanno Olmi condamne le d'Espérance et ordonne le départ guider et transporter. Comme nous, rôle des intellectuels dans notre vers la direction de l'Étoile. Ceux les fidèles emboîtent le pas, les yeux culture. « Nous avons un besoin qui se joignent à lui pour ce voyage rivés sur l'horizon. Lorsque la cara­ impérieux de ces hommes de cul­ interminable sont tous des damnés vane s'arrête et s'installe pour la ture, dit-il. Mais ils ont préféré une de la terre. Chemin faisant (tra­ nuit, les gros plans signalent niche bien douillette auprès de ceux duction du titre italien du film l'inquiétude des pèlerins qui guet­ qui détenaient le pouvoir... C'est le Camminacammina), Mel ajoutera à tent avec impatience la lumière rôle des hommes de culture de nous son pouvoir spirituel celui de la loi, libératrice de l'aurore qui mettra fin enseigner à avoir le courage de dou­ en se substituant au roi. Lors de à leurs cauchemars. Dans À la ter. Mais nos maîtres de vie, qui la rencontre avec l'ermite, Mel poursuite de l'étoile, toute l'action devraient nous défendre contre les devient méfiant et soupçonneux. Il dramatique pivote sur un même axe, rusés, sont les plus lâches. » ai ne tolère pas de faire face à celui de la lumière: son absence ter­ À la poursuite d'étoile, sous quelqu'un qui sait lui aussi, mais rifie et cause les plus grandes peurs; les apparences d'un simple conte à qui n'est ni prêtre, ni chef, ni puis­ sa présence rassure, dirige, attire et caractère théologique par son sujet sant. Quelle délivrance sera pour lui donne à espérer. Cette lumière qui et utopique par ses lieux et ses cos­ la venue de deux autres mages. irradie tout au long le voyage des tumes, est, en fait, une féroce et Dans une séquence ironique, Olmi pèlerins, dans une blancheur froide intrépide attaque contre le pouvoir en profite pour montrer comment et aveuglante, jaillira de la nuit dans et ses tenants. Toute la complexité Mel, se parant des habits royaux, des teintes de rouge feu et de jaune de la lecture et du discours d'Olmi cherche à en mettre plein la vue ambré, lorsque le peuple arrivera passe par le personnage de Mel. Ce aux nouveaux venus. Le pouvoir, devant les ruines abritant le Sau­ grand-prêtre, sage, astrologue, phi­ c'est d'abord l'apparence. veur. Cette séquence possède des losophe, possède le savoir et la Ermanno Olmi attaque images dont la beauté magique et d'une façon cinglante lorsqu'il mon­ l'atmosphère irréelle rappellent (I) Ermanno Olmi, Télérama, n" 1768. 30 novembre tre la collusion entre les mages et celles que l'on retrouve chez Rem­ 1983. le roi-tyran. Sans hésitation, les

58 AVRIL 1984

mages abandonnent les pèlerins vous avez trompé le peuple. Et dans qui a refusé de payer de sa peau durant plusieurs heures pour frater­ vos temples, c'est la mort de votre pour ses convictions. Mel apparaît niser avec quelqu'un de leur rang. Dieu que vous célébrerez désor­ comme le plus incroyant de tous Aucune ambiguïté possible, les mais! » Mel continue de concevoir parce qu'il a toujours nié qu'une mages sont avec les puissants de ce un dieu vengeur au-dessus du foi qui ne doute pas est une foi monde, ils se considèrent comme monde et des humains; c'est sa pro­ morte. Englouti dans son dogma­ l'élite. Les mages sont avec le pre ambition de devenir un dieu tisme, Mel ne s'arrête jamais pour peuple non pas par amour des lui-même qui l'empêche de voir ce comprendre puisque chercher à com­ hommes mais pour être admirés, qu'Olmi appelle « la dimension prendre impliquerait qu'il ne sait considérés, aimés par eux. Ils ont divine de l'homme ». pas et ne pas savoir serait perdre besoin des pauvres gens et de leur Même si À la poursuite de du pouvoir. C'est pourquoi il con­ misère pour exercer leur pouvoir. l'étoile demeure une charge violente tinue à demander à Rupo, avec des C'est pour ne pas perdre contre les intellectuels et les diri­ allures de bon pédagogue, des ques­ ce pouvoir que Mel s'exclame geants, en parallèle, ce film fait tions dont il sait pertinemment que devant le petit enfant : « Voilà le aussi l'éloge de l'enfance. Du début l'enfant n'a pas les réponses et il Sauveur du monde. » (Séquence à la fin du film, c'est au petit Rupo ne fait rien pour les lui apprendre. admirable où Olmi ne nous montre qu'Olmi donne raison. C'est par sa « Mais pourquoi tu me demandes que la main du jeune enfant.) Y voix et son regard qui traduisent toujours des choses, puisque tu dis croit-il vraiment? On peut en dou­ l'espoir, le bonheur et l'innocence que je ne peux pas comprendre? », ter. Déconcerté il avoue « qu'il n'a que la réalité éclate. C'est lui seul dira Rupo. pas d'autre choix que celui des qui ose affronter Mel lors du sacri­ Ce qu'Ermanno Olmi certitudes ». Le doute devient fice de l'agneau en lui disant: « Si reproche aux mages, ce n'est pas inacceptable après tant d'efforts quelqu'un a une dette envers Dieu, d'être croyants mais de ne l'être pas accomplis et de promesses soute­ qu'il la paye avec sa peau et non assez; d'avoir besoin d'institutions, nues. Ces certitudes ne sont pas pas par la peau d'un innocent »; de monuments, de costumes, de celles de la foi, mais celles d'un à la fin, il se révoltera contre celui visite papale: « Dieu n'a pas envoyé être qui refuse de douter, de s'inter­ roger, de reconnaître que l'erreur pourrait être possible. Savoir et pou­ voir demeurent dans l'esprit de Mel totalement inséparables. Pressentant une tragédie, les mages, ces guides de la cons­ cience, prennent panique. Que faire? Rester et défendre au prix de leur vie un enfant dont on n'a aucune assurance qu'il soit Dieu ou fuir et sauver sa peau en prétextant qu'il doit bien y avoir des survivants afin de pouvoir louer Dieu par des tem­ ples et des monuments? Mel opte pour la fuite. Il sait qu'après avoir affirmé et reconnu l'existence du Sauveur, il est dès lors témoin, com­ plice et donc responsable. Mel cherche à camoufler sa lâcheté der­ rière un discours institutionnel, mais quelqu'un saura lui dire: « Avec vos rêves de prêtres, vos beaux discours,

59 SÉQUENCES N" 116 son fils sur la terre pour que des ARÇON! — Réalisation: doute, il vaux mieux ne pas temples soient édifiés », dira-t-il. Claude Sautet — Scénario: s'abstenir. Même si le sujet du film G Claude Sautet et Jean- nous conduit dans les racines du Loup Dabadie — Images: Jean Alors, à mon tour, je christianisme, À la poursuite de Boffèty — Musique: Philippe Sarde rejoins la masse agglutinée aux gui­ l'étoile s'adresse à chacun d'entre — Montage: Jacqueline Thiedot — chets du fameux Garçon! Je me nous, qu'il soit croyant, athée ou Interprétation: serre, je m'éreinte jusqu'à ce que encore agnostique parce qu'il reflète, (Alex), Nicole Garcia (Claire), Jac­ je franchisse enfin les murs de la avec une justesse admirable, la con­ ques Villeret (Gilbert), Bernard salle. Assoiffé, littéralement assoiffé, dition humaine dans son ensemble. Fresson (Francis), Rosy Varte je n'en sortirai que deux heures plus Par À la poursuite de (Gloria), (Marie- tard, affamé, terriblement affamé. l'étoile, Ermano Olmi témoigne de Pierre), Dominique Laffin (Coline), Garçon! a beau récolter les meil­ son inébranlable foi dans l'huma­ Yves Robert (Simon) — Origine: leurs publics ou empocher les meil­ nité et dans le sacré comme étant France — 1983 — 110 minutes. leurs pourboires, il a beau être « ... le seul message pour l'homme l'oeuvre de son auteur, l'écriture de qui ne peut se sauver que par lui- Paris brûle-t-il? Qu'est-ce son scénariste et les feux de la même et non pas par les autres... donc que cette foule qui se presse rampe de ses interprètes, il n'est Dans mon film... le problème de et s'entasse sur les grands boule­ qu'un petit film de série ordinaire, la foi est à tous. On peut croire vards? Est-ce là un préambule à mais alors là si irrémédiablement à Mahomet, en un président dicta­ l'armistice, une célébration de ordinaire et identique à tant d'autres teur ou démocrate. Chaque vérité l'arrière-saison ou plus simplement qu'il nous donne l'angoisse d'exis­ implique une responsabilité... J'ai la toute dernière des manifestations ter à une époque où plus rien ne choisi les mages parce qu'en fait, gauchistes? J'ai beau ouvrir les resterait à inventer. Que le cinéma ils n'étaient pas des rois, mais des yeux, je n'y vois que la cohue. de Sautet ait déjà fait ses preuves, intellectuels de l'époque... Ils avaient Épuisé, j'entre dans un café où ou du moins qu'il nous en ait déjà réponse à tout... Le pire des échecs, curieusement je ne trouve personne. fourni les éléments de quelques pour un intellectuel c'est de ne pas Plongé dans le silence qui unes, c'est un fait. J'ai assez aimé, avoir la réponse... Si l'on poursuit m'absorbe, je suis à réfléchir lors­ moi aussi, cette approche sublimi­ une étoile sans se poser de ques­ que soudain, dans un éclair de génie nale du presque rien, cette façon tions, sans jamais douter, où est engourdi, je réalise enfin l'essentiel personnelle de traduire le prêt-à- la foi? » <2) de ma détresse: Aujourd'hui, 9 vivre quotidien et de nous en impré­ Par son rythme, ses décors novembre 83, jour de sa sortie gner jusqu'à ce qu'ambiance s'en et ses costumes, A la poursuite de « nationale », Garçon! de Claude suive. J'ai assez aimé ces huis clos l'étoile est certes un film difficile Sautet, ou si vous préférez, amicaux qui faisaient les beaux et déroutant, mais c'est un film qui Garçon! avec Yves Montand, enre­ jours de César et Rosalie, la gri­ ne cesse de fasciner et d'émouvoir gistre 16,704 entrées au box office saille de Vincent, François, Paul et par la pudeur de son traitement, français. Pour rien au monde, les autres, et la pluie triste de Mado. la sincérité de sa démarche et la messieurs les garçons de table de J'ai assez aimé. Sans m'extasier, méticuleuse rectitude avec laquelle la République, garçons des terras­ bien sûr, sans parler d'un art essen­ Olmi nous livre, par une histoire ses ou bien des palaces, n'auraient tiel, génial ou absolument pertur­ en apparence aussi dénuée d'origi­ voulu rater une grande primeur sur bant. Mais j'ai tout de même assez nalité, une vision du monde les choses de la vie et de leur métier. aimé pour réaliser qu'actuellement personnelle, complexe et impliquante Désertant sans remords leurs ta­ je n'aime plus du tout. Déjà, depuis pour tous. bliers, ils se sont, pour ainsi dire, Une Histoire simple, depuis un André Giguère rassemblés dans les rues, puis fina­ Mauvais fils, je sentais que la verve lement dans des salles de cinéma créatrice sautetienne ou sauteienne (2) Ermanno Olmi, l.e Quotidien de Paris, 12 mai pleines à craquer. Ont-ils eu tort, — je ne sais trop au juste — je 1983. ont-ils eu raison? A-t-on jamais sentais incidemment que cette verve, tort, a-t-on jamais raison? Dans le dis-je, ses méandres et sa source

60 AVRIL 1984

étaient sur le point de tarir. Avec Garçon!, chose certaine, nous som­ mes maintenant bel et bien au sec. La déshydratation a ses limites. Moi, j'ai horriblement soif. J'ai soif d'illusion. J'ai soif d'abstraction. J'ai soif d'un cinéma qui soit non pas une imi­ tation « bébête » de l'homme lui-même, mais un miroir de ce dernier, comme une transparence qui l'aiderait à s'oublier pour mieux peut-être se redécouvrir. Plus sim­ plement, j'ai soif d'un acte de création. Il n'y a pourtant rien de simple là-dedans. Mes mots sont mal choisis. Tant pis. Vous voyez à peu près ce que j'ai voulu à peu près dire. Ainsi, quand je visionne Garçon!, je cherche d'abord une idée, une réflexion amusante ou pertinente sur le vécu humain. Puis­ que je n'en trouve pas, je tente ensuite de me raccrocher à l'histoire, couleur en choisissant un certain plat, la construction paraît hachu­ c'est-à-dire à des situations ou des cadrage, son cadrage, en optant rée, forcée pour les besoins de la répliques qui s'articulent d'une pour un rythme, son rythme et en cause et la texture de l'image manière supposément novatrice ou créant finalement une atmosphère s'imprègne à son mieux d'un carac­ tout au moins divertissante. Mais — vous me voyez venir — oui, c'est tère vieillot, monocorde ou plutôt c'est peine perdue. Rien à faire, je cela, son atmosphère. Seulement sans lumière. Il y a bien deux ou n'arrive pas à me passionner pour dans Garçon!, de tout ce style, son trois travellings, principalement ceux les amourettes parisiennes tarabis­ style, peu, bien trop peu, aura réussi de la brasserie, qui apparaissent cotées de ce pauvre Montand à transparaître. La base est là, très techniquement bien fabriqués, mais converti en serveur de brasserie, certainement: mêmes amitiés figées au total ils sont trop peu et pas jouant les Belmondo du troisième au stade de leur adolescence, mêmes assez notables pour rendre à Gar­ âge. Je n'arrive pas à croire à son prénoms enchevêtrés dans des cafés çon! la distinction qu'il était en optimisme outrancier, ni non plus enfumés où l'alcool distille à peine bonne voie de perdre. à ses aventures sentimentales, l'ennui mortel, même petit film de Ni le style, ni l'histoire, ni notamment celle avec Nicole Gar­ Paris en accéléré pour actionner une les idées ne pouvant être retenus, cia qui est une actrice pourtant si prétendue conversation d'automo­ l'illusion souhaitable n'a donc pas bonne et si belle, et qu'on a ici bile, mêmes orages qui éclatent au été créée. Heureusement, me direz- reléguée à l'inconsistance et à la moment où on s'y attend le plus, vous, il y a la réalité. Mais la médiocrité du personnage de Claire. mêmes « vices » finalement qui tous mienne, aujourd'hui, ne me semble Je n'arrive pas et je serais perdu ensemble façonnent le cortège habi­ pas spécialement gaie. Je me suis s'il ne me restait pas un dernier tuel du cinéaste. Mais une base ne bousculé dans une queue intermi­ espoir: le style. Car Sautet, il faut suffit pas. Il faut, à défaut d'y faire nable, qui sait, j'y ai peut-être bien l'avouer, a déjà eu un certain surgir l'invention, y maintenir une risqué ma peau (!), et tout cela pour style, une façon à lui de charger, dose de passion. Dans Garçon!, le assister à un boulevard de coin de de créer une fausse réalité sur écran coeur n'y est pas. Le rythme est rue, assez lancinant, désespérément

61 SÉQUENCES N" 116 spirituel, démodé, presque fané, pas incendie la demeure de son aïeule même pourri. Triste est mon bilan. qui lui réclame dédommagement en Triste est le bilan de celui qui la prostituant à tout-venant. s'enflamme pour un film éteint. Survient Ulysse, le fils d'un contre­ Quoiqu'on en dise, Paris bandier qui tue la grand-mère et ne brûle pas encore. Je me demande délivre la belle Erendira. seulement s'il ne faudrait pas y met­ Cette trame ressemble à tre le feu. celle d'un conte de fée où les pro­ Jean-François Chicoine tagonistes semblent parachutés dans une intrigue qui témoigne d'une synthèse réussie des éléments du mythe et de la réalité. Ulysse, même TJ* RENDIRA — Réali- s'il ne représente pas l'égal de son rj sation: Ruy Guerra — homonyme grec, symbolise le héros M J Scénario: Gabriel Garcia ou le Prince charmant qui tue le Marquez — Images: Denys Clerval monstre (la grand-mère), délivre la — Musique: Maurice Lecoeur — princesse (Erendira) et affirme sa Montage: Kenout Peltier — Inter­ toute puissance sur le réel. Cepen­ prétation: Irène Papas (la grand- dant, les choses diffèrent pour notre mère), Claudia Ohana (Erendira), Ulysse moderne: la princesse lui file Michael Lonsdale (le sénateur), Oli­ entre les doigts. ver Wehe (Ulysse), Rufus (le pho­ Marquez fignole une anti­ tographe), Blanca Guerra (la mère forme d'une nouvelle intitulée: dote à la trajectoire mythique. Il d'Ulysse), Pierre Vaneck (le père L'incroyable et triste histoire de la la désamorce en symbolisant la réin­ d'Ulysse) — Origine: Mexi­ candide Erendira et de sa grand- carnation de la grand-mère dans le que/France/Allemagne fédérale — mère diabolique. C'est ce texte qui personnage de sa petite-fille en fuite. 1983 — 105 minutes. fut porté à l'écran. En certains passages de la nouvelle, Au début des années À l'instar de Cent ans de l'auteur compare la grand-mère des­ soixante, Glauber Rocha, Nelson solitude, de L'Automne du patriar­ potique à une « baleine blanche », Pereira dos Santos et Ruy Guerra che et de ses autres récits, Garcia sorte de Moby Dick du roman de fondent le Cinéma Novo brésilien. Marquez s'inspire des souvenirs de Melville qui signifierait le mal Le regroupement participe à de son enfance passée dans le petit vil­ persistant. Quant au grand-père nombreuses productions dont les lage d'Aracataca en Colombie et contrebandier, Amadis, il fait direc­ thématiques sociales se doublent d'autres événements importants de tement référence à Amadis de d'une approche formelle, privilégiant son existence. Gaule, héros d'un roman de cheva­ une certaine expérimentation. Parmi Les aventures de la can­ lerie espagnol du XVIe siècle dont ces réalisations, Terre en transe et dide Erendira révèlent des facettes on attribue une partie au Portugais Antonio das Mortes de Glauber culturelles et politiques de son pays: Garci Ordonez di Montaldo. On Rocha, Vidas Secas de dos Santos l'exploitation humaine, la répression rapporte que ce personnage mythi­ de même que Doux chasseurs et Les policière, la politicaillerie, le pou­ que serait à l'origine de la folie Dieux et les morts de Ruy Guerra voir religieux et autres aspects obsessionnelle de Don Quichotte. qui consacrent leur auteur. typiques de l'univers latino- Quant au film de Ruy Erendira, le dernier film de américain. L'histoire se déroule dans Guerra, il laisse perplexe. S'il Guerra, résulte de sa rencontre au la péninsule du Goajira, une région demeure fidèle à l'imaginaire de début des années 70 avec l'écrivain aride en bordure du Venezuela où Garcia Marquez, le travail du colombien Gabriel Garcia Marquez. n'habitent que des Indiens, des con­ cinéaste s'efface devant celui À l'origine du projet, Garcia Mar­ trebandiers et des sorciers. Erendira, de l'écrivain. On hésite à qua­ quez avait rédigé un scénario de une jeune fille de quatorze ans vit lifier l'oeuvre de « littérature film qu'il publia en 1972 sous la avec sa grand-mère. Un soir, elle cinématographique » ou de « ciné-

62 AVRIL 1984 matographie littéraire », tant la Jhabvala, d'après son roman. — passion inconditionnelle jusque dans frontière entre les deux genres sem­ Images: Walter Lassally — Musi­ ses moindres détails. Mais si Heat ble fragile. Chose certaine, Ruy que: Richard Robbins — Montage: and Dust promet de faire des mer­ Guerra ne pratique pas d'envolées Humphrey Dixon — Interprétation: veilles pour l'Office du tourisme cinématographiques. Il se contente — Satipur 1920: Christopher Caze- indien, il ne s'en borne pas pour d'une faible variation dans l'échelle nove (Douglas Rivers), Greta Scac­ autant à une vision édulcorée du des plans, ramenant presque tou­ chi (Olivia), Julian Glover (Mr pays des Maharadjahs. Au con­ jours l'image à un cadrage en plan Crawford), Susan Fleetwood (Mrs traire, il parvient presque à nous d'ensemble. On dirait qu'il a cru Crawford), Patrick Godfrey (Dr en faire goûter le climat culturel et bon de donner un support stable Saunders), Jennifer Kendall (Mrs spirituel si riche et ce, bien mieux à un contenu fantaisiste. Saunders) — Palais du Khatm: que n'y était parvenu le Gandhi de Cependant, Ruy Guerra Shashi Kapoor (le Nawab de Richard Attenborough. n'oublie pas les oranges dorées por­ Khatm), Madhur Jaffrey (la Begum Ivory et sa collaboratrice teuses de diamants, le « vent de la Musarat Jahan), Nicholas Grace de longue date Ruth Prawer Jhab­ mauvaise fortune », les grandes (Harry Hamilton-Paul), Barry Fos­ vala ont choisi de nous raconter étendues désertiques, les « papillons ter (Major Minnies), Amanda Wal­ l'Inde telle qu'ils la ressentent et jaunes de Mauricio Babilonia » ni ker (Lady Mackleworth), Sudha telle que perçue par deux femmes aucun autre des détails susceptibles Chopra (Première Princesse) — Sati­ dont le destin fut irrémédiablement de rendre correctement le « réalisme pur 1980: Julie Christie (Anne), changé par le simple fait d'y être magique » du récit de Garcia Mar­ Zakir Hussain (Inder Lai), Ratna venues. quez. Le jeu des comédiens, Irène Pathak (Ritu, épouse d'Inder Lai), C'est dans toute la splen­ Papas, Rufus et Michael Lonsdale, Tarla Metha (la mère d'lnder Lai), deur du Raj, en 1920, que la jeune contribue à cette impression de Charles McCaughan (Chid), Parveen Olivia Rivers, nouvellement mariée, rêverie-éveillée, propre aux films des Paul (Maji, la sage-femme), Jayut vient rejoindre son époux, fonction­ Raul Ruiz, Carlos Saura, Luis Kripilani (Dr Gopal) — Origine: naire de sa Majesté à Satipur. Bunuel et même Federico Fellini Grande-Bretagne — 1983 — 130 Emballée par ce nouveau décor, dans leurs plus beaux dérapages du minutes. mais supportant mal les interdits de réalisme. James Ivory aime l'Inde. cette société fermée et l'ennui qu'elle Certains ont associé Eren­ Son dernier film témoigne de cette fait naître, elle se laisse séduire par dira a une allégorie politique. Ruy un prince indien, provoquant un Guerra s'est empressé de démentir scandale dans la petite communauté. ces allégations de critiques occiden­ Elle disparut, un jour, sans laisser tales qui ne peuvent visionner un de trace pour finir ses jours seule, film d'Amérique du Sud sans crier dans les montagnes du Kashmir. au témoignage politique. D'autres Soixante ans plus tard, guidée par qualifieront la réalisation de Ruy la correspondance qu'a laissée Oli­ Guerra, d'oeuvre « baroque » en via, Anne part sur les traces de sa raison du chevauchement opéré grande-tante et fait revivre son his­ entre les genres de narration. Cepen­ toire au fil d'un pèlerinage à la fois dant, si « baroque » il y a, il géographique et émotionnel. provient de l'amalgame littérature- Dans cet itinéraire de la cinéma qui produit un effet conscience, l'Inde ne sert pas que incertain. de toile de fond, elle constitue le Louis Gagnon coeur du sujet. Pour les fonctionnaires en poste à Satipur, ce pays purgatoire EAT AND DUST - n'est effectivement que chaleur et Réalisation: James Ivory poussière. On y pleure longtemps H Scénario: Ruth Prawer la perte d'un enfant. Les dames 63 SÉQUENCES N" 116 anglaises doivent s'exiler dans les Un peu à l'instar du surveillent... » Retenu par ses obli­ montagnes pour ne pas succomber Nawab, qui se distingue de ses com­ gations et les conventions, il ne à la chaleur de l'été. Peu à peu, patriotes par des manières toutes pourra pas empêcher sa femme de l'ennui s'installe, tenace, et la nos­ britanniques, Inder Lai, le logeur lui échapper. talgie de l'empire aidant, on peut d'Anne, renie les préjugés obtus de C'est Harry, le plus lucide toujours passer sa frustration sur ses semblables, qu'il traite de « sots de tous, qui aura le mot juste au le dos de ces indigènes sournois et ignorants ». Il se croit progressiste, sujet d'Olivia, soixante ans plus méprisables qui ne pensent qu'à bien qu'il ait davantage confiance tard: « Elle n'était pas de l'étoffe vous savez quoi avec une femme aux vertus d'un pèlerinage qu'au dont on fait les bâtisseurs d'em­ blanche. pouvoir de la médecine pour guérir pires. Elle ne faisait pas une Au contraire de ses com­ l'épilepsie de sa femme. Lai se sent memsahib convenable. » patriotes, Olivia n'y voit que beauté emprisonné par son milieu familial, Bien qu'il semble avoir et exotisme. Dès le départ, elle sem­ les tabous de la société indienne et parfaitement assimilé les deux cul­ ble déplacée dans tout ce qu'elle dit croit pouvoir trouver chez cette tures, Harry connaîtra aussi des ou fait. « J'ai su qu'elle était pour­ femme étrangère qu'il admire, problèmes d'appartenance, même rie dès le premier jour où je l'ai l'âme-soeur. s'il paraît autant à l'aise en com­ vue », dira d'elle le Dr Saunders. Douglas Rivers succombe pagnie des Rivers que dans les Olivia est trop franche et ouverte, également en quelque sorte à cet appartements de la Begum. Le trop vivante et naïve pour s'accom­ attrait de la différence. Dans un Nawab dira d'ailleurs de lui qu'il moder des règles strictes de moment d'intimité, n'avouera-t-il n'est pas a proper Englishman. La bienséance imposées par ce régime pas à sa femme: « Il se pourrait chaleur, la dysenterie et la peur des de co-habitation forcée de deux bien que je t'aime parce que tu n'es soulèvements armés auront raison cultures si rigides dans leurs diffé­ pas des nôtres. Je souhaiterais pou­ de son amitié pour le prince aux rences. voir me payer le luxe d'avoir des activités douteuses et il ira soigner Dans ce pays aux multi­ sentiments. Mais tant de gens nous son mal du pays en dévorant Dic- ples facettes où se côtoient Anglais et Indiens, Hindous, Musulmans et Sikhs, il n'est pas étonnant de voir évoluer des personnages qui sem­ blent déplacés ou mal à l'aise dans leur milieu, et qui, devant l'impos­ sibilité d'en forcer les cadres ou de changer les choses, manifestent une volonté de se démarquer du groupe auquel ils appartiennent pour mieux pénétrer dans un autre monde plus séduisant. Olivia commet incon­ sciemment des erreurs d'étiquette, comme de parler du Nawab devant la Begum, d'assister à un divertis­ sement musical strictement réservé aux hommes ou au spectacle des hijras, ces eunuques du quartier des femmes. Elle supporte mal la com­ pagnie des memsahibs à laquelle on voudrait la confiner et préfère de beaucoup celle du Nawab et de Harry, cet Anglais un peu curieux qui réside au palais.

64 AVRIL 1984

kens. Il est par contre le seul à sance de cause, laissera l'Inde la avec un art consomme, une vision sortir indemne de ce pays et sa posi­ gagner. parallèle du cheminement de deux tion fournit un apport dramatique On se réjouit de revoir femmes, soulignant l'influence des considérable en ce que son rôle ne Julie Christie dans un rôle si riche­ morts sur les vivants dans une con­ se limite pas qu'à servir d'intermé­ ment étoffé. L'interprète de Petulia vergence des destinées qui culmine diaire entre les Anglais et les se fait plutôt rare au cinéma ces dans le reflet d'une fenêtre au Kash­ Indiens, entre le Nawab et Olivia; dernières années et plusieurs de ses mir où le passé et le présent se il constitue également le lien entre plus récents films n'ont pas encore confondent et se réconcilient dans Olivia et Anne, entre le présent et traversé l'Atlantique. On attend tou­ la plus grande sérénité. Sublime. le passé. C'est la source vivante jours la venue sur nos écrans de Rarement aura-t-on d'information. Memoirs of a Survivor de David exprimé avec une telle sensibilité la Si on ignore ce qui, au Gladwell et du très beau Return of fascination qu'exerce ce pays fabu­ départ, a attiré Harry aux Indes, the Soldier d'Alan Bridges. leux sur l'Occidental. Heat and Dust les motifs de Chid, l'hindou roux, Tous les membres de la réussit à rendre compte de l'extraor­ sont limpides et très courants. Ce distribution sont impeccables du dinaire complexité de la société drop-out typique de la société occi­ premier au dernier. Dans le rôle indienne, de son incroyable richesse, dentale, séduit par l'exotisme, a d'Olivia, Greta Scacchi, une toute de sa diversité de populations, de opté pour le trip-gourou, nouvelle venue, s'affirme avec un croyances et de traditions, et l'assimilation-éclair d'une culture charme fou et une présence éton­ ultimement, de son pouvoir d'absor­ millénaire doublé d'un parasitisme nante. Dans le rôle-charnière ber et d'ensevelir tout ce qui n'est de bonne conscience. Mais son d'Harry Hamilton-Paul, Nicholas pas indien. physique l'emportera sur son men­ Grace, qu'on a pu voir en bègue Dominique Benjamin tal et il ne se remettra pas de son plus-que-précieux dans l'excellente indigestion d'hindouisme. télésérie Brideshead Revisited, passe Contrairement à Chid, avec une aisance remarquable de la Anne n'arrive pas aux Indes avec vingtaine à l'âge de la retraite et des idées préconçues ou le but bien nous fait partager son dilemme à ENTL — Réalisation: précis de se « ressourcer spirituelle­ choisir entre l'amitié du Nawab et Barbra Streisand — Scé­ ment », mais tout juste quelques ses principes moraux et, au soir de F nario: B. Streisand et J. informations glanées dans des bou­ sa vie, sa nostalgie d'un paradis Rosenthal d'après la nouvelle quins. Recherchiste de métier, elle perdu. « Yentl the Yeshiva Boy » d'Isaac cherche à éclaircir les circonstances Il faut souligner tout Basheirs Singer — Images: David qui ont entraîné la disgrâce d'Oli­ l'à-propos de la trame sonore évo­ Watkin — Musique: Michel via. C'est une observatrice et on sait catrice de Richard Robbins qui allie Legrand — Montage: Terry Raw- peu de choses sur elle, sinon qu'elle judicieusement, dans les scènes du lings — Interprétation: Barbra Strei­ cherche à oublier une déception présent, un son électronique à des sand (Yentl), Mandy Patinkin amoureuse. Devant Inder Lai qui instruments traditionnels et qui, (Avigdor), Amy Irving (Habass), la presse de questions, elle se mon­ d'autre part, laisse à Schumann le Nehemiah Persoff (le père), Stephen tre réticente à parler mariage et soin de traduire tour à tour la fra­ Hill (Reb Vishkover Alter) — Ori­ enfants et ce n'est pas par hasard gilité, la sensibilité et les tourments gine: États-Unis — 1983 — 134 qu'elle raconte son union ratée sur de la délicate Olivia. minutes. la tombe de l'enfant des Saunders. Le travail exemplaire du Yentl s'inscrit dans ce cou­ Sans vraiment se l'avouer, elle cher­ monteur Humphrey Dixon permet rant de films généré par La Cage che à combler un vide et cette de retracer l'évolution d'un pays aux folles et qui a inspiré les réus­ femme très réfléchie, méthodique, grâce aux portraits complémentai­ sites comme Victor/Victoria de contre toute attente, sera séduite, res de deux époques; le Raj anglais Blake Edwards et Tootsie de Sydney envoûtée, absorbée par ce pays. Elle et la société indienne d'aujourd'hui, Pollack. Mais comme elle ne peut laissera progressivement tomber plus de trente-cinq ans après l'Indé­ rien faire simplement, la chère Strei­ toute retenue et, en pleine connais­ pendance. Il présente également, sand y a incorporé des éléments de

65 SÉQUENCES N" 116

Par contre, ces scènes sont néces­ saires pour indiquer le revirement de situation, mais trop longues et mal faites. Et c'est très dommage, car le film est attachant et intéres­ sant. La photo (les extérieurs ont été tournés en Tchécoslovaquie) est souvent admirable et suggère par­ fois, d'après les cadrages et les éclai­ rages, de véritables scènes d'époque, peintures ou daguerréotypes. La voix célèbre est aussi toujours impressionnante, mais il ne faut que l'entendre. Voir Streisand est un problème, à cause des grimaces nécessaires pour obtenir tel ou telle note, et c'est un peu gênant. Streisand, comme Edwards et Pollack, y va également de son petit couplet sur l'opposition des sexes, la ségrégation féminine, la toute puissance masculine (elle a évi­ comédie musicale empruntés à Ces prémisses ainsi posées, demment choisi le cadre de sa Cabaret (les chansons psychologi­ le scénario se poursuit selon les péri­ démonstration) et réussit le doublé ques qui font avancer l'action en péties d'usage: elle (déguisée en gar­ de la femme libre et de la juive dévoilant les sentiments, une sorte çon) tombe amoureuse d'un conquérante, à la fin. Nul doute de monologue musical) et à Fiddler confrère de classe qui, lui, est fiancé qu'une grande partie du public (les on the Roof (la couleur locale, le à une jeune fille, Habass. La pro­ femmes et les juives) sera comblée milieu ethnique et la fin libératrice). messe de mariage étant rompue, par l'engagement intense et sur tous Cela dit, le film est bon, Yentl (qui s'appelle désormais les plans de l'un des phénomènes moins cependant que certains criti­ Ancho) est amenée à épouser(!) celle de notre époque. ques l'ont souligné, et s'il est en qui était primitivement destinée à On aime ou on n'aime nomination pour cinq Oscars, c'est son ami dont, ne l'oubliez pas, elle pas, mais je suis obligé de recon­ pour des raisons qui n'ont rien à est amoureuse... Ce chassé-croisé naître que le film se voit avec plai­ voir avec le film lui-même. des sentiments pousse le jeu aussi sir, voire intérêt, qu'il est intelligent Barbra Streisand a situé loin qu'il est possible, sans la moin­ et bien fait, et surtout qu'il est le son film en Tchécoslovaquie, au dre concession ni au comique ni à témoignage indéniable d'un talent début du siècle. Elle incarne Yentl, l'humour qui prévalaient discrète­ un peu envahissant peut-être, mais fille unique d'un rabbin, passion­ ment dans les films d'Edwards et incontestable. née de savoir à une époque et dans de Pollack. Patrick Schupp un contexte où la condition de la Streisand joue le jeu à femme juive est régie par une suite fond, un peu trop même, et fini de règles absurdes et dégradantes. par s'emberlificoter dans la toile La mort de son père sera l'occa­ qu'elle a si habilement tissée. ~W~ 'HISTOIRE DE PIER- sion pour elle de prendre sa desti­ Le film accuse un fléchis­ m RA — Réalisation: née en main: elle se transformera sement très net après le présumé m

ir AVRIL 1984

5/7/ — Images: Ennio Guarnieri — brefs, détachés les uns des autres, particulièrement le magnifique solo Musique: Renato Angiulini — Mon­ et dépourvus d'explications. La de saxophone de Stan Getz qui vient tage: Ruggero Mastroianni — Inter­ structure ainsi éclatée a pour effet à intervalles réguliers comme crever prétation: Hanna Schygulla de dédramatiser et de nous tenir l'écran et inonder d'un feu brûlant (Eugenia), Bettina Gruhn (Pierra toujours à distance des personna­ les rêves d'amour fou de Pierra, enfant), Isabelle Huppert (Pierra), ges qui nous demeurent à jamais d'Eugenia et de Lorenzo, participe Marcello Mastroianni (Lorenzo, le énigmatiques et indifférents — également à la fascination trouble père), Tanya Lopert (Elide, la dédramatisation d'autant plus vive de ce poème d'amour. Si le film bonne), Angelo Infanti (Tito, qu'elle est accentuée par un mon­ éclate de beauté visuelle, il souffre l'amant) — Origine: Italie — 1983 tage elliptique qui saute allègrement par ailleurs d'un regrettable man­ — 106 minutes. années et expériences et qui a donc que de rigueur au niveau du déve­ Marco Ferreri nous conte un effet déconcertant. C'est d'ail­ loppement des personnages et du là une bien étrange histoire, celle leurs dans cette structure lâche et scénario. Le film manque d'un fil de Pierra née dans l'immédiat après- décousue que réside la faiblesse conducteur et, ainsi présentées, les guerre, juste au moment du départ majeure de ce film, par ailleurs, diverses scènes apparaissent des Américains. Sa mère, c'est d'une beauté plastique indéniable. plutôt comme une succession de Eugenia, belle, anti-conformiste et La photogaphie délicatement sen­ fantasmes que comme les éléments suprêmement libre; son père, c'est suelle de Ennio Guarnieri et les divers d'une histoire logique. Le Lorenzo, un être faible, bon et doux éclairages doux, chaudement personnage du père, pourtant pivot et qui n'a que deux passions dans ambrés, confèrent à ce film une tex­ central du désordre amoureux qui la vie, sa femme Eugenia et le dra­ ture presque palpable qui nous agite Pierra et Eugenia, est cari­ peau rouge. Un amour étrange, permet de sentir le vent sur notre caturé et présenté de manière ravageur, insensé lie ces trois êtres peau, la mer et le soleil. La épisodique et, de fait, il demeu­ désemparés, intransigeants et abso­ musique de Philippe Sarde, tout re à jamais superficiel. De lutistes jusqu'à la destruction — ils vivent dans une Italie d'hier, de demain et de toujours, une Italie à la fois rurale et citadine, une Ita­ lie de rêves, de fantômes et de fantasmes. Le film s'ouvre avec la naissance de Pierra. Eugenia accou­ che: la scène est filmée dans une superbe lumière dorée, l'ambiance est feutrée, ponctuée de gémisse­ ments doux et sensuels et des ronronnements de plaisir d'Eugenia. Cette femme au sourire éclatant nous dit la joie d'enfanter. Le film commence sous le signe du bonheur le plus total. Qui pourra jamais oublier ce magnifique premier gros plan d'Eugenia, légèrement tournée de trois quarts, souriante, ravie, épanouie — gros plan superbe, premier d'une éblouissante série? Ponctuation sublime de ce film fas­ cinant et ennuyeux tout à la fois, composé d'une suite d'épisodes

67 SÉQUENCES N" 116

plus, le film bascule dans la finale où Pierra et Eugenia, enla­ constitue. banalité et la complaisance avec cées, nues s'embrassent devant la L'Histoire de Pierra est un l'arrivée de Pierra adolescente et mer, unies pour une dernière fois, film d'autant plus décevant qu'il perd une grande partie de l'intérêt comme pour lancer un défi à la regorge de qualités de toutes mystérieux qu'il possédait jusque là. mort. Évidemment, il est impossi­ sortes, qualités auxquelles malheu­ La première partie nous faisait ble de parler de ce film sans reusement le réalisateur n'a pas assister à la naissance d'un monde mentionner l'interprétation absolu­ réussi à imposer une vision d'ensem­ différent, déphasé, où l'imaginaire ment sans faille d'Hanna Schygulla ble. C'est dommage! était roi grâce au personnage de dans le rôle d'Eugenia — jamais Simone Suchet Pierra enfant — superbement in­ prix d'interprétation n'a été plus carnée par une Bettina Gruhn mérité. Sublime de bout en bout, impassible et froide et d'où émane elle porte avec un génie éclatant ce une force peu commune — une rôle difficile, complexe, de folle par­ "WWANNA K. — Réalisation: enfant faisant totalement fi des faitement lucide, même trop lucide. m m Costa-Gavras — Scénario: commentaires, sûre d'elle et de son Elle réussit ce prodige d'être mesu­ J. M. Franco Solinas et Costa- bon droit, prenant en charge sur rée dans la démesure, d'être sage Gavras — Images: Ricardo Arono- ses frêles épaules toute sa famille. dans la folie et calme dans la pas­ vich — Musique: Gabriel Yared — La deuxième partie malheureuse­ sion. Avec une extrême économie Montage: Françoise Bonnot — ment n'est qu'une suite de clichés de gestes et de paroles, elle nous Interprétation: Jill Clayburgh sur les prétendus désirs féminins qui fait sentir toutes les ambiguïtés (Hanna K.), Jean Yanne (Victor ne sont, en fait, que les fantasmes et toutes les contradictions d'un Bonnet), Gabriel Byrne (Josué Her­ masculins les plus évidents. De plus, personnage hors du commun et zog), Mohamed Bakri (Selim Bakri) Pierra s'enlise peu à peu dans le absolument unique. Son sourire — Origine: France / Israel — 1983 conformisme, s'assagit et perd une radieux, sa force tranquille, la moin­ — 110 minutes. bonne partie de son charme équi­ dre de ses palpitations, ses moues Après le Chili, pourquoi voque. Il faut dire aussi que boudeuses d'enfant blessée, nous pas le Moyen-Orient? Costa-Gavras l'interprétation maniérée et mécani­ font pénétrer jusqu'aux recoins les suit tranquillement et consciencieu­ que d'Isabelle Huppert n'aide plus secrets de l'âme d'Eugenia, sement le cours de l'Histoire. en rien à la compréhension du à la fois mère et enfant, louve « Hanna K. est un conte paradoxal personnage, et ce qui aurait donc défendant ses petits — avec quelle qui illustre une situation », affirme pu être interprété comme une énergie sauvage elle écartera les jeu­ Costa-Gavras. magnifique reprise en mains de nes voyous lancés à l'assaut de D'origine juive polonaise, Pierra par elle-même devient une Pierra, — bambin meurtri qui se Hanna Kaufman s'est installée à rentrée dans les rangs plutôt insi­ recroqueville dans son drap comme Jérusalem pour terminer son droit. gnifiante. dans un linceul pour échapper à une Elle est maintenant avocate et entre­ L'Histoire de Pierra est vie qui lui pèse. Arrivée à une telle tient une liaison avec le procureur donc une succession de scènes perfection de jeu, il est difficile de Josué Herzog, un sabra. Enceinte visionnaires, sublimes de beauté, et dissocier actrice et personnage. On de lui, elle repousse l'idée de l'épou­ empreintes d'une sensualité à fleur peut pourtant dire qu'Hanna ser. Peu certaine de ses sentiments de peau, mais somme toute gratui­ Schygulla s'est donnée corps et âme à l'égard de Josué, elle fait appel tes. Des scènes magnifiques et à son personnage, en a vécu inten­ à son mari, Victor Bonnet, qu'elle émouvantes sans doute, comme celle sément chaque sentiment, chaque a quitté après dix ans de mariage, splendide de l'initiation où une pulsion de vie et qu'elle porte à Paris. Pierra à peine pubère fait la décou­ littéralement le film sur ses épau­ Ayant à défendre un verte du corps masculin et de les. Magnifique Hanna Schygulla arabe, Selim Bakri, entré illégale­ l'amour, guidée par la bienveillance dont l'interprétation géniale réussit ment en Israël, Hanna K. découvre radieuse et amusée d'une Eugenia à joindre les morceaux éparpillés de le sort des réfugiés palestiniens. heureuse de rire, d'aimer et de ce puzzle fascinant mais incomplet Josué ne trouve en Selim qu'un vul­ jouir, comme également la scène et non encore parfaitement gaire terroriste. Victor Bonnet, lui,

68 AVRIL 1984

envie de suivre dans les ruines. Le film, qui tente de tracer un portrait douleureux de ce Moyen-Orient déchiré, ne vibre que par la musi­ que de Gabriel Yared et le regard inquisiteur et glacé de Mohamed Bakri. L'Arabe devient, par son passé personnel, le point névralgi­ que du film. Quant à la désinvol­ ture bonasse de ce brave Bonnet qui ne fait que des allers-retours Paris/Jérusalem, à croire qu'il a un abonnement pour venir au secours de son ex-femme qui ne sait pas finalement ce qu'elle veut. Quant à la scène finale, c'est d'un grotes­ que hilarant. Après avoir décidé qu'elle se débarrassait de Josué son amant-procureur, pour mettre au monde son bébé, comme une grande, vlan, en deux plans trois ne voit que le gâchis et l'incerti­ décrire le conflit israélo-palestinien, séquences, un petit coup de circon- tude de sa femme devant une situa­ il ne s'agit pas d'un fait réel mais cisin, Hanna K. héberge Selim aux tion politique et sentimentale. Le d'une fiction. L'histoire d'Hanna K. prises avec la justice. Réunis autour mari se met au neutre. L'amant ne est sortie de l'imaginaire du scéna­ d'une table, on trouve Victor, le comprend pas l'attitude hésitante riste Franco Solinas, disparu peu de mari, Josué l'amant, et Selim d'Hanna K. Quant à Selim, mysté­ temps après le tournage d'Hanna l'étranger, tandis que la télévision rieux et silencieux, on ne saura K. « Avec Franco Solinas, dit diffuse le récit d'un attentat terro­ jamais s'il se sert d'Hanna K. ou Costa-Gavras, nous avons choisi riste. Selim se lève et se dirige vers si son problème est réel, retrouver Hanna K. et nous l'avons suivie. la chambre du bébé. Hanna K., Vic­ la maison ancestrale confisquée, et Si elle avait été à Monte Carlo nous tor, Josué se lèvent. Suspense. Selim mourir pour cette femme, s'il le l'aurions laissée tomber. Cela aurait tend le bébé à Hanna K. Ouf! Elle faut. peut-être mieux valu! » le refile à Josué qui ne sait qu'en Costa-Gavras nous laisse Jill Clayburgh, actrice faire. Quant à Victor, il a l'air de choisir, comme il laisse le choix à américaine, sensible et fébrile, ne trouver la situation loufoque. Quel Hanna K. de redéfinir sa propre m'a pourtant jamais donné, à aucun dommage! Costa-Gavras ne con­ identité. Sur le rythme de cette valse moment du film, le sentiment du vainc pas. Le film s'étire en un bâil­ hésitation, le choix se fera par la déchirement, ni de la douloureuse lement sempiternel. La seule belle force des choses. quête de l'identité. Elle ressemble respiration du film, c'est la ville de Au début, la ville, Jérusa­ à une juive comme moi à une sué­ Jérusalem, le monde extérieur, la lem, la musique lancinante et obsé­ doise. Costa-Gavras est plus à l'aise violence qui suinte dans ce paysage dante de Gabriel Yared, un petit avec des chars d'assaut, des intri­ paisible. La guerre sourde plane village sur la montagne, une caméra gues politiques que des drames sen­ quelque part ailleurs que dans les statique, un souffle de vent et une timentaux. Il confond tout. Il y a coeurs. Il n'y a que Selim qui sem­ explosion. Un beau sujet, un beau du Clair de femme dans le film ble réellement souffrir et grincer des début qui se gâte malheureusement. Hanna K., un je ne sais quoi. A dents devant la situation infernale Costa-Gavras dit que, cette fois-ci, Josué, le procureur, sioniste intran­ et sans issue. Mohamed Bakri a même si la situation est réelle et sigeant et jaloux, il oppose le mysté­ gardé son nom de famille. Il est I qu'il tente à travers une histoire de rieux Selim que l'on a d'ailleurs fort né dans un village arabe en Israël (>') SÉQUENCES N" 116 en 1953, son passeport est israélien, jugé comme un des réquisitoires les prime abord: est-ce que sa propre mais il se dit palestinien. « J'ai une plus violents contre les hommes. disponibilité mentale et physique du maison en Israël, une famille, des Selon moi, toute oeuvre d'art à moment ne la pousse pas à s'inté­ amis, mais le sentiment le plus fort caractère sérieux devrait s'appeler resser à cette femme mystérieuse c'est d'être sans toit, sans véritable réquisitoire. Pour que le propos dans le seul but d'étudier un cas refuge, cantonné dans une sorte de passe, il faut qu'il casse. Pour qu'il typique, peut-être celui de son pro­ ghetto. » À travers l'histoire fictive puisse toucher, il faut qu'il puisse pre mariage raté et d'arriver à une et réelle de Selim Bakri, alias Moha­ blesser. Personnellement, je ne crois conclusion qu'elle connaît d'avance, med Bakri, la complexité de la pas que l'auteure ait conçu son film à savoir que l'attitude égoïste et situation israëlo-palestinienne passe. dans le seul but de mettre la gent intransigeante du mari est sans En se tournant vers ce portrait de masculine sur un pied de guerre, doute la cause de la terreur bar­ femme aux prises avec son identité, prête à hurler vengeance. L'Amie, bare de leur quotidien conjugal? Costa-Gavras fait un détour du côté tout comme Coup de foudre (voir C'est plus tard seulement du coeur et Hanna K. risque non p. 54), raconte une amitié entre qu'Olga s'apercevra que le contact seulement de rester dans l'anony­ deux femmes, le profond attache­ avec « l'amie » la conduit elle-même mat de son nom de famille mais ment qui les fait s'intéresser l'une à une recherche psychologique per­ de sombrer aux oubliettes... à l'autre et les obstacles qu'une sonnelle et que la violente « amitié Minou Petrowski société inattentive à ces sentiments mentale » (je ne vois pas d'autre dresse sur leur union. expression) qui les lie ne peut Olga nous est présentée qu'aboutir à la découverte récipro­ comme une femme forte, libre, bien que des faiblesses de chacune. ~W 'AMIE — Réalisation et équilibrée, qui, au lieu de s'ajuster Von Trotta insiste peut-être m scénario: Margarethe von à son environnement, l'a ajusté elle- un peu trop sur les contrastes de M J Trotta — Images: Michael même en fonction de ses propres couleurs, sur les jeux d'images clai­ Ballhaus — Musique: Nicolas Eco- besoins. Sa vie professionnelle est res et foncées, sur la lumière et nomou — Montage: Dagmer Hirtz une réussite. De son échec conjugal l'ombre. Ruth s'est construit un — Interprétation: Hanna Schygulla lui est resté un fils d'une quinzaine monde opaque de visions et ses (Olga) , Ange/a Winkler (Ruth), d'années qu'elle adore, et elle vit rêves sont une succession d'obscurs Peter Striebeck (Franz), Christine avec un artiste, Alexei, une rela­ cauchemars. Elle est toujours vêtue Fersen (Erika), Franz Buchrieser tion amoureuse intense et pleine. de sombre, se réfugie dans des grot­ (Dieter), Vladimir Yordanoff Tout à coup, au cours d'une réu­ tes, se cache dans son sous-sol pour (Alexei) — Origine: Allemagne fédé­ nion, elle est confrontée avec Ruth, se livrer à la peinture dont les thè­ rale — 1982 — 105 minutes. dont la personnalité lui semble très mes chez elle sont de sauvages ima­ « Un rayon de soleil ne vite diamétralement opposée à la ges en noir et blanc. Lorsque la constitue pas la fin de l'orage. » sienne. Ruth est une femme timide caméra la capte, c'est pour la cadrer « Au pied fatigué, tous les chemins et hypersensible, mal adaptée à une dans des embrasures de portes, der­ sont longs. » « La peur est mal­ vie qui semble, du moins pour Olga, rière le carreau d'une fenêtre, grise saine. Elle doit être stimulée parce lui avoir été imposée par une famille silhouette parmi les couleurs natu­ qu'elle est survivance. » « Quand névrosée et un mari qui réussit, de relles et vives de la vie qui l'entoure. j'ai très envie de quelque chose, je par sa nature (de par sa nature de Olga, par contraste, c'est la lumière, suis prête à croire tout ce qu'on mari, diront les détracteurs de von le jardin, les bureaux décorés de bel­ me dit. » Trotta), à l'asphyxier intellectuelle­ les plantes vertes, l'ambiance aca­ C'est tantôt sous la forme ment et physiquement. démique et ensoleillée d'une salle de de réplique dialoguée. tantôt sous Olga commence par obser­ classe où tous les étudiants sont tout la forme de citation de texte que ver Ruth. Et c'est facile pour elle: ouïe. L'évidence de l'opposition est ces phrases sont dites dans L'Amie, Olga est. à cet instant de sa vie, encore plus accentuée par le choix le film que Margarethe von Trotta plus libre, disponible, prête à des deux actrices, la blonde Hanna avait longtemps voulu faire, qu'elle l'analyse des comportements. C'est Schygulla et la sombre Angela a donc finalement fait et qui a été un peu ce qui semble la gêner de Winkler.

70 AVRIL 1984

Très vite, Olga voit la peur sur le visage de Ruth. Elle voit l'insatisfaction, mais ne découvre pas dans sa nouvelle amie le moin­ dre brin de révolte. Ayant toujours vécu selon le principe (enseigné dans ses classes) que la femme doit avoir tous les droits d'être heureuse, Olga essaie le contact naturel, la sincé­ rité, une approche sans doute un peu littéraire, livresque, face à une femme qu'elle croit à tout jamais condamnée à vivre en marge. Pour combattre sa peur des gens, des cabines, du téléphone, Ruth écoute Olga, mais n'agit pas. Olga osera alors s'immiscer dans sa vie de manière plus directe. Elle essaiera de lui expliquer que son isolement a un caractère un peu narcissique que semble encourager un mari « qui t'aime mieux quand tu es mal­ heureuse », puisqu'ainsi il peut agir sur elle du haut de sa force à lui. La montagne noire et soli­ taire que Ruth dessine avec fébri­ lui annonce la nouvelle, prisonnière d'admiration et d'estime, mais je lité n'aura bientôt plus sa raison à son tour des décisions de crois que L'Amie a ce côté un peu d'être. Une exposition de ses l'homme, résignée, soudain perdue. clinquant, qui se propose sous le tableaux est déjà mise en branle et De son côté, Ruth tuera son mari couvert de la recherche artistique de Olga se fait encore plus disponible. de sang-froid. Au juge qui la con­ démantibuler la société contempo­ Ruth soudain semble heureuse. Sa damne, elle se permet quelques mots raine. J'avoue côtoyer parmi mes tenue vestimentaire s'en ressent et qu'elle choisit avec soin. Elle remer­ connaissances (ne les appelons pas les couleurs qu'elle choisit sont tout cie Olga « mon amie, pour m'avoir des amis) certains maris qui jouent à coup celles de la vie retrouvée. aidée à le tuer ». à l'époux modèle pour la galerie, Mais bientôt le mari se plaint qu'il Les failles de L'Amiel pour ensuite faire, comme on dit, la voit moins, qu'elle pourrait res­ Malheureusement, j'en note plu­ la vie noire à sa femme en privé, ter plus souvent auprès de lui, au sieurs, mais j'avoue avoir été con­ des hommes secrets, souffrant sans lieu de passer ses journées avec quis par le film à sa première doute d'un manque de sécurité, Olga. « Qu'est-ce qu'elle fait que vision. Un second visionnement per­ d'un manque de confiance en soi, je ne fais pas? », demande-t-il. met parfois à certaines réticences de et qui, en décidant de prendre en « Elle prend le temps. » La tenta­ se manifester. main la destinée de leur épouse, tive de suicide de Ruth est même D'abord, j'ai eu l'impres­ croient que celle-ci ne peut rien faire prise par son mari comme une gifle sion d'un film un peu didactique, d'autre que les en remercier. Ces personnelle: « Pourquoi elle m'a fait presque démagogique, presque le hommes existent, je les ai rencon­ ça? » style « écoutez-moi, voilà ce que trés.. Mais j'en ai rencontré À la fin du film, Olga vous attendez de moi en tant que d'autres, plus insouciants, plus apprend qu'Alexei a décidé de la cinéaste. » Je ne veux pas nier le bohèmes, des tziganes heureux, dont quitter. Elle se trouve dans une talent de Margarethe von Trotta les femmes sont radieuses. D'ail­ cabine téléphonique lorsque son fils pour qui j'ai toujours eu beaucoup leurs, je ne peux pas dire que von

71 SÉQUENCES N" 116

Trotta ait voulu placer sur le plan f E BOURGEOIS GEN- maître d'armes et un maître de de la généralité son portrait de Ë TILHOMME — Réalisa- philosophie. Sans oublier un maître l'époux contemporain, mais je JL~J tion: Roger Coggio — tailleur. Pourquoi tous ces maîtres? décèle, dans son traitement du sujet, Scénario: Roger Coggio et Bernard C'est que M. Jourdain ambitionne un aspect racoleur que j'aurais G. Landry, d'après la comédie de de se hisser à la hauteur d'un voulu absent. Molière — Images: Claude Lecom- homme de qualité, c'est-à-dire par­ Deuxième chose: j'ai te — Musique: Jean Bouchety venir à une noblesse certaine. comme eu l'impression que ce film — Montage: Raymonde Guyot — Cette comédie-ballet a été avait été écrit pour des femmes de Interprétation: Michel Galabru (M. écrite en collaboration avec Lulli, A à Z. Je sais combien est ignoble Jourdain), Rosy Varte (Mme Jour­ à la demande de Louis XIV qui de qualifier de film de femme tout dain), Christine Deschaumes voulait un divertissement royal. film dont les héros sont des héroï­ (Lucile), Franck David (Cléonte), C'était vers la fin de la vie de nes, et/ou dont les réalisateurs sont Roger Coggio (Co vielle), Xavier Molière, alors que ce dernier était des réalisatrices. Je me rends compte Saint-Macary (Dorante), Ludmila en pleine consécration. La pièce date donc de l'insulte que je viens de Mikael (Dorimène), Etienne Chicot de 1670. Elle a été jouée le 14 octo­ proférer au sujet de L'Amie, mais (maître de musique), Pierre Gallon bre de la même année. Molière à bien y réfléchir, on ne peut que (maître de danse), Robert Manuel mourra trois ans plus tard. sentir ce film conçu pour et destiné (maître d'armes), Jean-Piere Darras à des femmes. Réquisitoire, (maître de philosophie), Mario Gon­ Dans cette mascarade, j'accepte; pamphlet, j'accepte zales (maître tailleur) — Origine: Molière laisse libre cours aux fan­ moins. Olga et Ruth me sont appa­ France — 1982 — 133 minutes. taisies les plus extravagantes et va rues, à certains moments, comme jusqu'à donner dans le burlesque. des héroïnes de western qui parvien­ Pour sa première année Roger Coggio semble avoir demandé nent à se débarrasser de celui qui comme directeur artistique du à Michel Galabru de lâcher la bride terrorisait leur petite ville. J'exagère, Théâtre du Nouveau Monde, Oli­ à toutes ses mimiques. Peut-on se je le sais, mais j'imagine difficile­ vier Reichenbach voulait monter montrer chagrin sur les minau­ ment comment on oserait appeler Le Bourgeois gentilhomme en se deries et les ronds de jambe de cela une amitié. Ou alors les fils joignant à deux autres compagnies. cet acteur tout en courbettes? de ce sentiment doivent être telle­ Il a dû abandonner son rêve à cause D'ailleurs, je vois mal un acteur ment ténus dans ce film qu'ils me des coûts de production trop éle­ jouant le rôle de M. Jourdain avec sont invisibles. vés. Tout fervent admirateur de beaucoup de retenue. On ferait alors Molière que je suis, il ne m'a pas Enfin, dernier point, une de cette pièce un drame imbuvable. encore été donné de voir cette pièce question qui me chiffonne. Von Le ridicule émanant de M. Jour­ jouée par des professionnels. C'est Trotta ne s'est-elle pas un peu trop dain deviendrait quasi tragique. donc dire qu'il faut profiter de plue à re-potasser Sigmund Freud Pour Molière, les nombreuses cari­ l'occasion qui nous est offerte pour lors de la conception et de la rédac­ catures dans cette pièce donnaient aller voir dans une salle obscure ce tion de son scénario? Les symboles la chance à tous les talents de sa spécimen rare. Au cinéma, nous trop visibles, les couleurs trop choi­ troupe de se faire valoir. Un direc­ n'avons pas cette communion sies semblent avoir été apposées au teur de troupe pense à toutes ces directe avec des acteurs en chair et film comme pour lui donner une petites attentions et va chercher ce en os. Par contre, le cinéma a plus dimension psychanalytique destinée qu'il y a de meilleur chez tous ses d'un petit tour dans ses plans pour à dissimuler les failles d'un récit où interprètes. Roger Coggio me sem­ mettre en valeur certaines scènes de l'on parle de relations conjugales, ble avoir compris l'esprit de cette Molière. Roger Coggio ne s'en est de dérision, de manque de commu­ mascarade. Il permet à plusieurs pas privé. nication certes, mais bien peu acteurs de faire leur numéro pour d'amitié. Monsieur Jourdain est un la grande joie d'une caméra qui Maurice Elia marchand plein de fric. Il peut se n'en finit pas de courir après cette permettre d'avoir un maître de ribambelle de comédiens en folie. musique, un maître de danse, un Madame Jourdain n'ap-

72 AVRIL 1984 prouve pas les excentricités de son noble. Lucile et sa servante, tout en mari. Elle voit les choses d'un autre Coggio veut mettre à la marchant dans la rue. Lorsque ces oeil à travers la lunette du bon sens. portée du peuple des oeuvres clas­ dernières piquent la curiosité de nos Et Nicole, la servante au langage siques encore trop peu connues. deux larrons, la poursuite se fait sans fioritures abonde dans le sens Voilà pourquoi, il avait réalisé et littéralement en sens inverse. C'est de Madame. joué auparavant Les Fourberies de d'une efficacité superbe. Avec des La grâce dont M. Jourdain Scapin avec un certain bonheur. rires, en prime. veut faire montre contraste avec Dans ce film, il se donne un Covielle, valet de Cléonte, l'épaisseur du personnage. Amas de rôle de valet. C'est peut-être pense à un jeu de dupes pour trom­ dentelles, oui. Mais, de cervelle, significatif. Dans Le Bourgeois per M. Jourdain. II lui présente point. Il faut souligner, ici, une des gentilhomme, Coggio s'est mis Cléonte déguisé en fils du Grand séquences parmi les plus drôles de davantage au service de Molière, en Turc qui lui demande la main de ce film, quand Nicole n'en finit étant fidèle à l'esprit de ce specta­ sa fille. Suit le consentement qui plus de rire aux éclats devant le cle qui en met plein la vue et fait de M. Jourdain un « marna- déguisement de notre bourgeois qui les oreilles. La mise en scène de mouchi ». ressemble davantage à un épouvan- Coggio m'est apparue judicieuse. Que vient faire « dans cette tail à moineaux qu'à un noble racé. Cela se présente comme un ballet galère » la « turquerie » qui clôture La caméra s'attarde sur Nicole pour dont le montage imite les entrées cette pièce? On pourrait invoquer ensuite aller cueillir, en plans dans les changements de plans. On le fait que Molière se préoccupait rapprochés, d'autres figures hilaran­ voit même des serviteurs préparer peu d'une action bien ordonnée. Il tes. L'effet recherché est réussi. Le la table en dansant. Je voudrais sou­ soignait ses entrées, mais ratait par­ rire devient contagieux. C'est un des ligner une trouvaille qui s'inspire de fois ses sorties. C'était le caractère avantages du cinéma que de pou­ la danse-poursuite. Cléonte et son des personnages et les jeux de voir aller chercher des gros plans. valet jouent les indifférents devant scènes qui l'intéressaient. Le dénoue­ En les accumulant, on décuple le ment de ses pièces était souvent rire. Et toute la galerie de s'en puisé, au hasard, dans la trousse réjouir! aux accessoires. Dans Le Bourgeois M. Jourdain a un faible gentilhomme, il s'empare d'une très fort pour la marquise Dorimène anecdote pour faire plaisir au roi. à qui il offre des cadeaux dont pro­ C'est le Molière courtisan qui fite le comte Dorante. À travers s'adonne au jeu des courbettes. cette intrigue loufoque, Molière, En 1669, Louis XIV, qui mine de rien, nous brosse un aimait impressionner ses visiteurs, tableau peu reluisant des moeurs de avait reçu une ambassade turque en son époque: alors que des parvenus déployant tout le faste de Versail­ enrichis essaient de monter toujours les. Le roi s'était même accoutré plus haut dans l'échelle sociale en d'un habit portant pour 14 millions affichant de ridicules prétentions à de livres de diamants. Déception! la noblesse, les nobles se dégradent L'envoyé du Sultan, en bon diplo­ jusqu'à devenir des escrocs, pour mate, ne s'était pas montré réparer les brèches faites à leurs for­ impressionné outre mesure par ces tunes. Cette comédie n'est pas aussi extravagances. Le roi en fut ulcéré. innocente qu'elle en a l'air. Histoire de plaire au roi, la cour M. Jourdain, tout entier s'est gaussé de ces Turcs, des mois dévoué à sa folie de grandeurs, durant. Pour ne pas être en reste, refuse à Cléonte, un simple bour­ Molière a voulu se payer la tête geois, jeune et beau, la main de de ces « barbares ». Aujourd'hui, sa fille Lucile, jeune et belle. Parce on considère comme médiocre cette qu'il veut la « greffer » sur un fin-prétexte. Dans le film, ce ballet-

73 SÉQUENCES N" 116 bouffe m'est apparu un peu arriver à franchir cette frontière humeurs, comme on déforme des longuet. À trop étirer la farce, on entre une réalité et la vision qu'on images électroniquement. casse le rire. peut en avoir? Comment concilier Comme Robbe-Grillet, L'ensemble du film de ces réalités que constituent l'espace, aussi, le monde de Marker est Coggio rend justice à la pièce de le temps et la mémoire? formé de ces moments banals qui Molière. Il serait dommage de bou­ Tout est mémoire, répond nous imprègnent de leur saveur sub­ der la joie débordante qui s'en Marker. Le temps, l'espace, le tile, qui s'accrochent dans un coin dégage. Et le cinéma est heureux monde ne sont, en fait, que ces de notre mémoire à notre insu. d'accueillir un classique qui ne se images que nous avons emmagasi­ C'est d'ailleurs pourquoi le film de prend pas au sérieux. nées dans notre cerveau, ces ima­ Marker est éminemment personnel, et Janick Beaulieu ges que nous déformons au gré de éminemment universel. Ces images, nos souvenirs, que nous associons ces lettres, sont celles d'un camera­ ou dissocions les unes des autres. man; elles lui appartiennent et lui En cela, Sans soleil rejoint la thé­ rappellent des moments de vie qui Çy ANS SOLEIL - Réali- matique littéraire d'un Alain Robbe- nous seront à jamais inaccessibles, ^aV sation et montage: Chris Grillet, par exemple, qui nous offre des moments de conscience qui nous k

74 AVRIL 1984 aaaaaaaaaaaai ré-association, Sans soleil n'est donc un assemblage d'images, comme une que ne faisaient que présenter des pas un film, mais des films. Cha­ somme toujours plus importante que variations sur un thème archi-connu que spectateur fait son propre film l'addition de ses parties, Sans soleil avec le concours de Jean-Paul Bel­ à partir des images, des associations est un film pur, jouant à la fois mondo. On a volé la cuisse de Jupi­ qui lui sont proposées. C'est ainsi sur le contenu et la forme, l'idée ter reprenait le principe élaboré dans que le dernier long métrage de Mar­ et l'association, la partie et le tout. L'Homme de Rio et mis au point ker incite au partage d'idées, à la Dans son dernier long avec génie dans Le Roi de coeur: discussion. Prendre connaissance du métrage intitulé Au rythme de mon des gens, en apparence ordinaires, film (de la perception intellectuelle coeur (un film rejoignant étrange­ se voient lancés dans une série et sensorielle du film) de notre voi­ ment les propos de Chris Marker, d'aventures rocambolesques et inat­ sin, c'est donner naissance à une une interrogation, un mode tendues, selon le mode plaisant et nouvelle perception, à un nouveau d'emploi à l'intention de la généra­ un scénario plus ou moins logique film, et ainsi de suite, selon le prin­ tion de l'image, un guide, une sorte et bien amené. Belmondo, Alan cipe du choc des particules ato­ de préface), Jean-Pierre Lefebvre Bates, le couple Noiret-Girardot miques. déclare qu'il y a deux cinémas, le étaient embrigadés bien malgré eux Sans soleil, bien sûr, est cinéma de la signification, et le dans des histoires de trafiquants, de un film sur la perte de la mémoire, cinéma de la représentation. Sans vol ou de recel d'oeuvres d'art, de mais ce n'est pas une oeuvre pessi­ soleil joue sur les deux tableaux à drogue ou de traite des blanches. miste. À défaut de mémoire, il nous la fois. L'Africain procède directement de reste une mémoire à inventer, une C'est le signe, je crois, de ce genre de scénario. Mais cette mémoire à construire, faite de la sa puissance et de sa qualité excep­ fois-ci c'est la Casamance et le mémoire de millions d'hommes . tionnelles, donnant une profondeur Kenya qui servent de cadre aux Véritable manifeste sur l'image et particulière à l'image. Voilà où se ébats du couple Noiret-Deneuve, et ses pouvoirs, chant d'amour rendant situe le véritable cinéma en trois non plus la Grèce, le Brésil ou les hommage au vidéo, cette mémoire- dimensions. Alliant la longueur châteaux de la Loire. On sent tou­ en-boîte à portée de la main, Sans (l'espace), la largeur (le temps) et jours autant le désir de faire voir soleil est aussi une apologie de l'art, la profondeur (la mémoire). du pays, d'autant plus que Char­ de la perception sensitive. Mémoire, Richard Martineau lotte a décidé d'implanter un vil­ espace, temps, tout est art, tout est lage de tourisme en plein coeur du apte à être construit par une sub­ pays pygmée où l'homme blanc n'a jectivité individuelle ou collective. que très rarement mis le pied. Au Ce qui rend Sans soleil si ~M~ 'AFRICAIN — Réa/isa- coeur de la brousse, elle retrouvera puissant, si efficace (donc, si imper­ Ë tion: Philippe de Broca — évidemment son ancien mari (un méable à toute critique telle que m a/ Scénario: Philippe de Noiret désabusé et un peu vide), se celle-ci), c'est que son message, si Broca et Gérard Brach — Images: fera abandonner au coeur de la jun­ on peut s'exprimer ainsi, possède Jean Penzer — Musique: Georges gle, démasquera un réseau (qu'est- la particularité d'être constamment Delerue — Montage: Henri Lanoe ce que je vous disais?) de chasseurs présent tout au long des images, — Interprétation: Philippe Noiret d'ivoire et regagnera naturellement sans pour autant entraver la poésie (Victor), Jean-François Balmer l'amour de l'ex. De très beaux pay­ qui s'en dégage. La thématique (les (Planchet), Jean Benguigui (le tra­ sages (combien de francs le Club thématiques) de Sans soleil est à la fiquant), Catherine Deneuve (Char­ Méditerranée y a-t-il investis?), le fois évidente et imperceptible, lotte), Jacques François (Patterson), scénario prévisible et sans consis­ rationnelle et diffuse, nous touchant Joseph Momo (Bako), Vivian Reed tance que j'ai dit, une interpréta­ de partout à la fois sans donner (Josephine) — Origine: France — tion de qualité sans être l'impression de nous bombarder. 1982 — 101 minutes. transcendante, voilà ce qu'il faut retenir de ce petit divertissement Chaque scène, chaque image peut Depuis déjà un certain sans prétention qui ne vaut, en fait, être prise en soi, ou en relation avec temps, Philippe de Broca fait le que par le talent des protagonistes. les précédentes et/ou les suivantes. même film, et sa veine s'essouffle Mais même là, on sent que pour Si le cinéma peut être perçu comme un peu: L'Incorrigible, Le Magnifi­

75 SÉQUENCES N" 116 eux, c'est de la routine, et que la du ronchonneur et rondouillard Noi­ refont ad nauseam le même film perspective de vacances au Kenya ret. Quelques répliques fort drôles avec toujours les quelques mêmes a probablement été pour quelque — mais hélas trop rares — émail- comédiens. Et on s'étonne que le chose dans leur décision de faire lent le film; et ce n'est d'ailleurs cinéma français soit en perte de ce film. Dans la première moitié du pas tant les répliques elles-mêmes vitesse. Voulez-vous me dire la dif­ film, Deneuve parle si vite (ques­ que la façon dont elles sont dites, férence entre Le Sauvage de Rap­ tion de rythme sans doute, ou peur donnant, ainsi que je disais, tout peneau et L'Africain"1. Ce « genre » de s'endormir?) qu'on ne comprend le crédit aux comédiens. Mais à part sclérosé n'amuse plus qu'un petit que la moitié de ce qu'elle dit, et cela, L'Africain n'est certainement nombre de gens dont j'ai de plus encore... Jacques François m'a bien pas une date à retenir dans la fil­ en plus tendance à me désintéres­ amusé en vieux lord britannique mographie de Broca, ni de Noiret, ser. Et je le regrette, parce que superbement chargé par deux cents ni dans l'histoire du cinéma fran­ j'aimais bien ce genre de film. Mais ans de clichés, tandis que le crétin çais. De Broca et autres d'ailleurs, trop, c'est finalement un peu trop. Planchet de Jean-François Balmer Sautet, Rappeneau même qui était Tant pis. fournit avec astuce le contrepoint I si bien parti, Zidi, Oury font et Patrick Schupp

76