Charles l'édito de François mitterrand Zola, cet ouvrier De vérité

comment séparer les choses ? La grandeur de Zola tient au fait que son oeuvre littéraire est une oeuvre politique, même quand il ne l’a pas voulu, et que son oeuvre politique est toujours restée littéraire. Bien entendu chacun connaît « J’accuse », mais connaît-on bien le reste ? Et sait-on qu’après tout Zola, sur le plan simplement de la polémique politique, allait infiniment plus loin et, d’une plume infiniment plus critique (parce que grattant plus profondément, plus loin que le papier, l’esprit de ceux qui le lisaient), beaucoup plus loin que le Barrès de Leurs figures, à mon avis, surfait ? « J’avais une vieille idée dans un coin de ma cervelle qui était de dire un beau jour la vérité à tout le monde. » Il y avait déjà 18 ans qu’il avait écrit cela, quand paraîtra « J’accuse » le 13 janvier 1898. J’ai souvent réfléchi à l’état d’esprit de cet homme qui désormais coupe les ponts : il ne peut pas ignorer le sort qui l’attend dans le monde des lettres et aussi dans le monde où il aime vivre, après tout. À travers l’affaire Dreyfus, j’ai essayé de me faire une idée de l’homme dont Blum disait : « Plus je réfléchis, plus je pèse et plus j’admire le Zola de l’Affaire. » J’ai cherché, comme vous tous sans doute, la signification de Zola, romancier ou justicier, dans sa totalité. « J’accuse », c’est un engagement militant, or Zola n’était pas un militant. L’engagement de Zola, c’est l’aboutissement naturel d’une évolution lente, de plus en plus nette à travers l’histoire, à travers l’oeuvre immense qu’il avait maçonnée ; mais cette oeuvre, il était bien difficile de penser qu’elle aboutirait en termes concrets d’un engagement politique aussi dur, dans une situation, elle-même, aussi tendue. Débats, controverses, problèmes, tribunaux, police, insultes, voilà que nous y sommes : le pas est franchi. Cette hésitation de Zola m’a toujours étonné. Sur le plan littéraire, bâtisseur et théoricien, il aborde la littérature par le biais d’une certaine forme d’explication scien- tifique qui s’inspire des écrits de grands médecins, et notamment de Claude Bernard. Il essaie de rechercher un certain nombre de sentiers qui ne laissent pas de place à l’improvisation. Il ouvre à la littérature les portes de la vie sociale par une description qui dépasse et parfois néglige les caractères individuels. Il crée une vie puissante en mouvement comme la lave qui coule ou le torrent, a tout le temps d’examiner chacun des éléments qui la composent. Sa création, c’était le fleuve, c’était la lave ; et, à travers cela, la révélation de tous les éléments de connaissance pour décrire la société dont les autres ne parlaient pas ou si peu. Une démarche donc aussi scientifique que celle de Littré, aussi romanesque que celle de Sue, éloignée déjà de l’analyse strictement poin- tilliste d’un Stendhal à travers quelques individus de certaines classes sociales, mais aussi différente, bien que l’on soit déjà plus proche de la façon d’écrire et de procéder d’un Balzac qui, s’il était allé au-delà du monde auquel il s’est intéressé, aurait sans doute construit une oeuvre qui eût dépassé, à mon sens, celle de Tolstoï. Avec Zola, les masses populaires ont fait dans les lettres françaises une entrée fracassante. Je salue cet ouvrier de vérité, ce croyant des hommes et de la nature. Il accompagne notre certitude d’une ronde immense d’hommes et de femmes qui seront joyeux, « quand même », joyeux, parce qu’il y a, en perspective, pour un temps dont on ne connaît pas le calendrier, l’épanouissement et la libération.

Discours prononcé par François Mitterrand à Médan, le 10 octobre 1976 à l’occasion d’une célébration d’Émile Zola. (extraits)

3 Charles Renseignements généraux politburo RACHIDA DATI racontée PAR IAN Il est élu au Conseil de Paris, elle aussi. Il est communiste, elle est opportuniste. BROSSAT Ils se font parfois la bise. Ian Brossat brosse un portrait presque chaleureux de sa collègue.

Paris, quelques mois plus tard, toujours plus fort de repro- il est toujours difficile de Je me souviens de l’une de je lui fais passer un message duction sociale, qui réserve faire le portrait d’un adversaire nos premières conversations, en séance : elle éclate de rire. les plus hautes charges de politique. S’il est à charge, très surprenante, au moment Pourtant rien d’irrésistible dans l’État, les mandats les plus on nous soupçonne d’artifice : d’un Conseil d’administration le petit papier plié en quatre, importants, aux enfants des la chose est trop convenue, de la Tour Eiffel, auquel nous rien de mémorable. Comme milieux les plus favorisés. Les c’est comme un jeu. S’il est prenons part tous les deux. je commence à la connaître, coteries, les familles, le sérail. trop gentil, c’est presque pire, Souriante, agréable, très drôle, je regarde alors discrètement Aujourd’hui, si l’on n’est pas on se demande bien quelle comme elle me voit lire L’Huma- autour de moi. La caméra du du bon quartier, si l’on ne mouche nous pique. La conni- nité, elle me confie que c’était le « Petit Journal » de Canal + est porte pas le bon nom de famille, vence n’est pas loin. Pourtant, journal de ses parents. D’ailleurs, braquée sur elle : j’aurais dû m’en si l’on n’a pas fréquenté la bonne je veux me risquer le temps de ces à l’entendre, elle n’apprécie que deux douter. On se souvient tous des com- école, il faut être plus méchant, quelques lignes. Parce qu’il serait vain quotidiens : L’Humanité, justement, et pliments de Nicolas Sarkozy sur son plus sournois, plus versatile que les de se le cacher, il y a quelque chose de ter- La Croix. Quand elle se tourne vers moi, ancienne conseillère technique – et de l’ex- autres. Plus intensément dévoué à soi- riblement intrigant chez Rachida Dati. De très c’est la femme issue d’un quartier populaire qui pression de Cécilia Sarkozy : elle est « de la race même. Les dents plus longues. séduisant, aussi – et parfois d’un peu inquiétant. bavarde aimablement avec un élu communiste. des seigneurs. » Sûrement, elle a la même com- Et puis, son parcours invite à la réflexion, c’est Quand elle se détourne, la maire du VIIème arron- bativité que le président de la République, cette Les engagements hésitants de Rachida Dati, une évidence. dissement reparaît. L’élue de droite, aussi, qui façon de se démultiplier, ce même dynamisme. du PS à l’UMP, de Simone Veil à Nicolas Sarkozy prend prétexte d’un bâtiment temporaire dédié Pourtant, ce qui frappe, quand on suit son en passant par Michel Rocard : tout s’explique, Avant de la croiser au Conseil de Paris, où à la vente de billets pour la Tour Eiffel. Elle travail d’élue, de maire ou de conseillère de Paris, tout se justifie, tout s’entend au service de sa elle est élue, comme moi, depuis 2008, je ne attaque violemment Jean-Bernard Bros, l’adjoint c’est le décalage entre une image impeccable, formidable ambition. On s’y laisse prendre, on connaissais d’elle que l’image ambiguë de l’an- au tourisme de Bertrand Delanoë : le Champs de toujours soignée, une extraordinaire volonté de lui pardonnerait presque – or c’est bien là, le cienne porte-parole de la campagne de Nicolas Mars va être défiguré. D’une seconde à l’autre, plaire – et les paradoxes de son action. Car plus vrai danger. Je me souviens de l’avoir croisée Sarkozy, et sa réputation pas toujours flatteuse elle a changé de visage, d’humeur, de rôle, opportuniste qu’idéologue, elle attend le bon à la gare de l’Est, un soir, de retour de Nancy. de ministre. Première femme issue de la diver- presque de personnalité, et montre un vrai talent moment, elle saisit l’occasion. Elle incarne sa Deux voyageurs qui se saluent. Je suis un peu sité à occuper une fonction régalienne au sein pour la réplique assassine, et le passage du coq seule ambition. fatigué, elle me fait la bise, elle me tutoie. À d’un gouvernement français, Rachida Dati est à l’âne. Saisissant. Cependant, ce qui me préoccupe vraiment, l’appui de son formidable naturel, nous sommes alors une garde des Sceaux peu apprécié des au-delà de son cas particulier, au-delà des presque deux camarades – alors que tout nous magistrats. Ses réformes, je ne les aime pas, et Constamment, il faut le reconnaître, elle cadavres qu’on lui prête, des dérobades et des sépare : nos partis politiques, mais également la manière, très représentative de la première s’adapte à son public et à la situation. Comme déguisements, c’est ce qu’elle nous apprend de la nos convictions, nos manières de faire de la poli- époque « bling-bling » du quinquennat Sarkozy, dotée d’un sixième sens, Rachida Dati sent vie politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui tique. Mais le charme est redoutable, il opère en m’agace beaucoup. Cependant, dès qu’on la ren- mieux que personne l’œil de la caméra, l’atten- en France. Car la vérité est bien celle-là : si quelques secondes. Rachida Dati ? Il faut s’en contre, on est frappé par sa capacité à focaliser tion d’un public qui évolue. Elle cherche – et elle ne s’était pas pliée à ces règles-là, si elle méfier. Elle est aussi forte qu’elle semble sympa- l’attention et son désir acharné de plaire. trouve – la lumière, comme un papillon. Toujours n’avait pas été plus dure que les autres, elle ne thique : elle est redoutable. Nicolas Sarkozy sait au sujet de la Tour Eiffel, mais en Conseil de serait arrivée à rien. En miroir : le mécanisme reconnaître les siens, c’est une évidence.

4 numéro 1 — 5 Charles Renseignements généraux Je t’aime

Un baiser, des coups de latte. Un coup de moi non plus latte, des baisers. On a écrit des tartines sur la connivence entre journalistes et politiques. Ce couple indissociable, parfois incestueux, est aussi contrarié, infidèle et ombrageux.

Propos recueillis par Anne Laffeter

Jean-Jacques Bourdin Dominique Voynet Rédacteur en chef de RMC info Maire de Montreuil et ancienne candidate écologiste et animateur de « Bourdin and co » à l’élection présidentielle

« Frédéric Lefebvre a toujours un train à prendre » « Bilalian m’a appelée Dominique deux fois en plateau. Il ne disait pas "doudou" à Balladur »

de RMC étaient de petits auditeurs. En retour, « les journalistes traitent différemment nous estimions donc que c’était un petit ministre. les politiques selon leur rang. Ils ne Qu’est ce que ça veut dire ? Qu’il ne veut pas s‘adressent pas au Premier ministre ou répondre aux citoyens pour des questions d’ini- au président avec un ton impérieux et mitié avec l’intervieweur ? Finalement, il est direct, ne les somment pas de répondre. venu ! Et ça s’est bien passé. J’ai vécu le temps où les Verts, avant d’être Frédéric Lefebvre ne veut plus venir depuis à la mode, n’étaient rien. J’ai tout connu : que je lui ai demandé, en direct, début 2009 : l’amusement condescendant des journa- «Qu’est-ce que le web 2.0 ?» Le porte-parole de listes qui pensent que vous allez perdre ; l’UMP, pressenti pour remplacer Eric Besson au leur respect presque obséquieux quand Secrétariat d’État à l’économie numérique, s’em- vous gagnez ; l’oubli de mon numéro après la à LCI. À l’époque, on avait une bonne relation, « en direct à rmc, je n’ai pas eu tellement pêtre dans des explications qui n’ont ni queue disgrâce. Je me suis toujours promis de bien je m’y rendais régulièrement. Je ne me suis d’accrochages. Certains politiques m’ont toute- ni tête. Depuis, on lui a lancé des dizaines d’in- traiter les journalistes qui m’avaient respectée pas réveillée ! J’étais épuisée, le contrecoup de fois signifié une fois l’interview terminée qu’ils vitations ! Il a toujours un train à prendre. Mais quand je n’étais rien. la campagne. Je fais de plates excuses. Depuis n’avaient pas été contents de certaines de mes comme il compte peu, ce n’est pas grave. Je n’ai À la présidentielle de 2007, j’ai fait un trois ans et demi, il ne m’a plus jamais conviée à questions. Début 2007, Ségolène Royal m’a pas besoin de lui. mauvais résultat. Sur un plateau télé, un jour- rien. Punie. appelé quatre fois pour me reprocher ma ques- Un journaliste ne doit jamais se plier. Un naliste me demande de commenter mes 1,57%. Je ne mets pas en scène mes colères, tion sur le nombre de sous-marins nucléaires politique non plus. On doit garder nos distances. J’explique que la campagne a été couverte de contrairement à Jean-Luc Mélenchon. Je ne me français lanceurs d’engins. Nicolas Sarkozy a lui Je ne suis pas journaliste politique mais inter- façon inéquitable. Le Nouvel Obs a fait plu- laisse pas faire quand un journaliste me pose aussi manifesté son mécontentement lorsque je vieweur. Chacun doit rester dans son rôle. Nous sieurs couv sur Ségolène Royal souvent signées des questions de manière insultante, familière, lui ai demandé, en février 2007, si les membres avons parfois un travail commun : lui d’expliquer, par le même journaliste manifestement séduit désinvolte, méprisante, qu’il ne se serait pas d’Al-Qaïda étaient chiites ou sunnites. Il ne moi d’interroger. Si un homme politique ne vient et fasciné. Je ne cite pas son nom. Je n’ai pas permis de poser à d’autres. En 1995, j’étais déjà savait pas. Un comble pour le ministre de l’Inté- pas, un autre viendra. Je n’ai pas besoin d’eux eu une brève, pas un article ! Je n’existais pas à candidate à la présidentielle. Le présentateur de rieur et des cultes. pour faire mon travail. Je prends l’auditeur à ses yeux. Une semaine plus tard, je reçois une France 2 Daniel Bilalian m’a appelée Dominique Dernièrement, Alain Juppé ne voulait pas témoin, c’est un citoyen. Je les respecte mais ce lettre. François Bazin me demande comment deux fois en plateau. Il ne disait pas « Doudou » venir. Comme explication, son cabinet nous a dit ne sont pas mes amis, je n’en ai aucun chez les j’ose comparer ma campagne à celle de Ségolène, à Balladur. Le pouvoir s’incarne toujours au que RMC comptait moins que d’autres médias. politiques. Les journalistes qui font la cours pour qu’il en aurait parlé s’il y avait eu quelque chose masculin. Ça a été dur pour Royal et Aubry, cela J’ai dû être très provocateur pour le pousser obtenir un sourire, serrer les mains, ça m’insup- à dire. le sera pour Eva Joly. Ce n’est plus «Retourne à R à venir. J’ai dit à l’antenne que le ministre des porte au plus au point. Le journalisme, c’est de R Suite à mon élection à la mairie de tes casseroles», mais il y a toujours un soupçon

Affaires étrangères considérait que les auditeurs l’indépendance. » ©D ©D Montreuil en 2008, Christophe Barbier m’invite d’illégitimité. »

6 numéro 1 — 7 Charles Renseignements généraux

étage et j’ai demandé un rendez-vous au tandem Mougeotte/Le Lay (président et vice-président de TF1). J’ai été reçu par Étienne et je lui ai dit : « Je suis juste venu pour te dire un truc. En ce qui concerne l’élection de l’année prochaine, vous êtes Thierry Roland complètement à côté de la plaque parce que c’est pas Balladur qui va passer, c’est Chirac. » Et il Le commentateur de foot le plus populaire de France est connu pour m’a répondu : « T’es gentil. Écoute, pour le football ses jeux de mots tendancieux à l’encontre d’arbitres et de joueurs t’es le meilleur mais pour le reste tu nous laisses africains ou asiatiques. On sait moins que l’auteur de la vanne « Pour choisir et on parlera après. » Ils auraient mieux les Marocains le couscous est cuit » a déjà voté à gauche. Retour sur fait de m’écouter. Car c’est Chirac qui l’a emporté. le parcours de citoyen de Thierry Roland, qui n’a jamais dérogé à son Je ne suis pas une bête politique, je suis citoyen. devoir d’électeur depuis la création de la Vème République. Je pense d’ailleurs qu’on devrait faire comme en Propos recueillis par Lamia Belhacene Belgique et coller des amendes aux gens qui ne votent pas.

j’ai toujours voté. Quand j’étais jeune, j’étais grévistes y compris à la télévision. Ça a énervé le « François Hollande un petit peu provocateur. Au lieu de prendre général de Gaulle qui a dit : « Il faut me remettre aime le sport, tous les bulletins de vote, ostensiblement je ça d’aplomb. » Toujours plus royaliste que le roi, n’en prenais qu’un, j’allais dans l’isoloir et je le le ministre de l’Information a viré les gens du c’est déjà pas mal. » mettais dans l’enveloppe. J’étais fier. J’ai voté sport dont moi. Alors par vengeance, j’ai voté pour la première fois, en 1965, pour le général Mitterrand. Ces enfoirés nous ont virés, voilà Je n’ai jamais voté pour le Front national. de Gaulle. J’ai perdu mon père très tôt. Il était c’était ma façon de répondre. Je crois que le 21 avril 2002 a été un accident résistant durant la guerre de 40. C’est pourquoi, Évidemment, c’était un président qui avait de parcours. Du côté du PS on n’a pas appré- même sans qu’on m’ait rien dit, j’étais orienté beaucoup de qualités. Il était cultivé, intelligent hendé à sa juste valeur la montée du FN. Même vers le gaullisme. Ça correspondait plus à mes mais trop malin pour moi. Il a pratiquement si leur idéologie est difficilement acceptable pour idées. Moi je suis très chauvin, très cocorico. J’ai menti toute sa vie. C’était quand même le comble diriger un pays comme la France, je ne m’em- été élevé dans le respect de la France avec un du mensonge car il a été réélu alors qu’il avait pêche pas de constater que ces gens-là ne disent « F » majuscule, du drapeau français, de l’hymne un cancer… après avoir, avec l’argent du contri- pas que des conneries. Comme par exemple sur national et ça me convenait parfaitement. buable, eu un ménage parallèle. Ce gars fait ce la question de la sécurité à l’intérieur de nos qu’il veut avec ses jouets. Mais en tant que pré- frontières. La France n’est pas une poubelle. Si, envisageable un dixième de seconde. En 1969, j’ai choisi Pompidou. Un grand sident de la République, il se devait de donner on veut venir passer sa vie en France, tout le De même, moi je veux bien tout ce qu’on président… Le meilleur. C’était un mec qui, dans l'exemple. Tout ça m’avait violemment énervé. monde est le bienvenu, à une seule condition, veut mais quand même… EVA JOLY ! Chaque la lignée du général, avait une grande, grande En 1988, j’ai voté Chirac. Il ne l’a pas emporté c’est de respecter les lois de la République. Mal- fois qu’elle l’ouvre, c’est pour dire une connerie. opinion de la France. Il y a deux choses en France évidemment mais lorsque je l’ai rencontré en heureusement, aujourd’hui on voit des centaines À ce niveau-là c’est fabuleux et terrifiant. Quant auxquelles il ne faut pas toucher : la voiture et la 1990, alors qu’il était maire, je lui ai dit : « Je vous de milliers de personnes qui sont venues trouver à François Hollande, il a gagné la demi-finale, il télévision. C’est tellement vrai que lorsque le pré- appelle Monsieur le maire mais dans deux ans il refuge en France et qui ne les respectent pas. est en finale maintenant. Je le connais un petit sident Pompidou a remis de l’essence dans les n’est pas exclu que je vous appelle Monsieur le Je ne suis pas belliqueux, je ne veux pas qu’on peu, je ne sais pas s’il a l’envergure d’un pré- pompes et a fait fonctionné à nouveau la télévi- président. » les remette dans des bateaux et qu’on les renvoie sident de la République mais c’est quelqu’un sion qui était en grève depuis un moins, les évè- chez eux mais ça m’insupporte franchement. de sympa. Il aime bien le sport, c’est déjà pas nements de Mai-68 se sont arrêtés. En 1995, j’étais à TF1 et je voyais qu’à l’an- mal. C’est un mec aux idées normales. Quant à tenne, TF1 était à mort pour Balladur. Je me Je revoterai Sarkozy en 2012. Mise à part Marine, elle va faire un beau score parce qu’elle J’ai toujours voté à droite excepté en 1981... disais : « C’est quand même des grands malades sa première année, il a fait un mandat dans appuie là où ça fait mal. C’est vrai qu’il y a des elhacene J’ai fait partie de ceux qui ont été licenciés par parce que c’est Chirac qui va passer. » Pour B des conditions ô combien difficiles. Si la douce trucs qui ne sont pas normaux. Elle se base l’ORTF à la suite des évènements de Mai-68. moi c’était une évidence. Un jour, j’ai pris mon Ségolène était passée, on serait à des années là-dessus. Je ne pense pas qu’elle ira en finale amia ème L

La France entière était arrêtée. 35 millions de courage à deux mains, je suis monté au 13 © lumières de la Grèce. Son élection n’était pas mais elle ne sera pas loin.

8 numéro 1 — 9 Charles Renseignements généraux mon histoire avec... françois mitterrand

dans le dessin animé de Paul Grimault, Le Roi durant des mois, à distance, le modèle Mit- et l’oiseau (1980), sur des textes de Prévert, mal- terrand a continué à faire de la politique, utili- heur au peintre officiel et très maladroit qui a sant une tranquille domination psychologique l’outrecuidance de représenter dans son portrait sur le sculpteur pour imposer sa hauteur de le strabisme du roi : à la trappe, aux crocodiles ! vue sur le buste qu’il souhaitait. Mais Daniel Le destin de Daniel Druet, sculpteur et créateur Druet a ruminé de son côté et fait ce 6 octobre de bustes officiels, est certes moins tragique un putsch silencieux : libéré de toute appréhen- mais une déconvenue du même ordre lui est sion, sachant cette fois dans quelle direction arrivée dans les années 1980. L’histoire est grin- aller, le sculpteur utilise sa liberté et, très rapi- çante. Daniel Druet a un CV exemplaire : il a fait dement, le temps de cette séance, un François l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, il a Mitterrand nouveau surgit sous ses doigts. « À la été premier prix du concours d’art monumental. fin de la séance du 6 octobre, le président hésite. Dans les années 1970, il travaille énormément Comme s’il perdait pied, comme si la situation lui pour le musée Grévin où il s’occupe de figer dans échappait, il se raccroche à son fauteuil, raconte la cire Anouar El-Sadate, Michel Rocard, Pierre Druet. Les rôles se sont inversés. Les atouts ont Mauroy, Simone Veil et les stars du show-biz et changé de main. Exceptionnellement, à la fin de la du cinéma. En 1981, fraîchement élu à l’Élysée, pose, François Mitterrand, curieux ou désarçonné, le président socialiste aimerait bien se voir une vient flatter son visage d’argile, en caresse les tête de vainqueur pour l’éternité. Le travail de pommettes fraîches, pose des questions. » Daniel Daniel Druet séduit le chef de l’État. Les séances Druet pensait avoir réussi à imposer son point de pose s’étalent sur près de deux années, au gré de vue, mais il s’est fourvoyé sur les méandres de l’agenda présidentiel. florentins de son personnage. C’est à la neuvième séance, le mardi 18 Il existe bel et bien des bustes de François octobre 1983, dans la salle des fêtes de l’Élysée, Mitterrand. Huit têtes du moule fabriqué par que le sculpteur comprend qu’il y a un problème. Daniel Druet ont été pourtant coulées dans François Mitterrand, calé dans son fauteuil Louis le bronze, numérotées de 1 à 8, mais elles ont xvi, est en train de lire France Soir. C’est dire si disparu dans les limbes. Il existe un autre buste tout cela semble l’intéresser… Mais le sculp- officiel de François Mitterrand qui, contraire- teur, lui, est en forme. Entre ses mains, il sent ment à ce qu’a pu encore récemment affirmer que les choses viennent, que la glaise en gestes Mazarine Pingeot, n’est pas l’œuvre de Druet nerveux se modèle pour représenter le président mais celle de Gaston. « Un sculpteur qui était Ils sont plus ou moins anonymes et ont croisé au cours de leur vie un homme d’État. tel qu’il le voit. À la fin de l’heure (le temps de mon voisin d’atelier » grince l’intéressé. L’autre Voici l’histoire du sculpteur Daniel Druet, pose habituel), le président sort de la lecture de buste, le président l’a répudié. Mieux nourri, qui a rencontré à plusieurs reprises François Mitterrand son journal et tranquillement, propose un autre plus policé, le buste officiel diffère de la version au début de son premier septennat. rendez-vous. Refus poli de l’artiste qui lui affirme maudite de Druet (voir photo), où l’on découvre qu’il en a terminé, que ce buste lui paraît achevé. un Mitterrand au visage un peu machiavélien, Effarement de François Mitterrand. Il n’y aura aux sombres orbites, endurci par le combat poli- plus d’autres rendez-vous entre l’artiste et son tique et peut-être déjà secrètement rongé par la Le sculpteur modèle, ils ne se reverront plus. maladie. Ce Mitterrand impérial prend depuis La clé de ce conflit subtil et violent remonte trente ans la poussière dans l’atelier de l’artiste, peut-être à l’avant-dernière séance, celle du 6 entre les têtes de Gainsbourg, Coluche ou Pierre octobre. Ce jour-là, Daniel Druet avait cueilli Bellemare. Il naîtra cependant de cette rencontre à froid François Mitterrand en lui annonçant un petit livre à diffusion confidentielle François( le président qu’après des tâtonnements, il avait détruit sa Mitterrand, des temps de poses à l’Élysée, Marval, par Emmanuel Lemieux précédente figure et que tout était à refaire. De Paris, 1997), où Druet et Le Querrec, le photo- photographie Olivier Roller fait, le président de la République a la surprise graphe qui l’a suivi durant tout son travail, retra- de voir ce jour-là une motte informe, là où il cent leur expérience artistique, à la fois cruelle et pensait voir sa tête quasi achevée. C’est que ratée, avec le président.

10 numéro 1 — 11 Charles Renseignements généraux en images

le + truculent Captain Cap Peu de candidats peuvent se tar- guer de compter Alphonse Allais et Georges Courteline dans leur co- mité de soutien. C’est pourtant le cas d’Albert Caperon, surnommé Captain Cap, candidat à Paris aux législatives de 1893. Farouchement anti-européen, il propose la sup- À coups de promesses farfelues, ils ont voulu pression de la bureaucratie. Mais aussi l’autorisation des rapports conquérir les voix des électeurs. Anthologie des charnels dans les rues afin de re- candidats les plus loufoques qui se sont présentés peupler le pays, la transformation au suffrage universel. par Pascal Matéo de la place Pigalle en port de mer et l’arasement de Montmartre… Ou, si cette mesure se révélait trop oné- le + excentrique reuse, la surélévation de Paris à la hauteur de la fameuse butte ! Du- Ferdinand Lop rant quelques semaines, Captain Cap et ses amis mènent une cam- « Le char de l’État a besoin de la roue pagne de terrain, n’épargnant leur d’un Lop ! », martèle Ferdinand Lop de- visite à aucun bar de la circons- vant un parterre d’étudiants rigolards. cription. Entre tournée électorale et Les étudiants, c’est le fond de commerce tournées générales, leur stratégie de cet ancien assistant parlementaire. se révèle (presque) payante : le can- Sous la IVème République, il se présente didat obtiendra 1,7% des suffrages à toutes les élections législatives se dé- exprimés... la + voluptueuse roulant dans le Quartier Latin, où ses partisans, les Lopettes, s’opposent aux Cindy Lee anti-Lop, ses détracteurs. Le programme de Ferdinand Lop reste pourtant bien Si elle bat la campagne en pe- tant tour à tour d’instaurer mystérieux : il refuse de le dévoiler avant tite tenue, ce n’est pas seule- un jour férié dédié à l’amour, d’être élu, de crainte qu’un autre ne s’en ment pour dénoncer le réchauf- de créer un SAMU sentimen- inspire ! Tout juste consent-il à révéler fement de la planète… Cindy tal et de transformer le jardin quelques-unes de ses promesses-phares : Lee – Isabelle Laeng, pour l’état du Luxembourg en parc na- l’octroi d’une pension à la veuve du sol- civil – exerce la profession de turiste. Sans grand succès. dat inconnu, la mise en place de trottoirs strip-teaseuse et mise sur ses Mais la Cicciolina française roulants destinés à faciliter le travail des formes généreuses pour séduire persévère en annonçant sa prostituées ou la prolongation du boule- l’électeur. En 2002, cette ma- candidature à l'élection pré- vard Saint-Michel jusqu’à la mer, « pour done en stilettos fonde le Parti sidentielle de 2012. « C’est un que les étudiants puisse aller taper plus du plaisir, un mouvement hé- moyen de faire parler de moi rapidement leur oncle d’Amérique. » Cette doniste qui entend promouvoir dans la perspective des légis- ultime mesure se révèlera visionnaire : le la liberté et le bien-être. Puis se latives qui suivront, et pour projet du Grand Paris, dévoilé en 2009, présente en région parisienne lesquelles je me présenterai n’entend-il pas faire du Havre le débou- à différentes élections canto- à Paris », assure-t-elle d’une R R ché maritime de la capitale ? nales et législatives, promet- voix suave. ©D ©D

12 numéro 1 — 13 Charles le + médiatique le + subversif Coluche Chonoc

Adressée aux exclus de la France de Plutôt de bonne com- Giscard, sa déclaration de candidature est position, le citoyen Chonoc ! restée dans les annales. Ses promesses, en Aux élections législatives revanche, ont sombré aux oubliettes. Et de 1910, il se présente pourtant… Candidat à l’élection présidentielle dans toutes les circonscrip- de 1981, Coluche concocte un programme tions de l’Hexagone avec un ancré dans la réalité de son époque. Il suggère slogan conciliant : « Tous les notamment la création d’un ministère des programmes sont les miens. » Affaires pas propres, où doivent être regroupées Aux royalistes, il promet de « les administrations des diamants et des pots- « balayer toute la clique répu- de-vin. » Mais aussi la construction d’une fusée blicaine. ». Aux radicaux, il Ariane étanche, « car elle a l’habitude d’aller assure qu’il mènera « la même directement à l’eau »… En matière de poli- bataille contre la réaction tique étrangère, il entend rehausser le prestige et contre l’Église. » Aux national en envahissant l’Albanie, « l’un des plus socialistes, il déclare qu’il petits pays du monde, donc une proie facile. » poussera les travailleurs à Possédant une maison en Guadeloupe, il tente l’action révolutionnaire. Et à de s’attirer les faveurs de l’électorat de l’île en tout ce beau monde, il offre promettant « une quéquette encore plus grosse « la mise en commun des pour tout le monde. » Crédité de 16% d’inten- moyens de reproduction. » tions de vote, Coluche renonce à sa candidature Une ultime promesse qui n’a à l’instant où elle devient sérieuse. Et dange- rien d’étonnant, quand on reuse pour les autres postulants… sait que Chonoc est l’ana- gramme de cochon ! Et que ce pseudo-candidat est une le + cABOT le + poète création de quelques anar- chistes désireux de faire le Saucisse Aguigui Mouna procès de la démocratie par- lementaire… Après avoir été successi- le premier secteur de Marseille ! « Aimez-vous les uns sur les il est militant écolo avant vement friandise pour pitbulls, Les médias locaux avaient pourtant autres »… « Les valeurs morales ne l’heure. Et indigné avant que pensionnaire de la SPA et coque- tenté de le museler : « Ils étaient sont pas cotées en bourse »… « Les cet adjectif ne devienne un luche de son quartier, le chien complaisants tant que l’affaire leur mass média rendent les masses label international ! En 1974, Saucisse se présente en 2001… semblait n’être qu’une plaisanterie, médiocres »… Avec un indéniable il se déclare « non-candidat » à à la mairie de Marseille ! « Sa explique Serge Scotto. Mais dès sens de la formule, Aguigui la magistrature suprême. Puis candidature constituait l’expres- lors que la candidature de Saucisse Mouna – de son vrai nom André récidive pour les trois élections sion citoyenne d’un ras-le-bol, un a été officiellement déposée, ils ont Dupont – harangue les foules du présidentielles suivantes… Mais message subliminal adressé aux refusé de l’évoquer davantage. » De Quartier Latin des années 50 son coup d’éclat, ce Diogène politiques afin qu’ils fassent leur même, aucun journal n’a jamais jusqu’à sa mort, en 1999. Avec germanopratin le réalise en boulot », justifie l’écrivain Serge relayé l’éventualité d’une candida- sa barbe broussailleuse et son 1988, en recueillant 3% des Scotto, le maître de Saucisse. ture de Saucisse à l’élection pré- éternel béret orné de badges, suffrages dans une élection Militant « pour une sauciété sidentielle de 2002. Impossible, eorges

il sensibilise les passants au législative qui l’oppose à un G plus humaine », la liste conduite dans ces conditions, de réunir

sort réservé à la planète. Juché certain Jean Tibéri, futur maire /JJ par ce teckel recueille 3,9% les 500 parrainages nécessaires. R R sur un vélo brinquebalant, de Paris. des suffrages exprimés dans Chienne de vie. ©D ©D

14 numéro 1 — 15 Charles que peu de pays sont prêts à franchir. Certains, comme l’Irlande ou le Royaume- Uni, ont tenté l’expérience avant de stopper net. En Allemagne, le recours aux machines Renseignements généraux OBJET a été déclaré inconstitutionnel en 2009 au motif qu’une partie du dépouillement échappait à la compréhension du citoyen lambda. Quant aux Pays-Bas, où 90% du les machines vote était informatisé, les soupçons sur la fiabilité ont vaincu et le retour du papier a été décrété en 2008. D’autres comme la Belgique avancent à petits pas, sans vraiment trancher. Et là où l’informa- a voter tique a gagné du terrain, aux États-Unis tu ne tricheras point, ou en Estonie, on multiplie les garde-fous décide le législateur français un beau jour (en imposant par exemple l’impression de de l’année 1969. Las, il veut mécaniser le tickets pour un éventuel recomptage ou vote pour mettre un coup d’arrêt aux bour- en proposant à l’électeur de choisir entre rages d’urnes et autres facéties de politi- ordinateur et enveloppe) afin de prévenir ciens et apparentés. Après tout, les États- les défaillances techniques qui font tache Unis utilisent bien des machines à levier lors des scrutins. En France, on observe depuis presque un siècle. Mais la fiabi- les pays voisins et on ne sait sur quel pied lité laisse à désirer. Il faut attendre 2003 danser. Suite aux nombreuses critiques pour que les machines, électroniques cette des anti-machines qui ont émaillé l’élection fois, viennent à nouveaux défier les bul- présidentielle 2007 (où près de 1,5 million letins papier. La valise s’ouvre, tout y est, d’électeurs se sont exprimés par voie élec- en toute confidentialité : trois panneaux tronique), les autorisations délivrées aux se déploient, voilà un isoloir. Et pour faire communes ont été suspendues. Celles qui son choix, on effleure l’écran ou presse un en ont déjà fait l’expérience peuvent conti- bouton. A voté! Quid du contrôle par le nuer mais ce sont les seules. Un compro- regard inquisiteur du citoyen ? L’urne en mis schizophrène pour temporiser. plexiglas devient boîte noire, et on craint le crash démocratique. Certes, les puces Et si le problème n’était pas technique? Et électroniques sont indéchiffrables pour si la fraude (pas forcément plus simple pour l’électeur moyen – comme c’est le cas avec les geeks qu’avec une bonne paire de chaus- nombre d’innovations techniques. Qu’on settes) et la rentabilité des équipements fasse confiance aux banques en ligne pour (difficile à évaluer pour l’instant) ne fai- gérer ses comptes, passe encore. Mais saient que masquer l’attachement presque de là à laisser le contrôle des urnes aux métaphysique aux petites enveloppes qu’on ingénieurs informaticiens, il y a un pas glisse dans l’urne avec la satisfaction du devoir accompli ? Déballez les ordinateurs et la nostalgie des interminables séances par Aurélie Darbouret de dépouillement pointe. Priver les citoyens d’une part du rite républicain angoisse. Certains objectent que c’est la marche du monde moderne. Et qu’un jour, les rideaux délavés des isoloirs et les enveloppes de papier recyclé rejoindront les timbres qu’on lèche au musée des objets so xxème siècle. En 2012, on en n’est pas encore là.

16 numéro 1 — 17 Charles Fabrication espagnole, distribuée par Berger-Levrault jusqu’en 2007 puis par Indra. Utilisée dans sept villes pour l’élection présidentielle de 2007, certaines y ont renoncé depuis.

 C aractéristiques techniques Renseignements généraux objet Machine de type PC. Écran tactile de 15 pouces. Batterie interne en cas de coupure machine de vote, d’électricité. laquelle choisir?

 Le plus Clavier  Le moins Plus de L’américaine, l’espagnole ou la néerlandaise ? Seules trois machines de vote braille en option distributeur en France. ont reçu l’agrément du ministère de l’Intérieur en 2003. Plus ou moins modernes, Plusieurs communes le principe reste le même. Pas de mise en réseau, pas de logiciel libre, pas de ticket qui en avaient fait l’ac- imprimé. Un humain se charge d’identifier les électeurs et d’actionner l’urne entre quisition ont renoncé à chaque vote. La machine fait le calcul. Un procès-verbal, façon ticket de caisse est les utiliser. édité: nom du vainqueur, nombre de votants et répartition des suffrages, tout y est. Pas de prime à l’innovation pour l’instant. Et pour cause, le marché est bouché : seules 82 communes (de plus de 3 500 habitants) ont le droit de les utiliser.

un SAV peu maîtrisé Point & Vote + de Indra sistemas urélie Darbouret

A 2000 € environ (estimation car Indra ne veut pas communiquer) ©

18 numéro 1 — 19 Charles Machine néerlandaise, distri-  Fonctionnement Le président Leader du marché aux États-  Fonctionnement Tout tient sur buée depuis 2000 par France ouvre l’urne sur un boîtier relié à la Unis, distribuée par Berger- une carte compact flash comme celle machine par un fil. Derrière l’isoloir, Élections, le leader du marché Levrault. d’un appareil photo. La programma- l’électeur presse l’endroit de la feuille hexagonal avec 65 communes, Machine utilisée par huit villes tion se fait sous contrôle d’huissier plastifiée qui correspond à son choix. et devant témoins. Puis la machine soit 1 300 bureaux de vote. à l’élection présidentielle de Sur un petit écran qui ressemble est mise sous scellés jusqu’au jour Les machines Nedap ont été à celui d’une caisse de supermar- 2007 dont Issy-les-Moulineaux du scrutin. Pour procéder à chaque utilisées aux Pays-Bas, en ché, la machine lui demande de (92), la vitrine du modèle, qui vote, le président du bureau actionne Allemagne, en Irlande – trois valider. Ensuite, l’urne est verrouillée se targue d’être la ville de l’urne avec une clé électronique. pays qui ont abandonné le vote jusqu’au prochain passage. Pour « l’e-démocratie ». L’électeur fait son choix sur l’écran, électronique à la fin des années modifier la puce dans le boîtier le confirme, le valide. 2000. interne, il faut enlever des scellés en métal et actionner deux clés simulta- nément.

 Caractéristiques techniques  Caractéristiques techniques Écran à cristaux liquides, Architecture PC avec un juxtaposé à une grosse touche système d’exploitation ver- pour valider. rouillé. Sur une zone sensitive Écran tactile couleur de programmée à chaque 20 pouces. élection, on dispose des fac- Chaque vote est enregistré de similés avec les noms des manière aléatoire dans trois candidats. blocs mémoires différents. Deux mémoires électroniques. La machine peut fonction- En cas de panne de courant, ner sur batterie pendant six la machine peut tourner heures – autonomie d’ailleurs vingt-quatre heures sur une attestée lors d’un scrutin où batterie de voiture. un membre du bureau avait débranché l’appareil pour lancer la cafetière.

 Le moins La société  Le plus La machine permet  Le moins Pour les scrutins  Le plus La résolution Berger-Levrault a des un vote autonome pour les per- de liste, la lisibilité est réduite. importante de l’écran tactile capacités limitées de sonnes handicapées : bouton Place au système D, les offre un affichage de bonne déploiement en France. aisément accessible pour les listes sont scotchées sur les qualité. Lors des scrutins de électeurs en fauteuil, casque panneaux de l’isoloir. listes, elle permet une présen- audio et touches en relief pour tation très lisible. les non-voyants.

basique mais costaud T aCTIle et portable 2.07 F IVotronic de Nedap de Elections Systems & Software

5000 € 3 500 € HT hors maintenance et assistance, 1 290 € HT à la location

20 numéro 1 — 21 Charles Renseignements généraux graine de star

JULIEN ROCHEDY

Moins d’un an après avoir pris sa carte au parti des Le Pen, Julien Rochedy a été nommé porte-parole du Front national de la jeunesse et président du mouvement Les Jeunes avec Marine. Retour sur l’ascension fulgurante d’une ancienne « racaille », qui affirme qu’« être rebelle aujourd’hui, c’est être au Front national ».

Texte et photographies Alexandre Chabert

tout est allé très vite. Juin 2011, six mois Mais surtout, il prendra les rênes du mouvement à peine après son adhésion au Front national, Les Jeunes avec Marine, soit le bataillon militant il reçoit un appel téléphonique : « Julien, demain en première ligne lors de la campagne présiden- tu passes sur LCI. » Il prend le train depuis son tielle. Ardèche natale pour rejoindre les studios de Bou- logne-Billancourt où l’attendent pour un débat Arrivé à Paris en septembre 2011, Julien Michel Field et les responsables des autres mou- Rochedy impose sa patte en quelques semaines vements de jeunesse. Le temps de trois interven- avec un militantisme festif et médiatique : actions tions, il évoque la fraude au baccalauréat, qualifie symboliques spectaculaires — poker devant une les primaires PS de « mauvaise série B » et traite banque, jets de billets dans la Seine — pour Benjamin Lancar de « libéral-libertaire ». À l’aise dénoncer la spéculation financière ; campagne avec les mots, sûr de son discours et physique d’affiches polémique « Choisis ta France » très agréable, Julien Rochedy passe très bien à la largement commentée dans les médias et les télé. Quelques jours plus tard, Marine Le Pen réseaux sociaux ; apéros militants conviviaux ; le convoque dans son bureau : elle compte sur organisation d’une soupe populaire « sans lard » lui pour les prochaines échéances électorales. et un discours politique davantage axé sur l’éco- Plus qu’un rôle de porte-voix, il sera l’acteur nomie que l’immigration, qui s’inscrit parfaite- exclusif pour incarner à l’écran la jeunesse FN, ment dans la stratégie de dédiabolisation mise la dirigeante Nathalie Pigeot étant contrainte en œuvre par Marine Le Pen. à l’ombre en raison de son grand âge (39 ans).

22 numéro 1 — 23 Charles Renseignements généraux graine de star

À gauche : Julien Rochedy en 2012. À droite : Julien Rochedy en 2032. Le logiciel de vieillissement fait appa- raître une troublante ressemblance avec Frédéric Lefebvre, le porte-flingue de Nicolas Sarkozy (voir notre photo page 6). Notre étude comparative mor- phologique laisse présager que le pré- sident des jeunes avec Marine pourrait rejoindre l'UMP dans les prochaines an- « J’ai beaucoup traîné nées et suivre ainsi les pas de Jacques avec entre guillemets Peyrat (ancien maire de Nice) ou encore des racailles. Mes amis Guillaume Peltier (secrétaire national de étaient Anis, un arabe ; l'UMP chargé des études d'opinion et Manu, un noir qui venait des sondage), tous deux transfuges du d’Angola et Andy, un gitan » Front national.

Mais qui est Julien Rochedy ? Flash-back. Esprit rebelle, Julien se fait même virer de gitan. » Il relève lui-même une certaine contradic- convaincre… Mais j’ai dû faire face en 2007 à une Dix ans plus tôt. 21 avril 2002, Le Pen père est son collège… privé et catholique certes : « J’étais tion : « C’est marrant parce que j’avais ces idées vague sarkozyste, qui emportait tout sur son pas- qualifié pour le second tour de l’élection prési- insolent avec mes professeurs. Je n’étais pas le patriotes qui commençaient à s’affirmer, mais ça sage, et sur les idées de Le Pen… Toute l’année, dentielle. Julien a 14 ans et vit à Tournon, « une mec au fond de la classe complètement débile. me plaisait d’être avec eux. On a passé toute notre je leur disais : “Vous allez être cocus !” Mais, pour petite ville de 10 000 habitants avec ses notables Non, moi, je les remettais en question dans leurs adolescence ensemble à faire les 400 coups. » eux, Sarkozy était un dieu vivant. » comme on peut se l’imaginer ». Dans un foyer où cours. » Son anti-conformisme se fortifie au fil Julien a alors un look de scarla : il a le crâne rasé « on ne parle pas du tout de politique », il observe de ses lectures : « Avec la crise d’adolescence, je et porte un jogging même les jours où il n’y a pas Pendant ses quatre années à l’université, cela de très loin : « C’était Loft story saison 2. suis devenu profondément antichrétien. J’avais gym. Il élude l’énumération des 400 coups : « Je Julien Rochedy écrit beaucoup sur le net, publie Après le premier tour de l’élection présidentielle, des professeurs bigots qui m’emmerdaient. J’ai ne peux tout dire parce que sinon on dirait que je ses textes sur le site participatif Agora Vox et se tous les participants s’étaient habillés en noir. Il appris que l’un des auteurs les plus antichrétiens ne suis plus légitime au Front national ; mais j’ai constitue un réseau. Il sympathise avec David y avait une sorte de pathos incroyable avec cette était Nietzsche. J’ai acheté ses livres. Cela a été vu la délinquance de mes propres yeux. Quand Rachline, alors coordinateur du FNJ, passe des fille qui pleurait au confessionnal en disant : “Je une révélation. J’y ai compris que lorsqu’on te dit j’en parle, je sais ce que c’est. » soirées picoles avec lui et lui propose d’être son ne reconnais pas mon pays.” La production leur que quelque chose est bien ou mal, il faut toujours nègre. Il rédige la charte du FNJ, joue le rôle de avait donné le droit de sortir pour aller voter alors essayer d’aller voir en dessous, essayer de En 2006, il quitte ses camarades de la cité de conseiller occulte, mais se refuse à reprendre qu’au premier tour elle ne l’avait pas fait… C’était creuser. » Son amour de la patrie se révèle égale- Tournon pour Lyon. Au programme : des études une carte au FN. Julien a d’autres projets, la peur panique sur la France ! À l’époque, j’avais les ment à la lecture des quatre tomes de Max Gallo de sciences politiques à l’université Lyon III où littérature – un roman et un essai – mais aussi idées d’un gamin de 14 ans, celles de la vulgate consacrés à Napoléon qu’il lit comme il aurait pu enseigne Bruno Gollnisch (il jure qu’il n’était pas la Légion étrangère, inconciliables alors à ses générale : “Le front, c’est les méchants ; le reste, « lire Batman, en voulant être Batman ». au courant) et un premier contact avec le Front yeux avec une affiliation politique stigmatisante : c’est les gentils.” Mais quand j’ai vu tous les pro- national. Il adhère par correspondance, parti- « Je ne voulais pas qu’on dise “c’est un mec du fesseurs se prendre pour des résistants de 43 et Au lycée, changement de décors, Julien cipe à la Fête des Bleu-Blanc-Rouge au Bourget, Front qui a écrit cela” et pour l’armée j’avais peur sortir les élèves dans la rue, France Inter se trans- découvre l’enseignement public et conjugue aperçoit Le Pen danser un zouc « avec des noirs de me faire emmerder si on savait que j’étais former en Radio Londres, je me suis dit que cet son esprit de contradiction avec ses profes- martiniquais », mais ne s’entend pas avec les gens au FN. » Il envoie ses manuscrits à plusieurs acharnement contre Le Pen avait quelque chose de seurs de gauche. Mais surtout, il fréquente de de la fédération du Rhône. Il cesse toute activité éditeurs mais n’obtient que des réponses suspect, de louche. Si toute la société était contre nouveaux amis qu’il prend soin de présenter avec le FN au bout d’un mois, ne paie pas sa coti- négatives, jusqu’à ce qu’une petite maison lui, c’était peut-être qu’il n’était pas si terrible que par leurs origines ou la couleur de leur peau : sation l’année suivante et milite alors en « free- d’édition, Praeligo, accepte de publier son essai, cela. J’ai toujours été rebelle, je n’aime pas quand « J’ai beaucoup traîné avec entre guillemets lance » : « À la fac, j’étais le seul à défendre Le avec un tirage sur commande et une diffusion tout le monde va dans le même sens. » des racailles. Mes amis étaient Anis, un arabe ; Pen. J’ouvrais toujours ma grande gueule, par- exclusivement sur Internet. Le Marteau paraît R Manu, un noir qui venait d’Angola et Andy, un ticipais à un maximum de débats, j’essayais de en juin 2010. Ce pamphlet philosophico- ©D

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« Dès que tu portes une chemise et que tu as un peu de cheveux sur le caillou, on te traite de bourgeois »

politique, d’inspiration nietzschéenne, se veut En mars 2011, Alexandre Gabriac le secré- une « déclaration de guerre à la décadence taire national du FNJ Rhône-Alpes est exclu après moderne ». Rochedy accuse les valeurs promues la diffusion d’une photo où il mime un salut hit- par la génération de ses parents et Mai-68 lérien devant un drapeau nazi. Julien Rochedy de précipiter le monde vers la catastrophe et joue les pompiers de service, et prend alors sa appelle à un retour aux valeurs traditionnelles succession avec pour mandat la pacification des (honneur, patrie, famille etc.). En décembre relations entre marinistes et gollnichiens. Suit la 2010, il présente son livre dans l’émission de proposition du porte-parolat du FNJ et de la pré- Paul-Marie Couteaux sur Radio Courtoisie. Il fait sidence du mouvement Les Jeunes avec Marine. preuve d’éloquence et d’érudition pour un jeune Il négocie un salaire : « Je leur ai dit : je veux bien de 22 ans. On parle de lui à la coordonnatrice du bosser pour vous l’année prochaine, mais mes FNJ, qui l’appelle pour lui proposer de rejoindre parents ne sont pas Rothschild, j’ai besoin d’être la direction nationale et de prendre en charge la rémunéré pour vivre à Paris. » Il ne veut pas dire formation. combien il gagne mais a dû travailler l’été sur les marchés pour financer l’achat d’un scooter : « J’ai La non-publication de son roman, l’arrivée fait un peu tous les boulots d’été. J’ai bossé dans de Marine Le Pen à la tête du Front national les champs, en coopérative, en grande surface… achèvent de lui faire prendre sa décision. Mais Cela me fait rire d’ailleurs, parce qu’on me traite son ascension rapide agace en interne : « Cela de bourgeois, alors que je travaille tous les étés a énervé beaucoup de gens, sans compter que depuis l’âge de 15 ans pour payer mes études. » j’ai un profil esthétique qui rappelle davantage Qui le traitent de bourgeois ? « Ce sont des l’UMP. J’ai dû faire mes preuves afin d’avoir ma connards. Dès que tu portes une chemise et que légitimité. » Il parcourt la France pour former les tu as un peu de cheveux sur le caillou, on te traite jeunes militants du Front et surtout les décom- de bourgeois. » On imagine que la vie quotidienne plexer, s’appuyant sur les sondages d’opinion des nouvelles têtes au Front national n’est pas qui annoncent Marine Le Pen en tête du premier toujours facile : « J’avale un bol de crapauds tous tour de l’élection présidentielle dans la tranche les jours. » Mais il semble aimer cela. d’âge des 18-24 ans et une rhétorique auda- cieuse : « Être rebelle aujourd’hui en France, c’est être au Front national. »

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Des deux frères, il est celui dont les participations dans les sociétés qu’il crée durent rarement plus de trois ans… Entretien avec un patron libéral à tous crins, qui se lance en politique, tout en rêvant de tirage au sort, comme dans La République de Platon.

Par Arnaud Viviant Photographies Nolwenn Brod

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Arnaud viviant : vous naissez en 1964, des avions. Puis j’ai bossé chez Matra Espace à dont je suis un des rares à savoir me servir. À qui cartonne en permettant de boursicoter par votre mère vient du poitou, votre père du Toulouse après mon service militaire dans l’aé- l’époque, en 1990, c’est le début de l’introduction Internet, de passer des ordres de bourse en Béarn ; et dans votre livre programme Puisque ronautique navale. En tant que jeune ingénieur, des PC dans les banques, ils étaient toujours sur trois clics, que je trouve mon idée. En France, c’est impossible, faisons-le, vous affichez, je me suis vite emmerdé. Il fallait attendre des la calculatrice HP-12C. Là, avec Excel, j’arrive à on pouvait boursicoter avec le minitel depuis c’est le moins qu’on puisse dire, un certain années avant, éventuellement, de prendre des me rendre très utile et du coup je prends des res- des années, ça marchait très bien mais c’était patriotisme. responsabilités… Au déjeuner avec les collègues, ponsabilités. Je vais faire plusieurs années dans très cher : 1% du montant de la transaction… Charles Beigbeder : Je pense qu’on est un les conversations étaient chiantes. Je me suis le domaine des affaires, puis à un moment, là Pour un ordre de 20 000 francs, ça faisait donc pays béni des dieux. Il y a tout : la montagne, dit : « Il y a un problème » et j’ai démissionné. Je aussi, je commence à m’emmerder. J’ai envie de 200 francs, alors que moi je dis : ce sera désor- la mer, la culture, le climat, la bonne bouffe, les suis remonté à Paris en me disant : « Maintenant je créer ma boîte. mais 100 francs la transaction, églises romanes, c’est dingue... Je suis fier d’être fais quoi ? » J’ai rencontré des copains de parents, quel que soit son montant. Je Français et je suis triste quand on perd le triple A. des gens de la génération d’au-dessus qui m’ont À cette époque, vous tra- ne me fais pas que des copains En même temps c’est peut-être salutaire, cela dit : « Mais tu t’es regardé ? T’es un commercial, vaillez à la City de Londres… « À lA fin des mais ça va marcher car il y avait peut créer un électrochoc pour redevenir indé- pourquoi n’essaies-tu pas la banque d’affaires ? » Oui, de 1994 à 1997. Il y Années 90, une demande non satisfaite. Il pendant. J’aime bien de Gaulle ou Michel Debré. Je savais à peine ce que c’était. Mais à la fin a de plus en plus de Français y a une période incroyable que Quand j’étais petit, j’adorais quand ce dernier des années 80, c’était l’époque où les ingénieurs qui vont bosser à la City. On des gens levaient je date d’octobre 1998 jusqu’à disait qu’il faudrait qu’on soit 100 millions de commençaient à aller dans les banques d’affaires était trois Français, on louait de l'argent avec mars 2000 où ça va être la folie. Français. et gagnaient beaucoup d’argent. Comme j’étais un appart près de Kensington des PoWerpoint Tout est possible. Chacun crée systématiquement à découvert le 10 du mois, Church Street, bref. On bosse faits en une nuit » sa boîte, il y aura les pionniers Vous choisissez de faire centrale, je me suis dit en envoyant des CV : « Voyons s’il toute la journée puis le soir on se puis beaucoup de copieurs. Avec pourquoi ? peut y avoir une opportunité pour moi, soit dans retrouve, on fait la fête… Selftrade je suis pionnier, mais J’étais le premier dans ma famille à faire une les cabinets de conseil en stratégie, soit dans les à un moment il y aura jusqu’à école d’ingénieur. C’était plutôt des militaires, banques d’affaires. » C’est à Paribas que j’ai eu C ’est comme dans les films, il y a de la coke ? quarante-cinq brokers en ligne. Des gens vont des littéraires, des avocats… Il se trouve qu’on un feat… Un copain m’y a fait entrer. Ah non. lever de l’argent avec des PowerPoint faits en habitait dans le VIème, on a été au lycée Mon- une nuit. Tout cela n’est pas sérieux et la bulle taigne où les meilleurs élèves sont dirigés vers Vous avez été pistonné ? Parce qu’il y a eu beaucoup de délires sur Internet va exploser. Louis le Grand ou Henri IV. À Louis Le Grand, Piston non… j’étais diplômé d’une grande ce monde de trader des années 90, ça a donné ça se passait bien en maths. J’avais la possibi- école, ça leur suffisait largement. Dans ces plein de films… Dans les articles que j’ai pu lire, j’ai l’im- lité de faire maths sup, je ne savais même pas grandes banques c’est assez fastidieux, il faut Oui, mais moi je ne suis pas trader. Je suis pression qu’il y a une version légendaire. On ce que c’était mais je l’ai fait. En même temps, souvent qu’une personne de l’intérieur mette un cadre de banque. On n’a pas des rémunéra- dit : « Ah ! Charles Beigbeder le gros malin, il j’avais 18 ans… La jeunesse, les soirées, les votre CV sous le nez d’un directeur. C’est aussi la tions énormes, on est bien payés mais ce n’est a vendu avant que la bulle n’explose… » filles… Du coup j’ai redoublé, j’ai fait deux maths chance, mais elle se provoque en parlant autour pas la folie. À Londres, les loyers sont très élevés Bah, c’est deux fois faux. C’est le jeudi 15 spé. J’ai passé tous les concours, Polytechnique, de soi. et moi, je vous l’ai dit, je suis souvent à découvert mars 2000 que le Nasdaq commence à décro- École des mines, mais le seul que j’ai eu, c’était avant la fin du mois. Mais c’est une période dont cher et nous entrons en Bourse le lendemain. Centrale. Ce n’était pas un choix. Et là vous devenez trader… je me rappelle avec bonheur. À la longue, bien Ça se passe bien, c’est ric-rac, mais c’est qua- Ah non, pas du tout : je deviens attaché de sûr, j’en avais un peu marre de prendre le métro siment la dernière IPO (Initial Public Offering) Mais cette bosse des affaires, vous ne direction dans le département des affaires indus- en me courbant parce que les métros londoniens de société internet, le même jour que Liberty l’aviez pas encore ? trielles de la banque BNP Paribas, où je m’occupe sont tout petits, à lire le Financial Times entourés Surf. Ensuite la fenêtre se referme, le Nasdaq va Pas du tout, j’étais complètement naïf, j’ai de l’investissement et des fusions acquisitions. de mecs en costards rayés lisant le FT… Et puis dégringoler mais c’est vrai que dans le CAC, le évolué... J’ai fait des stages chez Dassault, j’ai Ce n’est pas les marchés… Finalement, je n’ai le désir de créer ma propre boîte était revenu. On taux va continuer à grimper jusqu’en septembre fait l’option air-espace, pas l’option finances : les jamais été sur les marchés. Je suis dans un était en 96. Et c’est en voyant ce qui se passait 2000. N’empêche, dès avril-mai, avec les action- calculs d’éléments finis pour optimiser la forme bureau à évaluer des boîtes sur mon ordinateur aux États-Unis avec le développement de iTrade naires de Selftrade on commence à se dire au

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niveau du conseil d’administration : « Ça sent le n’ayez pas obtenu du cash du papier, vos roussi il faudrait peut-être s’adosser à un grand finances vont finir par s’écrouler… du secteur. » Début septembre, le CAC commence Les finances ne vont pas très bien… On sa dégringolade : il faut dire qu’il était monté à avait, un peu imprudemment peut-être, acquis 7 000, ce qui est délirant… Aujourd’hui, il est à une maison dans Paris en empruntant sur la 3 300... On va donc signer avec des Allemands base de la valeur de nos titres qui était impor- avant le second Krach, celui des gros indices. tante. La maison qui représentait 20% de cette Mais, et c’est la deuxième raison pour laquelle valeur va tout d’un coup en représenter 100%. ce qu’on dit de mon enrichissement n’est pas Les banques grognent. Là ça va être un peu tout à fait exact, on va signer un deal en papier délicat. Heureusement, une négociation va se et non pas en cash, malheureusement ou heu- produire avec l’actionnaire principal de l’entité reusement, je ne sais pas. Je vais donc recevoir combinée et il va me racheter mes titres à un des actions de l’entreprise qui nous acquiert, les- prix qui me permet de rembourser toutes mes quelles actions vont ensuite dégringoler sans que dettes… je puisse les vendre puisque je suis président. Et de conserver la maison. Car vous vous faites embaucher en plus ? Oui mais pas très loin du prix du marché, ce Oui, je deviens un des trois directeurs n’était pas non plus un cadeau. généraux de l’entité fusionnée. Il vous fallait du cash pour le coup… C’était votre volonté de rester ? Pour rassurer les banquiers, il fallait soit Oui parce que je n’ai pas raisonné vente, j’ai vendre le bien immobilier, soit vendre les titres, raisonné adossement, mariage. Comme c’était ce qui n’était pas facile car ils étaient liquides. une OPE (Offre publique d’échange), il fallait J’ai pu faire ça ric-rac et ça s’est bien passé. une combinaison de nos forces. On était un des C’était fin 2001, à un moment où on a le plaisir premiers Français, ils étaient un des premier d’accueillir notre deuxième fille et juste après Allemands, on se mettait ensemble et c’était le drame des tours jumelles de New York, donc super. Sauf que la bulle a continué à exploser… on relativise. On se dit qu’on est dans la merde Là, c’est moins drôle, il faut licencier les gens. financièrement, mais qu’il y a plus grave. Il faut réduire les investissements, fermer des succursales dans certains pays. J’ai toujours Quand les riches ont des problèmes été entouré de managers super pro, donc on se d’argent, c’est aussi grave que pour les partage le travail. Moi je suis plus un développeur, pauvres ? quelqu’un qui a des idées, qu’un manager. Je suis Bien sûr. Là on était carrément clochardisés, plus un positif. Mais bon, quand il faut mettre fin pas loin… C’était vraiment limite, quoi. Finalement à un contrat, je le fais en transparence en disant : ça se termine bien. Je vais pouvoir rembourser « Bah voilà, t’as compris c’est dur, il faut qu’on se toutes mes dettes, payer mes impôts. Puis je vais sépare. » Faire les choses proprement, quoi. pouvoir recréer une boîte. Je passe un entretien pour un job normal, ça se passe très mal parce À ce moment-là, justement à cause de que quand on a été directeur d’entreprise… l’explosion de la bulle et du fait que vous C’était un fond d’investissement britannique

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et le mec commence à poser des questions sur Le transport, donc l’acheminement physique de en 2007 donc, en 2005, on est dans la genèse de faibles, ce qui génère des pertes. L’entreprise mon CV. Je ne m’énerve pas mais je comprends l’électricité et du gaz reste un monopole naturel. l’entreprise. Ce n’est qu’en 2007 que vous et moi a dû passer par nombre de difficultés sur son que je ne pourrai plus jamais être salarié. Chacun a droit de faire transporter ses électrons avons eu le droit de quitter EDF. Évidemment, activité de commerce d’électricité et de gaz. Sur ou son gaz par ce réseau. EDF va donc progres- je le fais ! À partir de fin mai, on a des clients, l’activité production en revanche il y a eu une On en arrive à Poweo. N’y a-t-il pas un peu sivement splitter avec EDF Production et EDF mais pas beaucoup, parce qu’il va se passer période dont je suis super fier. J’étais le premier de délit d’initié dans cette affaire ? Vous êtes Commerce qui sont des activités concurren- quelque chose… Les associations de consom- à dire qu’il fallait qu’on soit producteur, qu’on ne tout de même au courant qu’il va y avoir une tielles. Tout ça se met progressivement en place. mateurs, dont l’UFC-Que choisir, vont dire : pouvait pas se contenter d’acheter de l’énergie et privatisation du secteur ? Une Commission de régulation de l’énergie (CRE) « Il ne faut pas y aller, c’est dangereux.» C’est de la vendre. Poweo a été la première entreprise Il n’y a aucun délit d’initié. C’est Lionel est créée. On est les premiers à arriver. Tout le quand même curieux... Était-ce technique ou à construire des centrales à gaz hyper efficient Jospin et le ministre Christian Pierret qui votent monde nous regarde comme des dingues. On idéologique ? Je ne sais pas. À et écologique même si ça émet la loi électrique en février 2000. À l’époque, j’étais va définir les règles du jeu de cette ouverture l’UFC-Que Choisir, il y a quand un peu de CO2 (trois fois moins à la tête de Selftrade, cela ne m’avait pas frappé, du marché. On peut appeler ça un délit d’initié ! même des personnes sensibles qu’une centrale de charbon). je ne lisais pas les articles concernant l’énergie. Le gouvernement décide d’ouvrir, poussé par à l’idéologie de gauche… Ils « Je suis plus un C’était une immense fierté et En revanche, début 2002, je me dis : « Il faut que je Bruxelles, et donc derrière on va travailler avec ne sont pas forcément pour la positif. Mais bon, on avait un plan industriel très recrée une boîte. » Pourquoi Selftrade a marché ? les pouvoirs publics, avec EDF, en bonne intelli- concurrence dans l’énergie, ils ambitieux requérant beaucoup Parce qu’il y a eu une directive européenne qui gence pour ouvrir ce marché… pensent que c’est inutile et dan- quand il faut de capitaux. Mais, après la a cassé le monopole des agents de change et des gereux. Et puis, il va y avoir une Mettre fin à un chute de la banque Lehman sociétés de Bourse. Donc je me dis : « Quel est le On a dit que vous aviez alors servi de vraie raison technique, c’est que contrat, je le fais en 2008, on redevient dange- prochain secteur d’activité économique qui va se faire-valoir à edF qui pouvait proclamer : quand on quittait EDF et qu’on proprement » reux à vouloir ainsi emprun- débloquer grâce à une directive européenne ? » Il « Vous voyez, nous avons de la concurrence… » allait chez Poweo, et bien on ter beaucoup d’argent. Du y avait les télécoms mais je n’étais pas dedans Je sais. Ils me l’ont dit. En interne, ils se n’avait plus le droit de retourner coup, la crise financière nous et il y avait déjà beaucoup d’entrepreneurs. servaient de nous pour stimuler leurs directeurs chez EDF. a vraiment affectés ainsi que Que reste-t-il ? Pas besoin de chercher midi à en disant : « Regardez la concurrence des capita- la crise économique, parce que le prix du baril quatorze heures. L’énergie évidemment. Et c’est listes, le couteau entre les dents qui arrive, il faut C’est pareil avec France Télécom… de pétrole va s’effondrer. Je ne peux plus suivre là que j’apprends qu’il y a eu une directive votée être plus efficaces, plus performants. » J’ai même Avec France Télécom, c’est compliqué mais et l’autre actionnaire qui co-contrôlait l’entre- en 1996 à Bruxelles, et transposée en 2000… ce accepté de pitcher devant tous les directeurs possible. Là, dans la loi électrique, c’était carré- prise va racheter mes parts. Il a revendu à Direct que je ne savais pas. Bon, très bien, il y a une un jour pour expliquer ce qu’on faisait. C’était ment interdit, ce qui est aberrant et anxiogène Énergie, le nouvel entrant dans le secteur, et on loi, mais on était en attente des décrets. Ah bah ! de bonne guerre. Et puis, ils s’en servaient à pour le consommateur. On ne pensait pas que les est en discussion avec eux pour une éventuelle Tiens, ça tombe bien il va y avoir le sommet de Bruxelles pour montrer à la Commission euro- associations de consommateurs mettraient ça en fusion des deux entreprises. Barcelone en mars 2002. Chirac et Jospin vont péenne que c’était épouvantable, qu’il y avait une avant et cela nous a causé du tort. Le lancement accepter de donner des dates d’ouverture. 1er concurrence féroce en France. Là, ils exagèrent est raté et on va faire du lobbying pour obtenir Certains salariés actionnaires de poweo juillet 2004 c’est les professionnels, 1er juillet un petit peu, puisque dix ans plus tard on a un changement dans la loi, ce qu’on obtiendra ont mal vécu votre départ. 2007 c’est les particuliers. Parfait ! Ça nous toujours que 3% de part de marché. en janvier 2008. Le vrai lancement date donc de Certains ont vendu à ce moment-là, d’autres laisse le temps de créer une entreprise de com- cette date. au contraire ont racheté à l’augmentation de mercialisation de l’électricité. Dans votre portrait fait par Libération capital de l’été 2009. La Terre n’a pas tourné en 2005, un de vos collaborateurs disait à ce Où en est Poweo en 2012 ? dans le bon sens pour eux. Mais comme pour C’est complètement fou, je ne connais moment-là : « Poweo va exploser dans deux Personnellement j’ai vendu ma participa- Selftrade, je ne suis pas là pour garantir ad vitam personne autour de moi qui achète son élec- ans… » tion en 2009, mais Poweo va mieux. Cela reste aeternam le cours de bourse de Poweo. On peut tricité ailleurs que chez EDF… Je ne pense pas qu’il parlait de Poweo, mais difficile parce que les conditions du dévelop- trouver des gens qui ont perdu de l’argent et qui Le législateur pense à ça. En fait ce qui est plutôt du marché. L’ouverture aux commerçants pement de la concurrence ne sont pas tout à gémissent, mais ceux qui en ont gagné, on ne les dérégulé, c’est la production et la fourniture. a eu lieu en 2004 et l’ouverture aux particuliers fait réunies en France. Les marges sont trop entend pas.

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Question théorique : l’idée libérale de les cartels, les abus avec un code du travail, l’Union européenne, c’est qu’en mettant les mais c’est le système le plus efficace possible. choses en concurrence, leurs prix allaient Pourquoi ? C’est très simple. Parce qu’on va avoir baisser. Or on voit que ce n’est pas le cas. une meilleure division du travail, il va y avoir Ils n’ont jamais dit que les prix allaient un progrès des connaissances qui va permettre diminuer. C’est la marge qui diminue, c’est-à- de mieux exploiter les ressources naturelles. Et dire la différence entre le coût de production et le une augmentation de la productivité. On va avoir prix de vente. Dans les télécoms, il se trouve que des entrepreneurs qui vont s’enrichir mais qui le coût de production s’est effondré. Donc non vont aussi enrichir tous ceux autour d’eux et le seulement le coût de production baisse mais en niveau de vie augmente de façon spectaculaire. plus la marge baisse donc les prix baissent dans C’est ça le libéralisme. 2008, on dit : c’est la faute le cadre de l’énergie. du libéralisme. C’est faux ! C’est la faute à une mauvaise régulation bancaire Bon, j’imagine que vous par des acteurs qui vont faire ne vous réveillez pas la nuit n’importe quoi avec des effets en haletant… mais n’y a-t-il « On pourrait dire de levier de 30. C’est l’État jamais un moment où vous du libéralisme qui est défaillant parce qu’il réfléchissez, où vous marchez ce qu'on dit de la change les règles du jeu sous seul en forêt, où vous vous la force de certains lobbys. dites que le libéralisme, c’est démocratie : c'est bien pour vous parce que vous le Moins Mauvais Maintenant tout le êtes du bon côté du manche des systèmes » monde dit, ça devient mais que pour l’ensemble de presque une vulgate : ce l’humanité, finalement, ça se système va droit dans le discute ? mur. Cela va d’Edgar Morin Non, non, non. Jamais ! Au contraire. Je à un grand nombre d’économistes… suis vraiment persuadé que le libéralisme est Cela dépend de quoi on parle. Avec un le meilleur des systèmes. Si, depuis le début du système où les États occidentaux vivent à crédit xixème, la population mondiale a été multipliée et sont en déficit depuis trente ans, oui, on va par 7, ce n’est pas une coïncidence. C’est juste- dans le mur. On ne peut plus vivre à crédit main- ment grâce à la mondialisation, au capitalisme, tenant, on a atteint les limites. Il y a un mur de au libéralisme, au formidable développement dettes qui fait qu’on va devoir revenir à l’équilibre humain que cela a représenté… budgétaire et ça c’est très bien, c’est la règle d’or. Mais le libéralisme ne nous conduit pas dans le Libéralisme tempéré, un peu, quand mur, c’est plutôt le contraire. On pourrait juste même ? dire de lui ce qu’on dit de la démocratie : que c’est Adam Smith lui-même dit : « Il faut des le moins mauvais des systèmes. règles du jeu bien ordonnées pour que le libéra- lisme puisse fonctionner, sinon c’est la jungle. » Mais la planète est exploitée jusqu’à en Le libéralisme doit être bien organisé pour éviter devenir malade finalement…

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Il y a des règles environnementales qu’il faut essentiellement dans l’ouest de l’Ukraine. Et on il y a un déficit d’offre mais ce n’est pas un marché Politiquement, vous avez commencé mettre en place. Ça c’est nouveau. Il faut mieux a démarré la même chose en Argentine. On va libre. Les prix ne sont pas dictés par l’offre et plutôt du côté de Borloo ? exploiter les ressources naturelles, et pas n’im- doubler de taille. On a en effet pensé que ça ne la demande, mais fixés par le gouvernement En fait c’était d’abord Sarkozy. J’ai pris ma porte comment, d’où les directives sur les émis- serait pas bête d’avoir un autre pilier pour réduire qui déconne là-dessus. Les prix à la pompe carte de l’UMP en 2005. Ensuite, je me suis dit sions de CO2, la lutte contre la pollution. Mais nos risques climatiques et politiques. L’Ukraine augmentent en temps réel depuis 1983, où est qu’il serait peut-être intelligent de m’inscrire dans la terre regorge de ressources ! Dans le domaine n’est pas un pays de l’UE, c’est un pays instable le problème ? En revanche, comme c’est toujours un des clubs de l’UMP, parce que l’UMP est une de l’énergie, on reçoit à chaque instant 100 000 et jeune. très désagréable d’annoncer une hausse des grande famille, une sorte de confédération qui va térawatts d’énergie, alors que l’humanité n’en a tarifs de gaz ou d’électricité, qu’à chaque fois de l’ancien RPR aux centristes, aux humanistes besoin que de 14. Et je ne parle que de ce qu’on J’ai lu que vous ne payez ni impôts ni TVA c’est un traumatisme, du coup le gouvernement en passant par les libéraux…Un ami m’a présenté reçoit du soleil, car au-dessous de nous il y a une sur cette production. ne le fait pas, et le marché est biaisé. Bref, c’est des dirigeants du Parti radical présidé par Borloo jolie petite boule de fer liquide qui irradie et on Attendez que je ne dise pas de bêtises, on perdant-perdant…. et j’y suis entré. Lorsque Borloo a souhaité être estime que cela représente 100 térawatts qu’on paie des taxes locales… Je ne sais jamais. Il y candidat à la présidence, j’étais plutôt contre et n’utilise pas. L’énergie, on en a donc beaucoup. a effectivement un avantage fiscal qui compense Parlons politique. Vous vous présentez je le lui ai dit. À ce moment-là, le Parti radical est En plus on a l’énergie nucléaire, qu’il faut faire un peu les contraintes à l’export qui existent en aux législatives sous l’étiquette UMP dans le sorti de l’UMP mais en laissant à chacun la pos- progresser afin qu’elle soit plus performante et Ukraine parce que le gouvernement ne veut pas XIIème arrondissement de Paris. sibilité de conserver la double génère moins de déchets. On est loin d’être une que les prix du pain s’envolent. On n’est pas dans Vous savez qu’il est maudit appartenance. Du coup quand civilisation qui a épuisé sa planète, il faut arrêter un marché complètement libre. celui-là… Jean-François Copé a pris la avec ça ! Il a été a droite de 1978 à « Lorsque Borloo tête de l’UMP, il m’a nommé On dit que nous sommes trop nombreux 2007, donc comme maudit il a souhaité être secrétaire national à la pédago- J’en viens à votre nouveau pôle d’activi- sur Terre, que la famine guette. Vous n’êtes y a pire. Effectivement, depuis candidat à la gie de la réforme de l’UMP. C’est tés : le blé en Ukraine. pas de cet avis ? 2007, il y a eu Arnaud Klars- présidence, j'étais vrai que je m’implique de plus On a repris les kolkhozes. On loue les terres Non. Ce qui se passe c’est que certains pays feld qui n’a pas fait une très en plus dans l’UMP même si je qui ont été attribuées par le gouvernement ukrai- émergents comme l’Inde et la Chine modifient bonne campagne, puis le binôme contre et suis toujours membre du Parti nien il y a dix/quinze ans aux anciens kolkho- leurs habitudes alimentaires et commencent à Cavada/Largarde. Là, pareil, je lui ai dit » radical. Quand j’ai eu mon inves- ziens. Donc on a 20 000 propriétaires… manger de la viande parce qu’ils veulent des pro- je ne suis pas sûr qu’ils étaient titure, il y a eu de l’irritation au téines. C’est tant mieux. Ça augmente la demande à fond. Je vais essayer de faire Parti radical parce qu’ils ont leur C’est bizarre quand même… Kolkhoze ça des céréales parce qu’il faut nourrir le bétail. mieux… propre calendrier pour l’attribu- renvoie au contraire de ce que vous êtes… Déficit d’offre, du coup les stocks mondiaux dimi- tion des investitures sur lesquelles ils travaillent Le kolkhoze n’est jamais qu’une grande nuent, et il faut investir. Il faut faire attention, il y Ce n’est quand même pas votre quartier avec le Nouveau centre. Mais je ne pouvais pas ferme qui fait 8 000 hectares et qui s’étale sur aura probablement surinvestissement. Nous, on non plus : vous vivez dans le xvième. attendre parce que si j’avais dit à l’UMP : « Non, 40 kilomètres, avec des capacités de stockage investit prudemment et on augmente la capacité Ça fait quarante ans que j’habite Paris. C’est il faut attendre que le Parti radical et le Nouveau et des voies de chemin de fer pour envoyer la de production mondiale à notre petite échelle, et ma commune et alors si je veux m’impliquer et centre soient d’accord », bah, quelqu’un d’autre production à Odessa. On réinvestit dans ces là encore, c’est un exemple de libéralisme. Créer défendre les idées de ma famille politique sur le aurait été nommé à ma place. Mais j’espère que fermes qui étaient plus ou moins en ruine, on une boîte c’est facile, mais après il faut vendre terrain, je vais où ? Dans le Loir-et-Cher ? Non, ça rentrera dans l’ordre ultérieurement. achète du machinisme ultramoderne, on apporte des services, et le plus difficile c’est de trouver le je vais à Paris. Si on veut qu’il y ait l’alternance notre technique agricole parce que l’agriculture client… à l’Hôtel de Ville en 2014, il est absolument clé Quel est votre argument pour dire à Borloo française est une des meilleures au monde. On de reconquérir ce territoire, et les législatives que ce n’était pas bien d’y aller ? produit parce que ces terres étaient en jachère. N’est-ce pas l’erreur que vous avez faite sont une occasion de le faire. C’est une première Il y en avait deux. Risque de 21 avril à Là, on est contents parce que ça fait deux années avec Poweo ? étape, ça va être très difficile mais ce n’est pas l’envers, donc division du centre droit. Et puis qu’on gagne de l’argent. Ça fait cinq ans qu’on a Si, bien sûr. Si c’était à refaire, j’hésiterais à impossible. Le xiième, c’est une petite France. la situation économique étant de plus en plus créé la boîte et on a repris six anciens Kolkhozes deux fois. L’énergie est un secteur extraordinaire, grave, il fallait rester unis.

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Vous avez reproché des incohérences parité en politique. C’est marrant parce qu’à la économiques dans le projet de Sarkozy. Les- FONDAPOL (fondation pour l’innovation poli- quelles ? tique) dont je suis vice-président, on a une pro- Il y a eu un certain nombre de réformes position très innovante : nous proposons qu’un dès 2007-2008 qui avec le recul n’auraient pas quota d’élus soit tiré au sort. Il faut d’une façon dû être faites compte tenu de ce qui s’est passé ou d’une autre qu’on ait plus de citoyens lambda, après. La TVA sur la restauration, c’était idiot, de personnalités de la société civile, en politique. vu qu’il s’agissait d’emplois non délocalisables. On a vu le résultat. Les heures sup aussi, com- Comment se déroulerait ce tirage au sort ? pliqué et coûteux… Ça aurait été plus simple de Ce serait uniquement pour les villes de plu- libéraliser la fixation de la durée du travail. On y sieurs milliers d’habitants parce que pour les est presque, il manque juste un petit décret. La petites communes, c’est en quelque sorte déjà TVA sociale, pareil, c’est très dommage de ne pas le cas. Il y aurait un registre où on s’inscrirait, l’avoir faite dès 2007, tout ça parce que Fabius a on vérifierait que vous n’êtes pas condamnés, taclé Borloo lors d’un débat entre les deux tours que vous êtes éligibles… À chaque élection il y des législatives, alors que tout le monde sait aurait un tirage au sort d’un certain nombre de qu’il faut la faire. Il s’agit simplement de baisser personnes sur cette liste. Et à ce moment-là on les charges car on sait qu’elles sont beaucoup serait élu au conseil municipal, régional… Mais trop élevées en France et d’augmenter d’autres ce n’est jamais que ce que Platon préconisait impôts. Un autre truc qui m’a déçu c’était sur la dans La République. réforme des régimes spéciaux en novembre 2007. Je faisais partie de la majorité qui pensait qu’il Pour finir, vous vous voyez ministre ? fallait être plus dur sur ce sujet, aller au conflit, Pourquoi pas ? Je suis sérieux dans mon que Sarkozy aurait dû faire avec les aiguilleurs engagement. Là, je me bats pour être élu député. du ciel ce que Thatcher a fait avec les mineurs Je défends mes idées aussi au niveau national anglais... avec mon livre et mes autres responsabilités. Si à un moment on me demande de mettre en Vous dites dans votre livre qu’il est œuvre certaines de ces propositions, ce sera un important que des entrepreneurs investissent défi très excitant. Mais là, ce n’est pas moi qui le monde de la politique. Êtes-vous pour la décide. professionnalisation de la politique ? Pas trop… J’estime qu’il ne faut pas faire trop de mandats. Quand on pense qu’à l’Assem- blée nationale certains en sont à leur sixième mandat, qu’en plus ils sont maires depuis six mandats également. C’est trop. À l’arrivée, ça fait beaucoup de mecs et très peu de femmes à l’Assemblée nationale. Je pense qu’il faut plus de respiration, plus d’hybridation, de mixité, de

40 numéro 1 — 41 Charles Charles L'imagination au pouvoir Flore Vasseur Vincent Hein Ministre de l’Économie et des finances Ministre du Commerce extérieur Francois Bégaudeau Antoine BuÉno Ministre de l’Éducation Ministre du Budget Nicolas Ksiss-Martov Shumona Sinha Ministre des Sports Ministre de l'Émigration « J’en suis venu à la conclusion que la politique est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux Hélèna Villovitch Mathias Énard politiciens » disait Charles de Gaulle en pastichant Ministre de la Fin (du nucléaire) Ministre des Affaires étranges Georges Clémenceau. C’est pourquoi nous avons confié le pouvoir à des écrivains. Loufoques, réa- Frédéric Beigbeder Bénédicte Martin listes, rêveurs, poétiques, insoucieux de la dette Ministre de la Culture Ministre de la Condition féminine (quoique), tous ont mis la main au portefeuille, L ola Lafon Martin Winckler et patiné gaiement sur « les eaux gelées du calcul Ministre de l’Intérieur Ministre de la Santé égoïste » pour reprendre la belle formule de Marx. Ils ont inventé de nouvelles voies, de nouvelles vies Emmanuel Pierrat Arnaud Viviant dont bien des politiques en panne d’espoir pour- Garde des Sceaux & Stéphanie moisdon raient, ou feraient bien de s’inspirer. Ministres des Arts et des artistes Frédéric Ciriez © Emile Zola par Edouard Manet, 1868, Détail. Ministre de la Défense Le pouvoir a l'imagination

Renaud Monfourny Ministre de la Photographie

42 numéro 1 — 43 Charles Flore Vasseur

Ministre de l’Économie et des finances

À l’heure de Justin Bieber, l’économie c’est la guerre

Pour que je sois un jour ministre de l’Économie et des finances, le système doit imploser. J’ai donc toutes mes chances. Mars 2012, le président de la République invoque la gravité de la situation économique, pour convoquer un gouvernement de coalition et surseoir aux élections. En l’échange d’un accueil unanime par les marchés, propulsant – pour 48 heures – la Bourse de Paris vers les sommets, il a nommé son Premier ministre chez Goldman Sachs. La clique politique épuise la population à coup de plans de rigueur iniques, viole la Fonction politique en léchant les bottes en croco des marchés. Elle achève ainsi l’énorme transfert de richesse de la classe moyenne vers les riches. Un camp d’indignés s’installe devant le Fouquet’s. Octobre 2012 : affamée, mal chauffée, la population se rebelle, la guerre civile éclate, l’oligarchie fuit à Saint-Barth. 21 décembre 2012 : la fin du monde selon les Mayas n’arrive pas car nous sommes en plein dedans. Le putsch des banksters sur notre démocratie vieillissante conduit au bain de sang et à la désertion du gotha politico-mediatico-financier. Nous n’avons donc pas tout perdu. Janvier 2013 : plus personne ne veut s’y cogner. Je suis nommée. C’est un cas désespéré. À ma prise de fonction, la France est un lieu de mort à la Sun Tzu : « Là où l’on se trouve tellement réduit que quel que soit le parti que l’on prenne, on est toujours en danger. » C’est une terre brûlée mais pas totalement cramée. L’euro et les banques ont été sauvés. Le reste est à terre. Pour tout reconstruire, je demande des pouvoirs élargis. En échange, je m’engage à mettre régulièrement ma tête sur le billot de l’opinion. Je n’ai pas vocation à durer. Avant et après, j’ai eu et j’aurai une vie bien à moi, dans un bout de montagne qui n’appartient pas à un fonds saoudien. Mon objectif : récu- pérer notre espace mental, environnemental et économique. Redonner l’envie. Ma méthode : quitte à disparaître, autant le faire par le haut, tenter le tout pour le tout. J’inaugure mon mandat par une consultation nationale. Elle ne coûte rien, elle a lieu sur un réseau social. Je pose la mère de toutes les questions, la seule capable de traverser la mère de toutes les crises (celle dans laquelle nous sommes) : « Chers tous, au fond, souhaitez-vous être un consommateur (Chinois sans avenir, obèse bouffé par l’eczéma à cause de la pollution, dépressif à vie accro à son smartphone qui rend débile) ou un citoyen (gueulard invétéré, les mains dans le cambouis, défendant son lopin de terre, sa part d’air pur, et ce qu’il reste de sa dignité) ? »

44 numéro 1 — 45 Charles flore vasseur Ministre de l’Économie et des finances

En cas de plébiscite pour le Chinois obèse dépressif, je rends les clés. Sous automobile et train de vie de l’État ont été cisaillés : vente de l’Airbus de l’Élysée, prétexte de préserver ses derniers acquis, mon peuple vient de lâcher son dernier réduction de 30% sur le salaire des élus, de 170% pour celui du président, sup- Capital : sa rage. Rien ne peut plus le préserver du carnage final. À l’heure de pression de toutes les indemnités en veux-tu en voilà. Et interdiction du cumul des Justin Bieber, l’économie c’est la guerre. On ne remporte pas de victoire avec une mandats. La politique ne doit plus être une profession, encore moins une rente. armée en proie au doute. Il s’agit de souveraineté des âmes, de défense nationale. Mais un arrachement. Et j’ambitionne la victoire. Avec mon gilet pare-balles, je procède alors à une énorme opération de net- Sous mon ministère, outre les classiques portefeuilles du Travail ou Budget, toyage. Je veux en finir avec la « tyrannie des marchés », string troué de la médio- je crée le « ministère du Bonheur national et de l’utilité sociétale ». Les cyniques crité du politique. s’en donnent à cœur joie. C’est déjà cela. Ce ministère évalue le BNB (Bonheur Là aussi, je commence par un peu de pédagogie. Je squatte la matinale de National Brut). À côté des sacro-saints critères de productivité, on parle enfin de RTL : sens. Il lance des campagnes de mobilisation contre les méfaits de la mélancolie « Les marchés ne sont ni bons ni méchants. Ils font leur travail, gagnent de de masse. C’est une cause nationale. En rang serré, le gouvernement doit faire l’argent sans se demander comment. Ils sont juste très efficaces. Depuis 2008, tomber les murs du déni. Les organes de presse appartenant à des groupes indus- ils savent que le politique ne les laissera jamais tomber. Quoi qu’elles fassent, les triels (la plupart) sont soumis à vigilance. Comme sur les paquets de cigarettes, un banques seront toujours sauvées. Mieux ! Pour les marchés, ces plans de sauve- bandeau noir barre désormais la page de Une : « Ce journal appartient à un groupe tage sont des mines d’argent gratuit. Ils n’ont aucun intérêt à ce que les pays s’en industriel. Il n’est donc pas en mesure de garantir l’objectivité nécessaire à votre sortent. Aujourd’hui, ils s’enrichissent sur l’affolement général. L’argent rend fou ; compréhension. » Le ministère du Bonheur et de l’utilité sociale crée un service d’in- la politique débile ! L’absence de courage est un désastre pour tous et une manne formations indépendant dont les dirigeants sont élus au suffrage universel. Ils sont pour quelques-uns. » responsables devant leur lectorat (et non plus devant le pouvoir, politique comme Je marque une pause, attends que la phrase touche son auditoire, gonfle ma économique). J’attends de ce ministère tableaux de bord et expérimentations. Le voix comme un général : bonheur est une affaire sérieuse. Parce qu’il ne va pas de soi. « On peut sauter comme un cabri et dire "Les marchés, les marchés, les Je recrute mon état-major, m’entoure des meilleurs c’est-à-dire des plus fous : marchés ! " Mais les marchés ce sont des ordinateurs reliés entre eux, qui tra- des artistes pour la stratégie, des virtuoses des lois et des arcanes des ministères vaillent entre eux1 ! Ils survivront à la fin du monde ! Ou alors, quand ils n’auront pour la tactique, des entrepreneurs dégoûtés par leur retraite anticipée pour le plus besoin de nous, ils nous supprimeront ! » combat. Les courtisans, les technocrates et autres animaux à sang-froid sont au Nouvelle pause. chômage technique. Je mets dans un bateau à vapeur tout ce qu’il reste d’experts Cela ne sert donc à rien de « rassurer les marchés ». Il faut tout débrancher, ayant vécu au crochet des crises : ils vont surveiller le trafic ferroviaire en Papoua- casser l’idée même de spéculation et récupérer l’argent qui nourrit la bête. sie du sud-est. Puis l’uppercut : Le champ à peu près dégagé, je déroule mon plan : 1/ Désintoxication, 2/ « Ne vous leurrez pas chers concitoyens, ce travail commence par vous. La Éducation, 3/ Reconquête. haine du banquier est une construction du politique pour dissimuler sa mesquine- Désintoxication donc. Je commence par rappeler quelques vérités aujourd’hui rie. Entre un trader qui spécule contre le blé et le père de famille à Montluçon qui planquées sous le tapis usé du « pouvoir ». Pour cela, je m’offre le 20 heures de veut que son assurance vie “crache”, il n’y a aucune différence : chacun cherche Claire Chazal. Elle me sert l’interview sur un plateau : son gain immédiat, aucun ne pense aux conséquences. Si vous voulez retrouver « Le monde que vous avez connu, celui d’un système bâti sur la satisfaction votre liberté, apprenez à renoncer au robinet à cash ! Désintoxiquez-vous ! » de nos pulsions primaires et une pseudo répartition des richesses est fini. Bonne Au Parlement, je fais passer fissa toutes ces lois que, de G8 en G20, on évite : nouvelle : il était injuste, il a massacré nos rêves et portefeuilles, toute forme de taxe sur les transactions financières, interdiction des ventes à découvert, sup- respect. Mauvaise nouvelle : personne n’a la solution. Nous avons devant nous pression de l’anonymat des transactions financières, séparation de l’activité des une énorme période de tâtonnement. Je ne vous demande pas de sacrifice, je vous banques de détail et des banques d’investissement. Elles n’ont d’intérêt que si le demande votre énergie. Je vous demande d’essayer. Si vous croyez encore que quoi monde entier les adopte ? La belle affaire ! J’arrête le massacre chez moi. Je crée un que ce soit est garanti, rappelez Marine Le Pen. » service public de la notation financière, histoire de garder le contrôle de la météo. Je consulte à nouveau la population via les réseaux sociaux: Je nationalise les banques, cadre leur mission : financer l’économie réelle2. Le « Chers tous, êtes-vous prêts à tenter une expérience inédite dans l’histoire de tout puissant lobby de la finance me ridiculise. Le ministère du Bonheur national l’humanité : poser les bases d’un monde nouveau ? » rétorque avec la campagne : En cas de réponse négative, je rends mon tablier. On ne refait pas le monde sans cojones. En cas de réponse positive, j’envoie ma famille sur une autre planète, 1 70% des transactions boursières quotidiennes sont passées par des ordinateurs sans aucune intervention humaine enfile un gilet pare-balles, triple blinde ma Scenic de fonctions. À mon arrivée, parc 2 L’écart aujourd’hui entre les volumes échangés sur les marchés et dans l’économie réelle est de 50

46 numéro 1 — 47 Charles flore vasseur

« Nos vies valent plus qu’un algorithme. » Nos traders quittent les beaux quartiers, les hôtels de luxe tournent au ralenti. On va pouvoir se reloger à Paris. Je tue la finance spéculative. C’est mon premier crime pour l’humanité. Je fais l’ouverture du journal de CNN. Sous ma photo un gros titre : « Made in France». Je lance alors une grande opération contre le 1%, ou plutôt le 0,01% qui fait son beurre sur l’appauvrissement des autres. J’organise un meeting place de la Concorde dans lequel j’exhorte les riches : « Déverrouillez vos cœurs, déverrouillez vos coffres-forts ! Aimez-vous les uns les autres et surtout, surtout : rendez l’argent ! » Nul ne bouge, j’utilise la force : la loi. J’annule les niches fiscales à destination des riches, sauf pour ceux d’entre eux pouvant justifier de leur statut de chien. Je crée de nouvelles tranches d’impôt ainsi qu’un impôt total après 365 000 euros3 de revenus. Je réquisitionne l’argent français planqué dans les paradis fiscaux4. En cas de refus, je retire aux entreprises des points à leur permis (voir plus bas) et suspends les passeports des réfractaires. Les cyniques crient à la catastrophe. Mon opération de purification éthique continue. Je me focalise sur lebig business, ces temples de l’efficacité d’une violence inouïe. Le ministère de la Justice crée un pan entier du droit : les crimes contre l’équilibre social, mental, physique ou environne- mental. Une entreprise ne peut plus licencier abusivement, rendre débile, obèse ou drogué, impunément. La responsabilité des dirigeants est personnellement engagée (d’ailleurs, on médiatise le procès de quelques-uns avec séquence « menottes puis prison » à la clé). L’existence de l’entreprise ne va plus de soi : à chaque abus, on peut retirer des points à son permis d’exercer, un permis d’une durée de 20 ans, renouve- lable à l’infini. En son sein, le respect d’une échelle des salaires de 1 à 10 devient obli- gatoire. Les parachutes dorés, les bonus sont possibles si et seulement si l’ensemble de la masse salariale en reçoit une quote-part. Pour ajouter un peu de pression, on adopte la législation des class actions. Le CAC 40 trime et je n’en ai pas fini. Je mets son efficacité au service du dessin national. À la Google, chaque collaborateur doit consacrer 20% de son temps (un jour par semaine) à des projets d’utilité sociétale. J’appelle le tout « l’innovation de rupture ». Je deviens la femme à abattre. En coulisse, le « Milieu » s’organise. J’ai recruté les meilleurs hackers, je sais tout. Je quitte mon bureau du ministère par les sous-sols, me fond dans le bitume. Je me cache dans Paris en me faisant passer pour une SDF. Finis les palaces. Au moins je ne ferai pas de mauvaises rencontres. Je m’attaque alors à mon plus grand chantier : le consommateur et sa désaliéna- tion. Aujourd’hui on connaît le prix de tout mais la valeur de rien. Personne ne fait le lien entre les descentes chez H&M le samedi et les emplois qui s’en vont la semaine. Le pouvoir d’achat comme projet politique est la plus grande escroquerie politique de tous les temps. Avec la « société de loisirs ». Le travail de pédagogie est monstrueux. Je négocie avec l’équipe de Claire Chazal. Cette fois, elle se déplace jusqu’à mon abri, s’assoit à même la rue. Par politesse, elle dit « C’est joli chez vous. » Je suis comme Ben Laden dans sa grotte et j’ai froid.

3 365 000 euros : c’est beaucoup dans un monde en ruine et en plus c’est mémo-technique 4 200 milliards d’euros, pour les seuls avoirs français, selon Valérie Pécresse

48 numéro 1 — 49 Charles Ministre de l’Économie et des finances flore vasseur

Face caméra, je lâche tous les freins : Avec la politique du prix réel, la production se relocalise, la dette commer- « Les marques paient des agences de publicité pour vous vendre une idée du ciale s’effondre et l’emploi repart. La surconsommation disparaît, l’épargne abonde. bonheur que vous achetez grâce à des crédits qui vous ruinent. Vous pensez être N’ayant plus recours aux produits financiers exotiques (interdits par la loi), les riches quand en fait, on vous appauvrit. Vous êtes les dindons de la farce. On vous banques n’ont plus de placements « attractifs » à proposer. Je réinvestis mon bureau ment sur les prix comme on vous a menti sur les subprimes, l’euro et la dette. à Bercy et organise une consultation nationale : Comme on vous a menti sur la liberté. Pour combien de temps ? N’oubliez pas : un « Chers tous, et si notre épargne nous permettait d’être plus libres ? » mouton, ça se fait tondre et ça finit égorgé ! » C’est un plébiscite. La population n’est plus manipulable. Mon gouvernement À ce moment-là, je brandis la photo d’un poupon, me vautrant dans la démago : lance « le fonds stratégique du bonheur et de l’utilité sociale » avec les cagnottes des «Refusez l’abattoir ! Si vous ne le faites pas pour vous, faites le pour Hector. » Français. Nos 2 600 milliards d’euros permettent de financer, en tout ou partie, À la fin du générique, je relance une consultation : notre indépendance (rachat de la dette), notre modèle social et l’avenir : les inves- « Chers tous, pour récupérer une industrie et un environnement, êtes-vous tissements stratégiques dans les industries clés : énergie, agriculture, éducation, prêts à payer le prix juste » ? sciences de la vie. À ce stade, tout peut arriver. C’est LA mesure phare de mon mandat, la véri- Alors la France n’est plus tout à fait un lieu de mort. Elle a récupéré sa souve- table révolution. On me laisse encore un peu de temps. C’est l’effet Hector. Mon raineté et je ne vaux plus un clou. En guise de pot de départ, j’organise une énorme cabinet propose une série de lois qui pousse les experts-comptables à la dépres- rave party à Bercy. On renverse tout. Puis je passe la main, rapatrie ma famille. sion. Désormais, les prix doivent refléter les coûts réels, c’est-à-dire réintégrer tous Je peux enfin me consacrer à l’essentiel : regarder pousser mes fleurs. ceux que l’on planquait : au coût des matières premières, de fabrication, de trans- port et marketing notamment, on ajoute les coûts sociaux (on met un prix sur les délocalisations) et environnementaux (on met un prix sur le carbone). Le Made in China vaut une fortune. Il est cuit. Le sevrage fait des ravages. Le consommateur se tape la tête contre les murs. Il n’a plus tout, tout de suite. Une frange de citoyens – et pas que les bobos –– bascule, relève la tête : ils se remettent à trouver du travail, du sens, l’usage du temps. L’achat devenant rédhibitoire, le troc se développe. Ils recyclent, repeignent, détournent. Les objets ne séparent plus, ils relient. La parole renaît. Les popula- tions échangent des idées. Elles créent même des monnaies locales qui court-cir- cuitent l’euro, ou ce qu’il en reste. Tout devient pus lent. Après les politiques, les experts, les journalistes, le CAC 40 et le consomma- teur, je me paye l’industrie de la publicité. C’est désarmant de facilité : les marques en vie, mon mandat entre alors dans ma troisième phase : la reconquête. J’appelle le ministère de l’Éducation à la rescousse : l’économie est une guerre, chacun doit avoir les moyens de se battre. La macro s’enseigne dès la Sixième, Karl Marx figure au concours du BEPC, le « Syndrome du larbin » est visionné en classe de seconde. Il lance une expérimentation pour refondre l’enseignement non plus en fonction de matières mais de problématiques réelles. Par exemple : changement climatique (mathématiques, géographie, physique, biologie) ou origines de la vie (histoire, géologie, physique, philosophie, littérature). Il décloisonne, apprend à penser « système », causalités, liens. Pour en finir avec l’angoisse existentielle de ne jamais être à la hauteur (grand déclencheur de consommation compulsive), on restreint l’usage des notes, on valorise les doutes, on détecte les passions. On ne prépare plus les enfants à être de bons petits « manageurs ». Mais des citoyens, capables de choix et surtout d’échecs. Les métiers stratégiques deviennent l’éducation, l’information, le soin, la sou- veraineté alimentaire. Les salaires des professeurs, journalistes, soignants, agri- Flore Vasseur, est entrepreneur et écrivain. Son dernier roman culteurs et artisans grimpent en flèche. La cote du banquier, de l’agent immobilier Comment j'ai liquidé le siècle, charge féroce contre l'oligarchie financière, s’effondre. est en cours d'adaptation au cinéma.

50 numéro 1 — 51 Charles FRANçOIS BÉGAUDEAU

Ministre de l’Éducation

Les Jeunes ne liront plus Molière

Une fois expédiées les premières urgences liées à ma nomination à la tête du ministère de l’Éducation nationale – légation des quatre voitures de fonction au Musée européen du tuning, emménagement des services au cinquième étage d’un immeuble HLM d’Aubervilliers, exercices d’accoutumance au tutoiement général préconisé à ma demande par le nouveau Premier ministre – il sera temps d’appli- quer notre programme. Qui est assez simple. Qui tient en une phrase. Attendu que l’école consolide et accentue les inégalités sociales, qu’un pourcen- tage structurellement ridicule d’enfants d’ouvriers accède au cycle supérieur, que les profs partent au travail la boule au ventre et les élèves en traînant les pieds, que les profs partent au travail en traînant les pieds et les élèves la boule au ventre, que tous en reviennent accablés par la sensation d’une vertigineuse perte de temps, qu’il y aura bientôt moins de candidats au CAPES que de postes à pourvoir, que 92 % des élèves s’emmerdent en cours, que les 8% restants doivent leur performance à une inquiétante capacité au silence en position assise, que 95% des connaissances déli- vrées dans une journée sont oubliées le lendemain de l’exercice sur table visant à contrôler leur acquisition, que 100% de mes sept amis profs s’activent pour changer de métier, que le cadre scolaire tire chacun à son pire (les enseignants à des affects réactionnaires, les enseignés au plus crispant de leur connerie acnéique), que l’école offre en résumé un exemple unique de conjonction entre le déplaisir et l’inutilité parmi l’infinité d’activités pénibles mais profitables (l’épilation du pubis) ou inverse- ment (l’ingestion de moelleux au chocolat), nous décréterons que l’école n’est plus obligatoire. En vertu de quoi il relèvera de la décision de chaque élève, en concertation ou non avec ses responsables légaux, de se rendre dans l’établissement auquel le quadrillage républicain l’a administrativement rattaché, comme une chèvre à son piquet. Les mentalités étant, en matière d’éducation, aussi avancées que le téléphone à cadran, il est probable que ledit décret, validé par le comité citoyen formé par tirage au sort le lendemain de notre victoire, soulève quelques objections. Qu’on me permette d’y répondre dès maintenant, nous y gagnerons en fluidité le moment venu. L’école est le pilier de la République, qui risquerait de s’effondrer avec elle ? Il n’est pas gravé dans le marbre que nous devions préserver la République. Toute République est bananière.

52 numéro 1 — 53 Charles François Bégaudeau Ministre de l’Éducation

Nous allons fabriquer une génération d’incultes ? À entendre ceux-là mêmes, le grain étonnamment péjoratif de cette belle expression — livré à soi-même, que candidats triomphaux à « Questions pour un champion » ou à la « Dictée de Pivot », rêver de mieux ? À questionner corollairement l’idée communément admise que les qui s’inquiètent jour et nuit du niveau culturel des masses, nous en sommes déjà adultes doivent faire quelque chose de leurs enfants ; qu’il en va de leur devoir de là. Donc nous n’avons rien à perdre. Il est toujours étrange de voir les contempteurs s’occuper d’eux, de leur proposer des activités. Est-il si déplacé d’envisager que infatigables de cette société s’inquiéter à ce point d’en saper les bases. Au passage les enfants vaquent à leurs occupations ou à leurs non-occupations, que l’enfance nous rappelons, d’une part, que les hominidés ont vécu des millions d’années sans soit une vacance perpétuelle, que la jeunesse dispose comme elle l’entend de ses école, et qu’en grande majorité ils n’en sont pas morts (plutôt du choléra ou de dix-huit années, avant d’offrir les quarante suivantes à la société moyennant un surdose de Léo Ferré), d’autre part, que la vie effective, pour peu qu’on l’observe, salaire inférieur à 2 000 euros et de consacrer les vingt dernières à des croisières témoigne de l’aptitude admirable desdits hominidés à apprendre sans maître. avec Patrick Juvet et Desireless ? Les jeunes ne liront plus Molière ? Vous non plus. Il est bien vrai qu’un morveux de 6 ans ne saurait être livré à lui-même, quoique La société ne formera plus de travailleurs, visée première, sous les protesta- j’aie souvenir d’après-midis de 77 et 78 où mes parents me laissaient glander à ma tions d’humanisme, des fondateurs de notre système scolaire laïque, obligatoire guise, jouer au foot au pied de l’immeuble avec Arnaud Lépineux et son frère, brûler et en blouse grise ? Là encore, rien de bien nouveau. Comme depuis toujours les des poubelles dans les caves, remonter des rues nouvelles en quête de bacs à sable jeunes adultes essaieront de trouver du travail par piston, affinités, lettres de moti- inexplorés, convaincre Omar Benzoualla de piquer des bananes Haribo à la bou- vation en alexandrin, incursion sauvage dans le bureau du DRH, la seule donnée langerie en face de la piscine municipale Jules Ferry. Mais, tous les enfants n’étant nouvelle étant qu’ils ne pourront pas se prévaloir de diplômes obtenus au bout d’un pas aussi dégourdis que ceux qui ont la chance unique d’être moi, par précaution cycle d’études absolument sans rapport avec le contenu de l’emploi à quoi il donne nous maintiendrons obligatoire l’école jusqu’à 8 ans. Concession étayée par deux statutairement accès. Comme depuis toujours ils se formeront sur le tas en deux réflexions soulevées lors des apéros loukoum et thé à la menthe organisés depuis semaines. un an pour mettre au point ce programme. Le petit quart d’enfants continuant à fréquenter l’école (guère plus, comme 1. Nous sommes ainsi assurés de ne pas provoquer une régression dans l’éman- chacun peut l’anticiper) sera issu des classes supérieures, ce qui creusera les iné- cipation des femmes, que l’encadrement scolaire décharge d’un paquet non négli- galités ? Sans doute. Et ainsi l’école continuera à profiter à la bourgeoisie et à la geable d’heures jadis consacrées à leur progéniture. petite-bourgeoisie Fonction publique. Sauf qu’elle le fera sans enrôler les pauvres 2. Passé le premier jour où l’arrachement à la glu œdipienne provoque des dans une machine conçue pour les exclure tout en les disciplinant de sorte qu’ils larmes intarissables, les premières années d’école sont souvent bien vécues, on se désapprennent à roter dans les transports en commun. Pour un résultat équivalent, souvient même d’y avoir été heureux et que l’ennui des dimanches rendait désirable nous aurons épargné à des millions de fils de chômeurs ou d’employées de ménage les lundis. Après consultation des souvenirs de chacun des intervenants à l’apéro, une moyenne de deux humiliations par jour pendant les quinze années passées il est apparu que les années du CP au CE2 n’avaient pas été « trop casse-couilles » dans les salles de classe conçues sur le modèle des casernes de la IIIème Répu- (Jules), que même on s’était « souvent payés des barres de rire » (Bulle), sauf « les blique, la plus belle des cinq. jours d’épinards-œufs durs » (Flup). Cette structure sera maintenue, à condition Les inquiétudes de nature morale étant dissipées, j’en viens à la gestion tech- qu’on en calque la pédagogie sur les petites classes : peu d’heures, sieste l’après- nique de ce projet de bon sens. midi, pas d’évaluation, aucun contrôle, des activités à base de pâte à modeler, pâtes Puisque nous nous retrouverons avec des effectifs réduits de 75 %, au bas mot, à papier et autres pâtes. L’objectif est une extension du domaine de la crèche. le rapport quantitatif élèves-profs va sensiblement changer. « Occasion rêvée de sup- On aura noté que la lecture et son apprentissage sont absents des festivités. On primer des postes ! » ironiseront les équipes éducatives, habituées à ce régime depuis aura même grogné, je l’entends d’ici. Notre pays est grognon. À ceux qui jugeraient dix ans. Qu’elles se détrompent. Le premier article de la constitution libertaire enté- indispensable de savoir lire, nous ferons remarquer que si c’est vraiment indispen- rinée par le comité citoyen interdira tout licenciement direct ou dissimulé sous la sable, les enfants le ressentiront comme tel et dès lors se lanceront d’eux-mêmes grossière technique du non-remplacement des retraités ou des suicidés au travail. dans cet apprentissage, comme quiconque apprend le chemin vers la source dès Les nouvelles proportions permettront, à budget constant, de généraliser une confi- lors qu’il a réalisé la nécessité de boire. guration 1 prof/5 élèves unanimement préconisée. Et de développer d’autres formes Il apparaît que nous parions sur la capacité des vivants à s’autoréguler. Une d’occupation des heures, basées sur la prise de parole de tous, le plaisir des indivi- fois réglée la suppression de l’école obligatoire pour les plus de 8 ans, le ministère de dus impliqués, des lectures à six voix d’Une saison en enfer, la reprise des singles l’Éducation nationale sera donc rebaptisé Observatoire de la capacité des vivants à des Stones incluant Ian Stewart au piano, des parties de Tarot avec un mort voué à s’autoréguler. Observatoire qui ne tardera pas à reconnaître le caractère contradic- l’initiation au dosage du Pastis sans recours à la petite boule. toire de son libellé et de son principe, et proclamera gaiment sa dissolution. Que faire par ailleurs des jeunes gens qui auront, au prix d’une réflexion d’au moins sept secondes, décidé de ne plus jamais foutre les pieds à l’école non-obligatoire, François Bégaudeau publie des livres aux Éditions Verticales, et se retrouveront livrés à eux mêmes ? Nous comprenons cette inquiétude, moulée et parfois ailleurs. Scénariste et auteur de théatre, il pratique aussi dans le creuset d’humeurs anciennes. Mais nous invitons chacun à questionner la critique (littéraire et de cinéma) pour différents supports.

54 numéro 1 — 55 Charles Nicolas Kssis-Martov Ministre des Sports

Enterrer Coubertin

Affirmons-le clairement : le sport traverse une dramatique crise, à la fois éco- nomique, morale et politique. Il faut dégager des choix à la hauteur de cette crise ou alors clôturer à jamais cette parodie d’autorité publique que serait un ministère des Sports. En dépit du poids des logiques dominantes, l’histoire nous enseigne qu’il est préférable d’en appeler davantage au devoir de sincérité de la République qu’à son improbable vertu. Mon ministère fera donc sienne la formule de José Carlos Mariátegui : « L’agonie fait encore partie du combat. » Il n’oubliera pas non plus le « We loose to win » de La Souris Déglinguée. Oui, nous perdons pour gagner. Quelques mesures indispensables s’imposent immédiatement pour décons- truire le sport, en hommage à Jacques Derrida, petit footballeur juif d’El-Biar, qui sera parmi d’autres, l’inspirateur de notre action. Comme le défendaient cette fois les Redskins : « Take no heroes, only inspiration. »

autoriser le dopage Il s’impose déjà de régler son compte aux vieux mythes mobilisateurs qui hyp- notisent les masses médiatiques, bref de faire un sort aux banalités de plateaux télés qui servent de béquille à l’immobilisme conservateur. Le sport n’est pas la santé, ou n’en est pas synonyme. Au contraire, serait-on tenter de préciser, tant les rares enquêtes dont nous disposons tendent à prouver que les sportifs de haut niveau possèdent une espérance de vie bien inférieure au reste de la population. Certes, quelques pratiques, guères télévisuelles, en gros pas très « branchées », peuvent y contribuer. Toutefois, personne n’a jamais pris la peine de calculer le coût pour la Sécurité sociale de l’ensemble des blessures, disciplines extrêmes, sans oublier les séniors qui se bousillent en reprenant leurs jeux d’adolescence après des décennies de sédentarité, etc. Or donc, l’État ne peut participer éternellement au mensonge de la lutte antidopage. « Laissez-moi tranquille, tout le monde se dope », clamait déjà ce brave Jacques Anquetil. Nous préconisons la légalisation du dopage et sa réglementation de manière transparente, avec un encadrement sévère et officiel. Son interdic- tion et les diverses mesures adoptées censées le neutraliser, très fortes en France depuis les lois Buffet et la création de l'Agence française de lutte contre le dopage, vaine démonstration de la puissance publique, n’ont finalement abouti qu’à stig- matiser des tricheurs mal conseillés et à stimuler l’imagination des avocats en matière d’excuses improbables (mention spécial au cunnilingus contaminant à la cortisone de Marco Borriello, footballeur italien du Milan AC). Le dopage garantit la qualité du spectacle sportif. Voilà qui explique

56 numéro 1 — 57 Charles Nicolas Kssis-Martov Ministre des Sports les volontés politiques fluctuantes d’un pays, d’une fédération, d’une disci- ouvrir les sélections nationales aux résidents étrangers pline à l’autre, lesquelles n’ont globalement en rien entravé l’usage systémique Notre ministère exigera des fédérations sportives qu’elles modifient la configu- du dopage dans le sport de haut niveau soumettant les corps à – trop ? – rude ration des sélections envoyées représenter la France dans les compétitions inter- épreuve. Par ailleurs, comme l’explique fort bien la sociologue Isabelle Quéval, nationales (quitte à renoncer à notre présence si le CIO ou la FIFA ne l’acceptaient « On ne peut évoquer le dopage sportif sans évoquer le dopage social massif qui se pas – l’éthique sportive ne pouvant se résumer à combattre le dopage en donnant généralise, depuis les consommations les plus anodines (mais néanmoins addic- les JO à la Chine et la Coupe du monde au Qatar, tout en s’asseyant gentiment tives) de produits vitaminés, d’aliments enrichis, d’alicaments ou de compléments sur les droits de l’homme et du travailleur). Chaque sportif doit être libre de par- alimentaires de toutes sortes, jusqu’aux véritables toxicomanies médicamenteuses, ticiper ou non à une compétition, sans être sanctionné ou même interrogé sur ses en particulier quant aux psychotropes. » motifs. Le sport n’a pas vocation à décerner des brevets de « bon français », et il Comment ne pas comprendre des sportifs qui se shootent dans l’espoir des n’est plus possible de tolérer ce chantage au patriotisme que l’on veut imposer aux sommes faramineuses, agitées sous leur nez, qu’injectent les sponsors et autres sportifs de haut niveau – patriotisme qu’on chercherait en vain dans le reste de la mécènes ? Avec en guise de punition rédemptrice, un credo sécuritaire appliqué société (par exemple, chez les entrepreneurs). dans la lutte antidopage qui contraint les sportifs à signaler le moindre de leur Par ailleurs, les primes en cas de victoire seront supprimées et l’argent ainsi déplacement et à renoncer à leur vie privée. Voulons-nous demeurer dans cette économisé sera redistribué au bénéfice des formateurs, du développement du hypocrite société qui réclame des surhommes sans se demander comment ils le sport féminin, ou de la lutte contre l’homophobie dans le sport. Enfin, les sélec- deviennent – et qui détourne son regard au nom de la vanité nationale, comme tions nationales seront ouvertes aux étrangers résidant en France, souvent plus dans le cas Longo ? heureux de cette reconnaissance que des « nationaux » qui s’en foutent, ce qui est, Il faudra par ailleurs nous expliquer ensuite en quoi le dopage se révèle plus redisons-le, parfaitement leur droit. Ainsi rendra-t-on au sport son rôle initial de nocif pour la santé des principaux concernés que les entraînements intensifs, que vecteur d’une intégration concrète à une communauté nationale, dont le résident le problème alimentaire chez les jeunes sportifs dont s’alarment les médecins, les étranger partage dans les faits le quotidien, ce fameux « plébiscite de tous les blessures à répétition ou la violence d’une mêlée de rugby. (Au passage, le Free instants » cher à Renan. Comme disait Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne Fight ou MMA sera autorisé par notre ministère, car il n’appartient pas à l’État de de la patrie, beaucoup en rapproche. » choisir entre les « bonnes » et les « mauvaises » façons de se taper dessus dans le sport). abolir les lois liberticides Il faut clairement annoncer aux jeunes qui voudraient entrer dans la logique Notre ministère abolira toutes les législations liberticides qui n’ont cessé de se ultra-compétitive que le dopage constitue une part du travail sportif et qu’ils multiplier au nom de la lutte anti-hooligan, sans grands résultats au demeurant. doivent, ainsi que leurs parents, en connaître les risques. Les interdictions de stade administratives seront donc abolies, on ne peut priver Pas davantage que faire l’amour ne doit signifier faire des enfants, l’activité quiconque d’accéder à une enceinte sans une décision de justice et la possibilité sportive ne doit se résumer à la victoire. Le plaisir du corps dans le sport se coulera de se défendre. Les associations de supporters se verront reconnaître, comme les alors dans une nouvelle forme d’hédonisme qui sera bénéfique à l’ensemble de la syndicats, ou les associations de consommateurs, des droits et un statut dans les société (on économisera alors sur les antidépresseurs). Le droit au sport doit clubs, lesquels seront délimités par des conventions contresignées par les collec- redevenir un droit au plaisir et non pas un devoir social à accomplir pour tivités locales et les forces de l’ordre. Le stade, souvent financé par la puissance combler le trou de la Sécurité sociale. Au passage, une addiction en valant bien publique, ne peut être régi uniquement pour satisfaire la tranquillité des action- une autre, nous taxerons les paris sportifs en ligne à hauteur du tabac. naires, et la liberté d’expression y est garantie, du moment qu’elle n’exprime pas l’incitation à la haine. séparer le sport professionnel du sport associatif Le sport doit enfin endosser son destin politique. Il a trop souvent affirmé qu’il Il faut clairement séparer le sport professionnel du sport associatif. Pour nous, pouvait guérir la société, tout en cherchant dans le même mouvement à se protéger il s’agit de protéger, voire de cloisonner – nous avouons la modestie de notre d’elle en se sanctuarisant. démarche obsidionale – les modes de financement public dont bénéficient de moins L’échec de ce double jeu de dupes ne peut plus continuer. Le sport ne peut pas en moins les clubs locaux, ou les clubs d’entreprise, notamment en évitant, comme changer la société. En revanche, la société peut changer le sport (sur l’homophobie, la Cour des comptes s’en était émue du temps de Philippe Séguin, que ces fonds le sexisme, etc.). C’est donc le rôle de l’État et de son ministère d’encadrer le destin soient détournés par quelques privilégiés du sport business. Aujourd’hui, par du sport, qui doit enfin tuer le père, autrement dit enterrer Pierre de Coubertin. exemple, le CNDS, censé récupéré l’argent de la Française des jeux pour aider le sport « amateur », voit une grosse part de ses subsides rackettés pour la construc- Anciennement historien, ex-dj (comme tout le monde), tion et la rénovation des stades à l’Euro 2012. vaguement écrivain à So Foot, Regards et Sport et Plein air (revue de la FSGT), Nicolas Ksiss-Martov tient aussi le blog Never trust a marxist in football (sofoot.com/blogs/marxist).

58 numéro 1 — 59 Charles Hélèna Villovitch

Ministre de la Fin (du nucléaire)

Le nucléaire, c’est la peine de mort pour l’humanité

Chers électeurs et sympathisants, chers fabricants d’armes et directeurs de centrales nucléaires, En découvrant l’intitulé de notre ministère, nous savons que ceux d’entre vous qui ne sont pas déjà acquis à la cause soupirent d’agacement, s’attendant à retrou- ver en la ministre l’incarnation des vieux clichés écolos qu’ils ont l’habitude de moquer. Et bien, ils ont tort ! Notre ligne de conduite n’est pas l’écologie, mais tout simplement la survie. Qu’ils cessent donc de soupirer et se préparent plutôt à l’iné- luctable anéantissement du règne de l’atome. D’emblée, qu’il soit précisé que nous ne rejetons pas les bienfaits que le nucléaire a apportés à l’humanité. Au contraire, nous comptons parmi nos chansons favorites les formidables « Radioactivity » de Kraftwerk, « Atomic Flash de Luxe » de Nina Hagen et même, nous l’avouons, le sautillant « Enola Gay » d’Orchestral Manœuvre in the Dark, lesquels n’auraient pu être si bien composés et interprétés si le spectre de la fin du monde ne les avait inspirés. Le regretté Claude Nougaro lui-même, dans « Il y avait une ville », évoquait avec bonheur l’horrible splendeur de l’apocalypse nucléaire : « C’était étrange, est-ce qu’il allait neiger des anges ? » En ce qui concerne la littérature, il serait malhonnête de nier que les bombes atomiques ont inspiré de fort belles pages. Citons en particulier les romans les plus visionnaires de Philip K. Dick, ceux qui décrivent les survivants de l’ultime catastrophe se terrant dans des abris souterrains en y ingérant des drogues hallucinogènes pour oublier que leur menu quotidien se résume au rat en grillade. Au cinéma, la fission de l’atome et ses conséquences n’ont pas manqué d’être à l’origine d’une foule de chefs d’œuvre, de La Jetée de Chris Marker aux sept inaltérables opus de La Planète des singes. Sans la bombe atomique, nous n’aurions pas eu droit au butô, cet art japonais où des performeurs nus au crâne rasé et se roulant parfois dans la boue continuent d’évoquer, encore aujourd’hui, le traumatisme d’Hiroshima et de Nagasaki. Quant aux jeux vidéo, enfin, inspirés par la guerre nucléaire, nous avouons que nous n’y connaissons absolument rien, mais nous nous sommes laissé dire qu’il y en avait pléthore, et des pas mal du tout. Vous conviendrez que le ministère de la Fin (du nucléaire) a l’esprit ouvert. Cependant, il va falloir passer aux choses sérieuses. En créant le ministère de la Fin (du nucléaire), nous avons souhaité indiquer que l’heure n’est plus au sauvetage de la planète par les fameux « gestes écolos » pourtant si sympas. Ces gestes, nous les avons pratiqués et cela n’a pas marché. Nous avons refusé le sac en plastique qu’on nous offrait au supermarché, rapporté les piles usagées là où nous les

60 numéro 1 — 61 Charles Hélèna Villovitch Ministre de la Fin (du nucléaire) avions achetées, évité de manger des fraises en hiver, voyagé en train plutôt qu’en Gravelines avion, utilisé des noix de lavage indiennes en matière de lessive, jeté nos manuscrits Calais DunkerqueDunkerqueDunkerqueDunkerque refusés dans la poubelle à couvercle jaune et même, pour les plus investis d’entre nous, pissé sur de la sciure dans des toilettes sèches au fond du jardin. Toutes ces actions étaient fort louables, mais ont-elles empêché la catastrophe de Fukushima ? Chooz Dieppe Non. Empêcheront-elles qu’un accident survienne sur l’un des 58 réacteurs de l’une Cherbourg Charleville-Mézières des 19 centrales nucléaires françaises ? Pas davantage. Penly Cattenom Quatre mots suffiront à résumer notre programme : Il Faut Tout Arrêter. Là, Flamanville Paluel maintenant, tout de suite. Ne pas temporiser, ne pas attendre 2020, ni 3012. Souve- nons-nous de l’année 1981. Lorsque François Mitterrand est élu président, la peine Metz de mort est abolie dans la foulée et on n’en parle plus. Avec nous, ce sera la même Paris Strasbourg chose. Notre élection en 2012 sera immédiatement suivie de l’abolition totale du Nogent-sur-Seine nucléaire. Pourquoi ? Parce que le nucléaire, c’est la peine de mort pour l’humanité. Orléans Précisons notre pensée. Ce n’est pas contre le suicide collectif de l’espèce Troyes humaine que nous nous élevons. Certes, l’idée de suicider quelqu’un contre son Saint-Laurent Fessenheim Dampierre Mulhouse gré est discutable. Mais si c’était indolore, après tout, pourquoi pas ? Le problème, Tours Blois c’est que le nucléaire, c’est moche et ça fait mal. C’est l’idée de la lente, l’ennuyeuse, Belleville la détestable agonie qui nous est insupportable. Avez-vous déjà vu quelqu’un Chinon mourir interminablement d’un cancer ? Nous, oui. Nous prévoyons de ne pas être invitée dans les jours qui viennent à raconter des histoires drôles dans les dîners, Poitiers Nevers mais nous devons le répéter : mourir lentement d’une longue maladie, ce n’est pas Civaux marrant. Nous n’avons pas de chiffres, ou plutôt nous n’avons pas d’autres chiffres Bugey que ceux que tout le monde peut trouver sur Internet en tapant par exemple les mots « cancer », « thyroïde », « leucémie », « Hiroshima », « Tchernobyl » « Fukushima », Royan Lyon dans un moteur de recherche. Ces chiffres sont alarmants et pourtant sous-esti- Blayais Saint-Alban més, nous permettons-nous d’affirmer. Car nous sommes persuadée que la réalité radioactive est tellement terrifiante que l’inconscient collectif en repousse l’évidence. Bordeaux Valence Nous causons parfois un peu en charabia, au ministère de la Fin (du nucléaire), Cruas mais nous n’en possédons pas moins, sinon des sources sûres et une formation Agen Montélimar Tricastin scientifique poussée, du moins des éléments de réflexion qui nous poussent à Golfech estimer qu’en construisant des centaines de centrales nucléaires qui empoison- Montauban Avignon neront le monde entier pendant des milliers d’années, l’humanité a commis une regrettable erreur. D’autant que ces centrales, comme nous l’avons remarqué, sont Toulouse dans le meilleur des cas construites dans des zones de sismicité (nous avons une carte de France en couleurs sous les yeux) « très faible », « faible », « moyenne » ou « modérée ». Tout simplement parce qu’une zone de sismicité « nulle », cela n’existe pas. Il nous apparaît que les personnes qui ont permis la construction de ces centrales et celles qui, aujourd’hui, s’opposent à leur démantèlement, étaient et demeurent des fous dangereux. Peut-être, pour certains d’entre vous, cette donnée n’est-elle pas encore acquise ? Alors, repensez seulement aux origines de l’énergie RISQUE SISMIQUE nucléaire. Dans un laboratoire allemand en 1938, trois chercheurs en physique et en Très faible Grande ville à proximité chimie se livrent à une expérience des plus divertissantes : bombarder de neutrons Faible le noyau d’un atome d’uranium de manière à provoquer sa scission en deux parties Modéré Centrale Nucléaire approximativement égales. De cette fission nucléaire se dégagera de la chaleur Moyen

62 numéro 1 — 63 Charles Ministre de la Fin (du nucléaire)

et voilà, on y sera. L’énergie nucléaire sera inventée. Sauf que, déjà, (le risque d’une réaction en chaîne qui pourrait se propager à tout l’univers d’un atome à l’autre est énorme) détruisant le monde entier au terme de cette première expérience en labo- ratoire. « On verra bien », se disent les chercheurs sans plus d’état d’âme. « On verra bien. » Oui, pour ça, on a vu. Hiroshima ! Nagasaki ! Three Mile Island ! Tchernobyl ! Fukushima ! La simple énumération de ces noms se passe de commen- taires. Même en cherchant bien, nous n’en trouvons pas d’autre que « Stop ! ». Certes, viendra, après la Fin (du nucléaire) le problème de l’énergie. Eh bien, tant mieux ! Il est bon que les hommes et les femmes aient un problème à résoudre, cela les occupe et, pendant ce temps, ils font moins la guerre, affirmons-nous avec optimisme. Énergie solaire, éolienne, hydraulique, biomasse, on est loin d’avoir exploré toutes les possibilités ! Allez, au boulot, les gars et les filles ! Toutes les initiatives, si modestes soient-elles, seront à encourager. À l’instar de cet ado anglais qui a fabriqué un chargeur de téléphone portable en fixant un générateur à la roue que son hamster se délecte à faire tourner pendant des heures, reconvertissons nos inutiles animaux de compagnie en source infinie d’énergie. Remplissons les caves de nos immeubles de roues en plastique et que s’illuminent nos ampoules électriques grâce à la course des rongeurs qui, cerise sur le gâteau, s’éclateront comme des petites bêtes. Entre ministres du gouvernement des écrivains, on se serre les coudes. Renaud Monfourny, le photographe qui nous a si joliment portraiturés, nous a donné un bon conseil : « Si tu manques de hamsters pour faire tourner tes roues, nous a-t-il suggéré, demande à Bénédicte Martin, ministre de la Condition de la femme, de te prêter quelques hommes. » Nous avons aussitôt engagé des démarches en ce sens et également contacté François Bégaudeau, ministre de l’Éducation, pour qu’il nous prête des enfants. Voilà. Notre programme est un peu fouillis, nous en sommes confuse. C’est juste que nous n’avons pas l’habitude d’être ministre. Lorsque nous serons réel- lement titulaire du poste, nous avons bon espoir que l’État nous alloue un budget pour l’écriture de nos discours par des personnes qualifiées dans le domaine de la Fin (du nucléaire) tels que savants, industriels et auteurs de science-fiction. Car, en vérité, nous ne cherchons pas à faire carrière en tant que ministre. Nous ne désirons qu’une chose, la fin de la Fin (du nucléaire) qui nous mettra alors au chômage. Une fois que tout ceci sera réglé, nous postulerons pour un poste de conseillère au ministère du Badminton et autres jeux de volants.

À bon entendeur, salut ! La Ministre, Hélèna Villovitch

Née à Bourges, Hélèna Villovitch vit à Paris où elle travaille beaucoup. Romans pour les enfants, nouvelles pour les adultes, articles pour la presse féminine (Elle), lectures en public pour tous. À paraître en avril : Les Nouveaux micropouvoirs de Ferdinand (L’École des Loisirs).

64 numéro 1 — 65 Charles Frédéric Beigbeder

Ministre de la Culture

Laissons l’Art se débrouiller avec sa gratuité mondialisée

Il ne fallait pas accepter ce poste. Je prends de la cortisone à haute dose depuis mon entrée en fonction ; mes joues me désobéissent, mon visage s’exprime tout seul, le cocktail Solupred-Stilnox trahit mon imposture. Les fenêtres de mon bureau donnent sur les colonnes de Buren. Il neige sur la cour du Palais-Royal. On crève de froid ici, un courant d’air gelé m’a flanqué un torticolis, m’obligeant à me tenir bossu. Je ne sais plus pourquoi j’ai accepté d’être ministre de la Culture. Le job le plus absurde du monde : comme si la culture pouvait être gouvernée. De Gaulle a inventé cette mascarade pour faire plaisir à Malraux, Mitterrand l’a médiatisée pour occuper Jack Lang... les suivants n’ont pas osé fermer un ministère pourtant vain. En s’y déposant, la neige forme sur les colonnes de Daniel Buren comme des stalagmites sur lesquelles les enfants à roulettes iront bientôt s’empaler. Mes paupières tremblent ; je perds le contrôle de mon faciès. Depuis l’annonce de ma nomination, la presse enquête sur mon passé. La garde à vue pour consom- mation de stupéfiants, mes frasques nocturnes, les putes, les actrices, les partouzes de junkies. Les pages les plus trash de mes romans autobiographiques circulent sur le net. Je viens de démissionner du Figaro avant qu’ils ne me virent. L’Express va sûrement découvrir les histoires que je cache depuis dix ans : les deux nanas mineures qui ont voulu porter plainte pour une cérémonie sadomaso qui a tourné au glauque avec intervention du Samu à 9 heures du matin, les dealers qui ont balancé mes coordonnées bancaires et téléphoniques aux flics du quai des Orfèvres… La vie normale d’un écrivain postnaturaliste, quoi. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter ce portefeuille ? On le sait bien, pourtant, que seuls les artistes ont le droit de s’amuser dans ce pays ! Dès qu’on entre en politique, finie la rigolade. Un renégat ne peut pas devenir un exemple. Tout ça parce que François Hollande voulait frustrer Aurélie Filippetti ! C’était elle qui devait s’installer Rue de Valois. Elle est normalienne, connaît tous les dossiers, elle était prête depuis cinq ans, elle a de belles dents, elle est dans le coup, elle a écrit même un bouquin pas mal : Les Derniers jours de la classe ouvrière, édité par Jean-Marc Roberts en 2003. Hollande a préféré se la garder près de lui, comme conseillère à l’Élysée. Il a demandé à sa femme une liste de noms pour la Culture. Valérie Trierweiler a glissé le mien sans m’en parler, pour déconner. J’ai accepté pour emmerder Arnaud Viviant. Et maintenant j’ai les mâchoires bloquées. Dans les vieux miroirs, ma silhouette tordue ressemble à celle d’un Nosferatu en Christian Dior. Mon programme ? Aucune idée. Le ministre de la Culture ne sert qu’à décerner des médailles en chocolat et à rendre hommage aux morts célèbres. Le reste ?

66 numéro 1 — 67 Charles Ministre de la Culture

De l’argent de nos impôts pour sauver le patrimoine, les monuments historiques, les tableaux des musées, les centres d’art contemporain, les vieux théâtres vides. Il suffit d’avoir un bon nègre pour écrire trois banalités sur les décorés et les décédés, et ta journée de ministre est terminée. Tiens, voilà une idée : réformer les remises de décorations. Elles ne devraient plus être à la discrétion du gouvernement mais décernées par un comité incontestable et incorruptible : ça éviterait le ridicule (la Légion d’honneur à Daniela Lumbroso ou les Arts et Lettres à Nagui). Je vais noter ça sur un carnet, merde je n’arrive pas à écrire avec mes tremblements nerveux. Je n’écris plus depuis que je suis au pouvoir. Les deux sont antinomiques. La Culture c’est le contraire du Pouvoir. Je suis sorti flâner dans le jardin préféré de Cocteau et Colette. Chaque fois que je déambule entre les colonnes du Palais- Royal, je me prends pour le neveu de Rameau. Il se foutait de l’Art, il était cynique et amoral, c’est le loser libre de la littérature française. Traîner sur un banc, regarder les coquettes, et mourir. Pourquoi gérer les subventions aux théâtres et aux expositions, construire des opéras et des sculptures hideuses, entretenir des centaines de milliers de faux artistes d’État ? Tout cela ne rime à rien. On ne m’a jamais accordé le moindre soutien quand je publiais mes livres, pourquoi devrais-je aider les autres aujourd’hui ? Je ricane de toutes mes fausses dents. Je pleure de rage et d’impuissance. Je jalouse les jeunes. Je vais crever dans l’indifférence. Je prépare ma lettre de démission. Je préfère fuir toute responsabilité dans le chaos qui se prépare. Le monde se fiche de nos musées inutiles. Les jeunes pirateront tous les disques, tous les livres, tous les films, et nous ne pouvons rien faire pour les en empêcher. C’est terminé : le ministère de la Culture doit être dissous. Laissons l’Art se débrouiller avec sa gratuité mondialisée. Les salles de cinéma vont fermer, comme les biblio- thèques, les librairies, les disquaires, les journaux. Ils n’auront pas plus d’actualité que les écuries du régent de l’autre côté de la place. Le futur est incompréhensible et violent. L’avenir c’est l’égoïsme, l’oubli et l’effacement de toute beauté. Je glisse sur une plaque de verglas. Me voilà allongé dans la boue, sous la neige qui se colle dans ma barbe, je regarde le ciel blanc derrière mes lunettes noires. Je sens que le mélange cortisone-cocaïne-vodka-Stilnox paralyse mes membres. Quasimodo dans la neige noire, une tortue sur le dos. Des paparazzi me mitraillent. Et je songe encore à cet étrange neveu sale, triste, éternellement mal fagoté ; c’est la voix de Diderot qui me fait éclater de rire sur les photos crispées qui sortiront jeudi prochain en Une de Paris match : « Mort d’un ministre ». « Oui, oui, je suis médiocre et fâché (…) J’ai le front grand et ridé; l’œil ardent ; le nez saillant ; les joues larges ; le sourcil noir et fourni ; la bouche bien fendue ; la lèvre rebordée ; et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert d’une longue barbe ; savez- vous que cela figurerait très bien en bronze ou en marbre ? »

Frédéric Beigbeder est écrivain, critique littéraire et cinéaste. Il a obtenu le Prix Renaudot pour Un roman français publié en 2009 chez Grasset. Son premier film L’Amour dure trois ans est sorti en salle en janvier 2012.

68 numéro 1 — 69 Charles lola lafon

Ministre de l’Intérieur

Cesse de négocier gentiment la longueur de ta laisse...

Comme tu es croyant. Tu crois à la rencontre qui changera ta vie, au futur, à la responsabilité citoyenne, à la crise et aux solutions. Tu crois en certains rituels, comme celui de voter pour une personne sur laquelle tu n’auras jamais plus aucun pouvoir à partir du moment où elle te représentera. En certaines évidences. Et tu commences peut-être à croire en moi. Je te tutoie, c’est vrai, quand tu désires cer- tainement un « Nous » encourageant, un projet, qui t’indiquerait que je vais faire quelque chose, agir. Un « Nous » que tu désires sans même savoir si ce « Nous » sera un « toi et moi » face à ces « Eux » qui t’effraient ou plutôt « Eux et moi » face à toi, et alors c’est moi qui te menacerai. Comme tu es confiant. La croyance en un État aux valeurs universelles est une pathologie f-rançaise. Une fiction, toutefois, à laquelle ne croyaient plus trop mes prédécesseurs qui, depuis plusieurs années, ont tran- quillement instauré un semi-état de guerre civile en milieu tempéré : unités d’élite antiterroristes et couvre-feu en 2005 dans les banlieues, policiers sur les lieux de grève pour « libérer les usagers » à plusieurs reprises depuis 2007 et même le RAID et le GIPN envoyés à Grenoble en Juillet 2010 pour contenir des émeutes. Plus qu’un État, un Empire du capitalisme sécuritaire dont les marchés – on ne cesse de penser de nouvelles formes d’emprisonnements – sont essentiels : le marché mondial de la sécurité en 2005 était évalué à 100 milliards d’euros… L’ennemi de l’Empire est intrinsèquement l’Intérieur : c’est ce qui pourrait arriver, survenir. Tu fais donc éga- lement partie de ceux à surveiller en même temps qu’on te demande de dénoncer les comportements suspects. Délation anonyme et rémunérée, opération « voisins vigi- lants » : tu fais preuve d’un zèle admirable, repères le pédophile, le jeune, la pute, les squatteurs, ainsi que les faux chômeurs et ces dévoreurs d’allocations mal méritées. Tu sais aussi t’auto-administrer l’anesthésie nécessaire quand tu te sens « dévier » : je vais me reprendre, promets-tu... As-tu remarqué qu’il n’y a jamais eu autant de films et de romans qui t’aver- tissent du danger, s’il te prenait l’envie de te détacher de l’Empire, ces contes- catastrophes qui ressassent comme à des enfants obtus qu’il est déconseillé de se pencher plus avant. Regarde-les ces hordes de cannibales dans des villes fantômes ! Ces viols, ces gueules hagardes et mauvaises, ces pilleurs meurtriers, ce déclin de l’humanité si l’organisation du pouvoir tel qu’on le connaît venait à être abattue ! S’imaginer en dehors d’un État est devenu inenvisageable et s’organiser autrement que sous les formes autorisées que sont les partis, syndicats ou religions, tombe sous le coup de l’association de malfaiteurs ou de bande organisée. Jusqu’à quand croiras-tu à ce qui ressemble plus à un récit inspiré de faits réels qu’à ta réalité,

70 numéro 1 — 71 Charles lola lafon Ministre de l’Intérieur cette vie semée de dangers que tu n’as jamais vus ailleurs que dans des séries amé- malade qu’on devrait raccompagner à sa chambre et border de nouvelles mesures, ricaines ? Et où est l’ennemi qu’on me demande de combattre aujourd’hui ? Ces 2 000 encore. Mais étymologiquement, le patient est aussi le supplicié, celui qui subira une femmes habillées d’un voile intégral ? Ou ces « jeunes » (ce mot qui ne fait plus réfé- épreuve terrible et je ne saurais imaginer que c’est de cette façon que tu vivras mes rence à l’année de naissance de celui qu’on désigne, mais à son origine incontrôlée) ? quelques propositions, si j’en fais. Je te sens déçu, effaré, même. Est-ce ainsi qu’on Ces Roumains qu’une voix mécanique signale dans les trains comme des rats conta- protègera le pays ? Pas un mot sur les dangers qui nous menacent ! Tu me toises, gieux et repérables ? Ces chiens dangereux, cette délinquance étrangère, ces institu- satisfait de me trouver si inadéquate à ce poste, utopiste. Tu as raison. tions menacées, ces terroristes qui me sont assignés, les as-tu déjà croisés ? Un programme, je n’en ai pas. Des solutions, je ne te les offrirai pas. Rien. Je Ta vie a bien mauvaise mine. C’est qu’ici, ça ne respire plus tous les jours. Pion me propose simplement de t’aider à accepter l’idée qu’il n’y en a aucune. Et je me d’une guerre civile que tu nourris de ton sage silence et dont tu imagines qu’elle ne méfierais, à ta place, d’une personne ou d’une organisation sociale qui prétendrait en te concernera jamais, mais toujours ces autres, à la périphérie de ta vie, partagé détenir une pour 65 millions de personnes. Pour progresser en ce sens, j’ai nommé entre quelques convictions humanistes de gauche exprimées dans des dîners entre une équipe d’Erroristes qui se chargeront de rendre publics toutes mes erreurs, mes amis et une soif inextinguible de sécurité. Oh, cette soif... Malgré les 9 000 policiers ratés, mes doutes et surtout mes mauvais résultats. Ne te fixe pas sur ma personne, supplémentaires depuis janvier 2012 dans les transports en commun, qui s’ajoutent même si tu me méprises, je ne suis rien qu’un leurre destiné à te faire perdre du aux 3 900 habituels. En dépit des 20 000 caméras RATP et des 10 201 autres ins- temps. Bientôt je ne serai plus là. Tu auras, je l’espère, la présence d’esprit de nous tallées dans Paris, malgré les 27 400 placements en centre de rétention, les 77 544 chasser, car ce gouvernement, comme les autres, est « né de la force et doit périr par gardés à vue en un an et les 6,5 millions de personnes fichées dans le pays, en dépit la force » (Victor Hugo), fut-il enveloppé dans ce que tu appelles la démocratie. Cesse de ces corps neutralisés jusqu’à leur mort au Taser, éborgnés par des tirs de flash- de négocier gentiment la longueur de ta laisse. Tu fais la moue, sceptique, « la violence ball, des dizaines d’arrestations préventives et assignations à résidence de dangereux ne mène à rien », répètes-tu, tout entier acquis à ces réflexes de pensée qui te font « anarcho-autonomes », des tentatives d’interdiction de livres ou de chansons atten- défendre depuis des années un terrorisme d’État qui garde soigneusement, lui, le tant à la sécurité du pays, tu continues, comme 65 % de tes concitoyens, à estimer monopole de la violence et t’amène à conspuer ceux et celles qui se défendent, mala- la présence de la police insuffisante dans ta vie. L’ordre, une passion f-Rance et pas droitement et isolés et s’emparent d’armes, quelles qu’elles soient... « Je n’ai rien fait » uniquement de droite, puisque les socialistes promettent, pour 2012, d’ajouter 10 000 pourrait être ton épitaphe, ces quelques mots qui, depuis l’enfance, t’ont si souvent policiers pour un « pacte de tranquillité et de sécurité publique » et enfin parvenir à aidé à te faufiler habilement dans un simulacre d’existence. Cette énergie terrible « une société qui crée de la sécurité ». Et pourtant, s’il faut que tu aies peur, c’est de dépensée à ne pas être en faute d’on ne sait même plus quoi. Et c’est vrai. On n’a rien la police. De 2002 à 2010, elle a fait officiellement plus de 80 morts, la plupart tués fait. Rien tenté. Rien rêvé. Occupés à être inoffensifs à tout prix, nous empressant d’une balle dans le dos, mineurs et d’origine maghrébine. Je ne mentionne ici que de nous déclarer non coupables, terrorisés de ce qui pourrait arriver si l’Ordre venait les morts par balle et pas ceux-là qui ont sauté d’un pont, d’une fenêtre, ou encore à nous pointer du doigt et mettre fin à, mais à quoi en vérité. Alors s’il te faut un morts électrocutés en cherchant à s’échapper tant ils craignaient les forces de l’ordre. « Nous », qu’il soit un « Nous » de récidivistes, de celles et ceux qui se mettent volontai- « Mais une police est indispensable, protestes-tu, il existe une police républicaine, de rement hors-jeu, se détraquent enfin, sabotent leurs confortables réflexes. Se défaire gauche ! » Parles-tu de celle qui donne du « monsieur », du « je vous en prie », qui injecte d’une place de témoins, de complices par inadvertance qui assistent, dans tous les de l’ « humain » dans ses gestes, les mêmes que ceux de ses collègues aux moindres sens du terme, à toutes les bavures, ont vu voter toutes les lois les plus iniques. Dans états d’âme ? Est-ce celle à qui tu délègues les saloperies « indispensables » tout en un pays qui se consume chaque jour un peu plus dans une passion quasi intestinale souffrant, brièvement, d’un vertige des droits de l’homme ? Pour ma part, je t’avoue pour ses intérieurs et l’origine nationale de ce qu’il ingurgite, de sa cuisine du terroir que l’idée même d’une police de gauche me fait vomir. La police de gauche joue aux jusqu’à la décoration interminable de son appartement-terrier en passant par la glori- auto-tamponneuses avec les mobylettes des ados aux portes de la ville et ses gardes à fication incessante de l’intérieur des femmes pourvoyeuses de descendance, enfin, se vue se terminent souvent par un étrange certificat de décès, arrêt cardiaque, asthme mettre en panne. Dévier. Vers des paroles errantes et des désirs de traverse. À notre ou crise d’angoisse. Cette police républicaine, celle qui enseigne aux collègues, à mots image et celle de nos désirs, aller vers un monde tordu, complexe. Anormal. Un état choisis, comment comprimer d’un coussin le dernier souffle des «retenus » indociles de déviance généralisée, d’anomalies acceptées. Il faudra partir de là, se faire insau- dans les avions (« la force et les moyens utilisés doivent être proportionnels à la résis- vables, irrécupérables. Débarrassés enfin de la notion d’espoir, cet insidieux appel à tance développée par l’étranger »). Voilà pour ton mythe du bon flic, rajeuni par tes attendre qu’il se «passe quelque chose, un jour », nous irons, allégés d’un futur inexis- séries préférées, celles dont les héros sont de brillants spécialistes nano-technologi- tant. Quand on n’a pas de futur, on a tout son temps. quement propres. Ces rois barbares, avalés, ravalés et jamais vomis, il te faudra les Merci aux écrits de Mathieu Rigouste (convié au ministère) extirper de toi-même, ces désirs de coercition ; la f-Rance que tu me demandes, celle qu’on te reconstruit dans ces films d’une immaculée nostalgie fifties, rien ne tela rendra car elle n’a jamais eu lieu, ce fantasme ouaté d’un cercueil-ventre qui t’assu- Fille de l'Est à l'Ouest et inversement, Lola Lafon a publié trois romans. Le dernier, rerait un programme placenta. Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce (Flammarion 2011) a obtenu Il me faut admettre qu’il est tentant de te considérer comme un patient, un grand le Prix Coup de Coeur de la 25ème heure et sortira aux États-Unis en 2012.

72 numéro 1 — 73 Charles Vincent Hein

Ministre du Commerce extérieur

L’Inconnu démesuré

L’automne fut magistral et admirablement long. Mais cette nuit il a plu, les températures ont chuté et maintenant le ciel est tout à fait pékinois. Aujourd’hui, j’ai donné congé aux monotonies du bureau et l’envie m’a pris d’aller traînasser au café Mann, à l’ouest de le rue Jiangtai. C’est un endroit que je trouve confortable, chaleureux, reposant, et idéal pour écrire. D’immenses baies vitrées donnent sur les prunus, les pins bleus et les plaqueminiers couverts de kakis d’un jardin chinois de bonne taille. On pourrait croire qu’il fut dessiné pour les fins d’après-midi fantoma- tiques et les premiers froids de novembre. Ce café est tenu par deux jeunes Taïwanais sympathiques qui s’habillent chez Paul Smith, portent des Ray-Ban pilote et roulent en 911 Carrera. Au rez-de-chaussée, ou sur le parquet miellé de la mezzanine, sont arrangés des canapés Chesterfield, des fauteuils Voltaire et de jolies petites tables de fumerie d’opium autour desquelles se retrouve pour boire des jus de fruits à la paille, une jeunesse happy few, terriblement gâtée et un peu « nez pointu ». Il est 15h00 et j’ai décidé de rédiger les trois pages de mon programme. Mais depuis une heure, je passe d’une rêverie stérile, aux images pompier d’un film de karaté Bollywood que visionne, sur son portable, une Coréenne très belle assise en face d’une autre – tout aussi jolie – dont le Blackberry ne cesse de vibrer. J’essaie en vain de construire un plan. Je note sur mon brouillon : « crise de la dette », « mondialisation », « ré-industrialisation européenne », « tentations isolation- nistes », « fantasme apocalyptique de certains économistes chinois qui souhaiteraient mettre sur le marché leurs réserves en dollars », « menaces du Congrès américain de déclarer en retour une guerre des monnaies », « accompagnement des entre- prises françaises à l’export », « ultralibéralisme », « triple A »... tout en me disant, que le problème n’est plus là et que tout est à refaire car c’est certain : à force d’avoir commercé trop dur, trop vite, trop bruyamment et trop souvent, nous nous sommes détrempés, nous nous sommes perdus, nous y avons laissé notre cœur. Dans Propos sur le bonheur – si ma mémoire est bonne – Alain se moquait déjà des trains modernes, de leur aseptisation, de ce gain de temps qu’ils offraient et dont on n’a jamais su trop quoi faire. « L’avenir est dans le silence et la lenteur », écrivait à son tour Denis de Rougemont dans un article dénonçant les coûts déme- surés et finalement l’absurdité de l’avion Concorde. Je leur donne cent fois raison.

arx Et s’il ne tenait qu’à moi, nous reviendrions à l’époque du bijoutier Rogovine où les M voyages d’affaires se faisaient sur le velours des wagons de première ; à bord des

harles voiliers coureurs de vent ; ou mieux encore, à pied en tenant un petit cheval mongol C

© à la bride, dans le train indolent d’une caravane qui poudroie.

74 numéro 1 — 75 Charles Vincent Hein Ministre du Commerce extérieur

On entrait alors, à la vitesse du pas dans ce qu’Ella Maillart appelait « l’inconnu un plateau de fruits de mer à la brasserie Wepler ; des moules frites à la braderie démesuré » et que je me représente comme un espace-temps donné, nourrissant de Lille ; un baiser, place de l’Hôtel de Ville ou la mer qu’on voit danser le long des l’esprit, favorisant la réflexion, et faisant naître un sentiment d’illumination, d’épa- golfes clairs. nouissement complet, et d’abandon de soi. Pour que le commerce soit équitable, ils se chargeraient en retour de jade blanc « Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la du Xinjiang, de poivres sichuanais, d’un petit matin séoulite calme et frileux, « […] terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps [du] chant ébouriffé d’un coq, [d’] un rai de lumière sur un samovar, [d’] une strophe passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, égrenée par un derviche à l’ombre d’un camion en panne ou [d’un] panache de fumée les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souve- au-dessus d’un volcan javanais. » (Nicolas Bouvier) ; du rouge garance d’un crépus- rain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On cule chinois ; d’un match de bouzkachi comme il se joue encore au nord de l’Afgha- s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot «bonheur» paraît bien nistan ; d’un fauteuil de barbier turc et d’un minaret de la grande mosquée bleue ; maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive. du regard triste et las de la Vierge de Kazan, d’un pope d’Amorgos bénissant ceux Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni qu’il croise, sans jamais descendre de son âne ; d’un Jésus brésilien tatoué sur la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants l’épaule d’une métisse ; d’un vol de roussettes à la tombée du jour, au-dessus d’Abi- de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, djan ; d’un 31 décembre, à Time Square, un peu avant minuit ; d’un sandwich de et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur », chez Schwart’s, boulevard Saint-Laurent à Montréal ; de rizières balinaises immo- écrivait Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde. biles, figées et nimbées d’une lumière qui rend fou. Ces deux paragraphes m’ont bien souvent « sauvé la vie », parfois ils m’émeu- - Programme utopique, que la réalité se chargera de corriger, me direz-vous. vent jusqu’aux larmes, mais aujourd’hui ils me persuadent que les inflexions de la - Peut-être pas tant. – Et puis il a l’avantage de ne pas être pire que ceux de mes route, la poussière du voyage, le théâtre fabuleux des étapes en caravansérail, le prédécesseurs, qui nous ont conduits, nous le constatons aujourd’hui, à l’abjecte, à parfum sauvage de la broussaille et de l’herbe à fossé, les nuits passées sous les l’irréparable, à l’injustice la plus crasse. étoiles, l’eau mise à ronfler sur la braise, la conversation des chameliers, les bêtes En 1956, lors de son voyage de 13 000 kilomètres qu’il fit au volant de sa Simca qu’il faut panser avant de se panser soi-même, le chant des pies bleues, les brûlures Marly sur les routes de l’Union soviétique poststalinienne, Dominique Lapierre du soleil et des vents d’altitude, l’odeur du suint qui s’imprime au plus profond de la raconte qu’une babouchka qui vivait dans un village perdu, lui demanda de bien laine et du cuir, donneraient accès à nos hommes politiques, nos « grands patrons » vouloir dégonfler un pneu de sa voiture. « Pourquoi donc ? » lui demanda-t-il. « Parce et à quelques-uns de ces hauts fonctionnaires – bouffis de certitudes, incompétents que j’ai toujours rêvé de respirer un jour l’air de Paris », répondit-elle. et s’accordant, pour la plupart, des hauteurs que rien ne justifie – à des vérités leur - Alors ? Ensuite ? permettant de remiser enfin leurs allures d’insupportables pédants. Ensuite je ne sais pas, peut-être lui a-t-elle offert une part de vatrouchka, de Je les imagine ensuite, plus libres, moins voraces, abandonnant leurs omi- gâteau de Pâques, de pain d’épices… ou peut-être ont-ils simplement causé jusque neuses idées de vendre ici des EPR de troisième génération ; là, que sais-je ? Des tard dans la nuit, à la lueur d’une lampe à huile, les coudes posés sur la table aux chasseurs dernier cri, d’abominables modèles de supermarchés, de transports, de pieds rafistolés d’une cuisine surchauffée. Mais peu importe. Car depuis lors, je me logistique, ou là encore, de faire fabriquer des objets idiots par des jeunes gens plus dis que ces deux-là se sont ouverts aux choses, à « l’autre », à l’écho du monde, à en âge de goûter aux plaisirs de l’existence qu’à celui de s’échiner sur des machines sa musique et qu’il n’existe finalement pour moi, pas de meilleur commerce. usantes et dangereuses. De nouveau rompus au marchandage, au troc et à la palabre, ils réaliseraient de meilleures affaires, en exportant par exemple, un pâturage alpin piqué de boutons d’or et de chiendent pied-de-poule, « le vert bleu de l’avoine » (Émile Zola) et celui péridot d’un sous-bois à girolles, quelques bouquets de pâquerettes, de jonquilles, de muguet et de la semence de violettes ; trois ou quatre nuages crémeux, un bocage normand et l’air qu’on y respire le matin vers 7 heures ; un clocher à peigne, un village d’Ardèche, sa place, sa fontaine, son café Chez Julien, son monument aux morts et son discours du 11 novembre ; une chapelle de marins du côté de Cancale, le 71, rue du Cardinal Lemoine, là où Joyce terminait son Ulysse ; le pont de Bir Hakeim, au printemps après la pluie ; la sonnerie et l’odeur du métro, le silence de la neige sur les marronniers du Luxembourg ; un château de la Loire (après tout on en Né en France en 1970, Vincent Hein a travaillé pour les éditions Phébus. a tant) ; quelques tapisseries d’Aubusson ; un week-end à Vierzon ; du piment d’Es- Il est l’auteur d’À l’est des nuages (Denoël, 2009) pelette, des images d’Épinal, des bêtises de Cambrai ; un couple de percherons ; un et de L’Arbre à singes qui paraîtra en mars 2012 chez le même éditeur. dîner aux chandelles, à la Croix-Rousse, à l’Estaque ou sur le quai Saint-Thomas ; Il vit et travaille depuis 2004 à Pékin.

76 numéro 1 — 77 Charles Emmanuel Pierrat

Garde des Sceaux

Ni surveiller ni punir

Les Dix Commandements sont sans doute une des plus connues des règles de droit. En tous les cas, celle que j’ai découverte en premier, formellement écrite, avant, en bon laïcard que je suis devenu, de la juger obsolète. L’avocat écrivain y trouve néanmoins le prétexte, en version laïque et républicaine, de prêcher la mise en place urgente des Dix Nouveaux Commandements… pour sauver la justice. Ou plutôt l’institution judiciaire. Car la justice – la Justice avec un J majuscule – reste un concept, une utopie vers laquelle il faut tendre, une illusion à laquelle aspire le justiciable.

1) Le budget – en clair le denier du culte – constitue le premier levier de cette vaste entreprise, qui nécessite aussi du bon sens – ce qui est moins coûteux et tout aussi rare que les finances dès lors qu’il ne s’agit pas d’acquérir un porte-avions forcément en panne dès sa mise en eau. La France consacre aujourd’hui une part infime de son budget à la justice. Ce qui la place à un rang mondial presque… inavouable (ce programme ne sera chiffré qu’en présence de mon propre avocat). Certes, l’institution judicaire ne produit pas de revenus. C’est, selon certains, un défaut en temps de crise. Pire encore, aux yeux de Bercy, elle a décidé, il y a des lustres, de ne jamais devenir un organisme à but lucratif. Ce service public a donc un coût. Celui d’une société plus juste, où l’accès au droit se conjugue avec l’éducation civique, la prévention de la délinquance avec un authentique suivi des politiques de réinsertion. L’argent ne fait pas le bonheur du condamné, mais il aide à le fixer sur son sort au plus vite et au mieux.

2) Il faut ensuite rebâtir. Rachida Dati, lorsqu’elle était à ma place (nous par- tageons seulement le goût des robes, la mienne étant néanmoins depuis vingt ans restée assez uniforme), a beaucoup détruit, éradiquant des tribunaux à peine rénovés, créant des zones sans juge atteignable, etc. Bref, elle a choisi d’incarner Caterpillar à défaut d’avoir le génie du Corbu. Le mal est fait. Il est curable car il n’est pas si ancien et a été détecté très tôt. La carte judicaire doit être repensée en rouvrant nombre de palais fermés et en modernisant, déménageant ceux qui doivent l’être ; voire en imaginant de nou- velles juridictions. La justice doit être proche géographiquement, s’exercer digne- ment, générer autour d’elle l’installation d’activités productrices d’emplois. Chaque tribunal fait fructifier à ses abords des cabinets d’avocats, permet de disposer

78 numéro 1 — 79 Charles Emmanuel Pierrat d’experts ; mais aussi de restaurants, hôtels, services postaux qui vont de pair. Chaque palais de justice est un lieu de vie. Il en féconde aussi autour de lui. Des palais, oui ! Des buvettes du palais, aussi !

3) Quant au Palais de l’île de la Cité, à Paris, il aura résisté durant des siècles à bien des événements – des changements de régime aux incendies – mais pas à la soudaine judiciarisation de la société française, qui va de pair avec le besoin de place et d’un équipement moderne. La capitale disposera donc, d’ici fin 2015, d’un nouveau tribunal de grande instance, doté d’une tour de près de 150 mètres et de quelque 70 000 mètres carrés de salles d’audiences, de cabinets de juges et de bureaux. Resteront au « vieux » palais du centre de Paris la cour d’appel, celle de cassation et de somptueuses bibliothèques... La grande majorité des gens de robe s’accorde désormais sur la nécessité de juger et plaider ailleurs qu’entre les deux rives de la Seine, tant la promiscuité se fait chaque jour plus ressentir. Le constat est patent : le vieux palais, à l’architec- ture bigarrée, déborde et le traitement des procédures en souffre. Toutes les solu- tions ont été imaginées par les nostalgiques de cet îlot : à commencer par grignoter de l’espace en délogeant les bureaux de la police installés sur le fameux quai des Orfèvres, situés à touche-touche avec les salles d’audience. Face à la fermeté de la résistance policière, si fière de son adresse, la Justice a alors visé l’Hôtel-Dieu, si proche… Las, les mandarins ont à leur tour invoqué des siècles de soins dispensés au cœur même de Lutèce, à défaut de pouvoir reven- diquer un nombre grandissant de malades demeurant île de la Cité. Le garde des Sceaux a ensuite lorgné vers l’hôpital Saint-Vincent de Paul, certes plus éloigné mais encore acceptable. Cette fois, le maire de la capitale s’en est mêlé : les bâti- ments étaient, a-t-il affirmé, promis à devenir un «centre du handicap ». Magistrats et avocats ont dû céder à nouveau et se résigner à prendre le chemin (de croix, à les entendre) du XIIIème arrondissement, jouxtant, à les entendre, la banlieue ouest de Nancy. Rejetant la ZAC Masséna, trop proche selon eux du périphérique, ils ont fini par céder pour Tolbiac et sa bibliothèque venteuse. Patatras, ce coup-ci, les rive- rains, groupés en associations, ont protesté : on leur avait promis un quartier animé et arboré. Et, à défaut d’un espace vert négocié à l’arraché, ils devaient accueillir des milliers de sinistres toges, toutes noires de corbeau. Entre-temps, surprise ! Saint-Vincent de Paul irait aux diplomates, eux aussi trop à l’étroit quai d’Orsay. Fini les handicapés, qui pèsent apparemment plus lourds que le Palais, mais moins que nos ambassadeurs. C’est donc finalement sur l’emplacement de ce qui aurait dû devenir un village olympique, aux Batignolles, que les gens de robe vont s’exiler. La justice est un sport comme les autres. Las, le futur bâtiment va s’ériger sans concertation véritable. Les avocats et les justiciables sont considérés comme partie négligeable car ni les uns ni les autres n’ont eu voix au chapitre. Les tribunaux d’instance vont tous déménager de leur arrondissement pour être regroupés en un seul… Au passage, rappelons que les Pacs se signent au tribunal d’instance et sont suivis dans la plupart des mairies, d’un pot dans la salle des mariages (ce qui permet à belle-maman d’admettre plus facilement, quand elle voit le maire UMP, ceint de son écharpe, embrasser le compagnon de son fils,

80 numéro 1 — 81 Charles Garde des Sceaux Emmanuel Pierrat de tempérer son homophobie.) Scène future : « Maman, je suis gay, je vais me pacser priseurs et autres mandataires judiciaires…). dans une tour Zac des Batignolles avec vue imprenable sur le périph : toi et papa êtes les bienvenus ! » 7) Les liens entre le Parquet et mon ministère doivent être rompus (il est libre, Bref, il est encore temps de réorienter ce vaisseau en partance vers de mau- Courroye !). La politique pénale passe par l’Intérieur et la police, non par la magis- vaises eaux. trature, qui doit rester indépendante qu’elle soit de siège ou ayant la charge des poursuites éventuelles. 4) Ce n’est pas parce que le palais de l’île de la Cité, qui, pour l’heure, repré- sente au mieux un lieu de mémoire joliment suranné, au pire de véritables défauts, 8) La justice mécontente trop les justiciables. Sa lenteur proverbiale est peu à qu’il doit être négligé à l’occasion du transfert du gros de ses chambres. peu remplacée par un sens de la célérité usant d’une économie de réflexion. Trop de Chrétien ou païen, depuis l’abandon du chêne mythologique cher à Saint Louis, décisions en théorie collégiales, pour lesquelles trois magistrats devraient se concer- le palais de justice est conçu pour impressionner le justiciable : l’endroit possède des ter véritablement, sont conçues par un seul d’entre eux. Les erreurs, déséquilibres grilles, à la fois hostiles et dorées. Ses marches sont célèbres : elles servent de repère qui en découlent sont autant de motifs pour interjeter appel – et donc allonger le pour donner rendez-vous ou pour illustrer un reportage destiné au journal télévisé coût et la charge d’un dossier – ou laisser des citoyens désemparés. À défaut d’un sur le dernier serial killer à la mode. Le fronton, les colonnes pseudo-antiques, tout retour aux sources élémentaires de la décision de justice, rendue à plusieurs pour dans ces lieux joue des symboles de puissance, d’intangibilité, de hauteur… s’enrichir et éviter les écueils, c’est la question de la responsabilité personnelle des Puisque j’en suis à souffler le chaud et le froid, que dire de ces imposantes et juges qui devra être posée. À lire certains jugements, on est bien sérieux quand on curieuses colonnes de fonte qui jalonnent les longs couloirs ? Le visiteur intrigué a encore 17 ans ; après, ça se gâte… finit par apprendre que ce sont là les diffuseurs d’un chauffage certes central mais surtout archaïque. Au vieux palais, il fait froid l’hiver, tandis que les salles conser- 9) La justice passe aussi par une vraie simplification de la loi. Cela signifie que vent parfaitement la chaleur durant l’été… la codification des innombrables textes épars doit être reprise à grands pas. De Même stade de péremption dans les salles d’audience : les bancs sont de bois, nombreux pans du droit sont devenus opaques, voire incohérents, faute d’avoir été il faut chercher une prise pour connecter un ordinateur, mais chacun se moque de codifiés. Nul n’est censé ignorer la loi, mais plus personne ne sait où elle se trouve ! l’inconfort, du moment qu’il peut continuer de parader sous les plafonds à fresques d’une île sans habitants. Et où les Japonais admirent les salles d’audience alors 10) Les droits du justiciable sont en régression : l’aide juridictionnelle est dotée qu’ils pensent visiter la Sainte-Chapelle (où Madame Dupont attend, en s’énervant, d’un budget de misère qui ne peut appeler qu’une défense appauvrie. Un avocat son avocat…). préfère parfois prendre gracieusement un dossier au lieu de remplir les formulaires Il est urgent de reconcevoir ces lieux qui vont demeurer, malgré tout, la clé de interminables qui déclencheront le versement à son profit d’une aumône équivalente voûte du système puisque les chambres d’appel spécialisées comme la plus haute à 5% du seuil de rentabilité de son cabinet. Ces obstacles, inhérents aujourd’hui à juridiction de France continueront d’y siéger. chaque nouveau procès, sont inadmissibles dans un État démocratique où l’accès au droit est… un droit. 5) Ni surveiller ni punir. Tel devrait être notre credo foucaldien. La prison, en Au diable l’avarice. Pas à son avocat ! France, est un mouroir où rien ne va : surpopulation, réinsertion, suivi des détenus, etc. La liste est infinie des points, des plus saillants jusqu’aux détails, qui doivent être revus, repensés et là encore être dotés d’un budget qui nous distinguerait des pires geôles de la planète. Chacun le sait, nul ne fait rien. Les taulards ne sont pas de vrais électeurs… Un grand plan prison (presque un plan d’évasion !), qui viserait d’ailleurs, à réduire les séjours inutiles, ralentis par la marche de la justice, doit être mis en place.

6) Une autre réforme à entreprendre vise les professions judiciaires : la forma- tion dans des établissements différents devrait se faire, a minima, sous le sceau de la concertation, avec des enseignements et des services communs aux futurs magistrats, avocats, greffiers, personnels pénitentiaires, notaires, sans compter les policiers et gendarmes. Ce serait aussi l’occasion de réfléchir au statut de ces auxiliaires de justice Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris, membre du Conseil que sont certaines espèces très exotiques et pour qui le droit n’a qu’une part infime de l’Ordre, écrivain, éditeur, bibliophile, insomniaque et, à tous ces titres, à jouer sauf lorsqu’il s’agit de les mettre en examen (tels que les commissaires- auteur de nombreux ouvrages.

82 numéro 1 — 83 Charles FRédéric Ciriez

Ministre de la Défense

La Légion étrangère est désormais ouverte aux femmes

6 mai 2012. La gauche gestionnaire, grâce à un héros normal, a mis la main sur le pouvoir présidentiel qui la fuyait depuis 1995. Renouant avec les principes de la démocratie athénienne pour l’attribution des charges de magistrat par le truchement du hasard, le nouveau chef de l’État constitue un gouvernement populaire basé sur la légitimité absolue du tirage au sort. Le ministère de la Défense et des anciens combattants échoit ainsi à un individu mâle, d’âge intermédiaire, sans compétence particulière et sans appartenance politique officielle. Son nom : Frédéric Ciriez. Le 9 mai 2012 a lieu la passation de pouvoir avec son prédécesseur de l’UMP. La céré- monie se déroule en petit comité au Cercle national des armées de Paris, « la maison des officiers de France », palace rive droite méconnu sis au 8, place Saint-Augustin, dans le VIIIème arrondissement, et rassemble le chef d’état-major des armées ainsi que ses subordonnés immédiats, les chefs d’état-major de la Marine, de l’armée de terre et de l’air.

I

Les paquets de tabac à l’usage des soldats français depuis 1870 gisent dans une vitrine à côté du bar des officiers, embaumés dans du papier épais de couleur gris, vert ou marron Kraft. Plus de cent quarante ans de tabac de troupe résumés là, l’âme du soldat fumeur tuant l’ennui et bénéficiant de son petit luxe quotidien exhibé dans des momies de papier prêtes à céder, à se dépiauter, à tomber en poussière. Tabac gris du poilu 1914, ration de Scaferlati Caporal de la Seconde Guerre mondiale, Gauloises de troupe incluses dans les rations de combat, paquets vintage des colonies françaises en Afrique noire et au Maghreb... À deux mètres de moi, trois officiers m’ont reconnu. Ils finissent un whisky, m’observent discrètement, baissent le regard quand je les dévisage (c’est moi le chef à présent), avant qu’ils ne déclarent bruyamment qu’il est temps de se rendre à L’Élite, le prestigieux restaurant du Cercle. Mes yeux reviennent à la vitrine, errent parmi les vestiges de l’alimentation pulmonaire des sans-grades, et je me dis que tout cela est très beau et très émouvant et très fragile et très sale, et que l’atome de temps du bidasse, c’est le brin de tabac... Aujourd’hui qu’on a cessé de vendre des cigarettes dans les casernes, l’armée française existe-elle encore, sevrée de la respiration viciée des hommes du rang ? - Monsieur le ministre, c’est à vous, on ne peut plus attendre, me dit soudain mon chef de cabinet, un jeune homme obséquieux qui m’a été recommandé et m’a assuré de sa loyauté, même si je soupçonne sa jalousie quant à ma désignation

84 numéro 1 — 85 Charles FRédéric Ciriez Ministre de la Défense

– il a fait des études longues et difficiles pour bénéficier de l’ascenseur social. Occident au processus historique de la décolonisation française, vous venez d’avoir - J’arrive, j’arrive... En route, mauvaise troupe ! votre revanche sur l’histoire en replaçant la France au rang de première super puis- sance moyenne, capable de superviser les nouveaux chantiers de la démocratisation II mondiale, dont le Printemps arabe de 2011 – quel clin d’œil, comme ma nomination – fut le plus beau sourire. Monsieur le ministre, messieurs les hauts représentants de l’état-major des Gérard, j’aimerais, en signe d’amitié, vous dire une dernière chose, ou plutôt armées, vous lire ceci, que vous eussiez pu écrire : C’est avec une émotion non feinte que je vous salue, ce soir, dans ce magnifique salon Jeanne d’Arc, à l’occasion de ma prise de fonction, novatrice dans ses impli- El Desdichado cations politiques et parasitaire dans sa perturbation de la logique hiérarchique du corps militaire, puisque, dans le civil comme sur mon dossier de conscrit, je suis un Tu es le belliqueux, le nerf de boeuf, le guerrier, homme de seconde classe. Le prince de Brienne à la tour ramollie Je tiens préalablement, avant l’exposition de la politique militaire française Ta seule étoile est morte, et ton luth infecté 2012-2017, à saluer le travail exceptionnel de mon prédécesseur qui me fait l’hon- Porte le soleil noir de la fleur au fusil. neur de sa présence (je porte à mes lèvres une coupe de champagne Ruinart et les bulles commencent de swinguer sous mon palais) et désire lui manifester mon Dans la nuit du capo, toi qui m’as affligé, estime. Rends-moi le Pausilippe et la mer de Libye, Gérard, vous me permettrez de vous appeler ainsi, des trois grands hommes La fleur qui plaisait tant à mon coeur desséché, français qui portent à jamais ce prénom, vous êtes le plus grand. Vous l’êtes tout Et le treillis où le chancre à la nécrose s’allie. d’abord par le verbe et, entre le poète des Chimères, le romancier de Vengeance à Beyrouth, et le rédacteur de la charte du Groupe union défense (GUD) ainsi que Es-tu Amour ou Airbus ?... D’Artagnan ou Biron ? du premier programme économique du Front national (FN), nul ne fera le mauvais Ton front est rouge encore du baiser de la haine ; choix. Tu as rêvé dans la grotte où mord la murène... Ensuite cher Gérard, de vos homonymes de l’histoire des lettres françaises, vous êtes le plus vertueux : l’auteur d’Aurélia s’est en effet suicidé, celui de SAS Et tu as deux fois perdant traversé l’Achéron ; à San Salvador a passé sa vie à s’adonner aux joies imaginaires du stupre et de Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée la violence, tandis que vous, depuis le 27 février 2011, date de votre arrivée à la Les soupirs de la junte et les cris de l’armée. Défense, n’avez cessé de prouver votre rectitude morale au sein de cette institution totale qu’est l’armée, au sein de ce monde de bravoure duquel le vice est exclu, et Je reprends un peu de champagne. Sourires figés et applaudissements méca- singulièrement l’homosexualité et la pédophilie qui se rejoignent parfois, comme niques de Gérard et des dignitaires de l’armée. Il n’est jamais facile de prendre la vous le déclarâtes un jour au Sénat. parole en public. De la même manière, Gérard, vous avez honoré nos héros en un temps où la – Merci, merci beaucoup... Je suggère une pause de quelques minutes, avant France, peut-être par haine de soi, oublie trop souvent de le faire. Vous les honorâtes la présentation de ma poétique militaire. collectivement, parfois discrètement, avec des trémolos dans la voix, par exemple lorsque vous annonçâtes le 20 février 2011 que des avions de nationalité française III avaient stoppé l’ultime convoi du dictateur Kadhafi – les Libyens n’eurent pu qu’à l’achever à la main, comme des bêtes, à leur véritable niveau sacrificiel. ÉLEMENTS POUR UNE FANTAISIE MILITAIRE Mais nos héros, fort heureusement, vous les honorâtes aussi individuellement, PARCE QUE LES FINS SONT POLITIQUES ET LES MOYENS ESTHÉTIQUES comme en témoigne le projet de transfert aux Invalides des cendres du général (Extraits PowerPoint - l’intervention dans sa totalité sur devenirsoimeme.com) Bigeard, après que le gouvernement vietnamien a incompréhensiblement refusé qu’on les verse au-dessus de Diên Biên Phu. Sur ce point, Gérard, je ne manquerai - événements et mesures d’urgence - pas de suivre vos traces, et peux d’ores et déjà publiquement annoncer le transfert Solde : par solidarité envers la population civile en période de guerre écono- des restes du mercenaire anti communiste Bob Denard aux côtés des grands héros mique, réduction immédiate de 20 % des salaires de tous les personnels militaires. militaires français de l’hôtel des Invalides. Parade : les sapeurs congolais, esthètes braves et déclassés, seront en charge, Gérard, je ne vous dirai point au revoir mais merci. Vous qui, il y a près aux côtés des tirailleurs sénégalais, du relooking intégral des forces françaises lors d’un demi-siècle, assistâtes impuissant au sein du groupuscule d’extrême droite des défilés du 14 Juillet et du 11 Novembre 2012.

86 numéro 1 — 87 Charles Ministre de la Défense FRédéric Ciriez

Cigarettes : les paquets de Gauloises de troupe seront remis en circulation dangereux du monde, ceux-là même qui assassinèrent Ben Laden dans sa villa dans un packaging scintillant et morbide adapté aux goûts et aux angoisses du d’Abbottabad, au Pakistan, alors qu’il regardait un film érotique. temps. Leur première mission : assassiner leurs concurrents américains pour faire Armes : le Fusil d’assaut de la manufacture d’armes de Saint-Étienne (FAMAS), leur preuve. outil esthétiquement et fonctionnellement périmé, sera redessiné par Hedi Slimane. Guerre informatique : le Prytanée militaire de La Flèche, ainsi que l’école de Saint-Cyr Coëtquidan, seront dotés d’une filière d’excellence « inform’attack », pour - mer - pénétrer les systèmes informatiques les plus résistants, et notamment ceux des Nucléaire : la défense nationale reposant sur la force de dissuasion des sous- Suisses, traîtres pacifistes de la guerre économique. marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), nous devrons, sous cinq ans, trouver un équivalent écologique philosophiquement recevable. - air & espace - Marine de surface (plan Tabarly) : exploitation maximale, via la création de Chasseurs : revente au Kazakhstan des chasseurs Rafale de Dassault aviation nouveaux ports, l’ouverture d’arsenaux et la construction d’une nouvelle flotte dans et recherche d’un avionneur moins onéreux ne s’intéressant pas à la presse écrite. les DOM et les TOM, du domaine maritime national, le deuxième au monde après Transporteurs : commande à Airbus, de la part de l’Agence de Défense euro- celui des États-Unis grâce à son fourmillement d’îles et d’atolls autour du globe. péenne, de cinquante A380 version militaire pour la constitution d’une flotte inte- Il est temps de remettre la France sur l’eau pour rencontrer les peuples et limiter ralliée digne de ce nom. l’abrutissement de masse des loisirs nautiques. Drones : accélération du programme de réalisation de l’avion furtif européen Porte-avions : pour pallier le manque d’autonomie du Charles de Gaulle, sera nEUROn (France / Suède / Italie / Espagne / Grèce / Suisse) via un supplément lancé au deuxième semestre 2012 le projet de construction d’un deuxième porte- budgétaire de 150 millions d’euros. avions, plus puissant, plus moderne, d’une capacité d’accueil de cent cinquante Guerre des étoiles : un phalanstère de trente familles de militaires sera pro- avions, bref, le plus grand porte-avions du monde, supérieur aux dix vaisseaux de chainement envoyé en stationnement sur Mars depuis Kourou, en Guyane, pour la classe Nimitz américaine et aux deux futurs bâtiments britanniques de la classe perpétuer l’espèce protectrice de la nation. Queen Elizabeth. Son nom : le Frédéric Ciriez. - commandement- - terre - Pentagone à la française : arrêt immédiat du projet de construction du nouveau Force de projection : seulement 30 000 militaires français sont virtuellement ministère de la Défense au sud de Paris et renouvellement de l’appel d’offres pour ce projetables en moins de 48 heures en cas de conflit... Mise en oeuvre d’urgence d’un « grand geste architectural » (Hervé Morin). plan de sous-traitance de l’infanterie par les Européens de l’Est les moins onéreux, Quartier Général européen : il sera basé à Paris, quoi qu’en pense Londres. avec un objectif de 2 millions d’hommes opérationnels sous cinq ans. Communication : lancement d’un plan de restauration des pigeonniers mili- La séance PowerPoint est finie. Sourires figés et applaudissements mécaniques taires sur l’ensemble du territoire pour proposer une force d’appoint écologique de Gérard et des dignitaires de l’armée, certainement bluffés par mes visions. Je et économique à l’arme des Transmissions, qui fête cette année ses 70 ans. Le fais signe en direction du buffet. Un serveur vient m’apporter une nouvelle coupe de huitième régiment Trans’, basé à la forteresse du mont Valérien, abrite aujourd’hui champagne sur un plateau d’argent. Formidable mon nouveau job ! Vive le hasard ! le dernier pigeonnier militaire d’Europe et le musée de la colombophilie. La France Vive le luxe ! Mon chef de cabinet vient me voir et me chuchote à l’oreille : n’est pas un vestige mais un message. - N’oubliez pas la partie anciens combattants... Vous êtes ministre de la Défense Légion étrangère : désormais ouverte aux femmes. et des anciens combattants... Une décoration est prévue dans quelques minutes, je vous donne le profil de la personne à distinguer. - europe et monde - - Faites entrer le décoré ! O tan : sortie immédiate. La France doit jouir des prérogatives d’une armée indé’. Agence de Défense européenne : 50 % des capacités de défense européenne reposant sur les moyens et les budgets militaires britanniques et français, il convien- dra d’accélérer l’intégration des autres membres de l’UE (faire payer l’Allemagne).

- filières secrètes- Unité d’élites : création d’une force spéciale européenne aéroterrestre sur le Frédéric Ciriez est né en 1971 en Bretagne, dans un canon tourné vers la Manche. Depuis, et sans modèle du Seal Team Six américain, composée des vingt-quatre hommes les plus son autorisation, on l'appelle l'artilleur breton. Pourtant, il n'est pas méchant et montre beaucoup de bonne volonté pour créer un pont entre les lettres et l'art militaire.

88 numéro 1 — 89 Charles Antoine Buéno

Ministre du Budget

Coupons tout, vite ! Mon plan pour sauver la France

- May day ! C’est la chienlit ! L’euro est au bord de l’implosion ! L’Europe pourrait ne pas s’en relever ! Grèce, Italie, Espagne, Autour de nous, les pays tombent comme des mouches ! Bientôt la France ? Elle est exsangue ! Ses caisses sont vides ! Ses forces vives pressurées ! Le niveau de prélèvements obligatoires n’a jamais été aussi élevé ! La dette atteint 1 700 milliards d’euros ! Le chômage 10% de la population active ! Et la croissance est atone ! Faut-il se suicider tout de suite ? Non ! Le salut est encore possible ! En mai ! Oui, en mai, si par un miraculeux (et hélas improbable) sursaut de la vitalité natio- nale un véritable programme de redressement des finances publiques était mis en œuvre ! Un plan de rigueur ! Un vrai ! Un bon ! Le mien ! - Ministre des finances, c’est fun ! Tout n’est pas perdu. Parce que, la crise de la dette publique, c’est fun ! Redres- ser les comptes de l’État, c’est rigolo ! Et c’est marrant ! Le ministère des Finances le prouve : avec son interface ludique, www.cyber- budget.fr, prends les commandes du budget de l’État et en répondant à plein de questions deviens un super ministre du budget !

Avec Cyber-budget, t’as ton bureau au ministère des Finances !

C’est de la balle ! Tu peux participer au Conseil des ministres. Et c’est comme dans Sim City ! Tu te balades dans une Safrane à la rencontre des Français qui ont des problèmes !

90 numéro 1 — 91 Charles Antoine Buéno Ministre du Budget

Tu peux même piloter le super bateau de Bercy ! budgets déficitaires ni s’endetter. L’endettement est un outil économique. Dans la vie d’une entreprise, par exemple, il est normal de traverser des périodes de déficits. Bien rares sont même les start up excédentaires la première année De même, dans la vie économique, s’endetter peut être nécessaire, ou utile, voire stratégique. Ce qui est particulièrement vrai pour l’État. Depuis au moins la crise de 29, on considère que le rôle de l’État est de contre- carrer les effets négatifs des chocs économiques. En période de crise, de ralentis- sement et de récession, l’État aurait vocation à dépenser plus pour soutenir tra- vailleurs et entreprises et relancer l’économie. Selon cette conception keynésienne, l’État aurait schématiquement vocation à être en déficit et à s’endetter quand l’éco- nomie va mal, quitte à se remplumer dès le retour de la croissance. Ce que les éco- nomistes appellent une politique contra-cyclique, soit une politique qui accompagne le cycle économique. Mais cette logique a ses limites. Parce que, quand l’État est trop en déficit et trop endetté, non seulement son intervention perd en efficacité, Mais le Figaro t’offre encore mieux ! Avec son jeu Objectif budget (lefigaro.fr/ mais elle peut même plomber cette croissance qu’elle est censée restaurer. C’est ce economie/objectif-budget.php)! que l’on observe aujourd’hui avec la crise des dettes souveraines. Grâce au Figaro, tu peux charcuter le budget de l’État comme tu veux : suppri- - La dépense publique n’est pas un remède miracle… mer l’impôt sur le revenu et toutes les niches fiscales, amputer le budget de l’Édu- Pour que l’instrument économique de la dépense publique porte ses fruits, cation nationale ou l’augmenter d’un tiers… C’est fun quoi. encore faut-il qu’il soit utilisé à bon escient et avec mesure. Et c’est comme ça qu’on apprend le métier. Tout dépend du type de choc auquel l’économie a à faire face. S’il s’agit d’un choc de demande, comme ce fut le cas lors de la crise de 29, la relance de la consom- mation par la dépense publique est appropriée. Au contraire, lorsque la croissance ralentit du fait d’une insuffisance de l’offre, la dépense publique est impuissante. Dans ce cas de figure, elle peut même avoir des effets négatifs en accentuant l’infla- tion ou en conduisant à un remplacement de l’initiative privée par l’action publique. Mais même lorsque la dépense publique est employée à bon escient, son impact sur l’économie tend à décroître naturellement. Autrement dit, le premier euro public injecté dans l’économie aura un bien plus gros impact dessus que le millionnième. Ainsi, l’efficacité de la dépense publique est-elle conditionnelle. Mais lorsque la dépense nourrit la dépense, elle devient tout bonnement nocive. - Déficits et endettement sont devenus insoutenables ! Un seul coup d’œil au compteur (plus qu’anxyogène) de la dette française en apporte un aperçu (oxoty.com) :

- La vertu est mon métier ! Il y a deux types de ministères : le mien et tous les autres. Le ministère des Finances et les ministères dépensiers. Le premier engrange et gère. Les seconds dilapident. Deux logiques antagonistes et inconciliables. L’exercice budgétaire n’est autre qu’un perpétuel bras de fer entre moi et mes homologues dépensiers. Ils mendient, réclament, grattent. Autant que j’atermoie, restreins, coupe. Je suis le seul ministre vertueux. Je n’ai aujourd’hui qu’une hantise : le déficit et la dette. Pas par dogmatisme. Mais parce qu’ils sont devenus insoutenables. - L’équilibre budgétaire n’est pas un dogme… Le déficit et la dette publics ne sont pas mauvais en eux-mêmes. Il n’est nulle part écrit que les agents économiques, quels qu’ils soient, ne puissent avoir de

92 numéro 1 — 93 Charles Ministre du Budget Antoine Buéno

Aujourd’hui, la charge des seuls intérêts de la dette française (42 milliards et les missions de l’État. À vrai dire, compte tenu de la situation, beaucoup plus sur d’euros dans le budget pour 2012 sur 330 milliards de dépenses) est le deuxième les dernières que sur les premiers poste de dépenses de l’État, juste après l’Éducation nationale. Elle représente 12% - Trop d’impôt tue l’impôt ! de ce même budget. Le communisme peut être défini par un chiffre : 50%. Lorsque 50% des res- Le déficit pour 2012, 80 milliards d’euros, représente quant à lui 22% des sources d’un pays sont collectivisées, ce pays peut être qualifié de communiste. En dépenses de l’État. Dans ces conditions, d’août à décembre, l’État vit à crédit. Près France, le niveau de prélèvements obligatoires atteint aujourd’hui 42,5% du PIB de 5 millions de fonctionnaires sont payés à crédit un jour par semaine Cela signifie que 42,5% de la richesse produite en France est collectivisée d’une La dette accumulée, dont le compteur défile à toute vitesse, atteint près de manière ou d’une autre. 1 700 milliards d’euros. Soit six années de recettes budgétaires… S’il fallait la régler Taxer toujours plus est une fuite en avant qui aujourd’hui touche à ses limites d’un seul coup, la facture s’élèverait à 26 000 euros par Français en France. On ne peut indéfiniment répondre aux besoins de financements publics Ces chiffres paraissent déraisonnables. Mais ce qui l’est davantage est la dyna- par de nouveaux prélèvements. Parce que trop d’impôt déprime l’activité et remet mique qui les sous-tend. Si déficits et dette sont devenus insoutenables, c’est parce en cause le rendement de l’impôt lui-même. C’est le sens de la célèbre formule de qu’ils s’alimentent. Laffer : « Trop d’impôt tue l’impôt. » Trop de TVA déprime la consommation. Trop de Loin de soutenir l’économie, le cercle vicieux de l’endettement la plombe et fait charges sociales pénalisent l’emploi et la compétitivité des entreprises. Trop d’impôt perdre à la puissance publique tout moyen d’action. sur les sociétés restreint les bénéfices. Trop d’impôt sur le revenu dissuade les tra- L’actuelle « crise de la dette souveraine » n’est pas difficile à comprendre. La crise vailleurs de travailler plus ou de reprendre un emploi. financière de 2008, celle des subprimes, a forcé les États à renflouer les grosses Compte tenu du niveau actuel des prélèvements obligatoires, augmenter encore structures et mettre en place des plans de relance financiers de grande envergure. les impôts en France serait suicidaire. Ces plans ont certes mis les budgets européens à contribution mais, surtout, ont - Sus aux niches ! mis en exergue la déliquescence des finances publiques de certains États de l’Union Mais le niveau exorbitant des prélèvements obligatoires n’empêche pas de européenne, au premier rang desquels celles de la Grèce. corriger quelques anomalies choquantes de notre fiscalité. La sanction est immédiate : c’est l’augmentation des taux. D’ordinaire, les États Dans mon plan, il y en a au moins quatre, à supprimer d’urgence : empruntent à un taux privilégié. Mais quand la crédibilité de leur politique écono- 1/ La niche dite « Copé » pour les entreprises. Instituée en 2004, elle exonère mique et, surtout, la confiance des marchés financiers en leur capacité de rembour- d’impôt sur les sociétés (33,3% des bénéfices) les plus-values encaissées par des sement est écornée, leur taux d’emprunt grimpe. Cela passe par une dégradation de personnes physiques ou morales (holdings) en cas de vente de leurs filiales ou titres leur note par les agences de notation indépendantes, type Standard & Poors. Une de participation détenus depuis plus de deux ans. C’est un beau et très gros cadeau dégradation de la note implique une augmentation considérable de la facture pour fait aux entreprises du CAC 40 qui ont ainsi pu profiter de l’effet d’aubaine en pro- l’État. Donc, in fine, pour le contribuable. cédant, pour pas un rond, à des restructurations auxquelles elles auraient de toutes Quand la note est dégradée, le cercle vicieux est enclenché. L’augmentation les façons procédé. Le manque à gagner : 3,4 milliards d’euros en 2007, 12,5 mil- des taux augmente la charge de la dette qui conduit à de nouveaux emprunts, à liards en 2008, 6,1 milliards en 2009 et autant en 2010. Soit un total de 28 mil- des augmentations d’impôts ou des plans de rigueur qui combinent augmentation liards d’euros sur trois ans d’impôts et coupent dans les dépenses. 2/ Les niches en faveur de l’outre-mer. Il s’agit de la fameuse loi Girardin et Un enchaînement qui prive l’État de ses marges de manœuvres et déprime autres mécanismes de défiscalisation pour l’outre-mer qui représentent un manque l’activité. à gagner de 4,7 milliards d’euros pour l’État. Ces dispositifs ont conduit à des Plus la charge de la dette augmente, plus le service de la dette prend le pas sur dérives scandaleuses sans aider les territoires concernés à accéder à un dévelop- toute politique publique. Ainsi, l’État perd toute marge de manœuvre et ne peut pement particulièrement frappant. Une fois ces niches supprimées, peut-être aura- plus assurer que ses dépenses courantes de fonctionnement. Il ne pilote plus rien t-on le courage, dans un second temps, de se poser la véritable question qui les et navigue à vue. soutendait : à quoi sert l’outre-mer ? L’activité s’en ressent immédiatement. Les investisseurs fuient la zone dont la 3/ La TVA réduite dans la restauration. Le taux réduit de TVA à 5,5% a été crédibilité est écornée, ce qui pèse un peu plus sur les taux d’intérêt. Les ménages, accordé en 2009 à la restauration en échange de l’engagement des restaurateurs de anticipant des hausses d’impôts, limitent leur consommation et épargnent. Les baisser les prix et d’embaucher. L’arnaque ! Les prix ont à peine baissé et le secteur entreprises licencient, se délocalisent ou mettent la clef sous le paillasson, leur offre n’a pas plus embauché qu’il ne l’aurait fait sans la mesure ! C’est donc dans la étant contrainte par le poids des charges qui ne cessent de s’accroître. Etc. etc. poche des restaurateurs qu’est passé l’essentiel de la réduction de TVA. Encore un C’est ce qui nous menace aujourd’hui… joli cadeau. Quant au taux réduit de TVA dans la restauration rapide, on voit encore Pour prévenir un tel scénario, la seule solution est un plan de retour à l’équilibre plus mal ce qui le justifie ! D’un côté on dépense des millions à expliquer qu’il ne budgétaire et de désendettement suffisamment crédible pour restaurer la confiance. faut pas manger trop gras, sucré, salé et, de l’autre, on subventionne McDo via la Pour cela, il faut être capable d’agir sur les recettes et les dépenses, les impôts TVA ! Absurde ! Appliquer le taux normal de TVA à l’ensemble de la restauration

94 numéro 1 — 95 Charles Ministre du Budget

rapporterait plus de 6 milliards d’euros. 4/ Les allégements de charges sociales sur les heures supplémentaires. C’était l’une des mesures phares de la fameuse loi Travail Emploi et Pouvoir d’Achat de 2007, la première grande loi Sarkozy, mettant en œuvre les plus importantes de ses promesses électorales, telles que le bouclier fiscal et la réduction des droits de succession. Les allégements de charges sociales sur les heures supplémentaires ne sont autres que la concrétisation législative du « travailler plus pour gagner plus ». Cinq ans après la mise en place de ces allégements, le bilan est sans appel : l’effet d’aubaine engendré par le dispositif aurait sensiblement pénalisé l’emploi. Leur suppression rapporterait 4 milliards d’euros. - Coupons tout ! Dans la situation actuelle, puisqu’il n’est plus possible d’augmenter les impôts, ce sont surtout les dépenses qu’il faut avoir le courage de couper. Or, certaines d’entre elles paraissent totalement inutiles. Supprimons le Conseil économique, social et environnemental (le CESE) : c’est l’archétype de la planque sympa pour copains bien rémunérés. Rebaptisée Conseil économique, social ET ENVIRONNEMENTAL en 2008 pour faire mieux, l’institution consultative abrite 233 heureux membres, représentants syndicaux, patronaux et associatifs, récompensés pour bons et loyaux services rendus ou ainsi éjectés par le haut, qui y somnolent pour 3 800 euros bruts par mois. Allez hop, exit le CESE et c’est déjà 70 millions d’euros par an de gagné ! Supprimons l’aide publique au développement : c’est le nom pudique des valises de billets aux rois nègres. À qui est filée l’aide au développement ? Sur quels critères ? Cette ligne budgétaire existe depuis des décennies et si elle avait aidé un quelconque État à se développer, cela se saurait. Exit l’aide au développement pour un gain de plus de 3 milliards d’euros. Supprimons la branche famille de la Sécurité sociale : la politique nataliste du Maréchal Pétain a fait des petits. En 2012, alors que l’on est désormais 7 mil- liards sur Terre et que la pression exercée par l’humanité sur notre environnement compromet jusqu’ à notre survie même, nous continuons de mener une politique nataliste ! Quitte à enfin avoir une politique d’immigration plus accomodante, on peut donc sans regret supprimer les prestations en faveur de la famille, de la petite enfance et les avantages de retraite liés aux enfants pour ne conserver que les APL et les prestations pour les personnes handicapées. Et hop, un gain de 40 milliards ! Dégraissons le mammouth : aujourd’hui, 30 000 profs payés par l’Éduca- tion nationale n’enseignent pas ! Sans compter les lourdeurs administratives, les doublons, les personnels surnuméraires, la longueur des vacances scolaires, le nombre d’heures d’enseignements par service On rationnalise tout ça pour 17 mil- liards d’euros ! Supprimons le ministère de la Culture et le régime des intermittents : à quoi sert le ministère de la Culture ? La question mérite aujourd’hui d’être posée. Parce que, à part l’entretien du patrimoine monumental, qui se justifie mais ne représente que 25% de son budget, on ne voit pas bien. Peut-on encore s’offrir un art officiel, une culture d’État ? En a-t-on besoin, sachant que l’essentiel de la création est le fruit de l’initiative privée ? L’exemple d’Avignon est frappant. Le In, ultra subventionné, présente des spectacles hermétiques à un petit nombre d’intellectuels éclairés tandis que le off, qui ne touche pas un euro d’argent public, est un foisonnement remarquable accessible au plus grand nombre. Et tout ceci n’est-il pas contradictoire avec la notion de création elle-même qui correspond à une nécessité de l’artiste,

96 numéro 1 — 97 Charles Ministre du Budget Antoine Buéno quelles que soient ses conditions matérielles ? Même question pour le régime des 2013. Pour y parvenir, je dois trouver 52 milliards d’euros. Ça tombe bien, mon plan intermittents : sans même évoquer le problème du faramineux détournement dont de rigueur devrait le permettre largement. il fait l’objet, pourquoi subventionner et privilégier, via le régime Assedic, une forme J’applique mon programme comme les fonctions du simulateur me le permet- d’expression artistique, le spectacle vivant, sur les autres ? Pourquoi celle-ci ? Quel tent. équivalent au régime des intermittents touchent les écrivains ou les peintres ? Et Je supprime la niche Copé, les niches en faveur de l’outre-mer, la TVA à taux sans ce régime, n’y aurait-il pas de spectacle vivant ? Allez hop, on me vire tout ça réduit sur la restauration. et c’est 3 milliards d’euros de gagnés ! Je baisse autant que je le peux les crédits de l’action extérieure de l’État, de Supprimons le ministère des Affaires étrangères : encore une survivance du l’aide publique au développement, de la culture (hors restauration des monuments passé. Dans un monde totalement ouvert et interconnecté où les télécommunica- historiques), de la défense, je coupe 17 milliards à l’Éducation nationale, j’ampute le tions permettent à n’importe quel chef d’État d’échanger avec n’importe quel autre, à budget travail et emploi de 3 milliards en compensation de la suppression des allé- quoi peut encore bien servir le Quai d’Orsay ?! Sans doute à entretenir quelques fan- gements de charges sociales sur les heures supplémentaires et je réduis le déficit de tasmes de diplomatie fastueuse totalement en décalage avec la réalité et les moyens la Sécurité sociale de 4 milliards pour prendre au moins en compte la suppression budgétaires du moment. Allez, ça suffit, on arrête les frais, 3 milliards de gagnés ! du déficit de la branche famille. J’ai trouvé 57,04 milliards d’euros. J’ai donc rempli Supprimons le Parlement : à quoi sert-il encore ? Pour « rationnaliser le parle- mon objectif. mentarisme », c’est-à-dire rompre avec l’instabilité gouvernementale qui avait carac- J’exécute le programme. Le verdict tombe : térisé la IIIème puis la IVème République, la Constitution de la Vème République a investi le Gouvernement du pouvoir législatif. Concrétement, depuis 1958, c’est le « La France est retombée en récession. Les mesures que vous avez prises Gouvernement qui fait l’immense majorité des lois en France. Et il dispose de tout figurent parmi les pires qui soient, enfonçant un peu plus la France dans la crise ». l’arsenal nécessaire pour faire passer au Parlement tout ce qu’il veut. Et bloquer LOL. systématiquement tout ce dont il ne veut pas. Exemple emblématique : le Parlement ne déplace au mieux chaque année qu’1% des crédits du budget de l’État qu’il vote en loi de finances. 1% des crédits dont le Gouvernement dispose ensuite à sa guise lors de l’exécution de ce même budget. Dans ces conditions, le Parlement est devenu une chambre d’enregistrement, le lieu où se joue une comédie républicaine platonique. Le Parlement donne aux décisions gouvernementales l’onction démo- cratique. Le Parlement badigeonne les textes gouvernementaux d’un mince verni démocratique. Un peu cher, le verni. Stop ! On supprime le Parlement ! On ouvre le Sénat et l’Assemblée aux visites, comme pour la journée du patrimoine ! Et on fait des hémicycles des salles de concerts ou de spectacles, ça pourra même rapporter de l’argent en plus de l’économie automatique d’un milliard d’euros ! Supprimons l’armée : last but not least… À quoi sert l’armée aujourd’hui ? Quel ennemi nous menace ? Directement, plus aucun ! Mais ce n’est pas si simple, c’est une question de rayonnement. Le rayonnement coûte 40 milliards d’euros par an et bientôt 7 milliards supplémentaires pour le Pentagone à la française ( !). Ok, alors pour quoi faire sachant que le Conseil de sécurité des Nations Unies nous interdit de faire quoi que ce soit sans l’aval des USA, de la Chine, de la Russie et de l’Angle- terre ! Sachant que, plus généralement, depuis 1956, on ne peut plus rien faire sans l’autorisation américaine ! 40 milliards pour entretenir une petite force d’appoint au service des USA, qui l’utilise quand bon lui semble ou pour défendre ponctuellement quelques ressortissants ponctuellement menacés dans nos anciennes colonies… Ça fait cher du rayonnement ! Alors maintenant on désarme, on file l’essentiel du stock nucléaire à l’Agence spatiale européenne pour mettre en place un programme anti- Antoine Buéno, petite trentaine, intello non dispersé : écrivain, chargé météorite et le résidu à Super Phénix et on gagne 40 milliards ! de mission au Sénat, chroniqueur sur Inter (« Les Affranchis »), enseignant - J’ai redressé la France ! à Sciences Po, fondateur de prix littéraire (le Prix du Style) et bientôt sur Alors, maintenant que j’ai mon plan de rigueur, je me reconnecte sur le site du scène (jouera la version scénique du Petit livre bleu, son essai consacré Figaro et je lance le jeu Objectif budget. Je choisis d’être « très rigoureux », c’est-à- à l'analyse de la société des schtroumpfs, au théâtre des Déchargeurs dire d’atteindre dès 2012 l’objectif d’un déficit à 3% du PIB aujourd’hui fixé pour à Paris à partir de la mi-avril).

98 numéro 1 — 99 Charles Shumona Sinha

Ministre de l’Émigration

Je suis une marieuse d’États

Le ciel comme du lait caillé. Il se fond quelque part loin derrière les toits où les petites cheminées sont posées comme des mégots. À travers la baie vitrée je vois la ville en sieste, plongée dans un silence cotonneux. Cette pièce surplombe la rue – j’ai l’impression d’être dans la salle d’attente d’un aéroport – je vois trop, je vois tout de cette ville. Je suis suspendue avec cette pièce dans l’air, dans le brouillard prématuré de l’après-midi qui a décidé d’avaler à petites gorgées cette ville. Je mâche mon stylo. Et j’efface aussitôt cette phrase. Je ne peux pas mâcher un stylo, puisque je n’en tiens pas. J’effleure le clavier de mon e-book. Et je garde cette phrase. Je dois rédiger une proposition, une fois de plus, sur les traités et les ententes possibles entre deux pays situés au pied de l’Himalaya. Entre l’État dont la religion officielle est l’hindouisme et l’autre qui s’affirme bouddhiste. Une proposition qui ressemble au travail de patchwork d’une couturière fantasque. Recoudre les frontières déchiquetées des pays qui ne faisaient qu’un, autrefois. Dans le vocabulaire de cette nouvelle ère des géopoliticiens nous sommes connus en effet sous le surnom de « needlemen », les couturiers, l’expression dérivée de « middlemen » ? – les négociateurs, les entremetteurs, les marieurs ? Oui, je suis une marieuse d’États. Depuis le rattachement du Bangladesh à l’Inde, le pays mère, mon travail a doublé. Pourtant je ne me considérais pas comme une spécialiste en la matière. Je suis partie sur un coup de tête, sur un coup de colère, résultat d’une tris- tesse couvée en moi depuis des années. Nous avons grandi, moi et mes compa- triotes, avec les regrets et la rage d’avoir perdu une partie de notre terre, d’être éloignés de nos propres frères qui sont devenus des cousins lointains, misérables et rancuniers. Nous avons appris à accepter malgré nous la part obscure de notre histoire, à ravaler notre honte, à enterrer dans le marécage de notre conscience notre acte manqué. Sous nos pieds poussait l’herbe, sur notre terre fertile qui fut pillée, humiliée, persécutée, et finalement coupée en deux, écartelée par les grands chevaux des colons. Nos poètes et nos romanciers ont pleuré le corps unique du pays mutilé, la ligne de séparation qui a lézardé le sol et, paniqués, les gens ont couru aveuglement pour fuir la mort verticale. J’ai appris à laisser filer les années. À laisser ma colère en hibernation. Je me suis faite légère et dérou- tante. Durant des années. Et j’attendais que l’hiver touche à sa fin. Nous nous sommes écrit, pendant un temps. Des mails et des SMS, des cyber-réunions, des applications iPhone et des documents archivés dans nos iPad – nous avons

100 numéro 1 — 101 Charles Shumona Sinha Ministre de l’Émigration utilisé les dernières découvertes technologiques pour remonter au passé, dans les trafiquants d’hommes, les maîtres des réseaux, leur tendaient. Pour eux, un les allées secrètes du temps perdu, pour prendre nos frères dans nos bras. Ainsi, seul mantra : Famille. Travail. Partir. nous, les missionnaires de ce projet, venus de tous les pays du monde, nous nous Moi et mon équipe, ici, depuis ce pays d’Europe, aussi nous avons fondé des sommes rencontrés, nous avons discuté pendant des mois, voire toute une année, centres de dialogue, pour tisser une toile de mots, pour les y bercer. Puis nous en cachette. Nos réunions ressemblaient à celles d’une secte. Nous avions peur de avons revendiqué et obtenu leur droit au travail, tête haute, en toute légalité, sans tout foirer à cause de l’incrédulité des autres, des réalistes vétérans, des puissants qu’ils soient obligés de se tenir dans l’immense marché noir, le labyrinthe où ils cyniques, des décideurs du monde. Durant des années, nous avons oeuvré à cette se font asphyxier. Nous avons réussi à ce que leurs contributions, maigres ou fin. Réunir le peuple qui était divisé, le pays qui fut mutilé. Et nous avons réussi grosses, pour faire marcher l’économie de ce pays, deux gouttes d’huile dans la à réunir les chefs d’État de ces deux pays, après avoir creusé le terrain auprès des vieille machine qui grince, soient reconnues. philosophes, économistes, historiens, anthropologues, sociologues, chefs militants Mais plus efficaces étaient encore les fonds d’investissement, ici et surtout politiques, businessmen, et oui, aussi, des poètes et des romanciers. Nous avons là-bas, pour fonder les écoles, hôpitaux, centres de recherche, pour réhabiliter des créé une zone virtuelle qui représentait le pays ratifié, où la trace de la frontière produits territoriaux et artisanaux. Une bougie allumée aux deux bouts. C’était ça disparaissait petit à petit. Nous l’appelions « la zone libre ». Un pays imaginaire. Un notre programme. Réclamer le droit pour que l’homme soit libre d’aller où il veut château dans l’air. Et aujourd’hui, en 2020, nous en sommes fiers. Soixante-treize et en même temps réveiller en lui sa fierté, son amour-propre. Essayer de dire que ans après la séparation, l’Inde et le Bangladesh se sont unifiés de nouveau. Nous sans pouvoir aimer les siens, il ne peut pas admirer l’Autre. On savait que pour avons réussi à libérer les rivières de leurs sources et les hommes de leurs prisons se connaître, il faut faire connaissance de l’Autre. Aujourd’hui il faut compléter mentales. la formule, qui fonctionne seulement lorsqu’elle est complète : ce n’est pas par le Et à nouveau, on fait appel à moi, à nous. Cette fois-ci pour ces deux petits dénigrement de soi qu’on se fera accepté par l’Autre. pays minuscules au pied de l’Himalaya. Nos châteaux magiques volent au-dessus du sol. Je songe à ce rôle qu’on m’a Mais ces interventions, comme nous les appelons, ne se limitent pas à redes- accordé et auquel je suis restée attachée durant ces années. Le sentiment d’appar- siner les frontières – elles aident aussi à gérer les influx du peuple qui monte sans tenance à un pays, l’envie d’évasion, l’immigration en terme courant, peut-on gérer cesse vers le Nord. Il y a quelques années je me suis trouvée au centre de la pro- et contrôler cela avec nos paramètres économiques et politiques ? Ne restera-il pas blématique, dans l’oeil du cyclone. Il a fallu comprendre ce qui me dépassait. J’ai une part toujours obscure ? Impénétrable ? Opaque ? N’est-il pas voué à la contra- tenté de percer le secret du rêve, le secret du rêve collectif. Celui qui est comme diction ce sujet même, malgré l’évolution et le progrès avec le temps ? Effacer les un souvenir précoce. Le rêve qui devient cette volonté, qui enivre les gens, qui leur frontières, réunir les pays autrefois déchiquetés, créer des zones libres, remonter le monte à la tête, qui les fait traverser des kilomètres, des frontières, des mers et des fleuve, remonter au passé, vivre tous ensemble dans un sous-marin jaune, est-ce océans et qui projette sur le rideau gris de leur cerveau l’éclaboussure des couleurs que c’est ça que nous désirons ? Est-ce que c’est ça qu’il est possible de désirer ? et les teintes d’une autre vie. Et puis soudain j’ai compris qu’il faudrait remonter le Et si ce n’était qu’une prétention de vouloir résoudre ce problème, se considérer fleuve à contre-courant, qu’il ne suffirait pas d’agir uniquement sur le territoire des comme les maîtres du monde, dessinateurs de la carte ? Pourrons-nous laisser pays du Nord, pays reconnus comme riches, pour résoudre le problème, car oui, couler le flot, les gens ? Les laisser faire leur bordel de bon dieu comme depuis avouons-le, c’était un problème, ces hommes incessants qui envahissaient la mer la nuit des temps, les laisser se mélanger, s’isoler, s’affoler, souffrir, créer des et qui se jetaient sur nos rives. J’avais l’impression qu’il faudrait aller sur place, nouveaux peuples et des nouveaux territoires, s’aimer et s’entretuer, se repentir, investir nos énergies, aller à la racine des choses, comme descendre dans un puits regretter, espérer et oser ? Vivre comme ils veulent, comme ils ont toujours fait, infini, j’avais l’impression qu’il faudrait que le Nord descende vers le Sud, qu’il se depuis la nuit des temps ? Ce n’est qu’un instant passager. Un prétexte pour nous disloque et dialogue avec sa part inférieure, qu’il se penche au moins, qu’il se voie les autres, pour faire travailler notre temps, pour chauffer nos cerveaux, pour nous dans le miroir des autres. Ainsi, encore une fois, nous avons oeuvré, pour créer sentir utiles. C’est notre voyage intérieur, l’occasion de nous prêter aux sujets qui des centres d’action dans divers pays du Sud. Nous les appelons « les phares » ou ne nous enchantent pas au départ mais qui finissent par nous exciter par leur « les moulins à vent ». Nous allions dans les pays que leur peuple quittait comme les opacité et impossibilité. rats fuient un navire qui coule. Ces gens-là fuyaient la misère de leur pays natal Puis on éteint la bougie allumée aux deux bouts. On laisse s’épaissir l’obscu- et venaient vivre en bas d’échelle dans les pays riches sans se rendre compte de rité. On laisse couler le temps. On laisse faire le temps. la nouvelle forme de leur misère. Ils ont connu le degré zéro dans leur patrie, ils ne savent pas que le zéro recommence ailleurs, autrement. Nous avons fondé nos « phares » et nos « moulins à vent », les centres de dialogue, les « centres de désintoxi- Shumona Sinha est née en 1973 à Calcutta. Vit à Paris depuis 2001. Écrit en français cation » – nous pourrions les appeler ainsi, « désintoxication du rêve absurde » – afin car pour elle, le français est la langue de sa liberté. Premier roman en 2008 : Fenêtre qu’en écoutant et en parlant avec ces gens nous puissions au moins les mettre sur l’abîme aux éditions de la Différence. Deuxième roman en 2011 : Assommons les en garde contre le danger qu’ils encouraient, contre le piège qui les attendait, que pauvres ! aux éditions de l’Olivier, prix Populiste 2011 et dans la dernière sélection du nous puissions briser le miroir aux alouettes que leurs propres compatriotes, prix Renaudot. Auteure de plusieurs anthologies de poésie française et bengalie.

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Ministre des Affaires étranges

Il serait magnifique que l’Europe soit un beau cheval arabe

La beauté d’une arme, d’une épée, d’une dague, d’un fusil luisant, l’irrésistible beauté d’une machine à tuer, le monde. Et avec lui, l’Europe des ruines et des discours, l’Europe des Lumières et de la nuit. La vieille dame cruelle s’offre une deuxième jeunesse ; la mère des nationalismes, des guerres mondiales et de l’ex- ploitation coloniale prend soin de sa silhouette, s’habille de neuf, montre ses jolies jambes. À Barcelone, c’est une belle étudiante tchèque, qui perd sa virginité dans les bras d’un Italien fringant ; c’est un jeune Français à Berlin, qui urine copieu- sement dans un canal avant de remonter sur sa bicyclette ; à Lisbonne c’est une professeur irlandaise qui se perd dans le fado et la nostalgie et finit par pleurer seule sur la plage en regardant la mer ; c’est un Allemand à Trieste, qui loge à l’hôtel James Joyce et mange des poissons frits en pensant aux Thurn und Taxis et à Rilke ; à Rhodes c’est une Anglaise, sans doute, qui se demande pourquoi il y a une mosquée entre les jambes du colosse disparu. La volonté de la construction euro- péenne semble avoir remplacé le désir de destruction. Les référendums et les traités prolifèrent, les candidatures affluent aux portes de l’Union, qui s’étendra bientôt de l’Atlantique jusqu’aux Balkans, de la mer Baltique jusqu’à Malte. On nous construit un beau château, cela va sans dire, une magnifique demeure où vivre, travailler et pourquoi pas, écrire des livres. Il est plaisant d’habiter ce château ; il est agréable de regarder, du haut d’un rempart, les vagues de la Méditerranée ou de l’Atlantique en lécher les murailles. Parfois des embarcations de fortune font naufrage et saupou- drent nos plages de cadavres gonflés par l’eau de mer, ce qui est certes désagréable, mais paraît inévitable ; on n’y peut rien ; c’est la rançon du succès. Les tristes corps de ces noyés dérangent, alors on les cache vite. Ils sont entre- posés dans un réfrigérateur à Malaga ou à Pantelleria, empilés dans des caisses en métal certifiées UE, jusqu’à ce qu’on les réclame ; on leur pratique des tests ADN pour être sûrs que la famille marocaine ou algérienne n’est pas flouée et récupère bien son cadavre, et pas celui d’un autre enfant perdu. Certains, Sub-sahariens ou Sahéliens sans doute, ne sont réclamés par personne et restent donc congelés là pendant quelques mois jusqu’à expiration du délai de garde, comme pour les objets antavella

C trouvés : on finit par les enterrer dans une niche sans nom, dans cette terre euro- péenne qu’ils n’auront vue que morts. C’est l’inconvénient du château, dont on ne voudrait pas qu’il soit une forteresse, mais qui le devient malgré lui. Nos hommes

obert Juan politiques se désolent, organisent la défense du territoire en invoquant, à juste titre R

© peut-être, l’argument selon lequel notre jolie étudiante tchèque n’a pas vocation

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à se faire tringler par toute la misère du monde, ce qui est juste et louable. Que la en dehors de nous. Il est hors de question que l’Europe intègre le Maroc, l’Algérie, la solution se trouve ailleurs, en jetant par-dessus les murs du château, de l’autre côté Tunisie ou l’Égypte : ce ne sont pas des pays « européens ». L’Europe oublie très faci- de la Méditerranée et jusqu’au Congo, quantité d’experts et d’espèces sonnantes et lement qu’il y a encore bien peu, ces pays étaient en Europe ; que l’Algérie a participé trébuchantes censés aider les plus pauvres à l’être moins, et donc à les dissuader au traité de Rome, qu’elle a été membre de la communauté européenne pendant d’entreprendre le périlleux voyage qui les amène à se noyer dans nos douves, ou, quatre ans, jusqu’à son indépendance en 1962 ; qu’il y a deux morceaux d’Europe pour les plus chanceux, à alimenter notre économie en travaillant au noir dans une (Ceuta et Melilla) au Maroc. Mais ce sont des cartes qu’on ne voit pas, qu’on ne sait de nos capitales, jusqu’à ce qu’on les découvre et les expulse, qu’ils aillent se faire pas lire. Les règles du jeu sont loin d’être claires : la Turquie a bien une partie de enterrer ailleurs. Un château pourri par la crise économique, par la crise de la dette, son territoire en Europe, et pourtant beaucoup s’opposent à son admission. Bref, la par la crise des nationalismes et la tentation de l’autoritarisme, voilà ce qu’on nous carte est à sens unique. a laissé : un étron, chers concitoyens. On nous a laissé un étron, nous vivons dans C’est peut-être une coïncidence, mais il y a une anecdote qui, je crois, résume un grand étron refermé sur lui-même. bien cela. On raconte qu’au XIIème et XIIIème siècle, au moment de l’apogée des Ce qu’il y a de troublant dans cet étron, dans cette belle femme ruinée, ce beau royaumes latins d’Orient, les cavaliers musulmans pratiquaient de temps à autre château de merde dont aujourd’hui nous déplorons les hauts murs et la pourriture à des incursions en territoire franc, pour le pillage. Les chevaliers des garnisons l’intérieur, c’est que nous sommes responsables de sa construction et de son agonie. voisines les poursuivaient toujours. Ce qui semblait très étrange (et avantageux) L’Europe imaginée, la représentation culturelle d’une réalité géographique, sa fabri- aux Arabes, c’est que la poursuite durait jusqu’à ce que les pillards dépassent un cation est aussi le fait de la littérature et des intellectuels. C’est peut-être parce que, certain arbre, franchissent un certain ruisseau : les Francs arrêtaient alors leurs il y a peu, nous nous massacrions entre nous avec tant de passion que, préoccu- chevaux et regardaient l’ennemi disparaître. La frontière, pour les royaumes latins, pés d’arrêter l’hécatombe, nos parents ou nos grands-parents s’en remirent à l’idée était une réalité matérielle, tangible, une limite ; pour les Arabes, cette limite corres- d’Europe ou d’Occident pour se protéger de la violence ; dans le froid intense qui pondait à l’endurance du cheval : ce que je peux atteindre, là où je peux parvenir. suivit la Seconde Guerre mondiale, ils s’enroulèrent dans une couverture, crurent L’Europe telle que nous la concevons aujourd’hui applique la méthode des à une identité, un modèle commun qui devait s’opposer à l’exclusion nationaliste royaumes francs ; il serait magnifique qu’elle soit un beau cheval arabe. et aux affrontements meurtriers. Ce modèle, cette protection, est une construction Mes chers concitoyens, une fois ces préliminaires établis, et puisqu’on me fait idéologique qui, pour fabriquer le soi, doit créer l’altérité, le non-soi. L’Europe, pour donc l’honneur de me nommer ministre, j’en viens au récit qui, pour moi, résume exister, doit nécessairement passer par l’opposition. Avoir des limites non seule- le mieux la question des affaires étranges dans un monde global. Je le tire d’une ment géographiques (un tracé sur une carte) mais que ces limites prennent un grande compilation d’anecdotes licencieuses intitulée La Sébile du brigand, rédigée sens culturel. L’Europe (même si c’est éminemment discutable) est tentée d’utili- par Lotfi al-Saqlabî, graphomane syrien, à la fin du xixème siècle. Au chapitre « Des ser l’espace de la chrétienté comme un calque qui permettrait de tracer ses fron- hommes et des voyages », il nous parle d’Abû Firâs l’inconvenant, qui, un jour où tières « naturelles ». Débarrassés des Juifs d’Europe, qui représentaient en quelque dans un village perdu du Khuzestân on lui demandait d’où il venait et qui il était, sorte « l’autre en soi », nous ne savons admettre que des « minorités » qui doivent répondit ainsi : être considérées comme telles. Une frontière se trace, elle passe en Méditerranée, « Mon maître le très incorrect Salim Abû Bachir, dernier poète arabe d’Espagne, puis au milieu des Balkans. On oublie facilement que l’Empire ottoman a été une né à Grenade au début du xvième siècle, peu avant la Grande Expulsion, aimait à grande puissance européenne, que les Balkans sont en grande partie musulmans raconter l’histoire suivante, entre deux coupes, entre deux luths et deux chanteuses : ou qu’une dizaine de millions de citoyens d’Europe « du Nord » se disent musulmans. - Je tiens de Abd el Rahman as-Siqili, qui disait l’avoir entendu de la bouche même Ce sont peut-être là des généralités. Peut-être. Mais ce n’est peut-être pas un hasard de son père le vénérable Cheikh Hasan Ibn Rashid, ce récit provenant de Mansour si le pendant de la construction européenne est la montée en puissance de l’isla- al-Idrissi fils de Mohsen le Dahhâk, dont le père, Abû Mohsen le sage de Constantine, misme et de l’islam politique, presque au même rythme : l’Occident (dont l’Europe relatait avoir surpris, au cours de ses voyages, au fin fond d’un marché sombre de est le bastion et le promoteur) crée son double, fabrique du ressentiment, de la Cyrtha d’Ifriqiyya, une conversation ayant trait aux temps déjà anciens de Saladin violence et un « nationalisme religieux » qui cherche à gagner les fruits politiques Ayyûb le conquérant de la Sainte Jérusalem, que Dieu le garde, entre le Hajj el Faqih d’une opposition culturelle. Pour qu’une frontière ait un sens, il faut qu’elle ait deux Abdallah al-Shâmi et Fâris Ibn Ahmad al Trabulsi. Al Trabulsi, hors d’haleine, les côtés. Les deux bords se façonnent l’un contre l’autre, ils se voient dans le regard yeux exorbités, à deux doigts de défaillir, prêt à s’arracher les vêtements en signe de de l’autre, dans la colère et le ressentiment. Le projet d’Union pour la Méditerranée, deuil et de contrition, narra cet épisode, au grand étonnement du Hajj Abdallah : par exemple, démontre à quel point l’Europe ne sait pas se concevoir autrement que - La peste soit des littérateurs ! Te souviens-tu, ô grand juriste, du vers obscène comme une machine à exclure. Ce projet, in fine, ne propose ni plus ni moins que d’Ibn Hajjâj, où il était question du Prophète, et qui lui coûta la vie ? d’aider les pays de la rive sud à fabriquer une autre Union, d’essayer de construire - Bien sûr, comment oublierais-je cette hérésie, que Dieu le maudisse ? leur propre château au soleil. Bien sûr on leur en fournira les pierres, pour ainsi - Et bien, si j’en crois Karim Abû Bâkir d’Alexandrie, il méritait bien d’être dire. Unissez-vous, prenez exemple sur l’Europe, construisez votre espace, mais condamné, mais en revanche tu le maudis à tort.

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- Comment cette contradiction est-elle possible ? Mais, demanda-t-on alors à Abû Firâs, dans ce village perdu du Khuzestân : - J’ai vu Abû Bâkir de mes yeux vu jurer qu’il avait écouté attentivement Bashshâr cette histoire ne nous dit pas d’où tu viens ni qui tu es en réalité ! Ce à quoi Abû Firâs al Halabi lors de sa dernière leçon à la grande mosquée, et qu’il avait expliqué ceci : répondit : - Peuple, vous maudissez Ibn Hajjâj à tort depuis trop longtemps, et voici - Avez-vous compris cette anecdote ? pourquoi. On peut lire, dans Ibn Mangli l’Égyptien, le récit tout à fait authentique - Non, avoua la foule. de cette affaire, puisqu’il assure l’avoir entendu du jurisconsulte d’Al Azhar Munir - Comment pouvez-vous prétendre savoir d’où je viens et qui je suis, si vous al Fasi, qui lui-même le tenait du recteur Ibn Munqiz as-Sa’di, qui lui avait certifié comprenez à peine ce que je vous raconte, bande d’ignares ? J’ai la même origine sur le Coran que lorsque Hoseyn Abu Mâjid al Bagdadî s’était présenté devant lui, il douteuse que le vers obscène d’Ibn Hajjâj, je ne suis que ce qu’on dit, et pour ce que était sincère et jurait de bon droit avoir obtenu cette information de Walid al-Kâteb al j’en sais, rien d’autre que des paroles en l’air. Maghribi. Walid disait la chose suivante : Abû Firâs fut donc immédiatement lynché pour son insolence, et, une fois bien - « J’ai appris de Hishâm ibn Muhammad (qui tenait cette histoire de Isa ibn mort et silencieux, on l’enterra, avec cette épitaphe gravée sur sa tombe : Ismâ’îl de Basora lui-même, alors que celui-ci était responsable de la garnison) qu’Abu Ci-gît Abû Firâs le sage Qabbûs al-Nasrâni était un jour venu voir Ibn Ismâ’îl pour lui annoncer qu’il avait Dont on ne comprit des voyages une révélation à lui faire, et le gouverneur l’avait alors interrogé sur ses sources. Abu Que leur étrange obstination Qabbûs citait Muhammad ibn Yahya al-Suli, qui citait à son tour Musâ Ibn Ahmad, Et leur dernière destination. » tous deux respectables et honorés à Bagdad. Musa affirmait que Abû Aun Ahmad Ibn Merci. al-Munaggem lui avait révélé qu’au moment du procès d’Ibn Hajjâj, il avait entendu Ibrahim al-Mawsûli certifier devant trois témoins que l’accusateur d’Ibn Hajjâj, qui lui-même tenait ses informations de Hâshem Ibn Abî Waqqâs, Khalîl Ibn Asad, n’aurait pas dû être aussi sûr de lui, car Ubeyd Allah al-Wakîl, qui lui avait transmis le vers incriminé, l’avait appris lui-même de Zubayd Ibn Bakkâr qui le tenait en réalité d’une femme, Um Abbâs bint al Harith ibn Jarih, sœur de Aïsha bint Maryam seconde épouse d’Ibn Hajjâj, pieuse et incapable d’un mensonge s’il faut en croire Marwân al Rachti qui avait marié sa cadette Alia bint Maryam. D’après Karim Abû Bâkir d’Alexandrie, Bashshâr al Halabi poursuivit ainsi sa leçon : or c’était sur la foi des témoignages concordants de Khalîl Ibn Asad et de Hâshem Ibn Abî Waqqâs qu’avait été condamné pour hérésie et impiété Ibn Hajjâj al Bagdadi. À juste titre, car il était bien a priori l’auteur du vers incriminé, mais allahu a’lam. En revanche, si sa mort et donc sa culpabilité (car le juge était juste) sont attes- tées par son corps étendu depuis des générations dans la tombe, il ne convient pas de le maudire, puisque les années ont révélé qu’un des témoignages provenait d’une femme, et était en conséquence sujet à caution. Ibn Hajjâj a donc été condamné et parfaitement exécuté, c’est certain, mais il faut être prudent au moment de le maudire, car au fond le doute sur l’authenticité de l’origine de l’accusation est aujourd’hui permis. Ainsi, poursuivait mon maître Salim Abû Bachir le Grenadin, une seule chose peut-être est certaine : ce récit, que Abd el Rahman as-Siqili l’inculte affirme avoir entendu de la bouche même de son père le vénérable ivrogne Hasan Ibn Rashid, ce récit provenant de Mansour al-Idrissi l’obtus, fils du bègue Mohsen le Dahhâk, que son géniteur, Abû Mohsen la risée de Constantine, relatait avoir surpris, au cours de ses voyages, au fin fond d’un marché puant de Cyrtha de Barbarie, cette conversa- tion ayant trait aux temps déjà anciens de Saladin Ayyûb le conquérant de la Sainte Jérusalem, que Dieu le garde, entre Hajj el Faqih Abdallah al-Shâmi le bigleux et Fâris Mathias Énard (Niort, 1972) est l'auteur, entre autres, des romans Zone Ibn Ahmad al Trabulsi le diminué, où Al Trabulsi, l’homme hors d’haleine, aux yeux (Actes Sud, 2008) et de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants exorbités, était à deux doigts de défaillir et prêt à s’arracher les vêtements en signe (Actes Sud, 2010), ainsi que le traducteur du recueil de nouvelles de de deuil et de contrition, ce récit est cousu de fil blanc. Robert Juan-Cantavella, Proust Fiction (Lot49, 2011).

108 numéro 1 — 109 Charles Bénédicte Martin

Ministre de la Condition féminine

Je déclare qu’une femme a le droit d’être folle

Que ceux qui n’aiment pas les seins, lèvent la main ! Mon programme est simple : JE SUIS UNE FEMME. POURQUOI PAS VOUS ? Depuis des siècles, la femme se bat et même si ce sont des gros pavés ou des cock- tails Molotov qu’elle lance, certains continuent d’y voir des boules de neige ou des pleines poignées de confettis…

1789 : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 1791 : Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges Blablabla… 1904 : Paul Lafargue se pose La Question de la femme, (outre son fameux Droit à la paresse) 1945 : Autorisation du droit de vote pour les femmes 1949 : Parution du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir 1946 : Principe de l’égalité entre les hommes et les femmes 1965 : Compte bancaire sans consentement du mari 1965 encore : la femme détient enfin l’ensemble des droits civils d’un citoyen majeur 1967 : Loi Neuwirth sur la contraception 1970 : Autorité parentale partagée, le chef de famille disparaît. Abracadabra. 1975 : Loi Veil qui dépénalise l’avortement

Et blablabla…

1978 : Ma naissance et depuis, je vis ma vie de femme comme si j’étais partie seule dans la dangereuse Afrique, armée d’un simple filet à papillons.

Sur la condition féminine, je n’ai à parler que de moi. Mon sexe est mon universalité et donc fera foi.

de la famille :

Épluchures de navets, pelures de clémentines, Poudre de riz, gâteau de riz, riz au lait, lait de nos seins.

110 numéro 1 — 111 Charles Bénédicte Martin Ministre de la Condition féminine

La femme a trop longtemps ratatiné ses fatigues de mère, de fille, de sœur, d’épouse, Une femme a aussi le droit d’agglomérer toute espèce de maquillage sur les cen- et de maîtresse derrière la joie de détenir de la porcelaine dans le buffet. timètres carrés de son corps, parce que ça lui plaît, même s’il y en a toujours qui lui répéteront que c’est vulgaire. Être dans le paraître n’est pas un crime. La trompeuse Mais elle était dans l’erreur, pensant ainsi comme Henri Michaux, que « La tris- réalité nous plaît à tous et toutes. tesse rembourse ». Faux, la tristesse fatigue. Mucho, mucho. Toujours trop. Toujours plein. Parce que « more is more » est Et en famille, force est de reconnaître que la femme est un territoire constam- devenu ma devise avec l’âge. ment occupé. Rater les œufs, repasser sur l’envers, laver à froid, moucher l’enfant, réchauffer le mari. Un bric-à-brac de couleurs sur nos belles gueules : rouge, mauve, brun, outremer, indigo, noir cobalt. Dangereuse idole de vos cauchemars. Alors je déclare que tout comme moi, je l’ai fait un été, à contre-nuit devant le voilage blanc du salon, que toute femme peut dire : « Je ne t’aime plus. Mon cœur Une femme a le droit de s’enfiler dans une robe zippée de haut en bas par- est un désordre et mon corps réclame d’être un bordel. Je ne serai plus un «être par dessus un manteau d’astrakan volé. défaut». Je jette l’eau de Javel, la poule au pot, tes adultères et nos agios parce que, De scintiller comme un œuf de Fabergé. Volé lui aussi. le sais-tu, mais la nuit quand tu dors sur le flanc, le diable m’apparaît et il me baise. » Parce que je déclare que la femme a toujours le droit de tout voler pour sa Puis j’ai délaissé le dîner triste pour aller au fond du jardin. Tu as beaucoup beauté. morvé. Mais moins que moi, tu sais. « Le beau mérite » dixit Baudelaire !

Empaqueter, déménager, partir comme une sorcière qui s’envole sur son balai, de l’amour : fille de Salem, pleurer, retravailler, pleurer, encadrer la photo d’une explosion atomique au-dessus de son bureau, pleurer, monter avec un cruciforme le nouveau Oiseaux de paradis, qui de nous ici n’a pas dans sa penderie une robe à fleurs ? lit de son fils, pleurer, invoquer Sainte Rita, pleurer. Éviter de devenir une femme La robe idéale pour se foutre en bas si son homme ne rentre pas. pauvre, seule et à moitié folle. S’exploser au sol, les prunelles éclatées sur le bitume, mais se relever, un genou Et l’orgueil, et la pension alimentaire, et le tribunal… puis l’autre, ramasser ses jolis yeux, les remettre à leur place dans leurs orbites, se repeigner les cheveux à la diable avec les doigts, renfiler sa chaussure, repartir, Convoquer des armées d’Amazones et toutes les Valkyries avec moi, me prendre repartir toujours, ne jamais rien laisser aux corbeaux. pour Athéna et quand je prépare une salade, repenser à Jeanne d’Arc, prête à tous les combats. Sachez qu’une femme se sent toujours gâchée si elle est mal-aimée. Si elle le pouvait, elle mettrait la tête de son aimé dans son sac à main pour la journée. Revoir la juge en appel ou te finir à coups de pelle. Rageusement, ta face de chien contre terre. C’est pourquoi, je déclare que toute femme a le droit qu’on lui offre une bague qui « vaut une ville », parce qu’elle sait user son cœur au plus loin, au plus dur, dans de la beautÉ : tous les pleurs et en pleine perte. Chacune de nous porte l’apocalypse.

Le jour où j’ai mis ma robe jaune ultra-sophistiquée, l’unique fois, je ne sais Une femme amoureuse peut être un clair matin la rose entre les lèvres et le plus si tu brisais des grains de sucre avec le dos d’une cuillère à café ou si tu cassais lendemain un poignard entre les dents. Faute à notre nature. de tes doigts des petites croûtes de pain en morceaux… Mon sens de l’artifice, t’en as eu rien à foutre ! Une femme peut s’endormir dans les mailles de vos pulls et les piques de vos barbes. Voilà pourquoi, qu’elle soit moindre beauté ou fatale, une femme a le droit d’être plus jolie qu’elle ne le croit, plus désirable qu’elle ne se voit. Car pour cela, il Une femme a tout à fait le droit de se comporter ainsi que je le fais avec toi ; me suffit juste de répéter Proust affirmant qu’une femme est toujours « reine pour c’est-à-dire tel un coquelicot, un pavot ou toutes sortes de fleurs dont les pétales quelqu’un » mais aussi « pour elle-même. » tombent aussi vite que des jupes dès que la rosée perle. Chignons laqués d’or ou tête brune embobinée de boucles. Une femme a surtout le droit de vouloir être seule à vous aimer, ou sinon d’aimer sans plus jamais conjuguer.

112 numéro 1 — 113 Charles Ministre de la Condition féminine Bénédicte Martin

de la chair : de la folie:

« Des chattes, voilà ce que sont toujours les femmes, des chattes et des oiseaux. Je sais que je ne suis pas épaisse et que je ressemble plus à une héroïne tuber- Où quand cela va bien des vaches. » Merci Nietzsche. culeuse qu’à une vénus calypige, néanmoins, je reste une femme. Des plus droites. De celles qui ont leurs règles. Oui, c’est vrai, chacune de nous a son cycle ovarien. Des seins de mousse ou en plastique, un peu d’« heure bleue » derrière l’oreille, Mais des règles et nous les respectons. C’est l’essence écarlate même d’une femme. la peau au teint de dragée, à couleur de carton ou tatouée comme un marin, Une femme a le devoir absolu de garder pour toujours le n’importe quoi qui la femme a une chair carnivore et un sang qui ne fait jamais de croûte. résiste en elle. Car nous sommes fille d’Eve, et en vrac sœur de la Vierge Marie, de Un sang qui coule sans blessure. On n’oublie jamais. Cléopâtre, de, Salomé, de Sapho, de la belle Hélène, de la belle Otero, de Calypso, de Ni le parfum sombre du cou de cet homme-là, ni le goût de la peau de celui-ci. Pandore, de Médée, de Phèdre, de Mélusine et de Liane de Pougy.

Alors là, en ce qui concerne la chair et le sexe, je serai brève et claire : une Je déclare qu’une femme peut être folle, n’en déplaise au professeur Charcot, femme a tous les droits. Tout comme Pasiphaé, la mère du Minotaure, qui ne recule et continuer en toute quiétude ses collections inutiles de presse-papiers qui ne devant rien afin de satisfaire sa lubricité. Tout comme l’impératrice Messaline, les pressent rien, boules de sulfure, globes de verre, papillons épinglés, bracelets Ménades qui baisaient à qui mieux mieux, la Vouivre des rivières, ou tout comme d’ivoire, kaléidoscopes, chaussures pointues, retards de rendez-vous, oublis de notre Lilith ou votre Lolita. bébé, angoisses noircies de taches de sang, bouteilles de sang d’encre, et quelques amours passés dans du formol. Lascive, rusée, corps arqué. de la maternitÉ : La femme a le droit d’être un bout de viande ou de vous traiter ainsi. Captive ou castratrice. Parce que comme il est coutume de dire : « La bête est dans la femme. » Vanille citron, framboise chocolat, de l’envie des parturientes aux choix des glaces pour son gamin à la plage, la maternité a tous les goûts. Une femme a le droit et quelquefois, pour certains, le devoir de vous dire que ce n’est pas en regardant notre sexe avec la tête inclinée, tout comme si vous zieutez Il y a celles qui tout simplement ne veulent pas d’enfant et répéteront à l’envi par le trou d’une serrure, que vous découvrirez qui nous sommes et ce qui nous fait à leurs amies aux ventres en boule que « La femme est au-dessus du niveau de la jouir. Même avec des lunettes. mère. » Certes le choix ou non d’être mère est personnel et pour ma part, je me place du côté de celles qui en ont. Plus crûment, une femme a le droit d’aimer avaler, mais aussi le droit de pouvoir recracher les gouttes de sperme et de le faire glisser ainsi les perles d’un J’ai désiré à en crever cette mutation qui est offerte aux femmes de faire comme collier cassé s’enfuyant dans son cou. les serpents, quitter leur peau, ou comme les papillons, leur chrysalide.

Une femme à l’égal d’un homme peut vouloir d’un autre, juste pour deux Qu’il en faut de la pugnacité aux femmes lors de leur grossesse. À peine le semaines, ou se serrer contre des inconnus n’importe où. ventre s’arrondit, elles comprennent qu’elles n’auront plus jamais d’alternative. Jardins d’acclimatations en toute saison, zoos du monde entier, sacs balluchons En chacune de nous sommeille Mata Hari, qui envoya un dernier baiser aux sur les épaules, conseils de classe, se remettre à l’algèbre, faire semblant de s’y soldats de son peloton d’exécution, avant de crever. Pénétrer une dernière fois. connaître en latin, se faire taxer 10 euros à n’importe quel moment… Donner la vie, présenter la vie, expliquer la vie, agrémenter la vie, être toujours en vie et sur Plus joliment, je déclare que la femme a le droit de se coller à un homme, mais le qui-vive. d’aimer en secret la chair des femmes. C’est pourquoi je déclare qu’une mère a le droit d’avoir peur d’enfanter d’un Et si le proverbe insiste qu’« un homme averti en vaut deux.» Je réponds comme Jésus ou d’un despote. Elle peut craindre aussi que son enfant ne soit laid, sans une lesbienne qu’« une femme invertie en vaut deux » aussi. culpabilité.

Une mère a le droit d’oublier, bourrée, qu’elle en est une.

114 numéro 1 — 115 Charles Bénédicte Martin Ministre de la Condition féminine

Une mère a le droit d’être Folcoche à certaines heures du jour mais aussi prise belle qu’un edelweiss aplati dans les pages d’un dictionnaire ? de remords d’aller embrasser tous les grains de beauté sur le corps de son enfant à la nuit tombée. Et qu’avant d’être ce visage gaufré de rides et de sommeil sur l’oreiller, elle a, durant quelques années, arraché l’âge de son visage comme on arrache un cheveu Une femme qui est mère ou pas, a le droit de se repoudrer le nez face au miroir, blanc. de ciller de son rimmel noir et lourd et de reposer son tube de rouge à lèvres à côté Elle sourit. Bien contente d’avoir mené sa vie tambour battant, d’avoir régné d’un bocal où flottent deux, trois fœtus auxquels elle n’aurait pas donné vie. Oui, là, à coups de fouet, à coups d’amour, à coups de queues, à coups de feu, à coups de le bocal proche du flacon de parfum, le gros Guerlain. gueule. Elle sourit sachant qu’elle a fait de quelques garçons des hommes sous quelques Une femme décide de vie et de mort, comme les trois Parques qu’elle est à elle ombres d’arbres ou dans le moelleux des lits. seule. Elle sourit car sans elle, il n’y aurait pas eu de guerres, de crimes, de faillites, de suicides, de secrets de familles, de trésors de crypte. Et surtout d’enfants… du travail : Si son corps ne l’en empêchait pas, elle repartirait bien à l’aventure se faire Le travail des femmes, un droit acquis : une fierté. déchirer quelques jupes, se faire mordre le corps, caresser le bas du dos, se régaler Qu’on nous ressasse ces phrases : « La double journée de travail » et « À travail de tendresse. égal, salaire égal. » Encore, encore et encore. Bosser à mi-temps, un ¾, ne pas oublier le quatre-quarts à faire pour le dîner C’est pourquoi je déclare qu’une femme âgée a le droit à tous les caprices. Verre de ce soir. d’eau de trois heures du matin, bonbons à la violette avant le dîner, se remettre à La misogynie a toujours prise dans les entreprises à peine une femme s’installe fumer, dépenser le reste de thune du foyer en conneries. à son bureau. Bureau bourreau. Et quand il sera l’heure, elle partira avec sa copine « la grande Faucheuse » Au lieu de déposer ses dossiers, autant y poser sa tête comme sur un billard et (parce que oui, évidemment, la Mort est une femme…) attendre le couperet. En conclusion à ce programme, un souvenir qui depuis trente-trois ans me Une femme qui travaille reste comme les joueurs aux nœuds pap de travers, les poursuit. Petite fille, je portais les cheveux diablement longs et peinturlurait mes mains moites qui ne font que perdre. Six, noir, impair et manque. ongles aux feutres. Lorsqu’on me demandait ce que je voulais faire plus tard comme métier, je répondais : « Quand je serai grande, je ferai femme. » Des ruses ont été envisagées comme celles d’enfiler des lunettes, de s’atta- cher, se couper les cheveux, de se faire les ongles neutres, d’éviter le talon aiguille Pour vous dire qu’à six ans, j’avais déjà compris mon Beauvoir ! agressif, etc… Mais je serais menteuse si je vous disais que moi-même je ne les ai pas testées, en vain. Alors, JE SUIS UNE FEMME, POURQUOI PAS VOUS ?

Non, une femme reste une femme au travail et elle peut être bien plus infâme que des hommes. J’explique cela par la rage accumulée au cours des siècles. Je crois que dans ce domaine, il y aura toujours la guerre des sexes malheureusement.

Donc, je déclare que la femme a le devoir de continuer à se battre et le droit de mettre du rouge rouge sur le bout de ses doigts pour montrer que ça va saigner !

de la vieillesse :

« Quelle angoisse s’il faut que je sois dans la tombe pour l’attirer ! » Hélène Cixous.

La femme en reste une, même si elle est vieille. Elle est perpétuelle. Bénédicte Martin est journaliste et écrivain. Elle est l'auteure de deux romans : Ne voyez-vous pas que celle-là qui s’assèche entre les draps de son lit est aussi Warm Up et Perspectives de paradis.

116 numéro 1 — 117 Charles Martin Winckler (Dr Marc Zaffran)

Ministre de la Santé

il faut salarier les médecins

Je sais qu’il y aurait beaucoup de travail : les dépenses de santé d’un pays comme la France sont considérables, à la mesure des intérêts financiers en jeu – lesquels ne sont pas adaptés aux besoins de la population.

Je commencerai par m’entourer de conseillers qui viennent du terrain – des soignants, des personnes ayant travaillé dans l’industrie et l’ayant quittée pour des raisons éthiques, des directeurs d’hôpitaux régionaux, des représentants des associations de patients et de consommateurs, des enseignants et des « communi- cateurs » sachant comment faire passer des messages clairs et concis à la popula- tion sans lui mentir ni la flatter.

Ensuite, en m’appuyant sur les informations recueillies par les États généraux de la santé de 1999 (qui ont été colligées par la gauche mais n’ont jamais été mises en œuvre par la droite), je dresserai la liste des priorités nationales en matière de santé, je les ferai connaître et les expliquerai à la France entière via un site internet interactif et des vignettes vidéo à la télévision.

Les dispositions pratiques de ces réformes seront bien sûr discutées avec les partenaires sociaux et professionnels compétents et ces discussions seront rendues publiques en temps réel (les journalistes de la presse y seront invités) afin d’être parfaitement transparentes pour la population (qui est la première intéressée).

Les grandes lignes en seront les suivantes :

1 la réforme de la sécurité sociale 1.1 Elle se fondera sur l’autonomisation des CPAM et leur liberté de passer avec des professionnels de santé des contrats de salariat qui permettent au plus grand nombre de sortir du paiement à l’acte, mais aussi de créer des structures de soin innovantes et adaptées aux besoins de la population locale (maisons de santé, centres de rééducation, maternités et hôpitaux locaux, etc.). La CNAM aura pour mission de veiller à l’indépendance des CPAM et à leur bonne gestion. 1.2 Généralisation du tiers payant : les soins seront délivrés gratuitement

118 numéro 1 — 119 Charles Martin Winckler (Dr Marc Zaffran) Ministre de la Santé

à toute personne, qu’elle soit ou non titulaire d’une carte de Sécu, à partir du public seront rémunérés à l’heure de présence sur une base égalitaire pour leurs moment où elle réside sur le territoire français ; activités cliniques ; ils recevront une rémunération spécifique pour leurs activités non cliniques (évaluées sur des bases concrètes : recherche, publication, activités 1.3 récupération des arriérés : les grandes entreprises qui n’ont pas versé d’enseignement, d’éducation et de prévention, etc.) ; leurs cotisations de Sécurité sociale devront s’en acquitter selon un processeur pro- gressif mais accéléré (en 1 à 5 ans). Au bout de ces cinq années, tous les arriérés 2.2 Les médecins libéraux pourront choisir d’abandonner le paiement à devront avoir été récupérés, sous peine de pénalités égales au double des sommes l’acte et de devenir salariés dans des conditions qui tiennent compte de leur dues. activité réelle et des besoins locaux ; les médecins qui désirent rester libéraux ne pourront pas s’opposer à l’installation de médecins salariés (et d’une maison 1.4 établissement d’une carte sanitaire départementale et régionale des médicale) dans leur secteur ; de plus, les structures publiques seront accessibles besoins en santé ; établissement d’une liste des médicaments essentiels qui en priorité aux patients consultant dans le secteur public ; les personnes préférant servira de référence aux soignants, mais aussi à la population, et qui sera remise à avoir affaire à des médecins libéraux devront se tourner vers des structures privées jour périodiquement ; pour avoir accès à des examens ou à des soins ;

1.5 incitation collective via l’information à la bonne consommation 2.3 Dans le cas où une zone ne disposerait pas de structure publique, les médicale (voir 4.5 et 5.1), via une information départementale ou régionale délivrée structures privées existantes et les praticiens qui y exercent devront mettre par la télévision, les organes de presse et l’internet : consulter d’abord le médecin de les deux tiers de leurs plages horaires au service de la population et de la première ligne (ou l’infirmière, ou la sage-femme, ou le pharmacien – voir plus loin), santé publique ; ils y délivreront aux patients qui désirent être pris en charge par la maison médicale ou l’hôpital local ; ensuite, seulement, se diriger vers l’hôpital le secteur public des soins rémunérés au forfait (et non à l’acte) par l’État ou les régional ou le CHU ; formation à l’automédication des affections bénignes ; informa- collectivités locales ; dans ces zones « mixtes », les consultations en secteur privé tion sur les risques réels des maladies (hors de toute dramatisation) ; interdiction de seront remboursées sur la même base que dans le secteur public ; toute tarification la promotion des médicaments ou de la publication d’articles incitant abusivement hors de ce cadre devra être déclarée par les médecins et fera l’objet d’une taxation à la consommation de produits de santé pris en charge par la Sécu ; en conséquence ; toute personne qui pratiquerait sans le déclarer des tarifs de soins hors réglementation ou qui le ferait en établissant de fait une discrimination entre 1.6 les campagnes d’information sur la santé seront strictement enca- les patients serait interdite d’exercer pour une durée à déterminer et condamnée à drées par la CNAM, relayées par les CPAM, et ne pourront pas être conçues par des des amendes importantes. agences travaillant avec des industriels privés ; les initiatives locales de promotion de la santé des CPAM seront encouragées et financées. 2.4 Les autres professions soignantes de première ligne (infirmier(e)s, sage- femmes, kinésithérapeutes, orthophonistes, etc.) seront valorisées et leur 1.7 Les associations de patients feront partie de plein droit des structures activité développée pour servir la population ; leurs membres pourront se spé- dirigeantes de la CNAM et des CPAM ; des structures juridiques spéciales, indé- cialiser dans des domaines d’intérêt particulier (par exemple : soins à domicile pour pendantes des caisses mais financées par elles sur une part de budget fixée par la les infirmier(e)s ; accouchement à domicile, contraception et néonatologie pour les loi seront chargées d’instruire par médiation les conflits ou litiges entre patients sages-femmes ; prise en charge des troubles de l’apprentissage pour les orthopho- et structures ou professionnels de santé ou, le cas échéant, de faire intervenir les nistes ; etc.) tribunaux. 2.5 Tous les soignants salariés acceptant une certaine mobilité (comme c’est le 2 réforme du statut des professionnels de santé cas au Québec) pourront donner des consultations dans les communes rurales ou Le système de santé est financé par les impôts, il doit donc bénéficier dela les quartiers défavorisés dépourvus de maison médicale ou de médecin ; ces activités même manière à tous les citoyens. Les professionnels de santé sont avant tout au seront rémunérées en proportion de l’investissement consenti par le soignant (éloi- service de la population. Dans le cadre du service public, leur activité privée ne peut gnement du domicile, temps de trajet, en particulier) être que secondaire et strictement encadrée. 2.6 Les professionnels de santé étrangers formés dans les hôpitaux français 2.1 Le système de santé favorisera l’activité et la formation des seront autorisés à exercer en France sans restriction d’origine, au même titre soignants de première ligne : médecins et chirurgiens généralistes, infirmier(e) que les professionnels de santé français. Leur rémunération sera identique. s, kinésithérapeutes, sages-femmes, orthophonistes, etc. ; leur rémunération sera réévaluée à la hausse, et celle des médecins spécialistes libéraux (exerçant hors structure hospitalière) revue à la baisse ; tous les médecins du service

120 numéro 1 — 121 Charles Ministre de la Santé Martin Winckler (Dr Marc Zaffran)

3 la réforme des études médicales : pulmonaires et maladies du tube digestif, maladies rénales et maladies rares), l’ORL, l’ophtalmologie, la cancérologie, les maladies infectieuses et les spécialités En échange de la formation qui leur est délivrée grâce aux deniers publics (les chirurgicales correspondantes et spécifiques (traumatologie, urologie, chirurgie facultés de médecine et écoles professionnelles de santé étant un monopole d’État), réparatrice, par exemple). les professionnels de santé sont tenus de délivrer leurs soins dans des conditions égalitaires, correspondant aux besoins de la population. 3.4 Les autres spécialités et sous-spécialités pourront former de nouveaux praticiens mais en nombre limité. Les médecins ou chirurgiens généralistes qui 3.1 Le numerus clausus des études de médecine sera modifié : il limitera voudront se former dans ces spécialités « non-prioritaires » devront, en priorité, désormais surtout les spécialités les moins utiles et les plus coûteuses pour la exercer en milieu hospitalier public (où ils exerceront médecine ou chirurgie population (dermatologie, angiologie, pédiatrie de ville et gynécologie médicale, générale) pendant au moins cinq ans ; ils ne pourront exercer leur spécialité qu’à etc.) ; il sera élargi ou supprimé pour les spécialités (médecine générale, chirurgie l’issue de ce délai, et s’ils choisissent de le devenir, ils devront continuer à exercer générale, en particulier) les plus importantes ; la formation aux spécialités ne sera la médecine/chirurgie générale à mi-temps dans le secteur public ; ils ne pourront ouverte qu’aux médecins et chirurgiens généralistes après leur formation initiale pas recevoir en spécialité « secondaire » des patients suivis par eux en médecine/ et leur insertion dans le système de santé, et se déroulera sous forme de stages de chirurgie générale ; spécialisation réguliers, distincts de la formation initiale ; les spécialisations les plus en demande dans la région d’exercice du praticien concerné seront encouragées et 3.5 Dans les CHU, les professeurs de médecine/chirurgie ne pourront plus favorisées en conséquence ; cumuler la triple responsabilité du soin, de l’enseignement et de la recherche. Ils pourront en exercer deux (et seront autorisés à changer de « duo » au fil de leur 3.2 Le cursus des études de médecine sera réformé entièrement : le concours carrière) ; ils n’auront plus le droit de recevoir des patients à titre « privé » (rému- d’entrée dans sa forme actuelle sera supprimé ; le recrutement des étudiants aura nérés à l’acte) dans le cadre du service public ; ils n’auront pas le droit de discri- lieu sur dossier et entretien(s), à l’issue de la classe de terminale ; les étudiants qui miner entre les patients qui les consultent ; ils devront obligatoirement, s’ils sont s’engagent à pratiquer exclusivement la médecine générale et la chirurgie générale enseignants, accueillir des étudiants stagiaires et les former selon des modalités pendant les cinq premières années de leur exercice seront recrutés d’office sous contractuelles ; ils n’auront pas le droit de faire des consultations accompagnés réserve de leur succès au baccalauréat (de n’importe quelle section) ; les autres de plus d’un étudiant à la fois ; s’ils ne désirent pas recevoir des étudiants dans étudiants (qui désirent exercer une spécialité) seront recrutés par tirage au sort les conditions fixées par la faculté de médecine, ils ne pourront pas enseigner leur pendant l’été suivant leur baccalauréat, afin de ne pas compromettre, en cas d’échec, spécialité ; tous les chargés de cours devront donner leur cours personnellement : leur inscription dans d’autres filières. Au cours des trois premières années, la toute délégation à un autre enseignant hors situations prévues sera interdite ; un formation comportera, parallèlement à l’enseignement théorique, des stages d’aide- chargé de cours ne pourra en aucun cas déléguer son enseignement à un médecin soignant(e)s et d’infirmier(e)s obligatoires à l’issue desquels les étudiants seront en formation travaillant dans son service. notés par les autres soignants et par les patients ; les étudiants choisissant, dès leur inscription, de s’installer dans des quartiers ou des zones sous-peuplées sur 3.6 Tous les étudiants en médecine devront recevoir une formation initiale le plan médical et de travailler dans des structures locales recevront des bourses comprenant (en plus des matières de base indispensables à la formation d’un pro- d’études et seront assurés d’un poste dès leur premier jour d’installation ; ils ne fessionnel de santé – anatomie, physiologie, etc.) : stages d’aide-soignant(e) et stages seront plus rémunérés par le paiement à l’acte mais deviendront salariés ; ils ne infirmiers (rémunérés et notés) alternant avec l’enseignement théorique pendant les pourront pas, sauf remboursement de ces bourses, exercer hors de leur région de trois premières années ; stage d’étudiant-résident (dès la quatrième année) ; stage formation pendant les cinq premières années ; leur salaire en revanche tiendra d’interne (cinquième et sixième année) ; apprentissage de l’anglais (obligatoire ; mais compte de leur éloignement des grands centres urbains et des problèmes locaux les étudiants ayant, préalablement à leur inscription en fac de médecine, un bon que leur installation peut représenter pour leur conjoint(e) et leur environnement niveau d’anglais, testé lors de l’examen d’admission, en seront dispensés) ; forma- familial (scolarisation des enfants, par exemple). tion à la lecture critique des articles scientifiques ; formation à la psychologie et à la relation de soins ; participation à des groupes de parole et volontariat dans des 3.3 la formation initiale se concentrera, dans toutes les facultés de associations de patients (notés et inscrits au dossier) ; formation à la pharmacologie médecine, sur la formation des médecins et chirurgiens généralistes. Seuls appliquée et aux médicaments essentiels ; au travail en équipe ; à l’éthique médicale ; des médecins et chirurgiens généralistes déjà diplômés et exerçant leur spécialité formation juridique à la défense des droits des patients. pourront se former (en parallèle avec leur exercice) dans une autre spécialité ; les spécialités prioritaires seront : la pédiatrie, la gynécologie-obstétrique, la gériatrie, 3.7 Les enseignants seront, pour un tiers de leurs effectifs, des médecins la cardiologie, la psychiatrie, la médecine préventive, la neurologie, la médecine et chirurgiens généralistes, pour un tiers des soignants d’autres spécialités, d’urgence, la médecine interne (endocrinologie, maladies auto-immunes, maladies pour un tiers des enseignants venus d’autres horizons (philosophes, artistes,

122 numéro 1 — 123 Charles Martin Winckler (Dr Marc Zaffran) Ministre de la Santé

anthropologues, sociologues, économistes, etc.). Tous les enseignements devront 5 réforme des relations avec l’industrie du médicament et les producteurs inclure la participation de patients-partenaires contractuels, choisis pour leur de matériel médical expérience de la maladie, des associations de patients et/ou de la critique et de l’utilisation du système de santé. 5.1 La visite médicale auprès des praticiens salariés du public sera inter- dite. Les frais engagés par les industriels dans la formation et la rémunération 3.8 L’accès des facultés de médecine sera interdit aux industriels du médi- des visiteurs médicaux seront versés à l’Organisme d’Information en Santé – struc- cament et autres fabricants de produits de santé ; les formations continues ture publique, indépendante du gouvernement, qui proposera aux ex-visiteurs devront être financées de manière indépendante ; celles qui seront financées par les médicaux de se former pour devenir des éducateurs en santé rémunérés par l’orga- industriels ne seront pas agréées. nisme public. L’OIS sera aussi chargé de mettre sur pied, publier et entretenir les outils d’information publique mentionnés en 4. Leurs interventions ne seront plus 4 La réforme des structures de santé : centrées sur les professionnels de santé, mais sur le public (éducation scolaire, information des adultes) à partir de programmes établis par le ministère de la Santé 4.1 Les structures de petite taille (maisons médicales, maternités et hôpitaux et l’Education nationale, et en direction des médias. La publicité pour les médica- locaux) seront favorisées et les collectivités locales aidées à les financer et à ments sera interdite dans les médias publics. La visite médicale en direction les entretenir ainsi que les activités de soin à domicile (voir ci-après) ; leur uti- des praticiens libéraux sera strictement contrôlée dans son contenu. lisation préférentielle par la population sera favorisée afin de réduire les dépenses inutiles liées à la surutilisation des grands centres universitaires urbains. 5.2 Les profits des industriels de la santé seront taxés de manière forfai- taire, et le produit de cette taxe versée aux antennes départementales de l’OIS 4.2 L’accouchement à domicile (AAD), les soins palliatifs à domicile et les chargées de l’information du public et des professionnels de santé. Les profits soins de longue durée à domicile seront favorisés sous la supervision des asso- de l’industrie doivent servir à la formation indépendante des professionnels de ciations de patients ; les obstétriciens qui refuseront de former et d’encadrer les santé, et non à un marketing visant à influer leurs prescriptions. sages-femmes se destinant à l’AAD ou qui s’opposeront aux libres choix des patients en ce domaine n’auront pas le droit d’enseigner leur spécialité. 5.3 la commercialisation de nouveaux médicaments sera soumise à des critères très stricts établis par une commission d’experts indépendants (non affiliés 4.3. L’éducation à la santé et aux droits des patients sera généralisée dans à l’industrie). Le financement d’essais cliniques par l’industrie ne sera autorisé dans les écoles primaires et secondaires (prévention et éducation alimentaire dans les les hôpitaux publics qu’à condition que l’industriel s’engage à publier tous les résul- écoles ; éducation sexuelle dans les collèges et lycées) ; elle sera également générali- tats (négatifs ou positifs) et à indemniser toutes les personnes qui, une fois le médi- sée sur les chaînes de médias publiques (voir 4.5). cament commercialisé, souffriraient d’effets secondaires non anticipés.

4.4 des centres délivrant toutes les méthodes contraceptives seront 5.4 Aucun médicament ne pourra être génériqué par son fabriquant ou par ouverts dans tous les hôpitaux et les villes de plus de 10 000 habitants et la une de ses filiales. Les médicaments dont l’intérêt n’est pas reconnu par les experts contraception sera entièrement gratuite pour les mineurs. Dans les communes indépendants seront supprimés de la liste des médicaments remboursés. de moindre importance, les maisons médicales devront soit assurer la délivrance de ces méthodes, soit ménager des heures de consultations. 5.5 Aucun ancien salarié de l’industrie pharmaceutique ne sera autorisé à siéger dans les conseils d’administration ou équipes exécutives des structures 4.5 des émissions télévisées hebdomadaires, une revue bimensuelle, un sanitaires publiques, quel que soit leur niveau (ministériel, régional ou dépar- site Internet et un répertoire annuel des médicaments (distinguant les essen- temental) à moins d’avoir fait l’objet d’une enquête très approfondie sur ses liens tiels des superflus) établi par une commission indépendante seront créés par économiques avec leurs anciens employeurs. l’OIS (voir 5.1), sur le modèle de la revue Prescrire, du FormIndep et de publications indépendantes internationales. Ces médias livreront simultanément aux citoyens et 5.6 Tout lien économique entre un fonctionnaire public chargé de la santé aux soignants de toutes professions des informations validées, objectives, fondées et un industriel de la santé entraînera une requalification dudit fonctionnaire sur des preuves au sujet des explorations, médicaments et traitements disponibles dans une autre administration. en France ainsi que les raisons de leur inscription ou, au contraire, de leur retrait de la liste des traitements pris en charge par la Sécurité sociale. Les journalistes et Ce n’est qu’un début, mais si déjà on se mettait à faire tout ça… producteurs chargés de l’éducation à la santé devront être libres de tout engage- ment avec des intérêts privés. Médecin et free-lance writer, Martin Winckler (Marc Zaffran) est entre autres l'auteur de La Maladie de Sachs (P.O.L), Contraceptions mode d'emploi (Le Diable Vauvert) et Le Choeur des femmes (P.O.L). Il vit à Montréal (Québec)

124 numéro 1 — 125 Charles Stéphanie Moisdon & Arnaud Viviant

Ministres des Arts et des artistes

On démêlera les quiproquos

OK. On arrête les conneries. Le ministère de la Culture devient donc le ministère des Arts et des artistes. La culture aujourd’hui, ce sont les industries culturelles. On laisse donc ça au ministère de l’Industrie, on s’en lave les mains. De la même manière, la télévi- sion, les médias et la communication ne seront plus rattachés qu’au seul pouvoir du ministère de l’Industrie, cela incluant les chaînes dites « culturelles ». Car pour nous, c’est l’endroit où s’administre le basculement du désir de l’art à la séduction du marché.

Donc, c’est dit : on s’occupera des artistes. On se demandera à quoi sert l’art, et surtout à quoi il ne sert pas. Attention : pour nous, un artiste est un artiste. Ce ministère refuse donc de considérer les catégories qui ont fondé des corporatismes anachroniques, ceux qui veulent qu’un artiste soit de « rue », « vivant », « musical », « dansant », « poétique » ou « plastique ». Ces catégories sont invalides depuis plus d’un siècle, reconduites par commodités par les écoles des beaux-arts et les organisations syndicales. Sur la question de la propriété, nous pouvons admettre qu’un artiste dise : « Madame Bovary, c’est moi », mais pas qu’il proclame : « Madame Bovary, c’est à moi. » L’artiste auteur n’est pas le propriétaire d’une œuvre mais la seule incarnation de son sujet. Ce qui n’en fait pas un objet marchand.

Le ministère ne s’occupera jamais de censure. Il laissera ça aux cons.

Pour le reste, on sera très silencieux, rue de Valois. On réfléchira beaucoup. Il faudra songer à mettre les patins avant d’entrer…

Pour commencer, on démêlera les quiproquos. Ils sont nombreux. Notamment ceux dus au langage. Et surtout à l’anglais, langue de traître, bourrée de faux amis, où le même mot veut à la fois dire « gratuit » et « libre ». À ce propos, nous aurons un gourou : Richard Stallman, le père du logiciel libre, le fondateur en 1985 de la Free Software Fondation, qui explique qu’il a mis des années à expliquer que « free » ne signifiait pas gratuit…(1) Nous suivrons nombre de ses recommandations concernant la circulation des œuvres numériques : notamment le fait que ces œuvres soient partageables mais non modifiables pendant dix ans pour ensuite tomber dans le domaine public.

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Exemple : un morceau de musique peut circuler, mais il ne peut pas être samplé Rappelons qu’en dépit du téléchargement illégal, ou grâce à lui, la fréquenta- avant dix ans. tion des salles obscures en France a atteint un chiffre record depuis quarante-cinq ans avec 215,6 millions d’entrées. En 1966, 234,2 millions de billets avaient été Nous suivrons aussi son avis sur les subventions aux artistes : « Pour qu’une vendus. « Des chiffres exceptionnels », confiait récemment le président du CNC, Eric subvention soit juste, elle doit représenter la racine cubique de la popularité de l’ar- Garandeau, à l’AFP, en ajoutant : « Ce qui est intéressant, c’est que cette augmen- tiste », dit-il. tation fait suite à deux années qui étaient déjà exceptionnelles : 2009, où on avait En clair : si, sur une échelle de 100, la popularité d’un artiste est de 8, c’est-à- franchi le cap des 200 millions, et 2010, celui des 205 millions. » Donc, arrêtons le dire qu’il est marginal, sa subvention sera de 2 (racine cubique de 8). mensonge. Plusieurs études montrent que le téléchargement dit illégal, loin de Si sa popularité est de 27, sa subvention sera mathématiquement de 3. refreiner la consommation culturelle, l’incite au contraire. Si sa popularité est de 64, un artiste très populaire forcément, sa subvention C’est pourquoi nous légaliserons au niveau national et européen des plate- sera de 4. formes de téléchargement libre, afin que chacun puisse contribuer à leur déve- Ainsi, un artiste très populaire ne pourra donc toucher que deux fois plus loppement et à leur élargissement, avec des fichiers partageables dans une copie d’argent qu’un artiste très marginal. exacte, non modifiable et non commerciale. La popularité n’est pas une notion méprisable qui justifierait la dérive popu- Toujours au nom de l’artiste, nous mettrons fin à l’opacité et à l’immunité liste. Pour dire les choses le plus simplement du monde : « Si une personne veut trois des Sociétés de perception et de répartition des droits d’auteur (SRPD) en les obli- pommes, la pomme est moins chère que si trois personnes veulent la même pomme. » geant, pour le moins, à un contrôle par la Cour des comptes. Il faut en terminer C’est un rapport de l’offre et de la demande qui réclame d’être contesté. avec l’hypocrisie bas de gamme de ces sociétés privées dites d’utilité publique qui Ce ministère remet l’artiste, seul, en position de disqualifier ce critère. Car c’est se moquent du monde en se comportant aux yeux de tous de façon quasiment là son travail. mafieuse. Qu’elles sachent maintenant que le législateur peut les nationaliser si elles refusent d’afficher la transparence de leurs relevés de comptes. De la même Pour en revenir au langage, nous ne confondrons pas (ou nous ne ferons pas façon, notre ministère s’intéressera et s’inquiètera de toutes les professions inter- semblant de confondre) comme les précédents gouvernements, copyright et droits médiaires qui, dans le secteur, se nourrissent sur la bête : agents d’artistes, impré- d’auteur. sarios, managers et avocats d’affaires… Ce sont eux qui organisent la pénurie de Cela nous fait songer à ce que Jean-Luc Godard disait, à propos de la dette l’artiste. Pour cela, le législateur établira des contrats types unissant l’artiste à son colossale de la Grèce, un pays dont il serait temps d’honorer ses droits d’auteur (et éditeur et à son producteur, et nul ne pourra déroger à la règle, fixée une fois pour non son copyright) sur l’invention de la dialectique : toute. « Si à chaque fois que l’on utilise le mot «donc», on doit payer 10 euros à la Grèce, Toutes ces mesures seront financées en modifiant le système européen d’impôt alors la crise sera terminée en une journée, et les Grecs n’auront pas à vendre le Par- sur le disque vierge et en lui ajoutant un impôt sur la connexion Internet. Nous ne thénon aux Allemands. Nous avons la technologie nécessaire pour traquer tous les pouvons plus accepter en effet que les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) s’en- «donc» sur Google. On peut même envoyer des factures aux gens par iPhone. Chaque graissent sur le dos du créateur et de la création. fois qu’Angela Merkel dit aux Grecs «nous vous prêtons de l’argent, donc vous devez Il semblerait que quelqu’un n’ait pas mis ses patins… On entend du bruit, là… nous rembourser avec des intérêts», elle doit donc leur payer des droits d’auteur. » Xavier Niel, mets donc tes patins ! Au passage, glissons que c’est Jean-Luc Godard qui aurait dû être ministre, Enfin, nous abrogerons la TVA de 7,5% récemment votée sur le livre, pour la et pas nous. Nous ne faisons ici que le remplacer. ramener à 2,1%, ce qui est le taux de TVA pour les magazines de presse. Il est en Sinon, abrogation immédiate de la loi Hadopi. Si vous ne comprenez pas effet anormal que Christian Bobin soit plus taxé que Biba et Balthasar Gracian pourquoi, voici un schéma qui circule actuellement sur Internet qui vous l’expliquera : plus que Grazia… Nous ferons également voter une loi obligeant les éditeurs à céder au minimum band member 50 % de droits à l’auteur sur le livre numérique.

lawyer Voici nos premières propositions. Il semble qu’elles disent bien qui nous sommes et ce que nous voulons. agent R appelez-vous bien de ce PS : Le mot « donc » a été utilisé dix fois dans cet article. Nous devons donc previous label petit graphique la prochaine 100 euros à la Grèce qui seront pris dans les frais de bouche du ministère. fois que l'on vous serine que studio 1) Cf. l’entretien de Richard Stallman par Aline Penitot, in Regards n°16, décembre 2011. « le piratage porte préjudice manager aux artistes » producer Stéphanie Moisdon est critique, professeur, commissaire d’expo et pas mal foutue. Arnaud Viviant est journaliste, écrivain record company et moins bien foutu.

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tré au Café Marly, oui. Il est venu me voir parce qu’il aimait une de mes chansons. Et j’ai rencon- tré un homme très curieux, qui aime parler de tout. […] Ça fait longtemps que je roule pour lui. » Si, à l’image de la mèche rebelle, la majorité de la scène culturelle est ancrée à gauche, certains artistes s’affirment publiquement de droite. Et comme dans le reste de la société, la sphère culturelle semble, au premier abord, respecter l’adage qui voudrait que plus on vieillit, plus on vote à droite. Mais ce ne sont pas seulement les Alain Delon, Brigitte Bardot et autres Enrico Macias qui appellent à voter RPR 2.0. Lors de par Simon Capelli-Welter la présidentielle de 2007, Doc Gyneco et Faudel illustration Alexandre Morzy ont ainsi affirmé leur soutien à Nicolas Sarkozy et en ont payé les conséquences, commerciale- ment parlant. quand on pense à nicolas sarkozy, on ne pense pas tout de suite à Michel Sardou. En revanche, « Une sorte de malédiction a frappé de quand on pense à Michel Sardou, on pense nombreux soutiens de Sarkozy depuis 2007 », assez vite « soutien Sarkozy ». Et ce, même si le confirme Renaud Dely, rédacteur en chef du chanteur a récemment avoué que, cette fois, il Nouvel Observateur. « Une bonne partie du public ne voterait pas forcément en faveur du prési- a commencé à les rejeter. Faudel, mais aussi dent sortant, ce qui lui a d’ailleurs valu d’être Christian Clavier, pour qui ça marche quand « convoqué » à l’Élysée. C’est dire l’importance même beaucoup moins bien depuis, ou Jean des comités de soutien et des prises publiques Reno. » À croire qu’une partie de la profession de position politique. Stars, people, grands de ce les aurait également rejetés… En attendant monde, célébrités, gens qui pèsent, tweetos n’en de déterminer qui de l’œuf qui de Jacquouille, Comités de soutien finissent plus de s’engager, ce qui, la plupart Renaud Dely se permet une petite classifica- du temps, revient à aller affirmer sur un pla- tion : « En gros, il y a trois catégories de soutien. teau télé pour qui on s’apprête Les courtisans, soit ceux qui voilà du boudin à voter. Car, pour les stars, la y vont en espérant un service période électorale, c’est l’occa- « une sorte de malédiction en retour, en général, ce sont sion de s’afficher, d’exprimer plutôt des artistes en ascen- a frappé de nombreux ses convictions, mais aussi de sion (ndlr : ne citons pas de se (re)retrouver sur le devant de soutiens de sarkozy noms, ils se reconnaîtront) ; la scène. Lors de la campagne depuis 2007 » les accros, ceux qui recherchent des primaires socialistes, Vir- renaud dely la notoriété, qui ne peuvent pas À chaque élection présidentielle, on peut les voir, ginie Ledoyen déclarait ainsi : rater une caméra (ndlr : idem, les entendre, et difficilement les éviter. « Martine Aubry réconcilie les c’est inutile, vous les recon- Eux, ce sont les membres des comités de soutien, citoyens avec les politiques. » Cette déclaration naissez déjà) : les sincères, dont l’engagement ces stars qui déclarent haut, fort et si possible à heure avait le mérite d’être claire, mais surtout de est authentique. (ndlr : là, du coup, on peut citer de grande écoute, pour qui ils vont voter. Enquête sur rappeler à nombre d’entre nous qui était Virgi- des noms, comme Piccoli à gauche, ou Delon un phénomène dérisoire en apparence, décisif nie Ledoyen... Las, cela n’a pas suffi à la maire à droite) ; et puis tous les autres, les derniers, en réalité. Parce que même si l’on parle ici de Lille pour emporter la primaire. Le comité les plus nombreux, ceux qui refusent de s’enga- de Virginie Ledoyen ou de Doc Gyneco, de soutien de François Hollande était peut-être ger pour ne pas le payer sur le plan de la noto- il s’agit tout de même de prendre le pouvoir. moins volumineux mais un peu plus clinquant. riété. » Ou ce que l’on appelle aussi le syndrome On a par exemple entendu Benjamin Biolay (un Zinedine Zidane : comment ne rien dire, ne ex de Virginie Ledoyen) vanter les mérites de son parler à personne, pour ne fâcher personne et champion sur Paris Première : « Je l’ai rencon- plaire à tout le monde.

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là toute la différence. Si tout d’un coup Catherine culturel et la vie politique. Les comités de soutien Deneuve prend la parole et explique quelque tels qu’on les connaissait pendant la deuxième chose que le candidat lui-même ne formule pas moitié du xxème siècle appartiennent au passé. dans le langage d’un artiste, si elle développe, Les intellectuels ont moins envie de mettre leurs si elle argumente, là, ça change, l’engagement noms comme ça, et le politique a besoin de quelque est alors sur la prise de parole, l’explication du chose de beaucoup plus fondamental. » Le poli- pourquoi, et là, je pense qu’il y a du sens… » tique, ici Nicolas Dupont-Aignan, confirme au regard de sa situation personnelle. « Je trouve Soutien de François Hollande, Jean- qu’on se fixe beaucoup trop là-dessus, alors que Michel Ribes a, lui-même, plusieurs fois pris la ce sont des trucs de riches, d’oligarques. Le vrai parole le temps d’expliquer sa pensée, notam- comité de soutien, c’est le peuple, qui justement ment pour reprendre Jean-Luc Mélenchon. est exaspéré par cette oligarchie. Leurs comités Suite à la déclaration de ce dernier qualifiant de soutien, qu’ils se les gardent. En plus, les le champion du PS de « capitaine de pédalo », le vedettes ont aussi leurs points noirs, donc si une directeur du Théâtre du Rond-Point a réalisé vedette déraille, après, on vous dit : “Ah ben dis une petite vidéo où il demande à JLM « d’arrêter donc, vous êtes bien soutenus…” « On ne verra de faire le clown. » Si son engagement s’inscrit donc jamais de comité de soutien pour Debout la autant contre (« je n’en peux plus ») que pour République ? » « Ah ben, si, j’aimerais bien avoir (« avec François Hollande, il y a quand même une vedette qui dise : “Nicolas Dupont-Aignan une affinité »), il assure n’avoir aucune attache il est super etc.” mais je n’ai ni le temps, ni les au PS, ni ne recevoir aucune directive. « Par réseaux… » rapport à ma vidéo sur Mélenchon, à part un petit texto de François, je n’ai eu aucun retour, Les comités de soutien trouvent également ni félicitations, ni reproches. Mais, une fois, je une déclinaison sur les réseaux sociaux comme me suis fait engueuler par Jospin. C’était à un l’explique Arnaud Dassier, ancien conseiller web meeting au Zénith pour la réélection de Delanoë de Nicolas Sarkozy. « J’ai monté un réseau social à la mairie. Il me dit : “Toi, parle en 2007, “les supporters de Historiquement, des artistes n’ont pas 2002, la politique people du PS atteint des de culture”. J’ai alors prononcé Sarkozy” pour donner l’oppor- hésité à se mouiller, à franchir le Rubicon, et sommets. Plus de 400 personnalités pointent cette phrase : “On me demande tunité à des gens de se montrer à ouvertement afficher leur couleur. 1974, au comité de soutien appelé « Ensemble », oui, souvent ce qu’est la culture, « j'aimerais bien avoir actifs, de faire campagne eux- Valéry Giscard d’Estaing découvre l’usage de comme la chanson de Jean-Jacques Goldman. et je ne sais jamais comment une vedette qui dise : mêmes. » Un peu à l’image des personnalités à des fins électorales. Les images Lio, Pierre Arditi, Benjamin Biolay et Chiara la définir, mais, depuis que "nicolas dupont-aignan clubs Jeopardy ou des regret- du documentaire de Raymond Depardon, Une Mastroianni, Patrice Chéreau, Antoine de Nicolas Sarkozy est là, je dois il est super etc." tées réunions Tupperware ? partie de campagne montrent ainsi Sheila, Dani, Caunes, Daniel Buren… Pourtant, cette liste avouer qu’il m’a beaucoup aidé : mais je n ai ni le temps, « N’empêche qu’à la fin, il y Mireille Mathieu ou encore Charles Aznavour quatre étoiles, la plus impressionnante jamais la culture, c’est tout ce que n’est ' avait plus de 2 000 comités de ni les réseaux pousser la chansonnette en guise de soutien. rassemblée, n’a pas empêché Lionel Jospin pas Sarkozy”. Là, les gens … » soutien à Sarko en France et 1981, autres mœurs, autres chansons, avec d’aller se faire dorer la pilule à l’Île de Ré. ont fait : “ouah” et “waouh”. nicolas dupont-aignan à l’étranger. C’est plus qu’un cette fois Barbara au mic’ : « Un homme, une Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Et Jospin, lui, a fait la gueule : succès d’estime. De la même rose à la main, a ouvert le chemin vers un autre Rond-Point estime que l’efficacité d’un comité “Tu ne peux pas dire ça, etc.”. manière, les dernières pri- demain. » 1988, Tonton court après la réélection, de soutien ne se mesure pas simplement en Mais je lui ai dit : “Alors, mon pote, ne me fais maires socialistes leur ont permis de récolter Jack Lang dégaine son carnet d’adresses. Lors additionnant des noms : « Le comité de soutien pas venir, je dis ce que je veux”. » 800 000 contacts et quelque chose comme de son ultime meeting à Toulouse, François people à proprement parler est contre-productif, 640 000 adresses emails... » À gauche, plus pré- Mitterrand est entouré de Guy Bedos, France ça ne sert à rien. Sans être méchant c’est un peu « La manière dont les artistes et les intellos cisément dans le bureau de Michèle Sabban, Gall, Charles Trenet, Jacques Higelin, et Renaud comme tous ces acteurs et chanteurs qui, sous doivent soutenir, c’est avant tout par leurs pro- la vice-présidente du conseil régional d’Île-de- aux platines, « Tonton, laisse pas béton ! » En prétexte de solidarité, vont faire Les Enfoirés. Il y ductions, recadre Clémentine Autain. Il faut France, on confirme l’intérêt porté à l’Internet, face, Johnny chante, lui : « On a tous en nous en a quand même qui le font parce qu’ils ne sont renouer des liens de confiance et de co-produc- et à ses voies parfois impénétrables. « J’avais quelque chose de Jacques Chirac. » Mais, une pas passés à la télé depuis longtemps… Bon. tion, participer à la construction d’un imaginaire ; fait un site, en mars, en faveur de DSK. “Pour fois de plus, Johnny avait dix ans d’avance. C’est une chose d’être sur la photo, mais ensuite ce qui doit primer, c’est la créativité au service nous, c’est lui”. En trois jours, j’avais 15 000 c’en est une autre de prendre la parole. Et c’est d’un projet, pour casser la césure entre le monde signatures. » Début janvier 2012, il n’y en

132 numéro 1 — 133 Charles sOUS LA REPUBLIQUE Enquête Le témoignage Philip p e Candeloro Soutien officiel de Nicolas Sarkozy en 2007

« Au départ, je suis rentré en politique par réseau, enfin plutôt par amitiés. Parce que tout seul, jamais ça ne me serait venu à l’idée. Avec Philippe Durand, le cavalier, avec qui j’étais dans le comité Paris JO 2012, on nous a emmenés à la mairie de Colombes, que venait de reprendre l’UMP. Ensuite, il y a eu l’opération pour le Téléthon, et de fil en aiguille… Mais moi, c’était plus Sarko que l’UMP, plus l’homme que les grands discours. En tant que petit entrepreneur (je m’occupe de la patinoire de Colombes), il me donnait envie de me lever le matin. À un moment, tout de même, j’ai douté un peu mais après je suis allé au meeting de Bercy, et là, quand tu vois qu’il y a aussi Johnny, tu te sens moins couillon. Sauf que maintenant, j’ai une étiquette UMP que je ne peux plus avait plus que 111, mais la page est toujours en sens. En effet, comme dans les urnes, où une enlever. Aussi, quand les socialistes ont ligne, et parmi les likes, outre Benoît Hamon, voix est une voix, stars et anonymes pèsent du repris la mairie, des petits conseillers ont on peut voir la page « Osez le féminisme », ça ne même poids sur Internet. Un ami Facebook, voulu se payer une vengeance à peu de frais, s’invente pas. « Évidemment, reconnaît Michèle que ce soit Nathalie Portman ou la voisine, me mettre des bâtons dans les roues, mais je Sabban, le 14 mai a tout emporté. Mais qui ne comptera toujours que comme un ami… leur ai dit : “Si vous me faites chier, je me barre pouvait savoir... Un comité de soutien, il ne faut « Après, bien entendu, une personnalité en haut de Colombes !” Au final, tout ça ne m’a rien jamais le faire au dernier moment, mais bien de l’affiche a plus de résonance, mais au fond, apporté, au contraire. Je ne sais pas si j’ai été avant, ça fait partie intégrante de la campagne. c’est le même principe que le bouche-à-oreille utilisé, mais j’ai quand même vachement été Un comité de soutien, c’est pour les gens qui ne chez le boucher du quartier, celui de la conta- mis en avant, puis plus rien. On s’est peut-être sont pas dans les appareils gion », éclaire la conseillère. fait berner, je ne sais pas, mais bon, une fois le un lieu où ils peuvent se « Un comité de soutien doit meeting fini, pas un courrier, pas un merci, rien retrouver et échanger entre « un comité de soutien doit être être à la fois flashy, mais du tout. Il y a juste son fils à Sarkozy, le plus eux. » Si le comité est, pour à la fois flashy, mais pas trop pas trop pour rester dans le jeune, le plus sympa, qui est venu me dire merci. nos « dirigeables », un indi- pour rester dans le vrai. » vrai. Alors oui, un Benjamin Sincèrement, je crois. Son père, je pensais quand Biolay est plus conta- cateur encore plus précieux michèle sabban même qu’un jour on pourrait au moins lui que le sondage (il indique gieux qu’un boucher de dire bonjour... Comme avec Chirac, à l’époque, il le sens du vent, et pas seu- quartier, mais méfiez-vous, m’avait remis une médaille, le courant était bien lement une température à un instant donné ; aujourd’hui, par les temps qui courent, avec la passé (Mitterrand aussi m’a remis une médaille, il rend compte de la sensibilité et de l’accueil crise que nous subissons, la proximité touche mais il y avait moins d’affinités…). On avait diné du public, du dynamisme, ou non, qui porte le plus que ce que l’on voit à travers l’écran. » N’em- avec le ministre des Sports et tout... Mais du coup, prétendant), il s’est aujourd’hui redéfini. Entre pêche, même s’il aime beaucoup la viande, par- ensuite, quand Balladur était son Premier ministre, risque de retombées négatives pour les stars, ticulièrement l’argentine, il y’a tout de même je devais être nommé parrain de la patrouille de recherche de crédibilité pour les politiques et peu de chances de voir Biolay ouvrir une bou- France et bon ben j’attends toujours… Ce n’était pas lassitude générale, il tend à devenir un point de cherie pour aider François Hollande… la version officielle bien sûr, mais moi, c’est ce que rencontre, virtuel ou réel, entre gens du monde j’avais compris… » et reste du monde soutenant le même candidat, Tous propos recueillis par Simon Capelli-Welter, portant les mêmes idées, et tirant dans le même à l’exception de ceux de Benjamin Biolay. Propos recueillis par Simon Capelli-Welter

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Caroline Fourest icône laïque et médiatique

En une dizaine d’années, Caroline Fourest, 36 ans, a connu une ascension fulgurante dans le monde médiatique, jusqu’à exercer un véritable magistère moral. Mais comment en est-elle arrivée là ? Enquête.

par Marc Endeweld

« voyons-nous. Chez moi. Lundi à 15 heures. » d’une phrase, la féministe Liliane Kandel, s’est Après avoir contacté un mois auparavant son faite une place de choix dans l’univers politico- éditeur Grasset pour solliciter un rendez-vous, médiatique. Dans notre République gérontocra- c’est donc par ce mail succinct que Caroline tique, sa jeunesse est écoutée. Son avis importe, Fourest nous demande de venir chez elle. La et pèse désormais. journaliste essayiste habite un appartement au cœur du XIème arrondissement parisien, rempli le cocon communautaire de livres. Vaguement décoré à la mode orien- Alors, il est amusant de relire un article de tale. À peine sommes-nous arrivés, qu’elle nous Libération publié en l’an 2000. On y apprenait confie : « Je m’en suis plutôt bien sortie jusque-là, que cette journaliste, qui défend aujourd’hui à on parle plus de mes idées que de ma gueule, chaque instant l’universalisme, pouvait « être et ça me va très bien comme ça. » (Elle pensait très identitaire, la nuit ». « Quand je sors, ce au départ que le premier numéro de Charles n’est pas pour avoir des discussions philoso- lui était entièrement dédié). phiques, confiait-elle, je préfère Dans les rares portraits qui lui aller dans des lieux non mixtes, ont été consacrés dans la presse pour le plaisir et pour être sûre ces dernières années, peu d’élé- « je m'en suis bien sortie, que je ne me ferai pas draguer et ments sur sa vie, encore moins on parle plus de mes idées allumer par des mecs de 50 ans. sur sa « vie privée ». Elle aime le que de ma gueule » Pour tout ce qui est politique et chocolat et les animaux sau- intellectuel, je peux fréquenter vages note tout juste Libération caroline fourest des hétéros gay friendly, et des en 2008. hommes “féministes friendly”. » De visu, une chose frappe : Il y a douze ans, Caroline sa maigreur. Flamboyante sur les plateaux Fourest n’était pas connue, du moins du grand télés, tenant tête à ses contradicteurs, parfois public. Entre 20 et 25 ans, elle avait réussi tout avec mauvaise foi, cette jeune femme de 36 ans de même à faire parler d’elle dans la commu- semble, une fois les projecteurs éteints, d’une nauté gay : co-fondatrice de la revue Pro-Choix, étonnante fragilité. Apparences trompeuses. journaliste politique pour le magazine Têtu, elle respi

C « Caroline dispose d’un vrai courage physique », avait participé à sa manière au difficile combat éa

L soufflent plusieurs interlocuteurs. Certains pour le Pacte civil de solidarité. Aujourd’hui, le d’entre eux nous ont même confié – off the journaliste Frédéric Martel dénonce : « Fourest

rasset/ record, bien sûr – la craindre. Car « Madame est ultra-communautariste sur la question G

© Caroline Fourest », comme la nomme, au détour gay, mais elle est ultra-républicaine sur la

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question de l’islam. Son universalisme est à Car Fourest n’est pas une héritière. Elle ne deux vitesses. » vient « ni d’un milieu intellectuel, ni d’un milieu En l’an 2000, Fourest s’attendait-elle à très littéraire », avoue-t-elle. « Dans la famille, on susciter autour d’elle et de ses combats autant parle de tout, on a aussi des expressions mal- de critiques ? Assurément non. Son « action » heureuses sur tout le monde. Parce que c’est le politique se déroulait encore dans le cocon com- Sud, qu’on se lâche, et que ça fait partie de la munautaire : « Tu milites pour des convictions, sociabilité », résume-t-elle. N’empêche, sa mère mais aussi pour rencontrer des gens et rencon- ne supportera pas les présentations avec sa trer l’amour, expliquait-elle alors à Libération. compagne… Pendant plusieurs années, c’est Donc, pour une lesbienne, c’est plus agréable même la rupture. de militer avec des filles. Quand j’évoluais dans un milieu non mixte, lesbien et féministe, je LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE n’aimais pas les mecs, j’éprouvais une forme de « L’amour de ma vie, la femme de ma vie, répulsion. Avec le Pacs, j’ai milité avec des gays, c’est Fiammetta. » Entre les deux filles, le coup et il m’arrive de me dire : tiens, il est mignon. de foudre est immédiat. Après l’avoir vue à la Un hétéro, ce n’est pas possible, à cause de ce télé, en 1996, lors d’un débat face à une anti- qu’il a dans la tête. » À l’époque, cela faisait à avortement version mannequin (une certaine peine cinq ans qu’elle s’était autorisée à vivre Noëlla Garcia, égérie de la Trêve de Dieu), vraiment… « J’ai mis des années à vivre comme Caroline cherche à la voir pour de vrai. Rien de je l’entendais pour ne pas blesser ceux que plus simple : contact est pris pour Transfac. La j’aimais. » rencontre finit par se faire… à la 17e chambre En tout cas, au lycée, cette « fille unique, correctionnelle du tribunal de Paris : Fiammetta homo » s’était faite à elle-même une promesse : Venner vient de publier une enquête sur les « N’être jamais dépendante à aucun niveau. » anti-IVG, L’Opposition à l’avortement du lobby Elle se souvient : « Je m’étais fait un plan dans au commando, et se retrouve poursuivie par ces la tête. “Il faut que j’ai un appart. Il ne faut pas derniers. qu’on puisse me toucher, m’atteindre. Et quand Comme dans un film, un regard suffit. je serai vraiment dans ma base arrière, là j’em- Immédiatement, l’amour se conjugue avec le merde tout le monde”. Ce fut journalisme : « Caroline et une expérience super forma- Fiammetta, c’est un piano à trice, qui blinde, qui crée de quatre mains. Elles jouent leur l’armure et du cuir. Quand vous au fil du temps partition d’une manière très avez réglé ça vis-à-vis de vous, fiammetta venner complémentaire », remarque tout le reste, ça glisse, c’est deviendra la "base arrière" Christophe Girard, adjoint au rien. Par rapport au combat maire de Paris à la culture, et de caroline fourest intérieur, l’adversité politique, ancien directeur de la publica- idéologique, c’est rien. » tion de Têtu. « On est complice Née en 1975 à Aix-en- en tout », confirme Caroline. Provence, d’un père négociant en vin, et d’une « Nous avons imposé notre duo naturellement, mère antiquaire, Caroline devient parisienne à mais il a fallu que les gens en face, et notamment l’adolescence après le divorce de ses parents. À les éditeurs, le comprenne . » À cette époque, 18 ans, toute jeune étudiante, elle décroche ses Caroline reste relativement dans l’ombre. « Elle premiers stages dans la presse. À 20, elle se fait ne parlait pas beaucoup », se souvient le polito- respi

C embaucher à Transfac, un magazine étudiant logue Pierre-André Taguieff, qui les accueillait éa

L gratuit diffusé dans les facs. « Il fallait que je tra- toutes les deux en auditrices libres à son sémi- vaille si je voulais prendre mon autonomie. Mon naire de philosophie politique à Sciences Po.

rasset/ obsession c’était d’avoir n’importe quoi à moi, Le parcours de Fiammetta – petite flamme G

© une boîte à chaussures s’il le fallait. » en italien – est digne d’un roman. Elle naît

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au Liban en 1971. Sa mère est une cham- le journalisme que je rencontre les militants », d’action et d’idées ». « Le travail est une grande bon sur ce sujet, au risque que certains surréa- pionne de judo française, Monique Venner, remarque-t-elle. Très vite, l’idée de créer une partie de leur vie, ajoute-t-on. Caroline n’a pas gissent… » qui n’a cessé de parcourir le monde. Son père, revue s’impose. Pro-Choix est lancé en 1997 : de vie sociale… » À l’image de son physique, En attendant, Caroline Fourest s’inquiète on ne sait pas très bien. Fiammetta grandira « Je voulais trouver un espace où je puisse Caroline Fourest semble apprécier l’ascèse au plus haut point que certains de ses amis de en tout cas au pays du Cèdre durant une approfondir et sélectionner mes sujets, au moins du combat : « Elles font le boulot de quinze per- gauche semblent ne pas comprendre ses nou- bonne partie de la guerre civile, et en restera choisir sur quoi je voulais travailler avec le temps sonnes. Toujours plein de trucs en même temps. velles analyses : « Qu’allait faire la gauche euro- très marquée : « Elle habite alors sur la ligne de qu’il faut, raconte Caroline Fourest. À l’époque, Caroline est une boulimique d’infos », confirme péenne tentée par l’alliance avec les islamistes front. De temps en temps, quand elle fugue, elle les sujets sur lesquels on voulait travailler avec Liliane Kandel. « Caroline a l’intelligence de contre Israël et l’Amérique ? », se demande-t- se perd au milieu des balles », raconte Caroline Fiammetta n’intéressaient pas les rédacteurs en dépasser sa sexualité en reliant les causes les elle en 2005 dans La Tentation obscurantiste, qui se fait ironique : « Oui vivre durant la guerre chef hommes, clairement. Les anti-IVG, c’était unes aux autres à travers une pensée globale. un pamphlet contre une partie du mouvement du Liban, c’est sportif. Elle s’embête d’ailleurs des sujets de “bonnes femmes”. Ça ne les pas- Elle va là où ses idées la portent », analyse social coupable, à ses yeux, de « complaisance beaucoup en période de paix ! » Du Liban, Fiam- sionnait pas autant qu’aujourd’hui. (…) J’ai Christophe Girard, laudateur. « C’est une laïque à l’égard des islamistes ». Le politologue Jean- metta conserve une pratique de l’arabe, et une le sentiment petit à petit de créer un espace à intégriste qui fait un bon pendant aux intégristes Yves Camus analyse : « Avant, l’islam était un maîtrise des arts martiaux. cheval entre l’analyse et l’enquête. » Pro-Choix religieux… » impensé total en France, notamment à gauche. À son arrivée en France, la jeune femme s’associe alors à de nombreuses actions pour C’est cet espace-là qu’elles ont occupé. » collabore dès 1993 au séminaire de Rita le Pacs, et reçoit le soutien de la fondation Yves LE TEMPS DES RUPTURES Dans La Tentation obscurantiste, Fourest Thalmann à Paris 7, et à Sexe et Race, une Saint-Laurent, et même, du boulanger indus- Tout bascule en 2001. 11 septembre. présente sa manière de penser : « Face au revue féministe. Elle y rencontre les féministes triel Laurent Poilâne après que Fiammetta Et surtout, Durban : Fiammetta et Caroline 11 septembre, il y avait plusieurs attitudes pos- Liliane Crips, Liliane Kandel, mais aussi… Venner l’a lavé d’une rumeur tenace de finan- se décident, en effet, à participer à la confé- sibles : – Attentiste : Ne pas pleurer sur le sort Pierre-André Taguieff, spécialiste de l’extrême cement du Front national, dans un article de rence internationale contre le racisme dans des États-Unis et ne pas pleurer sur le parti droite et de l’antiracisme : « J’étais ami avec L’Événement du jeudi. l’espoir d’imposer la lutte contre l’homophobie des islamistes. – Anti-américain, voire pro- Fiammetta, et j’ai assisté à l’ascension sociale Très vite, les deux jeunes femmes savent à l’agenda. Les deux partent la fleur au fusil. islamiste : Estimer que les États-Unis l’avaient de Caroline Fourest. C’est notamment dans mon s’entourer dans Pro-Choix de jeunes (et moins Elles en reviennent effondrées. Les dérapages bien cherché et prendre le parti des islamistes. – sillage qu’elle s’est formée : sa défense de l’uni- jeunes) intellectuels qui participent au combat antisémites de quelques participants les ont Anti-intégriste : Dénoncer l’intégrisme, y compris versalisme et sa critique du différentialisme, par pour le Pacs. Caroline Fourest assiste au sémi- persuadées qu’il fallait continuer le combat, musulman, tout en restant critique vis-à-vis de la exemple, ne peuvent se comprendre qu’à partir naire à l’EHESS de Françoise Gaspard, de elles qui s’étaient imaginées un temps tout tentation intégriste de l’administration Bush. – de mon livre La Force du préjugé publié en Didier Eribon sur les homosexualités. « Je n’ai plaquer pour vivre en Afrique du Sud. Elles Atlantiste : Faire corps avec les États-Unis et son 1988… », assure l’universitaire. Au fil du temps, jamais rien appris dans mes études, explique- se lancent alors dans l’écriture de Tirs croisés administration face à l’islamisme. » Fiammetta Venner deviendra la « base arrière » t-elle pourtant aujourd’hui. Je ne comprends qui aboutira à cette conclusion : « Bien que les Un an plus tôt, dans Pro-Choix de l’au- de Caroline. pas ce qu’on apprend à l’EHESS. J’ai appris trois intégrismes soient à l’évidence des jumeaux tomne 2004, Caroline Fourest écrit au sujet de cent fois plus de choses dans le journalisme… » dans leurs intentions, il serait faux d’affirmer l’interdiction des « signes distinctifs religieux à LES INTELLOS DU PACS « Je la voyais comme une jeune journaliste enthou- que l’intégrisme musulman ne présente pas un l’école » : « Dans ce débat, il y avait trois positions Mais sa spécialité, à l’époque, c’est de prati- siasmée par notre combat », se souvient le cher- risque accru. L’islamisme occupe effectivement de gauche : ceux qui se sont mobilisés pour amé- quer l’entrisme dans les mouvements d’extrême cheur Éric Fassin. Durant la même période, elle la pole position chez les intégristes. » Publié à liorer cette loi face au danger intégriste, ceux qui droite, et particulièrement les groupes catho- devient présidente du Centre Gay et Lesbien de l’automne 2003, après la guerre en Irak et le jugeaient la loi inopportune sans pour autant liques intégristes. Pour cela, elle utilise son Paris pendant quelques mois : « Caroline avait début en France du débat sur « les signes dis- manifester aux côtés des islamistes et ceux qui patronyme, faisant croire à un lien de parenté une envergure politique avec un programme plus tinctifs religieux » à l’école, l’ouvrage connaîtra ont rejoint les rangs des islamistes. » C’est en avec Dominique Venner, historien d’extrême ambitieux », se rappelle le juriste Daniel Borrillo. un certain succès. tout cas sur ce débat que le comité de lecture droite, mais invoque également à ses interlocu- De son côté, Anne Rambach, ancienne militante « Le livre a tout changé, c’est une vraie de Pro-Choix se fracture. Au printemps 2003, teurs sa « proximité » avec une autre figure de à Act Up, souligne : « Elles se battaient pour se étape », note-t-elle. A posteriori, l’essayiste Daniel Borrillo, Françoise Gaspard, Eric Fassin, l’extrême droite, Thibaut de La Tocnaye, qui faire lire des parlementaires et elles étaient analyse : « Depuis Durban, je suis dans une grille Pierre Tévanian, signent avec d’autres un appel fut son professeur de mathématiques au lycée incroyablement gonflées pour chercher de l’infor- de lecture plus globale ». Son ennemi principal contre la loi proposant l’interdiction des « signes français de Beyrouth, proche des phalangistes mation. Elles avaient travaillé plusieurs mois à devient l’islamisme. De Boutin, elle passe à distinctifs religieux » à l’école. libanais. SOS Tout petits, un mouvement anti-avortement, Ramadan. « Pendant des années, je ne me suis En quelques mois, les discussions s’en- Et déjà la presse : quelques piges à Charlie pour réaliser une enquête de l’intérieur. Elles pas intéressée à l’intégrisme musulman, car veniment avec Caroline Fourest et Fiammetta Hebdo, à L’Événement du jeudi. Quant à sont également allées voir l’un des leaders des j’étais paralysée. Je n’y connaissais pas grand- Venner, lesquelles rappellent à l’automne 2003 Caroline « elle trouve vite sa place à Têtu », se anti-avortement américains. » chose. J’avais peur de stigmatiser les musul- que « Pro-Choix n’est pas une revue de débat rappelle Christophe Girard. « C’est toujours par Autour d’elles, on les qualifie «de femmes mans. Mais devant la situation, il fallait tenir mais une revue de combat. » Un texte proposé

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par Pierre Tévanian, professeur de philosophie lui dans l’émission télévisée 100 minutes pour La rupture entre Fourest et lui date de janvier physiquement prises à partie ou menacées. » en Seine-Saint-Denis, va finir par cristalliser convaincre le 20 novembre. 2002 suite aux critiques qu’il émet lors de la Qu’importe, Caroline Fourest est d’abord et les tensions : « J’avais l’illusion qu’il s’agissait Quelques jours plus tard, le 4 décembre, soutenance de thèse de Fiammetta Venner sur avant tout un « lanceur d’alertes », comme elle seulement d’un malentendu. C’est pourquoi j’es- Caroline Fourest participe à l’émission cultu- l’extrême droite. se qualifie elle-même. « Mon métier, c’est jour- sayais de jouer un rôle de conciliateur, raconte relle Campus où Ramadan est présent. La « Je mets un point d’honneur à enquêter naliste. Je suis éditorialiste. Et quand je fais aujourd’hui Éric Fassin. Pour moi une revue tension sur le plateau est palpable, à tel point sur mes adversaires le plus rigoureusement de l’enquête, c’est au service d’une analyse qui féministe doit s’attacher à défendre l’ensemble que la jeune journaliste qui n’a alors que 28 ans possible, estime de son côté Caroline Fourest. assume sa part de subjectivité. Je suis féministe des combats des femmes. » « Dans cette contro- quitte le plateau en direct quelques secondes Quand on écrit sur des adversaires, c’est une laïque et antiraciste, ce n’est pas si compliqué verse, je me sentais proche de Caroline sur avant la fin de l’émission : « Le lendemain, l’édi- forme de noblesse d’essayer d’être au plus à situer… » Sa carrière est d’ailleurs lancée. Le son universalisme. Mais c’était au comité de teur Christophe Bataille de Grasset m’appelle près de la réalité des faits pour que les gens 27 mai 2004, le journaliste Claude Askolovitch lecture de décider, et non à elles seules, raconte pour me dire : “le meilleur moyen de se faire puissent vous faire confiance quand vous citez réalise un portrait pour Le Nouvel observateur aujourd’hui Daniel Borrillo. Le malentendu une idée sur Ramadan, c’est d’aller jusqu’au par exemple. C’est pour cela que mes livres sont de ces « deux mômes » aux « gueules d’ange ». venait du fait qu’on pensait que Pro-Choix fonc- bout en faisant un bouquin”, raconte-t-elle. Je hyper sourcés. Les journalistes, généralement, Intitulé « les hussardes », l’article présente « ces tionnait comme une revue de sciences sociales. connais les thèses sur le complot BHLlien. “Notre quand ils font un livre, ce n’est pas très long, ce croisées intellectuelles du monde laïque » qui Nous aurions pu ouvrir le débat, mais elles n’ont ami BHL est partout !” mais ce n’est pas du tout n’est pas très précis. Il n’y a pas de notes de « mènent la charge contre tous les intégrismes ». pas accepté ce mode de fonctionnement, et nous quelqu’un de mon premier cercle. Je rencontre bas de page. Du coup, il y a beaucoup moins de Quelque temps plus tard, Philippe Val avons été acculés à démissionner. » Aujourd’hui, pour la première fois BHL quand le livre sort à faits et d’informations. Moi je fais six cents notes l’appelle pour lui proposer de collaborer de Caroline Fourest nous assure qu’elle-même l’automne 2004. Je suis en train de le dédica- de bas de pages en moyenne par livre. Toute nouveau à Charlie Hebdo, ainsi que Fiammetta cherchait le débat… cer chez Grasset, il passe, et je lui en donne un journaliste femme sait très bien qu’elle sera Venner : « Caroline a commencé à prendre de la L’ancien journaliste de Témoignage exemplaire. » attendue au tournant, et qu’il faudra toujours se place par la volonté de Val. Elle était loin de faire chrétien, Stéphane Lavignotte, aujourd’hui « Elle a pris son envol lors de l’affaire justifier de la place où elle est, il faut en faire l’unanimité dans le journal », raconte un jour- pasteur à Paris, fait aussi à l’époque l’expé- Ramadan », constate Pierre-André Taguieff, toujours trois fois plus. Mais c’est sain car c’est naliste de l’hebdomadaire. « Elle faisait partie rience de l’intransigeance toute fourestienne : lequel dit partager de nombreuses analyses de un moteur. » du petit groupe proche de Val et de ses amis, « Suite à un de mes articles sur une table ronde à Fourest. L’universitaire, que l’on a classé ces Pourtant, les deux essayistes semblent Daniel Leconte, le couple Badinter, Bernard- l’UNESCO entre Tariq Ramadan et Ghaleb Ben- dernières années parmi les néoconservateurs parfois avoir du mal à gérer les critiques. Daniel Henri Lévy… », rapporte un autre de ses anciens cheikh, le 25 février 2004, elle m’a téléphoné pour français – ce qu’il réfute –, se fait pourtant Borrillo se souvient d’avoir invité Fiammetta à collègues. « Elle défendait bec et ongles ses me convoquer. On se retrouve alors dans un café. très critique à son égard : « Elle a eu le culot son centre de recherche au CNRS pour qu’elle idées en conférence de rédaction, se souvient Ça commence amicalement, car on avait milité de porter une parole rationnelle et agressive à présente ses travaux à ses collègues… Face un autre. Vu sa combativité dans un journal, ensemble pour le Pacs, mais très vite, ça tourne son encontre, alors que j’ai toujours refusé de aux remarques des universi- ce n’est pas étonnant qu’elle au procès politique. Elle me reproche alors de ne débattre avec lui. C’était risquer de faire son taires, elle a fini par claquer la ait pris du poids par la suite. pas avoir assez descendu Ramadan, et m’ex- jeu. Il fallait un certain courage intellectuel et porte. Lors d’un débat sur leur « elle ne connaît pas Charlie Hebdo faisait partie plique que je n’ai pas le droit de faire un article physique. Elle est alors devenue une égérie de livre Tirs croisés à l’Institut du de ses activités, mais elle n’y grand chose à l islam équilibré sur le sujet... Ce qui est effrayant chez l’anti-islamisme. En fait, elle a court-circuité le monde arabe, le 31 mars 2004, - ' . consacrait pas 50 % de son elle c’est que son courage contre l’extrême droite travail et les discussions universitaires par les Fiammetta Venner et Caroline ses analyses sont temps. Quand les copains fai- s’est retourné contre l’extrême gauche. Toute son médias. Elle a d’ailleurs très bien su négocier Fourest sont l’objet de nom- de seconde main. » saient des blagues potaches, énergie s’est retournée contre son propre camp. » sa carrière médiatique. Le seul problème, c’est breuses critiques du public pierre-andré taguieff Caroline ne réagissait jamais. qu’elle ne connaît pas grand-chose à l’islam. Ses présent. Au retour, elles dénon- C’est quelqu’un qui ne perd LA RECONNAISSANCE MÉDIATIQUE analyses sont à l’évidence de seconde main. cent sur leur site internet des pas son temps. » En effet, La fin de l’année 2003 est marquée par Elle cite beaucoup mais d’une manière ambiguë. « attaques » d’une « agressivité rare », « des invec- Caroline Fourest et Fiammetta Venner écrivent de nombreuses polémiques autour de Tariq Elle peut s’inspirer très largement de livres tives », des « violences », de « véritables menaces le 2 février 2005 un article pour The Wall Street Ramadan. En octobre, l’homme a commis un déjà publiés, mais ses références sont presque physiques », au point que les deux auteures Journal intitulé « War on Eurabia ». Elles s’y texte intitulé « Critique des (nouveaux) intellec- toujours révérencieuses ou polémiques. Des isla- ont « dû sortir sous escorte policière ». Le 7 avril alarment de « l’incapacité des immigrants arabes tuels communautaires » dans lequel, il cite plu- mologues qui ne sont pas forcément mes amis 2004, l’Institut du monde arabe est obligé de à s’intégrer » et de la « menace pour les démo- sieurs personnalités juives. Bernard-Henri Lévy ont reconnu les limites de son discours, ainsi que sortir un communiqué : « Si certains membres craties occidentales » de les voir rejoindre des monte au créneau. La participation de Tariq ses erreurs factuelles. » L’universitaire termine du public se sont exprimés avec fougue et ont « cellules terroristes islamistes ». Ramadan au Forum social européen de Saint- son rapport à l’égard de son ancienne « élève » : exprimé leur irritation, l’IMA ne peut accepter Denis est remise en cause. Dans ce contexte « Caroline est une fille trop pressée qui veut à tout que soit suggéré dans la presse que Mesdames LA CONSÉCRATION tendu, Nicolas Sarkozy accepte de débattre avec prix exercer un magistère intellectuel et moral. » Caroline Fourest et Fiammetta Venner aient été En 2006, Caroline Fourest est sur le

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devant de la scène. Affaire des caricatures à se lance, avec, entre autres, la féministe histo- moraliste, gardienne du civisme, prêtresse de demande : « Comment une lesbienne, parfaite- Charlie Hebdo au printemps, affaire Redeker rique Anne Zelenski, dans la création de Riposte la laïcité, journaliste d’investigation… Elle parle ment au courant du traitement réducteur et de à l’automne. Cette année-là, elle reçoit le prix laïque qui, au nom de la lutte contre l’islam, se de tout avec autorité, avec un singulier mélange la déformation de sa propre minorité dans les du livre politique de l’Assemblée nationale pour rapproche des mouvements d’extrême droite d’arrogance, de roublardise et de naïveté », médias, en vient-elle à reproduire exactement La Tentation obscurantiste des mains de Jean- (Caroline Fourest participera d’ailleurs à la balance Taguieff. le même procédé stigmatisant avec les musul- Louis Debré, et le président du jury, Richard contre manifestation aux Assises contre l’isla- « Les médias se sont focalisés sur son combat mans ? » Descoings, directeur de Sciences Po, parle de misation organisées par Riposte laïque et le Bloc contre l’islam radical, sans évoquer son combat Mais Caroline Fourest n’à que faire de ces ce livre comme faisant preuve de « discernement, identitaire le 18 décembre 2010). contre les autres intégrismes. Elle est parfois pré- critiques. Elle est déjà ailleurs. Elle pense déjà de rigueur et de courage de dire ». Il lui propose 2008 sera vraiment l’année de la consé- sentée comme une intello anti-musulmane. Il y a à l’après, elle qui « réactualise en permanence sa alors d’animer un séminaire à Sciences Po. cration pour Caroline Fourest. C’est l’année où donc un déséquilibre dans son image publique. boussole ». Au printemps 2011, elle revenait à Entre 2004 et 2006, Caroline Fourest par- elle devient réellement « éditorialiste ». Ali Badou On lui tend plus facilement le micro quand elle ses premiers amours de combat, en consacrant ticipe également à de nombreux débats orga- lui propose de participer à son émission d’alors parle de Ramadan que lorsqu’elle parle de Benoît un livre au parcours de Marine Le Pen. Pour nisés par l’association Ni Putes Ni Soumises : sur France Culture. Gérard Courtois lui confie xvi, alors que dans le même temps, elle continue cet ouvrage de 429 pages, elle n’a réalisé que « C’était une intellectuelle amie, une compagne une chronique régulière dans Le Monde. Avec son combat contre l’Opus Dei, les juifs ortho- dix-sept entretiens, dont certains au téléphone. de route. Elle soulevait les salles quand elle Benoît Hamon du Parti socialiste, elle lance une doxes », déplore son ami Arnauld Champrenier Elle rencontre ainsi Jean-Marie Le Pen le 6 mai, dénonçait le relativisme culturel, se souvient pétition au Parlement européen pour soutenir Trigano, ancien rédacteur en chef de la revue et réalise un dernier entretien le 11 mai, soit Franck Chaumont, ancien directeur de commu- Ayaan Hirsi Ali, députée néerlandaise, ancienne TOC, collaborateur de Pro-choix, et directeur de trois semaines avant la sortie du livre le 1er juin. nication de l’association et aujourd’hui attaché amie de Théo Van Gogh, le cinéaste assassiné communication de Jean-Luc Mélenchon. Pour Michel Soudais, journaliste politique à parlementaire d’Aurélie Filippetti (PS). Elle était en 2004, qui multipliait les provocations à Quoi qu’il en soit, Caroline Fourest mul- Politis, spécialiste de l’extrême droite, « ce travail très proche de NPNS dans la première phase de l’égard de l’islam, en qualifiant par exemple les tiplie les prises de position : elle exprime ses est caractérisé par une absence de méthodolo- l’association. Après, elle prend ses distances musulmans de « baiseurs de chèvres ». Un an réserves sur le droit de vote des étrangers, tacle gie et de rigueur, comporte des erreurs dans la au moment de la dérive droitière et l’entrée de après, en 2009, Philippe Val aurait bien aimé Martine Aubry durant les primaires socialistes, chronologie ou de nombreux anachronismes. Et Fadela Amara au gouvernement. » « Caroline que Caroline Fourest prenne sa succession à et ose sermonner sur France Inter le chef d’État pour l’essentiel, c’est une compilation d’enquêtes s’est appuyée sur notre dynamique. Elle nous a Charlie Hebdo, mais sans succès. Pas grave : tunisien, Moncef Marzouki, coupable à ses d’autres journalistes. » beaucoup aidés, raconte Safia Lebdi, ancienne il lui confiera à partir de 2011, une chronique yeux de s’être allié au parti islamiste Ennahda. Mais Caroline Fourest est-elle si carrié- de NPNS. Au début, elle avait un discours davan- hebdomadaire sur France Inter. Effectivement, le 6 juin 2009, suite au discours riste ? Au nom de ses idées – ou de ses obses- tage centré sur les valeurs. Elle a su se réajus- de Barack Obama au Caire, elle écrit dans Le sions – elle est capable de critiquer ses nouveaux ter en intégrant la question sociale. » Et quand PEU IMPORTE LES CRITIQUES Monde : « Il est très dangereux de démocratiser amis les grands journalistes. C’est ainsi qu’elle Safia Lebdi crée Les Insoumises en 2008, avec En tout cas, Caroline Fourest excelle désor- avant de séculariser. Puis les islamistes font un a exprimé assez fortement son mécontentement quelques autres ex-NPNS, Caroline Fourest est mais à la télévision, notamment sur France 2 tabac à la moindre bouffée démocratique. » Puis, à Franz-Olivier Giesbert, directeur du Point, au présente pour la soutenir face aux irritations du où elle officie chaque dimanche. Usant d’un le 26 novembre 2010 : « Tenter la démocratie motif qu’il invitait trop souvent dans ses émis- clan de Fadela Amara. ton pédagogue et déterminé, elle sait garder sans avoir au préalable sécularisé, comme en sions télé Tariq Ramadan, alors qu’elle était l’une Si Caroline Fourest n’est pas une militante son calme, en self-control. À chaque instant, sa Algérie, mène à la dictature religieuse ou à la de ses chroniqueuses ! On dit même que BHL en tant que telle, la journaliste a sacrément du voix conserve son ton si caractéristique. « Elle guerre civile. » Mais le 6 novembre 2011, elle dit commence à s’irriter de son exposition média- flair pour sentir les changements de rapports de est vive, limpide, brillante, claire. C’est une jeune sur France 2 : « On aurait tort de penser qu’on tique… Finalement, c’est peut-être Christophe force au sein des mouvements qu’elle traverse. femme ouverte sur le monde », se félicite le pré- doit regretter notre soutien à l’élan démocratique Girard qui touche juste : « Elle n’a pas de plan de Ainsi, le 28 avril 2006, elle co-écrit un appel sentateur Laurent Delahousse. « Elle est tombée en Tunisie et en Libye. Quand Kadhafi promet- carrière. Elle est elle-même. Ce qui ne l’empêche « contre un nouvel obscurantisme » dans Libé- dans la télé, et depuis, ils ne la lâchent plus. Elle tait de se noyer dans le sang Benghazi… Bien pas de naviguer dans tous les réseaux. C’est ration avec Corinne Lepage et Pierre Cassen. a une vie mondaine professionnelle », semble sûr que sur le sol, il y a des gens qui étaient inté- un peu un électron libre et incontrôlable. Pas de Ce dernier est l’ancien porte-parole de l’UFAL regretter Liliane Kandel. « La télévision reste gristes, djihadistes même, eh bien il fallait les parti, pas de chapelle. Elle va là où ses idées la (l’Union des Familles Laïques), et alors anima- l’arène démocratique par excellence où se jouent défendre quand même, parce que nos principes portent. Je pense que ça s’explique par sa sexua- teur de la lettre d’information ResPublica. les confrontations entre les gens les plus diffé- d’universalisme nous font refuser la dictature. » lité. Elle a dû trouver sa liberté très tôt, comme Mais durant l’été 2006, Cassen soutient rents. C’est pas dans les cafés, dans le cercle Son exposition médiatique lui attire ainsi un funambule. » Laissons à Caroline Fourest la Fanny Truchelut, propriétaire d’un gîte de familial... C’est finalement à la télévision que des attaques. Le géopolitologue Pascal Boniface conclusion : « Je vieillis néanmoins. J’apprends montagne dans les Vosges, qui a refusé d’ac- les gens les plus différents se parlent », estime la qualifie de « serial menteuse », ou l’acti- que la politesse, c’est important, ça évite parfois cueillir des clientes voilées. Caroline Fourest Caroline Fourest. viste gay, Didier Lestrade, co-fondateur d’Act la guerre civile. » prend alors ses distances en condamnant « On a l’impression qu’elle est à la fois his- Up Paris et de Têtu - avec qui elle a refusé de Fanny Truchelut. Début 2007, Pierre Cassen torienne des religions, sociologue, philosophe, débattre dans l'émission Ce soir ou jamais - se

144 numéro 1 — 145 Charles sOUS LA REPUBLIQUE • Reportage En campagne avec les jeunes de

Depuis le printemps 2010, le parti des adeptes du fusil et des terroirs pos- sède sa jeunesse officielle, avec Généra- tion CPNT. L’objectif : se battre pour les jeunes ruraux délaissés par des gouver- nements qui, selon eux, leur préfèrent ceux des banlieues. Et changer l’image d’une formation politique que certains imaginent peuplée de « bouseux » et de « chasseurs rabougris ».

Texte et photographies Franck Berteau

146 numéro 1 — 147 Charles sOUS LA REPUBLIQUE • Reportage

au pas de course, gaël leroux, 26 ans, et Tho- À gauche mas Boureau, 25 ans, descendent le sentier Frédéric qui conduit au petit port des calanques de Nihous et Sormiou, entre Marseille et Cassis (Bouches- Thomas du-Rhône). Les deux jeunes militants du parti Boureau avec Chasse, Pêche, Nature et Traditions (CPNT), le des caméras ; mouvement de la ruralité – son nom complet – Ci-contre arrivent au point de ralliement avec du retard. Gaël Leroux Leur leader, Frédéric Nihous, a déjà eu le temps avec des de tancer Eva Joly et ses « terroristes Khmers pigeons verts » partisans de « l’écologie punitive », et de À droite goûter au pastis d’un riverain. Thomas avec Il est 11 heures. Un doux soleil d’au- un fusil tomne colore ces paysages sauvages qui font le bonheur des estivants et la fierté des habitants. Des coins de paradis que certains acteurs locaux souhaitent préserver, avec la création le monde de la chasse vieillit et nécessite des les diffuser sur le compte Twitter de la section. « Il faut s’en occuper », lâche-t-il, déterminé, avec d’un parc national qui en réglementerait l’usage voix nouvelles pour porter des revendications En 2007, pour la première campagne présiden- son regard clair et sa tignasse blonde. Amer, et l’accès. Le projet, lancé dès la fin des années inaudibles ailleurs que dans les campagnes. tielle de Frédéric Nihous, l’agent de la Fonction le coordinateur national fustige ces gouver- 90, doit aboutir en juin prochain. Pour le Aujourd’hui, en France, 1,3 million de per- publique, cuisinier au CHU de Bordeaux, nements qui ont dépensé des milliards pour candidat CPNT à l’élection présidentielle, dont sonnes traquent avec passion le petit ou le gros s’occupait déjà de « poster » sur le Web toutes aider les jeunes de banlieues sans se soucier de la visite en terres phocéennes constitue l’un des gibier. Il y a vingt-cinq ans, ils étaient encore les interventions des responsables du parti. ceux des campagnes : « On a vu le résultat, des premiers déplacements de campagne, ce futur 2 millions. « Je suis très présent sur Internet, affirme avec émeutes et des voitures qui brûlent. » « parc d’attractions » représente une « sanctuari- Symbole du dynamisme juvénile, la mise aplomb le jeune rural. Il ne faut pas croire, on ne sation écologique » inacceptable, la preuve que au point d’un « programme jeune » pour l’élection se limite pas au fusil et à la canne à pêche. » Gaël Derrière ces convictions affirmées, Gaël les défenseurs de l’environnement « considèrent qui se prépare. Accoudé à l’arrière d’une voiture, vit à Landiras, en Gironde, l’un des bastions du dissimule mal des débris d’amateurisme. l’homme comme un gêneur », en pleine nature. sur le parking des calanques de Sormiou, Gaël, parti, « le berceau du mouvement » même. Issu D’ailleurs, le jeune rural l’assume. Lui n’est que Pas lui, au contraire. Ni les deux retardataires. en pantalon marron et pull zippé blanc cassé, la d’une famille d’agriculteurs bénévole. Pour suivre Frédéric Eux forment la jeunesse d’un mouvement perçu mine sérieuse, presque solennelle, informe son et de chasseurs, le militant Nihous, aujourd’hui, il a dû comme archaïque et mené par une « bande de candidat des dernières avancées du dossier. évoque les dîners où son père, prendre un jour de congé et bouseux », soupire Thomas, agacé par cette cari- Frédéric Nihous paraît confiant. Convaincu de gaulliste, se lançait dans des « il ne faut pas croire, se payer un vol Bordeaux- cature. Une image que Génération CPNT veut la « fraicheur » que ses jeunes militants peuvent diatribes politiques. Des habi- on ne se limite pas Marseille, « Pas comme les bouleverser. apporter à sa campagne, le président de CPNT tudes de tables qui expliquent au fusil et à la Benjamin Lancar et consorts veut leur laisser prendre leurs responsabilités. selon lui son engagement canne à pêche » dont c’est le métier du matin au Génération CPNT ? C’est la section jeune « C’est à eux de choisir ce qui doit y figurer, ce précoce. Sa première carte soir, compare Gaël. Des com- du parti des chasseurs, créée au printemps n’est pas moi qui leur tiens le stylo, ironise-t-il, d’adhérent remonte à l’année municants, formés pour cela. » 2010. Une naissance tardive, plus de vingt suggérant les pratiques d’autres partis. Mais il 2000. Il avait…14 ans. « À la Avec la communication, ans après celle de la formation politique de est clair que des problématiques comme l’édu- surprise générale, on place six eurodéputés aux justement, le coordinateur national commet Jean Saint-Josse, ancien président et figure du cation, la formation, le marché du travail, autre- élections européennes de 1999, se souvient-il. encore quelques impairs. Assis à la table d’un mouvement, depuis ses 4,23 % des suffrages ment dit l’accès à la vie et aux services publics, J’ai alors compris que j’avais le devoir de m’en- pavillon nautique du Vieux-Port qui accueille au premier tour de la présidentielle de 2002. tout simplement, constituent des thèmes chers gager. » la délégation pour le déjeuner, le jeune respon- « Lui ne voulait aucune segmentation du collec- aux jeunes ruraux. » Au-delà du « programme Gaël chasse, bien entendu. Généralement sable converse avec ses aînés. En face de lui, tif, indique Frédéric Nihous, qui l’a remplacé en jeune », Gaël le promet, Génération CPNT va du petit gibier au chien d’arrêt. Une passion qui un des membres du bureau national s’interroge janvier 2008. C’est moi qui ai souhaité impulser faire du « buzz » et se montrer active sur ce qu’il se conjugue avec un amour de la nature et la sur le nombre de forces vives de Génération cette relève générationnelle. Je n’ai beau avoir appelle encore « la blogosphère ». Comprendre : volonté de défendre ces territoires oubliés du CPNT. Et il insiste : « Alors, les jeunes, vous en que 44 ans, pour les jeunes, je suis déjà vieux les réseaux sociaux. « parisianisme politique », et ceux qui y vivent : êtes à combien dans vos rangs ? » Gaël évite de et ils sont les mieux à même de comprendre les ces jeunes qui galèrent pour trouver un emploi répondre. Puis, on le sent, croyant être discret, aspirations des gens de leur âge, notamment en Avec son portable, le coordinateur national en milieu rural ou pour se rendre à la fac, faute lui faire les gros yeux et lancer de brefs signes milieu rural. » La relève se révèle salvatrice, tant de Génération CPNT prend des photos pour de réseaux de transports assez développés. de tête dans notre direction d’un air de

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dire« : Je te dirai le vrai chiffre plus tard, quand le journaliste ne sera plus là. » Officiellement, la section est passée de 150 membres au prin- temps 2010 à près de 500 à la fin de l’année 2011, selon le jeune militant, qui y voit une « évolution prometteuse ».

La section jeune de CPNT est née dans des bus. Ceux estampillés Libertas, du nom du groupe de pression qui avait fait campagne pour le « non » lors du référendum irlandais de 2008 sur le traité de Lisbonne. Une bannière « souverainiste » ou « eurosceptique » que récu- pèrent les partisans du Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers pour ras- sembler des candidatures lors des élections européennes de juin 2009. Parmi elles, celle de Frédéric Nihous, dans le nord, et d’autres can- didats CPNT. Sur l’Europe, les deux partis s’enten- dent : ils ne veulent pas de « nous les prenions cette grosse machine qui pour des bouseux néglige les peuples, les ter- analphabètes qui ritoires et les États. Gaël en voulaient tuer rajoute même et évoque ses crises d’urticaire : « Quand je du cerf » vois un Barroso ou un Van Rompuy, c’est épidermique. Je n’ai pas besoin d’un tech- nocrate de Bruxelles qui vienne me dire la taille de mes portes, de mes saucisses ou de mes grains de café. » Ces bus baladent donc conjointement, à travers les régions de France, des mili- tants CPNT et des Jeunes pour la France (JPF), section jeune du MPF, comme Natha- naël Rosenfeld, son coordinateur régional en Picardie de l’époque, 28 ans aujourd’hui. En 2007, il voyait encore dans Frédéric Nihous, « le candidat d’un corporatisme ». D’ailleurs, au départ, de nombreux clichés séparent les voyageurs. « Les CPNT nous prenaient pour des cathos coincés partisans de l’Algérie française et nous, nous les prenions pour des bouseux anal- Frédéric Nihous avec phabètes qui voulaient tuer du cerf », se souvient Thomas Boureau et Nathanaël. Puis les caricatures s’estompent Gaël Leroux et les militants de Libertas se rendent compte

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qu’ils partagent les mêmes idées, fondement l’activité ». Pour l’instant à Paris, l’homme démé- qu’elle ne se fasse connaître par des militants de cette candidature commune : « L’amour de la nagera bientôt à Orry-la-Ville (Oise), terminus CPNT via son forum Internet, un portail sur France, le refus de l’Europe de Bruxelles, l’enra- du RER D, où il compte « bien faire localement ». la chasse et la nature au slogan évocateur : cinement dans nos territoires », décline l’ancien Sous quelle étiquette ? Nathanaël ne le sait pas « chasser, pêcher, photographier et ensemble JPF. Le jeune homme fait la connaissance de encore. Seule certitude : « Le territoire rural, c’est partager. » Mais à l’automne, Emilie semblait Gaël, change d’avis sur un Frédéric Nihous avec le territoire du bon sens. Celui de l’agriculteur qui motivée pour participer à la campagne, même qui il « accroche », « un homme honnête, loyal et pour bouffer doit faire pousser ses tomates, pas s’il elle l’avouait : « Je vais devoir les appeler pour droit ». Et de ces rencontres surgit la volonté comme le trader qui spécule sur des valeurs abs- savoir comment on va se débrouiller. La commu- chez CPNT de rassembler ces jeunes. traites. » Génération CPNT « doit » faire connaître nication n’est pas encore au top. » ce bon sens et casser cette image « désuète », Au début, pour les « coacher », Frédéric « celle d’un parti de chasseurs rabougris et à Baptiste, en revanche, n’a pas pris part Nihous demande même un coup de main à la retraite qui ne pensent qu’à tirer du merle, à la lutte pour la présidentielle. « Je suis trop Nathanaël et d’autres anciens JPF. Car l’ancien analyse Nathanaël. Chez eux, il y a aussi des jeune pour cela », annonce-t-il, en promettant de coordinateur régional de Picardie a laissé fonctionnaires, des parisiens, un peu de tout. » tout faire pour au moins convaincre ses parents tomber le MPF. Pour lui, « Philippe de Villiers Une diversité que Gaël ne va pas contredire. Le de « bien voter ». Cet étudiant en CAP de méca- est mort ». Au printemps 2011, une centaine de coordinateur national raconte ses militants, des nicien, 17 ans, doit être l’un des plus jeunes JPF ont d’ailleurs démissionné jeunes provenant de milieux adhérents à Génération CPNT. Depuis ses 11 pour créer une nouvelle asso- ruraux, pour la plupart, mais ans, il accompagne son grand-père à la chasse Emilie avec son chien ciation politique : Liberté pour qui exercent des métiers bien aux alentours de leur village de Saint-Cannat la France (LPF). « Elle entre- promouvoir la chasse, différents. Des ouvriers agri- « J’étais aux anges, je mourrais d’envie de ou vers Tarascon (Bouches-du-Rhône). « C’est tient des relations très étroites « transmettre les traditions » coles, des artisans, mais aussi marcher avec les bottes pleines de boue, d’être une passion transmise, un héritage familial avec Génération CPNT, signale des commerçants et des étu- en contact avec la nature », se remémore-t-il. que l’on partage avec les siens, en communion et surtout faire entendre Nathanaël. Nous sommes diants dans la finance ou dans Le responsable de la région Île-de-France voit avec la nature, explique Baptiste. Adhérer à proches d’eux sans pour autant les jeunes ruraux la banque : chaque profession son engagement politique comme une nécessité CPNT, c’est donc adhérer à des principes que je fusionner. Ce n’est pas notre pouvant cacher un militant de faire connaître la chasse aux jeunes et de soutiens. » Des principes qui vont bien au-delà but. Mais plusieurs LPF sont CPNT. combattre les clichés, ceux qui les cataloguent de la traque des animaux et qui touchent à encartés chez eux. » Selon lui, comme des ploucs ou des « beaucerons ». « l’écologie », « la ruralité », « la campagne », bref, la preuve que Génération CPNT peut rassem- Thomas, l’autre retardataire, déambule Emilie, elle, milite pour que « les traditions tout un mode de vie. « Une lutte, aussi, pour le bler au-delà de son parti. dans la cour d’un vigneron de Cassis dans le se transmettent ». Cette paysagiste de 26 ans, maintien des services publics en milieu rural, Pour la campagne présidentielle, lui, a champ duquel passera peut-être bientôt une habitante de Nessas, un petit village à 15 kilo- renchérit Gaël. Et pour que les jeunes ruraux apporté son soutien aux jeunes chasseurs et à nouvelle ligne TGV. Veste noir sur chemise mètres de Chambord, entre Orléans et Blois, représentent autre chose qu’une variable d’ajus- leur mentor, Frédéric Nihous, en portant sa voix clair, jean et chaussures, le jeune homme est pratique une chasse ancestrale, jadis apanage tement électoraliste à qui l’on pense quand on dans les « milieux privés et professionnels » qu’il chef d’entreprise à Orléans et responsable pour de l’aristocratie : la chasse à courre ou vénerie a besoin de trouver des voix. » Cette lutte, sous fréquente, même s’il avoue se sentir également Génération CPNT de la région Île-de-France. qui consiste à poursuivre un animal sauvage l’impulsion de sa nouvelle section jeune, CPNT proche de la droite populaire. Nathanaël n’a Rêveur, il se souvient de la première maison avec une meute de chiens accompagnée par compte bien la mener, pour défendre la ruralité, jamais chassé. Ni ses parents d’ailleurs, tous familiale, au milieu des champs et de lui, des chasseurs à cheval. La passion, encore. dans son ensemble. Car Frédéric Nihous le les deux travailleurs sociaux dans la région de « réglé comme une horloge, tous les dimanche Héréditaire, bien sûr. La jeune femme n’avait rappelle : « CPNT, ce n’est pas que la chasse, Compiègne. Catholique pratiquant, le souve- midi, à attendre, intrigué, son voisin et ses amis que 3 ans et demi lorsque ses grands parents loin de là. En 2007, sur les 32 pages de notre rainiste dirige « une petite agence immobilière » qui rentraient de la chasse. » Ses parents, qui l’emmenaient en virée dans la forêt avec toute programme, seulement une y était dédiée. C’est qui prend de plein fouet « la crise économique ne manient pas le fusil, autorisent Thomas à l’armada. À vrai dire, la politique, c’était encore comme si parce que Sarkozy faisait du vélo on et toute cette bureaucratie qui plombe et ralenti accompagner la troupe l’année de ses 14 ans. pas trop son truc il y a quelques années. Avant l’appelait le candidat des cyclistes. »

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Un

C’est l’histoire d’une commune des Yvelines traversée par une départementale. D’un territoire disloqué que l’État abandonne et d’un maire qui s’emploie à en recoller les morceaux. À 35 ans, Eddie Aït, hyperactif et jeune pousse du Parti radical de gauche règne sur sa commune avec énergie et autorité. Sarko de gauche Et gare à ceux qui voudraient l’en empêcher.

à Carrières-sous-Poissy Texte et photographies Franck Berteau

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d’un pas assuré, Eddie Aït, 35 ans, s’engage contenter. Au moins, les mioches lui apportent le premier magistrat de la commune, en cares- du paradis sur terre, ce second Carrières consti- dans un couloir de l’école élémentaire Du le réconfort et l’assurance de se sentir adulé, sant l’extrémité de sa coupe en brosse, une tue l’un de ces nombreux territoires que l’État Guesclin, à Carrières-sous-Poissy (Yvelines). Il quand la réalité lui rappelle qu’il ne peut pas légère houppette à la Tintin qu’il a d’ailleurs vu abandonne, où l’on lutte contre le chômage et est 8 h 30, un lundi matin. Sur le mur, face plaire à tout le monde. Car, comme tout séduc- la veille, au cinéma, en 3D. la paupérisation, où quelques voitures brûlent, aux portes de leurs salles de classe, les enfants teur, l’enfant du pays, né dans la ville voisine de Comme les enfants, les retraités l’adorent. parfois, et où des commerces meurent, souvent. accrochent leurs affaires aux porte-manteaux Poissy, déteste que son charme laisse indiffé- « Ils n’aiment pas que ce soit d’autres seniors qui En mars 2008, lorsque le conseiller régional et s’apprêtent à entamer une nouvelle semaine rent. « Les gens qui n’adhèrent pas au discours, s’occupent d’eux », avance Eddie Aït, pour jus- d’Île-de-France prend les rênes de la munici- de cours. Avant d’apercevoir leur star. Une nuée à l’action publique mise en place, ça fait chier tifier son aura auprès des anciens. «Oh, j’étais palité, même La Poste a déserté Saint-Louis de gamins se rue vers le visiteur. Certains lui quoi, lâche-t-il, sincère, avec son parler jeun’s. avec ma fille à Angers, lui raconte un jour une depuis près de deux ans. Officiellement, pour sautent dans les bras, d’autres s’agglutinent Mais bon, c’est comme ça, cela soigne l’ego. » Carriéroise. Je lui ai dit : “On a un maire, il n’a des raisons de « réorganisation administrative ». autour de sa taille. L’effervescence matinale se Un ego enflé par son triomphe aux der- pas d’enfants, pas de famille, il est toujours avec Officieusement, à cause de deux braquages, transforme en cohue. Avancer devient compli- nières élections municipales de 2008. Avec nous.” » L’élu l’admet, sa jeunesse l’a aidé, même trop rapprochés dans le temps. Pour retirer qué. On pense à une mise en scène, au « coup 62,36% des suffrages, Eddie Aït assomme le s’il se défend d’avoir fait du « jeunisme » en uti- de l’argent, réceptionner des colis, deux solu- de com », mais l’engouement des marmots res- maire UMP sortant Daniel Schalk et s’impose lisant sa précocité politique comme argument tions s’offrent alors aux résidents du quartier : pire l’authenticité. dès le premier tour. Déjà conseiller régional de campagne. Moqueur, l’homme tacle encore rejoindre l’autre bout de la ville, à vingt minutes L’homme distribue les bisous, les « check » depuis 2004 et président de la fédération des ses adversaires de l’époque qui avaient tenté de à pied, ou se rendre à l’agence postale commu- et les tapes bienveillantes. Toujours la vanne Yvelines du Parti radical de gauche (PRG) – la prouver que la moyenne d’âge de leur liste était nale de l’époque, « un caisson de 10 mètres carrés facile. Toujours l’attention juste. La vedette formation de Jean-Michel Baylet, l’ovni des pri- inférieure à la sienne. « Mais ils s’étaient gourés dans la galerie du Leclerc », dépeint le maire. connaît même la plupart des prénoms de maires socialistes – le candidat « divers gauche » dans les calculs », se marre Eddie Aït. Rapide- « C’était une horreur, se souvient Annick, habi- ses fans qui, comme à chaque passage de incarne alors le changement. ment, son dynamisme fait l’unanimité, de la tante du quartier depuis son enfance. Et, quand leur grand « pote », semblent majorité municipale jusque bien même nous faisions l’effort conquis. De leurs bouches, Assis derrière son grand dans les rangs de l’opposi- de nous rendre au bureau du étirées par les sourires, bureau en bois laqué, Eddie tion. En petit père des peuples centre-ville, il y avait toujours s’échappe une même rengaine, un jeune « zébulon » Aït raconte son accession consciencieux, l’élu paterne les une queue monstre. » décontracte et sans tabou, un cri du cœur partagé : à la tête d’une ville à l’hôtel de ville de cette siens, reconstruit un lien qui eddie aït comble les manques « Monsieur le maire, Monsieur le coupée en deux, par commune de 15 000 habitants. s’était tari et s’acharne pour le Un an plus tard, en d un état qui déserte maire. » Dans l’autre bâtiment la départementale 190 Hyperactif, la tête baissée vers maintien de services de proxi- ’ juillet 2009, en lieu et place du groupe scolaire Bretagne, ses dossiers, le maire livre un mité dans une ville coupée en son territoire de l’ancien centre social réha- qui abrite l’école maternelle récit saccadé, interrompu par deux par la départementale bilité sur les deniers de la Les Goélands, la timidité des coups de fil à sa secrétaire 190. ville, Eddie Aït inaugure une enfantine tempère l’enthousiasme, mais le ou la lecture d’un mail urgent. L’homme, cheve- nouvelle agence postale com- succès se répète. « À chaque fois qu’il vient, il lure et barbe rousse, des yeux marron derrière Deux Carrières cohabitent. Au nord de cette munale, plus spacieuse et, surtout, au cœur met la pagaille », commente, amusée, Sylvaine des lunettes à monture noire, mentionne « l’iner- route, le centre classique d’une petite commune de Saint-Louis. « Chaque habitant, quel que soit Lemaître, la directrice. tie » de son prédécesseur, les équipes munici- de banlieue parisienne. Une mairie, des bou- son quartier, doit pouvoir bénéficier des mêmes pales antérieures, inchangées depuis vingt-cinq tiques, quelques immeubles et des pavillons qui conditions d’accès aux services publics », déclare Sa popularité auprès des gosses, le jeune années, et cette volonté des citoyens de revoir abritent une population paisible, socialement alors l’élu. maire de Carrières ne l’explique pas. En tout leurs élus sur le terrain, d’avoir enfin « un maire hétérogène mais globalement à l’abri du besoin. Dans le même temps, le Zébulon local cas, il en profite. Les virées dans les écoles pour Carrières », comme l’annonçait judicieuse- Au sud, le quartier Saint-Louis, une zone monte, à deux pas de là, une antenne de police lui servent de remèdes aux « coups de blues », ment son affiche de campagne. Alors, le terrain, urbaine sensible aux bâtiments austères et municipale. Auparavant, un seul poste existait, quand les critiques des administrés agacent ou Eddie Aït l’occupe. Tellement qu’il y gagne un clonés, où les gens se plaignent de « ne rien avoir non loin de la mairie, de l’autre côté de la dépar- découragent. Ces citoyens de « mauvaise foi », surnom : « Zébulon ». « Il y a des vieilles de droite et de n’avoir jamais rien eu », explique Eddie Aït. tementale. Forces de l’ordre nationales et muni- de « vrais cons parfois », que l’élu ne parvient à qui m’appellent leur Sarko de gauche », plaisante Loin de la « cité chaude » mais encore davantage cipales demeuraient d’ailleurs ensemble,

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jusqu’en 2008, avant que Carrières ne se fasse que très peu. » D’habitude, c’est plutôt jean et dépouiller, au profit de Poissy, de ses agents chemise. Une fois, un été, Eddie Aït est même d’État. Encore une fois, le jeune maire prend venu bosser en tongues, sous le regard interlo- les devants. Il recrute des flics municipaux et qué de certains employés. Son franc-parler, son ouvre ce nouveau poste avec, toujours, l’objec- côté cash et sans tabou font partie du person- tif d’ « équilibrer » le territoire, de lui offrir « une nage. D’ailleurs, un jour, lorsqu’un journaliste normalité ». « De ce point de vue-là, les gens sont lui a téléphoné pour lui demander confirmation satisfaits, commente El Mostafa Sellaoui, pré- de son homosexualité, l’élu n’a pas hésité. « Moi, sident de l’amicale des locataires du quartier, on me demande, je réponds, explique-t-il. Ce ne manquant pas, tout de même, d’évoquer les n’est pas pour autant que je vais organiser une cadavres de voitures brûlées, l’insalubrité des gay-pride dans ma ville. » bâtiments, la disparition des commerces et les Pour lui, « l’outing » ne constitue ni une charges, que le bailleur social ne cesse d’aug- force, ni une faiblesse. Sa sexualité relève de menter. Ici, nous ne savions plus à qui nous sa vie privée et ne regarde personne. Fidèle à la adresser, nous avions l’impression d’être livrés ligne de son parti, profondément républicaine, à nous-mêmes. Dorénavant, nous avons le sen- il ne fait que revendiquer la fraternité, la liberté timent que l’on s’occupe davantage de nous. » et, pour tous, la même égalité d’accès aux droits, Autre preuve du volontarisme politique du les trois mots magiques inscrits sur le pense- « Sarko de gauche » des « petites vieilles de droite » bête de Marianne. D’ailleurs, au sein d’une for- de Carrières, la création d’un Point d’accès au mation aux idées aussi modernes que le Parti droit, derrière l’agence postale communale. « Les radical de gauche, comme une laïcité stricte, permanences juridiques étaient le droit à l’euthanasie ou le éparpillées sur l’ensemble de la mariage homosexuel, être gay commune, indique Eddie Aït. « œil de moscou » ne le dessert pas. Au contraire. Cela ne correspondait pas aux pour certains, Jean-Michel Baylet, lui-même, ma page Wikipédia, lance-t-il. Ma grand- assumées, commente le maire, rieur. Du attentes des gens qui avaient chef d’orchestre directif ne perd pas une occasion mère normande s’est mariée à un Algérien coup, la borlooiste vote les quotients fami- besoin de retrouver, dans un pour d’autres, le jeune élu de le chambrer : « À quoi cela avec qui elle a divorcé trois mois plus tard. liaux et la communiste les caméras de vidéo lieu unique, les réponses à des mène sa commune sert d’être homo, si c’est pour On n’a jamais foutu les pieds là-bas. » surveillance. » problématiques du quotidien à la baguette t’installer en couple, avoir une Parfois, il reçoit des administrés qui se qui se posent en même temps. » maison en banlieue, un chien et mettent à lui parler en arabe et s’étonne de Finalement, ce qu’Eddie Aït a le plus Avant de synthétiser : « Ce une voiture à crédit ? » Quant à leur surprise lorsqu’il leur avoue qu’il n’en de mal à contrôler, dans cette aventure déploiement des services de proximité pallie les ces fervents admirateurs, les seniors, « cela les sait pas un mot. « Je n’ai jamais fait valoir municipale qu’il orchestre avec envie, c’est difficultés structurantes de la ville aussi bien que fait plutôt rigoler », sourit Eddie Aït. « Ils m’ont quelconque identité personnelle, souligne son besoin… de tout contrôler. Et que ses le désengagement de l’État et son anticipation. » même demandé pourquoi je ne leur présentais Eddie Aït. Je ne pense pas que ce soit cela musiciens marchent à la baguette. Parfois, Des initiatives locales coûteuses : à Carrières, pas mon ami. Je l’ai fait et, quand ils l’ont vu, ils que les gens attendent. » au détour d’une conversation avec un de dix-huit agents municipaux recrutés et « des m’ont dit : “ Mais en fait, on le connaît, il n’est Même son identité politique, le jeune ses subordonnés, on le sent spontané, la milliers d’euros investis ». pas très sympa.” » élu l’a, en partie, diluée. À l’époque, dans son première fois. Directif, la deuxième. Au équipe de campagne, comme aujourd’hui bout d’un moment, on perçoit même des Pas de quoi altérer la décontraction du Et ses ascendances algériennes alors, qui au sein de son conseil municipal, figurent penchants autoritaires. Pourtant, le jeune jeune élu, qui jongle encore entre ses dossiers, font de lui le premier maire français d’une ville des gens de tous bords, de l’UMP au Parti maire le promet, l’expérience du pouvoir son téléphone et son interlocuteur, une veste de plus de 10 000 habitants d’origine maghré- communiste français. « Il y a eu une telle l’a changé. « Avant, il fallait que je valide de costard sur les épaules. « C’est pour vous, bine ? Là encore, la réponse fuse, cocasse. « Pour prise de conscience que cette ville méritait jusqu’à la commande de trombones, cari- glisse-t-il, d’un air complice. Sinon, je ne le sors tout vous avouer, je l’ai découvert en regardant mieux, que les différences politiques se sont cature-t-il. J’ai rapidement compris que

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cela ne servait à rien. Pire, que cela paralysait se le permet pas et reconnaît qu’Eddie Aït ne les services, empêchait les initiatives. » ménage pas ses efforts pour tenter de rendre Pour certains Carriérois, le mea culpa le quartier Saint-Louis plus vivant. Avant, une sonne creux. D’ailleurs, des habitants l’affu- nouvelle fois, de le dénigrer : « Son problème, blent d’un autre surnom : « L’œil de Moscou, tant c’est de ne pas supporter la critique, ni la il aime mettre son nez partout », raconte Philippe moindre personne qui se met en travers de sa Gautry, qui se définit comme son principal route. » opposant municipal, d’abord sans étiquette En mars 2011, une section syndicale de puis, aujourd’hui, estampillé UMP. L’homme la CFDT a même été créée au sein du person- raconte la campagne de 2008, son combat sur nel de la mairie de Carrières-sous-Poissy. Pour la liste d’Eddie Aït, qui l’a tout de suite séduit justifier cette initiative, le compte-rendu de par son « dynamisme ». Avant d’en venir à « la la première assemblée générale évoque « des chasse aux sorcières » que le jeune élu a selon départs contraints d’un trop grand nombre lui effectuée au sein de la mairie. « Les gens d’agents compétents depuis 2008 » et les « désar- venaient me voir pour savoir si je ne pouvais pas rois », les « colères » et « la fatigue » de certains faire quelque chose pour eux, explique Philippe d’entre eux. Avec, comme revendication princi- Gautry, déjà conseiller municipal de 1995 à pale, « la fin des propos disgracieux » que le maire 2001, sous un ancien maire RPR, et qui connaît et ses élus tiendraient aux agents pour exprimer donc bien les anciennes équipes. Beaucoup « de la critique » ou « de l’impatience ». Des propos se plaignaient des pressions et des mises au ressentis par ces derniers comme « un manque placard. » Un jour, toujours selon ce graphiste, de respect et de considération ». Ces allégations, qui tient l’imprimerie en face Eddie Aït s’en étonne lorsqu’on de l’hôtel de ville, Eddie Aït les lui soumet, assurant qu’il refuse même de lui payer des à l’hôtel de ville, n’en avait pas connaissance. prestations commerciales, des une section syndicale « Si ces déclarations devaient tracts et des tee-shirts, que ce être confirmées, nous serions a vu le jour et se plaint colistier avait confectionnés susceptibles d’envisager tous à ses frais pour la campagne des attitudes « disgracieuses » types de démarches ou de pro- municipale, pour un montant de « monsieur le maire » cédures utiles pour les com- écologique. Une folie, selon Philippe Gautry, rêver, sans se faire d’illusion sur les pro- de 3 000 euros – en octobre battre », commente-t-il, agacé. qui reproche au maire de « dilapider l’argent chaines élections législatives pour les- 2010, Eddie Aït a d’ailleurs été de la commune ». Une entreprise colossale, quelles il représentera la gauche mais qu’il condamné à verser au commerçant la somme Ses détracteurs vont pourtant devoir, pour sûr. Par rapport à la taille de la ville, n’imagine pas remporter, « à cause du redé- de 1 716 euros. C’en est trop. Prenant acte de peut-être, le supporter encore un peu. Eddie le plus gros projet urbain de France. Pour coupage électoral ». Ou alors, l’élu pense à l’attitude du jeune élu, Philippe Gautry claque Aït se voit bien l’édile de Carrières jusqu’en la municipalité « 6 millions d’euros sur dix un boulot normal, dans carrément autre la porte et passe dans l’opposition. 2020, date de l’aboutissement de son projet de ans à injecter, indique Eddie Aït. Mais chose, pour arrêter les sacrifices et « donner « centralité », une zone d’aménagement concerté l’occasion, enfin, de la recoudre, et de créer des gages dans son couple ». Au vu de son Seul ou quasiment. Car, « étrangement », (ZAC) qui devrait mettre fin au morcellement les équipements qui nous manque. » appétit de pouvoir et de sa volonté de rendre à Carrières, cette dernière manque d’enthou- de la commune. Un nouveau cœur de ville, Une fois son bébé mis au jour, le pré- Carrières fidèle à sa devise, « Une ville qui siasme. « Ils se retirent tous peu à peu, signifie « l’agora », qui s’étendra sur un périmètre de sident du groupe PRG-MUP au Conseil bouge », on a du mal à le croire. l’imprimeur. Dans le journal de la ville figure 44 hectares, 2 800 logements, l’aménagement régional, entré en politique à 23 ans et souvent dans l’encart réservé à l’opposition : d’équipements de proximité dont deux écoles amateur de voyages aux quatre coins du “texte non remis”. » De là à faire le lien avec le primaires et maternelles, trois crèches, monde, se voit bien à l’étranger : « Ambas- caractère du maire, même Philippe Gautry ne une maison de santé ou encore une piscine sadeur me plairait beaucoup », se plaît-il à

160 numéro 1 — 161 Charles révolution culturelle | bd

Episode 1 • La Gauche Bordeaux La Révolution mais pas trop raconte l’ascension cahotante, entre moquette aux murs, discours BD emphatiques et postillons, de Maximilien Pauillac, jeune militant de l’USJ (Union des Socialistes Juniors). Attiré par l’odeur des dossiers et des décisions sans maximilienécho, pauillac il veut faire entendre sa voix (nasillarde) et ras- danssembler en son nom. Avec ses seconds couteaux, il se lance à la poursuite de la gloire. L a gaUCHE BORDEAUx episode 1

Pudae ommolup taturem venesti aecest, venda dit aliquident eveliatur aperest vitiatur aut aut et qui dolorectas militibus et volenditin ped endi to et lit desti vel idus idunt etus quossequamus se non plique nectota teculpa rchitiundam sequaes eribus

par Ulysse Gry

162 Charles

révolution culturelle | cinéma

Le

Notre cinéma n’est pas le cinéma américain : les présidents de fictions n’ont pas envahi les images au point de remplacer parfois les vrais. Raison de plus pour se pencher sur les quelques cas de chefs d’États du septième art, et de préciser lesquels ont su se montrer dignes de la plus haute fonction. Voici donc le top ten de nos dirigeants de pellicule et, à travers eux, le bilan d’une certaine conception de la présidence française.

Par Pierre-Simon Gutman

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Jean-Louis Trintignant dans Alain Cavalier dans Jean Gabin dans Le Bon Plaisir Pater Le Président (Francis Girod, 1984) (Alain Cavalier, 2011) (Henri Verneuil, 1961)

Premier de notre classement : Jean-Louis Création totale d’Alain Cavalier (jouée, créée, écrite Le président de Gabin semble sorti d’un Trintignant et son président sans nom et filmée par lui), ce président est une merveille mit- livre de Simenon. Bougon, vaguement qui fut très clairement conçu comme un terrandienne mais plus que cela. Onctueux, désar- misanthrope, suant le mépris hypo- croisement parfait des deux présidents mant, bonhomme, parfaitement manipulateur et passif crite envers un système politique qu’il les plus symboliques et médiatiques agressif, il est un vrai faux gentil obtenant généralement n’a que trop bien connu et maîtrisé, il de l’époque : Giscard et Mitterrand. La ce qu’il veut par des moyens bien tordus et détournés. est le chaînon manquant entre Cle- grande force du personnage réside dans À vue de nez, il est à mi-chemin entre Mitterrand (dont menceau (par l’aspect grandiloquent et ce mélange inimitable entre manières la gestuelle a clairement inspiré Cavalier) et Pompidou le physique même de Gabin) et Briand royales, voire impériales, et comportement (dont il retrouve cette apparence redoutablement inof- (par le côté politicien combinard pourvu de politicien bassement opportuniste. Un fensive de bon gars aimant la bonne chair, la bonne vie d’une carrière à rallonge). Il rumine sur équilibre plus difficile à atteindre qu'il ne et le bon sens commun). Sous bien des aspects, il est son sort, s’autocongratule sur son propre

paraît et qui constitue l'alpha et l’oméga R R le politique que Hollande aimerait être, soit un rassem- courage ou bien, inflexible, méprise tous

des chefs d’États crédibles du cinéma. ©D ©D bleur capable d’arriver tout en haut. Un signe ? les autres. 168 Charles Révolution culturelle | cinéma

6 5 Thierry Lhermitte dans Albert Dupontel dans Comme tout Président le monde (Lionel Delpanque, 2006) (Pierre-Paul Renders, 2005)

On entre ici dans une catégorie plus Le président Chastaing, incarné rare qu’il n’y paraît : la vraie politique par Thierry Lhermitte, rencontre un 7 fiction. Le chef d’État de ce thriller Français moyen. Chastaing a alors 4 devait être une sorte d’amalgame des cette phrase parfaitement prési- anciens présidents. Mais voilà, sans dentielle : « Alors c‘est ça la France. » Michel Bouquet dans Michael Lonsdale dans doute en raison de l’interprétation Splendide incarnation d’un mépris Le Promeneur du champ de Mars nerveuse et tendue de Dupontel, ce des masses qui se retrouve dans (Robert Guédiguan, 2005) Les Œufs brouillés président devient une vision du futur presque tous les présidents du (Joël Santoni, 1976) proche. Et si, à l’Élysée, on avait un cinéma français (et dans pratique- La rencontre entre Michel Bouquet et François Mitterrand est locataire à la sombre chevelure, rela- ment aucun du cinéma américain, bien entendu le clash entre deux monstres sacrés : le vieil acteur Le président incarné par Lonsdale serait inspiré de… devinez tivement jeune, franchement soupe ce qui en dit moins sur les prési- prête son intouchable majesté au vieux monarque. Il est, en qui ? Il convie des éboueurs à déjeuner, prend le volant en au lait ? Comme dirait l’autre, les dents que sur les différences cultu- effet, beaucoup question de vieux ici. Le président Bouquet/ toute modestie, s’invite à dîner chez les Français, mélange le Français ont tranché. Le personnage relles). Néanmoins, là où le président Mitterrand est souvent méprisant, plein d’un dédain souverain modernisme de sa quarantaine avec l’assurance tranquille incarné par Dupontel est un vrai joué par Lonsdale savait enrober pour le parti et les petites combines dont il ne se préoccupe plus, d’un grand aristocrate, et pose pour son portrait, devant un concentré du sarkozysme à venir ; un un mépris, non dit mais probable, cultivé jusqu’au ridicule et amateur d’obscurs auteurs d’avant- drapeau français, barrant tout le paysage. Oui, Giscard se savant dosage de menaces pas même d’une solide dose de séduction tout guerre que personne ne lit plus à part lui et trois universitaires. trouve incarné ici jusqu’au moindre détail. Il l’est jusque dans voilées, de politique politicienne impi- à fait manipulatrice, Chastaing lui Il est surtout âgé, à bout de course, et donc très au-delà des cette fausse simplicité autoproclamée qui, mélangée avec la toyable à quatre bandes, et de séduc- est bien à la peine. Il semble que basses et vulgaires questions terrestres. Ce qui est fort bien, car morgue absolue du roi sûr de son bon droit, peut manipuler tion sporadique aussi efficace qu’inat- la rupture avec les masses est, au l’estime des Français pour le vieux chef débarrassé du poids de et tromper tout son monde sans jamais élever la voix. Un style tendue. Une recette qui fut en tout moins dans le septième art, bien la jeunesse (Clémenceau 76 ans, Pétain 84 ans, demeurent les R R qui se perd. cas gagnante, à bien des niveaux. consommée... plus fameux) est légendaire de par le monde. ©D ©D

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10 8 9 De gauche à droite : Philippe Magnan dans les rôles de François Mitterrand Philippe Magnan dans Anne Consigny dans Bernard Blier dans dans L'Affaire Farewell et Changer la vie, et, ci-dessous, Changer la vie L’État de grâce Les Chinois à Paris flou et de dos, en président anonyme dans Une affaire (Serge Moati), 2011 (Pascal Chaumeil, 2006) (Jean Yanne, 1975) d'État.

Qu’il l’incarne dans un téléfilm auto- Comédienne principale d’un téléfilm diffusé durant Le président interprété par Bernard biographique de Serge Moati sur la bataille de la primaire socialiste de 2006, Anne Blier ne figure à l’écran que dans une 1981 (Changer la vie, 2011), un long Consigny incarne un président qui représente une poignée de scènes. Mais la quantité métrage d’Éric Valette (Une affaire situation parfois envisagée mais toujours exception- n’est pas une entrave à la qualité. En d’État, 2009), ou un Christian nelle : une femme à la tête de l’État. D’où le fin jeu de montrant, avec son tact légendaire, les Carion (L’Affaire Farewell, 2009), mot sur « grâce » puisque Anne Consigny interprète le dessous d’un discours d’une impor- Philippe Magnan a trouvé un emploi rôle d’une frêle gazelle à la charmante allure cachant tance nationale, Blier fait apparaître un digne de son état d’acteur de com- une volonté d’acier. Pour compliquer la situation, chef de guerre. Un président capable position : n’importe qui, du moment elle ne vient d’aucun parti et a gagné presque par de débiter au kilomètre des banalités que c’est Mitterrand. La ressem- accident en étant la candidate des « associations ». confondantes sur les Français, l’amour blance physique n’est pourtant Bref, tout est fait pour que cette femme présidente de la lutte, la liberté et la dignité, le tout pas sidérante, mais l’essentiel est soit vue dans la lumière la moins normale et réaliste avec un sérieux tout à fait impeccable ailleurs. Magnan transporte en effet possible. Loin d’une Thatcher (et proche d’une Royal), voire crédible. Dans cette capacité à avec virtuosité un dédain distant la dame fait preuve d’une féminité poussée à tous les dire n’importe quoi pourvu que cela et calmement arrogant qui semble étages, jusqu’à l’absurde : elle se retrouve enceinte et ne veuille rien dire, Blier est le miroir refléter, sous bien des aspects, ce R au pouvoir. Bref, pour en être président, on n’en est d’une certaine conception française de R que les cinéastes ont retenu du pré-

pas moins femme. la présidence. ©D ©D sident socialiste.

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S’il y a des chanteurs de gauche, il y a des chanteurs de droite. Mais qu’est-ce qu’un chanteur de droite ? Un chanteur patriote, réactionnaire, conservateur ? Quelle différence y a-t-il entre Johnny Hallyday et Michel Sardou, Philippe Clay et Mireille Mathieu, Sheila et ?

Par Olivier Bailly

« il y a une chanson de gauche et une chanson de droite. Ça a évolué avec les siècles. À une époque il y a eu une chanson royaliste et une chanson républicaine, une militariste et une pacifiste, une nationaliste et une internationaliste », explique Johnny, chanteur de droite ? Certes l’ex- être même ce qui lui a permis de durer. Au fil des Jean-François Kahn, ancien directeur de l’heb- idole des jeunes adhère à l’UMP en 2006, mais décennies, il s’est coulé dans la silhouette et dans domadaire Marianne et grand amateur de chan- qu’est-ce que ça prouve, au fond ? Johnny est au- la chanson qui marquent son époque. Il a un côté son française. Et maintenant ? Il faut remonter dessus des partis. Il est avant tout un chanteur caméléon. Je ne pourrais même pas dire s’il est aux années 60 pour retrouver un fort clivage de droite ou de gauche, je ne sais pas s’il a des droite-gauche dans la chanson. Aujourd’hui, il opinions », note le romancier et psychanalyste s’estompe, mais jamais rien n’est définitif. Qui « Michel Sardou chante Philippe Grimbert (auteur de Psychanalyse de la sait ? Peut-être à l’avenir assisterons-nous, de ce que ses auteurs lui chanson, Hachette pluriel, 2004). nouveau, à des combats idéologiques par cou- plets et refrains interposés ? Comme en 1966, au concoctent » En 1966 l’affrontement entre Antoine et bon vieux temps du rock’n’roll, lorsqu’Antoine Jean-François Kahn Johnny, s’il est révélateur, reste anecdotique. veut mettre Johnny « en cage à Médrano » (Les Les choses sérieuses commencent un an après, Élucubrations) et que ce dernier lui répond, dans avec l’arrivée fracassante de Michel Sardou sur « Cheveux longs et idées courtes » : « Crier dans un populaire. Le chanteur populaire par excellence. le devant de la scène. Sardou, le chanteur que micro/Je veux la liberté/Assis sur son derrière/ « Il ne faut pas toucher à Johnny », a un jour lancé la gauche aimera détester. « On dit toujours que Avec les bras croisés/Nos pères et nos grands- Bernadette Chirac. C’est « un chanteur consen- Michel Sardou est un mec de droite qui chante pères/N’y avaient pas pensé/Sinon combien de suel. Sa carrière est extraordinaire, c’est un phé- des chansons de droite, remarque Jean-Fran- larmes/Et de sang évités. » Depuis, Antoine et nomène unique. Il suffit de regarder son appa- çois Kahn. En vérité il chante ce que ses auteurs

Johnny se sont réconciliés autour d’un verre R rence physique. Au fil des années, il est passé lui concoctent. Je crois surtout qu’il n’a pas des

progressif. ©D par toutes les modes. Il a tout fait et c’est peut- convictions extrêmement ancrées. »

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Mais qui actuellement, dans le monde François Kahn, est « l’une des chansons les plus artistique prend publiquement des positions antiracistes, les plus ouvertes sur la différence tranchées ? Il faut s’appeler Jean-Pax Méfret, qu’on ait faite. » À l’époque, Sardou est d’autant 67 ans au compteur, increvable chanteur plus exécré par la gauche qu’il est l’invité régulier d’extrême droite, pour encore oser se revendiquer des émissions de variété, à la télé et à la radio, d’une idéologie (il se produit à l’Olympia au quand d’autres, comme François Béranger ou printemps 2012 où il interprète ses nouveaux Renaud y sont tricards. morceaux aux titres évocateurs : « Beyrouth », « Camerone », « Diên Biên Phû », « Harkis », « Les « Tout le monde rêve d’écrire une chanson pour Barricades »...) Johnny, mais personne ne pense à Sardou, qu’on prend pour un ringard, déclarait Didier Wampas Avec « Les Ricains » (1967), Sardou parvient dans le magazine Longueur d’ondes. Wampas lui à se mettre à dos deux camps opposés : « Si les consacrera donc « Chanteur de droite », un titre Ricains n’étaient pas là/Vous seriez tous en mi-figue mi-raisin, entre provocation et désir de Germanie/À parler de je ne sais quoi/À saluer régler des comptes avec la chanson politique- je ne sais qui. » La chanson déplaît à la gauche ment correcte. En 2003, il chantait déjà à propos qui, à l’époque, manifeste contre la guerre du de Manu Chao : « Et si tu veux être à la mode, que Vietnam, mais aussi au général de Gaulle qui, tout le monde t’ait dans son iPod, suffit de chanter au nom de l’unité nationale, ne tient pas à ce Che Guevara. Et jouer à la Fête de l’Huma. Être qu’on rappelle qu’il n’a pas libéré la France tout un chanteur populaire, ça fait pas forcément l’af- seul. Dix ans après, avec son album La Vieille faire. »

Michel Sardou est pourtant une exception « Il ne faut pas toucher dans le paysage chansonnier français. Il part à Johnny » au combat armé de sa grosse voix et incarne un Bernadette Chirac volontarisme politique absent chez ses collègues. Sardou veut réveiller alors que, selon la chan- teuse Juliette, « les chansons de droite sont faites (1976), il peaufinera son image de chanteur droit pour s’endormir. » (Chansons de gauche à droite, dans ses bottes. Avec « Je suis pour », il appelle documentaire écrit par Didier Varrod et réalisé au lynchage d’un assassin d’enfant : « Tu as tué par Emmanuelle Nobécourt, 2007). 1968, c’est l’année où Sheila cartonne universités. » Entre temps, le général de Gaulle l’enfant d’un amour/Je veux ta mort/Je suis avec « Petite fille de Français moyens » : « Tandis meurt et Gilbert Bécaud lui consacre une éton- pour. » On est en pleine affaire Patrick Henri. Le réveil, pour les chanteurs de droite, se que moi qui ne suis rien/Qu’une petite fille de nante chanson intitulée « Tu le regretteras » : « Toi L’homme soupçonné d’avoir assassiné le petit situe après 68, une époque qui « a provoqué une Français moyens/Quand je travaille oui je me qui es mon ami/On n’est plus du même rivage/ Philippe Bertrand, âgé de 8 ans, encourt alors réaction de chansons droitières, remarque Jean- sens bien/Et la fortune viendra de mes mains. » Quand on parle de lui/Cet homme légendaire/ la peine de mort (il y échappera grâce à Robert François Kahn. Il ne faut jamais oublier qu’après Du Nadine Morano dans le texte avant l’heure. Au milieu des vivants/Le jour où on l’enterre, je te Badinter). Mai-68 les gens votent. Et ils votent à droite. Un peu plus tard, en 1971, Philippe Clay, com- parie cent francs.../Tu le regretteras, tu le regret- On nous parle de la révolution de mai comme si plètement oublié à l’époque, reprend du poil de teras/Tu le regretteras longtemps. » « Je suis pour », cinq ans seulement avant elle avait réussi et que le régime avait changé ! la bête avec « Mes Universités » : « Mes universités/ l’abolition de la peine de mort, divisera le pays en Non, le vote le plus massivement à droite qu’on Si j’en ai bavé je m’f’rais pas prier/Pour y retour- Mireille Mathieu aussi chantera le grand deux et collera définitivement une image de réac n’ait jamais connu en France c’est après 68. La ner/Bien sûr l’monde a changé/Tout ça c’est du homme. Et Mireille Mathieu, est-elle de droite ? à Sardou, lui qui glorifiera pourtant « Le France », chanson de droite ou réactionnaire reflète l’opi- passé/Mais ce passé faut pas vous étonner/ « Mireille Mathieu n’est ni de droite ni de gauche,

l’hymne des ouvriers des chantiers navals de nion majoritaire d’une population qui a plutôt R Il est tell’ment présent/Qu’on n’comprend plus elle est là où on la pose », ironisait Guy Bedos.

Saint-Nazaire, ou « Musulmanes » qui, selon Jean- réagi aux événements de mai. » ©D maint’nant/C’qui n’tourne plus rond dans vos Sans doute la chanteuse à frange ne vote

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pas Mélenchon, mais cela se traduit-il dans grâce/L’aimait-il trop ou pas assez, ceux qui sur aussi la lassitude d’une partie du public qui en a cette idéologie molle qui règne aujourd’hui dans ses chansons ? Elle chante le soir où Nicolas elle ont fait main basse » (Gérard Lenorman). Il assez d’entendre les chanteurs ringards envahir nos cours d’école, éthique d’instits de la IIIème, Sarkozy, président de droite, est élu président de râle lorsqu’il doit payer ses impôts : « Quitte à tout leur quotidien alors qu’une nouvelle génération morale de bazar de la charité, incendie en moins, la République. Et alors ? En 1967 elle enregistre prendre prenez mes gosses et la télé/Ma brosse pointe son nez. Cette nouvelle génération c’est, hélas… "On a toujours raison de se révolter" disait bien « Quand fera-t-il jour camarade ? » Chanson à dent, mon revolver, la voiture ça c’est déjà fait/ entre autres, le rock alternatif qui perpétuera la jadis Jean-Paul Sartre. Aujourd’hui on a toujours qui fait référence à la Révolution d’Octobre. Avec les interdits bancaires, prenez ma femme, tradition contestataire et se métamorphosera le tort. Pourquoi ? Parce que la vérité n’existe pas, Mireille Mathieu, bolcheviste ? le canapé/Le micro-onde, le frigidaire/Et même long des mouvements sociaux et des crises poli- nous dit-on, parce que rien n’est tout à fait blanc, jusqu’à ma vie privée/De toute façon à décou- tiques de 1995 ou de 2002 avec Noir Désir, Têtes rien n’est tout à fait noir, mais «entre gris clair et Le chanteur de droite chante-t-il tout haut vert/Je peux bien vendre mon âme au diable/ Raides, Mano Solo, 100% Motivés et les autres. gris foncé» (Jean-Jacques Goldman). » ce que tout le monde pense tout bas ? Non. Avec lui on peut s’arranger /Puisque ici tout est Le chanteur de droite ne fait pas de politique. « Il négociable, mais vous n’aurez pas/Ma liberté de À la même époque, le rap commence à faudra que l’on m’explique un jour quel chanteur penser ». (« Ma liberté de penser », Florent Pagny). «c Jean-Ja ques Goldman émerger en France. « Le rap d’abord est une Il arrive, mais plus rarement, qu’il soit cool et forme d’expression ludique, rappelle le socio- alors on peut le confondre, avec sa tignasse et sa est devenu le meilleur logue Loïc Lafargue de Grangeneuve, auteur Sheila ? Du Nadine représentant de cette Morano dans guitare sèche, à un chanteur de gauche. C’est le de Politique du hip-hop (P resses Universitaires cas d’Yves Duteil. idéologie molle qui règne du Mirail, Toulouse, 2008). Le rappeur prend le texte avant aujourd’hui » la parole juste pour la prendre et pas forcément l’heure Après 68, le chanteur de droite s’impose, pour faire passer un message. Socialement, les Thierry Séchan investit les ondes hertziennes tandis que le rappeurs viennent souvent de milieux modestes. n’est pas profondément et réellement politique. chanteur de gauche, constamment sur la route C’est une population stigmatisée, donc quand ils Est-ce que Julio Iglesias n’est pas politique ? Jus- tel un troubadour, chante d’une MJC à un festival Mais c’est aussi Jean-Jacques Goldman, prennent la parole, cela comporte une dimension tement, il est plus politique que moi... Simplement, en passant par la Fête de l’Huma. Leurs chemins grand manitou de la chanson humanitaire : politique. Un de leurs grands messages c’est la nous sommes dans une société où l’on donne le ne se croisent pas. Leurs France sont diffé- « Bien sûr Goldman n’est pas vraiment nul, iro- dénonciation des inégalités. La politique émerge nom de chanteur politique à ceux qui sont contre le rentes, mais pourtant leur destin est commun. nisera Thierry Séchan, frère de Renaud, dans à partir de situations concrètes, à propos du quo- système. Ceux qui sont très engagés en faveur de Le chanteur de droite à besoin du chanteur de Nos amis les chanteurs (Belles lettres, 1992). Il tidien, du quartier, de la police. On peut assimiler ce système ou qui y vivent très bien, eux, ce sont gauche pour exister. Mais l’arrivée de François provoque cependant une sorte d’émerveillement ce discours à un discours de gauche. Maintenant, les chanteurs normaux », déclarait le chanteur Mitterrand au pouvoir laissera ce dernier sans – que Bruel décuplera – que l’on pourrait ainsi avec le recul historique – le rap français a mainte- Catalan Lluis Llach interviewé par Bertrand voix. Soit il déposera sa guitare au râtelier, soit résumer : comment peut-on accorder autant d’im- nant une trentaine d’années – il y a une diversi- Dicale dans Chorus. il s’engluera, à l’image de Renaud, dans une portance à des gens qui – aussi sympathiques fication qu’on retrouve ailleurs, dans le rock ou la déconcertante tonton-mania. soient-ils – ont aussi peu de génie ? Dans le chanson. » Booba est-il un rappeur de gauche ou Lorsque ça le démange, le chanteur de cas de Jean-Jacques, il suffisait, semble-t-il, de un rappeur de droite ? « C’est vrai que sur le plan droite réagit. Quand la gauche passe au pouvoir, Coluche perçoit déjà le changement en 1978. « coller » à son époque et d’épouser ses médiocres politique il est complètement nihiliste et désabusé.

par exemple, il entonne « On a volé la rose » : « Elle Avec son sketch « Misère », il caricature à gros R R idéaux. En une décennie, en effet, Jean-Jacques Mais il dénonce aussi les rapports avec la police. »

était symbole et beauté, on s’inclinait devant sa traits le chanteur contestataire. Mais il exprime ©D ©D Goldman est devenu le meilleur représentant de

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Rappeur de droite ? Cela ressemble à un Ce n’est pas un hasard si, pour la campagne Mais l’instrumentalisation s’est retournée contre tout se termine en chanson". C’est donc parfait. oxymoron. Pourtant, en avril 2007, en pleine présidentielle de 2007, afin de séduire « l’élec- Sarkozy. Car Faudel s’est violemment désolida- Mais la France c’est aussi la patrie de la mode campagne de la présidentielle, le groupe I Am, torat des quartiers », l’UMP choisit de mobiliser risé de lui en 2010 dénonçant le fait qu’il a "cru donc il a vraiment épousé une icône et une icône, dans son disque Saison 5, lance un vépa dans ses troupes sur le mode du rap. « France mon au père Noël" et qu’il a été pris "pour l’Arabe de comme chacun sait, on s’y identifie, tout au moins la rema avec « Rap de droite » dont le refrain est pays », chanté par le militant David Limon, sera service". » on se prosterne devant. » explicite : « Munitions, flingues et balles, c’est du le premier rap de droite : « Je voudrais que les rap de droite/Femmes soumises ou à poil, c’est du gens reprennent vie/ Que le mouvement populaire Soutenir un candidat, est-ce bien le rôle Ce que confirme Frédéric Martel : « On rap de droite/Corruption, copinage, c’est du rap nous redonne l’avenir. » d’un artiste ? Ce qui paraissait naturel pour un connaît les artistes que Sarkozy disait, en 2007, de droite/Slogans chocs, affiches et battes, pour chanteur de gauche – après tout on n’a jamais avoir sur son iPod. C’est la "culture du 9-2" – celle un bon rap de droite/Vrai fachos, faux rebelles, Les communicants qui gravitent autour de reproché à Cali d’avoir soutenu Ségolène Royal des Hauts-de-Seine, le département le plus riche c’est du rap de droite ». Loïc Lafargue de Grange- Nicolas Sarkozy ont bien compris que le rap est en 2007 – devient, étrangement, contre-nature de France – et de son souci de rentabilité quanti- neuve remarque que « C’est la première fois qu’on porteur. D’où la présence, parmi ses soutiens de pour le chanteur de droite. À y regarder de près, tative. Il est fasciné par le commerce de la culture : met le doigt sur quelque chose, que des rappeurs campagne de Doc Gynéco : « Soutenir le candidat pourtant, le président aime la chanson et entre- le box-office des films, les chiffres de ventes parlent de ces images, clichés, stratégies véhicu- qui était ministre de l’Intérieur quand il y a eu les tient avec elle des liens sincères : « Sarkozy aime des disques, le prix des tableaux d’art moderne émeutes n’était pas forcément une bonne idée, bien la chanson populaire, constate Jean-Fran- et, bien sûr, les audiences télévisées. C’est une « Femmes soumises note Loïc Lafargue de Grangeneuve. Doc Gynéco conception culturelle duale, vulgaire et mar- a voulu provoquer mais ça s’est retourné contre lui. « Sarkozy adore chanter chande, finalement doublement conventionnelle ou à poil, Ça fait partie d’une stratégie de la provocation. Et et conformiste : à la fois la culture des masses, c’est du rap la provocation fait partie des codes du rap. C’est en choeur avec des copains. dont il espère le vote, et des super-riches, qui sont de droite » un jeu. Si on y répond on provoque une suren- Il voulait être chanteur » ses amis. » Frédéric Martel a récemment publié Akhenaton chère. Dans cet esprit c’est un rappeur ! Peut-être Frédéric Martel J’aime pas le sarkozysme culturel (Flammarion), qu’il ne voulait pas non plus être reconnu par ce notion qui, à défaut d’être un humanisme, est milieu. » selon lui un «opportunisme ». lés par d’autres rappeurs : le goût de l’argent et çois Kahn. Il adore chanter en chœur avec des des filles faciles, le rapport au pouvoir, le culte des Faudel, autre représentant de la banlieue copains. Il voulait être chanteur lui-même, il est Opportunistes, les chanteurs de droite armes. Des codes partagés par les gens de droite et des cités, séduira Nicolas Sarkozy. Faudel, fasciné par ça. Ce qui l’intéresse chez eux, c’est présents sur scène aux côtés du nouveau pré- et par les milieux populaires. À un moment donné, un cas « intéressant », selon l’écrivain et cher- leur côté star. Il n’en a rien à faire qu’ils soient sident lors de la fameuse fête de la place de la on a aussi le droit d’interroger ces stéréotypes et cheur Frédéric Martel : « Le président a déclaré, de gauche ou de droite, il ne s’intéresse pas au Concorde de mai 2007 ? Surtout éblouis. Ce ces codes. Pourquoi les véhicule-t-on ? Pourtant ça au moment de son élection : "J’écoute Faudel sur contenu d’ailleurs. Il essaye d’avoir avec lui des soutien ne les a pas particulièrement aidés. Il ne veut pas dire que les rappeurs qui portent des mon iPod quand je suis fatigué." Le prince du raï gens connus. » D’où, peut-être, son mariage avec suffit de fouiller dans les bacs d’un des deux chaînes, parlent de grosses voitures ou de filles, avait soutenu le ministre de l’Intérieur Sarkozy une chanteuse… de gauche : « Non seulement une grands disquaires des Champs-Élysées pour

sont de droite. » durant les émeutes des banlieues. Il a participé R R chanteuse, précise Philippe Grimbert, mais aussi s’en convaincre : « Mireille Mathieu est complète-

activement à sa campagne présidentielle en 2007. ©D ©D une icône de la mode. Comme on dit "en France ment tombée. Il n’y a plus rien de disponible, sauf

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des imports allemands. Elle n’a plus de maison une interview donnée à Rock’n’Folk, Françoise de disque depuis que Sarko est en place, confie Hardy fait son coming out politique. La journa- un vendeur du rayon variété française. Faudel est liste Dominique Yvert, qui l’interroge, s’étonne tombé, oublié. Doc Gynéco oublié. Sardou ce n’est de ses prises de positions plutôt droitières : pas les ventes d’il y a vingt-cinq ans. » Mais il faut « Quand vous parlez avec des chanteurs il doivent relativiser. La crise du disque est passé par là et être étonnés de vous entendre ? » La chanteuse touche autant les chanteurs de gauche : « Le rock répond : « Évidemment, ils sont tous à gauche ! » alternatif des années 80, les Garçons bouchers Question de Dominique Yvert : « Que pensez- entre autres, ils n’ont même plus de catalogue ! » vous des artistes qui s’engagent politiquement ? » Réponse de Françoise Hardy : « Je ne peux pas les Malgré sa suprématie média- juger. Je trouve ça intéres- tique, et bien qu'il soit dans les sant quand c’est Renaud petits papiers du président, le « En France, qui défend des idées anti- chanteur de droite se plaint : « En il n’y a que racistes. Mais la plupart de France, il n’y a que des chan- des chanteurs ceux qui s’engagent sont chanson « Na na na ». L’automne dernier l’« ex- de chansons révolutionnaires, mais vous avez teurs de gauche », n’hésite pas de gauche » d’origine juive. À partir du chanteur énervant », comme le qualifiaitTélérama , des chansons royalistes qui ont joué un très à déclarer Didier Barbelivien à moment où on est de cette répondait à l’hebdomadaire culturel qui l’interro- grand rôle : «Quand les lys blancs refleuriront», France soir, le 3 octobre 2011. Didier Barbelivien origine-là et où il est arrivé geait sur sa « vocation militante » : « On nous a long- «Monsieur d’Charette a dit à ceux d’Ancenis» de « Dire qu’il n’y a que des chan- ce qui est arrivé, on nourrit temps servi la tarte à la crème selon laquelle les Paul Féval, ou «Ils ont traversé le Rhin». En France, teurs de gauche en France, ça a toujours été un forcément une certaine paranoïa vis-à-vis de tout artistes seraient plutôt de gauche, répond Delerm. la chanson a toujours porté un message politique truc de la droite, s’amuse Jean-François Kahn. ce que ressemble de près ou de loin à du racisme. Ces derniers temps, tout le monde dans la musique fort. Même quand on ne s’en aperçoit pas : «Il Ce n’est pas tout à fait vrai. Ce qui l’est c’est que Chacun défend son truc, sa peau… » Puis, plus s’est décomplexé – comme la droite. Avant, donner pleut bergère» de Fabre d’Églantine, un conven- depuis dix ans la chanson est contestataire de loin : « …le discours de Le Pen, malgré ses excès, sa musique pour illustrer n’importe quelle pub, tionnel montagnard, est un succès formidable. la société. Cela dit, Barbelivien est gonflé parce n’est jamais entièrement faux. À une époque, il c’était honteux ; aujourd’hui, c’est revendiqué ! » L’histoire de l’orage doit être comprise comme la que lui-même est un chanteur de droite qui ne fait disait : "Je suis contre tous les racismes, y compris montée de la contestation. C’est la révolution qui pas des chansons de droite. Car aujourd’hui c’est le racisme anti-français." Ça on n’en parle pas Chanson de droite et chanson de gauche se arrive. Et aujourd’hui il n’y a pas une mais un très dur d’en faire. Ça ne marche pas, ce n’est assez. » (Nos amis les chanteurs, Thierry Séchan. sont-elles mêlées l’une à l’autre, au risque de se ensemble de chansons de contestation radicale pas ressenti. La preuve : il est sarkozyste, il ne Belles lettres, 1992). désengager ? « Par définition, explique Jean-Fran- du système social qui dénote quelque chose : 75% s’en cache pas, mais je ne connais pas une de çois Kahn, la chanson est engagée, a toujours été des Français sont d’accord qu’il faudrait changer ses chansons que l’on pourrait considérer comme L’époque ne serait donc pas favorable aux engagée. C’est ce qui domine dans son histoire. le système social. Jamais sans doute il n’y a eu une chanson de droite. Il n’a qu’à en chanter ! » Or, chanteurs trop marqués politiquement, qu’ils Regardez les mazarinades. Il y en a trois mille ! une telle majorité pour penser que le modèle en dans son dernier disque, Mes préférences (Sony soient de gauche ou de droite. La chanson, voix Trois mille chansons contre Mazarin, Anne d’Au- place est foutu et qu’il faut en trouver un autre. Et music, 2011), à qui Didier Barbelivien rend-il des sans-voix, est-elle devenue consensuelle ? triche et tout le régime. C’est la chanson qui porte : ça se traduit dans la chanson. » hommage ? À Léo Ferré et à Jean Ferrat. Et Osons le mot : est-elle devenue centriste ? « Vous «La Marseillaise», «Le Chant du départ», «La Var- Alors, après l’orage, quand enfin tout ira même à Bob Dylan. semblez aller bien/Vous n’êtes pas révolté/Alors, sovienne», «Le Chant des Girondins», «La Carma- mieux, on pourra de nouveau écouter des

tout vous convient/Dans notre société ? », s’in- R gnole», «Ça ira»… C’est porteur ! La chanson intrin- chansons de droite.

Plus de vingt ans avant, en 1988, dans terroge ironiquement Vincent Delerm dans sa ©D sèquement porte une revendication. On parle là

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carte blanche à denis robert

J’ai écrit ce texte fin janvier 2008. Je venais de lire La Route de Cormac McCarthy. L’errance du Demain, l’enfer.couple père-fils dans ce paysage d’après le capitalisme m’a profon- dément marqué. On était au début de la crise des subprimes, crise que j’avais vue venir. Je venais d’écrire une sorte de rap « Vo- leurs de foule » et un producteur de musique sympathique Hervé Déplasse m’avait contacté avec le projet de me faire gratter pour Alan Vega qui cherchait des textes pour un disque en préparation. Ce desperate man est sorti tout seul avec ce sombre refrain qui voulait dire que les traders étaient des assassins. Des souris cliquent, des hommes claquent. La boîte de production d’Hervé a coulé avec la crise et je n’ai plus eu de nouvelles

ike Kiev du projet. Restait ce texte dans un M

© fond de tiroir... 184 Charles Révolution culturelle | carte blanche

Des signes devraient nous alerter. L’avènement du fait religieux. Des grèves d’ou- vriers en Roumanie ou à Taïwan. Des guerres ethniques en Afrique. Des délocali- sations d’usines par centaines en Occident. De l’électricité dans l’air. Des émeutes de plus en plus violentes en Corée. Des dérives sectaires en Russie. Des manipulations génétiques au Japon. Une crise du marché immobilier aux États-Unis. Des attentats à répétition en Irak et à Téhéran. La fin du pétrole. Un En voyant un père et son enfant traverser le parking d’un motel délabré, du côté krach annoncé avec insistance comme imminent. d’Albuquerque, Comme une accélération du temps. Au cœur de tous ces conflits, de cette nervosité, les inégalités liées à l’argent. Monsieur Cormac McCarthy a eu une illumination. Il a imaginé ce que pourrait être notre univers dans cinquante ans. Les souris cliquent, les hommes claquent. Un désert glacial et nuageux peuplé de survivants. Demain, l’enfer. Il a écrit La Route. Un père et son fils marchent vers le sud, au milieu des décombres de l’ancien La multiplication des zones de non-droit. Le fossé qui se creuse, toujours plus monde. grand, entre une très grande bourgeoisie initiée, connectée, oligarchique, transna- Celui que nous sommes en train de finir. tionale et un lumpen laborieux, sans le sou, sédentaire, déconnecté. Le livre fermé, on se demande comment les hommes pourraient en arriver à cette Les dominés n’ont pas conscience du pillage organisé par les dominants ? Sinon extrémité. pourquoi accepteraient-ils ? Les outils de propagande et d’asservissement des dominants anesthésient toute velléité émancipatrice. Les dominants sont des tra- Monsieur Cormac McCarthy se paie une tranche de capitalisme finissant. fiquants d’influence. Entre eux, pas d’organisation rigide ni d’idéologie commune. C’est l’ultime message d’un futur gisant. Plutôt la constitution d’une zone protégée aux contours brumeux, dont les membres La fin de la société de consommation. se reconnaissent, s’entraident, se cooptent, prospèrent. Avez-vous lu Forbes et son L’issue finale de la prolifération. hit-parade qui gonfle, gonfle toujours plus chaque année ? La mort du système de domination. Banderole finale de la course au pognon. Les souris cliquent, les hommes claquent. Demain, l’enfer. Les souris cliquent, les hommes claquent. Demain, l’enfer. Les multinationales réalisant le plus de bénéfices depuis des décennies : les banques. La crise des subprimes n’est qu’un avatar de la fuite en avant liée aux En voyant un père et son enfant traverser le parking d’un motel délabré du côté produits dérivés inventés par les banquiers. Entre eux, la confiance ne règne plus. d’Albuquerque, Cormac McCarthy a eu un flash. La classe des dominants est composée de gens fortunés de toutes nationalités, des Il a imaginé ce que pourrait être notre univers dans un siècle. héritiers, des vendeurs d’armes, d’avions, de drogues ou de pétrole. Des banquiers. Un désert glacial, nuageux et dépeuplé. Cette classe est attachée à ses privilèges. On est dans la théorie des proximités Une Terre de feu après une catastrophe qu’on imagine nucléaire. d’intérêts. Quand des intérêts ne sont pas antagonistes, ils se rapprochent, pro- Un père et son fils marchent vers le sud, au milieu des décombres de l’ancien duisant des effets imprévisibles et parfois dévastateurs. Peu importe. Le travail des monde. Celui que nous sommes en train de finir. dominants consiste à gérer ces effets, à les masquer afin que l’opinion et lelumpen L’apocalypse ainsi relatée semble inexorable. n’en soient pas alertés. C’est captivant. On est aussi dans la théorie du chaos. Le livre fermé, on se demande avec effroi comment les hommes pourraient en arriver à cette extrémité. Les souris cliquent, les hommes claquent. McCarthy décrit la désintégration du capitalisme. Le principe de la consommation Demain, l’enfer. infinie, la logique du système de domination et la course éperdue au profit mènent à une impasse. À moins de croire à l’éternité ou à un dieu de béatitude, il n’y aurait Les astrophysiciens ont mis au point un modèle d’interprétation de l’univers. Son pas d’autres moyens d’en finir que par une catastrophe. Ce ne serait, si l’on suit principal promoteur, le suisse Fritz Zwicky, était un visionnaire aussi doué qu’Al- cette route, qu’une question d’échéance. bert Einstein. Il a démontré l’existence d’une matière noire dans l’univers. Le vide n’existe pas entre les galaxies. Il faut que les astres et les étoiles « tiennent » dans Les souris cliquent, les hommes claquent. « quelque chose ». L’univers serait, selon Zwicky, dans une immense proportion, Demain, l’enfer. fabriqué de cette matière noire à la densité particulière. Pour prouver l’exis-

186 Charles Révolution culturelle | carte blanche tence de cette antimatière, l’astrophysicien a calculé les trajectoires des étoiles entières disparaissent pour réapparaître sous une forme différente plus loin que la et leurs explosions en supernovae. Il a étudié les informations que lui envoyait le mer. Là-bas, rue Pedro Campos à Bridgetown. ciel. Aujourd’hui, après s’en être moqué, les milieux scientifiques rendent compte Los Barbados. de son dispositif comme étant le plus vraisemblable pour justifier la création puis Les choses sont allées trop loin. On a fabriqué de la virtualité pour fuir le réel. On a l’édification de l’univers. appauvri les nations. On s’est détaché du travail des hommes. On les a vampirisés. « Une théorie nouvelle ne triomphe jamais, ce sont ses adversaires qui finissent par En début de chaîne, des petites mains virent des fonds. En bout de course, des mourir », a écrit Max Planck, le physicien allemand. types baissent la tête et meurent sur des bancs. Où se cache l’argent du crime ? Peut-on en évaluer un montant précis ? Pourquoi veut-on nous faire croire que c’est impossible ? Que deviennent les montagnes Des souris cliquent, des hommes claquent. d’argent noir générées par le trafic de drogue, le commerce humain, les ventes Demain, l’enfer. d’armes, la contrebande, les bakchichs reçus en liquide ou en virement électro- nique sous une fausse identité, les produits financiers des cargos qui naviguent en On a créé un monde sans loi détaché de l’autre monde. On a vécu dans le mythe de eaux troubles ? Comment cette matière noire entre-t-elle dans la matière blanche l’indépendance entre ces deux mondes. Le point de contact entre eux, ce sont ces de l’économie ? Dans l’actionnariat des multinationales ? La finance peut-elle fonc- outils de transfert et de compensation. L’information doit rester secrète. Si elle se tionner sans l’anti-finance ? Cette masse manquante d’argent noir est-elle à tout propage, le système financier international pourrait s’effondrer. Le piège apparaît jamais perdue ? Est-elle observable ? Montrable ? diabolique. Le réel risque de nous revenir en pleine poire. Matière noire, matière blanche, trou noir. Ce vocabulaire éclaire le fonctionnement de la planète financière. Sa façon de faire « tenir » le capitalisme. Il faut étudier les Des souris cliquent, des hommes claquent. informations que nous renvoie l’univers financier pour en comprendre le dévelop- Demain, l’enfer. pement, l’issue. Il faut interroger les indices boursiers, lire la presse bancaire entre les lignes, aller où personne ne va. Déceler des failles. En cosmologie, la lumière est source d’informations. C’est par l’étude scientifique Comment des pays aussi riches que les nôtres peuvent-ils produire autant de des déplacements de lumière qu’on en est venu à une cartographie de l’univers. Les pauvreté ? astronomes s’accordent désormais à penser que 99% de la matière dans l’univers n’émet pas de lumière. L’existence de cette matière sombre est inférée à partir des Les souris cliquent, les hommes claquent. perturbations gravitationnelles qu’elle apporte à la matière lumineuse. Demain, l’enfer. De la même manière, une matière sombre n’émettant aucune information vers l’ex- térieur occupe, dans une proportion peut-être identique et exponentielle, l’espace Le système de domination et la fabrication de richesse infernale reposent sur des financier planétaire. outils inconnus du public. Des outils discrets de transfert, de captation, d’archi- On ébruite des nouvelles, on aligne des chiffres pour occuper l’espace, faire croire vage de données financières. Ce sont les clés de voûte du capitalisme clandestin. à l’existence de règles, alors que l’antimatière – cette masse noire de la finance – a Ils sont opérants tant qu’ils restent dans l’ombre. pris le pas sur l’autre. Des hommes y travaillent. Ce sont eux les uniques possibilités de failles du système. Les indices boursiers sont des données frelatées qui jamais ne prennent en compte Les uniques possibilités de failles. les investissements offshore.

Les souris cliquent, les hommes claquent. Des souris cliquent, des hommes claquent. Demain, l’enfer. Demain, l’enfer.

On envoie. On matche. On règle. On livre. On voit se succéder des chiffres sur Partons d’une hypothèse. La communication emphatique orchestrée par des des écrans, nerveux comme des nuées de frelons. On codifie. On est dans l’irréel, mediaworkers proches des milieux financiers et l’invention artificielle d’indices le dématériel. Le mouvement, la vitesse. L’activité des bourses, des chambres de visent à masquer une faillite globale du système capitaliste. Sa fuite en avant compensation, des sociétés de routing interbancaire semble déconnectée du reste ne pourra pas être éternelle. La matière noire de la finance, l’enrichissement de du monde. On y besogne en ruche. Ouvrier, programmeur. Informaticien, soldat. quelques-uns au détriment du plus grand nombre, la financiarisation de l’écono- L’univers est interconnecté. Tout file par des câbles qui relient des ordinateurs mie, la déconnexion de la bulle spéculative, la non-rémunération à une juste valeur entre eux qui relient des disques durs entre eux qui relient des coffres-forts élec- du travail des hommes, tendent vers un Big Bang financier. Un effondrement. troniques entre eux. Le capitalisme n’est pas devenu fou. Il est devenu clandestin. Ce qui ne le rend pas Tout file par des câbles. moins dangereux. On ne voit jamais de coffres, ni la couleur de l’argent. Au dix-huitième étage d’une Cette matière sombre est l’enjeu d’une guerre de coulisses connue des initiés. Ses tour dans un quartier d’affaires, des informaticiens ont l’œil sur les zéros qui règles véritables nous échappent. Pétroliers texans, banquiers londoniens, émirs filent. Hommes robots. Parfois, en douce, on leur demande d’effacer. Et des masses saoudiens, trafiquants colombiens, milliardaires italiens, oligarques russes.

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On est ici apatride et cosmopolite. Les prédateurs travaillent offshore. Toujours. chement de nos économies. Et de la catastrophe à venir. Ils ont accès à tous les secrets de la planète. Ce sont des pickpockets inventifs. Des souris cliquent, des hommes claquent. Des magiciens faisandés. Demain, l’enfer. Sous l’apparente banalité de leurs mécaniques, derrière les plasmas, entre les entrées et les sorties de limousines, se joue, hors-cadre, la mort lente du capita- Un Moscovite émigré à Paris m’a expliqué qu’il voyait le monde comme un casino lisme. Sa prédation. Sa désintégration. géant, où les règles changent tout le temps. C’est ce qui rend ma vie palpitante, Nos braqueurs ont le regard torve et la lippe suffisante. Leur méthode est indolore, disait-il. Il faut remiser pour gagner plus. S’arrêter de jouer revient à perdre la si perfectionnée. partie. Le vol est invisible à l’œil nu. L’informatique est à ce point géniale qu’elle joue sans La seule règle reste le profit. trace apparente. Le mal viendra plus tard. Je gagne dix, je veux gagner cent, puis mille, puis un million. Toujours plus. Ces prédateurs financiers, vifs comme l’éclair, nous entubent avec maestria depuis C’est le seul enjeu. Vous comprenez… tant d’années. Oui, je crois. Un jour, nous nous rendrons compte qu’ils sont allés trop loin. Ce sera trop tard. Vous ne pouvez pas exiger que les joueurs respectent des règles. Celui qui respecte Ce sera la barbarie. Nous serons sur des routes à nous demander comment on a des règles est mort avant de commencer à jouer. Toute règle est une limite et le pu laisser filer la situation. Ils seront les responsables du désastre. principe de ce jeu est de refuser les limites. Le plus excitant dans ce jeu est d’être Ça nous fera une belle jambe de le savoir. celui qui impose l’ultime limite. Dès qu’elle s’est imposée, d’autres joueurs refusent Demain, le monde sera offshore et nous aurons disparu. Il n’y a pas d’autres issues. de s’y plier et le jeu recommence. Quand la folie du jeu s’empare de vous, les outils C’est une question de timing. Le piège est en train de se refermer sur nous. Demain, ne sont jamais un problème mais un confort. nous n’existerons plus. Les prédateurs financiers, autrement dit les banquiers, Le moscovite était l’actionnaire principal d’une banque des Virgin Islands qui autrement dit les brokers, les ingénieurs de la finance, les traders, leurs hommes avait un compte dans une chambre de compensation. Son gestionnaire de fortune de paille, leurs sous-fifres, leurs actionnaires, leurs administrateurs, leurs pétro- habitait Genève. L’essentiel de son magot était planqué dans une autre banque à liers, leurs vendeurs d’armes, leurs hommes politiques, leurs journalistes, leurs Georgetown. Cayman Island. Il n’y avait jamais mis les pieds. avocats, leurs magistrats, leurs flics, leurs militaires, leur système nous mènent au vide, à l’asphyxie. Le capitalisme est devenu une immense machine à fusion- L’interconnexion des mondes et des banques a accéléré le processus de siphonage ner. À creuser des abysses. Et à s’envoyer en l’air. Une machine mortelle. Ils nous des richesses. Les biens s’accumulent d’un côté, la pauvreté se creuse de l’autre. lestent comme le béton leste le cadavre pour le mener au fond. Au milieu, ces casinos et ces paradis. Le hold-up est permanent, ostensible. Créant malaise et déséquilibre, alimentant crises et conflits. Des souris cliquent, des hommes claquent. Demain, l’enfer. Des souris cliquent, des hommes claquent. Demain, l’enfer. En voyant un père et son enfant traverser le parking d’un motel délabré, du côté d’Albuquerque, Imaginons que nous soyons sur une autoroute. Un véhicule nous double et reste, Monsieur Cormac McCarthy a eu un flash. grâce à sa vitesse constante, caché dans le point aveugle du rétroviseur. Il aura Il a imaginé ce que pourrait être notre univers dans trente ans. disparu de notre champ de vision, avant de réapparaître comme par magie. Un désert glacial et nuageux peuplé de survivants. Il en est de même avec les transferts de valeurs. Il a écrit La Route. Des montagnes d’argent sont à portée de vue. On ne sait pas les voir. Les ban- Un père et son fils marchent vers le sud, au milieu des décombres de l’ancien quiers jouent sur la vitesse des échanges et notre ignorance des techniques de monde. Celui que nous sommes en train de finir. déplacement bancaire. Au final, ils planquent les butins de leurs clients dans ces paradis fiscaux qui sont d’abord des constructions de papier. Les points aveugles Des souris cliquent, des hommes claquent. du système. Demain, l’enfer. Les banquiers sont d’abord d’excellents joueurs de bonneteau.

Des souris cliquent, des hommes claquent. Denis Robert est plasticien, journaliste, réalisateur et écrivain. Il est l’auteur de six documentaires, d’une dizaine d’essais et d’autant de romans. Ses toiles sont Demain, l’enfer. exposées à la galerie W à Paris. Il a publié dernièrement le roman Dunk (Julliard, 2009), l’essai Tout Clearstream (Les Arènes, 2011), et le quatrième tome de la BD Les banquiers d’affaires et leurs ingénieurs financiers sont les maîtres d’œuvre et L’Affaire des affaires (Dargaud, 2011). Sa série documentaire sur le journalisme les stratèges de ces itinéraires bis. De la dilapidation des biens collectifs. De l’assè- « Citizen J » sera diffusée sur France 4 en 2012.

190 Charles Le marabout politique

Chaque trimestre, Monsieur Sylla nous fera part de ses pronostics politiques.

Nous l’avons ici interrogé sur l’avenir des trois candidats à l’élection présidentielle, donnés favoris « Sarkozy est sous l’eau par les sondages d’opinion. Hollande est sur terre Propos recueillis par Lamia Belhacene mais je ne vois pas la Lune »

pour la présidentielle, ce que je vois… était en intérieur, il y aurait des possibilités de J’ai consulté pour trois personnes : Nicolas sortie pour lui. Car dans un intérieur, il y a des perdants. Hollande est celui qui détient le plus Je le vois en cultivateur. La pluie qui s’abat sur Sarkozy, François Hollande et Marine Le Pen. portes. Quand la lune poindra, elle viendra sur de force car il se trouve au MILIEU. Il sera en tête lui est le présage d’un début difficile ah…oui. Je J’ai voulu voir qui passe et qui ne passe pas. la terre. Ah…oui ! Or pour Sarkozy, je ne vois ni au premier tour. Pour moi, c’est lui qui va gagner. le regarde planter ses grains avec beaucoup de Pour cela, j’ai choisi des éléments qui symboli- la terre ni la lune. On ne le voit plus du tout, du Il va gagner ! Il est là. Ce qui peut lui arriver de peine, c’est dur mais les fruits jaillissent de la sent la victoire des uns et la défaite des autres. tout, il est dans le noir. La lune est en haut, elle plus néfaste : c’est la cohabitation... Il adviendra terre. Tout ça signifie qu’il va avoir une bonne Je me suis imposé de voir la lune pour celui qui n’est pas en bas. Ah…si ! à lui ce qu’il est arrivé à Chirac lorsqu’il a voulu histoire. Ah…oui. La France ne l’oubliera pas sera président. Mais je n’ai pas vu de lune, ah dissoudre l’Assemblée nationale. S’il ne fait pas comme Mitterrand qui a modernisé la France. non, non, non… Pour aucun des candidats. Il Dans un autre rêve, Hollande est situé au de sacrifice, il ne s’en sortira pas. Il ne faut pas Si Sarkozy l’emporte, il n’y aura pas de chan- est encore trop tôt. Quand je rêve, je vois que centre d’un cercle. Cinq personnes l’entourent. en arriver là. Ah non non non… Je vais lui écrire gement. Si Nicolas Sarkozy gagne, c’est qu’il a fait Sarkozy est sous l’eau et bien sous l’eau : on Trois se trouvent devant lui : Sarkozy, Le Pen une lettre pour l’informer du sacrifice qu’il doit son sacrifice. Marine ? Pas maintenant. Elle pèse ne voit pas la lune. Même si un bateau surgit, et Bayrou. Ils forment un triangle de force mais accomplir. C’est un secret. plus que Bayrou mais pas grand-chose non non il passera sans chercher à lui porter secours. ils ne cessent de se disputer. Marine Le Pen et S’il accepte de répondre à ma lettre, il aura non… La France n’a pas besoin d’elle. Elle n’a François Hollande, lui, est à l’extérieur, il est sur Sarkozy ne s’entendent pas car Sarkozy vole les les pleins pouvoirs. La France a de la chance pas besoin de ses idées. Mais on change comme terre. Et qu’est-ce qui est clair ? Hein ? C’est celui idées de Le Pen. Leur désaccord profite à celui d’avoir François. Il y aura un GRAND change- le temps. Je ne peux pas demander beaucoup qui est sur terre. Le monde change comme le qui se trouve au milieu (François Hollande. Vous ment avec François ! S’il passe cette année, c’est non non non… sinon on oublie. elhacene temps. Mais lorsqu’on est dans l’eau, on ne peut suivez toujours…). Eva Joly et Jean-Luc Mélen- B un bon signe pour la France. Son nom sortira J’ai consulté trois fois et à aucun moment que très rarement en sortir (c’est-à-dire renver- chon sont derrière. Ils veulent tous prendre la grandi car actuellement elle perd de sa prestance. Satan n’est intervenu. Car jamais Satan n’arrive amia L ser la situation). Il n’y a pas d’échappatoire. S’il place du milieu, mais n’y arrivent pas, ils sont © Elle descend. Au début, il va avoir des difficultés. trois fois dans un rêve.

192 numéro 1 — 193 Charles ours

Charles Abonnez-vous L'imagination au pouvoir boutique.la-tengo.com

Flore Vasseur Francois Bégaudeau nicolas Ksiss-MartoV Hélèna VilloVitcH • lola laFon Prochain eMManuel Pierrat • Frédéric ciriez Vincent Hein • antoine Bueno sHuMona sinHa • MatHias enard Bénédicte Martin • Martin WinKler stéPHanie Moisdon & arnaud ViViant enCharles juin 2012

Directeurs de la rédaction Frédéric Houdaille & Alexandre Chabert Rédacteur en chef Arnaud Viviant Direction artistique David Garchey Comité de rédaction Olivier Bailly, François Bégaudeau, Frédéric Beigbeder, Lamia Belhacene, Franck Berteau, Ian Brossat, Antoine Bueno, Alexandre Chabert, Frédéric Ciriez, Aurélie Darbouret, Mathias Énard, Marc Endeweld, Pierre-Simon Gutman, Vincent Hein, Thomas Gayet, Nicolas Kssis-Martov, Anne Laffeter, Lola Lafon, Emmanuel Lemieux, Pascal Matéo, Bénédicte Martin, Stéphanie Moisdon, Emmanuel Pierrat, Denis Robert, Shumona Sinha, Flore Vasseur, Hélèna Villovitch, Arnaud Viviant, Simon Welter-Capelli, Martin Winckler Photographes Franck Berteau, Lamia Belhacene, Nolwenn Brod, Roberto Juan Cantavella Alexandre Chabert, Aurélie Darbouret, Renaud Monfourny, Olivier Roller Illustrations Ulysse Gry, Alexandre Morzy

Éditions La Tengo, 174, rue du Temple, 75003 Paris www.la-tengo.com • contact : [email protected]

ISBN : 978-2-35461-023-4 • Achevé d'imprimer en février 2012 par CPI Aubin Imprimeur, Chemin des Deux Croix, BP 19, 86 240 Ligugé-France • N° d'impression 12010062 • Dépôt légal : mars 2012

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