VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit

Coordination du numéro : Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France

Liminaire 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation mises en récit de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France recherche-action Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves résilience scolaire « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche Académie de Nantes, La Flèche, France socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves Canada du secondaire du nord-ouest d’Haïti Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada de dessin libre dans une approche dialogique Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des dispositifs de prévention du décrochage 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France de raccrochage scolaire Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Natalie Tremblay, ACELF

Présidente du comité de rédaction Lucie DeBlois, Université Laval

Comité de rédaction Jean Labelle, Université de Moncton Lucie DeBlois, Université Laval Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières Jules Rocque, Université de Saint-Boniface Phyllis Dalley, Université d’Ottawa

Révision linguistique Révisart Philippe-Aubert Côté

Directeur général de l’ACELF Richard Lacombe

Conception graphique et montage Claude Baillargeon

Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget

Diffusion Érudit www.erudit.org

Les textes signés n’engagent que la responsabilité de leurs auteures et auteurs, lesquels en assument également la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur receva­bi­lité, au regard des exigences du milieu universitaire, tous les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis à des pairs, selon une procédure déjà convenue.

La revue Éducation et francophonie est publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine canadien et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 Téléphone : 418 681-4661 Télécopieur : 418 681-3389 Courriel : [email protected]

Dépôt légal Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives du Canada ISSN 1916-8659 (En ligne) VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

Liminaire

Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit

Maryvonne MERRI Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Line NUMA-BOCAGE Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur receva­bi­lité, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Liminaire

Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit

Maryvonne MERRI Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Line NUMA-BOCAGE Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France

Le terme décrochage scolaire, traduction de l’anglais drop out, est d’origine québé- coise. Apparue dans les années 1960 au Canada et institutionnalisée au Québec dans les années 1990, cette notion structure les débats publics du plan d’action québécois de 1992, Chacun ses devoirs – la diplomation devient alors un objectif politique. Le concept de « décrochage » connaît une résurgence dans les années 2000, avec la publication du rapport du Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaire au Québec, puis la publication, par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport de L’école j’y tiens! (Moulin, Doray, Prévost et Delavictoire, 2014). Le terme apparaît en France dans la seconde moitié des années 1990, suite à sa diffusion depuis le Québec et dans la foulée du sommet de l’Union européenne de Lisbonne en mars 2000 (Bernard, 2015; Moulin, Doray, Prévost et Delavictoire, 2014). Dès lors, le décrochage scolaire devient un chantier prioritaire de l’Union européenne (Eurostat, 2014).

Ce numéro propose un nouveau regard sur le décrochage et le raccrochage sco- laires dans différents pays francophones, en se concentrant sur l’écoute de la parole des élèves et des jeunes adultes tout au long de leur parcours, depuis la période

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précédant le décrochage jusqu’à celle du raccrochage. En effet, aux côtés de perspec- tives épidémiologiques sur le décrochage (Bernard, 2011; Fortin, Marcotte, Potvin, Royer et Joly, 2006; Fortin et Picard, 1999; Janosz et al., 2010; Janosz et al., 2013), les chercheurs et les professionnels de différents champs (éducation, formation, infor- mation, production cinématographique, psychologie, sociologie) ont développé une écoute des élèves et des jeunes adultes avec des enjeux divers (clinique, pédagogique, scientifique, critique). C’est ce mouvement que nous entendons poursuivre dans ce numéro.

Le choix du terme Parole est motivé par la richesse du champ sémantique associé. En effet, la parole fait référence à différentes capacités que se reconnaît la personne et qu’autrui lui reconnaît (Ricœur, 2005). Il s’agit tout d’abord d’« un pouvoir dire », non seulement pour produire un langage articulé, mais également pour produire un discours sensé et adressé à autrui (Ricœur, 2004). La parole engage également un « pouvoir raconter » pour rendre intelligible et réaménager les événements, rup- tures et transitions de sa propre vie. Elle correspond enfin à la capacité du jeune de se déclarer « imputable » de ses propres choix et de promettre en disant « qu’il fera demain ce qu’il dit aujourd’hui » (Ricœur, 2004). Ces pouvoirs ne sont pas toujours effectifs, reconnus ou légitimes pour les jeunes et les autres actants. Ce texte liminaire propose dans un premier temps une synthèse sur l’intérêt et les difficultés d’entendre « la voix des jeunes ». Suivra, dans un second temps, une présentation thématique des contributions.

DES DÉFINITIONS ET DES REPRÉSENTATIONS VARIABLES DU DÉCROCHAGE DANS LA FRANCOPHONIE

Le décrochage scolaire est associé à des usages administratifs et à des représentations variables selon les sociétés (Moulin et al., 2014). En effet, le calcul du taux de décro- chage des jeunes d’une nation est déterminé à la fois par le choix d’une méthode d’estimation et par la structure de son système scolaire. Ainsi, le taux de décrochage varie selon qu’une scolarité terminée correspond exclusivement à l’obtention du diplôme du secondaire ou inclut les certificats et attestations de qualification profes- sionnelle. L’âge d’obtention prévu du diplôme du secondaire varie également d’une province canadienne à une autre et d’un pays à l’autre. Ainsi, le Québec a instauré un programme d’étude de cinq ans pour l’enseignement secondaire, suivi d’un ensei- gnement collégial (CÉGEP), tandis que les autres provinces canadiennes ont instauré une scolarité de 12 années. La France et la Belgique ont également un secondaire se terminant à 18 ans. Enfin, une troisième différence concerne l’obligation scolaire : tandis que les provinces canadiennes de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick et du Manitoba ont, comme la Belgique, opté pour une fréquentation scolaire obligatoire jusqu’à 18 ans, celle-ci est de 16 ans au Québec et en France. Outre ces différences structurales, la notion de décrochage peut renvoyer à des populations spécifiques. Ainsi, le décrochage scolaire est associé en France aux notions d’échec scolaire et de

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violence urbaine, c’est-à-dire à des adolescents requérant de l’aide et du soutien, ou encore à des adolescents difficiles (Moulinet al., 2014). Au Canada, cette fois, les taux de décrochage sont plus élevés chez les jeunes immigrants et les jeunes autochtones (Ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2015). Enfin, la prise en charge du décrochage scolaire varie selon le rapport privilégié à l’école dans une province ou un pays. Ainsi, Bernard (2015) montre que, l’institution scolaire française étant structurée par la valeur de l’excellence, les politiques n’ont pas considéré d’emblée le décrochage comme un problème scolaire car celui-ci « permet la sélection d’une élite au fur et à mesure des épreuves scolaires successives » (Bernard, 2015). Il ne l’est devenu qu’à l’époque où l’insertion économique est deve- nue difficile pour les « perdants » et lorsque la diplomation a été valorisée par tous les parents, y compris ceux des milieux populaires (Bernard, 2015). La mise en place de dispositifs de lutte contre le décrochage par le système scolaire a donc été plus tardive qu’en Amérique du Nord (Bernard, 2015).

Ainsi, par l’institutionnalisation de la notion de décrochage et la mise en place de plans gouvernementaux, la scolarité sanctionnée par un diplôme est devenue la norme des systèmes éducatifs de nos sociétés. Le décrochage n’est désormais plus un événement mais un processus susceptible de prévention ou encore de réparation. Du côté des institutions et des professionnels de l’éducation et de l’enseignement, il s’agit de mettre en place des plans de lutte contre le décrochage, des programmes de prévention ou encore des solutions de seconde chance pour une rescolarisation des élèves (éducation des adultes au Québec, microlycées, Écoles de la Deuxième Chance [E2C] en France, etc.).

Du côté des élèves, la scolarité aboutie devient donc la tâche essentielle de l’enfance et de l’adolescence, ainsi que la source principale de reconnaissance sociale (Calin, 1999). Elle est source de tensions lorsque l’expérience scolaire se prolonge chez les jeunes adultes connaissant ou ayant connu un décrochage scolaire. Les travaux se sont, dès lors, élargis à une description et à une compréhension des processus de décrochage scolaire, puis de raccrochage, du point de vue des jeunes, en particulier par des méthodologies de récit de vie (Desmarais, 2012).

POURQUOI ÉCOUTER LES JEUNES?

Selon la perspective de l’interactionnisme symbolique, l’attention publique est une ressource rare, tout problème social étant en compétition avec d’autres problèmes (Hilgartner et Bosk, 1988). Pour demeurer un problème public, le décrochage sco- laire doit donc capter l’attention d’un public élargi et rester sur le devant de la scène (Rinaudo, 1995). La sollicitation des jeunes, acteurs centraux rarement convoqués, est alors un moyen de publiciser le décrochage scolaire et ses solutions en renouvelant la représentation du phénomène. Des documentaires tels que Les accrocheurs (Audet- Nadeau, 2013) et L’école pour moi (Durand et Desmarais, 2012) au Québec, et Paroles

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sur le décrochage (Malek, 2015) en France – sans oublier des téléréalités comme Les persévérants (Baer, 2013) au Québec et, plus récemment, Le sens de l’effort (Atlantis Télévision, 2019) en France –, ont mis en récit le décrochage et le raccrochage pour un large public (élèves, enseignants, professionnels, parents, collectivités, etc.).

Outre l’activation ou la réactivation du problème public du décrochage scolaire, pourquoi favoriser la parole des jeunes? Le mouvement anglo-saxon de la student voice (Cook-Sather, 2002, 2006; Fielding, 2001, 2004, 2007) promeut l’écoute des élèves et en distingue plusieurs bénéficiaires : les élèves, les enseignants, les insti- tutions, les chercheurs, le personnel politique. Malgré le travail de systématisation théorique mené par ce mouvement (voir en particulier Cook-Sather [2002] et Fielding [2004]), les travaux francophones y font peu référence.

Dans une perspective constructiviste (Cook-Sather, 2002), la parole contribue à l’em- powerment des élèves lorsqu’elle permet l’élaboration du sens de leurs apprentis- sages et la reconnaissance de leurs compétences (Cook-Sather, 2002, 2006). Favoriser la voix des jeunes est également bénéfique à l’évolution des pratiques des ensei- gnants qui accèdent aux représentations du monde et celles de l’apprentissage de leurs élèves (Cook-Sather, 2002). Enfin, les bénéfices sont institutionnels : la prise de parole des élèves modifie leurs relations avec l’enseignant et, au-delà, leur participa- tion à l’institution scolaire.

Au sein des travaux sur la voix de l’élève, la pédagogie critique affirme la nature poli- tique de l’éducation et les inégalités sociales d’éducation (Fine, 1987, 1991; Freire, 1983; Giroux, 1983; McLaren, 2014; Willis, 1978) et, par là, l’enjeu du développement d’une parole critique des élèves à l’école. Dans cette perspective, l’acquisition de savoirs permet aux élèves un examen critique des affirmations partagées sur le monde et, ce faisant, de leurs modes et conditions de vie (Cook-Sather, 2002; McLaren, 2014). Solliciter la voix, en particulier celle des jeunes issus de milieux défavorisés, offre alors à ceux-ci une mise à distance de leur expérience immédiate et une critique des injustices sociales. Les élèves longtemps soumis au silence (Fine, 1987, 1991; Giroux, 1983) deviennent ainsi porteurs d’une parole à la fois personnelle et critique dans la classe, dans l’établissement scolaire et, au-delà, dans la société (McLaren, 2014).

Les chercheurs et les politiques sont d’autres bénéficiaires de la voix de l’élève. En effet, cette dernière peut hisser les jeunes au rang d’acteurs d’une discussion démo- cratique sur les enjeux et les pratiques de l’école.

QUELS SONT LES OBSTACLES?

Nous l’avons vu, la perspective de pédagogie critique ambitionne que les jeunes, en faisant entendre leur voix, se situent identitairement, acquérant le droit de se repré- senter eux-mêmes. Pourtant, les travaux féministes poststructuralistes mettent en

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garde contre un appel à la « voix de l’élève » qui perpétuerait « des relations de domi- nation au nom de la libération » (Orner, 1992, p. 75).

Quatre arguments mettent en lumière ce paradoxe. En premier lieu, la « voix de l’élève » n’est pas toujours un processus conscient et cohérent. En effet, la « voix » d’un jeune n’est pas unique mais plurielle (Bakhtine, 1984) : chaque personne occupe une position complexe située historiquement, socialement et politiquement et ne sollicite pas seulement sa voix mais aussi les voix des institutions, des récits partagés (Giroux, 2008) et des personnes significatives. Le jeune peut ignorer les identités multiples et contradictoires présentes en lui-même (Orner, 1992). Sa voix peut également être partiale, par intériorisation des voix dominantes de la société (Foucault, 2008; Orner, 1992). En second lieu, s’attacher à la voix stricto sensu fait courir le risque d’omettre le pouvoir du silence comme moyen de résistance ou encore de méconnaître le droit de rester silencieux (Cook-Sather, 2006). Le silence est aussi un moyen d’expression et on ne peut donc opposer voix et silence (Orner, 1992). En troisième lieu, tous les élèves ne se sentent pas autorisés à parler. Ainsi, Fielding (2001) rend compte que certaines voix (en particulier celles des filles de la classe moyenne) se sentent plus autorisées que les autres, faisant l’hypothèse qu’elles sont plus proches de celles des enseignants. Enfin, toute parole ou tout silence est produit face à des personnes aux statuts spécifiques (Fielding, 2004) et dans des contextes précis (Orner, 1992). Faute de comprendre les obstacles précédents, le risque serait d’essentialiser la voix des élèves en négligeant sa complexité.

Le dernier point nous invite à considérer que la possibilité d’une voix de l’élève ou du jeune est également relative à celui qui l’écoute. Tout d’abord, l’interlocuteur est parfois confronté à ce qu’il ne veut pas ou ne sait pas entendre. En particulier, l’en- seignant doit écouter les élèves sur des objets inhabituels (Fielding, 2001), telles les expériences impliquées dans le décrochage scolaire (la vie personnelle, une remise en question de l’intérêt des contenus d’enseignement, etc.). Cette mission trans- forme les compétences et l’identité professionnelle des enseignants (Vinatier, 2009) et questionne, à ce titre, les chercheurs en didactique professionnelle (Numa-Bocage, 2016) sur les modèles professionnels préexistants (par exemple, le coaching, la cli- nique psychologique et l’orientation professionnelle) inspirant les enseignants, ainsi que les compétences critiques à développer. D’autres obstacles propres à l’écoute concernent ce qui sera rapporté ultérieurement des propos des jeunes dans l’établis- sement scolaire, dans les publications scientifiques et dans les rapports d’enquête. En effet, le langage de l’enseignant, du chercheur et du politique est susceptible de réduire et de remettre en forme le langage des jeunes en sachant « mieux que les inté- ressés » ce qui est bon pour eux ou encore en passant sous silence certains de leurs propos (Fielding, 2004). La voix de l’élève peut donc faire l’objet d’un usage opportu- niste et sélectif pour servir un propos, pour renforcer une thèse, une critique ou une réforme de l’école préexistantes à cette voix.

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Un autre obstacle à la voix de l’élève correspond à l’incompatibilité de celle-ci avec les enjeux actuels de l’école. Les travaux de Yoon et Templeton (2019) sont, sur ce point, particulièrement éclairants, bien qu’ils soient menés auprès de jeunes élèves. En effet, les auteurs montrent que les conversations avec les jeunes enfants sont déjà concurrencées par les enjeux productifs et compétitifs de l’école néolibérale (Giroux, 2008; McLaren, 2014) et que ces élèves sont influencés par les indices implicites et explicites que donnent les enseignants de ces enjeux relatifs, en particulier l’usage « efficace » du temps. Yoon et Templeton (2019) recherchent et observent donc des espaces alternatifs de dialogue autour du dessin enfantin et de la photographie. Ils rejoignent ainsi la proposition de Cook-Sather (2002) d’introduire dans les dispositifs pédagogiques de nouveaux outils de communication (réseaux sociaux, photographie, vidéo) maîtrisés par les jeunes et permettant de nouvelles formes de participation. Les rituels de lecture d’œuvres exigeantes et de débat conçus par Boimare (2001, 2008, 2014) dans l’enseignement spécialisé français nous semblent un autre exemple de dispositif mobilisant la parole des élèves : dans ces nouveaux espaces, il s’agirait de « parler avec » plus que « parler pour » ou encore « parler sur » les élèves et les jeunes (Fielding, 2004).

LES ARTICLES DE CE NUMÉRO

Les douze articles de ce numéro se répartissent selon cinq thèmes. Le premier concerne la capacité de parole des jeunes dans des dispositifs spécifiques. Le deu- xième caractérise les moyens langagiers utilisés par les jeunes. Les troisième et qua- trième rendent compte de l’écoute des jeunes par les chercheurs : ceux-ci s’attachent à comprendre leur vulnérabilité (thème 3) ou leur cheminement personnel vers le retour en formation, leur persévérance et leur réussite en contexte défavorable (thème 4). Le cinquième thème concerne les enjeux de l’écoute des élèves et la valeur de leur parole pour les enseignants.

Les capacités de parole des jeunes, le soutien et la reconnaissance de ces capacités dans des dispositifs spécifiques

Les quatre articles de ce premier thème s’intéressent aux dispositifs centrés sur l’écoute de la parole des jeunes.

Dans le premier article, François-Xavier Charlebois revient sur les fondements théo- riques et méthodologiques du documentaire L’école pour moi, produit en 2012 par le Réseau de recherche-action PARcours (coordonné par Danielle Desmarais, professeure à l’École de travail social de l’UQAM) et réalisé par Jonathan Durand. Ce film documentaire est réalisé avec des jeunes inscrits dans des organismes de raccrochage scolaire au Québec, en France, en Belgique et en Espagne. François- Xavier Charlebois remet en question les frontières entre l’art cinématographique et

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les sciences humaines. La go-along method ou « méthode itinérante », est une pro- menade dans les lieux choisis par les participants. La parole est favorisée par une écoute dans des endroits significatifs et quotidiens pour les jeunes (l’école fréquentée avant le décrochage, le quartier, etc.). La préoccupation des chercheurs est de créer un rapport égalitaire dans la promenade guidée pour « parler avec » les jeunes. Les propos des participants mais aussi leurs silences, leurs postures et leurs hésitations sont susceptibles d’affecter le public (jeunes, enseignants, éducateurs, parents, etc.) et de transformer leurs représentations.

Line Numa-Bocage et Sandrine Weil insistent elles aussi sur la création de nouveaux dispositifs pour produire et écouter la parole des élèves. Elles adoptent une perspec- tive psychopédagogique d’utilisation du cinéma dans la prévention du décrochage du lycée en France. Les entrevues audiovisuelles sont réalisées cette fois par et avec les élèves, lesquels s’expriment sur leur expérience et les apports de l’option cinéma dans leur parcours. Le cinéma est ici conceptualisé comme un instrument média- teur (Vygotski, 2013) à la fois pour la parole des élèves et pour l’accrochage scolaire. L’option cinéma donne la place, selon les élèves, à une culture ouverte, à leurs émo- tions, à une expression libre et à leur autonomie. Elle engage aussi le corps, libéré de l’immobilité des heures de classe. La prise de conscience des apports du cinéma sur les contenus académiques et la réussite au lycée est, par contre, plus difficile pour les élèves. Dans une perspective de didactique professionnelle (Pastré, 2011), les auteures invitent à former les enseignants à l’écoute, ainsi qu’à l’étayage de la prise de conscience des élèves.

Tommy Collin-Vallée, Geneviève Fortier-Moreau et Maryvonne Merri examinent un nouveau support de publicisation du phénomène du décrochage vers le grand public : la réalisation de docu-feuilletons par la télévision, ici la chaîne canadienne ICI RDI. Contrairement aux deux premiers articles, le dispositif est cette fois intégra- lement conçu par les adultes (psychologue, orthopédagogue, médecin, coach sportif, etc.) dans une perspective de modification du comportement des élèves. À la suite de Fielding (2004), les auteurs posent deux questions : 1) Qui est autorisé à parler et de quoi? 2) Comment l’adulte écoute-t-il? L’article analyse spécifiquement des entre- tiens menés par une orthopédagogue et met en évidence non seulement la mise en œuvre d’une logique du trouble psychologique pour comprendre le jeune mais égale- ment la privation de parole dans un dispositif censé aider le jeune. Le docu-feuilleton renforce donc, aux yeux du grand public, une conception de ces élèves « à risque de décrochage » comme étant porteurs de symptômes.

Le quatrième article de ce thème, proposé par Maria Teixeira, étudie la mise en œuvre d’un autre espace de parole, le dessin libre. Les jeunes adultes sont inscrits dans un Centre d’Éducation aux Adultes (CEA) au Québec, en situation de raccrochage sco- laire. La chercheure étaye l’interprétation du dessin par le jeune et la mise en rela- tion consciente de celui-ci avec son vécu. Inspirée par la pédagogie de Paolo Freire (2006), son action dialogique est sous-tendue par le désir d’apprendre avec les élèves.

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Comme Line Numa-Bocage et Sandrine Weil précédemment, Maria Teixeira montre que l’espace de parole, créé ici grâce au dessin libre, pourrait être généralisé auprès des jeunes des écoles secondaires et des CEA.

La caractérisation des moyens langagiers utilisés par les jeunes

Le deuxième thème de ce numéro a pour enjeu une caractérisation des moyens langagiers des jeunes et comporte une seule contribution, soit l’article de Fabienne Hannequart-Fortin et de Maryvonne Merri. Les auteures y étudient les entretiens biographiques de trois jeunes en situation de raccrochage scolaire participant au documentaire L’École pour moi (voir l’article de François-Xavier Charlebois dans ce numéro). Parmi les moyens langagiers, Fabienne Hannequart-Fortin et Maryvonne Merri retiennent les types de discours distingués par Bronckart (1997). En effet, ceux-ci privilégient une implication ou une dissociation du participant dans l’agir représenté et créent un monde conjoint ou un monde disjoint de la situation d’en- tretien. Les auteures dégagent les fonctions des différents types de discours mobili- sés par le jeune dans l’interprétation de son agir propre, de celui de ses proches ou encore de celui des institutions d’appartenance. Elles appellent à une sensibilité des praticiens (enseignants, éducateurs, etc.) à ces moyens langagiers.

Soulignons que ce numéro ne comporte aucun article relatif à la parole des jeunes en difficulté langagière, ou encore à la parole des jeunes en situation de diglossie entre la langue domestique et la langue de l’école.

L’écoute de la vulnérabilité des jeunes

Le troisième thème de ce numéro a pour enjeu la rencontre, dans le cadre d’entre- tiens biographiques, de jeunes ayant décroché de l’école et se retrouvant en situa- tion de vulnérabilité affective et sociale. Les deux recherches présentées se situent à Montréal.

Danielle Desmarais et Johanne Cauvier rencontrent six jeunes ayant en commun une expérience d’abandon par leurs parents dans leur enfance et un parcours dans les structures québécoises de protection de la jeunesse (familles d’accueil, centres jeu- nesse). Leur récit est analysé selon les expériences d’attachement, de sollicitude et de développement de capabilités vécues dans la totalité des espaces sociaux fréquentés par les jeunes. Les auteures interprètent les difficultés affectives et sociorelation- nelles des jeunes par le déni de reconnaissance vécu dans l’enfance et dans l’adoles- cence – en revanche, les organismes communautaires fréquentés par les jeunes au moment de l’entretien apparaissent comme des espaces de reconnaissance et de sol- licitude. Les auteures montrent l’importance d’une approche globale du développe- ment du jeune dans différents espaces sociaux et dans différentes sphères (affective,

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sociorelationnelle et cognitive), tant dans la recherche que dans l’accompagnement du raccrochage scolaire.

Gina Lafortune et Fasal Kanouté présentent une recherche menée auprès de jeunes d’origine haïtienne qui ont vécu un rapport douloureux à l’école et aux apprentis- sages scolaires. Leur article fait écho à celui de Danielle Desmarais et de Johanne Cauvier en rapportant le sentiment de honte sociale éprouvé par les jeunes et leur déficit de reconnaissance. Les réflexions des auteures sur la place du chercheur dans l’entretien biographique sont à rapprocher des préoccupations de Fielding (2001, 2004, 2007) sur l’écoute des jeunes. En effet, les chercheures apprennent à écouter les détours, les digressions, les suspensions et les contradictions des jeunes et affirment leur sensibilité à des dispositifs de recherche créés au bénéfice des participants.

L’écoute du cheminement personnel, de la persévérance et de la réussite scolaires

Le quatrième thème de ce numéro a pour enjeu la rencontre, dans le cadre d’entre- tiens biographiques, de jeunes ayant décroché de l’école, susceptibles de décrocher ou vivant en contexte socioéconomique défavorisé. Ces jeunes sont engagés dans une transition vers le raccrochage ou persévèrent et réussissent malgré (et avec) des conditions et des prédictions défavorables.

Pascal Guibert et Florence Amar s’intéressent à la période floue après le décrochage chez de jeunes adultes de la région de Nantes en France. Les récits recueillis à partir d’une question simple et ouverte (« Que s’est-il passé pour toi depuis l’interruption de tes études? ») montrent que le raccrochage scolaire relève plus du cheminement personnel que de l’institution pour les jeunes. Les relations affectives à des personnes s’avèrent décisives pour un accompagnement inscrit dans le temps et valorisant les capacités autotransformatrices des personnes. Les périodes de transition s’avèrent, dans les faits, favorables à la construction d’un projet et à la construction de soi. Les auteurs proposent une analyse langagière de l’expression des conjonctions et disjonctions entre les séquences du récit, entre les actants et entre les arguments (Demazière et Dubar, 2009), indices du travail subjectif des jeunes.

Sandy Nadeau et Anne Lessard rencontrent 16 élèves québécois de première année de secondaire qui déjouent les prédictions négatives sur leur persévérance scolaire, à la transition entre primaire et secondaire. Elles adoptent le concept de résilience en y intégrant des processus interactionnels entre l’élève et le contexte social, tels l’établissement de liens significatifs, l’investissement d’une passion personnelle dans l’école et le soutien du personnel enseignant.

L’article de Léonie Liechti peut être rapproché des deux articles précédents. En effet, l’auteure étudie la période de transition entre l’école obligatoire et la formation

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postobligatoire d’une élève suisse, y voyant, comme Pascal Guibert et Florence Amar, une occasion de création de sens de l’école. Léonie Liechti adopte le concept de « dynamique dialogique » entre la personne et le monde social, concept voisin de celui de « processus interactionnel » utilisé par Sandy Nadeau et Anne Lessard, ainsi que du couple « conjonctions/disjonctions » utilisé par Pascal Guibert et Florence Amar.

Jacques Botondo, Hélène Hensler et Élisabeth Mazalon présentent, dans ce numéro, la seule recherche menée dans un pays en voie de développement. Ils étudient la réussite scolaire d’élèves haïtiens en réussite scolaire dans un contexte économique défavorable. Les auteurs adoptent une perspective ethnométhodologique, suscep- tible à leurs yeux de valoriser les élèves comme acteurs dans leur quotidien à travers leurs actions et leurs paroles. La réussite scolaire des élèves associe simultanément chez eux une prise de rôle et une prise de parole. En effet, ils ont un sens aigu des responsabilités, assumant un rôle de leader ou de porte-parole. Ils sont engagés en classe en posant des questions ou encore en encourageant leurs camarades. Ces élèves sont également attachés à une reconnaissance sociale et à une prise de revanche sur des conditions adverses, orientations que les auteurs rapprochent des résultats de Bergier et Francequin (2011).

Les nouvelles fonctions d’écoute des enseignants

La parole des jeunes peut non seulement être rendue publique à la télévision et dans les comptes rendus de recherche mais également être maintenue privée dans des dis- positifs d’écoute institutionnelle. Le cinquième et dernier thème de ce numéro consi- dère les fonctions d’écoute requises de la part du personnel éducatif. Il comporte une seule contribution, celle de Philippe Bongrand et de Pascale Ponté.

Philippe Bongrand et Pascale Ponté observent un stage de formation d’enseignants français conçu pour doter ces derniers d’instruments d’écoute de la parole de leurs élèves, en conformité avec la nouvelle politique de prévention du décrochage dans les collèges et les lycées. Ces fonctions renouvellent leur éthique éducative et leurs iden- tités professionnelles, fortement organisées autour des disciplines scolaires. En effet, l’écoute et la prise en compte d’expériences parfois situées en dehors de l’école et appartenant à des sphères sociales et culturelles étrangères aux enseignants peuvent les déstabiliser et les disqualifier. Les instruments proposés en stage de formation sont différemment reçus selon qu’ils sont à utiliser dans des rencontres individuelles ou collectives avec les élèves – ce dernier type pouvant être plus menaçant, car comment gérer la parole libérée dans un groupe? La parole de l’élève apparaît dans les propos des enseignants comme « un instrument de tri » entre ce qui relèverait de leur compétence et ce qui relèverait de la compétence d’une tierce personne. Il s’agit donc, pour les enseignants, de parvenir, au-delà du conflit de valeurs, à remplir leur

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mission d’enseignant favorisant le développement des connaissances tout en accom- pagnant le raccrochage d’un élève.

À travers les douze contributions de ce numéro émergent des axes forts de lecture qui intéresseront à la fois les praticiens et les chercheurs. En effet, les auteurs pro- posent des espaces favorisant la parole des élèves dans les établissements scolaires et, au-delà, dans les transitions et dans le raccrochage scolaire. Ils invitent également à considérer que la parole des élèves est sous-tendue par des moyens langagiers, tels les types de discours qui marquent autant de variations interprétatives de l’agir auxquelles les intervenants doivent être sensibles. Les auteurs montrent que l’écoute d’un jeune requiert d’entendre des voix multiples internalisées, en particulier celles de ses proches, des personnes significatives ou des institutions d’appartenance, dans le passé comme dans le présent. Enfin, dans une société où domine la logique bio- médicale du trouble, les dispositifs peuvent être difficiles à mettre en œuvre par des professionnels éventuellement déstabilisés dans leur identité professionnelle et pour des jeunes vulnérables.

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Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action

François-Xavier CHARLEBOIS Université de Montréal, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action

François-Xavier CHARLEBOIS Université de Montréal, Québec, Canada

RÉSUMÉ

La problématique sociale du raccrochage scolaire fait l’objet de peu d’attention de la part des chercheurs (Voyer, Potvin et Bourdon, 2014). Les recherches menées de l’intérieur à partir de la parole des acteurs concernés par la problématique sont d’autant plus rares. En 2012, le réseau de recherche-action PARcours, coordonné par Danielle Desmarais, professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, a produit un long métrage documentaire réalisé par Jonathan Durand. Ce film, intitulé L’école pour moi, consigne les récits de vie de 14 jeunes provenant de quatre pays (Canada [Québec], France, Belgique et Espagne). Cet article présente les prémisses épistémologiques de notre production et propose une réflexion sur le potentiel du documentaire comme outil de recherche-action. L’usage de la vidéo révèle un fort potentiel de développement de réflexivité pour les jeunes ayant tra- vaillé à mettre leur vie en récit devant la caméra. Deuxièmement, le film constitue un outil important pour la formation de futurs pédagogues et pour l’accompagne- ment de jeunes en situation de raccrochage scolaire. Troisièmement, la méthode du go-along que nous avons employée révèle, pour les scientifiques, un fort potentiel en ce qui a trait à la production de données originales et complémentaires à des méthodes d’entretien biographique formel. Ces méthodes et les retombées observées rendent compte du dynamisme de la recherche-action dans les disciplines pratiques comme le travail social et l’éducation.

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ABSTRACT

The documentary as an action research method: story of a film shoot

The social problem of re-entering the school system has received little attention from researchers (Voyer, Potvin and Bourdon, 2014). Research examining the testimonies of those concerned is all the more rare. In 2012, the PARcours action research network coordinated by Danielle Desmarais, professor at the University of Quebec in Montreal School of Social Work, produced a documentary feature film directed by Jonathan Durand. «The School for Me» records the life stories of 14 young people from four countries (Canada [Quebec], France, Belgium and Spain). This article presents the epistemological premises of our production and proposes a reflection on the poten- tial of the documentary as an action research tool: (1) The use of video has a strong potential for developing reflexive thinking in young people who have worked to put their lives in narrative form in front of a camera; (2) The film is an important tool for the training of future educators and for helping young people in their process of returning to school; (3) The go-along method used in this study shows great potential for scientists in terms of producing raw or complementary data for formal biographi- cal interview methods. These methods and their observed benefits reflect the dyna- mism of action research in practical disciplines such as social work and education.

RESUMEN

Historia de una filmación: el documental como método de investigación-acción

La problemática social de la deserción escolar ha sido un objeto poco atendido por los investigadores (Voyer, Potvin y Bourdon, 2014). Las investigaciones realizadas al interior a partir de la palabra de los actores concernidos por la problemática son aun más raras. En 2012 la red de investigación-acción PARcours, bajo la coordinación de Danielle Desmarais, profesora de la Escuela de trabajo social de la Universidad de Quebec en Montreal, produjo un largometraje documental realizado por Jonathan Durand. Esta película, titulada L’ecole pour moi, consigna las historias de vida de 14 jóvenes provenientes de cuatro países (Canadá [Quebec], Francia, Bélgica y España). Este artículo presenta las premisas epistemológicas de nuestra producción y propone una reflexión sobre el potencial del documental como herramienta de investiga- ción-acción. El empleo del video muestra un fuerte potencial para el desarrollo de la reflexividad entre los jóvenes que trabajaron en la filmación de sus historias de vida. Además, la película constituye una herramienta importante para la formación de futuros pedagogos y para el acompañamiento de jóvenes en situación de reinserción escolar. Finalmente, el método go-along que empleamos muestra a los científicos un fuerte potencial en lo que se refiere a la producción de datos originales y complemen- tarios de los métodos de entrevista biográfica formal. Dichos métodos y resultados

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observados reflejan el dinamismo de la investigación-acción en las disciplinas prác- ticas como el trabajo social y la educación.

INTRODUCTION

Au printemps 2012, une équipe de tournage mandatée par le réseau de recherche-ac- tion PARcours1 lançait les opérations pour produire le film documentaire L’école pour moi. Parcours de raccrochage scolaire (Desmarais, Durand et Charlebois, 2013) sur les parcours de vie de 14 jeunes adultes en situation de raccrochage scolaire dans quatre pays : le Canada, la France, l’Espagne et la Belgique. L’équipe avait reçu le mandat d’opérationnaliser le tournage et le montage du film en s’appuyant sur une méthodo- logie alliant art cinématographique et sciences humaines. L’objectif de cette produc- tion était de créer un format original permettant de donner la voix et de comprendre la parole de ceux qui sont concernés au premier chef par le phénomène du décro- chage et du raccrochage scolaires : les jeunes adultes eux-mêmes. Le film a été réalisé avec les partenaires internationaux du réseau PARcours afin de connaître différents dispositifs de raccrochage scolaire, et de cerner les différences et les similitudes dans les parcours des jeunes en rupture avec l’école. J’ai participé à toutes les étapes de la production de ce film à titre de professionnel de recherche. Dans cet article, je pré- senterai les référents théoriques sur lesquels nous nous sommes appuyés pour créer le dispositif méthodologique employé pour produire le film. Puis, en m’appuyant sur des données filmiques (des scènes du film) et empiriques (recueillies dans le cadre de la phase de diffusion du film), je présenterai les retombées de cette méthodologie à trois niveaux : pour les personnes participantes, pour la production scientifique et pour les publics du documentaire. Nous verrons que la parole des jeunes est une source de connaissance indispensable pour comprendre l’expérience du décrochage scolaire et les dispositifs de raccrochage scolaire.

UN RÉSEAU DE RECHERCHE-ACTION PRÉCONISANT L’APPROCHE CLINIQUE EN SCIENCES HUMAINES

En 2010, à l’instigation de Danielle Desmarais, le réseau de recherche-action PARcours a été créé par des partenaires du milieu de la recherche et de l’intervention dans le domaine du raccrochage scolaire. Ces partenaires provenaient de pays et d’horizons disciplinaires variés (éducation spécialisée, travail social, organisme communautaire

1. Danielle Desmarais, anthropologue et professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a assuré la coordination scientifique du réseau PARcours P( ratique d’accompagnement du raccrochage scolaire) de 2010 à 2017.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 17 www.acelf.ca Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action

d’éducation populaire, commissions scolaires2). Le réseau PARcours visait deux objectifs précis : comprendre les parcours de vie des jeunes adultes de 16 à 20 ans en situation de raccrochage scolaire et étudier les pratiques d’accompagnement éduca- tif déployées en milieu scolaire et communautaire.

Un autre objectif, celui-ci plus fondamental et relevant d’une approche anthropolo- gique, était de comprendre les histoires de vie de jeunes adultes dans une perspective globale. Le phénomène du décrochage/raccrochage à l’entrée dans l’âge adulte est un « fait social total », selon Desmarais (2013a), car il interpelle toutes les dimensions de l’humain (identitaire, symbolique, sociale, économique, etc.) (Mauss, 1923, cité dans Dortier, 2004). En ce sens, L’école pour moi offre une représentation globale de l’univers de signification (Geertz, 2003) à l’intérieur duquel vivent de jeunes adultes en situation de raccrochage scolaire.

Ces sensibilités nous ont conduits à adopter l’approche clinique en sciences humaines (Sévigny, 1993) pour appréhender nos objets de recherche. En cohérence avec une approche anthropologique, cette posture théorique permet de saisir la réalité glo- bale des jeunes adultes en situation de raccrochage scolaire. L’approche clinique en sciences humaines est donc intrinsèquement interdisciplinaire (Sévigny, 1993). Elle vise à comprendre le sens du vécu d’un individu, d’un groupe ou d’une collectivité en articulant les dimensions psychiques et sociales (de Gaulejac, 2009). Desmarais (2012) propose un découpage de la réalité sociale à trois niveaux (microsocial, mésosocial et macrosocial) pour connaître, en plus des déterminants psychiques et macrosociaux, les spécificités des groupes, les organisations ainsi que les instances de socialisation comme les amis et la famille qui ont façonné l’individu dans son histoire. De plus, l’approche clinique en sciences humaines est très complémentaire de la psychologie historico-culturelle de Vygotsky (Clot, 2002). Comme la psychologie du développement élaborée par Vygotsky, l’approche clinique en sciences humaines postule que la psychologie d’un sujet constitue une conséquence irréductible et imprévisible du social (Clot, 2002; de Gaulejac, 2009; Sève, 2008; Vygotsky, 1997). L’adoption d’une approche biographique permet de comprendre les phénomènes sociaux, comme le décrochage et le raccrochage scolaires, dans leur face subjective en prenant en compte l’histoire individuelle et l’ensemble des rapports sociaux par- ticipant de l’expérience vécue.

C’est en adoptant cette approche que le réseau PARcours a réalisé le long métrage documentaire L’école pour moi diffusé en 2013. Ce film a été réalisé en cohérence avec les principes de la recherche-action (Rhéaume, 1982) avec l’ensemble des partenaires impliqués dans le tournage. Les partenaires ont élaboré les paramètres de la produc- tion et ont participé à la catégorisation des chapitres du film. Ils ont aussi facilité le recrutement des « personnages » : 14 jeunes adultes en situation de raccrochage sco- laire dans des dispositifs d’accompagnement et des pays différents. Pour participer à

2. Le territoire québécois est divisé en 72 commissions scolaires dont le mandat est de promouvoir l’éduca- tion et d’administrer les ressources scolaires.

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la recherche, les jeunes devaient être âgés de 16 à 25 ans, avoir décroché du secteur des jeunes et être inscrits dans un dispositif de raccrochage scolaire communautaire ou offert par un établissement d’enseignement public. L’approche globale préconisée par l’équipe de tournage permet d’entendre, à l’écoute du film, la parole des jeunes sur des dimensions significatives de leur parcours de vie et de leurs expériences sco- laires éprouvantes. La deuxième moitié du documentaire présente le point de vue des jeunes adultes sur les organismes et les intervenants qui les accompagnent.

UN FILM DANS LEQUEL ART ET SCIENCES HUMAINES SE RENCONTRENT

Pour offrir cette représentation, nous avons décidé de juxtaposer des méthodes artis- tiques et scientifiques. Cette méthode n’est pas classique et est absente des ouvrages de méthodologie de recherche en sciences humaines. Dès lors, les documentaires produits par les chercheurs n’obtiennent pas la même reconnaissance que les publi- cations écrites (Friedmann, 2006). Certains se sont chargés de nous le rappeler lors de la diffusion du documentaire dans les milieux de pratique et de recherche. « Il faut distinguer une production scientifique de ce qui relève de l’intervention », nous a-t-on dit. Or, les chercheurs qui se réclament de l’approche clinique en sciences humaines cherchent précisément, dans la foulée de Kurt Lewin3, à remettre en ques- tion les frontières établies entre science et pratiques. Néanmoins, la question se pose : quel statut épistémologique a l’image?

Selon Friedmann (2006), l’image comme outil de connaissance est refusée depuis longtemps dans plusieurs traditions des sciences humaines. Déjà, Platon voyait dans l’image l’illusion d’une connaissance du monde. Encore aujourd’hui, les chercheurs qui ont recours à l’image pour transmettre des connaissances sont accusés d’utiliser des outils trop équivoques et polysémiques. « La nécessité d’interpréter un texte n’est pas tout à fait du même type que celle d’interpréter une image qui, contrairement au texte, ne dispose ni de dictionnaire ni de grammaire pour être déchiffrée et com- prise » (Péquignot, 2006). Pour adhérer à cette citation, encore faut-il être en faveur d’une position objectiviste du langage selon laquelle les mots reflètent la pensée de la personne qui s’exprime et les définitions contenues dans le dictionnaire. Une autre position, plus dynamique et empruntée à Wittgenstein, postule que la compréhen- sion des mots relève plutôt d’un accord implicite entre les personnes impliquées dans une situation unique (Alvesson et Sköldberg, 2009). Dès lors, il ne faut pas se référer au dictionnaire pour comprendre les mots mobilisés par les personnes pour exprimer leur pensée. Il faut plutôt analyser l’usage singulier qu’une personne fait du mot (Younes, 2016). Cette signification apparaît dans les règles de l’interaction et de la situation dans laquelle communique la personne (Huot, 2013). En ce sens, les situations vidéographiées captées selon une approche clinique en sciences humaines (donc globale) permettent d’observer une personne dans ses rapports sociaux. Si on

3. Kurt Lewin est l’auteur de cette fameuse citation : « Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie » (Vallerand, 1994).

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adhère à la position de Wittgenstein, ces images permettent, contrairement à la posi- tion exposée ci-dessus, de mieux comprendre le sens que les personnes donnent aux situations vécues. Mais l’écriture permet-elle de rendre compte aussi globalement du sens des énoncés produits?

L’équipe de recherche a produit le film en adhérant à l’idée que le cinéma documen- taire n’a pas la même fonction que l’outil du langage écrit. Nous pensions plutôt, à l’instar de Laplantine, que la caméra donne une « leçon d’écriture » (Laplantine, 1996). Il n’est pas aisé de rendre compte par écrit de la densité des phénomènes contenus dans une image. La particularité de l’image est de contenir une grande richesse interprétative. Cette richesse permet de comprendre (et non d’expliquer) les faits sociaux de façon phénoménologique, c’est-à-dire à travers l’expérience, le vécu capté par la caméra. Dans le chapitre du film qui traite de la concentration à l’école – une épreuve qu’ont eu à traverser plusieurs personnes participantes –, Bobby raconte les situations qu’il vivait à l’école lorsqu’il était confronté à l’anxiété et à l’échec. Son récit évoque avec puissance le sentiment de honte qu’il ressentait dans le milieu scolaire. Simultanément, on observe son corps en train de maîtriser la violence que lui fait ressentir la répétition psychique des souvenirs de l’expérience scolaire. Certes, ces images sont équivoques. Il en revient aux publics du documentaire de débattre du sens donné aux communications comme les silences, les postures, les hésitations, etc. Néanmoins, les données filmiques rendent mieux compte du langage corporel que les notes recueillies dans un journal de bord lors du terrain. Du moins, elles en rendent davantage compte matériellement, bien que l’interprétation demeure équi- voque, inévitablement.

De plus, contrairement aux critiques adressées à l’usage du documentaire en sciences humaines, les émotions suscitées par le visionnement d’images ne constituent pas une entrave à la distance intellectuelle nécessaire au travail scientifique ni une forme de contagion émotionnelle des publics. Les réactions de l’observateur, en d’autres mots, le contre-transfert (Devereux, 2012), sont inévitables, et seul un travail réflexif permet de déceler ces « déformations » dans l’interprétation qu’il fait des comporte- ments des sujets à l’étude.

La distance consiste précisément à prendre conscience des émotions provoquées par l’écoute des récits afin de les distinguer du sens que les participants donnent à leur propre vécu. En ce sens, nous verrons, dans la prochaine section, que la méthode d’organisation des données que nous avons employée dans l’analyse des données filmiques est rigoureuse. Elle vise à prendre conscience du phénomène de contre-transfert dans la relation avec l’autre et à l’expliciter (Devereux, 2012). À cet égard, les choix esthétiques du film témoignent de notre sensibilité pour le vécu des jeunes adultes.

Les personnes qui mènent des recherches avec une approche clinique en sciences humaines assument, dans la foulée de la sociologie de Weber, de rompre avec l’idéal

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de neutralité (Hanique, 2012). En ce sens, la facture visuelle du film est en soi un parti pris pour la parole des jeunes comme source de vérité sur leur réalité. Les images captées et choisies lors du montage cherchent à les valoriser physiquement et psychologiquement. Les publics auprès desquels nous diffusons le film nous l’ont confirmé plus d’une fois : nous avons réussi à produire un « beau » film, c’est-à-dire un film « plaisant à regarder » (Dufour, 2015). Notre objectif était que le plaisir esthétique soit lié à la beauté des images, et ce, de manière à reconnaître la charge sensible des paroles des personnes participantes. Nous ne recherchions pas seulement la finalité du plaisir esthétique. Les images jugées belles ont le pouvoir de solliciter l’empathie, voire l’affection à l’écoute des récits des personnages du film. L’écriture scientifique peut, doit être sensible lorsqu’elle rend compte d’un vécu souffrant. À cet égard, l’usage de la caméra dans la production scientifique dispose de moyens sonores et visuels très efficaces pour représenter la sensibilité du vécu. Puisque l’image est riche de sens, la combinaison d’une démarche artistique et scientifique sert bien l’approche clinique en sciences humaines qui consiste à comprendre, par l’interpré- tation, le vécu des personnes participant à la recherche, et ce, avec sensibilité. Encore faut-il apprécier la valeur épistémologique du récit, reconnaître le caractère sensible du matériau biographique et accorder de la crédibilité à l’interprétation comme acti- vité scientifique.

APPUIS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

Les prémisses épistémologiques du film sont, à l’instar de la pensée de Ricœur, herméneutiques et phénoménologiques. Humaniste, Ricœur (1990) postule que la liberté de l’individu réside dans son pouvoir d’action et, de surcroît, dans son pouvoir de donner un sens à ses actions, a posteriori. Cet individu à la recherche du sens de ses actions a recours au récit de soi. Puisque la description d’une situation succède à l’action, elle entre inévitablement en décalage interprétatif avec celle-ci. Ce décalage entre le récit et l’action est un problème épistémologique d’envergure. Comment le récit peut-il rendre compte des actions posées? Selon Ricœur, le récit interprétatif est l’inévitable et l’équivoque accès à une compréhension empirique. Le récit est un besoin humain, puisqu’il est source de conscience de soi (conscience dynamique et faite d’illusion, notamment, mais conscience tout de même) et du monde dans lequel nous vivons. De plus, pour les jeunes adultes, la mise en récit revêt une importance cruciale à un âge marqué par la quête de soi (Erikson, 2011).

Étant donné les contraintes inhérentes au terrain de recherche, nous disposions d’une journée avec chaque jeune adulte pour recueillir son récit. Nous avons adopté une méthodologie de recherche combinant deux approches : la méthode go-along et l’approche biographique. La méthode go-along, ou méthode itinérante, est « une méthode hybride entre l’observation participante et l’entrevue où le chercheur accompagne une personne dans sa routine en lui posant des questions à partir d’un schéma d’entretien plus ou moins prévisible » (Kusenbach, 2012). La marche est une

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expérience multisensorielle riche sur le plan phénoménologique. C’est une activité qui permet de s’approprier un espace et de lui donner un sens. L’après-midi était consacré à un entretien biographique vidéographié durant lequel une personne de l’équipe de recherche invitait chaque jeune à mettre en récit son histoire de vie en se centrant spécifiquement sur ses liens avec l’école, la famille, les amis et les ensei- gnants, ainsi que sur la société dans laquelle il vit et dans laquelle il se projette.

APPORTS DU DISPOSITIF MÉTHODOLOGIQUE

La méthodologie de recherche-action que nous avons employée a eu des retombées chez les trois acteurs principaux du documentaire : les jeunes adultes, les chercheurs et les publics.

Pour les jeunes : il favorise la mise en récit

L’histoire de vie réside dans le rapport intime aux personnes et aux événements significatifs qui sont constitutifs de l’identité narrative (Ricœur, 1990). Pour les jeunes adultes en situation de raccrochage scolaire dont les parcours de vie sont ponctués d’épreuves sociales à différents niveaux de réalité, la narration représente un défi (Charlebois, 2018b). Le langage est un outil de la pensée permettant d’expri- mer les contenus de la conscience (Vygotsky, 1997). Or, la parole des jeunes adultes est potentiellement inhibée par la souffrance. En effet, les pensées provoquent des expériences psychiques dont la personne cherche à se défendre afin d’éviter leur répétition (Nasio, 2016). Ces mécanismes psychiques de refoulement ne sont pas seulement des obstacles thérapeutiques, ils constituent aussi des défis à surmonter en situation de recherche, et donc en situation de collecte de données.

À cet égard, la méthode go-along s’est avérée productive. Les méthodes itinérantes sont plus « démocratiques » que plusieurs méthodes de collecte de données en recherche qualitative. Elles permettent aux personnes interviewées d’avoir du pou- voir sur les paramètres de la recherche (Kusenbach, 2012). Par exemple, dans le cadre du tournage du documentaire, ce sont les jeunes qui nous guidaient lors des itiné- raires que nous empruntions avec eux. Ce sont les jeunes qui choisissaient les lieux que nous visitions ensemble dans la ville (le parc où ils passaient du temps lorsqu’ils étaient enfants, leur quartier d’origine, l’école secondaire de laquelle ils ont décroché, le jardin où ils ont travaillé, leur appartement, etc.). Les jeunes revivaient des situa- tions passées en les revisitant. Une des séquences du documentaire met en scène Christiane dans l’école secondaire qu’elle a fréquentée par le passé. Elle y était vic- time d’intimidation par ses pairs. La visite de l’école et des espaces significatifs pour elle a facilité son interprétation des expériences qu’elle y a vécues. Elle indiquait que le territoire de l’école était divisé par des rapports de pouvoir et d’intimidation entre trois groupes de jeunes : « les populaires, les moyens, les rejets ». Certains espaces

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appartenaient littéralement aux groupes qui avaient le plus de prestige dans l’école. C’était la parole de Christiane qui construisait l’espace et qui nous permettait de comprendre son rapport à celui-ci. Ces captations permettent aux publics de mieux comprendre le vécu dans la temporalité et dans les espaces, deux éléments indisso- ciables de l’histoire de vie.

Les espaces visités avec les jeunes lors des itinéraires que nous empruntions avec eux étaient marqués par des événements biographiques significatifs. La visite de ceux-ci favorisait la réinterprétation des événements passés. La marche facilitait l’expression libre de la parole, étant donné la proximité avec l’expérience. Cette proximité provo- quait des émotions et des attitudes transférables par le récit (Jhala, 2007, cité dans Kusenbach, 2012). Métaphoriquement, il est d’autant plus cohérent de marcher avec les jeunes dans le cadre d’un documentaire dont l’objet est leur parcours de vie.

Marcher avec quelqu’un met en scène deux corps côte à côte. Cette position réduit le caractère intimidant d’un entretien de recherche et le sentiment que certains jeunes peuvent avoir d’être évalués par des chercheurs qui les observent et les analysent (Charlebois, 2018a). Marcher avec les jeunes est aussi cohérent avec la posture de l’approche clinique en sciences humaines. Cette posture repose sur un précaire équi- libre entre des rapports inégalitaires et égalitaires coexistants (Charlebois, 2018b). Ces rapports sont inégalitaires, puisque le chercheur se penche sur les réalités d’un groupe en vertu d’un statut de spécialiste. Ils sont simultanément égalitaires, puisque les jeunes adultes sont appréhendés comme des acteurs, des sujets de connaissance. La marche mettait concrètement en mouvement ce rapport égalitaire dans lequel nous formions ensemble une entité qui crée l’espace dialogique (Jones, Bunce, Evans, Gibbs et Ricketts Hein, 2008). Le temps partagé par la marche, une expérience agréable, favorise la création de rapports positifs avec les personnes et d’un lien convivial.

En ajoutant du mouvement dans la collecte de données, les jeunes semblaient éga- lement moins intimidés par les moments de silence. J’ai réalisé à ce jour plus d’une trentaine d’entretiens biographiques dans différents projets de recherche, dont ma thèse de doctorat. J’ai observé que certaines personnes cherchent à fuir l’angoisse provoquée par les moments de silence. En situation de silence, le corps devient plus agité, certaines personnes rient nerveusement ou demandent une relance sur un nouveau thème. En situation d’itinérance et de mouvement, il est apparu que ces moments de silence étaient plus supportables, moins angoissants (Charlebois, 2018b). Ainsi, l’expression de mouvement dans la méthodologie de collecte de don- nées autorise les personnes à exprimer du sens avec leur corps, et la caméra permet de le capter. Pour des personnes qui souffrent potentiellement de l’usage du langage, cette occasion est libératrice. Reda, un des personnages du film, nous offre très peu de récits devant la caméra pour exprimer l’impuissance qu’il ressentait dans les situa- tions où il éprouvait des difficultés d’apprentissage. Comparativement aux autres

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participants, ses réponses sont courtes, retenues. Pourtant, son corps s’exprime et nous permet d’interpréter son langage intérieur, voire de l’écouter.

Pour les chercheurs : il permet une compréhension des parcours des jeunes adultes

Le film que nous avons réalisé vise à comprendre la réalité des jeunes adultes en situation de raccrochage scolaire « de l’intérieur » (Pires, 1997), c’est-à-dire que l’objet de la recherche était le point de vue des jeunes sur le monde dans lequel ils vivent. Comment comprendre ce point de vue? Dans la production d’un documentaire, trois groupes d’acteurs sont actifs dans l’interprétation des récits : les jeunes, les producteurs du documentaire et les publics. Nous avons donc fait le choix de faire de la parole des jeunes le matériau exclusif du contenu du documentaire. Sensibles au point de vue selon lequel les récits individuels sont des contenus culturels poly- sémiques, nous voulions les laisser exister dans leur richesse interprétative. La pré- sence de propos d’experts dans le documentaire aurait potentiellement réduit cette richesse.

Bien que nous ayons choisi de faire du documentaire un espace réservé à la parole des jeunes, l’intervention de l’équipe de recherche dans la production du film n’est pas neutre pour autant. Le schéma d’entretien biographique et la grille d’observation participante ont été élaborés à la suite de la recension des écrits et de la consolidation des cycles de recherche antérieurs du réseau PARcours. Néanmoins, notre médiation est la plus rigoureuse et discrète possible afin que la production reflète le sens que les jeunes donnent singulièrement à leur parcours de vie. Pour ce faire, nous avons employé les méthodes d’analyse thématique de contenus. Les 14 récits ont été analy- sés de manière transversale et abductive

L’approche abductive se distingue des canons de la théorie ancrée (grounded theory) de Glaser et Strauss (2010). Le moment où se rencontrent le cadre théorique d’une recherche et les nouvelles expériences vécues en terrain est abductif, selon Peirce (Peirce, 1931 cité dans Cicourel, 2003). L’abduction est l’analyse, c’est-à-dire l’acti- vité qui consiste à dynamiser les savoirs acquis à l’aide des liens effectués entre les nouvelles données et les recherches antérieures. C’est, selon Alvesson et Sköldberg (2009), une attitude intellectuelle qui permet de mobiliser ses préconceptions pour produire des hypothèses à partir des singularités observées en terrain et de confron- ter les nouvelles données jusqu’à la production d’une nouvelle compréhension. Ces opérations concilient la déduction et l’induction dans une même activité. Cette méthode a permis de synthétiser soixante-quinze heures de matériau en une heure. Ainsi, les récits que nous avons conservés dans le montage final sont ceux qui sont les plus représentatifs de l’ensemble du corpus de données recueillies.

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Nous avons choisi de procéder d’emblée à une analyse transversale des thèmes. Normalement, une approche biographique nécessite de rendre compte de chaque récit de vie chronologiquement afin d’apprécier la perspective temporelle de l’objet (Desmarais, 2016). Toutefois, la durée du documentaire (une heure) ne nous permet- tait pas de présenter le développement temporel de chaque récit de vie. L’analyse thématique transversale a tout de même respecté une logique biographique. Ainsi, la catégorisation des récits vidéographiés a permis de présenter les paroles des jeunes en deux parties. La première permet de comprendre la spirale des événements et du vécu ayant mené les jeunes au décrochage scolaire. Cette partie couvre des chapitres traitant de l’enfance, de la concentration à l’école, du passage au secondaire, de l’in- timidation, des liens sociaux et de la quête d’autonomie. La deuxième partie permet d’écouter les récits des jeunes sur leurs expériences de raccrochage scolaire. Les pro- pos des personnes permettent de comprendre leur rapport aux différents dispositifs d’accompagnement éducatif dans lesquels nous les rencontrons. Un chapitre traite de leur définition de ce qu’est un bon enseignant.

En recherche, le récit de vie sert des intérêts de production de connaissances. Toutefois, cet exercice est aussi utilisé en formation et en intervention (Desmarais, 2016). Le récit de vie est un outil d’éducation populaire important, puisqu’il per- met de prendre conscience des déterminants sociaux et psychiques constitutifs de son histoire de vie, de son vécu (Desmarais, 2003). Même s’il est utilisé dans une démarche de recherche, c’est un outil qui a des retombées développementales pour les participants. La narration est un espace de liberté qui permet d’être auteur de ses propres personnages; en d’autres mots, de s’autodésigner. Le « je suis » est soutenu par les récits du passé. Cette narration invite à un « je peux » : voici ce que le temps a fait de moi et voici ce que je ferai du temps dans l’avenir. Le film constitue un espace de narration permettant aux jeunes de dégager du sens des actions passées et à venir. Ainsi, nous avons réservé les deux derniers chapitres du documentaire aux prises de conscience que font les participantes et les participants au terme de la narration de leur histoire. La narration de son action interpelle toujours une visée éthique (Ricœur, 1990). Les jeunes tirent des leçons de l’écoute de leur propre récit et formulent consé- quemment des pistes d’action pour le futur. Ces scènes nous permettent de connaître leurs désirs d’avenir, leurs appréhensions. Jeune femme ayant vécu un processus d’immigration en France, Aïsha nous dit : « J’aimerais bien garder ma liberté ». Marc, un jeune homme de Montréal ayant grandi dans un quartier défavorisé, nous confie : « Je veux être riche ». Reda, un jeune Bruxellois ayant des difficultés d’apprentissage et de concentration, nous dit : « Je vais réussir! Enfin, j’espère... parce que si je ne réussis pas... ça va être la galère... ».

Pour les publics : il permet une compréhension empathique du vécu

L’équipe de production a tourné, monté et diffusé le film dans l’objectif de fournir un outil de réflexion et de formation aux intervenants et aux formateurs d’éducateurs.

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Comme l’exprime Danielle Desmarais, coordonnatrice scientifique du projet, le contenu du film évite le piège de condamner des groupes, soit les jeunes eux-mêmes ou leurs éducateurs (Desmarais, 2013b). Les propos du public recueillis4 à l’occasion du lancement du documentaire à Bruxelles nous confirment que le film joue un rôle de sensibilisation à la « vie réelle5 » des jeunes adultes en situation de raccrochage scolaire. L’approche notamment inductive de la collecte de données filmiques est respectueuse des récits intimes des personnes. Les jeunes n’ont pas eu à corroborer nos thèses préalables et à en rendre compte au public. L’écoute des récits des jeunes adultes invite les différents acteurs de l’éducation, sans les blâmer, à penser à des actions permettant de prévenir les différentes ruptures que les jeunes décrivent avec peine devant la caméra.

Les réflexions que les paroles des jeunes suscitent lors des projections dans les universités, les centres de raccrochage scolaire et les organismes communautaires démontrent le potentiel heuristique des récits. Des propos6 recueillis à la suite de la première du documentaire qui a eu lieu en mai 2013 indiquent que les publics découvrent la complexité et la variabilité des vécus liés au décrochage scolaire, ainsi que les traces que ce vécu laisse durablement dans l’histoire des jeunes gens. La musique, les images et la trame du documentaire ont été pensées de manière à prédisposer les publics à l’écoute sensible. N’y a-t-il pas, scientifiquement, une grande solidarité entre la posture compréhensive de cette recherche et les capacités d’écoute? C’est par une écoute exempte de jugements et ayant pour seul projet de comprendre l’autre que nous avons accueilli le vécu souffrant des jeunes adultes dont le parcours est constitué de nombreuses épreuves. Le récit a l’effet d’un silence s’il n’est pas écouté (Plummer, 2002). Le caractère esthétique du film vient en soutien à l’acte d’écoute. Les choix esthétiques que nous avons faits lors du montage et de la captation des images sont conformes à la posture compréhensive. Les jeunes sont valorisés par la caméra. Les belles images témoignent de notre parti pris pour la valeur heuristique de leurs récits. La musique évoque les épreuves vécues, la charge sensible de certaines souffrances, une certaine nostalgie de l’enfance ou la réflexivité acquise par la réminiscence des souvenirs.

4. Ces propos ont été recueillis et analysés par Danielle Desmarais et Maurice Cornil dans le cadre d’un bulletin de vulgarisation scientifique du réseau PARcours au mois de septembre 2013 https://parcours.( uqam.ca). 5. Cette expression provient d’un texte signé par Maurice Cornil, directeur d’un service d’accrochage scolaire (SAS) à Bruxelles, paru dans un bulletin de vulgarisation scientifique du réseau PARcours au mois de septembre 2013 (https://parcours.uqam.ca). M. Cornil était partenaire du réseau PARcours. Son équipe utilise le documentaire comme outil de formation, de réflexion et de sensibilisation auprès de divers publics en Europe. 6. Ces propos ont été synthétisés et consignés sur le site de l’équipe de PARcours (https://parcours.uqam. ca) dans la section Vox pop.

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LIMITES DES CHOIX MÉTHODOLOGIQUES

Il importe de rappeler que les partenaires du réseau PARcours ayant participé à la production du film ont priorisé l’objectif de créer un espace pour que les jeunes adultes puissent se raconter sans la médiation d’experts susceptibles d’instrumenta- liser leur parole. L’école est encerclée d’experts de diverses natures dont les discours se confrontent dans l’espace public et médiatique (Boutin, 2012). Nous avons fait le choix alternatif de dépasser ces débats, pourrait-on dire de les dynamiser, en donnant la parole exclusivement aux jeunes adultes. Ce choix méthodologique constitue une force du documentaire. Toutefois, il comporte aussi des limites.

Ce montage a pour conséquence d’éliminer les interactions entre nous et les jeunes adultes. La présence de ces interactions aurait permis aux publics de mieux com- prendre les récits des participants. Nous sommes impliqués dans les récits des per- sonnes, ne serait-ce que par le choix des thèmes que nous leur demandons d’appro- fondir dans leur histoire de vie. Or, le documentaire donne quasiment l’illusion que les experts sont absents de la production. Une des questions adressées à l’équipe de production à la suite de la première projection du documentaire a été la suivante : « Et vous, que pensez-vous du décrochage scolaire? ». Devereux n’a-t-il pas cerné cette tendance des chercheurs en sciences humaines à cacher leur subjectivité derrière la parole des personnes interviewées (Devereux, 2012)?

Les chercheurs qui mènent des recherches cliniques en sciences humaines dont l’ob- jectif est de soutenir l’action des praticiens ne peuvent éviter de prendre position sur les changements nécessaires. Toutefois, ils doivent aussi éviter le piège de dire aux intervenants comment travailler (Darré, 1999). Voilà pourquoi nous avons décidé de sélectionner les paroles les plus significatives des jeunes adultes qui ont participé à la production. Plutôt que de formuler des recommandations d’experts, nous proposons aux publics des énoncés riches de sens pour réfléchir avec les acteurs du terrain aux stratégies d’accompagnement éducatif les plus adéquates.

EN GUISE DE CONCLUSION

L’usage de la caméra apparaît comme un outil pertinent pour mener des recherches situées dans le paradigme interprétativiste. Les images captées permettent de récol- ter des données riches d’un point de vue phénoménologique. Le caractère esthétique et sensible du visuel favorise l’acte d’écoute à la base de l’approche compréhensive des phénomènes sociaux. Les images, les comportements et les récits sont autant de données pouvant faire l’objet d’une analyse thématique, puis d’une interpréta- tion par les publics du documentaire. Pour les jeunes adultes, la participation à un documentaire a eu des retombées positives en ce qui a trait au développement de réflexivité, de connaissance de soi. Pour l’équipe de recherche, l’interprétation thé- matique des données constitue une avancée théorique importante pour comprendre

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les convergences et les divergences entre les récits de vie de jeunes adultes en situa- tion de raccrochage scolaire dans divers dispositifs éducatifs et différentes cultures. Puis, pour les publics, les expériences de diffusion indiquent que les récits consignés permettent de recentrer la parole des jeunes adultes dans les débats sur les actions éducatives nécessaires.

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VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 30 www.acelf.ca VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma

Line NUMA-BOCAGE Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France

Sandrine WEIL Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, La Flèche, France Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma

Line NUMA-BOCAGE Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, France

Sandrine WEIL Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, La Flèche, France

RÉSUMÉ

Cet article examine le décrochage du lycée en France selon une perspective psy- chopédagogique s’appuyant sur la parole de l’élève. À partir d’une réflexion sur les instruments dans l’éducation et l’utilisation du cinéma dans la prévention du décro- chage au lycée, nous analysons en quoi les conditions d’organisation d’une option cinéma constituent un élément pour le raccrochage. Nous proposons une méthodo- logie croisée pour l’analyse de contenu d’interviews d’élèves permettant de proposer un renversement du paradigme de la prévention du décrochage, et où la parole de l’élève aurait toute sa place pour favoriser l’accrochage scolaire. Les enregistrements vidéographiques d’interviews de 20 élèves de seconde (première année de lycée) et de première (seconde année de lycée) (potentiels décrocheurs ou non), réalisés par eux-mêmes, constituent notre corpus. Les lycéens manifestent tous le besoin d’un

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enseignement libre et différent de l’enseignement traditionnel, au-delà de l’intérêt instrumental de l’option cinéma. Une distinction entre les élèves de seconde et ceux de première apparaît. La qualité de la relation professeur-élèves est un élément déter- minant pour l’accrochage, le raccrochage et la persévérance scolaires, mais nécessite que l’enseignant soit formé à l’écoute des élèves et apte à percevoir celui-ci, surtout dans une perspective d’école et de société inclusives.

ABSTRACT

AN INSTRUMENT FOR LEARNING DIFFERENTLY: TESTIMONIES OF STUDENTS WHO ARE BACK IN SCHOOL BECAUSE OF A CINEMA OPTION THEY LOVE

This article examines school dropouts in France from a psycho-pedagogical perspec- tive based on student voice. Starting from a reflection on educational instruments and the use of cinema to prevent students from dropping out of high school, we analyze how creating a cinema option contributes to keeping students in school. We propose a cross-methodology for the content analysis of student interviews to over- turn the paradigm of dropout prevention, in which the student’s words would have a role to play in fostering school attendance. Video recordings of interviews with 20 students in second year (first year of high school) and first year (second year of high school) (potential dropouts or not), which they made themselves, make up our body of work. High school students all express the need for open-minded education that differs from traditional teaching, beyond the instrumental interest of the cinema option. A distinction between second and first year students emerges. The quality of the teacher-student relationship is a decisive factor for staying in school and per- sistence, but requires the teacher to be trained to listen to and recognize students, within a context of inclusive schools and societies.

RESUMEN

Un instrumento para aprender de manera diferente: testimonios de alumnos reinsertados y retenidos gracias a una opción cine

Este artículo analiza la deserción del liceo en Francia a partir de una perspectiva psicopedagógica basada en la palabra del alumno. A partir de una reflexión sobre los instrumentos en la educación y la utilización del cine en la prevención de la deser- ción al liceo, analizamos la manera en que las condiciones de organización de una opción cine constituyen un elemento para la retención. Proponemos una metodolo- gía cruzada por un análisis de contenido de entrevistas de alumnos que permitieron proponer una reversión del paradigma de la prevención de la deserción, y en donde la palabra del alumno ocupa el lugar que le corresponde para favorecer la retención escolar. Las grabaciones videográficas de entrevistas de 20 alumnos de segundo

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(primer año de liceo) y de primero (segundo año de liceo) (desertores potenciales o no), realizadas por ellos mismos, constituyen nuestro corpus. Los estudiantes mani- fiestan la necesidad de una enseñanza libre y diferente de la enseñanza tradicional, más allá del interés instrumental de la opción cine. Se presenta una distinción entre alumnos de segundo y de primero. La calidad de la relación profesor-alumno es un elemento determinante en la retención, la reinserción y la perseverancia escolar, pero requiere que el profesor esté formado para escuchar a los alumnos y sea capaz de comprender al alumno, sobre todo desde una perspectiva incluyente de la escuela y de la sociedad.

INTRODUCTION

Selon le Code de l’éducation français du ministère de l’Éducation nationale (2013, 8 juillet), les décrocheurs sont d’« anciens élèves ou apprentis qui ne sont plus inscrits dans le cycle de formation et qui n’ont pas atteint un niveau de qualification fixé par voie réglementaire [autrement dit, ils n’ont pas obtenu un diplôme qui marque la fin d’un parcours scolaire ou de formation] ».

Dans cet article, ce phénomène est examiné dans une perspective psychopédago- gique s’appuyant sur la parole de l’élève (Cook-Sather, 2002; Florin, 1987). Nous déve- loppons l’idée d’un renversement dans le paradigme de la lutte contre le décrochage scolaire, en donnant toute sa place à l’élève dans la compréhension du processus et dans l’élaboration des solutions. Les solutions de prévention sont pensées pour les élèves, nous proposons de les construire avec eux, de considérer ces derniers comme des collaborateurs dans la construction de ces solutions. À partir d’une réflexion sur les outils ou les artefacts dans l’éducation, nous analysons les apports d’une créa- tion cinématographique et discutons des conditions d’utilisation du cinéma dans la prévention du décrochage en lycée, en nous fondant sur leurs propos. Vygotski (1934/1997), dans sa théorie historico-culturelle du psychisme, a montré l’impor- tance des instruments symboliques (constitués, entre autres, par les mots) dans les apprentissages et le développement de la pensée. Selon la perception et les dires des élèves, en quoi une option cinéma constitue-t-elle un instrument pour éviter de décrocher et pour apprendre au lycée? Nous proposons d’apporter des pistes d’action pour des politiques pédagogico-didactiques innovantes, avec une dimension prag- matique, inscrite dans la didactique professionnelle (Bru, Pastré et Vinatier, 2007).

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UN AUTRE PARADIGME POUR LA LUTTE CONTRE LE DÉCROCHAGE : LA PERSÉVÉRANCE ET LE BIEN-ÊTRE SCOLAIRES

En France, avant les années 1970, la question des jeunes non qualifiés ne relève pas encore de l’institution scolaire. De 1970 jusqu’à la fin des années 1990, des structures de prise en charge des décrocheurs existent, mais restent en marge de l’institu- tion scolaire. Au sommet européen de Lisbonne de mars 2000 (Plaisance, 2010), la France accepte le projet de réduire les sorties précoces du système éducatif et d’inter- venir préventivement : en effet, être non diplômé est devenu plus pénalisant pour les employeurs et les parents. Le terme décrochage, d’origine québécoise, se diffuse alors en France. De plus, comme le montrent les interprétations des résultats des enquêtes internationales (PISA, 2012, 2015), les élèves français sont parmi les plus stressés des pays de l’OCDE. Cette anxiété a des répercussions sur leur implication à l’école et sur leurs résultats scolaires, entraînant le décrochage et, par conséquent, une insertion professionnelle plus difficile. Le service public d’enseignement apparaît alors comme une source de mal-être (Melin, 2010).

Actuellement, les études de référence sur le décrochage scolaire identifient différents facteurs : les faibles résultats scolaires, l’orientation scolaire subie, le contexte familial (particulièrement la nature des relations parents-enfants) et la classe, cette dernière étant vue comme un milieu peu organisé. Les décrocheurs ont des relations négatives avec les enseignants, sont en échec scolaire et manquent de persévérance (Fortin, Marcotte, Potvin et al., 2006). Ces jeunes ressentent un anonymat dans l’établisse- ment et se perçoivent souvent comme invisibles et isolés, et éprouvent des difficultés à nouer des relations avec leurs pairs. Le manque d’ambition des enseignants pour ces jeunes et leurs exigences scolaires moindres à leur égard constituent des facteurs renforçant les difficultés socioculturelles et les risques de décrochage (Blaya, 2010; Janosz, Fallu et Deniger, 2003).

Certaines recherches (Fortin et Picard, 1999), qui se sont intéressées aux jeunes qui ne décrochent pas, montrent, à l’inverse, l’implication d’autres facteurs. Ces « persévérants » ont de nombreuses relations sociales, un sentiment d’efficacité fort et une bonne estime d’eux-mêmes (Guillon et Crocq, 2004). La solidité des savoirs construits, la capacité à se projeter dans une trajectoire scolaire et professionnelle, une relation signifiante avec un ou plusieurs enseignants qui croient en leur poten- tiel, les conseillent et se préoccupent de leur devenir sont autant de critères favori- sant l’accrochage et la persévérance.

La complexité de l’intrication des facteurs en cause dans le décrochage scolaire invite à un premier changement de perspective au sujet du renversement de paradigme que nous souhaitons opérer. L’approche considérant l’environnement social, familial et scolaire de l’élève, en fonction de la qualité des relations avec les autres (adultes ou pairs) au sein de l’établissement, ne peut suffire à répondre à la diversité du public et des élèves. L’accent mis sur les manques n’est plus suffisant pour lutter contre le

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décrochage. En effet, des statistiques (Bernard, 2015) montrent que, malgré diffé- rentes recherches, le décrochage persiste et les répercussions sur l’insertion profes- sionnelle et le chômage des jeunes en France sont importantes. Pour aller plus loin, un renversement de paradigme vers la persévérance dans les apprentissages, le bien- être à l’école et la consolidation des acquis prenant en compte le point de vue du jeune devrait être envisagé, comme le proposent Braco, Guimard, Florin et al. (2017).

Nous proposons ici une approche de la personne du décrocheur ou du potentiel décrocheur en partant de son point de vue et en cherchant, avec son concours, les pistes du mieux-être à l’école pour favoriser les apprentissages scolaires et le déve- loppement des compétences. Le premier principe de cette approche est de recon- naître les élèves décrocheurs (ou potentiels décrocheurs) comme des personnes en développement (Wallon, 1941). Ces élèves ont des ressentis dont nous devons tenir compte dans les transformations pédagogiques souhaitées pour les raccrocher. Le second principe est de leur donner la parole, de les écouter, de prendre en considéra- tion cette parole dans l’élaboration des solutions pédagogico-didactiques.

Pourtant, il n’est pas toujours aisé d’écouter et d’entendre le point de vue de ces élèves présentant des besoins particuliers – invisibles et silencieux pour certains, trop bruyants dans la classe pour d’autres. Dans notre conception de la lutte contre le décrochage, les élèves sont des partenaires dans la compréhension du phénomène et dans l’élaboration des solutions. Le renversement proposé vise donc à dépasser l’im- putation faite aux élèves dits « fragiles » de leur pleine responsabilité dans le proces- sus. C’est au contraire dans leurs interactions avec les autres lors des apprentissages, à tout moment de leur cursus scolaire, quelle que soit la classe, et dans le regard qu’ils portent eux-mêmes sur ces interactions, que nous trouverons des éléments de compréhension du processus et des pistes d’action pour favoriser le raccrochage et le bien-être à l’école.

L’écoute des élèves peut aussi entrer en contradiction dans l’activité du professeur préoccupé par les performances scolaires. Elle requiert un ralentissement dans le déroulement des échanges pour que la parole soit non seulement entendue, mais également écoutée (Numa-Bocage, Al Johani et Hoppennot, 2017). Ces deux actions, parler et écouter, fondent un changement significatif en se conditionnant l’une et l’autre. Le socioconstructivisme (Vygotski, 1934/1997) montre le rôle de la parole pour favoriser la prise de conscience de celui qui parle, pour l’apprentissage, la capa- cité d’agir et pour le développement de celui qui écoute. Une telle écoute permettrait aux enseignants de relever des indices pour ajuster leurs pratiques aux besoins de chaque élève, dans une dynamique interactive de médiation didactique.

C’est en ce sens que nous proposons un renversement de paradigme. Nous nous rapprochons en cela, pour une perspective didactique, des résultats récents et des recherches en cours sur le bien-être à l’école (Florin, 2017) et des apports des neurosciences sur l’apprentissage (Dehaene, 2018). En effet, l’une et l’autre de ces

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approches soulignent la corrélation entre la réussite, et une évaluation positive et des encouragements. Nous allons plus loin dans la perspective pédagogico-didactique en identifiant les dimensions des dynamiques interactives dans l’école pour lutter contre le décrochage scolaire.

Dans cette contribution, nous présentons et analysons un dispositif de recherche collaborative (Vinatier, 2016) dans lequel la participation des élèves éclaire différem- ment les processus de raccrochage et de persévérance scolaire : la parole des lycéens sur l’option cinéma, qu’ils ont suivie à la suite d’une proposition de leur professeure de lettres (désignée ici « PR »).

L’OPTION CINÉMA, INSTRUMENT DE PRÉVENTION DU DÉCROCHAGE

PR est professeure dans un lycée qui accueille, selon elle, des élèves en échec scolaire et en échec « social ». PR constate qu’elle réussit à transmettre le savoir professionnel aux élèves (bonnes performances aux examens), mais qu’ils échouent à trouver du travail faute de compétences linguistiques et sociales. PR a donc mis en place, avec l’aide de deux inspectrices1, du proviseur2 et de la région des Pays de la Loire, un travail sur l’oral par la pratique théâtrale qui a abouti à la rédaction et à la réalisation d’une fiction. L’objectif de PR est double : réaliser des films documentaires valori- sants et faire réussir ses élèves au moyen du cinéma. En cela, elle s’inscrit dans une approche socioconstructiviste et interactionniste de l’enseignement.

En mars 2015, PR s’associe avec MD, professeure d’anglais, responsable des relations internationales au lycée, pour proposer un projet ERASMUS +, qui mettrait en valeur les actions de l’option cinéma en s’alliant avec des partenaires européens. Elles créent ainsi le festival de théâtre et de cinéma européen SAFTAS (Students Academy of Film and Theater AwardS), sur le thème de « l’autre ». En septembre 2015, le projet est accepté et totalement financé par l’Europe. Élèves et professeurs se mettent au travail3.

QUESTIONS DE RECHERCHE

Comment une option cinéma implique-t-elle et remobilise-t-elle des lycéens vers leurs apprentissages? Notre hypothèse est que, au-delà de la simple relation profes- seur-élèves, ce sont les caractéristiques propres de cette relation, et les conditions de réalisation de l’option – en appui sur un outil (le cinéma) agissant comme instrument psychologique (Vygotski, 1984/1997) –, qui sont déterminantes pour l’accrochage, le raccrochage et la persévérance scolaires. En effet, l’option cinéma bénéficiait de

1. Personnel responsable du suivi de l’application pédagogique des politiques publiques de l’éducation. 2. Directeur de l’établissement. 3. http://eduscol.education.fr/experitheque/consultFicheIndex.php?idFiche=13103

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l’expertise d’acteurs de théâtre, d’une troupe et de metteurs en scène. Les élèves, par groupes, devaient réaliser un court métrage visible sur les réseaux sociaux. Chaque année, l’aboutissement du projet conduisait à un festival national. Les scénarios étaient pensés et écrits en français et en anglais par les élèves.

Pour comprendre comment l’option a pu impliquer tout un groupe de lycéens et les remobiliser vers leurs apprentissages, nous avons donné la parole aux élèves. Nous avons proposé à la professeure (PR) trois questions très générales que nous lui avons demandé de poser : 1) Pourquoi vous êtes-vous inscrit(e) à l’option cinéma? 2) Qu’est-ce que vous appréciez dans la manière de travailler cette option? 3) Qu’est-ce que cela vous a apporté? Autour de ces questions, toutes les ouvertures étaient pos- sibles. PR a transformé notre demande en une action pédagogique en proposant aux élèves de réaliser eux-mêmes les entretiens, en mettant en pratique les connaissances acquises dans l’option cinéma (savoir interviewer, cadrer, filmer, prendre le son, monter); ils ont retenu le modèle des interviews télévisuelles.

MÉTHODOLOGIE

Corpus analysé

Dans le respect des normes éthiques, les enregistrements vidéographiques d’inter- views de 20 élèves de seconde et de première, réalisés en avril par eux-mêmes, consti- tuent notre corpus d’analyse. Nous y adjoignons une présentation de l’option cinéma par l’enseignante et des éléments de son entretien avec nous.

Le montage des enregistrements donné aux chercheurs est choisi selon le volontariat des acteurs. La situation didactique organisée par PR distingue des groupes d’élèves, en fonction de leur choix comme autant de variables favorisant l’expression et la communication libre. Les principales concernent la présence ou non d’un inter- vieweur, le statut de l’intervieweur (autre élève ou professeur), le temps de réponse donné (conditions du différé ou du direct) (tableau 1) :

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Tableau 1. Groupes d’interviewés-intervieweurs et indicateurs de leur implication (E : élève; PR : professeur)

Groupes Description Remarques Groupe 1 : E-E Élèves de seconde (15 à 16 ans), en première Grande spontanéité, réponses coconstruites année d’option cinéma : 1 élève interviewé, dans l’interaction ou relevant de l’opinion 1 intervieweur, 1 cameraman et 1 preneur de propre de l’interviewé. son. Le canal de communication : le face-à- face avec l’appareil enregistreur. Le but de la communication : réaliser une interview (2 minutes) laissant libre l’expression de l’interviewé. Groupe 2 : E-E interview dans Mêmes conditions que celles du groupe 1. Expression de la pensée en une ou deux les conditions du direct Canal de communication : conditions du direct phrases. Spontanéité dans les propos. d’un journal d’informations avec le « clap » de début et très peu de temps de réponse (environ 20 secondes). Groupe 3 : PR-E Conditions analogues à celles du groupe 1. Forme différente de la spontanéité, le discours Intervieweur : la professeure (PR). verbal est ponctué d’éclats de rire et de regards complices entre élèves. L’expression corporelle traduit un discours implicite qui nuance l’expression verbale. PR reste préoccupée par l’apport notionnel de l’option et par les conditions bienveillantes de l’apprentissage. Groupe 4 : E-Seul en scène Élèves de première (16 à 17 ans), ont Ils doivent techniquement tout faire et deux années d’option cinéma. Canal de répondre aux questions; réponses plus communication : élèves seuls avec la caméra, développées que pour les autres groupes. questions écrites au tableau devant eux; réponses plus longues (deux à trois minutes).

Méthode d’analyse

Pour comprendre le point de vue des jeunes, c’est-à-dire pour en dégager les signi- fications pour une autre intelligibilité des caractéristiques de la relation profes- seur-élèves, nous avons utilisé une méthode d’analyse croisée, car construite à partir de quatre cadres théoriques, dont trois dans la partie de l’étude présentée dans cet article :

– L’analyse de l’énonciation (Kerbrat-Orecchioni, 2009) permet d’inscrire les conditions de production des discours dans les interprétations des dynamiques en jeu du vécu par chacun de l’expérimentation (implication, implicite); – L’analyse de contenu thématique (Bardin, 1977) permet d’identifier les thèmes récurrents et significatifs pour le groupe de référence (utilisation du logiciel TROPES v8.4.2); – L’analyse du discours en situation (Filliettaz et Bronckart, 2005) permet d’identi- fier et de pondérer dans chaque contexte d’énonciation les termes et expressions,

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indicateurs du niveau d’importance pour les acteurs du fait ou du phénomène concerné.

RÉSULTATS

Les conditions de production des discours

Le nombre de mots importants pour les élèves dans les interviews des groupes 1, 3 et 4 (tableau 1) et l’utilisation du pronom je, font ressortir leur implication et l’authenti- cité de leurs réponses (tableau 3). L’utilisation des pronoms nous et on, qui traduisent une dimension collective dans l’apprentissage, est surtout le fait de conditions péda- gogiques où les jeunes sont en autonomie et prennent leur temps avant d’échanger entre eux pour le choix de la prise de vue (groupes 1 et 2).

La communication est un tout intégré dans lequel nous prenons en compte l’expres- sion non verbale. Dans l’échange suivant entre deux garçons (K et L) et l’enseignante (PR), issu du groupe 3, nous relevons une expression différente de la spontanéité des élèves dans laquelle le discours verbal est ponctué d’éclats de rire et de regards com- plices entre élèves. L’expression corporelle traduit un discours implicite (aborder les filles) qui nuance l’expression verbale :

PR : D’accord, qu’est-ce que ça vous apporte? Si ça vous apporte quelque chose. K : Ben moi je suis devenu beaucoup plus social! PR : C’est vrai? K : Ouais, je dirais, ouais! L : Oui! [En approuvant de la tête.] [Ils sourient tous les deux; puis ils éclatent de rire.] PR : Ouais, c’est vrai, sans rire? L : Ouais, c’est vrai. Comme cela on peut accoster les gens dans la rue [rires]. On peut accoster les gens plus facilement dans la rue, ça permet de, de s’exprimer... K : ...plus facilement. PR : D’accord. Mais vraiment, vous ne vous moquez pas de moi? K et L [en même temps] : Non non non! PR : Voilà! Vous accostez des gens dans la rue? K : Non peut-être pas! PR : Mais vous parlez plus facilement. K : Oui voilà! [Ils rient tous les deux avec un regard complice.]

De même, les extraits (tableau 2) dénotent une énonciation toute en retenue, avec beaucoup d’implicites de leur part vis-à-vis de leur professeure. Le discours implicite (faire du cinéma pour rencontrer et aborder plus aisément les filles) n’est décrypté qu’à travers les rires et les regards complices. Cette idée n’est jamais exprimée verba- lement et ne semble pas rentrer dans les interprétations possibles de l’enseignante

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durant l’interaction. Cela traduit chez ces élèves un sentiment de bien-être et de confiance en soi (Braco et al., 2017) et en l’autre. Ils restent avec PR dans les formes du contrat didactique : on parle savoir scolaire, même si le corps exprime une émotion et un sentiment d’un autre ordre, tournés vers les relations avec les pairs.

Dans le groupe 4, les élèves sont dans l’année de la première partie du baccalauréat français; c’est une classe où le choix des options détermine en partie la poursuite des études et l’insertion professionnelle. Le contenu des entretiens est orienté vers les métiers du cinéma et la dimension professionnelle offerte par l’option (rencontrer de vrais professionnels).

Le contenu thématique

L’analyse du vocabulaire général dans les interviews permet d’identifier six catégo- ries (C) d’expressions, termes et verbes récurrents (tableau 2). La catégorie C1 : Arts et cultures, renvoie au savoir sur le cinéma, aux connaissances construites grâce à l’option (Savoir faire des photos, des films, cadrer, jouer. Avoir de la culture filmique, cinématographique); C2 : Comportements et sentiments renvoie aux manières d’agir et aux émotions exprimées, la dimension subjective y est importante (Aimer bien cette option; C’est marrant, génial, cool; Travailler sur des projets, aimer la manière de travailler; Permettre de décompresser, d’extérioriser par rapport à toute une semaine de cours; Aide à prendre confiance en soi); C3 : Liberté/contraintes regroupe l’expression du besoin de liberté et les contraintes perçues par ailleurs (Être libre, être libéré, ne pas être avec un prof sur notre dos. Aller vraiment où on veut. Pouvoir créer ses scénarios. Ne pas rester assis à un bureau et écrire); C4 : Travail emploi renvoie à l’orientation professionnelle (Être bien pour l’orientation, aider pour les projets futurs); C5 : Aide et assistance correspond à la relation cognitive qui peut exister entre cette option et les autres disciplines scolaires; C6 : Oral concerne la prise de parole et l’oral à l’école.

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Tableau 2. Analyse du discours en situation, thèmes récurrents, mots, expressions et verbes employés pas les élèves

Thèmes (nombre d’occurrences) Sous-thèmes Termes, verbes et expressions (quelques exemples) Arts et culture (38) : • Culture générale, Élément culturel, Cinéma, Éléments techniques du cinéma. • Savoir faire des photos, des films, cadrer, jouer. • Savoir faire fonctionner, manier un appareil, travailler avec des tablettes graphiques, aider sur un scénario. • Regarder des films que je n’aurais jamais regardés (Hitchcock), apprendre à les analyser, à monter un court métrage. Comportements et sentiments • Timidité, Bienveillance, Confiance, Enseignement et éducation, Temporalité, Émotion, Expression (38) : des sentiments, Désirs, Mouvement. • Aimer bien cette option, vraiment bien, être ensemble. • C’est marrant, génial, cool, bien, très intéressant, sympa, divertissant • Faire des choses qu’on ne ferait pas dans les autres options, plein de choses dans une année, diverses activités. • Avoir entendu des échos à la porte ouverte du lycée, les explications de PR, qui avaient beaucoup plu, entendu dire que c’était bien, été conseillé. • Adorer l’art, l’artistique est créatif. • Permettre de décompresser, d’extérioriser par rapport à toute une semaine de cours. • Ressentir moins de pression, moins de timidité. • Devenir plus social. • Pouvoir accoster les gens plus facilement. • Aide à prendre confiance en soi. Liberté/contraintes (14) : • Autonomie, Liberté, Liberté d’action, Choix, Implication personnelle, Mouvement, Décision. • Être libre, être libéré, ne pas être avec un prof sur notre dos. • Faire du travail comme on veut, vraiment ce qu’on veut. • Aller vraiment où on veut. • Être « vachement » autonome, se débrouiller. • Pouvoir aller demander de l’aide. • Ne pas être surveillé. • Pouvoir créer ses scénarios. • Ne pas être obligé de tourner, faire juste le son. • Apprécier la manière de travailler, apprécier la liberté, la diversité des choses faites dans une heure de cours. • Paraît moins scolaire. • Nous laisser nous exprimer. • Ne pas rester assis à un bureau et écrire. • Ne pas être en classe à écouter, à ne rien faire. • Aimer totalement la liberté, car rester assise dans une classe c’est fatigant autant moralement que physiquement et je pense que ça peut contribuer à notre apprentissage. • Aimer le fait que nous ne sommes pas toujours assises sur une chaise. • Ne pas avoir d’enjeu sur notre avenir, sur nos études. Travail emploi (11) : • Projet professionnel, Orientation, Professions. • Être bien pour l’orientation, aider pour les projets futurs. • Apporter de nouvelles connaissances, affiner mes projets • Voir comment des professionnels travaillent au cinéma. Aide et assistance (7) • Apporter un peu d’aide en français, en anglais, dans les matières littéraires Oral (6) : • Expression orale, Prise de parole, Oral scolaire. • Aider à l’oral, à passer à l’oral, à l’oral en maths. • Perdre sa timidité.

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Le discours en situation

L’analyse thématique par groupes permet de relever les occurrences et thèmes émer- gents. Nous avons rassemblé les résultats par groupes dans le tableau 3.

Tableau 3. Thèmes et occurrences (mots pertinents par rapport à l’analyse de contenu) pour chaque groupe (effectifs bruts et pourcentages)

Groupes Groupe 1 Groupe 2 Groupe 3 Groupe 4 Total des occurrences/ Thèmes Thèmes Total des 80 (100 %) 37 91 69 occurrences Je/J’ 23 (28,75) 17 (45,95) 41 (45,06) 18 (26,09) 99 (23,23 %) (17,17) (41,42) (18,18) (100 %) Nous/on 21 (26,25) 7 (18,92) 17 (18,69) 23 (33,33) 68 (30,88) (10,30) (25) (33,82) C1 Arts et culture 27 (33,75) 0 7 (7,69) 4 (5,80) 38 (71,05) (18,42) (10,53) C2 Comportements 5 (6,25) 6 (16,21) 13 (14,28) 10 (14,49) 34 et sentiments (14,71) (17,65) (38,23) (29,41) C3 Liberté/ 4 (5) 7 (18,92) 0 3 (4,35) 14 contraintes (28,57) (50) (21,43) C4 Travail emploi 0 0 0 11 (15,94) 11 (100) C5 Aide et 0 0 7 (7,69) 0 7 assistance (100) C6 Oral 0 0 6 (6,59) 0 6 (100 %)

Les effectifs sont en écriture normale, les pourcentages par groupe (sur une colonne) sont entre parenthèses et les pour- centages des thèmes (ligne) sont en gras

Le thème de l’art est parmi les plus fréquents (38 occurrences). L’option cinéma apporte une culture filmique générale aux élèves, importante pour eux. En effet, les savoirs et savoir-faire mobilisés pour apprendre à analyser, tourner, écrire, mon- ter des films ou faire des photographies n’auraient pu être appris par ces élèves en dehors de cet enseignement.

La catégorie des comportements et des sentiments (C2) est aussi bien représentée (34 occurrences). L’option génère un sentiment d’unité et soude le groupe en classe. Elle pousse les élèves à se dépasser en allant au-delà de leur timidité. Leurs jugements sont positifs, car ils ont plaisir à suivre ces cours qui leur permettent d’augmenter leur confiance en eux, de développer leur aptitude à s’exprimer oralement et à com- muniquer avec les autres. Pour ce qui est des groupes (1 et 2) dans lesquels les élèves de seconde étaient seuls, le plaisir d’apprendre dans ces conditions d’autonomie est

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clairement exprimé (tableau 2). Les élèves de première (groupe 4), plus âgés et expé- rimentés en cinéma, expriment leur passion, les savoirs acquis prennent sens et sont utiles, car ils s’inscrivent dans un projet professionnel. Ainsi, apprendre des choses en lien avec le cinéma est un enrichissement culturel et personnel. Le groupe 3 présente de nombreuses occurrences en réponse aux questions de PR, même si ces dernières peuvent être de complaisance pour rester dans les termes du contrat didactique, car ses membres jouent leur rôle d’élève tel que leur professeur l’attend, supposément. L’influence du contrat didactique se retrouve dans le groupe 3, le thème de la liberté n’étant jamais évoqué.

Le thème de la liberté en regard des contraintes scolaires et par rapport aux autres disciplines est surtout souligné par les élèves de seconde interagissant en l’absence de PR (groupe 1 et 2). En effet, ils expliquent qu’ils ont la liberté de travailler en autonomie, de découvrir en manipulant et en expérimentant. En opposition à cette liberté, nous relevons la contrainte des pédagogies dans les autres enseignements, décrites par l’inactivité, et exprimées dans ces extraits : Ne pas rester assis à un bureau et écrire. Aimer totalement la liberté, car rester assise dans une classe c’est fatigant autant moralement que physiquement. Aimer le fait que nous ne sommes pas toujours assis sur une chaise. Nous appelons cette opposition « la métaphore de la chaise ». Ainsi, pour le groupe 2, les termes relevant de la catégorie C3 Libertés et contraintes sont en relation avec le terme « classe ». La liberté dont il est fait mention se réfère à l’espace. L’option cinéma ne représente pas une contrainte, à la différence des autres disciplines, le fait de ne pas rester assis pour travailler constituant une source de motivation pour les élèves.

Le thème du travail professionnel est essentiellement abordé par les élèves de pre- mière. En effet, leur discours établit un lien entre les savoirs appris lors de cet ensei- gnement et le monde du travail. L’observation de professionnels en situation leur permet de donner un sens concret et professionnel à ce qu’ils apprennent à l’école leur permettant de s’améliorer grâce aux critiques négatives ou positives de leur pro- fesseure, « mais toujours constructives ». Ceci rejoint la valorisation dans le processus d’apprentissage, soulignée par les neurosciences (Dehaenne, 2018) et la prise en considération de l’apprenant que nous développons (Numa-Bocage, 2017).

Nous relevons (tableau 3), en résumé, quatre points importants qui étayent le raccro- chage scolaire par l’option cinéma :

– La catégorie C2 Comportements et sentiments se retrouve dans toutes les moda- lités d’entrevue. Elle montre l’importance du relationnel et de la personne de l’apprenant dans la relation éducative (prendre en considération la personne); – La catégorie C2 Comportements et sentiments est plus fréquente pour les élèves de classe de seconde qui ont besoin de bouger, la « métaphore de la chaise » sym- bolisant la différence entre cette option et les autres enseignements;

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– Une évocation plus fréquente de la professionnalité (catégorie C4 Travail et emploi) distingue les élèves de classe de première de ceux de seconde. Ces résultats concordent avec ceux d’autres études récentes (Albert, 2015; Karci, 2017, Numa-Bocage, 2017) sur la différence d’intérêts entre les élèves de ces deux classes consécutives de lycée. Si les pairs sont plus importants en seconde, l’orientation professionnelle devient centrale en première. Ces orientations dif- férentes selon la classe constituent des variables pertinentes pour le soutien de la motivation des élèves dans le raccrochage et la persévérance; – C’est en présence de PR que les catégories C1 Arts et culture, C5 Aide et assis- tance, C6 Oral renferment des termes plus proches du lexique de la discipline et du contenu d’enseignement de l’option cinéma. En effet, dans ces entretiens, même avec une professeure très bienveillante, les élèves sont contraints par le contrat didactique.

DISCUSSION

Les différents points relevés dans cette recherche collaborative exploratoire sur la lutte contre le décrochage rejoignent la réflexion de Bruno, Félix et Saujat (2018), lorsque ceux-ci évoquent une compréhension « écologique » de l’abandon scolaire centrée sur l’activité des personnes évoluant dans leur contexte propre. En parti- culier, la métaphore de la chaise exprime la violence institutionnelle ressentie par les lycéens confrontés essentiellement à des formes traditionnelles d’enseignement leur demandant de rester assis durant une à deux heures. Cela souligne l’importance d’une organisation de classe flexible et rejoint les analyses proposées par Melin (2010) et par Carra (2009). Melin (2010) souligne les attitudes perturbatrices de l’élève réprimées par l’institution et amenant à un conflit dont l’issue est, pour le jeune, le décrochage. Afin de l’éviter, « la confiance […] entre professeur et élève en situation de décrochage avéré ou latent, repose sur la reconnaissance des ressources de l’in- dividu en difficulté, et non pas sur la stigmatisation de ses manques » (Melin, 2010, p. 96). L’option cinéma permet le développement de cette reconnaissance ainsi que la créativité et, par les nombreux métiers qui y sont associés, elle autorise l’inventivité tant dans l’enseignement que dans les formes d’apprentissage.

Nous avons ainsi relevé d’autres composantes de la lutte contre le décrochage sco- laire : le besoin de liberté, de mouvement, de culture, l’expression par le non verbal. Dans un autre registre d’appropriation, la culture filmique est un instrument psycho- logique au service du désir de rentrer en relation avec leurs pairs. En s’appropriant cette culture dans l’option, les élèves développent des schèmes, des organisations de leur activité, qu’ils exploitent ailleurs (pour aborder d’autres personnes, faire des choix d’orientation professionnelle, prendre la parole en public).

L’option cinéma rejoint ainsi les nouvelles pratiques sociales de référence des jeunes, suscite la créativité et l’évolution. En effet, une construction conceptuelle spécifique

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prend en charge différentes dimensions de la technique au service des émotions, de l’expression : « On ose faire, on a une orientation, cela évite l’angoisse, permet de patienter dans d’autres cours. » Cette proposition rejoint l’éducation aux images (Poyet et Genevois, 2012) et aux projets innovants. Le rapport à la création, à la pro- duction et à la différenciation des images est transformé, les élèves ont acquis des savoirs qui soutiennent leur argumentation lorsqu’ils choisissent les modalités d’in- terview pour s’exprimer (E-E ou E-Seul en scène). En invitant à prendre conscience des potentialités de l’autre, à respecter celui-ci et à le considérer dans sa globalité comme une personne à part entière, nos résultats engagent des pistes inspirées de la méthode Freinet (Carra, 2009). Ce faisant, ce sont aussi les conduites psychiques qui sont mobilisées par le développement de conceptualisations en actes (Vergnaud, 2008); lorsqu’ils s’interrogent ou se filment, les élèves raisonnent et argumentent leur choix.

L’analyse de contenu de l’interaction entre PR et ses élèves met l’accent sur le posi- tionnement de la professeure, qu’elle explicite ainsi lors de l’entretien qu’elle nous a accordé : « Quelques lycéens tous les ans disent clairement venir et tenir toute la semaine grâce aux deux heures de cinéma. D’autres, bacheliers aujourd’hui, pour- raient témoigner... Je suis certaine qu’ils seraient prêts à témoigner d’autant qu’ils me le répètent régulièrement, quand ils me voient flancher, ils me “raccrochent”, et qu’ils l’écrivent noir sur blanc dans leur carnet de bord. » Considérer l’apprenant comme une personne et chercher à le comprendre (prendre avec soi) implique de le considérer dans l’école avec une approche historico-culturelle (Vergnaud, 2008). PR a donc su accueillir les élèves avec leur culture, leurs atouts comme leurs différences, et cela a favorisé le développement de leurs connaissances. La médiation sémiotique (Vygotski, 1934/1999), mais également le passage de l’artefact (cinéma) à l’instru- ment (c’est-à-dire le cinéma pour la réflexion) (Rabardel, 1995), ont rendu les élèves capables d’apprendre et d’agir, et les questions d’étayage de l’adulte (Bruner, 1987), ou de médiation didactique (ensemble des moyens mis en œuvre par l’enseignante pour aider l’élève à s’approprier les savoirs) (Numa-Bocage, 2007), ont favorisé ce développement à travers la relation du professeur avec son élève ou ses élèves. Une telle relation se construit dans la confiance.

L’option cinéma est une action innovante menée avec bienveillance, perçue comme telle par les élèves. Mais PR manifeste son étonnement que les élèves ne perçoivent pas qu’ils se préparent à l’épreuve de français du baccalauréat à travers leur parti- cipation à l’option. Même s’ils travaillent sur la connaissance des œuvres, le voca- bulaire, l’expression orale et l’éloquence, ils ne font pas spontanément de lien entre ces matières. Nous éprouvons là une limite de la parole des jeunes comme levier de développement : ils ne semblent pas conscients de développer des compétences transférables ailleurs. Leur savoir reste très compartimenté, proche des disciplines d’enseignement qui, en France, sont très cloisonnées. La position métacognitive soulignée par les neurosciences pour mémoriser nécessite donc d’être accompagné. Cet accompagnement des jeunes dans la prise de conscience de la portée cognitive

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de certaines de leurs réponses constitue un espace pour la médiation de l’enseignant, si celui-ci en est conscient et informé. Ce point soulève de nouvelles problématiques de recherche en didactique professionnelle.

L’activité pédagogico-didactique du professeur, pour être de qualité, dépend donc d’un ensemble de conditions à articuler permettant d’atteindre les objectifs d’en- seignement tout en favorisant le bien-être au lycée pour un meilleur accrochage des élèves (Florin, 2016). Écouter les jeunes pour entendre ce qu’ils ont à dire implique d’avoir des compétences individuelles et professionnelles de chercheur, de profes- seur, mais aussi d’élèves. L’enseignant aurait à les conjuguer dans la création de dispositifs didactiques nouveaux et particuliers, pour favoriser l’activité de produc- tion de la parole et l’écoute. Pour endosser une posture de chercheur et se mettre à l’écoute de l’implicite, l’enseignant devrait transformer ses compétences et bénéficier d’une formation complémentaire. Nous mettons en évidence l’une des limites d’une démarche d’innovation, dans une perspective telle que l’envisage Taddei (2018), en supposant que les élèves avec l’aide de leurs enseignants seraient des apprentis cher- cheurs. La recherche en didactique professionnelle et la formation des enseignants sont concernées (Bru, Pastré et Vinatier, 2007).

CONCLUSION

Le décrochage est une construction historique et sociale, révélatrice du dysfonction- nement du système éducatif et d’une forme académique qui sélectionne et décroche une partie des élèves. L’utilisation de l’option cinéma est l’exemple d’une démarche innovante dans une approche dynamique, constructive et appréciée des élèves, tout en évitant d’écarter les apprentissages fondamentaux.

Nous considérons à la suite de ces analyses que l’option cinéma offre aux élèves l’oc- casion de donner leur place à l’émotion, à l’authentique, au beau pour soi dans les interactions scolaires, sans perdre de vue la maîtrise des savoirs. Notre étude montre qu’une écoute, une disponibilité des enseignants vis-à-vis des élèves permettrait de les rassurer et de leur offrir d’autres modes d’interaction favorables aux apprentis- sages. Les enseignants n’étant pas formés à cette écoute, il est probable qu’une for- mation en analyse de pratiques à visée de didactique professionnelle leur permettrait de faire évoluer leurs pratiques.

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VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 49 www.acelf.ca VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé

Tommy COLLIN-VALLÉE Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Geneviève FORTIER-MOREAU Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Maryvonne MERRI Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé

Tommy COLLIN-VALLÉE Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Geneviève FORTIER-MOREAU Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Maryvonne MERRI Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

RÉSUMÉ

Les travaux anglo-saxons sur la Student voice (Cook-Sather, 2002; Fielding, 2007) se préoccupent des conditions permettant aux élèves d’exprimer leurs expériences sur l’apprentissage, l’enseignement et la scolarité. Ils ont laissé en suspens la question de la voix des élèves à risque de décrochage scolaire dans des dispositifs extra-aca- démiques. Nous proposons d’interroger ici la possibilité d’une prise de parole des élèves dans des dispositifs d’entretiens télévisés entre un élève, ses parents et une orthopédagogue. Ces entretiens sont extraits du docu-feuilleton québécois Les per- sévérants (Ferron et Baer, 2014) qui met en œuvre un programme de prévention du décrochage scolaire. Notre démarche d’analyse des discours en interaction selon une approche structurelle et opératoire s’appuie sur le cadre de Davis (1986). Cette démarche se décline en deux étapes par la description : a) des thèmes et tâches accomplies dans chaque entretien et b) des opérations et procédés mis en œuvre par l’orthopédagogue. Les résultats mettent en évidence que la parole des élèves permet

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la confirmation d’un problème préconçu par l’orthopédagogue et une légitimation de son expertise.

ABSTRACT

Voices of students in difficulty: a television interview

The Anglo-Saxon studies on student voice (Cook-Sather, 2002; Fielding, 2007) exa- mined conditions that would allow students to express their experiences on learning, teaching and education. They did not address the issue of student voice for those involved in extra-curricular activities and who are at risk of dropping out of school. We propose examining the possibility of inviting students to speak in televised conver- sations with their parents and an education specialist. These interviews are excerpts from the Quebec docu-drama «Les Persévérants» (Ferron and Baer, 2014), which des- cribes a school dropout prevention program. Our approach to analyzing discussions with a structural and operational approach is based on the Davis framework (1986). This approach is divided into two stages by describing (a) the themes and tasks per- formed in each interview and (b) the operations and processes implemented by the education specialist. The results show that students’ voices confirm the existence of a preconceived problem identified by the education specialist and legitimizes his or her expertise.

RESUMEN

La voz de alumnos con dificultades de aprendizaje en un dispositivo de entrevista televisada

Los trabajos anglosajones sobre la Student voice (Cook-Sather, 2002; Fielding, 2007) se han ocupado de las condiciones que permiten a los alumnos expresar sus expe- riencias de aprendizaje, de la enseñanza y de la escolaridad. Han dejado en sus- penso la cuestión de la voz de los alumnos con riesgos de deserción escolar en los dispositivos extraacadémicos. Nuestro propósito es interrogar aquí la posibilidad del uso de la palabra de los alumnos en los dispositivos de entrevistas televisadas entre un alumno, sus padres y una ortopedagoga. Dichas entrevistas son extractos de la docu-miniserie quebequense Les persévérants (Ferron y Baer 2014) que realiza un programa de prevención de la deserción escolar. Nuestra estrategia de análisis del discurso en interacción en el cuadro de una perspectiva estructural y operatoria se apoya en el cuadro de Davis (1986). Esta estrategia se articula en dos etapas con la descripción de: a) los temas y las actividades realizadas durante cada entrevista y b) las operaciones y procedimientos ejecutados por la ortopedagoga. Los resultados evidencian que la voz de los alumnos permite confirmar un problema preconcebido por la ortopedagoga y una legitimación de sus conocimientos especializados.

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PROBLÉMATIQUE

Le décrochage scolaire s’est imposé dans les années 1990 comme la principale dési- gnation des problèmes du système éducatif des pays industrialisés (Bernard, 2015). Au Québec, ce phénomène est défini comme la sortie de la formation générale des jeunes sans diplôme et sans qualification du secondaire (Ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2014). Depuis son plan d’action L’école, j’y tiens! (Ministère de l’éducation, du loisir et du sport, 2009), le gouvernement qué- bécois considère le décrochage scolaire comme un problème devant mobiliser l’en- semble de la société civile (Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec et Ménard, 2009) c’est-à-dire comme un « fait social total » (Mauss, 1923). En effet, selon le Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport : « l’école ne peut plus, à elle seule, assumer toute la responsabilité de hausser le niveau de persévérance et de réussite scolaires » et « aucun progrès ne pourra être réalisé sans la collaboration étroite des parents, de la communauté et du milieu de l’emploi » (Ministère de l’édu- cation, du loisir et du sport, 2009, p. 3). Un acteur social inhabituel, la télévision, a répondu à cet appel.

À l’hiver 2014, la chaîne canadienne ICI RDI diffusait Les persévérants (Ferron et Baer, 2014), un docu-feuilleton en six épisodes sur la mise en œuvre d’un programme d’aide en persévérance scolaire à l’école secondaire Cavelier-De LaSalle à Montréal. L’école a accueilli le programme Les persévérants car elle est attentive à la prévention du décrochage scolaire. Neuf élèves en difficulté scolaire participent à ce programme de 13 semaines qui promeut une alimentation saine, l’activité physique et le bien-être psychologique, sous la supervision de cinq experts (psychologue, médecin, nutrition- niste, orthopédagogue, coach sportif). Le téléspectateur suit l’évolution de ces jeunes au fil des séminaires, des ateliers et des activités sportives et au contact d’invités (maître de karaté, humoriste, chef cuisinier, etc.). Le docu-feuilleton Les persévérants a été reçu avec enthousiasme par les journalistes. Ceux-ci sont confiants que « des parents et enseignants trouveront certainement des outils » (Daignault, 2014) dans cette « télé-réalité utile, intelligente, éducative » (Dumas, 2014) qui « pourrait générer bien des discussions et, pourquoi pas, inspirer des institutions scolaires à implanter des programmes semblables entre leurs murs » (Roy, 2014).

Bien que le titre Les persévérants évoque une prise de parole privilégiée des jeunes en difficulté scolaire, la proportion du temps de parole des « persévérants » ne cor- respond qu’au quart de la durée de chaque épisode (en moyenne 10 minutes sur 43 minutes). De plus, une majorité des échanges incluant les élèves sont de type ques- tion-réponse, ce qui restreint la possibilité d’une prise de parole spontanée. Dès lors, il semble que la réalisation de Les persévérants ait cherché à délimiter un espace et une durée de prise de parole des élèves. Toutefois, les élèves et des membres de leur famille prennent part à des échanges longs avec l’orthopédagogue lors de séquences présentant des entretiens de définition de la difficulté des élèves.

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Le docu-feuilleton Les persévérants illustre donc pour le téléspectateur la mission de prévention du décrochage scolaire aujourd’hui dévolue à l’école (Doray, Prévost, Delavictoire, Moulin et Beaud, 2011) par la mise en place de dispositifs extra-acadé- miques. En particulier, les psychologues, les orthopédagogues, les psychoéducateurs mettent en place des dispositifs de consultation sur les difficultés scolaires. La diffi- culté scolaire exprimée initialement par l’élève y est documentée et reformulée. Ces dispositifs reposent sur deux tendances potentiellement contradictoires (Grossen et Salazar Orvig, 2006; Nathan, 1998) : d’une part, ils offrent une opportunité aux élèves de Les persévérants de prendre la parole sur leur difficulté et d’autre part, l’ortho- pédagogue dispose a priori de catégories interprétatives de la difficulté, les parents ajoutant leur point de vue.

Dans cet article, nous souhaitons contribuer théoriquement et méthodologiquement aux travaux sur la voix de l’élève (Student voice), principalement développés par des auteurs anglo-saxons (Baroutsis, Mills, McGregor, Te Riele et Hayes, 2016; Clarke, Boorman et Nind, 2011; Cook-Sather, 2007; Fielding, 2004; Lumby, 2012; Robinson et Taylor, 2007). Dans une perspective théorique, nous proposons d’élargir le concept de la voix de l’élève en prenant en compte la spécificité d’un dispositif extra-académique et télévisuel de présentation et de reformulation de la difficulté scolaire mis en œuvre par une orthopédagogue. Dans une perspective méthodologique, nous proposons une méthode d’analyse discursive en interaction qui permet de rendre compte de l’influence du cadre d’interaction sur lavoix de l’élève.

CADRE CONCEPTUEL

Tout comme les docu-feuilletons diffusés aux États-Unis et en Grande-Bretagne (The Scholar, Dream School), le docu-feuilleton canadien Les persévérants promet au téléspectateur d’entendre la voix des élèves les moins audibles, car issus de quartiers défavorisés ou à risque de décrochage scolaire. Pourtant, la participation des élèves ne garantit ni l’expression de leurs expériences et perspectives sur l’apprentissage, l’enseignement et la scolarité (Cook-Sather, 2006) ni une parole influente sur le contexte éducatif et le public.

Ces préoccupations caractérisent les travaux anglo-saxons sur la Student voice (Cook-Sather, 2002; Fielding, 2007). Fielding (2001) propose d’évaluer la présence et l’influence d’une voix de l’élève par un ensemble de questions. Une première question Qui est autorisé à parler? considère les compétences sociales et langagières de l’élève dans une asymétrie qui existe dans Les persévérants (1) entre l’élève et le praticien, (2) entre les parents présents et l’élève. De plus, les discours antérieurs (parents, ensei- gnants, experts) à l’entretien sur la difficulté de l’élève ajoutent autant de voix qui peuvent avoir préséance sur celle de l’élève (Cook-Sather, 2006).

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Une seconde question Quels sont les sujets de discussion autorisés? concerne les mécanismes de censure et d’orientation interprétative qui restreignent les sujets de discussion de l’élève. En effet, les entretiens suivent des directions préférées par les praticiens, par exemple l’orientation vers une cause interne de la difficulté (Grossen & Salazar Orvig, 2006). Dès que l’élève présente son problème, celui-ci devient objet de discours (Grossen & Salazar Orvig, 2006) et est interprété par l’expert dans sa logique d’interprétation de la difficulté scolaire, par exemple une logique du trouble (TDAH, anxiété…) pour l’attribution de services spécifiques (Morel, 2014).

Enfin, Fielding (2001) nous invite à considérer la question Comment et pourquoi les adultes écoutent-ils? relative aux dispositifs, aux instruments et aux opérations mis en œuvre par le praticien. En effet, l’entretien se déroule selon certaines phases récurrentes (Davis, 1986) désignées comme des opérations par Grossen et Salazar Orvig (2006) : (1) la présentation du problème par l’élève1 (pourquoi vient-il consul- ter?), (2) la re-formulation du problème avec (2a) la définition d’un problème, (2b) la documentation du problème (recueil d’informations par le praticien pour construire sa définition du problème) puis (3) l’organisation de l’assentiment par l’élève pour partager la même définition du problème.

Ainsi, la prise de parole et l’écoute de l’élève dans les entretiens varient selon l’op- position symétrie-asymétrie, le degré de structuration, la dimension sémiologique et les voix extérieures portées par la parole de l’élève (Salazar-Orvig et Grossen, 2008). La dimension de symétrie-asymétrie se traduit par des différences dans l’expertise, l’autorité et le pouvoir entre le professionnel et l’élève. Ensuite, un entretien directif se caractérise par un fort degré de structuration de l’entretien par le professionnel, au risque d’une réduction de l’étape de présentation du problème par l’élève, tandis qu’un entretien semi-directif ou non-directif laisse une plus grande place à l’ex- pression de la parole de l’élève. La dimension sémiologique de l’entretien s’illustre lorsque le discours de l’élève est considéré par le professionnel non comme une transmission d’information, mais plutôt comme un indice requérant une activité interprétative. Enfin, le cadre de l’entretien (Goffman, 2009) n’inclut pas seulement les participants présents mais également des voix autres (personnes absentes, dis- cours de l’institution scolaire) car le problème de l’élève peut avoir été discuté avant l’entretien (Grossen et Orvig, 2011). Ainsi, la voix de l’élève est elle-même porteuse de différentes voix (Bakhtin et Holquist, 1981) en concordance ou en tension.

1. Grossen et Salazar Orvig (2006) emploient le terme patient, car elles traitent du premier entretien dans une pratique de consultation thérapeutique. Dans le cadre de cet article, la dénomination « élève » est employée pour éviter toute confusion avec le contexte parascolaire des séquences analysées.

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OBJECTIFS DE RECHERCHE

Deux objectifs spécifiques se précisent : 1) Caractériser la structure de deux entretiens télévisés de négociation de la difficulté scolaire entre un élève, ses parents et une orthopédagogue; 2) Identifier des opérations spécifiques de négociation de la défini- tion de la difficulté scolaire mises en œuvre par l’orthopédagogue.

MÉTHODOLOGIE : ANALYSE DES DISCOURS EN INTERACTION SELON LES STRUCTURES, LES OPÉRATIONS ET LES PROCÉDÉS

Critères de sélection des extraits télévisuels

Les quatre critères suivants ont permis de sélectionner les extraits pour l’analyse : 1) L’extrait doit présenter un échange entre deux locuteurs ou plus (au moins un expert et un élève); 2) L’élève doit s’y exprimer spontanément; 3) L’élève doit être le sujet de la discussion; 4) L’extrait doit présenter un échange de plus d’un tour de parole sur un même thème afin de permettre une progression dans la thématique. De l’ensemble des extraits dans lesquelles les élèves s’expriment dans la série, sept répondent à ces critères. De ceux-ci, deux entretiens ont été retenus car ils sont les extraits les plus longs, sont menés par l’orthopédagogue dans un objectif de qualification du pro- blème de l’élève. Ils permettent d’apprécier une progression thématique et donc, un véritable échange entre adultes et élèves.

Les deux entretiens retenus (Annexe 1) sont présentés au deuxième et au troisième épisodes de la série. Ils s’inscrivent dans les thématiques de la gestion du stress (épi- sode 2) et de l’autonomie et la gestion du temps (épisode 3). Chaque extrait dure trois minutes. Des indices de montage, soit des changements de plans qui coïncident avec de brusques changements de thèmes et la courte durée des entretiens, permettent de supposer que les extraits sont le produit d’un montage.

Selon le site Web de la série2, l’orthopédagogue « a développé une expertise parti- culière en ce qui concerne les problèmes de motivation chez les enfants et les ado- lescents ». Notons que l’Office des professions du Québec (2014) ne reconnaît pas le droit aux orthopédagogues d’effectuer un diagnostic psychologique. Elle rencontre respectivement les « persévérants » Marc-Antoine et Talia. Marc-Antoine est un gar- çon de 13 ans en secondaire 2, il est accompagné de sa marraine. Talia est une élève de secondaire 3 âgée de 14 ans, elle est accompagnée de ses deux parents.

La disposition des participants dans l’espace est influencée par la présence de l’équipe de tournage : les locuteurs sont assis en demi-cercle et de deux à trois camé- ras sont placées dans l’ouverture du cercle.

2. http://perseverants.radio-canada.ca/la-perseverance-scolaire

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Démarche d’analyse

Notre démarche d’analyse se déploie en deux étapes. L’étape de caractérisation de la structure des entretiens permet de répondre aux questions Qui est autorisé à parler? et Quels sont les sujets de discussion autorisés? (Fielding, 2001). Cette étape requiert à la fois une identification des tours de parole et un découpage séquentiel de l’en- tretien. Une séquence est « un bloc d’échanges reliés par un fort degré de cohérence sémantique ou pragmatique, c’est-à-dire traitant d’un même thème ou centré sur une même tâche » (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 37).

Chaque tour de parole a été attribué à un locuteur (ex. Ort = orthopédagogue, M-A = Marc-Antoine...) et numéroté. Ensuite, nous avons quantifié le nombre d’interven- tions pour chaque locuteur dans les deux entretiens. Sept séquences ont été repérées dans chaque entretien (Annexe 1). Pour chaque séquence, sont identifiés l’énoncia- teur, c’est-à-dire celui qui initie la séquence, les thématiques abordées et les opéra- tions réalisées (Davis, 1986; Grossen et Salazar Orvig, 2006).

L’étape structurelle prépare l’étape de mise en correspondance des opérations et procédés mis en œuvre (Davis, 1986) par l’orthopédagogue dans les deux entretiens analysés. Cette analyse opératoire et processuelle permet de répondre à la question Pourquoi et comment les adultes écoutent-ils? (Fielding, 2001) en dégageant les inva- riants dans la reformulation par l’orthopédagogue de la difficulté scolaire dans les deux entretiens analysés.

RÉSULTATS DE L’ANALYSE STRUCTURELLE : QUI EST AUTORISÉ À PARLER? DE QUOI?

Analyse des tours de parole : qui est autorisé à parler?

Lors de la rencontre avec Marc-Antoine et sa marraine, l’orthopédagogue réalise la moitié des tours de parole (29/60), c’est-à-dire le double de ceux de Marc-Antoine et sa marraine (respectivement 16 et 15 tours de parole). L’orthopédagogue et la mère de Talia partagent le statut de locutrices principales au cours du second entretien, chacune réalisant le tiers des tours de parole. Talia et son père se partagent à égalité l’autre tiers des interventions. L’orthopédagogue initie les deux entretiens et introduit la majorité des thématiques discutées. À l’opposé, les élèves n’initient aucune des thématiques.

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Description des séquences : quels sont les sujets de discussion autorisés?

Dans les deux entretiens, la progression des séquences est similaire au regard des tâches et des thématiques (tableau 1). Chacun des entretiens débute par une séquence visant l’énonciation par l’élève de sa difficulté, soit une difficulté scolaire en anglais et en mathématiques chez Marc-Antoine (séquence 1) et une difficulté à s’ex- primer verbalement chez Talia (séquence 1). Une autre séquence ayant pour objectif une critique du diagnostic de déficit d’attention (TDA) est présente dans les deux entretiens, au début de la rencontre avec Marc-Antoine (séquence 2), à la fin de la rencontre avec Talia (séquence 6). L’orthopédagogue remet en question la validité du diagnostic de TDA avec hyperactivité pour Marc-Antoine. Il s’agit, pour les parents de Talia, de rapporter leur expérience entourant la prise de la médication pour un TDA. Dans les deux entretiens, l’orthopédagogue propose une nouvelle hypothèse : un pro- blème d’anxiété chez Marc-Antoine (séquence 3) et un problème d’accès lexical chez Talia (séquence 2). S’ensuivent deux séquences qui ont pour fonction de documenter le problème énoncé. D’abord, l’orthopédagogue rappelle une situation dans laquelle l’anxiété s’est exprimée chez Marc-Antoine (séquence 4) et une situation hypothé- tique où le problème d’accès lexical de Talia pourrait s’illustrer (séquence 3). Ensuite, une situation vécue est proposée par un parent de l’élève. Ainsi, le père de Talia men- tionne qu’elle a parfois de la difficulté à nommer un mois de l’année (séquence 4) et la marraine de Marc-Antoine raconte un voyage au cours duquel Marc-Antoine avait peur de tomber en panne d’essence (séquence 5). Ces exemples sont suivis, dans les deux cas, d’une séquence où une interprétation d’une conséquence du problème sur la personnalité de l’élève est énoncée. La marraine de Marc-Antoine affirme qu’« une personne curieuse est une personne intelligente » (séquence 6) alors que l’ortho- pédagogue dit de Talia qu’elle est « une jeune fille charmante » ayant des difficultés à développer des liens sociaux (séquence 5). Finalement, la dernière séquence des deux entretiens sert de conclusion à la rencontre. Il s’agit, pour l’orthopédagogue, d’énoncer sa volonté de poursuivre l’investigation avec un engagement des parents (séquence 7 des entretiens avec Marc-Antoine et Talia).

La progression thématique des deux entretiens montre une prédominance du dis- cours sur le trouble (trouble de déficit de l’attention, anxiété, problème d’accès lexical) comme cause de la difficulté scolaire des élèves. Les participants privilégient une explication individuelle et psychologique des causes de la difficulté scolaire des élèves plutôt qu’externe et sociale. Ainsi, l’orthopédagogue ne considère pas que l’intimidation vécue par Marc-Antoine puisse expliquer son anxiété à prendre un transport scolaire. Pour Marc-Antoine lui-même, l’hyperactivité explique que son attention en classe soit détournée par un bruit (tour de parole 4). Marc-Antoine exprime également un soulagement à la fin de l’entretien alors qu’un trouble anxieux est envisagé comme alternative au TDAH (tour de parole 54).

La synthèse du découpage séquentiel des deux entretiens est présentée dans le tableau suivant (tableau 1). Ce découpage est reporté dans les verbatim de l’annexe

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1. La première colonne du tableau synthèse présente la progression particulière des opérations qui se présente dans les deux entretiens. Les deux autres colonnes font correspondre aux opérations, pour chaque entretien, les thèmes discutés, l’énoncia- teur qui initie les thèmes et l’ordre séquentiel dans lequel une opération a été repérée.

Tableau 1. Structure des entretiens

Opérations Entretien avec Marc-Antoine Entretien avec Talia Présentation du problème par l’élève Séquence 1 (27:30) Séquence 1 (25:24) Thématique : Difficulté en anglais et en Thématique : Difficulté à s’exprimer mathématiques verbalement Énonciateur : Orthopédagogue Énonciateur : Orthopédagogue Présentation du problème par l’élève Séquence 2 (27:36) Séquence 6 (26:46) Thématique : Difficulté à gérer l’attention Thématique : Trouble de déficit de l’attention Énonciateur : Orthopédagogue et médication Énonciateur : Orthopédagogue Définition du problème Séquence 3 (28:06) Séquence 2 (25:45) Thématique : Anxiété Thématique : Problème d’accès lexical Énonciateur : Orthopédagogue Énonciateur : Orthopédagogue Documentation du problème par Séquence 4 (28:23) Séquence 3 (25:54) des exemples du quotidien et Thématique : Peur de prendre l’autobus Thématique : Raconter quelque chose dans organisation de l’assentiment du scolaire le désordre client Énonciateur : Orthopédagogue Énonciateur : Orthopédagogue Documentation du problème par Séquence 5 (29:08) Séquence 4 (26:04) des exemples du quotidien et Thématique : Peur de manquer d’essence Thématique : Difficulté à nommer les mois organisation de l’assentiment du de l’année client Énonciateur : Marraine Énonciateur : Père Définition du problème Séquence 6 (29:51) Séquence 5 (26:16) Thématique : Une personne curieuse est une Thématique : Une jeune fille charmante personne intelligente Énonciateur : Orthopédagogue Énonciateur : Marraine Documentation du problème Séquence 7 (29:55) Séquence 7 (28:02) Thématique : Noter les observations Thématique : Envoi d’informations à lire Énonciateur : Orthopédagogue Énonciateur : Orthopédagogue

Discussion des résultats de l’analyse structurelle

Sur un plan strictement quantitatif, les données montrent une asymétrie entre les participants dans les entretiens. Il est possible que le montage accentue cette asymétrie.

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D’autre part, les échanges créent une médicalisation des difficultés vécues par Marc- Antoine et Talia. La médicalisation est un processus de réification de problèmes non médicaux, comme la difficulté scolaire, en handicap ou pathologie (Diet, 2013). Elle limite l’interprétation des difficultés des jeunes à une approche biomédicale ou psychologique qui privilégie le diagnostic, et elle consiste à « reléguer au second plan la prise en compte des aspects psychosociaux ainsi que des identités plurielles » des étudiants (Rodriguez, 2006). Comme le montre Fine (1991), la médicalisation est l’une des manières de mettre au silence (silencing) les élèves. L’adhésion des élèves à une interprétation pathologisante de leur difficulté peut s’expliquer à la fois par un historique personnel d’évaluation et de diagnostic et par une possible répétition des entretiens dans le cadre du tournage. Les individus peuvent également retirer des bénéfices de leur étiquette. L’étiquetage opère sur les individus et leur milieu une déculpabilisation morale et sociale de leurs gestes tout en ouvrant un espace d’écoute (Goffman, 1975).

RÉSULTATS DE L’ANALYSE DES OPÉRATIONS ET DES PROCÉDÉS : POURQUOI ET COMMENT LES ADULTES ÉCOUTENT-ILS?

Nous identifions deux opérations de négociation de la définition de la difficulté sco- laire mises en œuvre par l’orthopédagogue : la requalification et la persuasion.

Première opération : la requalification par les procédés de la question et de la ratification

La première opération, la requalification, repose sur deux procédés qui diffèrent selon l’entretien. Dans l’entretien avec Marc-Antoine, il s’agit pour l’orthopédagogue de disqualifier un diagnostic en vigueur. Lorsque Marc-Antoine aborde son diagnos- tic de déficit de l’attention, l’orthopédagogue le presse de questions : « T’es sûr que t’es en déficit de l’attention? (tour de parole 7) Est-ce que tu as été diagnostiqué? (tour de parole 10) Une évaluation comment? (tour de parole 12) ».

Dans l’entretien avec Talia, l’orthopédagogue n’a pas à convaincre les parents de l’invalidité du diagnostic de déficit de l’attention. La disqualification de l’expertise diagnostique est donc initiée par les parents et ratifiée par l’orthopédagogue. En effet, les parents racontent leur expérience négative lorsque, à la suite d’une demande du milieu scolaire, Talia a pris du Ritalin3 pour son déficit d’attention (tour de parole 25). Tandis que les parents évoquent les conséquences de la médication, l’orthopéda- gogue adopte une position d’écoute et, par ses courtes interventions (tours de parole 35 et 37), elle valide l’expérience négative des parents.

3. Le Ritalin©, connu aussi sous le nom de Ritaline©, est un nom commercial du méthylphénidate, un sti- mulant utilisé pour le traitement du trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH).

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Dans l’entretien avec Marc-Antoine, la disqualification des évaluations antérieures est suivie par la formulation d’une nouvelle problématique par l’orthopédagogue. L’orthopédagogue fait alors intervenir une deuxième opération, la persuasion.

Seconde opération : la persuasion par les procédés de l’intuition et de la répétition

La deuxième opération, la persuasion, repose sur les procédés d’affirmation de l’au- torité et de la répétition. Dans les deux entretiens, la formulation d’un problème est le moment pour l’orthopédagogue d’affirmer son autorité. Pour ce faire, elle s’appuie sur un savoir dont la source diffère dans les deux entretiens.

Dans l’entretien de Marc-Antoine (tour de parole 14), l’orthopédagogue recourt au savoir « intuitif » : Ort : Intuitivement, ce que je perçois c’est moins un trouble de l’attention et de la concentration qu’un problème d’anxiété.

Dans l’entretien de Talia (tour de parole 4), l’énonciation du nouveau problème est appuyée par une référence au « jargon » scientifique : Ort : En jargon, on dit un problème d’accès lexical ça veut dire de la difficulté à aller mettre un mot sur ce qu’elle tente d’exprimer. L’emploi de ces procédés de requalification a toutefois des effets distincts dans les deux entretiens. Dans l’entretien avec Marc-Antoine, la proposition de l’orthopé- dagogue est accueillie avec scepticisme par la marraine (tour de parole 15) : « Si on parle déficit d’attention ok anxiété, je ne sais pas où il peut se situer dans tout ça. » Dans l’entretien avec Talia, elle est acceptée d’emblée par la mère (tour de parole 2) : « Effectivement. »

Le procédé d’affirmation de l’autorité de l’orthopédagogue est suivi, dans les deux cas, d’un procédé de répétition du problème. L’orthopédagogue traduit alors en termes scientifiques et en écho de l’élève l’expérience de celui-ci comme l’illustre l’échange suivant lors de l’entretien de Marc-Antoine à cinquième séquence (tours de parole 32 à 46): Mar : si c’est arrivé très peu, puis si un moment donné, on fait un voyage puis qu’elle arrive à la moitié, il est en arrière là : « est-ce que vous allez arrêter mettre de l’essence? » Ort : Ben oui, là l’anxiété monte, le stress monte. Mar : On n’a jamais manqué d’essence. M-A : Non ben je le sais mais je ne suis pas capable de contrôler ça. Ort : Non (Mar rit) M-A : Je ne suis pas capable. Ort : Je sais.

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M-A : Je, je… Mar : C’est de l’insécurité ça. Ort : Ben oui. M-A : J’ai jamais vu l’aiguille mais j… Ort : Ça t’inquiète hein. M-A : Oui, moi ça ne me tente juste pas de tomber en panne là. Ort : C’est de l’anxiété, c’est de l’insécurité, c’est du stress qui monte et comme Marc-Antoine nous le dit si bien il ne peut pas contrôler ça.

Le même procédé est repris dans l’échange avec Talia à la différence que le père, la mère et Talia y participent également (tours de parole 30 à 37) : Mèr : Il a fallu se plier aux exigences de l’école puis Talia a pris du Ritalin ce qui s’est avéré pas une très bonne expérience pour elle parce que ça l’a rendue très euh… Pèr : amorphe. Mèr : Ça l’a beaucoup affectée. Tal : Tu disais que ça me rendait dépressive. Mèr : Oui, ça la déprimait, elle avait peur qu’on meure elle avait peur qu’on la laisse toute seule. Ort : De l’anxiété, Mèr : Beaucoup d’anxiété, beaucoup de difficulté à dormir, elle m’envoyait des… Ort : sommeil, appétit

Le procédé de répétition est mis en œuvre par l’orthopédagogue avec une intensité plus ou moins grande selon l’entretien. Dans l’entretien avec Marc-Antoine, la répé- tition survient en réponse au doute de la marraine relatif au problème formulé par l’orthopédagogue. Elle est alors employée par l’orthopédagogue pour persuader la marraine que Marc-Antoine souffre d’anxiété. Dans l’entretien avec Talia, l’ensemble des participants adhèrent à la nouvelle formulation du problème et la répétition a pour fonction de valider les commentaires de Talia et de ses parents sur celle-ci.

Discussion des résultats de l’analyse des opérations et des procédés

L’orthopédagogue utilise dans les deux entretiens des opérations de requalification et la persuasion. Ces opérations permettent à l’orthopédagogue de se positionner en tant qu’experte crédible : elle discrédite des évaluations antérieures et énonce des pistes de diagnostic bien que son ordre professionnel ne la dote pas d’une compé- tence de diagnostic psychologique.

L’orthopédagogue ne peut donc pas s’appuyer uniquement sur son titre pour convaincre l’élève et ses parents. Dès lors, le savoir intuitif, qui relève de l’expérience personnelle, et le jargon scientifique, qui relève des apprentissages techniques, sont

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autant de façons pour l’orthopédagogue de rendre son expertise opaque et de créer une distance avec les élèves et leurs parents.

Ce faisant, l’orthopédagogue assume également la démonstration de la logique du programme, faute de prise en charge des deux entretiens par la psychologue du docu-feuilleton : l’aide apportée à un élève ne peut être que consécutive à l’identifi- cation de son problème. En conséquence, il est possible que les opérations de requa- lification et de persuasion soient accentuées par le montage télévisuel.

DISCUSSION GÉNÉRALE : L’ÉLÈVE EN DIFFICULTÉ PRÉSENTÉ AUX TÉLÉSPECTATEURS COMME MALADE SPECTACULAIRE

L’entretien de négociation de la difficulté scolaire entre un élève, ses parents et une orthopédagogue offre a priori un cadre permettant l’expression de la parole et la négociation du problème. Pourtant, si la voix de l’élève est ici entendue, elle est peu écoutée. Nous proposons de montrer d’abord que les opérations mises en œuvre par l’orthopédagogue reproduisent des procédés déjà théâtralisés par Molière dans la scène 10 de l’acte III (annexe 2) du Malade imaginaire (date de création : 1673) dans laquelle Toinette, déguisée en médecin, rencontre Argan, malade imaginaire. Nous montrerons ensuite que l’élève, tout comme Argan, est privé de sa voix dans le contexte télévisé de l’entretien.

Du Malade imaginaire aux Persévérants

Dans Le malade imaginaire comme dans Les persévérants, l’expert amorce les séquences et les échanges et la prise de parole de la personne qui consulte est ainsi encadrée dans son contenu comme dans son expression.

Cette parole apporte à l’orthopédagogue comme à Toinette la confirmation de leur conception initiale du problème. Le problème déterminé a priori oriente la recherche d’indices servant à l’appuyer, selon une démarche de confirmation plutôt qu’une démarche inductive. Dans cette seconde démarche, caractéristique de l’entretien clinique, la parole de l’élève constituerait le matériau à partir duquel se construirait la parole du thérapeute (Salazar-Orvig et Grossen, 2008). À l’opposé, Argan énonce les symptômes qui l’affligent, permettant à Toinette de confirmer par répétition le diagnostic proposé « Le poumon » : 8. Argan : Je sens de temps en temps des douleurs de tête. 9. Toinette : Justement, le poumon. 10. Argan : Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux. 11. Toinette : Le poumon. 12. Argan : J’ai quelquefois des maux de cœur. 13. Toinette : Le poumon.

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14. Argan : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres. 15. Toinette : Le poumon. 16. Argan : Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étaient des coliques. 17. Toinette : Le poumon. (…)

L’orthopédagogue emploie, tout comme Toinette, des procédés de disqualification et de requalification. En effet, elles portent toutes deux un discours d’autorité et, après avoir discrédité les autres experts, elles requalifient le problème. L’orthopédagogue remet en question l’évaluation et le diagnostic de TDAH tout comme Toinette disqua- lifie les médecins ayant procédé au diagnostic de maladie du foie et de la rate (tours de parole 6 et 7).

Enfin, la posture de démonstration clairement affirmée par Toinette dès le début de la scène et par l’orthopédagogue dans les entretiens renverse l’ordre des opérations d’un entretien de type clinique. L’organisation de l’assentiment par l’élève pour par- tager la même définition du problème précède et oriente la définition et la documen- tation du problème.

Du théâtre à la télévision

Dans Le malade imaginaire, l’expertise de Toinette ne peut être affirmée qu’avec un cas exemplaire. Toinette affirme son autorité de médecin dans une tirade où elle déclare vouloir « des maladies d’importance » et espère qu’Argan a toutes les anoma- lies pour « montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que j’aurais de vous rendre service » car « c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ». L’exemplarité du cas d’Argan est une caution pour l’exemplarité de la solution.

L’exemplarité dans Les persévérants est assurée par la sélection d’élèves provenant de classes ordinaires qui « avaient peut-être un petit peu de difficulté, soit au niveau académique, soit au niveau de la motivation ou du rendement scolaire » (Ferron et Baer, 2014). L’obligation de résultats est exacerbée par le contexte télévisuel qui doit dans ce docu-feuilleton offrir une solution au problème du décrochage. Le format télévisuel amène donc l’orthopédagogue à s’adresser indirectement aux téléspecta- teurs pour démontrer ses compétences à mener ce type de rencontre.

Ce faisant, les entretiens sont prototypiques d’une évaluation spectacle (Del Rey, 2013). L’évaluation spectacle dépossède l’individu de ses expériences et de sa capa- cité à les exprimer, car seul un savoir extérieur « expert » peut le constituer. Dès lors, la télévision prive non seulement l’élève de sa voix mais impose également un nouveau mode de subjectivation qui « réduit l’individu à ce qui apparaît de ce qu’il fait » (Del Rey, 2013, p. 88).

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CONCLUSION

Nous avons examiné Les persévérants comme un cas exemplaire des nouveaux dispo- sitifs extra-scolaires d’aide aux élèves à risque de décrochage scolaire qui prétendent donner la parole aux jeunes. Le cadre télévisuel de l’entretien de négociation de la difficulté scolaire apparaît favoriser davantage la démonstration d’une expertise que l’expression de la voix des élèves. Lorsque les élèves prennent la parole, leur voix est traversée d’une polyphonie de voix provenant de rencontres avec d’autres experts.

En définitive, Les persévérants perpétue une conception des élèves comme porteurs de symptômes et non, conformément à l’ambition du Student voice, comme per- sonnes en capacité de prendre la parole. Nos analyses invitent donc à un examen prudent des nouveaux dispositifs extrascolaires quant à leur capacité à mettre en place une communication plus égalitaire.

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Annexe 1

ENTRETIENS AVEC MARC-ANTOINE ET TALIA

Situation 1 : Épisode 2 (27:30- 30:16)

Orthopédagogue (Ort), Marc-Antoine (M-A) et sa marraine (Mar)

Séquence 1 (27:30) 1. Ort : Toi Marc-Antoine, tu disais que tu avais beaucoup de difficulté en anglais. 2. M-A : anglais mathématiques.

Séquence 2 (27:36) 3. Ort : Oui. Euh maintenant. On disait aussi que tu avais du mal à gérer ton attention. 4. M-A : Ben, genre, quand je, quand je suis assis devant mon bureau là, quand la madame parle ben, il y a un bruit (M-A claque des doigts à côté de sa tête et tourne sa tête) genre, toujours. Ah ben c’est ça l’hyperactivité. 5. Ort : Pas nécessairement. 6. M-A : Il y a un bruit il faut que je... 7. Ort : T’es sûr que t’es en déficit de l’attention? 8. M-A : Mais oui. 9. Mar : Ça oui. 10. Ort : Est-ce que tu as été diagnostiqué? 11. M-A : Oui, le… ouais, le docteur.

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12. Ort : Une évaluation comment avec un di- un 13. Mar : avec l’orthopédagogue.

Séquence 3 (28:06) 14. Ort : Intuitivement, ce que je perçois c’est moins un trouble de l’attention et de la concentration qu’un problème d’anxiété. 15. Mar : si on parle déficit d’attention ok anxiété, je ne sais pas où il peut se situer dans tout ça.

Séquence 4 (28:23) 16. Ort : Ok. Le premier soir qu’on a rencontré Marc-Antoine, à la fin vous savez qu’il y a un transport qui est euh… 17. Mar : ouais. 18. Ort : qui est prévu là pour nos élèves, bon euh Marc-Antoine m’a semblé anxieux là. Tu te souviens Marc-Antoine t’avais mal au ventre. 19. M-A : Ouais. 20. Ort : T’étais anxieux, t’étais pas bien. 21. M-A : Non. 22. Ort : Tu ne voulais pas embarquer dans le mini-bus, je pense, Marc-Antoine. 23. M-A : ben non. 24. Ort : Parce que tu ne voulais pas que les gens sachent. 25. M-A : Non mais c’est parce que… 26. Ort : Où est-ce que tu habites. 27. M-A : C’est parce que, ok, à, à, l’année passée c’est que je marchais avec du monde, mais tu sais l’intimidation puis toute j’ai comme… t’habites dans un quartier pauvre je suis comme ben ouais mais je ne sais pas mais ça, ça m’a… 28. Ort : Ça, ça t’a affecté. 29. M-A : Ouais.

Séquence 5 (29:08) 30. Mar : Nous la voiture a toujours été gaz plus bas que les trois quarts en très peu très peu. 31. Ort : Ah! Puis là il… 32. Mar : si c’est arrivé très peu, puis si un moment donné, on fait un voyage puis qu’elle arrive à la moitié, il est en arrière là : « est-ce que vous allez arrêter mettre de l’essence? » 33. Ort : Ben oui, là l’anxiété monte, le stress monte. 34. Mar : On n’a jamais manqué d’essence. 35. M-A : Non ben je le sais mais je ne suis pas capable de contrôler ça. 36. Ort : Non 37. (Mar rit) 38. M-A : Je ne suis pas capable. 39. Ort : Je sais. 40. M-A : Je, je…

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41. Mar : C’est de l’insécurité ça. 42. Ort : Ben oui. 43. M-A : J’ai jamais vu l’aiguille mais j… 44. Ort : Ça t’inquiète hein. 45. M-A : Oui, moi ça ne me tente juste pas de tomber en panne là. 46. Ort : C’est de l’anxiété, c’est de l’insécurité, c’est du stress qui monte et comme Marc-Antoine nous le dit si bien il ne peut pas contrôler ça.

Séquence 6 (29:51) 47. Mar : Ils disent qu’une personne curieuse c’est une personne intelligente. 48. Ort : Voilà. 49. Mar : C’est ce qu’ils disent.

Séquence 7 (29:55) 50. Ort : Je vous laisse là-dessus. 51. Mar : ok 52. Ort : Merci beaucoup as-tu aimé la rencontre qu’on a eue aujourd’hui? 53. M-A : Ça m’a ffffff… 54. Ort : Ah fffff c’est l’fun. Je ne veux pas vous donner des devoirs là mais essayez de noter là un peu les choses que vous observez et on va voir là ce qu’on peut offrir de mieux là à Marc-Antoine pour que tu te sentes fiou tout le temps. 55. M-A : Ouais.

Situation 2 : Épisode 3 (25:24- 28:19)

Orthopédagogue (Ort), Talia (Tal), mère (Mèr) et père (Pèr)

Séquence 1 (25:24) 1. Ort : J’aimerais commencer par redemander à Talia : Talia te souviens-tu le pre- mier la première fois qu’on s’est rencontrées? 2. Tal : Ouais, j’avais dit que parfois il y a des mots qui ne voulaient pas sortir puis j’avais de la misère avec ça. 3. Mèr : Talia, des fois euh ses paroles veut sortir trop vite tant que ses idées ça veut trop vite sortir donc les paroles se bloquent, là.

Séquence 2 (25:45) 4. Ort : En jargon, on dit un problème d’accès lexical ça veut dire de la difficulté à aller mettre un mot sur ce qu’elle tente d’exprimer. 5. Mèr : Effectivement

Séquence 3 (25:54) 6. Ort : Ça, ça vous rejoint. Tu peux raconter quelque chose qui est arrivé mais dans le désordre

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7. Tal : Ouais mais c’est parce que je commence par la fin puis après je commence par… après euh le début. 8. Ort : Voilà ok

Séquence 4 (26:04) 9. Pèr : Si je lui demande quel mois qu’on est, elle ne le sait pas. 10. Tal : Là pendant que vous parlez (rire) 11. Ort : Tu y as pensé. 12. Mèr : Elle cherchait. 13. Tal : Pendant que vous parliez, j’étais comme : « on n’est pas en septembre, on n’est pas en juillet, on est en octobre. »

Séquence 5 (26:16) 14. Ort : Ok si je devais décrire Talia je dirais on a devant nous là une jeune fille char- mante, ok, qui pourrait développer des liens sociaux mais qui a de la difficulté à cause de sa communication verbale. 15. Pèr : Des fois on a des conversations qui sont fluides puis il y a d’autres fois, je ne sais pas pour quelles raisons là comme vous dites là ça « jam » pour quelles raisons je ne pourrais pas vous dire. 16. Mèr : Mais je dirais que comme tu dis elle « jam » plutôt qu’on est impatients plus souvent parce qu’elle voit que… 17. Pèr : Quand on est pressés. 18. Mèr : Ouais

Séquence 6 (26:46) 19. Ort : Il y a jamais personne dans le parcours scolaire de Talia qui vous a dit peut- être que ça serait une bonne idée d’aller consulter en orthophonie? 20. Mèr : En fait, quand elle était au primaire. 21. Ort : Oui 22. Mèr : si je me rappelle bien elle a fait un petit peu d’orthophonie 23. Tal : ouais au primaire on m’avait pour les médicaments pis 24. Ort : Puis là on lui avait donner de la médication pour son déficit d’attention 25. Mèr : Ok en fait c’est à peu près je pense qu’on a eu une réunion avec des profes- seurs et des intervenants qu’il y avait là parce que Talia avait une difficulté puis euh eux autres, ils prônaient beaucoup sur le Ritalin, ces choses-là ce que nous on est pas heu c’est pas quelque chose qui... qu’on était chaud à l’idée. 26. Ort : Ça ne plait jamais aux parents. 27. Pèr : L’école voulait donner du Ritalin à notre fille puis nous avant de donner du Ritalin on avait décidé de commencer à voir si elle avait pas des problèmes audi- tifs ou des choses comme ça. 28. Ort : Ouais, ok. 29. Pèr : Puis ça c’était révélé négatif.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 70 www.acelf.ca Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé

30. Mèr : Il a fallu se plier aux exigences de l’école puis Talia a pris du Ritalin ce qui s’est avéré pas une très bonne expérience pour elle parce que ça l’a rendue très euh… 31. Pèr : amorphe. 32. Mèr : Ça l’a beaucoup affectée. 33. Tal : Tu disais que ça me rendait dépressive. 34. Mèr : Oui, ça la déprimait, elle avait peur qu’on meure elle avait peur qu’on la laisse toute seule. 35. Ort : De l’anxiété, 36. Mèr : Beaucoup d’anxiété, beaucoup de difficulté à dormir, elle m’envoyait des… 37. Ort : sommeil, appétit 38. Mèr : Elle commençait à m’envoyer des emails dans ce temps-là, elle m’envoyait des petits messages. 39. Ort : Hon 40. Tal (rire) : Je m’en souviens. 41. Mèr : Euh qu’elle avait peur que… 42. Ort : Là maintenant, tu n’en prends plus du tout? 43. Tal : Non. 44. Pèr : Non, ça fait longtemps.

Séquence 7 (28:02) 45. Ort : C’est sûr que là je vais vous envoyer de l’information parce que je v.. je veux vraiment qu’on… j’aimerais vraiment qu’on fasse équipe ensemble. Ok, je suis certaine que ça peut être bienfaisant pour Talia d’identifier sa difficulté pis de travailler de façon précise sur sa difficulté.

Annexe 2

LE MALADE IMAGINAIRE DE MOLIÈRE (ACTE III, SCÈNE 10)

1. Toinette : Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en pro- vince, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fièvrotes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine : c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe; et je voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 71 www.acelf.ca Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé

maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que j’aurais de vous rendre service. 2. Argan : Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi. 3. Toinette : Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ah! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais! ce pouls-là fait l’impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin? 4. Argan : Monsieur Purgon. 5. Toinette : Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands méde- cins. De quoi dit-il que vous êtes malade? 6. Argan : Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate. 7. Toinette : Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade. 8. Argan : Je sens de temps en temps des douleurs de tête. 9. Toinette : Justement, le poumon. 10. Argan : Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux. 11. Toinette : Le poumon. 12. Argan : J’ai quelquefois des maux de coeur. 13. Toinette : Le poumon. 14. Argan : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres. 15. Toinette : Le poumon. 16. Argan : Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étaient des coliques. 17. Toinette : Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez? 18. Argan : Oui, monsieur. 19. Toinette : Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin. 20. Argan : Oui, monsieur. 21. Toinette : Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir? 22. Argan : Oui, monsieur. 23. Toinette : Le poumon, le poumon, vous dis-je.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 72 www.acelf.ca Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur receva­bi­lité, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une approche dialogique

Marta TEIXEIRA Université Laval, Québec, Canada

RÉSUMÉ

Note de l’auteure : Cet article présente quelques résultats d’une étude-intervention à caractère qualitatif Nous remercions la professeure et exploratoire menée auprès de jeunes Québécois inscrits à un Centre d’éducation Tania Stoltz pour la direction de nos études de deuxième cycle en aux adultes. L’intervention consistait à mettre en place des séances de dessin libre, psychopédagogie au Brésil et la où les élèves étaient invités à prendre la parole afin d’expliciter et d’interpréter eux- professeure Barbara Bader, pour la direction de nos études de mêmes leurs dessins à partir d’une entrevue semi-structurée (Stoltz, 1992; Teixeira, troisième cycle au Québec. Nous 2008). Nous nous appuyons sur le concept égalitaire de l’être humain selon le principe remercions également la CAPES (Brésil), et le FRQSC et l’AFDU de l’action dialogique de Freire (1982) et adoptons le concept d’intelligence piagétien. (Québec) pour les financements qui nous ont permis de mener ces L’analyse d’extraits de verbatim par repérage d’unités de sens indique que la com- études dans un temps raisonnable. préhension progressive des participants quant aux liens entre leurs dessins et leur vie les a amenés à prendre conscience de leurs capacités créatrices, intellectuelles et de prise de parole. Leurs propos sur la sous-estimation de leur intelligence durant le parcours scolaire nous invitent à réfléchir sur des nouvelles pistes de recherche.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 73 www.acelf.ca La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une approche dialogique

ABSTRACT

Authors’ note: Young adults from Quebec in the context of free-hand drawing sessions We thank Professor Tania Stoltz using a dialogical approach for directing our graduate studies in psychopedagogy in Brazil and Professor Barbara Bader for This article presents some results from a qualitative and exploratory study-inter- directing our postgraduate studies in Quebec. We also thank CAPES vention conducted with young Quebeckers enrolled at an Adult Education Center. (Brazil) as well as FRQSC and AFDU (Quebec) for the funding that The intervention consisted of offering free-hand drawing sessions where students allowed us to conduct these studies were invited to explain and interpret their own drawings in a semi-structured inter- within a reasonable time. view (Stoltz, 1992; Teixeira, 2008). We rely on the egalitarian concept of the human being according to the principle of the dialogical action of Freire (1982) and adopt the concept of Piagetian intelligence. The analysis of verbatim excerpts through the identification of meaning indicates that participants’ progressive understanding of the connections between their drawings and their lives has made them aware of their creative, intellectual and speaking abilities. Their comments regarding the underesti- mation of their intelligence during their academic journey invite us to reflect on new avenues of research.

RESUMEN

Nota de la autora: El uso de la palabra de los jóvenes adultos quebequenses a partir de Agradecemos a la profesora sesiones de dibujo libre bajo un enfoque dialógico Tania Stoltz por la dirección de nuestros estudios de segundo ciclo en psicopedagogía en Brasil Este artículo presenta algunos de los resultados de un estudio-intervención de carác- y a la profesora Barbara Bader, por su dirección de nuestros ter cualitativo y exploratorio realizado entre jóvenes quebequenses inscritos en un estudios de tercer ciclo en Quebec. Agradecemos igualmente a la Centro de educación para adultos. La intervención consistió en poner en práctica CAPES (Brasil) y al FRQSC y al AFDU sesiones de dibujo libre, en donde los alumnos fueron invitados a hacer uso de la (Quebec) por la ayuda financiera que nos permitió llevar a cabo estos palabra con la finalidad de explicitar e interpretar ellos mismos sus dibujos a partir estudios en un tiempo razonable. de una entrevista semi-estructurada (Stolts, 1992; Teixeira, 2008). Nos apoyamos en el concepto igualitario del ser humano según el principio de la acción dialógica de Freire (1982) y adoptamos el concepto de inteligencia piagetiano. El análisis de los extractos de la transcripción a través de la determinación de unidades de significado indica que la comprensión progresiva de los participantes en lo que se refiere a las ligas entre sus dibujos y sus vidas los condujo a tomar consciencia de sus capacidades creativas, intelectuales y al uso de la palabra. Sus declaraciones sobre la sub-estima- ción de su inteligencia durante el itinerario escolar nos incitan a reflexionar sobre nuevas pistas de investigación.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 74 www.acelf.ca La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une approche dialogique

INTRODUCTION

Cet article présente une étude-intervention menée au Québec, fondée sur des séances de dessin libre dans une approche dialogique pour donner la voix à des jeunes adultes. Elle fait suite à une étude-intervention que nous avons menée au Brésil (Teixeira, 2008) auprès d’adultes exclus dès l’enfance du cheminement sco- laire en raison de leur mise au travail et aujourd’hui en processus d’alphabétisation. Nous avions alors repris le protocole d’entretien semi-structuré de Stoltz (1992), dont les questions conduisent les participants à tisser progressivement des liens entre leurs productions et leur vie. Les résultats de notre étude au Brésil ont montré qu’une intervention orientée sur le dessin libre permettait aux personnes qui n’ont pas eu accès à l’école d’interpréter et d’expliciter eux-mêmes leurs dessins : elles ont élargi leur conscience d’elles-mêmes tout en mettant en évidence leurs capacités créatrices, intellectuelles et de prise de parole. Nous nous sommes alors demandé si cette méthodologie était reproductible auprès d’une population d’un autre niveau de scolarité, et si les résultats seraient analogues.

Cet article porte uniquement sur l’étude menée au Québec. Nous présentons d’abord la problématique du retard et du décrochage scolaires au Québec afin de mieux comprendre le parcours suivi par les participants de notre étude. Nous proposons ensuite un cadre théorique dans lequel nous adoptons le concept égalitaire de l’être humain à partir du principe de l’action dialogique selon Freire (1982) et le concept d’intelligence selon Piaget (1964). Nous présentons alors le cadre méthodologique et analytique, en précisant les démarches des séances de dessin libre, le recrutement des participants et la collecte et l’analyse des données. Ensuite, nous présentons briè- vement le profil des participants et des extraits de verbatim. Les résultats indiquent que les participants ont manifesté leurs capacités créatrices, intellectuelles et de prise de parole durant les séances, ce dont nous discutons à la lumière de notre cadre théorique basé sur Freire et Piaget. Nous soulignons les propos des participants sur la sous-estimation de leur intelligence durant le parcours scolaire et l’importance du soutien socioémotionnel. Enfin, nous précisons les principaux enseignements de notre intervention pour celles et ceux qui souhaiteraient la reproduire, ainsi que quelques limites de l’étude ouvrant à de nouvelles pistes de recherche.

LE RETARD ET LE DÉCROCHAGE SCOLAIRES

Des données recueillies en 2014 par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES, 2017), montrent que le décrochage scolaire est encore probléma- tique au Québec : 14,1 % des jeunes sortent de l’école sans diplôme ou qualification1.

1. Ce pourcentage varie selon les Commissions scolaires. Par exemple, à la Commission scolaire de la Capitale, il s’agit de 18,3%. Plus précisément : 22,7% des garçons et 14,2% des filles.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 75 www.acelf.ca La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une approche dialogique

Les origines du risque de décrochage scolaire soulèvent l’importance de certains facteurs personnels, familiaux et scolaires, tels le fait d’être un garçon (Royer, 2006), les valeurs des parents reliées à la consommation de la drogue2, le niveau socioéco- nomique faible3, la dépression et les difficultés familiales, les interactions négatives entre l’enseignant et ses élèves, les problèmes de comportement de ces derniers et leur rendement scolaire moins élevé, un climat de classe négatif déterminé en partie par l’engagement de l’élève, et l’attitude des enseignants envers les élèves à risque (Fortin et al., 2012). Par ailleurs, quatre types d’élèves à risque sont identifiés par Fortin et al. (2006) à partir d’une étude menée au Québec auprès de plus de 800 élèves de première secondaire : des élèves ayant des problèmes de comportement; présen- tant des symptômes dépressifs; peu motivés ou peu intéressés aux études; et présen- tant des problèmes de conduites antisociales cachées (vols, vandalisme, provocation de bagarres). Toutefois, Lessard (2013) affirme que lorsque les élèves à risque sont soutenus, ils peuvent réussir.

L’orientation vers des classes spéciales

Malgré les politiques éducatives inclusives au Québec, le quart des élèves en dif- ficultés de comportement serait placé en classe spéciale4 (Déry et al., 2005). Les recherches recensées par ces auteurs soulèvent trois catégories susceptibles de déterminer le placement de certains élèves dans ces classes : 1) la nature et la sévérité des difficultés comportementales (déficit d’attention, hyperactivité, troubles d’oppo- sition ou de conduite, etc.); 2) les difficultés cognitives, scolaires ou sociales (faible Q.I., retard scolaire, problèmes langagiers, etc.); et 3) leurs caractéristiques sociodé- mographiques (âge, sexe, ethnie et statut socioéconomique). En l’absence d’études considérant simultanément ces facteurs, Déry et al. (2005) ont identifié 300 élèves du primaire de trois Commissions scolaires en Estrie et en Montérégie inscrits sur la liste des élèves recevant des services pour des difficultés de comportement5. Au total, l’étude a recueilli des données sur 218 élèves en classes ordinaires et 82 élèves fréquentant des classes spéciales, à partir des réponses des parents, des enseignants et des élèves6. Les résultats de cette étude indiquent que les critères employés pour décider du placement des élèves en classe spéciale n’étaient reliés ni au nombre de conduites antisociales ni aux diagnostics de déficit d’attention avec hyperactivité (TDAH). Les auteurs affirment que « les difficultés de comportement des élèves scolarisés en classe spéciale ne sont pas plus sévères que celles des élèves intégrés en classe ordinaire » (Déry et al., 2005, p. 15). Par contre, les auteurs ont également constaté que le retard scolaire était un prédicteur pour l’orientation en classe spéciale

2. Garnier, Stein et Jacobs (1997) cité par Lessard (2013). 3. Lessard, Lopez, Poirier, Nadeau, Poulin et Fortin (2013). 4. Marcotte, Villate et Lévesque (2014, p. 263) définissent les classes spéciales comme des classes qui « four- nissent des services éducatifs adaptés à un groupe spécifique d’élèves (problèmes de comportements, difficultés d’apprentissage, etc.) en dehors des classes ordinaires ». 5. Ont été exclus de l’échantillon les élèves ayant une déficience intellectuelle ou sensorielle. 6. Les critères d’évaluation du TDAH (DSM-IV) ont été abordés lors des entrevues avec les enseignants et les parents.

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des élèves ayant des problèmes de comportement. En réalité, plus de la moitié des élèves en classe spéciale présentaient un an ou plus de retard. Circonstance aggra- vante : il serait difficile pour un élève de sortir du cercle vicieux qui se produit lorsqu’il fréquente une classe spéciale, car il accumule du retard et ne perd généralement pas son statut d’élève ayant des problèmes de comportement, et risque ainsi de conti- nuer d’être placé en classe spéciale l’année suivante7.

Quelques témoignages de jeunes adultes nous amènent à mieux comprendre leur point de vue sur leur parcours (Desmarais, 2012). Par exemple un jeune adulte qué- bécois8 affirme que, lors de ses études secondaires, il avait de la difficulté à ne pas bouger et à rester silencieux en classe. Il raconte qu’il a été placé dans une classe spéciale où il n’avançait pas : « Je n’avais pas un problème mental là, t’sais, j’avais un problème d’école […]. Je ne voulais pas être dans cette classe-là, juste être dans cette classe-là, l’ambiance qu’il y avait là-dedans, juste ça, ça m’empêchait de travailler9. » Inscrit plus tard à un centre d’éducation aux adultes (CEA), il dit avoir plus de moti- vation et de confiance en lui grâce à une ambiance plus libre et à ses meilleures notes.

En ce sens, Drolet (2013) affirme qu’une fois de retour aux études au secteur des adultes, les jeunes qui sont passés par des « regroupements-classe discriminatoires », par l’« abus dans la consommation de psychotropes » ou par d’« autres expériences ayant contribué à jeter le discrédit sur leur personne » cherchent à « se voir recon- naître la capacité d’apprendre et être considérés comme des individus capables de penser par eux-mêmes »; enfin, ces jeunes espèrent « éradiquer définitivement ce stigmate dévastateur “d’élève en difficulté” » (Drolet, 2013, p. 1-2).

Ces travaux concernant le retard et le décrochage scolaires, l’orientation de certains jeunes dans des classes spéciales et la continuation de leurs études secondaires via la Formation générale des adultes (FGA), nous permettent de mieux comprendre le parcours scolaire et le profil des participants à notre étude-intervention.

Cela étant dit, nous nous posons la question suivante : Et si les élèves qui ont été, pour différentes raisons, exclus du cheminement scolaire régulier dans le secteur des jeunes, manifestaient leur pleine capacité à exercer les rôles de la conscience et de l’intelligence à partir d’une activité libre, créatrice et réflexive? À la lumière de notre expérience au Brésil, nous avons fait l’hypothèse qu’une intervention orientée sur le dessin libre, dans une approche dialogique, pourrait contribuer à leur prise de parole tout en faisant ressortir leurs capacités créatrices et intellectuelles.

7. Toupin, Dubuc et Audette (1997), cités par Déry et al. (2005). 8. Film documentaire intitulé L’école pour moi : parcours de raccrochage scolaire, réalisé par Jonathan Durand et produit par l’équipe PARcours (https://parcours.uqam.ca). 9. Idem.

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FONDEMENTS THÉORIQUES

La conception de l’être humain et l’action dialogique selon Freire

Freire (1982) a travaillé toute sa vie pour une cause, celle de dévoiler l’existence de la relation d’oppression entre les êtres humains et d’annoncer son dépassement par une relation égalitaire, axée sur la valorisation de soi et de l’autre, sur le respect mutuel et la confiance, sur l’humilité, sur la liberté d’expression et l’espoir. Ces valeurs constituent des conditions pour la mise en place de l’action dialogique. Pour Freire, l’importance du dialogue dans tout projet d’éducation et dans toutes les rela- tions humaines est due au fait que tout être humain porte des savoirs, peu importe son niveau de scolarité. Tout être humain est capable d’apprendre tout au long de sa vie, à partir de son vécu. Ainsi, un rapport entre êtres humains est respectueux lorsque ceux-ci se reconnaissent comme des êtres inachevés, en constant appren- tissage les uns avec les autres. De plus, pour Freire, tout être humain porte en soi la vocation de plus-être en tant que désir de progresser dans ses projets et de surmonter les difficultés pour les atteindre. Or l’action dialogique ne peut exister que si l’on adopte une conception égalitaire de l’être humain (Freire, 1982)10. Le dialogue qui s’établit entre eux est donc d’égal à égal – sans domination de l’un sur l’autre, car il y a reconnaissance de la possibilité d’apprendre mutuellement. D’ailleurs, pour l’au- teur, « l’autosuffisance est incompatible avec le dialogue » (Freire, 1982, p. 74). Dans le monde scolaire, la mise en place de l’action dialogique serait souhaitable et néces- saire pour renforcer la démocratie et l’humanisation de l’acte éducatif.

Ce principe d’action dialogique est fondamental dans notre intervention : la cher- cheuse et les participants apprennent ensemble lors des séances de dessin. La chercheuse ne connaît pas les significations subjectives des dessins des participants jusqu’au moment où ils explicitent progressivement ce que signifie pour eux chaque détail de leur dessin, tout en les reliant à leur vie. En ce sens, nous nommerons « inversion des rôles » le fait que la chercheuse apprenne avec les participants. À la fin de l’intervention, il est attendu que les participants prennent conscience de cette inversion des rôles.

Le concept égalitaire de l’être humain (Freire, 1982), où tous portent des savoirs, mais pas les mêmes, renvoie à une manière particulière de penser l’intelligence. Nous adoptons le concept d’intelligence selon Piaget, car nous le comprenons comme étant compatible avec une vision d’apprentissage tout au long de la vie.

10. Par exemple, tous les êtres humains sont égaux dans leur droit de s’exprimer.

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Le concept d’intelligence selon Piaget

Le développement intellectuel est, selon Piaget (1964), un processus continu et pro- gressif. Nous naissons tous avec les capacités d’adaptation et d’organisation à partir des mécanismes cognitifs et affectifs d’assimilation et d’accommodation; bien que le rythme puisse varier, ces mécanismes sont exercés du premier au dernier jour de nos vies afin de nous adapter au monde physique et social. Ainsi, l’intelligence est par nature adaptative, c’est l’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation. Par ailleurs, d’après Piaget (1967), les deux rôles de l’intelligence sont d’inventer et de comprendre. L’auteur précise qu’il faut d’abord inventer pour comprendre – inventer dans le sens de construire ou de reconstruire, cela voulant dire que nous connais- sons véritablement ce que nous construisons nous-mêmes. L’intelligence est donc étroitement reliée à l’acte de créer11. L’invention serait nécessaire dans la mesure où la connaissance n’est pas une copie de la réalité, mais plutôt une opération, dans le sens d’une action mentale (Piaget, 1964). En ce sens, il faudrait agir sur l’objet12 pour le connaître.

Par ailleurs, Piaget (1967) définit le rôle de la conscience comme une « implication signifiante », c’est-à-dire la capacité d’attribuer une signification à quelque chose et de faire des liens entre une signification et d’autres significations. Par exemple, l’ombre d’un objet implique l’objet même et la lumière qui la projette. La conscience porte en soi un monde d’implications entre significations les plus diverses.

Étant donné que notre intérêt est celui de mieux comprendre comment les séances de dessin peuvent favoriser la manifestation des capacités créatrices et intellectuelles des participants tout en leur donnant la parole, nous analysons jusqu’à quel point ils sont capables d’exercer les rôles de l’intelligence et de la conscience dans une telle activité. Sont-ils capables de créer des dessins à partir d’une simple consigne les invi- tant à dessiner librement? Sont-ils capables d’expliciter et d’interpréter ces dessins, tout en attribuant des significations aux éléments dessinés et en établissant des liens avec leur vie? Sont-ils capables de comprendre leurs dessins et d’apprendre quelque chose de profitable pour eux-mêmes?

CADRE MÉTHODOLOGIQUE ET ANALYTIQUE

Nous nous inscrivons dans une étude qualitative, exploratoire et interprétative (Savoie-Zajc, 2004), dans laquelle nous poursuivons le but de comprendre un phé- nomène. Notre intérêt n’est pas de mesurer les capacités créatrices et intellectuelles des participants, mais plutôt de favoriser leur manifestation, étant donné que nous adoptons une conception égalitaire de l’être humain.

11. « The development of intelligence is a continuous creation » (Piaget, 1981, p. 223). 12. Un objet peut être tout objet de réflexion, y compris soi-même.

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Par ailleurs, le dessin13 en tant qu’outil méthodologique a été utilisé dans des recherches en éducation non seulement auprès d’enfants, mais aussi d’adolescents et d’adultes14. Pour comprendre le rôle du dessin dans notre étude-intervention, nous soulignons la prémisse de Luquet (1927) : le choix des motifs dessinés correspond à ce qui habite l’esprit du sujet de manière prépondérante au moment où il dessine, mais il n’en est pas conscient. Par conséquent, le dessin libre contient quelque chose d’im- portant pour le dessinateur, mais il l’ignore au départ. D’où l’intérêt de l’explicitation du dessin en tant qu’un processus long et minutieux, qui permet d’accéder au monde intérieur et symbolique du dessinateur.

Dans notre intervention, les participants sont les dessinateurs. L’explicitation de leurs dessins se fait à partir de questions ouvertes qui les amènent à nommer les éléments dessinés, et à les interpréter tout en faisant des liens entre leurs dessins et leur vie. La plupart des questions posées aux participants ont été validées par l’étude de Stoltz (1992) et par notre étude au Brésil (Teixeira, 2008), et ont contribué à définir les caté- gories d’analyse des données.

Voici des exemples de questions : Qu’est-ce que tu as dessiné? Que signifie [élément dessiné] pour toi? Y-a-t-il des liens entre ton dessin et ta vie? Lesquels? Comment tu te vois à partir de ton dessin? Qu’est-ce qui est le plus important dans ta vie à partir de ton dessin? As-tu apprécié ton dessin? Pourquoi? Les mêmes questions étaient posées à chaque séance15. À la dernière rencontre, nous avons ajouté une question relative à l’inversion des rôles : Qui apprend de qui lors les séances de dessin?

Les données sont les dessins, les verbatim des entrevues et des notes d’observation. Les dessins ont été photographiés et les entrevues enregistrées avec la permission des participants16. Nous avons procédé à une analyse de contenu (Bardin, 2007) afin de repérer des unités de sens dans les verbatim. Les catégories d’analyse sont les suivantes : a) motifs dessinés et liens avec la vie; b) conscience de soi et de l’autre; c) conscience de ses valeurs; d) conscience de ses besoins; e) réflexions et prises de décision; f) découvertes et apprentissages; g) conscience de ses capacités créatrices et intellectuelles; h) contexte scolaire; i) appréciation de sa participation à l’étude. Nous présentons par la suite des résultats partiels en référence aux catégories : a, f, g et h.

13. Nous avons choisi d’utiliser le dessin comme outil méthodologique parce que, d’une part, nous sommes familiarisée avec le dessin grâce à une formation en dessin et parce que, d’autre part, le matériel néces- saire est facile à gérer en termes de logistique. 14. Luquet (1927); Bourassa (1999) Legault (1989); Stoltz (1992); Lorenzato (1992); Larouche (2002); Dolignon, (2008). 15. D’autres questions ou des propos spontanés des participants s’ajoutaient selon le besoin de clarification du sens des éléments dessinés. 16. L’étude a reçu l’approbation du comité d’éthique de l’Université Laval dans le cadre de notre doctorat en psychopédagogie. Tous les participants ont signé un formulaire de consentement libre et éclairé.

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Les participants et leur recrutement

Nous avons contacté la direction d’un CEA dans la région de Québec et lui avons expliqué brièvement l’objectif et la méthodologie de notre étude. La direction nous a orientée vers un enseignant de mathématiques et une enseignante de français. Ils nous ont présentée à leurs élèves dans la classe et nous avons demandé à ces derniers si certains aimeraient participer de manière volontaire à cinq séances de dessins. Nous leur avons expliqué qu’il n’était pas nécessaire de savoir bien dessiner17, que l’objectif était simplement de mieux se connaître, qu’il s’agissait de la production d’un dessin à thème libre suivi d’une entrevue dans un local réservé, et qu’ils étaient libres d’interrompre leur participation sans avoir à le justifier18. Six élèves se sont montrés intéressés19. Ces participants20 ont signé un formulaire de consentement. Ils étaient libérés chaque semaine d’une période du cours par leur enseignant afin de participer à l’intervention21.

Nous avons recueilli les données à l’hiver 2014 auprès de deux jeunes femmes et de quatre jeunes hommes québécois22. Le tableau 1 précise leur âge, le classement de leur niveau scolaire, et il permet de savoir dans quelle mesure les jeunes étaient en retard scolaire, en plus de préciser leur emploi au moment de leur participation :

17. L’esthétique des dessins étant peu importante. 18. Nous n’avons pas donné d’autres détails sur l’intervention. 19. Des sept élèves intéressés, trois se sont désistés parce qu’ils ont arrêté de fréquenter le CEA pour dif- férentes raisons personnelles. Deux autres élèves ont pris connaissance de l’intervention et nous ont demandé d’y participer. 20. Nous n’avions pas de critère d’exclusion par rapport à un certain profil scolaire (p. ex. : faire un retour aux études après un arrêt). 21. Un local tranquille de l’établissement était réservé pour la tenue des séances. 22. Nous leur donnons ici des noms fictifs afin de garantir leur anonymat (Guy, Lia, Carl, Raoul, Max et Fabi).

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Tableau 1. Informations sur les participants

Participants Guy (19 ans) Lia (21 ans) Carl (19 ans) Raoul (20 ans) Max (18 ans) Fabi (20 ans) Niveau Présecondaire 2e secondaire Présecondaire. Présecondaire. 4e secondaire. 4e secondaire. d’études au en français et en français et CEA au moment 2e secondaire en 1re secondaire en de leur mathématiques. mathématiques. participation Raisons du Diagnostic A été dirigée Diagnostic de « Parce que Diagnostic Diagnostic de retard scolaire d’hyperactivité, vers une classe dysphasie. à l’école où d’hyperactivité TDA et prise de selon leurs prise de spéciale, fatigue A été dirigé j’allais, ça très jeune et médicament propos médicament constante vers la classe n’avait rien de dysphasie, (Ritalin), (Ritalin) depuis (anémie) spécialisée, où donné. » A manque de mais erreur l’âge de 5 ans, a qui nuit à « [ils] ne lui été dirigé vers motivation, de diagnostic toujours vécu de ses études, avaient rien une classe a vécu de médical. l’intimidation. difficultés appris ». spéciale et l’a l’intimidation, Diagnostic de d’apprentissage. fréquentée beaucoup de dyscalculie. Ne jusqu’à l’âge de stress. comprenait pas 16 ans. les contenus. Anxiété. Emploi au Entretien Commis dans Plongeur dans Plongeur dans Commis dans Commis moment ménager dans une boulangerie. un restaurant. un restaurant. un dépanneur. dans un parc de leur un hôtel. d’attractions. participation

Le déroulement des séances de dessin

Nous avons progressivement pris connaissance du fonctionnement du CEA afin de pouvoir recueillir les données sans trop affecter la routine des élèves et des ensei- gnants23. Le matériel de dessin était fourni par la chercheuse : du papier, des crayons à mine, des crayons de couleur, etc. Lors de leur première séance, nous avons expli- qué la démarche aux participants : chaque rencontre est divisée en deux moments. Le premier consiste à produire un dessin à thème libre. La seule consigne est : « Dessine ce que tu veux24. » Lorsque le dessin est finalisé, nous passons au deuxième moment, celui d’une entrevue individuelle sur le dessin. Nous avons précisé aux participants qu’ils pouvaient réaliser un ou plusieurs dessins par séance25. Lors des entrevues semi-dirigées, la chercheuse s’attendait de manière authentique à apprendre de chaque participant ce que signifiait chaque élément dessiné et de quelle manière ces significations étaient reliées à leur histoire de vie. De fait, seuls les participants pou- vaient expliquer ces liens subjectifs : c’est en ce sens que nous considérons que leur prise de parole portait sur une activité créatrice et réflexive.

23. Nous avions, par exemple, une liste avec les locaux des cours des participants afin de pouvoir aller les chercher, un à la fois, selon une entente d’horaire convenue avec eux. 24. Les participants étaient libres de dessiner « ce qui leur passait par la tête au moment de la séance ». 25. À l’exception d’un dessin de Fabi, tous les dessins étaient réalisés lors des séances.

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RÉSULTATS ET DISCUSSION

Les motifs dessinés et les liens avec sa vie

Nous avons rencontré individuellement à cinq reprises les six participants. Mis à part Guy, qui a produit quatre dessins, et Fabi, qui en a produit deux et en a apporté un de la maison, les autres participants ont produit au moins cinq dessins durant l’inter- vention. Les thèmes des dessins étaient très variés, comme montré dans le tableau 2 ci-dessous :

Tableau 2. Thèmes des dessins des participants

Dessins de Guy 1) au volant d’une auto qu’il veut avoir; 2) en lisant, en faisant du vélo et en jouant à des jeux vidéo; 3) au parc avec la famille qu’il veut avoir; 4) au volant d’un camion. Dessins de Lia 1) sa tête, son cœur qui saigne et un œil qui pleure; 2) des gommes; 3) une fraise dehors; 4) des cœurs; 5) un soleil, des cœurs, des oiseaux, des nuages et des fleurs. Dessins de Carl 1) une roulotte, la joie; 2) une voiture militaire et un PS3; 3) Arrow: une note musicale, un arc à flèches et un signe chinois; 4) à la plage à Kingston avec des amis; 5) au volant d’un pickup à New York avec ses amis. Dessins de Raoul 1) à la campagne en faisant la pêche avec un bon ami; 2) au volant d’un camion qu’il veut avoir; 3) fâché au cours de français; 4) chez son oncle à la campagne; 5) en stationnant le camion d’un ami. Dessins de Max 1) un dragon, des yeux et des flammes; 2a) une terre avec du monde et un cœur; 2b) des pics, de l’eau et du feu autour du rocher; 3) au milieu d’un carrefour; 4a) la rose qu’il veut donner à la jeune femme qu’il dit aimer; 4b) un dragon crachant du feu dans le ciel et un cœur; 5) deux cœurs et un missile avec des ailes. Dessins de Fabi 1) juste des lignes, des yeux tourbillons et un nez; 2) un visage de profil; 3) un capteur de rêves.

La production du dessin libre et son explicitation étaient des outils par lequel les participants pouvaient mieux se connaître, communiquer leurs idées, émotions et savoir-faire, ainsi que réfléchir à des dilemmes qu’ils vivaient. Par exemple, Lia des- sine ses émotions négatives à la première séance et dit: « Ça représente mes émotions […], mes tristesses. » Lorsque nous lui demandons si elle voit un lien entre ses dessins et son histoire, elle répond : « Oui. Ben, j’ai dessiné quasiment ma vie, là. Si ça ne va pas bien dans toi, ben ça peut pas aller bien à l’école ou ailleurs. » Les autres des- sins qu’elle crée sont complètement différents et elle s’exprime ainsi à la cinquième séance :

Chercheuse : Qu’est-ce que tu as dessiné? Lia : Plusieurs choses. […] Des cœurs, des oiseaux, puis des nuages puis des fleurs. Comme aujourd’hui dehors [rires]. Chercheuse : Puis, qu’est-ce que signifient pour toi les fleurs? Lia : La beauté, je ne sais pas, c’est beau des fleurs […]. Chercheuse : Qu’est-ce que signifie pour toi le soleil? Lia : La joie [rires]. […] Chercheuse : Ton dessin, tu le vois comme réel?

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Lia : Ben oui. Chercheuse : Mais parce que les cœurs dans les nuages? Lia : Ben ça non, mais le reste oui, c’est, ben je ne sais pas, c’est réel parce que ça signifie juste de la joie, là. Chercheuse : Puis, les cœurs sur les nuages peuvent être réels aussi, d’une certaine manière? Lia : Non, mais la signification oui. […] Parce que c’est tout dans ciel.

Les extraits ci-dessus illustrent l’importance des émotions positives pour Lia. Elle raconte à la fin de sa participation qu’au départ, elle était inquiète de ses émotions négatives. Elle avait intitulé son premier dessin La déprime. En regardant ses cinq dessins réunis, elle comprend qu’elle portait aussi en elle des émotions positives. Elle a fini par dire : « Quand même, j’ai parlé d’amour. »

La conscience de ses capacités créatrices et intellectuelles

Lia, Raoul, Max et Fabi nous ont rapporté qu’ils avaient l’habitude de dessiner. Guy et Carl parlent de la pratique du dessin comme d’une activité du passé. Pour les six participants, les séances étaient une nouvelle expérience parce qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion d’expliciter et d’interpréter des dessins.

La production du dessin était le point de départ : inventer, premier rôle de l’intelli- gence. C’est en s’exprimant graphiquement, de manière libre et symbolique, que les sujets ont fait émerger ce qui habitait leur esprit de manière prépondérante (Luquet, 1927). Mais au départ, ils n’avaient pas conscience des significations qui étaient implicites dans leurs dessins, ni des liens existants entre leurs dessins et leur histoire de vie, jusqu’au moment où ils ont été interrogés et ont dû y réfléchir pour les verbali- ser. Cela nous a permis en effet d’identifier l’exercice du rôle de la conscience : confé- rer des significations et faire des liens entre les significations. Les extraits suivants, tirés de la deuxième entrevue de Max, l’illustrent :

Max : Ça n’a pas vraiment rapport, ça me tentait juste de le dessiner. Chercheuse : Mais c’est des personnages qui existent? Max : […] Ben, c’est plus genre une terre avec un peu de monde. J’aime ça dessiner genre, une plateforme, après ça je dessine du monde, soit qu’il y ait des batailles, soit que, je ne sais pas, toute sorte d’affaires, j’aime juste inventer le terrain. Genre, je me verrais un créateur de jeux vidéo, de bandes dessinées. Chercheuse : Puis là, c’est quoi exactement qui se passe là? Max : Ben, lui il devient furieux, pis ils sont pognés26, genre sur la même île [rires]. […]

26. Expression québécoise signifiant « pris ».

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Chercheuse : Puis, qu’est-ce que signifie pour toi ce terrain? Max : Disons que quand j’étais jeune, j’ai été beaucoup genre rejeté et inti- midé, so comment que moi, je sortais de ma frustration? C’est sur mes dessins comme ça. […] Je vais être le plus fort dans les dessins pis les autres vont être les plus faibles. Parce que d’habitude, dans la vraie vie, j’étais le plus faible pis eux autres les plus forts. Pis moi je dessinais ça pour me remonter le moral. […]

Les extraits ci-dessus illustrent le fait que Max établit des liens entre son dessin et son histoire, mais il le voit comme quelque chose d’anodin en se référant aux per- sonnages avec l’expression « un peu de monde ». Au fur et à mesure, il précise les significations qu’il attribue à chaque élément à partir de nos questions. Toujours dans la deuxième séance, Max identifie les personnages afin de mieux comprendre son dessin, dont un élément était un cœur :

Chercheuse : Est-ce qu’il y a des éléments qui sont plus liés au cœur, par exemple? Max : Dis-toi que oui. Dis-toi que mes amis, c’est genre eux autres. En ce moment lui, c’est lui que j’ai le goût de brûler en ce moment […] en ce moment lui, il est brûlé par accident parce que moi, je suis en amour avec la fille que ça fait quatre ans qu’il essaie de sortir avec […]. Je ne dessine pas rien pour rien genre, il y a une raison à tout ce que je dessine, mais c’est juste que je prends juste pas le temps d’y penser. Moi, après je regarde mon dessin, pis genre : « Ha ! Il est beau ». Chercheuse : […] ça veut dire quoi pour toi, le temps de penser à ce que tu as dessiné? Max : C’est juste que je n’ai pas vraiment réfléchi là. Mais quand je regarde mes dessins, après je peux voir des liens à ma vie, c’est vrai que je viens de, mais je n’ai jamais eu à voir de ça auparavant […].

Max ajoute à la fin de la même séance : « Je pense que j’ai dessiné ça pour me clarifier dans ma tête certaines choses ». Son propos renvoie au rôle de l’intelligence : com- prendre. Mais pour comprendre son dessin, il a fallu d’abord l’inventer, dans le sens de le créer ou de le construire. Les autres participants, tout comme Max, sont passés progressivement d’un niveau de compréhension à un niveau supérieur en explicitant leurs dessins.

La question « Qui apprend de qui lors les séances? » a surpris certains participants, car ils ne s’attendaient pas à une inversion de rôles. Pour eux, c’est toujours l’élève qui apprend avec l’enseignant, ou c’est toujours le participant qui apprend avec la chercheuse. L’extrait ci-dessous (Guy, deuxième séance) peut l’illustrer :

Chercheuse : Que penses-tu du fait que moi, j’apprends avec toi? Guy : Ben, c’est, ça apprend là, on apprend, le fait que tu...? Chercheuse : Que moi, j’apprends avec toi.

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Guy : C’est spécial. [...] Ben, nous autres c’est la même chose pour vous autres. Nous, on apprend avec vous autres. Puis vous autres, vous apprenez avec nous autres. Chercheuse : C’est normal. Guy : Ben, oui. Vous venez de quelle région? Chercheuse : Moi, mon pays d’origine c’est le Brésil. Guy : C’est peut-être les langues qui sont différentes, c’est pour ça, puis les expressions ne sont pas pareilles, c’est pour ça. Comme vous autres, vous devriez dire, vous dites d’autres choses, c’est sûr.

Le fait d’avoir demandé aux participants « qui explicitaient les liens entre les dessins et leur vie » les amenait à comprendre cette inversion des rôles. L’extrait ci-dessous (Guy, cinquième entrevue) peut l’illustrer :

Chercheuse : C’est qui qui posait les questions? Guy : Toi. Chercheuse : Qui qui répondait? Guy : Moi. Chercheuse : […] les bonnes réponses, c’était à qui de donner? Guy : C’était à moi. Chercheuse : Donc qui apprenait de qui dans les séances? Guy : Moi à vous, non? Chercheuse : Oui, parce que c’est toi qui répondais aux questions, moi je ne savais pas les réponses. Guy : Ha, toi, t’apprenais de moi [rires]. Ha ouais.

Lorsque nous avons interrogé les participants pour savoir s’ils se percevaient comme des personnes créatives, ils répondaient affirmativement et utilisaient différents arguments comme : « Ben oui là, pour avoir dessiné ces quatre dessins-là » (Guy); « [...] oui, beaucoup […] parce que je fais des gâteaux, c’est créatif, j’aime beaucoup dessi- ner, c’est très coloré (Lia); « [...] ouais, j’ai essayé de sortir mon côté créatif là » (Carl); « [...] tout le monde peut être créatif » (Fabi).

Par ailleurs, les participants ont pris le risque de participer à une activité nouvelle pour eux et ils ont pris conscience de leur capacité à prendre la parole à partir de leurs dessins. Par exemple, Fabi dit : « Je pensais pas autant parler que ça là. […] Je pensais juste à répondre à des affaires comme : “Je sais pas, je sais pas […], mais c’est pas trop pire là”. » Carl dit : « [...] je commence à comprendre c’est quoi que je veux faire dans la vie là. » Raoul dit qu’il a appris à « s’exprimer pour un dessin » et qu’il s’agissait de l’évolution de son histoire.

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Le contexte scolaire des participants de leur point de vue

En racontant leur histoire de vie à partir de leurs dessins, les participants ont eu l’occasion de parler de leur parcours scolaire. De leur point de vue, certains épi- sodes renvoient à des injustices : l’exclusion, les effets néfastes des psychotropes, la sous-estimation­ de leurs capacités. Fabi nous dit par exemple qu’elle avait reçu un diagnostic de TDA et a pris du Ritalin, mais que, par la suite, un autre examen a confirmé que ce n’était pas le cas. Regardons le tableau 3 ci-dessous, lequel synthétise la perception des jeunes envers les classes spéciales (Guy, Lia, Carl et Raoul) et les psychotropes (Guy, Max, Fabi) :

Tableau 3. Perception des jeunes envers les classes spéciales

Participants Guy (19 ans) Lia (21 ans) Carl (19 ans) Raoul (20 ans) Max (18 ans) Fabi (20 ans) Propos sur la Classe adaptée Une classe « pour Classe où il Une classe Le Ritalin ne La pilule ne lui classe spéciale aux personnes les élèves qui faut suivre les de « retardé lui convenait convenait pas et sur la qui ont des ont de la misère autres mental » pour pas et il n’aime (« ça dérègle médication troubles. On à l’école », des indépendamment « les estis pas parler de tout dans le devient un classes à part, où de son de pourris ce sujet. Ne cerveau »), se « zombie » à les élèves sont niveau, où se d’élèves », où parle à aucun sentait comme l’âge de 14 ans découragés par retrouvent des on ne peut moment d’avoir un robot, en à cause du les enseignants élèves avec pas s’en sortir, fréquenté une essayant la Ritalin : « On ne à continuer aux plusieurs types et qui amène classe spéciale. « peanut » se mange plus, études et à de problèmes à l’abandon, rend compte et on ne dort s’inscrire au CEA. et difficultés, où on répète que l’effet est plus. » où on répète les mêmes pareil. N’a pas les mêmes contenus fréquenté la contenus chaque année. classe spéciale. chaque année.

Selon les participants, leurs capacités intellectuelles ont été sous-estimées. Par exemple, Lia regrette le fait d’avoir cru ses enseignants qui l’ont découragée de s’ins- crire au CEA sous prétexte qu’elle ne serait pas capable de suivre : « [Ils] m’ont dit de ne pas y retourner parce que j’allais lâcher, puis moi, je les ai crus, fait que j’ai arrêté deux ans sans aller à l’école. » Carl, ayant été diagnostiqué comme dysphasique, raconte à la cinquième séance :

Moi, mon intelligence était pour secondaire... quand j’ai fait ma troisième année à cette école-là, mon intelligence était pour un secondaire 3. Mais ils ne voulaient pas me faire monter. C’est pour ça que j’ai resté 5 ans de temps à faire du primaire. […] ils voulaient que je suive le rythme des autres élèves […] si exemple les onze, tu sais, moi, je suis le douzième élève exemple, les onze autres, si ils sont en 4e année [du primaire] puis moi, je serais en secondaire, je pourrais être en secondaire 1, je pouvais pas parce qu’il a fallu que je les suive eux autres. […] J’aurais pu rester dans ces classes-là pis faire secondaire 1-2-3-4-5, mais ils ne voulaient pas me faire monter

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[…] parce que mon prof, ça lui tentait pas de m’enseigner du secondaire 1. Parce que tous les autres étaient au primaire, elle ne voulait pas enseigner les deux matières […] tu sais du secondaire 1 puis du primaire.

Dans le cas de Raoul : « Pourquoi je n’ai pas eu mon diplôme? Ben, quand j’étais en 6e année, ils m’ont câlissé dans une classe de retardé mental. […] Il faut que je fasse mon secondaire à l’école. Ils m’ont empêché de l’avoir. »

Ainsi, à partir de leurs propos, les participants se voyaient exclus du cheminement scolaire régulier pour différentes raisons. En réalité, leurs propos semblent coïncider avec les données de l’étude de Toupin, Dubuc et Audette (1997) cité par Déry et al. (2005) : il serait difficile pour un élève de sortir du cercle vicieux qui se produit lors- qu’il fréquente une classe spéciale, car il risque de continuer d’être placé en classe spéciale l’année suivante. Les six participants ont néanmoins parlé de leur espoir de réaliser leurs projets de vie. Par exemple, leur désir d’obtenir le diplôme d’études secondaires pour accéder à des programmes d’études professionnelles. De plus, la perception de leur participation à l’intervention était positive. D’une part, les par- ticipants se sont montrés satisfaits d’avoir eu un espace pour créer des dessins en toute liberté, pouvoir y réfléchir et mieux se connaître. D’autre part, ils se sentaient valorisés grâce à la possibilité d’être entendus. Par exemple, Fabi a exprimé qu’elle se sentait « un peu importante ».

Les participants ont dévoilé leur vie et leurs sentiments les plus profonds. Par exemple, Max dit tout en posant la main sur sa poitrine : « parfois ça fait du bien de parler de ce qu’on a sur le cœur ». Cet élève a obtenu 99 % à l’examen de mathématiques durant sa participation et son enseignant a remercié la chercheuse à deux reprises, en attri- buant l’amélioration de sa note à l’intervention. Un an plus tard, nous avons contacté Max pour lui demander ce qui s’était passé, et il nous a expliqué qu’il avait pu laisser de côté les questions de cœur qui le préoccupaient, étant donné qu’il avait l’occasion d’en parler à quelqu’un de confiance, et ainsi mieux se concentrer en classe.

Regard critique sur l’exclusion scolaire des participants

Nos résultats indiquent que les six participants ont été capables de créer des dessins à partir d’une simple consigne les invitant à dessiner librement. Ils ont su les expliciter et les interpréter en tissant des liens avec leur vécu. Ils ont explicité leurs dessins de manière claire et cohérente. Ils se sont exprimés de manière symbolique et méta- phorique tout en faisant des analogies à partir des significations qu’ils attribuaient aux éléments dessinés pour mieux comprendre leurs dessins. Ainsi, ils ont exercé les rôles de l’intelligence et de la conscience (Piaget, 1964, 1967). Ils ont été capables de se concentrer à chaque séance, qui durait une heure. Ils ont aussi très bien géré leurs émotions, étant donné que chaque dessin reflétait leurs expériences très personnelles. D’une part, les participants ont manifesté leurs capacités créatrices,

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intellectuelles et de prise de parole durant l’activité créatrice et réflexive que nous leur avons proposée. D’autre part, leurs propos semblent indiquer que leur intelli- gence a été sous-estimée dans le passé.

Si nous revenons sur les résultats obtenus par l’étude de Déry et al. (2005), qui montrent que « les difficultés de comportement des élèves scolarisés en classe spé- ciale ne sont pas plus sévères que celles des élèves intégrés en classe ordinaire » (p. 15), nous nous demandons si, dans le cas de nos participants qui ont fréquenté les classes spéciales et qui ont pris des psychotropes, la perception de l’intelligence des élèves par les enseignants et la manière de poser le problème des « troubles de com- portement » et des « difficultés d’apprentissage » pourraient être reliées. D’ailleurs, comme présenté plus haut, le diagnostic de TDA de Fabi était une erreur médicale.

CONCLUSION

Les résultats de cette étude indiquent qu’il a été possible d’amener les jeunes adultes rencontrés, exclus du cheminement scolaire régulier, à créer des dessins variés et à mieux se connaître en prenant la parole au sujet de leurs dessins. Ils ont manifesté leurs capacités créatrices et intellectuelles. À partir du cadre conceptuel que nous avons adopté, et selon notre interprétation, les résultats indiquent que les parti- cipants ont exercé les rôles de l’intelligence et de la conscience en passant par les étapes illustrées dans la figure suivante :

Figure. Étapes accomplies par les participants

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 89 www.acelf.ca La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une approche dialogique

Il a été possible également d’amener les participants à reconnaître l’inversion des rôles lors des séances, ce que nous interprétons comme étant favorable à la mise en place de l’action dialogique et à la conscience de leurs capacités.

Nous pensons que des interventions basées sur le dessin libre pourraient être implantées dans les écoles secondaires et dans les CEA, auprès d’élèves à risque de décrochage ou pas, pourvu que l’intervenant incarne l’action dialogique, en particu- lier le désir authentique d’apprendre avec les élèves (Freire, 2006).

Enfin, le dessin libre et son explicitation dans une approche d’action dialogique se sont avérés des moyens de libre expression et de soutien socioémotionnel des parti- cipants. De fait, une relation de confiance entre la chercheuse et les participants s’est instaurée progressivement grâce au principe de l’action dialogique.

Notre étude avait plusieurs limites. Par exemple, nous n’avions pas un nombre significatif de participants. Nous avons seulement entendu le point de vue des élèves. Une étude plus large, avec la participation des enseignants, pourrait faire émerger des données complémentaires et éclairantes. Nous proposons que d’autres recherches soient mises en place à partir des deux questions suivantes : 1) Avons- nous rencontrée des cas exceptionnels ou d’autres élèves ayant été scolarisés en classe spéciale au Québec auraient-ils des témoignages relatifs à la sous-estimation de leurs capacités? 2) Y aurait-il un rapport entre la perception de l’intelligence des élèves par les enseignants et la manière de poser le problème des « troubles de com- portement », ainsi que des « difficultés d’apprentissage », lorsqu’il s’agit du placement de certains élèves en classe spéciale?

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Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire

Fabienne HANNEQUART-FORTIN Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Maryvonne MERRI Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire

Fabienne HANNEQUART-FORTIN Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Maryvonne MERRI Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Note des auteures : RÉSUMÉ Nous remercions Danielle Desmarais, professeure à l’École de travail social de l’UQAM et son Cette étude analyse l’interprétation de l’agir de trois jeunes en situation de raccro- équipe de recherche, PARcours, pour l’accès à leurs données et pour la chage scolaire aux diverses étapes de leur trajectoire, selon les types de discours réalisation des trois entretiens avec employés lors des récits autobiographiques. Nous adoptons une typologie de l’inter- les élèves dont le récit constitue le socle de cette recherche. prétation de l’agir selon deux axes (axes de l’agentivité et de la typicalité) et nous ana- lysons la construction de cette interprétation par l’articulation des types de discours. L’analyse révèle les négociations des jeunes avec les normes et les structures sociales, explicitées par le discours théorique ou présentes implicitement dans le discours interactif direct. La narration situe l’individu par rapport aux expériences d’autrui, et le discours interactif rapporté introduit des moments émergents dans la trajectoire ou illustre le fonctionnement typique des institutions. Enfin, le discours interactif direct donne lieu à une négociation de sens avec l’intervieweur pour partager ou généraliser l’expérience. Malgré des positions sociales et scolaires comparables, les jeunes engagent leur responsabilité à des niveaux variables sur l’axe de l’agentivité,

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d’une adhésion aux normes de responsabilisation et d’autonomie sur le mode de la culpabilité à une mise en défaut de l’institution scolaire par le décrochage.

Authors’ note: ABSTRACT We thank Danielle Desmarais, professor at the UQAM School of Social Work and her research team Types of narratives and interpretations of the behaviour of young drop- (PARcours) for giving us access to their data and for conducting the outs returning to school three interviews with the students whose story is the basis of this study. This study analyzes the interpretation of the behaviour of three young dropouts at various stages of their return-to-school trajectory according to the types of dialogue used in autobiographical narratives. We adopt a typology of the interpretation of behaviour according to two axes (agency and typicality) and we analyze the construc- tion of this interpretation by structuring the types of discourse. The analysis reveals how these young people deal with norms and social structures, explained either by theoretical dialogue or implicitly present in direct interactive dialogue. Narrative situates the individual in relation to the experiences of others, and the reported interactive dialogue brings up moments that emerge in the trajectory or illustrates how the institutions typically operate. Finally, direct interactive speech gives rise to a negotiation of meaning with the interviewer to either share or generalize the experience. Despite comparable social and educational positions, young people take varying levels of responsibility on the axis of agency, from adherence to the norms of individual responsibility and autonomy to dropping out due to the failure of the academic institution.

RESUMEN

Nota de los autores: Tipos de discursos e interpretaciones del actuar de los jóvenes en situa- Agradecemos a Daniel Desmarais, ción de reinserción escolar profesora de la Escuela de trabajo social de la UQAM y a su equipo de investigación, PARcours, por Este estudio analiza la interpretación del actuar de tres jóvenes en situación de rein- el acceso a sus datos y por la realización de tres entrevistas serción escolar en las diversas etapas de sus trayectorias, de acuerdo con los tipos con los alumnos cuya historia de discurso empleados durante las historias autobiográficas. Hemos adoptado una constituye la piedra angular de esta investigación. tipología de la interpretación del actuar que utiliza dos ejes (los ejes de la agentividad y de la tipicalidad) y analizamos la construcción de esta interpretación mediante la articulación de los tipos de discurso. El análisis muestra las negociaciones de los jóvenes con las normas y las estructuras sociales, especificadas por el discurso teórico, o presentadas implícitamente en el discurso interactivo directo. La narración sitúa al individuo en relación con las experiencias de otros, y el discurso interactivo reportado introduce momentos emergentes en la trayectoria o ilustra el funciona- miento típico de las instituciones. Finalmente, el discurso interactivo directo genera una negociación de significados con el entrevistador para compartir o generalizar la experiencia. A pesar de las posiciones sociales y escolares comparables, los jóvenes

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instan su responsabilidad a niveles variables sobre el eje de la agentividad, de una adhesión a las normas de la responsabilización y la autonomía sobre el modo de la culpabilidad hasta una deficiencia de la institución escolar en la deserción.

INTRODUCTION

Le décrochage scolaire est défini comme l’abandon de la formation générale sans obtention d’un diplôme d’études secondaires ou d’une formation qualifiante (Ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2015). Il concerne 24 % des élèves de milieux défavorisés1 (Bulletin statistique de l’éducation, 2015). Une partie de ces élèves raccrochent et s’inscrivent dans un Centre d’éduca- tion des adultes ou un organisme communautaire de lutte au décrochage.

Une perspective épidémiologique domine dans la recherche sur le décrochage sco- laire (Fortin, Marcotte, Potvin, Royer et Joly, 2006; Janosz et al., 2013). Des corrélations sont observées entre deux catégories de variables, les unes décrivant la personne et sa famille, et des inégalités sociales, de sexe et d’âge, les autres correspondant au décrochage. Les variables de la première catégorie deviennent des facteurs, et les cor- rélations acquièrent valeur de loi (Engeström, 2005; Maxwell, 2004). Cette première perspective écarte l’agentivité de la personne dans son parcours (Engeström, 1987, 2005), c’est-à-dire « les actions intentionnelles, collectives et individuelles, visant la transformation de l’activité » (Engeström, 2005, p. 3). Nous adoptons donc une seconde perspective, fondée sur le récit autobiographique.

Tout récit autobiographique relate des actions et des ruptures, ici celles du décro- chage et du raccrochage, s’additionnant aux multiples ruptures elles-mêmes consé- quentes aux difficultés scolaires (changement d’école, redoublement, etc.) ou fami- liales (déménagement, prise en charge par un service social, etc.). En cours de récit, les jeunes rapportent des interactions avec des personnes importantes dans leur parcours, dialoguent avec le chercheur et se réfèrent à des règles, des scripts sociaux, des normes et des savoirs. Ces discours interactifs ou normatifs se juxtaposent ou s’enchâssent au récit stricto sensu.

Nous décrivons dans cet article comment ces articulations discursives témoignent de la construction d’une interprétation de leur agir par les jeunes en situation de raccrochage scolaire. Nos analyses, portant sur les récits de deux jeunes Québécois et d’une jeune Québécoise, considèrent donc les négociations de ces derniers avec les

1. Les milieux identifiés comme « défavorisés » ont deux caractéristiques : la sous-scolarisation des mères (absence de diplôme d’études secondaires) et l’inactivité des parents (Ministère de l’Éducation du Québec, 2003).

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normes, institutions et structures sociales, leurs interactions avec d’autres acteurs et actrices, de même que les actions et décisions qu’ils considèrent comme marquantes dans leurs parcours de décrochage et de raccrochage scolaires.

LES INTERPRÉTATIONS DE L’AGIR

Nous adoptons deux cadres d’analyse des récits autobiographiques : une typologie de l’interprétation de l’agir (Fillietaz, à paraître), et une typologie des discours qui orga- nisent le contenu thématique (Bronckart et Bulea, 2006) de l’entretien biographique (Baudouin, 2010).

Les axes d’agentivité et de typicalité de l’agir

Le genre autobiographique (Baudouin, 2010; Lejeune, 1975) se caractérise d’abord par un agir principalement – mais non exclusivement – individuel. Par ailleurs, il déli- mite des segments de vie, des évènements et des ruptures ordonnés chronologique- ment. L’agir raconté est donc analysable selon deux axes dont les pôles peuvent être en tension dans un même segment thématique (Filliettaz, à paraître) (voir figure 1) :

– L’axe de l’agentivité relie le pôle individuel de l’agir, comme capacité individuelle de transformer l’environnement selon des intentions et des buts, au pôle collec- tif de l’agir, cadré par les groupes sociaux.

– L’axe de la typicalité relie le pôle schématique ‒ ou typifiant ‒ de l’agir, représenté comme récurrent et habituel, au pôle émergent de l’agir, représenté comme singulier et en rupture avec l’habitude.

Figure 1. Axes de la typicalité et de l’agentivité

Pôle collectif

Axe de la typicalité Pôle shématique Pôle émergent

Axe de l’agentivité

Pôle individuel

Reproduit de Filliettaz (à paraître).

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Les types de discours comme organisateurs des segments thématiques

Le développement de pôles d’interprétation dans un récit autobiographique (Fillietaz, à paraître) requiert l’articulation de types de discours dans un même segment théma- tique (Baudouin, 2010).

Le récit stricto sensu, désigné comme récit interactif par Bronckart (1997), est le type de discours modal d’un entretien biographique. Il scande les évènements survenus à partir d’une origine spatiotemporelle disjointe des coordonnées de la situation d’entretien, évènements dans lesquels le locuteur est impliqué. Les trois autres types de discours permettent l’émergence de nouvelles figures de l’agir selon les axes de l’agentivité et de la typicalité.

Le discours interactif implique les agents présents dans la situation d’interaction dans une forme dialoguée. Il opère, à la différence du récit interactif, une conjonction entre les coordonnées générales de la situation d’entretien et celles du monde créé par le discours. Il peut être direct – lorsque des dialogues ont lieu pendant l’entre- tien – ou rapporté ‒ lorsque des dialogues survenus hors de l’entretien sont rapportés (Bronckart, 1997). Les propos rapportés peuvent également révéler un discours inté- rieur et une négociation avec soi-même.

Le discours théorique crée, comme le discours interactif et par différence avec le récit interactif, un monde discursif conjoint avec celui de la situation d’entretien. Le monde exposé est toutefois autonome du locuteur (Bronckart, 1997; Bronckart et Bulea, 2006). Ce type de discours inclut le discours scientifique, le discours normatif et les proverbes (Baudouin, 2010).

Finalement, la narration crée, comme le récit interactif, un monde discursif aux coor- données disjointes de celles de la situation d’entretien. Elle scande les évènements survenus à partir d’une origine spatiotemporelle à caractère absolu. Par différence avec le récit interactif, elle est autonome du locuteur, faisant intervenir d’autres ins- tances d’agentivité (Bronckart, 1997).

Ces types de discours s’articulent entre eux, tantôt par juxtaposition, tantôt par subordination d’un type de discours mineur à un type majeur (Bronckart, 1997). À l’interface des représentations collectives et individuelles (Bronckart, 2004), les com- binaisons de types de discours permettent ainsi de positionner son agir par rapport à d’autres connaissances, expériences, acteurs ou institutions.

L’analyse fonctionnelle de l’articulation des types de discours dans le récit auto- biographique peut, dès lors, révéler les tensions dans la représentation de l’agir, en particulier sur l’axe de l’agentivité (Filliettaz, à paraître). En effet, selon l’analyse de Bergier et Francequin (2011), l’agir des élèves en relégation scolaire s’appuie sur des éléments porteurs d’espoir ou de normalisation – relatifs à soi-même, à des proches,

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à des institutions ou au système socioéconomique – et contre la relégation sociale, les proches, les institutions ou le système socioéconomique. Cette articulation des agirs individuel et collectif correspond à une articulation des types de discours. Sur l’axe de la typicalité cette fois, les discours théoriques introduisent des représentations schématiques de l’agir, tandis que les autres types de discours peuvent être porteurs d’émergence comme de schématisation.

QUESTIONS DE RECHERCHE

L’objectif de notre démarche est de documenter l’interprétation de l’agir de trois jeunes en situation de raccrochage scolaire, leur négociation avec les normes et struc- tures sociales et leurs interactions avec des acteurs et actrices de l’école, de la famille et du travail. Deux questions guident l’analyse : Quelles sont les articulations de types de discours dans les entretiens autobiographiques? Quelles tensions sur les axes de l’agentivité et de la typicalité émergent de leur articulation?

Nous faisons l’hypothèse que, tout en occupant les mêmes positions sociales et sco- laires, les jeunes peuvent différer quant à leur agir et l’interprétation de celui-ci.

MÉTHODOLOGIE

Méthode d’entretien

Dans le cadre du documentaire L’école pour moi : parcours de raccrochage scolaire2, l’équipe PARcours a rencontré 14 jeunes âgés de 16 à 20 ans et issus de quatre pays3. Dans un entretien autobiographique filmé aux fins du documentaire (Desmarais et Simon, 2007), chacun faisait le récit de son expérience scolaire jusqu’au futur projeté. Pour cet article, les entretiens de deux Québécois et d’une Québécoise ont été choisis pour leur densité thématique et pour la variété des parcours présentés4.

Méthode d’analyse

Dans un premier temps, la trajectoire objective des trois jeunes est reconstituée (voir Annexe). Elle représente la suite et les ruptures des positions sociales, fixées par des catégories institutionnelles (Dubar, 1998), occupées et souhaitées au cours de leur vie.

2. Documentaire réalisé par Jonathan Durand et coordonné par Danielle Desmarais, professeure à l’école de travail social de l’UQAM. Le documentaire est disponible au lien suivant : http://parcours.uqam.ca/ quoi-de-neuf/1-quoi-de-neuf/150-le-documentaire-lecole-pour-moi-en-ligne.html. 3. Ce processus est décrit dans l’article de François-Xavier Charlebois (ce numéro). 4. Les jeunes ont accepté que les verbatim de leurs entretiens soient utilisés à des fins de recherche.

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Dans un deuxième temps, les segments thématiques relatifs à l’agir sont isolés dans le verbatim et réorganisés selon les portions de la trajectoire : « avant le décro- chage », « décrochage », « emploi », « raccrochage », « Centre d’éducation des adultes » et « futur ».

Dans un troisième temps, les types de discours et leur articulation sont identifiés au sein des segments thématiques5.

Dans un quatrième temps, des tensions sont identifiées sur les axes de l’agentivité et de la typicalité, et ce à partir des articulations des types de discours au sein des segments.

RÉSULTATS

Trajectoires objectives

Jonathan, Christiane et Bobby ont entre 18 et 20 ans. Leurs parents possèdent au plus un diplôme d’études secondaires ou professionnelles. Jonathan et Bobby ont des frères ou sœurs ayant décroché, la sœur de Bobby ayant raccroché et obtenu un diplôme d’études secondaires. Tandis que Bobby et Christiane vivent dans deux régions éloignées d’un centre urbain, Jonathan réside à Montréal.

Les trois jeunes vivent des difficultés scolaires. Deux portraits de décrochage se distinguent toutefois : Bobby et Jonathan quittent l’école en première secondaire et travaillent pendant environ trois ans avant de raccrocher, tandis que Christiane « est décrochée » lorsqu’elle doit passer, à 18 ans, au secteur des adultes, faute d’avoir réussi deux cours en cinquième secondaire. Au moment de l’entretien, ils fréquentent tous les trois un Centre d’éducation des adultes, Jonathan et Bobby recevant des pres- tations d’Emploi Québec.

L’entretien de Jonathan est le plus long et riche en informations, en particulier sur sa période d’emploi et sur son raccrochage : 61 segments thématiques sont identifiés, comparativement à 33 pour Christiane et 44 pour Bobby.

Les articulations observées des types de discours

Le type de discours modal est le récit interactif : il intervient dans 72 % des segments analysés pour Jonathan, 82 % pour Christiane et 68 % pour Bobby. Le discours inte- ractif direct vient en second (dans 57 % des segments pour Jonathan, 73 % pour

5. Un consensus est obtenu entre deux chercheuses pour l’identification des types de discours. Nous remer- cions Camille Allard-Lachapelle, étudiante au baccalauréat de psychologie, pour son implication dans cette phase de la recherche.

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Christiane et 55 % pour Bobby). Le discours interactif rapporté et le discours théo- rique s’articulent aux deux types de discours principaux et sont présents dans 15 à 45 % des segments. La narration est plus rare : une occurrence pour Jonathan et Christiane, et trois pour Bobby.

Le récit interactif inscrit le discours dans le genre autobiographique. Les trois jeunes l’emploient pour raconter de façon impliquée les étapes successives de leur parcours. Ils l’emploient parfois seul, tel Jonathan qui raconte l’accumulation de difficultés ayant abouti à son décrochage :

Ils m’ont mis dans une classe de PEP [Préparation aux études professionnelles], sauf que là ça m’a complètement démotivé, parce que je me suis retrouvé avec, genre, les amis de mon petit frère ou… les p’tits frères de mes amis à moi, faque ça m’a complètement découragé. On était pas dans le même monde, on était comme pas, non. Ça fittait, j’fittais comme pas dans ce décor-là, pis j’étais pas motivé à c’te moment là, pour aller à l’école, pour les études pis il fallait… Moi j’habitais plus chez mes parents à ce moment-là, faque là… quand je finissais l’école, je finissais l’école à 4 h, non 4 h moins quart, pis je commençais à travailler à 4 h 15 jusqu’à mi... 11 heures, non minuit moins quart. Pis je faisais ça toutes les jours de la semaine, pis je travaillais samedi, dimanche aussi toute la journée. Déjà que j’étais pas bon à l’école, j’avais pas de temps pour moi pis… j’pouvais comme pas arrêter de travailler, tsé j’avais des trucs à payer, parce que j’habitais chez mon ami, mais fallait quand même que je paye un loyer, pis la bouffe pis toute ça.

Segment 1 – Récit interactif

Le discours interactif direct est également employé seul, en réponse à une question de l’intervieweur.

Soixante-sept pour cent (67 %) des segments articulent toutefois plusieurs types de discours, opérant ainsi des déplacements de l’interprétation de l’agir sur les axes de l’agentivité et de la typicalité. Les types de discours s’articulent selon deux configurations.

La première configuration, l’enchâssement, subordonne un type de discours mineur à un type de discours majeur pour en détailler un aspect. Dans l’exemple suivant, Christiane enchâsse un discours interactif rapporté au récit interactif. Les paroles rapportées interviennent dans l’espace-temps du récit interactif (un vécu d’intimida- tion) et proviennent de ses instances d’agentivité (Christiane et sa mère).

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Récit interactif Discours interactif rapporté [...] j’étais aussi enragée de me faire écœurer, pis toute ça. Pis ça m’enrageait qu’y’avait ma mère me disait juste : « Ignore-les. » personne pour m’aider. Tsé ça m’enrageait aussi que

Tsé, c’est la seule personne qui aurait pu, façon de parler, m’aider ou me soutenir. Pis on dirait que j’avançais pas, j’restais tout l’temps dans Tsé j’disais à ma mère que j’voulais pu y aller. l’même bateau. Fait que sûrement aussi que Elle : « Non, y’en est pas question », pis toute j’étais un peu nerveuse de tout l’temps aller à ça. l’école.

Segment 2 – Enchâssement

La seconde configuration, la juxtaposition, met deux types de discours en appui réci- proque. Dans l’exemple suivant, Bobby juxtapose un discours théorique sur le décro- chage et un récit interactif de son raccrochage. La conjonction tandis que oppose le discours théorique à caractère général au récit de sa situation scolaire.

Récit interactif Discours interactif rapporté Ben tant qu’à moi, toutes les jeunes qui lâchent, y repensent tous, y repensent toutes à leurs affaires comme faut, parce que… tsé à moins que la personne, tsé y peut avoir des bonnes lucks, que tu lâches pis qu’tu pognes une job, t’aimes ça pis t’es ben payé, pis tsé, c’est sûr que la personne va vouloir continuer. Tandis que moi ben moi j’vas l’avoir fait, j’vas Mais si y’arrivait quelque chose un jour, ça peut avoir lâché à 15 ans, j’vas avoir repris à 17 ans, être à 30 ans, à 40 ans qui arrive de quoi que 18 ans, pis j’vas pouvoir avoir fini pareil à faut t’ailles une autre job, faut qu’tu retournes 20 ans mon secondaire. C’est tard, mais au à l’école à 40 ans, 30 ans, c’est pas drôle. moins y va être fini.

Segment 3 – Juxtaposition

Le discours interactif direct : partage d’expérience et de sens avec l’intervieweur

Le discours interactif direct, juxtaposé ou enchâssé à d’autres types de discours, est mobilisé tantôt pour répondre à l’intervieweur, tantôt pour partager son expérience, qui passe alors d’un statut personnel à interpersonnel (pôle collectif de l’axe de l’agentivité). Cet appui sur l’intervieweur se fait à plusieurs niveaux : l’explication des motifs de son action, le travail sur soi, l’argumentation d’une opinion et la prise à témoin d’une expérience passée.

Les trois jeunes rendent intelligibles pour l’intervieweur leurs décisions par le dis- cours interactif direct, tel Jonathan pour qui le raccrochage vise à échapper à la pré- carité de l’emploi :

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Récit interactif Discours interactif rapporté Ça me tente pas de survivre pendant dix ans encore, donc c’est pour ça que ça m’a motivé de revenir à l’école.

Segment 4 – Jonathan, raccrochage

Christiane se saisit, quant à elle, de l’entretien pour interpréter sa tendance à aban- donner (pôle schématique), qu’elle met en tension avec sa décision de s’inscrire à l’éducation des adultes (pôle émergent).

Discours interactif rapporté Récit interactif Discours interactif direct J’me suis dit, comme, comme j’disais : « J’ai jamais commencé quelque chose C’est comme, admettons, j’me pour le finir. J’ai toujours faite suis inscrite au taekwondo, mes choses à moitié. » c’est, genre, du karaté là.

J’ai pas été jusqu’à ceinture noire là. J’ai arrêté. Ça fait blanc, jaune, vert. J’ai arrêté à jaune. Tsé, j’ai fait des cours de danse, j’ai jamais appris à danser au complet. J’ai lâché. J’me décourage, j’baisse tout l’temps les bras. D’après moi, j’ai pas assez d’confiance en moi.

Segment 5 – Christiane, raccrochage

Par le discours interactif direct, Jonathan et Christiane soutiennent que l’école devrait fonctionner comme les Centres d’éducation des adultes. Christiane théorise sur la discipline et la responsabilité à l’école, induisant un mouvement de son expérience personnelle vers le pôle collectif. Le discours interactif direct, contrairement au dis- cours théorique, lui permet de souligner qu’il s’agit de son opinion personnelle.

Regarde c’parce que, moi j’ai pour mon dire l’élève ça y tente pas de faire de maths, ça y tente pas d’avancer, c’est pas ton problème tsé. […] Si ça te tente de skipper un cours, skippe ton cours. C’est ton problème à toi : tu manques de la matière. Tsé moi je vois ça comme ça, mais les profs sont trop sur notre dos, sont tout l’temps là à essayer de nous ramener comme des parents, genre.

Segment 6 – Christiane, avant le décrochage

Enfin, le discours interactif direct est employé pour prendre l’intervieweur à témoin. Bobby dénonce ainsi les réprimandes subies à l’école, et Jonathan emploie le tu pour placer l’intervieweur dans le détail de ses conditions de travail précaires. Ce dernier affirme, par juxtaposition d’un discours théorique au discours interactif direct, que son expérience d’exploitation, bien que révoltante, était inévitable dans le contexte socioéconomique. Des pôles émergent et individuel, son interprétation de son agir se déplace vers les pôles schématique et collectif.

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Récit interactif Discours interactif direct Discours théorique J’me rappelle moi, tsé avant de venir m’inscrire à l’école, j’en ai faite une job, j’me sentais comme, j’me sentais exploité carrément. C’tait, on débarquait des madriers des conteneurs […] Pis là toi t’es payé au conteneur. Pis là toi y fallait que t’en sortes un dans une journée pour être payé quoi, 90-100 piasses. Heille, c’est parce que c’est cordé dur dur dur, tsé faut que tu les tires tes madriers, pis là y’ont 12 pieds de long, sont en paquet ça d’épais. Tsé tu peux, tu te fais exploiter, tsé pas d’études, soit tu fais quelque chose que t’aimes pas, soit tu te fais exploiter ou tu fais des heures de malade. C’est ça pas avoir d’études en 2012.

Segment 7 – Jonathan, emploi

Les trois jeunes font également ressentir à l’intervieweur leurs réussites au Centre d’éducation des adultes. Le pôle individuel de l’échec est repoussé et les réussites émergentes sont associées au contexte institutionnel.

Discours interactif direct Discours interactif rapporté Pis quand tu rentres aux adultes, pis qu’tu vois que les profs sont bons pis qu’tu comprends que tu vas l’avoir, tu vas passer là tsé. T’as un examen, « ah crime, premier examen d’passé. » Deuxième examen passé, aille là, rendu là, on dirait qu’y a pu rien qui va t’arrêter. Pis quand t’as des 60, « ah crime c’pas aussi… » Mais quand tu pètes des 80, 90 en montant, ça encourage quelqu’un, là. Ça rend la confiance en soi. Tu dis : « Là, crime, j’suis capable », j’suis comme : « J’vas avoir été tard, lentement mais sûrement! »

Segment 8 – Bobby, Centre d’éducation des adultes

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Le discours interactif rapporté : ruptures et interactions typiques

Le discours interactif rapporté peut mettre en scène une composante du récit par enchâssement de transactions avec autrui (transactions relationnelles) ou d’un dia- logue intérieur (transactions biographiques) (Dubar, 2015). Il peut également illus- trer, par des exemples ou des contre-exemples, les interactions typiques dans une institution.

L’enchâssement du discours interactif rapporté marque, dans un premier cas, des transactions relationnelles à un moment charnière du parcours. L’agir est alors émergent, avec ou sans agentivité du locuteur. Dans la seule occurrence où un jeune rapporte uniquement sa propre parole dans une transaction relationnelle, Bobby exprime son refus de la relégation en classe adaptée à l’école primaire :

Discours interactif direct Discours interactif rapporté Ben moi j’tais gêné. Juste le fait d’être dans c’te classe là, c’tait pas du monde comme moi. J’avais averti ma directrice que j’voulais pas être dans c’te classe là, parce que c’tait du monde un peu plus lent, tsé. Moi j’avais pas un problème mental là tsé, j’avais un problème d’école.

Segment 9 – Bobby, avant le décrochage

Jonathan rapporte des transactions relationnelles dans le récit de ses changements de classe ou d’école : la négociation avec ses parents pour reprendre l’école après son premier décrochage ou encore la promesse d’aide d’une enseignante par le transfert dans une classe adaptée. Seule la parole de l’enseignante est alors rapportée :

Discours interactif Discours interactif rapporté Puis c’est ça, rendu en cinquième année j’ai eu une prof qui était comme meilleure que les autres, pis... elle, elle a essayé de m’aider du mieux qu’elle pouvait, mais elle s’est rendu compte que… c’est comme s’il m’en fallait plus. Faque elle m’a dit qu’ils allaient m’envoyer dans une autre école où il y a plus d’aide, mais que c’était une école de troubles de comportements : « On sait que t’as pas de trouble de comportement, mais on va t’envoyer là quand même parce qu’il y a plus de soutien comme des orthopédagogues pis des trucs comme ça. » Donc... Ouais, faque c’est ça, j’t’allé, c’est ça.

Segment 10 – Jonathan, avant le décrochage

Enfin, le discours interactif rapporté met en scène, chez Jonathan seulement, des transactions relationnelles fictives évitées grâce au raccrochage : se présenter à autrui comme occupant un emploi subalterne, ou conseiller à un jeune de poursuivre ses

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études sans les avoir terminées soi-même (« Continue d’aller à l’école, mais moi j’ai arrêté en [secondaire]1. »)

Dans un second cas, le discours interactif rapporte des transactions biographiques, toujours à un moment charnière du parcours de vie. Elles concernent en particulier des résolutions, des espoirs et des doutes, déplaçant l’interprétation de l’agir vers les pôles individuel et émergent. Jonathan décrit ainsi son raccrochage comme une rupture avec les emplois précaires : « Un moment donné, assez c’est assez, ça me tentait pu. “Moi j’ai assez donné faque un m’ment d’né c’est assez, je retourne à l’école.” » Le discours interactif de Christiane marque, quant à lui, le contraste entre sa nonchalance antérieure et son incrédulité d’avoir échoué deux cours en cinquième secondaire :

Discours interactif Discours interactif rapporté Façon de parler, secondaire 1-2-3-4…ben 1-2-3, j’dirais, ben 1-2-2-3, j’ai doublé mon secondaire 2, ça me faisait rien. « Pas grave, c’est juste l’école, j’m’en câlisse. » Mais… 4-5, en 4, j’avais toute passé fait que j’étais contente tsé. J’étais fière de le dire là. En 5e secondaire, j’étais pas sûre que j’passais, mais j’étais pas sûre de couler non plus, tsé j’étais comme entre les deux. Mais quand j’ai vu mon bulletin, genre j’avais été porter des CV dans l’été, j’étais persuadée [que] j’avais passé mon secondaire 5, j’marquais avec un DES [Diplôme d’études secondaires] en mains, pis… Mais quand j’ai vu mon bulletin, j’ai faite comme : « Ça se peut pas, là. »

Segment 11 – Christiane, décrochage

Dans un troisième cas, le discours interactif rapporté permet aux trois jeunes de mettre en scène les interactions typiques des institutions scolaires (pôle schéma- tique). Les injonctions de l’école secondaire sont opposées aux interactions cordiales du Centre d’éducation des adultes :

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Discours interactif direct Discours interactif rapporté Récit interactif Le prof, tu parles, y dira pas [Imite un professeur qui crie]

devant toutes les élèves là, y t’bavera pas devant toutes les élèves, tsé y va attendre y va dire « Bobby viens icitte, là j’aimerais ça qu’tu sois plus calme » ou n’importe quoi, tsé y t’parle en privé, y t’parle pas… Nous autres, au secondaire là, tu t’fais baver par un prof en avant de toute la classe, t’as- tu l’goût de t’laisser marcher sur la tête comme on dit? Tu rouspètes. Ça c’était mon pire problème « Arrête de rouspéter, arrête de rouspéter! » J’faisais juste rouspéter. Y’a un prof qui m’disait de quoi… [Imite un professeur] [Je l’achalais] tout le temps. Tandis qu’aux adultes, ben c’est fini c’te temps là.

Segment 12 – Bobby, Centre d’éducation des adultes

La narration : autrui comme exemple ou catégorie

La narration, moins employée, rend compte de l’expérience d’autrui. Certaines nar- rations caractérisent ainsi les marges de manœuvre de l’individu dans l’institution (pôles schématique et collectif). Par l’expérience de sa mère, Jonathan démontre que le Centre d’éducation des adultes fonctionne selon une norme d’autonomie et de « chacun son rythme » :

Discours théorique Narration Comparé aux écoles secondaires normales, aux adultes, c’est ça qui est génial aux adultes parce que t’avances à ton rythme. Si tu veux faire un livre en une semaine, ben tu fais un livre en une semaine. Tsé tu peux comme juste… Ma mère elle a fait, elle est partie de la 6e année pis elle a fait tout son secondaire en six ou neuf mois. Tsé c’est… pis elle a trois enfants à la maison, elle peut pas ouvrir ses livres en arrivant à la maison.

Segment 13 – Jonathan, Centre d’éducation des adultes

D’autres narrations permettent, pour Bobby, de distinguer son expérience de celle d’autrui. Il se situe par rapport aux autres élèves de sa classe adaptée qui n’ont pas

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décroché sans pour autant progresser (pôle collectif) et exprime son agentivité par sa sortie d’un état de stagnation (pôles individuel et émergent).

Narration Récit interactif Y’en a du monde qui était dans c’te classe, qui était avec moi que, quand j’ai lâché sont en secondaire 1, j’ai repris trois ans plus tard y’étaient rendus aux adultes pis y’avaient même pas fini leur secondaire 1. Pis moi j’tais rendu, j’les avais dépassés, pis ça faisait trois ans que j’allais pu à l’école.

Segment 14 – Bobby, décrochage

Le discours théorique : normes, institutions et théorisation des expériences vécues

Le discours théorique porte surtout sur les normes et structures sociales cadrant les décisions des jeunes. Il décrit également le fonctionnement des institutions fré- quentées (école ou emploi). Enfin, pour Bobby et, dans une moindre mesure, pour Christiane, ce type de discours érige des expériences en théories.

Le discours théorique est d’abord employé pour identifier des normes et structures encadrant l’agir des jeunes. Une première catégorie de normes, énoncée par Jonathan (segment 7) et Bobby, concerne l’obtention d’un diplôme d’études secondaires pour occuper un bon emploi et échapper à la précarité et à l’exploitation. Une deuxième catégorie, présente dans le discours de Jonathan, relève de l’âge normal d’obtention du diplôme d’études secondaires, dont il souhaite ne pas s’éloigner. Cet emploi du discours théorique révèle un rapport instrumental à l’école et met en tension les pôles individuel et collectif.

Le discours théorique décrit également les normes comportementales de l’institution scolaire. La description du fonctionnement des Centres d’éducation des adultes est enthousiaste, et la norme d’autonomie y prévaut. Ce fonctionnement, jugé plus res- pectueux, est opposé à celui de l’école secondaire :

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Discours théorique Discours interactif rapporté On dirait que, tsé au secondaire, y’a tout l’temps un prof qui te pousse, « Envoye, travaille, travaille, envoye, envoye »,

tsé. Fait que toi dans l’fond tu fais juste écouter le professeur pis tu travailles, au pire. Mais ici là y’a personne qui va te dire « envoye, travaille ».

T’es à ta place, t’as ta musique. Ça te tente pas de travailler, tu travailles pas. Le prof il va juste te contourner. Tant que tu déranges pas pis que tu cries pas genre. Tsé tandis que ici, c’est vraiment toi qui faut que tu te pousses toi- même fait que si tu veux réussir, pousse. Segment 15 – Christiane, Centre d’éducation des adultes

Le discours théorique est enfin un moyen d’ériger sa propre expérience (pôles indi- viduel et émergent) en règle (pôles collectif et schématique). Christiane, en contraste avec ses comportements à l’école secondaire, affirme qu’il ne sert à rien de parler en classe : « [...] de un, t’avances pas, pis de deux, tu ralentis les gens autour de toi. » De même, Bobby théorise le « bon décrochage » et énonce une théorie psychologique des difficultés vécues au primaire : « Quand tu coules tes examens, couler, après couler, après couler, un moment donné tu viens que t’as pu confiance en toi pantoute, tu penseras jamais que tu vas passer ça ces examens-là. » Ainsi, il se libère d’un stigmate de mauvais élève en normalisant son expérience.

Dans ces discours théoriques, le tu n’interpelle plus seulement l’intervieweur comme représentant du collectif (comme dans le discours interactif direct), mais désigne qui- conque se trouverait dans la même position. L’interprétation de l’agir se rapproche ainsi des pôles collectif et schématique.

CONCLUSION

Nous avons vu que l’articulation des types de discours met en tension des interpré- tations de l’agir sur les axes de l’agentivité et de la typicalité. Nous pensons que ces résultats peuvent guider le développement d’une sensibilité aux types de discours utilisés dans le récit de vie non seulement chez les chercheurs et chercheuses, mais également chez les praticiens et praticiennes, par transposition didactique dans la formation des fonctions des types de discours.

Comme postulé, les jeunes, malgré des positions scolaires et sociales comparables, interprètent de manière contrastée leur agir. En particulier, sur l’axe de l’agentivité, un agir interprété comme individuel peut tantôt adhérer aux normes ambiantes de responsabilisation et d’autonomie, tantôt être mis en tension avec l’institution. Ainsi, le discours interactif direct mobilisé par Christiane témoigne de son attitude passée sur le mode de la culpabilité. Par contraste, le discours théorique de Bobby érige sa

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décision de décrocher en règle contre la relégation imposée par l’école. Dans une posture intermédiaire, le discours interactif rapporté de Jonathan lui permet tantôt de rendre compte de sa résignation face à la relégation scolaire, tantôt de mettre l’ac- cent sur son refus de l’exploitation vécue au travail.

L’existence de ces interprétations contrastées selon les jeunes invite à porter attention aux normes, aux structures et aux personnes intervenant dans le récit autobiogra- phique à travers les types de discours mobilisés. Ainsi, le discours théorique éclaire les normes dont l’individu tient compte pour fonder son agir. La narration indique que la personne se situe par rapport aux expériences d’autrui. Le discours interactif rapporté signale des moments charnières dans la trajectoire, déterminés par autrui ou par soi-même. Il illustre également le fonctionnement des institutions par le dis- cours de ses acteurs. Enfin, le discours interactif direct permet de repérer une négo- ciation de sens avec l’intervieweur pour partager une expérience. L’intervieweur est alors un intermédiaire entre l’individu et le collectif.

En recherche ou en intervention avec les jeunes vivant des ruptures dans leur par- cours scolaire, la sensibilité aux fonctions interprétatives des types de discours per- mettrait donc de repérer des éléments collectifs influents ou repoussés, ainsi que des habitudes et des moments charnières.

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Annexe

TRAJECTOIRES OBJECTIVES DE JONATHAN, CHRISTIANE ET BOBBY

Trajectoire objective de Jonathan

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Trajectoire objective de Christiane

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 113 www.acelf.ca Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire

Trajectoire objective de Bobby

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 114 www.acelf.ca VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux

Danielle DESMARAIS Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Johanne CAUVIER Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux

Danielle DESMARAIS Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Johanne CAUVIER Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada

RÉSUMÉ

Note des auteures : La rupture avec l’école constitue aujourd’hui un problème social que nous proposons La recherche à l’origine de cette d’éclairer par un examen des liens sociaux inscrits dans une perspective globale du contribution a été financée par la Fondation Lucie et André Chagnon. développement humain, à chaque étape de vie. À partir d’entretiens biographiques, nous nous intéressons à un sous-groupe de six jeunes adultes de la grande région de Montréal qui ont en commun d’avoir été abandonnés par leurs parents et pris en charge par des familles d’accueil ou par un centre jeunesse avant de fréquenter un organisme communautaire. Avant leur rupture avec l’école, ces jeunes ont accumulé de graves difficultés et de multiples ruptures dans leur milieu de vie ainsi que dans l’espace scolaire. L’analyse des entretiens biographiques a montré les liens entre les difficultés affectives, cognitives et sociorelationnelles vécues par les jeunes ainsi que la porosité des espaces sociaux dans l’expérience relationnelle. Ces jeunes sont marqués par des blessures morales infligées par un déni de reconnaissance. A contra- rio, dans l’étape de vie actuelle, certaines expériences font apparaître des signes de reconnaissance vécus par les jeunes adultes, notamment la fréquentation d’un orga- nisme communautaire autonome. Cette fréquentation comporte plusieurs facettes participant à leur développement : construction de nouvelles amitiés, création de liens avec les pairs grâce à la participation à des activités intéressantes, autonomisa- tion, sollicitude, etc.

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ABSTRACT

Author’s note: The trajectory of young people in difficulty and social connections This study was funded by the Lucie and André Chagnon Foundation. Dropping out is currently a social problem. We would like to shed light on this phe- nomenon by examining social connections in line with a global perspective of human development at each stage of life. Working with biographical interviews, we look at a sub-group of six young adults from the greater Montreal area who were all aban- doned by their parents and either sent to foster care or a family youth center before attending a community organization. Before dropping out, these young people had encountered serious difficulties and many disruptions in their living environments and at school. The analysis of the biographical interviews revealed links between the affective, cognitive and socio-relational problems the individuals experienced poro- sity in the social spaces of relational experience. These young people are marked by psychological wounds caused by denial of recognition. Conversely, in their current stage of life, some experiences give these young students a sense that they are being recognized. These include attending a self-directed community organization, which affects their development in many ways, such as through building new friendships, creating relationships with peers, participation in interesting activities, empower- ment, care, etc.

RESUMEN

Nota de las autoras: Trayectoria de jóvenes con dificultades y vínculos sociales La investigación en la que se basa esta contribución fue financiada por la Fondation Lucie et André La ruptura con la escuela constituye actualmente un problema social que trataremos Chagnon. de aclarar a través del examen de los vínculos sociales inscritos en una perspectiva global del desarrollo humano, en cada etapa de la vida. A partir de entrevistas bio- gráficas, nos interesamos a un sub-grupo de seis jóvenes adultos de la gran región de Montreal que tenían en común el hecho de haber sido abandonados por sus padres y haber estado bajo la tutela de familias adoptivas o en un centro para jóvenes, antes de frecuentar un organismo comunitario. Antes de su ruptura con la escuela, esos jóvenes acumularon graves dificultades y múltiples rupturas con su medio de vida, así como con el espacio escolar. El análisis de las entrevistas biográficas muestra los vínculos entre las dificultades afectivas, cognitivas y socio-relacionales experimenta- das por los jóvenes así como la porosidad de los espacios sociales en la experiencia relacional. Dichos jóvenes fueron marcados por las heridas morales causadas por la negación del reconocimiento. Al contrario, en la etapa actual de sus vidas, ciertas experiencias provocan el resurgimiento de signos de reconocimiento experimentado por los jóvenes adultos, particularmente la frecuentación de un organismo comuni- tario autónomo. Dicha frecuentación comporta varias facetas que contribuyen a su desarrollo: construcción de nuevas amistades, creación de vínculos con los pares gra- cias a la participación en actividades interesantes, autonomización, dedicación, etc.

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INTRODUCTION

La rupture avec l’école avant l’obtention d’un (premier) diplôme est aujourd’hui considérée, d’un point de vue social, comme un problème. Nous pensons pour notre part qu’un tel événement marquant se donnera à comprendre s’il est replacé dans l’ensemble du parcours de vie, et notamment dans l’univers relationnel, concrétisé dans les espaces de vie qui façonnent la personne humaine. La rupture avec l’école s’inscrit dans une succession d’événements, de situations qui se déroulent certes dans l’espace social de l’école, mais qui rejoignent aussi les autres espaces sociaux que sont notamment la famille et le réseau social.

Dans cette foulée, une perspective développementale globale des jeunes adultes – incluant la composante sociorelationnelle de la personne humaine – permet de cer- ner la totalité des ressources personnelles et sociales acquises par le jeune dans l’un ou l’autre de ses espaces de vie pour s’approprier sa vie, son devenir, y compris, le cas échéant, un éventuel retour à l’école.

Dans ce qui suit, nous dresserons d’abord les grandes lignes d’un cadre théorique qui s’inscrit dans un paradigme du développement humain. Dans un deuxième temps, nous indiquerons très brièvement les principaux éléments méthodologiques de la recherche qui sous-tend cette contribution. En troisième partie, nous présenterons les matériaux empiriques concernant les liens sociaux chez des jeunes ayant été abandonnés par leurs parents et pris en charge par des familles d’accueil ou en milieu fermé. Enfin, en quatrième partie, nous proposerons quelques pistes d’interprétation.

CADRE THÉORIQUE

Pour comprendre l’importance des liens sociaux dans le développement humain de jeunes en difficulté, nous nous sommes appuyées sur des théories issues de disci- plines complémentaires, lesquelles proposent une appréhension globale de l’humain structurée selon les étapes de vie : en psychologie, les théories de l’attachement; en philosophie, la théorie de la reconnaissance et les éthiques de la sollicitude; en éducation, la théorie des capabilités. Ces théories s’articulent ici dans ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la théorie des parcours de vie (Gaudet, 2013; Lalive d’Epinay, Bickel, Cavalli et Spini, 2005) qui, de notre point de vue, permet de cerner le développement de l’humain comme un processus inscrit dans une temporalité biographique, en articulant les pratiques (Bertaux, 1976) des sujets-acteurs dans la totalité des espaces sociaux investis, des situations vécues et des rapports sociaux qui les traversent. Pratiques et espaces sociaux sont structurés temporellement, notam- ment autour d’événements marquants, de bifurcations, de ruptures et de transitions dans le parcours de vie (Desmarais, 2016).

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Avec Nussbaum, nous définissons le paradigme du développement humain comme « les chances ou “capabilités” dont chaque personne dispose dans des domaines essentiels qui vont de la vie, de la santé et de l’intégrité corporelle à la liberté et à la participation politique et à l’éducation » (Nussbaum, 2011, p. 36). Les capabilités interactionnelles composent la première grande catégorie de capabilités dans la pro- position théorique de Nussbaum (2011).

La petite enfance et l’enfance constituent des étapes cruciales d’acquisition de ressources développementales, ou capabilités. Ces apprentissages formeront l’in- frastructure des compétences sociales et intellectuelles, la régulation des affects et le sens de soi (Cozolino, 2012), mais aussi le sens de l’autre. Comme le rappelle Nussbaum (2011), les êtres humains naissent sans défense. Ici, Nussbaum rejoint les éthiques de la sollicitude (Brugères, 2006, 2009; Tronto, 2009) qui postulent que nous sommes tous et toutes vulnérables et interdépendants. « Les premières expériences du nouveau-né sont faites d’une alternance irrégulière de moments d’épanouis- sement total, où le monde entier semble tourner autour de la satisfaction de ses besoins, […] et d’une conscience déchirante de sa propre vulnérabilité » (Nussbaum, 2011, p. 43). Le narcissisme infantile et la tendance à dominer, caractéristiques du développement de l’enfant, seront d’autant mieux canalisés que le petit d’humain pourra expérimenter la réciprocité et l’aide mutuelle (Nussbaum, 2011) à la fois comme disposition et comme pratique (Tronto, 2009), mais aussi comme « politique de la relation » (Snauwaert, 2015, p. 23), et ce, dès l’enfance ainsi qu’à toutes les étapes ultérieures de développement. En tant que perspective du développement humain, les éthiques de la sollicitude sont inscrites dans l’action et affirment l’importance de la responsabilité (Noddings, 1984), ce qui prendra une connotation toute spécifique à l’adolescence.

Les théories de l’attachement, pour leur part, mettent de l’avant l’hypothèse de la construction chez l’enfant d’un modèle interne opérant, constitué de modèles men- taux comprenant les représentations mentales de soi et des autres qui guideront le comportement, de même que les sentiments, l’attention, la mémoire et les pensées dans les relations ultérieures de l’individu (Leblanc, 2007). Le modèle interne opérant va structurer l’univers relationnel de l’enfant à partir des interactions que ce dernier entretiendra avec la figure d’attachement primaire, généralement la mère, puis avec les autres personnes significatives qui évoluent autour de lui et qui, chacune à sa façon, le reconnaîtront en tant que sujet et lui permettront de développer des res- sources différentes et complémentaires. En effet, pour développer son individualité, l’humain a besoin de reconnaissance par autrui (Honneth, 2008). La reconnaissance est étroitement liée au développement des liens d’attachement. L’idée que chacun se fait de soi dépend de la possibilité de se voir confirmé dans l’autre. La reconnaissance prend trois formes. L’enfant expérimentera d’abord la reconnaissance comme sujet de désir, dans l’amour. Suivra, très tôt, la reconnaissance sociale (de Gaulejac, 2009) en tant que sujet sociohistorique. Enfin, dès que commence l’éducation scolaire, devrait s’ensuivre la reconnaissance juridique en tant que sujet de droit. Le déni de

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reconnaissance, a contrario, prend trois formes : le mépris de l’intégrité physique, qui entraîne ce que Honneth appelle la mort psychique, l’exclusion sociale, qui entraîne la mort sociale et, enfin, la négation de la valeur sociale, qui entraîne la perte de l’es- time de soi. Le déni de reconnaissance, qui se manifeste dans l’expérience du sujet par un fort sentiment d’injustice, crée une blessure morale (Honneth, 2004, 2008).

Si tout va bien, les enfants vont ressentir progressivement gratitude et amour pour les adultes qui s’occupent d’eux et subviennent à leurs besoins. Ils développent la capa- bilité de penser le monde à partir du point de vue de ces personnes, ce qui permettra de développer l’empathie, « un point d’appui important pour former des émotions sympathiques qui sont à leur tour corrélées avec un comportement d’assistance » (Nussbaum, 2011, p. 50-51), autant de capabilités essentielles à la vie en société. En théorie de la cognition sociale, la découverte de neurones miroirs (Rizzolatti, cité dans Cyrulnik, 2016) s’ajoute maintenant aux théories du développement affectif pour montrer que le développement de certains neurones s’oriente spécifiquement vers la création de liens entre les personnes, par une finalité de représentation de l’action de l’autre.

À l’adolescence, la pensée formelle et l’accroissement de ses capacités réflexives vont permettre au jeune de réévaluer ses relations d’attachement avec ses parents et de formuler son propre point de vue. De plus, la mentalisation s’accroît (Atger, 2015). Simultanément, les jeunes se décentrent de la famille pour construire de nouveaux liens d’attachement tant avec d’autres adultes qu’avec les pairs. Or, la famille conti- nue d’exercer une influence sur le développement des jeunes chez qui le sentiment de sécurité va s’appuyer sur la confiance en l’accessibilité, la disponibilité et la sen- sibilité des figures d’attachement familiales. Un attachement sécurisant protégera mieux le jeune contre certains problèmes éventuels tels que la détresse psycholo- gique, et plus spécifiquement l’anxiété et la dépression (Desmarais et al, 2000), ainsi que les conduites socialement déviantes (Claes, 2004). À l’inverse, des liens familiaux insécurisants peuvent entraîner des problèmes tels que les tentatives de suicide, la toxicomanie, la délinquance, etc.

Certains écueils guettent toutefois le jeune dans son expérience nouvelle de vie de groupe avec les pairs : la déférence envers l’autorité et la pression des pairs (Nussbaum, 2011). La solidarité de groupe est appréciée parce qu’elle fait vivre un sentiment d’invulnérabilité par procuration. De plus, « la docilité à l’égard de l’auto- rité est un trait commun de la vie de groupe et la confiance dans un dirigeant perçu comme invulnérable est une des manières classiques pour le fragile ego de se proté- ger contre l’insécurité » (Nussbaum, 2011, p. 56). En l’absence de responsabilités, les personnes peuvent adopter des comportements humiliants et stigmatisants.

La perte et le traumatisme – et plus particulièrement la négligence, la maltraitance physique, sexuelle et émotionnelle – ainsi que la violence familiale ont des consé- quences graves sur le bien-être émotionnel et le développement des capacités

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sociales d’un individu, voire sur l’apprentissage (scolaire) ainsi que, plus globalement, sur le regard que l’individu porte sur lui-même, les autres et le monde extérieur. Afin qu’une personne puisse dépasser un passé traumatique, plusieurs chercheurs sou- lignent l’importance de trouver sur sa route un adulte significatif auquel la personne pourra s’attacher. Il s’agit ici de la théorie de la figure d’attachement supplémentaire (Bombèr, 2012; Cyrulnik, 1999).

Ainsi, le paradigme du développement humain nous permet d’examiner chaque étape du parcours de vie en repérant ce sur quoi le jeune peut s’appuyer – soi, les autres, le monde –, en particulier sur le plan des liens sociaux, tout en prenant acte des situations vécues antérieurement.

CONTEXTE, CADRE ET ÉLÉMENTS MÉTHODOLOGIQUES

La recherche participative à l’origine de la présente contribution a été menée avec trois principaux partenaires, à savoir les coordonnateurs et les coordonnatrices de trois regroupements d’organismes communautaires autonomes jeunesse de la grande région de Montréal1.

Cette recherche comprend des entretiens biographiques réalisés avec 28 jeunes; ces entretiens couvraient toute la temporalité biographique et tous les espaces de vie. Les critères de sélection des jeunes étaient les suivants : être âgés de 16 à 24 ans; être sans diplôme; ne plus fréquenter l’école secondaire et avoir opéré une rupture personnelle avec elle; fréquenter un organisme communautaire autonome de la grande région de Montréal au moment de l’entretien (hiver/printemps 2015); avoir l’intention de s’engager ou être déjà engagés dans un projet de vie qui inclut un volet de formation. Les entretiens biographiques comprenaient deux parties : dans une première partie, les jeunes (volontaires) étaient invités à raconter leur histoire, dans toutes les sphères de leur vie, les consignes étant minimales et, dans la deuxième partie de l’entretien, l’intervieweur recueillait des informations objectives de type sociodémographique auprès du jeune.

L’analyse qualitative du contenu du récit a été pratiquée tabula rasa. Chaque récit a donc d’abord été analysé dans sa globalité. Ce long processus de déconstruction/ codage et de reconstruction par catégories conceptualisantes (Paillé et Muchielli, 2016) de chaque récit a conduit notamment à une reconstruction du parcours de chaque jeune par type de situation familiale d’origine. Cette stratégie vise, ultime- ment, à une comparaison des parcours de vie et à une analyse du développement des capabilités par groupe de jeunes, ces deux finalités se trouvant inscrites dans une dialectique du singulier et de l’universel.

1. Les trois regroupements sont : le Regroupement des Auberges du cœur du Québec (RACQ), le Regroupement des organismes communautaires autonomes jeunesse du Québec (ROCAJQ) et le Regroupement des orga- nismes communautaires québécois de lutte au décrochage (ROCLD).

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Dans la suite de ce texte, nous nous intéressons à un sous-groupe de six jeunes qui ont en commun d’avoir été abandonnés par leurs parents et pris en charge par des familles d’accueil ou par un centre jeunesse. Les trois filles ont en moyenne 18 ans et les garçons, presque 22 ans. Ces six jeunes fréquentent un organisme communautaire autonome depuis 19 semaines, en moyenne.

LES LIENS SOCIAUX DANS LES PARCOURS DE SIX JEUNES

Dans une perspective biographique, nous présentons une analyse descriptive des récits selon les étapes de vie vécues par les jeunes, de l’enfance à l’adolescence et jusqu’à l’étape actuelle, celle de l’entrée dans l’âge adulte.

Liens sociaux durant l’enfance

Durant l’enfance, les liens sociaux des six jeunes se construisent dans une famille dysfonctionnelle. À l’école, les difficultés relationnelles sont catalysées par de très nombreuses ruptures dans le parcours et se reflètent dans le comportement.

Histoire et situation familiales

Aucun de ces jeunes ne vit en totalité la période de la petite enfance et de l’enfance avec la famille nucléaire. La moitié des jeunes vivent des placements en famille d’accueil ou en centre jeunesse (en foyer de groupe). Il ne peut s’être développé de liens d’attachement avec le père, qui est absent de la vie des six jeunes. Il n’exerce pas de fonction éducative. Il n’est pas non plus présenté dans les récits des jeunes comme une figure positive. Alexandre est toutefois le seul qui exprime de la rancune et de la colère envers le père. La mère n’est pas présente de façon continue dans l’histoire de la petite enfance et de l’enfance des jeunes, au moins pour cinq d’entre eux2. Globalement, elles sont absentes physiquement ou émotionnellement, elles se sentent débordées par leur rôle de mère ou, encore, elles vivent de graves problèmes tels que la schizophrénie ou la toxicomanie. La mère de Lucie est schizophrène. Son comportement apparaissait imprévisible et parfois violent dès la petite enfance de Lucie. Les propos de Lucie reflètent l’instabilité et l’insécurité vécues, ce qui l’a conduite, dit-elle, à se construire une bulle et à se déconnecter de ses émotions.

Par ailleurs, une fille et un garçon ont vécu des abus sexuels répétés dans leur famille, un mépris de leur intégrité corporelle, une véritable mort psychique. Ces deux jeunes associent ces expériences traumatisantes à une image négative d’eux-mêmes. Dans les propos de Clara, la blessure morale est toujours présente : « J’ai jamais osé

2. On ne sait à peu près rien de l’enfance de Marie.

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m’affirmer pis parler dans ma vie. » Alexandre, pour sa part, vit chez ses grands-pa- rents. Isolé, il avoue qu’aux yeux de sa famille, il était le diable en personne. À ce moment de sa narration, Alexandre ajoute qu’il a déjà eu des idées suicidaires.

Parcours scolaire au primaire et liens sociaux

Comme l’expérience familiale, le parcours scolaire structure les liens sociaux des jeunes. Les jeunes qui nous concernent ont accumulé de graves difficultés et de multiples ruptures au cours du parcours scolaire au primaire. Étant donné les chan- gements constants de lieu d’habitation, dans une vie partagée entre la mère et un placement en centre jeunesse, les trois jeunes hommes ont vécu plus de ruptures dans le parcours scolaire que les filles : retenues, suspensions, expulsions et nom- breux changements de classe et d’école, dont plusieurs en cours d’année. Les garçons éprouvent plus de difficultés scolaires que les filles. Ils ont doublé des classes dès le premier cycle du primaire. Et, enfin, ils ont aussi connu les classes spéciales dès le primaire. Ces multiples ruptures additionnées du milieu de vie et de l’école, ajoutées à des situations de négligence, de maltraitance, de violence familiale et, conséquem- ment, de vécu affectif déstructurant, handicapent les jeunes dans le développement de capabilités interactionnelles.

Maxime et Benjamin attribuent leurs difficultés scolaires à leur comportement. Benjamin, pour sa part, avoue avoir de la difficulté à fonctionner en groupe. C’est avec ce constat qu’il explique son comportement violent. Benjamin, Alexandre, Maxime et Marie affirment tous qu’ils ont été victimes d’intimidation «très souvent » durant l’école primaire. En réaction à cette intimidation, Benjamin adopte des com- portements violents qui lui valent des sanctions et un placement en centre d’accueil3 où là, il vit une violence systémique. Par ailleurs, Alexandre raconte qu’il est initié au « pot »4 dès le primaire par une cousine et en consomme en classe; il sera alors expulsé de l’école une seconde fois.

Les trois filles relient explicitement les épreuves vécues dans l’une et l’autre des sphères. Les propos de Lucie et ceux de Clara associent leurs difficultés scolaires dès le primaire aux épreuves vécues dans la famille. À l’inverse, Marie, qui affirme avoir toujours eu des tendances violentes, y compris dans sa vie familiale, en détermine la source à l’école, chez ses pairs. Cet univers relationnel a amené Marie, ainsi que Lucie et Maxime, à vivre beaucoup de rejet, d’isolement, de solitude et de vulnéra- bilité à l’école primaire. Lucie se décrit comme une enfant « en retrait, très timide, lunatique ». En raison de ses difficultés d’apprentissage, Lucie est transférée dans une école spécialisée où, cette fois, elle vivra de la sollicitude de la part de ses ensei- gnantes et enseignants.

3. Un centre d’accueil est un milieu de vie fermé pour jeunes relevant de la Direction de la protection de la jeunesse. 4. Le « pot » est un mot familier pour désigner la marijuana.

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Liens sociaux durant l’adolescence

Plus encore que durant l’enfance, le parcours de vie à l’adolescence est marqué pour les six jeunes par les transitions, les ruptures, tant dans le milieu de vie que dans le milieu scolaire, bref, par une succession d’événements marquants qui déterminent les liens sociaux, jusqu’à la rupture avec l’école. Dès le début de la période de l’ado- lescence, les six jeunes sont pris en charge à temps plein par les structures étatiques de protection de la jeunesse. Le milieu de vie est associé à la violence et, pour les garçons, à de nombreuses fugues ainsi qu’à une consommation excessive d’alcool et de drogue.

Milieu de vie à l’adolescence

Les comportements délinquants des garçons entraînent, par un effet de boucle de rétroaction, des tensions additionnelles avec les adultes qui les entourent dans le milieu de vie et provoquent inévitablement un retour en milieu fermé5.

À 15 ans, Maxime est constamment ivre, alors que Benjamin réussit à vivre des périodes sans abus d’alcool. Alexandre, pour sa part, fugue, se retrouve dans la rue, consomme des drogues dures, y compris des drogues par injection. Alexandre a vécu dans la rue durant six ans, une période de grande solitude. Se succèdent ainsi dans leur vie des périodes en centre fermé et en foyer de groupe, des vols, des fugues, des périodes de consommation et de vente de drogue associées, pour Maxime, à la fré- quentation d’une jeune fille elle-même consommatrice.

Le milieu de vie des filles à l’adolescence ne leur permet pas de développer des capa- bilités interactionnelles. Bien qu’ayant connu un premier placement à des moments différents – Lucie est placée en famille d’accueil dès l’âge de 3 ½ ans, Clara, à 13 ans, et Marie, à 15 ans –, elles vivent toutes trois un déni de reconnaissance. Clara précise ne pas avoir « vraiment créé de liens » avec les quatre familles d’accueil dans les- quelles elle a été placée, à l’exception de la mère de l’une d’elles qu’elle a appréciée. Cette mère a donc constitué pour Clara une figure d’attachement supplémentaire. Lucie, pour sa part, exprime le fort besoin, ressenti vers 12-13 ans, d’être « soute- nue, aimée, écoutée », un besoin non comblé par les familles d’accueil. Durant cette période, Marie fait deux tentatives de suicide, dont une en se précipitant dans un coma éthylique par l’absorption simultanée d’alcool, de drogue et de médicaments.

5. Il s’agit d’un milieu de vie où le jeune n’est pas libre de quitter l’établissement pendant la période où il est pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse.

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Parcours scolaire au secondaire

Les jeunes éprouvent tous de graves difficultés scolaires dès le début du secondaire. La grande majorité d’entre eux vivent de très nombreux changements d’école durant leurs années de secondaire, notamment des va-et-vient constants entre les écoles de centre jeunesse et les écoles de quartier. À titre d’exemple, en cinq ans, Maxime fréquente au moins cinq écoles. Par contre, le parcours scolaire de Maxime marque une bifurcation lorsqu’il est placé dans une classe de formation préparatoire au tra- vail (FPT-2)6 : c’est là « que tout a commencé à bien aller ». Cette nouvelle situation lui permet de développer des capabilités interactionnelles avec ses camarades, car « les élèves étaient plus sérieux », et de vivre de la sollicitude de la part de l’enseignant qui « l’a beaucoup aidé ».

Marie et Clara doublent leur première secondaire. Clara avoue ne pas s’être impli- quée dans ses études à l’époque de la mort de sa mère. Benjamin atterrit au secon- daire parce qu’il est « trop vieux » pour le primaire, ayant triplé sa première année et doublé sa troisième année. Pour sa part, Maxime est placé en classe de troubles enva- hissants du développement dès la première secondaire, ce qui lui fait vivre beaucoup de honte face à ses pairs.

Relations avec les pairs

À cette étape de vie au cours de laquelle les pairs prennent une importance grandis- sante, quelques jeunes réussissent à décrire finement les dynamiques relationnelles vécues avec les pairs à l’école. Ils précisent que le désir de développer des relations avec leurs pairs les amène à adopter de nouveaux comportements, satisfaisants ou regrettables. Pour autant, les relations dont il est question dans les récits des jeunes semblent se succéder à un rythme accéléré, sans engagement continu. L’amitié semble côtoyer l’amour indistinctement. Une relation contractée avec un jeune homme entraîne successivement une grossesse pour Clara, un accouchement et une rupture avec le père biologique après six mois de fréquentation. Les jeunes inter- viewés disent leur malaise à l’égard de leurs faibles capabilités interactionnelles avec leurs pairs à l’école. Ils associent cette situation à leur représentation de soi négative. À titre d’exemple, Benjamin avoue que ça n’a pas été facile de créer des amitiés parce qu’il se voit « à part », comme une personne réservée, indépendante et qui s’isole, qui a tendance à refouler ses émotions parce qu’on lui a toujours dit « que c’était pas bien » d’exprimer ses sentiments. De plus, Benjamin, comme Alexandre, s’est toujours fait traiter de « bon à rien ». Clara, pour sa part, face aux amis de sa sœur et de son frère, se voit comme un bibelot. Marie décrit comment, jusqu’en deuxième secondaire, tous les enfants de l’école la détestent. Or, Marie affirme s’en être sortie

6. Le programme de formation préparatoire au travail (FPT), de niveau secondaire, offre une formation en alternance (études/travail) répartie sur trois années scolaires.

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indemne, car, précise-t-elle, elle peut maintenant faire la différence entre les insultes qu’on lui adresse et ce qu’elle est vraiment!

À l’école secondaire, les relations avec les pairs sont associées à l’intimidation que vivent cinq des six jeunes ainsi qu’à la consommation abusive de substances (drogue, alcool), à l’école et à l’extérieur de l’école. Clara ainsi que Marie vivent des expériences très intenses d’intimidation par les pairs, de même que les trois garçons. Marie avoue qu’elle a elle-même déjà posé des gestes d’intimidation à deux reprises « parce qu’a l’méritait ». Certains jeunes réagissent à l’intimidation. Clara se bat avec un élève qui l’insulte. De même, l’intimidation dont Maxime a été victime pendant plus d’une année a cessé, dit-il, parce qu’il a gagné le respect des intimidateurs en se bagarrant avec l’un d’eux. Or, Maxime exprime tout de même son profond malaise à l’égard de ces relations, car les « amis » continuent d’intimider les plus jeunes. Maxime mani- feste ici l’acquisition de capabilités de jugement moral. Maxime insiste pour dire qu’il a gardé le silence sur les conduites d’intimidation dont il était victime. Il encaissait et a appris à ignorer les intimidateurs, dit-il. Peu à peu, sa peur a diminué, mais non la peine et la colère, reflétant ainsi l’acquisition d’émotions sympathiques.

Dans le sous-groupe, les trois filles quittent l’école en moyenne à 16 ans, et les gar- çons, à 15 ans. Les trois garçons précisent qu’ils quittent l’école entre autres parce qu’on ne leur renvoie qu’une image négative d’eux-mêmes dans cet environnement.

Liens sociaux à l’entrée dans l’âge adulte et dans la situation actuelle à l’organisme communautaire autonome

L’atteinte de l’âge légal du statut adulte (18 ans) entraîne des changements massifs dans la vie des jeunes qui nous concernent, car la prise en charge de l’État cesse brutalement. Cette nouvelle rupture dans le parcours des jeunes semble alimenter la précarité de leur existence. Globalement, ils vivent une succession ininterrom- pue d’événements significatifs accompagnés de ruptures. Deux des jeunes femmes expérimentent la maternité, qui prend une place prépondérante dans leur vie. À titre d’exemple, Clara précise que les événements ont été à ce point nombreux dans sa vie qu’elle ne sait pas quoi raconter. Son passé récent inclut : grossesse, interruption des études professionnelles, aménagement d’un appartement, accouchement, soins particuliers à l’enfant, séparation avec le père, démarches en cour, très nombreux déménagements rapprochés (six ou sept en quelques mois) et, à chaque occasion, nouvelles expériences relationnelles avec des colocataires.

Dans l’ensemble du corpus (28 jeunes), la moitié des jeunes sont arrivés à l’orga- nisme communautaire autonome moins d’un an suivant leur rupture avec l’école; cinq de plus fréquentaient déjà un organisme communautaire autonome avant de quitter l’école. Précisons que quatre des six jeunes qui nous concernent ici vivent dans un hébergement offert par l’organisme communautaire autonome, un moment

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de stabilité résidentielle qui pourra servir de tremplin pour anticiper leur avenir, avec l’aide des adultes accompagnateurs de l’organisme.

La durée moyenne de fréquentation d’un organisme communautaire autonome est de 22 mois pour l’ensemble du corpus (28 jeunes). Précisons toutefois que, pour cer- tains jeunes du sous-groupe, la fréquentation est de courte durée : pour deux jeunes hommes, cette durée n’est que d’une à deux semaines. Il apparaît ainsi plus difficile pour ces derniers d’en cerner les acquis. De manière concomitante à leur fréquenta- tion de l’organisme communautaire autonome, une majorité des jeunes opèrent un retour en formation, pour plusieurs au sein même de l’organisme communautaire.

L’expérience actuelle d’accompagnement en milieu communautaire constitue pour les jeunes interviewés une expérience éducative inédite qui comporte plusieurs facettes. La majorité des jeunes apprécie les liens sociaux créés à l’organisme com- munautaire autonome, notamment grâce au partage d’activités. Clara, Lucie et Maxime soulignent l’entraide qu’ils expérimentent à l’organisme communautaire autonome. Benjamin souligne pour sa part l’accueil et l’ambiance chaleureuse qui y règne. Ainsi, le cadre de l’organisme communautaire autonome a permis à Clara et à Lucie de développer leur réseau social. Deux jeunes, toutefois, ne semblent pas vivre un développement de leurs capabilités interactionnelles comme les autres. Marie vit un conflit ouvert avec sa colocataire (de l’organisme). Marie précise qu’elle a peur d’aller vers les autres et peur de leur jugement : « Le jugement et l’abandon, c’est mes deux plus grandes peurs. » Alexandre, pour sa part, est insatisfait du temps que lui accorde un intervenant de l’organisme communautaire autonome en entretien individuel. Alexandre avoue par ailleurs qu’il traverse une période difficile. Il s’isole. Le jeune homme s’interroge : est-il vraiment le vaurien auquel sa famille l’identifie?

Soulignons en terminant que pour deux jeunes, l’étape actuelle de vie semble parti- culièrement porteuse de développement. Maxime souligne que dans son parcours, de nombreuses personnes l’ont encouragé, ce qui l’a aidé à ne pas sombrer dans le désespoir. Maxime veut « essayer d’réussir » pour remonter son estime de soi. Sa mère est fière de lui parce qu’il a stoppé sa consommation; il est en emploi et projette de retourner à l’école. Par contre, l’absence de contact avec son beau-père est source de souffrance pour lui. Maxime et Benjamin mentionnent tous les deux l’importance qu’ils accordent au processus actuel d’autonomisation : le premier, dans l’organisme, et le second, dans sa situation de colocation. Benjamin, animateur scout depuis qu’il a 18 ans, s’occupe du fils de son colocataire. Sa sollicitude lui vaut la reconnaissance de ce parent.

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PISTES INTERPRÉTATIVES

L’analyse des entretiens biographiques a montré les liens entre les difficultés affec- tives, cognitives et sociorelationnelles vécues par les jeunes qui nous concernent, confortant l’intérêt d’une approche globale du parcours scolaire. De plus, la théorie des parcours de vie met en exergue la porosité des espaces sociaux dans l’expérience relationnelle.

Les jeunes relatent plusieurs signes de déficits de liens d’attachement, quand ce n’est pas de la maltraitance. De plus, les jeunes du sous-groupe expriment leur vulnéra- bilité à propos de la peur de l’abandon (par la mère), une peur d’autant plus dra- matique étant donné l’absence du père. Les propos des six jeunes montrent l’image négative de soi que ce déficit a créée en eux et qui se rattache aux modèles mentaux en construction dès le début de la vie. L’absence de figures d’attachement, tout parti- culièrement à cette étape de vie, a amplifié l’insécurité, la vulnérabilité des jeunes. La vulnérabilité constitue l’une des caractéristiques du petit d’humain. La socialisation et l’éducation ont comme fonction majeure d’aider le jeune à acquérir des capabilités pour y faire face.

Les théories de l’attachement, et en particulier celle du modèle interne opérant, ont montré l’influence des schémas précoces d’interaction sociale sur la formation de la personnalité, la régulation émotionnelle et la compétence sociale. Un enfant qui a vécu un ou des liens d’attachement insécurisants sera plus enclin à développer une perception négative des interactions sociales ou une inhibition de ses émotions, ainsi que certains jeunes l’ont clairement exprimé. De plus, l’expérience de liens d’attachement insécurisants est associée à des conduites dans lesquelles le jeune deviendra enclin à vivre de l’intimidation ou à intimider, à consommer des drogues, à rechercher des événements traumatisants pour s’identifier, à prendre des risques inconsidérés, etc. (Cyrulnik, 2004). Du point de vue relationnel, des liens d’attache- ment insécurisants limitent la confiance en soi, ce qui s’est exprimé amplement dans les propos des jeunes.

Ces jeunes sont marqués par des blessures morales conséquentes à un déni de recon- naissance infligé par l’environnement tant familial que scolaire. A contrario, certaines expériences font apparaître des signes de reconnaissance, rares, soulignons-le (du moins avant l’arrivée à l’organisme communautaire autonome), dans différents espaces sociaux, tant dans le milieu familial ou les familles d’accueil que dans le réseau social plus large, notamment à l’organisme communautaire autonome. Notons que cette reconnaissance provient d’une personne qui représente par ailleurs une figure d’attachement supplémentaire.

Nous souhaitons tout particulièrement ici mettre de l’avant l’apport pour le dévelop- pement humain que constitue la théorie de la figure d’attachement supplémentaire, qui marque une bifurcation significative dans l’étape actuelle du parcours de ces

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jeunes. Les adultes accompagnateurs, parties prenantes des équipes des organismes communautaires que fréquentent les jeunes, offrent ainsi plusieurs possibilités de créer des liens d’attachement supplémentaire. Ces adultes remplissent une double fonction : construire une relation avec l’adolescent ou le jeune adulte qui a connu traumatismes et pertes d’une part et, d’autre part, le reconnaître en tant que sujet.

La figure d’attachement supplémentaire contribue activement à répondre au besoin de reconnaissance par autrui dans le processus d’individualisation. Elle contribue à l’adaptation et au développement de l’interprétation que l’adolescent ou le jeune adulte a de lui-même, des autres et du monde. Pour remplir ces fonctions, la figure d’attachement supplémentaire remplit plusieurs rôles. Dans les propos des jeunes, l’expérience qu’ils ont faite de ces différents rôles est appréhendée, notamment : s’accorder avec empathie à l’adolescent ou au jeune adulte; être un contenant émo- tionnel; aider l’adolescent ou le jeune adulte à s’entraîner à tout ce qui est nouveau pour lui (demander de l’aide, se détendre, résoudre des conflits, montrer de l’affec- tion et éprouver du plaisir; communiquer empathie et espoir; rassembler des preuves concrètes de réussite).

Globalement, les jeunes apprécient leur expérience dans l’organisme. De notre point de vue, l’expérience par les jeunes en difficulté de liens d’attachement supplémen- taire dans l’organisme inscrit ce type d’expérience dans une perspective d’éducation tout au long de la vie où une seconde chance pourra être suivie d’une troisième, etc.

Bref, les théories de l’attachement, de concert avec les théories des capabilités et les éthiques de la sollicitude, fournissent un éclairage sur plusieurs volets du déve- loppement des jeunes dans une perspective biographique. Elles permettent de comprendre – du moins en partie – la formation de la personnalité dans l’enfance, à travers les liens avec les figures adultes qui constituent l’expérience familiale. Elles éclairent de plus les liens sociaux avec les pairs, une composante essentielle de l’ex- périence scolaire, en particulier à l’adolescence, et, par conséquent, apportent un complément essentiel à la compréhension de la rupture avec l’école qui, à son tour, éclaire l’expérience inédite des jeunes à l’organisme communautaire autonome.

CONCLUSION

Nous avons proposé une compréhension fine de l’évolution biographique des liens sociaux de jeunes en difficulté qui ont opéré une rupture avec l’école et qui, à l’étape actuelle d’entrée dans l’âge adulte, formulent un (nouveau) projet de formation. Dans l’ensemble d’un corpus important de 28 jeunes, ces 6 jeunes présentaient sans doute les déficits relationnels les plus significatifs au début de leur histoire de vie. Ils sont en voie d’acquisition de nouvelles ressources dans leur fréquentation d’un organisme communautaire autonome. Pour consolider ces constats, il reste à poursuivre l’ana- lyse fine de l’univers relationnel biographique des autres sous-groupes du corpus.

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Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip

Gina LAFORTUNE Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Fasal KANOUTÉ Université de Montréal, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip

Gina LAFORTUNE Université du Québec à Montréal, Québec, Canada

Fasal KANOUTÉ Université de Montréal, Québec, Canada

RÉSUMÉ

Les résultats de recherche présentés dans cet article portent sur l’expérience socios- colaire de quatre jeunes en situation de décrochage scolaire. Ces jeunes sont d’ori- gine haïtienne et sont inscrits dans des écoles de milieux défavorisés. Des entretiens biographiques ont documenté leur cheminement scolaire depuis la maternelle.

Pour analyser ce cheminement, nous nous appuyons sur la perspective du rapport à l’école et aux savoirs scolaires. Celle-ci met en exergue le rôle de l’élève acteur tout en permettant de considérer le poids des contextes et des facteurs systémiques.

La recherche montre la présence de difficultés scolaires dès le primaire chez les jeunes qui font qu’ils se démobilisent peu à peu dans les apprentissages. Elle montre également une mobilisation familiale freinée par un cumul de vulnérabilités sociales

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ainsi qu’un réseau de pairs expérimentant la même problématique du décrochage. Le rapport à l’école et aux savoirs est marqué du sceau de l’ennui, du non-sens et du désengagement.

Une réflexion est menée sur les défis, inhérents aux cadres de référence et métho- dologiques mobilisés, pour recueillir la parole de ces jeunes et rendre compte de la complexité de leur expérience, compte tenu de leur rapport douloureux à l’école et aux apprentissages scolaires.

ABSTRACT

Narratives on the experiences of young students from immigrant backgrounds who are dropping out of school: when school “doesn’t work” or is a “bad trip”

The research results presented in this paper describe the social and academic expe- riences of four students in the process of dropping out of school. These individuals are of Haitian origin and are enrolled at schools in underprivileged areas. Biographical interviews have been documenting their educational progress since kindergarten. To analyze their progress, we rely on the perspective of the relationship to school and academic knowledge. This highlights the role of the student while considering the weight of contexts and systemic factors. Research shows that academic problems arising in primary school gradually undermine future learning. It also suggests that family mobilization is hampered by a combination of social vulnerabilities and a network of peers experiencing the same issue of dropping out. Their relationship with school and learning is marked by boredom, meaninglessness and disengagement. We reflect on the challenges encountered, inherent to the references and methodological frameworks used in collecting the stories of these young people and in describing the complexity of their experience, given their painful relationship with school and learning.

RESUMEN

Historias de experiencias de jóvenes provenientes de la inmigración en situación de deserción escolar: cuando la escuela «no funciona» o es un «bad trip»

Los resultados de investigación que se presentan en este artículo tratan de la expe- riencia socio-escolar de cuatro jóvenes en situación de deserción escolar. Dichos jóvenes son de origen haitiano y están inscritos en escuelas de medios desfavore- cidos. Las entrevistas biográficas documentaron su itinerario escolar a partir del kínder. Para analizar dicho itinerario, nos basamos en la perspectiva de la relación

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con la escuela y con los saberes escolares. Dicha perspectiva pone de relieve el rol del alumno actor y permite considerar el peso de los contextos y los factores sistémicos. La investigación muestra la presencia de dificultades escolares a partir de la primaria entre los jóvenes, lo que provoca la desmovilización paulatina en los aprendizajes. Muestra asimismo una movilización familiar frenada por un cumulo de vulnerabili- dades sociales así como una red de pares que experimentan la misma problemática de deserción. La relación con la escuela y con los saberes escolares está marcada por el sello del aburrimiento, de la ausencia de sentido y de la evasión de responsabili- dades. Se realiza una reflexión sobre los retos, inherentes a los cuadros de referencia y metodológicos utilizados para captar los discursos de dichos jóvenes y presentar los informes sobre la complejidad de sus experiencias, tomando en cuenta su relación dolorosa con la escuela y con los aprendizajes escolares.

INTRODUCTION

La lutte contre le décrochage constitue une priorité au Québec, et plusieurs mesures ont été mises en place afin de favoriser la persévérance des élèves1. Ces mesures visent notamment les élèves les plus à risque de quitter l’école secondaire sans diplôme : ceux provenant de milieux défavorisés, les élèves handicapés et en difficulté d’adaptation et d’apprentissage (EHDAA) ainsi que les élèves immigrants de première génération (Gouvernement du Québec, 2009; Homsy et Savard, 2018).

Un grand nombre d’élèves d’origine haïtienne figure parmi ces élèves à risque de quit- ter l’école secondaire sans diplôme. Des recherches ont montré qu’un ensemble de facteurs cumulatifs conduisent ces jeunes au décrochage (Lafortune, 2014; Kanouté et Lafortune, 2011; Mc Andrew et Ledent, 2008). Parmi ces facteurs figurent le fait d’intégrer l’école québécoise en milieu de secondaire, de fréquenter une école en milieu défavorisé et d’avoir une maîtrise insuffisante de la langue d’enseignement (Mc Andrew et Ledent, 2008). Mais ces facteurs ne sont pas déterminants en soi, et leur influence est modulée par des caractéristiques individuelles (engagement sco- laire, stratégies, résilience personnelle), scolaires (résultats dans les matières de base au pays d’origine) et sociales (capital et mobilisation familiaux, réseaux de pairs) (Lafortune, 2014). Les recherches soulignent aussi l’incidence de facteurs institu- tionnels sur le cheminement des élèves issus de minorités racisées (Magnan, Pilote, Vidal et Collins, 2016; Thésée, 2010). Les préjugés envers les élèves noirs antillais conduiraient à les surévaluer (Magnan, Pilote, Vidal et Collins, 2016; Thésée, 2010),

1. En voici quelques exemples : stratégie d’intervention Agir autrement en 2002, instauration de la mater- nelle 4 ans à temps plein en milieu défavorisé en 2013, consultations publiques sur la réussite éducative en 2016, lancement de la Politique de la réussite éducative en 2017.

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et cela entraînerait leur surreprésentation dans les classes pour élèves en difficulté d’adaptation et d’apprentissage (Mc Andrew, Ledent et Murdoch, 2011).

Ainsi, lorsqu’il est question d’expérience scolaire des jeunes, l’analyse doit dépasser la seule lecture des résultats scolaires et s’intéresser au vécu quotidien des jeunes à l’école et ailleurs (Kanouté et Lafortune, 2014; Potvin, Audet et Bilodeau, 2013), ce qui amène souvent à parler plutôt d’expérience socioscolaire. Nous avons trouvé perti- nent de documenter la situation socioscolaire, complexe et singulière, d’élèves d’ori- gine haïtienne fréquentant des écoles secondaires montréalaises situées en milieux défavorisés en analysant leur rapport à l’école et aux savoirs scolaires2.

La recherche s’était intéressée à des trajectoires différenciées d’élèves en situation de réussite, en difficulté scolaire et en situation de décrochage. Dans cet article, nous partageons seulement des données relatives au cas de jeunes en situation de décrochage.

LA PERSPECTIVE DU RAPPORT À L’ÉCOLE ET AUX SAVOIRS

Charlot et ses collaborateurs parlent de « rapport au savoir » au singulier en ce qui a trait au rapport « à l’apprendre ». Nous privilégions le singulier lorsque nous faisons référence à ces auteurs, mais adoptons le pluriel (« rapport aux savoirs ») pour dési- gner le rapport (voire les rapports pluriels) à des savoirs disciplinaires spécifiques.

Selon Charlot, Bautier et Rochex (1999, p. 29), le rapport au savoir et à l’école est « une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir […] entre un individu (ou un groupe) et l’école comme lieu, ensemble de situations et de personnes ». L’école et les savoirs scolaires prennent sens « par rapport à des modèles, à des attentes, à des repères identificatoires, à la vie que l’on veut mener, au métier que l’on veut faire » (dimension identitaire) (Bautier et Rochex, 1998, p. 34). Ils prennent sens aussi selon la nature du savoir ou de l’acti- vité (dimension épistémique). Aussi, le rapport à l’école et aux savoirs est singulier et social, car il engage l’élève au premier rang, mais aussi la famille, la communauté et les autres institutions éducatives (Charlot et al., 1999).

Appréhender le rapport à l’école et aux savoirs des élèves en tant qu’un rapport social suppose aussi de poser un regard critique sur la forme scolaire (Lahire, Thin et Vincent, 1994) qui participe aux difficultés de certains élèves (Deauvieau et Terrail, 2007; Lahire, 2008). En effet, le mode de transmission des savoirs scolaires rend certains apprentissages insignifiants, conduisant au développement d’un rapport

2. Recherche menée par Lafortune (2012) dans le cadre de son doctorat sous la direction de Kanouté, coau- teure de l’article. Lafortune, G. (2012). Rapport à l’école aux savoirs scolaires de jeunes d’origine haïtienne en contexte scolaire défavorisé à Montréal (Thèse de doctorat inédite, Université de Montréal). Repéré à https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/8479/Lafortune_Gina_2012_ these.pdf?sequence=2&isAllowed=y

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de soumission et d’impuissance à l’autorité instituée (Pépin, 1994) ou encore à des formes de résistance plus ou moins ouvertes des élèves (Willis, 2011; Yosso, 2005).

Charlot et ses collaborateurs (1999) ont dégagé, des conduites des élèves, trois idéaltypes de rapport à l’école et aux savoirs : l’attachement à l’école et aux savoirs pour leur valeur intellectuelle et culturelle; l’attachement à l’école et aux savoirs pour leur valeur instrumentale ou « marchande »; le désengagement ou le manque de sens des savoirs scolaires. On retrouve ces formes à des degrés divers chez tous les élèves, mais les élèves en difficulté mettent plus souvent l’accent sur la valeur utilitaire de l’école et des apprentissages, ou se montrent désengagés.

Cette conceptualisation permet de répondre à une série de questions concernant les jeunes dont la situation est présentée dans cet article. Qui sont-ils ? De quelles ressources socioéconomiques, culturelles et sociales disposent-ils ? Dans quels contextes ces ressources sont-elles mobilisées ? Comment s’articulent les contextes, les relations, les événements dans leur trajectoire de scolarisation et de socialisation ? Quel processus a conduit à quel type de rapport à l’école et aux savoirs scolaires ?

Avant de décrire la méthodologie qui nous a permis de répondre à ces questions ainsi que les résultats de la recherche, nous soulignons quelques considérations sur le processus narratif.

QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LE PROCESSUS NARRATIF

La recherche invitait les jeunes à raconter leur expérience scolaire suivant ce qui est/était important pour eux. Demazière et Dubar (2004) signalent que demander à des interviewés de « raconter ce qui est important » implique d’écouter avant tout, au risque de ne pas avoir de réponses à des questions préétablies. Le chercheur doit se distancer de son cadre de recherche et être en mesure de remettre en cause « sa propre élaboration analytique comme moteur de la connaissance » (Soulet, 2012, p. 38).

Par ailleurs, le récit produit par le narrateur est une reconstruction subjective, et non une histoire fluide, ordonnée et sensée qui reproduit avec le minimum de défor- mation un objet préconstruit dans le passé (Blanchet et Gotman, 2001; Bourdieu, 1986; Pineau et Le Grand, 2002). « Raconter son parcours, c’est sélectionner, relier, organiser des épisodes jugés importants par le narrateur » (Demazière, 2007, p. 7). Le narrateur peut oublier certains événements, car l’enquête rétrospective fait appel au souvenir et expose aux « défaillances de la mémoire » (Auriat, 1996, dans Demazière, 2007). Il peut aussi passer sous silence, consciemment ou non, ce qui ne correspond pas à l’image qu’il se fait de lui-même ou à l’image qu’il voudrait présenter au cher- cheur (Blanchet et Gotman, 2001; Mauger, 1991). La « trame narrative » est « tissée » (Demazière, 2007).

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Ces considérations sont particulièrement importantes dans le cas de jeunes en situa- tion de décrochage qui peuvent trouver pénible d’évoquer des expériences scolaires difficiles ou désagréables.

C’est pourquoi le chercheur doit prendre plusieurs précautions dans la démarche de présentation de la recherche, de prise de contact avec l’interviewé et de conduite du récit (Demazière, 2007; Peneff, 1990) : bien expliquer la recherche et les motifs de son intérêt aux participants, favoriser un consentement éclairé et une participation libre; privilégier un « échange ouvert, approfondi, compréhensif, éloigné de la succession des questions prédéterminées caractéristique du questionnaire » (Demazière, 2007, p. 4) et favoriser « l’expression spontanée de la personne interviewée » (Gauthier, 2000). Les interventions du chercheur devront être limitées et viser surtout à refor- muler et à élucider des éléments ou des parties du récit qui lui semblent peu compré- hensibles (Muchielli, 1995).

MÉTHODOLOGIE : UNE ÉTUDE MULTICAS À CARACTÈRE BIOGRAPHIQUE

Une méthode biographique a été utilisée afin de reconstituer les trajectoires socios- colaires des jeunes (Desmet et Pourtois, 1993). Il s’agissait d’une « biographie à plusieurs voix » (Desmet et Pourtois, 1993) basée sur des entretiens individuels avec les jeunes, puis avec des tiers qu’ils désignaient et ayant joué un rôle dans leur tra- jectoire. Cependant, la parole du jeune reste centrale, et celle des tiers vient en sou- tien pour permettre de mieux mettre en évidence « la part de l’autre » (Demazière et Dubar, 2004) dans la trajectoire et enrichir l’analyse.

Nous avons réalisé 11 portraits de jeunes, dont 4 cas de réussite, 4 cas en difficulté scolaire et 3 cas de décrochage. Le tout impliquait 35 participants, soit 11 jeunes, 10 parents, 7 enseignants et 2 membres du personnel non enseignant, ainsi que 7 intervenants d’organismes communautaires. Dans le présent article, nous présen- tons les trois cas de décrochage et y ajoutons un cas d’élève en difficulté, en situation de « décrochage de l’intérieur », selon nous, au moment où nous l’avons rencontré. Ce jeune quittera l’école secondaire sans l’obtention du diplôme, contrairement aux autres jeunes en difficulté qui poursuivront leur cheminement3.

La collecte de données s’est déroulée au courant de l’année scolaire 2010-2011. Nous avons contacté les jeunes en situation de décrochage par l’intermédiaire d’orga- nismes d’insertion professionnelle. Les entretiens ont eu lieu dans un local fermé de ces organismes. Au départ, nous ne souhaitions pas recruter des jeunes ayant décro- ché depuis plus de trois ans et âgés de plus de 21 ans. Cependant, Jimmy (pseudo- nyme), le participant de 26 ans, s’est porté volontaire pour participer à la recherche.

3. En raison des contraintes d’espace, nous ne présentons pas les matériaux relatifs aux personnes référées par les jeunes.

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Nous avons accepté ce cas qui se distingue des autres pour mettre en relief la diversité et le continuum des trajectoires.

Chaque jeune était convié à deux entretiens d’une heure quinze à une heure et quarante-cinq minutes chacun. Au cours du premier, ils racontaient leur trajectoire scolaire depuis la maternelle; au second, ils discutaient de leur rapport à l’école et aux savoirs. Les entretiens ont été enregistrés, puis retranscrits intégralement. Les don- nées ont été codées et analysées à l’aide du logiciel d’analyse qualitative ATLAS-ti. Le discours du jeune a été mis en récit en soulignant : 1) la biographie et les épisodes de la trajectoire; 2) le rapport à l’école et aux savoirs scolaires; 3) la part de l’autre dans la construction du rapport à l’école et aux savoirs.

RÉSULTATS

Nous présentons les grandes lignes du récit des jeunes de leur expérience scolaire en faisant ressortir le fil de leur discours, puis nous discutons de l’ensemble des résultats.

Les jeunes racontent leur expérience scolaire

Andy : «Le cheminement particulier, c’est rendu plate, tu n’as pas le même feeling, […] c’est l’émotion. »

Andy accueille avec un silence notre invitation à parler de son parcours scolaire. Il nous explique qu’il ne se rappelle pas certains événements du primaire (les écoles fréquentées, son cheminement), car il a déménagé souvent. Il parle peu des appren- tissages scolaires et conclut rapidement que « ça se passait bien ». Ce n’est qu’au moment où nous lui demandons de nous raconter des événements marquants de sa scolarité que le récit commence à prendre forme. Il nous rapporte alors avec force détails les circonstances entourant le décès de sa petite sœur alors qu’il est en troi- sième année du primaire. Cet événement plonge la famille dans la détresse : la mère vivra une longue période de dépression, les parents se séparent, Andy souligne qu’il était « sous le choc ». À l’école, le jeune est fréquemment impliqué dans des conflits avec ses pairs. Il redouble la troisième année du primaire et est orienté en classe pour trouble de comportement. Andy, en colère, juge cette décision inappropriée et injuste. Selon le jeune, son comportement « dérangeant » était justifié, car les pairs le provoquaient constamment en l’accablant d’insultes racistes, et les enseignants ainsi que la direction de l’école ne faisaient rien pour l’aider malgré ses plaintes. Ils ont préféré tout mettre « sur le dos » du décès de sa sœur et lui ont attribué l’étiquette de « violent » parce qu’il est noir. Suit une longue tirade pour dénoncer les jugements

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biaisés des enseignants envers les élèves issus de minorités racisées, le profilage racial dans son quartier et la situation des Noirs en Amérique du Nord4.

Tout au long de l’entretien, il sera difficile de saisir le cours de la trajectoire du jeune et de situer les événements racontés. Nous devrons demander plusieurs fois à Andy de revenir sur une période, car il change de sujet de manière impromptue, et les événements racontés ne sont ni situés dans le temps ni coordonnés. Il nous explique avoir passé deux ou trois ans en classe d’adaptation scolaire au primaire et, « rendu trop vieux », il rentre au secondaire en cheminement particulier. Au moment où nous le rencontrons, il est en train de redoubler sa deuxième année de formation aux métiers spécialisés. Andy explique ainsi les raisons de son redoublement : « […] parce que là, j’étais trop souvent en retard et je manquais trop, trop souvent l’école. » Après une phase de déni de toute difficulté scolaire en début d’entretien, le jeune finit par avouer être souvent « mélangé » et « perdu » en classe durant les apprentissages. De plus, depuis l’orientation en cheminement particulier, il trouve que « c’est rendu plate » et il n’a plus « autant d’énergie ».

À la fin de l’année scolaire, Andy nous apprend qu’il ne pourra plus continuer l’école au secteur jeune, ayant atteint 18 ans. Il va se chercher un emploi et espère en paral- lèle finir son secondaire au secteur de la formation générale des adultes.

Jimmy : « J’ai lâché l’école parce que je croyais que j’allais réussir avec mon art… »

Contrairement à Andy, la scolarité de Jimmy se déroule au départ sans trop de remous, et il nous raconte avec plaisir son expérience. Il était un élève curieux, dési- reux d’apprendre, passionné par la poésie et les arts. Au primaire, ses résultats sco- laires ne sont pas toujours au beau fixe, mais demeurent « dans la moyenne » grâce au soutien apporté par sa mère et d’autres proches. D’ailleurs, Jimmy intègre le secon- daire dans un programme enrichi. Toutefois, ses résultats sont jugés insuffisants, et il est transféré au programme ordinaire en deuxième secondaire. Selon Jimmy, « le tourbillon commence là » : il commence à se faire plus d’amis et à « perdre le goût » pour les apprentissages; ses parents relâchent au même moment leur vigilance, très pris par la naissance de jumeaux; Jimmy est exclu de l’école pour indiscipline et doit changer d’établissement. Son comportement ne s’améliore guère après ce change- ment d’école et, en cinquième secondaire, c’est le laisser-aller total avec les épisodes d’absentéisme : « On fumait, on buvait, on venait en retard… On se disait à l’école, il n’y a rien d’important aujourd’hui. »

Jimmy quitte l’école secondaire à 16 ans avec l’idée qu’il sera facile de finir dans un centre d’éducation des adultes. Mais, chaque fois, il retombe dans le cercle vicieux des retards-absences-expulsions et finit par lâcher complètement pour aller travailler. À

4. Le rapport de la commission d’enquête sur le profilage racial à Montréal venait d’être publié (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2011). Au Québec comme aux États-Unis, l’actualité était marquée par les rapports tendus entre la police et les Noirs/les minorités racisées.

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la formation générale des adultes, il est aussi confronté à ses difficultés, et la honte s’installe. Le succès que lui apportent ses activités artistiques le conforte pendant un certain temps dans l’idée qu’il peut « réussir en dehors de l’école ». À ses yeux, l’école est « une prison, l’armée pour enfants, une sorte de brainwash ». Mais, au fil du temps, il se rend compte qu’il n’aura « pas le choix de rentrer dans le système ». Très souvent, il se sent « écrasé psychologiquement » parce qu’il ne parvient pas à répondre à la question « Qu’est-ce que tu deviens ? ».

Nadia : « J’ai fait une erreur de laisser l’école, mais il fallait que j’aille travailler. »

Les deux derniers cas que nous présentons se distinguent des précédents par la place qu’occupent dans le récit les relations familiales douloureuses. Le récit de Nadia, 21 ans, en particulier, est produit dans une atmosphère lourde marquée par les longs silences, des soupirs et des sanglots retenus que la jeune fille tente d’évacuer par une plaisanterie.

Nadia est née en Haïti et y a vécu jusqu’à l’âge de 11 ans. Sa mère avait immigré au Québec plusieurs années auparavant et avait confié les enfants à leur tante. Nadia portait plein d’espoir sur les retrouvailles avec sa mère au Québec, mais celles-ci se révèlent très décevantes. La mère a refait sa vie au Québec avec un nouveau conjoint et a eu d’autres enfants. Selon Nadia, sa mère la « déteste » et affiche clairement sa préférence pour les enfants nés au Québec. Blessée par l’injustice de la situation, la jeune fille quittera le domicile familial à sa majorité et abandonnera l’école par la même occasion.

Il n’y a pas vraiment de récit de la trajectoire scolaire avec Nadia. La jeune fille affirme avoir oublié sa vie scolaire en Haïti. Elle évoque un passage en classe d’accueil à son arrivée avant d’enchaîner « que tout s’est bien passé de secondaire 1 jusqu’à 4 », ce qui signifie qu’elle réussissait « à moitié » : « Il y a des choses que je ne savais pas, mais il y avait des trucs que je réussissais. J’avais comme la moitié et c’était bien. J’ai eu de la chance. Pis les profs m’aimaient bien aussi et ils ne m’ont pas fait redoubler. »

Les bribes du récit sont aussi traversées par des contradictions. Nadia nous dit, dans un premier temps, qu’elle a quitté l’école au courant de la quatrième secondaire pour aller travailler. Mais, plus loin, revenant sur ces mêmes circonstances, elle explique : « Secondaire 2, ça ne marchait pas. Il y a des cours que je n’avais pas eus et il fallait que je les reprenne […] et j’ai dit ben non, je ne vais pas passer ma vie à l’école. » Aux relances de la chercheuse cherchant à compléter les informations ou à les situer chronologiquement, Nadia répond par des regards en coin presque sarcastiques, l’air de vouloir dire « Crois-tu que ce soit important ? ». Elle finira par laisser clairement entendre qu’il n’y avait pas de place dans sa vie pour l’école : « Je ne pouvais pas me concentrer. À cause des problèmes que j’avais […] Des fois, je n’arrivais pas à dormir le soir, donc quand j’arrive [sic] à l’école, il fallait que je dorme. »

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Au moment de la collecte des données, Nadia a quitté l’école depuis trois ans. Elle a terminé une formation professionnelle en cuisine et espère un jour ouvrir son res- taurant pour « avoir quelque chose qui [lui] appartient » et prouver à sa mère de quoi elle est capable.

Joël : « […] tout aurait pu être différent si je n’avais pas eu de belle-mère. »

De son côté, Joël a quitté l’école à 17 ans en quatrième secondaire. Au moment de notre rencontre, il est engagé dans un programme de qualification professionnelle financé par le gouvernement fédéral. Il a enchaîné plusieurs programmes depuis deux ans.

Joël n’a pas connu sa mère, décédée quelques mois après sa naissance. Arrivé au Québec à l’âge de 5 ans, il y rejoint son père et sa belle-mère. Joël ne s’entend pas du tout avec sa belle-mère avec qui il se dispute fréquemment. En raison des conflits persistants à la maison, son père sollicitera l’aide de la famille élargie et l’enverra passer une année scolaire en Haïti au primaire, puis quatre ans aux États-Unis durant le secondaire. Le jeune est reconnaissant du soutien que lui ont apporté les membres de la famille, mais reste très amer d’avoir été « balloté ». Il est aussi en colère contre son père, qui n’a jamais pris son parti contre la belle-mère.

Évoquant un redoublement au primaire et deux orientations en classes spéciales au Québec et aux États-Unis, le jeune tient à préciser : « Ce n’est pas parce que j’étais sot là, je n’étudiais pas, c’est tout […] » Au secondaire, Joël est souvent absent, accumule les retards dans les apprentissages et finit par se dire : « À quoi ça sert de rester dans le bad trip à m’ennuyer ? »

Les pénibles expériences professionnelles dans des manufactures et les programmes d’aide à l’emploi l’ont amené à réfléchir à son avenir, et le jeune découvre l’impor- tance de l’école et du diplôme. Il se dit : « J’imagine si j’ai un enfant, c’est la fin du monde, parce que je n’ai pas fini l’école. L’école, ça va me donner un beau métier que je pourrais garder. » Il prévoit terminer son secondaire, aller au cégep, voire à l’univer- sité, et monter son entreprise.

DISCUSSION

Plusieurs études ont démontré la diversité des profils de décrocheurs et le cumul des facteurs qui entrent en jeu dans le décrochage (Bernard, 2011; Caille, 2000; Fortin, Royer, Potvin, Marcotte et Yergeau, 2004; Glasman, 2004; Janosz, 2000; Thin et Millet, 2005). Nos résultats confirment le constat selon lequel « les “décrocheurs” se recrutent essentiellement chez les élèves qui conjuguent vulnérabilité familiale et (grandes) difficultés scolaires » (Bautier, 2003, p. 31). Dans les quatre cas présentés, les trajectoires sont marquées par des difficultés scolaires dès le primaire, des situations

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familiales problématiques et un fort taux d’absentéisme scolaire associé à la fréquen- tation de pairs peu engagés à l’école.

Les jeunes font difficilement l’aveu de leurs difficultés scolaires et récusent les déci- sions de l’école de les faire redoubler ou de les placer en classe spéciale. L’échec se révélant « plus facile à assumer lorsqu’on n’a pas voulu que lorsqu’on n’a pas pu » (Charlot et al. 1999, p. 59), ils préfèrent évoquer leurs comportements inadéquats à l’école : le manque d’étude, l’absentéisme, les conflits. Des résultats de recherche (Bautier, 2003; Broccolichi, 2000; Fortin et Picard, 1999; Glasman, 2000) mettent néanmoins en évidence que ce sont les difficultés scolaires (décrochage cognitif) qui poussent les élèves à se réfugier dans l’indiscipline, même s’il y a, par la suite, renfor- cement réciproque.

L’influence du contexte familial sur le décrochage se manifeste de plusieurs manières. Dans le cas de Nadia et de Joël, l’hostilité du climat familial et le manque d’affection parentale qu’ils perçoivent absorbent quasiment tout le récit. L’histoire familiale de Nadia soulève des questions quant aux conditions de mobilisation scolaire. Que signifie s’impliquer à l’école ? Qu’est-ce que cela suppose et exige en matière de dis- ponibilité intellectuelle et affective ? Accaparée par les problèmes familiaux, Nadia ne semble plus avoir cette disponibilité nécessaire pour les apprentissages scolaires. Avec Jimmy, le contexte familial semble davantage faillir par manque de constance dans la supervision éducative. La vigilance parentale se relâche à un moment crucial (adolescence, naissance de puinés, disponibilité moindre des parents, changement d’école), et c’est la descente vers le décrochage. Thin et Millet (2005) décrivent cette dérive d’élèves de quartiers populaires vers les comportements a-scolaires et sou- lignent « les conflits de “loyauté” entre les sociabilités et les exigences scolaires ». Enfin, on décèle aussi, dans le discours des quatre jeunes, l’incidence des condi- tions socioéconomiques familiales difficiles sur leur scolarité (emplois précaires des parents et déménagements fréquents, horaires de travail ne facilitant pas l’encadre- ment scolaire). Plusieurs études (Bautier, 2003; Lahire, 1995; Ministère de l’Éduca- tion du Québec, 2002) ont montré que les conditions de vie précaires augmentent les risques d’échec scolaire et de décrochage, ainsi que de difficultés sociales et comportementales.

Pour fuir leur mal-être à l’école et dans la famille, et pour restaurer l’image de soi dévalorisée, les jeunes se tournent vers leurs pairs. Malheureusement, il s’agit le plus souvent d’un réseau de pairs expérimentant la même problématique du décrochage (Crosnoe, Cavanagh et Elder, 2003; Thin et Millet, 2005; Vitaro, Larocque, Janosz et Tremblay, 2001). Les pairs leur fournissaient un groupe d’appartenance, la reconnais- sance et le sentiment d’exister autrement que par l’échec.

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Le rapport aux savoirs scolaires : honte, étrangeté, ennui et désengagement

Le rapport aux savoirs des jeunes est marqué du sceau de la honte, de l’étrangeté, de l’ennui et du désengagement. Jimmy est le seul des quatre à évoquer spontanément la valeur des savoirs scolaires. Il souligne sa passion pour la littérature et les arts, mais cette passion ne naît ni ne se nourrit à l’école (Charlot, 2001). Très critique sur la forme scolaire, il dénonce le « formatage » des élèves à l’école, oppose ce qui est appris dans la rue à ce qui est appris à l’école (Charlot et al., 1999). D’ailleurs, dix ans plus tard, s’il concède certaines prérogatives à l’école, c’est sans gaieté de cœur et parce qu’il se sent obligé de « rentrer dans le système ». On peut penser que s’il était par- venu à réussir comme souhaité par la voie artistique, son discours sur l’école serait demeuré dénonciateur.

Chez les trois autres jeunes, le sens des savoirs et des apprentissages scolaires semble opaque. Ceux-ci sont désignés comme étant des « affaires » et des « trucs » devant lesquels ils se disent « perdus » (Charlot, 2003; Duru-Bellat et Van Zanten, 1999; Glasman, 2004; Pépin, 1994; Perrenoud, 2004). Andy ne croit plus possible de combler ses lacunes et de revenir au programme ordinaire, et le cheminement particulier est perçu comme une voie peu mobilisatrice. Chez Nadia, l’école était un lieu de répit où elle dormait, se reposait de sa mère, mais les savoirs et les apprentissages scolaires semblent quasiment « illisibles » (Glasman, 2004). La jeune fille estime qu’on réussit ou on échoue à l’école par chance ou encore parce que l’enseignant nous aime bien, sans évoquer l’exigence du travail scolaire. Plusieurs auteurs (Bautier, 2003; Glasman, 2004; Lahire, 1998) ont observé ces mêmes comportements chez des jeunes en rup- ture scolaire. Bautier (2003) notamment estime que la place accordée au registre subjectif à l’école (vie privée, individualisation de la pédagogie, non-formalisme des relations pédagogiques, multiplication des activités non scolaires) contribue à ce que les élèves « croient être à l’école “uniquement” en tant que personne vis-à-vis d’autres personnes ». Ainsi, ils percevraient moins l’importance de « s’approprier des savoirs structurés en discipline que des enseignants sont là pour transmettre » (Bautier, 2003, p. 37-38). Quant à Joël, l’école lui apparaît comme un lieu d’exclusion, menaçant pour son image de soi.

Divers écueils dans la vie de ces jeunes ramènent constamment sur le tapis la perspective du raccrochage, mais sans une vision claire des moyens pour la rendre effective.

CONCLUSION

Dans cet article, nous avons présenté l’expérience scolaire de quatre jeunes d’ori- gine haïtienne ayant quitté l’école secondaire sans diplôme. L’analyse de leur récit souligne la complexité et la singularité de chaque trajectoire. Bien qu’ils aient en commun des difficultés scolaires, des vulnérabilités familiales et des dynamiques de

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sociabilités juvéniles conduisant à la rupture scolaire, chaque trajectoire présente une configuration unique. Le rapport à l’école et aux savoirs scolaires est fonction de l’articulation d’une constellation de traits individuels et contextuels (Charlot et Rochex, 1996).

Ces récits d’expériences soulignent l’importance d’une mobilisation pour la per- sévérance scolaire qui implique les élèves, les familles, les milieux scolaires et la communauté dans son ensemble. En milieux défavorisés notamment, il importe de mettre l’accent sur certaines conditions qui soutiennent un rapport à l’école et aux savoirs favorable à la réussite scolaire : le soutien des familles à travers leur discours positif sur l’école et les encouragements aux jeunes; un contexte scolaire qui éveille et entretient le désir d’apprendre et dont les structures de soutien offrent à tous des occasions de réussite sans les marginaliser; une distribution équitable des ressources (notamment éducatives) permettant aux familles plus vulnérables socialement de mieux accompagner les jeunes. Il faut aussi se préoccuper, dans le cas des élèves issus de l’immigration, des défis du processus migratoire familial (p. ex., les dynamiques de séparations familiales) et des enjeux généraux d’acculturation à la société d’accueil (rapports interethniques, condition ) qui, nous l’avons vu, ont des réper- cussions sur le rapport à l’école et aux savoirs.

L’article met aussi en évidence certains défis de mettre en valeur le récit des expé- riences des jeunes. Ces jeunes s’emparent de l’entretien pour raconter ce qui les pré- occupe et a du sens pour eux (p. ex., les deuils, les préjugés racistes, les déboires fami- liaux), et la chercheuse perd un peu le contrôle par rapport aux objectifs de recherche annoncés. Mais cette perte de contrôle au profit du jeune favorise la production du récit. Une réflexion du chercheur sur son approche théorique et méthodologique est nécessaire. Il importe de réfléchir sur les formats de collecte de données qui favo- risent l’expression libre du jeune et aussi son autonomisation (empowerment) pour qu’il ne sorte pas « perdant » de l’expérience. Les formats originaux qui rejoignent davantage les jeunes restent encore à inventer, mais nous pensons qu’un bon point de départ consiste à ne rien imposer, à faire preuve de souplesse pour s’adapter à la personne qui est devant nous. La qualité du lien (écoute respectueuse) et la dispo- nibilité temporelle sont essentielles (Demazière, 2008; Soulet, 2012). Cette qualité du lien peut être favorisée si l’on parvient à sortir d’un cadre trop formel et à diversifier les occasions d’échange (différents moments, différents contextes). Les entretiens de groupe qui permettent de sortir du registre strictement personnel constituent une autre piste qui nous semble prometteuse dans le cas de jeunes en situation de décrochage. Les jeunes que nous avons rencontrés n’ont pas participé aux entretiens de groupe proposés, mais nous avons expérimenté à d’autres occasions que ceux-ci permettent aux jeunes d’échanger avec d’autres dans la même situation, de poser un regard plus critique sur les phénomènes qui ne sont pas qu’individuels, de discuter des stratégies à mettre en œuvre pour trouver des solutions à un problème déterminé. En fait, plus la parole du jeune sur son expérience est libre, plus elle révèle des possi- bilités novatrices de l’accompagner dans son expérience socioscolaire.

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VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 148 www.acelf.ca VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire

Pascal GUIBERT Université de Nantes, Pays de la Loire, France

Florence AMAR Université de Nantes, Pays de la Loire, France Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire

Pascal GUIBERT Université de Nantes, Pays de la Loire, France

Florence AMAR Université de Nantes, Pays de la Loire, France

RÉSUMÉ

Notre propos vise à comprendre ce que disent les décrocheurs à propos de leur par- cours dans le décrochage. L’analyse de leurs discours a pour objectif de saisir « l’ex- pression individuelle des mondes subjectifs » du raccrochage scolaire et porte sur l’explicitation des couples organisateurs des récits à trois niveaux : séquences, actants et arguments. Grâce à cette méthode, nous montrons que, contrairement aux idées reçues, la période qui suit le décrochage scolaire n’amène pas uniquement une perte de repères, de cadres et un « laisser-aller », mais est aussi marquée par la construction de mondes subjectifs permettant le raccrochage.

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ABSTRACT

Discursive expression of the subjective worlds related to going back to school

Our purpose is to understand what dropouts have to say about why they left school. The analysis of their narrative aims to capture the «individual expression of subjective worlds» related to returning to school and deals with the clarification of three-le- vel narratives: sequences, actants and arguments. With this method we show that, contrary to popular thinking, the period following school dropout leads not only to «carelessness» and a loss of reference points and structure, but also to the building of subjective worlds that favour a return to school.

RESUMEN

La expresión discursiva de los mundos subjetivos de la reinserción escolar

Nos proponemos comprender lo que dicen los jóvenes que han abandonado los estu- dios sobre su itinerario de deserción. El análisis de sus discursos tiene como objetivo circunscribir «la expresión individual de los mundos subjetivos» de la reinserción escolar y se centra en la explicación de los pares organizadores de las historias en tres niveles: secuencias, actantes y argumentos. Gracias a este método, mostramos que, en contra de las ideas preconcebidas, el periodo que sigue a la deserción escolar no conduce únicamente a la pérdida de puntos de referencia, de estructuras y de una «dejadez», sino que también está marcado por la construcción de mundos subjetivos que permiten la reinserción.

Si la période de décrochage a été étudiée par les chercheurs, celle qui précède le raccrochage l’est beaucoup moins (Berthet et Zafran, 2014, p. 180). En partant du discours des jeunes en situation de décrochage scolaire, notre propos vise à mieux comprendre ce qui est souvent présenté comme une « période de latence entre un moment où les jeunes quittent le système scolaire et celui où ils intègrent un dis- positif de raccrochage » (Vollet, 2016, p. 130), ou obtiennent un contrat de travail. C’est dans la recherche de la compréhension de cette période floue, en apparence vide ou marquée par l’errance, que nous situerons nos observations et nos analyses. Que racontent les décrocheurs au sujet de « leur parcours dans le décrochage »? Nous partons ici du postulat qu’il est pertinent d’observer la dimension subjective des

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parcours de raccrochage (Melin, 2012), tels que ceux-ci sont racontés par les jeunes eux-mêmes, afin de décrire les logiques sociales et individuelles qui structurent les discours et définissent « les mondes subjectifs du raccrochage scolaire » de ces jeunes.

Dans un premier temps, nous rappellerons le cadre théorique et la méthodologie employée. Dans un second temps, nous exposerons l’analyse complète d’un entre- tien, puis nous synthétiserons les analyses et les résultats obtenus à partir des autres entretiens du corpus, afin de rechercher les récurrences des discours grâce aux conjonctions et aux disjonctions dégagées.

LES MONDES SUBJECTIFS DU RACCROCHAGE SCOLAIRE

Le raccrochage comme processus de biographisation

Comme le dit Vollet (2016, p. 132) : « [...] si le décrochage se construit dans le temps, l’hypothèse qu’il en est de même pour le raccrochage peut être posée. » Notre objectif n’est pas de reconstituer des parcours et des « histoires typiques », mais d’identifier des productions discursives sur cette période de vie, ainsi que les configurations narratives qui permettent aux individus de donner du sens à leur expérience. De ce point de vue, notre approche, par l’analyse d’entretiens biographiques, accorde « un intérêt particulier à la relation réciproque entre l’influence des environnements sociaux, économiques, professionnels des sociétés contemporaines sur les représen- tations et biographies individuelles et la capacité des individus, dans leurs pratiques sociales, à agir sur leurs contextes » (Almudever et Dupuy, 2016, p. 157). Même si ces discours sont des reconstructions et peuvent être considérés comme des « illusions biographiques », nous considérerons ces expressions discursives comme l’interface qui permet à l’individu de structurer et d’interpréter les événements de son vécu, et donc qu’il est possible de saisir l’expérience des sujets « dans la manière dont ils la font signifier pour eux-mêmes et pour les autres » (Almudever et Dupuy, 2016, p. 158). L’étude des processus de biographisation (Delory-Momberger, 2007) à l’œuvre dans les productions narratives de ces jeunes permet d’identifier des structures singulières et de décrire leur monde subjectif du raccrochage scolaire.

En effet, ces récits sont construits sur des structures qui permettent de comprendre en profondeur ce que vivent ces jeunes en situation de décrochage. Notre hypothèse est la suivante : loin d’être un temps perdu et déstructuré, cette période en est souvent une de construction d’un projet, voire de construction de soi. En reprenant les propos de Demazière et Dubar (1997, p. 101), nous souhaitons montrer que ces récits biogra- phiques expriment « des logiques sociales » qu’il est possible de typifier de manière inductive pour en comprendre « l’arrangement qui permet de formaliser son dérou- lement et son code narratif ». L’objectif est de comprendre et de décrire « le monde subjectif du raccrochage scolaire » de chaque interviewé comme « une architecture de

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catégories mais aussi comme un ensemble de valorisation différentielle, de prises de position sur ces catégories et leur relation » (Demazière et Dubar, 1997, p. 98).

Objectifs de l’analyse et codage des entretiens

Afin de pouvoir procéder à l’analyse des récits, plusieurs étapes méthodologiques sont nécessaires. On peut les répartir en deux phases :

• Première phase : la segmentation de l’entretien. Un travail de titrage et de séquençage de chaque segment (marqué S) a été effectué. Ce codage consiste à remettre en ordre chronologique le déroulement du récit. Ensuite, il s’agit de rechercher et de coder des actants (c.-à.-d. des personnes identifiées, des col- lectifs ou bien encore des institutions présentes dans le texte) afin d’identifier et de décrire le rôle qu’ils tiennent dans le discours. Enfin, il faut repérer les « propositions argumentaires » qui visent à convaincre le narrateur ou à « mettre en intrigue ».

• La deuxième phase de l’analyse consiste à relever l’organisation des éléments du récit qui « transforme une suite chronologique (de séquences, d’actants…) en une argumentation logique, c’est-à-dire une série “d’après” (ensuite, donc) en un enchaînement de “donc” (parce que, de ce fait…) » (Demazière et Dubar, 1997, p. 122). Les disjonctions et les conjonctions émanant des récits permettent de dégager l’univers sémantique (homologie entre les niveaux d’analyse) et la logique sociale du récit (structuration que nous avons appelée « les mondes du décrochage »). En effet, le sens d’un mot ne peut être interprété qu’en « restituant la disjonction qui le spécifie et la conjonction qui lui assure son appartenance à une catégorie » (Demazière et Dubar, 1997, p. 129). Ces couples organisateurs des récits (disjonctions) s’organisent sur deux versants : l’un « positif », qui dit ce qui est attendu ou recherché, et même parfois pensé comme un avenir idéalisé ou une croyance. L’autre, plus négatif, raconte des craintes, une situa- tion que les jeunes cherchent à quitter parce qu’elles ne font pas (plus) sens et n’apportent pas de réponse à leur recherche d’un projet d’avenir (Demazière et Dubar, 1997, p. 262). De plus, les conjonctions et disjonctions ne doivent pas seulement être pensées comme la description de deux états : l’un vécu (ou qui a été vécu) et l’autre souhaité (parfois idéalisé). C’est la tension entre deux visions du monde, soit « rester dans le décrochage » ou « raccrocher » qui doit interpeller le chercheur, car c’est en définitive cette tension qui peut (ou non) conduire au raccrochage, et donc au basculement du récit. C’est la narration de ce passage qui construit la mise en intrigue de ce qui est donné dans les discours par le narrateur, pour que l’interlocuteur puisse comprendre ce basculement lequel, parfois, est inachevé.

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Accès au terrain et corpus de la recherche

La démarche de collecte des discours a consisté à permettre aux jeunes de mettre en récit leur parcours : « Mettre en récit, c’est articuler du temporel et du spatial, du biographique et du relationnel, de la succession et de simultanéité. » (Demazière et Dubar, 1997, p. 330.) L’entretien est non directif et la question introductive vise à permettre une reconstruction biographique, c’est-à-dire à mettre en relation des séquences (événements tels qu’ils sont racontés), des actants (personnes ou institu- tions qui interviennent pour faire bifurquer le récit, infléchir le cours d’action) et des arguments (qui servent à convaincre le destinataire). La question permettant d’amor- cer le discours était : Que s’est-il passé pour toi depuis l’interruption de tes études? Par la suite, l’interviewer, sans se limiter à un rôle passif, ne fait qu’aider le répondant à dérouler la trame de son récit.

Nos entretiens proviennent d’une base de données construite pour l’enquête Territoires et décrochages scolaires (TEDS)1. Pour des raisons d’homogénéité de territoire, nous avons choisi de limiter notre échantillon à l’Académie de Nantes (n = 60). La difficulté à entrer en contact avec ces jeunes, malgré les informations dont nous disposions (numéro de téléphone, adresse), puis à leur fixer un rendez-vous, a fait en sorte que nous n’avons pu rencontrer que sept individus. Seulement six entre- tiens ont été retenus, puisqu’ils présentaient une structure d’entretien biographique. Ils ont été réalisés en une seule rencontre et ont, en moyenne, une durée légèrement supérieure à une heure trente. Les jeunes2 qui ont favorablement répondu à notre demande sont plutôt des hommes (5/6), majoritairement en reprise de formation (raccrochage scolaire) au moment de l’entretien (5/6)3. Les décrochages sont plutôt « tardifs », puisqu’ils ont eu lieu au lycée (6/6) : quatre pendant une classe de pre- mière au Baccalauréat professionnel, un en seconde, alors que le répondant prépa- rait un bac professionnel, et un en terminale littéraire.Les éléments permettant de construire l’analyse de chaque entretien sont nombreux et ne peuvent être, faute de place, présentés intégralement ici. C’est pourquoi nous construirons notre propos en présentant une seule analyse complète d’un entretien, soit celui d’Antoine. Nous intégrerons ensuite les résultats obtenus, grâce à la même méthode d’analyse, à partir des cinq autres entretiens.

1. Programme financé par l’Agence nationale de la recherche dans le but de rendre compte des variations territoriales du décrochage scolaire en France, afin de déterminer des effets de contexte et de mieux comprendre la diversité des parcours (septembre 2014; février 2018). 2. Les entretiens se sont déroulés entre fin 2015 et début 2016. Voir en annexe la présentation des jeunes que nous avons interviewés. 3. Seul David vient de terminer une formation et est à la recherche d’un emploi.

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L’EXEMPLE DU RÉCIT D’ANTOINE : « JE SUIS DANS L’OPTIQUE DE CONTINUER »

Déroulé du récit

Le discours d’Antoine commence au moment où il a interrompu sa scolarité (S0) et s’achève au moment de l’entretien (S+). Entre ces deux temps, plusieurs autres niveaux de séquences seront énoncés : (S0) le décrochage : « J’ai pas eu le bac pro. »; « C’est plus que l’école m’a dit : Tu n’as pas eu ton bac, bah, écoute on ne va pas te reprendre. »; « Et j’ai pas cherché d’autres écoles voilà. » (S-1) Un rapport plutôt positif à l’école : « Par rapport à l’école, c’est que je suis un génie incompris du système scolaire! »; « Mmmm c’est juste que… en fait, primaire, collège ça allait, je suivais mais j’avais pris l’habitude de rien faire, en fait! » (S1) Période post-interruption : « Donc j’ai passé huit mois… où j’ai fait pas grand- chose. » ; « Je voyais des potes qui étaient comme moi, qui décrochaient. » (S2) 1re tentative de raccrochage par le scolaire : « J’ai vu qu’il y avait une école de la deuxième chance », mais : « Je me suis cassé la cheville juste avant, un jour avant de m’inscrire. » (S3) Partir en stage : « Et du coup je suis parti à M. faire un stage chez C. »; « En fait, quand je suis arrivé dans l’entreprise, ils m’ont proposé en fait, soit (le rayon) musique soit la librairie. »; puis : « Ils m’ont donné un contrat pour venir à partir du mois de juillet. » (S+) Dynamique de raccrochage : « Et aujourd’hui j’ai fait la démarche d’aller à l’AFPA4. »; « Et j’ai vu qu’ils me proposaient un contrat pro, euh… un an qui me don- nerait un titre professionnel qui équivaut à un niveau IV donc un niveau Bac […]. »

Les différentes catégories d’actants

Dans un second temps, c’est sur les différents actants du discours d’Antoine que portera notre analyse. Tout d’abord, ceux qui l’aident. Sa copine, « qui a un bac S5 », fait partie de la première catégorie : « Elle m’a bien poussé pour que j’avance et voilà, aujourd’hui ça marche. » La mère de sa copine déménage dans le sud de la France à M., ce qui, pour Antoine, tombe à pic dans la mesure où son projet de contrat pro- fessionnel coïncide avec ce déménagement. Antoine évoque aussi sa grande sœur, qui semble représenter un modèle dans le domaine du travail. Les qualificatifs qui lui sont associés sont extrêmement positifs : « Quand je la vois s’éclater, travailler dans les associations [...]. »; « Elle n’est jamais au même endroit, je me dis : “Ça c’est cool”. »; « Tu bouges, c’est bien. » C’est également sa sœur qui l’a aidé dans ses recherches. Les

4. L’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) est un organisme de formation professionnelle qui propose des formations qualifiantes sanctionnées par un titre professionnel du minis- tère du Travail. 5. Un bac S, c’est-à-dire un baccalauréat scientifique.

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joueurs avec lesquels il joue au « foot » (soccer) dans son club sont qualifiés de « plus grands » et « d’adultes ».Ces qualificatifs ne sont pas anodins, car ce groupe d’actants s’oppose indirectement à celui des « jeunes, comme [lui] ». Il oppose également les rapports amicaux, qu’il entretient avec les jeunes de son âge, à ceux qu’il a avec les personnes de 30-35 ans, avec lesquelles il a l’impression de « grandir ».

Les actants qui le freinent sont peu nombreux dans son discours. Le premier, c’est l’école (qu’il a quittée), laquelle complique son parcours, car il doit changer d’établis- sement (cf. supra S0) et qui, vers la fin de l’entretien, est accusée de ne pas l’avoir bien orienté : « Quand ils m’ont mis en général, c’est pas du tout ce qu’il fallait! » On trouve aussi « des potes qui étaient comme [lui], qui décrochaient », avec lesquels il jouait à la console et sortait. « On était une dizaine à être dans la même situation, on s’est tous retrouvés dans le même établissement au début, y’en a qui se sont retournés vers le scolaire plutôt que l’apprentissage, et y en a d’autres qui ont décroché aussi, comme moi. »

Le dernier actant, présenté comme un frein dans son évolution, c’est Antoine lui- même, qui a mis longtemps à comprendre « [qu’il] avait été plus con que le système scolaire » : « Les diplômes, c’est ce qui t’amène en fait le plus vite à l’emploi, enfin, c’est ce qui te permet d’en trouver déjà! »

L’analyse des actants permet de dégager différents groupes : ceux qui ont soutenu Antoine (sa copine principalement), ceux qui l’ont aidé (sa sœur et les formateurs de l’école de la deuxième chance), et ceux qui l’ont poussé à raccrocher (les joueurs de foot). L’analyse montre également la faible présence des actants parentaux. Ce qui ressort de manière flagrante est l’opposition des actants issus du monde profession- nel (stage) et les actants « scolaires » en général. Cette opposition renvoie également à la différence qu’Antoine fait entre le monde des enfants (école) et le monde des adultes (stage, entreprise). Les joueurs de foot, les collègues de stages « font réfléchir » et « grandir » (par opposition aux élèves de lycée, qui font « stagner »). Pour Antoine, ces adultes font avancer dans la vie et structurent sa vision du monde.

Les propositions argumentaires

L’analyse des propositions argumentaires fait ressortir une opposition entre ce qui est « simple » et « cool » ou, à l’inverse, « compliqué ». Le premier argument se situe dès les premiers mots d’Antoine : sa réponse « va être simple ». Au-delà, c’est l’ensemble de son parcours qu’il qualifie de « simple ». L’utilisation récurrente de l’expression « en fait » montre bien que, pour Antoine, les éléments de son discours sont liés.

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Tableau. Présentation de la proposition argumentaire dichotomique d’Antoine

Simple (cool)/utile Compliqué/pas utile Donc ma réponse elle va être simple. En fait, Ouais, bah, ils m’ont fait comprendre que j’ai fait un parcours scolaire classique. ceux qui n’avaient pas leur bac, en fait, c’est compliqué de repasser une année en bac pro, vaut mieux changer d’établissement. Chaque fois que je l’appelle [sa sœur], elle est Et puis ouais, Nantes, quand je vois les jamais au même endroit. Je me dis : « C’est ça formations et qu’après c’est très compliqué de qu’est cool. » C’est... tu rencontres de nouvelles trouver du travail à Nantes. personnes, tu bouges enfin, c’est bien! [Au sujet des relations avec les Bahhh c’est l’argent, aussi c’est compliqué! 30-35 ans.] Ouais je pense, quand c’est plus compliqué Et puis ça te donne des responsabilités, c’est c’est là qu’il faut se poser des questions. cool ouais! C’est pas les mêmes délires, c’est plus adulte, on va dire! Et le contrat pro, c’est simplement que du La scolarité, c’était lourd à force. professionnel, [il n’y] a plus de scolaire. Mais par contre tout ce qui était calculs Le contrat pro, c’est un titre professionnel qui commerciaux, tout ce qui était [du] droit, là équivaut à un niveau IV donc un niveau Bac. j’avais vraiment du mal.

Son discours est construit sur une opposition entre le monde scolaire « compliqué » et le monde professionnel « simple ». Cette dichotomie renvoie à une autre opposition, construite sur le couple utile/pas utile. Pour Antoine, le bac, avant son décrochage, n’était pas utile. Pas utile, car, pour lui, il y avait un moyen plus rapide d’accéder à l’emploi et de sortir des difficultés qu’il rencontrait à l’école. Par la suite, n’ayant ni le bac ni le permis, il ne trouve rien. C’est à ce moment qu’il reconsidère l’importance d’une qualification, qu’il se place dans « l’optique de continuer » et décide de s’ins- crire dans une formation.

C’est cette tension entre « rester » et « ne rien faire », ou « partir » et « reprendre une formation en alternance », qui organise et structure l’entretien. « Rester », c’est rester à l’école, à Nantes, au risque de « continuer à ne rien faire », c’est-à-dire à sortir et à jouer aux jeux vidéo avec « ses copains décrocheurs comme lui ». « Partir » c’est partir à M., s’inscrire dans un parcours dynamique, passer le permis, vivre avec sa copine, retrouver un niveau d’étude satisfaisant puisque « le contrat pro c’est un peu un niveau bac ». C’est ce qui lui permet d’annoncer dès le début de l’entretien qu’il « fait un parcours (scolaire) classique » et qu’il « est dans l’optique de continuer ».

LES MONDES DU DÉCROCHAGE/RACCROCHAGE

Une analyse similaire à celle effectuée sur le discours d’Antoine a été réalisée sur les cinq autres entretiens de notre corpus afin de déterminer les couples organisateurs des récits sur les trois niveaux d’analyse (séquences, actants et arguments).

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Conjonctions et disjonctions relevées dans les entretiens du corpus

Antoine Pas pareil/Simple/Utile/Grandir/Partir vs Pareil/Compliqué/Pas utile/ Stagner/Rester Lorenzo Faire/Trouver/S’engager/Fonder [une famille] vs Rien faire/Ne pas avoir [confiance]/Abandon Corentin Être [soi]/Réapprendre/Changer vs Décalage/Stress/Contraintes David Vie [vrai]/Talents/Évoluer/Professionnel vs Louper [sa vie]/Médiocrité/ Inefficacité/Rester Louane Chercher/Trouver/Plaire/Changer vs Rien faire/Rester/Compliqué Raphaël Action [être dans l’action]/Grandir/Aimer/Vivre vs Rabaisser/Passivité/ Vide/Rester

La suite de notre travail a consisté à rechercher les similitudes et les récurrences observables dans les discours de manière à pouvoir mieux comprendre les « mondes du raccrochage ».

Niveau des séquences : Rien faire/Abandon/Passivité vs Faire/Chercher/ Trouver

Dans tous les entretiens, on peut observer la présence d’une phase où, comme le montrent Zaffran et Vollet (2018), l’expérience du décrochage est associée à un épi- sode de solitude, d’ennui, où rien ne semble se passer. Cette période correspond aux phases du « temps de l’ennui » et du « désenchantement » chez Vollet (2016), ainsi que de la dépréciation de soi. Cette période est décrite différemment selon les entretiens : pour Raphaël, le registre sémantique employé exprime une tension autour de la « pas- sivité » et du « vide ». Pour Louane et Lorenzo, c’est « ne rien faire » qui structure cette partie du récit. Pour David et Antoine, c’est « rester » qui est synonyme de « stagner ». Corentin, qui est suivi par un psychologue, exprime cette période par un mal-être personnel décrit comme un « décalage » par rapport à lui-même, lequel génère du « stress ».

L’analyse montre aussi que cette période a permis à ces jeunes d’engager une réflexion sur leur avenir professionnel et personnel, en plus d’effectuer un travail sur eux-mêmes. C’est donc par l’expérience (on pourrait même dire par l’expérimen- tation) que ces jeunes construisent une opinion critique de cette période. Si cette dernière est souvent présentée dans les discours de façon négative, c’est à la fois parce qu’elle correspond à un moment difficile, mais aussi parce que les répondants veulent mieux affirmer, dans une perspective rhétorique, leur intention de sortir du décrochage et de montrer l’évolution positive de leur situation. Si la disjonction met en intrigue, elle donne aussi une dimension dynamique au récit. Elle permet de montrer ce qui a bougé : le passage d’une période construite sur le « rien », du « vide » à celle du « faire », du « chercher », voire même « trouver », pouvoir « être soi ». Ainsi cette

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phase d’attente n’est pas (totalement) perçue et exprimée comme une impasse, mais « comme une tension vers quelque chose ou quelqu’un » (Demazière et Dubar, 1997, p. 265) chez ces jeunes, et ceci d’autant plus qu’ils sont en situation de raccrochage.

Progressivement, ne rien faire et ne rien avoir en commun avec les autres (sauf ceux qui partagent cette situation) rend difficile la prolongation de cette expérience. Elle apparaît alors comme un passage obligé pour pouvoir reconstruire autre chose6. L’analyse biographique des entretiens montre cette prise de conscience, construite sur le constat qu’il est difficile à long terme de pouvoir continuer sur les mêmes registres sociaux.

Niveau des actants : Pareil [comme moi] vs Pas pareil/Avoir confiance, ou Pas professionnels vs Médiocrité

Les actants jouent un rôle décisif en creux ou en plein. Ils servent de repoussoirs ou de figures identificatoires. On trouve ceux qui sont incriminés ou ceux, au contraire, qui ont su aider les jeunes et les accompagner : ceux « qui freinent », qui « empêchent de grandir » ou de « faire ce qu’on a envie de faire », à qui « on ne peut pas faire confiance ». À l’inverse, les actants vus comme positifs dans leur parcours de rac- crochage sont majoritairement des adultes (un grand-frère ou une grande sœur), des amis, plus rarement des professionnels. Ils sont présentés comme permettant d’engager une réflexion sur soi. Ces actants sont pensés comme aidants parce qu’ils permettent d’envisager un nouveau départ. Mais c’est aussi parce que ces jeunes s’estiment prêts à cette transformation de leur mode de vie (parce qu’ils sont dans une phase nouvelle de leur parcours de décrocheur) que ces actants sont vus comme aidants, comme des personnes-ressources.

Le second élément qui ressort de l’analyse des actants est que le récit qui est livré s’organise davantage sur une expérience interpersonnelle (familiale, amicale, asso- ciative...) que sur une inscription dans une démarche institutionnelle7. On retrouve ici les hypothèses énoncées par Berthet et Zaffran (2014, p. 180) sur l’absence dans les discours des ressources institutionnelles qui sont mises à leur disposition. En effet, dans les cas où les jeunes citent des dispositifs de remédiation (comme Antoine, Raphaël, Lorenzo), ce ne sont pas les dispositifs et structures institutionnels de rac- crochage qui sont mises au premier plan8, mais une rencontre avec une personne.

6. Même si cela n’est pas visible dans les résultats exposés ici, on pourrait ajouter comme point commun à ces récits, qui permettent cette prise de conscience, le rejet des « petits boulots » et des « projets de courte durée », qui montrent que la représentation initiale du travail, qui permet « d’avoir de l’argent » et qui est l’argument le plus souvent évoqué pour justifier la sortie de l’école (Bernard et Michaut, 2016), ou du temps libre, ne sont pas, dans la réalité, durablement tenables. 7. Seule l’institution scolaire est citée comme un actant qui continue à fonctionner comme une référence en creux ou négative (utilisée dans la première phase des discours). 8. Ce qui est conforme aux résultats de l’enquête quantitative menée sur cette même population : 60 % des jeunes disent ne jamais avoir été contactés par des professionnels et 1/3 d’entre eux ne pas avoir rencon- tré de professionnels après leur décrochage (Bernard et Michaut, 2016; Bernard, 2018).

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Niveau des arguments : Compliqué vs Facile et Utile vs Pas utile; Partir vs Rester; Stagner vs Grandir

En définitive, les conjonctions et disjonctions montrent que, pour ces jeunes, il s’agit de sortir de ce qui apparaît comme étant « compliqué » pour accéder à une situation sociale plus « facile », plus « simple », plus « utile » et socialement plus acceptable. L’objectif affiché est de « s’engager », de s’inscrire dans un processus, de changer d’état, puisque la phase initiale de la rupture est achevée pour les jeunes que nous avons rencontrés. Mais il s’agit aussi parfois de « pouvoir s’installer », de vivre en couple ou même de « fonder une famille ». Et en définitive, de « grandir », d’« être soi », de passer de l’adolescence à l’âge adulte. Lorenzo se rend compte de son envie de reprendre les études et se recentre alors sur lui en essayant de trouver un moyen de raccrocher scolairement. Louane aussi a su profiter de cette période en expérimen- tant beaucoup de « petits boulots ingrats et mal payés » qui lui ont fait comprendre la nécessité d’avoir une qualification pour pouvoir envisager d’exercer un « métier qui lui plaît ». Ce que montrent les arguments, c’est que cette phase de reconstruction d’un projet est aussi une phase de reconstruction personnelle. L’exemple de Corentin est ici typique : il s’est emparé de cette coupure scolaire de cinq années pour effectuer un travail thérapeutique, comprendre les problèmes qu’il rencontrait et, maintenant, il souhaite faire des études de psychologie.

En complémentarité avec les deux autres niveaux, celui des arguments permet d’identifier les ressorts des logiques qui construisent, petit à petit, la possibilité du changement, de comprendre ce qui permet de s’éloigner, soit réellement, soit symbo- liquement, d’une époque ancienne, jugée dépassée et rejetée pour pouvoir accéder, ou se projeter dans celle du raccrochage.

Synthèse des résultats

• Périodes de décrochage et raccrochage sont entremêlées. En effet, l’analyse des entretiens montre, tant au niveau des séquences que des actants et des argu- ments, que les catégories qui structurent le récit font référence à la situation vécue (période du décrochage), mais aussi à une période plus ancienne et plus scolaire. Même si le récit n’est pas chronologiquement construit à partir de ce point de départ que constitue la difficulté scolaire, l’analyse des conjonctions et des disjonctions montre bien l’importance (notamment au niveau des actants) de ce qui s’est passé en amont du décrochage. Même si c’est l’une des contraintes de l’entretien biographique (qui oblige à se tourner vers le passé), on voit dans l’analyse des entretiens que les ressorts du discours sont souvent en continuité avec ce passé fragilisé, contrarié. On peut citer ici les récits de Lorenzo, où la directrice de l’établissement dans lequel il était inscrit déchire « [ses] papiers de réinscription sous [ses] yeux », et celui de Louane, qui a un conflit ouvert avec un professeur d’allemand. Ces personnes servent de déclencheur dans un

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processus de décrochage sous-jacent. Comme le rappellent Millet et Thin (2005), c’est l’accumulation de ruptures scolaires obligeant à « couper les ponts », sou- vent associées à des problèmes familiaux, qui conduisent au décrochage. Par la suite, les entretiens montrent que ces actants (école, enseignants, parents) qui sont au centre de la justification du décrochage s’effacent, ou plutôt servent en creux (comme par un effet de miroir inversé) à définir la place de nouveaux actants décrits comme des acteurs positifs servant de référence au projet de raccrochage.

• De la même façon que le décrochage n’intervient jamais brutalement, le rac- crochage est aussi inscrit dans le temps. Le raccrochage est un processus complexe qui est « le résultat d’un enchaînement de plusieurs logiques et d’un emboîtement d’événements » (Zaffran et Vollet, 2018, p. 43). Cet emboîtement s’enclenche lorsque le jeune constate une impasse sociale. Ainsi, dans les entre- tiens étudiés, les processus de raccrochage scolaire ont une racine commune : celle de vouloir quitter une expérience qui perd progressivement son sens et se transforme en un ennui insupportable.

• Les éléments issus de l’analyse des conjonctions et des disjonctions montrent que les catégories qui structurent le raccrochage sont plutôt à rechercher du côté d’une expérience personnelle informelle que des structures d’accompagne- ment. Ceci est d’autant plus remarquable que les individus qui constituent notre population d’enquête ont décroché tardivement. Le raccrochage est davantage du registre du cheminement personnel (Zaffran et Vollet, 2018, p. 55) que de celui de la construction institutionnelle, de l’ordre de la construction d’une expérience singulière, individuelle et personnelle. Outre les éléments factuels convoqués pour exposer cette expérience, les disjonctions permettent de saisir les tensions, et donc les aspects affectifs et émotionnels, qui participent au rac- crochage. Ici, ce ne sont pas les actants comme personne statutaire ou morale qui structurent les récits dans la phase de raccrochage, mais, en premier lieu, la relation affective et individualisée à des personnes physiques.

• Dans la phase de raccrochage, on peut noter l’importance de la recherche d’un autre système de formation, moins académique souvent basé sur l’alternance et leur permettent de « grandir » vite. Le stage est un actant récurrent dans les discours (« trouver » un patron, un stage, une entreprise...). Il représente une ver- sion idéalisée de l’avenir dans la mesure où il condense à la fois l’intérêt d’être « professionnel », mais aussi l’attrait d’être en formation.

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CONCLUSION

L’intérêt de notre approche est de montrer que, dans la situation de raccrochage chez les décrocheurs tardifs (niveau du lycée), les raccrocheurs ne sont pas seulement déterminés par les contextes institutionnel et social dans lesquels ils évoluent, mais qu’ils développent des logiques d’action en grande partie issues d’expériences infor- melles. Associé au déclin des repères et des modèles institutionnels, cela contribue indéniablement à une individualisation des parcours pendant cette période de leur vie (Delory-Momberger, 2015). Certes, on peut noter un effet normalisant lié au pro- tocole d’enquête, à la fois parce que l’on peut supposer que ceux qui ont répondu positivement se considèrent capables de structurer et de décrire ce qu’ils vivent, et parce que l’entretien lui-même, effectué dans un cadre universitaire, invite à la production d’une norme socialement acceptable. Malgré tout, comme l’analyse des entretiens le montre, dans ce contexte, l’individu doit intégrer dans sa biographie des repères sociaux informels dans un mouvement d’appropriation et de construc- tion personnelle de son parcours. Ces processus de biographisation participent à la construction de leur être social par l’appropriation des caractéristiques des mondes sociaux dans lesquels ils se situent et par les représentations de ceux auxquels ils aspirent. Et nous pensons que c’est « le sens et les caractéristiques de ce projet bio- graphique qu’il faut avant tout analyser pour sortir d’une stigmatisation réifiante et comprendre l’événement paradoxal d’un décrochage réitéré » (Melin, 2012, p. 93).

En participant à ces entretiens, les jeunes sont amenés à reconstruire, dans l’inte- raction avec l’interlocuteur, une histoire personnelle, un parcours. La verbalisation permet une formalisation et une reconstruction, une prise de conscience de l’articu- lation entre certains éléments de leur histoire. L’entretien biographique mené dans un cadre institutionnel de dispositif visant à accompagner le décrochage pourrait-il faciliter le passage entre les phases du « temps de l’ennui » et du « désenchantement » et celle de « la prise de décision » (Vollet, 2016)? Si on considère que l’accompa- gnement, en tant que pratique éducative, est soutenu par la narrativité (histoire et projet) afin de penser la temporalité du processus de raccrochage, penser l’accom- pagnement, c’est l’inscrire « dans une temporalité spécifique, c’est le penser en tant que processus, prenant en compte les capacités autotransformatrices des sujets » (Desmarais, 2011). Pour les professionnels, cette analyse montre à la fois la singularité des parcours et des expériences du décrochage, mais aussi de mieux comprendre leur dimension subjective, notamment au niveau des liens tissés entre des éléments du discours qui, a priori, ne semblent pas se répondre. Même s’il est difficile de mener ces analyses en situation de formation ou d’accompagnement, nous espérons que ces analyses apportent une contribution à l’étude des processus et des phases qui conduisent (ou non) au raccrochage.

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Références bibliographiques

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BERTHET T. et ZAFFRAN J. (2014). Le décrochage scolaire. Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

DELORY-MOMBERGER C. (2007). Biographisation des parcours entre projet de soi et cadrage institutionnel. L’orientation scolaire et professionnelle, 36 (1), 9-17.

DELORY-MOMBERGER C. (2015). Vivre l’école, vivre à l’école. Le sujet dans la cité, 6 (2), 48-58.

DEMAZIÈRE, D. et DUBAR, C. (1997). Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion. Paris : Nathan.

DESMARAIS, D., CHARLEBOIS, F.-X., LAMOUREUX E., DUFRESNE F., DUFRESNE S., M.-F. BLOUIN et ACHIM M.-F. (2012). Contrer le décrochage scolaire par l’accompagnement éducatif. Une étude sur la contribution des organismes communautaires. Québec : Presses de l’Université du Québec.

MELIN, V. (2012). Le raccrochage scolaire : entre parcours social imposé et trajectoire biographique singulière. Dans Ertul, S., Melchior, J.-P. et Warin, P. (dir.). Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques (p. 87-99). Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

MILLET, M. et THIN, D. (2005). Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale. Paris : Presses Universitaires de France.

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ZAFFRAN J. et VOLLET J. (2018). Zadig après l’école. Pourquoi les décrocheurs scolaires raccrochent-ils ? Lormont : Le Bord de l’eau.

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Annexe

PRÉSENTATION DU CORPUS D’ENTRETIENS

1. Antoine Âge 19 ans Âge décrochage 17-18 ans Formation suivie 1re Bac pro commerce (Lycée professionnel public) Sortie scolaire Août 2014 Classe redoublée CE1 Situation actuelle En formation Projet formation ou professionnel Trouver un contrat de professionnalisation pour obtenir le titre professionnel dans le commerce Accompagnement Pôle emploi

2. Corentin Âge 24 ans Âge décrochage 19 ans Formation suivie 1re Bac pro hôtellerie (Lycée général et technologique public) Sortie scolaire Avril-mai 2011 Classe redoublée Troisième « J’ai redoublé ma 3e alors que j’ai eu mon brevet et je me suis réorienté en hôtellerie après avoir fait une seconde générale. » Situation actuelle (2016) En formation DAEU section littéraire Projet formation ou professionnel Inscription en Licence 1 de psychologie

3. Lorenzo Âge 17 ans Âge décrochage 16 ans Formation suivie Seconde pro commerce (Lycée professionnel public) Sortie scolaire Août 2014 Classe redoublée Aucune Situation actuelle Plateforme de préparation à l’alternance (PPA) Projet formation ou professionnel Contrat pro commerce en alternance, trouver un patron Accompagnement Formateur plateforme préparation à l’alternance

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4. Louane Âge 21 ans Âge décrochage 19 ans Formation suivie Terminale littéraire (lycée public) Sortie scolaire Août 2014 Classe redoublée CE2 Situation actuelle Formation DAEU section littéraire Projet formation ou professionnel Cherche une entreprise pour intégrer une école d’informatique Accompagnement Mission locale et Pôle emploi

5. David Âge 22 ans Âge décrochage 20 ans Formation suivie 1re Bac techno Sortie scolaire Septembre 2015 Classe redoublée 1re (passe de 1re générale scientifique à une re1 technologique STMG) Situation actuelle Recherche un emploi dans le domaine de l’informatique et des jeux vidéo; prépare deux entretiens d’embauche Projet formation ou professionnel Trouver un job, partir en Allemagne ou au Canada pour travailler et trouver un appartement Accompagnement Non concerné

6. Raphäel Âge (2017) 25 ans Âge décrochage 17-18 ans Formation suivie 1re Bac pro commerce (Lycée professionnel public) Sortie scolaire Août 2014 Classe redoublée CE1 Situation actuelle En formation Projet formation ou professionnel Trouver un contrat de professionnalisation pour obtenir le titre professionnel dans le commerce Accompagnement Pôle emploi

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 164 www.acelf.ca VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire

Sandy NADEAU Université de Sherbrooke, Québec, Canada

Anne LESSARD Université de Sherbrooke, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire

Sandy NADEAU Université de Sherbrooke, Québec, Canada

Anne LESSARD Université de Sherbrooke, Québec, Canada

RÉSUMÉ

Note des auteures : Maintes études ont permis de mettre en évidence de multiples facteurs augmentant Cette recherche a été financée par le risque que l’élève abandonne ses études avant l’obtention du diplôme d’études le Fonds de recherche du Québec – Société et culture. secondaires (Fortin, Marcotte, Diallo, Potvin et Royer, 2013). Par contre, certains élèves pourtant exposés à ces facteurs obtiennent leur diplôme (Harvey, 2007). Il apparaît ainsi pertinent de se pencher sur les expériences ayant joué un rôle de pré- vention du décrochage scolaire. L’objectif de cette étude est de comprendre, à partir des processus interactionnels du milieu familial et de la classe, l’expérience d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire. Un devis descrip- tif qualitatif est utilisé. Des entretiens semi-dirigés ont été menés auprès de 18 élèves s’étant adaptés positivement au cours de la première année du secondaire. Le compte rendu intégral a fait l’objet d’une analyse thématique et d’une construction de récits narratifs. Six processus interactionnels émergeant du discours des participants sont mis en récits. Bien que le discours de plusieurs élèves laisse paraître le fait que les processus interactionnels du milieu familial et de la classe favorisent leur adaptation positive, il semble que l’adaptation de certains soit plutôt due à leur volonté d’at- teindre un objectif qu’ils ont eux-mêmes établi.

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ABSTRACT

Author’s note: Narratives from high school students in an academic resilience program This study was funded by the Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Many studies have highlighted a wide range of factors that increase the risk of stu- dents leaving school before graduation (Fortin, Marcotte, Diallo, Potvin and Royer, 2013). In contrast, some students who are exposed to these factors do graduate (Harvey, 2007). It therefore seems relevant to consider the experiences that play a role in the prevention of school dropout. The purpose of this study is to understand the experiences of secondary school students participating in an academic resilience program with regards to interactional processes at home and in the classroom. A qua- litative descriptive approach was used. Semi-structured interviews were conducted with 18 students who adapted well to the first year of secondary school. A thematic analysis was made on the full report and narrative accounts were drawn from it. Six interactional processes that emerged from the participants’ own words were shaped into stories. Although the voices of several students reveal that interactional pro- cesses at home and in the classroom foster positive adaptation to secondary school, some seem to adapt well because of their own determination to reach a goal they have set themselves.

RESUMEN

Nota de las autoras: Historias de alumnos de secundaria inscritos en un proceso de resiliencia Esta investigación fue financiada por escolar el Fondo para la investigación de Quebec-Sociedad y cultura Numerosos estudios han mostrado los múltiples factores que aumentan el riesgo que un alumno abandone sus estudios antes de obtener su diploma de estudios secun- darios (Fortin, Marcotte, Diallo, Potvin y Royer, 2013). Sin embargo, algunos alumnos que están expuestos a dichos factores obtiene su diploma (Harvey, 2007). Resulta pues pertinente ocuparse de las experiencias que han jugado un rol de prevención de la deserción escolar. El objetivo de este estudio es comprender, a partir de los procesos interrelaciónales del medio familiar y de la clase, la experiencia de alumnos de secundaria que están inscritos en un proceso de resiliencia escolar. Empleamos una evaluación descriptiva cualitativa. Se realizaron entrevistas semi-dirigidas de 18 alumnos positivamente adaptados a los cursos de primer año de secundaria. El informe integro fue objeto de un análisis temático y de una construcción de historias narrativas. Seis procesos interrelacionales emergieron del discurso de los partici- pantes y fueron narrados. Aunque el discurso de varios alumnos aparenta el hecho de que los procesos interrelacionales del medio familiar y de la clase favorecen su adaptación positiva, parece que la adaptación de algunos sea más bien debida a su voluntad de lograr el objetivo establecido por ellos mismos.

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INTRODUCTION

La réussite scolaire est une priorité du système scolaire québécois : d’importantes ressources sont investies pour soutenir la persévérance scolaire et prévenir le décro- chage scolaire (Sheriff, Arellano et Carrier, 2005). Maintes études ont été menées pour comprendre le processus du décrochage scolaire et ont permis de mettre en évidence des facteurs augmentant le risque que l’élève décroche (Blondal et Adalbjarnardottir, 2009; Fortin, Marcotte, Diallo, Potvin et Royer, 2013). Il en ressort que le décrochage scolaire est un processus multifactoriel et complexe (Fortin, Lessard et Marcotte, 2010) influencé notamment par le statut socioéconomique de la famille (Parr et Bonitz, 2015), le climat de classe et le rendement de l’élève (Fortin et al., 2013). Dans la foulée d’études portant sur les trajectoires des élèves, des chercheurs ont docu- menté le fait que certains élèves exposés à ces facteurs réussissent toutefois à obte- nir leur diplôme (Harvey, 2007). Il s’agit de ce que certains ont appelé la résilience (Luthar et Zelazo, 2003).

Afin de diminuer le taux de décrochage scolaire, nous proposons ici de nous pen- cher sur les facteurs et les expériences jouant un rôle de prévention relativement au décrochage scolaire (Hickman, Bartholomew, Mathwig et Heinrich, 2008) pour comprendre le développement de l’adaptation positive (Masten et Coatsworth, 1998). Or, le terme « facteur » masquant une interaction plus complexe entre l’individu et son environnement (Vanderbilt-Adriance et Shaw, 2008; Washington, 2008), les pro- cessus de la résilience en contexte scolaire méritent d’être mieux définis (Howard et Johnson, 2000; Kumpfer, 1999; Luthar et Zelazo, 2003).

CADRE THÉORIQUE

La résilience se caractérise par une adaptation positive découlant des processus interactionnels entre une personne et son environnement en dépit d’un contexte d’adversité (Jindal-Snape et Miller, 2008; Werner, 2000). Circonscrite à un contexte spécifique (Masten et Coatsworth, 1998), la résilience scolaire renvoie à une plus grande probabilité, pour un élève, de vivre un succès scolaire malgré les adversités (Washington, 2008).

Le modèle de Kumpfer (1999), illustré dans la figure 1, offre un regard global sur le processus de résilience en y intégrant les processus interactionnels qui expliquent l’adaptation d’une personne provenant d’un contexte d’adversité. Divers facteurs, issus du contexte environnemental, génèrent des processus interactionnels avec l’élève qui perçoit, interprète et surmonte la menace en fonction de ses caractéris- tiques personnelles (compétences cognitives, sociales, comportementales et affec- tives). Le processus de résilience, intégrant l’ensemble des processus interactionnels et le contexte d’adversité, mène à l’adaptation de la personne dans un domaine, à un moment précis.

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Figure 1. Le modèle de Kumfer

Contexte environnemental Caractéristiques personnelles

Facteurs de risque

cognitive émotionnelle Famille, culture, Adversité spirituelle physique Adaptation communauté, école, pairs comportementale

Facteurs de protection

Processus interactionnels entre Processus de résilience l’environnement et l’individu

Traduction libre de : KUMPFER, K. L. (1999). Factors and processes contributing to resilience. The resilience framework. Dans M. D. Glantz et J. L. Johnson (dir.). Resilience and Development: Positive Life Adaptations (p.179-224). New York, NY : Kluwer Academic/Plenum Publichers.

Selon Roosa (2000), le processus de la résilience repose sur les interactions entre le contexte environnemental et les caractéristiques personnelles de l’individu. Dans le cadre d’une étude portant sur les processus interactionnels entre parent et enfant, Kumpfer et Bluth (2004) décrivent six processus interactionnels liés à l’adaptation de l’enfant : 1) perception sélective; 2) recadrage cognitif; 3) planification et rêve; 4) identification et attachement à des personnes prosociales; 5) modifications de l’environnement par l’élève; 6) adaptation active. Kumpfer (1999) mentionne que les personnes présentes dans l’environnement générant un processus interactionnel favorable à l’adaptation positive de l’enfant peuvent jouer différents rôles : modèle, enseignant, conseiller, soutien émotionnel, créateur de possibilités, figure d’encadre- ment et de discipline, facilitateur psychosocial.

Bien que les processus interactionnels renvoient à une relation réciproque entre le contexte environnemental et les caractéristiques personnelles de l’élève, la résilience est tributaire de la perception qu’a l’élève de son contexte et de son adaptation, ainsi que de sa capacité à mettre en place des processus interactionnels lui permettant de s’adapter positivement (Ungar, 2008). Ainsi, la recherche d’une compréhension plus approfondie du processus de résilience mène à étudier l’expérience vécue par l’élève. Celle-ci nécessite la prise en compte de ses perceptions, mais aussi celle des activités psychiques (Landgrebe, 1973). En ce sens, l’expérience vécue implique des représen- tations sociales, qui permettent de mettre en forme l’expérience, et les émotions, qui

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lui donnent une signification modulée par la position occupée par l’individu (Jodelet, 2006).

Pour mieux comprendre le processus de résilience vécu par des élèves à risque de décrochage scolaire s’étant adaptés positivement, cette étude porte sur les processus interactionnels issus de l’expérience vécue par l’élève dans le milieu familial ou la classe. Une compréhension plus fine de ces processus permettra de cibler plus spéci- fiquement les stratégies de prévention à privilégier (Masten et Powell, 2003).

MÉTHODES DE RECHERCHE

Échantillon

Puisque le décrochage scolaire est notamment influencé par le statut socioécono- mique de la famille, les élèves du premier cycle d’une école secondaire québécoise habitant dans un quartier se situant au 10e rang décile quant à l’indice de milieu socioéconomique1 (Gouvernement du Québec, 2013) ont été ciblés. Parmi ceux-ci, les élèves dépistés au cours de leur dernière année du primaire comme étant à risque de décrochage scolaire par leur enseignante ou leur enseignant (n = 85) ont d’abord été retenus. Un sous-groupe de 21 élèves a été sélectionné par choix raisonné par trois acteurs intervenant auprès d’eux dans le cadre du programme Accès 5 (Lessard, Bourdon et Ntebutse, 2017)2. Ces intervenants ont ciblé les élèves pour qui, selon leurs observations et l’analyse du dossier de suivi de l’élève, l’adaptation à l’école s’était sensiblement améliorée au cours de la première année du secondaire quant à leur risque de décrocher. Parmi les 21 élèves approchés, un échantillon de 18 (7 gar- çons et 11 filles) a accepté de participer. Le nombre de participants a été déterminé par la saturation des données.

Instrument de collecte de données

Un entretien semi-dirigé a permis de recueillir les expériences pertinentes des par- ticipantes et des participants pour comprendre leur processus de résilience (Savoie- Zajc, 2009). Les élèves rencontrés ont été invités à décrire leur vécu en classe et dans leur famille. Le guide d’entretien compte 16 thèmes répartis entre le climat de classe (relation avec une enseignante significative ou un enseignant significatif, relation

1. L’indice de milieu socioéconomique (IMSE) est basé sur la faible scolarisation de la mère et sur le statut d’emploi des parents (Gouvernement du Québec, 2003). 2. Le programme Accès 5 est mené par un organisme communautaire en collaboration avec une école secon- daire et différents partenaires (Lessard et al., 2017). Il a une visée préventive et s’adresse aux élèves à risque de décrochage scolaire qui sont issus de territoires défavorisés. Il présente cinq sphères d’interven- tions : un suivi psychosocial individuel, un soutien scolaire, des activités parascolaires, de l’aide financière ou matérielle ainsi que des actions spécifiques ciblées.

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avec les pairs ou les apprentissages) et le milieu familial (règlements à la maison, encouragement parental ou aide reçue de la part des parents).

Procédure

Un certificat éthique a été obtenu auprès du comité d’éthique de la recherche Éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke. Ensuite, les élèves ont été contactés par les intervenants pour un entretien (juillet à novembre 2014). Élèves et titulaires de l’autorité parentale ont signé le formulaire de consentement. Les entretiens, menés individuellement dans les locaux d’un organisme communautaire ou de l’école, ont été enregistrés sur un support numérique pour transcription. La durée moyenne des entretiens est de 30 à 45 minutes.

Stratégie d’analyse

L’analyse s’est déroulée en deux phases. Une analyse thématique a été menée, suivie de la construction de récits narratifs.

Dans un premier temps, des unités de signification (Paillé et Mucchielli, 2010) ont été générées à partir du compte rendu intégral à l’aide du logiciel NVivo 10. Après que les thèmes majeurs ont été déterminés pour chaque participant, la récurrence de thèmes entre participants a permis de procéder à des regroupements. Pour chaque regroupe- ment, un participant représentatif, en raison de la richesse des données recueillies, a été ciblé pour la construction d’un récit narratif afin de rendre compte des processus interactionnels émergeant des propos.

Dans un deuxième temps, la structure narrative de Labov et Waletzky (1967) a été utilisée et adaptée à notre objectif de recherche, comme le propose Butler-Kisber (2010). La structure se divise en six points : 1) le résumé des événements déterminants émergeant du discours; 2) la description du contexte; 3) le ou les événements déter- minants représentant une adversité pour l’élève; 4) les éléments issus du discours ayant pu favoriser l’adaptation positive de l’élève; 5) l’explication de l’élève quant à sa conception de la situation; 6) la situation actuelle de l’élève.

RÉSULTATS

L’analyse a généré des processus interactionnels avec le milieu familial et la classe illustrés par l’intermédiaire de six expériences. Un récit narratif est présenté pour chacune de ces expériences.

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Une intégration du discours de tiers significatifs

Plusieurs élèves rapportent avoir considéré le discours de leurs parents pour justifier leur adaptation positive. Le discours de Matt met clairement de l’avant la portée du discours de personnes signifiantes, dont son père, pour expliquer sa rigueur dans les études.

Matt ne désirait que faire du sport. Il a toutefois changé sa représentation de la valeur de ses études à la suite des échanges avec ses frères, son père et certains pairs. Matt a immigré au Canada avec ses parents et ses frères. Son père est pasteur, et ses frères, plus âgés, ont dû faire un retour aux études avant de poursuivre au cégep. À son arrivée au pays, il n’y avait que le sport qui intéressait Matt. Il ne croyait pas en l’importance des études. Mais ses frères lui ont mentionné que s’il désirait faire les études qu’il projetait en sciences et en recherche, il devait commencer rapidement à mettre des efforts pour ne pas suivre leur chemin. Son père lui rappelle souvent qu’il doit faire les choix adé- quats, qu’il fera inévitablement face aux conséquences de ses choix. « [Mes parents] me montrent des exemples de leurs frères. Le frère à mon père, […] n’a jamais persévéré dans l’école. Là, aujourd’hui, […] c’est mes parents qui l’aident. Ils lui envoient de l’argent. C’est pour ça que mes parents me disent : “Tu vois pourquoi les études c’est important!” » Quand Matt était plus jeune, son père l’encadrait davantage. Matt s’éloigne progressi- vement, puisqu’il intègre ce que son père lui a toujours dit. De plus, certains sportifs au niveau collégial qui n’ont pas mis les efforts et n’arrivent pas à terminer leur cégep lui ont souligné l’importance de terminer ses études. Selon Matt, s’il désire se rendre plus loin dans le sport, il doit se donner à fond dans les études pour intégrer une équipe et aller à l’université. Il s’est donc inscrit au programme vocationnel3, profil Sciences : il désire « performer ».

Le discours de Matt présente un milieu familial dans lequel le dialogue prend une place importante. Le père encourage Matt et ses frères à faire leurs propres choix afin de devenir la personne qu’ils désirent. Ses frères et des sportifs qu’il admire lui soulignent l’importance de poursuivre ses études et d’y mettre les efforts nécessaires pour atteindre les buts qu’il s’est fixés.

Le discours parental ressort également pour expliquer l’adaptation positive de Thomas, de Maddy, d’Emma et de William. Que ce soit pour réussir plus tard, ne pas avoir à retourner aux études, ne pas avoir un « petit emploi » ou avoir le métier qu’ils désirent, l’interaction entre les paroles de personnes signifiantes et le discours inté- rieur de l’élève permet d’expliquer leur adaptation positive à l’école.

3. Les programmes vocationnels permettent aux élèves d’explorer et de développer leurs champs d’intérêt et leurs talents dans un domaine particulier.

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Une projection dans l’avenir

Certains élèves disent poursuivre leurs études afin d’atteindre un objectif. En ce sens, Allison décrit les choix qu’elle fait dans le but de l’atteindre.

Allison poursuit ses études afin de franchir les étapes qui lui permettront d’atteindre l’objectif qu’elle poursuit : devenir écrivaine. Allison est placée en famille d’accueil. Elle voit rarement sa mère et n’a pas vu son père depuis deux ans. Quant à sa famille d’accueil, la femme responsable impose qu’Allison obtienne de bonnes notes. Allison ne reçoit cependant aucune aide pour son cheminement scolaire. « Je sais qu’est-ce que je veux faire, je sais comment, je sais quoi faire pour arriver là, puis j’ai déjà commencé, […] c’est tout dans ma tête. » Elle écrit un livre qu’elle fait lire à son enseignante de français, qui lui donne des conseils de rédaction. De plus, puisque l’écriture ne lui permettra pas de gagner sa vie en raison du temps que ça prend pour la rédaction et la publication, elle désire se rendre à l’université pour avoir un autre emploi pour payer ses dépenses. Allison se décrit comme étant très organisée. Elle se débrouille seule pour planifier son avenir : c’est tout dans sa tête. Elle va donc continuer à étudier pour atteindre son objectif. « Je n’ai pas le choix », conclut-elle.

Allison planifie et fait des choix stratégiques en fonction de son objectif. Puisqu’elle désire devenir écrivaine, elle met tout en œuvre pour s’en sortir. Sans soutien paren- tal, bien qu’elle ait demandé à une enseignante de lire et de commenter son livre, ce soutien demeure circonscrit à une rétroaction sur le texte, et Allison ne compte que sur elle-même pour atteindre son objectif.

Similairement, Jason, Megan et Kelyanne poursuivent leurs études dans le but d’en- trer au cégep ou d’avoir un emploi. Ces élèves mentionnent, pour la plupart, que l’école est « plate » et que c’est « plus le fun » de rester à la maison. Dans leur discours, aucun facteur de leur milieu familial ou de la classe n’émerge comme étant lié à leur adaptation positive à l’école ou à leur vision de l’avenir.

Une passion investie dans l’école

Pour d’autres élèves, l’adaptation positive à l’école est favorisée par une passion mise de l’avant dans leurs cours. Pour Tatianna, il s’agit de son grand intérêt pour les films.

Tatianna a un grand intérêt pour le cinéma. Elle adore visionner des films, et son par- cours scolaire en est coloré. Elle est placée en famille d’accueil où elle passe ses soirées à regarder la télévision. Elle se rend parfois chez son père ou sa mère où elle passe ses fins de semaine à visionner des films. Elle n’aime pas beaucoup aller à l’école et a des difficultés scolaires dans différentes matières. Elle est inscrite dans un groupe fermé et réduit. « Moi, avant l’année passée, j’aimais pas ça, lire; je détestais ça. Je pleurais pour pas lire, genre, mais après Noël, j’ai commencé à lire [...] les Percy Jackson. [Ce qui va

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m’aider, c’est] lire. Comme là, je suis en train de copier mon livre de Percy Jackson. [...] Comme ça, on fait moins d’erreurs. » Elle a présenté son actrice préférée dans un exposé oral. Aussi, elle travaille fort en anglais pour pouvoir augmenter ses chances de devenir actrice ou simplement pour pouvoir rencontrer son actrice préférée. Selon Tatianna, elle doit lire davantage pour s’améliorer et elle commence à le faire. Elle lit et recopie les livres de Percy Jackson afin de joindre sa passion à ses études pour que ce soit plus intéressant.

Il en ressort que ce qui intéresse Tatianna à l’école se rapporte à une œuvre cinéma- tographique. Que ce soit dans le cadre d’un exposé oral, de la lecture, de l’écriture ou de l’apprentissage d’une langue seconde, elle y intègre sa passion pour s’y intéresser.

Similairement, Louka et Jolène, passionnées respectivement par la musique et par l’archéologie, s’investissent dans les cours qui leur permettent d’apprendre des choses sur leur passion, ce qui oriente également leur choix de carrière. Ainsi, leur adaptation positive est favorisée par l’interaction entre leur passion et le contenu d’un cours.

Un environnement encadrant

Quelques élèves décrivent l’apport de personnes, issues du milieu familial et du milieu scolaire, qui leur imposent un cadre clair, se traduisant par la mise en place de règles, de routines et de limites. Xavier explique comment ses parents et une ensei- gnante l’aident à s’adapter à l’école.

Xavier est bien entouré. Il se sent encadré de différentes façons par une enseignante, son père et sa mère, qui sont séparés. Xavier a reçu un diagnostic du trouble défici- taire de l’attention avec hyperactivité. Il est bien informé sur ce trouble : il explique ses difficultés à l’école par rapport à ses comportements en classe. Il aime repousser les limites des personnes enseignantes en faisant de petits commentaires en classe. Une enseignante est plus tolérante envers lui, laisse parfois passer de petites blagues et n’est pas rancunière. Elle l’aide. L’enseignante a également bien organisé la classe : « On est comme 5-6 dans la classe qu’on le sait qu’on niaise plus ou on a plus de difficultés à se concentrer. [...] bien, elle nous a séparés quand même assez équitablement. » Du côté de ses parents, son père fait parfois de petites compétitions, comme des combats arithmé- tiques en voiture, lui promet 5 dollars pour chaque note de plus de 80 %, vérifie l’agenda pour superviser les devoirs et lui pose des questions sur ce qu’il fait à l’école. Xavier préférerait que son père l’encadre moins par moment. Sa mère, de son côté, discute avec lui de son avenir. Puisqu’il désire devenir humoriste, elle l’aide à obtenir certaines informations en lien avec le cheminement qui lui permettra d’atteindre cet objectif tout en mentionnant certaines réserves à l’égard de ce choix : elle considère que s’il intègre l’École nationale de l’humour avant 18 ans, ce serait trop tôt pour quitter le milieu familial. Xavier est conscient des efforts mis par les autres pour l’encadrer de manière

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convenable. Il reconnaît bien l’équité de son enseignante ainsi que l’encadrement offert par ses parents. En ce sens, il poursuit ses études et s’oriente, encadré par son entourage.

Les parents et l’enseignante de Xavier jouent un rôle dans son adaptation positive relativement à ses difficultés qu’il associe à son trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité. Son père lui fait faire ses leçons de manière innovante, renforce ses résultats scolaires et supervise ses devoirs. Sa mère discute avec lui de son avenir, alors que son enseignante se montre compréhensive. L’encadrement offert par ces personnes l’aide à s’adapter.

Dans le même sens, Léa et Marika décrivent leur adaptation positive au regard du rôle que jouent leur famille et une personne enseignante. Du côté familial, la supervision parentale concerne les devoirs ou l’importance donnée aux études. Du côté de la classe, outre la compréhension soulignée par Xavier, Léa et Marika mettent de l’avant l’humour et la disponibilité de la personne enseignante. Dans ces cas, il semble que l’adaptation positive de l’élève soit renforcée par des processus interactionnels issus à la fois du milieu familial et de la classe, et répondant à son besoin d’encadrement.

Un soutien du personnel enseignant

Quelques élèves mettent de l’avant l’écoute, l’aide ou les conseils d’une personne enseignante pour expliquer leur adaptation positive. Félix raconte de quelle façon un enseignant l’a aidé à se réorienter.

Félix a vécu un événement difficile en début d’année scolaire, qui a eu une influence majeure sur son parcours scolaire. À l’aide du soutien initial d’un enseignant, il a pro- gressé et va beaucoup mieux. Félix habite avec sa mère. Son père habite à Montréal et le voit peu. Au début de l’année scolaire, sa mère s’est séparée de son copain qui, dans le mois suivant la séparation, a fait face à une rechute d’un cancer. Félix en a voulu à sa mère de l’avoir laissé seul dans cette épreuve. Félix a fait face à différents problèmes durant cette période à l’école : il écoutait peu, se battait et s’est fait suspendre. Félix explique qu’il a de la difficulté à exprimer ce qu’il ressent : il ne dit rien, puis il explose. Lorsque Félix a affronté ces difficultés, un enseignant l’a référé au psychologue scolaire. Les autres membres du personnel l’ont aussi soutenu pour qu’il puisse reprendre ce qu’il avait manqué. Du côté familial, « il y a des bouts, ça allait bien, puis il y a des bouts, ça allait mal. C’est quand j’ai commencé à me faire aider que ça a commencé à aller bien. Ça n’a pas changé du jour au lendemain, mais ça a commencé. » Selon lui, c’est son enseignant qui lui a permis de se sortir de là. Avec l’aide, il réussit progressivement à parler davantage. Maintenant, il est bien et a pu reprendre ses études comme avant.

Dans le cas de Félix, un événement familial a eu une influence majeure sur ses comportements. Du côté du milieu familial, sa mère et son père ont tenté de l’aider, mais leurs démarches dégénéraient souvent en conflits. Son enseignant d’éducation

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physique lui a fourni les ressources nécessaires pour qu’il puisse obtenir l’aide nécessaire. Félix a alors été capable d’expliquer à ses parents ce qu’il ressentait et a accepté l’aide de sa mère. Ainsi, son enseignant a joué un rôle déterminant dans son adaptation.

Le soutien d’une enseignante de français a aidé Julia à faire face aux difficultés liées à sa dyslexie. Du côté du milieu familial, bien que les parents de Julia veuillent l’aider, leurs conseils sont peu pertinents, et elle préfère ne pas en tenir compte. Pour ces élèves, le processus interactionnel entre une personne enseignante et l’élève qui ren- contre une difficulté d’ordre scolaire ou personnelle favorise leur adaptation positive.

Un changement de groupe-programme

Enfin, une élève souligne la répercussion d’un changement de groupe-programme sur son adaptation à l’école. Elle décrit le sentiment d’appartenance qu’elle a envers son nouveau groupe du profil Sciences.

Fanny est fortement attachée à son groupe-classe : « On est comme une famille. Je trouve ça bien. [...] Parce qu’on est tous soudés. [...] On est comme des frères et sœurs. » Fanny est inscrite au programme vocationnel, profil Sciences, pour la première année. Avant, elle était inscrite au programme régulier. Quand j’étais en régulier, ce n’était pas vrai- ment bien. [...] j’ai l’impression que [les élèves du régulier] me détestent, je ne sais pas pourquoi. [...] Je ne me sentais pas à l’aise. » Depuis son changement de programme, Fanny a plus d’amis, et ils sont soudés entre eux. Ils font différentes sorties telles que la pêche, des projets comme la conception d’une machine à gommes et des labora- toires comme la fabrication de produits de nettoyage. Selon Fanny, le groupe du profil Sciences lui apporte un plus grand bien-être à l’école et un plus grand intérêt pour les activités proposées.

Pendant son entretien, Fanny compare son groupe-classe à une famille et elle décrit son intérêt pour les activités présentées dans le cadre de son nouveau programme d’étude. Ce changement lui a permis de développer un sentiment d’appartenance à un groupe qui partage ses centres d’intérêt, ce qu’elle ne trouvait pas dans son ancien programme. Dans ce cas, le changement de groupe-programme a permis à Fanny d’entrer en interaction avec un groupe de pairs qui se rapproche de ses caractéris- tiques personnelles.

En somme, ces récits permettent de rendre compte du processus de résilience vécu par des élèves à risque de décrochage scolaire. Les récits mettent de l’avant la diver- sité des processus interactionnels issus du milieu familial et de la classe qui ont pu favoriser leur adaptation positive à l’école.

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DISCUSSION

L’objectif de cette étude est de comprendre l’expérience d’élèves du secondaire s’ins- crivant dans un processus de résilience scolaire. La discussion porte sur les processus interactionnels du milieu familial et de la classe pour expliquer leur rôle dans l’adap- tation de ces élèves.

Les processus interactionnels émergeant du discours des élèves se rapprochent de certains processus décrits par Kumpfer et Bluth (2004). Plusieurs élèves rapportent une relation avec une personne signifiante, comme un parent ou un membre du per- sonnel enseignant, jouant un rôle de figure d’encadrement, de soutien émotionnel et empathique ou de conseiller. D’autres élèves mentionnent modifier leur environ- nement en fonction de leurs centres d’intérêt et de leurs passions. Enfin, quelques- uns se rattachent plutôt à une conception utilitaire de l’école; ils cheminent dans le but d’atteindre un objectif futur. En fait, pour favoriser le processus de résilience de l’élève à risque de décrochage scolaire, ces processus soulignent l’importance d’éta- blir une relation signifiante avec l’élève, de soutenir sa liberté de choisir et de mettre de l’avant la pertinence des apprentissages. D’ailleurs, auprès d’une population générale d’élèves du secondaire, ces pratiques sont documentées comme favorisant l’engagement de l’élève (Pianta, Hamre et Allen, 2012).

Nos résultats soulignent l’importance, pour les membres du personnel enseignant, d’être à l’écoute de l’élève afin de bien cerner ses difficultés et ses besoins pour s’y adapter (Doré-Côté, 2007; Rumberger et al., 2017). Notre étude permet de mieux comprendre les divers rôles que peut jouer cette personne auprès de l’élève. Les élèves rencontrés décrivent notamment la disponibilité et la sensibilité du personnel enseignant à l’égard des difficultés d’ordre personnel, comme des conflits au sein du milieu familial, ou d’ordre scolaire, comme l’enseignement de stratégies adaptées à la situation de l’élève faisant face à un trouble d’apprentissage. Selon les besoins de ces élèves, les membres du personnel enseignant les ont écoutés, conseillés ou diri- gés vers les ressources adéquates. D’autres propos renvoient plutôt à l’apport d’un encadrement adéquat relativement à un manque de rigueur dans les études ou des problèmes de comportement en classe. Dans ces cas, les personnes enseignantes ont su offrir un cadre imposant des limites claires et adaptées à la situation de l’élève.

Les résultats obtenus appuient l’importance d’offrir aux élèves une programmation et un contenu flexibles et variés leur permettant de faire certains choix en fonction de leurs centres d’intérêt et de leurs passions. Considérant que certains décrocheurs expliquent leur décision par un manque d’intérêt pour les cours (Bridgeland, Dilulio et Morison, 2006), il apparaît pertinent que la personne enseignante permette la convergence des objectifs formels d’apprentissage avec les champs d’intérêt des élèves, par exemple le sujet d’un travail ou l’orientation d’un projet. De plus, l’offre d’une programmation scolaire variée regroupant les élèves partageant des centres d’intérêt communs peut représenter une stratégie visant à diminuer le risque de

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décrochage scolaire par le développement d’un sentiment d’appartenance à un groupe (Cossette et al., 2004; Fortin et al., 2010). Que ce soit par le biais de choix liés aux tâches scolaires ou aux programmes, il s’agit de redonner une voix à l’élève lui permettant de se responsabiliser et de développer son autonomie, deux visées per- mettant de soutenir son engagement (Pianta et al., 2012).

Notre étude encourage la promotion de la pertinence des apprentissages au regard des objectifs futurs de l’élève, ce qui vise à favoriser son intérêt pour la tâche et sa réussite scolaire (Greene, Miller, Crowson, Duke et Akey, 2004). Il serait également davantage motivé à persévérer jusqu’à l’obtention du diplôme (Bridgeland et al., 2006; Dunn, Chambers et Rabren, 2004). De surcroît, il semble pertinent d’accompa- gner l’élève dans la détermination de ses objectifs futurs et l’établissement de liens entre ceux-ci et les objectifs formels d’apprentissage.

En revanche, bien que l’expérience de plusieurs élèves rencontrés mette en lumière des processus interactionnels au sein du milieu familial ou de la classe dans le pro- cessus de résilience, d’autres ont affirmé se présenter à l’école dans le seul but d’at- teindre un objectif lié à leur vision de l’avenir. D’après leur discours, ceux-ci se rat- tachent davantage à une vision utilitaire de l’école : ils visent l’obtention du diplôme d’études secondaires pour décrocher un emploi précis ou, pour la plupart d’entre eux, un emploi jugé convenable. Aucun processus interactionnel soutenant la définition et le maintien de leur objectif n’est évoqué par ces élèves. Les figures parentales sont peu présentes en raison de leur absence physique ou de problématiques médicales. Ces élèves n’évoquent pas de relations signifiantes avec le personnel enseignant et n’expriment aucun intérêt particulier pour une activité scolaire. Ils sont d’ailleurs les seuls à qualifier explicitement l’école de « plate ». Puisque le modèle de Kumpfer (1999) soutient que le processus de résilience résulte d’un processus interactionnel entre le contexte environnemental et les caractéristiques personnelles de l’individu, nous nous interrogeons sur la possibilité d’une adaptation plus limitée de ces élèves, comparativement aux autres élèves rencontrés. Il est cependant à noter que ce constat renvoie à l’expérience actuelle de ces élèves. Bien que leur adaptation ait été jugée positive au moment de la collecte de données, il serait intéressant, considérant la nature dynamique de la résilience scolaire, de suivre leur cheminement. Une étude pourrait examiner si leur adaptation positive se maintient au cours des années ou si elle varie davantage que celle des élèves ayant décrit l’apport de certains processus interactionnels. Il apparaît également pertinent d’explorer dans quelle mesure le rapport de l’élève à l’école se distingue en fonction des processus interactionnels caractérisant son expérience.

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CONCLUSION

Ces récits d’élèves à risque de décrochage scolaire et provenant d’un milieu socioéco- nomique défavorisé permettent d’approfondir notre compréhension du processus de résilience scolaire. L’expérience des élèves rencontrés suggère que divers processus interactionnels issus du milieu familial et de la classe peuvent favoriser leur adapta- tion positive. Dans la visée de favoriser le processus de résilience d’élève à risque de décrochage scolaire, nos résultats évoquent trois pratiques à privilégier en classe ou à l’école : 1) établir une relation signifiante avec chaque élève afin d’être à l’écoute de ses besoins et d’y répondre; 2) responsabiliser l’élève en lui offrant la possibilité de faire des choix (programme ou tâches scolaires) en fonction de ses champs d’intérêt; 3) soutenir chaque élève dans la détermination et la considération de ses objectifs personnels et futurs pour la planification de son parcours scolaire. Enfin, notre étude, qui met de l’avant la voix d’élèves s’inscrivant dans un processus de résilience sco- laire, appuie l’idée de resserrer les liens de l’élève avec des adultes signifiants et de l’inviter à jouer un rôle plus actif dans son cheminement scolaire. Les écrits portant sur les fondements du socioconstructivisme abondent en ce sens (Legendre, 2008).

Nos résultats doivent cependant être interprétés en considérant certaines limites. Le recrutement est basé sur la recommandation d’intervenants, ce qui peut induire un biais dans la sélection des participantes et des participants. Considérant la variabilité du construit, l’étude de la résilience demande de définir l’adversité et l’adaptation positive à partir desquelles elle est inférée. Dans le cadre de notre étude, elle se limite à ce qui suit : le contexte d’adversité dans lequel s’inscrivent les participations est lié à leur indice de défavorisation associé à leur zone topographique de résidence ainsi qu’à un risque de décrochage scolaire estimé par l’enseignante ou l’enseignant de l’élève lors de la sixième année du primaire. Quant à l’adaptation, elle est estimée par les intervenants œuvrant auprès des élèves dans le cadre du programme Accès 5.

La résilience étant un processus dynamique, les résultats de cette étude se limitent à l’adaptation de l’élève estimée au moment de la collecte de données. Ces élèves pourraient être suivis afin de mettre en récit leur cheminement à l’école secondaire ainsi que leur parcours postsecondaire. Il apparaît pertinent d’approfondir l’étude de l’expérience des élèves dont le discours n’est porteur d’aucun processus interaction- nel signifiant afin de mieux comprendre leur processus de résilience à partir de pro- cessus interactionnels issus d’autres contextes environnementaux, tels que l’apport de ressources communautaires.

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Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

Léonie LIECHTI Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

Léonie LIECHTI Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse

RÉSUMÉ

Cette contribution propose d’examiner les dynamiques d’accrochage scolaire à tra- vers l’étude de cas d’une élève inscrite durant une année dans un dispositif suisse de soutien à la transition entre école obligatoire et formation postobligatoire. Dans une visée compréhensive et en adoptant une approche psychoculturelle du déve- loppement, cette contribution s’intéresse à l’évolution du sens que l’élève attribue à son expérience scolaire et à son orientation vers le dispositif, tout en considérant la trajectoire scolaire et l’environnement de l’établissement dans lesquels sa situa- tion s’inscrit. Les données utilisées sont issues de quatre entretiens semi-directifs menés avec l’élève (trois durant l’année scolaire 2014-2015 alors qu’elle a 16 ans et fréquente le dispositif, et un en 2017 alors qu’elle a 18 ans). Une analyse biographique de la trajectoire révèle d’abord un désengagement scolaire de l’élève, entraîné par la rupture que provoque l’attribution, par l’établissement d’enseignement, d’un profil scolaire faible à ses 12 ans, puis un réinvestissement scolaire durant son année dans

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 183 www.acelf.ca Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

le dispositif. De plus, l’étude du sens que l’élève élabore autour de son expérience scolaire durant l’année de transition révèle l’importance de l’élaboration de sens dans l’accrochage scolaire de l’élève.

ABSTRACT

Between compulsory schooling and post-compulsory training. A sociocultural approach to the educational trajectory in to understand the dynamics of returning to school

This contribution examines the dynamics of school attendance through the case study of a student enrolled for one year in a Swiss support system for the transition from compulsory schooling to post-compulsory training. By adopting a comprehen- sive and psycho-cultural approach to development, this paper focuses on the evolu- tion of the meaning the student gives to the school experience and the orientation towards it, while considering academic trajectory and school environment. The data come from four semi-structured interviews conducted with the student (three during the 2014-2015 school year when she was 16 years old and was attending school and one in 2017 when she was 18 years old). First, a biographical analysis of the trajectory shows academic disengagement resulting in dropping out, triggered by the attribu- tion of a weak school profile at age 12 and followed by an academic reinvestment during her year at the establishment. In addition, a study of the meaning the student attributes to her academic experience over the transition year suggests the impor- tance of creating meaning in the student’s process of returning to school.

RESUMEN

Entre la escuela obligatoria y la formación post-obligatoria, un enfoque sociocultural de la trayectoria escolar para comprender las dinámicas de retención escolar

La presente contribución se propone examinar las dinámicas de retención escolar a través del estudio de caso de una alumna inscrita durante un año en un dispositivo suizo de apoyo a la transición entre la escuela obligatoria y la formación post-obliga- toria. De manera comprensiva y adaptando un enfoque sicocultural del desarrollo, la presente contribución se interesa a la evolución del significado que el alumno atri- buye a su experiencia escolar y a su orientación hacia un el dispositivo, considerando al mismo tiempo la trayectoria escolar y el entorno del establecimiento en el cual la situación está inscrita. Los datos utilizados provienen de cuatro entrevistas semi-di- rectivas realizadas con la alumna (tres durante el año escolar 2014-2015 cuando tenía 16 años y frecuentaba el dispositivo, y una en 2017 cuando tenía 18 años). Un análisis biográfico de la trayectoria muestra por principio un abandono escolar de la alumna,

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 184 www.acelf.ca Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

ocasionado por la ruptura que provoca la atribución, de parte del establecimiento, de un perfil escolar bajo a sus 12 años, seguidamente una reinversión escolar durante su año en el dispositivo. Además, el estudio del significado que la alumna elabora en torno a su experiencia escolar durante el año de transición revela la importancia de la elaboración del significado en la retención escolar de la alumna.

INTRODUCTION

Dans cette contribution, les processus de décrochage et d’accrochage scolaires sont approchés sous l’angle de la transition entre la fin de la scolarité obligatoire et l’en- trée dans une formation postobligatoire initiale (ou dans le monde du travail), et plus spécifiquement par l’intermédiaire des réponses de l’établissement d’enseignement, des dispositifs ou des programmes pédagogiques mis en place pour soutenir l’entrée des élèves dans une formation ultérieure.

Depuis quelques décennies, la lutte contre l’échec scolaire et le décrochage dans les pays occidentaux s’est accompagnée de l’émergence de dispositifs divers visant à favoriser l’accrochage scolaire ou la poursuite des études, et ayant en commun la caractéristique « de constituer une alternative ponctuelle, d’une manière ou d’une autre, au fonctionnement ordinaire de l’école » (Barrère, 2013, p. 100). Parallèlement, dans la recherche sur le décrochage, les travaux se sont progressivement intéressés aux dispositifs d’accrochage en cherchant à identifier et à comprendre les éléments de l’environnement de l’établissement favorables comme défavorables à la mobilisa- tion scolaire et au fonctionnement d’un dispositif d’accrochage (Bernard et Michaut, 2009; Blaya, 2012; Blaya, Tièche Christinat et Angelucci, 2019; Bonnéry et Renard, 2013).

Les processus d’accrochage, dans leur dimension subjective, en tant qu’expériences d’engagement ou de mobilisation dans les apprentissages et la scolarité, restent encore peu explorés. Pourtant, la prise en compte de l’expérience subjective de l’élève s’avère cruciale tant pour l’examen des réponses des établissements d’ensei- gnement à la lutte contre le décrochage que pour comprendre les processus d’accro- chage scolaire, compte tenu du rôle du rapport de l’élève à l’école et au savoir, et du sens de l’expérience scolaire dans les apprentissages et dans la poursuite de la scola- rité ou d’une formation (Assude, Feuilladieu et Dunand, 2015; Bautier, 2003; Flavier et Méard, 2016; Prêteur, Constans et Féchant, 2004). En outre, les questions relatives à l’expérience subjective des élèves semblent particulièrement saillantes en ce qui concerne spécifiquement leur orientation scolaire à l’issue de la scolarité obligatoire, tout particulièrement lorsque celle-ci peut sembler davantage contrainte ou forcée

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et que les élèves sont appelés à en faire un projet personnel (Léonardis, Capdevielle- Mougnibas et Prêteur, 2006).

À l’instar de ces travaux qui appréhendent la difficulté scolaire comme émergeant des interactions entre l’élève et son environnement, cette contribution propose d’exa- miner la trajectoire scolaire d’une élève, Belen, inscrite à 16 ans dans une « année de transition », un dispositif suisse de soutien vers une formation postobligatoire. Pour ce faire, l’étude de cas développée ici est orientée par deux objectifs de recherche, qui sont : 1) d’identifier les éventuelles ruptures sur le plan scolaire et de situer l’ins- cription de l’année transitoire dans la trajectoire de l’élève; 2) d’explorer comment le sens attribué à son année de transition et à son orientation vers le dispositif évolue à travers le temps et intervient dans les dynamiques d’accrochage scolaire.

DÉCROCHAGE ET TRANSITIONS SCOLAIRES EN SUISSE : QUELQUES SPÉCIFICITÉS

En Suisse, dans les cantons francophones (ou romands), la scolarité obligatoire dure onze ans et est composée du degré primaire (huit ans) et du degré secondaire I, ou école secondaire (trois ans). À l’issue des huit années de la scolarité primaire (vers 12 ans), au moment d’entamer les trois années du degré secondaire I, l’élève est assi- gné à une filière plus ou moins exigeante en fonction de son profil scolaire. Celui-ci est établi sur la base de ses compétences scolaires en français, en mathématiques et en allemand, elles-mêmes évaluées par des tests cantonaux standardisés durant la dernière année de la scolarité primaire. À la fin du degré secondaire I, vers 16 ans, l’élève peut s’orienter vers différentes formations du degré secondaire II (degré pos- tobligatoire), dont les écoles préparant aux études (universités et hautes écoles) et à la formation professionnelle, et ce, en école ou en apprentissage (alliant école et forma- tion en entreprise). L’entrée dans une formation postobligatoire initiale est toutefois fortement contrainte par la filière suivie par l’élève au degré secondaire I ainsi que par ses résultats scolaires à l’issue de l’école obligatoire.

Cette sélection précoce des élèves dans leur parcours scolaire est reconnue comme mettant à mal l’équité dans la réussite scolaire en Suisse (Centre suisse de la coordi- nation pour la recherche en éducation [CSRE], 2014; Perini, 2012) et comme traçant les grandes lignes de leur parcours ultérieur (Pagnossin et Armi, 2011). De plus, si près d’un quart des élèves rencontrent des difficultés à accéder directement à une formation postobligatoire à l’issue de leur scolarité (CSRE, 2014), cette précarité dans l’orientation des élèves s’observe également en fin de scolarité obligatoire, en lien avec leur profil scolaire : parmi les quelque 5 % d’élèves qui n’ont pas entamé une formation initiale dans les deux années suivantes, celles et ceux qui ont fréquenté les filières du degré secondaire I les moins exigeantes y sont largement représen- tés (Office fédéral de la statistique, 2016).

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 186 www.acelf.ca Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

Dans le paysage éducatif, de nombreuses réponses d’établissements d’enseignement ont émergé depuis plus d’une vingtaine d’années pour soutenir l’entrée des élèves dans une formation initiale. Fortement hétérogènes, ces mesures varient entre elles selon le public visé, leur degré d’institutionnalisation, leur durée, les acteurs impli- qués, ou encore selon l’accent mis par le programme tantôt sur la consolidation des acquis scolaires, tantôt sur la préparation à l’entrée dans le monde du travail. Mais il est aussi reproché à ces dispositifs d’être plutôt conçus pour combler les lacunes des élèves que pour les soutenir dans leurs propres parcours, questionnements et choix durant la transition vers une formation initiale (Lambelet, 2014; Masdonati, 2007; Masdonati et Zittoun, 2012).

UNE APPROCHE PSYCHOCULTURELLE DE LA TRAJECTOIRE SCOLAIRE

Pour examiner les trajectoires scolaires et l’évolution du sens de l’expérience scolaire sans perdre de vue leurs dimensions sociales et culturelles, j’adopte ici une perspec- tive socioculturelle du développement. Admettant l’irréductibilité et l’irréversibilité du temps (Valsiner, 1994), la personne est considérée dans une telle perspective comme un acteur en constante interaction avec l’environnement socioculturel (et donc avec d’autres personnes, réelles ou imaginaires, des objets et des éléments culturels, des symboles, etc.), qui va dessiner une trajectoire unique au cours de sa vie. Cette approche invite à porter une attention particulière aux processus par les- quels une personne comprend le monde et attribue du sens aux expériences vécues, tout en considérant leur nature socialement et culturellement médiatisée (Valsiner, 2014). Porté sur un phénomène éducatif, ce regard s’avère particulièrement pertinent du fait de considérer tant les dimensions intrapsychiques (comme les processus d’ap- prentissage et de construction de sens des élèves) que les composantes sociales et culturelles d’un environnement scolaire spécifique (Perret-Clermont, 2015; Zittoun, 2016).

Trajectoires : histoires personnelles et cheminements objectifs

La notion de trajectoire est ici mobilisée pour conceptualiser l’histoire scolaire de l’élève sous un angle psychoculturel et développemental. De ce fait, elle est envi- sagée comme l’histoire individuelle, multilinéaire et non prédictible du dévelop- pement d’une personne tout au long de sa vie (Zittoun et Gillespie, 2015b), située historiquement et émergeant en composant avec les normes et les demandes d’un environnement socioculturel qui favorise ou entrave les possibilités d’actions (Elder et Shanahan, 2006). Par conséquent, la trajectoire renvoie non seulement au chemi- nement objectif d’un individu pouvant être décrit sur la base d’événements sociale- ment reconnus (tels l’entrée à l’école ou un redoublement), mais aussi au parcours subjectif, à l’histoire vécue de la personne. De plus, les trajectoires individuelles ne sont pas stables et, parmi les changements qui s’y opèrent, les moments de rupture,

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qui « mett[ent] en question l’allant de soi de leur expérience quotidienne » (Zittoun, 2008a, p. 47), sont plus susceptibles d’entraîner une réélaboration profonde de la compréhension de la personne et de son rapport à l’environnement.

Élaboration de sens et expérience scolaire

Le concept de sens en psychologie socioculturelle repose sur la distinction, proposée par Vygotsky (1962), entre signification sociale, partagée, et sens personnel ou sub- jectif qui s’enracine dans l’histoire individuelle et la subjectivité de la personne. Dans cette idée, tout objet que l’individu s’approprie et autour duquel il développe un sens qui lui est propre est d’abord porteur d’une signification sociale, plutôt stable, elle- même fonction de son ancrage social, culturel et historique.

Plus qu’une simple association ou intégration de la réalité objective par la personne, le processus de construction de sens ou de symbolisation est complexe. Un tel travail d’élaboration symbolique et d’intégration de l’expérience vécue demande en effet de pouvoir « lier le nouveau, l’ici et maintenant, avec du connu, du déjà-là, du pensé avant » (Zittoun, 2013, p. 227). Ainsi, par les processus de construction de sens, la personne interprète, à l’aide de ses connaissances préalables et de son expérience personnelle, les situations, les objets, les discours ou les événements, et développe des représentations plus ou moins réalistes de ceux-ci pour comprendre ce qui lui arrive (Zittoun et Brinkmann, 2012). Néanmoins, la construction de sens suppose que la personne puisse se distancer a minima de l’expérience vécue pour la relier à d’autres situations, processus qui participe à un sentiment de continuité et facilité par la mise en récit (Masdonati et Zittoun, 2012).

Dans le domaine scolaire, l’étude du sens et de ses implications dans les processus d’apprentissage est fréquemment abordée en référence à la notion d’expérience sco- laire développée par Rochex (1998). Souvent liée à la notion de rapport au savoir et à l’école, elle propose d’articuler une dimension plutôt objective de la scolarité (les curricula, les objets de savoir, les contenus, etc.) avec une dimension plus subjective liée au sens personnel de la scolarité et des projets de formation que développe un élève, ou aux raisons qui sous-tendent son engagement dans les apprentissages. Plus récemment, le sens de l’expérience scolaire des élèves a été étudié en lien avec leur projet de formation et leur orientation professionnelle, considérant non seulement le sens attribué à leur scolarité préalable (l’autoévaluation de leur scolarité) et à leurs représentations de soi en tant qu’élèves, mais aussi le sens attaché à leur orientation professionnelle et à leur relation à l’avenir (Capdevielle-Mougnibas et Courtinat- Camps, 2017; Léonardis et al., 2006).

Dans l’orientation plus sémiotique adoptée ici, l’élaboration de sens est envisagée comme une dynamique dialogique entre la personne et le monde social (Lawrence et Valsiner, 2003; Zittoun et Gillespie, 2015a). En reconnaissant la construction de

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sens comme un processus psychologique d’interprétation du monde socialement et culturellement guidé, j’emprunte ici le modèle du prisme sémiotique développé par Zittoun (2006) pour examiner les processus de construction et de réélaboration du sens personnel autour de l’expérience scolaire. Celui-ci inclut quatre pôles : la per- sonne, l’autre, l’objet et le sens personnel; les côtés du prisme sont ainsi les relations qui unissent ces éléments. Ce modèle a l’avantage de représenter tant les processus interpersonnels (personne – autre) que les processus intrapersonnels ou intrapsy- chiques (personne – sens personnel). Considéré de manière dynamique, à savoir comme un arrêt sur image de processus en constante évolution, où les autres et les objets avec qui la personne interagit varient, ce prisme peut être vu comme repré- sentant les différentes positions que la personne adopte à travers le temps. D’une position initiale, la personne peut s’engager dans des processus de décentration qui l’amènent à conférer du sens à un objet. Mais elle peut aussi reconfigurer ce sens, impliquant alors une nouvelle prise de distance avec l’objet pour pouvoir le nommer, le signifier, voire le communiquer (Zittoun, 2008b).

CADRE MÉTHODOLOGIQUE

L’étude de cas présentée ici est tirée d’une recherche plus large menée au sein d’un dispositif éducatif de soutien à la transition vers la formation postobligatoire dans un canton de Suisse romande. Ce dispositif est intégré à un établissement de formation du degré secondaire II et s’inscrit dans l’offre cantonale des formations postobligatoires. Il est destiné aux élèves de 16 ans et plus qui ont terminé leur sco- larité obligatoire sans pouvoir entrer dans une formation postobligatoire initiale et accueille ainsi durant une année une cinquantaine d’élèves souhaitant mûrir leur choix d’orientation et consolider leurs acquis scolaires. Le programme proposé est ainsi axé prioritairement sur le renforcement des compétences scolaires en vue de permettre aux élèves d’intégrer une formation postobligatoire l’année suivante, et les principaux intervenants sont membres de l’équipe enseignante. Le programme comprend principalement l’enseignement des disciplines scolaires usuelles (fran- çais, mathématiques, etc.), mais aussi des ateliers, des cours plus manuels, appliqués ou artistiques (théâtre, informatique, chimie, etc.) ainsi que des moments dévolus au développement et au suivi de l’orientation des élèves (ateliers de soutien dans les différentes démarches, stages, permanence de psychologues de l’orientation, etc.).

Dans le but d’explorer cet environnement éducatif spécifique dans ses dimensions socioculturelles et subjectives, l’ensemble du corpus de données a été constitué en variant les sources et en utilisant différentes méthodes, permettant ainsi une trian- gulation des données et offrant une base au processus de généralisation à partir d’études de cas (Zittoun, 2017) : observation en classe, discussions informelles et entretiens d’experts avec divers acteurs impliqués, récolte de traces et documents de l’établissement, et entretiens semi-directifs avec des membres du corps enseignant ainsi qu’avec des élèves du dispositif.

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Les données utilisées ici ont été recueillies dans le cadre du volet de la recherche qui s’intéresse à la perspective des élèves, par le biais d’entretiens semi-directifs. Le corpus considéré pour cette étude de cas est constitué des données issues de quatre entretiens de recherche menés avec Belen. Les trois premiers se sont déroulés dans les locaux de l’établissement de formation qui accueille le dispositif étudié alors que la jeune fille a 16 ans, au terme de chaque trimestre de l’année scolaire 2014-2015, soit en décembre (T1), avril (T2) et juin (T3). Le dernier entretien de recherche (T4) s’est tenu au domicile de l’élève en février 2017 (18 mois après l’année de transition) alors qu’elle a 18 ans.

Les grilles de chaque entretien (synthèse en annexe) ont été construites sur la base des approches narratives et biographiques de conduite d’entretiens, et elles ont été particulièrement orientées par les travaux contemporains qui placent au centre de leur démarche l’expérience et la subjectivité de la personne (Hviid, 2008, 2012). Le premier entretien consistait principalement à inviter l’élève à raconter son parcours scolaire et son arrivée dans le dispositif. Le second portait davantage sur le vécu et les expériences de l’élève durant son année dans le dispositif. Le troisième entretien, en fin d’année scolaire, proposait principalement à l’élève d’établir un bilan de l’année écoulée. Le dernier entretien visait, d’une part, à compléter le parcours de l’élève depuis sa sortie du dispositif et, d’autre part, à recueillir les propos de l’élève sur son expérience préalable dans le dispositif. Les quatre entretiens avec Belen, enregistrés et retranscrits, ont duré entre 20 (T3, bref bilan de fin d’année) et 150 minutes (T4).

La démarche d’analyse des données, entreprise en deux temps, s’inspire de l’ap- proche biographique des trajectoires (Rosenthal, 1993). Le but de la première étape est de reconstruire la trajectoire scolaire de l’élève en reconstituant la suite chrono- logique d’événements et d’expériences scolaires de son récit. J’ai été ici attentive aux remarques explicites sur le temps, aux indicateurs de changement, aux marqueurs temporels et aux éléments culturels qui leur sont liés dans le récit de l’élève.

Pour la seconde étape, une analyse thématique a d’abord permis d’identifier, puis de retenir les segments pour l’analyse de l’élaboration de sens. Dans une démarche interprétative et à l’aide de l’analyse préalable de la trajectoire, une attention particu- lière a ensuite été portée aux segments présentant des indices d’une mise à distance, dans le récit de l’élève, de l’expérience scolaire et de l’orientation rattachées au dis- positif, notamment l’usage de métaphores, la mise en lien d’expériences passées, présentes et futures, la réflexion sur sa situation et son orientation, ou encore la mise en lien de son expérience scolaire avec d’autres personnes (Zittoun, 2014).

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ÉTUDE DE CAS

Dans un premier temps, je présente succinctement la trajectoire scolaire de Belen et ses principaux événements scolaires. Les observations principales issues de l’analyse interprétative sont ensuite exposées pour rendre compte de l’évolution du sens que l’élève attribue au fil du temps à son expérience dans le dispositif de transition.

Trajectoire scolaire

Née en Suisse de parents immigrés, Belen évoque une scolarité difficile dans son ensemble, mais se définit comme une bonne élève, ce qu’elle illustre par l’absence de sanctions scolaires ou encore de relations conflictuelles avec ses pairs ou le corps enseignant durant son parcours. À la suite des épreuves cantonales de fin de scolarité primaire, à 12 ans, le profil scolaire le moins exigeant (3-3-31) lui est assigné pour entrer au degré secondaire I.

À l’issue du degré secondaire I, Belen n’a effectué aucun stage, ne trouve pas de place d’apprentissage et ne peut prétendre à aucune formation postobligatoire en raison de son profil et de ses résultats scolaires. Elle souhaite alors travailler dans un bureau comme employée de commerce et entretient depuis son enfance le rêve de devenir avocate. À la fin de sa scolarité obligatoire, elle s’inscrit à l’année de transition sur les recommandations conjointes des services cantonaux d’orientation scolaire et pro- fessionnelle, impliqués dans la procédure d’inscription, et de sa sœur. La perspective d’une année dans un dispositif de transition ne la réjouit pas et, durant le premier mois dans le dispositif, découragée, elle remet en question sa présence dans celui-ci. Elle reconnaît progressivement ses propres difficultés scolaires et choisit de s’inves- tir durant son année dans le dispositif. Lors du premier entretien de recherche, elle présente le dispositif de transition comme « l’occasion de recommencer à zéro, […] de tout mettre de côté et de refaire une année blanche, […] comme si j’avais rien fait durant au moins quinze ans et cette année […] c’est une nouvelle année. » (T1)

Belen effectue ensuite trois stages en entreprise durant l’année, et ses résultats sco- laires s’améliorent, lui ouvrant l’accès à deux écoles du degré secondaire II. Avant le dernier trimestre de l’année scolaire, elle obtient une place d’apprentissage dans une entreprise et s’oriente vers une formation professionnelle duale, laquelle correspond davantage, selon elle, à ses compétences scolaires, à son intérêt pour l’école et à son projet initial de formation.

1. Attribué sur la base des résultats scolaires durant la dernière année d’école primaire dans les trois disci- plines fondamentales (français, mathématiques et allemand), le profil scolaire indique le degré de com- pétence de l’élève de 1 à 3 (« 3 » représentant le degré de compétence le moins exigeant) dans chacune des trois disciplines.

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Elle commence son apprentissage en août 2015, mais se heurte rapidement à ce qu’elle qualifie d’« échec scolaire » : après quatre semaines de formation, elle est convoquée par la direction de l’établissement, car elle ne satisfait pas aux exigences scolaires de sa filière. Avec l’appui de sa famille et de son entreprise formatrice, elle s’investit, fournit beaucoup d’efforts, se remet profondément en question quant à son orientation et à son choix de formation postobligatoire, et parvient « miraculeu- sement », selon ses termes, à améliorer ses résultats scolaires. Lors du dernier entre- tien de recherche, un peu plus d’une année après avoir amorcé sa formation initiale, Belen se dit fatiguée, stressée, mais très motivée à réussir sa formation.

Rupture scolaire et orientation vers le dispositif de transition

Dans la trajectoire scolaire de Belen, une rupture nette apparaît, concrétisée par l’attribution du profil scolaire le moins exigeant à l’issue de sa dernière année d’école primaire. Cette dernière, « la pire » année selon ses propos, représente pour elle une injustice lourde de conséquences sur son orientation scolaire et professionnelle. Ainsi, les trois années au degré secondaire I sont marquées pour l’élève par un désen- gagement scolaire.

« Ça ruine pas notre vie, mais ça nous fait un choc d’être [3-3-3], c’est dif- ficile quoi […] mais c’est pour ça les jeunes, j’pense la plupart en tout cas, moi j’travaillais pas à cause de ça, j’étais [3] de toute façon. Est-ce que j’peux être moins? Oui, j’peux être en [classe d’enseignement spécialisé], mais non, j’pouvais pas. » (T1)

Cet extrait illustre, dans le récit de Belen, un aspect central de cet épisode critique et de la démobilisation scolaire qui s’ensuit, et renvoie au processus d’étiquetage de l’élève par les établissements de formation. Ce désengagement, qui se précise dès son entrée dans l’enseignement secondaire I, se reflète également dans la façon dont Belen développe son projet de formation. Dès la moitié de son parcours dans le degré secondaire I, la seule orientation qu’elle envisage est une formation postobligatoire à laquelle elle ne peut pourtant prétendre en raison de ses résultats scolaires. De plus, elle commence à postuler pour des places d’apprentissage en entreprise peu avant la fin de sa scolarité obligatoire, alors qu’elle n’a fait aucun stage. Finalement, pour Belen, l’orientation vers le dispositif de transition représente non seulement une des conséquences de son étiquetage scolaire, mais aussi la seule alternative envisageable pour éviter un redoublement ou une prolongation de la scolarité.

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Sens en mouvement : de l’échec à la réussite

Dans un premier temps, Belen perçoit négativement son orientation vers le dispositif de transition à l’issue de sa scolarité obligatoire (un « échec », une « année déchet », un « redoublement » « pour ceux qui [n’]avaient pas leur place »). Ce sens personnel du dispositif de transition rejoint une signification plus largement partagée et relayée, selon Belen, par certains parents, la plupart des élèves et des membres du corps enseignant des degrés I et II du secondaire, ou encore de potentiels employeurs.

Au cours de l’année transitoire s’opère un changement dans le sens qu’elle attribue à son inscription dans le dispositif. Celui-ci représente peu à peu pour elle une « der- nière chance » à ne pas « gâcher », une occasion qui lui est offerte de « s’améliorer ». Ce glissement du sens personnel qu’elle attribue à son inscription est favorisé, dans son récit, par une double dynamique. D’abord, cette transformation du sens personnel est socialement orientée vers d’autres élèves : ceux, réels, inscrits avec elle dans le dispositif, et ceux, imaginés, qui n’ont pas été admis dans celui-ci.

« Après qu’on a vraiment été dans nos classes avec les autres durant une année, […] j’ai vu dans les yeux de tout l’monde un peu le même sentiment que moi, que ben ils avaient pas de place d’apprentissage, qu’y devaient beaucoup travailler à ce niveau, donc c’est pour ça que j’me suis dit “ben accroche-toi parce que t’as une chance, y prennent déjà pas tout le monde parce qu’y a beaucoup de postulations pour [le dispositif de transition], donc ils t’ont pris, ça veut dire que voilà, y te donnent une dernière chance pour réussir, donc heu pourquoi pas la saisir quoi”, donc c’est pour ça j’ai vraiment voulu m’accrocher, c’est ce déclic. » (T3)

La mise à distance et la réévaluation de l’expérience de Belen s’effectuent ici en réfé- rence à différentes figures d’élèves, apportant des repères pour repenser sa propre situation scolaire. Selon elle, cette mise en regard entraîne un « déclic » qui l’amène dès lors à « [s]’accrocher » et favorise son engagement dans l’année de transition.

Mais cette évolution du sens personnel de l’expérience scolaire est aussi fortement liée au caractère non obligatoire de sa situation scolaire dans le dispositif, renvoyant ainsi à une caractéristique structurelle : l’inscription de celui-ci dans l’enseignement postobligatoire. De manière intéressante, cette « réalité » fait largement écho aux dis- cours, aux pratiques et aux aménagements du corps enseignant, et fait plus généra- lement référence aux différents choix opérés par l’élève durant l’année de transition :

« Déjà on n’est pas obligé. Ça, on nous le dit clairement et heu quand y voient que on veut pas être là, y nous dit clairement qu’on n’est pas obligé d’être ici que voilà, c’est notre choix. Ça, c’est déjà quelque chose d’énorme parce qu’on est face à une réalité quand même, si on est ici, oui peut-être

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on est obligés par nos parents, mais on est vraiment obligé parce qu’on l’a voulu. » (T3)

Dans la nouvelle lecture de sa situation illustrée dans cet extrait, l’élève fait référence à son propre « choix », qui semble inhérent, dans son discours, à son inscription dans le dispositif. De plus, le rôle que semble ici jouer le corps enseignant (« on nous le dit », « y voient ») dans la considération de cette caractéristique coïncide avec les récits d’autres élèves, les observations faites en classe et les témoignages de certains des membres du corps enseignant.

Dans sa dimension plus subjective, l’inscription non obligatoire dans le dispositif apparaît comme un élément central de son expérience scolaire durant l’année dans le dispositif, un préalable à son réinvestissement scolaire. D’abord, cette relecture semble favoriser une appréhension plus positive de sa situation du fait de l’inscrire, en tant qu’élève de première année de formation postobligatoire, et non pas dans une situation assimilable à un redoublement.

Ensuite, la caractéristique non obligatoire liée à la situation de l’élève apparaît comme un moteur important pour réfléchir à son orientation, considérer ses champs d’intérêt, ses possibilités et ses responsabilités, tout en envisageant les contraintes et les défis à relever pour concrétiser ses souhaits de formation. Rétroactivement, son expérience dans le dispositif représente plus clairement pour Belen une « première réussite » (T4) dans sa trajectoire, tant sur le plan des apprentissages scolaires que sur celui de son orientation et de son projet de formation, le caractère non obligatoire restant un élément saillant dans son récit. Ainsi, le dispositif de transition représente pour l’élève une occasion ou une dernière chance, qu’elle a saisie tant pour évoluer sur le plan scolaire (apprendre à travailler de manière autonome, pour elle-même, et à persévérer dans les apprentissages) que pour effectuer un choix plus réfléchi « qui dirigera [sa] vie » (T4) (l’orientation vers le degré secondaire II).

L’année de transition représente ainsi un épisode charnière de sa trajectoire scolaire, car elle vient contrecarrer, par l’ouverture de diverses voies de formation notamment, une orientation perçue comme subie.

« [N]ous à l’école obligatoire ou même encore à l’école, maintenant, ils nous donnent les ingrédients, ils nous apprennent à le faire et, derrière nous, ils le contrôlent et quand c’est faux en plus de ça, ils le cassent, ils le jettent, et on doit recommencer à nouveau […], c’est à dire que quand t’es mauvais à l’école, ils te redoublent. C’est eux qui choisissent quoi faire de ta vie, alors que ça, j’trouve c’est dégueulasse parce que c’est toi qui dois choisir c’que tu veux faire pour pas par la suite regretter, alors qu’à [l’année de transition], c’était pas comme ça. On te donnait les ingrédients […], on te montrait pas comment il fallait faire, on te donnait de l’aide pour le faire,

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mais on te montrait jamais ce qu’il fallait faire pour que tu puisses faire toi ton propre gâteau, à ton goût ou pas. » (T4)

La métaphore que propose ici Belen alors qu’elle est apprentie illustre le sens de son expérience scolaire dans le dispositif, qui se dessine dans un fort contraste avec ses expériences plus ordinaires, passées et actuelles.

DISCUSSION ET REMARQUES CONCLUSIVES

En m’intéressant à la trajectoire d’une élève inscrite dans un dispositif de soutien à la transition et au sens qu’elle élabore autour de son expérience scolaire, j’ai souhaité illustrer le potentiel qu’une approche socioculturelle et biographique peut offrir pour examiner les dynamiques de décrochage et, surtout, d’accrochage scolaires. La prin- cipale limite de l’étude réside d’ailleurs dans la présentation d’une trajectoire dans laquelle l’accrochage scolaire est favorisé par la fréquentation d’un dispositif. Si elle est emblématique des autres élèves de la recherche pour qui l’année de transition représente une occasion, elle laisse dans l’ombre les cas d’élèves pour qui le même dispositif n’implique pas une telle mobilisation.

Toutefois, l’analyse a d’abord permis de mettre en évidence une rupture (l’attribution d’un profil scolaire) dans la trajectoire de l’élève, couplée à un sentiment d’injustice à l’égard de sa scolarité. Venant corroborer ces observations, une rupture à un moment de la scolarité ainsi qu’un sentiment d’injustice à l’égard de l’établissement scolaire sont des caractéristiques fréquemment relevées dans les parcours d’élèves en décro- chage (Bernard, 2011; Bernard et Michaut, 2014; Pelletier et Alaoui, 2016). De plus, l’origine de cette rupture précédant la démobilisation de l’élève est ici à chercher dans l’organisation et les processus de sélection de l’établissement scolaire, faisant écho aux travaux qui soulignent le poids de certains facteurs scolaires dans le proces- sus de décrochage, dont les pratiques d’étiquetage et de disqualification des élèves employées par les établissements d’enseignement (Blaya, Gilles, Plunus et Tièche Christinat, 2011).

L’analyse du sens de l’expérience scolaire de l’élève a ensuite révélé une évolution, allant d’une évaluation négative de son orientation vers l’année transitoire à une représentation plus positive de celle-ci (une occasion), et symbolisant finalement une première réussite scolaire. Cette transformation dans sa façon de se représenter sa situation ainsi que le réinvestissement scolaire dont elle témoigne durant l’année de transition suggèrent que le travail d’élaboration de sens autour de son expérience scolaire représente une composante primordiale de sa mobilisation scolaire.

Rejoignant ainsi les travaux qui soulignent le rôle majeur attribué au sens de l’orien- tation et de l’expérience scolaire tant dans la réussite/l’échec scolaire (Bautier et Goigoux, 2004; Courtinat-Camps et Prêteur, 2012) que dans la rupture/poursuite

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d’une formation postobligatoire (Capdevielle-Mougnibas et Courtinat-Camps, 2017), la démarche proposée a cependant permis de déterminer certaines figures sociales, charriant discours et significations susceptibles d’intervenir dans l’élaboration d’un sens personnel. En outre, du fait de reconnaître la dimension temporelle inhérente à tout phénomène développemental, un des apports majeurs de l’approche sociocul- turelle adoptée ici réside dans le fait de conceptualiser l’élaboration de sens comme un processus socialement et culturellement orienté et dynamique, plutôt qu’un état ou une représentation statique et stable dans le temps.

Ainsi, la transformation du sens personnel est socialement guidée ici par d’autres élèves et le corps enseignant du dispositif. De plus, le caractère non obligatoire de sa situation dans le dispositif (inhérent à l’ancrage institutionnel de celui-ci dans la formation postobligatoire) en représente une composante saillante. Faisant écho aux mises en garde émises à l’endroit des établissements, des mesures et des pratiques éducatives actuelles à travers lesquelles sont susceptibles d’opérer les nouveaux mécanismes de domination tels que l’injonction à l’autonomie, à l’indépendance ou à la participation (Martuccelli, 2004), cette observation mérite d’être abordée avec prudence. En effet, les questions de choix et d’obligation, ici véhiculées par le corps enseignant et intervenant dans l’élaboration d’un sens personnel de l’expérience, attirent l’attention sur les enjeux éthiques contemporains qui marquent ainsi tout particulièrement les réponses mises en place par les établissements d’enseignement pour soutenir les élèves dans leur transition à l’issue de la scolarité.

Si cet élément s’avère crucial dans la réflexion sur les pratiques et les mesures péda- gogiques en place tout en s’accompagnant de nombreux paradoxes, il implique de pouvoir mieux déterminer des pistes d’action qui favorisent davantage l’émancipa- tion de l’élève que sa subordination. De ce fait, il est intéressant de relever finalement que cette inscription non obligatoire de la situation de Belen favorise bien chez elle une réflexion sur ses responsabilités, ses choix et son autonomie quant à sa scolarité et à son parcours. Rétrospectivement, ce caractère « choisi » marque d’autant plus for- tement l’expérience de l’élève dans le dispositif que celle-ci permet une orientation non forcée vers une formation du degré secondaire II, et semble ainsi plutôt favo- riser une certaine résistance à l’orientation contrainte par les expériences scolaires préalables.

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ANNEXE

PRÉSENTATION SCHÉMATIQUE DES GRILLES DES QUATRE ENTRETIENS SEMI-DIRECTIFS (ÉLÈVES)

Introduction (entretiens 1, 2, 3 et 4)

1. Présentation de l’intervieweuse et du cadre de la recherche 2. Présentation du déroulement de l’entretien, des thèmes abordés et des objectifs spécifiques de l’entrevue

Entretien 1

1. Présentation de l’élève : sphères d’expérience et activités actuelles Question générale : Comment ta vie actuelle est-elle organisée au quotidien par diverses activités et quelles sont les différentes situations que tu rencontres?

Relances et questions spécifiques – Peux-tu expliquer ce qui te plaît dans ces activités et ce que tu apprécies? – Y a-t-il des loisirs ou des domaines d’activité qui sont plus importants que d’autres pour toi, et pourquoi? – Quelle place l’école occupe-t-elle dans ta vie aujourd’hui et par rapport à tes différents centres d’intérêt? – …

2. Trajectoire Question générale : Peux-tu me raconter ton histoire, de ta naissance à ce jour (en pensant par exemple aux événements importants, aux changements, à des épisodes particuliers de ta vie), pour m’expliquer comment tu es devenue la per- sonne que tu es aujourd’hui?

Relances et questions spécifiques – Comment s’est déroulée ta scolarité? – Quels souvenirs as-tu de tes années d’école primaire? – Peux-tu me raconter comment se sont passées pour toi la fin de l’école pri- maire et l’entrée à l’école secondaire? – Quels souvenirs as-tu de tes années au secondaire? – Quelles sont les différentes périodes ou étapes que tu retraces dans ton par- cours (périodes mouvementées, routinières, de changements, etc.)? – …

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3. Projet de formation et orientation de l’élève Question générale : Comment se sont développées tes aspirations profession- nelles (profession rêvée, métiers envisagés, etc.) jusqu’à aujourd’hui?

Relances et questions spécifiques – Quels sont tes projets aujourd’hui en ce qui a trait à ta formation et à ta pro- fession futures? – Comment t’y prends-tu pour faire avancer tes projets de formation? – Vers qui ou quoi te tournes-tu lorsque tu as besoin d’aide ou lorsque tu as des doutes, des questions par rapport à ton orientation ou à ton projet? – Comment t’imagines-tu dans 10 ans? – …

Entretien 2

1. L’année dans le dispositif Question générale : Comment se déroule pour toi cette année dans le disposi- tif depuis ton arrivée ici?

Relances et questions spécifiques – Comment voyais-tu ton orientation vers le dispositif au moment de ton ins- cription en fin d’école obligatoire et quelles étaient tes impressions? – Quelles étaient tes premières impressions en arrivant dans le dispositif et est-ce qu’elles ont changé? – Jusqu’à aujourd’hui, qu’est-ce qui te plaît et qu’est-ce qui te plaît moins dans cette année? – Qu’est-ce que cette année t’a apporté jusqu’à maintenant, qu’est-ce que tu as appris ou pu développer ici? – Comment sont les relations que tu entretiens avec les enseignantes et les enseignants du dispositif? – …

2. L’élève et l’école Question générale : Comment te perçois-tu en tant qu’élève (ou étudiante) par rapport à la place de l’école dans ta vie?

Relances et questions spécifiques – Est-ce que l’école est ou a été importante dans ta vie? – Quels sont les savoirs et les apprentissages les plus importants que l’école devrait développer chez les élèves, et pourquoi? – Quels sont les savoirs et les apprentissages les plus importants que tu as pu développer dans ta scolarité?

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 202 www.acelf.ca Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

– Qu’est-ce que tu aimes ou as aimé apprendre, découvrir, comprendre à l’école ou ici? – …

3. Projet de formation et orientation de l’élève Question générale : Comment se sont développées tes aspirations profession- nelles (profession rêvée, métiers envisagés, etc.) depuis le dernier entretien?

Relances et questions spécifiques – Quels sont tes projets aujourd’hui en ce qui a trait à ta formation et à ta pro- fession futures? – …

Entretien 3

1. L’année dans le dispositif : bilan de l’élève Question générale : En arrivant à la fin de l’année scolaire, quel bilan tires-tu de cette année?

Relances et questions spécifiques – Qu’est-ce que cette année t’a apporté? – Qu’est-ce que tu attendais de cette année qu’elle n’a pas pu t’offrir? – Qu’est-ce que ce qui pourrait être modifié selon toi dans le dispositif pour l’améliorer? – Dans quelle mesure recommanderais-tu à quelqu’un de s’inscrire dans le dispositif? – …

2. Projet de formation et orientation de l’élève Question générale : Comment se sont développées tes aspirations profession- nelles (profession rêvée, métiers envisagés, etc.) depuis le dernier entretien?

Relances et questions spécifiques – Quels sont tes projets aujourd’hui en ce qui a trait à ta formation et à ta pro- fession futures? – …

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 203 www.acelf.ca Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire

Entretien 4

1. Trajectoire Question générale : Peux-tu me raconter ton histoire, depuis l’année de transi- tion jusqu’à aujourd’hui (en pensant par exemple aux événements importants, aux changements, à des épisodes particuliers de ta vie)?

Relances et questions spécifiques – Comment s’est déroulée ton entrée en formation et quelles étaient tes pre- mières impressions? – Quels sont les changements les plus importants liés au début de ta formation? – Est-ce que tu as rencontré des obstacles, des difficultés ou des besoins depuis ton entrée en formation et, dans ce cas, qu’est-ce qui t’a aidée à les surpasser? – …

2. L’année dans le dispositif Question générale : Que représente ton année dans le dispositif dans ton propre parcours, et quels sont les impressions et les sentiments que tu en gardes aujourd’hui?

Relances et questions spécifiques – Dans quelle mesure cette année a-t-elle été importante dans ton parcours de vie? – Qu’est-ce que cette année t’a apporté de manière générale? En quoi a-t-elle été « utile » ou bénéfique pour la suite de ton parcours? – Quels sont, selon toi, les avantages et les désavantages liés au fait d’avoir fré- quenté le dispositif durant une année? – Y a-t-il des « choses » (p. ex., savoirs, savoir-faire, compétences, connaissances, etc., liés à l’école ou au projet professionnel, ou des choses plus personnelles) que tu as apprises ou développées durant ton année dans le dispositif et qui te sont toujours utiles aujourd’hui? – Quels conseils donnerais-tu à un ou une élève qui va commencer son année dans le dispositif? – …

3. Projet de formation et orientation de l’élève Question générale : Comment se sont développées tes aspirations profession- nelles (profession rêvée, métiers envisagés, etc.) depuis le dernier entretien?

Relances et questions spécifiques – Quels sont tes projets aujourd’hui en ce qui a trait à ta formation et à ta pro- fession futures? – Dans quelle mesure es-tu satisfaite de ton orientation vers ta formation actuelle? – …

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 204 www.acelf.ca VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019

L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du nord-ouest d’Haïti

Jacques BOTONDO Commission scolaire Kativik, Québec, Canada

Hélène HENSLER Université de Sherbrooke, Québec, Canada

Élisabeth MAZALON Université de Sherbrooke, Québec, Canada Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du nord-ouest d’Haïti

Jacques BOTONDO Commission scolaire Kativik, Québec, Canada

Hélène HENSLER Université de Sherbrooke, Québec, Canada

Élisabeth MAZALON Université de Sherbrooke, Québec, Canada

RÉSUMÉ

Cet article aborde la lutte contre le décrochage en tentant de cerner les différents facteurs qui contribuent à la persévérance scolaire d’élèves du secondaire dans un contexte socioéconomique défavorisé, où les risques de décrochage sont omnipré- sents. Il se base sur les récits et observations d’expériences de persévérance scolaire recueillis dans le cadre d’une recherche réalisée en Haïti auprès de 12 élèves haïtiens vulnérables, mais performants, au secondaire. L’étude, menée selon une approche ethnographique et faisant appel à trois modes de collecte des données, privilégie une forme d’analyse des récits permettant de comprendre le rôle de l’élève en tant qu’acteur et de mettre au jour des moyens pour soutenir la persévérance et la réussite scolaires. Elle met en relief l’importance du sens de la responsabilité, de la capacité

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 205 www.acelf.ca L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du nord-ouest d’Haïti

à apprendre et de l’estime de soi comme facteurs de la persévérance et de la réussite scolaires.

ABSTRACT

Analysis of secondary school persistence experiences in north-west Haiti

This paper examines the fight against the drop-out problem and attempts to identify factors contributing to the academic persistence of high school students in an under- privileged socioeconomic context, where the risks of dropping out are pervasive. It is based on the stories and observations of persistence experiences collected during a study done in Haiti, involving 12 vulnerable but high-performing Haitian seconda- ry-school students. The study, conducted using an ethnographic approach and three data collection methods, involved a form of narrative analysis to understand the role of the student as an actor and to discover ways of supporting academic persistence and success. It highlights the importance of a sense of responsibility, the ability to learn and self-esteem as factors in academic persistence and success.

RESUMEN

El análisis de las narraciones de experiencias de perseverancia escolar de alumnos de secundaria del noroeste de Haití

Este artículo aborda la lucha contra la deserción escolar tratando de determinar los diferentes factores que contribuyen a la perseverancia escolar de los alumnos de secundaria en un contexto socioeconómico desfavorecido, en donde el riesgo de deserción escolar es omnipresente. Se basa en las historias y observaciones de expe- riencia de perseverancia escolar compilados en el cuadro de una investigación reali- zada en Haití entre 12 alumnos haitianos vulnerables pero eficientes, de secundaria. El estudio realizado según el método etnográfico y utilizando tres modos de recolec- ción de datos, privilegia una forma de análisis de historias que permiten comprender el rol del alumno en tanto que actor y muestra los recursos para apoyar la perseveran- cia y el éxito escolar. Se subraya la importancia del significado de la responsabilidad, de la capacidad de aprender y de la estimo de sí mismo en tanto que factores de la perseverancia y el éxito escolares.

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 206 www.acelf.ca L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du nord-ouest d’Haïti

INTRODUCTION

Dans un contexte mondial de démocratisation de l’éducation et d’exigence d’une main-d’œuvre qualifiée, le décrochage et le raccrochage scolaires constituent des enjeux majeurs des systèmes éducatifs. Les publications consacrées à ces questions sont nombreuses et étudient ces phénomènes à travers différentes approches théo- riques et méthodologiques (Bruno, Félix et Saujat, 2017; Lapointe et Sirois, 2011), lesquelles peuvent être utilisées pour établir le niveau de performance des systèmes éducatifs et définir des politiques adaptées, sans toutefois contribuer suffisamment au développement de connaissances pertinentes pour consolider la réussite sur le terrain et agir de façon à prévenir le décrochage.

Cet article s’intéresse aux apports des récits d’expériences de persévérance scolaire vécues par des élèves du secondaire fréquentant une école en Haïti, située dans un milieu où les risques de décrochage sont nombreux. La recherche présentée utilise un dispositif méthodologique qui encourage l’expression et l’écoute des élèves pendant 10 mois, tout en respectant des principes éthiques qui tiennent compte des caracté- ristiques des jeunes participants.

Le texte comporte quatre sections. 1) La problématique examine les liens entre le décrochage scolaire et l’étude réalisée en Haïti, en s’appuyant sur la description du contexte et la recension des écrits. 2) Le cadre conceptuel présente les principaux concepts et leurs interrelations. 3) Le dispositif méthodologique s’inscrit dans une démarche ethnographique faisant appel aux observations, entrevues et journaux individuels des élèves. 4) La description et la discussion de certains résultats reliés à la compréhension des facteurs de persévérance scolaire constituent cette dernière partie.

PROBLÉMATIQUE

Le décrochage scolaire – considéré comme le fait, pour un élève, de quitter de manière prématurée l’école avant l’obtention de son diplôme de fin d’études secon- daires (Legendre, 2005; Moulin, Doray, Prévost et Delavictoire, 2014) – est un phéno- mène préoccupant pour les éducateurs, les pouvoirs publics et les principaux acteurs du développement des sociétés contemporaines. Ses différentes causes, tout comme ses retombées aux plans humain, éducatif et socioéconomique, sont largement documentées, surtout dans les pays économiquement développés (Bernard et Venart, 2013; Day, Mozuraityte, Redgrave et McCoshan, 2013). Les nombreuses études réali- sées sont en majorité statistiques et descriptives, et servent de base à la conception de mesures pour prévenir le décrochage et soutenir la persévérance des jeunes dans un contexte où les ressources consacrées à l’éducation sont substantielles (Bruno et al., 2017; Fortin et Picard, 1999; Marcotte, Lachance et Lévesque, 2011). Sur quoi peut-on prendre appui pour améliorer la situation dans les pays pauvres? Force est d’admettre

VOLUME XLVII : 1 – printemps 2019 207 www.acelf.ca L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du nord-ouest d’Haïti

que les résultats de ces études ne sont que très partiellement applicables dans des pays du Sud qui, très souvent, manquent de moyens pour scolariser adéquatement tous leurs enfants. L’étude présentée ici vise une meilleure compréhension de la per- sévérance scolaire d’élèves performants, vivant en milieu très défavorisé, scolarisés en Haïti. Elle tire son origine du questionnement suscité lors des deux années où l’au- teur principal a œuvré comme directeur d’une école secondaire et enseignant dans ce pays. Comment expliquer qu’environ 10 % des élèves de l’école, située en milieu rural, obtiennent régulièrement des notes aux examens supérieures à la moyenne, alors qu’ils vivent dans une grande pauvreté et rencontrent beaucoup d’obstacles dans leur parcours? Quelles sont les actions de ces élèves en classe et hors de celle-ci? Quelles sont leurs attitudes par rapport au travail scolaire?

Contexte de la recherche

L’étude présentée ici est fondée sur des données recueillies dans le département du Nord-Ouest d’Haïti entre 2010 et 2011, dans une école secondaire privée catholique1 (Botondo, 2016). En Haïti, la déperdition scolaire, qui comprend les échecs aux exa- mens officiels, les redoublements et les abandons, est très élevée et s’aggrave d’un niveau à l’autre (Bourjolly, Féthière et Toussaint, 2010). Les taux de réussite scolaire calculés à partir de la réussite aux examens officiels organisés par l’État restent peu élevés, notamment au secondaire (Gouvernement de la République d’Haïti, 2012). Le baccalauréat, obtenu à la fin du secondaire, est un indicateur important du ren- dement du système éducatif de ce pays. En 2017, le taux de réussite national à la session ordinaire du baccalauréat était de 29,64 % (Gouvernement de la République d’Haïti, 2017), ce qui demeure nettement insuffisant, en dépit de certains progrès réalisés depuis quelques années2. Signalons les redoublements récurrents, les échecs scolaires et les élèves surâgés3 maintenus dans le système (Gouvernement de la République d’Haïti, 2012). En 2004, 70 % d’enfants haïtiens fréquentaient le primaire, mais seulement 30 % terminaient ce cycle; parmi ces derniers, 20 % accédaient au secondaire, mais seulement 10 % le terminaient (Gouvernement de la République d’Haïti, 2007; Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique, 2005a). D’une façon

1. La plupart des publications s’accordent pour dire que plus de 80 % des écoles haïtiennes, tous cycles confondus, sont privées et vivent avec des fonds non étatiques. Plusieurs d’entre elles n’ont aucune licence officielle de fonctionnement (Gouvernement de la République d’Haïti, 2012). Bon nombre d’écoles privées accueillent donc des élèves défavorisés. 2. Haïti est un pays francophone dont les deux langues officielles d’instruction sont le créole et le français. Les acteurs de l’éducation en Haïti attribuent souvent les difficultés de réussite des élèves à la faible part du budget de l’État allouée à l’éducation, à la gratuité scolaire universelle, au niveau de qualification insuffi- sant des enseignants et à l’absence d’une véritable politique d’aménagement linguistique (Saint-Germain, 1997). Les récits de nos participants confirment nos observations d’enseignant et de chercheur en Haïti à savoir que la maîtrise du français par les élèves facilite la réalisation des travaux scolaires ainsi que les résultats aux épreuves d’évaluation. 3. Sont considérés comme élèves surâgés ceux qui sont nettement plus âgés que leurs pairs en raison notamment de redoublements répétés ou d’entrée retardée à l’école. Selon une classification établie par Gimeno (1984), Haïti fait partie « des pays où le redoublement est, en principe, autorisé pour toutes les années d’études du cycle et où il n’y a pas de limite au nombre de redoublements autorisé soit pour une année d’étude donnée, soit au cours de la scolarité » (p. 14, tableau 3). Les auteurs n’ont pu vérifier si ce constat est encore valable aujourd’hui.

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générale, les études réalisées en Haïti font ressortir le caractère fortement inégalitaire de l’école haïtienne (Abraham, 2018; Joint, 2006).

Malgré un contexte socioéconomique4 peu favorable aux études (Bourjolly et al., 2010; Gouvernement de la République d’Haïti, 2012; Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique, 2005a), une minorité d’élèves haïtiens défavorisés persévèrent et réussissent à l’école. Or les savoirs disponibles sur les facteurs influençant leur per- sévérance scolaire sont méconnus, et rares sont les écrits5 qui s’intéressent à leurs activités quotidiennes en rapport avec l’école.

Ces constats mettent en évidence la nécessité d’entreprendre des recherches pour mieux comprendre les situations vécues par les acteurs directement concernés, soit les élèves et les enseignants, afin de concevoir des moyens adaptés pour lutter contre le décrochage.

État des savoirs et position du problème

Les cadres théoriques pour étudier les processus selon lesquels les élèves « décrochent » abondent. Selon Lehr, Hansen, Sinclair et Christenson (2003, dans Bruno et al., 2017), la majorité des études sont descriptives et probabilistes.

Parmi les facteurs à prendre en considération, Glasman (2005) relève les logiques fami- liales (prise en charge d’un membre de la famille, travail pour subvenir aux besoins), le manque de ressources et les perceptions de jeunes déscolarisés. Relativement aux critiques des théories explicatives des facteurs de l’échec scolaire, Chauveau (2005, p. 304) s’interroge : « Peut-on se contenter de dégager certaines caractéristiques des forces en présence (enfant, famille, milieu social, structure scolaire) sans prendre en compte “ce qui se passe vraiment” au quotidien sur le terrain? » Dans la même veine, Bruno et al. (2017, p. 261) observent que les études récentes menées en France et en Europe pointent la difficulté d’isoler les multiples facteurs de risque du décrochage, et de démêler leurs effets en matière de prévention par « des politiques volonta- ristes et structurelles ». Ces études valorisent souvent des approches qualitatives, compréhensives et écologiques pour contextualiser le processus de décrochage et d’échec scolaire qui intègre l’imbrication et la co-construction des facteurs de risque. De telles études peuvent s’avérer partiellement pertinentes dans un pays comme Haïti, où les solutions mises en œuvre sont souvent proposées et financées par des

4. Mentionnons la situation de grande pauvreté vécue par la majorité des familles, situation qui engendre des problèmes de santé et des carences alimentaires (Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique, 2005a). 5. Il n’y a pas d’études approfondies concernant spécifiquement les phénomènes de retours à l’école comme les départs précoces qui s’observent fréquemment dans le contexte haïtien (Gouvernement de la République d’Haïti, 2005), ce qui limite considérablement la définition de mesures de prévention adaptées aux réalités du terrain.

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instances extérieures. Toutefois, ces études ne présentent qu’un intérêt limité, car le contexte socioéducatif est complètement différent.

Quant au mouvement anglo-saxon de la student voice, Fielding (2001, p. 106) affirme ceci : « If there is one lesson to be learned from both the history of student voice initia- tives and from the new wave of current research and development work it is that action is necessary. » Justement, l’ethnométhodologie, courant sociologique américain, nous offre un autre éclairage pour étudier le décrochage et le raccrochage au moyen de la persévérance scolaire du point de vue des élèves. Cette approche qualitative et com- préhensive accorde une attention particulière aux procédures structurant les phé- nomènes sociaux et décrit les compétences déployées par les acteurs pour donner sens à leur monde (Coulon, 2014; Garfinkel, 2007). Dans le domaine de l’éducation, l’ethnométhodologie contribue à valoriser les élèves comme acteurs à travers leurs paroles et leurs actions.

La diversité des perspectives pour étudier le décrochage scolaire et mieux com- prendre ce qui favorise la persévérance des élèves contribue incontestablement à faire avancer les connaissances. Cependant, il faut bien reconnaître que la majorité des recherches concernent les pays économiquement développés, où les élèves sont scolarisés dans des conditions peu comparables à celles des pays pauvres. Il y a encore peu de travaux empiriques sur ces sujets dans les pays en développement, pourtant très concernés, notamment les pays francophones comme Haïti (Calixte, 2008; Carmant, 1997). Ce constat justifie le choix d’un angle exploratoire plus large pour analyser les récits d’une minorité d’élèves haïtiens persévérants au secondaire. En cela, il apparaît important de s’intéresser à ces élèves qui « s’accrochent » malgré des conditions de vie et d’étude défavorables, de les observer et de les écouter comme nous l’avons fait à partir de quelques questions de base qui ont orienté la collecte de données : Comment apprennent-ils en classe et hors de la classe? Quels soutiens reçoivent-ils? Que disent-ils de leur persévérance?

L’objectif général de cette étude qui valorise la parole et les actions des jeunes consiste à dégager des facteurs reliés à leur vie scolaire au quotidien et susceptibles de favoriser la persévérance au secondaire dans un milieu défavorisé comme celui que nous avons étudié en Haïti. Il convient de présenter maintenant, sous une forme succincte, le cadre conceptuel qui a servi de toile de fond à l’analyse des données et à la discussion des résultats.

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CADRE CONCEPTUEL

Le cadre de référence de notre étude (Botondo, 2016) portait sur les différents fac- teurs de la réussite scolaire. Compte tenu de la problématique présentée et de l’es- pace disponible pour cet article, nous examinons ici les concepts les plus importants et leurs relations, en nous limitant aux travaux de quelques auteurs6.

Persévérance et réussite scolaires

Dans un contexte de scolarisation obligatoire, la persévérance peut être définie comme « le fait pour un ou une élève de poursuivre ses études en passant à la classe suivante d’un programme d’études ou en commençant un autre programme ou un autre cycle d’études » (Legendre, 2005, p. 980). Dans notre recherche, ce terme est utilisé dans un sens plus proche de celui du langage courant, pour caractériser ce qui se passe chez l’élève qui s’accroche à l’école. Dès le départ, c’est bien la persévé- rance des élèves performants que nous côtoyions dans une école secondaire d’Haïti qui nous a interpellés. La persévérance est souvent mentionnée dans les recherches portant sur la motivation et la réussite scolaires, sans que son sens soit défini clai- rement. Dans le cadre de notre recherche, nous pouvons définir la persévérance scolaire comme l’ensemble des conduites par lesquelles l’élève s’implique dans ses études pour s’adapter et réussir à l’école, incluant les perceptions et les croyances sur lesquelles il s’appuie. La persévérance est un des facteurs de la réussite scolaire7 qui ressort de l’analyse des discours et des actions des participants de notre étude. Les déterminants de la persévérance scolaire sont d’ordre individuel, familial, scolaire et environnemental et peuvent être corrélés aux déterminants de la motivation et de l’engagement scolaire (Fortin et Picard, 1999; Fredricks, Blumenfeld et Paris, 2004). Parmi les déterminants individuels de la persévérance, citons notamment la présence régulière à l’école (assiduité, ponctualité), la réalisation des devoirs, la responsabilité, la participation en classe (prise d’initiatives et de risques), l’implication dans les acti- vités parascolaires (Fredricks et al., 2004; Willms, 2003). Les déterminants scolaires souvent documentés sont le soutien et les encouragements des enseignants, ainsi que leurs attentes élevées envers les élèves, l’environnement positif dans l’école et la prise en charge des besoins des élèves (Fredricks et al., 2004; OCDE, 2014). Fredricks et al. (2004) et Willms (2003) considèrent la persévérance scolaire parmi les dimen- sions de l’engagement d’agir défini par la participation sous ses différentes formes.

6. Pour une recension plus étendue de ces écrits, voir Botondo (2016). 7. Selon l’UNESCO (2007, p. 414), la réussite scolaire est une « performance à des tests ou examens stan- dardisés mesurant les connaissances ou les compétences dans une matière spécifique. Cette expression est parfois employée comme indication de la qualité de l’éducation dans un système éducatif ou pour comparer plusieurs écoles ».

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Motivation, engagement et persévérance scolaires

Selon Galand (2008, p. 485), la motivation est « un ensemble de processus qui influence l’engagement dans une activité ». Les liens entre la motivation et la réussite scolaire sont susceptibles d’être facilités non seulement par des facteurs situation- nels, mais également par les processus individuels qui déterminent l’engagement scolaire de l’élève. Dans le même ordre d’idées, le modèle de la motivation scolaire proposé par Viau (2009), et basé sur les travaux se rattachant à la théorie socioco- gnitive de Bandura (1986, 2003), souligne l’importance des perceptions de l’élève comme source de motivation, tout en reconnaissant que l’engagement cognitif et la persévérance dans la réalisation des activités scolaires en sont les principales mani- festations. Il y a donc un lien étroit entre la motivation et l’engagement. Plusieurs publications présentent l’engagement scolaire comme un concept multidimension- nel, qui désigne des phénomènes étudiés à l’aide d’autres concepts. Il est défini par trois dimensions interreliées, soit l’engagement de conduite, l’engagement émotion- nel et l’engagement cognitif (Conseil supérieur de l’éducation, 2008; Fredricks et al., 2004; Willms, 2003).

Dans leur méta-analyse de 167 recherches consacrées à l’engagement scolaire et à son impact sur les performances des élèves, Fredricks et al. (2004) avancent que l’engagement a une influence prépondérante non seulement sur le travail, la persé- vérance et la réussite scolaires des élèves, mais aussi sur les attitudes et les percep- tions positives de l’enseignant. De plus, ces auteurs reconnaissent l’importance de la composante sociale de l’engagement scolaire, soit le sentiment d’appartenance. Il s’agit de l’identification, de l’attachement et des croyances de l’élève envers l’école, ses règles et ses acteurs.

Par ailleurs, la méta-analyse de Fredricks et al. (2004) fait état d’une série de recherches qui s’intéressent aux processus à l’œuvre dans l’abandon scolaire, lequel résulterait d’un long cheminement de désengagement progressif. Deux modèles conceptuels tentent d’expliquer comment et pourquoi le désengagement scolaire (manque d’implication dans les études) est relié à la décision de décrocher de l’école. Le premier modèle (Finn, 1989) est qualifié de « participation-identification ». Il présente le décrochage comme un processus cyclique selon lequel le manque d’identification serait relié à la non-participation aux activités scolaires dans une relation réciproque. Il conduit à de faibles performances scolaires, souvent à l’origine de l’abandon. Le second modèle, appelé « engagement-appartenance » (Newmann, Wehlage et Lamborn, 1992), postule l’existence de différents processus parallèles qui se renforcent mutuellement. La décision de décrocher ou de persévérer serait reliée aux relations sociales de l’individu dans l’école, à son degré d’implication dans les activités scolaires et parascolaires, à sa croyance dans les valeurs et la légitimité de l’école.

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Dans le contexte de notre étude, les activités parascolaires ou activités des élèves organisées par l’école en dehors des périodes officielles de classe (Gouvernement du Québec, 2005), occupent une place importante dans le quotidien de nos participants, ce qui justifie notre choix d’adopter une perspective plus large comme l’ethnométho- dologie, laquelle valorise la totalité de la vie scolaire.

DISPOSITIONS MÉTHÉDOLOGIQUES

Le dispositif ayant guidé la collecte des données s’articule avec les spécificités métho- dologiques de l’ethnométhodologie. Dans un contexte comme celui d’Haïti, où les connaissances sur les facteurs de persévérance au secondaire sont peu documentées, nous avons choisi d’inscrire cette étude exploratoire dans un paradigme interprétatif et compréhensif. Cette approche valorise le point de vue des participants et le sens qu’ils accordent aux phénomènes étudiés. L’enquête s’est inspirée de deux principes fondamentaux de l’ethnométhodologie, à savoir que, a) toute parole et toute action des participants doivent retenir l’attention du chercheur, b) les descriptions doivent respecter le déroulement de ce qui a été observé et entendu.

Population

Nous avons suivi et interrogé 12 élèves de 3e secondaire, soit 5 filles et 7 garçons, âgés de 15 à 17 ans. Leur sélection s’est accomplie en plusieurs étapes selon deux critères : la moyenne annuelle de passage en 3e secondaire et la profession des parents bio- logiques. Le premier critère détermine la réussite et la persévérance scolaires, telles que définies en lien avec l’engagement scolaire; le second critère permet d’évaluer le degré de défavorisation.

Tous les élèves de 3e secondaire ont été classés par ordre décroissant selon les moyennes annuelles et celles obtenues depuis l’entrée au secondaire. Les élèves pré- sélectionnés occupent les premières places. Leur moyenne annuelle à l’entrée en 3e varie de 5,33/10 à 8,46/10 selon les archives de l’école. Leur défavorisation est reliée aux métiers occupés par leurs parents : ces derniers sont en grande majorité de petits commerçants et des agriculteurs, ou sont sans emploi, avec des revenus bas (Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique, 2005b). Les 12 élèves retenus comme parti- cipants sont ceux qui répondaient à ces deux critères, et dont les parents ont signé le formulaire de consentement éthique.

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Modes de collecte des données

Les modes de collecte des données ont été empruntés à l’ethnographie. Ce sont les observations directes, les entrevues semi-dirigées et les journaux individuels.

Observations directes

Elles consistent à suivre les participants individuellement ou en groupe, à l’école ou hors de l’école – sauf chez eux, afin de préserver leur intimité.

Environ 1908 observations directes et non participantes ont été réalisées, toutes retranscrites dans le journal de bord. Parmi elles, 90 observations ont été effectuées dans les classes pendant les périodes d’enseignement de 50 minutes. Les activités observées auprès des participants en groupe concernent leur prise de notes, leurs attitudes, leurs interactions avec les pairs et les enseignants, la possession du maté- riel scolaire.

Les 100 observations réalisées hors de la classe sont des rencontres formelles ou informelles en divers lieux de l’école et au quartier. Diverses activités ont été ciblées, dont les groupes de travail, l’étude à la bibliothèque, les conseils de classe et les concours organisés par l’école. Dans le quartier, nous avons suivi trois dispositifs. D’abord, nous avons effectué 30 observations, chacune de deux à quatre heures, dans une dizaine de groupes autogérés. Il s’agit d’un contexte d’apprentissage courant en Haïti, qui permet aux élèves de réviser leurs leçons, faire leurs devoirs et préparer leurs examens ensemble, et de partager des ressources. Ces groupes se réunissent après l’école ou en fin de semaine, et sont coanimés par cinq à six participants dans un lieu variable. Il y a également une quinzaine d’observations d’élèves dans leur école, généralement le samedi. Enfin, une vingtaine d’observations ont été réalisées lors des débats organisés à l’Alliance française (équivalent d’un centre culturel).

Les rencontres avec les participants, souvent négociées à l’avance, ont permis de recueillir leurs paroles sur les faits observés afin de nourrir le questionnement et la compréhension du phénomène étudié. Ces contacts ont aussi favorisé la confiance et la connaissance mutuelle entre le chercheur et les participants.

Entrevues semi-dirigées

Elles consistent en un retour sur les activités et les discours des participants notés lors des observations. À partir d’une contextualisation des faits par l’interviewer, les participants sont invités à commenter leurs actions scolaires. Onze entrevues

8. Nous n’avons pas établi une unité de base pour le comptage des observations réalisées. Il s’agit simple- ment d’énoncés du chercheur notés dans son journal de bord.

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individuelles ont été réalisées. Chaque participant a donné son accord et sa disponi- bilité pour l’entrevue et son enregistrement sur magnétophone. Une collation a été offerte au début. Les entrevues ont duré de 29 à 41 minutes, et se sont déroulées en français, langue dont les participants ont une assez bonne maîtrise à l’écrit et à l’oral. Elles ont été retranscrites mot à mot en respectant l’anonymat et la confidentialité9. Les confidences provenant des journaux individuels sont absentes des questions pour des raisons éthiques10.

Journaux individuels

Ce dispositif conçu par le chercheur permet aux participants de s’exprimer librement sur leur expérience scolaire. Chacun y note tous les soirs toutes ses activités scolaires. Des consignes de rédaction ont été remises à tous pour les aider à ne pas s’éloigner de l’objet d’étude. Chaque journal est un cahier d’environ 60 pages manuscrites de texte. Cet outil donne des informations inédites sur la vie scolaire et personnelle des participants, par exemple les soutiens du milieu, leurs stratégies d’apprentissage, la fête organisée par l’établissement pour valoriser les persévérants.

Cette étude en milieu vulnérable a été conduite d’octobre 2010 à juillet 2011 dans un grand respect des personnes. Le personnel enseignant a approuvé chaque visite en classe. Le consentement libre et éclairé des participants a été requis et respecté chaque fois, ainsi que celui de leurs parents qui ont lu, rempli et signé un formu- laire de consentement. Chaque participant savait qu’il était libre de se retirer à tout moment sans pénalité. Aucune compensation financière n’a été versée.

Analyse des données

Le traitement des données brutes s’inspire de l’analyse inductive générale (Blais et Martineau, 2006) qui permet un regard englobant du phénomène étudié, en plu- sieurs étapes. Premièrement, un codage « à la main » est effectué pour repérer des unités de sens. Cette opération consiste en plusieurs lectures, aux découpages et aux annotations des données selon l’objet d’étude11. Deuxièmement, nous avons annoté manuellement deux entrevues et un journal individuel choisis au hasard, ainsi que nos notes d’observation. Les lectures de ce corpus ont permis, après plusieurs

9. La première entrevue a servi de test afin d’élaborer les grandes lignes des entrevues suivantes. Quelques questions reprenant des mots récurrents du vocabulaire des élèves sont communes, par exemple : Qu’est-ce qu’un bon élève? Que veut dire étudier? Qu’est-ce que travailler? 10. Par exemple, la suspension de l’école pour non-paiement des frais de scolarité ou encore le manque de nourriture à certains moments, lors de la réalisation de travaux scolaires. 11. Cette opération permet de relever des attitudes, des comportements, de l’information, de la description, et de l’interprétation du phénomène étudié.

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reformulations, l’émergence de onze catégories préliminaires12. Troisièmement, la catégorisation s’est raffinée par l’encodage des catégories préliminaires enrichies des contenus des autres entrevues et des journaux individuels dans le logiciel NVivo 9.0. Quatrièmement, l’approfondissement de la catégorisation s’est appuyé sur la théorisation ancrée selon Paillé (1994)13. Cette démarche a permis de fusionner ou reformuler les catégories préliminaires. Au total, cinq catégories principales ont été élaborées : autoformation, capacité à apprendre, responsabilité précoce, sentiment d’inconfort et estime de soi. Les facteurs de la persévérance scolaire proviennent de la compréhension des données organisées en catégories et analysées avec les intuitions du chercheur et les références théoriques.

RÉSULTATS ET DISCUSSION

Les récits des 12 participants basés sur l’ensemble des informations rapportées décrivent leur expérience scolaire quotidienne ainsi que les réflexions qu’elle suscite. Ils permettent de comprendre que les facteurs de la persévérance scolaire identifiés correspondent soit aux ressources externes utilisées par les élèves, soit aux aptitudes et processus mentaux qu’ils mobilisent. Nous présentons seulement trois facteurs plus directement reliés à la thématique de ce numéro.

Sens aigu des responsabilités

Une majorité de participants affirme prendre leurs études et leur avenir au sérieux. À l’école et au quartier, ils s’impliquent et se comportent en leaders :

« Après l’école, je n’avais pas de devoirs. Mais, j’ai revu pendant trois heures les leçons de la journée et préparé mes examens. »

« Je suis le porte-parole de ma classe. Je me place devant pour communiquer aux élèves un message concernant le règlement de la classe. »

12. Ces catégories correspondent à un premier niveau d’analyse où chaque donnée brute issue des observa- tions directes, des entrevues semi-dirigées et des journaux individuels des participants a fait l’objet d’une grande attention. Les onze catégories préliminaires identifiées sont a) les activités parascolaires diversi- fiées, b) les comportements d’obéissance et de discipline, c) le contexte d’étude difficile, d) l’estime de soi, e) la forme physique, f) la gestion stratégique du temps d’étude, g) la responsabilité à l’égard des études, h) le sens de l’appartenance, i) le sentiment d’humiliation, j) les stratégies en contexte scolaire, k) un ensemble d’éléments incluant soutien et motivation dans les études, interactions avec les enseignants, et religion ou Dieu. 13. Dans la démarche de théorisation ancrée, quelques questions guident nos lectures et relectures des don- nées recueillies : qu’est-ce qui se passe ici? De quoi s’agit-il? Quel est le phénomène sous-jacent? (Paillé, 1994.) Les catégories principales sont dégagées de l’incorporation des différentes données, des éléments qui convergeaient et de l’intuition du chercheur qui transcende les données. En somme, il s’agit d’une analyse inductive.

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Certains énoncés rejoignent l’idée selon laquelle plusieurs élèves haïtiens qui s’ac- crochent au secondaire démontrent une grande maturité dès leur jeune âge (Foley, 2005; Joint, 2006). Des participants n’hésitent pas à inviter leurs camarades passifs à s’impliquer davantage dans les activités : « Je force mes amis à travailler pour réussir. […] Je les encourage en leur disant de ne pas se laisser envahir par les notes. Je leur donne des conseils pour étudier. »

Plusieurs propos font référence à la persistance dans le travail malgré des situations d’inconfort qui pourraient constituer des motifs de découragement, de retards ou d’absentéisme défavorables à leur persévérance :

« J’ai eu très faim, car je n’avais pas mangé avant de venir à l’école. »

« Je suis resté à la maison pendant deux jours, car mes parents n’ont pas payé les frais de scolarité. On m’a chassé de l’école. [...] Je suis allé voir mes amis pour copier les leçons vues pendant mon absence. »

Des participants bravent les intempéries; certains parcourent de grandes distances à pied pour se rendre à l’école (Fordham, 1994). Plusieurs mentionnent l’appui de leurs parents :

« Je vais tous les jours à l’école et j’arrive à l’heure. Mes parents m’encouragent. »

« J’avais honte, car mon soulier s’est déchiré. J’ai marché pour venir à l’école. »

De nombreux commentaires permettent de penser que les participants sont géné- ralement engagés en classe. Ils posent des questions et y répondent; ils donnent et demandent de l’aide : « Je pose beaucoup de questions pour bien comprendre le profes- seur. Quand j’ai fini un exercice, je vais le voir pour savoir si c’est bon. »

On retrouve des propos sur l’ambition d’une vie meilleure pour les participants et leurs familles. En dépit du peu de considération dont les pauvres sont souvent l’objet en Haïti, les participants sont convaincus de l’importance de l’école, bien que l’école haïtienne ne joue plus vraiment le rôle de promotion sociale par le diplôme14 (Joint, 2006) :

« Je veux devenir diplomate pour essuyer les larmes de ma mère qui souffre pour nous. »

« Je prends mes études au sérieux pour avoir une bonne moyenne et devenir une per- sonne respectée dans le futur. »

14. Bien que le contexte ne soit pas identique, signalons néanmoins que, contrairement à la majorité de nos participants, certains jeunes Afro-Américains de profil socioéconomique peu élevé décrochent de l’école; ils n’y croient plus faute de perspectives professionnelles intéressantes pour eux (Ogbu, 2003).

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Beaucoup d’énoncés font aussi référence à la coopération et à l’entraide :

« Je trouve de l’aide chez mes amis à travers les documents qu’ils me prêtent. »

« J’aide mes amis à comprendre. Je les encourage à travailler. Ils viennent vers moi en classe ou à la maison s’ils ne comprennent pas quelque chose. »

Les récits confirment que le travail d’équipe à l’extérieur de la classe, surtout chez les adolescents, est un moyen d’apprentissage courant en Haïti (Joint, 2006). Pour les participants, cette structure est appropriée pour créer des liens. Elle tente de pallier le manque de ressources éducatives, tout en répondant à certains besoins socioaf- fectifs. Par ce moyen, les élèves collaborent de manière constructive pour réaliser des activités qui les aident à se développer intellectuellement et à se soutenir mutuelle- ment. Toutes choses qui alimentent le goût de l’effort et le plaisir de travailler pour réussir à l’école :

« Je vais chez mon ami pendant le congé du Carnaval pour lui demander si maître S n’avait pas donné un devoir quand j’étais absente. »

« J’ai travaillé pendant 2 heures avec ma grande sœur. [...] Elle m’a aidé à comprendre une notion de biologie. »

Cependant, des participants expriment des réserves envers ce mode d’organisation :

« Je travaille seule chez moi. Je ne travaille pas en groupe. Certains élèves viennent en groupe pour déranger les autres. »

Plusieurs discours concernent l’autonomie. Les participants s’organisent et se fixent des règles pour « s’accrocher » et mener avec succès leurs travaux scolaires :

« J’ai révisé tous mes cours d’aujourd’hui. Je m’organise pour ne pas accumuler les leçons. »

« Pour préparer mes examens, j’établis un horaire. Je prends trois jours pour préparer une matière et un autre jour j’étudie d’autres matières. »

Les propos permettent d’établir des rapprochements entre l’implication scolaire des participants et celle d’élèves évoluant ailleurs en contexte francophone. Par exemple, ayant sondé 13 000 jeunes Québécois de 12 à 16 ans, Archambault (2006) observe que l’absence de discipline serait prédictive du décrochage scolaire. Les participants parlent beaucoup de discipline. Plusieurs manifestent une attitude positive envers les règles de leur école :

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« Je suis un élève respectueux. Je ne choque pas les préfets de discipline, les professeurs et mes amis. […] Quand le préfet me donne un ordre, j’obéis. »

« Je remets mes devoirs à temps selon les délais. Je suis l’amie de tous les professeurs, car je suis sage et gentille envers eux. »

Des participants soulignent aussi l’autodiscipline. L’autonomie, le respect de l’auto- rité et l’effort sont des valeurs de la culture haïtienne prédisposant à la persévérance et à la réussite scolaires (Bourjolly et al., 2010) : « J’ai des liens avec tous les professeurs parce que je ne suis pas indiscipliné. Quand ils enseignent, j’essuie le tableau et je rédige toujours mes devoirs. »

Nos résultats font écho à Bourjolly et al. (2010), car certains participants affirment que leur conduite contribue à leur bonne image auprès des enseignants, des pairs et du milieu. Cela renforce leur bien-être à l’école, leur plaisir d’y aller et leur estime d’eux-mêmes :

« J’ai rencontré plusieurs professeurs qui m’apprécient [...] qui parlent souvent de moi en classe et me donnent en exemple parce que je suis le premier de ma classe. »

« Mes camarades me voient comme un bon élève [...] qui les aide à travailler, qui aime travailler. [...] Car on ne couronne pas les paresseux. »

L’autodiscipline démontre que les participants maîtrisent les codes implicites du travail scolaire et du fonctionnement de l’école. En cela, nous sommes d’accord avec Coulon (2014) pour qui les élèves compétents savent décoder les règles implicites de l’école : « Je suis une élève qui respecte les règles, les professeurs, les élèves. [...] Mes pro- fesseurs et mes amis me prennent comme un modèle pour d’autres élèves. »

Le respect de la discipline signifie-t-il pour autant une soumission servile à l’autorité et aux règles scolaires? Non, car certains participants formulent une critique ou une remise en cause des pratiques en vigueur dans leur école :

« Il y a des professeurs qui acceptent la contestation et pas d’autres. [...] Montaigne dit qu’un enfant n’est pas un tonneau vide. Je demande aux professeurs de comprendre cela. »

« Je respecte toutes les consignes de discipline. Mais, quelquefois, je les brise. »

Par conséquent, nous pensons que la plupart des participants développent une conscience et un sérieux qui influencent positivement leur persévérance scolaire.

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Capacité à apprendre

Une majorité des propos exprime la prise en charge par les participants du dévelop- pement de leur capacité à apprendre. Ils disent privilégier la compréhension, l’écoute active, la recherche et la répétition dans leurs études :

« Je suis un élève qui fait des recherches [...] qui étudie, demande aux plus grands pour acquérir des conseils pour apprendre. »

« Lorsque je lis une leçon, je cherche à comprendre. [...] Avec ma tête, je fais exprimer les mots pour répéter et vérifier si j’ai compris. »

Ces propos rejoignent les études de Fredricks et al. (2004) et d’Archambault (2006) sur l’engagement scolaire. En effet, l’engagement scolaire exige que l’élève s’investisse à fond et persévère dans la tâche : « Quand je rentre à la maison, je me repose. Après, je prends tout le temps pour réviser mes leçons. »

Des participants soulignent que leur succès à l’école provient de l’implication dans leurs apprentissages. La persévérance scolaire, comme la réussite scolaire, n’est donc pas le fruit de la douance ou de la nature, mais d’abord le résultat d’un engagement soutenu : « Un élève capable c’est un élève qui travaille souvent. Il remet ses devoirs à temps. […] C’est aussi un élève normal, même s’il n’est pas capable dans toutes les matières. »

Considérant ces énoncés, nous croyons comme Bouchard, Bourbeau, Berthelot et St-Amant (1993) que les élèves qui décrochent de l’école ne sont pas forcément dépourvus de capacités intellectuelles. Pour Archambault (2006), c’est surtout la dimension comportementale qui cause leur mal-être à l’école. Toutefois, plusieurs participants se considèrent « brillants » ou « capables ». Un élève confie : « Plusieurs professeurs m’apprécient, car je suis intelligente. »

On retrouve plusieurs avis sur la mémorisation. Pour les participants, c’est une stra- tégie d’apprentissage valorisée en Haïti (Bourjolly et al., 2010) : « En Haïti, plusieurs enseignants exigent qu’on leur redonne tout ce qu’ils ont enseigné. » Les participants ont compris que cette stratégie fait partie des codes à maîtriser, qui doivent mobili- ser leurs efforts : « Si on cherche à comprendre ses leçons [...] on ne les connaît pas, car à l’examen on ne demande pas l’idée, mais la leçon. Il faut apprendre par cœur pour passer l’examen. »

D’autres perçoivent l’enjeu de s’adapter aux enseignants et à leur façon d’évaluer : « Pour mémoriser une leçon, je dois bien lire. [...] Après, j’étudie pour mémoriser. […] Je dois être capable de définir le mot littérature même en sortant du sommeil. »

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Toutefois, des participants apportent des nuances. Les récits révèlent qu’ils font bien la différence entre apprendre par cœur et comprendre ce qui doit être mémorisé : « Ma première méthode pour étudier les leçons, c’est de ne pas étudier pour étudier. Je sélectionne ce qui m’apparaît plus important. » Une autre précise : « Une personne qui a un avenir à préparer ne doit pas étudier uniquement pour les examens. » D’autres déplorent la difficulté de « redonner mot à mot » les leçons lors des évaluations : « J’ai dit à notre enseignant d’accepter que l’élève écrive ce qu’il a compris, pas de mémoriser. »

L’autorégulation revient également dans les énoncés. Selon Fredricks et al. (2004), les bons élèves se fixent des objectifs clairs. Des participants disent qu’ils anticipent, révisent à temps, sélectionnent l’information quand ils étudient. Nous y voyons leurs capacités à diriger leur réflexion et leur compréhension :

« En classe, je note les idées importantes que les professeurs écrivent au tableau. […] Ils reviennent souvent sur ces notions. [...] Il faut étudier cela. »

« Ce qui m’intéresse c’est de prendre connaissance d’une notion avant le professeur. »

Nous pensons qu’une majorité de participants s’investissent à l’école de manière stratégique, avec le souci de comprendre au-delà des exigences des professeurs : « Je n’étudie pas pour avoir de bonnes notes. J’étudie pour la vie. » Ces résultats rejoignent Bourjolly et al. (2010), qui invitent les acteurs du système éducatif haïtien à encoura- ger l’aptitude à la recherche, la curiosité et la pensée critique.

En outre, les participants affirment travailler avec les autres : « J’ai demandé l’aide à une camarade en chimie. Elle m’a bien expliqué et j’ai compris. » La présence de la famille est aussi importante : « En rentrant de l’école, ma mère m’a demandé ce que j’ai fait. Elle m’a encouragé. » C’est dire que plusieurs acteurs jouent un rôle de sou- tien à la persévérance scolaire. Concernant l’entraide entre pairs, plusieurs énoncés révèlent que la coopération semble généralement l’emporter sur la compétition : « J’étudie seule. Mais, j’étudie aussi avec mes amis. Je les aide et ils m’aident. »

Estime de soi

Plusieurs énoncés correspondent au fait que l’estime de soi relève des représenta- tions, d’une croyance ou d’un sentiment positif explicite ou implicite. L’élève recon- naît et affirme sa fierté, sa valeur et ses capacités personnelles et intellectuelles :

« Les enseignants m’apprécient pour mon intelligence, car je fais toujours bien mes devoirs et je participe en classe. »

« J’ai ressenti un sentiment de joie quand j’ai été invité à la fête des meilleurs élèves avec ma mère. »

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Cette reconnaissance est individuelle, mais aussi sociale, car la persévérance et la réussite scolaires sont socialement valorisées en Haïti : « Quand le directeur m’a remis le prix pendant la levée du drapeau, je me suis sentie fière pour moi et pour ma famille. […] Parce que ma famille a beaucoup travaillé pour que j’arrive en 3e. »

Les participants ont une bonne image d’eux-mêmes comme élèves : « Je suis une élève compétente. » Ils reconnaissent que les autres leur renvoient une image positive : « Mes camarades me reconnaissent supérieures à elles. Elles m’apprécient. »

Leur fierté s’alimente de leurs performances personnelles, scolaires ou sociales, fruits de leurs efforts et de la reconnaissance qu’ils en tirent : « Le responsable de la vie étu- diante m’aime parce que je travaille bien. Je suis discipliné. »

Ces données convergent avec celles de Martinot (2008), à savoir que l’estime de soi en elle-même, sans effort constant et régulier dans le travail, n’influence pas positive- ment la persévérance ni le niveau de performance : « Je suis un élève brillant parce que je porte beaucoup d’attention aux cours. » La persévérance soutient la motivation des participants à fréquenter l’école; elle contribue aussi à alimenter en eux le sentiment qu’ils sont des personnes « de valeur ».

Par ailleurs, les récits attestent que les participants croient en eux et au succès :

« Je suis capable de grandes choses. […] Je le sens en moi. »

« Lorsque j’étudie, je peux obtenir la première place. […] Je sais que je peux. »

Les témoignages manifestent une reconnaissance de soi des participants et leur ambition d’une vie meilleure. Nous rejoignons Martinot (2008, p. 284), pour qui les personnes à forte estime de soi « peuvent développer des aspirations plus élevées que celles à faible estime de soi ». Ce processus où les efforts sont soutenus par la persévérance et récompensés par le succès donne aux participants un espoir d’une meilleure reconnaissance sociale qui alimente leur estime d’eux-mêmes : « Grâce à l’école, je vais devenir une personne respectée dans la société. » Les récits montrent que la reconnaissance se nourrit des expériences de réussite qui incitent elles-mêmes à « s’accrocher » : « Quand les professeurs m’apprécient cela me rend fier et m’encourage à faire plus d’efforts. » Plusieurs commentaires concernent les encouragements, les félicitations et les récompenses provenant de l’école, des enseignants, des parents. Les participants affirment leur impact positif dans leur parcours scolaire et leur bien- être personnel :

« Les professeurs savent que je suis intelligent. Ils m’apprécient pour ma capacité, ils me disent que c’est parfait. »

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« Les félicitations m’encouragent à travailler plus. Si quelqu’un a compris une chose, on doit le féliciter. »

Ces données appuient celles de l’étude de Martinot (2008) qui relève l’effet positif des rétroactions positives sur l’estime de soi des élèves. Cette auteure évoque notamment les pratiques d’enseignement qui influencent indirectement, dans notre cas, la per- sévérance scolaire. Comme elle, nous croyons que les encouragements contribuent à l’augmentation de l’estime de soi des participants. Ces éléments agissent comme des moteurs qui soutiennent l’élève dans les moments de doute et de découragement.

La fierté des participants est une forme de revanche sur une société qui opprime et humilie les pauvres : « Les difficultés que mes parents affrontent me poussent à travailler plus dur pour leur faire plaisir et rester parmi les meilleurs. » Cela rejoint, avec quelques nuances, Bergier et Francequin (2005), qui parlent de la revanche de multiredoublants et recalés français devenus surdiplômés, ou Henriot-Van Zanten et Anderson-Levitt (1992), qui mentionnent le sentiment de dette morale des enfants d’immigrés installés aux États-Unis et en Europe.

Enfin, soulignons que l’estime de soi exprimée par ces élèves persévérants témoigne des bénéfices de l’approche ethnographique pour eux. « Je suis fière d’être l’une des meilleures élèves de ton choix. » Un autre ajoute : « Je suis parmi les élèves capables de ton journal. »

CONCLUSION

L’étude présentée met en évidence la richesse des apports des récits d’expérience accordant une large place à la parole des élèves pour mieux cerner la complexité des processus qui conditionnent la persévérance et la réussite scolaires au quotidien. Les démarches de collecte et d’analyse des données sont certes exigeantes, et nécessitent un cadre de recherche s’étendant sur une période relativement longue de présence sur le terrain et de contact avec les participants. Cependant, de telles études adop- tant une approche ethnographique contribuent à développer des connaissances indispensables à l’élaboration de mesures et de dispositifs permettant d’atténuer les risques d’échec et de décrochage et ancrés dans la réalité vécue par les élèves en interaction avec leur milieu.

Les résultats partiels décrits et discutés dans cet article identifient le sens des res- ponsabilités, la capacité à apprendre et l’estime de soi comme des facteurs de la persévérance scolaire sur lesquels l’école et la communauté environnante peuvent agir, même lorsque les ressources sont limitées, comme ce fut le cas dans notre étude.

Cependant, pour que ces études donnant la parole aux élèves puissent être exploi- tées judicieusement, la prise en compte des particularités de chaque contexte est

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essentielle tout comme la mobilisation de tous les acteurs. Des recherches-actions menées à plus petite échelle sont par conséquent nécessaires pour concevoir et évaluer des interventions pertinentes, et susceptibles d’avoir des effets à long terme.

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Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des dispositifs de prévention du décrochage

Philippe BONGRAND Université de Cergy-Pontoise, Paris, France

Pascale PONTÉ Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Entre décrochage(s) et

VOLUME XLVII : 1 – PRINTEMPS 2019 raccrochage(s) scolaires : Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est la paroles de jeunes et suivante : « Par la réflexion et l’action de son réseau pancanadien, l’ACELF exerce son leadership en éducation pour mises en récit renfor­cer la vitalité des communautés francophones ».

Éditrice Coordination du numéro : Natalie Tremblay, ACELF Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Présidente du comité de rédaction Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Lucie DeBlois, Cergy-Pontoise, France Université Laval

Comité de rédaction Liminaire Jean Labelle, 1 Entre décrochage(s) et raccrochage(s) scolaires : paroles de jeunes et mises en récit Université de Moncton Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Lucie DeBlois, Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Université Laval France Nadia Rousseau, Université du Québec à Trois-Rivières 15 Récit de tournage : le documentaire comme méthode de recherche-action Jules Rocque, Université de Saint-Boniface François-Xavier CHARLEBOIS, Université de Montréal, Québec, Canada Phyllis Dalley, Université d’Ottawa 31 Un instrument pour apprendre autrement : témoignages d’élèves « raccrochés » et « accrochés » par une option cinéma Révision linguistique Line NUMA-BOCAGE, Université Paris Seine, Paris, et Université Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, Révisart France Philippe-Aubert Côté Sandrine WEIL, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, Académie de Nantes, Directeur général de l’ACELF La Flèche, France Richard Lacombe 50 Voix d’élèves en difficulté dans un dispositif d’entretien télévisé Conception graphique et montage Tommy COLLIN-VALLÉE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Claude Baillargeon Geneviève FORTIER-MOREAU, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada Responsable du site Internet Étienne Ferron-Forget 73 La prise de parole de jeunes adultes québécois à partir de séances de dessin libre dans une Diffusion Érudit approche dialogique www.erudit.org Marta TEIXEIRA, Université Laval, Québec, Canada

Les textes signés n’engagent que 94 Types de discours et interprétations de l’agir de jeunes en situation de raccrochage scolaire la responsabilité de leurs auteures et Fabienne HANNEQUART-FORTIN, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada auteurs, lesquels en assument également Maryvonne MERRI, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada la révision linguistique. De plus, afin d’attester leur recevabi­ lit­ é, au regard des 115 Parcours de jeunes en difficulté et liens sociaux exigences du milieu universitaire, tous Danielle DESMARAIS, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis Johanne CAUVIER, Université du Québec à Rimouski, Québec, Canada à des pairs, selon une procédure déjà convenue. 131 Récits d’expériences de jeunes issus de l’immigration en situation de décrochage : quand l’école « ne marche pas » ou est un bad trip La revue Éducation et francophonie est Gina LAFORTUNE, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine Fasal KANOUTÉ, Université de Montréal, Québec, Canada canadien et du Conseil de recherches 149 L’expression discursive des mondes subjectifs du raccrochage scolaire en sciences humaines du Canada. Pascal GUIBERT, Université de Nantes, Pays de la Loire, France Florence AMAR, Université de Nantes, Pays de la Loire, France 165 Récits d’élèves du secondaire s’inscrivant dans un processus de résilience scolaire Sandy NADEAU, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Anne LESSARD, Université de Sherbrooke, Québec, Canada 183 Entre école obligatoire et formation postobligatoire. Une approche socioculturelle de la trajectoire scolaire pour comprendre les dynamiques d’accrochage scolaire Léonie LIECHTI, Université de Neuchâtel, Neufchâtel, Suisse 265, rue de la Couronne, bureau 303 Québec (Québec) G1K 6E1 205 L’analyse des récits d’expériences de persévérance scolaire d’élèves du secondaire du Téléphone : 418 681-4661 nord-ouest d’Haïti Télécopieur : 418 681-3389 Jacques BOTONDO, Commission scolaire Kativik, Québec, Canada Courriel : [email protected] Hélène HENSLER, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Dépôt légal Élisabeth MAZALON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada Bibliothèque et Archives nationales 229 Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des du Québec Bibliothèque et Archives du Canada dispositifs de prévention du décrochage ISSN 1916-8659 (En ligne) Philippe BONGRAND, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Pascale PONTÉ, Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Que faire de la parole des élèves? La professionnalité enseignante à l’épreuve des dispositifs de prévention du décrochage

Philippe BONGRAND Université de Cergy-Pontoise, Paris, France Note des auteurs : Cette enquête a été présentée lors du colloque « Entre décrochage(s) Pascale PONTÉ et raccrochage(s) scolaires : paroles Université de Cergy-Pontoise, Paris, France de jeunes et mises en récit » (85e Congrès de l’Association francophone pour le savoir — ACFAS, Montréal, Université McGill, 10-11 mai 2017) auquel nous avons participé grâce au soutien financier de l’ÉSPÉ de l’académie de Versailles et du laboratoire RÉSUMÉ ÉMA. Nous remercions Maryvonne Merri, Line Numa-Bocage ainsi que l’ensemble des participantes et des Pour prévenir ou résoudre les processus de décrochage scolaire, les politiques édu- participants pour les échanges de points de vue lors du colloque. catives françaises promeuvent des dispositifs suscitant la parole des élèves (tutorat, accompagnement). Ces dispositifs, vecteurs de « personnalisation » de l’enseigne- ment, envisagent la parole de l’élève d’une manière alternative à la forme scolaire dominante. Pour étudier l’appropriation de ces dispositifs par les agents chargés de leur mise en œuvre, nous avons soumis à des membres du corps professoral, lors d’une formation à la prévention du décrochage, un questionnaire évaluant la pertinence de différents outils les incitant à travailler sur la parole des élèves. Nous constatons que, pour ces enseignantes et enseignants, ces outils apparaissent secon- daires, subsidiaires ou chronophages, à la périphérie de leur territoire professionnel.

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Nous montrons que ces outils sont envisagés avec des schèmes professionnels qui neutralisent leur portée.

ABSTRACT

Authors’ note: What to do with student voice? This study, “Entre décrochage(s) et Teachers’ professionalism put to the test by drop-out prevention raccrochage(s) scolaires: paroles de jeunes et mises en récit” was measures presented at the 85th Congress of the Association francophone pour le savoir — ACFAS, McGill University, To prevent or solve the drop-out problem, French-language education policies pro- Montreal (May 10-11, 2017) with financial support from ÉSPÉ mote measures that encourage students to speak up (e.g. tutoring and support). de l’académie de Versailles and These vectors of the “personalization” of teaching consider student voice as an alter- the laboratoire ÉMA. We thank Maryvonne Merri, Line Numa- native to the typical style of education. To examine how well these measures are being Bocage and all the participants for appropriated by those in charge of their implementation, a questionnaire evaluating the exchange of views during the conference. the relevance of various tools and encouraging teachers to work with student voice was submitted to faculty members during a training session on dropout prevention. We note that these tools appear secondary, subsidiary or time-consuming to these teachers, and at the margins of their professional territory. We show that these tools are seen with professional patterns that neutralize their effectiveness.

RESUMEN

Nota de los autores: ¿Qué hacer con la palabra de los alumnos? sta investigación fue presentada El profesionalismo del magisterio en la era de los dispositivos de preven- durante el coloquio «Entre deserciones y reinserciones ción del abandono escolar escolares: la palabra de los jóvenes y su narración» (85 Congreso de la Asociación francófona por el saber Para prevenir o resolver los procesos de abandono escolar, las políticas educati- – ACFAS, Montreal, Universidad McGill, 19-11 de mayo de 2017) vas francesas han promovido dispositivos que suscitan la palabra de los alumnos en el cual participamos gracias (tutoría, acompañamiento). Dichos dispositivos, vectores de «personalización» de al apoyo financiero de la ESPE de la academia de Versalles y del la enseñanza, consideran la palabra del alumno como una forma alternativa a la laboratorio EMA. Agradecemos manera escolar dominante. Para estudiar la apropiación de esos dispositivos por los a Maryvonne Merri, Lina Numa- Bocage y a todos los participantes agentes encargados de su aplicación, hemos aplicado, a los miembros del cuerpo por los intercambios de puntos de profesional, mientras se daba una formación sobre la prevención del abandono vista durante el coloquio. escolar, un cuestionario que evalúa la pertinencia de diferentes herramientas que los estimulan a trabajar basándose en la palabra de los alumnos. Constatamos que, para esos maestro y maestras, dichas herramientas aparecen como secundarias, subsidia- rias o cronófagas, en la periferia de su territorio profesional. Mostramos que dichas herramientas son vistas desde esquemas profesionales que neutralizan su alcance.

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INTRODUCTION

En France, le ministère l’Éducation nationale incite ses personnels à « personnaliser » l’action éducative. Cette personnalisation renvoie, d’une part, à la différenciation pédagogique (prendre en compte la diversité des élèves pour l’acquisition de com- pétences communes) et, d’autre part, à l’orientation des élèves parmi différentes filières d’enseignement secondaire. Depuis les années 2000, ces deux logiques de per- sonnalisation font l’objet d’incitations sous forme de dispositifs (tutorat, entretiens, programmes personnalisés, etc.) qui organisent des interactions individualisées avec les élèves et, n’envisageant pas la pratique scolaire comme un face-à-face entre un membre du personnel enseignant et un groupe-classe, s’écartent de la forme scolaire dominante (Barrère, 2013). Nous faisons l’hypothèse que ces dispositifs, parce qu’ils ouvrent aux élèves un espace où exprimer leur perception de leur situation scolaire, placent le personnel enseignant dans des situations d’incertitudes professionnelles. Pour les envisager, ces membres du personnel enseignant mobilisent des schèmes familiers (Boder, 1992); ils convoquent des savoirs acquis ou des habitudes afin de comprendre et de résoudre les problèmes que leur pose une demande inhabituelle – ici la « personnalisation ».

Le déplacement professionnel qu’appelle la « personnalisation » est d’autant moins aisé que ce mot d’ordre est plurivoque. En pratique, personnaliser l’enseignement et personnaliser l’orientation sont liés : un dialogue entre un membre du personnel enseignant et un élève peut déboucher autant sur des modifications des pratiques de l’enseignante ou de l’enseignant pour mieux inclure et faire réussir l’élève dans le cadre des objectifs communs, que sur une orientation progressive de l’élève vers d’autres filières scolaires aux objectifs spécifiques. Cette dualité de la personnalisa- tion est particulièrement sensible lorsque les membres du personnel enseignant dia- loguent avec des élèves perçus comme susceptibles de décrochage. L’entretien avec ces élèves aux résultats ou aux comportements jugés problématiques doit prendre parti pour améliorer la situation : faut-il y envisager des aménagements pédago- giques ou bien des orientations curriculaires?

Nous avons enquêté sur la perception des politiques de personnalisation de 33 membres du personnel enseignant français interrogés, par questionnaire, lors d’une formation à la prévention du décrochage. Nous examinons comment ces professionnels anticipent cette tension, donc la prédéterminent, au moment de se former aux outils de personnalisation, et plus particulièrement aux outils de travail avec la parole des élèves.

Dans une première partie, nous montrons que l’incitation à se préoccuper de la parole des élèves, par les politiques de prévention du décrochage, est une source d’incertitudes pour le corps professoral de l’enseignement du second degré français. La deuxième partie expose l’enquête empirique conduite pour observer comment les membres du personnel enseignant appréhendent ces dispositifs. Analysant le

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matériau collecté, la troisième partie montre que les enseignantes et les ensei- gnants comblent les incertitudes ouvertes par ces outils en abordant le décrochage comme phénomène périphérique aux pratiques de classe. La parole des élèves, envisagée suivant les schèmes familiers de la forme scolaire dominante, fonctionne comme instrument de tri pour produire un jugement d’incompétence profession- nelle. L’appropriation de ces outils de prise en compte de la parole des élèves revient ainsi, paradoxalement, à en neutraliser la portée transformatrice.

PRENDRE EN COMPTE LA PAROLE DE L’ÉLÈVE : UNE SOURCE D’INCERTITUDES PROFESSIONNELLES

L’incitation à prendre en compte la subjectivité des élèves traverse l’ensemble du second degré du système éducatif français1, mais elle est particulièrement sensible dans la politique spécifique de prévention du décrochage scolaire. Multiforme, cette incitation emporte une rupture avec certaines routines professionnelles. Elle ouvre donc des espaces d’incertitudes.

L’essor des dispositifs de prise de parole de l’élève

Les politiques contre le décrochage ont très tôt valorisé les dispositifs en rupture avec la relation pédagogique traditionnelle. Tandis que le terme « décrocheurs » se diffuse en France, depuis la fin des années 1990 (Bernard, 2017), les « microlycées », ou « écoles de la deuxième chance », œuvrent à réhabiliter la parole des élèves (Sueur et Tozzi, 2017). Pour restaurer l’estime de soi du jeune, donner l’occasion de faire un bilan personnel, faire évoluer sa perception des savoirs ou de l’école, ou élaborer un projet d’orientation professionnelle, son expression est l’objet d’une préoccupation spécifique. Les structures de « raccrochage » ont produit des ressources pour y encou- rager. Par exemple, dans les témoignages filmés du documentaire Paroles sur le décro- chage2, le travail de raccrochage est articulé à la confection, à l’entretien et à la mise en œuvre par les élèves d’un « projet » accompagné par les professionnels.

La réévaluation de la parole des élèves dépasse toutefois aujourd’hui le cas des décrocheurs. Certaines mesures de « personnalisation » ménagent des espaces où les enseignantes et les enseignants peuvent interagir avec les élèves de manière plus individualisée et plus ouverte à l’expression de leur point de vue. L’« entretien personnalisé d’orientation », généralisé entre 2006 et 2009, consiste, pour une profes- seure principale ou un professeur principal de collège ou de lycée, à s’enquérir, par le dialogue et « l’écoute réciproque », des souhaits et des besoins de l’élève, compte

1. Le second degré regroupe les classes de collège et de lycée (sept années). 2. Ce documentaire présente le témoignage d’anciens décrocheurs ayant fréquenté le Pôle innovant lycéen de Paris (http://parolessurledecrochage.fr). Pour un exemple en contextes québécois, français, belge et espagnol, voir le documentaire L’école pour moi. Parcours de raccrochage scolaire, UQAM, 2013 (http:// parcours.uqam.ca/zone-video/film-documentaire.html).

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tenu de ses expériences vécues3. Programmé lors des années durant lesquelles les élèves élaborent des choix d’orientation, il renvoie donc à la personnalisation des parcours. L’« accompagnement personnalisé », créé en 2010, comporte lui aussi un objectif d’orientation, mais il propose également soutien et approfondissement : il associe donc les deux acceptions possibles de la personnalisation. Enfin, le « tutorat » vise à conseiller et à guider l’élève pour qu’il « construise son parcours »4. Il assume de conjuguer les dimensions cognitives et curriculaires de la personnalisation.

En 2012-2017, la politique française de lutte contre le décrochage conçoit un volet préventif en promouvant ces outils pour les élèves dont les résultats, l’assiduité, la motivation ou l’implication apparaissent problématiques. Pour des membres du personnel enseignant dont la formation initiale est principalement disciplinaire, ces outils ne sont pas d’usage évident.

Des dispositifs problématiques pour les professionnels

Les études sur la mise en œuvre des outils de personnalisation de l’enseignement montrent que ces outils ne font pas consensus (Bruno, Méard et Walter, 2013; Giraudon, 2013). Cantonnés dans des horaires spécifiques, ils échouent à modifier la relation pédagogique. « Très largement, le temps d’enseignement est modifié, alourdi par l’accompagnement personnalisé, dans une forme pédagogique qui reste traditionnelle » (Durand, 2014, p. 100). L’accompagnement des élèves est perçu comme « périphérique à l’acte d’enseignement » (Inspection générale de l’Éducation nationale et Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche, 2010, p. 93). Notre enquête, détaillée infra, le retrouve : les membres du personnel enseignant y déplorent la dimension « chronophage » des outils de personnalisation de la relation aux élèves, s’en distancient par « manque de temps! » ou par « manque de cadre », et regrettent que cela ne soit pas « un temps formel ». Ces remarques confirment l’effet dépaysant ou déroutant de la demande de « personnali- ser », qui s’apparente à une prise de risque (Bruno, 2016).

Prendre en compte la parole des jeunes se heurte à la culture de l’institution scolaire française. Les élèves pèsent peu dans l’organisation juridique des établissements (Merle, 2012), où les journaux lycéens, par exemple, peuvent faire l’objet de censure (Becquet, 2003; Observatoire des pratiques de presse lycéenne, 2018). En classe, leur parole légitime ne porte pas sur un matériau biographique ou subjectif : faire

3. Circulaire du 14 décembre 2006, « Mise en place d’un entretien d’orientation au bénéfice des élèves de troisième », Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 47, 21 décembre 2006. L’entretien personnalisé d’orientation, initialement programmé en classe de troisième, est également « offert » en première (depuis 2007-2008) et en terminale (depuis 2008-2009), c’est-à-dire les deux dernières années de l’ensei- gnement secondaire (cf. la circulaire du 11 juillet 2008 intitulée « Parcours de découverte des métiers et des formations », Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 29, 17 juillet 2008). 4. Au sujet de la réforme des lycées, qui crée l’accompagnement personnalisé et le tutorat, voir les différents textes réglementaires publiés dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale, spécial nº 1 du 4 février 2010.

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participer des jeunes conduit surtout à les enrôler comme élèves dans des activi- tés pédagogiques par, pour et dans la classe. L’objectif central est la transmission de savoirs disciplinaires par l’intermédiaire de situations dans lesquelles les élèves doivent travailler. Lorsque la perception de soi du jeune est requise, c’est plutôt dans une perspective et à des moments spécifiques d’orientation. Or, ces instants ne sont pas propices à l’émergence d’une parole sincère. Dans un système qui hiérarchise des filières inégalement valorisées, les jeunes sont objectivement poussés à exprimer moins leur point de vue qu’un discours propice à une évaluation positive. La situa- tion d’écoute institue le jeune en élève caractérisé par une certaine performance sco- laire et l’incite à endosser, de manière « autonome », la lecture qu’en propose l’orga- nisation scolaire (Chauvel, 2014). Les dispositifs de raccrochage se fondent pourtant sur la mise à distance de ce modèle dominant. Comment ses acteurs pourraient-ils alors assumer ce pas de côté, permettant aux élèves d’exprimer plus « librement » leur rapport aux études?

L’atypicité des dispositifs visant l’expression de la subjectivité des élèves constitue dès lors un défi pour les membres du corps professoral, étant donné leur culture pro- fessionnelle. Les membres du personnel enseignant du second degré choisissent sou- vent ce métier par goût pour une discipline : le rapport à l’élève est une découverte, voire un « choc » (Périer, 2013). Les enseignantes et les enseignants sont formés à la gestion de classe plus qu’à l’interaction individualisée, anticipée de manière standar- disée. Le rapport au jeune tend à être rapporté à un élève individualisé et théorique. Par ailleurs, l’accompagnement personnalisé suppose un élève élaborant un projet : cette situation peut sembler naturelle à l’enseignante ou à l’enseignant, alors qu’il n’en va pas de même pour le jeune. Le projet nécessite une mise en perspective de soi qui, inégalement conçue suivant les milieux sociaux et scolaires (André, 2012), peut précisément sembler faire défaut à l’élève en décrochage. C’est parce qu’il a une consistance propre, parce qu’il demande une échelle et un cadrage différents de ceux adoptés par principe par l’enseignante ou l’enseignant, que l’élève en potentiel décrochage peut être perçu comme « perturbateur ». C’est dire l’enjeu de la percep- tion, par les membres du personnel enseignant, des outils de travail sur la parole des élèves.

UNE ENQUÊTE SUR L’APPROPRIATION, PAR DES MEMBRES DU PERSONNEL ENSEIGNANT, DES OUTILS DE TRAVAIL SUR LA PAROLE DES ÉLÈVES

L’occasion d’enquêter sur le rapport des membres du personnel enseignant à la parole des élèves nous a été donnée lors d’un stage de formation continue destiné à des enseignantes et enseignants du second degré assumant ou envisageant la

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fonction de « référent décrochage »5. Nous présentons ici le contexte, les modalités et les données de cette enquête.

Une formation à la prévention du décrochage par la présentation d’outils pour travailler sur la parole des élèves

Nous avons participé, comme formatrice et formateur, à l’élaboration et à la mise en œuvre d’un stage de formation à la prévention du décrochage qui propose de se concentrer sur la parole des élèves6. Lors de ce stage, deux groupes d’une quinzaine d’enseignantes et d’enseignants ont été réunis pendant deux jours pour travailler successivement sur des recherches, des témoignages de décrocheurs et des outils d’interaction avec les élèves. Nous avons plus particulièrement participé à l’élabo- ration et à l’animation de la séance consacrée aux outils de travail de la parole des élèves. Par cette centration sur les outils, nous souhaitions aborder les relations entre les membres du personnel enseignant et les élèves simultanément sur le plan maté- riel, concret et des supports de travail, ainsi que sur le plan, théorique et heuristique, des métaphores de la relation pédagogique.

Ici, par « parole des élèves », nous ne renvoyons pas à l’ensemble des pratiques lan- gagières requises ou observées de la part des apprenantes et des apprenants lors des situations d’enseignement (au sens, par exemple, de Moussi, 2016), mais seulement aux énoncés, produits dans le cadre d’une interaction organisée spécifiquement pour les recueillir, par lesquels des élèves décrivent et expliquent leur situation scolaire. Cet angle n’est pas seulement retenu pour les politiques exposées au point précédent. Il procède également d’intérêts de recherche. Si de récents travaux sociologiques convoquent le point de vue des élèves pour comprendre le décrochage (Bernard et Michaut, 2016), reste cependant à étudier si et comment les membres du personnel enseignant prennent connaissance ou font usage de ces « motifs », par exemple en se préoccupant de la personne, des choix et de la parole de l’élève-sujet (Bongrand, 2017; Virat, 2014).

Lors du stage, huit outils de recueil de la parole, d’origine ministérielle ou bien uni- versitaire, ont été présentés, par nous ou par d’autres intervenants, sous forme de définitions illustrées d’exemples (récits, vidéos, supports imprimés). Trois d’entre eux guident le dialogue d’une enseignante ou d’un enseignant et d’un élève spécialement

5. « […] Des référents “décrochage scolaire” sont nommés dans les établissements du second degré à fort taux d’absentéisme et de décrochage. […] Dès les premiers signes annonciateurs d’un risque de décro- chage, ils se mobilisent et coordonnent l’action de prévention menée par les équipes éducatives […] Ils ont également pour mission de faciliter le retour en formation initiale des jeunes […] », circulaire du 29 mars 2013, « Réseaux Formation Qualification Emploi (FOQUALE) », Bulletin officiel de l’Éducation nationale, nº 14, 4 avril 2013. 6. Ce stage a été organisé par Line Numa-Bocage — que nous remercions vivement — en février 2017, sur le site d’Antony de l’Université de Cergy-Pontoise, École supérieure du professorat et de l’éducation (ÉSPÉ) de l’académie de Versailles. Il était inscrit à un catalogue de formation continue dans lequel les membres du personnel enseignant pouvaient choisir de manière ponctuelle et individuelle, compte tenu d’un temps de formation statutaire.

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réunis pour le mener : la métaphore du vélo, qui consiste à demander à un élève de légender le dessin d’une bicyclette, métaphore de sa propre situation de mouvement et d’équilibre, en y explicitant sa direction, ses appuis, ses moteurs, etc.; l’entretien motivationnel, outil de coaching attirant l’attention de l’élève sur des mécanismes cognitifs qui peuvent enrayer l’identification et la poursuite d’objectifs personnels; le questionnaire d’autoévaluation, formulaire rempli par l’élève pour faire le point sur sa situation. Deux autres outils s’adressent en revanche à des groupes d’élèves : le groupe de discussion (focus group), dans lequel un groupe d’élèves débat d’un point convenu avec l’enseignante ou l’enseignant; l’autoconfrontation groupée, dans laquelle un groupe d’élèves commente un enregistrement vidéo d’une séance filmée. Deux autres outils sont des dispositifs réglementaires : le programme personnalisé de réussite éducative (PPRE), contrat par lequel un élève et ses parents, ainsi que l’ensei- gnante ou l’enseignant, s’engagent à travailler sur une compétence précise pendant une période limitée; le tutorat, horaire consacré à l’accompagnement personnalisé d’un ou plusieurs élèves. Un huitième et dernier outil, volontairement moins forma- lisé et sans renvoi à une situation clairement cadrée, est l’entretien.

Outre des raisons circonstancielles, cette sélection procède de choix. Les cinq pre- miers outils répondaient aux attentes pragmatiques des stagiaires en matière de res- sources immédiatement opérationnelles. Certains outils déjà connus des stagiaires permettaient de partir des pratiques : nous savions qu’aborder l’entretien hors tutorat susciterait des discussions à partir d’expériences vécues. Le vivier était cependant vaste, et d’autres outils auraient pu être retenus au titre des prescriptions (entretien personnalisé d’orientation, conseil de discipline), des pratiques professionnelles (entretiens d’explicitation) ou de la recherche (intervention sociologique, récits de vie, etc.).

Nous étudions ici le rapport des membres du personnel enseignant à la parole des élèves par leur rapport à ces outils. Cela évite d’interroger les adultes directement sur leur rapport aux élèves, ce qui activerait une dimension morale (proclamation du souci de reconnaître, de faire confiance, d’aider, etc.) potentiellement plus distante des pratiques effectives.

Des questionnaires pour observer les positionnements des membres du personnel enseignant relativement aux statuts de la parole

Avant puis pendant le stage, nous avons distribué un questionnaire anonyme. La première partie, en ligne, remplie avant le regroupement présentiel, comportait 25 questions. La deuxième partie, composée de 15 questions, a été imprimée et dis- tribuée lors du stage.

Ce questionnaire interrogeait les stagiaires sur leur situation professionnelle et sur leur rapport au décrochage des élèves. Pour observer leur perception des outils de

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travail sur la parole des élèves, il demandait de formuler les avantages et les incon- vénients des huit outils évoqués lors du stage, de les classer suivant leur utilité, et d’exprimer le besoin éventuel d’y être formé. Quatre questions ouvertes proposaient enfin des situations fictives dans lesquelles un élève, respectivement, mettait en cause un enseignant dévalorisant, faisait part de l’influence négative de pairs, exprimait le souhait d’arrêter l’école ou faisait part d’une situation de maltraitance. La personne enquêtée était invitée à indiquer ce qu’elle dirait ou ferait à l’égard de cette parole.

Nous souhaitions plus précisément observer quels statuts les membres du personnel enseignant donnent à la parole de l’élève – au sens, présenté supra, d’énoncé sus- ceptible d’exprimer un motif de décrochage. La parole peut être envisagée comme source d’informations utiles à l’adulte pour comprendre (par exemple lorsque l’en- seignante ou l’enseignant prend conscience de l’existence d’un « problème ») et agir (le « problème » étant posé comme appelant sa mobilisation) ou, au contraire, ne pas agir (le « problème » étant conçu par l’enseignante ou l’enseignant comme rele- vant d’autres compétences que la sienne; par effet pervers, le motif de décrochage exprimé par l’élève peut être alors converti en facteur de décrochage). La parole peut aussi être suscitée pour régler (et non plus seulement prendre connaissance) des désaccords, et donc accomplir une modification de la relation pédagogique (par exemple lorsque l’enseignante ou l’enseignant négocie avec l’enfant pour amender sa perception). Elle peut également être vue comme un élément constitutif, pour l’élève, de la connaissance de soi en ce qui a trait à la mise en perspective narrative (Abels-Eber, 2000 ; Robin et Séverac, 2013). Les prescriptions ministérielles font de l’entretien un dispositif de principe, sans prendre précisément parti sur les manières de faire advenir et de hiérarchiser des paroles envisageables suivant l’une ou l’autre de ces logiques d’information, de régulation ou de remédiation. Or, la conduite d’un entretien varie suivant les manières de composer avec ces logiques, qui appellent chacune des précautions spécifiques. Lorsqu’ils se projettent dans ces situations, quels statuts les enseignantes et les enseignants attribuent-ils à la parole?

Données

La population enquêtée regroupe 33 personnes qui, présentes lors de la formation, ont répondu, de manière anonyme, au questionnaire abordant les outils évoqués lors du stage. Parmi elles, 19 avaient renseigné, préalablement, en ligne, leur statut professionnel. La plupart de ces personnes en formation ne sont plus débutantes, ayant cinq ans d’ancienneté au moins (9 ayant plus de 10 ans d’expérience, et 7, plus de 20 ans). Elles exercent pour deux tiers en collège, et un tiers en lycée. La situation de décrochage diffère entre ces deux niveaux : le collège unique étant en amont de l’orientation, il se préoccupe a priori de prévention ou d’obligation d’instruction, tandis que le lycée concerne des élèves déjà orientés et qui ne sont, pour partie, plus soumis à l’obligation d’instruction.

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Ces stagiaires étaient volontaires pour une formation sur le décrochage : ils consti- tuent un public « motivé », intéressé par le thème et à la recherche de solutions. Ne serait-ce qu’à ce titre, ils ne sauraient être étudiés dans une perspective de représentativité.

RÉSULTATS

L’analyse des données consiste ici principalement à interpréter les réponses domi- nantes (modes) aux questions. Avant de nuancer, il faut souligner que les stagiaires adhèrent globalement au principe de donner la parole aux élèves : ils sont très majo- ritairement convaincus de la légitimité d’outils qui la promeuvent (chacun de ces outils emporte l’adhésion de 22 à 28 des 33 personnes enquêtées). L’intérêt pour la prévention du décrochage n’étant pas nécessairement équivalent à l’intérêt pour la parole de l’élève, cet aspect méritait d’être confirmé. D’autre part, il faut signaler que les stagiaires, bien qu’expérimentés, expriment, au sujet du travail sur la parole des élèves, un besoin de formation : à l’égard des injonctions à recourir à l’entretien, 22 se disent incompétents. Examinons maintenant, à partir des réponses, comment la réception de ces outils alternatifs illustre la mobilisation, par les enseignantes et les enseignants, de schèmes familiers.

La reproduction de l’asymétrie scolaire

Notre thèse est qu’il y a une réception paradoxale des outils de travail sur la parole des élèves : les membres du personnel enseignant y adhèrent tout en estimant ces outils plus éloignés de l’ordinaire de la classe et, partant, plus difficiles (puisque sup- plémentaires, chronophages ou inhabituels) à mettre en œuvre. A contrario, les outils apparemment plus près de la relation d’interaction entre les membres du personnel enseignant et le groupe-classe sont moins favorablement appréciés.

Il en va ainsi de la critique qu’ils adressent aux pistes de travail abordées en stage. Les dispositifs qui visent à faire parler les élèves semblent échapper au cœur du métier d’enseignant. Par exemple, ils débordent du cadre des heures de présence en établis- sement, auxquelles ils viennent s’ajouter à titre optionnel. La majorité des reproches faits aux outils s’organise autour de leur aspect « chronophage », terme qui revient dans 17 formulaires sur 33. Tous les dispositifs sont remis en question à l’aune du « quand? ». Le « temps » de travail est repéré et cadré par un emploi du temps, une salle et un cours. La prise en charge des décrocheurs déborde de la règle des trois unités qui organise la profession : parler avec un élève ne s’y inscrit pas et vient en surplus. Les injonctions ministérielles font potentiellement éclater les contours et les conceptions du métier de professeur, organisés avant tout par une discipline scolaire. Le prisme de la forme scolaire transparaît dans la légitimité différente des huit outils. Pour cinq d’entre eux, 27 à 29 des 33 personnes enquêtées semblent très

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favorables : le questionnaire d’autoévaluation et le tutorat (29/33), l’entretien hors tutorat (28/33), la métaphore du vélo et l’entretien motivationnel (27/33). Trois outils sont moins consensuels. Cela s’explique pour le programme personnalisé de réussite éducative : à l’usage exclusif des collèges, il apparaît – les stagiaires nous le confirme- ront ensuite – hors sujet pour les enseignantes et les enseignants en lycée. La moindre légitimité des deux derniers outils est en revanche plus surprenante : l’autoconfron- tation des groupes et le groupe de discussion recueillent 24 avis favorables sur 33. Ces outils ont en commun, contrairement aux autres, de s’adresser à des élèves en groupe. D’une part, ils font craindre plus facilement de ne pas maîtriser la parole libérée. D’autre part, ils ne reposent pas sur le principe de séparer une interaction personnalisée de l’ordinaire de la classe : ils suggèrent une autre manière d’aborder la classe. Ainsi, le travail de parole semble plus envisageable lorsqu’il reste subsidiaire, sans modifier l’espace et le temps de la classe ordinaire. Suivant un mouvement homologue aux pratiques d’exclusion des « élèves perturbateurs » (Moignard et Ruby, 2013) ou d’externalisation de la prise en charge des « élèves en difficulté » (Morel, 2014), ces dispositifs de prise en charge des élèves décrocheurs apparaissent comme des concessions, consenties à titre subsidiaire ou périphérique, qui permettent de sauvegarder l’ordre scolaire ordinaire dans la classe.

L’attachement des membres du personnel enseignant aux interactions orientées vers la transmission d’une discipline se lit de manière privilégiée dans la réaction différente à ces deux outils collectifs. Le groupe de discussion est moins écarté que l’autoconfrontation groupée (que 18 jugent utiles, 15 refusant ou s’abstenant). Les enseignantes et les enseignants préfèrent l’utiliser au lycée, car les élèves sont plus « mûrs » et la parole, plus élaborée. Surtout, cet outil conduit les élèves à commenter des problématiques disciplinaires. À la question « En quoi le groupe de discussion vous paraît-il utile? », un enseignant répond : « Je voudrais voir le rapport à ma disci- pline ». De même, au sujet des problèmes posés par les outils, un autre répond que le groupe de discussion le conduit à « prendre du recul en tant qu’enseignant, [mais] qu’on ne sait pas du tout ce qui peut être dit ». Lorsque l’outil déborde du cadre dis- ciplinaire, l’enseignant ne se sent pas compétent pour accueillir la parole collective. Faute de maîtriser l’outil, travailler avec ou sur la parole de l’élève apparaît ainsi appréhendé comme la source d’un risque, exprimant un sentiment de déstabilisa- tion, voire de disqualification. Lorsque le personnel enseignant excipe que « l’élève peut confondre les rôles de l’adulte », il entérine une division des rôles éducatifs au sein de laquelle les membres du personnel enseignant pourraient se préoccuper exclusivement d’enseigner.

De manière subsidiaire, dans notre questionnaire, nous avions soumis aux membres du personnel enseignant des situations fictives d’interaction avec des élèves expri- mant des problèmes personnels. Les réponses reproduisent l’asymétrie habituelle entre membre du corps professoral et élève. « Je parle de situation difficile et j’insiste sur ce qui marche pour proposer un accompagnement autre »; « Je m’entretiens avec l’élève pour présenter des possibles plus positifs », etc. : soit les membres du personnel

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enseignant se situent en (source de la) solution, comme se sachant face à un élève en attente de guide, soit ils attribuent le problème à l’expertise d’autres professionnels. Il n’est pas question, a contrario, que l’élève élabore lui-même les solutions.

Une parole à la frontière du territoire professionnel

La parole de l’élève apparaît, dans les propos des stagiaires, comme un instrument de tri : elle sert à distinguer ce qui relève de sa juridiction ou appelle l’intervention d’un tiers (Abbott, 1988). Ici, les membres du personnel enseignant abordent la parole des élèves en concluant à leur moindre compétence et, partant, leur moindre pertinence professionnelle pour « raccrocher » ces élèves.

Ce mécanisme transparaît dans la vive préoccupation pour les « motivations » des élèves. Au sujet du tutorat, de l’entretien, de la métaphore du vélo ou du question- naire d’autoévaluation, les stagiaires soulignent l’objectif de faire émerger, observer, comprendre des « motivations ». Ils semblent majoritairement considérer que le problème des décrocheurs avérés ou potentiels réside dans l’insuffisant intérêt pour leur discipline, ou pour la scolarité de manière générale. Ils développent un discours qui, étayable par les écrits sur le décrochage, apparaît ici soit déterministe du devenir des élèves en difficulté d’apprentissage (l’absence de « motivation » rendant la cause du décrochage hors de portée), soit tautologique (la difficulté scolaire étant vue non seulement comme l’effet, mais également la source du décrochage). Directement interrogés sur les « causes du décrochage », les stagiaires évoquent majoritairement des difficultés ou du désintérêt, et moins ce qui peut en être l’origine. Faire parler les élèves, c’est alors constater l’ampleur et la teneur de ce manque.

L’analyse conduit alors à sortir des préoccupations didactiques. L’explication du « manque de motivation » est en effet alors recherchée non par des pratiques pédago- giques ou des difficultés d’apprentissage, mais vers le manque de mise en « projet ». Ce sont alors les familles ou les conseillers d’orientation qui sont envisagés comme lieux d’origine et de résolution du manque. Les enseignantes et les enseignants éva- luent les « motivations » comme un préalable à la situation scolaire. Facteur exogène, la motivation est aussi bien un adjuvant qu’un opposant, ce qui ne dit rien des objets de motivation, ni des raisons qui président à cet élément qui semble moteur pour les membres du personnel enseignant. Pourtant, de nombreuses études montrent que c’est l’institution elle-même qui est la principale cause de décrochage (Baker et al., 2001).

Ces problèmes de « motivation » pourraient être mis en question au prisme de la pédagogie : ce n’est jamais le cas. L’étiologie est recherchée dans des situations ou des traits inhérents à la personne de l’élève. Écartant la pédagogie, ce cadrage motivationnel déplace le problème à la périphérie de la compétence des membres du personnel enseignant. Ceux-ci sont en effet des spécialistes de l’enseignement

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de disciplines – et souvent, en France, des spécialistes de disciplines plus encore que de leur enseignement, étant donné leur formation –, non de la psychologie des adolescents. « Remotiver » est un objectif moins spontanément perçu à leur portée. Les membres du personnel enseignant glissent alors du constat d’un problème de motivation vers la sollicitation d’autres professionnels. À la situation fictive « Lors d’un entretien, vous présumez que le décrochage d’un élève s’explique par sa vie hors établissement (sociabilités juvéniles, situation familiale, dépendances, etc.) », tous les répondants affirment qu’ils « dirigent l’élève vers un autre professionnel plus com- pétent ». À la question de savoir si, sous ce constat, les stagiaires « interrogent l’élève directement sur sa vie extrascolaire », seulement 5 des 33 personnes interrogées répondent positivement, mais 13 sur 33 essaient de « lui en faire parler sans l’inter- roger directement ». Ces discours font écho aux travaux qui envisagent le décrochage sous l’angle de « facteurs de risque »; le désintérêt, le manque de motivation ou les résultats faibles ont le statut de causes externes à la pratique pédagogique (Bruno, Félix et Saujat, 2017). Or cette lecture, activant un schème familier, peut contribuer au processus de décrochage. Notre questionnaire ne permet pas de savoir si cette approche indirecte est une technique d’entretien pour faire parler l’élève en toute légitimité, ou bien si elle consiste à essayer d’en savoir plus tout en ayant l’intuition d’une indiscrétion illégitime et d’une sortie de terrain professionnel. La même ambi- valence se retrouve lorsque les membres du personnel enseignant proposent des stratégies de contournement (Ponté, Thomazet et Mérini, 2012).

Une illustration frappante de la perception de la parole des élèves comme extérieure à leur compétence professionnelle réside dans l’inquiétude à l’égard du groupe de discussion. Les membres du personnel enseignant interrogés ne s’estiment pas com- pétents pour organiser ces débats collectifs. La parole, lorsqu’elle circule entre élèves, peut échapper à la maîtrise des adultes et menacer les relations de pouvoir habituelles entre élève et membre du personnel enseignant (Fielding, 2001). Les mots remettent en question le métier. L’autoconfrontation illustre la même réticence – même si les membres du personnel enseignant lui opposent également les problèmes de droit à l’image qu’emporte l’enregistrement vidéo des élèves. Ces outils déstabilisent leur identité professionnelle et désorganisent leurs champs conceptuels. La théorie des champs conceptuels permet d’expliquer ces processus sous-jacents à l’activité : la conceptualisation du réel par les sujets convoque des schèmes familiers qui ne réorganisent plus l’activité (Vergnaud, 1985). Au-delà de la polysémie du concept de dispositif (Bruno et al., 2013), les enseignantes et les enseignants envisagent les dif- férents outils en mesurant le rapport entre le coût d’un dispositif et le bénéfice qu’il permet d’espérer.

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CONCLUSION

Pour prévenir ou résoudre les processus de décrochage scolaire, les politiques éduca- tives françaises promeuvent des dispositifs qui envisagent la parole de l’élève d’une manière alternative à la forme scolaire dominante. Dans notre enquête sur l’appro- priation de ces dispositifs par des membres du personnel enseignant responsables de leur mise en œuvre, nous avons montré que ces outils apparaissent secondaires, subsidiaires ou chronophages, à la périphérie de leur territoire professionnel.

Plus précisément, les outils abordés lors du stage pour former les enseignantes et les enseignants au travail avec la parole des élèves sont reçus d’autant plus positi- vement qu’ils viennent équiper (ou faire la promesse de faire advenir) le personnel enseignant bienveillant, en colloque singulier avec son élève démotivé. Cette figure est ambivalente : les membres du personnel enseignant aspirent à aider leurs élèves, mais ils pressentent qu’il s’agit d’aider précisément ceux que leurs pratiques pro- fessionnelles ne permettent pas d’installer dans une dynamique de réussite. Cette épreuve professionnelle comporte ainsi une contradiction : pour « traiter » de manière originale la parole de l’élève décrocheur, les stagiaires convoquent le schème familier, opérationnel, de la forme scolaire – porteur de conceptions du temps, des modali- tés d’enseignement, de l’asymétrie entre adulte et élève ou d’une interprétation du décrochage en matière de facteurs exogènes, qui est potentiellement déterministe et performative.

Ces constats peuvent surprendre dans le cadre d’une formation : ne devrait-on pas observer ici des déplacements professionnels dans lesquels les membres du personnel enseignant s’empareraient d’outils faisant évoluer leur professionnalité? Lorsqu’ils prennent connaissance d’un outil qu’ils n’ont jamais manipulé et l’évaluent positivement, ils n’éprouvent pas pour autant le besoin de s’y former. Par exemple, 29 stagiaires sur 33 affirment ne pas connaître la métaphore du vélo, 27 veulent l’uti- liser (dont 7 la placent en tête des 8 outils), mais 14 seulement souhaitent s’y former.

On peut alors se demander si le discours récurrent sur le « manque de formation » et sur le besoin d’outils opérationnels et efficaces ne serait pas une rhétorique de circonstance, dissimulant le problème de fond : les remises en question que les poli- tiques publiques exercent sur les territoires et identités professionnelles instituées. On pourrait lire de la même manière les discours sur « les élèves qui ne veulent pas », « qui ne sont pas motivés » ou « qui mentent »… Ces empêcheurs révèlent des fragili- tés et des incertitudes qu’une formation ponctuelle ne saurait à elle seule permettre de surmonter.

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