1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

65 | 2011 Histoire des métiers du cinéma en France avant 1945

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/4431 DOI : 10.4000/1895.4431 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2011 ISBN : 978-2-2913758-67-4 ISSN : 0769-0959

Référence électronique 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 65 | 2011, « Histoire des métiers du cinéma en France avant 1945 » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 22 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/1895/4431 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.4431

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© AFRHC 1

Numéro spécial en coédition avec l’Université Rennes 2 (ANR FILCREA). Publié avec un DVD de films des collections des Archives françaises du film, présentant quelques images très rares des métiers évoqués dans ce volume.

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SOMMAIRE

Avant-propos

Pour une histoire des métiers du cinéma, des origines à 1945 Laurent Le Forestier et Priska Morrissey

Études

Le scénario français en quête d’auteurs (1908-1918) Alain Carou

À la recherche du monteur. La lente émergence d’un métier (France, 1895-1935) Sébastien Denis

Documents (I) : L’invention du « tourneur de manivelle » à travers les discours sur l’opérateur de prise de vues à la fin du premier conflit mondial Priska Morrissey

Les décorateurs du cinéma muet en France Jean-Pierre Berthomé

Documents (II) : Leçon de cinéma par Robert-Jules Garnier

Les travailleurs des studios : modalités d’embauches et conditions de travail (1930-1939) Morgan Lefeuvre

Le syndicalisme à l’épreuve de l’immigration en France dans la première moitié des années trente Charles Boriaud

Documents (III) : Question de genre. Regards sur les femmes au travail dans le cinéma français des années trente Priska Morrissey

« On naît acteur de cinéma… on ne le devient pas ». Artiste cinématographique : un métier en quête de formation (1919-1939) Myriam Juan

Les premiers ingénieurs du son français Martin Barnier

Discours des compositeurs de musique sur le cinématographe en France (1919-1937) : ambitions, obstacles et horizons d’attente Séverine Abhervé

Filmographie

Le Cinéma par le cinéma (français). Filmographie sélective 1895-1940 Fictions et documentaires Éric Le Roy

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Avant-propos

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Pour une histoire des métiers du cinéma, des origines à 1945

Laurent Le Forestier et Priska Morrissey

1 Le titre de ce numéro en surprendra sans doute plus d’un. Le choix de l’objet, aussi bien que la vaste période traitée, n’ont en effet rien d’habituel pour une histoire du cinéma trop souvent conjuguée au singulier, qui peine à prendre en charge l’histoire des groupes sociaux composant le « monde du cinéma ». Un récent colloque, à Montréal1, a prouvé, si nécessaire, combien, au sein d’une histoire technologique du cinéma elle- même assez peu développée, l’approche socio-technique, s’ouvrant notamment à l’histoire des métiers du cinéma, demeure très largement sous-exploitée. Pour autant, ce numéro n’est pas une conséquence de ce colloque, puisque son origine remonte déjà à plusieurs mois, voire plusieurs années : pour tout dire, le constat du caractère globalement inexploré de ce champ fut effectué par l’un d’entre nous lors de ses recherches doctorales2.

De l’historicité des « métiers du cinéma »

2 Le relatif désintérêt des études historiques pour ces questions devrait nous étonner, si l’on considère la dimension collective de l’œuvre d’art cinématographique, celle-là même dont témoignent le développement (certes progressif) des génériques à partir des années 1910, la jurisprudence, puis, plus tard, la législation sur le droit d’auteur. Au-delà de l’auteurisme cinéphile, le cinéma est même devenu l’exemple type de la création artistique collective, au point qu’Howard Becker s’appuie sur l’exemple du long générique d’un film hollywoodien afin de démontrer en 1988 à ses lecteurs l’existence des « mondes de l’art »3 : l’œuvre cinématographique semble en effet prouver, avec plus d’évidence que d’autres, que sa création implique un grand nombre de collaborateurs artistiques et techniques, de partenaires économiques, industriels et politiques.

3 Le cas d’Howard Becker (qui n’appartient évidemment pas au champ de la recherche en cinéma) suggère une autre explication à ce relatif désintérêt. Étudier ces professions

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exige en effet une capacité, ou du moins la volonté, d’excéder la discipline « cinéma », soit dans l’approche (la sociologie, pour Becker), soit dans la façon d’interroger les objets. Car c’est l’inscription dans des pratiques antérieures, diverses et déjà pensées, qui explique la constitution, l’organisation, les luttes de pouvoir et de reconnaissance des métiers du cinéma. Comment comprendre, par exemple, l’émergence du métier de scénariste sans l’ouvrir à la question du statut et de la rétribution des auteurs de théâtres et des écrivains ? Alain Carou, dans son article, comme dans sa thèse consacrée au Cinéma français et les écrivains, histoire d’une rencontre (AFRHC / École des Chartes, 2003), l’illustre parfaitement. Il en est de même pour les autres métiers dont les racines s’allongent jusqu’aux champs voisins, et qui ne peuvent donc être étudiés avec une visée strictement « cinéma ». C’est le cas évidemment du décorateur, venu du théâtre, et analysé dans ce numéro par Jean-Pierre Berthomé. Tout l’enjeu, dans ce cas, est de comprendre comment, à quel moment, à quel rythme et dans quelle mesure le décorateur de théâtre devient décorateur de cinéma. Il en va de même pour le « compositeur de musique pour films », étudié par Séverine Abhervé et qui peine à devenir « compositeur de cinéma », sans doute à cause de l’absence de toute normalisation dans les tâches qui lui incombent ou des difficultés à vivre de cette seule pratique. C’est donc bien dans ce « du cinéma » que se joue, selon nous, l’un des enjeux principaux d’une réflexion historienne sur les professions, surtout lorsqu’on étudie ces premières décennies où s’inventent les figures principales qui composent encore aujourd’hui l’équipe technique. Ainsi, le paradoxe (peut-être) et la difficulté (surtout) tiennent à ce que ce mouvement de professions déjà instituées vers le cinéma, pour devenir des professions de cinéma, ne peut être compris, à l’intérieur du cinéma (notre discipline), qu’en décentrant un peu notre point de vue, du côté d’autres pratiques que la nôtre (donc la musique, la littérature, le théâtre, etc.). Ce qui signifie aussi qu’il convient de considérer cette catégorisation « métiers du cinéma » comme un outil artificiellement construit et dont il faut, chaque fois, réinterroger la pertinence des termes, voire l’existence. Bref, envisager ce cadre pour ce qu’il est : la circonscription d’un objet mais surtout un regard, une méthode.

4 Précisons d’emblée que notre conception des « métiers du cinéma » ne s’arrête aucunement à la seule équipe de tournage. Bien au contraire – et nous suivons en cela Howard Becker dont l’entreprise fut justement de décloisonner la vision habituelle des « mondes de l’art » –, nous englobons volontairement l’ensemble des partenaires qui interviennent, de près ou de loin dans la construction de l’œuvre cinématographique, du fabricant de caméra jusqu’au critique. Notre sommaire présente certes des études consacrées prioritairement aux métiers du tournage, aux acteurs, aux employés et ouvriers des studios, mais on aurait pu y trouver une étude socio-historique des critiques, comme nous aurions aimé pouvoir proposer de semblables analyses consacrées aux costumiers, metteurs en scène ou maquilleurs.

5 Et puisque nous évoquons les « manques » de ce volume, pensé avant tout comme les prémices d’une réflexion à développer, il nous faut reconnaître que la question de la division des tâches entre les collaborateurs, les assistants, etc., sera ici assez peu présente, sinon de manière ponctuelle. Pourtant, comme d’autres secteurs professionnels, le monde du cinéma se caractérise par un mouvement perpétuel de division (jusqu’à l’émiettement) ou de concentration (parfois pour des raisons budgétaires, d’autres fois pour suivre une idée de la pratique cinématographique) des activités et par leur redistribution incessante (qui peut d’ailleurs résister à l’analyse, surtout lorsque celle-ci se fixe une vaste période d’exploration). En vertu de

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l’interdépendance des segments professionnels, l’apparition d’une nouvelle profession, d’un nouveau collaborateur, se réalise au détriment d’un autre poste. Ce volume aborde cette question, notamment à partir de l’exemple des ingénieurs du son traité par Martin Barnier : une innovation technique engendre l’apparition de nouvelles charges qu’il convient de répartir et qui peuvent empiéter sur d’autres (l’enregistrement du son devenant, pendant quelques temps, prééminent par rapport à celui de l’image). Dans la lignée des travaux d’Andrew Abbott, convaincu de l’interdépendance entre l’histoire des professions et la conquête de nouvelles aires de compétences, il nous semble que la description très concrète des travaux accomplis et l’organisation matérielle du travail à telle date, dans tel contexte – ainsi que le proposent d’ailleurs plusieurs auteurs du numéro – constituent un élément nécessaire à une réflexion qui vise à cerner l’historicité des métiers du cinéma. En effet, ce travail d’exploration permet non seulement d’apprécier avec précision les transformations d’une profession, les enjeux d’une reconnaissance technique ou artistique, mais aussi d’appréhender l’écart entre, d’une part, la réalité des tâches effectuées par tel individu à tel poste et, d’autre part, les discours normatifs qui déclinent les savoir-faire et savoir-être liés à l’exercice d’un métier. Cet écart se révèle essentiel pour entrevoir la possible hétérogénéité d’un groupe professionnel et pour problématiser le compromis, chaque fois renouvelé, entre la singularité d’un projet de création cinématographique et la dimension industrialisée, normée des méthodes de fabrication. La place ainsi accordée par Jean-Pierre Berthomé à Hugues Laurent permet de mieux saisir ce que ce décorateur a apporté à la connaissance du métier de décorateur tel qu’il a pu être exercé au début du XXe siècle, tout en nous rappelant la difficulté à généraliser au sujet de l’exercice d’un métier à partir d’une expérience et d’une mémoire singulières. Cette sur-présence de quelques pratiques particulières, rendues incontournables par l’absence d’autres témoignages, induit le risque de retomber dans une perspective auteuriste, seulement déplacée des catégories habituelles (metteurs en scène) vers d’autres métiers, moins connus et que l’on est donc d’autant plus enclin à panthéoniser4.

Territoire et frontières

6 On le voit : le territoire qui s’étend devant le chercheur désireux d’étudier l’histoire des professions est d’une imposante vastitude. C’est pourquoi des limites géographiques et chronologiques s’imposaient. Le choix de circonscrire nos études au cas français n’est pas seulement une question de disponibilité des sources. L’histoire juridique, socio- économique et politique du pays, et plus particulièrement du travail en France (histoire syndicale, des conditions de travail et d’embauche), dessine les contours d’un contexte singulier : les travaux de Charles Boriaud et Morgan Lefeuvre l’illustrent avec précision. Pour autant, les représentations et discours sur le cinéma français et, partant, la manière dont il est possible d’envisager l’organisation de la production ne peuvent être compris si l’on extrait l’histoire de ces professions des rapports de force, fascination et rejet, qui lient le cinéma français au cinéma nord-américain et de la manière dont il interprète ce modèle.

7 En ce qui concerne les bornes chronologiques, il aurait pu sembler légitime de s’en tenir à une période limitée. Il y a néanmoins une logique à se saisir d’un gros bloc d’une cinquantaine d’années, en dépit, aussi, d’une tendance certaine de la nouvelle histoire du cinéma à travailler sur des micro-périodes. Pour autant, les contributeurs de ce

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volume ont pu choisir de traiter en priorité d’une période plus réduite, à l’échelle d’une sous-partie, voire de l’article entier : c’est le cas par exemple de Charles Boriaud. Du point de vue du numéro, le choix d’écarter ainsi les parenthèses temporelles constitue pour nous une manière d’affirmer que l’histoire des métiers du cinéma ne saurait être plaquée sur les rythmes qui, selon les recherches récentes, scandent la chronologie du cinéma. Il est évident, par exemple, que l’opposition entre période « des attractions monstratives » et époque de « l’intégration narrative », ou entre « cinématographie- attraction » et « cinéma-institution », si elle peut avoir une pertinence lorsqu’on s’intéresse aux films, ne fonctionne pas dès lors qu’on étudie ceux qui font les films. Comme le montrent les études de ce numéro, les premiers temps du cinéma, du strict point de vue de l’organisation sociale de cette industrie, continuent en France au moins jusqu’au début des années 1920, voire l’arrivée du parlant. C’est en effet tardivement que l’apport des différentes professions à la création cinématographique commence à être reconnu : à la phase d’émergence d’une série de métiers techniques (grosso modo les quinze premières années du cinéma) succède une phase d’opacité durant laquelle le travail effectué reste finalement peu nommé, en dehors de quelques postes déjà définis par Georges Méliès en 1907 et Émile Kress dans ces conférences de 1912-19135, et dont la réalité des tâches demeure imprécise et imprécisée. Suit enfin une autre période où, bien qu’identifiées, ces métiers ne sont encore guère structurés et peinent à intégrer un processus de professionnalisation propre au monde cinématographique : pas ou peu de formations, d’organisations syndicales, etc. Certains métiers, pourtant, agissent activement en ce sens : c’est le cas des opérateurs de projection (étudiés en France par Jean-Jacques Meusy6), qui réclament ardemment la mise en place d’un brevet professionnel. Ils y voient la garantie d’une compétence indispensable pour la bonne sécurité de la salle, en même temps que la possibilité de contrôler l’accès à la profession. Mais, au final et en dehors du cas des opérateurs de projection, autrement plus puissants et nombreux que bon nombre de groupes professionnels impliqués dans la production, seules les professions « héritières » et ayant conservé d’étroits liens avec une corporation préexistante tels les écrivains, les journalistes ou les compositeurs bénéficient de cadres organisationnels et de moyens de pression. Les industriels, grands éditeurs et exploitants ont su, eux, très tôt se grouper (au sein, par exemple, de la « Chambre syndicale de la Cinématographie et des industries qui s’y rattachent » ou du « Syndicat des directeurs de cinématographes ») pour résoudre ensemble les problèmes qui se posent au sein de cette industrie. Concernant la majorité des autres métiers, génériques, presse corporative et annuaires professionnels fournissent certes une liste (restreinte) de noms, mais ces noms restent souvent sans corps, sans histoire, et la règle de l’anonymat d’un grand nombre de travailleurs, des studios ou des usines, continue de s’imposer. Il faudra attendre le premier conflit mondial pour voir apparaitre dans les colonnes de la presse professionnelle le nom d’un grand nombre de travailleurs, morts ou blessés au combat : la guerre favorise une nouvelle répartition des honneurs et les industriels ne manquent pas de souligner ainsi les efforts de guerre effectués par la corporation cinématographique. Le choix de poursuivre au-delà du passage au parlant est donc logique en ce qu’il permet d’aller jusqu’au moment de disparition de l’anonymat, et constitue aussi une manière d’affirmer notre conviction que la naissance des « métiers du cinéma » ne s’arrête évidemment pas avec le passage au sonore. Il suffira d’évoquer l’histoire des mixeurs, des sound-designers ou encore l’évolution des métiers de la post-production pour s’en convaincre.

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8 L’anonymat qui présida si longtemps aux destinées des techniciens rend aujourd’hui très difficile le travail des chercheurs. On comprend mieux, d’ailleurs, à la lecture des travaux réunis dans ce volume, le faible nombre de recherches sur ce sujet, en France : la nécessité d’inventer des sources, l’obligation de recouper une multitude de témoignages secondaires pour espérer débusquer une information exacte, expliquent sans doute en partie que ce champ ait engendré si peu d’études. Il s’agit en effet indéniablement d’un type de recherches qui devient plus facile, ou du moins faisable, lorsque l’on possède déjà une vaste connaissance autour du sujet et de la période, et qu’on sait donc à peu près où aller chercher : les études présentes d’Alain Carou, de Martin Barnier et de Jean-Pierre Berthomé le prouvent puisqu’elles sont l’occasion pour chacun d’un retour sur des thèmes de prédilection, qui se nourrit de connaissances acquises antérieurement sur des sujets connexes.

9 Cette difficulté à trouver des sources, qui vaut pour presque tous les textes de notre numéro, nécessite que nous nous arrêtions un peu, en préambule, sur le peu de visibilité publique qu’ont eu pendant longtemps les métiers du cinéma en France. Ils demeurent en effet dans le plus total anonymat durant les quinze premières années du cinéma, en toute logique : le cinéma français se pense alors avant tout comme une industrie7, à l’égale des autres industries dans lesquelles il ne viendrait à l’esprit de personne de nommer les différents exécutants. C’est l’époque de la prééminence de la marque et l’éditeur incarne par conséquent la seule signature possible. Cette situation commence à changer avec les premières productions de films d’art et du Film d’Art8, notamment parce que les affiches désignent ponctuellement un décorateur, un costumier. Mais celui-ci n’est signalé le plus souvent que lorsque son nom est censé apporter une valeur ajoutée à la production, et en particulier lorsqu’il fonctionne comme une caution artistique. Ainsi se met en place une sorte de tension dialectique entre caractère industriel et artisticité du cinéma qui explique en partie cette obscurité des métiers pendant une bonne trentaine d’années. La mise en avant du / des techniciens est perçue généralement comme risquant de renvoyer le cinéma à la sphère industrielle (ou à tout le moins à une pratique collective éloignée de ce que sont les arts institués), à une époque où les débats s’enflamment autour de la reconnaissance du cinéma comme art. Dès lors, les noms qui apparaissent (d’abord les metteurs en scène et les auteurs, évidemment, parce que gages d’artisticité, puis quelques techniciens) ont pour fonction de contribuer à rabattre le cinéma du côté de l’art : ainsi, lorsqu’ insiste pour créditer son chef opérateur et sa monteuse au générique, dès la fin des années 1910, il le fait plus ou moins au nom d’une conception du cinéma comme art visuel reposant principalement sur le montage.

10 Le passage au parlant paraît constituer sur ce point une époque de transformations importantes, pour plusieurs raisons : l’arrivée de nouveaux métiers (voir évidemment l’article de Martin Barnier sur les ingénieurs du son) modifie les pratiques, même existantes (notamment le montage), si bien qu’il peut sembler nécessaire de répartir officiellement les rôles dans les génériques. De plus, il constitue en France un moment de ré-industrialisation, du moins en ce sens qu’il limite singulièrement les pratiques cinématographiques « marginales » (exemple souvent repris, à commencer par Bardèche et Brasillach, de l’impossibilité à tourner, dans le système industriel du parlant, des films comme Nogent, eldorado du dimanche ou À propos de Nice). Ce phénomène participe, chez certains, d’un début de repolarisation de la notion d’« industrialisation » qui acquiert dès lors une connotation positive : un bon film

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parlant, c’est aussi un film bien « usiné », pourrait-on dire, et la présence signalée de tel et tel technicien devient la preuve de cette « qualité »9. Ajoutons que ce passage au parlant se caractérise par une rencontre, voire un mélange, des pratiques de création cinématographique française et américaine (voir, dans ce volume, notamment les textes de Martin Barnier et de Morgan Lefeuvre) et il n’est pas impossible que les techniciens français aient bénéficié ainsi de la reconnaissance qui entoure déjà leurs homologues américains. D’ailleurs, les États-Unis voient apparaître dès les années 1930 leurs premiers ouvrages consacrés aux métiers du cinéma, qui serviront de références explicites à des livres français édités ultérieurement : Bardèche et Brasillach, par exemple, évoquent We Make Movies, « l’excellent livre où Miss Nancy Naumburg a rassemblé vingt études de collaborateurs d’Hollywood »10, également cité dans sa traduction française par de nombreux commentateurs après-guerre, à commencer par Pierre Leprohon11, tandis que Sadoul se réfère à « la Technique du Film, recueil collectif publié, en 1937, par seize artistes et spécialistes de Hollywood. Traduction française éditée par Payot en 1939 »12. Et c’est peut-être aussi à la suite du modèle américain que les métiers du cinéma, en France, se structurent, se socialisent, en particulier avec la constitution de syndicats (voir les textes de Morgan Lefeuvre et de Charles Boriaud). Les années 1930 constituent plus généralement, du point de vue de l’histoire du travail, une décennie centrale, d’abord en raison de la crise économique, puis en raison des acquis du Front populaire (c’est dans cette perspective que nous présentons quelques documents sous le titre « question de genre », consacrés au travail des femmes dans les années 1930). La mise en place des premières conventions collectives, dont on espère un jour une étude génétique, constitue une étape décisive dans l’histoire des définitions et représentations des métiers du cinéma. Aux côtés des discours de vulgarisation et des archives de production, cette liste très précise et détaillant le rôle de chacun propose un instantané officiel de l’ensemble des postes de l’équipe du tournage et des tâches qui incombent à l’un ou à l’autre.

11 Cette forme d’avènement à la visibilité des « métiers du cinéma » se parachève en quelque sorte au sortir de la guerre, au point que la question des professions occupe alors une place très importante dans les discours sur le cinéma (discours contre lequel se positionneront les jeunes critiques des Cahiers du cinéma dans les années 1950, non sans quelque mauvaise foi). Ces « métiers du cinéma » sont alors désignés et reconnus comme tels, en même temps qu’ils font l’objet d’une vision à la fois idéalisée, normative, très restrictive. Et c’est donc logiquement à cette époque que débute une forme d’historiographie des professions, dont ce volume prend lointainement la suite.

12 Comment comprendre cette importance à la fin des années 1940, qui justifie à elle seule le choix de notre périodisation ? Elle tient sans doute à la transformation majeure vécue alors par le cinéma français : sa mise en concurrence brutale avec le cinéma américain, après cinq années durant lesquelles il ne fut confronté, pour l’essentiel, qu’au cinéma allemand. La signature des accords Blum-Byrnes et de l’arrangement qui concerne le cinéma en mai 1946 déclenche une inquiétude générale13, dont les premiers signes sont apparus avec la Libération. Se met alors en place un discours qui tend à singulariser le cinéma français face à son concurrent américain. Dans cette perspective, tous ceux qui ont fait l’expérience du mode de production américain sont appelés à témoigner, comme le furent d’ailleurs, au sortir du premier conflit mondial, , Henri Diamant-Berger, Henry Roussel, Germaine Dulac, Abel Gance, après leurs voyages outre-Atlantique. Ainsi , lors de son retour, dans une

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interview considérée sans doute comme tellement exemplaire qu’elle est reprise (sans citer la source) dans l’un des principaux livres français sur les métiers du cinéma : C’est qu’à la parfaite organisation du travail américain correspond une conception du rôle du réalisateur qui n’est pas toujours en accord avec notre sens national d’un art plus individualisé, d’une création qui participe toujours un peu de notre goût artisanal instinctif, de notre vieil esprit du travail personnel. En Amérique, en effet, même pour les hommes qui jouissent déjà d’une renommée certaine et qui ont fait la preuve de leur talent – un Victor Fleming ou un Jack Conway, par exemple, qui touchent 3, 4 ou 5 000 dollars par semaine – le travail de réalisation se réduit exactement à la mise en scène, c’est-à-dire à un travail technique d’exécution. Ils peuvent être d’excellents techniciens, sans être en rien des créateurs.14

13 Par ces mots, Duvivier ne fait pas que tisser un lien avec le cinéma français d’avant- guerre (celui qui concevait la création comme un « travail personnel »), il embraye sur le nouveau discours caractérisant le cinéma français d’après-guerre, jusque dans ses ambiguïtés. Car ce cinéma américain est tout à la fois un concurrent jugé inférieur sur le plan strict de l’art (à cause de son mode production) et un modèle à atteindre sur le plan de l’efficacité (grâce à son mode de production). Certains textes consacrés aux métiers du cinéma français l’admettent assez clairement : Les Américains, hommes d’affaires pratiques et raisonnés, ont compris depuis longtemps qu’un film exige une direction énergique et effective, et ont créé le poste de « producer », qui correspond sensiblement à celui de directeur de production. Ils sont arrivés à considérer celui-ci comme le véritable « chef de collaboration » puisqu’il réunit entre ses mains les divers artisans d’une production, qu’il s’agisse des acteurs, des techniciens ou du personnel subalterne. (…) Nous avons en France, depuis très peu de temps, quelques « producers » ; mais, à mon humble avis, ils ne possèdent pas les moyens, la liberté d’action et aussi les connaissances de leurs confrères américains.15

14 La promotion des métiers du cinéma telle qu’elle s’opère après-guerre répond donc à un double impératif : montrer que le cinéma français a compris la leçon de la rationalisation américaine et suggérer que, nonobstant cette rationalisation, il maintient un niveau d’artisticité supérieur à son concurrent. Dès lors, on passe durant cette période à une survalorisation de chacun des métiers, alliant mise en avant d’un savoir-faire inégalé et inégalable, et revendication d’une dimension artistique dans chaque tâche. Certes, ce type de discours débute avant même la signature des accords Blum-Byrnes, pendant leur négociation. La galerie de portraits offerte par l’édition de 1946 du Livre d’or du cinéma français en fournit un exemple parfait, valorisant une poignée de collaborateurs et leur signature : le Livre d’or présente ainsi non seulement des textes de leur plume, un portrait photographié de chacun d’eux mais chaque texte se termine par la reproduction en fac-similé des signatures manuscrites de l’opérateur Matras, du décorateur Aguettand, du compositeur de musique Georges van Parys, du dialoguiste Marc-Gilbert Sauvajon, etc.

15 Autre exemple, celui du créateur de costumes Annenkoff qui affirme en avril 1946, que « le décorateur et le costumier ne sauraient être simplement les exécutants du metteur en scène », allant même jusqu’à estimer que « le costumier (…) est une sorte de metteur en scène en second ». Dans le même temps, il explique la spécificité de sa fonction, « pas comparable à celle d’un costumier de théâtre »16. On retrouve ce même souci de singularisation lorsqu’il s’agit de définir le travail du comédien de cinéma. En effet, à la différence de ce qui se passait dans les années 1920 (période que décrit parfaitement

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Myriam Juan dans son article), il n’est plus question d’envisager une formation comparable à celle du comédien de théâtre : La formation du comédien de théâtre est totalement différente de celle du comédien d’écran. Pour l’un, il s’agit d’obtenir la multiplication des sentiments, une extériorisation nécessaire à la scène. L’autre, au contraire, doit rechercher la soustraction des effets, car la caméra enregistre tout et, sur l’écran, le moindre geste prend des proportions démesurées.17

16 Cependant le phénomène s’amplifie après la signature de l’arrangement Blum-Byrnes. On voit alors Cinévie lancer une série de témoignages sur les métiers du cinéma (par exemple « Les souvenirs de Charlotte Pecqueux », script-girl, en plusieurs livraisons, à partir du n° 68 du 14 janvier 1947, puis trois maquilleurs à partir du n° 83, du 29 avril 1947, qui bénéficient tous de la quatrième de couverture en couleurs), à laquelle s’ajoute une succession de brèves vignettes intitulée, là encore de manière très révélatrice, « Entrée des artistes » (« Le régisseur » dans le n° 69 du 21 janvier 1947, « Le chef électricien » dans le n° 71 du 4 février 1947, etc.). À une époque où l’on croit à une différenciation globale entre le cinéma américain, plutôt portée sur la fantaisie, et le cinéma européen, plutôt réaliste, ces ensembles d’entretiens permettent d’affiner peu à peu l’entremêlement entre savoir-faire et artisticité, autour de la notion de « vérité » : L’observation (…) seule peut donner cette chose qui doit être la préoccupation constante du maquilleur : la vérité. Cette vérité que cherche toujours le spectateur, parce que la vérité, c’est la vie et que c’est cette vie qu’il exige des personnages de fiction qu’on lui met sous les yeux.18

17 Il convient ici de rappeler, autour de 1947-1948, un autre contexte, moins visible mais qui a probablement joué son rôle dans ces discours : il s’agit de la genèse de la loi sur le droit d’auteur qui ne verra le jour qu’une dizaine d’années plus tard. La constitution de cette « loi de consensus »19 repose sur la consultation de l’ensemble des professionnels, invités dans cette seconde moitié des années 1940 à prendre position et certains (les opérateurs par exemple) doivent alors décider si, oui ou non, ils intègrent la liste restreinte des coauteurs de l’œuvre cinématographique. Nous ne savons pas s’il existe des archives relatant les débats et prises de position des membres des groupes professionnels concernés et il est probable que tous les métiers ne furent pas amenés à statuer sur cette question qui impliquait autant des considérations socioculturelles qu’économiques (statut de salarié).

18 Enfin, l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, qui entend former à quelques- uns des principaux métiers du cinéma, incarne parfaitement ce changement important dans le discours sur les professions du cinéma français. Auparavant, ce type de formations était assuré seulement par quelques écoles privées, plus ou moins reconnues (voir l’article de Myriam Juan qui évoquent les « écoles » d’acteurs), des associations d’enseignement technique (telle l’Association philomatique) et surtout l’École technique de photographie et de cinématographie, fondée au milieu des années 1920 pour former des opérateurs de prise de vues (avec laquelle l’IDHEC entre en concurrence directe), ou encore par l’enseignement à distance : voir par exemple cette école universelle du cinéma par correspondance, dont il est question dans le document intitulé « Leçon de cinéma par Robert Jules-Garnier », qui se propose déjà de former à « l’ensemble » des métiers du cinéma.

19 Après-guerre, au sein de l’IDHEC et jusque dans les colonnes de sa revue, on accentue le souci de rationalisation, en montrant par exemple comment se répartit avec méthode et rigueur le travail sur un plateau20. Il faut dire que l’Institut s’est fixé justement

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comme but de « professionnaliser » le cinéma français et tout le monde convient de cette nécessité, dans ce contexte si particulier : Il y a presque autant de façons de faire un dépouillement qu’il y a d’assistants. Cependant, grâce à l’existence de l’Institut des Hautes Études, on peut espérer arriver à rationaliser, codifier et normaliser ce travail important.21

20 En toute logique, les propos des professionnels témoignent pour la plupart d’une volonté de normaliser, effectivement, leurs pratiques, en érigeant des règles intangibles : « La script doit avoir noté ou conservé en mémoire chaque mouvement »22 ; « Le but d’un bon montage est de donner une impression de continuité avec des plans tournés séparément dans des conditions différentes (…) »23 ; « Si le rythme est question de talent, le montage proprement dit obéit à certaines règles essentielles, dont la première est qu’une même séquence doit respecter la chronologie »24 ; etc. Au risque de donner une vision asséchée, mécanisée (on ne dit pas « américanisée » mais on le pense visiblement très fort) des métiers et de la création cinématographique. Inévitablement, ce risque se trouve imputé à l’IDHEC, comme en témoigne ces quelques lignes très ironiques : Aujourd’hui, Dieu merci, la carrière des jeunes cinéastes ne s’ouvre plus sous le signe du hasard ! On ne pénètre plus dans un studio sans se trouver nanti d’une bonne douzaine de diplômes attestant qu’on a reçu de M. Marcel L’Herbier un enseignement qui assure une initiation complète à tous les secrets de la mise en scène en même temps qu’à tous les mystères de la dramaturgie. Une grammaire de M. Berthomieu, qu’il suffit d’apprendre par cœur, confère aux plus obtus une connaissance lumineuse, totale, instantanée des mêmes matières, si bien que de toute évidence la nouvelle génération de cinéastes ne connaîtra ni les errements, ni les erreurs, ni les pertes de temps, ni les découragements dont nous avons souffert, nous qui débutâmes à « l’école du Grand-Guignol » et qu’elle comptera dans ses rangs au moins dix Grémillon et vingt Prévert. Peut-être même – qui sait ? – un nouveau L’Herbier, un second Berthomieu…25

21 C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre aussi l’importance montante de la notion de « qualité ». À cette époque, elle paraît moins recouvrir un savoir-faire technique qu’une capacité à transcender ce dernier pour accéder à l’art. La nuance est importante, puisque le cinéma souffre alors de la remise en cause de son statut d’art, trop ancré qu’il serait (selon certains) du côté d’une reproduction mécanique du réel. Ce phénomène participe d’ailleurs à cette remise en cause, en favorisant la reprise (dans ce contexte juridique déjà évoqué de préparation de la loi sur le droit d’auteur) de « la querelle “ Qui est l’auteur d’un film ? ” [de] celle du cinéma “ art d’un individu ou d’une équipe ” »26 : si tout collaborateur est un artiste, le metteur en scène mérite-il d’être désigné artiste principal parmi les autres artistes ? La reconnaissance des métiers du cinéma a ainsi pour conséquence une certaine minoration du statut du metteur en scène, au point que chacun se trouve parfois placé sur le même plan : En face de la concurrence redoutable des films étrangers, le film français ne pourra lutter et poursuivre sa carrière que s’il apparaît comme la somme véritable de toutes les qualités françaises. L’originalité et la valeur de nos techniciens, de nos écrivains, de nos artistes, de nos musiciens, sauront s’affirmer sur les écrans par des témoignages indiscutables.27

22 Cette visibilité inédite des métiers du cinéma débouche donc sur une situation totalement nouvelle et instable. Celle-ci provoque des tensions inattendues qui, pour êtes réglées, appelle à une reconfiguration des discours sur le cinéma. De fait, les façons de parler du métier et des métiers du cinéma changent. À la métaphore de la construction d’une cathédrale pour illustrer la dimension collective du tournage

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(même si on la croise encore parfois, par exemple sous la plume de Leprohon) se substitue l’analogie avec le corps d’armée. On évoque dorénavant, à la place de l’équipe, « l’état-major d’un film »28, ce qui a le mérite de ramener clairement chaque métier à sa fonction du moment : la guerre artistique et économique contre le cinéma américain. Cette modification du discours constitue un symptôme exemplaire de la transformation que connaissent alors les professions du cinéma au niveau de leur reconnaissance. Incontestablement, sur le plan de l’organisation sociale du cinéma français, « nous entrons maintenant dans un autre âge »29. S’achève donc une période pour l’histoire des métiers de cinéma, dont ce volume veut modestement esquisser l’histoire.

Ancrages historiographiques

23 Les années suivantes paraissent se caractériser par un certain reflux de l’intérêt pour les métiers du cinéma : la cinéphilie triomphante reconstruit le mythe du metteur en scène comme seul véritable auteur et renvoie ainsi la part créative des techniciens dans l’ombre. Cependant, cette cinéphilie produit aussi une longue, riche, et surtout systématique, série d’entretiens qui permettent en retour, sinon la valorisation de l’ensemble des travailleurs du film, tout au moins la réapparition des collaborateurs. Ces derniers sont d’abord cités par les metteurs en scène interviewés, puis, dans un second temps, les collaborateurs des « grands auteurs » bénéficient à leur tour d’entretiens, qui offrent, comme autant de cercles concentriques encadrant le geste créateur, une autre perspective sur la genèse des œuvres. Ainsi, lorsque Pialat déclare en 1973, avec provocation et après avoir minimisé l’apport du scénariste René Wheeler à l’intrigue de la Maison des bois (1971) : « Le cinéma est un art solitaire. Derrière chaque film, il y a un nom, un seul. Pourquoi voulez-vous que je collabore avec des techniciens que je méprise profondément dans l’ensemble, à l’exception de gens comme Almendros ou Raymond Adam qui s’intéressent à mon travail ? »30, il n’en reste pas moins que les noms de collaborateurs sont cités et d’autant plus mis en valeur qu’ils sont présentés comme des exceptions. Il serait probablement fructueux d’étudier les modes d’apparition et de citation des collaborateurs dans les propos des metteurs en scène et acteurs des années 1960-1970 afin de percevoir si et comment ces mêmes hommes deviennent, à leur tour, objet d’attention. Pour autant, les entretiens restent généralement dépendants d’une perspective auteuriste qui vise à comprendre comment fonctionne une œuvre préjugée cohérente, mais ce n’est pas le moindre des paradoxes d’affirmer que la politique des auteurs a permis la ré-émergence de « grands » collaborateurs de création avec ce cercle élargi d’auteurs. La tendance se confirme dans les années 1970-1980 avec l’arrivée de nouveaux critiques, passionnés par ces questions, et qui proposent, notamment au sein des revues Positif, Cinématographe ou CinémAction des entretiens avec des décorateurs, scénaristes, compositeurs, chefs opérateurs, ingénieurs du son, chefs costumiers, etc.

24 Bénéficiant des nouvelles techniques d’enregistrement magnétique du son, les entretiens qui paraissent dans les revues spécialisées rejoignent clairement l’idée, revenue au goût du jour (avait-elle véritablement disparu ?) d’écrire une histoire orale du cinéma. En 1968 paraît The Parade’s Gone By de Kevin Brownlow 31. L’ouvrage vise à « recréer l’atmosphère et les grandes réalisations de cette époque [le cinéma muet] à travers les souvenirs de ceux qui l’avaient vécue et créée »32. L’attention portée par l’historien-documentariste-collectionneur-monteur à la formation des cascadeurs, par

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exemple, la mention des conditions de labeur des menuisiers anonymes, comme le souci de présenter les étapes du travail de l’opérateur marquent, à bien des égards, une étape-clé dans l’historiographie des métiers du cinéma. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, l’American Film Institute lance le « Louis B. Mayer Oral History Project », équivalent américain de l’ancienne Commission de Recherche Historique, à savoir une vaste collecte d’entretiens menés avec des gens du cinéma. Toujours aux États-Unis, en 1974, paraît Hollywood Speaks : an Oral History pour lequel Mike Steen rassemble les témoignages de plus d’une vingtaine de collaborateurs (monteur, producteur, metteur en scène, scripte, costumière, directeur de la photographie, chef décorateur, etc.). Ces histoires orales posent toutes la question, en creux, de l’équilibre entre le singulier et le collectif : s’agit-il de proposer le portrait d’un métier à travers une voix (et, dans ce cas, sur quels critères choisir cette unique voix : la représentativité, la carrière exemplaire, le fait d’être en vie, celui de savoir manier la langue ?) ou bien, comme a pu le faire Brownlow pour certains métiers, multiplier les points de vues et les parcours, croiser les discours de la presse et les entretiens afin de faire émerger une vision du métier ? C’est probablement dans les mises en série, effectuées et synthétisées par Kevin Brownlow, mais également dans les dictionnaires et filmographies thématiques, qu’on trouvera le point de départ d’une perspective historique des « grands » collaborateurs. L’établissement progressif et la diffusion des filmographies devraient faire l’objet d’une étude à part entière33 ; elles témoignent, comme les modalités d’apparition au générique (début ou fin, carton seul ou non, taille des lettres, définition, etc.), d’une étape dans la prise de conscience que ces professionnels sont liés à une carrière, sinon à une œuvre. Les années 1970-1980 marquent l’essor de ces filmographies et dictionnaires, d’abord au sein des revues mais publiés aussi, bientôt, dans des ouvrages entièrement consacrés à « l’art » de tel ou tel collaborateur.

25 Les collaborateurs participent plus activement à cette nouvelle représentation historique du métier dont la colonne vertébrale serait structurée autour de l’histoire des techniques, comme celle des « grands » films et individus. On peut distinguer, pour le cas des opérateurs, ce qui relève de l’autobiographie, d’une histoire des « grandes personnalités » appartenant à une profession établie et reconnue – le récit s’insère alors dans le cadre préétabli d’une histoire de l’art cinématographique déjà écrite – et, enfin, ce qui relève d’une présentation normative ou d’une tentative de théorisation des pratiques techniques et artistiques liées à l’exercice d’un métier. Témoin de cette dernière catégorie, la luxueuse publication d’Henri Alekan, Des lumières et des ombres (1991). Côté biographies, des mémoires de Billy Bitzer (1973) à celles de Feddie Young et d’Henri Alekan (1999), en passant par celles de Nestor Almendros (1980) et d’Alain Douarinou (1989), les (chefs) opérateurs offrent alors un regard subjectif sur leur vocation, leur trajectoire professionnelle, les rencontres importantes qui jalonnent leur filmographie.

26 C’est aussi, pour ces directeurs de la photographie, l’occasion de contribuer à transmettre, historiciser et théoriser un art et un métier qu’ils sont, par ailleurs, bien souvent amenés à enseigner au sein des écoles. Citons, pour le cas des opérateurs, l’ouvrage de Marc Salomon (chef opérateur), Sculpteurs de lumière : les directeurs de la photographie paru en 2000 à l’occasion d’une exposition de photographies au sein des locaux de la Bifi et les publications de l’AIC, association italienne des chefs opérateurs ou de l’association européenne Imago34. Biographies ou « histoire de l’art du métier »

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participent d’une même prise de conscience de l’historicité de leur propre métier, de l’importance de se doter d’un passé comme du désir d’en sauvegarder la mémoire.

27 Rendues possibles par cette nouvelle visibilité, ces publications s’affichent néanmoins paradoxalement (en apparence tout au moins) comme des moyens de pallier des silences : il en est ainsi de Jacques et Max Douy qui souhaitent rendre compte d’un « travail d’équipe mal connu, trop négligé par les historiens du cinéma et par les journalistes spécialisés »35. Ce qui définit l’ensemble de ces publications, c’est la tension qui y préside entre les définitions génériques et normatives du métier mais déjà nourries d’une certaine conception du métier comme du cinéma (il suffit pour s’en convaincre de comparer les définitions proposées par Alekan et Almendros du métier de chef opérateur) et l’expérience singulière de tel ou tel individu.

28 Ces efforts de publication, qui sont loin de concerner l’ensemble des travailleurs de l’industrie cinématographique, s’expliquent, entre autres, par l’entrée du cinéma à l’université, sa « mise en Sorbonne » ayant progressivement légitimé l’art et surtout l’industrie cinématographiques comme objet d’étude. Par ailleurs, le développement des formations aux divers métiers du cinéma, publiques (IDHEC-Fémis, ETPC-Louis Lumière, BTS, etc.) ou privées, ont favorisé la publication d’écrits visant à présenter un panorama des métiers du cinéma. Dès lors, les métiers du cinéma sont assez logiquement envisagés essentiellement au présent, sur le mode du discours professionnel ou professionnalisant36.

Héritages : la sociologie du travail artistique, l’histoire économique et sociale, et les Gender Studies

29 En dehors de cet ancrage dans une histoire orale, parfois biographique, qui a véritablement permis le renouvellement de l’intérêt pour les métiers du cinéma, la collecte d’informations inestimables et, parallèlement ou un peu plus tard, l’écriture d’une histoire de l’art du décor, de la lumière ou des costumes, l’histoire des métiers du cinéma est l’héritière directe d’au moins trois autres courants historiographiques.

30 Le premier concerne la sociologie du travail artistique. En France, la première moitié des années 1980, avec les travaux de Raymonde Moulin, le numéro spécial de Sociologie du travail (n° 4, 1983) consacré aux « professions artistiques » et le défi lancé par Eliot Freidson traduit en français en 1986 dans la Revue française de sociologie37, semble constituer le moment d’émergence d’une série d’études qui se poursuivent encore aujourd’hui et dans lesquelles s’illustrent, entre autres, Nathalie Heinich sur l’apparition de l’artiste, Pierre-Michel Menger sur les comédiens ou l’intermittence, ou Florent Champy à propos des architectes. Ces auteurs ont problématisé des questions essentielles portant, par exemple, sur les formations artistiques, les cultures de métier, la sociologie de la reconnaissance ou de l’admiration, les modalités d’embauche et notamment l’intermittence, etc., et ce sont toutes ces questions que doivent se réapproprier les historiens. Les frontières entre la sociologie et l’histoire se révèlent d’ailleurs fort poreuses, et de nombreux écrits se trouvent à la croisée de ces perspectives ; l’analyse des bibliographies en témoigne. Dans le domaine qui nous occupe, on peut citer les travaux de Camille Gaudy qui propose une plongée socio- anthropologique et genrée, au sein d’un tournage actuel38, l’analyse de Dominique Pasquier consacrée aux Scénaristes et la télévision : approche sociologique (Nathan/INA,

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1995) et celle, à la croisée de plusieurs disciplines, d’Emmanuel Grimaud, Bollywood Film Studio ou comment les films se font à Bombay (CNRS 2003). Enfin, citons l’ouvrage récent de Kristian Feigelson, la Fabrique filmique : métiers et professions, paru chez Armand Colin (2011). L’auteur vise à rendre compte des grandes questions que posent les sociologues aux professions, de la spécificité du milieu cinématographique, et présente tout particulièrement le métier de directeur de production.

31 Les deux autres héritages que nous souhaitons mettre ici en valeur pour comprendre d’où vient cette histoire des métiers sont, d’une part, celui d’une histoire économique et sociale du cinéma, renouvelée au tournant des années 1970-1980 et, d’autre part, l’histoire genrée du cinéma. De la première, on retiendra que c’est dans ce creuset que se sont formées les premières réflexions historiennes sur l’organisation des modes de production et la division du travail, à partir des travaux désormais classiques de Bordwell, Staiger et Thompson sur le cinéma hollywoodien39 et de Charles Musser 40. C’est bien dans la continuité de ces premières interrogations de type systémique et / ou interactionnistes, de ces études qui cherchent à saisir le mode de production, les phénomènes d’industrialisation, que s’inscrit cette histoire des métiers du cinéma, telle qu’elle commence à se développer. D’ailleurs, en dehors des grandes figures de collaborateurs, les producteurs ont la part belle dans cette histoire comme en témoigne la parution en 2011 des actes du colloque les Producteurs : enjeux créatifs, enjeux financiers, collectif publié sous la codirection de Laurent Creton, Yannick Dehée, Sébastien Layerle et Caroline Moine (Nouveau Monde éd.).

32 Enfin, les études historiques consacrées aux métiers du cinéma doivent aussi beaucoup aux nouvelles approches qui ont émergé dans l’aire des « Cultural Studies », et en premier lieu aux recherches sur le genre et les minorités ethniques. On ne s’étonnera guère de trouver dans ce corpus des études traitant de la question professionnelle : l’activité féminine fut parmi les premiers sujets abordés dans le cadre des études genrées. L’histoire du travail était à réécrire et les historiennes se sont emparées de ces questions en ajoutant le genre comme critère signifiant supplémentaire. C’est donc de ce côté qu’on trouvera les premières études systématiques sur les femmes scénaristes, femmes réalisatrices ou, dans le domaine anglo-saxon notamment, sur les metteurs en scène afro-américains, par exemple. Emprunter ces nouvelles entrées, c’est s’autoriser à déplacer son regard vers le collectif, tout en apprenant à redonner à certains individus ayant joué un rôle important, au sein du groupe, un statut qu’ils n’auraient jamais acquis dans d’autres histoires. À la suite de Geneviève Sellier et Noël Burch41, on trouve ainsi en France les travaux de Françoise Audé42, de Carrie Tarr et Brigitte Rollet43 et la thèse récemment soutenue d’Hélène Fleckinger44.

33 Ces héritages, et d’autres encore, expliquent le renouvellement historiographique actuel. Nous avons cité, pour la seule année 2011, la parution de l’ouvrage de Feigelson, du collectif consacré aux producteurs, la soutenance de thèse d’Hélène Fleckinger, la traduction en français de la somme de Kevin Brownlow. Ajoutons la tenue de séminaires, tel celui de Kira Kitsopanidou et Sébastien Layerle, consacré à cette question de l’histoire des métiers et des techniques du cinéma (Université 3), de conférences organisées par le Conservatoire des techniques cinématographiques à la Cinémathèque française qui met en valeur l’histoire des techniques mais aussi celle des techniciens, praticiens et industriels. On le voit : les chantiers sont déjà ouverts et commencent donc à être investis.

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34 Avec ce numéro, 1895 revue d’histoire du cinéma apporte ainsi sa contribution à un champ en pleine expansion.

Présentation du DVD

35 Nous sommes heureux de vous offrir, avec l’aide des Archives Françaises du Film et le soutien de l’Université Rennes 2, à travers son programme ANR FILCREA, un DVD comprenant sept films très rares. Choisis pour faire écho aux articles du numéro, ces productions proposent, sous la forme du documentaire et de la fiction, quelques récits, discours et images des « coulisses de l’écran », des usines de Pathé-Vincennes aux écoles pour artistes en passant par l’évocation d’un tournage et des vues d’ateliers.

NOTES

1. « L’Impact des innovations technologiques sur la théorie et l’historiographie du cinéma », deuxième colloque international du Séminaire permanent sur l’histoire des théories du cinéma, Montréal, du 1er au 6 novembre 2011. 2. Priska Morrissey, « Naissance d’une profession, invention d’un art : l’opérateur de prise de vues dans le cinéma français (1896-1926) », thèse de doctorat en études cinématographiques, sous la direction de Jean A. Gili, Université Paris 1, 2008. 3. Howard S. Becker, les Mondes de l’art, (traduit de l’américain par Jeanne Bouniort) Paris, Flammarion, 1988, p. 33. 4. Voir Mick Cormack, Ideology and Cinematography, 1930-1939, St. Martin’s Press, New York, 1993, pp. 2-3. 5. Georges Méliès, « Les Vues cinématographiques : causerie par Geo. Méliès », Annuaire général et international de la photographie, Paris, Plon, 1907, pp. 362-369 ; reproduit dans André Gaudreault, Cinéma et attraction : pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008, pp. 195-222 ; Émile Kress signe à partir de 1912 une série de conférences thématiques consacrées à l’art cinématographique. Organisées par le Syndicat des auteurs et gens de lettres, ces conférences ont donné lieu à des publications allant de 15 à 80 pages chez l’éditeur Charles-Mendel. On peut lire notamment « La prise de vues cinématographiques : la décoration, le costume et le maquillage » (1912) ; « Le geste et l’attitude : l’art mimique au cinématographe » (1913) ou « Comment on installe et administre un cinéma » (1913). C’est probablement dans ces mêmes années que Kress publie, chez le même éditeur, son Catéchisme de l’opérateur du cinéma (Paris, Charles-Mendel, s.d.). 6. Voir Jean-Jacques Meusy, « Palaces et bouis-bouis, état de l’exploitation parisienne à la veille de la Première Guerre mondiale », 1895, hors-série « L’année 1913 en France », octobre 1993, pp. 66-99 ; Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-918), Paris, CNRS, 2002 (1re éd. 1995) ; « Lorsque le Cinématographe est devenu une industrie culturelle : le grand boom des années 1905 à 1908 en France », dans Jacques Marseille et Patrick Eveno (dir.), Histoire des industries culturelles en France, XIXe-XXe siècles, Paris, ADHE, 2002, pp. 343-366. Voir également sur l’histoire des premiers syndicats d’opérateurs, projection et prise de vues réunis, Priska Morrissey, op. cit., pp. 195-225.

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7. Sur cette question précise, voir Laurent Le Forestier « From Craft to Industry : Series and Serial Production Discourses and Practices in France » dans André Gaudreault, Nicolas Dulac, et Santiago Hidalgo (dir.), A Companion to Early Cinema, John Wiley & Sons, 2012 (à paraître). 8. Voir 1895, n° 56, « Le Film d’Art et les films d’art en Europe, 1908-1911 », dirigé par Alain Carou et Béatrice de Pastre, décembre 2008. 9. Ce terme de « qualité », très présent dans les années 1930, renvoie le plus souvent à la qualité technique. L’usage va s’amplifier dans les années 1940 et 1950, tout en changeant quelque peu de signification. Voir à ce sujet les recherches en cours de Guillaume Vernet, pour sa thèse de doctorat (« Mode de production et style filmique du cinéma français des années 1950. Contribution à une histoire technologique du cinéma français et tentative d’approche de la “ Qualité française ” »), et notamment Laurent Le Forestier et Guillaume Vernet, « la “ Qualité française ” : contribution à l’archéologie d’un canon critique » dans Pietro Bianchi, Giulio Bursi, Simone Venturini (dir.), The Film Canon, Università degli Studi di Udine, 2011. 10. Maurice Bardèche et Robert Brasillach, Histoire du cinéma, Paris, éditions Robert Denoël, 1942. Il s’agit d’un ajout qui ne figure pas dans la première édition de 1935, puisque que le livre de Nancy Naumburg – plus précisément We Make the Movies – a été édité en 1937. 11. Pierre Leprohon, les Mille et un métiers du cinéma, Paris, Éditions Jacques Melot, 1947, notamment p. 27. L’édition française de l’ouvrage de Nancy Naumburg s’intitule Silence ! on tourne et a été publiée chez Payot en 1938, avec une préface et une traduction de Jean George Auriol. 12. Georges Sadoul, le Cinéma, son art, sa technique, son économie, Paris, la Bibliothèque française, 1948. L’ouvrage mentionné a été dirigé par Stephen Watts et la traduction française fut effectuée également par Jean George Auriol. 13. Il paraît erroné d’affirmer, comme Jean-Pierre Jeancolas (« l’Arrangement : Blum-Byrnes à l’épreuve des faits, les relations (cinématographiques) franco-américaines de 1944 à 1948 », 1895, n° 13, décembre 1992) et d’autres, que l’agitation autour de ces accords est une manœuvre des communistes mise en place après leur départ du gouvernement. Pour s’en convaincre, il suffit d’opérer un dépouillement massif de la presse et on se rendra compte qu’une revue fort peu politisée – et en tout cas pas du côté des communistes (France Roche est l’une des principales signatures) – comme Cinévie (voir par exemple le n° 122 du 27 janvier 1948) et une autre, clairement de l’autre bord, comme Images du monde (n° 157, 14 janvier 1948), témoignent, elles aussi, de leur inquiétude pour le cinéma français et reprennent à leur compte la demande de révision de l’arrangement. 14. « Panique où a trouvé le rôle le plus cruel de sa carrière », Cinévie, 3e année, n° 69, 21 janvier 1947, p. 13. Une version, plus complète, de cet entretien est reproduite dans dans Pierre Leprohon, op. cit., p. 39. 15. Charles-Félix Tavano, « Le directeur de production » dans Denis Marion (dir.), le Cinéma par ceux qui le font, Paris, Arthème Fayard, 1949, p. 88. Dans le même volume, Louis Page envie la méthode de préparation des Américains, qui associe l’opérateur au travail très en amont du tournage (p. 212). 16. « Les colères d’Annenkoff, “ costumier-portraitiste ” », Cinévogue, n° 1, 26 avril 1946, pp. 7 et 23 (pour cette citation et les suivantes). On remarquera que le titre même de cet article non signé tend à la fois à louer et à singulariser le travail de costumier d’Annenkoff. 17. Jean Néry (citant René Simon, fondateur du Cours Simon), « Une étoile va naître. Cent fois sur le métier… », France Illustration, n° 51, 21 septembre 1946, p. 277. 18. « Trois maquilleurs disent la vérité… sans fards : le maquillage ? À la fois peinture et caricature », Cinévie, 3e année, n° 83, 29 avril 1947, p. 12. Là encore, le titre est éloquent. 19. Voir à ce propos Anne Latournerie, « La loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique : sacre de l’auteur ou organisation des professions ? », mémoire de DEA d’histoire du XXe siècle, IEP, Paris, 1999.

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20. Voir Georges Damas, « Pour voir et juger un film. III. La réalisation », Bulletin de l’IDHEC, n° 5, octobre 1946, p. 4. 21. Claude Andren, « L’assistant », dans Denis Marion (dir.), op. cit., p. 135. Louis Page (déjà cité) réclame lui aussi une « préparation sérieuse, rationnelle », susceptible d’améliorer le travail de l’opérateur (même ouvrage, p. 214). 22. Jeanne Witta, « La script girl », ibid., p. 149 (c’est nous qui soulignons). 23. Jean Feyte, « Le Montage », ibid., p. 249 (c’est nous qui soulignons). 24. Georges Sadoul, op. cit., p. 148. 25. Charles Spaak, « Le scénario », ibid., p. 105. 26. Jean Grémillon, « Le cinéma ? Plus qu’un art… », l’Écran français, n° 110-111, 5-12 août 1947, p. 4. 27. Georges Huisman, « Le censeur », dans Denis Marion, op. cit., p. 349. 28. « Centres futurs du cinéma français », France Illustration, op. cit., p. 281. On la retrouve également dans le texte de Raoul Ploquin, « Le producteur », dans Denis Marion, op. cit., p. 73. 29. Pierre Leprohon, op. cit., p. 25. 30. Maurice Pialat, « Trois rencontres avec Maurice Pialat », entretien avec Stéphane Lévy-Klein et Olivier Eyquem, Positif, n° 159, mai 1974, p. 7. 31. L’ouvrage a été heureusement traduit récemment en français : Kevin Brownlow, la Parade est passée…, traduit de l’anglais par Christine Leteux, Lyon / Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 2011 (1re éd. 1968). 32. Ibid., p. 11. 33. Voir au sujet des premières filmographies d’opérateurs de prise de vues Priska Morrissey, « The High-Stakes History of the French Camera Operators’Union before the First World War » dans Marta Braun, Charlie Keil, Rob King, Paul Moore et Louis Pelletier (dir.), Beyond the Screen: Institutions, Networks and Publics of Early Cinema, Londres, John Libbey, 2012, pp. 223-229 (à paraître). 34. AIC, I Cineoperatori: la storia della cinematografia italiana dal 1895 al 1940 raccontata dagli autori della fotografia, Rome, AIC-IMAGO, Rome, 1999; AIC, I Cineopeatori: la storia della cinematografia italiana dal 1941 al 2000 raccontata dalgi autori della fotografia, vol. 2, Rome, AIC-IMAGO, 2000; Imago, Making Pictures: A Century of European Cinematography, Londres, Aurum, 2003. 35. Max et Jacques Douy, Décors de cinéma : un siècle de studios français, Paris, éd. du Collectionneur, 2003 (1re éd. 1993), p. 5. 36. Voir par exemple Michel Chion, le Cinéma et ses métiers, Paris, Bordas, 1990, ou le numéro dirigé par René Prédal, « les Métiers du cinéma, de la télévision et de l’audiovisuel », CinémAction, hors-série, 1990, qui affiche clairement dès l’introduction sa « perspective d’orientation » et s’inscrit dans la continuité d’un précédent numéro consacré à l’enseignement du cinéma. 37. Eliot Freidson, « les Professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique », Revue française de sociologie, 1986, vol. XXVII, n° 3, pp. 431-443. 38. Camille Gaudy, « “ Être une femme ” sur un plateau de tournage », Ethnologie française, 2008, t.XXXVIII, n° 1, pp. 107 -117. 39. Voir notamment Janet Staiger, « The Hollywood Mode of Production to 1930 » dans David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema: Film Styles and Mode of Production to 1960, Londres, Routledge, 1994 (1re éd. 1985), pp. 85-153. 40. Voir Charles Musser, « Le cinéma américain des premiers temps et ses modèles de production », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 46, avril-juin 1995, pp. 45-63 ; Charles Musser, « Pre-Classical American Cinema : Its Changing Modes of Film Production », dans Richard Abel (dir.), Silent Film, New Brunswick, Rutgers University Press, 1996, pp. 85-108. 41. Pour une vision synthétique de ces questions, voir Noël Burch et Geneviève Sellier, le Cinéma au prisme des rapports des sexes, Paris, Vrin, 2009.

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42. Voir Françoise Audé, Ciné-modèles, cinéma d’elles : situation des femmes dans le cinéma français 1956-1979, Lausanne, L’Âge d’homme, 1981 et Cinéma d’elles 1981-2001 : situation des cinéastes femmes dans le cinéma français, Lausanne, L’Âge d’homme, 2002. 43. Voir Carrie Tarr et Brigitte Rollet, Cinema and the Second Sex: Women’s Filmmaking in France in the 1980’s and 1990’s, New York / Londres, Continuum, 2001. 44. Hélène Fleckinger, « Cinéma et vidéo saisis par le féminisme (France, 1968-1981) », thèse de doctorat en études cinématographiques, sous la direction de Nicole Brenez, Université Paris 3, 2011. Voir en particulier la partie III dans laquelle l’auteure revient sur les ambitions professionnelles des femmes vidéastes et cinéastes.

AUTEURS

LAURENT LE FORESTIER Laurent Le Forestier, professeur en études cinématographiques à l’université Haute-Bretagne Rennes 2. Il est l’auteur de plusieurs livres et articles sur le cinéma français des premiers temps, l’historiographie du cinéma et l’histoire de la critique en France après la Seconde Guerre mondiale. Dernièrement, il a dirigé un numéro de la revue CINéMAS, « Des procédures historiographiques en cinéma » (2011). Laurent Le Forestier is Professor of Film Studies at the University of Rennes 2, and a member of GRAFICS at the University of Montreal. His research concerns early French cinema, art films in France in the 1940s and 1950s, and the history of criticism and theory in post-war France. Publications include la Firme Pathé Frères 1896-1914 (2004, with Michel Marie), Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé 1905-1908 (2006), Louis Feuillade. Retour aux sources (2007, with Alain Carou), « Aux sources du burlesque cinématographique : les scènes comiques françaises des premiers temps », 1895, n° 61 (with Laurent Guido, 2010).

PRISKA MORRISSEY Priska Morrissey, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Haute- Bretagne Rennes 2. Elle a soutenu en 2008 une thèse consacrée aux opérateurs de prises de vues en France, entre 1895 et 1926 (Paris 1). Elle a publié en 2004 Historiens et cinéastes, rencontre de deux écritures (Paris, L’Harmattan) et plusieurs articles et entretiens consacrés aux métiers et techniques du cinéma. Priska Morrissey, Associate Professor in Film Studies at the University of Rennes 2. Her thesis was about French cinematographers between 1895 and 1926 (Paris 1, 2008). She is the author of Historiens et Cinéastes: rencontre de deux écritures (L’Harmattan, 2004) and has published several studies and interviews about the history of film industry professionals and the history of film technique.

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Études

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Le scénario français en quête d’auteurs (1908-1918) French screenwriting in search of authors

Alain Carou

1 En 1941, l’écrivain Jean Joseph-Renaud confie au magazine Vedettes ses souvenirs du cinéma d’avant 1914. Le tableau qu’il brosse de la maison Pathé, à laquelle il essayait de vendre des scénarios1, ne manque pas de saveur : le comité de lecture se composait « d’un ancien boucher, d’un vieux cabot de banlieue et d’une manucure retirée », et les scénarios amenés par les jeunes écrivains étaient lus à haute voix afin qu’une dactylographe dissimulée derrière un paravent les prît en note en cachette2… Quoique le trait soit sans doute forcé, le texte témoigne du choc des cultures que fut la rencontre des milieux littéraires avec les éditeurs de films.

2 Cependant, les origines sociales et les manières de se conduire ne suffisent pas à expliquer les tensions qui caractérisent leurs relations pendant la seconde décennie du cinéma. Plus fondamentalement, l’absence de définition d’un scénario reconnue par tous a entretenu au moins deux types de malentendu ou de désaccord. Le premier concerne la qualité principale attendue d’un scénario : devait-il avant tout proposer une idée originale (en termes d’histoire ou d’effets) ou bien fournir un plan de tournage fonctionnel prêt à l’usage ? Au sein même de l’industrie cinématographique, la réponse a pu varier au fil du temps et selon les acteurs (éditeurs de films ou presse corporative, notamment). De là découle logiquement la préférence pour un recrutement ouvert à quiconque est susceptible d’avoir l’idée d’une bonne histoire, ou réservé à des professionnels bien au fait des règles d’écriture. Cette question n’a jamais été résolue de manière univoque, jusqu’à aujourd’hui. Mais tant que ces règles ont relevé d’un savoir-faire non formalisé, et même lorsqu’elles ont tout juste commencé à être formulées et ne constituaient donc pas encore un socle commun, tout le monde est loin d’avoir eu même clairement conscience de ces options divergentes.

3 Le second désaccord concerne la rémunération. Comment évaluer cette production de l’esprit, inscrite sur quelques feuillets, qu’est un scénario ? Cette question pourrait paraître très liée à la précédente. Ce n’est pourtant pas tellement le cas, tant ont primé

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les raisonnements par analogie avec d’autres modes de rémunération comme le théâtre et l’édition ou la tarification du travail à la pièce. Il en résulte des tensions et des regroupements d’intérêts qui participent de la constitution d’un groupe professionnel, tout comme le processus de spécialisation technique, mais suivant des logiques et des lignes de partage qui ne sont pas nécessairement les mêmes.

Sous-traitance contre scénario d’auteur

4 La division du travail entre la conception des sujets de films et leur mise en scène est liée au développement et à l’industrialisation de la production. L’entrée d’André Heuzé chez Pathé en 1904 en est le premier signe connu3, mais par la suite on dispose de très peu d’informations sur les salariés des éditeurs de films chargés d’écrire des scénarios. Il est en tout cas certain que les éditeurs se reposent de manière croissante sur la sous- traitance.

5 On peut définir comme sous-traitance le fait, pour une entreprise, de déléguer une partie du processus de production à un tiers qui dispose de compétences qu’elle n’a pas. Le sous-traitant doit respecter les normes de production définies par le commanditaire. Son travail est payé à forfait. Sa contribution est anonyme : le produit fini porte uniquement la marque de fabrique du commanditaire.

6 On dispose aujourd’hui d’un ensemble important de scénarios des années 1907-1909, quand plusieurs firmes ont commencé à les déposer régulièrement auprès de la Bibliothèque nationale, sous forme dactylographiée, pour tenter de se protéger de la contrefaçon4. Ces documents témoignent-ils de l’état original des scénarios livrés à ces firmes, ou ont-ils été réécrits entre-temps par les services en charge de la mise en scène ? L’objectif même de ce dépôt incite à pencher pour la première hypothèse : plus le dépôt sera effectué rapidement, moins seront grandes les chances de voir une idée pillée ou vendue une seconde fois à un concurrent par le même fournisseur. L’examen des scénarios Pathé des années 1907-1909 semble corroborer cette hypothèse. L’hétérogénéité de la mise en page des scénarios dactylographiés révèle non seulement qu’il n’existe pas de bureau spécialisé dans cette tâche5, mais que les dactylographes ont saisi des documents manuscrits eux-mêmes présentés de manières multiples6. Il arrive aussi, par une exception instructive, qu’un scénario ait fait l’objet d’un double dépôt. Tel est le cas de Rêve du joueur7. Il est probable que le scénario a d’abord été déposé juste après avoir été acquis auprès d’un fournisseur peu habitué à la description des trucs, et l’a été à nouveau une fois qu’il a été relu et sa rédaction clarifiée par le service de la mise en scène. Preuve que le dépôt était effectué rapidement, au risque de devoir y revenir.

7 Puisqu’il semble donc juste de supposer que les scénarios étaient déposés à la B.N. sans avoir été réécrits, ils attestent qu’en 1907 déjà, les fournisseurs indépendants de Pathé, ou du moins les plus réguliers, ont intégré les éléments d’un « cahier des charges » : découpage en tableaux, valeurs de plans, personnages et situations génériques8… À côté de ces premières normes d’écriture, on glisse facilement d’un descriptif des tableaux, enrichi de propositions de mise en scène, à un argument relatif à la faisabilité du film, par exemple la manière de se procurer les accessoires ou le fait que le sujet se prête à un tournage en n’importe quelle saison. L’un des plus anciens textes sur la question du scénario parus dans la presse corporative présente comme deux phases distinctes l’examen par l’éditeur des idées que lui présentent tous les jours des « auteurs

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spéciaux », puis, une fois l’idée acceptée, l’examen des difficultés d’exécution : « si le film peut se faire dans la saison, quels sont les déplacements nécessaires, quelle sera la dépense pour les décors, costumes et accessoires, combien d’artistes seront nécessaires »9. En réalité, la question de la facilité d’exécution est déjà en jeu dès la négociation entre le fournisseur et l’éditeur.

8 En régime de sous-traitance, la fourniture d’éléments d’évaluation technique joue aussi un rôle dans la négociation financière. Que vaut le scénario ? L’indication d’un métrage estimatif tableau par tableau10 indique certainement une évolution du cahier des charges des scénarios à un moment où Pathé frères cherche à maîtriser les coûts de production11. Mais si le fournisseur réussit à persuader l’éditeur que son scénario peut servir de base à un film long, son prix d’acquisition sera valorisé en proportion. En témoigne la relation satirique, par Armand Massard, d’une discussion « surprise » par lui dans le métro : un éditeur et un écrivain discutent le nombre de mètres que va produire un scénario et le prix d’achat qui en résulte12.

9 Les noms des fournisseurs de scénarios restent fréquemment inconnus du public. Ils ne sont mentionnés ni sur les affiches, ni sur les programmes, ni dans les génériques. Pourtant, ils apparaissent fréquemment sur les copies dactylographiées déposées à la B.N., à gauche du titre. On les trouve même ajoutés à la main sur la copie quand la dactylographe les a omis : il ne s’agit donc pas d’une indication anodine. À quoi bon garder trace du nom d’un « auteur » pour l’effacer ensuite, une fois le film fait ? Le plus probable est que le dépôt légal ne soit qu’une des destinations (et même une destination secondaire) de la « multigraphie » des scénarios et que sa fonction principale soit de permettre de constituer au sein des maisons de production des bibliothèques de scénarios faciles à exploiter. Les noms des fournisseurs servent de critère d’indexation ou de classement de la bibliothèque de scénarios de Pathé. Se trouvent ainsi constitués des fonds de scénario « genre Gambart » ou « genre Rollini ». Il se peut également que conserver trace du nom du fournisseur soit utile à l’éditeur pour lui permettre de se retourner contre lui en cas de plainte pour plagiat. On sait que la cession de scénarios s’accompagne de la signature par les fournisseurs d’« un papier pour [les] rendre responsables de toute cession similaire ou du plagiat »13.

10 En rupture avec la logique de sous-traitance, Le Film d’Art et la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL), fondées en 1908, sont les premières à proposer des « scénarios d’auteur ». Les signatures des rédacteurs de scénarios sont mises en valeur parce que, déjà renommées dans le domaine littéraire, elles peuvent servir à la promotion commerciale du film. En indexant leur rémunération sur le nombre de copies du film vendues ou louées14, Le Film d’Art et la SCAGL s’inspirent du système des droits d’auteur dans l’édition. En sollicitant très largement les milieux littéraires par l’intermédiaire de directeurs pleins d’entregent (Henri Lavedan, Pierre Decourcelle), les deux sociétés cherchent non à faire émerger un groupe de nouveaux spécialistes de l’écran, capables de rédiger un scénario conformément au cahier des charges de Pathé15, mais à recueillir des idées originales signées. Du même coup, par la moisson de contrats d’exclusivité qu’elles engrangent dès leur première année d’existence, ces deux sociétés s’arrogent aussi un quasi- monopole des films à « scénario d’auteur », fermant la porte à la concurrence. En quelques mois, la SCAGL s’arroge ainsi un monopole sur cent cinquante écrivains, qu’elle conforte en interdisant pratiquement à Pathé de se lier à toute société concurrente sur ce créneau16.

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11 Dans la pratique, il n’est pas aisé d’assurer un flux régulier de scénarios prêts à tourner en s’approvisionnant auprès d’une pléiade d’écrivains connus et sollicités de manière occasionnelle. Le Film d’Art en fait l’amère expérience à ses débuts. Lavedan reçoit des propositions sophistiquées voire expérimentales, que Le Bargy, directeur de la scène, juge impossibles à mettre en scène, surtout avec des interprètes payés à prix d’or et peu disponibles. Elles sont donc finalement remisées après seulement quelques mois, au bénéfice de sujets simples et efficaces. Les scénarios en sont confectionnés, sous la direction d’Émile Fabre, par des écrivains débutants, payés à forfait et a priori non crédités17. Faute d’avoir su anticiper les écueils du scénario d’auteur, Le Film d’Art se tourne très vite en catimini vers une forme de sous-traitance.

L’écriture de scénario, un travail profitable ?

12 De prime abord, l’écriture en sous-traitance représente un travail avantageux pour bien des auteurs dramatiques qui tentent de vivre de leur plume à Paris. Le prix moyen auquel est acheté un scénario se situe, selon plusieurs sources concordantes, autour de 50 francs18. De 1907 à 1914, Henri de Brisay vend les siens à Louis Feuillade au tarif fixe de 50 francs pour les drames et 25 francs pour les sujets comiques19. En 1913, un fournisseur bien informé précise qu’un scénario se paie entre 20 et 100 francs, et exceptionnellement jusqu’à 500 francs20. Un scénario rapporte ainsi à peu près autant que les droits d’auteur pour une représentation d’une pièce dans un petit théâtre parisien. Comme les firmes cinématographiques les achètent couramment par lots, le bénéfice apparaît encore plus intéressant : José Germain trouve « pharamineux » les 600 francs versés d’un seul coup par Gaumont pour douze scénarios. La somme est en effet à comparer aux 500 francs de droits d’auteur par an – ou moins – dont doivent se contenter la plupart des jeunes auteurs dramatiques. Louis Z. Rollini, l’un des principaux fournisseurs de Pathé, perçoit même des « bonifications » sur les bandes qui se sont le mieux vendues, à l’instar de metteurs en scène et d’acteurs21.

13 Les auteurs dramatiques forment un tout petit monde, qu’on peut rencontrer dans les brasseries des boulevards, au voisinage des grands théâtres. Selon un témoignage tardif de Jean Joseph-Renaud, certains metteurs en scène se postent dans un café de la rue Auber et attendent qu’on vienne leur faire des propositions22. Des écrivains viennent leur présenter oralement leur idée de scénario. Si elle est acceptée, ils entreprennent alors de la développer par écrit. Quoiqu’enrobés de pittoresque, ces souvenirs cadrent bien avec ce qu’on peut reconstituer de la manière de travailler du jeune Abel Gance d’après les notes portées sur ses scénarios. Il destine d’abord l’idée du Glas du père Césaire à la SCAGL, au Film d’Art et à Éclair, avant de la proposer avec succès à Éclipse. Il a l’idée d’un film pacifiste mais veut « en parler [à un éditeur] avant de faire le scénario ». Il envisage de transformer un sujet dramatique, s’il est refusé par Camille de Morlhon, en scénario comique pour Max Linder. Les idées sont ainsi placées avant les scénarios développés, et un épisode abandonné à l’écriture devient à son tour une nouvelle idée à placer23. Dans l’Annuaire de la projection de Mendel (1914), on ne trouve à l’entrée « Auteurs de scénarios » que cinq noms obscurs, inconnus des filmographies existantes. Les éditeurs n’ouvrent pas un annuaire pour trouver des fournisseurs de scénarios : on traite de visu et entre personnes de connaissance.

14 L’apparente facilité de la tâche et son caractère assez rémunérateur amènent de plus en plus de propositions de scénarios aux éditeurs. Seuls de rares nouveaux venus dans la

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production de films font paraître des annonces encourageantes, tel Harry : « Auteurs ! Rappelez-vous bien que nous payons très cher les scénarios drames modernes, de préférence avec attraction »24. Au contraire, les grands éditeurs, fidèles à la logique de sous-traitance, s’en remettent bien plutôt à leurs fournisseurs réguliers. Avec eux, ils peuvent être certains par exemple que sera respectée la liste non-écrite des sujets à éviter pour l’exportation dans les pays étrangers : pas d’adultère pour les pays anglo- saxons, pas de vol, pas de crime sanglant, pas de discussion père-fils pour l’Allemagne, pas d’attentat ou de complot pour la Russie25… Cependant, Grainville, dans le Courrier cinématographique déplore les conséquences du recours systématique aux mêmes hommes : « Les pauvres auteurs continuent à envoyer leurs œuvres […], mais à part deux ou trois “ fournisseurs ” attitrés, les autres voient leurs envois retournés avec la mention : “ Mille regrets ” »26. Le ressentiment redouble quand, un peu plus tard, le rédacteur du scénario croit reconnaître son idée plagiée dans une salle de cinéma. Le jeune écrivain René-Marie Hermant tente de fonder une société pour la protection des « librettistes cinématographiques » en arguant qu’« il arrive souvent que des jeunes littérateurs ayant des idées neuves et ne voulant pas les transformer en romans, vont dans une des grandes maisons cinématographiques, et en toute confiance remettent leur libretto. Ces maisons, après lecture, déclarent que le livret est banal et qu’il ne peut passer, mais ayant pris note des idées et les modifiant quelquefois à peine, elles en tirent des films sensationnels »27. Quelques années plus tard, Féval fils dénoncera, en tête des « pilleurs d’épaves scénariques », « le lecteur [celui qui chez l’éditeur est chargé de l’examen des scénarios] qui, associé à une horde de camoufleurs, repasse sous son propre nom et à son propre directeur les sélections adaptées et adoptées par lui »28.

15 L’impossibilité pour un inconnu d’entrer en relation réelle avec un éditeur favorise les rentes de situation, la sous-traitance en cascade, et même quelques escroqueries. Des chargés d’affaires, qui de longue date se font fort de placer les textes littéraires ou dramatiques29, essaient de se diversifier dans le placement de scénarios cinématographiques. En 1910, Gance a placé ses deux premiers scénarios par un intermédiaire avant d’avoir un accès direct à plusieurs maisons30. Nora Jonuxi rapporte qu’elle « avai[t] un correspondant à Lyon […]. Il m’avait dit “ je suis en rapport avec Gaumont, Pathé, Éclair. Je vous placerai vos scénarios. ” J’ai touché parfois cinquante francs. À Marseille, il y avait aussi quelqu’un qui s’occupait de placer le scénario »31. Mais la réputation de ce secteur est globalement déplorable et l’on n’accorde sans doute qu’une confiance limitée aux « agences Tricoche et Cacolet abonnées aux petites annonces : “ On achète très cher les scénarios cinématographiques ” »32. Un escroc est bien parvenu à soutirer à quelques naïfs des sommes substantielles, soi-disant pour placer leur scénario et le protéger au préalable contre les risques de plagiat en le publiant dans une revue33. Mais la seule initiative de quelque importance dans ce domaine revient à Edmond Bretel et René Le Somptier, deux professionnels réputés qui créent en mai 1913 « Le Scénario français », société destinée à assurer le placement et la protection des scénarios34. Initiative un peu ambiguë en réalité : n’est-ce pas le moyen pour la société Cosmograph du même Bretel, encore peu connue, d’attirer à elle des propositions de scénarios de qualité et de s’en constituer un fonds à moindres frais ?

16 Les plus grands bénéficiaires de la situation sont certainement les principaux fournisseurs de scénarios et, plus généralement, les hommes en place dans les grandes maisons. Les sous-traitants habituels qui ont un accès privilégié aux grands éditeurs de

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films peuvent profiter de l’existence à Paris d’un large vivier de jeunes auteurs à la recherche de travaux alimentaires pour sous-traiter à leur tour une partie de leur activité. Comme l’écrit un jeune auteur dramatique : L’auteur peu connu est obligé de passer sous les fourches Caudines de [s fournisseurs attitrés], et savez-vous combien ces “ trusteurs de la gaîté ” offrent à l’obscur écrivain pour une bande de longueur moyenne ? Eh bien, ils lui payent généreusement deux thunes, la journée d’un gâcheur de plâtre ! […] Ah ! les combinaisons, les trafics ! Voilà la plaie du théâtre, c’est aussi celle du cinéma.35

17 La tentation de recourir à des nègres existe sans doute aussi bien d’ailleurs chez les rédacteurs de scénarios salariés, tenus à des obligations aussi invraisemblables que « de produire six à dix pièces par semaine, et d’en lire cinquante autres »36. Et sait-on si certains metteurs en scène qui passent dans les histoires du cinéma pour être les « auteurs » de leurs scénarios n’ont pas eu recours au même expédient ? Si Gaumont fut condamné par la justice pour un plagiat assez visible d’une pièce de Paul Hervieu, c’est, selon Féval fils, parce que le metteur en scène Léonce Perret faisait écrire par un nègre les scénarios qu’il signait et que celui-ci se vengea un jour de lui en recopiant une œuvre protégée37. D’une autre manière, l’inégalité de traitement entre insiders et outsiders transparaît aussi dans une anecdote relatée par Nora Jonuxi : bien qu’un rédacteur fût payé « au mois » pour écrire des scénarios pour la série Rigadin, véritable mine d’or pour la SCAGL, il était possible pour une rédactrice anonyme comme elle de vendre un scénario au tarif ordinaire de 50 ou 100 francs à condition de rester discrète38.

Le pourcentage

18 Entre le prix d’achat des scénarios et les bénéfices considérables engrangés par les films, un écart se creuse. Abel Gance note rageusement sur un scénario : « L’Électrocuté a été vendu au Film d’Art en 1911 pour 100 francs. Le Film d’Art vient de vendre le négatif à M. Wolff [Eclectic Films] 10 000 »39. Au théâtre, la rémunération proportionnelle aux recettes est un principe intangible. Les premières revendications collectives émanent donc logiquement du Syndicat professionnel des auteurs dramatiques. Ce groupement s’est formé en 1907 afin de débattre des questions professionnelles plus démocratiquement qu’à la Société des auteurs (SACD). Celle-ci se compose en effet d’un groupe restreint de « sociétaires », auteurs à la situation bien établie qui seuls votent et choisissent les administrateurs en leur sein, et d’un nombre croissant de « stagiaires », auteurs débutants ou ayant eu une carrière difficile, soumis aux statuts de la Société mais sans possibilité d’influer sur ses choix40. Des stagiaires et même une partie des sociétaires reprochent à la Société des auteurs d’œuvrer surtout à renforcer l’accaparement des scènes par les « gros » au détriment des « petits »41. En décembre 1911, le syndicat envoie à tous ses membres un rapport d’André Heuzé sur la perception d’un pourcentage de la recette des salles de cinéma au bénéfice des auteurs42. En fait, dès 1909, un éphémère « Syndicat des auteurs cinématographistes français » a formulé cette proposition43, tout simplement calquée sur les droits d’auteur au théâtre. Mais le modèle de rémunération du « scénario d’auteur » adopté par Le Film d’Art et la SCAGL – au métrage et au nombre de copies – pouvait paraître alors plus pratique et déjà fort attirant. Si moins de trois ans plus tard Heuzé défend à nouveau le pourcentage – comme on ne tardera pas à l’appeler, – c’est, justifie-t-il, parce que la location des films est désormais si bien organisée que de moins en moins de copies

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suffisent à réaliser de plus en plus de projections, et donc de plus en plus de recettes44. Le syndicat mène si bien campagne que la SACD s’empare du sujet pour désamorcer cette concurrence et qu’elle entreprend rapidement d’étendre ses statuts au cinéma, autrement dit d’obliger tous ses membres à passer par son intermédiaire pour gérer leurs affaires cinématographiques, afin d’instaurer à terme la perception en salles pour tous45.

19 Les « pourcentistes » vont subir une telle volée de bois vert dans la presse corporative que l’on pourrait croire que toute l’industrie du cinéma est unie contre cette revendication. La situation est un peu plus complexe. Les exploitants sont assurément hostiles au pourcentage, synonyme pour eux de nouvelle taxe et de droit de regard d’une société de perception sur leurs livres de comptes. Comme ils forment sans doute le gros des abonnés aux journaux corporatifs, ceux-ci ne peuvent pas ouvertement se désolidariser de leurs intérêts. Cela n’empêche pas de noter des nuances entre le Courrier cinématographique de Charles Le Fraper, résolument « anti-pourcentiste », et Ciné-Journal de Georges Dureau qui prône le dialogue. Les rédacteurs en chef des principaux titres (les deux précités et le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis de Georges Lordier) étant eux-mêmes membres stagiaires de la Société des auteurs, ils comprennent les revendications de leurs confrères, à défaut de les partager. Le dilemme est sans doute plus vif encore chez les employés des éditeurs de films qui appartiennent par ailleurs à la SACD comme membres stagiaires, et qui peuvent redouter de se trouver obligés de choisir entre la profession à laquelle ils aspirent et celle dont ils vivent46. Les éditeurs de films, quant à eux, ont des intérêts et des options nettement divergents. Gaumont est et restera obstinément opposé à la reconnaissance d’un statut au collaborateur littéraire pour les films muets – alors qu’il y est tout ouvert pour les films sonores. Mais Charles Jourjon, directeur d’Éclair, part très tôt à l’offensive pour tenter de briser l’accaparement des grandes signatures par Pathé (via Le Film d’Art et la SCAGL), accaparement perçu comme un nouvel effort de la firme au coq pour empêcher l’émergence de concurrents sérieux. À cet effet, il propose dès 1909 aux autres éditeurs de s’accorder sur des droits d’auteur calculés sur une base plus avantageuse, combinant un pourcentage des ventes et un pourcentage des recettes d’exploitation. Ce mode de rémunération uniforme pour tous les éditeurs mettrait à bas les monopoles de la SCAGL et du Film d’Art, puisque ces sociétés, proposant des conditions moins intéressantes, verraient leurs auteurs se retourner contre elles. Ensuite, au fil des années, et surtout à mesure qu’ils sont plus dépendants du marché intérieur français, certains éditeurs affichent de plus en plus clairement leur intérêt à ce que se mette en place une perception sur les recettes des salles, à condition qu’elle leur profite également. En effet, le tarif unique de location des copies apparaît de plus en plus inapproprié à mesure que l’exploitation cinématographique se diversifie, car il est calculé d’après les capacités des petits exploitants. Une piste pour rentabiliser les grands films de qualité serait donc de faire payer aux grandes salles un supplément proportionnel à leurs recettes47. Des éditeurs, des loueurs et des fournisseurs de scénarios se réunissent ainsi en 1914 pour discuter d’un mode de perception profitable à tous48.

20 Cela permet d’y voir un peu plus clair dans la stratégie d’André Heuzé. Car à lire la presse corporative, on pourrait se demander pourquoi un rédacteur de scénarios bien implanté dès 1904 aurait pris le parti de se couper de l’industrie en prenant la tête du combat pour le pourcentage. En fait, en 1910, Heuzé s’est associé à trois des principaux

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animateurs du Syndicat professionnel pour fonder Le Film des Auteurs, qui pourrait être une tentative de créer une troisième société spécialisée dans le « scénario d’auteur » en prenant appui sur le réseau constitué par le syndicat, principalement des auteurs de vaudevilles (peu représentés à la SCAGL). Heuzé a donc déjà rompu avec Pathé à ce moment et joue probablement de relations avec d’autres éditeurs. Le Film des Auteurs rencontrant un succès des plus limités, le combat pour le pourcentage peut contribuer à lui redonner une position d’intermédiaire entre le milieu des auteurs dramatiques et une partie des éditeurs de films. Il n’a pas forcément escompté que la Société des auteurs l’en déposséderait rapidement. Néanmoins il n’a pas abandonné tout espoir : après avoir fondé en 1914 la revue le Film, en 1916, devant les lenteurs de la SACD, il lance une nouvelle société dont l’objet serait rien moins que de placer les scénarios auprès des éditeurs, d’assurer la perception sur la recette des exploitants et de reverser les recettes aux auteurs49.

L’affirmation d’un groupe professionnel

21 En décrétant le pourcentage, les administrateurs de la Société des auteurs ne prévoyaient peut-être pas qu’ils se heurteraient à l’opposition de confrères romanciers en passe de devenir les nouveaux maîtres de la sous-traitance des scénarios. Leur décision apparaît en effet surtout comme une bonne manière faite aux directeurs de théâtre en cherchant à peser sur les finances des salles de cinéma, car ils n’ont aucune relation avec l’industrie cinématographique. Plusieurs romanciers populaires parmi les plus lus viennent au contraire de s’y lancer comme dans une nouvelle branche d’activité à côté du feuilleton, de la librairie et de la scène50. Marc Mario et Léon Sazie – ce romancier brusquement lancé par le succès de Zigomar en 1911 – enchaînent les éditoriaux dans le Cinéma de Georges Lordier. Ils honnissent le pourcentage qui les priverait de la liberté de négocier avec les éditeurs de films, favoriserait les fournisseurs de scénarios non-membres des sociétés d’auteurs, et au final risquerait d’obliger les professionnels de la littérature à travailler clandestinement pour le cinéma. À la suite de cette vive polémique, le premier groupement de défense des intérêts des professionnels du scénario voit le jour en juin 1913. On retrouve au sein de ce « Syndicat des auteurs et compositeurs cinématographiques » des romanciers populaires comme Guy de Téramond et Paul Féval fils, et plusieurs anciens animateurs du Film des Auteurs et du Syndicat professionnel des auteurs dramatiques – qui vient de s’auto-dissoudre sous pression de la SACD51.

22 Cette affirmation est la face visible de l’émergence d’un noyau de professionnels, que courtisent les nouveaux éditeurs des années 1912-1914, spécialisés dans le grand film dramatique : « Les Grands Films populaires » de Lordier, Tallandier, Cosmograph, Aubert… Ces hommes se connaissent déjà. Certains travaillent en collaboration, d’autres se concurrencent sans merci dans l’industrie du roman. Anecdote révélatrice : on pourrait croire que si le thème des Dernières cartouches inspire deux films sortis au printemps 1914 (les Dernières cartouches et 1870-1871), c’est parce que la Revanche est dans l’air du temps. En réalité, Jules Mary porte plainte devant la Société des auteurs à l’encontre de Paul d’Ivoi, parce que celui-ci, au cours d’une discussion à la Société des gens de lettres, a eu vent de son projet de film avec Tallandier et s’est empressé d’aller souffler l’idée (titre compris !) à Cosmograph52.

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23 Cela est révélateur de nouvelles attentes de la part des éditeurs. Car d’Ivoi n’a cru pouvoir aller aussi loin que parce que le sujet des Dernières cartouches fait partie du fonds commun de l’Histoire de France. Aussi connus que soient ces romanciers, leur rôle n’est pas d’apporter une idée originale signée – ce à quoi se résumait souvent le « scénario d’auteur » – mais une histoire précisément architecturée en fonction des besoins du cinéma. Le travail d’adaptation d’un roman préexistant peut ainsi être confié désormais à l’un d’eux. Aubert a par exemple promis pas moins de mille francs à Mario pour l’adaptation de la Curée de Zola 53. Des émoluments aussi inhabituels ne rémunèrent pas une signature – celle de Zola suffit – mais un savoir-faire technique. Technicité dont Decourcelle et Gugenheim reconnaissent la rareté, dans une lettre à Jules Mary : « Tu es un des rares auteurs qui savent faire un scénario cinématographique, et une adaptation faite par toi est un sûr garant de réussite »54.

24 Une cause majeure du processus de professionnalisation est indéniablement l’allongement des métrages, qui requiert des scénarios plus élaborés. Les écrivains suffisamment motivés pour les écrire commencent à se distinguer clairement de ceux – notamment des dramaturges55 – dont la contribution se réduira à fournir des idées originales. Marc Mario le souligne à l’envi : « Tout auteur, ayant le don d’imagination qui l’a fait ce qu’il est, peut enfanter un scénario ; pour être du bâtiment, il faut connaître à fond la partie, il faut être initié complètement au Cinéma pour écrire un libretto définitif »56. Et de définir le professionnel du scénario avant tout comme un adaptateur, capable d’exploiter une « simple idée » tout aussi bien qu’une œuvre dramatique et littéraire pour les « tritur[er] selon les nécessités cinématographiques » : son métier consiste à savoir tirer des idées des autres des plans de films exécutables.

Méthodes et concours : former de nouveaux professionnels

25 Au même moment, la presse cinématographique commence à traiter du scénario comme d’une technique à acquérir. L’auteur le plus intéressant à ce sujet est Léon Demachy.

26 C’est lui qui, sous l’anagramme d’Yhcam, publie en 1912 l’étude « La cinématographie au point de vue théâtral ». Il y affirme nettement que « l’auteur dramatique, avant d’aborder le livret de cinéma, doit avant tout faire un nouvel apprentissage ». Dans ce texte, connu pour contenir l’idée novatrice que le spectateur du film muet fait une expérience active en mettant des mots sur les images qui défilent devant lui, la notion d’une présence silencieuse du verbe dans le film se retrouve, d’une autre manière, dans les quelques lignes concernant le travail du scénario : « Le livret fourni par l’auteur […] doit être absolument complet ; il doit comporter, non seulement les détails de mise en scène voulus par l’auteur, mais encore le dialogue, car le geste ou le jeu de physionomie de l’acteur cinématographiste ne peut être vrai que s’il accompagne le mot juste […] »57. L’importance de la qualité littéraire du scénario pour assurer la qualité du jeu des acteurs apparaît également primordiale à G. Pierre-Martin, qui voudrait que le scénario « passionne l’artiste » « par l’exacte description des lieux, par la logique des situations, par la solidité du dialogue mimé », et même que des parties en soient versifiées afin de « mieux envelopper l’âme des répétitions dans l’ambiance musicale du verbe initiateur du mouvement général de l’œuvre »58.

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27 Ces considérations précoces cèdent rapidement le pas à une approche plus technique, au service du metteur en scène, où priment la concision, la lisibilité du récit et la nature visuelle des scènes. Comme l’écrit le mystérieux Dufilm, « un scénario n’a pas besoin d’être littéraire. Il faut seulement indiquer la marche à suivre »59. « Technique du scénario », une série d’articles publiée au début de 1914 par Demachy, se présente comme une véritable méthode, adaptée de Technique of the Photoplay de l’Américain Epes W. Sargent60. Les règles d’écriture qu’il définit concernent d’abord les sujets à éviter, soit parce qu’ils seraient rédhibitoires pour les ventes à l’étranger : questions politiques, religieuses ou sociales, crime ou acte de violence à l’écran ; soit parce que les éditeurs de films ne les confient qu’à des spécialistes : sujets impliquant d’employer des animaux savants, pièces à trucs, exploitation « à chaud » des faits d’actualité, adaptations d’œuvres littéraires. Elles portent ensuite sur la manière d’organiser les tableaux : l’histoire doit être traitée dans l’ordre sans retour en arrière dans le temps, les personnages doivent être présentés et leur caractère bien défini dès les premiers tableaux, et il convient d’estimer le métrage de chaque tableau pour ne pas excéder la valeur d’une ou deux bobines. Elles concernent, enfin, les normes de présentation écrite : argument, distribution des rôles, schéma des tableaux, scénario proprement dit. Chez Demachy comme dans d’autres articles contemporains, la « visualisation »61 mentale du film est présentée comme la clé d’un scénario réussi : « Le véritable scénariste voit ses personnages en action, il les évoque pour ainsi dire pendant qu’ils vivent et il comprend ce qu’ils font, ce qu’ils disent sans avoir besoin de les entendre parler. […] Quand il écrira son scénario, il se servira de sa mémoire visuelle en décrivant simplement “ ce qu’il a vu ” »62.

28 Les concours de scénarios pourraient servir à la diffusion de ces codes, à travers les règlements et les conseils donnés aux candidats. L’article de Demachy prend d’ailleurs plusieurs fois en exemple un concours organisé par la Cines italienne et très richement doté. Mais si en Italie les concours ont le soutien des éditeurs, qui visent à remédier à une carence de scénarios et à exercer une forme de mécénat culturel63, en France les – rares – initiatives reviennent à la presse corporative seule. Or à quoi bon avoir un scénario primé s’il n’a pas d’éditeur ? Le concours organisé par le Cinéma-Théâtre tire les conséquences de ce paradoxe en proposant au gagnant de produire le film aux frais du journal et de lui remettre le négatif64… L’opération a manifestement une visée publicitaire. Néanmoins le règlement confirme que les enjeux sous-jacents à ce type de concours sont tout autres qu’en 1909, quand l’Argus phono-cinéma lançait un appel à idées afin que le public pût concourir à remédier à la « crise du sujet » dont il était alors abondamment question65. En 1914, l’acquisition d’une discipline d’écriture et la distinction des travaux les plus aboutis sont à l’ordre du jour.

29 Pourquoi la presse corporative cherche-t-elle à élargir le recrutement des rédacteurs de scénarios si les éditeurs de films n’en sont guère demandeurs66 ? Probablement s’agit-il d’abord de répondre à une demande, voire à des récriminations, des lecteurs – et notamment des exploitants qui se piquent d’apporter leur écot à l’industrie du film67. Demachy ouvre ainsi son article sur le portrait d’un quidam qui jette son premier scénario sur le papier comme il lui vient et se vexe de rester sans nouvelles de l’éditeur auquel il l’a envoyé. On peut se demander s’il ne s’agit pas également pour le Courrier cinématographique d’allumer d’intelligents contrefeux aux revendications de la Société des auteurs. Charles Le Fraper, son directeur, signe plusieurs éditoriaux où il affirme qu’avoir un passé littéraire ne prépare en rien à écrire pour le cinéma. Publier la

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« méthode Demachy » revient à affirmer que n’importe qui s’intéresse au cinéma pourrait devenir un bon rédacteur de scénarios à condition de faire l’effort de s’en approprier la technique.

Quand le scénario fait l’auteur du film

30 La guerre plonge le cinéma français dans une crise grave et prolongée, alors même qu’il commence à apparaître comme un instrument d’influence stratégique. Dans la presse, la faiblesse des scénarios revient très souvent comme l’une des racines les plus profondes du mal, davantage par exemple que la vétusté des théâtres de prise de vues. Sont incriminés corrélativement le manque de professionnels, car le monde littéraire a eu tendance à croire qu’il s’agissait de vendre un simple canevas, et la faiblesse des tarifs pratiqués par les éditeurs. « Messieurs les auteurs, je vous en prie, apprenez à écrire directement pour le cinéma », s’exclame Armand Bour, nouveau venu à la mise en scène68. Contrepartie normale, écrit Meignen, « un scénario intéressant, vraiment cinématographique et intelligemment soigné, se paierait aussi cher que le droit d’adapter une pièce ou un roman69. À cet égard, la différence de rémunération entre la France et les États-Unis ou l’Italie est abondamment soulignée. L’est aussi le manque de discernement des lecteurs employés par les maisons d’édition70. L’auto-critique de la profession se traduit par exemple par l’organisation d’un « concours des scénarios refusés » par le Cinéma en juin 1919.

31 Cette situation contribue à convertir de nouveaux éditeurs au prélèvement d’un pourcentage sur les recettes d’exploitation partagé entre eux et les scénaristes71. Le quasi-monopole acquis par la SCAGL ne fait plus obstacle, mis en cause qu’il est de la part des écrivains privés de leur liberté de négociation avec d’autres éditeurs, et de la part de Pathé qui ne voit plus d’intérêt à son partenariat avec Decourcelle72. Dans ses interventions sur l’avenir du cinéma français, Charles Pathé préconise que les « auteurs de scénarios » soient assez bien payés pour pouvoir vivre de l’écriture de deux ou trois scénarios par an73. Le groupement d’intérêts entre éditeurs et professionnels du scénario fait de grands progrès à ce moment74.

32 Au-delà de l’aspect strictement économique des « droits d’auteur », c’est la question des « droits de l’auteur » – selon une distinction proposée par Marc Mario – qui se trouve posée avec une vigueur inédite. Des progrès dans la qualité des scénarios semblent en effet conditionnés au respect de la propriété des rédacteurs de scénarios et à la publication systématique de la signature, bref à « tout ce qui peut contribuer à étendre leur réputation, à concourir à la diffusion de leur nom »75. Déjà inclus dans les statuts de la Société des auteurs cinématographistes de 1913 et invoqués avant guerre, ces objectifs sont indissociables du processus de professionnalisation76. D’élément de réclame, mis en avant par choix de l’éditeur (c’était le principe du « scénario d’auteur »), la signature devient un enjeu pour les rédacteurs de scénarios désireux de renforcer leur renom. Jules Mary réclame ainsi que la SACD l’impose « au bas des œuvres cinématographiques » et sur les affiches et programmes77.

33 Inversement, la demande de retrait de signature se trouve invoquée quand le scénariste juge que les modifications apportées au scénario par le metteur en scène ou le producteur dénaturent son travail et nuiraient à sa réputation78.

34 Comment s’assurer un contrôle sur l’« exécution » de l’idée visuelle complète que vise désormais à être le scénario ? Jean Joseph-Renaud conseille d’établir un découpage très

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précis, « où tout est indiqué, où rien n’est laissé dans le vague, [et qui] constitue le film lui-même tel qu’il sera une fois réalisé et monté ». Ce « découpage technique qui est le style d’un scénario et d’un film » engagera le metteur en scène et le producteur79.

35 Mais Joseph-Renaud et d’autres sont tentés par une autre voie, celle de devenir leurs propres metteurs en scène80. Comme Tristan Bernard l’affirme de la façon la plus nette : pour être un auteur du ciné, il faut s’astreindre à mettre en scène son scénario, ou tout au moins en surveiller étroitement la mise en scène, en donnant ses indications au photographe, spécialiste technique véritable celui-là [c’est-à-dire : à la différence du metteur en scène, “ fausse ” spécialité professionnelle] […] Le découpage des films, l’interprétation, le choix du décor, la mise en scène en un mot, c’est le travail de l’auteur, c’est l’écriture du film.81

36 Le passage de rédacteurs de scénarios à la mise en scène était chose courante avant la guerre82, mais l’idée nouvelle d’« auteur de film » complet consiste à affirmer l’unité de principe des deux fonctions, contre la logique de spécialisation83. Constituée à l’automne 1917, la Société des auteurs de films indique l’émergence d’un groupe de professionnels économiquement indépendants ou en recherche d’indépendance, dont l’activité est tournée de fait pour les uns davantage vers la mise en scène, pour les autres davantage vers l’écriture de scénarios, mais ne se limite pas par principe à l’une ou l’autre84. Amorcée en 1912-1914, la constitution des scénaristes en groupe distinct n’est plus d’actualité.

37 Le processus de normalisation de l’écriture s’en est-il trouvé affecté lui aussi ? La question mériterait plus ample examen, mais c’est loin d’être évident. Par exemple, le fait qu’un scénario soit aisément lisible par d’autres que celui qui l’a écrit conserve force de loi. En 1921, Léon Moussinac proclame certes qu’un véritable scénario est un brouillon intime et n’a rien à voir avec une nouvelle forme de littérature : « indéchiffrable pour quiconque, son auteur seul peut s’y reconnaître »85. Ce faisant, il n’ignore pas que depuis 1918 environ les « cinégraphistes » comme Gance, Delluc, L’Herbier publient volontiers leurs scénarios dans les revues afin qu’ils puissent servir de modèle. Le lecteur destinataire n’est plus seulement ou plus du tout un producteur ou un metteur en scène, mais le public ou les confrères. Moussinac lui-même, en 1920, a qualifié de « quasi parfait » le scénario de la Fête espagnole de Louis Delluc parce qu’il se lit comme un « conte de sang, de vol et de mort » doué d’un « rythme » propre86. Un rédacteur de Ciné-Journal résume bien cette nouvelle manière d’envisager les scénarios. Il voit dans leur circulation le moyen d’aider la production à « s’épurer » par l’exemple. Il ajoute que cela permettrait d’éviter que « de très belles œuvres, après une fugitive apparition sur l’écran, disparaissent à jamais dans le plus noir oubli »87. Les scénarios n’ont pas perdu en « valeur d’échange », ils en auraient plutôt acquis une voire deux supplémentaires : celle de pouvoir servir d’exemple et celle de constituer un répertoire de l’art cinématographique.

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NOTES

1. Rappelons que le terme de « scénario » a été emprunté au théâtre où il était d’usage courant. Arthur Pougin le définit en 1821 comme « plan divisé acte par acte, scène par scène, tel qu’enfin il doit être exécuté, mais ne donnant qu’un résumé et un récit de l’action dramatique, et non point le dialogue des personnages qui prennent part à cette action » (cité par Jean Giraud, le Lexique français du cinéma, des origines à 1930, Paris, CNRS, 1958, p. 178). 2. Jean Joseph-Renaud, Vedettes, n° 8, 8 mars 1941. On aura reconnu en l’ancien boucher Charles Pathé et dans le cabot Ferdinand Zecca. (Merci à Stéphanie Salmon pour m’avoir signalé cet article). 3. On notera d’ailleurs que quasiment au même moment, en 1903, un autre jeune écrivain, Georges Fagot, est engagé comme secrétaire de Zecca et se trouve alors en charge des sous-titres à la place de l’ancien opérateur Caussade (Francis Ambrière, « À l’aube du cinéma. Les souvenirs de Georges Fagot », l’Image, n° 30, 5 août 1932). 4. Sont attestés quelques dépôts plus anciens de Charles Urban, en 1905. On distingue deux types de textes envoyés par Pathé frères au dépôt légal des estampes. Les résumés « conformes à la vue » sont déposés en lieu et place du film fini, la B.N. n’étant pas à même de recevoir le dépôt de bobines. Accompagnés le plus souvent (mais pas toujours) de bandes de photogrammes, ils peuvent, dans les premières années, prendre la forme d’un véritable découpage analytique d’après visionnement, même si les synopsis commerciaux s’imposent par la suite. Les scénarios avant tournage sont déposés, eux, en contradiction avec l’esprit du dépôt légal, qui s’applique uniquement aux publications – les éditeurs de films profitant sans doute d’un manque de compétence et d’intérêt de la B.N. pour être à même d’opérer la distinction. 5. Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé, 1905-1908, Paris, AFRHC / L’Harmattan, 2006, p. 244. 6. On ne s’expliquerait pas, par exemple, des numérotations de tableau en retrait de marge – opération nécessitant une manipulation supplémentaire pour la dactylographe – si le document reproduit n’était pas présenté aussi de cette manière. 7. Rêve du joueur (1908), BnF, Arts du spectacle, 4°-COL-4 (650). Laurent Le Forestier cite d’autres exemples (op. cit., p. 269). 8. Laurent Le Forestier, op. cit., pp. 246-265. 9. Pierre de Jonckheere, « Pour faire un film », Kinema, n° 5, 29 mars 1909. 10. Cf. par ex. Oh ! les agents… les agents ! (1908), BnF, Arts du spectacle, 4°-COL-4 (366) : le métrage de chacun des 24 tableaux est fixé précisément. 11. Laurent Le Forestier, op. cit. 12. Armand Massard, « Propos d’âme simple », la Presse, n° 6121, 16 mars 1909. 13. Raymond Laubier, « Contre les “ flibustiers ” du cinéma », le Courrier cinématographique, 3e année, n° 14, 12 avril 1913. 14. Ou plus exactement sur le métrage de film vendu, ce qui est une incitation à écrire des scénarios pour des films longs. 15. Les deux sociétés sont liées à Pathé qui édite toute leur production et à qui tous les scénarios sont donc soumis pour validation. 16. Le contrat entre les deux sociétés prévoit que Pathé ne pourra contracter avec une société produisant des films signés de membres des sociétés d’auteurs si cette société représente moins de quarante auteurs (contrats du 15 juin 1908 et du 3 décembre 1909, archives Fondation Jérôme Seydoux-Pathé).

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17. .Alain Carou, « Le Film d’Art ou la difficile invention d’une littérature pour l’écran (1908-1909) », 1895, n° 56, « Le Film d’Art et les films d’art en Europe, 1908-1911 » (Alain Carou et Béatrice de Pastre, dir.), décembre 2008, pp. 28-30. 18. José Germain, « Douze scénarios pour six cent francs », Pour vous, n° 433, 4 mars 1937. Entretien avec Nora Jonuxi, Cinémathèque française, fonds de la Commission de recherches historiques, CRH-41. Rapport d’Adolphe Aderer sur la question du cinématographe, Annuaire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, 1913-1914, p. 1050. 19. Henri de Brisay, « Mémoires de Fortuné Guignard, cinéiste », Hebdo-film, n° 42-48, 19 octobre-14 décembre 1918. La somme de 25 francs se retrouve dans Francis Ambrière, « À l’aube du cinéma. Les souvenirs de Robert Péguy », l’Image, n° 36, 16 septembre 1932. 20. Marc Mario, « Scénario et libretto », Ciné-Journal, n° 260, 16 août 1913. 21. Concernant la rémunération des jeunes auteurs dramatiques, voir Christophe Charle, Théâtres en capitales, Paris, Albin Michel, 2008, p. 161 et concernant les bonifications, voir Journal comptable Pathé, archives Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, avril 1914 : « Bonifications sur scènes. Rollini : 553 francs ». 22. Fonds de la Commission de recherches historiques, Cinémathèque française, CRH-48. 23. Alain Carou, le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre, 1906-1914, Paris, École des Chartes / AFRHC, 2002, p. 212. 24. Ciné-Journal, n° 238, 15 mars 1913. 25. Jacques Roullet, « Les impressions d’un revenant », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, 6e année, n° 5, 2 février 1917. 26. Grainville, « Les abus », le Courrier cinématographique, 3e année, n° 23, 14 juin 1913. 27. Courrier cité par Des Angles [Charles Le Fraper], « Les Librettistes cinématographiques », Comœdia, n° 2025, 18 avril 1913. 28. Paul Féval, « Les adapt-adopteurs », le Courrier cinématographique, 9e année, n° 27, 4 juillet 1919. 29. Les chargés d’affaires, ancêtres de la police privée, cumulent des activités diverses (renseignement commercial, enquêtes pour les familles, placement de titres mobiliers, placement de manuscrits…). Cf. Dominique Kalifa, Naissance de la police privée. Histoire des détectives privés (1843-1942), Paris, Plon 2000, rééd. Nouveau Monde, 2007. 30. Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’homme, 1983, pp. 43-44. 31. Entretien avec Nora Jonuxi, op. cit. 32. Paul Féval, « Les adapt-adopteurs », op. cit. Tricoche et Cacolet est le titre d’un célèbre vaudeville dont les personnages sont deux agents d’affaires médiocres vivotant de petites escroqueries. 33. Eugène Meignen, « Une escroquerie », le Courrier cinématographique, 4e année, n° 29, 25 juillet 1914. 34. Annonce publiée dans le Courrier cinématographique, 3e année, n° 19, 17 mai 1913. 35. Lettre de Charles-Louis Janot, membre stagiaire de la Société des auteurs, citée dans « Cinématographes », Comœdia, n° 2368, 25 mars 1914. 36. Le Courrier cinématographique, 3e année, n° 22, 7 juin 1913. 37. Paul Féval, « Les adapt-adopteurs », op. cit. 38. Entretien avec Nora Jonuxi, op. cit. 39. BnF, Arts du spectacle, Gance 32. 40. De 1887 à 1907, le nombre des sociétaires passe de 393 à 302, tandis que celui des stagiaires passe de 800 à 4 058 ! L’accès au sociétariat se trouve presque bloqué à partir de 1904, quand est instaurée la cooptation. Lire à ce propos Jean Bayet, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, thèse de doctorat, Paris, 1908, pp. 221-222. 41. Cf. par exemple Adolphe Le Pailleur, la Question théâtrale par un auteur stagiaire, Paris, à compte d’auteur, 1907.

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42. Rapport d’André Heuzé sur la perception des droits, envoyé avec l’annuaire 1912 du syndicat professionnel des auteurs dramatiques, cité dans le Courrier cinématographique, 2e année, n° 1, 1er janvier 1912. 43. Annonce publiée dans Kinema, n° 12, 17 mai 1909. 44. On retrouvera plus tard le même argument dans la bouche de Pierre Decourcelle : « les éditeurs français qui louent actuellement les films de leur production aux exploitants moyennant des prix uniformes et qui varient seulement d’après leur ancienneté de représentation, paraissent décidés à renoncer à ce système pour lequel ils sont obligés de se baser sur les petits établissements et qui ne leur donne pas de produits suffisants, par suite de l’augmentation de leurs frais ; et à y substituer la location moyennant une part proportionnelle des recettes » (procès-verbal de la séance de la commission de la SACD du 13 novembre 1916, archives SACD). 45. Ce point est largement développé dans le Cinéma français et les écrivains…, op. cit., pp. 265-300. 46. Dufilm, « Du scénario », Ciné-Journal, n° 299, 16 mai 1914. Cette crainte est, chez Gaumont, celle de Louis Feuillade et de Jacques Roullet (Louis Feuillade, retour aux sources, éd. Alain Carou et Laurent Le Forestier, Paris, AFRHC, 2007, pp. 53-54 ; procès-verbal de l’assemblée des stagiaires de la SACD du 1er décembre 1913, archives SACD). 47. Cf. par exemple Guy de Téramond dans la Patrie, art. cité dans Ciné-Journal, n° 300, 23 mai 1914. 48. « Cinématographes », Comœdia, n° 2351, 10 mars 1914. Les fournisseurs de scénarios en question sont ceux du Syndicat des auteurs et compositeurs cinématographiques, conduits par Marc Mario (voir plus loin). 49. Procès-verbal de la séance de la commission de la SACD du 17 novembre 1916, archives SACD. 50. Cf. le rapport de Jules Mary à la Société des gens de lettres : « Le cinéma vous offre un des moyens d’étendre votre action sur un domaine encore en friche. » (cité dans Ciné-Journal, n° 298, 16 mai 1914). 51. « Cinématographes », Comœdia, n° 2088, 20 juin 1913. 52. Procès-verbal de la séance de la commission de la SACD du 9 avril 1914, archives SACD. Finalement, d’Ivoi, obligé de reconnaître ses torts, change le titre. 53. Procès-verbal de la séance de la commission de la SACD du 30 janvier 1914, archives SACD. 54. Lettre du 9 juin 1916, reproduite dans Bulletin des Amis du roman populaire, n° 15, 1991, p. 8. 55. Sur l’attitude des dramaturges, cf. Alain Carou, le Cinéma français et les écrivains…, op. cit., pp. 262-232. 56. Marc Mario, « Scénario et libretto », op. cit. Le terme de « scénariste » n’a pas encore été forgé à cette époque, on parle donc plutôt de « librettiste ». Mario n’est donc peut-être pas le premier à parler de « libretto » en matière de cinéma, mais il l’est sans doute à l’employer par différence (et non par équivalence) avec « scénario ». 57. Yhcam [Léon Demachy], « La cinématographie au point de vue théâtral », Ciné-Journal, n° 192, 27 avril 1912. 58. G. Pierre-Martin, « L’Art cinématographique (Études comparatives) », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 26, 26 juillet 1912. 59. Dufilm, « Du scénario », Ciné-Journal, n° 298, 9 mai 1914. 60. Léon Demachy, « Technique du scénario », le Courrier cinématographique, 4e année, n° 2-8, 10 janvier-21 février 1914. En juillet 1911, Sargent a inauguré dans le Moving Picture World la rubrique « Technique of the Photoplay », dont les articles sont ensuite compilés en un ouvrage, plusieurs fois réédité ; cf. Torey Liepa, « Figures of Silent Speech : Silent Film Dialogue and the American Vernacular, 1909-1916 », PhD, New York University, 2008, p. 124. Demachy ne cache pas sa dette à l’égard de Sargent et signe parfois du pseudonyme d’Americus. 61. Le terme, inusité alors, est un anglicisme que Demachy revendique comme un emprunt de plus aux méthodes développées outre-Atlantique.

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62. .Émile Patient, « Le scénario au point de vue composition », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 223, 15 sept. 1916. 63. Le concours de la Cines s’ancre ainsi dans les mêmes logiques que les « séries d’art » italiennes, produites par des aristocrates pour diffuser les valeurs de haute culture dans le vaste public. Le jury composé de hautes personnalités françaises et italiennes – par exemple le directeur de la Villa Medicis – veut encourager des œuvres « susceptible [s] d’éveiller dans la foule un frisson de vraie beauté » (entretien avec Albert Besnard paru dans l’Intransigeant, cité dans le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 82, 19 septembre 1913). Le premier prix (25 000 francs, une véritable fortune) sera partagé entre deux sujets antiques : le Trésor de Rhampsinite, d’Americano Scarlatti, et Persée, de Maurice Magre. Sur le scénario en Italie, cf. Silvio Alovisio, Voci del silenzio : la sceneggiatura nel cinema muto italiano, Turin, Museo nazionale del cinema / Il Castoro, 2005. 64. Cinéma-Théâtre, n° 3, 7 février 1914. 65. « Un concours de scénarios », Argus phono cinéma, n° 101, février 1909. 66. À l’exception peut-être du concours organisé en 1912 par le Cinéma, puisque son directeur (Lordier) est également éditeur de films. 67. Par exemple, Gabriel Kaiser envoie aux journaux un scénario pour publication afin que les éditeurs « n’ignorent pas que ce scénario est ma propriété d’auteur et sa reproduction interdite dans tous les pays sans mon autorisation » (le Courrier cinématographique, 4e année, n° 18, 9 mai 1914). 68. Armand Bour, « Pour la suprématie du scénario », le Film, n° 98, 28 janvier 1918. 69. Edmond Meignen, « Les scénaristes », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 218, 11 août 1916. 70. Cf. par exemple Abel Rubi, « De bons scénarios SVP », Ciné-Journal, n° 344, 18 mars 1916. 71. L’autre raison, primordiale, est la plus grande dépendance des éditeurs français par rapport aux recettes faites sur le marché intérieur. 72. Le contrat entre Pathé et la SCAGL prévoyait notamment un minimum de recettes garanti pour cette dernière. Pathé rompt par étapes entre 1916 et 1918. La SCAGL devient alors une société secondaire jusqu’à sa disparition en 1924. 73. Réponse à l’enquête publiée dans la Renaissance politique, littéraire et artistique, 14 octobre 1916, n° 21, pp. 19-20 ; propositions reprises et développées dans son Étude sur l’évolution de l’industrie cinématographique, Paris, Établissements Pathé Frères, 1918. 74. Procès-verbal de la séance de la commission de la SACD, 29 novembre 1916, archives SACD. Cf. aussi Georges Lordier, « La société des éditeurs et auteurs cinématographistes », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 231, 10 novembre 1916. Le 4 octobre 1918, Bernède annonce à la SACD qu’un accord a été trouvé entre loueurs et éditeurs (procès-verbal de la séance de la commission, archives SACD). 75. Marc Mario, « Le nom de l’auteur », Ciné-Journal, n° 347, 8 avril 1916. 76. R. Serrano, « Plus d’œuvres anonymes au cinéma ! Un danger », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 187, 7 janvier 1916. La revendication avait été formulée avant-guerre, cf. R. Laubier, op. cit. ; Charles Le Fraper, « Rendons à César… », le Courrier cinématographique, 3e année, n° 19, 17 mai 1913 ; Georges Dureau, « Le droit de signer appartient-il aux auteurs de scénarios ? », Ciné- Journal, n° 233, 1er février 1913. 77. Procès-verbal de la séance de la commission de la SACD, 8 décembre 1916, archives SACD. Cf. aussi Paul Féval, « Exigez la signature », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 200, 7 avril 1916 78. Alain Carou, « Usage(s) de la notion d’auteur par les gens de cinéma, de l’institutionnalisation aux années 1940 », dans Actes du colloque « L’auteur du film, histoire et archéologie d’une notion » (Christophe Gauthier et Dimitri Vezyroglou, dir.), Paris, AFRHC, à paraître en 2012. 79. Jean Joseph-Renaud, « Auteurs et directeurs », le Courrier cinématographique, 9e année, n° 8, 1er mars 1919. L’auteur s’attire des réponses défendant le droit du metteur en scène et du

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producteur, qui l’amènent à se dédire partiellement dans le Courrier cinématographique, 9e année, n° 12, 29 mars 1919. 80. Cf. par exemple, sur L’Herbier, Alain Carou, « À la conquête de la souveraineté. L’idée d’auteur selon Marcel L’Herbier », dans Laurent Véray (dir.), Marcel L’Herbier, l’art du cinéma, Paris, AFRHC, 2008, pp. 135-150. 81. Tristan Bernard, discours à l’assemblée générale de la SACD, 18 mai 1917, reproduit dans Annuaire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, 1916-1917, p. 489. 82. Citons les exemples de Jacques Roullet, Daniel Riche, Michel Carré, Gaston Ravel. 83. Celle-ci n’a pas disparu du tout, mais elle s’ancre dans des projets de réindustrialisation du cinéma national encore vacillants, notamment les Cinéromans. Là, les scénarios sont écrits par des romanciers populaires qui restent à l’écart de la mise en scène (ce sont plutôt les activités d’écriture qu’ils concentrent, dans la mesure où ils assurent la novélisation de leurs scénarios). 84. Cf. Xavier Loyant, « la Société des auteurs de films, 1917-1929 », thèse de l’École des Chartes, 2009 (résumé consultable en ligne : http://theses.enc.sorbonne.fr/2009/loyant). 85. Léon Moussinac, « Cinématographie », Mercure de France, n° 561, 1er novembre 1921, p. 786. À ce moment, Moussinac est directeur littéraire des éditions de la Lampe Merveilleuse, qui tentent d’inventer une forme d’équivalent littéraire des films qui ne soit ni la publication de scénarios ni une novélisation conventionnelle à la manière des « romans-cinéma ». 86. Léon Moussinac, « Cinématographie », Mercure de France, n° 526, 15 mai 1920, p. 250. 87. Louis Franco-Allain, « La survivance du scénario », Ciné-Journal, n° 527, 18 septembre 1919. Demachy avait été précurseur en 1912 : « Pourquoi les très bons films, ceux qui possèdent une valeur intrinsèque réelle, ne viendraient-ils pas former un Répertoire, répertoire qui resterait et pourrait être repris ? Pourquoi les livrets hors ligne ne seraient-ils pas imprimés, avec leur mise en scène, tout comme les livrets de théâtre, et ne viendraient-ils pas constituer la Bibliothèque du Théâtre cinématographique ? » (Yhcam [Léon Demachy], « La cinématographie considérée au point de vue théâtral [IV : Des livrets ou scénarios. Conditions générales] », Ciné-Journal, n° 193, 1er mai 1912).

RÉSUMÉS

Le scénario devient en France, à partir des années 1905-1910, une activité largement sous-traitée à des fournisseurs indépendants, attirés par son caractère assez lucratif. À côté des sous-traitants les plus productifs et les plus réguliers, avec lesquels les éditeurs entretiennent des rapports privilégiés, une myriade d’écrivains en situation précaire s’efforcent de placer leurs propositions. Les frustrations accumulées face aux bénéfices de l’industrie cinématographique nourrissent les revendications économiques. Dans le même temps, en 1912-1914, s’affirment des règles techniques d’écriture et un premier groupe de professionnels maîtrisant ces règles. Avec la guerre, le scénario est proclamé question stratégique pour le relèvement du cinéma français, mais loin d’accentuer le processus de constitution des rédacteurs de scénarios en profession à part, le contexte fait émerger la figure de l’« auteur de film » complet.

From 1905-1910 screenwriting in France becomes a professional activity that is mainly outsourced to independent screenwriters attracted by the good rates of pay. In addition to these independents, regularly employed, productive, and enjoying good relationships with the studios, there exists a host of writers in a more precarious situation, struggling to get their ideas

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accepted. A growing frustration emerges in reaction to the profits made by the film industry and this leads to demands for better conditions. At the same time, in 1912-1914, a set of technical screenwriting rules is gradually established, as well as a new group of professionals ready to work by these rules. With the coming of war, the screenplay is identified as a key strategic question in getting French cinema back on its feet. However, far from accelerating the professionalization of screenwriters as a distinct group, the context becomes more favourable to the emergence of the complete “ film author ”.

AUTEUR

ALAIN CAROU Alain Carou, conservateur des collections d’images animées de la Bibliothèque nationale de France, membre du conseil d’administration de l’AFRHC et du comité de rédaction de 1895. Auteur de le Cinéma français et les écrivains, histoire d’une rencontre, 1906-1914 (2002), il a codirigé le numéro 56 de 1895 consacré au Film d’Art et aux films d’art en Europe. Alain Carou, curator of videographic collections at the Bibliothèque nationale de France, member of the Executive Committee of AFRHC and of the Editorial Board of 1895. He is the author of le Cinéma français et les écrivains, histoire d’une rencontre, 1906-1914 (2002) and he co-edited, with Béatrice de Pastre, the special issue 56 of 1895, “ Le Film d’Art et les films d’art en Europe (1908-1912) ”.

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À la recherche du monteur. La lente émergence d’un métier (France, 1895-1935) In search of the film editor : the emergence of a professsion (1895-1935)

Sébastien Denis

1 Quelle est la place du monteur1 en France depuis l’apparition du cinéma jusqu’à la généralisation du cinéma sonore ? Afin de répondre à cette interrogation, il suffit a priori de montrer la mise en place d’un métier 2, lié à la maîtrise de techniques particulières, dans un contexte historique largement étudié. Mais la question du monteur pose de facto celle du montage. Or, le montage – avec tout ce qu’il comporte d’esthétique et de narratif, et non seulement de technique – pose lui-même, en France, la question de l’auteur du film et de ses responsabilités. Si certains artistes et techniciens du cinéma (comédiens, scénaristes, réalisateurs, opérateurs, décorateurs…) ont été visibles à l’époque, et étudiés depuis, les monteurs ont été peu visibles et mal référencés, rendant cette recherche complexe à mener pour un chercheur isolé3. Il ne s’agira donc que d’un premier état des lieux, que d’autres pourront infirmer ou confirmer grâce à de nouvelles archives.

2 Un article de 1937, tardif par rapport à la chronologie indiquée dans notre titre, peut toutefois lancer utilement le débat sur la place du monteur dans l’industrie cinématographique française. C’est le compte rendu fictif, au sein du populaire journal Ciné-France, d’une soirée chez une princesse au cours de laquelle un metteur en scène de cinéma est pris à parti pour savoir s’il est ou non le monteur de ses propres films : – Pour moi, trancha une demoiselle, je crois que l’auteur idéal, ou à votre choix, le metteur en scène idéal, devrait seul écrire, mettre en scène et monter ses films. – Sans aucun doute, sans aucun doute ! murmura d’une lèvre sèche un metteur en scène. Mais de l’idéal à la réalité… – Touché, clama un critique. Nous tenons là un coupable, et d’importance. – Accusez, levez-vous ! – Non, je ne monte pas mes films. Cette besogne je la dirige, je l’indique, je la… – Vous la fuyez ! Un dangereux orateur s’était levé. Vous ne montez pas vos films parce que vous ignorez le montage ; vous ne connaissez donc pas, en conséquence,

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les joies et les tourments de votre art. – Tel est mon avis, dit un comédien. Un metteur en scène qui ne monte pas ses films ressemble à un acteur qui travaillerait ses rôles à domicile et se ferait remplacer par sa concierge sous prétexte qu’ils habitent la même maison. [… le dangereux orateur :] – Un film en attente de montage est une suite d’images pensées qui attendent leur résolution pensante dans l’arbitraire technique et la caresse émotive du montage. – Mais, réplique le metteur en scène, tout est prévu dans mes découpages : les moyens, les procédés, la durée… – Oui, tout ! Sauf le mouvement qui est la vie. Or le mouvement, c’est le montage. – Je prévois le montage. – Vous ne l’exécutez pas. Autant affirmer qu’un peintre a terminé sa toile quand il a broyé ses couleurs.4

3 Cette saynète, dont on ne sait si elle est ou non tirée de la réalité, a pour avantage de donner d’entrée de jeu le ton : s’il est difficile de parler du métier de monteur en France dans l’entre-deux-guerres, c’est bien parce que, à l’encontre du réalisateur mis ici en difficulté, il semble normal au public choisi de cet échange que le montage soit effectué par le réalisateur lui-même, et qu’il entre ainsi dans un processus d’auteurialité du metteur en scène – même si comme nous le verrons cette vision est sans doute fantasmatique puisque le réalisateur est le plus souvent assisté d’un monteur à la fin des années 1930. De manière évidente à l’époque, y compris dans une revue cinématographique populaire, le montage est une composante essentielle de la mise en scène. Les arguments se tiennent, depuis la mention de l’auteur (qui précède celle du metteur en scène chez la jeune femme au début de l’échange) jusqu’à la mention du peintre et de ses couleurs. Au moins depuis la fin de la Première Guerre mondiale, vingt ans donc avant ce dialogue piquant, le réalisateur est devenu (il a en tout cas voulu devenir), en France, un artiste, ce qui s’est accompagné évidemment de certaines responsabilités, ici rappelées par le « dangereux orateur » qui a tout d’un critique de cinéma.

4 De manière étonnante, cet article est situé quelques pages seulement avant un entretien de l’Américain King Vidor par Jean George Auriol, dans lequel il donne sa vision du montage aux États-Unis : – Vidor : Pour ce qui est du montage, vous savez qu’en Amérique, ce travail est effectué par des artistes spécialisés qui connaissent admirablement leur métier. Une fois qu’on s’est entendu avec eux sur une méthode, et qu’on a pu approuver le premier montage grosso modo, il n’y a plus qu’à les laisser parfaire et fignoler leur ouvrage. – Auriol : Mais un metteur en scène peut-il au moins, comme vous dites, « approuver », sinon surveiller, le premier montage ? – Vidor : Oui, certains. Moi je fais toujours réserver ce droit dans mon contrat.5

5 Ainsi, à quelques pages de distance, on comprend bien la difficulté qu’il y a à aborder la question du monteur ou de la monteuse, et plus globalement du montage d’un film en France, sans tenter de comprendre la procédure aux États-Unis, le « frère ennemi » de la France dans le domaine du cinéma depuis la Première Guerre mondiale. Ce qui s’est joué à cette période a été la mise au jour de systèmes distincts d’écriture, de réalisation et de production des films, dont la presse corporative (et notamment Henri Diamant- Berger et Louis Delluc dans le Film) s’est faite la chroniqueuse. Cette différence tient à l’organisation industrielle du cinéma, qui, issue de l’exemple français (et en particulier de Pathé) s’est intensifiée aux États-Unis bien davantage qu’en France pour des raisons à la fois esthétiques, culturelles et économiques tournant autour de la double

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reconnaissance d’un film clairement séparé des conventions théâtrales aux États-Unis bien plus tôt qu’en France, et de très nombreux métiers spécialisés nécessaires à la réalisation des films. Concernant la paternité des films, durant la période qui nous concerne les cinéastes français sont considérés, à l’égal de leurs homologues américains, comme des techniciens, le seul ayant droit reconnu par la loi (en dehors des écrivains auteurs de scénarios6) étant le producteur 7. Le réalisateur américain est un employé au service d’un producteur, un « artiste spécialisé » (pour reprendre les termes de Vidor) comme la totalité des autres « artistes spécialisés » confectionnant le film, et qui doit dès lors garantir par contrat, quand sa célébrité le lui permet – et c’est encore le cas aujourd’hui, son droit de regard sur le final cut. Concernant la place du monteur dans l’industrie, la différence de reconnaissance du métier n’est donc pas tant à chercher dans des droits différents que dans une organisation professionnelle plus solide aux États-Unis, et dans une volonté croissante de reconnaissance du statut d’auteur pour le réalisateur en France – qui tend au contraire à éclipser l’équipe technique (à commencer par le monteur), et qui aboutira en 1957 à une loi favorable au réalisateur8.

Monteur, colleur / euse : questions terminologiques

6 Contrairement à l’opérateur de prise de vues, né en même temps que le cinéma et sans lequel l’image ne peut pas exister, le monteur n’est pas consubstantiel au cinéma – c’est sans doute ce qui explique sa moins grande visibilité dans le monde du cinéma et dans le grand public aujourd’hui encore. Pour le dire vite : on a longtemps cru pouvoir s’en passer, en particulier en France où le poste de monteur a mis du temps à émerger et à se stabiliser car il a été tributaire, certes des évolutions narratives et technologiques beaucoup plus que d’autres postes, mais surtout de la volonté du réalisateur – voire du producteur – de diriger la phase de finalisation du film9. Pour analyser le métier de monteur, il faut pointer la coexistence, dès l’émergence du cinéma, de différents métiers mettant en œuvre une démarche a priori seulement similaire. Rien ne différencie en effet les techniques de coupure et de collure effectuées par un projectionniste réparant une pellicule sectionnée, par une colleuse (le terme englobant étrangement la personne et son outil de travail) mettant bout à bout des fragments de pellicule livrés par le laboratoire pour reconstituer une bande dans son intégralité, et par un opérateur ou un réalisateur (et plus tard un monteur) effectuant le montage – entendu comme l’agencement réfléchi – de leurs rushes, si ce n’est une question évidente de sens. Les deux premiers exécutent une tâche visant à l’unité physique d’un produit voué à la projection publique ; les derniers créent du sens par un enchaînement basé sur une logique narrative (dans le cinéma dominant), sur une logique attractionnelle (durant les dix premières années environ du cinéma, et ensuite dans le cinéma d’avant-garde puis expérimental), ou sur une logique composite. Les deux premiers peuvent donc être considérés comme des coupeurs / colleurs ; les derniers comme des monteurs – sans dresser une hiérarchie puisque tous ces métiers sont nécessaires au fonctionnement du cinéma. En cela, le terme français de « montage » regroupe de manière artificielle deux actions très différentes que la terminologie anglaise cutting / editing tente de discerner, mais de manière guère plus convaincante10. Il faut se référer à un autre terme anglais, joiner, moins employé, ou au terme français « monteur négatif », pour comprendre une stricte action de coupure / collure déliée d’une pensée du montage. Car si le montage a pu se faire longtemps sans monteur

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(cette pensée étant assumée par d’autres), les personnels responsables de la coupure / collure (des colleuses en particulier) sont apparus beaucoup plus tôt – nous y reviendrons. D’où l’emploi dans cet article d’ensembles différenciés [coupure / collure, coupeur / colleur] et [montage / monteur], la notion de collage relevant quant à elle d’une esthétique attractionnelle du montage qu’on retrouvera, par exemple, de Méliès à Godard en passant par Eisenstein.

7 Rapidement après l’invention du cinéma, à l’usage de l’arrêt-caméra (qui produit un halo lumineux sur la pellicule) se substituent donc différentes formes de coupure / collure, aux ciseaux et à la colle (puis avec une colleuse), mais parfois aussi avec les dents11, sur le négatif ou sur le positif12. La forme la plus simple du montage (l’aboutage, comme l’appelle André Gaudreault, qui consiste à faire disparaître les halos, par exemple, ou à réparer une bande abîmée), est déjà documentée en 1898 par un Américain, C. Francis Jenkins : « Après que le film a été bien séché, il est déroulé et les bouts sont collés entre eux de manière à faire une bande continue »13. Il ne s’agit que d’unifier physiquement des fragments homogènes car le laboratoire n’est pas à même de fournir des fragments de grande longueur, par exemple. Le montage, intégré systématiquement dans les premiers temps comme simple opération de laboratoire, est défini en 1909 dans Ciné-Journal de la manière suivante, après la phase de séchage : « Enfin, la bande est définitivement montée, c’est-à-dire que le titre est mis en place ainsi que les sous-titres qui doivent souligner les différentes phases du scénario ; il ne reste plus qu’à établir le métrage de cette bande avant de la mettre en magasin »14. Il s’agit d’unifier sémantiquement des fragments hétérogènes, même si, on le voit bien, la dimension artistique semble essentiellement absente. En fait, comme le note G.-Michel Coissac en 1929, « monter un film comprend une double opération : la manipulation et la composition », la première correspondant aux opérations des colleuses (« car les films négatifs sont découpés en tranches inégales après les opérations photographiques »), la seconde au travail du réalisateur, les colleuses (parfois appelées « monteuses ») servant alors à défaire les épingles mises par le réalisateur entre les plans et à les coller15. Prenant en compte cette distinction entre deux métiers très différents, nous proposons dans cet article d’appeler montage – même si le terme n’existe pas avant la fin de la première décennie du XXe siècle et que lui préexiste la notion d’assemblage / assembling – toute opération de coupure / collure signifiante dans le négatif ou le positif du film. Cette pratique devient un métier au fur et à mesure des évolutions techniques, stylistiques et narratives – chaque opération technique de coupure / collure entraînant un effet esthético-narratif intégré plus ou moins rapidement dans les conventions internationales du cinéma. Le métier de monteur / euse, entendu dans le sens d’un technicien producteur de sens, va connaître une évolution parallèle aux évolutions esthétiques et narratives du cinéma durant la période qui nous intéresse ici : le montage étant un enjeu central dans le cinéma- attraction et dans la narration institutionnelle, il sera l’objet d’une « négociation » pour savoir qui est l’auteur du montage16 – négociation qui trouvera sa résolution avec le développement du cinéma sonore et l’avènement définitif du monteur.

8 Mais, au fait, qu’est-ce qu’un monteur ? Initialement, le terme est accolé à un ensemble de métiers techniques liés à l’assemblage – de fleurs artificielles, de chaussures ou, plus tard, de fils électriques permettant l’acheminement du courant de la source au consommateur. Le « monteur-électricien » s’occupe des raccords d’électricité. Le terme est d’ailleurs employé dans d’autres industries lourdes et dans les métiers manuels

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(comme les raccords de plomberie), et préexiste donc à l’industrie du cinéma, dans laquelle il a été repris jusqu’à aujourd’hui. D’un point de vue définitionnel, le terme « raccord », étonnamment absent dans la 9e et plus récente édition du Dictionnaire de l’Académie française17, est défini en détail dans la 8e édition de 1935 : RACCORD : n. m. T. d’Arts. Liaison, ajustage de parties séparées ou dissemblables, ou qui faisaient disparate. Faire le raccord des deux ailes d’un bâtiment. Un raccord de papier de tenture, de peinture. On ne voit pas le raccord fait à la façade de ce bâtiment. On n’aperçoit pas le raccord de ces deux planches. Il se dit aussi d’une pièce de fonte, de poterie, etc., qui sert à assembler deux tuyauteries. Il se dit figurément en parlant des Ouvrages de l’esprit. On avait fait des coupures dans cette pièce, il a fallu faire des raccords. Il est intéressant de noter que la définition issue de la 6e édition de 1835 est proche : Liaison, accord que l’on établit entre deux parties contiguës d’un ouvrage qui offrent ensemble quelque inégalité de niveau, de surface, ou dont l’une est vieille et l’autre récente, etc. Il s’emploie surtout en termes d’Architecture. On ne voit pas le raccord fait à la façade de ce bâtiment. On n’aperçoit pas le raccord de ces deux planches, de cette ancienne peinture avec la nouvelle. Ces raccords sont habilement faits.

9 Même si cette version antérieure mentionne directement l’architecture et donne un exemple différent pour les « ouvrages de l’esprit », les deux passages s’accordent. En définitive, il est donc préférable pour comprendre le monteur d’envisager ce qu’il fait concrètement (des raccords), et non la manière dont il est pensé en tant qu’ouvrier spécialisé. Les raccords, dans les exemples issus de l’architecture ou de l’aménagement, sont faits pour ne pas être vus : « On ne voit pas le raccord », « On n’aperçoit pas le raccord » : le but est donc d’ajuster des parties « dissemblables » et de les « lier ». Si les définitions du monteur au XXe siècle convergent sur l’aspect technique de métiers liés à l’industrie (puis à l’industrie culturelle), les définitions du raccord du XIXe et du XXe siècles convergent sur une notion de lissage. Les deux termes, surtout quand ils s’appliquent dans les métiers artistiques (arts appliqués et visuels), laissent entendre un travail de précision visant à faire disparaître la disparité de fabrication pour l’unité finale, ce qui est le but de la « transparence » du cinéma institutionnel. Mais à l’opposé – et je me situe dans le sillon de François Albera, qui avait déjà amorcé une recherche lexicographique sur la question18 –, le terme de monteur désigne aussi, toujours en 1835, un « ouvrier qui monte des pierres fines, des pièces d’orfèvrerie », ou encore de l’horlogerie, ces techniques évoquant pour Albera un montage-attraction. Le terme de « montage », défini en 1835 par « Action de transporter quelque chose de bas en haut. Payer le montage du bois, des grains » reste identique en 1935 mais s’enrichit de la dimension industrielle puisqu’il « se dit aussi en parlant d’Ouvrages d’orfèvrerie, de serrurerie, de menuiserie, etc., dont on assemble les pièces les unes avec les autres ». Si le cinéma n’est pas évoqué, le mélange de l’orfèvrerie et de la menuiserie permet de s’approcher du métier de monteur de cinéma – un des termes initiaux du montage au début du XXe siècle est, rappelons-le, l’assemblage. Il faut attendre la 9e édition (1986-1992) pour voir apparaître non seulement la forme féminisée monteuse, mais un ensemble plus large de définitions : Ouvrier, ouvrière qui assemble les pièces d’un objet, d’un ouvrage, d’une machine. Monteur de charpentes, de grues. Monteur en installations électriques. En apposition. Ouvrier monteur. Spécialt. JOAILL. Personne qui monte des pierres fines, des pièces d’orfèvrerie. - IMPRIMERIE. Typographe chargé d’assembler des éléments pour composer la forme d’impression. - CINÉMA. AUDIOVISUEL. Personne spécialisée dans le montage des films, des émissions radiophoniques et télévisées.

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10 Cette proximité entre travail manuel, artisanal, artistique et industriel n’est sans doute pas fortuite : monter un film équivaut concrètement, jusque dans les années 1990 (on l’oublie aujourd’hui avec le montage virtuel), à coller physiquement des bouts de pellicule, à expérimenter le bruit des machines et le tranchant de la pellicule (qui coupe aussi la peau des doigts). Comme tous les travailleurs du cinéma, le monteur ou la monteuse est un ouvrier au service d’un ou de plusieurs patrons (au moins le réalisateur et le producteur). Ces digressions lexicographiques semblent nous avoir égarés. Voire. L’archéologie des notions permet de comprendre plus aisément les terminologies qui vont être employées dès les débuts du cinéma, et ainsi les métiers. La non-visibilité du métier de monteur, et plus encore de colleuse dans le cinéma qui nous intéresse ici, a tout à voir avec les raccords invisibles qu’il / elle est censé(e) prodiguer dans la narration transparente, ou au contraire de l’hypervisibilité d’un réalisateur / monteur qui ne mentionne donc plus le montage… L’ouvrier / ère disparaît derrière l’œuvre, tout comme un raccord isolé disparaît dans la masse des raccords constituant l’édifice architecturé. Mais il ne s’agit là que d’une vision possible, vision somme toute théorique car elle fait de la production cinématographique une machine à lisser les contenus qu’elle n’est sans doute pas encore complètement dans les années 1910 et 1920, années encore expérimentales. La standardisation mécanique du montage (et donc du métier de monteur et des outils de montage) viendra avec l’arrivée du sonore. Les définitions du XIXe siècle précitées ont l’avantage de préfigurer les deux types de montage qui auront cours au XXe siècle : un montage / attraction / joaillerie (Méliès / Eisenstein / avant-gardes…) s’opposant à un montage / narration / construction (Pathé / Griffith / Hollywood…). Mais ces deux modes n’apparaissent que rarement à l’état brut et coexistent, en fait, le plus souvent19.

De l’opérateur / monteur au réalisateur / monteur

11 La technique du montage est historiquement liée au métier d’opérateur, notamment car elle est systématiquement jointe à la phase du laboratoire, après le développement et éventuellement le tirage20. Pour les premières « vues » et les films d’actualité, l’absence apparente de monteur témoigne surtout du fait que c’est l’opérateur lui- même qui effectue l’opération de montage quand il est en capacité technique de le faire. Dans ses mémoires écrites en 1933, l’opérateur Félix Mesguich rappelle ses tournages autour du monde au début du siècle ; si le montage n’est pas au centre de sa pratique (il met en avant le côté spectaculaire de la vie du « chasseur d’images »), Mesguich le mentionne à quelques reprises. Seul en mission à l’étranger, il doit tourner, développer, tirer, monter et projeter ses films à un public en attente d’un « retour » d’images par l’opérateur. Le montage est alors l’aboutage de bandes les unes derrière les autres, comme le fait tout projectionniste : « J’enroule les bandes au moyen d’un petit appareil à main, je les soude au besoin avec une colleuse »21. Mais Mesguich effectue également des opérations de montage plus proches de ce qu’on entend en termes de relation entre les plans, par exemple avec les images qu’il a prises pour le film Un drame sur les glaciers de la Blümsilap en 1905. Ce film « documentaire » rend compte de la recherche d’une cordée disparue : « À Paris, au montage de ce dernier négatif, je m’aperçois que le guide Müller qui, sur le glacier, à la sortie de la crevasse, simulait un des cadavres et qui devait en avoir assez d’être mort, avait ouvert un instant les yeux. Un mort qui ouvre les yeux ! Le truquage était trop visible ! Je dus

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couper un fragment de ruban, mais personne à la projection ne s’aperçut de cette lacune »22. Quand il fait son tour du monde en 1908-1909, Mesguich développe ses images et les envoie non montées à Paris pour qu’elles y soient exploitées – il ne mentionne alors jamais l’opération du montage et apprend au gré des télégrammes que tel ou tel de ses films est un succès. Par contre, il termine lui-même le montage de sa série à son retour à Paris en 1910 : « Après cette longue course autour du globe, c’est au laboratoire et à la salle de projection de la Radios, à Boulogne-sur-Seine, la confusion du découpage et du montage de mes derniers négatifs, en vrac dans un panier d’osier, que j’enroule et déroule allègrement »23. Quand les journaux deviennent réguliers, dans les années 1910 et 1920, ce n’est plus l’opérateur qui monte les rushes tournés, mais un « éditeur » (nom proche du terme anglais editor), qui travaille dans l’urgence après qu’une « monteuse » (coupeuse / colleuse) lui a préparé les bandes en amont24.

12 Avec la production massive de fictions à partir de 1905-1906, qui s’accompagne de nouvelles infrastructures, les metteurs en scène cherchent à créer un espace filmique cohérent pour le spectateur25. Les genres comme le western ou la poursuite favorisent la création de ces espaces mentaux par le biais du montage. À ce rôle d’unification ou de morcellement de l’espace s’ajoute une réflexion sur les relations temporelles entre les plans, avec la création de fondus enchaînés dès 1899, de flashbacks dès 1901 ou de montages alternés dès 190626. Tous ces éléments syntaxiques du montage de cinéma sont employés dans des films grand public et plus tard dans des films d’avant-garde (ainsi que ceux s’en inspirant à des fins commerciales)27. Ce qu’écrit Mesguich est confirmé, dans le domaine de la fiction, par Henri Fescourt, actif dans un premier temps chez Gaumont entre 1912 et 1914 : Dans la majorité des cas, les films s’achevaient en cinq à six jours, la dernière journée réservée à l’assemblage des positifs impressionnés – on n’oserait dire au montage. Les scènes, dont certaines ne mesuraient pas moins de 80 mètres, étaient collées bout à bout, sans souci de rythme. Aucune d’entre elles n’avait été numérotée à la prise de vue. Le travail le plus minutieux consistait à placer correctement les sous-titres. L’opérateur se chargeait de ces manipulations.28

13 M. Duhamel, régisseur chez Gaumont en 1908, interrogé par la CRH en 1945, indique à Langlois et Auriol que, pour le montage, « c’était le travail des opérateurs et non du metteur en scène qui, cependant, était présent lors du montage. Ce n’était pas comme de nos jours »29. Le temps entre la réalisation et le montage était d’une semaine. Quant à Hugues Laurent, décorateur chez Pathé vers 1904-1905, il a souvenir d’opérateurs responsables de l’ensemble de la chaîne photographique : À cette époque l’opérateur était chargé des opérations suivantes : a) Le chargement et déchargement de l’appareil ; b) La prise de vues ; c) Le développement du négatif ; d) Le montage du négatif ; e) Le tirage, le développement et le montage du premier positif. Ce premier positif était soumis à Charles Pathé pour recevoir ses observations, et il était présenté tous les lundis à la projection, à laquelle tout le monde pouvait assister.30

14 Georges Guérin, opérateur entré chez Gaumont en 1905 et ensuite à la fois opérateur et monteur de Feuillade, se souvient pour sa part de conditions précaires : « Nous sommes là à une époque où il n’y avait pas toute une pléiade d’assistants, on était seul et unique. Un scénario tourné le mercredi, un film d’un métrage normal, on terminait le vendredi, on passait en projection et on montait le film »31.

15 Le grand changement dans la profession, du point de vue du montage (mais c’est également vrai pour la photographie), intervient pendant la Première Guerre mondiale.

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Charles Pathé, qui avait analysé le système américain en profondeur pendant les deux premières années de la Grande Guerre, n’indique plus, à son retour, le montage parmi les travaux à réaliser par l’opérateur français, cette tâche incombant clairement au metteur en scène : « Ce travail, particulièrement minutieux, du montage (auquel il doit s’attacher et qui lui permettra de supprimer toutes les images qui, n’étant pas indispensables, sont, par conséquent, nuisibles parce qu’elles alanguissent l’histoire), consiste à décider quel est, des cinq ou six négatifs pris de chaque tableau, celui qui devra être retenu »32. Or, un des problèmes centraux du cinéma français, souligné par la critique naissante de cinéma, est son manque d’envergure et d’organisation technique. Henri Diamant-Berger, directeur du Film et réalisateur, engage fin 1917 (soutenu par Louis Delluc) une bataille pour le renouvellement du cinéma français, qui passe par une modernisation des infrastructures et des métiers33, par une importance nouvelle du scénario et par une recherche visuelle qui ne peut qu’intégrer le montage.

16 C’est bien au moment de la découverte des films américains à grand spectacle par les professionnels du cinéma français (entre 1917 et 1919), et en particulier Forfaiture (DeMille, 1915), Naissance d’une nation (Griffith, 1915), Intolérance (Griffith, 1916) et Civilisation (Ince, 1917) – qui avaient été précédés par les films italiens comme Cabiria (Pastrone, 1914) – que le montage prend en France toute son importance. Dans ses souvenirs, Fescourt dit avoir noté dès le début de la Première Guerre mondiale une évolution du montage en regardant le cinéma américain : « Je ne pouvais pas ne point remarquer une méthode inédite de varier les images : non seulement les plans d’ensemble alternaient constamment avec des plans moyens, mais j’apercevais qu’au cours de la scène, le réalisateur avait tendance à isoler, de temps en temps, un personnage, saisi dans l’instant fugitif d’une émotion quelconque »34. Il y voit la préfiguration de Griffith : montage rapide et profusion de plans, champ contrechamp, autant de techniques qui préexistaient mais que les Américains ont synthétisées rythmiquement – le mythe d’Intolérance et de Griffith naît à ce moment-là, faisant fi d’inventions précédentes déjà oubliées35. Comme le notera plus tard Eisenstein36, Griffith a ouvert la voie à une pensée véritable du montage en créant une forme de dialectique à laquelle il ne manquait plus que le message politique. Louis Delluc hisse également Thomas H. Ince au rang de « compositeur de films » en 191837, mettant la musique au cœur des problématiques. L’important se situe donc dans la reconnaissance du montage non plus seulement comme collage, mais comme élément dominant de la narration et de l’esthétique. Fescourt dit à nouveau découvrir, cette fois immédiatement après la guerre, que le montage se modifie à vive allure à la faveur de ces innovations : Je pus, dans un laboratoire, suivre le montage d’un fragment de film. Le monteur (metteur en scène ou son suppléant) ne limitait pas ses soins à l’assemblage des plans et des scènes, il se permettait des coupures, des condensations, des ellipses, des inversions, des répétitions, hâtait le mouvement ou le freinait. Qui, des cinéastes d’avant 1914, soupçonna que cette besogne ouvrière aurait quelque jour pour effet d’insuffler à l’œuvre un élan, une vigueur impossible à prévoir tant à la lecture du découpage qu’au moment des prises de vues. Dès lors, une évidence s’imposait : en dehors du talent du monteur, les qualités de son montage dépendaient de la matière fournie. [… Il note donc] l’abyme qui séparait les conceptions de l’après-guerre de celles de 1914.38 Signe d’une meilleure prise en compte du montage, Charles Pathé indique, encore en 1918, que Griffith lui a dit avoir tourné

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un million de pieds de pellicule négative pour composer son œuvre Intolérance qui n’a été présentée sur le marché qu’en quatre mille mètres. Je crois que tout le monde comprendra que c’est une référence appréciable et chacun s’expliquera pour quelle raison il a consacré personnellement plusieurs mois au montage définitif de cette bande. J’en déduis que le metteur en scène est bien imprudent, pour ne pas dire plus, lorsqu’il confie ce travail à une monteuse quelconque qui ignore parfois même le scénario.39

17 Griffith, s’il travaille avec des monteurs dont il comprend l’importance organisationnelle et artistique, désire, en tant que réalisateur-producteur, conserver la totalité de la maîtrise artistique40. Aussi bien avec Triangle (Griffith et Ince) qu’avec United Artists (Chaplin, Pickford, Fairbanks, Griffith), il œuvre pour la reconnaissance du statut d’artiste, en dehors donc de la seule industrie, et la dimension artistique passe par le montage – il apparaît d’ailleurs au montage sous son pseudonyme Warwick Granville, même si le travail est souvent réalisé par un ou une autre que lui, en particulier Rose et / ou Jimmy Smith. Ces cinéastes désirent avoir le final cut en tant que producteurs et réalisateurs pour ne pas subir les choix artistiques de producteurs étant seuls propriétaires des films – ce qu’expérimenteront un Stroheim ou plus tard un Welles à l’intérieur d’un studio. Les réalisateurs de ce niveau ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’opposer à l’idée d’un montage strictement technique ; comme l’écrit en 1918 le critique Wid Gunning (qui sera ensuite scénariste, monteur et producteur) dans son journal Wid’s Daily (qui deviendra rapidement The Film Daily) : Je me suis souvent exprimé depuis plusieurs années, et de manière virulente, sur ce crime qui consiste à passer le film d’un bon réalisateur à un quelconque monteur (cutter) à 33 dollars la semaine pour le montage final ( final assembling). Mon attention a récemment été attirée par plusieurs cas de films qui ont été montés et modifiés de manière radicale sans l’accord du réalisateur, ce qui a donné à la fois un mauvais résultat et une raison valable au réalisateur de claquer la porte en hurlant. J’ai toujours préféré que le réalisateur monte lui-même son film, car personne mieux que lui ne sait ce pour quoi il s’est battu. Pourtant, il est bel et bon qu’un esprit frais et capable vienne travailler avec le réalisateur et suggère des changements sur des points qui ne sont pas clairs ou superflus.41

18 Pour l’essentiel, les choses ne semblent pas si éloignées qu’on peut le penser entre France et États-Unis dans l’usage que l’on fait des monteurs / euses – c’est-à-dire en fonction des aspirations du réalisateur. C’est uniquement en cas de litige que le monteur américain devient un serviteur du producteur contre le réalisateur. Toutefois, les choses semblent justement changer après la Première Guerre mondiale aux États- Unis également, comme le laisse deviner une publicité de 1920 publiée également dans Wid’s Daily et allant dans le sens de « Wid » : « Qui préférez-vous pour monter (edit) et titrer votre film : un coupeur de film (film cutter), ou bien des monteurs (editors) qui connaissent en profondeur la construction dramatique ? »42. Le terme editor semble donc se développer quand en France on commence juste à comprendre l’importance du montage. Dans tous les cas, le monteur jouit aux États-Unis plus tôt qu’en France (où de nombreux syndicats se créent pourtant dans les années 1920 pour les opérateurs, les régisseurs de cinéma, etc.) d’une reconnaissance professionnelle, même si la création de la Society of Motion Picture Film Editors est plus tardive et date de 193743.

19 C’est Abel Gance qui est le fer de lance de cette modernisation volontariste du cinéma français qui passe par un montage signifiant mais aussi par un travail avec un(e) monteur / euse – il inspirera beaucoup la jeune génération de cinéastes. Louis Delluc, l’un des premiers, met en avant qu’« une maison de films devrait apporter autant

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d’importance au monteur qu’au metteur en scène »44. C’est toutefois dans le lyrisme, issu du montage américain, et dans la cérébralité et le style d’un auteur tout puissant, que naît la spécificité du metteur en scène / monteur à la française. « Rythme », terme central dans les années 1920, est alors tout simplement un synonyme de « montage », terme moins utilisé peut-être parce qu’il renvoie au cinéma traditionnel, celui de la coupure / collure, plus qu’à l’art. En 1924, Pierre Henry écrit dans Cinéa « “ montage ” ultra court » entre guillemets, en le rapprochant justement du découpage45. En 1926, le même journal évoque « l’art patient de la juxtaposition des images, communément appelé “ montage ” »46, à nouveau entre guillemets, comme si ce terme de cuisine pouvait encore choquer. Si tel est le cas, c’est bien que le manque de précision sémantique permet d’envisager le montage comme une opération de simple coupure / collure à l’époque, alors que les critiques tentent d’apporter un usage conceptuel de ce mot. Nous ne pouvons ici nous attarder davantage sur ce point, et Laurent Guido a bien montré que le « paradigme du rythme » est alors une manière de théoriser le montage dans une poétique liée à une pensée synesthésique47. Le metteur en scène prouve sa légitimité d’artiste par sa capacité à monter lui-même ses films, comme le peintre met la dernière main à son tableau. La diffusion des films et des théories soviétiques du montage en France à partir de 1927 accentuent ce trait48 : l’effet Potemkine se fait durablement sentir dès cette date, avec « la prédominance du montage sur le scénario littéraire »49.

20 Même si le montage devient nécessaire pour asseoir le mythe du metteur en scène / auteur, le passage de l’opérateur / monteur au metteur en scène / monteur va toutefois connaître une longue phase de transition. Certains opérateurs continuent à monter les films dont ils ont effectué les prises de vues dans les années 1910 et 1920, comme chez Gaumont pour les films de Feuillade, avec Georges Guérin sur Fantômas en 1913-1914 et les Vampires en 1915-1916, Léon Clausse après lui sur Judex (1917) et Tih Minh (1919), puis Maurice Champreux à partir de Vendémiaire (1919) et jusqu’à son dernier film, le Stigmate (1925). Si Feuillade suit le montage, la complexité de la gestion de la masse des négatifs pour les séries qu’il initie rend le montage incompatible avec ses fonctions de directeur artistique. En 1923, G.-Michel Coissac indique certes que le montage est un vrai casse-tête et que « seul en aura raison le metteur en scène qui a conçu le film, préparé et découpé le scénario, choisi les acteurs, les décors, déterminé les sites ou les emplacements, indiqué les moments où s’opéreront les “ fondus à l’iris ” ou “ les fondus enchaînés ”, les surimpressions, que sais-je encore… » Mais il ajoute également que « l’habileté professionnelle de l’opérateur fait beaucoup, et il ne faut pas croire que sa responsabilité soit limitée : c’est l’auxiliaire le plus précieux et le plus intime du metteur en scène, et celui-ci lui rend généralement hommage »50. On note d’ailleurs dans les années 1920 des personnalités polyvalentes qui ne sont plus seulement issues de la prise de vues. Un scénariste comme Jean-Louis Bouquet (la Cité foudroyée, Luitz-Morat, 1924) devient le monteur attitré d’Henri Fescourt dans les années 1920, signe d’une valeur ajoutée du montage dans une carrière d’auteur – et de la présence d’un auteur comme monteur. Pierre Schwab, assistant-réalisateur de Renoir sur la Chienne ou On purge bébé (1931) ou de Paul Fejös pour Fantômas (1932), devient monteur sur plusieurs films de Guitry comme Pasteur (1935) ou Bonne chance (1935) avant de devenir directeur de production sur Prison de femmes (Roger Richebé, 1938). L’absence fréquente du nom du monteur au générique n’est donc pas à prendre comme une absence de reconnaissance d’un métier mais au contraire comme la reconnaissance du montage comme élément central de la mise en scène assumé par le réalisateur lui-

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même, ou le directeur artistique. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, le nom du réalisateur n’est, le plus souvent, pas indiqué au générique.

De la colleuse au monteur

21 Le terme de « monteur » renverrait par conséquent essentiellement à des opérateurs, puis à des réalisateurs, qui montent – et à des monteurs / euses uniquement quand les deux catégories précédentes ne s’intéressent pas au montage. Compte tenu de la difficulté non pas technique mais organisationnelle du montage (les chutes doivent être rangées, classées, retrouvées, enroulées…), il est toutefois quasiment impossible à un réalisateur d’être indépendant pour le travail de montage, sauf peut-être sur un court métrage. C’est la raison pour laquelle, dès les premières années du XXe siècle (et en particulier à partir du développement de la fiction de studio et des actualités filmées), des employées (des femmes pour la plupart) ont été chargées de ces tâches, ouvrières « sans initiative, qui collaient “ aux marques ” ou suivaient les indications d’une “ conduite ” »51. C’est un personnel peu qualifié qui effectue un travail d’usine. Dans les premiers journaux corporatifs consultés, datant de 1905, le monteur n’est donc pas pris en compte dans la présentation de l’industrie. Le développement des journaux / actualités cinématographiques nécessite la mise en œuvre de départements de type journalistique, à l’image des editors américains. Même si les opérateurs semblent être importants avant 1907, une direction éditoriale de type journalistique contribue sans doute à professionnaliser le métier de monteur et à lui donner une image favorable. Mais, en fiction comme en actualités, ces ouvrières sont réduites à un travail de l’ombre : leur reconnaissance ne dépend que des cinéastes avec lesquels elles travaillent, ce qui est une différence majeure avec les États-Unis. On trouve en 1909 une mention du « montage » et du métier de « colleuse » dans la revue corporative Ciné- Journal : Incendie des usines de la maison Raleigh et Robert : beaucoup de nos lecteurs ont appris par les journaux quotidiens que les usines et le théâtre de la Maison Raleigh et Robert, avenue du Roule à Neuilly, ont été la proie des flammes dans la soirée de vendredi dernier. L’incendie s’est déclaré dans l’atelier des colleuses, précisément occupées au montage d’un film pris à la gare du Landy pendant l’embrasement des magasins d’huile de la Cie du Nord. Il y a d’étranges ironies dans les événements. Né d’un court-circuit, le feu se propagea rapidement à toutes les bandes déroulées pour le travail des ouvrières puis aux magasins et au théâtre qui a été complètement consumé. Aucun accident ne s’est produit. Sauf quelques exceptions, les négatifs ont été heureusement sauvés.52

22 Les mentions des termes « monteuse » ou « colleuse » apparaissent plus régulièrement vers 1910, ce qui correspond à une professionnalisation du cinéma, liée au développement de formules narratives de plus en plus complexes (comme celles proposées par Gaumont, Pathé et leurs suiveurs), entraînant un allongement de la durée des films. Ceux-ci deviennent parfois très longs, juste avant la Grande Guerre, que ce soit pour les séries ou les films unitaires, et rendent obligatoire l’organisation rationnelle de la post-production. En 1910, on demande des « monteuses positif et négatif », ce qui inclut que les monteuses se spécialisent les unes dans le montage du positif (qui peut être soit la mise bout à bout des fragments de pellicule sortis du laboratoire, soit le montage image tel qu’on le connaît), les autres dans le montage négatif (qui peut être, soit la conformation du négatif au montage positif afin d’établir

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la copie de tirage du film, soit le montage direct du négatif). Le montage se fait, en France, le plus souvent directement sur le négatif53. On trouve dans une petite annonce de septembre 1910 une mention intéressante : « On demande une bonne monteuse. S’adresser au Ciné-Journal »54. Le fait qu’une société recherche une « bonne monteuse » impliquerait qu’il s’agit dès cette période non seulement d’un métier, mais d’un métier valorisé, d’autant plus que cette annonce a été précédée par deux autres, émanant de chercheuses d’emploi cette fois : une « bonne colleuse, 4 ans de métier » (février 1910 – ce qui, soit dit en passant, fait remonter l’emploi de colleuse à 1906) et une « très bonne monteuse positif et négatif » (avril 1910)55 offrent leurs services. Là encore, le fait de se penser « bonne monteuse » ou « bonne colleuse » peut rendre compte d’un savoir-faire technique. Toutefois, dans le livre de Coissac, une photo d’atelier (Pathé en l’occurrence) montre les colleuses au travail dans un immense espace de travail, effectuant des collures à la chaîne, ce qui invalide une pensée du montage. D’ailleurs, comme le dit l’auteur, « une bonne monteuse est capable d’effectuer cent vingt collures à l’heure »56. En France, les rôles ne semblent donc pas aussi clairement définis qu’aux États-Unis, où il existe des editors, des cutters et des joiners57. Comme on peut s’en rendre compte en lisant Photoplay dès 1917, le montage suit un schéma systématique qui intègre une validation artistique : après vérification de la photographie du film, une copie positive est tirée et envoyée au département montage, où elle est montée (assembled) dans une première ébauche (rough continuity), le film editor (une sorte de responsable de la post-production) ayant une copie du scénario et assignant un monteur (cutter) à ce film particulier : Quand tout a été assemblé dans une première ébauche du montage, le réalisateur, le monteur (cutter) et le responsable du département montage (head of the film editorial department) regardent le film, le réalisateur expliquant au monteur ( cutter), en détail, sa manière de voir le film et son point de vue. Le monteur (cutter) monte et assemble (cuts and assembles) le film, construisant attentivement son action et son suspense, sous la direction du responsable du département, et quand il a fini le travail le réalisateur est invité à revoir le film avec l’editor et le cutter. Quelques changements mineurs sont en général faits à ce point, et le film est validé par le réalisateur et le responsable du département (editor of the department).58

23 La France est très en retard sur ce fonctionnement industriel et le flou reste de mise jusqu’à la fin des années 1920 en termes de responsabilités. On notera dans le film Une cité française du cinéma (Pierre Chenal, 1929 – voir DVD ci-joint) un court passage initié par un carton indiquant : « Au montage, les ouvrières assemblent les différentes parties du film ». S’ensuit un plan large sur une vaste salle dans laquelle des ouvrières mettent visiblement bout à bout des fragments de pellicule, un plan rapproché nous montrant une ouvrière en train de manipuler de la pellicule négative et d’effectuer une collure. Sans doute s’agit-il du montage négatif du film, mais rien ne vient l’expliciter. Dans un autre film, sonore celui-ci, 40 ans de cinéma (Louis S. Licot, 1935 – voir DVD ci-joint), une séquence est consacrée, après le développement, au montage opéré par deux hommes sur une Moviola permettant le visionnement du négatif : « On coupera la première reprise », dit le monteur à celui qui est sans doute son assistant, qui coupe le négatif aux ciseaux et le donne à une ouvrière pour l’amener au « montage ». Celle-ci apporte les scènes choisies à une chef d’atelier qui les tend à son tour à une monteuse négatif. « Les scènes choisies vont être montées, c’est-à-dire adaptées dans l’ordre », dit le commentateur : on voit la colleuse assembler les fragments de pellicule avec une machine (« les pellicules sont collées à l’aide d’un dissolvant spécial ») – on note ensuite un plan moyen dans lequel plusieurs femmes sont en train d’effectuer ce même travail.

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L’assistant monteur s’entretient avec le chef d’atelier, qui indique que « nous développons à 900 mètres à l’heure et dans un quart d’heure au plus vous allez avoir votre positif ». Le commentateur indique que « plusieurs épreuves positives qui serviront à la projection sont tirées. Elles portent à la fois l’image et le son. On projette le film pour une dernière vérification ». On voit ensuite l’emballage des copies. Au total, il n’a ici jamais été question d’un montage de précision, ni de choix esthétiques : choix rapide de la prise par le monteur, coupure par l’assistant, montage négatif, tirage. Le schéma décrit dans Photoplay en 1917 indiquait une part plus importante donnée au travail narratif (action et suspense).

24 L’invisibilité des monteurs / euses et colleuses, dont rend compte le flou sémantique qui les concerne, participe sans doute en France, au moins partiellement, à la mythologie de l’opérateur / monteur et du réalisateur / monteur, mais dans les faits leur présence et leur rôle semblent plus complexes. Alphonse Gibory, opérateur chez Éclair vers 1914 puis chez Pathé à une date ultérieure, donne un témoignage important à la Commission de recherches historiques. Parlant d’un spectacle tourné par Maître pour Pathé, il indique que les opérateurs « prenaient [des prises de vues] ensemble, un ici, un autre là, mais c’était très bien fait. Les raccords étaient merveilleux. On prenait un bonhomme qui faisait un saut sur la barre fixe, en premier plan pour le visage. C’était raccordé à une image près. C’était très bien ». Un échange s’ensuit : – Auriol : Maître faisait son montage lui-même ? – Gibory : C’étaient des monteuses, qui étaient déjà dressées à cela. – Auriol : Quand les monteuses ont-elles débuté ? – Gibory : Il y en a toujours eu. Il y a toujours eu du personnel dans les usines de tirage. – Auriol : Les raccords étaient au poil. Qui choisissait les endroits de raccord ? – Gibory : Les monteuses. Elles étaient plus ou moins bien dressées.59

25 Derrière la métaphore animale du dressage (qu’on retrouve ailleurs60) pointe l’autonomie, dont on ne saurait dire si elle est désirée ou redoutée au vu de cette expression, des monteurs et monteuses dans l’industrie. Derrière les figures du réalisateur et de l’opérateur, celle du / de la monteur / se, qui préexistait, s’autonomise au moment de la Première Guerre mondiale. Mais encore une fois tout dépend du réalisateur, car Gibory indique plus loin à Langlois (qui l’interroge sur le fait de savoir si Jacques de Baroncelli, avec lequel il travaillait sur le Rêve, en 1921, « devait tout de même avoir un décorateur, une monteuse ») : « Il montait son film lui-même. Sa monteuse faisait les collures »61. Lors d’une autre séance de la commission, Jacques Manuel, assistant et costumier de L’Herbier sur en 1925, est interrogé par Langlois et Auriol : – Manuel : Il y avait un régisseur et un accessoiriste. – Langlois : Une monteuse ? – Manuel : Non, les films étaient montés par Marcel L’Herbier et Jacques Catelain. Ils étaient collés par Suzanne Catelain et moi-même. C’est ainsi que j’ai fait mes débuts de monteur62. – Auriol : Les autres metteurs en scène n’avaient pas de monteuse ? – Manuel : Si, mais ils montaient leurs films eux-mêmes, en réalité. – Langlois : Ces monteuses étaient donc des colleuses ? [pas de réponse]63

26 On voit bien, entre ce que disent Gibory et Manuel, une énorme différence de lecture sur le rôle exact des monteuses dans l’industrie. Les expériences ont dû être contrastées, car ce qui se dessine est que le rôle de colleuse ou de monteur / euse est

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déterminé par l’attitude du metteur en scène lui-même. Comme le note en 1937 Louis Chavance, monteur de l’Atalante de Vigo et futur scénariste du Corbeau de Clouzot : Du temps du muet, le metteur en scène faisait toujours son propre montage. Certains se déchargeaient bien en grande partie de ce soin sur des femmes, d’ailleurs intelligentes et compétentes. Mais, n’est-ce pas, c’étaient d’humbles “ colleuses ” et l’on faisait rarement figurer leur nom sur le générique. D’ailleurs, un metteur en scène digne de ce nom se précipitait dans des flots de pellicule, voulait donner à son œuvre ce rythme, cette continuité musicale, qui reste l’élément principal du montage.64

27 À ceux que le montage n’intéresse pas, les monteurs / euses se substituent, tandis que les metteurs en scène réellement investis dans les questions artistiques n’abandonnent jamais totalement le montage à leur monteur / euse. De plus, entre les expériences décrites par Gibory (1914) et Manuel (1925), un gouffre sépare les esthétiques et les théories du montage, qui rendent attrayant le montage y compris pour des réalisateurs en herbe : en 1925, on trouve dans le Tout Cinéma une publicité pour « Faivre, auteur et metteur en scène. Collaboration avec MM. les Éditeurs et Metteurs en scène pour le montage, les textes et la mise au point de leurs productions. Découpages, transcriptions cinégraphiques. Travail de montage, de titre, de coupes, rigoureusement adapté aux nécessités de la Censure, de l’usinage et de la partie commerciale »65, signe sans doute d’un besoin de personnels intermédiaires, situés entre le laboratoire et le réalisateur, en même temps que d’une valorisation du montage comme pratique créative.

28 Enfin, le matériel de montage, d’abord très rustique, s’améliore en 1924 avec l’arrivée de machines à écran de type Moviola, mais la vision est limitée à une personne, ce qui ne permet pas un travail harmonieux entre monteur et réalisateur – l’un doit donc prendre le pas sur l’autre. Avec l’arrivée du sonore, les tables de montage vont se perfectionner, avec des doubles plateaux horizontaux et de grands écrans de contrôle, de fabrication souvent allemande (on voit par exemple dans Cinéa en 1929 deux monteuses travaillant dans de confortables conditions dans une salle Tobis) et vont révolutionner les conditions de travail pour les monteurs, ainsi que leur visibilité. Toutefois, il est vrai que les opérateurs apparaîtront bien plus tôt dans les génériques que les monteurs66. Cette invisibilité (qui persiste encore aujourd’hui67) est sans doute à mettre sur le compte du désir d’auteurialité des metteurs en scène, pour lesquels le montage devient un élément central dans la reconnaissance de la mise en scène dans le courant des années 1920, comme on l’a déjà dit. Ainsi, même s’ils sont entourés de colleuses, voire même de monteurs / euses, c’est en fait aux réalisateurs eux-mêmes qu’échoit symboliquement le rôle de « monteurs » de leurs films. D’ailleurs, alors que les professions du cinéma s’organisent en syndicats dans les années 1920, les monteurs restent absents de ce mouvement, et absents également d’une source majeure comme le Tout Cinéma, annuaire de référence des professionnels déjà cité, durant toutes les années 1920.

Le passage au sonore et la nécessaire reconnaissance du monteur

29 C’est semble-t-il plus par nécessité que par volonté qu’apparaît, au début des années 1930, le monteur ou la monteuse tels qu’on les connaît aujourd’hui. C’est d’abord dans les génériques que le monteur va exister en propre, mais, comme on le verra, il faudra attendre la toute fin des années 1930, et surtout les années 1940, pour que le monteur

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soit systématiquement indiqué, à l’égal du chef opérateur ou de l’ingénieur du son, intégrés bien plus tôt dans les génériques. La raison en est simple : la complexité technique nouvelle du montage sonore rend difficile à un réalisateur d’être le monteur de son propre film, car les manipulations sont beaucoup plus importantes qu’avant. Un L’Herbier ou un Gance ne pourront continuer à travailler exactement de la même façon. Même dans le cadre d’un montage moins innovant, Henri Fescourt découvre par exemple pour son premier film sonore (la Maison de la flèche, 1930), tourné et monté en Angleterre, de nouvelles contraintes : Avec les travaux de montage, mon assistant, Maurice Thaon et moi, nous pénétrâmes dans un univers inconnu. La réglementation anglaise m’empêcha d’emmener un monteur spécialiste. Quant à ceux de Londres, cela ne les souciait pas d’assembler des dialogues français. Dans mon ignorance je me fis fort de venir à bout, en me jouant des difficultés. Je ne tardai pas à regretter ma présomption. C’est qu’il n’y avait pas qu’un positif à monter comme au bon vieux temps mais deux, positif d’images, positif du son, et tous deux devaient se dérouler synchrones. Je me tairai sur mes démêlés avec la Moviola, instrument traître et providentiel. Je m’exaspérai à ménager, au début de chaque plan, la différence des dix-sept images de rigueur.68

30 La relation d’Abel Gance avec sa monteuse mérite d’être ici développée car elle prend un tour nouveau avec l’arrivée du sonore. Marguerite Beaugé est indiquée pour la Dixième Symphonie dès 1918 ; pourtant Abel Gance s’affichera comme le monteur principal de Napoléon en 1925, Beaugé n’étant indiquée que comme son assistante. Encore Gance est-il l’un des rares à reconnaître une réelle autonomie à sa monteuse en lui accordant (car il s’agit bien d’un honneur si on se place dans cette perspective) une place dans les publicités sur le film (un encart indique « Mme Marguerite, chef du service montage »69) : « En ce qui concerne Marguerite Beaugé, qui est certainement une de mes meilleures collaboratrices, je demande que son nom ne soit jamais oublié dans la liste du Personnel et qu’elle soit indiquée comme première monteuse à chaque énumération du Personnel »70, note-t-il en 1929. Signe d’une spécialisation grandissante du tournage, mais aussi peut-être d’un grand respect pour son travail, Gance demande aussi à ce que sa monteuse fasse office de scripte sur le tournage (poste dont il a dû percevoir l’importance dans l’industrie américaine lors de son voyage d’étude aux États-Unis71), et ce à des fins d’amélioration du montage « pour être au courant de tous les jeux de scène et faire la discrimination des jeux jugés Bons ou Mauvais »72. Les archives de production de la Fin du monde, film ambitieux tourné en quatre langues, témoignent d’une relation tout à fait privilégiée entre le réalisateur et sa chef- monteuse : il la charge de rechercher des documents visuels, des stock shots, mais aussi d’entamer le montage du film sans lui, alors qu’il est encore en train de tourner, signe d’un fort pouvoir de délégation artistique et non seulement technique – ce qui oblige du reste Beaugé à déléguer à son tour son rôle de scripte (dont la présence sur les plateaux français apparaît là encore après la Première Guerre mondiale, suivant l’exemple rationnel américain73) et à demander des assistantes supplémentaires au directeur de production. « Sans ces choses essentielles, écrit-elle, il me serait impossible de faire du travail rapide et je ne pourrais que dégager ma responsabilité si M. Gance trouvait que le travail ne va pas assez vite »74. On le voit, la délégation du réalisateur devient de plus en plus grande avec le sonore et l’établissement de versions multiples. Les réalisateurs / monteurs sont désormais dépassés par la situation et doivent reconnaître l’existence réelle d’un métier qui n’existait jusqu’alors que de

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manière souterraine, ainsi que le note Amable Jameson (alias Jean George Auriol) dans la Revue du cinéma : Depuis l’avènement du parlant, le travail matériel du montage s’étant considérablement compliqué, il a bien fallu créer en Europe des postes de monteurs spécialisés qui préparent le travail final de révision du metteur en scène, ou même se chargent de tout l’ouvrage. Depuis qu’il faut monter la bande-images parallèlement à la bande-sons, on ne peut plus jouer avec le rythme visuel aussi capricieusement qu’autrefois. On peut couper à la longueur qu’on veut une image muette et l’intercaler à l’endroit qu’on veut, mais il n’est guère possible ni désirable de scinder une phrase en deux sauf pour de rares exceptions ou de faire passer des images accompagnées de sons qui doivent aller avec d’autres images. Enfin, il faut tenir compte d’une certaine harmonie dans la juxtaposition des motifs musicaux, des bruits et aussi des paroles. En principe, la continuité musicale doit être prévue aussi en détail que la continuité visuelle, et, plus encore que pour un muet, le monteur doit pouvoir faire le montage d’un parlant d’après le découpage.75

31 Si les années 1920 ont été celles de l’auteur-roi, l’arrivée du sonore (qui est plus tardive en France qu’aux États-Unis) met à mal le montage « rythmique » (qui s’accommode difficilement d’un dédoublement par le son), mais certainement pas l’idée d’un metteur en scène / auteur (et donc monteur, au moins officiellement) de ses films. En tout cas pas entièrement. Certes, le montage devient plus technique et rebute sans doute les réalisateurs, qui ne peuvent plus désormais couper dans la matière visuelle et la recomposer à leur guise : la synchronisation est un travail long et rébarbatif. Pourtant, le montage sonore a de nombreux soutiens, allant de Walter Ruttmann à Harry Beaumont, le réalisateur de la comédie musicale Broadway Melody, qui tord le cou aux discours alarmistes sur le montage sonore : « C’est le montage qui m’a paru la phase la plus intéressante de notre travail. Nous avons combiné un moyen de monter le film sonore qui permet presque autant de liberté que le montage du film muet. Nous pouvons supprimer ou intercaler des scènes à volonté, le négatif-sons et le négatif- images étant deux bandes séparées »76. Jacques Manuel, assistant de L’Herbier sur l’Enfant de l’amour (1930), note que les débuts du sonore ont donné lieu à une modification de l’organisation, mais aussi à des évolutions esthétiques positives qui nécessitent une professionnalisation des monteurs pour cause de son et qui mettent le réalisateur hors course : - Auriol : C’est vous qui avez fait avez fait le montage ? - Manuel : Oui, avec Marcel L’Herbier et Jacques Catelain. Marcel commençait à nager dans la pellicule, et nous ne demandions qu’une chose : c’était qu’il ne vienne pas. Il avait l’habitude de couper avec un ongle, au muet, et il coupait le son77. On ne retrouvait plus rien, et on était obligés de retirer. Nous n’avions donc qu’une hâte, c’était de le voir partir de la salle de montage, car il déchaînait le désordre le plus complet. - Auriol : C’est à ce moment-là qu’on a commencé à parler des spécialistes du montage ? Peut-être même des étrangers venant d’Allemagne… - Manuel : Les premiers Américains sont venus, des types spécialistes du son. Les premiers ingénieurs du son qui nous furent envoyés étaient ceux dont les Américains ne voulaient plus. Au début, les gens coupaient le son et l’image en même temps. Immédiatement, avec L’Herbier, on a fait chevaucher le son sur l’image. On a ainsi donné autant de souplesse au film parlant qu’au film muet, dès le premier film.78

32 Les monteurs s’autonomisent donc toujours davantage. Comme dans la haute couture, après la « Mme Marguerite » de Gance, Sacha Guitry, qui aime la théâtralité, met en abyme sa monteuse Myriam et toute l’équipe de réalisation de son film le Roman d’un

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tricheur (1936) dès le générique : « Voici Myriam et son état-major, c’est elle qui a monté le film » ; on la voit entourée de deux assistants, assise les ciseaux dans une main et la pellicule défilant dans l’autre (et non sur une table de montage). La monteuse, propulsée général de brigade, dirige désormais un « état-major ». Le geste signe une reconnaissance du travail de l’ombre des monteurs, qu’on trouvait dès 1928 dans la presse spécialisée comme la Revue du cinéma, où Louis Chavance, alors encore porteur de la théorie du rythme, valorisait la place du monteur juste derrière le metteur en scène, « le monteur, ce musicien qui crée le rythme et qui peut, par le mouvement qu’il donne et le choix qu’il opère, tout perdre ou bien tout sauver »79. Cette vision messianique du monteur s’appuie sur une gestion de la contrainte technique, mais aussi sur une fusion audiovisuelle d’éléments disparates au service du jeu d’acteur (qui était auparavant le domaine réservé du metteur en scène) : Dans tout ce matériel apporté en vrac au monteur, celui-ci peut choisir, prendre et laisser, remplacer ceci par cela, lier ceci à cela, ajouter et retrancher selon les besoins de la cause. Le dialogue de personnages sera fait de bouts et de morceaux raccordés. Une réplique même pourra résulter de diverses prises. […] Si le cinéma ainsi conçu produit des œuvres qui donneront l’apparence d’œuvres d’art, je considérerai le monteur, et le monteur seul, comme un artiste, artiste d’autant plus extraordinaire qu’il aura pu fabriquer une œuvre d’art avec du matériel anti- artistique.80

33 À la difficulté technique rébarbative du métier s’ajoute donc un volet créatif bien plus important, que le réalisateur perd subitement. Chavance rappelle goulûment en 1937 : « Le montage ne devint vraiment une fonction classée, importante et… lucrative que vers 1930-1931. […] C’était le beau temps pour les monteurs professionnels. Nous jouions parfois au magicien à chapeau pointu, lorsque nous voyons nos supérieurs hiérarchiques patauger dans le “ synchronisme ” et les “ moviolas ” qui semblaient alors des mystères bien impénétrables. […] On peut comparer le monteur au sculpteur qui modèle la pellicule, au musicien qui rythme les images… ou à la couturière qui assemble des morceaux d’étoffe »81. Entre artiste et artisan se dessine une figure à part du cinéma, soulignée également par Jacqueline Lenoir dans Cinémonde en 1934 : « Encore un responsable. De son intelligence, de la liberté qu’on lui donnera, dépendra le résultat final. Il peut, s’il le veut, d’un mauvais film faire une réalisation meilleure. Couper ici, rogner là. Écourter ce texte fade, précipiter l’action. Et il peut aussi, d’un bon film, faire une production mortellement ennuyeuse. Ce n’est pas par caprice. C’est une question de capacités »82. Ceci a pour effet quasi immédiat de voir pour la première fois les noms des monteurs réellement mis en valeur ; si leur nom est plus rare que celui de l’ingénieur du son, cette tendance va quand même s’accélérer durant toute la décennie 1930. Le « Chirat », pour les longs métrages de la période 1929-193983, est riche d’informations (plus fiables sur cette période que sur les précédentes car liées aux génériques) témoignant d’une représentativité en forte croissante. Le tableau suivant indique l’évolution du nombre de films pour lesquels le monteur a été identifié en regard de la production annuelle indiquée par Chirat :

34 S’il faut la relativiser avec les chiffres de la production annuelle, la représentativité des monteurs est toutefois en hausse spectaculaire, le nombre de professionnels étant assez sensiblement égal à celui trouvé dans le Tout Cinéma (8 monteurs dont 5 femmes indiqués en 1931-1932, et 63 pour l’année 1934-1935). En tout, on repère 166 monteurs dans le Chirat sur la période 1929-1939, dont 50 sont des femmes, soit un total de 30,1 % – et le Tout Cinéma indique en 1934-1935 un total de 63 monteurs dont 15 femmes (soit

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un total de 24 %). Il s’agit donc d’un métier très fortement masculinisé, mais globalement beaucoup plus féminisé que d’autres postes comme ceux de réalisateur, chef opérateur ou directeur de production, dans lesquels les femmes sont absentes comme permet de le voir le Tout Cinéma à cette période – le métier de scripte faisant office d’exception. Monteur, « c’est une carrière ouverte aux femmes. L’effort physique y est moins dur », comme le dit à nouveau Jacqueline Lenoir en 1934. Sans pouvoir comparer avec des chiffres pour les périodes précédentes, il semblerait toutefois que le passage au sonore ait contribué à masculiniser très largement une profession qui était initialement très féminisée, puisque les ouvriers du montage étaient exclusivement des femmes au sein des laboratoires. C’est également le cas aux États-Unis où, comme l’explique le réalisateur Edward Dmytryk (qui a commencé sa carrière en tant que monteur), le sonore a été l’occasion d’un changement genré dans les pratiques : Au temps du muet, une bonne proportion des monteurs (cutters84) était des femmes. À la Famous Players Lasky, tous les monteurs étaient des femmes. L’avènement du son, avec ses complexités, a amené un certain nombre de responsables (executives) à conclure que les femmes ne pourraient pas gérer les problèmes techniques liés au son, et beaucoup d’entre elles perdirent leur emploi pour ne plus jamais revenir. Cependant, les meilleures survécurent, et en quelques années elles furent rejointes par des jeunes femmes. Dans toute la vie du cinéma, un business singulièrement masculin, le montage a été le seul poste dans lequel un nombre assez important de femmes ait été employé.85

35 Les situations semblent donc relativement comparables d’un point de vue genré. Colin Crisp indiquait pourtant en 1987 une différence nette entre la France et les autres pays : il était selon lui normal, aux États-Unis, en Italie et plus encore en Grande-Bretagne, que le monteur soit un homme, alors qu’en France l’auteur notait plusieurs références explicites au métier de couturière, depuis les années 1920 (on l’a vu avec Chavance), pour justifier la présence des femmes à ce poste. Crisp faisait donc une lecture gender studies du métier qui était du plus grand intérêt symbolique, même si les chiffres indiqués plus tôt lui donnent partiellement tort puisque ce sont essentiellement des hommes qui sont monteurs en France au moment de sa propre chronologie (1930-1945), donc depuis que le métier est devenu important avec le sonore : Étant donné que les réalisateurs étaient tous des hommes, une métaphore maritale était fréquemment invoquée, avec ses notions connexes du film comme enfant, de la « grossesse » du montage et du moment de la naissance. Les femmes monteuses étaient encouragées à se voir comme la contrepartie obéissante, intuitive et passive à la part assurée, active et créative de l’homme. Compréhension, flexibilité, humilité, économie et discrétion leur étaient allouées, mais pas l’intelligence ou la créativité.86

36 Et de fait, dans un article de Cinémonde au titre a priori positif « Dans l’antre de la monteuse ! », en 1936 ce sont encore les seuls gestes techniques de la scripte d’abord, puis de la monteuse (au sens ancien de colleuse) qui sont mis en avant, au détriment de toute forme de créativité : « Les bobines achevées, l’ouvrière se trouve ainsi avoir groupé auprès d’elle toutes les images négatives dont le tirage a été décidé »87.

37 Si en France les conditions de travail des monteurs sont difficiles à appréhender, on peut remarquer qu’il s’agit déjà d’un travail intermittent peu susceptible d’apporter une stabilité d’emploi. On note certes, entre 1929 et 1939, quelques « stars » de la profession : Jean Desagneaux a monté 26 films ; Marthe Poncin, 23 ; Marguerite Beaugé, 18 ; André Versein, 17 ; Maurice Serein, 16 ; Jean Feyte, 14 ; René Le Hénaff, 12 ; Roger Spiri-Mercanton, 11 ; Yvonne Beaugé (ou Martin), 11 ; William Barache, 10. Mais une

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fois cette dizaine de monteurs / euses passés, on note que 18 monteurs ont fait environ 5 films, et surtout que 103 monteurs n’ont réalisé qu’entre 1 et 3 films seulement sur cette période de dix ans, même s’il est délicat d’aller plus avant dans ces chiffres sans connaître les situations personnelles de ces monteurs. Il est aussi intéressant de remarquer un nombre assez important de films réalisés par un binôme de monteurs / euses, signe sans doute d’une adaptation aux techniques du parlant, mais aussi d‘un compagnonnage, telle assistante devenant ensuite chef monteuse (même si la terminologie n’existe pas encore). Il faut également avoir en tête que certains monteurs sont affiliés à un auteur en particulier, et travaillent peu par ailleurs, comme Myriam qui ne monte que les films de Sacha Guitry ; Marguerite Houllé-Renoir ceux de ; Suzanne de Troeye ceux de Pagnol ; René Le Hénaff étant quant à lui un habitué des collaborations avec Marcel Carné ou René Clair. Bref, en même temps qu’émerge une génération de réalisateurs de talents, apparaît une vague de monteurs qualifiés et reconnus. Dans cette visibilité nouvelle du monteur, le modèle américain est important, car les observateurs poussent à la rationalisation. En mars 1931, dans la Revue du cinéma, Jameson / Auriol, déjà cité, prône à la fois une forme classique et transparente de montage, et une reconnaissance en France du modèle américain de l’ editor : On ne peut, à mon avis, être à la fois un bon découpeur, un bon metteur en scène et un bon monteur. Il y a toujours une ou deux de ces trois choses qu’un réalisateur préfère faire et qu’il fait mieux […]. C’est pourquoi à Hollywood ces trois sortes de travaux ont été confiées d’une façon générale à trois personnes différentes, surtout le montage qui est confié à un EDITOR. Il a souvent paru surprenant et injuste aux gens de cinéma européens qu’un metteur en scène accepte de laisser un tiers – le plus souvent une femme d’ailleurs – choisir dans ses images et les arranger à sa façon. Dans l’organisation du cinéma américain, on considère en principe que les images ne sont utiles que pour servir l’action et ne doivent pas durer plus longtemps que la compréhension de l’histoire ne l’exige. (…) Ce travail est évidemment accompli avec beaucoup de netteté et de lucidité par une personne qui ne connaît pas chaque repli de l’histoire par cœur et qui est par avance à l’abri des raisons souvent fausses (goût personnel, prix de l’effort, sentiment de la valeur du travail) pour lesquelles un metteur en scène reste attaché aux images.88

38 Blaise Cendrars, l’ancien assistant de Gance, dans son portrait sensible de Hollywood en 1936, s’intéresse également à la forte structuration de l’industrie du cinéma, qui devient au même moment une réalité en France, et c’est la raison pour laquelle il s’arrête sur le montage : « XXXVIII. Montage. Le monteur et le coupeur sont des dramaturges. Ils doivent avoir un sens inné de l’action, du rythme, de la cadence et du “ tempo ”. Leur contribution à la valeur intrinsèque d’une bande est estimée à 20 % »89. Là encore, le monteur acquiert une belle légitimité. D’ailleurs, Colin Crisp note justement dans le cinéma français, à partir du milieu des années 1930, « le retour graduel (ou la redécouverte) des pratiques de montage qui avaient autrefois été fréquentes mais qui avaient largement disparu avec l’avènement du cinéma sonore », réappropriation s’accompagnant du passage d’un nombre moyen de plans de 400 en 1932 à 600 à 194690. Ainsi, si le montage a commencé en même temps que le cinéma en France, le métier de monteur, avec la visibilité que cela implique, est bien plus tardif – encore s’agit-il d’une visibilité limitée à l’industrie91. Comme le débat fictif du début de cet article le rappelle, la notion de metteur en scène / monteur garde semble-t-il toute son actualité à la fin des années 1930 ; il n’en reste pas moins que le monteur ou la monteuse ont désormais leur nom au générique, place qui sera toujours plus grande pendant les années 1940 et 1950, en même temps qu’est mise au point une forme

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narrative et esthétique normée, proche, selon les critiques de la Nouvelle vague, de ce qu’étaient aux critiques du Film les réalisations d’avant 1914. Cette nouvelle génération de critiques-cinéastes mettra à bas le « cinéma de papa » ; cela passera à nouveau en grande partie par le montage, dans la même double filiation du cinéma américain et des avant-gardes, et dans un même sentiment que le montage est la mise en scène, mais que le monteur, cette fois, y a toute sa place.

NOTES

1. Nous entendons ici le monteur au sens du responsable technique et artistique du montage image, même si durant de nombreuses années les monteurs image se sont également occupés du montage son. 2. Le Grand Robert (2 e édition, 1992) entend par métier un « genre d’occupation manuelle ou mécanique qui trouve son utilité dans la société », un « genre de travail déterminé, reconnu ou toléré par la société, dont on peut tirer ses moyens d’existence », ou encore une « habileté technique (manuelle ou intellectuelle) que confère l’expérience d’un métier ». Le monteur, à la fois technicien et cadre, correspond à plusieurs de ces acceptions du « métier ». Pour une approche du métier de monteur dans le cinéma contemporain, voir dans Michel Chion, le Cinéma et ses métiers, Paris, Bordas, 1990, son article sur « Le montage », pp. 168-178, qui contient des données historiques et techniques. 3. Cet article se base sur des sources secondaires de deux types : d’une part les entretiens avec les professionnels du cinéma réalisés par la Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française à partir de 1945, et d’autre part la presse corporative, d’une manière malheureusement et nécessairement parcellaire, mais intégrale pour les années indiquées : Ciné- Journal (1908-1910), le Film (1914-1918 et 1920), Phono-Ciné-Gazette (1905-1908), la Revue du cinéma (1928-1932), la Technique cinématographique (1930-1938). Hebdo-Film a bénéficié d’une numérisation partielle dans Gallica, permettant une recherche en plein-texte pour l’année 1916 et les années 1930-1934, de même que Cinéa-Ciné pour tous (1923-1932, sauf 1928) et Ciné-France (1937-1938). Merci à Priska Morrissey, Laurent Le Forestier, Valérie Pozner, Aurore Renaut, Alain Carou pour leurs suggestions, et à Eloïse Billois, étudiante en M1 sous la direction de Priska Morrissey, pour m’avoir communiqué quelques sources primaires avec les archives d’Abel Gance relatives à Marguerite Beaugé (Cinémathèque française). 4. Jean-Pierre Liausu, « Le metteur en scène chez la princesse », Ciné-France, n° 22, 22 octobre 1937, pp. 1-2. 5. Ibid., p. 8. 6. Voir Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy et Vincent Pinel, l’Auteur du film. Description d’un combat, Arles/Lyon, Actes Sud / Institut Lumière, 1996, et Alain Carou, le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre, 1906-1914, École nationale des Chartes / AFRHC, 2002. 7. En France, le montage semble intégré de facto dans les contrats des réalisateurs, puisqu’ils doivent assurer la finalisation du film – voir par exemple le cas de Feuillade, qui doit « surveiller personnellement l’exécution, la mise en scène de ses films » alors que Gaumont doit pourvoir à « l’établissement des négatifs y compris les pellicules négatives employées et la pellicule pour le ou les premiers positifs d’essai » (dans Alain Carou et Laurent Le Forestier (dir.), Louis Feuillade.

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Retour aux sources, Paris, AFRHC / Gaumont, 2007, pp. 170 et 179). Une recherche, impossible à mener ici, serait intéressante à conduire au sein des archives de production. 8. Loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique. Plusieurs jurisprudences interviennent avant 1957, notamment en 1938 et 1950. 9. Même aujourd’hui avec le numérique, les monteurs font souvent les frais d’une apparente simplicité du métier, comme le note Ralph Winters, monteur à la MGM à partir de 1928 : « Je suis fasciné par le fait qu’aucun producteur ou réalisateur n’ait jamais pensé pouvoir prendre la place du directeur de la photographie ou du décorateur mais, en revanche, ils estiment pouvoir prendre celle des monteurs. Ce n’est malheureusement pas le cas ». Dans Declan McGrath, les Métiers du cinéma. Montage et post-production, Paris, La compagnie du livre, 2000, p. 14. 10. Voir Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2001, pp. 1-3. Selon l’auteur, un cutter est un monteur à la « recherche de la fluidité, des meilleures articulations possible » ; un editor est lui aussi un monteur, mais au sens de « l’architecture globale du récit », p. 2. 11. Marcel Huret indique que « les monteurs d’Actualités ne se servaient guère de ciseaux. Cet instrument, pourtant commode, dont la vocation est de couper, était considéré comme impropre au métier. Le fait de devoir mettre ses doigts sur les anneaux de la paire était censé apporter un retard. Le monteur a besoin d’avoir les mains libres. Il lui faut aller vite, encore plus vite ». Ciné- Actualités, Paris, Henri Veyrier, 1984, p. 84. 12. Certaines firmes, comme Gaumont, interdisent le montage et la projection du négatif pour ne pas le rayer ; d’autres comme Pathé l’acceptent pour des raisons d’économie – c’est le cas le plus fréquent si l’on en croit G-Michel Coissac, qui indique que le réalisateur travaille « son négatif » et se le fait projeter plusieurs fois avant qu’une copie de travail positive ne soit tirée, sur laquelle il fignole le travail ; les Coulisses du cinéma, Paris, Les Éditions Pittoresques, 1929, pp. 184-185. Louis Delluc témoigne de cette pratique en 1917 : « Voir un film, un beau film, aux négatifs, c’est une épreuve extraordinaire. Non pas une épreuve pour le spectateur, mais une épreuve pour le film. Car cette bande où le noir n’est pas noir, où le blanc n’est pas blanc, et qui tourne capricieusement, cahotée par les arrêts, accidents, lacunes, ratés d’une présentation de travail, offre d’étranges beautés » ; le Film, n° 86, 5 novembre 1917, p. 10. Même en 1935, le film 40 ans de cinéma de Louis S. Licot montre un montage direct sur le négatif (voir DVD ci-jont). 13. C. Francis Jenkins, Animated Pictures, à compte d’auteur, Washington DC, 1898, pp. 60-61 (traduction de l’auteur). 14. L. Prévost, « De la fabrication des films », Ciné-Journal, n° 46, juillet 1909, pp. 4-5. 15. G.-Michel Coissac, op. cit., p. 182. 16. Vincent Amiel note à juste titre que la pensée du montage est ambiguë car elle intervient aussi bien en amont du tournage qu’au montage, et qu’« il est difficile d’en attribuer la responsabilité à un intervenant plutôt qu’à un autre » ; op. cit., p. 5. 17. Recherche effectuée sur le site http://dictionnaires.atilf.fr/dictionnaires. 18. François Albera, « Pour une épistémographie du montage : préalables », Cinémas, vol. 13, n° 1-2, « Limite(s) du montage », automne 2002, pp. 11-32. 19. André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008, pp. 95-96. 20. Sur ce point, voir la thèse de Priska Morrissey, « Naissance d’une profession, invention d’un art : l’opérateur de prise de vues cinématographiques de fiction en France (1895-1926) », Université Paris 1, 2008, pp. 268-275. L’auteure note par exemple que Georges Guérin, l’opérateur de Feuillade, était non seulement responsable de la prise de vues et du montage, mais aussi de la réalisation de plans manquants, de la réalisation des titres et du tirage de la copie finale (p. 269). L’auteure a également trouvé d’autres sources intéressantes attestant, chez Pathé comme chez Gaumont, du montage par l’opérateur, celui-ci se basant sur une « feuille de montage » fournie par le metteur en scène (p. 270) et étant finalisé sous la responsabilité du directeur artistique, comme Zecca chez Pathé (p. 274).

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21. Félix Mesguich, Tours de manivelle, Paris, Grasset, 1933, p. 5. 22. Ibid., p. 92. 23. Ibid., p. 290. 24. Voir un compte rendu complet de fabrication d’un journal filmé dans Cinéa, juillet-août 1931. Voir également Marcel Huret, Ciné-Actualités, op. cit., Paris, Henri Veyrier, 1984, pp. 82-84 sur le montage. 25. Eileen Bowser indique que « la nouvelle manière de connecter les plans – le montage – a probablement été le changement formel le plus important durant la période 1907-1909. Créer un monde spatio-temporel, une sorte de géographie faite de plans séparés liés les uns aux autres, a été crucial dans la construction d’une narration complexe » – ainsi que dans l’intégration du spectateur dans l’expérience filmique ; History of the American Cinema, vol. 2, The Transformation of Cinema, 1907-1915, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 57 (traduction de l’auteur). 26. Voir les articles d’André Gaudreault et Tom Gunning sur le montage dans Richard Abel (dir.), Encyclopedia of Early Cinema, Oxon, Routledge, 2005, pp. 204-214. 27. Voir François Albera, l’Avant-garde au cinéma, Paris, Armand Colin, 2005, et Jean Mitry, « Problèmes fondamentaux du montage au cinéma dans les années vingt », dans Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Lausanne, L’Âge d’homme, 1978, pp. 74-85. 28. Henri Fescourt, la Foi et les montagnes, ou le 7e art au passé, Paris, Paul Montel, 1959, p. 76. 29. Médiathèque de la Cinémathèque française, fonds CRH, CRH 22, 5 mai 1945, p. 5. 30. Ibid., p. 38. 31. CRH 69, 24 novembre 1951, p. 8. 32. Charles Pathé, « Étude sur l’évolution de l’industrie cinématographique française », le Film, n° 120, 1er juillet 1918, pp. 10 et 12-14. 33. Il faut toutefois noter que la division très fine du travail aux États-Unis (et notamment la création du poste de master cutter, chef monteur) ne date en fait que de 1917, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas, dès avant cette date, bien plus efficace qu’en France. Voir Kristin Thompson, « The stability of the classical approach after 1917 », dans David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema. Films Style and Mode of Production to 1960, New York, Columbia University Press, 1985, p. 231. 34. Henri Fescourt, op. cit., p. 140. 35. Les recherches récentes sur le montage alterné ont montré que cette figure narrative avait été « inventée » en France dès 1906, bien avant donc sa supposée « invention » par Griffith. Voir Philippe Gauthier, le Montage alterné avant Griffith. Le cas Pathé, Paris, L’Harmattan, 2008, ainsi que Philippe Gauthier et André Gaudreault, « Le montage alterné, un langage programmé », 1895, n° 63, printemps 2011, pp. 25-47. 36. Voir son texte de 1942 « Dickens, Griffith et nous » : « Notre conception du montage a dépassé de très loin la classique esthétique dualiste du montage griffithien, symbolisé par la non rencontre de deux lignes, courant parallèlement, différentes par la coloration thématique et s’entrelaçant en vue de l’accroissement mutuel de l’intérêt, de la tension et du tempo. Pour nous, le montage est devenu un moyen d’atteindre par l’image de montage la réalisation organique d’une conception idéologique unique […] », Cahiers du cinéma, n° 234-235, janvier-février 1972, pp. 41-42 (trad. L. et J. Schnitzer). 37. Louis Delluc, « Lettre Française à Thomas H. Ince, Compositeur de Films », le Film, n° 119, 24 juin 1918, p. 11. 38. Henri Fescourt, op. cit., p. 150. 39. « Étude sur l’évolution… », op. cit., p. 10, reproduit également dans Henri Fescourt, op. cit., p. 179. 40. Comme le note Richard Koszarski, les réalisateurs majeurs de la période opèrent de cette manière : « Parce que le montage était reconnu comme crucial par tout le monde, de Griffith à Sennett, il était considéré comme important que le réalisateur établisse une relation de travail

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intime avec son monteur. Griffith travailla de nombreuses années avec Jimmy Smith, et Rex Ingram a vu ses plus grands succès montés par Grant Whytock » ; History of the American Cinema, vol. 3, An Evening’s Entertainment. The Age of the Silent Feature Film, 1915-1928, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 134 (traduction de l’auteur). 41. Wid Gunning, « Murder as a Fine Art », Wid’s Daily, 22 septembre 1918, p. 32. Gunning mentionne en 1919 un article de la scénariste anglaise Eve Unsell qui « demande aux réalisateurs, stars, monteurs de films et scénaristes de coopérer entièrement pour que des films parfaits soient réalisés », 26 novembre 1919, p. 3 (traduction de l’auteur). 42. « Harry Chandlee and William B. Laub. Constructive Editing and Titling », Wid’s Daily, 17 février 1920, p. 7. Nous traduisons par « coupeur de film » à dessein car la terminologie est dépréciative dans le texte original. On trouve dans le même journal en 1920 d’autres publicités pour des monteurs, notamment un « editor and cutter » (traduction de l’auteur). 43. Il faudra attendre 2001 en France pour voir la naissance des Monteurs associés, association qui ne se positionne pas du reste comme un syndicat mais comme un lieu d’échanges sur l’évolution du métier de monteur. 44. Louis Delluc, Photogénie, Paris, Brunoff, 1920, p. 72. 45. Cinéa-Ciné pour tous, 15 septembre 1924, n° 21, p. 14. 46. Ibid., 15 novembre 1926, n° 73, p. 9, à propos de Carmen. 47. .Voir Laurent Guido, l’Âge du rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, Éditions Payot, 2007, en particulier le chapitre 2, « Le paradigme du rythme : vers une théorie du montage ». 48. C’est également le cas en Allemagne, où une véritable pensée du montage est absente avant la diffusion des théories soviétiques du montage, le rythme et le tempo s’y substituant ; voir Frank Kessler, « Les ciseaux oubliés », Cinémas, « Limite(s) du montage », vol. 13, n° 1-2, automne 2002, pp. 109-127. 49. Michel Goreloff, « Comment fut tourné Potemkine », Cinéa-Ciné pour tous, 1er-15 mai 1927, n° 84-85, pp. 10-12. Sur la diffusion du montage soviétique à Hollywood dès 1926 (le film étant sorti plus tôt là-bas), voir David Bordwell, « The Bounds of difference », dans David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema, op. cit., pp. 73-74. 50. G.-Michel Coissac, « Le découpage et le montage d’un film », Cinéopse, n° 48, août 1923, pp. 603-604. 51. Vincent Pinel, « L’entre-deux-guerres. Mais qui est donc l’auteur du film ? », dans l’Auteur du film, op. cit., p. 114. 52. Ciné-Journal, n° 36, 23 avril 1909, pp. 2-3. 53. Selon Kristin Thompson, aux États-Unis le passage du montage direct sur négatif au montage à partir d’un positif de travail a lieu dans le courant des années 1910 : au début de la décennie le nombre restreint de plans et leur numérotation permettent encore le montage direct du négatif, tandis que quelques années plus tard le développement des scénarios et du nombre de prises par plan, s’ajoutant à une meilleure vérification de la qualité du travail dans les studios, engagent à ne jamais monter ou projeter le négatif. « Initial standardization of the basic technology », dans David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema, op. cit., p. 278. 54. Ciné-journal, n° 106, 8 septembre 1910, p. 32. 55. Respectivement dans Ciné-Journal, n° 79, 19 février 1910, p. 30, et dans le n° 84, 2 avril 1910, p. 29. 56. G.-Michel Coissac, les Coulisses du cinéma, op. cit., p. 182. 57. Selon Kristin Thompson, ce serait la piètre qualité des collures effectuées par les joiners sur les copies, et la perte d’argent liée au retirage de copies, qui aurait entraîné l’amélioration de la technique du montage, avec des appareils dédiés. « Initial standardization of the basic technology », op. cit., p. 277 et 286.

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58. H.O. Davis, « A Kitchener Among Cameras », Photoplay, vol. XI, n° 6, mai 1917, p. 168 (traduction de l’auteur). 59. CRH 33, 1945, pp. 57-58. 60. Ibid. Ménessier rencontre à New York Alice Guy-Blaché : « Elle était formidable. À ce moment- là elle était aussi administrateur. Elle montait ses films elle-même. Elle a dressé des monteurs. Le soir, quand tout le monde était parti, elle montait ses films et faisait aussi les titres ». 61. Ibid., p. 61. 62. Quelques pages plus loin, Manuel se contredit : « Je faisais les costumes et j’ai fait l’assistant et le montage ». Langlois : « C’est donc vous qui avez fait le montage, et pas L’Herbier ? » Manuel : « L’Herbier en a fait une partie. Vous vous rendez compte de l’amas de pellicule ? ». 63. CRH 23, 7 mai 1945, p. 4. 64. Louis Chavance, « Le monteur, sculpteur sur pellicule », Cinémonde, n° 450, 3 juin 1937, p. 509. 65. Le Tout Cinéma, édition 1925, p. 507. 66. Kristin Thompson a noté un mouvement similaire dans l’Allemagne des années 1920, les monteurs étant pour ainsi dire absents des génériques, et le poste « montage » absent des comptes de production ; « Early alternatives to the Hollywood modes of production. Implications for Europe’s avant-gardes », Film History, vol. 5, n° 4, 1993, pp. 366-404. 67. Jean-Louis Comolli, dans son célèbre article « Technique et idéologie », met en crise, à partir d’un article de Jean-Patrick Lebel, la caméra comme objet métonymique du cinéma : « Élire la caméra comme représentante, “ députée ” de l’ensemble de l’appareillage cinématographique, n’est pas seulement de l’ordre de la synecdoque (la partie pour le tout) : c’est surtout une opération de réduction (du tout à la partie) à discuter en ceci qu’elle vient, au plan de la théorie, reproduire et confirmer le clivage qui ne cesse de se marquer dans la pratique technique du cinéma (dans celle des cinéastes et techniciens ; dans l’idéologie spontanée de cette pratique ; mais aussi dans l’“idée ”, la représentation idéologique que les spectateurs se font du travail cinématographique : élection du tournage et du plateau, occultation du labo et du montage) entre la partie visible de la technique cinématographique (caméra, tournage, équipe, sources lumineuses, écran) et sa partie “ invisible ” (noir entre les photogrammes, chimie, bains et travaux du laboratoire, pellicule négative, coupes et “ raccords ” du montage, bande son, projecteur, etc.), celle-ci refoulée par celle-là, reléguée généralement dans l’impensé, l’inconscient du cinéma ». Cahiers du cinéma, n° 229, mai 1971, p. 7. 68. Henri Fescourt, op. cit., pp. 387-388. 69. Publicité pour le film, Cinéa, 15 janvier 1930, n° 148, p. 28. 70. Abel Gance, note de production, 27 décembre 1929, Gance 106-107 B42, fonds Gance, Médiathèque de la Cinémathèque française). 71. Coissac note en 1929 que les plans sont tous clapés pour aider au montage suivant le découpage, signe d’une diffusion des techniques américaines ; les Coulisses du cinéma, op. cit., p. 182. 72. Abel Gance, note de production, 13 décembre 1929, Gance 106-107 B42. 73. Cette « double casquette » monteuse / scripte est intéressante à noter car elle rend compte d’une meilleure appréhension du passage de la production à la post-production, avec l’établissement de rapports de tournage aidant le monteur à la décision. Ce double poste n’est toutefois pas simple à gérer, surtout sur des films longs dont le montage est initié parfois parallèlement au tournage, dès cette période comme le prouve cet exemple. Cela n’empêche pas une complémentarité évidente des deux métiers – l’IDHEC développera d’ailleurs des formations conjointes dès 1943 pour faciliter l’employabilité des étudiant(e)s de montage, comme l’indique Jean Vivié en 1954 au Congrès international des écoles de cinéma à Cannes : « La formation de montage est complétée par la formation de script, pour éviter que les anciens élèves ne soient limités dans leurs possibilités professionnelles » (compte rendu du congrès, p. 99), Fonds Jean Vivié (Archives françaises du film). Toutefois, comme le note le monteur Jean Feyte en 1949,

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« L’influence du plateau, au lieu de faciliter le travail de montage, le handicaperait plutôt. Les difficultés de réalisation d’une scène, un mouvement d’appareil difficile à régler, la topographie et les dimensions du décor, sont autant de facteurs qu’il peut être avantageux d’oublier pour ne chercher que l’effet dramatique. On fait couramment des raccords en complète contradiction avec la topographie d’un décor et que l’œil admet parfaitement ». « Le montage », dans Denis Marion (dir.), le Cinéma par ceux qui le font, Paris, Fayard, 1949, p. 248. 74. Marguerite Beaugé, note de production, 19 février 1930, Gance 106-107 B42. 75. Amable Jameson, « La vie des films 3. Mise en scène et montage », la Revue du cinéma, n° 20, mars 1931, pp. 39-40. 76. « La réalisation de The Broadway Melody », Cinéa-Ciné pour tous, n° 145, 1er décembre 1929, pp. 8-9. 77. Du fait du décalage de 17 images entre l’image et le son synchrone, couper au même endroit entraîne une désynchronisation (note de l’auteur). 78. CRH 23, 7 mai 1945, p. 16. 79. Louis Chavance, « Le décorateur et le métier », la Revue du cinéma, n° 1, décembre 1928, pp. 22-23. 80. Yvan Noé, « Les trucages du parlant », Cinéa-Ciné pour tous, mai 1931, n° 15, p. 9. 81. Louis Chavance, « Le monteur, sculpteur sur pellicule », op. cit. 82. Jacqueline Lenoir, « Parlons un peu des gens du cinéma », Cinémonde, n° 290, 10 mai 1934, p. 380. 83. Raymond Chirat, Catalogue des films français de long métrage 1929-1939, Bruxelles, Cinémathèque royale de Belgique, 1975. 84. Les deux termes sont équivalents, editor étant toutefois jugé plus intellectuel, et cutter plus factuel. 85. Edward Dmytryk, On Film Editing, Stoneham, Butterham Publishers, 1984, p. 2 (traduction de l’auteur). 86. Colin Crisp, « The Rediscovery of Editing in French Cinema, 1930-1945 », dans Tom O’Regan et Brian Shoesmith (dir.), History on / and / in Film, Perth, History & Film Association of Australia, 1987, pp. 57-67 (traduction de l’auteur). 87. J.C., « Dans l’antre de la monteuse ! », Cinémonde, n° 420, 5 novembre 1936, p. 806. 88. « La vie des films 3… », op. cit., p. 38. 89. Blaise Cendrars, Hollywood. La Mecque du cinéma, Paris, Grasset, 1936, p. 99. 90. Colin Crisp, op. cit. 91. Comme l’écrit le monteur Jean Feyte : « Le montage est un art complètement étranger au public. Les spectateurs connaissent les noms de quelques metteurs en scène, d’un nombre infime d’opérateurs, mais ignorent les monteurs. D’autres techniciens, dont l’apport est cependant très important, comme le décorateur ou l’ingénieur du son, ne sont pas à ce point de vue plus favorisés. La photographie peut avoir des qualités qui frappent le spectateur, mais le montage ne doit pas se remarquer. Quand un film est bien monté, le public doit suivre l’action sans voir le côté technique de la réalisation. Un film parfait doit donner l’illusion qu’il a été tourné dans sa continuité, tel qu’il apparaît sur l’écran. Aussi, la renommée d’un monteur ne dépasse pas le cercle restreint des spécialistes. Mais il trouve dans l’exercice même de son métier, si passionnant, sa meilleure récompense », dans le Cinéma par ceux qui le font, op. cit., pp. 260-261.

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RÉSUMÉS

Le métier de monteur fait partie de ceux qui ont mis le plus de temps à s’imposer au sein de la profession cinématographique. En effet, il a fallu attendre l’arrivée du cinéma sonore pour justifier la reconnaissance professionnelle de celle ou de celui qui montait le film, ce travail ayant été auparavant tenu par l’opérateur, puis par le réalisateur lui-même (tout du moins officiellement) pour rendre compte de la dimension créative donnée au montage après la Première Guerre mondiale. Mais dans l’ombre ont toujours agi des femmes (le plus souvent), qu’on appelait colleuses ou monteuses et qui travaillaient également à la fabrication du montage, à des postes et dans des proportions il est vrai très variables. C’est ainsi l’avènement d’une complexité technologique inédite qui a modifié définitivement le rapport aux « petites mains » dans la salle de montage.

The role of the editor was one of the last to be recognised by the film profession. It was only with the arrival of sound cinema that the work of the man or woman who did the editing was properly recognised. Previously editing had been attributed to the cameraman or the filmmaker, at least officially, in order to account for the creative dimension afforded to montage in the 1920s. But working in the shadows there had always been women – in most cases – usually called “ colleuses ” (“ assemblers ”) or “ monteuses ” (“ editors ”) who were responsible for the practical side of editing in a wide variety of posts and to a varying degree of importance. It was the additional degree of technical complexity associated with the transition to sound that definitively changed the role of the “ little hands ” in the editing room.

AUTEUR

SÉBASTIEN DENIS Sébastien Denis, maître de conférences en cinéma à l’Université Aix-Marseille, où il dirige la spécialité montage au sein du Département SATIS. Il a publié plusieurs ouvrages et articles sur les relations entre cinéma et histoire, entre cinéma et arts plastiques, ou sur le cinéma d’animation. Sébastien Denis, Associate Professor in Film Studies at the University of Aix-Marseille, where he supervises the editing formation in the SATIS Department. He has published several books and papers about the relationships between film and history, film and visual arts, and history of animation.

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Documents (I) : L’invention du « tourneur de manivelle » à travers les discours sur l’opérateur de prise de vues à la fin du premier conflit mondial

Priska Morrissey

1 À la veille de la Première Guerre mondiale, les opérateurs de prise de vues ont pris conscience de leur spécificité face aux opérateurs de projection (rare métier du métier déjà organisé et syndiqué) au point d’organiser au sein de l’Union professionnelle des opérateurs cinématographistes de France (prise de vues et projection réunies) – syndicat créé en 1912 et ainsi rebaptisé en 1913 –, une sous-section consacrée à la spécialité de prise de vues1. Leur aire de responsabilité couvre l’ensemble de la « photographie » du film et leur champ d’activité regroupe, en toute cohérence, l’ensemble des pratiques qui lui sont liées, telle la photographie fixe de plateau. Un art de l’éclairage se développe depuis la fin des années 1900 et, progressivement, les opérateurs deviennent incontournables au sein de cette nouvelle aire de compétence. La Première Guerre mondiale accélère le processus de professionnalisation, encore balbutiant en 1913. L’état des lieux au sortir du conflit est éloquent : en 1918, pour la première fois, les spectateurs découvrent le nom d’un opérateur, celui de Léonce- Henry Burel, au générique de la Dixième Symphonie d’Abel Gance. L’année suivante, le premier syndicat autonome d’opérateurs de prise de vues est formé. Si de nombreux opérateurs restent soumis à la règle de l’anonymat dans la première moitié des années 1920, ces deux dates matérialisent le chemin parcouru par l’opérateur de prise de vues de studio. En effet, le conflit qui éclate en août 1914 se révèle, à maints égards, crucial pour l’évolution du métier d’opérateur de prise de vues.

2 La profonde influence des films de Cecil B. DeMille et de D.W. Griffith sur le cinéma français pendant le conflit est bien connue. De l’Amérique provient une attention particulière à la photographie, la lumière et ses effets. Cette attention n’est pas

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nouvelle et, dès 1908-9, la correspondance de Gaumont et Feuillade témoigne d’un intérêt pour les qualités photographiques du cinéma américain mais la situation est autre pendant la guerre : les cinéastes français, fascinés, tentent désormais de dupliquer les expérimentations menées respectivement par les équipes Griffith-Billy Bitzer et DeMille-Wilfried Buckland- Alvin Wyckoff. Le film de DeMille, Forfaiture, avec ses paravents translucides, ses décors géométriques et ses clairs-obscurs dramatiques, frappe tout particulièrement les esprits. Dès lors, cinéastes et opérateurs français – et l’incontournable tandem qui lie Abel Gance et l’opérateur Léonce-Henry Burel en constitue un parfait exemple – cherchent à reproduire et inventer de nouveaux effets d’éclairage et de photographie, confirmant ainsi l’usage de la lumière électrique dans les studios. Tout cela favorise la prise en compte nouvelle de la dimension artistique du métier d’opérateur de prise de vues.

3 Découlant de ce renouvellement des équipes et des ambitions artistiques concernant la photographie des films, les discours témoignent alors d’une claire évolution du statut de l’opérateur, désormais présenté comme peintre de lumière et collaborateur essentiel du metteur en scène. À cet opérateur moderne et artiste, on oppose bientôt un nouvel archétype qui témoigne d’une prise de conscience historique de l’art cinématographique : le « vulgaire tourneur de manivelle », opérateur des premières années du cinématographe et dont le travail se serait limité à tourner « bêtement » la manivelle de la caméra. Ce « vulgaire tourneur de manivelle » inventé, ignorant le potentiel artistique de la photographie de cinéma, s’oppose naturellement aux nouveaux « as de la manivelle », apparus au milieu du conflit. Trois articles datant de 1916-7, tous publiés dans le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, établissent ce passage. Ils proposent, chacun à leur façon, une typologie des opérateurs, plus ou moins historicisée et s’appuyant ou non sur une comparaison entre France et États-Unis. Ils opposent grosso modo les premiers opérateurs considérés comme des « sous-ordre mécaniques » aux nouveaux opérateurs, praticiens habités d’ambitions artistiques et sachant jouer des qualités de la lumière comme des diverses sensibilités des pellicules. Ces derniers sont dès lors présentés comme les collaborateurs essentiels, véritables bras droits du metteur en scène. Cette représentation bicéphale est entérinée au début des années 1920 : le chef opérateur apparaît comme chef de l’équipe image et on le considère de plus en plus comme le maître des lumières et des ombres. En témoignent, exemple parmi d’autres, les propos tenus par Robert Florey en 1924 depuis Hollywood : L’opérateur est un artiste qui utilise les lentilles de son appareil comme couleurs, ses manivelles comme pinceaux et l’écran comme toile où il fixe ses œuvres. L’opérateur a souvent autant de mérites – et même souvent beaucoup plus – que les artistes qu’il photographie et son importance est aussi grande que celle du metteur en scène. L’opérateur a été trop longtemps considéré par le public comme un artisan cinégraphique de trop faible importance, il est vrai que le même public n’attache d’importance qu’à ses stars favoris et que son indifférence est à peu près complète quant à savoir quel est le metteur en scène qui a dirigé la dernière production de la grande vedette. (…) J’ai été fier d’apprendre que les premiers opérateurs qui tournèrent en Amérique il y a une dizaine d’années étaient des Français, les uns vinrent pour tenter la chance, d’autres furent envoyés aux États-Unis par « Pathé » ou par « Éclair » et d’autres enfin furent directement engagés par les compagnies américaines. Il est vrai qu’à ces temps primitifs du cinéma, on ne demandait pas grand-chose à un opérateur, ils apprirent à connaître mieux leur métier et à s’y perfectionner chaque jour davantage ; depuis cette époque, ils sont maintenant tous des experts photographes, plus ou moins inventeurs de procédés dont ils gardent le secret. Un opérateur ne doit pas se borner à

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tourner passivement sa manivelle, il doit connaître à fond la question des lumières et des éclairages dont le metteur en scène ne s’occupe pour ainsi dire pas.2

4 Si on trouve dans les revues spécialisées un grand nombre de discours similaires dans la première moitié des années 1920, il faut néanmoins revenir à ces discours de 1916-1917 pour trouver des traces de leur genèse et observer la progressive invention, même si l’opposition chronologique se fait parfois discrète (par exemple au détour d’un adjectif), de la figure du « tourneur de manivelle » qui semble nier toute science photographique à ces hommes qui pratiquaient avant-guerre la prise de vues cinématographiques.

5 Verhylle, « Opérateurs tourneurs de manivelles ou photographes », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 239, 3 novembre 1916, p. 1. Parlerai-je d’un art qui, pour ne point le pratiquer, ne m’est pas absolument étranger : la prise de vues ? Pourquoi pas ? Je n’en aurai que plus d’indépendance à émettre ces quelques idées qui peuvent être profitables à plus d’un. La question des opérateurs a souvent été controversée. Les uns ne veulent voir, dans ces précieux auxiliaires, que des sous-ordres mécaniques, dont le rôle consiste uniquement à « prendre le champ », à « mettre au point », à « tourner », à « poinçonner », puis à « reprendre le champ », à « remettre au point », etc… comme précédemment. Les autres ne veulent admettre pour ce rôle essentiel que des artistes épris d’originalité, grands praticiens du dégradé et du flou… de ce flou artistique si cher aux photographes, des gens dont le visage est quelque peu marqué. Pour moi qui n’y connais mie… Je crois bien que le bon opérateur de prise de vues ne peut se recruter ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux catégories. Je crois aussi – cette proposition serait-elle hérétique ? – que le principal souci du bon opérateur doit être de faire « net », si anti-artistique que cela puisse paraitre aux fervents du grand art. Qu’en sculpture, qu’en peinture, qu’en litho… on obtienne de magnifiques effets de flou, comme en ont obtenu les Rodin, les Carrière, les Lévy-Dhurmer, d’accord. Mais au cinématographe, il faut y voir « net », il faut y voir « clair » sinon le public, se frottant éperdument les yeux devant une projection cotonneuse, se croira subitement atteint d’une double cataracte, si ce n’est d’une ophtalmie, pour le moins. Il est certain, et je ne fais aucune difficulté pour le reconnaître, qu’un photographe de métier est mieux qualifié que quiconque pour devenir un bon opérateur de prise de vues, à condition, toutefois, qu’il fasse peau neuve, qu’il dépouille le vieil homme, qu’il se débarrasse des idées préconçues, des manies et des routines professionnelles, et qu’il sache se plier aux exigences nouvelles de ce métier nouveau : la cinématographie. Plus tard, l’expérience venue, il bénéficiera de son acquis de photographe. Il est de fait qu’il en connaîtra toujours plus long que ces impassibles tourneurs de manivelle dont la facile profession de foi se résume en ces mots : « Moi, c’est bien simple : je me mets où l’on veut… et je tourne tant que ça peut donner… au bout de cent vingt mètres, je charge une autre boîte… et je retourne… jusqu’à plus soif. » Le bon opérateur, mais c’est un collaborateur précieux du metteur en scène, le plus précieux serais-je tenté d’écrire si je ne voyais flamboyer les regards courroucés de Mmes et de MM. les artistes.

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C’est de lui que dépendent toujours, sinon les effets dramatiques ou comiques d’une scène, du moins ses multiples effets cinématographiques, indispensables dans un art qui ne peut émouvoir que par l’intermédiaire du seul sens de la vue. Il doit toujours être le conseiller le mieux écouté du metteur en scène. Qu’il s’agisse de la recherche d’un site ou d’un coin, de la plantation d’un décor, du réglage de la lumière, du choix des tapisseries, des meubles, des costumes, des robes, la voix de l’opérateur doit toujours être prépondérante. Il doit avoir un droit de veto absolu pour tout ce qui, à son sens, ne « rend » pas en photographie. Non seulement il est le mieux qualifié pour juger du rendu sur l’écran du site ou du décor, de l’éclairage et des costumes : mais il est toujours tenu pour responsable de la qualité photographique de l’œuvre par ceux-là mêmes qui veulent se passer de ses avis. Au théâtre, tout ce qui amuse et intéresse l’œil humain ne produit pas le même effet que l’œil objectif ; aussi importe-t-il que celui qui, par expérience professionnelle, est le mieux à même de juger de l’effet « à produire », soit aussi celui qui juge en dernier ressort. Il restera toujours celui sur qui pleureront, raides comme des hallebardes, reproches et récriminations au cas fâcheux où ce tableau « qui faisait si bien au théâtre ne rend rien… mais alors rien de rien sur cet écran de malheur » ! Avant tout travail d’exécution, c’est donc avec son opérateur que le metteur en scène doit s’entendre et se mettre minutieusement d’accord. C’est avec lui qu’il doit d’abord étudier – sur le papier, sur scénario, avec schéma des plantations, s’il y a lieu – tous les effets cinématographiques qui doivent nourrir et agrémenter la scène à réaliser. Le décor planté, à pied d’œuvre, c’est encore lui qui doit surveiller la meilleure façon de l’éclairer et de le mettre en valeur, de donner de l’air, de l’atmosphère. De son côté, l’opérateur, chaque fois qu’il lui sera possible, devra, avant tout travail scénique, avoir pris son décor sous toutes les faces et sous tous les éclairages, et vu ces essais en projection avec le metteur en scène. Alors, là, vraiment, ce dernier pourra se rendre compte, avant exécution, du rendu certain de son travail. Ces travaux préliminaires, ces dépenses supplémentaires de pellicule et de tirage ne sont, croyez-le, ni du temps perdu, ni de l’argent gâché. Le metteur en scène ne doit travailler qu’après avoir rassemblé toutes les chances de réussite. La certitude d’exécuter une œuvre impeccable au point de vue photo entre pour les 8 / 10e dans le succès définitif. Que de fois des scènes médiocres ont été achetées, dont on disait : « Le sujet est petit, mais c’est si beau comme photographie ! » ; et il n’est pas d’exemple qu’un bon sujet ait fait vendre une vue de mauvaise qualité photographique. Je sais bien que cette théorie n’est pas du goût des bouleurs et des sabouleurs de travail. Une bande de trois cents mètres ne « s’abat » pas avec trois artistes, cinq cents mètres de négatif, trois décors, un jour de théâtre et deux de plein air. C’est une erreur qui n’a jamais conduit qu’à des échecs ceux qui y sont malheureusement tombés. En matière de mise en scène, surtout, il ne faut pas confondre « vitesse » avec « précipitation ». Il est de fait que les gens dont le travail est le plus rapide à l’exécution sont aussi les plus minutieux et les plus pointilleux dans la préparation, qui ne doit jamais, au grand jamais, rien laisser au hasard et à l’improvisation. Tout doit être réglé dans le détail. Aucun tâtonnement ne peut être admissible en présence des artistes… Mais j’aborde là un tout autre sujet.

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Pour revenir à l’opérateur, ajoutons que, pour être complet, il doit être à même de développer et tirer ses négatifs et d’exécuter lui-même, tout le travail de laboratoire. C’est un acquis de plus qui ne peut que lui être de la plus grande utilité. Et cette romance didactique sera terminée lorsque j’aurai émis cette pensée en style lapidaire : « Un bon metteur en scène doublé d’un bon opérateur peut bonifier de mauvais artistes. » Mais existe-t-il de mauvais artistes ?

6 Extraits de A. Irvin, « Quelques impressions sur la crise de la cinématographie française : opérateurs et tourneurs », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 247, 16 mars 1917, p. 2 […] Oui, nous avons en France, de bons, d’excellents opérateurs. Malheureusement, la guerre nous en a pris beaucoup, peut-être les meilleurs, et ne nous les rend que un à un, fatigués, blessés souvent, cependant toujours prêts quand même, pour l’admirable tournoi professionnel, plus épris que jamais de leur beau métier, que dis-je ? de leur art. […] [L’opérateur] est bien mal en place, s’il a vraiment du métier – on lui impose des procédés et une école désuets, et il doit suivre ; de deux choses l’une, ou c’est un besogneux ayant une jambe de moins, un bras retourné, six enfants en nourrice et les « vieux » à sa charge et alors – que Dieu le protège ! – il tourne mal (sans métaphore) ; ou c’est un jeune et élégant gentleman, très genre « fils de famille » qui « fait » du Cinéma – car c’est très bien porté près des dames – et alors ce jeune homme est un simple tourneur et n’a rien de commun avec un opérateur. Quelques-uns de ces « jeunets » ont grandi. Ils sont restés au ciné, sans rien apprendre que les très simples mathématiques du fondu automatique, toujours le même, hormis lequel, pour eux, il n’existe et ne peut exister ! !… de prise de vues. Ils sont de l’école, ils sont nés avec, vivent ( ?) avec, à moins que leur « Ciné » ne meure avant eux. Par bonheur pour la rénovation du film français, il y a d’autres gens et de mieux : il y en a qui, rompant avec toutes les marges du passé, font de la cinématographie un art. Il y a le dilettante, il y a l’artiste : c’est « l’opérateur-compositeur » – si je puis former cette expression. Celui-là n’a rien de commun avec la pauvre machine à coudre ; c’est un homme pensant, chercheur, ayant le sens spécial de la lumière et jonglant avec elle, pour le plus grand plaisir de nos yeux. Il doit celui-là, l’opérateur, être un maître en photographie et ne rien ignorer de cette science (compliquée, quand elle se rattache à la cinématographie). [suit le long détail de tous les compétences et savoirs requis pour être un « opérateur- compositeur » : sensibilité de la pellicule, laboratoire, art du portrait, etc.] Vous commencez à voir qu’un opérateur n’est pas un simple « tourneur » de manivelle ? Il faut, aujourd’hui, qu’il soit un portraitiste distingué, doublé d’un coloriste, d’un chimiste, d’un décorateur, d’un météorologiste et – j’ai fini ! – d’un sportsman. Mais c’est une encyclopédie ! Oui, cher lecteur, un bon opérateur, c’est un peu tout cela. Le metteur en scène doit en faire, non plus seulement son collaborateur écouté, mais son conseil le plus immédiat : ensemble ils doivent régler tous les « effets », chercher tous les « coins », choisir les heures où les scènes devront être tournées, et s’y tenir. […]

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L’opérateur d’élite est déjà le besoin d’aujourd’hui, il sera l’exigence de demain : sans lui, malgré vos coûteuses vedettes [vous, éditeurs] et vos décors onéreux, vous irez aux navets. Avec lui, c’est du soleil et de l’ombre sur l’écran, c’est l’amusement et l’enchantement de votre public. C’est la recette. […] À ce dispensateur initial, demi-dieu des rayons, ne laissez pas trop d’ombre ! Il a besoin de voir, de sentir, de vivre en un mot, pour rendre de la vie, de la lumière et de la beauté. Il est votre premier artisan, il est l’indispensable, songez-y ! L’heure est venue où l’opérateur de ciné sera peut-être, lui aussi, grande vedette.

7 Roger Lion, « les Types du cinéma : l’opérateur », le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 287, 7 Décembre 1917, p. 1 Si, dans un triangle, affirme Vincent Hyspa, vous supprimez l’un des côtés, voire le plus petit, il n’y a plus de triangle possible. De même au ciné, si vous enlevez un des éléments de cette trinité : metteur en scène, artiste et opérateur, il n’y a plus de ciné possible ! L’opérateur joue donc un rôle important. Sa fonction le rend un peu mystérieux pour le profane qui s’étonne de le voir s’agiter autour de cette grande boite dressée sur trois pieds, se pencher pour regarder par un petit trou en s’écrasant le nez contre la paroi de l’appareil, sortir des « magasins » pleins de longs rubans blancs et enfin tourner sa manivelle d’un air attentif pendant le jeu des artistes ! L’opérateur fut très longtemps négligé dans la cinématographie ! Très peu rétribué, il semblait être uniquement là pour donner le mouvement nécessaire à la mécanique enregistreuse. C’est qu’aux premiers temps du Ciné, l’appareil placé, le point fait, le champ limité, l’on tournait sans s’occuper des plans, ni de combiner des effets compliqués d’éclairage. La vue était prise de loin et l’on eût considéré comme une faute grave de « couper » les pieds aux artistes. Le metteur en scène réglait sa scène, faisait répéter son monde, et, sur son ordre la manivelle était mise en branle jusqu’au halte ! péremptoire, qui en galvanisant le bras de l’opérateur, interrompait brusquement le jeu des acteurs. Mais, peu à peu, on en vint aux effets de lumière et aux plans rapprochés, dits américains. C’est qu’en effet, il nous faut bien l’avouer, ce sont nos nouveaux alliés qui ont perfectionné la prise de vues cinématographiques, d’invention française cependant, n’omettons jamais de le répéter. Mais, alors que nous en sommes restés aux appareils anciens et compliqués, nos amis d’outre-Atlantique ont maintenant à leur disposition des « cameras » admirables, leur permettant d’obtenir des résultats techniques auxquels ne peut prétendre le meilleur des opérateurs français. On oublie, trop souvent, que le Ciné est avant tout de la photographie, et que l’on doit rendre celle-ci aussi artistique que possible. C’est pourquoi, en fait, l’opérateur est le collaborateur absolu du metteur en scène, collaboration précieuse qui a permis à de mauvais scénarios d’avoir une carrière grâce à une jolie photo. Le public, pris par les yeux, en vient parfois à oublier un peu la puérilité de l’intrigue. Revenant à une saine conception des choses, les maisons d’édition donnent depuis peu à l’opérateur la place importante à laquelle il a droit. Étant à la peine, on le voit également à l’honneur, et c’est avec satisfaction que nous avons, à différentes reprises, vu figurer sur l’écran, le nom de l’opérateur, collaborateur absolu et indispensable à l’exécution d’un beau film cinématographique.

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NOTES

1. Sur toutes ces questions, voir la thèse de Priska Morrissey mentionnée en introduction et, du même auteur, « Out of the Shadows: The Impact of the First World War on the Status of Studio Cameramen in France », Film History, vol. 22, n° 4, 2010, pp. 478-486 et « The High-Stakes History of the French Camera Operators’Union before the First World War » dans Marta Braun, Charlie Keil, Rob King, Paul Moore et Louis Pelletier (dir.), Beyond the Screen: Institutions, Networks and Publics of Early Cinema, Londres, John Libbey, 2012, pp. 223-229. 2. Robert Florey, « Au studio, avec Mary Pickford et Douglas Fairbanks (suite) », Cinéa-Ciné pour tous, n° 19, 15 août 1924, pp. 22-25, p. 24, 25. C’est nous qui soulignons.

AUTEUR

PRISKA MORRISSEY Priska Morrissey, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Haute- Bretagne Rennes 2. Elle a soutenu en 2008 une thèse consacrée aux opérateurs de prises de vues en France, entre 1895 et 1926 (Paris 1). Elle a publié en 2004 Historiens et cinéastes, rencontre de deux écritures (Paris, L’Harmattan) et plusieurs articles et entretiens consacrés aux métiers et techniques du cinéma. Priska Morrissey, Associate Professor in Film Studies at the University of Rennes 2. Her thesis was about French cinematographers between 1895 and 1926 (Paris 1, 2008). She is the author of Historiens et Cinéastes: rencontre de deux écritures (L’Harmattan, 2004) and has published several studies and interviews about the history of film industry professionals and the history of film technique.

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Les décorateurs du cinéma muet en France French decorators in silent films

Jean-Pierre Berthomé

1 Comme tous les autres métiers apparus avec le cinématographe, la profession de décorateur s’est constituée, au tournant du siècle, par diversification et spécialisation des savoir-faire développés au service d’autres pratiques cousines. Dans le cas des décors nécessités par les premières fictions filmées en studio, ce transfert de compétences s’est opéré comme naturellement par emprunt au monde du théâtre, voire aux peintres des toiles employées comme fonds dans les ateliers des photographes. C’est là la thèse unanimement défendue depuis l’origine par tous les historiens du cinéma, et rien n’autorise aujourd’hui à la mettre en doute. Il reste à se demander ce que, précisément, le décor de cinéma a hérité de celui du théâtre, de quelle façon il a commencé à s’en détacher pour affirmer son originalité, et comment s’est progressivement établie une « corporation » des décorateurs de cinéma distincte de celle(s) des décorateurs de théâtre. Tout conduit à penser que c’est entre 1904 et 1906 que sont posées pour dix ans les règles de fonctionnement d’un corps de métier des peintres décorateurs de cinéma, qui connaîtra une mutation radicale après la Première Guerre mondiale avant d’affronter le passage au cinéma parlant.

Les sources

2 Avant d’aller plus loin, faisons le recensement des sources dont nous disposons. Il sera suffisamment bref pour qu’on comprenne que les informations sont rares et terriblement parcellaires. Si les archives et les documents publicitaires d’époque des principales sociétés françaises de production sont riches d’information concernant les studios des premiers temps, leur organisation et leur équipement, il n’en va pas de même pour le personnel qui y travaille, et singulièrement pour les artisans de décoration, rarement évoqués et presque toujours de façon anonyme. On glane cependant quelques bribes d’information dans les entretiens réalisés après la Seconde

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Guerre mondiale par la Commission de recherche historique de la Cinémathèque française, particulièrement avec les décorateurs Hugues Laurent1, Robert-Jules Garnier2, Henri Ménessier3 et Francis Jourdain4, mais les approximations de souvenirs y sont trop flagrantes (les entretiens ont lieu plus de trente ans après les faits) pour qu’on puisse les considérer sans une extrême précaution.

3 Il faut faire une place à part aux souvenirs de Laurent, qui demeurent de très loin la source la plus précieuse dont nous disposons sur la période précédant la Première Guerre mondiale. Laurent, né en 1885, est engagé comme décorateur par les studios Pathé en 1904, après des études à l’École municipale des arts appliqués Germain-Pilon. Après la pause de deux ans imposée en 1906 par son service militaire, il retrouve le théâtre, puis il rejoint en 1912 la société Éclair et son studio du parc Lacépède à Épinay. Mobilisé d’août 1914 au printemps 1919, il passe dans les studios de la rue du Mont, à Épinay toujours, dont Éclair vient de racheter le bail à l’Autrichien Menchen. Lorsque ces installations sont reprises en 1929 par la firme hollandaise Tobis pour créer le premier studio français équipé pour le cinéma sonore, Laurent y devient le responsable de la fabrication des décors. En 1941, il rejoint le studio de Saint-Maurice pour y jouer le même rôle. Après la guerre, il crée encore les décors de quelques films, jusqu’en 1951, et surtout s’investit considérablement dans l’enseignement du décor à l’IDHEC, où il a pour élèves les principaux futurs décorateurs de la Nouvelle Vague, comme Bernard Évein, Jacques Saulnier, François de Lamothe ou Pierre Guffroy. Après sa retraite de l’école en 1966, l’IDHEC publiera une synthèse de son enseignement sous la forme de trois volumes multigraphiés à caractère de catalogues des éléments architecturaux et décoratifs utiles pour le cinéma5.

4 Passionné par tous les aspects de son métier, Laurent est à la fois, dans les années 1950, acteur lucide de son évolution et mémorialiste de son histoire. D’un côté, respecté de toute la profession, il préside pendant longtemps la commission Studio-Décors de la Commission supérieure technique ; de l’autre, conscient d’incarner une mémoire vivante qui réclame d’être fixée, il partage volontiers ses souvenirs des toutes premières années du cinématographe. Il ne semble pas avoir participé directement aux travaux de la Commission de recherche historique, mais on trouve dans les dossiers de la CRH un document manuscrit (« Souvenirs sur la maison Pathé Frères des années 1904-05 et 06 »)6 qui est sans doute une première version d’un texte essentiel sur « Le décor de cinéma et les décorateurs », publié en 1957 par le Bulletin de l’Association française des industries techniques et cinématographiques, qui a fourni la base de toutes les recherches ultérieures sur la question7. Une vingtaine d’années plus tard, il est interrogé dans sa retraite de Mougins (Alpes-Maritimes) par René Prédal qui publie en 1977 dans l’Avant-Scène cinéma un long article copieusement illustré reprenant et complétant sensiblement le texte précédent8. Dans les années qui suivent, il est filmé chez lui par Philippe Esnault pour le fonds documentaire « L’image et la mémoire ». Il y redit pour l’essentiel ses propos antérieurs. Trois heures de rushes vidéo de cet entretien sont conservées par le département de l’Audiovisuel de la BnF9.

5 On ne sait si ce document a fait l’objet d’un montage ou d’une exploitation. Hugues Laurent est mort en 1991 à l’âge de 105 ans.

6 Pour les sources écrites et les témoignages enregistrés, c’est tout ce dont nous disposons : la somme des souvenirs de Laurent et, ailleurs, des bribes difficiles à recouper tant elles sont disparates et parfois contradictoires. S’y ajoutent les films eux- mêmes, qui fournissent bien des informations inattendues sur la mise en œuvre des

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décors, pour peu qu’on prenne la peine de les regarder avec un minimum d’attention. Enfin, une autre source très riche d’information est constituée par les photographies de tournage et, plus encore, par les quelques peintures exécutées après la dernière guerre par des décorateurs tels que Ménessier, Amédée Prévost ou Gaston Dumesnil à la demande d’Henri Langlois. Leur souci d’exhaustivité documentaire est évident, tout comme celui de rendre la réalité lisible pour un œil non prévenu, mais on ne peut oublier qu’elles ont été réalisées tardivement, à partir de souvenirs probablement fragiles. On est frappé cependant, à regarder la représentation par Dumesnil d’Une prise de vues au 1er théâtre-studio Pathé Frères, 43 avenue du Bois à Vincennes en 1903, d’une part par la coïncidence presque absolue de cette image du tournage du Guillaume Tell (1903) de Lucien Nonguet avec ce que nous voyons aujourd’hui dans le film, d’autre part par l’abondance des détails « secondaires » (une charte des équivalences photographiques des gris pendue au mur, un dispositif réglable pour signaler la bordure du cadre utile, le caisson obscur sur rails réservé aux trucages) qui nous informent, avec une précision qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, sur les conditions pratiques d’un filmage en studio à cette époque.

L’héritage du théâtre

7 Tous les témoignages recueillis par la CRH s’accordent pour dire que c’est des rangs des décorateurs de théâtre que sont issus ceux des premiers films. Encore faut-il, pour mesurer cet héritage, garder en mémoire les deux réalités que recouvre à cette époque la notion de « décorateur de théâtre ».

8 Le XIXe siècle a vu le triomphe sur la scène des spectacles fastueux qui, à grand renfort de machineries complexes, multipliaient changements à vue, vols des comédiens dans les cintres, murs qui s’écroulent et naufrages sur des mers en furie. De tels décors associent deux pratiques très différentes. D’une part la conception et la mise en œuvre de ce qu’on appellerait aujourd’hui les « effets spéciaux », qui supposent, au-dessus et au-dessous du cadre de scène, des espaces de manœuvre et de stockage représentant, en haut comme en bas, au moins la hauteur du plateau proprement dit (avec ce que cela implique corollairement de dizaines de machinistes). D’autre part la partie strictement décorative constituée de toiles peintes, du mobilier et des accessoires. Les toiles peintes peuvent occuper toute la largeur de la scène et devenir toile de fond figurant souvent une perspective qui prolonge le décor jusqu’à l’infini. Elles peuvent aussi être clouées sur des châssis de formes variées qui dissimulent les accès aux coulisses et servent à représenter les ciels ou les accidents du sol.

9 Les premiers studios de cinéma ne peuvent guère prétendre rivaliser avec les soixante mètres de hauteur totale de la cage de scène de l’Opéra de Paris, ni même avec les proportions plus modestes des principaux théâtres de féerie. Le studio de Méliès, par exemple, ne dispose que d’une fosse fermée de 3 mètres de profondeur sous la scène tandis que la hauteur totale de la scène jusqu’à la naissance du toit est limitée à 4,50 mètres. C’est assez dire que, s’il prend fantaisie au cinéaste d’utiliser toute la hauteur de la scène, comme il lui arrive parfois, il ne dispose plus au-dessus d’elle de la ressource d’utiliser sa modeste machinerie autrement qu’en plaçant les treuils de levage à l’extérieur du bâtiment, ainsi qu’il est réputé l’avoir fait à l’occasion.

10 La soumission des studios primitifs au modèle proposé par le théâtre est flagrante dans la représentation par Ménessier du tout premier studio Pathé à Vincennes10 en 1902 :

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une scène rudimentaire posée sur un plancher en pleine campagne, en avant d’un modeste hangar, mais une scène bordée sur ses deux côtés par des châssis de coulisses qui recréent pour l’appareil de prises de vues l’organisation de la scène théâtrale.

11 C’est la même disposition de la scène qu’on retrouvera dans les deux studios bientôt inaugurés par Pathé rue du Sergent-Bobillot à Montreuil, en 1904, et rue du Bois à Vincennes, en 1905, sensiblement améliorée dans ce dernier cas par son transfert à l’étage qui permet d’installer sous la scène les trappes et les services. Dans chacun de ces deux studios, l’atelier de fabrication des décors est attenant à la scène ou situé sous elle, même si, pendant la phase initiale de construction à Montreuil, il se trouve installé loin de là, dans un local loué par Pathé à cet effet rue de Paris à Vincennes, qui ne semble pas avoir été utilisé pour les prises de vues.

12 Paradoxalement, le premier studio véritablement doté des perfectionnements techniques du théâtre est édifié au moment où, de ce point de vue, l’évolution des films menace de le rendre bientôt obsolète. Mise en service à la fin de 1905, la grande halle de tournage du studio Gaumont de la rue des Alouettes peut s’enorgueillir de ses 34 mètres de hauteur de scène, desservis par deux services de ponts volants, et de ses deux sous- sols superposés sous un plancher truffé de trappes. Elle appartient déjà à un cinéma dépassé et Alice Guy en critique vertement, dans son livre de souvenirs, une soumission aux normes de l’architecture théâtrale qui va jusqu’à incliner les planchers de scène vers l’avant, comme on le fait dans les plus grandes salles11.

13 Le décor du cinéma des premiers temps, c’est donc la toile peinte plutôt que la machinerie, et les premiers décorateurs viennent des ateliers des artistes qui alimentaient en images la société de la seconde moitié du XIXe siècle : « Quantité de peintres en décor proposent des toiles peintes de paysages, des vues de villes ou d’intérieurs. Butel et Valton, Dupouy et plus d’une vingtaine d’autres fournissent aussi bien les panoramas, les studios de photographies que les théâtres, publics comme privés. »12 Ces ateliers sont ceux des Auguste-Alfred Rubé et Marcel Moisson, Philippe Chaperon et ses fils, Eugène Carpezat, Amable, Butel et Valton, Lucien Jusseaume, Marcel Jambon et Alexandre Bailly, A. Ménessier, Eugène Ronsin et d’autres encore, où plusieurs dizaines d’apprentis et d’assistants s’affairent pour exécuter les savantes perspectives des décors peints en trompe-l’œil et fournir aussi bien les grandes scènes nationales et internationales que des salles plus modestes et la décoration de spectacles éphémères. « De ces ateliers vont sortir », pour reprendre la formule de Léon Barsacq, « tous les décorateurs de cinéma qui, pendant une vingtaine d’années, exécuteront, seuls ou presque, les décors de films en France. »13

14 Le recrutement de ces décorateurs se fait donc, presque naturellement, à partir des amitiés d’atelier. Ainsi Maurice Fabrège, peintre décorateur de l’atelier Butel et Valton, fait-il entrer chez Pathé après lui Albert Colas, Vasseur et Gaston Dumesnil, élèves du même atelier, qui deviendront les décorateurs attitrés du studio de Vincennes. Ils y rejoignent Henri Ménessier, élève de l’atelier Gabin et neveu d’A. Ménessier, décorateur de théâtre lui-même. Au départ du jeune Ménessier à la fin de 1903 pour le service militaire, il est remplacé par Hugues Laurent, peintre décorateur au théâtre de la Gaîté- Lyrique, et par Rivière14. Seule exception attestée chez Pathé, c’est au peintre Vincent Lorant-Heilbronn, cousin de madame Pathé et élève de Georges Antoine Rochegrosse, que sont confiés les décors de plusieurs réalisations prestigieuses de Lucien Nonguet et d’Albert Capellani. Peut-être la place importante réservée aux décorateurs chez Pathé n’est-elle pas étrangère au fait que Ferdinand Zecca, responsable de la production, avait

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un père chef machiniste au théâtre des Funambules puis à celui de la Porte Saint- Martin, et qu’il se vante d’avoir « fait » lui-même tous ses décors, « même au début »15.

15 Pour Gaumont, Laurent se souvient que, dès 1900, l’atelier Moisson […] brossait de petits fonds de scène d’environ 4x3 mètres, peints en camaïeu ton sépia, qui représentaient en général une place publique, une serre, etc. Ils furent exécutés par Charmoy. Ces fonds étaient livrés et équipés au bout d’un petit jardin très bien entretenu, situé à Belleville, dans la ruelle des Sonneries, sous une sorte de véranda qui était adossée à un mur en briques dont les côtés étaient pleins jusqu’à hauteur d’appui, au-dessus vitrés en verre dépoli. […] Ce fut le premier plateau organisé de la maison Gaumont. Pendant les vacances scolaires, ainsi que certains après-midi que l’école Germain-Pilon accordait aux élèves décorateurs, j’allais livrer ces fonds avec un garçon d’atelier, les équiper et faire les retouches en cas de besoin.16

16 Georges Hatot se souvient lui aussi de ce studio primitif, construit « comme un théâtre » par Raymond Pagès, chef machiniste au Théâtre-Antoine : « C’était le contraire du cinématographe. Le plafond et les cintres, ça empêchait la lumière de passer. »17 Et Alice Guy ajoute que ce premier studio Gaumont disposait d’un décorateur « futuriste » du voisinage, peintre d’éventails de son état, qui prêtait la main pour installer les « rideaux désuets » achetés au théâtre de Belleville ou à la Porte Saint- Martin18.

17 À l’occasion de son emménagement dans le nouveau studio de la rue des Alouettes, Gaumont engage Ménessier qui recrute à son tour Garnier, fils de l’architecte de l’Opéra de Paris et décorateur de théâtre dans l’atelier d’Amable. L’année suivante, lorsque Ménessier quitte Gaumont pour Éclipse, c’est Garnier qui prend, à vingt-deux ans, la direction technique des décors. Il restera dans la maison trente-deux ans et donnera leur chance à Benjamin Carré, autre élève d’Amable, ainsi qu’à Jean Perrier, formé lui aussi dans un atelier de décors théâtraux. Carré suivra à la fin de 1912 Ménessier aux États-Unis19. Perrier restera pour devenir un des meilleurs décorateurs de sa génération.

18 Méliès, pour sa part, décorateur expérimenté lui-même, s’est adjoint pour les décors de son studio de Montreuil un nommé Claudel, spécialisé dans les machineries, puis Colas qui, lorsqu’il préfère rejoindre Pathé, est remplacé par Lecointe.

L’émergence d’une profession

19 Laurent débute chez Pathé au début de 1904 pour un salaire horaire de 1,50 franc, payable en or à la fin de chaque semaine. Celle-ci fait soixante heures, ce qui porte son salaire mensuel aux alentours de 360 francs, bien plus que les 200 francs des opérateurs débutants, mais proche sans doute de la rémunération forfaitaire des metteurs en scène, évaluée par Laurent Le Forestier aux environs de 3 000 à 4 000 francs par an20. Les perspectives d’évolution salariale sont d’autant plus limitées qu’il n’y a pas de hiérarchie à l’intérieur du groupe des décorateurs de Pathé : À l’intérieur du studio, le travail des décorateurs était collectif. Par exemple, l’un d’entre eux disait : « Je me charge des décors de l’Assassinat de Coligny », mais, s’il fallait lui donner un coup de main pour finir dans les temps, les autres venaient l’aider. Il n’y avait pas de chef décorateur et d’exécutants sous ses ordres. Tous avaient le même statut de décorateur, assurant toutes les étapes de la conception à la réalisation, y compris peinture et montage final.21

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20 Plutôt que linéairement, à l’intérieur de la même entreprise, l’amélioration des revenus des décorateurs semble se faire surtout par crochets successifs qui les font passer d’une maison à l’autre. En témoigne l’itinéraire de Ménessier qui, recruté en 1901 ou 1902 par Pathé, disparaît à la fin de 1903 au service militaire jusqu’à sa réapparition chez Gaumont en 1905, avant de passer chez Éclipse et de s’exiler en 1912 (après quelles autres aventures ?) pour les États-Unis. Ou celui de Dumesnil, qui déserte Pathé en 1906 pour accompagner Gaston Velle dans les studios de la Cinès à Rome, et réapparaît en 1911 pour superviser l’équipe d’Éclair à Épinay, dirigée avant lui par Colas puis Personne. Lorsque, l’année suivante, Dumesnil propose de nouveau à Laurent de venir l’y rejoindre, Laurent est payé 1,70 franc de l’heure (et une bonification de 20 centimes au mètre carré réalisé) comme chef d’atelier chez Paul Paquereau, qui fournit en toiles peintes les principaux théâtres parisiens22.

21 Si le travail des premiers décorateurs du cinéma reproduit presque exactement celui des décorateurs de théâtre, il s’en éloigne pourtant en plusieurs aspects. Le plus important est certainement le renoncement à la couleur imposé aux peintres par les aléas de l’interprétation photographique des teintes. Là encore, c’est Laurent qui nous informe avec le plus de détail sur les moyens utilisés pour tenter de contrôler le rendu des couleurs : Jusque vers 1920, les décors étaient peints en gris ou en sépia avec de la peinture à la colle appelée aussi « peinture à la détrempe », à base de blanc de Meudon en vrac ou de blanc d’Espagne en pain ou en poudre. On établissait une « gamme » de sept, huit ou neuf tons allant du blanc au noir ou du blanc à la terre d’ombre brûlée, cette gamme étant tenue normale, claire ou foncée suivant le décor à réaliser.23

22 La règle était-elle absolue ? On ne le sait plus aujourd’hui puisque les témoignages qui nous sont parvenus obligent à concilier ce que les uns nous disent des toiles peintes de théâtre louées ou achetées pour les films dans des ateliers spécialisés avec ces camaïeux brossés spécialement pour le cinéma, mais on se souvient que, comme les opérateurs, les décorateurs faisaient usage d’un viseur bleu, étalonné pour la pellicule employée, afin de tenter de préjuger des valeurs que prendrait l’image photographiée24.

23 Rapidement aussi, le cinéma répugne à se satisfaire des trompe-l’œil familiers au théâtre. Dans les tout premiers films comme sur les scènes du tournant du siècle, les accessoires et meubles n’exigeaient de réalité que s’ils jouaient un rôle dans l’action et le décorateur pouvait se contenter dans le cas contraire d’en peindre une image qui simulerait adroitement les reliefs. Passé 1905 ou 1906, ce type de trompe-l’œil disparaît – au moins dans les décors intérieurs – au profit d’un espace de représentation envahi par une foule d’accessoires qui prétendent attester sa réalité et où les reliefs commencent à apparaître, grâce à l’emploi de moulures appliquées sur la toile peinte. Le cinéma, ici, n’innove pas réellement et il se contente d’appliquer les préceptes réalistes illustrés dès les années 1880 par le Théâtre libre d’André Antoine. Mais il le fait sous la pression d’une caméra avide de scruter les détails et de multiplier les points de vue. La première conséquence pratique de cette tendance est de déplacer l’enjeu du travail des décorateurs, de moins en moins peintres et de plus en plus constructeurs et ensembliers à la fois. Cette évolution est favorisée par le fait que les nouveaux studios édifiés par les grandes sociétés de production possèdent de vastes magasins de stockage permettant d’entreposer meubles, accessoires et châssis entoilés de diverses dimensions prêts à être réemployés. C’est la fin d’une période héroïque où Pathé payait

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5 francs par jour un accessoiriste pour transporter jusqu’au studio les accessoires nécessaires dans la caisse de son triporteur25.

24 Parallèlement, les décorateurs voient s’élargir leur compétence au champ des effets spéciaux et doivent inventer pour eux des solutions nouvelles, proprement cinématographiques, pour lesquelles l’expérience du théâtre ne leur sert plus à rien. Laurent en donne quelques exemples. Pour le film Roman d’amour, réalisé par Lorant- Heilbronn en 1904, il fallait construire un décor de nuit représentant une partie du canal Saint-Martin, avec une porte d’écluse et sa passerelle. À cette époque les plateaux n’étaient pas équipés pour être alimentés en eau. On tourna donc la difficulté en utilisant une bâche d’environ 9 mètres sur 9, enduite de goudron de Norvège, que l’on monta sur un bâti en chevron de 70 millimètres de section, à une hauteur d’environ 90 centimètres. Les bords de la bâche débordant le bâti permettaient à un septain d’être passé alternativement sur tout le périmètre, dans les œillets de la bâche et dans les forts pitons fixés au sol du plateau. La bâche remplie d’eau jusqu’aux bords, sa couleur étant foncée, on ne pouvait juger de sa profondeur et le décor s’y reflétait facilement. La porte de l’écluse avec son chemin en planches traversait la bâche obliquement, les escaliers de la passerelle étaient praticables. Quand l’employé du gaz passait, avec sur l’épaule sa canne et son chalumeau à soufflerie pour éteindre le candélabre à réverbère peint en trompe- l’œil, l’effet de changement de lumière était obtenu au tirage du positif, la scène étant ensuite virée au bleu.26

25 Pour un film identifié par Laurent comme la Chasse à la baleine mais dont on ne retrouve aucune trace dans les catalogues Pathé, les prises de vues devaient montrer l’animal dans ses évolutions entre deux eaux et en surface, rejetant par ses évents la vapeur d’eau provenant de sa respiration. La baleine avait été modelée, dans un mouvement, par M. Lépine lui-même27, elle avait environ 15 à 20 centimètres de longueur. Un bassin d’environ 2 x 2,20 x 0,20 m de profondeur avait été construit en zinc et placé dans un bâti en bois. Il était peint de différents tons verts, assez foncés dans le fond pour éviter que l’on sente sa profondeur réelle. Le sillage de la baleine était guidé par un bâti à rainure en T inversé placé au fond du bassin et peint des mêmes tons. La baleine placée dans l’eau émergeait d’à peu près la moitié. Elle avait été équilibrée après plusieurs essais. Trois fins œilletons placés sous le corps de l’animal recevaient trois fils invisibles : un pour le mouvement avant et les deux autres pour les mouvements de côté. La baleine était creuse et avait dans la tête une poche reliée à un tube en caoutchouc relié sous le ventre à un autre tube au bout duquel était une poire qui, par une pression, servait à rejeter par les évents l’eau dans laquelle on avait mélangé une poudre fournie par Ruggieri. Le fonctionnement était une réussite. Il est évident que les répétitions étaient assez longues et les prises de vues délicates. L’appareil exécutait certaines prises au ralenti et certaines autres à allure accélérée. Les mouvements de l’eau, très difficiles à obtenir pour les mettre à l’échelle, étaient bien meilleurs dans les prises accélérées et projetées normalement28.

26 Pour l’Accident de chemin de fer, filmé parallèlement au précédent, On avait acheté « Au paradis des enfants », magasin de jouets qui était situé au coin de la rue du Louvre et de la rue de Rivoli, une locomotive, des wagons et des voies très minutieusement confectionnés. La locomotive fonctionnait à l’alcool à brûler. Une maquette plastique29 et peinte, dans le genre de celles que l’on confectionne aujourd’hui avait été réalisée à l’échelle du train et le pont enjambait une large rivière. L’accident se produisait vers le milieu du pont dont le parapet se brisait et un ou deux wagons restaient suspendus dans le vide. Évidemment, tous les documents étaient des dessins et des photographies de l’accident réel et d’autres accidents.30

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27 Ces films nous sont inconnus, mais on ne saurait manquer de les rapprocher des réalisations antérieures de Méliès, lequel figure aussi une baleine facétieuse rejetant de l’eau par ses évents (le Royaume des fées, 1903) et un accident de chemin de fer au moyen de jouets d’enfant (le Voyage à travers l’impossible, 1904). Le studio Pathé de Montreuil n’était pas très éloigné de celui de Méliès et les équipes de décoration se rencontraient souvent. Laurent est prompt pourtant à souligner que des échanges de vues se faisaient à propos des trucages et des recherches. Cependant il existait un « esprit maison » qui les empêchait de dévoiler entièrement leurs expériences. Zecca, lui, était toujours à l’affût de ce qui pouvait sortir de chez Méliès, il parlait souvent avec les décorateurs des derniers trucages sortis et, à la suite de ces conversations où chacun prenait beaucoup d’intérêt, l’imagination enflammée de Zecca enfantait toujours un film nouveau.31

28 Pendant ces années d’émergence de leur profession nouvelle, les peintres décorateurs de cinéma ne prétendent pas plus au droit de voir leur contribution signée de leur nom qu’ils ne le feraient dans un des ateliers de décoration théâtrale où ils se sont formés. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la seule exception à cette généralisation de l’anonymat sera celle du Film d’Art. Cette société s’établit en 1908 dans son studio de Neuilly et les décors de sa première production, la Main (réalisateur inconnu), sont simplement empruntés à Pathé32. Mais la belle affiche pour l’Assassinat du duc de Guise (1908) d’André Calmettes et Charles Le Bargy fait largement connaître que les décors en ont été confiés à Émile Bertin, un des plus en vue des jeunes décorateurs de théâtre du moment, tandis que les meubles viennent de la maison Leonardi. C’est que, à ses débuts au moins, en 1908 et 1909, plutôt que de constituer sa propre équipe permanente de décorateurs, Le Film d’Art préfère s’adresser directement aux grands ateliers parisiens et demander les décors du Retour d’Ulysse, de l’Enfant prodigue, de Dans l’Hellade ou des Paysans à Lucien Jusseaume, Marcel Jambon ou Alexandre Bailly. Souvent même, les noms des décorateurs sont mentionnés sur les affiches, alors que n’y apparaît pas celui des metteurs en scène. L’affiche du Légataire universel précise ainsi que « les meubles viennent de la maison Krieger » tandis que le nom du réalisateur Calmettes est ignoré. Déjà s’amorce, avec cette pratique, l’utilisation du cinéma comme vitrine promotionnelle des décorateurs de la vie mondaine qui se développera dans les années 20.

Années 1920 : la révolution des techniques

29 Le renouveau du métier de décorateur de cinéma en France après la Grande Guerre se fait plus lentement que dans d’autres pays qui lui indiquent les voies à suivre, en termes techniques aussi bien qu’esthétiques. L’exemple vient d’abord de l’Italie qui, la première, a osé des constructions monumentales et riches de détails, rendues possibles par le recours au staff, un mélange de plâtre et de fibres végétales qu’on peut sculpter et patiner pour lui donner tous les aspects possibles. On commence à peine, en France, vers 191333, à expérimenter avec le contreplaqué pour assurer aux décors le minimum de rigidité qui leur faisait défaut quand les Italiens montent déjà les décors imposants de Quo Vadis ? (1910) de Guazzoni ou de Cabiria (1914) de Pastrone. Après l’Italie, ce sont les États-Unis et les formidables décors d’Intolérance (1916) de Griffith, puis du Robin des Bois (1922) de Dwan qui encouragent l’esprit d’émulation. Henri Diamant-Berger,

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producteur-réalisateur de Vingt Ans après, s’enorgueillit en 1922 du travail de Robert Mallet-Stevens pour les décors : Vous avez vu ce que j’ai fait à Billancourt pour le Te Deum ? Sur 12 000 m2 de terrain, j’ai fait édifier 43 façades de maisons réparties en 11 rues. Ce qui, avec la façade grandeur nature des 3 portails de Notre-Dame représente 7 800 m2 de décors construits et édifiés en quelques jours, pour être démolis de suite et céder la place à ceux que l’on est en train de bâtir pour quelques scènes du vieux Paris d’une part, et surtout pour celle […] de l’exécution de Charles II devant le palais de Whitehall.34

30 Cependant ses décors, même spectaculaires, demeurent modestes comparés à ce qui se fait outre-Atlantique, et on n’y retrouve pas le raffinement de détails de ses meilleurs concurrents étrangers. Le retard national est réel, donc, mais les producteurs français travaillent à le combler et la nécessaire diversification des techniques apportée par le recours à d’autres matériaux que le bois et la toile entraîne fatalement celle des corps de métier impliqués dans la fabrication des décors, en même temps que la redéfinition du décorateur comme celui qui conçoit et supervise l’ensemble plutôt que comme l’homme à tout faire qu’il était avant la guerre.

31 La remise en question des vieilles façons de faire n’est pas moins importante sur le plan purement esthétique. Depuis le départ de pour les États-Unis, la critique française est demeurée attentive à sa production, mais ce n’est que rétrospectivement, et de façon peut-être chauvine, qu’elle reconnaîtra dans les audaces picturales de certains de ses décors les prémisses des stylisations expressionnistes. Juan Arroy, par exemple, dressant en 1925 un tableau de l’évolution du décor de film, fait de la Bruyère blanche, Prunella ou l’Oiseau bleu, tous réalisés par Tourneur en 1918, les premiers maillons d’une recherche de l’expressivité qui passe aussi, entre autres, par le Griffith du Lys brisé (1919), par certains films allemands et par ceux de L’Herbier ou de Delluc pour aboutir au Voleur de Bagdad (1924) de Walsh. Est-il nécessaire d’ajouter qu’il y fait une place à part au Cabinet du docteur Caligari (1919) et à son expressionnisme « qui déforme la réalité et ne se justifie que dans des cas spéciaux : folie, ivresse, fantaisie, fantastique, horrifique et surtout le rêve »35 car sa déformation continue des choses enlève toute illusion chez le spectateur et il ramène le cinéma au théâtre, aux décors, aux toiles de fond, à tout ce dont il a eu tant de peine à s’affranchir ?36

32 À partir du moment, en effet, où le film de est montré en France en 1922, il exacerbe le débat qui s’était déjà instauré dans la critique autour des questions du décor et c’est toujours vers lui qu’on reviendra pour illustrer les possibles excès du refus du réalisme.

Le décor au centre des débats

33 Tout au long des années 1920, la presse spécialisée française s’intéresse comme jamais auparavant à l’évolution du décor de cinéma et elle en profite pour questionner le rôle des décorateurs. Dès 1920, par exemple, Louis Delluc s’interroge, à l’occasion de sa critique du Secret de Rosette Lambert de : Un intéressant essai de décoration a été fait par R. Mallet-Stevens, qui a du talent et du goût, et aussi le tort de croire que le blanc et noir de l’écran doit être obtenu par de la matière noire et blanche, mais il en reviendra, j’en suis tranquille. Ce qu’il faut signaler ici, c’est l’inconvénient qu’il y a à faire décorer tout un film par le même peintre. Cela donne l’impression que tout se passe dans le même immeuble, dans les

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mêmes milieux. Surtout, l’importance du peintre nuit à celle du metteur en scène dans ces cas-là. On croit assurer ainsi au film plus d’unité. Il vaut mieux laisser au metteur en scène le soin de chercher et de trouver cette unité avec les éléments variés, différents, contradictoires même, qu’il a choisis.37 Et Moussinac de renchérir l’année suivante : Raymond Bernard a chargé Mallet-Stevens du soin de composer les intérieurs du Secret de Rosette Lambert et, ce faisant, il a péché par manque de mesure et a versé dans l’excès contraire, car il nous paraît inadmissible de reconnaître dans tous les intérieurs de tous les acteurs du drame la personnalité du même décorateur. Faute grave que de confier à un seul artiste le soin de composer tous les décors : il lui est en effet impossible s’il est original – et il doit l’être – de se faire oublier. Il doit marquer de sa personnalité tout ce qu’il fait.38

34 L’argument surprend aujourd’hui, et on ne peut le comprendre que si on garde en mémoire la tradition du théâtre, et surtout de l’opéra, qui confiait souvent les divers actes d’une même œuvre à des décorateurs différents en fonction de leurs talents particuliers39. Il éclaire en tout cas le choix de Marcel L’Herbier de demander, quatre ans plus tard, les décors de l’Inhumaine à quatre artistes différents.

35 Dans un article de 1922 qui ne mentionne pas l’existence du décorateur, Moussinac déplace l’objet de ce débat sur le décor. Ce qu’il souligne, cette fois, c’est le vieux conflit « entre réalisme et symbolisme » ravivé par le Cabinet du docteur Caligari : Il y a, dans le film allemand, des parties qui ne sont pas du cinéma mais du théâtre ou de la peinture : du théâtre quand, le jeu des lumières étant insuffisant, on a l’impression de se promener avec les acteurs parmi des murs de toile et des cadres de carton ; de la peinture quand nous apparaît une petite ville exactement peinte sur un fond, ni mieux ni plus mal que dans un tableau de chevalet, mais avec le charme des couleurs en moins. Au contraire, chaque fois que la lumière baigne le décor et lui prête si bien ses valeurs que le décor semble vivre, nous participons pleinement à l’émotion et à la beauté des images.40

36 On pourrait croire que ces débats n’intéressent que marginalement notre propos tant l’existence des décorateurs des films y est ignorée au profit d’une réflexion plus générale sur la fonction du décor. Il n’en est rien car ce qui se joue en fait c’est une tentative de confiscation des décors de films par les décorateurs d’intérieur ou, dans une moindre mesure, les architectes. Le décor, en tout état de cause, est bien présent désormais dans la conscience du public, ainsi que l’attestent les nombreux reportages sur les décors en construction qui vont se multiplier dans des revues comme Cinémagazine, et la place faite aux déclarations des décorateurs les plus en vue. Comme le prouve aussi le court métrage promotionnel présenté par Diamant-Berger pour annoncer Vingt Ans après, dans lequel on voit les équipes fabriquer en studio puis monter sur un terrain de Billancourt le grand décor du parvis de Notre-Dame.

Le décor, entre ensembliers et architectes

37 Avec cette conscience nouvelle d’un « art » du décor se pose la question des artistes qui vont le mettre en œuvre. Les premiers à comprendre qu’associer leur nom au cinéma, c’est se garantir une promotion beaucoup plus large que celle qu’ils trouvent dans les revues spécialisées, sont les décorateurs d’intérieur qui connaissent alors un véritable âge d’or. Francis Jourdain, par exemple, qui a ouvert après la guerre une boutique de décoration d’intérieur et de meubles, se souvient pour la CRH :

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C’est là que j’ai connu Louis Delluc. Il est venu un jour au magasin et m’a demandé de lui prêter des meubles pour le film qu’il était en train de tourner, Fumée d’opium peut-être… C’est ainsi que je suis entré en rapport avec le cinéma et que je franchis, pour la première fois, la porte d’un studio. Ma première impression a été fort décevante. J’ai trouvé un plateau sans décor, rien de préparé, rien de prévu. Il fallait faire quelque chose avec ça. Je me rappelle d’un panneau que j’ai retourné, lambris en l’air, et sur le fond uni duquel j’ai peint des motifs décoratifs. Enfin, en une heure de temps, nous avons bricolé un décor, Louis Delluc et moi, et il a tourné. Par la suite, je lui ai encore prêté des meubles pour ses films, mais je ne sais plus lesquels. Germaine Dulac est venue aussi « Chez Francis Jourdain » pour meubler et décorer certains de ses films. Tous ces metteurs en scène d’avant-garde avaient très peu d’argent et ma collaboration était toute bénévole. Moi, cela m’intéressait et, heureusement, mes commanditaires voyaient dans ces prêts un intérêt publicitaire, à condition que le nom de la boutique figurât sur le générique du film.41

38 Hormis ces contributions occasionnelles, Jourdain n’a pas de relation professionnelle avec le cinéma et il faudra attendre 1934 pour qu’il signe, par amitié pour Jean Vigo, les décors bien plus quotidiens de l’Atalante. Dès 1918, L’Herbier avait demandé les décors de Rose France à Donatien, ancien décorateur de théâtre qui possédait à Paris une boutique de décoration proposant « des matières précieuses, des fleurs, des fourrures, des fers forgés, des étoffes, des bibelots et, pareillement nés de son talent, des meubles Art Nouveau »42. Contrairement à Jourdain, Donatien persistera dans le cinéma et, tout en continuant de diriger sa boutique, il signera, comme décorateur et / ou comme réalisateur, une trentaine d’autres films jusqu’en 1932. Ce ne sont là que deux exemples. On pourrait en citer d’autres encore, tels que Michel Dufet, célèbre créateur de mobilier, à qui L’Herbier demande, en même temps qu’à Claude Autant-Lara, les décors du Carnaval des vérités (1921), Djo-Bourgeois, décorateur ensemblier réputé, qui signe en 1924 les décors de la Galerie des monstres de Jaque Catelain ou la maison André Groult, responsable de « la décoration ultra-moderne » des intérieurs du Koenigsmark (1923) de Perret, alors que le reste est dû à Ménessier, décorateur habituel du cinéaste43.

39 Dans cette rencontre des arts appliqués et du cinéma, les illustrateurs ne sont pas en reste et Georges Lepape, fameux illustrateur de mode, partage la responsabilité des décors de Rose France avec Donatien avant de collaborer avec Garnier pour ceux de Villa Destin (1920), de L’Herbier encore. Sans doute son rôle demeure-t-il limité à des décors précis, selon l’usage de L’Herbier à cette époque. Il n’en va pas de même avec l’illustrateur et affichiste Manuel Orazi qui, chargé par Jacques Feyder d’imaginer son Atlantide (1921), accompagne le cinéaste en Algérie pendant plusieurs mois pour y édifier ses décors décadents, avant de prouver avec Crainquebille (1923) que Feyder et lui sont parfaitement capables d’assagir leur imagination pour la soumettre aux exigences du réalisme.

40 Cependant, si l’on excepte Donatien, le cinéma ne constitue qu’une activité marginale pour des créateurs dont la notoriété est si bien établie qu’ils n’ont pas besoin de cette publicité supplémentaire. Leur contribution, en tant que décorateurs, s’interrompt rapidement et ils ne seront plus bientôt que des fournisseurs du mobilier moderne toujours demandé par des décorateurs de métier.

41 Il n’en ira pas autrement avec les architectes qui, menés par Mallet-Stevens, membre parmi les plus actifs du Club des Amis du Septième Art de Canudo, revendiquent un temps une vocation quasi naturelle à annexer le cinéma. Mallet-Stevens n’a guère encore de réalisations architecturales à son crédit (sa première construction, la villa

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des Noailles à Hyères, date de 1923), mais ses propositions théoriques connaissent un large écho et ses décors de films (pour le Secret de Rosette Lambert, mais aussi pour les Trois Mousquetaires et Vingt Ans après, pour le Miracle des loups de Raymond Bernard, pour l’Inhumaine) l’ont placé au premier rang des décorateurs de films quand il plaide, en 1925, la disparition des purs décorateurs de films au profit des architectes. Pour lui, qui récuse au passage la tentation de confier les décors des films aux décorateurs ensembliers, architecture moderne et cinéma sont liés par une série d’échanges qui tiennent autant de l’artistique (les avancées de l’un favorisant l’évolution de l’autre et réciproquement) que du pratique (le cinéma familiarise le public avec l’architecture moderne qui tire, pour sa part, profit de matériaux et de techniques élaborés pour le cinéma) : Dans un avenir proche, l’architecte sera le collaborateur indispensable du metteur en scène. […] En France, nous en sommes encore à l’ère du décorateur de théâtre mais on sent le besoin d’architecture et déjà nous pouvons voir quelques décors « construits ». Les Américains pour leurs meilleurs films ont fait appel à des architectes, l’art l’a emporté sur la mode. Un décor est plus une composition de murs, de plans, qu’un arrangement ingénieux de coussins et de tissus à fleurs. Le côté « décoratif » du décor disparaît de plus en plus pour laisser la place à la construction sobre et unie ; l’ornement, l’arabesque, c’est le personnage mobile qui les crée.44 Et il conclut : L’exposition actuelle des Arts décoratifs va marquer le point de départ d’une ère nouvelle pour l’architecture ; le public qui ignorait l’architecture moderne en a vu quelques exemples et il y prend goût. […] Le cinéma bien compris doit être un instrument de propagande infiniment supérieur à une exposition aussi fréquentée qu’elle soit.45

42 Mallet-Stevens a tort et ce ne sont pas des rangs des architectes que surgiront finalement les décorateurs français de cinéma. Lui-même signe en 1928 son dernier décor de film pour le Tournoi de Renoir avant de se consacrer exclusivement à l’architecture. Quant aux autres architectes authentiques qui auraient pu répondre à ses vœux – ils ont alors nom Alberto Cavalcanti, Jacques Colombier ou Lucien Aguettand – c’est à l’architecture qu’ils préféreront renoncer pour vouer toute leur activité au cinéma. Dès le premier tiers des années 1920, le Russe Alexandre Lochakoff impose avec ses créations résolument originales pour la compagnie Albatros une conception des décors de films qui ne se réclame plus ni du théâtre ni de l’architecture, mais d’un art entièrement nouveau spécifiquement conçu pour la caméra et n’hésitant pas à recourir à toutes les ressources des trucages46. Dans sa foulée et celle de Mallet- Stevens apparaissent les deux véritables fondateurs du décor de cinéma en France : le Français Jean Perrier, élève de Garnier et de Mallet-Stevens, qui va imposer son nom avec ses décors pour les films de Raymond Bernard, et le Russe Lazare Meerson, qui prend en 1925 la succession de Lochakoff à Albatros pour y devenir le décorateur inspiré des films de René Clair et de Jacques Feyder. Avec eux, le décor de cinéma français connaît sa véritable révolution : celle de l’émergence d’un métier nouveau, crédité enfin comme tel dans les génériques, celui des « décorateurs » de films qui, indifféremment formés dans les écoles d’architecture, des Beaux-Arts ou des Arts appliqués, choisissent de se consacrer uniquement au cinéma. Certains insisteront ensuite pour se voir identifiés comme « architectes-décorateurs », mais ce sera un débat des années 1930. Dans cette décennie, sur le modèle américain, se sépareront les fonctions de celui qui conçoit les décors (le décorateur en France, l’art director aux

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États-Unis) et de celui qui en dirige la décoration intérieure (l’ensemblier ici, le set decorator là-bas).

NOTES

1. Médiathèque de la Cinémathèque française, Fonds CRH, CRH105-B5. 2. Fonds CRH, CRH24-B1 et CRH44-B2. 3. Fonds CRH, CRH28-B1, CRH33-B2, CRH36-B2, CRH37-B2 et CRH44-B2. 4. Fonds CRH, CRH75-B4. 5. Cette biographie de Laurent doit beaucoup à ses propres souvenirs, mais aussi aux informations communiquées à l’auteur par le décorateur Max Douy, qui les avait collectées au moment de la reconstitution de la carrière de Laurent en vue de son admission à la retraite. Douy a publié un essai de filmographie de Laurent dans le dossier de presse de l’exposition « Hommage aux décorateurs du cinéma français » organisée en 1984 à Boulogne-Billancourt par l’Association artistique et culturelle d’images internationales 6. Fonds CRH, CRH 105-B5. 7. Hugues Laurent, « Le décor de cinéma et les décorateurs », Bulletin de l’Afitec, n° 16, 1957, pp. 3-10. 8. René Prédal, « Hugues Laurent : un demi-siècle d’évolution du décor de cinéma », l’Avant-Scène Cinémathèque, n° 10, supplément à l’Avant-Scène Cinéma, n° 192, 15 septembre 1977, pp. 27-41. 9. Cote VK-110325. 10. Et non à Montreuil, comme je l’ai moi-même écrit dans mon ouvrage le Décor au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma / L’Étoile, 2003, p. 21. 11. Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma (1873-1968), Paris, Denoël / Gonthier, 1976, p. 70. 12. Manuel Charpy, « La comédie à demeure dans le Paris du XIXe siècle », dans Florence Gherchanoc (dir.), la Maison, lieu de sociabilité, dans des communautés urbaines européennes, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Le Manuscrit, 2006, p. 193. 13. Léon Barsacq, le Décor de film, Paris, Seghers, 1970, p. 17. 14. Le recoupement de cette chronologie est parfois contradictoire et, pour tout simplifier, le musée du Cinéma de la Cinémathèque française détient deux dessins de décor pour Pathé datés de 1908 et signé d’A. Ménessier, lequel n’est nulle part mentionné parmi les décorateurs de la maison. 15. Entretien avec Ferdinand Zecca, Fonds CRH, CRH 36-B2, p. 7. 16. Hugues Laurent, op. cit., p. 4. 17. Fonds CRH, CRH52-B2, p. 22. 18. Alice Guy, op. cit., p. 73. 19. Sur l’installation de Ménessier et de Carré aux États-Unis, on consultera avec profit Richard Koszarski, Fort Lee : The Film Town, Rome, John Libbey, 2004, pp. 107-108, et Kevin Brownlow, « Ben Carré », Sight and Sound, vol. 49, n° 1, hiver 1979-80, pp. 46-50. 20. Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé – 1905-1908, Paris, L’Harmattan / AFRHC, 2006, p. 93. 21. Hugues Laurent, cité par René Prédal, op. cit., p. 30. 22. Ibid., p. 35.

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23. Ibid., p. 33 24. Le détail est cité, sans référence, dans l’article « Décor » de Maurice Bessy et Jean-Louis Chardans, Dictionnaire du cinéma et de la télévision, volume II, Paris, Pauvert, 1966, p. 30. 25. Hugues Laurent, cité par René Prédal, op. cit., p. 31. 26. Ibid., p. 34. 27. Charles Lucien Lépine est un des metteurs en scène de Pathé, chargé également, selon Laurent (Bulletin de l’Afitec, op. cit., p. 7) de « diriger » les deux studios de Montreuil et de Vincennes. Il désertera Pathé en 1906 pour rejoindre en Italie la société Rossi et Cie. 28. Bulletin de l’Afitec, op. cit. p. 10. 29. Il faut comprendre ici « en volume ». 30. Bulletin de l’Afitec, op. cit., p. 10. 31. Ibid., p. 7. 32. Voir à ce sujet la correspondance de Richard Cantinelli à Henri Lavedan dans Alain Carou et Béatrice de Pastre (dir.), 1895, n° 56, « Le Film d’Art et les films d’art en Europe, 1908-1911 », décembre 2008, p. 67. 33. C’est la date sur laquelle s’accorde la plupart des entretiens réalisés par la CRH, tout comme Laurent, qui mentionne l’Aiglon (1913) d’Émile Chautard comme un des premiers décors à avoir utilisé ce matériau pour un décor de salon (cité par René Prédal, op. cit., p. 33). 34. Cinémagazine, n° 39, 29 septembre 1922, pp. 380-381. Il s’agit d’un reportage du journaliste Guillaume Danvers. 35. Juan Arroy, « Les décors de cinéma. Leur évolution. Ce qu’on appelle stylisation et expressionnisme du décor de cinéma », Cinémagazine, n° 10, 6 mars 1925, p. 451. 36. Ibid. 37. Louis Delluc, « Le secret de Rosette Lambert », Paris-Midi, 26 octobre 1920. Cité dans Louis Delluc, Écrits cinématographiques II / 2 : le cinéma au quotidien, Paris, Cinémathèque française / Cahiers du cinéma, 1990, pp. 207-208. 38. Léon Moussinac, « Intérieurs modernes au cinéma », Cinémagazine, n° 6, 25 février-3 mars 1921, pp. 6-7. 39. Les décors de Messidor (1897) d’Émile Zola et Alfred Bruneau sont ainsi conçus et exécutés par Rubé et Moisson (acte I), Chaperon et fils (acte II), Amable (acte III) et Jambon et Bailly (acte IV). Lucien Jusseaume est réputé être le premier décorateur de son temps à avoir assuré seul les décors d’une œuvre entière, sans doute pour Fidélio de Beethoven représenté à l’Opéra-Comique en 1898 (cf. Adolphe Appia, Œuvres complètes, volume 2, Lausanne, L’Âge d’homme, 1986, p. 363). 40. Léon Moussinac, « À propos du décor de cinéma », Cinémagazine, n° 11, 17 mars 1922, p. 332. 41. Fonds CRH, CRH 75-B4, p. 1. Le film cité de Delluc est très certainement Fumée noire (1920). 42. Éric Le Roy, « Donatien : furtif voyageur du cinéma français », Archives, n° 58-59, avril 1994, p. 1. 43. Léonce Perret, « Comment j’ai tourné Koenigsmark », Cinémagazine, n° 36, 7 septembre 1923, p. 330. 44. Robert Mallet-Stevens, « Architecture et cinéma », les Cahiers du mois, n° 16-17, septembre- octobre 1925, p. 96. 45. Ibid., pp. 97-98. 46. Son prénom est plus souvent donné comme « Ivan » dans la presse de l’époque et c’est encore « Ivan » qu’indiquent des génériques comme celui du Quinzième Prélude de Chopin (1922) de Tourjansky. On peut suspecter dans ce dernier cas qu’il s’agit, comme souvent, d’une précision ajoutée par le restaurateur à partir des informations dont il pouvait disposer. Les recherches inédites de Lenny Borger ont établi avec certitude le véritable prénom de Lochakoff : Alexei Vladimirovitch.

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RÉSUMÉS

Les premiers décors de cinéma sont créés par des peintres formés dans les ateliers de décoration théâtrale. L’industrialisation du cinéma crée, avant la Première Guerre mondiale, un nouveau métier qui devra bientôt maîtriser le domaine des effets spéciaux. Dans les années 1920, le décor de cinéma devient un véritable enjeu esthétique et professionnel que cherchent aussi à investir architectes et décorateurs d’intérieurs.

The first film sets are created by painters trained in theatre backdrops. Before the first World War, the industrialization of cinema creates a new profession of decorators, which also has to master special effects. During the 1920s, art directing for the cinema becomes a real issue, both aesthetic and technological, as well as a highly specialized profession disputed to genuine cinema decorators by the architects and interior decorators.

AUTEUR

JEAN-PIERRE BERTHOMÉ Jean-Pierre Berthomé, professeur émérite d’études cinématographiques à l’université de Haute- Bretagne Rennes 2. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire et l’esthétique du décor de cinéma. Jean-Pierre Berthomé, Professor emeritus of Film Studies at the University of Rennes 2. He is the author of many books and articles about the history and aesthetics of art direction in the cinema.

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Documents (II) : Leçon de cinéma par Robert-Jules Garnier

1 En 1929-1930, l’École universelle par correspondance de Paris, placée sous le haut patronage de l’État, édite une série de cours destinés à former aux métiers du cinéma. Fondée et dirigée par F. Ozil, inspecteur départemental de l’Enseignement technique, membre du Conseil supérieur de l’Enseignement technique et membre du Conseil de direction des Hautes Études sociales, cette école se propose alors de fournir le seul « enseignement complet » aux métiers de cette branche, argumentaire repris au moment de la création de l’IDHEC et qui met à défaut l’offre réduite à quelques métiers techniques assurée par l’ETPC (École technique de photographie et cinématographie). L’éventail d’offre de formations proposée par cette école universelle se révèle en effet bien plus large que celui de l’école de Vaugirard. Dans la brochure, qui date vraisemblablement de la fin de l’année 1929 ou début 1930, il est question de former des : « administrateur et directeur artistique, metteur en scène, décorateur, acteur ou actrice, scénariste, dessinateur de costumes, opérateur de prise de vues et de projection, etc. »1. Sont alors en préparation les cours consacrés à la mise en scène, la projection, le maquillage et coiffure, l’adaptation musicale, l’organisation commerciale, la publicité appliquée aux entreprises de spectacle. La brochure présente une liste des principaux emplois dépendants du cinéma et de leurs appointements, adoptant un classement en trois catégories dont la répartition peut laisser songeur : les « situations administratives » (administrateur de production, directeur artistique et technique, chef de publicité, régisseur, accessoiriste, décorateur, aide-décorateur) ; les « situations artistiques » (metteur en scène, assistant du metteur en scène, dessinateur de costumes, acteur et actrice) et enfin les « postes et emplois techniques » (opérateur de prise de vue, opérateur de projection, photographe, coiffeur et maquilleur). Mais ce sont surtout la présentation des leçons, et les cours eux-mêmes lorsqu’ils ont été conservés, qui nous renseignent sur l’exercice, les compétences et les contraintes de chaque métier. Les cours, évidemment payants, sont rédigés par des professionnels et sont accompagnés d’une série de sujets d’exercices, d’un corrigé type et, parfois d’un album de figures et photographies. Leur durée est variable. À titre d’exemple, le cours de Robert-Jules Garnier, Technique des décors appliquée au cinéma, est programmé pour durer entre quatre et cinq mois à raison de deux heures de travail par jour.

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2 Nous avons choisi de reproduire ici la première leçon du cours rédigé par Robert- Jules Garnier, des Établissements Gaumont, décorateur dont Jean-Pierre Berthomé a retracé le parcours dans son étude. Ce cours, qui comprend 98 pages divisées en six leçons et un carton à dessins intitulé « Album de figures » au sein duquel se trouvent de nombreux plans, croquis, photogrammes reproduits comme des photographies des ateliers, est disponible au Musée Gaumont, que nous remercions. La première leçon vise à donner au futur assistant-décorateur – l’assistanat restant une étape nécessaire et indispensable avant de pouvoir devenir décorateur – un aperçu général du métier, des qualités requises et de l’organisation, très hiérarchisée, de la production des décors. En ce sens, ce texte prolonge tout autant l’étude de Jean-Pierre Berthomé que celle de Morgan Lefeuvre. On notera ici l’évident passage entre la description du métier et les techniques et connaissances qu’il requiert, notamment en termes de matériaux, qui entérine une nouvelle fois le juste rapprochement d’une histoire des techniques cinématographiques, alimentée par celle des usages, et celle des métiers. Après cette première leçon introductive, le cours se poursuit avec cinq autres leçons qui reviennent sur les étapes chronologiques de l’exercice du métier de décorateur sur un film : de la lecture du scénario qui permet de lister les décors, les composer, les premières recherches documentaires, jusqu’à la mise en place des meubles, des accessoires, la mise en lumière du décor, en passant par la construction des maquettes, des éléments de menuiserie, les questions des décors en plein air, des devis et budgets.

3 Robert-Jules Garnier, « Avant propos ou 1re leçon relatifs aux connaissances que doit avoir l’élève décorateur » dans École universelle par correspondance de Paris, placée sous le haut patronage de l’État, Cours de technique des décors appliquée au cinéma par M. Robert-Jules Garnier, Décorateur des Établissements Gaumont (tous droits réservés), 59 boulevard Exelmans, Paris (XVIe), t. 1973, 1930, 98 p., pp. 3-16.

Cours de technique de décors appliquée au cinéma

Avant-propos ou 1re leçon relatifs aux connaissances que doit avoir l’élève décorateur. Composition d’un atelier de décors pour studio : Personnel, outillage, matériaux principaux. Composition d’un magasin de décors, châssis praticables, archivoltes, colonnes, porte-fenêtres, etc…

1° Préambule

4 Avant de commencer à parler de la construction de décors employés dans les studios ou en plein air, pour prises de vues cinématographiques, il parait indispensable d’énumérer les diverses connaissances et qualités professionnelles que doit avoir un élève décorateur.

5 Bon goût tout d’abord, s’avoir dessiner et peindre, être familiarisé avec l’aquarelle, la gouache, la peinture à la colle et la peinture à l’huile. Avoir de bonnes notions de perspective et d’architecture.

6 Un décorateur de studio ne doit s’étonner de rien et s’attendre à ce qu’on lui demande la construction et les choses les plus extraordinaires. Il doit s’appliquer et s’ingénier à reproduire par tous les moyens possibles, mais économiques, les plus belles matières

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comme les plus simples. Donner l’aspect du luxe et du neuf ou au contraire de la vétusté, de l’usage de la vie. Pour arriver à ces résultats, il n’y a pas à proprement parler de technique spéciale, rien d’absolu ni de définitif ; quelques procédés seront étudiés au cours de ces leçons, mais il appartient surtout au décorateur d’avoir des idées, de l’imagination pour obtenir les effets qui lui sont demandés.

7 Le décorateur, appelé à imaginer et à composer des décors pour le cinéma et à en assurer la réalisation, doit être observateur, il doit savoir regarder.

8 Un vieux mur lézardé, un trottoir fissuré, un vieux papier peint, sali et dégradé par le temps, les vieilles pierres aussi bien que les plus beaux monuments, les salons les plus luxueux ne doivent pas le laisser indifférent. De même, il devra se tenir au courant de tout ce qui se fait non seulement au cinéma, mais dans les expositions, au théâtre, dans la rue, les nouvelles constructions, les boutiques. Il aura toujours l’occasion dans son travail, de mettre à profit les observations qu’il aura faites.

9 Un élève décorateur devra aussi avoir appris l’histoire de l’art, il devra connaitre les différents styles depuis les époques les plus reculées (quoique au cinéma les scènes antiques ou historiques soient de moins en moins à la mode).

10 Il est indispensable pour faire un bon décorateur, comme pour un architecte, même voulant faire moderne, de connaitre les principaux ordres d’architecture, de savoir dessiner une colonne, d’en connaitre le style et de savoir la couronner de l’entablement qui lui convient.

11 De même, il devra savoir apprécier les styles plus récents pour éviter de commettre des fautes sur le choix des ornements et moulures, panneaux, meubles, etc., qui en composent l’ensemble. Le goût du public du cinéma s’est affiné rapidement et il ne s’est plus contenté de décors bâclés où tout était laissé au hasard ; il a fallu renoncer aux procédés de trompe-l’œil qui suffisaient au théâtre et qui, au début du cinéma, étaient la méthode usitée. Malgré toute l’habileté des décorateurs, il était impossible d’empêcher qu’à la projection les parties de décors qui étaient obliques par rapport à l’appareil fussent déformées et que les ornements et moulures peints perspectivement suivant leur position eussent le relief qu’ils ont naturellement. Nous ne citons ici que moulures et ornements, mais combien d’accessoires étaient aussi peints en trompe- l’œil et qui ne donnaient à l’écran aucunement l’impression du réel. Les châssis entoilés aussi comme au théâtre étaient une méthode à laquelle il a fallu bien vite renoncer ; il suffisait en effet, de fermer une porte un peu brusquement pour que tout le décor remuât.

12 L’objectif enregistrant tout avec une grande précision, bien des scènes qui devaient être tragiques devenaient simplement ridicules.

2° Connaissances indispensables

13 Le rôle d’un décorateur de studio ne réside pas seulement dans l’élaboration d’un croquis du décor à construire, il devra en faire le plan exact à l’échelle comme il serait construit en réalité ; d’en choisir l’angle de prise de vue le plus agréable, celui qui paraitra le mieux et qui fera le plus d’effet, celui qui formera le fond le plus adéquat à la scène qui doit s’y passer. Il devra, après avoir donné les indications sous forme de mesures au constructeur, en présider la confection, aussi bien par le menuisier, que par le staffeur s’il y a lieu, et les peintres et tapissiers.

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14 Il est donc utile qu’un décorateur sache faire un plan, prendre des mesures, bâtir une épure (une épure au théâtre comme au cinéma est le tracé à la craie sur le sol ou parquet de l’atelier du châssis ou de l’élément de décor à construire). Avec l’emplacement des montants, traverses, ouvertures ou vides, s’il y en a, en un mot la reproduction, en grandeur d’exécution de la mesure ou du plan.

3° Praticables ou décor à construire

15 Qu’il sache comment on doit construire les châssis, les praticables. Le terme praticable que l’on emploie très fréquemment dans le métier est employé dans deux sens. Toutes les parties d’un décor qui permettent le passage ou qui peuvent s’employer réellement sont dites « praticables ». Ainsi, on dit d’une porte qu’elle est praticable si elle peut s’ouvrir et laisser passer un personnage ; une cheminée est praticable si on peut y faire du feu, de même pour les accessoires, ainsi un fusil est praticable si on peut l’armer et faire feu.

16 À l’usage, le terme praticable est devenu le nom de toutes parties accessibles et capables de supporter le poids des personnages : un escalier, un palier, une marche sont des praticables (on dit par exemple un praticable de cinq marches pour un escalier de cinq marches, un praticable à 0.60 pour un palier à 0.60 de haut)

17 Il devra connaitre la résistance des bois, les assemblages. Nous aurons l’occasion de parler des rapports du décorateur avec le constructeur.

4° Emploi du staff

18 L’élève décorateur devra aussi connaitre un peu de sculpture, et tout le bénéfice qu’il peut tirer de l’emploi du staff dans les décors. Le staff est surtout utilisé dans les constructions du bâtiment. Ce sont des ornements moulés en plâtre fin et renforcés de filasse ou de toile légère d’emballage.

19 Au moment du moulage, alors que le plâtre est encore très liquide, toile ou filasse sont incorporés ; une fois le plâtre pris elles font corps avec lui et lui donnent le maintien désiré.

20 Ces ornements légers se fixent facilement sur les châssis et permettent toutes les reproductions possibles.

5° Carton-pierre

21 Pour quelques petits ornements très fins, une pâte à la gélatine et au blanc de Meudon donne d’excellents résultats, mais elle est d’un maniement plus difficile. Cette pâte est appelée carton-pierre. Au cinéma, le staff est employé à peu près pour tout, pour imiter la pierre, le bois, le fer, son usage est bien souvent indispensable. C’est quelquefois, pour ne pas dire souvent, une somme de tracas pour le décorateur. C’est un travail assez long et surtout très salissant. Une fois terminé, il sèche lentement, il est souvent la cause de discussions avec le metteur en scène, impatient de voir son décor prêt.

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6° Rapidité d’exécution

22 La construction d’un décor doit être toujours rapidement menée, le temps est très cher sur les studios. La location d’un studio pour prise de vues cinématographiques est en effet très coûteuse, elle est en général faite à la semaine ou à la journée à tant par emplacement. L’entretien, le matériel toujours à modifier font que les frais généraux d’un studio sont considérables ; il est donc de l’intérêt du metteur en scène et de la compagnie qui en font usage, de perdre le moins de temps possible. Il faut donc que le décorateur organise son travail pour que le montage des décors soit terminé dans le plus court délai. Ceci ne doit pas décourager l’élève décorateur mais lui indique une qualité très importante : « la rapidité dans l’exécution ».

7° Qualités professionnelles

23 Être bon dessinateur, bien mettre en place, savoir apprécier rapidement les mesures, employer l’aquarelle, la gouache, la colle, la peinture à l’huile, au vernis, avoir des notions de perspective et d’architecture, de sculpture, de l’imagination, des idées, bon goût, une bonne organisation, enfin de la rapidité d’exécution.

8° Organisation de l’atelier de décor

24 Passons maintenant à l’organisation d’un atelier de décoration de décors à l’usage du cinéma.

25 Quoique le décor de cinéma n’ait plus maintenant que des rapports éloignés avec le décor de théâtre, ceci à cause d’une évolution rapide, ce sont des décorateurs de théâtre qui se sont spécialisés aux décors de cinéma. Mais, comme nous le disions plus haut, le « trompe-l’œil » est vite devenu insuffisant et l’on est arrivé, pour donner l’impression du relief, à construire tout aussi fidèlement que les plus belles et les plus coûteuses constructions, en employant des moyens aussi économiques que possible.

26 Le chef décorateur, qui a la responsabilité complète de son atelier, aura suivant l’importance de l’affaire à laquelle il appartient, quelques aides que nous désignerons ci-après.

27 Il arrive bien souvent, dans les grands studios modernes, que deux ou trois metteurs en scène tournent à la fois : la besogne est très inégale mais il faut toujours s’attendre à passer d’un moment creux à la plus grande activité et ceci quelquefois d’une heure à l’autre.

8° Personnel des ateliers

28 Généralement, le chef décorateur a près de lui un second qui s’occupe plus spécialement du travail des peintres, un chef staffeur (à moins que pour ce travail, on s’adresse à des spécialistes travaillant à l’extérieur pour leur propre compte), un chef menuisier constructeur et un chef machiniste. Le second ou chef peintre conduit le personnel des peintres et s’occupe avec le menuisier et le machiniste du montage et de l’exécution des décors sur le studio sous le contrôle du chef décorateur. Étant donnée la grande inégalité du travail sur un studio, il faut un fond d’ouvriers sérieux. Peintres,

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menuisiers, machinistes qui, dans les moments de presse encadreront les ouvriers supplémentaires pris pour quelques jours.

29 Un bureau d’études compris comme un bureau d’architecte, avec un ou deux bons dessinateurs bien au courant de la construction des décors. De grandes planches à dessin, tés, équerres, compas, bibliothèque avec documents de toutes sortes, il n’y en a jamais trop, (il est bien rare d’y trouver ce que l’on cherche), un aérographe ; utile pour les maquettes. Les échelles employées sont à 0.02 % et 0.05 %, l’échelle à 0.10 % et celle à 0.20 % plus rarement.

30 Les plans de décors sont quelquefois très grands, même à l’échelle de deux, aussi est-il nécessaire d’avoir de grandes planches, etc… Dans le bureau sont préparés les croquis, dessins, maquettes, plans et mesures des décors, ainsi que les devis. Normalement un atelier de décor de cinéma, suivant son importance, comprend deux ou trois bons décorateurs capables de conduire et mener avec goût un travail complètement. Ils devront être à même de préparer leurs couleurs, d’exécuter des panneaux décoratifs, de faire les faux bois, faux marbres.

31 Il appartient d’ailleurs au chef décorateur d’apprécier la valeur de ses artistes et de confier à chacun la besogne qui lui semblera être en rapport avec ses qualités. Les peintres-décorateurs et ouvriers peintres qui travaillent au cinéma doivent être à même de faire bien des métiers. Peinture à la colle, à l’huile, mastiquage, préparation, enduits, collage de papiers peints, crépis, pose de carreaux, emploi de vaporisateurs de couleurs, lettres etc… etc…

32 Un ou deux garçons d’atelier assurent le nettoyage et les grosses besognes de l’atelier, l’entretien du matériel.

10° matériel d’un atelier de décors

33 L’atelier des peintres devra être muni d’une « Sorbonne », terme de métier qui désigne l’endroit où sont gardés : les couleurs, le blanc, le plâtre, toutes les matières premières à employer et l’outillage : camions (petits seaux en fer de différentes tailles dans lesquels on prépare et emploie la peinture), lots, brosses, balais, etc… Cette Sorbonne doit être à proximité d’un terrasson avec l’eau courante pour les lavages, un appareil de chauffage pour la préparation des tons à la colle.

34 Le matériel « balais à décors » devra comprendre de grands balais pour l’encollage ou pour coucher de grandes surfaces et certaines ébauches ; des brosses à main et à pouces, des queues de morues à vernir, des petites brosses ordinaires, des pinceaux et pinceaux à lettres, éponges, couteaux à mastiquer, grattoirs, une série de vaporisateurs à peinture ou deux ou trois appareils à buses amovibles permettant différents débits sont absolument indispensables. Ils permettent de travailler rapidement et d’appliquer les tons sans faire de taches ni laisser de traces. L’air comprimé, qui est le moyen le plus pratique pour se servir de ces appareils sera donc à faire installer dans l’atelier de décors comme sur le studio, où son emploi est encore plus utile. En général les peintres n’aiment pas beaucoup se servir de vaporisateurs. Une machine à piquer pour les poncifs permet de faire le travail plus vite et avec moins de fatigue que l’usage du piquoir à main. Le poncif sert à reproduire un dessin plusieurs fois et aussi à le retourner au lieu de le faire directement sur la toile ou le châssis ; on le fait sur un papier.

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35 Les traits sont ensuite piqués soit au moyen du piquoir (simple aiguille enfoncée dans un manche en bois par le gros bout), ou au moyen de la machine à piquer qui n’est autre qu’une aiguille actionnée par un moteur électrique ou une pédale ; cette aiguille, par transmission a un mouvement rapide et régulier de haut en bas. En promenant cette aiguille sur le trait du dessin, elle perce à cet endroit le papier d’une quantité de petits trous ; une fois complètement piqué, le dessin est placé à l’endroit où il doit être reproduit, au moyen d’une ponce (petit sac de toile renfermant du noir en poudre ou une couleur quelconque) que l’on frotte sur le poncif jusqu’à ce que le dessin soit reproduit. On conserve ainsi le modèle que l’on peut reproduire jusqu’à usure du papier. Le poncif est d’un usage très courant, le pochoir aussi d’ailleurs. Il nous faudra ensuite un grand nombre de seaux, camions, baquets. Il faut mener quelquefois plusieurs décors ensemble et l’on devra souvent conserver tous les tons pour les retouches possibles.

11° Atelier des staffeurs

36 À côté de l’atelier de décor, sera l’atelier de staff. Un sculpteur staffeur en aura la direction le matériel se composera de stèles de sculpteurs outils de modeleurs, terre à modeler, Plastiline, plâtre à mouler, filasse, toile légère, dite d’emballage.

12° Atelier de menuiserie

37 L’atelier de menuiserie devra être bien équipé mécaniquement le travail est plus vite fait et la qualité en est meilleure. Les principales machines seront : une scie à ruban, une scie circulaire ; dégauchisseuse, raboteuse, mortaiseuse, toupie, sauteuse pour les découpages. Un menuisier, bon constructeur, conduira cet atelier où chaque homme aura son établi. Une grande partie de l’atelier restera libre pour tracer les épures et construire les châssis qui sont généralement de grandes dimensions ; chaque menuisier apportera ses outils personnels. L’atelier devra être muni des principaux outils : serre- joints, meules, pierres à affuter, une machine à percer, un tour à bois avec ses ciseaux, gouges, etc…

38 Un magasin de bois et de quincaillerie sera attenant à cet atelier.

13° Bois employés

39 Le sapin de bonne qualité est le bois le plus employé ; la lorraine et le peuplier aussi ; pour certains travaux. Le sapin est livré en madriers de cinq mètres ce qui est une bonne mesure moyenne il est ensuite débité en battants ou en planches. Les battants sont de trois sortes : battant de 0.10 ou 0.11 – battant de 0.07 et battants de 0.05 le tout sur 0.025 d’épaisseur. C’est avec ces bois que l’on construit la carcasse des châssis. Un madrier donne à la section 8 / 23 cent pour faire des battants de 0.10, il sera scié d’après le croquis suivant et désigné. [suivent des petits croquis représentant chaque type de battant]

40 Le contreplaqué en 0.004 d’épaisseur est la grande consommation d’un atelier de décors. Comme nous le disions plus haut, il a remplacé la toile qui ne correspond plus aux besoins actuels. Le contreplaqué de 0.0015 ou de 0.002 est bien intéressant pour certaines constructions. Les petites parties courbées ne peuvent être construites

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qu’avec cette fine épaisseur. Pour d’autres travaux, on trouve au contraire des épaisseurs plus fortes, de 0.010 à 0.012, on l’emploie surtout pour les parquets, car ces épaisseurs ne se gondolent pas.

41 Nous aurons de plus tout un assortiment de moulures, toutes prêtes à employer, il faudra choisir des modèles, pouvant servir pour les corniches, chambranles, les cymaises et les panneaux. Cela ne nous empêchera pas, pour des décors spéciaux ou modernes, de composer des motifs spéciaux qui pourront être faits au moyen de la toupie, ou d’assemblages de moulures.

42 Là encore, nous prévoiront une Sorbonne pour le chauffage de la colle. Quelques ateliers de constructions, où il y a de grandes productions ont abandonné la colle fort pour employer une colle à froid qui est d’un emploi facile mais qui ne se conserve pas longtemps et qui doit être préparée la veille pour le lendemain.

43 Enfin, notre magasin de quincaillerie devra contenir des clous de toutes tailles, des vis, charnières, paumelles, verrous, pentures, crémones, serrures, boulons, etc… etc…

14° Magasin de décors

44 Attenant au studio, le magasin de décors est une vaste salle où sont aménagés des cases pour le rangement et le classement des châssis et des éléments figurant dans les décors (portes, fenêtres, colonnes, épaisseurs, etc.) C’est ce qu’on appelle assez mal à propos d’ailleurs, un « répertoire ». Les décors de répertoire n’existent plus dans un studio, du fait que l’on ne veut presque jamais se resservir d’un décor qui a déjà été tourné.

45 Au début du cinéma, ce répertoire existait. Il n’était pas rare qu’un scénario fût tourné en deux ou trois journées ; il ne pouvait donc être question, de construire à neuf tous les décors nouveaux. On trouvait donc en magasin des décors tout prêts : salons, salle à manger, chambres, cuisines, wagons, taxis, etc. dont on se servait suivant l’occasion ; à cette époque on ne construisait que des décors spéciaux. Aussi dans les films d’une maison retrouvait-on souvent les mêmes décors.

46 Maintenant, à part un ou deux décors transformables, les cases du magasin contiendront des séries de châssis standardisés ayant des mesures semblables et grandissantes suivant le barème que l’on peut augmenter à volonté.

47 [suit le détail des mesures de chaque type de châssis]

48 Ces châssis construits en battants de 0.05 ou 0.07 de large, croisillonnés et recouverts de contreplaqué 0.004 m / m d’épaisseur peuvent s’assemblent les uns aux autres au moyen de serre-joints permettant ainsi toutes les combinaisons. Des portes, des fenêtres, des archivoltes, construites suivant le même procédé constitueront un fond précieux pour mener rapidement la construction des décors ordinaires. Pour compléter, une série de praticables dont la hauteur sera divisible par 0.15, hauteur normale d’une marche, les dessus de ces praticables qui pourront avoir 2 m x 1 m ou 2 m x 2 m ou 2 m x 3 m, seront démontables et les fermes, pliantes pour permettre de ranger ce matériel encombrant dans les meilleures conditions. Enfin des séries de colonnes avec et sans chapiteaux. Le tout sera placé sous la responsabilité et la surveillance du chef machiniste qui en assumera le rangement et le classement.

49 Ces châssis et ces praticables devront être très solidement construits car ils seront soumis souvent à de rudes épreuves.

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15° Matériel du studio

50 Sur le studio, le matériel des décors sera complété par des étais servant à maintenir les châssis debout et des équerres en forme de potences destinées à les consolider sérieusement, tout en les tenant dans une verticale absolue. Ces potences seront de différentes hauteurs pour correspondre à la hauteur des châssis qu’elles devront maintenir.

51 [suit un exemple avec le schéma de potence]

52 Pour le montage et l’exécution sur place un grand nombre d’échelles doublées des tréteaux spéciaux aux planches pour échafauder rapidement. Des échelles avec pieds se tenant debout seules ; comme des tréteaux sont extrêmement pratiques, on peut en mettre 2 ou 3 suivant la longueur du décor en les réunissant par des passerelles légères, mais solides, de 3 ou 4 mètres de longueur, on obtient ainsi un échafaudage très pratique et rapidement installé ; en changeant de barreaux, on peut couvrir toute une feuille avec le minimum de fatigue et d’encombrement.

53 [suivent des schémas de tréteaux et passerelles]

54 Des cordages, des palans seront installés dans le studio, afin de simplifier les manœuvres de montage.

55 Les lignes qu’on vient de lire mettront au courant l’élève décorateur des ressources en matériel qu’il est susceptible de trouver sur la plupart des studios français et européens.

NOTES

1. École universelle par correspondance de Paris, brochure de présentation, 33 p., Fonds Administration du Cinéma et des Beaux-Arts (Jean Locquin - Édmond Benoît-Lévy), 4°-COL-804°- COL-80 / 17 (1) : Enseignement du cinéma : École universelle par correspondance de Paris (s.d.).

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Les travailleurs des studios : modalités d’embauches et conditions de travail (1930-1939) Studio workers: employment practices and working conditions (1930-1939)

Morgan Lefeuvre

1 Devenu, avec l’avènement du parlant, la clé de voûte du système de production, le studio suscite la curiosité du grand public et devient objet de tous les fantasmes. De Joinville à Billancourt, d’Épinay-sur-Seine aux Buttes-Chaumont les reporters et les curieux se pressent aux portes des studios pour essayer d’apercevoir quelque vedette ou tenter de pénétrer dans les « coulisses du 7e Art ». « Usine à rêves » ou « temple mystérieux du cinéma » pour les uns, le studio représente plus prosaïquement, pour l’ouvrier ou le technicien du film des années 1930, son lieu de travail, son outil de production, soumis à des règles et des pratiques spécifiques. Comment y entre-t-on ? Selon quel type d’engagement ? Quelles y sont les conditions de travail ? Quelle est la proportion de travailleurs salariés et de « voltigeurs »1 ? Autant de questions qui, bien que rarement évoquées, ont une réelle importance pour comprendre les enjeux économiques et les mouvements sociaux qui agitent l’industrie cinématographique durant cette décennie.

2 Sans chercher à définir un à un les métiers et les savoir-faire représentés au sein des studios, cet article se propose donc de poser un regard transversal sur l’ensemble des travailleurs des studios (ouvriers, employés et techniciens) afin d’analyser leurs modalités d’embauche et leurs conditions de travail durant la décennie 1930-1939. Si les débuts du parlant (1930-1932) constituent une période faste, permettant aux studios de développer leur activité et aux ouvriers et techniciens de trouver assez facilement un emploi, le rêve d’un studio system à la française semble prendre rapidement fin avec la crise des années 1933-1935, pour laisser place, à partir du printemps 1936, au temps des luttes sociales initiées par les ouvriers des studios pour défendre leurs métiers et réclamer un meilleur encadrement de leurs conditions de travail.

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1930-1932 : un âge d’or pour les travailleurs des studios ?

3 Si la mise au point du film sonore par Gaumont est déjà ancienne et connaît de nombreuses variantes depuis le début du siècle2, l’équipement généralisé des studios français n’est effectif qu’à partir de l’automne 1929. Mais paradoxalement, l’année 1929, bien que riche du point de vue des innovations techniques, correspond à une période de vache maigre pour les travailleurs des studios. Semblant hésiter à s’engager sur la voie du film parlant, la production française est en effet au point mort et les studios tournent au ralenti3. Un premier bilan de l’équipement sonore des studios français, publié fin septembre dans la Cinématographie française, indique que seuls six plateaux (sur la quarantaine que compte l’Hexagone) sont équipés pour le parlant et ne disposent au total que de six appareils de prise de son4. Ce sous-équipement des studios français ne sera comblé que progressivement au cours de l’année 19305, obligeant les producteurs à tourner leurs films à l’étranger6 et réduisant bon nombre d’ouvriers et techniciens au chômage technique. Néanmoins, le rattrapage s’opère rapidement et les studios français connaissent entre 1930 et 1932 un développement considérable. Jamais le nombre de studios en activité, les quantités de films tournés et de personnel engagé n’ont été aussi importants. Le passage au parlant se traduit en effet par d’importants travaux de construction et de modernisation des studios, mais également par la relance d’une politique ambitieuse de production des maisons Pathé et Gaumont et la création de nouvelles sociétés actives dans ce secteur tels la société des films Osso et les Établissements Braunberger-Richebé.

4 Si cette relance de la production s’accompagne de très peu de créations de nouveaux sites, la plupart des studios existants, parfois loués ou rachetés par de nouvelles sociétés de production, font l’objet d’une restructuration en profondeur. Qu’il s’agisse de petites structures de production comme à Neuilly, Épinay-sur-Seine ou Courbevoie7 ou bien de studios plus importants comme à Boulogne-Billancourt, aux Buttes- Chaumont ou à Joinville-le-Pont, on constate la même ébullition8. Partout on insonorise, on rénove, on agrandit. Au-delà des équipements techniques liés au film sonores, les studios doivent développer l’ensemble de leurs services afin d’accompagner au mieux la relance de la production. Ateliers de menuiserie, de mécanique ou de peinture, magasins de stockage des décors, salles de projection et de montage, loges, garages… partout de nouvelles constructions voient le jour, comme aux studios de Saint-Maurice où la Paramount bâtit quatre nouveaux plateaux et multiplie par dix la superficie des constructions sur ses terrains9. Mis à part quelques rares installations qui ne survivront pas au bouleversement du passage au parlant10, la plupart des studios français connaissent donc à partir de 1930 un regain d’activité considérable. Sans atteindre le niveau des studios Paramount (une soixantaine de films par an entre 1930 et 193211) le rythme des tournages est partout en forte augmentation.

5 Afin de se doter du personnel nécessaire au bon fonctionnement de ces infrastructures modernisées, les studios mènent une politique d’embauche massive. Personnel administratif, employés préposés à l’entretien des locaux et du matériel, ouvriers attachés à la construction des décors, techniciens renommés ou ingénieurs hautement qualifiés, les studios recrutent à tous les niveaux, pour l’ensemble de leurs services. Les chiffres concernant le personnel employé dans les studios sont malheureusement – comme pour toutes les branches de l’industrie cinématographique des années 1930 –

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parcellaires et très incertains. Si le rapport présenté par Guy de Carmoy au Conseil national économique en juillet 1936 évoque le chiffre de 1 000 « salariés permanents » – toutes catégories confondues – pour l’ensemble des studios12 et le SGTIF celui de 1 500 « ouvriers »13 pour cette même année 1936, aucun chiffre global n’est disponible pour le début de la décennie. Ces chiffres nous donnent néanmoins un ordre de grandeur et mettent en évidence l’étroitesse du marché de l’emploi pour les travailleurs des studios. Dans un tel contexte, on imagine aisément que l’installation de la Paramount à Saint-Maurice qui – selon la presse – emploierait plus de 250 salariés permanents en juillet 193014, constitue un événement majeur en terme de création d’emplois. Les fiches du personnel de la société Pathé, indiquant la date d’entrée de chaque travailleur dans l’entreprise, attestent de ce dynamisme des studios en matière d’embauche, faisant apparaître un pic des recrutements dans la deuxième moitié de l’année 1930. Il est en outre intéressant de noter que la majorité des ouvriers embauchés dans les studios Pathé durant la période 1930-1932 à des postes peu qualifiés n’appartenaient pas, avant cette date, à l’industrie du cinéma, et exerçaient même, pour certains, un métier sans aucun lien avec leur nouveau poste. On recense ainsi parmi les nouveaux électriciens des studios de Joinville : un ancien employé de la Société Parisienne des chemins de fer et des tramways électriques, un imprimeur ou un « monteur de roues » chez Dollar15 ! Mais on trouve également des maçons ou menuisiers devenus machinistes, un interprète devenu peintre au pistolet ou un représentant de commerce embauché comme concierge des studios ! Au-delà de l’aspect anecdotique, ces informations confirment le fort besoin en main d’œuvre des studios, la formation étant assurée en interne, comme nous le verrons plus loin.

6 Mais les studios ne se contentent pas de recruter une main d’œuvre ouvrière abondante. Sur le modèle du studio system hollywoodien, les directeurs de studios français recrutent en grand nombre des techniciens, producteurs, réalisateurs et acteurs dès 1929. Fondé sur une industrie fortement intégrée, une organisation de la production hiérarchisée et structurée par départements, composé chacun d’un directeur et d’équipes permanentes, le modèle hollywoodien est en effet largement invoqué et s’impose comme la référence absolue. Chaque studio entend donc recruter les meilleurs artistes et techniciens et le fait savoir à grand renfort de publicité dans la presse corporatiste. Dès le mois de septembre 1929, Pathé-Cinéma, quelques mois après l’arrivée de Bernard Natan à la tête du groupe, annonce son programme de production et présente dans une luxueuse publicité la liste de ses vedettes sous contrats16. En novembre, c’est la Société des films sonores Tobis qui diffuse dans la presse, l’organigramme de ses studios d’Épinay, mettant en valeur les noms de ses techniciens les plus connus : René Clair et son frère Henri Chomette pour les metteurs en scène, Lazare Meerson pour le service décoration, Léonce-Henri Burel et Jean Bachelet pour les prises de vues, Hermann Storr et Waldemar Most pour le service prise de son17. Quant à la Paramount, un mois avant l’inauguration de ses nouveaux studios, elle publie dans la Cinématographie française un long article sur son organisation et son programme de production, illustré d’une trentaine de photographies de ses chefs des services techniques et administratifs, du personnel de la production, mais également des auteurs, metteurs en scènes et artistes récemment engagés18.

7 Suivant le modèle très hiérarchisé de l’industrie hollywoodienne, chaque chef de service a donc sous sa responsabilité, par l’intermédiaire d’assistants et de chef d’ateliers, une équipe complète de techniciens et ouvriers chargés non seulement de la réalisation des films tournés dans le studio, mais également de la bonne utilisation et

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de l’entretien du matériel entre les tournages. Ainsi Jacques Colombier, chef du service décoration des studios Pathé de Joinville, outre ses fonctions de chef décorateur, est également responsable de la gestion des stocks de décors, des équipes de constructions (menuisiers, staffeurs, peintres) et supervise l’ensemble des décors des films tournés dans les studios de Joinville, comme l’atteste sa signature précédée de la mention « vu par », apposée sur l’ensemble des factures du poste décor, dans les archives de production Pathé. De la même manière, le contrat de Lazare Meerson chez Tobis précise bien : Vos fonctions seront celles de chef décorateur et comprendront notamment, la création des maquettes de décors, tant pour les films de notre production que pour les films produits par les clients de nos studios, la direction et la surveillance des ateliers de dessin, la direction et la surveillance de tous travaux de menuiserie, peinture, staffage, construction et enlèvement des décors et d’une façon plus générale de tout ce qui concerne la création et l’exécution des travaux de décoration à effectuer dans nos studios […].19

8 Les techniciens ne sont pas les seuls à bénéficier de tels contrats : les réalisateurs et acteurs pouvaient également être embauchés à l’année, sans que soit nécessairement spécifié le nombre de films qu’ils s’engagent à tourner. Charles Vanel se trouve ainsi sous contrat chez Pathé entre 1930 et 1934, mais s’il apparaît dans neuf productions Pathé-Natan durant les années 1930 et 1931, il ne tourne sur la période 1932-1934 qu’un seul film pour cette maison : les Misérables de Raymond Bernard. Bien que ces contrats à l’année comportent généralement une clause d’exclusivité (le contrat de Charles Vanel pour l’année 1932 précise ainsi : « Pendant la durée de votre contrat vous nous devez l’exclusivité de votre nom et vous vous interdisez de paraître dans aucune production cinématographique sans notre autorisation »20), des arrangements sont toujours possibles. Les archives de Charles Vanel contiennent ainsi plusieurs contrats dits « de cession » signés entre Pathé et d’autres maisons de productions, précisant les conditions, notamment financières, auxquelles Pathé s’engage à « prêter » son acteur21. De nombreux exemples illustrent l’élasticité de cette clause d’exclusivité et il n’est pas rare de voir des réalisateurs, sous contrat avec un studio, travailler pour un studio voisin. Sur le tournage de la Merveilleuse journée, dans les studios Pathé-Natan de Joinville, Yves Mirande, alors sous contrat avec le studio Paramount de Saint-Maurice, précise ainsi que « Monsieur Kane de la Paramount, a bien voulu [le] prêter à Pathé- Natan pour un film »22. La rémunération de ces contrats annuels varie bien évidemment en fonction du métier, de l’ancienneté mais également de la notoriété de la personne concernée. Engagée au forfait (20 000 Frs) pour le rôle d’Henriette dans les Deux Orphelines de Maurice Tourneur, la jeune Renée Saint-Cyr se voit ainsi proposer, suite au succès du film, un contrat annuel pour un montant de 100 000 Frs23 tandis que la même année (1933), le contrat du déjà très populaire Charles Vanel se monte à 200 000 Frs !24 Mais dans tous les cas, les cachets perçus à l’extérieur par ces acteurs sous contrat sont négociés par Pathé, qui encaisse 50 % de leurs montants.

9 Ces efforts de recrutement et de fidélisation de l’ensemble des travailleurs des studios s’accompagnent bien souvent d’une politique de formation en interne pouvant prendre une tournure quelque peu paternaliste, comme le montre l’exemple Pathé-Natan. Les cas d’ouvriers ou techniciens entrés sans qualification ou presque et ayant appris leur métier « à l’école du studio » sont en effet extrêmement nombreux. L’exemple célèbre de Max Douy, entré à 16 ans au studio Pathé comme « grouillot » chargé d’inventorier le stock des décors et qui y fera ses premières armes comme dessinateur, puis assistant

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sous la direction des décorateurs de la maison (Jacques Colombier, Robert Gys, Lucien Aguettand, Jacques Krauss et Pierre Kéfer, tous engagés à l’année), n’est pas un cas isolé 25. Henri Alekan, après avoir suivi les cours de l’Association Philomatique, ainsi que ceux dispensés par l’Institut d’Optique de Paris26, débute sa carrière en 1929 aux studios de Billancourt officiellement comme « deuxième assistant opérateur » sur le court métrage de Claude Heymann et Jean Milva Deux balles au cœur. Cette première expérience est surtout l’occasion pour l’aspirant opérateur de prendre contact avec le métier et le travail en studio où il est tour à tour assistant, accessoiriste, figurant et caddie, son statut de « deuxième assistant » ne lui permettant pas encore d’approcher la caméra !27 Pierre Braunberger, directeur des studios de Billancourt évoque, dans ses mémoires, ces années de formation du jeune Alekan auprès des chefs opérateurs chevronnés de la maison, Théodore Sparkuhl et Roger Hubert, en précisant qu’à ses débuts, Alekan « n’était pas encore opérateur, ni même assistant. Il faisait des petits travaux, tirait des câbles, portait des magasins de pellicules ». Avant d’ajouter : « Intelligent comme il était, il a appris, auprès de Sparkuhl et Roger Hubert, les rudiments du métier qu‘il allait si bien exercer plus tard »28. Le studio est donc dans cette période d’intense activité, un lieu d’expérimentation, d’apprentissage et de transmission des habitudes et des savoir-faire de tous les métiers spécifiques au cinéma pour lesquels il n’existe alors aucune formation ou presque. Mais le studio est également souvent perçu comme un cocon rassurant, un espace de travail à dimension humaine où tout le monde se connaît et au sein duquel se créent des amitiés professionnelles solides. Le même Henri Alekan, évoquant ses premières années à Billancourt écrit ainsi : « J’aimais tant ce studio que j’envisageais sérieusement d’acheter, dans le cimetière contigu, une concession à perpétuité : ainsi, jusque dans ma dernière demeure, je resterai proche de ce cinéma qui, j’en étais sûr, allait être ma vie » 29. Sans aller jusqu’à cette extrémité, de nombreux techniciens ayant fréquenté les plateaux au début des années 1930 évoquent volontiers un cadre de travail convivial et bienveillant. Jean-Paul Le Chanois se souvient ainsi de son arrivée dans les studios Francoeur en 1933 où il débuta comme chef de plateau, totalement inexpérimenté : « Je reste touché par l’extrême gentillesse des chefs de service que j’ai connus, déjà maîtres de leur métier, qui ne m’ont jamais témoigné ni mépris, ni ironie désagréable »30. Dans le même registre, la correspondance de Lazare Meerson, en 1936-1937, avec Georges Jouanne, administrateur des studios Tobis d’Épinay et avec son ancien assistant Alexandre Trauner, laisse clairement transparaître une nostalgie de ses années passées dans les studios de la rue du Mont. Meerson, alors « exilé » à Londres, s’enquiert au détour d’une phrase de ses anciens collègues ou de l’activité des studios et n’omet jamais de transmettre ses amitiés au personnel encore présent31. Ce fort sentiment d’appartenance à un studio, particulièrement marqué dans ces années de grande stabilité de l’emploi, est d’ailleurs souvent encouragé par les dirigeants du studio eux- mêmes qui soutiennent les manifestations sportives ou festives destinées à renforcer les liens entre le personnel et la direction. Ce désir d’encadrement des loisirs, selon le modèle paternaliste de la grande industrie, est particulièrement poussé chez Pathé, qui organise chaque année une grande fête du personnel (regroupant les salariés des studios et des usines) avec buffet, bal et élection de la « Reine Pathé-Natan » de l’année. Qu’il s’agisse de services destinés à faciliter le quotidien des employés (restaurant du studio, pouponnière) d’infrastructures de loisirs (stade et piscine mis à disposition de la très active « association sportive Pathé-Natan ») ou d’associations culturelles tel le fameux « Jazz Pathé-Natan » : tout est mis en œuvre afin de développer une sociabilité

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professionnelle et renforcer ainsi le sentiment d’appartenance à une entreprise prestigieuse dont le studio constitue l’un des fleurons.

Au-delà de l’image d’Épinal…

10 Si les premières années du parlant constituent effectivement une période faste pour l’ensemble de la production cinématographique et par conséquent pour les employés des studios, il convient néanmoins de ne pas enjoliver la réalité de cette période en l’analysant à travers le prisme déformant de la crise qui vient frapper le cinéma français dès la fin de l’année 1932. Certes, le travail ne manque pas et les studios offrent à certains une stabilité professionnelle enviable, mais il existe des disparités fortes entre les différentes catégories de travailleurs des studios.

11 Même durant cette période d’euphorie qui accompagne les premières années du cinéma parlant, le travail en studio reste une activité intermittente. Si l’on prend comme exemple l’année 1932, qui correspond au pic de production de la décennie, avec 157 longs métrages produits, on constate en effet que les studios français sont loin de tourner en continu. Les installations les plus modestes ne parviennent pas, malgré ce contexte porteur, à remplir leur calendrier, et leurs locaux restent la plupart du temps déserts. Ainsi, les studios Photosonor, récemment construits quai de la Seine à Courbevoie, ne réalisent en cette année 1932 que sept courts métrages, étalés sur huit semaines de tournage. De leur côté, les structures de taille moyenne comme les studios Haïk de Courbevoie, ou Tobis à Épinay, enregistrent également en cette année 1932 de longues semaines de fermeture32. Il est plus surprenant de voir que même les grands studios connaissent des périodes de fermeture conséquentes. Le calendrier des tournages aux studios Pathé-Natan de Joinville laisse ainsi apparaître onze semaines sans tournage dont six de fermeture totale33. Cette intermittence de l’activité pèse directement sur les conditions de travail et les revenus de la plupart des employés des studios. En effet, si certains techniciens, chefs de services ou acteurs bénéficient d’un contrat annuel les mettant à l’abri de ces fluctuations, la majorité des ouvriers et techniciens ne bénéficient que de contrats à la semaine (voire à la journée dans certains cas) ce qui les rend totalement dépendants de l’activité des studios. Ainsi Mme Roussin, habilleuse au studio Pathé de Joinville, interrogée en 1933 par une journaliste de l’Image sur ses conditions de travail et de rémunération précise : « Le métier est bon. Évidemment on ne travaille pas toujours. Quand on ne tourne pas on ne nous paye pas. Mais c’est rare ici. Aussi n’y a-t-il pas à se plaindre. Ça va »34. Même en cette période de forte production, le quotidien des travailleurs des studios est donc fait d’embauches successives, de contrats plus ou moins longs, entrecoupés de périodes de chômage (non indemnisées), comme le confirment les fiches du personnel de Pathé-Cinéma. Ces fiches indiquent en effet, sous la rubrique « compression », les entrées et sorties successives des employés. Alphonse Rocher, électricien, entré le 13 août 1931 alors que l’activité des studios bat son plein (jusqu’à quatre tournages simultanés durant les mois d’octobre et novembre), est débauché le 15 janvier 1932 puis réembauché le 15 avril, ces trois mois de chômage correspondant à une période creuse, durant laquelle aucune production importante n’est entreprise, les studios étant totalement fermés plusieurs semaines35. Même si l’on constate que la plupart des ouvriers sont réintégrés à leur poste et à des conditions identiques après quelques jours ou semaines de chômage, leur situation reste très précaire. Une production repoussée de quelques semaines, un

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tournage annulé, et c’est immédiatement le chômage technique, mettant bien souvent le travailleur dans une situation financière délicate étant donné le faible niveau des salaires. Durant ces années 1930-1932, la relative stabilité de l’emploi de la majorité des travailleurs des studios est liée par conséquent au dynamisme de la production bien plus qu’à des contrats avantageux ou un statut protégé.

12 Il faut d’ailleurs relativiser l’importance des contrats annuels dont auraient bénéficié certains techniciens et acteurs, parfois hâtivement estampillés « vedette Pathé-Natan » ou « réalisateur Paramount ». Il est en effet fréquent qu’un technicien, réalisateur ou comédien travaille de manière préférentielle dans un studio, sans qu’aucun contrat de longue durée ne l’y engage. C’est le cas de Raimu qui, entre 1932 et 1935, a tourné tous ses films36 dans les studios Pathé-Natan, sans avoir signé aucun contrat d’exclusivité avec la firme37. La fidélité des techniciens à un studio s’explique bien souvent par le poids des réseaux professionnels, des liens amicaux et des habitudes dans l’accès au travail qui conduisent à une reconduction des équipes à l’identique d’un film à l’autre. Mais cette fidélité de facto à un studio peut parfois être préjudiciable, laissant à penser, à tort, que tel technicien ou artiste bénéficie d’un contrat de longue durée avec une maison de production, alors qu’il n’en est rien. Ainsi Robert Arnoux, qui vient de tourner coup sur coup trois films pour la Paramount de Saint-Maurice se plaint dans Pour vous de la méprise des professionnels sur son statut : Quelqu’un qui voulait l’autre jour m’engager me disait : vous seriez mon interprète rêvé ; c’est dommage tout de même que vous ne soyez pas libre ! Je suis évidemment très flatté ajoute Robert Arnoux, que l’on me prenne pour un engagé à l’année, mais cet excès de gentillesse que l’on me témoigne se retourne contre moi.38

13 Il convient enfin de préciser que la signature d’un contrat de longue durée n’est pas une assurance absolue contre le chômage et ne met pas nécessairement le travailleur à l’abri des difficultés. Les contrats non honorés ou rompus pour cause de difficultés financières de l’employeur sont fréquents. Marcel L’Herbier, dont les qualités artistiques et la réputation sont déjà bien établies lors du passage au parlant, traverse à partir de la fin de l’année 1931 une période de deux années de chômage, alors même qu’il a signé un engagement avec la Société des films Osso pour la réalisation de trois films, deux seulement ayant été tournés39. Relatant un entretien avec Adolphe Osso, L’Herbier constate, amer : « sans argent, sans trésorerie, sans espoir actuel de financement, il devait renoncer à réaliser immédiatement l’accord signé »40.

14 D’une manière générale, le manque de réglementation en matière d’embauches, de salaires et de conditions de travail pèse lourdement sur les travailleurs des studios. En l’absence de formations spécifiques et de bureau de placement digne de ce nom, entrer au studio relève bien souvent d’un mélange de hasard, d’audace et de débrouillardise. Que l’on soit opérateur, régisseur ou figurant, c’est la plupart du temps sur recommandation ou par l’intermédiaire d’une connaissance déjà introduite dans le milieu que l‘on parvient à franchir ses portes. Fernand Trignol, chef de figuration chez Pathé qui fit ses débuts comme « conseiller technique du milieu » sur le film Paris- Béguin41, ou Henri Alekan faisant du porte à porte chez tous les chefs opérateurs de Paris, avant de faire le tour des studios muni d’une carte de visite d’un critique de l’Intransigeant42, ne sont que quelques témoignages parmi tant d’autres qui illustrent bien le caractère aléatoire de l’entreprise. Mais une fois franchi ce premier pas, les conditions de travail dans ces « usines à rêves » sont loin d’être faciles. Qu’il s’agisse de la durée du travail, des conditions d’hygiène et de sécurité ou des salaires, la situation des travailleurs des studios n’est pas toujours enviable. Reprenant les doléances du

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syndicat général du film formulées au début de l’année 1934, le rapport de Maurice Petsche évoque ainsi ces conditions difficiles : Le travail dans les studios est des plus pénibles pour tous. Il est quelquefois de dix, de douze et seize heures par jour. Les machinistes, peintres et électriciens travaillent le plus souvent la nuit. Les studios sont mal ventilés. La chaleur qui se dégage pendant les prises de vues est intolérable pour les hommes qui commandent les lampes près des passerelles. Ils sont brusquement soumis à de violents courants d’air provoqués par les ventilateurs qui aspirent l’air vicié. Les peintres des studios travaillent généralement au pistolet, on ne leur donne jamais d’antidote. […] Les machinistes travaillent constamment dans la poussière des décors. À tous ces travailleurs une consolation, le chômage périodique, car ils ne travaillent pas plus de deux cent jours par an.43

15 Du machino à la vedette engagée à l’année, de l’électricien de plateau au chef opérateur réputé, les statuts, les conditions de travail et les rémunérations varient considérablement, mais quelle que soit leur position, tous les travailleurs des studios sont soumis de la même manière aux variations des rythmes de travail. Tous connaissent des périodes d’intense activité suivies de longues semaines de chômage. Tous endurent le travail de nuit, les dimanches au studio et les horaires fluctuants, conscients que, du bon vouloir d’un producteur ou d’un directeur de studio, dépend leur avenir ; et si ces premières années du parlant sont perçues comme une période prospère, il s’agit d’une prospérité bien fragile.

1933-1935 : La fin du rêve d’un studio system à la française

16 Dès la fin de l’année 1932, la production française marque des signes d’essoufflement et le rythme des tournages de certains studios commence à diminuer. De vingt longs métrages en 1932, la production Pathé tombe à sept en 1933, six en 1934 et 1935 avant d’être totalement interrompue en 1936, suite à la déclaration de faillite du 2 décembre 1935. De son côté, la GFFA qui avait produit entre cinq et six longs métrages par an de 1931 à 1933, ainsi qu’un nombre important de courts métrages, arrête totalement sa production dès la fin de l’année 1933, avant d’être mise en liquidation judiciaire en juillet 1934. L’échec des deux plus importantes compagnies françaises de production enterre définitivement le rêve de créer une sorte de studio system à la française. Mais les firmes au Coq et à la Marguerite ne sont pas les deux seules dans la tourmente. Les maisons de productions de taille moyenne connaissent aussi de graves difficultés avant de cesser toute activité dès 1933. Les Établissements Braunberger-Richebé, qui avaient produit cinq longs métrages en 1930 puis six longs et sept courts métrages en 1931, ne produisent plus que deux films en 1932, avant la dissolution du tandem Braunberger / Richebé en 1933. On constate la même chute brutale de la production chez Osso et Haïk, dont la production passe d’une dizaine de films chacun en 1931 à respectivement zéro et un film en 1933. Par ailleurs, la Paramount française, qui avait tourné environ trois cents films dans les studios de Saint-Maurice entre mars 1930 et décembre 1932, arrête totalement sa production dès le début de l’année 193344. Pourtant la production française, si elle connaît un déclin relatif (157 films produits en 1932, 143 en 1933, 126 en 1934, 112 en 1935 et 116 en 1936), n’est pas réduite à néant par la disparition de ces principales maisons de production, grâce à l’activité des producteurs indépendants. Dès le mois de juin 1933, la Cinématographie française, sous le

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titre « Les indépendants travaillent », mentionne cette évolution majeure dans le tableau de la production française en ces termes : « À vrai dire les maisons qui travaillent ne sont pas les très grandes maisons. […] Par contre les indépendants, producteurs tenaces et estimables s’attellent à l’accomplissement de buts difficiles à atteindre : de bons films de prix moyen »45. Cette tendance à l’émiettement de la production française se confirme dans les mois qui suivent, comme l’indique le rapport Petsche de juin 1935 qui publie des chiffres éloquents concernant le deuxième semestre de 1934 : sur un total de 86 films (tous métrages confondus), trois sociétés ont produit cinq films, une quatre, onze deux et 38 un seul film46.

17 Pour autant, l’arrêt de la production des grandes maisons Pathé, Gaumont, Paramount, et Braunberger-Richebé ne signifie pas fermeture de leurs studios. Si le rythme des tournages se ralentit quelque peu chez Gaumont, aucune baisse d’activité n’est à déplorer dans les studios Pathé, qui accueillent entre 25 et 30 tournages par an sur toute la période 1930-193647. Plus étonnant encore, les studios de Billancourt améliorent leur taux d’occupation l’année même où la production des Établissements Braunberger-Richebé qui les exploitent commence à fléchir48. Parmi les « grands studios », Saint-Maurice fait toutefois exception. Alors qu’ils représentaient, aux débuts du parlant, le pôle le plus actif (qualité des équipements, effectifs embauchés, nombre de films tournés, etc.), les studios de la rue des Réservoirs connaissent dès 1934, avec l’arrêt de la production Paramount, une chute brutale d’activité, passant d’une soixantaine de tournages par an en moyenne entre 1930 et 1932, à vingt-et-un en 1933 et huit en 193449. Les studios de taille moyenne pâtissent également de la crise. À Épinay, Éclair et Tobis se replient sur des activités de doublage et de post- synchronisation tandis que les studios Haïk de Courbevoie arrêtent toute activité en 1935. La création de nouveaux studios (Studios de Neuilly et studio François 1er) ainsi qu’un regain d’activité dans quelques très petits studios viennent toutefois rééquilibrer un bilan loin d’être catastrophique au niveau national. Mais si la crise ne provoque pas l’effondrement redouté, l’arrêt de la production des grandes firmes et la multiplication des petites structures de production instaurent une dichotomie entre propriétaires et utilisateurs des studios, qui bouleverse en profondeur leur organisation interne et le quotidien de leurs employés.

18 Les propriétaires ou exploitants des studios ne produisant plus eux-mêmes de films, le principe de la location des studios, qui a toujours existé, se généralise, comme le montre l’exemple des studios de Joinville et Francoeur : le pourcentage des productions Pathé-Natan, qui représentaient autour de 50 % des films tournés sur la période 1930-1932, tombe à 23 % et 26 % en 1933-1934 et à zéro en 1935. Même constat à Billancourt où les productions Braunberger-Richebé atteignent 66 % et 79 % des films tournés en 1930 et 1931, mais seulement 11,5 % en 1932 et zéro l’année suivante. Même la Paramount, qui n’avait jamais eu recours à ce procédé, ouvre ses studios à la location à partir du printemps 1933 et le fait savoir par voie de presse50. Ce nouveau mode d’exploitation a de multiples conséquences, à commencer par la disparition des contrats de location de longue durée : il était en effet fréquent qu’un producteur passe avec un studio un contrat de location l’engageant, non pas pour un seul film, mais pour une durée de plusieurs mois ou pour l’ensemble de sa production. Adolphe Osso signe ainsi avec Pathé, à partir de septembre 1930, plusieurs contrats d’une durée de six mois chacun pour la location de ses installations de la rue Francoeur51, devenant ainsi en 1931 le principal utilisateur du studio (huit des onze films tournés en 1931 rue

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Francoeur sont en effet des productions Osso, contre une seule production Pathé- Natan52). À partir de 1933 ce type de contrat entre un producteur indépendant et un studio disparaît, modifiant l’organisation du travail entre les équipes fixes et le personnel embauché au film. Les contrats de location, qui incluaient l’utilisation de la main d’œuvre53, permettaient en effet aux techniciens non salariés de se familiariser avec les habitudes et le personnel de chaque studio et de fournir ainsi un travail plus efficace. Changeant régulièrement d’établissement, les chefs décorateurs ou chefs opérateurs doivent désormais collaborer avec des équipes qu’il ne connaissent pas toujours bien et disposent d’équipements qui varient considérablement d’un studio à l’autre. Ces « migrations », qui concernaient davantage les acteurs et metteurs en scène, deviennent à partir de 1933 une pratique courante pour l’ensemble des travailleurs du film. Le phénomène, difficilement quantifiable pour les ouvriers faute de documentation54, est assez net en ce qui concerne les techniciens qui apparaissent au générique. Jean D’Eaubonne, décorateur pour les Établissements Jacques Haïk et qui avait travaillé à ce titre presque exclusivement dans les studios de Courbevoie entre 1930 et 193255, commence en 1933 à travailler pour d’autres producteurs et tourne ainsi dans six studios différents entre 1933 et 1936. De même, Lazare Meerson, pourtant sous contrat à l’année chez Tobis, multiplie les expériences dans d’autres studios en 1934 et 1935. Alors qu’il tourne entre 80 et 100 % de ses films dans les studios d’Épinay entre 1929 et 1933, ce chiffre tombe à 40 % en 1934, et en 1935, sur les trois films auxquels il participe, un seul, la Kermesse héroïque, est tourné chez Tobis. Cette instabilité croissante du personnel des studios met à mal le principe de la formation en interne qui prévalait jusqu’alors et qui permettait aux jeunes travailleurs d’apprendre leur métier au contact de professionnels chevronnés. Dans les conclusions de son rapport présenté en juillet 1936, Guy de Carmoy s’inquiète ainsi des conséquences néfastes d’une telle évolution : […] La disparition de maisons importantes […] a eu pour conséquence regrettable de suspendre la formation des techniciens français. Les sociétés constituées pour la réalisation d’un seul film ne peuvent recourir à de bons techniciens sans les payer fort cher. Elles sont à plus forte raison incapables d’en former […].56

19 La crise des grandes maisons de production a également un impact direct sur les conditions de recrutement de leurs salariés. Les contrats à l’année tendent à disparaître et l’embauche à la semaine (pour les ouvriers) ou au film (pour les techniciens) à se généraliser. Ainsi Charles Vanel, qui bénéficiait d’un contrat annuel chez Pathé depuis 1930, mais n’avait tourné qu’un seul film pour Bernard Natan entre 1932 et 1934, doit poursuivre sa carrière sans cet avantageux filet de sécurité. Mais si la fin de son engagement n’altère en rien le parcours du célèbre comédien, cela peut parfois avoir des conséquences plus immédiates sur la carrière et la vie des travailleurs des studios. Lazare Meerson, salarié chez Tobis depuis le mois d’avril 1929, se voit signifier la fin de son engagement le 18 octobre 1935. Sans contrat, il se trouve privé de permis de travail sur le territoire français et rejoint précipitamment les studios de la London Film, dirigés par Alexander Korda, où il travaillera jusqu’à sa mort en mai 193857. Du côté des ouvriers, l’évolution se manifeste par des licenciements massifs pour compression de personnel de plus en plus fréquents. On voit ainsi, dans les fiches du personnel de la société Pathé, se multiplier les « entrées » et « sorties » pour des périodes parfois très brèves. Au lieu d’être affectés à l’entretien ou à la révision du matériel comme c’était le cas auparavant, les ouvriers sont débauchés à la moindre baisse d’activité, pour être réembauchés, parfois quelques jours plus tard, lorsqu’un nouveau tournage commence.

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Alphonse Rocher, électricien à Joinville, qui n’avait connu qu’une seule période de chômage de trois mois entre août 1931 et mars 1934, se trouve ainsi débauché quatre fois entre mars 1934 et août 1937 pour des durées allant de cinq jours à un mois et demi. Son collègue Paul Thévenin, également électricien, subit quant à lui pas moins de quatorze renvois successifs entre 1935 et 1938 !58 Seuls les employés des services administratifs (service de la comptabilité, secrétaires, standardistes, etc.) dont l’activité ne dépend pas directement des tournages en cours, semblent épargnés par ces licenciements à répétition. D’une manière générale, la précarité des ouvriers et techniciens des studios, si elle existait déjà aux débuts du parlant, devient plus criante avec le ralentissement et l’éparpillement de la production et cette menace permanente du chômage exacerbe les tensions sur un marché du travail très étroit.

20 À partir de 1933, dans un contexte de xénophobie latente et de crise de la production, l’arrivée de nombreux techniciens, tchèques, hongrois et surtout allemands dans les studios français ne tarde pas à susciter un mouvement de protestation, abondamment relayé dans certains organes de presse. Sous le titre « l’Invasion étrangère », la Cinématographie française dénonce, dès le mois de juin 1933 sous la plume de Lucie Derain, les conséquences néfastes de l’arrivée de ces techniciens sur l’emploi des « travailleurs nationaux » et fustige le comportement des étrangers déjà implantés qui faciliteraient l’accès aux studios pour leurs compatriotes. L’article dresse le tableau d’une industrie cinématographique française fragile, assaillie de toutes parts par une horde d’artistes et techniciens étrangers prêts à tout pour pénétrer le cœur de son système : le studio. On peut consulter la liste des prochains films et les noms des collaborateurs techniques avec lesquels on les réalisera. On verra que les étrangers sont nombreux. Quand le metteur en scène est français, il y a toujours un ou deux aides, assistants ou opérateurs allemands, autrichiens, hongrois ou tchèques. Les grands chanteurs, les danseuses juives, les compositeurs de musique exilés, les opérateurs, scénaristes ou décorateurs renvoyés d’Allemagne, sont là, aux portes des studios prêts à entrer au moindre signe, à la plus petite fissure.59

21 La presse cinématographique des années 1933-1934 regorge d’articles de cet acabit, à la xénophobie affichée teintée souvent d’antisémitisme, comme dans la série d’articles publiés par Pierre Malo dans l’Homme Libre et sous-titrés « la Maffia des studios » 60. Un grand défilé des Artisans Français du Film est organisé sur les Champs-Élysées le 24 mai 1934 pour interpeller les pouvoirs publics sur la situation des travailleurs du film. Plusieurs centaines de manifestants, escortés d’une dizaine de véhicules, sillonnent ainsi Paris de l’Étoile à la République, en arborant des banderoles sur lesquelles on peut lire entre autre : « Les travailleurs français du film crèvent la faim » ou bien encore « Peuple français, sauve le cinéma de ton pays ».

22 Mais au-delà de ces simples mouvements de protestation, l’hostilité à l’égard des travailleurs étrangers se manifeste par la création de nombreux syndicats de techniciens qui réclament une meilleure protection de la main d’œuvre française. La Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film, qui regroupe l’ensemble de ces syndicats et représente tous les corps de métiers du studio, se bat pour obtenir la délivrance de cartes de travail, mais surtout l’instauration puis l’application de quotas afin de limiter le pourcentage d’étrangers dans les studios61. Interpellant les pouvoirs publics à tous les niveaux (du Maire de Joinville-le-Pont au Ministre du travail), le Syndicat du Personnel français de la production cinématographique (appartenant à la FNSAFF) est même reçu par Bernard Natan qui,

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dans le cadre d’une « conversation amicale », leur assure son plus vif soutien, étant lui même « un des plus actifs défenseurs du cinéma français »62. La situation ne manque pas d’ironie quand on sait que Bernard Natan sera lui-même victime, dans les mois qui suivent, d’une campagne de presse violemment antisémite et xénophobe. Mais le décret du 23 avril 193363 prévoyant de limiter la proportion du personnel étranger dans les studios à 25 % pour les opérateurs, photographes et ingénieurs du son64, à 10 % pour les figurants65 et à 5 % pour le reste du personnel, ne semble pas satisfaire la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film. Ces syndicats renforcent leur action au cours de l’année 1934 allant jusqu’à demander la création d’un fichier et la publication des noms des personnels étrangers embauchés dans les studios français. Loin d’être cantonnées à quelques représentants d’une droite extrême, ces revendications discriminantes vis-à-vis des travailleurs étrangers émanent d’un large panel de professionnels du cinéma, toutes sensibilités politiques confondues, ce qui contribue à créer un climat de tension au sein des studios. Cette animosité croissante à l’égard des travailleurs étrangers tourne parfois à l’affrontement entre les membres d’une même équipe de travail, comme le raconte Henri Alekan à propos du tournage du film de Max Ophuls la Tendre ennemie à l’automne 1935. Des propos antisémites prêtés à l’actrice principale Simone Berriau ayant fait le tour d’une équipe composée de nombreux techniciens étrangers de confession juive, le climat s’envenime au cours du tournage et Alekan de conclure : « Je n’avais pas prévu que la fin du film se déroulerait dans un exécrable climat de suspicion, de haines cachées. Deux camps s’affrontaient alors. Les xénophiles et les xénophobes, les philosémites et les antisémites »66. Alexandre Trauner, dans sa correspondance avec Lazare Meerson, fait part, quant à lui, de ses difficultés administratives. À dix jours du début du tournage du film de Robert Siodmak, Mollenard, dont il signe les décors, la production menace de le remplacer par un technicien français et le ministère lui refuse le renouvellement de sa carte de travail qui arrive à expiration : « J’ai beaucoup embêtements avec la carte de travail. […] Je cours beaucoup pour arranger ça et je ne suis pas sûr du résultate [sic]. À part de ça je suis assez bien vu partout. Seulement je m’embête à pleurer sur toutes ces difficultés que j’ai continuellement »67.

23 Mais si la crise que connaît l’industrie cinématographique exacerbe les tensions au sein des studios, elle favorise également l’émergence de nombreux syndicats de techniciens et d’ouvriers, jusque-là quasiment inexistants68. De taille souvent modeste, à l’image du Groupement des assistants opérateurs fondé en 1932, ou de l’Association des monteurs de films créée en juillet 1933, les syndicats de techniciens répondent à une logique purement corporatiste. En se regroupant par métiers, ils tentent de faire front commun face aux difficultés d’embauche et cherchent à créer des réseaux d’entraide, basés sur le partage de savoir-faire techniques, tout en contrôlant davantage l’accès à la profession. Certains syndicats créent ainsi des fichiers d’adhérents, régulièrement mis à jour, indiquant les références et les disponibilités de chacun, afin de pouvoir répondre aux besoins de la production et distribuer les emplois de manière plus équitable. Parallèlement à l’émergence de ces multiples associations de techniciens, un syndicat ouvrier voit enfin le jour en juillet 1934. Fondé par Robert Jarville (monteur), Charles Chézeau (peintre aux studios de Billancourt) et René Houdet (électricien aux studios de Neuilly) le Syndicat Général des Travailleurs de l’Industrie du film (SGTIF)69 est affilié à la fédération de la chimie de la CGT et représente les travailleurs des studios, mais également ceux des laboratoires et des usines de fabrication de pellicule. Bien qu’ouvert, en théorie, à toutes les catégories de travailleurs (employés, techniciens

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et ouvriers), le SGTIF revendique nettement son ancrage prolétarien et reste longtemps composé essentiellement d’ouvriers, rejoints par quelques rares techniciens (opérateurs et monteurs pour la plupart). Sous l’impulsion de ces nouveaux groupements syndicaux, les questions du recrutement et des conditions de travail des ouvriers et techniciens des studios deviennent objet de préoccupation et de discussion. Dès le mois de novembre 1934, le tout jeune SGTIF70 formule ses revendications et pose les bases du combat qui aboutira à la signature de la première convention collective du cinéma en juin 1936. Les principales réclamations concernant les studios portent sur la suppression des heures supplémentaires et l’application de la loi des 48 heures, de meilleures conditions d’hygiène et de sécurité, la mise en place de contrats-types pour toutes les catégories de travailleurs71 et la création d’un office paritaire de placement. Des revendications concernant la revalorisation de la grille des salaires commencent également à émerger au début de l’année 1935 et, en août de la même année, on assiste aux premières grèves sporadiques dans les studios. Suite à la décision prise par la direction de Pathé d’abaisser de 5 % le salaire des projectionnistes de son circuit parisien, une grève est déclenchée dans une trentaine de salles, suivie dès le lendemain par une partie des ouvriers des studios de Francœur et Joinville. Ces derniers, bien que n’étant pas directement concernés par ces baisses de salaires, tiennent à assurer les projectionnistes de leur solidarité et obtiennent satisfaction : Pathé renonce à son projet et s’engage à ne pas licencier les grévistes un temps menacés72. Limité dans le temps et n’ayant eu aucun impact significatif sur la production, ce premier conflit n’a pas eu un fort retentissement. Il est malgré tout représentatif d’un état d’esprit nouveau qui s’installe petit à petit parmi les travailleurs du film. De plus en plus consciente de son unité et de son pouvoir de pression, une classe ouvrière des studios émerge progressivement et si sa voix n’est pas encore relayée dans la presse corporatiste en cet été 1935, c’est elle qui sera le fer de lance des grèves d’occupation des studios quelques mois plus tard.

1936-1939 : le temps de la lutte ou l’émergence d’une véritable classe ouvrière des studios

24 Alors que l’agitation sociale monte dans tout le pays depuis un mois, le mouvement de grèves de l’industrie cinématographique débute le 2 juin aux usines de tirages CTM de Gennevilliers et s’étend dès le lendemain aux usines et studios Éclair d’Épinay ainsi qu’aux studios Pathé de la rue Francoeur. Le 4 juin au matin, les ouvriers des studios Pathé-Cinéma de Joinville et Gaumont des Buttes-Chaumont débrayent à leur tour et l’après-midi le mouvement s’étend aux studios de Billancourt, Neuilly et Courbevoie73, interrompant en l’espace de quelques heures l’ensemble de la production. Le 4 juin au soir, tous les studios – à l’exception des studios Paramount de Saint-Maurice74– et toutes les usines de tirages de la région parisienne sont donc en grève, occupées par leur personnel.

25 Avant même la signature des accords de Matignon (le 7 juin) et la nouvelle loi sur les conventions collectives adoptée le 24 juin, les délégations ouvrières, menées par Robert Jarville, secrétaire général du SGTIF, entament les négociations avec les représentants de la Chambre Syndicale Française de la Cinématographie75. Les discussions portent sur deux volets distincts : les revendications dites « philosophiques »76 d’une part (instauration de délégués ouvriers dans les usines et studios, reconnaissance du droit

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syndical, suppression des heures supplémentaires et du travail de nuit, réglementation des conditions d’embauche) et les revendications salariales d’autre part. Enfin, après deux longues semaines de débats, un accord provisoire intervient dans la nuit du 17 au 18 juin et le travail peut reprendre dans les studios le 18 juin à 13 heures. Quelques jours supplémentaires de négociations sont nécessaires pour arriver à la signature définitive, le 23 juin 1936, du « contrat collectif du travail des usines de tirage et des studios » qui « règle les rapports entre employeurs et ouvriers des studios des usines de tirage de la région de Seine et Seine-et-Oise ».

26 Au-delà des acquis considérables que représente la signature de la convention collective, cette grève d’occupation constitue un temps fort, un moment fondateur dans l’émergence d’une classe ouvrière des studios. Pendant plus de deux semaines, les ouvriers occupent leur outil de travail, discutent, mangent, dorment, vivent au studio. Des dortoirs de fortune sont aménagés sur les plateaux et dans les loges. Le comité de grève assure le ravitaillement, aidé parfois par la générosité des commerçants du quartier, et dans certains studios un roulement est mis en place pour permettre aux pères de famille de rentrer chez eux un soir sur deux. Enfin, des distractions sont organisées : jeux de ballon, danses, spectacles et projections de films, souvent avec le soutien de quelques vedettes et techniciens. Lucie Derain précise ainsi dans la Cinématographie française que dans les studios Pathé de Joinville « la projection de films, à l’exception de tous films à caractère politique, est faite tous les jours à partir de 15h. Il y a même un théâtre installé dans le studio E, avec collaboration des ouvriers, bénévoles acteurs et même d’acteurs professionnels dont on [lui] tait soigneusement les noms »77.

27 Largement soutenue, voire initiée par les représentants du SGTIF, l’occupation des studios est en effet avant tout le fait des ouvriers. Aucun acteur, aucun technicien de renom ne semble avoir participé ouvertement au mouvement, tout au plus y ont-ils apporté un soutien discret. Henri Alekan, qui suit de près le mouvement et participe aux activités du groupe « Mai 36 » en allant projeter des films dans les entreprises en grève, indique qu’il se rendait chaque jour aux portes des studios occupés pour prendre des nouvelles de la situation. Étonnamment, la plupart des cadres de la production semblent avoir vécu les événements en observateurs, attentifs ou agacés, certains ne se sentant visiblement pas concernés… Rares sont en effet les acteurs, réalisateurs ou techniciens qui évoquent dans leurs mémoires ce moment particulier de la vie des studios. Si quelques-uns, comme Jean Renoir ou le producteur Pierre Braunberger, affichent leur sympathie pour le mouvement, d’autres, plus nombreux, semblent vivre cette occupation comme un épiphénomène avec lequel il fallait bien composer. Roger Richebé évoque brièvement ces semaines de juin en ces termes : « 1936 ce fut aussi, certains ne l’ont pas oublié, l’année des occupations d’usines. Nos studios le furent sur ordre de la CGT. Le personnel respecta la consigne à son corps défendant, mais mes relations avec lui ne se dégradèrent pas pour autant, elles étaient et restèrent excellentes »78. Marcel Lathière, alors tout jeune employé des services administratifs au studio Francoeur, envoyé par le comité de grève dans les rues de Montmartre pour faire la quête en faveur des grévistes semble vivre cette occupation comme un pensum : « Ainsi, les journées étaient-elles longues. […] Je ne partageais la vie commune des grévistes que lorsque je ne pouvais faire autrement. Je m’étais apporté dans mon bureau du 4e étage, loin des deux plateaux, phonographe, disques 78 tours et différents livres, afin de meubler ces longues heures d’inactivité »79. La grève, déclenchée par les peintres, menuisiers, machinistes, électriciens est donc restée jusqu’au bout un combat

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de la classe ouvrière des studios, auquel les autres catégories professionnelles n’ont que très marginalement participé. Jean Renoir, quelques mois après les événements, se félicite ainsi des améliorations des conditions de travail dans les studios : « Et tout cela grâce à qui, grâce aux ouvriers. C’est leur action qui a amené cette amélioration dans nos conditions de travail et si nous autres, gens du personnel artistique, devons avoir une attitude vis-à-vis d’eux, ce ne peut être que le regret de ne pas avoir plus énergiquement appuyé leur action qui aurait dû être notre action commune »80.

28 Tout en donnant une cohésion à la classe ouvrière des studios, les grèves de juin 1936 ont donc contribué dans un premier temps à creuser le fossé entre techniciens et ouvriers du film. Afin d’éviter une scission profonde, le SGTIF tente, dans les mois qui suivent le conflit, de convaincre les techniciens et employés des services administratifs de se joindre au mouvement. Sous le titre évocateur « Nous voulons être unis », Charles Chézeau, secrétaire général adjoint du SGTIF, publie en décembre 1936 une tribune dans laquelle il met en avant la nécessité de ne pas opposer les différents corps de métiers du cinéma. « L’industrie cinématographique est collective par excellence, écrit- il. […] Nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir une différence, si ce n’est technique, entre l’opérateur et son assistant pas plus qu’entre l’assistant, le décorateur et les ouvriers »81. Le combat semble porter ses fruits puisqu’à l’été 1937, environ 600 techniciens ont rejoint les rangs du « Syndicat-Jarville » qui au terme d’âpres négociations internes et au nom de l’unité syndicale, rejoint en janvier 1938 la Fédération du spectacle. Initié par les catégories professionnelles les plus défavorisées en terme de salaires et conditions de travail, le mouvement de protestation touche peu à peu l’ensemble des travailleurs des studios. Entre juin 1936 et novembre 1937, plusieurs conventions collectives sont ainsi signées afin d’étendre les acquis sociaux à l’ensemble des travailleurs des studios, sur l’ensemble du territoire.

Les conventions collectives de 1936-1937 : un premier pas vers la réglementation du travail en studio.

29 Entre juin 1936 et décembre 1937, pas moins de cinq conventions collectives voient le jour afin de règlementer les conditions de travail et de rémunération de l’ensemble des travailleurs des studios. La première, calquée en de nombreux points sur le modèle de la convention collective de la métallurgie, est signée le 23 juin 1936 entre les représentants du SGTIF et la Chambre Syndicale des Industries Techniques de la Cinématographie ; elle règlemente le travail des ouvriers des usines et studios de Paris et sa région. Les personnels administratifs des maisons Gaumont et Pathé bénéficient à leur tour d’une convention datée des 14 et 17 décembre 193682. Enfin, le 15 novembre 1937, après plus de cinq mois de discussions, les conventions collectives des techniciens et membres du personnel de la production ainsi que celle des « artistes cinématographiques » et « artistes de complément »83 (à l’exclusion des artistes de chœur et des figurants)84 sont enfin ratifiées. Bien que différentes dans leur forme, ces conventions mettent l’accent sur trois éléments identiques : la reconnaissance du droit syndical, la durée du travail et les niveaux de rémunération. Si le premier volet, détaillant les modalités d’exercice du droit syndical au sein des studios, est repris de manière analogue dans chacune des conventions et ne semble pas poser de difficulté particulière, la question fondamentale du temps de travail s’avère beaucoup plus délicate. C’est en effet sur ce point que se concentrent les attentes des ouvriers et que

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les divergences avec les techniciens et acteurs sont les plus marquées. La semaine de 40 heures, mais également la suppression des heures supplémentaires, du travail le dimanche ou du travail de nuit, qui constituent aux yeux des ouvriers des studios une victoire considérable, sont assorties, dans les conventions collectives des techniciens et des artistes-interprètes de nombreuses dérogations, rendant leur application fort aléatoire. En effet, prenant en compte la dimension artistique du travail des acteurs et techniciens qui, à la différence des équipes d’ouvriers, ne sont pas interchangeables, les conventions collectives de novembre 1937 prévoient une série de mesures permettant un recours aux heures supplémentaires, le déplacement du repos hebdomadaire du dimanche à un autre jour à la convenance de l’employeur ou les journées continues pour les tournages en extérieur si les conditions (météorologiques ou autre) le nécessitent. Déjà pris en considération dans le contrat collectif du 23 juin 1936, qui prévoit d’octroyer une prime à l’ancienneté à tout ouvrier ayant effectué un minimum de 181 journées de travail dans l’année écoulée, le caractère intermittent du travail en studio est particulièrement mis en avant dans les conventions de décembre 1937. En effet, par la nature même de leur travail, les artistes, techniciens et personnels de la production ne peuvent concevoir leur activité sur une base annuelle et sont contraints de fonctionner sur une logique de projet. Leur convention collective prend donc en compte cette spécificité. C’est d’ailleurs durant cette même année 1936 qu’est instauré un régime de « salarié intermittent à employeurs multiples » pour les techniciens et cadres du cinéma, prélude au statut actuel d’intermittents du spectacle. Étroitement corrélée à la reconnaissance du caractère intermittent du travail en studio, la question des conditions d’embauche et de licenciement constitue également un point délicat des négociations. Après un débat houleux entre les signataires de la première convention, la liberté d’embauche est finalement accordée aux employeurs, qui pourront choisir de faire appel aux syndicats ou de recourir à l’embauchage direct. Il est par ailleurs prévu de mettre en place des bureaux paritaires de placement et les préavis de congés font désormais l’objet d’une réglementation précise tout particulièrement pour les techniciens et acteurs qui sont désormais tenus de rester à disposition de la production à l’expiration de leurs contrats, pour une durée qui ne saurait néanmoins dépasser 25 % de la durée de l’engagement. Du côté des revendications salariales, les conventions collectives du cinéma ne se démarquent pas de l’ensemble des industries françaises et suivent l’article 4 des accords de Matignon qui prévoit une revalorisation des rémunérations allant de 7 à 15 % pour les plus bas salaires. En instaurant pour la première fois des règles précises concernant les conditions d’embauche, les rémunérations et le temps de travail, cet ensemble de textes constitue une base solide sur laquelle les travailleurs du film pourront désormais s’appuyer pour faire valoir leurs droits et limiter les abus souvent constatés dans cette industrie.

30 Mais si dans la plupart des industries françaises, les grèves d’occupation du printemps 1936 ont marqué un point d’orgue dans la mobilisation des travailleurs, il semble que, dans l’industrie cinématographique, elles aient davantage donné le coup d’envoi à un mouvement de revendications qui ne cesse de s’amplifier par la suite. Entre le printemps 1936 et la mobilisation générale de l’été 1939 qui interrompt momentanément la production, on assiste à un développement considérable de l’activité syndicale au sein des studios. Non seulement les effectifs des syndicats existants ne cessent d’augmenter, mais des groupements entre syndicats sont opérés afin de rationnaliser et de renforcer leur action. Bien que leurs conceptions de l’industrie cinématographique et leurs positionnements idéologiques divergent

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fortement, la plupart des syndicats - SGTIF, Union des Artistes, Syndicat Professionnel des employés du film et même la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du film – décident de s’affilier à la CGT dans les semaines ou les mois qui suivent la grève. Cette intensité de la vie syndicale est largement relayée par la presse corporative, et la Cinématographie française publie le 26 décembre 1936, pour la première fois, un bilan de l’activité syndicale du cinéma pour l’année écoulée85. À peine les premières conventions signées, le conflit se porte sur la semaine des 40 heures. Bien qu’inscrite officiellement dans les textes, la mesure soulève en effet de nombreuses critiques et sa mise en œuvre s’avère difficile. « Quarante heures dans la production ? Ce serait pour le métier une folie définitive »86 s’emporte P. A. Harlé, rédacteur de la Cinématographie française, relayant ainsi le point de vue de la majorité des cadres dirigeants de la production française. L’argument principal mis en avant par les détracteurs de la mesure est qu’il n’est pas concevable de vouloir encadrer de façon arithmétique le travail de création. En d’autres termes, la production cinématographique est une industrie à part : on ne réalise pas un film comme on fabrique des voitures ! Durant près de trois ans, la bataille pour l’application des 40 heures dans les studios est menée par les syndicats ouvriers et fait l’objet de joutes dans la presse entre partisans et opposants allant jusqu’à nécessiter l’arbitrage du Ministre du travail87 ou de la présidence du Conseil88. Les souvenirs de la script Jeanne Witta-Montrobert sur le tournage de Quai des Brumes en janvier 1938 illustrent parfaitement cette focalisation des tensions autour de l’application des 40 heures et le rapport de force qui s’instaure entre producteurs et ouvriers : Quai des Brumes était le premier film sur lequel je travaillais en France depuis la mise en place de la semaine de quarante heures. On allait enfin respirer et croire à un rythme plus ou moins normal ; à dix-neuf heures trente, les ouvriers couperaient l’électricité, et seuls les balayeurs occuperaient les studios le samedi. Nous-mêmes, les techniciens, allions découvrir les week-end. Hélas, les producteurs ne l’entendaient pas ainsi. Puisque les ouvriers se montraient fermement décidés à faire respecter les quarante heures en studio, il suffisait de prévoir une journée de travail en extérieurs. C’est ainsi que Schiffrin, directeur de production, nous proposa le rachat du samedi89.

31 La réduction et l’encadrement du temps de travail n’est cependant pas le seul point délicat et ce sont les conventions collectives dans leur ensemble qui peinent à être appliquées. Certes, les questions d’hygiène et de sécurité font l’unanimité et donnent lieu à des aménagements immédiats (éclairage, chauffage, aération et équipement sanitaires des locaux), mais le respect du droit syndical ou la réglementation de l’embauche et des licenciements constituent des points de friction permanents entre la direction et le personnel. Si certains studios, disposant d’un personnel nombreux et fortement syndiqué comme c’est le cas à Joinville ou à Billancourt, parviennent à faire appliquer à peu près correctement les nouvelles règles, l’arbitraire et la loi du producteur règnent encore dans les petites structures, dans lesquelles les ouvriers et techniciens n’ont pas les moyens de se mobiliser. René Houdet, membre fondateur du SGTIF et peintre au studio de Neuilly, évoque ainsi la « tâche ingrate » des responsables syndicaux des petites structures : « autour de lui peu de camarades, […] il n’y a guère qu’une section de “ volants ”, instabilité syndicale dans l’instabilité du travail, amoindrissement de ce fait du potentiel de résistance aux attaques et pourtant !… Ils résistent »90.

32 Ce quotidien des travailleurs du film, fait de tensions et de négociations permanentes pour faire valoir leurs revendications et obtenir l’application des conventions

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collectives, se double d’un phénomène nouveau : les grèves de solidarité. Extrêmement rares avant le printemps 1936, les grèves et débrayages ponctuels pour appuyer les revendications des salariés d’un studio voisin se multiplient, confirmant s’il en était besoin l’existence d’une véritable communauté des travailleurs des studios. Le 21 décembre 1937, une grève sur le tas est déclarée aux studios Tobis d’Épinay pour protester contre la tentative de la direction de faire signer à des ouvriers des contrats d’engagement individuels afin de contourner les dispositions de la convention collective. Immédiatement, une grève de solidarité est lancée dans les studios de Billancourt, chez Gaumont ainsi que dans les laboratoires CTM et Éclair91. Après deux jours d’occupation, la police fait évacuer, à la demande du directeur, les trente grévistes qui occupaient les studios Tobis et le travail reprend dans l’ensemble des studios en grève dans la journée du 23, le mouvement se soldant par un échec des revendications ouvrières. Sans aller jusqu’à l’arrêt total du travail et l’occupation des locaux, de nombreux mouvements similaires éclatent régulièrement, souvent sous la forme de débrayages ponctuels de quelques heures, voire de quelques minutes. La mobilité croissante des ouvriers et techniciens, si elle rend plus difficile l’essor des cellules syndicales, développe paradoxalement leur sentiment d’appartenance à un même groupe, à une communauté de destin, et renforce d’autant leur détermination.

33 Marquée par une baisse constante de la production et un chômage croissant qui exacerbe les tensions sur le marché du travail, la période 1936-1939 constitue malgré tout une période de progrès social pour les travailleurs des studios. Au-delà des temps forts que représentent les grèves d’occupation de juin 1936 et la mise en place des conventions collectives, les ouvriers et techniciens du film sont désormais animés par un désir profond de défendre collectivement leurs emplois, leurs savoir-faire et leurs conditions de travail. Comme l’écrit la script Jeanne Witta-Montrobert : « Si les grèves, les manifestations, l’enthousiasme du début se sont taris, il reste du bouillonnement une lutte qu’il me faut mener presque chaque jour »92.

34 De l’euphorie des débuts du parlant à la crise de la production, la situation des travailleurs des studios connaît entre 1930 et 1939 des périodes d’optimisme et des revers de fortune. Mais au-delà de ces fluctuations, grâce même, pourrait-on dire, à ces oscillations de l’activité de l’industrie cinématographique, les ouvriers et techniciens du cinéma prennent progressivement conscience de leur unité et de la nécessité de défendre collectivement leurs intérêts, indépendamment des aléas de la production. Initialement louée avec les plateaux et le matériel, la main-d’œuvre des studios sort progressivement de l’ombre pour faire entendre sa voix. En luttant pour obtenir des conditions de travail acceptables, les peintres, les électriciens ou les habilleuses des studios revendiquent leur droit à exercer correctement leur métier et entendent ainsi que soit enfin reconnu leur rôle dans le processus de création de l’œuvre cinématographique.

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NOTES

1. Le terme de « voltigeur » est utilisé dans les années 1930 pour désigner les ouvriers et techniciens du cinéma passant d’un studio à l’autre au gré des besoins de la production. 2. Ces différentes étapes (depuis les « portraits parlants » de 1900 – le son, enregistré sur cylindre étant relié à l’appareil de projection du film –, jusqu’à la mise au point du procédé sonore « Gaumont Petersen et Poulsen ») sont détaillées dans l’ouvrage de Martin Barnier, En route vers le parlant, Liège, Éd. du Céfal, 2002. 3. La Cinématographie française du 15 juin 1929 (n° 554) publie ainsi en tête de sa rubrique « Courrier des studios » le commentaire suivant : « Depuis six mois les producteurs français préfèrent la méditation au travail. Peu de films muets, pas encore de films sonores et parlants ! Quand se décidera-t-on à travailler ? » p. 16. 4. Pierre Autré, « Où en est l’équipement sonore des studios français ? », la Cinématographie française, n° 569, 28 septembre 1929, p. 34. 5. À la fin de l’année 1930, 38 plateaux (soit la quasi totalité) sont équipés pour le tournage de films parlants. 6. Présenté comme le premier « film français 100 % parlant », les Trois masques d’André Hugon est ainsi tourné à Londres, et sort sur les écrans français le 1er novembre 1929. 7. Un seul plateau pour les studios de la Nord Film à Neuilly (anciens studios Gaston Roudès), deux plateaux pour les studios de la rue du Mont à Épinay exploités par la Société des films sonores Tobis à partir du 1er avril 1929 et un plateau dans les nouveaux studios construits par le producteur Jacques Haïk à Courbevoie. 8. Trois plateaux dans les studios de Boulogne-Billancourt exploités par les Établissements Braunberger-Richebé, cinq plateaux dans les établissements Gaumont de la rue de la Villette et six plateaux dans les studios Pathé-Natan de Joinville auxquels ils faut ajouter les deux plateaux de la rue Francoeur. 9. La superficie des studios et bâtiments annexes passe en effet de 2 000 à 20 000 mètres carrés en l’espace d’une année. 10. On recense un nombre assez important de très petits studios (ne comprenant qu’un seul plateau et un équipement modeste) qui, n’ayant pas les moyens d’investir pour renouveler leurs équipements, cessent toute activité avec l’arrivée du film parlant : les studios de Montreuil occupés par la société Albatros, le studio des Cigognes dans le 19e arrondissement, le studio d’Alex Nalpas rue Lepic dans le 18e, le studio des Lilas ou encore le studio Carras de Nice, abandonné par Gaumont, pour n’en citer que quelques-uns. 11. En prenant en compte toutes les versions d’un même film ainsi que les très nombreux courts métrages, sachant que le rythme de tournage était en moyenne de deux semaines par version. Le film Télévision est ainsi tourné en huit versions, par huit réalisateurs différents entre le 22 septembre et le 29 décembre 1930. À titre de comparaison, les studios Pathé-Natan (Joinville + Francoeur) ou les studios Gaumont accueillent au maximum autour de 25 tournages par an à la même période. 12. Rapport Guy de Carmoy, publié au JO du 18 août 1936, pp. 635-658. Le tableau présenté au chapitre II consacré aux industries techniques répartit les salariés des studios de la façon suivante : 75 « employés supérieurs », 125 « employés de bureau » et 800 « ouvriers ». Concernant les studios, cette catégorisation ne semble pas très pertinente mais l’on imagine qu’il convient de faire entrer dans la catégorie « employés supérieurs » les administrateurs, chefs de services, directeurs de production, et techniciens de la production (chef opérateurs, chefs décorateurs, ingénieurs du son, monteurs, etc.).

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13. Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Fonds de la Fédération Nationale du Spectacle : FNS-65J244 (Syndicat Général des Travailleurs de l’Industrie du Film, courriers, circulaires et PV 1934-1985.) 14. « Que sont les studios Paramount de Joinville », Comœdia, juillet 1930, fonds Rondel, dossier RK 788 « studios (France) », BnF. 15. Constructeur de motos réputé, installé quai de la Marne à Joinville-le-Pont, soit à quelques centaines de mètres des studios. 16. La Cinématographie Française, n° 569, 28 septembre 1929. Les personnalités citées sont les suivantes : Jacques de Baroncelli, Raymond Bernard, Marco de Gastyne, Jean de Limur, Henry Roussell, et Maurice Tourneur pour les metteurs en scène ; Adolphe Menjou, Simone Genevois, Alcover, Renée Heribel, Jean Toulout et Conchita Montenegro dans la rubrique « artistes » ainsi que Léopold Marchand et Sacha Guitry pour les scénaristes. 17. La Cinématographie française, n° 574, 3 novembre 1929. 18. La Cinématographie française, n° 594, 22 mars 1930. 19. Médiathèque de la Cinémathèque française, fonds Lazare Meerson, lettre-contrat du 2 décembre 1930, cité par Jean-Pierre Berthomé dans le Décor au cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma/L’Étoile, 2003, p. 178. 20. BnF, département Arts du Spectacle, fonds Charles Vanel, 4°-COL-56 (6). 21. Il s’agit notamment des films Dainah la Métisse de Jean Grémillon (1931, prod. GFFA), le Grand jeu de Jacques Feyder (1933, prod. Les films de France) et le Roi de Camargue de Jacques de Baroncelli (1934, prod. Général Film). 22. Article de Jean Vidal « Promenade de printemps à Joinville », Pour vous, n° 187, 16 juin 1932, p. 6. 23. BnF, département Arts du Spectacle, Fonds Renée Saint-Cyr, 4°-COL-103 (1). 24. Fonds Charles Vanel, 4°-COL-56 (7). 25. Max Douy a maintes fois raconté ses débuts et son apprentissage du métier au sein des studios Pathé de Joinville, notamment dans son ouvrage : Max et Jacques Douy, Décors de cinéma, un siècle de studios français, Paris, Éditions du Collectionneur, 1993. 26. L’Association Philomatique, dirigée par M. Mayer, directeur des Établissements Pathé- Cinéma, proposait, en plus des cours du soir consacrés à la théorie, une série d’ateliers pratiques le dimanche après-midi (visites des Usines et des studios, ateliers de prises de vues en plein air et en intérieur). Voir Henri Alekan, le Vécu et l’imaginaire, chroniques d’un homme d’images, Paris, La Sirène, 1999, pp. 12-13. Ainsi que la thèse de Priska Morrissey, « Naissance d’une profession, invention d’un art : l’opérateur de prise de vues cinématographiques de fiction en France (1895-1926) », sous la direction de Jean A. Gili, Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 2008, pp. 444-447. 27. Henri Alekan, op. cit., pp. 12-13. 28. Pierre Braunberger, Cinémamémoire, Paris, CNC / Centre Georges Pompidou, 1987, p. 78. 29. Henri Alekan, op. cit., p. 14. 30. Jean-Paul Le Chanois, le Temps des cerises, Lyon / Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 1996, p. 61. 31. Fonds Lazare Meerson, 29 B1 et 34 B11. 32. La presse ne signale ainsi aucune activité dans les studios de Jacques Haïk durant les mois de janvier et février, et une à deux semaines d’interruption des tournages aux mois de mai, juillet, août, septembre et octobre. Les studios Tobis sont quant à eux fermés du 15 février au 5 mars, puis trois semaines en avril, deux semaines en septembre et une semaine en décembre. 33. On dénombre huit semaines de fermeture chez Gaumont (studios des Buttes-Chaumont) et quatre semaines chez Braunberger-Richebé à Billancourt. 34. Didy Gluntz, « Les petits métiers féminins au studio », l’Image, 18 août 1933, coll. Rondel, dossier RK 817, « personnel technique », BnF.

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35. Archives de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. 36. Sur les huit films tournés, six sont des productions Pathé-Natan et deux (J’ai une idée et Minuit place Pigalle) sont produits par la Société Parisienne des Films Parlants de Roger Richebé et tournés dans les studios Pathé de la rue Francoeur. 37. André Rossel-Kirschen, Pathé-Natan, la véritable histoire, Périgueux, Pilote 24 édition, 2004, p. 137. 38. « Studio et plein air », Pour vous, n° 177, 7 avril 1932, p. 14. 39. Il s’agit des deux adaptations des romans de Gaston Leroux le Mystère de la chambre jaune et le Parfum de la dame en noir, le troisième film prévu étant la Comédie du bonheur, que L’Herbier ne tournera qu’en 1940, coproduit par Discina et la Scalera Film de Rome. 40. Marcel L’Herbier, la Tête qui tourne, Paris, Belfond, 1979, p. 203. 41. Fernand Trignol, Pantruche où les mémoires d’un truand, Paris, éditions Fournier, 1946, p. 103. 42. Henri Alekan, op. cit., p. 12. 43. Rapport de Maurice Petsche publié en annexe au procès-verbal de la séance du 28 juin 1935 de la Chambre des députés, numéro 5583, Session de 1935, pp. 7-8. Archives Nationales CE 115. 44. La dernière production, Un soir de réveillon de Karl Anton, est tournée entre le 2 janvier et le 11 février 1933. 45. « La production française se reprend : pour 1933 on prévoit 125 films français », la Cinématographie française, n° 764, 24 juin 1933, p. 44. 46. Rapport Petsche, op. cit., p. 5. 47. Il s’agit des longs métrages tournés dans les studios de Joinville et de la rue Francoeur. 48. Les studios passent de cinq longs métrages tournés en 1930, à dix-sept en 1932 et se maintiennent à une moyenne annuelle de seize films jusqu’en 1936. 49. Ce chiffre remontant légèrement par la suite : onze films en 1935 et seize en 1936. 50. Une annonce publiée dans la Cinématographie Française, n° 754, 15 avril 1933, p. 9, indique ainsi : « La nouvelle production française Paramount pour la saison 1933-1934 étant d’ores et déjà complètement achevée, plusieurs grands plateaux des studios Paramount de Saint-Maurice se trouvent de ce fait provisoirement disponibles en ce moment et peuvent être loués avec jouissance immédiate ». Suit un descriptif détaillé des équipements et services mis à disposition des producteurs intéressés. Bien que présenté comme provisoire, l’offre de location des plateaux de Saint-Maurice sera régulièrement renouvelée durant toute la décennie, la Paramount ayant cessé définitivement toute production en France et étant néanmoins locataire en titre des studios de Saint-Maurice jusqu’en 1938. 51. Archives de la Fondation Jérôme Seydoux – Pathé, dossier « Maisons de production ». 52. Pathé-Natan n’utilise ses studios que trois semaines (du 21 mars au 11 avril 1931) pour le tournage d’Atout Cœur, d’Henry Roussell. 53. Les matériaux de construction pour les décors et la main d’œuvre font toutefois l’objet d’une facturation spécifique, la plupart du temps sous forme d’ouverture de crédit auprès de la direction des studios. 54. Les fiches du personnel de la société Pathé, à partir de 1934-1935, permettent cependant de repérer un nombre croissant d’ouvriers ayant comme références un emploi similaire dans d’autres studios. 55. À l’exception des films produits par Haïk mais tournés dans d’autres studios (ses installations de Courbevoie ayant été partiellement détruites par un incendie et rendues inutilisables) : la Douceur d’aimer (1930) et Azaïs (1931) tournés aux Buttes-Chaumont et la Ronde des heures (1930) tourné à Billancourt. 56. Conclusions du rapport du Conseil National Économique sur l’industrie cinématographique, présenté par Guy de Carmoy, publié au Journal Officiel du 18 août 1936, p. 637. 57. Ses archives conservées à la Cinémathèque française contiennent plusieurs courriers (à Georges Lourau, directeur des Films Sonores Tobis en France, Alexandre Trauner ou Mme

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Pericioni, secrétaire au service de la comptabilité des studios) insistant sur le caractère « brusque et inattendu » de son départ pour Londres, l’obligeant à laisser toutes ses affaires et notamment sa documentation de travail dans son appartement parisien. 58. Archives de la Fondation Jérôme Seydoux Pathé, dossiers du personnel. 59. La Cinématographie française, n° 764 24 juin 1933, p. 45. 60. Pierre Malo publie dans l’Homme Libre, entre le 4 avril et le 24 juillet 1934, une série de dix- huit articles sur le cinéma français, sous-titrés « la Maffia [sic] des studios » dans lesquels il fustige pêle-mêle : la piètre qualité d’une cinématographie française aux mains de réalisateurs étrangers à la moralité douteuse, la naturalisation de ces mêmes réalisateurs, l’invasion des studios par les travailleurs étrangers, l’inefficacité des pouvoirs publics à endiguer le phénomène, voire leur complicité, etc. 61. Pour de plus amples développements sur ce point, voir dans ce volume l’article de Charles Boriaud. 62. La Cinématographie française, n° 804-805, 7 avril 1934, p. 10. 63. Décret d’application du 23 avril 1933 de la loi du 10 août 1932 sur la main d’œuvre étrangère publié en intégralité dans la Cinématographie française, n° 764, 24 juin 1933, pp. 107-108. 64. Le pourcentage initialement prévu est de 50 %, qui doit être ramené à 45, 35 puis 25 % dans un délai de 18 mois, par tranche de six mois. 65. Le texte prévoit un ajustement en fonction du nombre de figurants, soit : 10 % jusqu’à 100 figurants, 20 % de 101 à 300 figurants, et 25 % au delà de 300 figurants. 66. Henri Alekan, op. cit., p. 17. 67. Médiathèque de la Cinémathèque française, fonds Lazare Meerson, 34 B11 « correspondance avec Trauner ». 68. Dans la liste des associations publiée dans le Tout Cinéma de 1931, on trouve deux syndicats de musiciens et compositeurs, une « section cinématographique » au sein de la Société française de Photographie, ainsi qu’une Amicale des régisseurs. Seuls les acteurs bénéficient d’un syndicat ancien et bien implanté dans les studios : l’Union des Artistes. Voir à ce sujet : Marie-Ange Rauch, De la cigale à la fourmi, Histoire du mouvement syndical des artistes interprètes français (1840-1960), Paris, Édition de l’Amandier, 2006. 69. Sur la fondation du SGTIF voir les travaux de Tangui Perron, notamment le livret de l’exposition Accords-Raccords-Désaccords – Syndicalisme et cinéma, présentée aux Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis du 17 mai 2001 au 31 janvier 2002, également disponible en ligne : http://www.peripherie.asso.fr/patrimoine_activites.asp%20?id=105&idDossier=2 ; ainsi que sa biographie de Charles Chézeau dans Claude Pennetier (dir.), le Maitron – Dictionnaire Biographique, Mouvement ouvrier Mouvement social, tome 3, de 1940 à mai 1968, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007, pp. 314-315. Voir également Bertrand Nicolas, « Logique d’entreprise ou logique professionnelle ? Pratique syndicale des ouvriers du cinéma », dans Pierre-Jean Benghozi et Christian Delage (dir.), Une histoire économique du cinéma français (1895-1995), regards croisés franco-américains, Paris, L’Harmattan, 1997. 70. Alors désigné comme « Syndicat Général du Cinéma ». 71. Un contrat-type pour les comédiens, élaboré par l’Union des Artistes et approuvé par la Chambre syndicale française de la cinématographie, existe depuis le 15 juin 1933. 72. « Contre la diminution des salaires dans les studios », le Spectacle, n° 112, août 1935, p. 3. 73. Les studios Tobis d’Épinay et François 1er étaient fermés au moment où les grèves ont éclaté et ne sont donc pas occupés par le personnel. 74. Aucun tournage n’est en cours en juin 1936, mais le personnel permanent en poste décide de ne pas suivre le mouvement de grève. 75. Concernant la loi sur les Conventions collectives et ses usages, voir Claude Didry « La convention collective en 1936, les deux registres d’une institution légale dans les conflits sociaux du Front populaire », actes du colloque Construction d’une Histoire du droit du travail des 20 et

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21 septembre 2000 à Aix-en-Provence, dans Cahiers de l’IRT, Aix-en-Provence, n° 9, avril 2001 et Laure Machu, « Les syndicats ouvriers et le droit des conventions collectives : l’exemple de la loi du 24 juin 1936 » actes du colloque Pratiques syndicales du Droit, à Montreuil, les 11 & 12 mai 2011 organisé par le Centre d’histoire sociale du XXe siècle et l’Institut CGT d’Histoire sociale, disponibles en ligne : cgtdevoteam.free. fr / doc / Livre-preactes-session4.pdf 76. Selon l’expression employée par les délégués ouvriers et utilisée entre autre dans le rapport adressé à Messieurs Mauger et Coutant, syndics de la société Pathé-Cinéma sur le déroulement des grèves, Archives de la Fondation Jérôme Seydoux – Pathé, HIST B49, dossier « grèves de 1936 ». 77. Lucie Derain, « La grève des studios », la Cinématographie française, n° 919, 13 juin 1936, p. 10. 78. Roger Richebé, op. cit., p. 116. 79. Marcel Lathière, « Appelez-moi Lathière ! » Paris, Artena, 2007, p. 209. 80. Jean Renoir, « Un tout petit caillou », le Travailleur du film, deuxième année - nouvelle série, n° 3, 22 décembre 1936, pp. 1-2. 81. Charles Chézeau, « Nous voulons être unis », le Travailleur du film, deuxième année - nouvelle série, n° 3, 22 décembre 1936, pp. 1 et 4. 82. Convention collective GFFA du 14 décembre 1936 et Convention collective Pathé du 17 décembre 1936, Archives Nationales Fonds F22 (travail et sécurité sociale) dossier 1691. La convention Gaumont du 14 décembre ne concernant que le personnel des départements de la Seine et de la Seine-et-Oise, un accord d’extension est signé le 2 août 1937 entre la direction de la société GFFA et une délégation du personnel des studios de la Victorine. Quelques modifications ont été apportées, concernant notamment les barèmes des salaires (indexés sur le coût de la vie dans le département). 83. On entend par artiste de complément les acteurs n’ayant à prononcer par cachet qu’un maximum de 25 mots ! 84. Convention collective du 15 novembre 1937, Archives Nationales Fonds F22 (travail et sécurité sociale), dossier 1679. 85. « Le bilan d’une année d’activité syndicale au service du cinéma », la Cinématographie française, n° 947, 26 décembre 1936, pp. 76-77. 86. La Cinématographie française, n° 932, 12 septembre 1936, p. 13. 87. Des négociations entre délégués patronaux et ouvriers des studios, usines et laboratoires se déroulent au début du mois de février 1937 au Ministère du travail afin d’essayer de trouver un terrain d’entente pour l’application de la loi des 40 heures dans la profession. 88. La chambre syndicale des producteurs de films adresse ainsi une lettre au président du conseil, le 21 janvier 1937, afin d’obtenir son arbitrage sur un différent qui l’oppose au SGTIF dans l’interprétation d’un décret d’application concernant le temps de travail dans l’industrie du livre qui serait, selon lui, applicable aux studios de prises de vues ! Lettre intégralement reproduite dans la Cinématographie française, n° 951, 23 janvier 1937, p. 5. 89. Jeanne Witta-Montrobert, la Lanterne magique, mémoires d’une script, Paris, Calmann-Lévy, 1980, p. 108. 90. René Houdet, « Deux problèmes », le Travailleur du film, deuxième année - nouvelle série, n° 13, avril 1938, p. 1. 91. « Une protestation utile », le Travailleur du film, deuxième année – nouvelle série, n° 12, décembre 1937, p. 1 et « Échec de la grève des studios », la Cinématographie française, n° 1001, 7 janvier 1938, p. 9. 92. Jeanne Witta-Montrobert, op. cit., p. 103.

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RÉSUMÉS

En s’appuyant sur une étude transversale de l’activité des studios français, cet article analyse l’évolution des conditions de travail et d’embauche de l’ensemble des travailleurs des studios durant la décennie 1930-1939. Quelles sont les modalités d’accès au studio ? Selon quels types de contrats ? Quels rapports entretiennent les différentes catégories de travailleurs entre elles ? Peut-on percevoir une évolution durant la décennie ? En apportant des réponses à toutes ces questions et en s’appuyant sur l’étude de cas concrets et de données chiffrées, le texte met en évidence l’impact des variations de la production cinématographique sur les conditions de travail et le statut des travailleurs du film, ainsi que l’émergence d’une classe ouvrière qui devient, à partir de 1936, le fer de lance d’un puissant mouvement social de défense des intérêts de l’ensemble des travailleurs des studios.

Based on a comparative study of work in the various French studios, this article analyses the evolution of the employment conditions of workers in those studios from 1930 to 1939. How did one get to work in a studio? What types of contracts existed? What were the relationships between the different categories of workers? Is there a noticeable change over the decade? In response to these different questions, and based on case studies and statistical analysis, the discussion shows the impact of variations in production on the working conditions and status of film labour, as well as the emergence of a working class that from 1936 becomes the vanguard of a powerful social movement in defence of the interests of studio workers as a whole.

AUTEUR

MORGAN LEFEUVRE Morgan Lefeuvre, doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3. Elle prépare une thèse sur les studios de cinéma en France de 1929 à 1939. Elle est par ailleurs l’auteur de Comprendre et interpréter un storyboard : l’exemple de Ministry of Fear de Fritz Lang, 1944 (BiFi, 2004) et de plusieurs articles traitant du rôle des croquis préparatoires dans le processus de création de l’œuvre cinématographique. Morgan Lefeuvre, Ph.D. candidate in Film Studies at the University of Paris 3. She is working on a thesis about French film studios between 1929 and 1939. She is the author of Comprendre et interpréter un storyboard: l’exemple de Ministry of Fear de Fritz Lang, 1944 (BiFi, 2004) and she has also published several studies about the function of sketches and drawings in the creative process of film.

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Le syndicalisme à l’épreuve de l’immigration en France dans la première moitié des années trente Trade unionism’s response to immigration in France in the first half of the 1930s

Charles Boriaud

Il y avait aussi un autre élément de réussite que j’avais négligé : c’est que le cinéma, comme les autres métiers, c’est un « milieu », et que, pour un « étranger », pénétrer dans un milieu, ça n’est pas seulement une question d’idées et de tendances, c’est aussi une question de langage, d’habitude, de costumes, etc. L’histoire nous apprend que les grandes transformations chez les peuples et dans les organismes viennent en général de l’intérieur ; mon erreur avait été de ne pas commencer par être un des hommes de l’intérieur. Jean Renoir, décembre 19381

1 Au printemps 1933, lorsque Goebbels reprend en main la destinée du cinéma allemand, de nombreux juifs et opposants politiques travaillant à la UFA (Universum Film AG) s’exilent à Paris. Outre la montée des nationalismes, cette émigration intervient dans le contexte, pourtant favorable à l’entente des deux côtés du Rhin, de production des versions multiples. Pour pallier les difficultés liées à l’émergence du cinéma parlant, de nombreux films sont tournés par les mêmes équipes techniques à Berlin et à Paris, dans une langue puis dans l’autre, afin de satisfaire les deux marchés à moindre coût. Jean- Pierre Jeancolas estime qu’environ 11 % des films français réalisés entre 1929 et 1939 sont des coproductions franco-allemandes2. L’industrie du cinéma français est par ailleurs éclatée entre plusieurs dizaines de maisons de production indépendantes, mais les maisons Gaumont et Pathé se regroupent dans des structures verticales3. Ce faisant, ces deux sociétés suivent le modèle américain des majors qui contrôlent à la fois la

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production, la distribution et l’exploitation de leurs films. Ces innovations ne permettent toutefois pas d’endiguer l’instabilité économique et le chômage important au sein des professions cinématographiques4, liés à la crise qui touche la France en 1931. Les revues spécialisées – Cinémagazine, la Cinématographie française, la Technique cinématographique ou Pour vous – d’abord hostiles aux méthodes nazies, se font cependant vite l’écho des plaintes contre une immigration en apparence incontrôlable. Le rassemblement syndical des travailleurs suit-il les mêmes logiques ? Essentiels pour analyser les réflexes de défense du monde du travail français, les syndicats constituent des formes de corporatisme qui tâchent, entre autres, de répondre aux angoisses des travailleurs. Le partage de convictions définies, la volonté de s’assembler, mais aussi les liens sociaux établis auparavant aboutissent à la création du Syndicat des Chefs Cinéastes Français (SCCF), puis de la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film (FNSAFF), que nous allons étudier ici. Au moment de leur création, ces organisations font l’objet de luttes de pouvoir entre différents acteurs, et ce, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de définir leurs buts et méthodes. De la même manière, les sentiments xénophobes partagés par les fondateurs de ces groupes – sentiments qui attirent de nombreux adhérents – ne font pas forcément l’unanimité en leur sein. C’est cette tension entre principes ayant présidé à la création d’une communauté de travailleurs et aspirations divergentes de ses membres que nous souhaiterions examiner, de la création du SCCF, en août 1933, puis de la FNSAFF, en février 1934, à leur déclin au cours de l’année 1935. Après l’emballement de la logique xénophobe, nous verrons que le décalage avec la réalité du cinéma français et l’intégration progressive des étrangers restés en France parmi les travailleurs privent désormais leurs discours d’une quelconque efficacité.

La « solidarité nouvelle et avouée » de professionnels français

2 Début avril 1933, l’offensive de Goebbels contre les juifs de la UFA atteint son paroxysme. Il leur est désormais interdit de faire des films, et ce afin de ne pas perturber les représentations du nouveau Reich. Fritz Lang, Max Ophuls, Robert Siodmak et son frère Curt, l’acteur Peter Lorre ou encore le technicien Eugen Schüfftan sont contraints à l’exil à Paris. Cette arrivée se fond dans la masse des réfugiés fuyant le Troisième Reich. Entre le 20 avril et le 7 novembre 1933, la préfecture de Paris recense en effet 7 195 réfugiés, dont 4 039 de nationalité allemande5, parmi lesquels sont comptés « 102 acteurs » et « 9 metteurs en scène ».

3 Des expériences similaires de l’exil, même si certaines sont plus faciles que d’autres, peuvent concourir à créer le sentiment de former une communauté à part. Cependant, cette solidarité « naturelle » des étrangers entre eux, dans un pays hôte, est en grande partie construite par les discours et fantasmes des opposants à leur accueil, qui prennent pour exemple les comités d’accueil et de solidarité juive ou communiste6, ou la Ligue des Droits de l’Homme7. Cette impression d’une protection de fait des étrangers entraîne des réactions parfois violentes au sein de la société française des années 1930. On le constate aisément en lisant des journaux comme l’Action française8, et le monde du cinéma français ne déroge pas à la règle9. Cette supposée solidarité est liée au thème de l’entraide juive, raison supplémentaire, selon certains, pour les émigrés de se coopter entre eux au sein du cinéma français. Le 18 mai 1933, un article paru dans Pour vous

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évoque la création de sphères de travail, desquelles les travailleurs français seraient exclus : On a déjà remarqué que, par un hasard curieux, la plupart des producteurs français de films étaient des étrangers ou d’anciens étrangers. Ce n’est nullement un mal, et ils ont travaillé, somme toute, pour le bien du cinéma français. Mais il se trouve que quantité des travailleurs étrangers qui se sont réfugiés en France sont leurs compatriotes ou leurs coreligionnaires. Il serait vain de nier leur solidarité.10

4 Dans la Cinématographie française, plusieurs auteurs militent en faveur de la création de syndicats efficaces pour défendre les intérêts des travailleurs français, et craignent tout au long des années 1930 un mythique réseau d’émigrés, d’autant plus difficile à combattre qu’il ne serait pas institutionnel, mais fondé sur des affinités et le talent individuel : On nous signale également comme cas particulier l’excellent opérateur Harry Stradling auquel son talent permet de travailler toute l’année et qui accepte des engagements qu’il ne peut pas tenir, faute de temps. Et à sa place M. Stradling envoie son collègue Ted Pahle. Rien n’empêche que M. Pahle en fasse à son tour autant et qu’il ne s’établisse au bout de quelques temps une chaîne d’opérateurs étrangers au détriment d’excellents opérateurs français qui depuis trop longtemps sont réduits au chômage.11

5 L’alliance entre des arguments démontrant l’importance d’un groupement syndical et d’autres, fondés sur la victimisation des travailleurs français, conduit à la réaction décrite en juin 1934, soit dix mois après la création du syndicat, par Henri Chomette, le frère de René Clair : Nous avons donc essayé de ne pas être anéantis. Nous nous sommes groupés, suivant le précédent des opérateurs de prises de vues, en un syndicat. En quelques mois, cinq autres syndicats « d’artisans français du film » se sont constitués. Rapidement les sept syndicats se sont unis dans une Fédération. On a d’abord essayé de ridiculiser ces groupements. Certains ont trouvé mauvais que, devant une solidarité envahissante mais cachée, naquit une solidarité nouvelle et avouée.12

6 Face à une solidarité supposée, « cachée », se crée une solidarité « avouée », d’autant plus affichée qu’elle s’institutionnalise sous la forme d’un groupement syndical. Ainsi, les travailleurs les plus opposés à l’immigration se regroupent selon différentes catégories socioprofessionnelles. D’autres solutions ont pu être évoquées, comme la création d’un programme de films nationaux spécifiques aux Français13, mais la forme du syndicat remporte finalement l’adhésion.

7 Celui-ci prend forme au cours de l’été, et le 12 août 1933, Marcel Colin-Reval, rédacteur en chef de la Cinématographie française, annonce triomphalement, dans son éditorial, la composition du comité directeur d’une nouvelle organisation, le Syndicat des Chefs Cinéastes Français : Voici le Comité du Syndicat des Chefs Cinéastes français : Directeurs : MM. André Berthomieu, Julien Duvivier et Jean Renoir. Membres : MM. Maurice Champreux, Henri Chomette, Jacques Feyder, René Hervil, Tony Lekain, Gaston Ravel et Max de Vaucorbeil. Secrétaire Général : M. Michel Bernheim. Trésorier : M. André Liabel. Nous applaudissons à la création de ce syndicat qui peut compter sur notre appui et notre dévouement pour défendre les intérêts de ses membres.14

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8 L’éclectisme du comité incite à repenser les causes de sa création. Force est de constater que nombre de ses membres ont par ailleurs participé aux coproductions franco-allemandes15. La fondation de ce syndicat semble toutefois intrinsèquement liée à l’immigration massive de travailleurs allemands. Marcel L’Herbier, dans son autobiographie, associe d’ailleurs clairement le basculement de sa carrière vers des productions moins prestigieuses et l’immigration étrangère des années 1930 : C’était le moment fatidique où la France se trouva envahie par une nuée de producteurs balkaniques, bien intentionnés certes, si cela veut dire que leurs intentions étaient de produire sur notre sol pour en tirer des profits personnels. Rien là que de très normalement humain ? Il n’en est pas moins vrai que, depuis cette invasion jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il nous a semblé trop souvent que la France était dépossédée de SON cinématographe. Il s’en faisait un autre : un cinéma tous azimuts qui n’était pas toujours sans intérêt mais qui ne correspondait pas à l’innéité propre à la création française.16

9 Mais c’est sa propre impuissance à « se frayer un chemin honorable dans l’inextricable de cette double invasion17 » qui le conduit à se consacrer véritablement aux syndicats de travailleurs du cinéma. De la même manière, c’est au moment où la production d’André Berthomieu connaît un sensible ralentissement qu’il se consacre à la défense de la main-d’œuvre française18.

10 L’ambition xénophobe du syndicat n’est pas pour autant partagée de manière aussi claire par tous les membres. Cela permet l’engagement d’un cinéaste étranger, le Belge Jacques Feyder, qui semble ne pas épouser, dans un premier temps, les thèses les plus radicales : Il est exact, répond Jacques Feyder à notre question, qu’un groupe de metteurs en scène nationaux s’est constitué dernièrement avec le projet bien arrêté de former un syndicat destiné à défendre les intérêts matériels et moraux des auteurs français de films. (…) – Si je comprends bien, ce syndicat n’est nullement dirigé contre nos anciens voisins réfugiés depuis peu sur notre sol ? (…) – Nullement, affirme-t-il avec force. C’est mal nous connaître que de nous croire décidés à empêcher de travailler des artistes étrangers dont nous avons admiré, les premiers, les œuvres depuis pas mal d’années déjà… Ce qui n’empêche pas (…) que les metteurs en scène français ont le droit légitime au travail sur leur propre sol et qu’on ne peut que leur donner raison de s’être groupés afin de faire valoir leurs droits, hélas, trop souvent méconnus par certains producteurs…19

11 Il est notable que, même dans un premier temps, le syndicat se présente ici comme une réunion de metteurs en scène se groupant pour faire respecter leurs droits, sans faire de la lutte contre les étrangers un objectif primordial. Parler des « intérêts matériels et moraux des auteurs français de films » contribue aussi à attaquer directement les producteurs qui imposent leur patte sur les œuvres, voire s’en prétendent les auteurs20. C’est d’ailleurs aux producteurs que Feyder impute la menace que les metteurs en scène étrangers feraient peser sur leurs collègues français. L’arrivée d’un nouveau syndicat dans le monde des métiers du cinéma ne répond donc pas uniquement à la présence des exilés, mais aussi à des conflits liés à l’organisation de l’industrie cinématographique en France et des relations, parfois tendues, entre producteurs et cinéastes.

12 La question de la main-d’œuvre étrangère agit comme un révélateur de conflits sociaux latents, que les groupements traditionnels, comme la Chambre Syndicale française de la Cinématographie, ne parviennent pas à régler. Celle-ci, fondée en 1907, est

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extrêmement puissante au début des années 1930, mais elle est la cible de critiques tout au long de l’année 1933. Au moment de l’interdiction du film les Croix de bois en Allemagne, la Cinématographie française réagit vigoureusement : Si nous laissons passer la chose sans protestation autre que la platonique note de la Chambre syndicale, si nous ne marquons pas d’une façon très nette que notre courtoisie commerciale et nos sentiments amicaux à l’égard de l’industrie cinématographique allemande sont blessés par cette mesure injuste, attendons- nous à d’autres gestes plus durs, plus brutaux, plus blessants.21

13 L’exemple d’autres professions de l’industrie cinématographique fournit des arguments aux partisans d’une création syndicale pour défendre les intérêts des metteurs en scène : On nous dit : la situation n’est grave que pour ceux qu’on peut appeler les auteurs techniques du film : les metteurs en scène, les opérateurs, les ingénieurs du son, les monteurs et assistants. Il n’est pas question d’acteurs : on ne peut pas jouer, d’un jour à l’autre, dans une langue étrangère – et si on le fait, c’est qu’on peut le faire. La même remarque est à faire à propos des scénaristes et des auteurs de dialogues. Les musiciens, décorateurs, etc., ont un second métier. Et le petit personnel a ses syndicats, son nombre joue pour lui. Mais nous, auteurs techniques du film ? Les metteurs en scène n’ont pas de syndicat (…), ils appartiennent à une association dont le conseil vient de décider de ne plus se réunir, et qui est d’ailleurs présidée par un producteur. Par qui serons-nous défendus ?22

14 La faiblesse des syndicats existants et la dispersion des travailleurs français du cinéma, contribuent à la création du SCCF. C’est pourtant un évènement conjoncturel, l’émigration allemande, qui cristallise contre elle les discours et actions de la nouvelle institution. Le caractère strictement professionnel du syndicat est dépassé dès lors qu’apparaît, notamment chez André Berthomieu, l’idée d’une fédération qui réunirait les différentes branches de l’industrie cinématographique.

La Fédération : du principe aux actions

15 Le nom de la Fédération issue de cet effort de rassemblement des artisans français pour faire face à la « menace étrangère » est des plus significatifs : Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film. Le paradigme professionnel laisse la place au paradigme national. La stratégie de regroupement au-delà des catégories professionnelles déplace le débat autrefois mêlé à la question de la reconnaissance des droits des metteurs en scène sur leurs œuvres. C’est au sein du comité directeur du SCCF qu’émerge l’idée d’une Fédération au sein de laquelle la question de la concurrence des techniciens étrangers est immédiatement centrale.23

16 Avec cet élargissement, au-delà des barrières professionnelles, c’est en effet la concurrence des techniciens étrangers qui est désormais directement pointée du doigt. Henry Lepage, dans les colonnes de Ciné-Comœdia, reprises dans la Cinématographie française, accueille avec enthousiasme la nouvelle de sa création24 : La Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film a tenu, mardi dernier, une importante réunion. Tous les syndicats fédérés étaient représentés. Le Syndicat des Chefs Cinéastes Français (metteurs en scène - réalisateurs de films) par MM. André Berthomieu, Julien Duvivier, deux de ses directeurs ; par MM. Maurice Champreux, René Hervil, Tony Lekain et Max de Vaucorbeil, membres du Comité ; par MM. Michel Bernheim, secrétaire général et André Liabel, trésorier.

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Étaient excusés MM. Henri Chomette, Jacques Feyder, Gaston Ravel et Jean Renoir, retenus par leur travail. Le Syndicat des Cinégraphistes Français (opérateurs de prises de vues) était représenté par M. J.-L. Édouard Pasquié, son secrétaire général. Le Syndicat des Décorateurs-Architectes Français de Films était représenté par M. Garmer, son vice-président, et M. Bouxin, son secrétaire général. Le Syndicat du Personnel Français de la Production Cinématographique était représenté par M. Maurice Morlot, son président et M. Sauvageau, son trésorier. L’Association Syndicale des Monteurs de Films était représentée par MM. Chavance et Jean Maury. Le Syndicat des Opérateurs Français de Prises de Son était représenté par M. Leblond, son délégué. Le Syndicat Français des Musiciens du Film était représenté par MM. Henri Christiné, son président, M. Philippe Parès, son secrétaire général, par MM. René Sylviano et Henry Verdun, membres de son comité directeur. M. André Berthomieu lut la lettre que le Syndicat des Chefs Cinéastes Français présentera au ministre du Travail. Lettre mémorandum résumant, en termes succincts et précis, les revendications des metteurs en scène-réalisateurs français de films.25

17 Les rapports de la Fédération avec la Chambre Syndicale subissent également un changement sensible. Les critiques acerbes font place à un effort de conciliation avec les autres institutions syndicales. Les représentants de la jeune Fédération cherchent par la même occasion à affirmer que les étrangers ont bel et bien pris la place des producteurs comme cibles de l’action syndicale : Le Syndicat des Chefs Cinéastes Français ayant également décidé d’entrer en rapport avec la Chambre Syndicale Française de la Cinématographie, certains membres de son Comité directeur ont été reçus par M. Charles Dulac, président de la Chambre Syndicale auquel ils ont tenu particulièrement à démontrer que l’action du SCCF et, aussi bien, l’action de la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film n’étaient nullement dirigées contre les producteurs, mais uniquement dans l’intérêt et pour l’amélioration des conditions de travail des artisans français dans le domaine de la production cinématographique nationale.26

18 Dans la lutte pour l’espace public, les directeurs de la Fédération peuvent espérer une forte influence sur l’avenir de leur art, par le biais du syndicalisme, peut-être plus encore que par celui de la production cinématographique. Or, la crise des années 1933-1934 provoque de nombreux débats dont la Cinématographie française se fait l’écho : faut-il permettre une plus grande intervention de l’État, au risque de perdre l’indépendance créatrice ? Le modèle que développe Goebbels outre-Rhin, promettant de faire du cinéma l’expression majeure de sa propagande, doit-il être imité27 ? Le contingentement des films étrangers doit-il être imposé pour favoriser la création française, au risque de léser les exploitants de salles et le public ? L’argument xénophobe, dans un contexte plus global de montée de l’extrême-droite, se révèle d’une capacité fédératrice cruciale.

19 Au sein de la FNSAFF, le SCCF continue à jouer un rôle moteur28, et tout particulièrement André Berthomieu, qui accompagne son action purement syndicale d’interventions dans la presse spécialisée pour diffuser le message politique du groupement. Peu après la manifestation d’extrême-droite du 6 février 1934, Paul- Auguste Harlé, éditorialiste à la Cinématographie française, demande à ce que l’on « éduque » les étrangers « à la française », sous peine d’une « émeute »29. Dans ce contexte, les membres de la Fédération sont écoutés avec attention, d’autant plus qu’ils sont soutenus par des membres du parlement :

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Et il est infiniment probable que, dans un délai très court, M. Adolphe Chéron30, après en avoir conféré avec M. le Ministre du Travail, présentera lui-même la délégation mixte des artisans du film et des édiles joinvillais, qui attachent au point de vue économique une très grande importance à la campagne menée par les syndicats français du film, à M. le Ministre du Travail en personne. Nous devons ajouter que de nombreux parlementaires sont saisis de la question des étrangers au cinéma, parmi lesquels nous pouvons déjà citer : MM. J.-L. Breton, Joseph Denais, Maurice Petsche, ancien Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts, etc... et que cette situation est appelée à être résolue au mieux des intérêts du cinéma français.31

20 Les revendications principales portent avant tout sur la proportion de main-d’œuvre étrangère dans l’industrie cinématographique, et ce, dès la première réunion, ainsi qu’en témoignent les échos donnés dans la Cinématographie Française : Ces principales revendications sont la modification du décret qui régit l’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans le cinéma ; le pourcentage de travailleurs étrangers appliqué non plus sur l’ensemble des employés dans une production, mais sur chaque catégorie de ces employés ; la délivrance des cartes de travail aux metteurs en scène étrangers en fonction du chômage des metteurs en scène français et selon un pourcentage demandé par ces derniers.32

21 Le décret visé est lié à la loi du 2 mai 1932, définissant le contingentement des travailleurs dans l’industrie et le commerce. Tandis que le taux est fixé à 10 % dans tous les secteurs hormis le bâtiment, un décret publié durant l’été 1933 doit ramener la proportion d’étrangers dans l’industrie cinématographique à 45 % au bout de six mois, puis à 35 % après un deuxième semestre, et enfin 25 % après un troisième semestre33.

22 La stratégie développée par les membres de la Fédération est la suivante : faire pression sur toute institution susceptible de limiter la présence de la main-d’œuvre étrangère. Nous avons pu constater la place que prenaient les producteurs, en tant qu’employeurs, dans ce combat. Les représentants de la Fédération vont donc plaider leur cause auprès de Bernard Natan34. L’origine roumaine de ce dernier ne heurte pas les zélateurs d’un cinéma français, du moins tant qu’il se trouve à la tête de Pathé. Dans les mois de mars et d’avril 1934, ces démarches se limitent à ces prises de contact. Mais le tournage de la Crise est finie en mai 1934, film de Robert Siodmak, éclairé par Eugen Schüfftan et produit par la Nero Film de Seymour Nebenzahl, deux autres exilés du Troisième Reich, cristallise autour de lui tous les enjeux de la Fédération. Lutte contre les étrangers, contrôle des maisons de production, information du public : la Fédération connaît alors une mobilisation sans précédent. Des dénonciations nominales initient le mouvement : Le Syndicat du Personnel Français de la Production Cinématographique va mener une campagne énergique, par tous les moyens, entre autres, par « réunions publiques » où seront exposés les faits qui se passent, comment les étrangers tournent et violent les lois du pays qui leur donne l’hospitalité, en citant les noms de sociétés, les titres de films, le nombre et les noms des étrangers y travaillant, prouvant ainsi que la raison sociale de « production française » octroyée à ces films est mensongère et qu’il y a tromperie vis-à-vis du public.35

23 Henri Chomette, ancien collaborateur de Siodmak dans la coproduction Autour d’une enquête, mène la fronde, jusqu’à installer des banderoles « Siodmak, Go Home ! » dans les studios Paramount36. La manifestation de la fin du mois de mai 1934 ne se résume cependant pas à une histoire personnelle. Il s’agit de mobiliser directement le public, dans le double sens d’opinion publique et de public de cinéma : Les artisans français du film ont décidé d’attirer l’attention du public sur leur situation que rendent de jour en jour plus difficile l’inacceptable concurrence des

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étrangers accueillis en France et la scandaleuse carence des Pouvoirs Publics, pourtant depuis longtemps sollicités de réglementer plus justement l’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans la production cinématographique française. Les artisans français du film ont donc décidé une première démonstration publique. (…) Debout, dans les cars, près de 400 artisans français du film firent connaître au public leur désir de travailler. Entre autres formules, on pouvait distinguer : « les travailleurs français du film crèvent de faim » ou « Peuple français, sauve le cinéma de ton pays », etc. Cette démonstration sera vraisemblablement suivie par d’autres plus significatives encore.37

24 La dernière phase de représentation est atteinte. Après l’industrie cinématographique, après les institutions publiques, c’est l’espace public que les membres de la Fédération investissent. Pourtant, le caractère vague des revendications, que l’on peut percevoir dans les slogans, est un préalable au déclin de la Fédération en tant que telle.

Le déclin de la Fédération

25 Sa légitimité est écornée en premier lieu par le double jeu dont sont accusés ses principaux meneurs. Dans Cinémagazine, par exemple, l’« homme invisible » des « Potins de la semaine », relève ainsi qu’« un de nos plus jeunes et sympathiques metteurs en scène, frère d’un des plus grands d’entre eux, après avoir pris part à la manifestation organisée contre l’invasion des étrangers, est parti aussitôt pour Berlin, où l’appelait un engagement dans les studios de la U.F.A. »38. Il s’agit vraisemblablement d’une attaque contre Henri Chomette, si engagé contre Siodmak, et qui tourne au même moment outre-Rhin Nuit de Mai, avec Gustav Ucicky, pour le compte de la UFA.

26 Au-delà de cet exemple, les rivalités individuelles minent la Fédération de l’intérieur. Nombreux sont les adhérents qui jouent sur deux tableaux. Tandis que d’un côté, ils espèrent profiter de la protection syndicale, ils travaillent de l’autre avec des étrangers. Ils peuvent ainsi profiter de l’expérience et du talent des techniciens allemands, par ailleurs enclins à accepter un salaire moindre39. Des intermédiaires facilitent l’intégration des étrangers, au cas par cas, dans les équipes de film et les maisons de production françaises ou américaines40.

27 Alors que la FNSAFF revendique 389 adhérents en avril 193541, puis 387 en mai et juin de la même année42, d’autres sources, comme « Les Potins de la Semaine » de Cinémagazine, révèlent que les défections sont bien plus importantes : Il y a un peu plus d’un an, s’est formé le Syndicat des chefs cinéastes, qui groupa assez vite un certain nombre de metteurs en scène. Malheureusement, jusqu’ici, il n’a fait montre que d’un objectif : l’élimination totale, ou peu s’en faut, des étrangers dans les studios parisiens. On sait quelle promenade chevaleresque eut lieu dernièrement aux Champs-Élysées43. Cette dernière, toutefois, n’eut pas l’heur de plaire à tout le monde, et au sein du syndicat, les démissions commencent à pleuvoir… D’autant plus que face au premier vient de se former le Syndicat général du spectacle rattaché à la CGT, forte de ses 800 000 membres. Celui-ci a pris très vite une certaine extension ; en font déjà partie : Germaine Dulac, Jean Grémillon, tandis que René Clair, Jean Renoir, Raymond Bernard, ont donné leur avis favorable. D’autre part, les jeunes, à peu près sans exception, ont adhéré à ce mouvement : autant Lara [sic], Jean Painlevé. (…)

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Il est certain que le Syndicat des chefs Cinéastes, qui se voit abandonné successivement par ses membres les plus influents, a trop souvent donné l’impression ces derniers mois de défendre les plus médiocres travailleurs dans nos studios, pourvu qu’ils fussent des nationaux… Nous ne citerons qu’un fait : tout dernièrement le décorateur Lazare Meerson, qui fit les décors de films de presque tous les films de Feyder et de Clair, qui réside en France depuis plus de quinze ans et plus, s’est vu refuser le renouvellement de sa carte de travail, après avis défavorable du Syndicat. On voit que l’Art avec un grand A semble être un peu trop le dernier souci de ces messieurs.44

28 Le combat à outrance contre les étrangers, qui a fait la force de la Fédération tout au long du printemps 1934, contribue à la marginaliser. Ses membres multiplient les formules lapidaires de type : « Le Cinéma français a besoin d’un sang propre et généreux s’il ne veut pas mourir tout à fait »45.

29 Un des premiers membres du SCCF, Jean Renoir, incarne le parti de ceux qui souhaitent associer objectifs corporatistes des metteurs en scène et défense de la main-d’œuvre française. En réunissant les metteurs en scène les plus prestigieux, ce syndicat constituait dans un premier temps un nœud de ces réseaux sociaux si importants à tisser pour une industrie dans laquelle les relations informelles ont une grande part. De là l’importance des cercles de connaissances créés dans des lieux de réunion comme les syndicats, où les membres peuvent échanger des informations entre privilégiés. Mais du fait d’une implication publique, voire politique, trop forte, la Fédération perd sa capacité à rassembler, au profit des réseaux tissés lors des tournages. En témoigne la lettre de démission de Jean Renoir, qu’il envoie à André Berthomieu, puis à tous les directeurs, après la manifestation des Champs-Élysées : Mon cher Ami, Je vous avais, l’autre jour, annoncé mon intention de donner ma démission au cas où l’assemblée ratifierait le projet de manifestation contre les Étrangers. (…) Mais je dois être conséquent avec moi-même et c’est pourquoi je prends la décision de me retirer sous ma tente et d’y attendre des jours meilleurs.46 Vient ensuite la lettre de démission proprement dite : Mes chers Camarades, Je comprends parfaitement les motifs qui vous ont poussés à partager les vues des autres Syndicats de la Fédération en ce qui concerne le travail des Étrangers dans les studios français et à les aider dans cette lutte en décidant de participer avec eux à une manifestation publique. La situation est tragique et les artisans français ont besoin de gagner leur vie. Si je me sépare de vous c’est parce que la lutte contre les étrangers de notre corporation me semble être un mauvais moyen pour améliorer la situation. (…) C’est pourquoi, conséquent avec moi-même et voyant que je ne puis m’opposer à un courant que je crois faux mais qui est certainement très puissant, je préfère me retirer et je vous prie d’accepter ma démission. Avec mes sentiments amicalement sympathiques, Jean Renoir.47 De manière plus subtile, sur la carte des lieux de pouvoir du cinéma français, la Fédération n’apparait plus comme un lieu de décision ou de formation d’équipes de film : J’ai un peu tergiversé car, franchement, cela me fait de la peine de quitter une assemblée de bons camarades qu’il me sera maintenant beaucoup plus difficile de rencontrer. Un des avantages de ces Syndicats et non le moindre n’est-il pas de favoriser des relations amicales entre des gens qui sans cela ne se verraient jamais. 48

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30 Ce que recherchent Jean Renoir et les modérés de la Fédération, ce sont, outre les principes de protection des travailleurs, des lieux de sociabilité qui peuvent leur permettre de se retrouver entre professionnels du cinéma. Lorsque la logique de fermeture aux étrangers l’emporte sur l’ouverture entre collaborateurs, la Fédération perd sa raison d’être.

31 Les attaques xénophobes sont d’autant plus vaines qu’en 1934 une grande partie des exilés du printemps 1933 quitte le sol français. Joe May, le jeune Billy Wilder après Mauvaise Graine, Peter Lorre qui, au grand dam d’un auteur de Cinémonde49, n’a pas été employé dans une production française, Fritz Lang, ou même Robert Siodmak, pour un temps, délaissent l’Hexagone pour Londres ou Hollywood. Le climat de chasse aux sorcières qu’entretiennent les allégations xénophobes finit par mettre à jour un paradoxe criant. La Fédération va en effet à l’encontre des intérêts des travailleurs qu’elle devait protéger : On sait qu’il existe un Syndicat des Cinéastes français dont la principale occupation consiste à pourchasser les étrangers travaillant dans nos studios, producteurs y compris ( !). À un confrère qui s’indignait de cette campagne pour le moins inopportune, vu la crise actuelle, un nommé Sauvageot ( ?) appartenant audit Syndicat vient d’envoyer une longue lettre cherchant à expliquer les raisons de sa conduite. Le malheur est qu’il s’agit là d’un charabia prétentieux mais à proprement parler illisible. À parcourir ce patras [sic] littéraire ( ?) on le pourrait croire écrit par un habitant de Berlin ou de Budapest depuis peu sur notre sol. Alors on ne comprend plus…50

32 Cette Fédération aux objectifs obsolètes, désormais dépassée par des syndicats plus puissants, comme la CGT, finit par abdiquer. Le 19 décembre 1936, son insertion dans la Confédération est entérinée51.

33 La brève histoire du Syndicat des Chefs Cinéastes Français, puis de la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film, est un signe tangible de l’instabilité de cette période pour les travailleurs du cinéma français. L’ampleur des thèmes fédérateurs à l’origine de ces institutions (meilleure considération pour les metteurs en scène, protection contre la main-d’œuvre étrangère) ne peut être conservée, dès lors que la Fédération prend une dimension presque exclusivement xénophobe pendant l’année 1934. Les plus modérés, ceux qui s’y retrouvent pour des motifs purement corporatistes, prennent d’autres directions, lorsque la Fédération perd sa fonction de lieu de sociabilité. Les nombreux films de Max Ophuls, l’éclairage d’Eugen Schüfftan pour Quai des brumes, les retours de Robert Siodmak ou de G.W. Pabst à partir de 1936, prouvent que la reprise économique, sur le temps long, ruine ces efforts de fermeture. Dans le cadre d’une industrie éclatée, capable néanmoins de fournir des films de rang international, la tentation était grande de créer des équipes de films réunissant les meilleurs talents, fussent-ils internationaux. Les logiques corporatistes ou les réflexes de défense des travailleurs autour de leur nationalité ne disparaissent pas pour autant. Ainsi, dans la seconde partie des années 1930, d’autres groupements syndicaux, tel le Conseil Syndical du « Cinéma Production Maîtrise » (USPF), dirigé par Fred d’Orengiani, protestent contre la main-d’œuvre étrangère dans le cinéma français. La création, l’apogée et le déclin de la Fédération n’est donc pas la preuve de l’échec des formes syndicales sur ce terrain politique. Il s’agit d’un moment particulier, celui de l’émigration allemande du printemps 1933, qui cristallise des logiques de délimitation et de protection précises, dans un contexte où les structures de

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cette institution n’ont pas eu le temps d’adaptation nécessaire pour assurer leur pérennité.

NOTES

1. Jean Renoir, « Mes années d’apprentissage », dans Écrits, 1926-1971, textes rassemblés par Claude Gauteur, Paris, Belfond, 1974, p. 58. 2. Jean-Pierre Jeancolas, Quinze ans d’années trente, Paris, Stock-Cinéma, 1983, pp. 21-26. 3. Voir à ce propos Jacques Choukroun, Comment le parlant a sauvé le cinéma français : une histoire économique. 1928-1939, Paris, AFRHC / Institut Jean Vigo, 2007, le chapitre 2 de la première partie. 4. R.M., dans la Cinématographie Française du 23 mars 1935 (n° 853, p. 6), estime à 60 % le taux de chômage dans l’industrie cinématographique. 5. Archives de la Préfecture de Police, dossier 407, liasse 13112-1, chiffres cités par Gilbert Badia dans « L’émigration en France : ses conditions et ses problèmes », dans Gilbert Badia (dir.), les Barbelés de l’exil, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1979, pp. 13-95, p. 16. 6. Parmi ces organisations, on trouve le Comité national de secours aux réfugiés allemands victimes de l’antisémitisme, dirigé par Robert de Rothschild. Les communistes sont, quant à eux, alors pris en charge par le Secours ouvrier ou le Secours rouge international. 7. Dzovinar Kévonian, « Question des réfugiés, droits de l’homme : éléments d’une convergence pendant l’entre-deux-guerres », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 72, 2003, pp. 40-49, p. 47. 8. Ainsi, l’Action française reprend et répand l’usage du mot « métèque » dont la définition est donnée par Jean Rateau, dans un ouvrage intitulé les Franco-métèques paru en 1936 : « Le métèque est l’individu affairiste et vicieux, en général mal portant et taré, qui, chassé de sa patrie pour une raison quelconque, grave ou moyenne, préfère vivre en France où il sait que les forces occultes le protégeront (…) ». [C’est nous qui soulignons.] ; cité dans Ralph Schor, « L’extrême-droite française et les immigrés en temps de crise : années trente-années quatre vingts », numéro spécial « 10e anniversaire », Revue européenne de migrations internationales, vol. 12, n° 2, 1996, pp. 241-260, p. 252. 9. Anonyme, « Hospitalité… Oui ! Invasion… Non ! ! », Cinémagazine, n° 7, juillet 1933, p. 3 : « Leur inquiétude [celle des travailleurs français] redouble encore du fait que – ce n’est un secret pour personne – la plupart de nos producteurs sont d’origine étrangère. Ainsi redoutent-ils, à juste titre, que ceux-ci ne se montrent solidaires avec leurs compatriotes ou leurs coreligionnaires ». 10. Anonyme, « Accueillons les réfugiés politiques mais sauvegardons les droits des travailleurs français », Pour vous, n° 235, 18 mai 1933, p. 2. 11. Anonyme, « Les Opérateurs étrangers ne peuvent satisfaire à leurs Nombreux Engagements », la Cinématographie française, n° 847, 26 janvier 1935, p. 30. 12. « Lettre d’Henri Chomette », la Cinématographie française, n° 813, 2 juin 1934, pp. 5-14. 13. Dans un courrier reçu par Lucien Wahl, un lecteur écrit : « Mais il me semble qu’étant donné le choix de la majorité des sujets de films acceptés, les Français au chômage devraient essayer de tracer un programme intelligent, en commun, qui prouverait leur supériorité écrasante », dans « Mon Courrier », Cinémagazine, n° 9, septembre 1933, p. 11. 14. Marcel Colin-Reval, « Le Syndicat des chefs cinéastes est créé », la Cinématographie française, n° 771, 12 août 1933, p. 8.

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15. C’est notamment le cas de Julien Duvivier pour les films Allo Berlin ? Ici Paris ! (1931) et les Cinq Gentlemen maudits (1931) et d’Henri Chomette pour Autour d’une enquête (1931) et le Petit écart (1931). 16. Marcel L’Herbier, la Tête qui tourne, Paris, Belfond, 1979, p. 244. 17. Ibid., p. 245. 18. Tandis qu’il tourne environ trois film par an avant 1933 (en 1929 : Ces dames aux chapeaux verts ; le Crime de Sylvestre Bonnard ; Rapacité ; en 1931 : Mon cœur et ses millions ; Coquecigrole ; Gagne ta vie ; en 1932 : Barranco, Ltd ; le Crime du Bouif ; Mademoiselle Josette) , Berthomieu en tourne seulement deux en 1933 (les Ailes brisées ; la Femme idéale), deux en 1934 (l’Aristo ; N’aimer que toi) et un seul en 1935 (Jim la houlette). 19. Marcel Carné, « Jacques Feyder nous parle du Syndicat des Chefs cinéastes français », la Cinématographie française, n° 775, 9 septembre 1933, p. 16. 20. Lors d’une Assemblée extraordinaire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, devant statuer sur l’entrée des metteurs en scène dans la Société, Henri Bernstein déclara : « Je ne peux croire que la Société des auteurs et compositeurs dramatiques veuille accueillir parmi ses membres les manuels, les exécutants, les metteurs en scène. », dans Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy, Vincent Pinel, l’Auteur du film, description d’un combat, Lyon/Arles, Actes Sud, 1996, p. 67. 21. Pierre-Auguste Harlé, « L’interdiction des “ Croix de Bois ” est-elle le prélude d’une offensive germanique contre les films français ? », la Cinématographie française, n° 749, 11 mars 1933, p. 7. 22. Anonyme, « Accueillons les réfugiés politiques mais sauvegardons les droits des travailleurs français », op. cit. 23. Anonyme, « Vers la création d’une Fédération Nationale des Syndicats de Travailleurs français de Production », la Cinématographie française, n° 776, 16 septembre 1933, p. 10. 24. Henry Lepage, extrait de Ciné-Comœdia, « Les Artisans français du Film se groupent, enfin ! », la Cinématographie française, n° 799 24 février 1934, p. 19. 25. Anonyme, « Pour la protection de la main-d’œuvre française », la Cinématographie française, n° 780, 14 octobre 1933, p. 26. 26. Anonyme, « Pour la défense des intérêts des artisans français du film », la Cinématographie française, n° 781, 21 octobre 1933, p. 15. 27. Dès mai 1933, un article de la Cinématographie française souhaite faire la lumière sur « La véritable situation du cinéma en Allemagne » : « Actuellement tous les cadres sont renouvelés et rajeunis. L’expérience leur manque mais il y a l’enthousiasme. Ne croyons pas que le cinéma allemand est mort. L’ordre y règne. (…) Il faut que les industriels français connaissent ces faits et qu’ils jugent la situation actuelle avec bon sens pour en tirer le meilleur profit », Anonyme, la Cinématographie française, n° 758, 13 mai 1933, p. 16. La conclusion ne permet pas de savoir si le « bon sens » consiste à dénoncer de telles méthodes, ou à souhaiter qu’un tel renouvellement touche également l’industrie française. 28. Anonyme, « Pour la défense des intérêts des artisans français du film », op. cit. : « Le Comité directeur du Syndicat des Chefs Cinéastes français (metteurs en scène - réalisateurs de films) poursuit activement – et aussi bien, il faut le souligner, pour la défense des intérêts généraux de la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film (dont il a provoqué la création et dont il anime particulièrement l’action) le SCCF poursuit donc l’exécution du programme qu’il s’est tracé pour lui-même et du programme unitaire des syndicats fédérés ». 29. Paul-Auguste Harlé, « Faudra-t-il une émeute ? », la Cinématographie française, n° 781, 10 février 1934, p. 15 : « Nous avons parmi nous beaucoup d’étrangers, ou d’anciens étrangers. Ils doivent comprendre que les mots Nationalité ; Français ne sont pas un masque commodément acquis pour faciliter leurs affaires entre le Rhin et l’Océan, mais que leur élévation au rang de citoyen français leur apporte des obligations, dont la première est d’agir avec la même moralité qu’un commerçant du Marais, qu’un négociant du Rhône, qu’un industriel du Nord ou de l’Est.

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Aidons-nous, soutenons-nous, encourageons-nous les uns les autres. C’est d’accord. J’ajoute : éduquons-nous, car les temps nous montrent les inconvénients qu’on trouve à serrer la main du dernier venu, et à traiter en frères des salopards. Qu’on excuse le mot ! » 30. Adolphe Chéron est député radical de la Seine et ancien sous-secrétaire d’État à l’éducation physique, jusqu’à la chute du gouvernement Chautemps en janvier 1934. 31. Anonyme, « Pour la protection de la main-d’œuvre française. Au syndicat du Personnel français de la Production Cinématographique », la Cinématographie française, n° 803, 24 mars 1934, p. 12. 32. Anonyme, « Pour la protection de la main-d’œuvre française », op. cit. 33. Anonyme, « Décret concernant les travailleurs étrangers en France », la Cinématographie française, n° 764, 24 juin 1933, p. 107. 34. Anonyme, « Au Syndicat du Personnel Français de la Production Cinématographique », la Cinématographie française, n° 804-805, 7 avril 1934, p. 10. 35. Ibid. 36. On trouve une preuve éclatante de l’impact de cette mobilisation dans un article paru dans Paris-Midi un mois après l’affaire : « Nous apprenons qu’on tourne présentement dans un studio parisien un film au titre et au sujet “ Bien français ”... Or le producteur de ce film est M. Apfelbaum, le directeur M. Hoxenstrasse, le premier assistant, M. Rosen, le décorateur M. Sussfrucht, l’opérateur M. Atchoum, le metteur en scène M. Doppelkuh, le scénariste M. Weisskopf, le compositeur M. Armermann, l’ingénieur du son M. Etelross, le dessinateur M. Arlekin et le pianiste M. Epuizut. Ainsi les étrangers peuvent travailler en France. La crise est finie… Bravo ! D’autant plus qu’autour de cet état-major pivotent une dizaine de personnes nées sur les bords de la Spree et qui complètent le personnel nécessaire à la fabrication de ce film français », citation extraite de « Qu’est-ce qu’un film français ? », Paris-midi, cité dans Jean-Pierre Jeancolas, Quinze ans d’années trente, op. cit., p. 104. 37. Anonyme, « Les artisans français du film manifestent », la Cinématographie française, n° 812, 26 mai 1934, p. 13. 38. « L’homme invisible », « Hé !…. Hé !…. », rubrique « Les potins de la semaine », Cinémagazine, n° 10, nouvelle série, 21 juin 1934, p. 1. 39. « Les compositeurs français mettent en garde les producteurs contre la musique, marchandise gratuite. La qualité doit toujours rester un article “ français ” », dans A. P. Richard « Dans nos syndicats », la Cinématographie fançaise, Technique et matériel, n° 851, 23 février 1935, p. XII. 40. La Paramount a joué un grand rôle dans l’accueil des exilés. C’est cette maison qui distribue la Crise est finie, tandis que la Fox Europa d’, exilé aux États-Unis, a produit Liliom, seul film français de Fritz Lang, et On a volé un homme, de Max Ophuls, en 1933. 41. Anonyme, « Marché des artisans du film », la Cinématographie fançaise, Technique et matériel, n° 860, 27 avril 1935, p. XI. 42. Voir Anonyme, la Cinématographie fançaise, Technique et matériel, n° 864, 25 mai 1935, p. XII et Anonyme, la Cinématographie fançaise, Technique et matériel, n° 869, 29 juin 1935, p. XII. 43. Il s’agit ici de la manifestation de mai 1934. 44. « L’homme invisible », « Histoire de clans », rubrique « Les potins de la semaine ». Cinémagazine, n° 12, nouvelle série, 5 juillet 1934, p. 1. 45. Anonyme, « Les artisans français du film », la Cinématographie française, n° 864, 27 avril 1935, p. 11. 46. Lettre de Jean Renoir à André Berthomieu du 22 mai 1934, reproduite dans Jean Renoir, Correspondance, 1913-1978, Paris, Plon, 1998, p. 39. 47. Lettre de Jean Renoir à « Messieurs les Membres du Syndicat des chefs cinéastes français », du 23 mai 1934, cité dans ibid., pp. 40-41. 48. Lettre de Jean Renoir à André Berthomieu, du 22 mai 1934, citée dans ibid., p. 39.

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49. « Peter Lorre qui fut le “ Maudit ” vient de séjourner plusieurs mois à Paris et aucun producteur n’a eu l’intelligence de l’employer ! Maintenant il est trop tard, car l’excellent acteur vient de signer un contrat de cinq ans avec la “ Columbia Pictures ”. (...) Une fois de plus, les producteurs français ont manqué de clairvoyance, de psychologie, d’intuition et de beaucoup d’autres choses encore que je n’ose pas dire ici ! », dans Anonyme, « Peter Lorre part pour Hollywood », Cinémonde, n° 294, 7 juin 1934, p. 455. 50. « L’homme invisible », « La paille et la poutre », rubrique « Les potins de la semaine », Cinémagazine, n° 19, 23 août 1934, p. 1. 51. Anonyme, « La Fédération nationale des Syndicats d’Artisans français adhère à la CGT », la Cinématographie française, n° 946, 26 décembre 1936, p. 66.

RÉSUMÉS

La reprise en main du cinéma allemand par les nazis, au printemps 1933, conduit de nombreux juifs et opposants politiques à s’exiler en France. Ils doivent faire face à l’attitude hostile d’une partie des travailleurs du cinéma français, alors confrontés à la crise économique. Si la création du Syndicat des Chefs Cinéastes Français, en 1933, répond à des objectifs professionnels et individuels, la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film, en février 1934, est clairement dirigée contre la présence de la main d’œuvre étrangère. Cependant, l’emballement de la logique xénophobe dans les discours et les actions de la Fédération concourt à sa chute. La Fédération apparait mal adaptée aux nombreux départs d’étrangers de France à l’été 1934. Par ailleurs, elle finit par perdre de vue les intérêts professionnels des travailleurs qu’elle devait protéger. L’exemple de Jean Renoir éclaire les raisons qui ont poussé certains cinéastes à se dissocier de cette action syndicale.

The fact that the Nazis took over the German cinema in springtime 1933 led many Jews and political opponents to take refuge in France. They were then faced with the hostile attitude of French cinema workers who were at that time experiencing an economic crisis. While the creation of the Syndicat des Chefs Cinéastes Français in 1933 fulfilled professional and individual objectives, the Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film, formed in February 1934, clearly opposed the presence of a foreign labour force. However, the xenophobic spiral in the speeches and actions of the Federation accounted for its failure. The Federation was ill adapted to the numerous departures of foreigners leaving France in the summer of 1934 and it ended up losing track of the professional interests of the workers it ought to protect. The case of Jean Renoir epitomises the reasons that led some filmmakers to dissociate themselves from the union’s activities.

AUTEUR

CHARLES BORIAUD Charles Boriaud, élève de l’École Normale Supérieure, section histoire contemporaine. Il a soutenu, sous la direction de Dimitri Vezyroglou, en juin 2011, un mémoire de master consacré à l’immigration des travailleurs du cinéma allemand en France dans les années 1930.

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Charles Boriaud is a student of Contemporary History at l’École Normale Supérieure, Paris. He has written an MA thesis about the immigration of German film workers to France in the 1930s, under the supervision of Dimitri Vezyroglou.

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Documents (III) : Question de genre. Regards sur les femmes au travail dans le cinéma français des années trente

Priska Morrissey

1 Tout au long de la période étudiée dans ce numéro, les métiers du cinéma peuvent être définis comme fortement genrés. Laboratoires et usines accueillent une main-d’œuvre féminine importante ainsi qu’en témoignent par exemple les ateliers de coloristes des premières années du cinétamographe ou, plus tard, les ateliers de sous-titrage ou de vérification. Du côté des studios, en dehors des professions mixtes des artistes (vedettes et figurants), on trouve une même séparation tant horizontale que verticale : les métiers impliquant la direction d’une équipe, comme les métiers techniques, restent quasi exclusivement masculins. Inversement, les hommes ont peu accès aux métiers d’habilleuse, de couturière et de script-girl. Dans les discours de vulgarisation publiés dans les ouvrages et dans la presse, deux grandes figures féminines s’imposent progressivement dans l’univers de la fabrique du film : la monteuse et la script-girl. De la première, il est question dans le texte de Sébastien Denis ; soulignons encore ici que l’apparition du versant masculin de la figure de monteur semble aller de paire avec la reconnaissance de son apport individuel, singulier et créatif. De la seconde, la script- girl, il est question dans les textes proposés ci-dessous. Considérée comme un membre indispensable à l’équipe de tournage, la script-girl est présentée dans les années trente comme incarnant une alternative sérieuse aux ambitions jugées démesurées des jeunes filles qui souhaiteraient devenir actrices. De nombreux textes, comme celui paru dans Midinette (voir ci-dessous), témoignent du statut que peut parfois revêtir le métier de script-girl pour celles qui se rêvent sur l’écran, à savoir un métier sûr, un refuge, parfois un pis-aller. Boisyvon décrit le même phénomène en 1930 à propos de la « dactylo du studio » en charge de faire « la liaison entre le metteur en scène et tous les autres services du studio » :

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Fort souvent, d’ailleurs, la dactylographe de studio fut artiste elle-même et c’est généralement dans cet emploi qu’elle s’est fait remarquer par le metteur en scène ou par le directeur. Vous connaissez la filière ordinaire : une figurante se présente, ayant décidé brusquement de faire du cinéma et de lâcher, d’une façon définitive, la machine à écrire, la vente au détail ou la comptabilité. Pendant deux ou trois mois, elle va de studio en studio, de régisseur en régisseur, d’assistant en assistant et s’aperçoit très vite qu’à ce métier, elle use beaucoup plus de chaussures qu’elle ne peut en renouveler. Ses vêtements s’éliment, ses manteaux se trouent et, rapidement, elle découvre qu’elle eût peut-être mieux fait de rester dans le bureau où elle œuvrait, péniblement peut-être, mais avec la certitude de toucher des appointements fixes. Et c’est à ce moment généralement que, découragée, elle s’approche de ceux qui se sont penchés vers elle pour une raison ou pour une autre et qu’elle sollicite à nouveau leur complaisance. N’auriez-vous pas un petit coin dans votre bureau ? On ne trouve pas toujours ce petit coin. Généralement, il est même assez rare d’obtenir le droit de s’y installer. Quelquefois, pourtant, la demande est prise en considération et l’ancienne figurante reprend son premier emploi dans un milieu qui lui est sympatique.1

2 La définition donnée par Boisyvon de cette « dactylo du studio » semble renvoyer à celle de script-girl, généralement décrite comme la « secrétaire du metteur en scène ». Si tel est le cas, le passage du terme « dactylo » à celui de « script-girl » et surtout de « secrétaire », termes employés par le même auteur en 1934 (voir ci-dessous), est révélateur de l’évolution du métier et de son statut. Ainsi, au-delà de la reconnaissance du modèle nord-américain, l’évolution du vocabulaire tend à démontrer une reconnaissance accrue de la scripte. En effet, se creuse alors la différence entre, d’une part, les dactylographes, anonymes, « surveillées, [aux] tâches standardisées »2 regroupées en pool, et payées en fonction de leur rentabilité et, d’autre part, les secrétaires qui sont d’autant plus reconnues et valorisées que leurs patrons, auxquels elles sont personnellement associées, occupent une position hiérarchique forte. Personnifiée et valorisée, la scripte-girl n’en reste pas moins anonyme dans cette presse des années trente, excepté dans le texte de Jacqueline Lenoir, et encore est-il question seulement de surnoms.

3 L’apparition de ces femmes dans les discours consacrés aux coulisses du film renvoie à la tertiarisation de l’activité féminine pendant l’entre-deux-guerres. En effet, si le taux global d’activité féminine est en baisse depuis le milieu des années vingt, on assiste dans les années trente à une claire augmentation des femmes salariées employées de bureau, dactylographes, sténotypistes, secrétaires, etc. Par ailleurs, aux côtés des discours qui s’ingénient à dissuader les femmes de travailler en cette période de crise économique, on trouve de nombreux et nouveaux questionnements sur les nouvelles professions auxquelles pourraient prétendre les femmes. En 1935, Suzanne Cordelier publie ainsi un Guide sur les femmes au travail : étude pratique sur dix-sept carrières féminines (Paris, Plon), précisant alors clairement : « La lutte est d’autant plus acharnée que la profession est plus intéressante, plus encombrée »3. C’est cette même « lutte acharnée » qu’évoque ci-dessous Boisyvon à propos des métiers de scénariste, directrice administrative et metteur en scène. Par ailleurs, chacun des textes – celui de Lenoir n’y fait pas exception – repose sur la description en creux, mais très présente, des qualités et attributs féminins – du rouge à lèvres à la séduction (entre sourires et obtention peut-être douteuse d’une faveur) en passant par la sensibilité féminine qui s’oppose à la « poigne virile » : autant de discours « qui érigent la “ féminité ” en qualité

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professionnelle »4. Les discours faussement encourageants, en demi-teinte voire résolument hostiles telle l’odieuse prise de position de Serge Veber (voir ci-dessous), les réactions des lectrices au texte de Veber, rendent tous compte à la fois des difficultés rencontrées par les femmes qui souhaiteraient investir des métiers à responsabilité et de l’importance, déjà, d’avoir eu, avant soi, des pionnières dont la seule existence prouve que tout est possible.

4 Les quelques articles proposés ci-dessous proviennent de revues spécialisées bien connues des historiens du cinéma (Mon Ciné, Pour vous). Ils ont parfois été reproduits dans des hebdomadaires type Chantecler Revue, ce qui a pu leur octroyer une plus grande visibilité. Le premier texte provient d’un hebdomadaire qu’il nous faut cependant présenter. Il s’agit du Journal de la femme, édité à partir de 1932 par Tallandier, dirigé par la romancière Raymonde Machard et que Christine Bard définit comme un hebdomadaire à la fois « féminin et féministe »5. On peut en effet y suivre de grandes enquêtes illustrées au sujet de la place et le regard des femmes sur des phénomènes de société, des articles pratiques, comme des romans à suivre de numéro en numéro. Une rubrique cinéma paraît dès les débuts, généralement tenue par Pierre Heuzé, journaliste, critique et alors directeur de la Critique cinématographique (depuis 1927). Après un article consacré aux jeunes filles qui rêvent de devenir actrice (« Je voudrais faire du cinéma », Journal de la femme, n° 4, 3 décembre 1932, p. 7), Pierre Heuzé revient sur les autres métiers exercés par les femmes dans l’industrie du cinéma et c’est l’occasion d’esquisser un tableau des professions fortement féminisées comme de mettre en valeur les rares personnalités qui sont parvenues à exercer le métier de scénariste, ingénieur du son et metteur en scène ; leur nomination témoigne bien sûr de leur exceptionnelle rareté. L’article n’est pas directement destiné à proposer de nouvelles perspectives de carrière aux lectrices : il vise plutôt à ouvrir les portes d’un studio dont la visite « a détrôné les types de voyage et d’excursion les mieux établis ». Comme l’écrit Jean Redon en 1933 : « Tel le miroir aux alouettes, les “ plateaux ” attirent tout un monde de profanes qui donneraient de bon cœur la tour du père Eiffel et “ la salle des antiques ” pour obtenir la permission de glisser un œil dans cet endroit merveilleux, ce mystérieux laboratoire où l’on prépare les films »6. Pour autant, notons que l’article paraît au moment où la revue enquête, sur plusieurs numéros, sur le travail féminin. À partir de février 1933, une grande étude est lancée sur le « travail féminin, les professions et carrières féminines », question alors brûlante et sujette, selon le journal, à « une rumeur, une effervescence et même une inquiétude très caractéristiques ». Le Journal de la femme se propose de considérer avec « calme » et « modération »7 les possibilités offertes en matière de travail aux femmes qui souhaitent et / ou doivent travailler.

5 Pierre Heuzé, « la Femme dans l’ombre de l’écran », Journal de la femme, n° 5, 10 décembre 1932, p. 7. Art jeune, le cinéma n’a aucun des préjugés des industries trop traditionnalistes. Il admet dans son cycle lumineux, la femme. Je ne veux pas parler des artistes qui, cela va sans dire, sont indispensables. Mais de tout un personnel technique féminin, qui, derrière le blond halo de l’écran, suscite les images que vous aimez… Je ne parlerai pas des ouvreuses qui ont pour mission de guider vos pas dans la nuit de la salle. Mais de toutes celles-là qui viennent dans les studios, usine miraculeuse où s’élabore la création du monde.

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Il y a les tireuses de films, qui s’attaquent à la pellicule, la travaillent avec une patience de chiromancienne. Des lignes et des reflets, au vrai, n’est-ce pas le destin même des films que ces ouvrières peuvent lire à l’avance ? Il y a les monteuses, qui assises devant de singulières machines qu’on peut comparer à des machines à coudre, pédalent rapidement, cependant qu’elles unissent des bouts de films. Pénétrons, à présent, dans la vie plus artistique des films. Nous ne trouvons aucune femme opérateur de prise de vues, électricien, ingénieur du son. Si, pourtant, une exceptée : Mlle Lily, technicienne du son, est très appréciées au studio Tobis. Fait rare… alors que chaque institut de beauté possède des masseuses, et des jeunes femmes très expertes dans l’art de vous donner un visage au teint merveilleux, la profession de maquilleur est au studio entièrement tenue par des hommes. Nous voici au studio. Cette femme assise devant une petite table et qui feuillette avec agilité de gros dossiers : artiste ? – Non, la « script-girl ». Il est juste que la mission de la « script-girl » soit confiée à une femme. Car il faut dans cet emploi une psychologie toute féminine… À la « script-girl » en effet, de tout voir, de tout noter : Mais, monsieur Jean Murat, dans cette scène vous aviez ce sac à la main gauche… Ou bien : Vous n’avez pas le même nœud de cravate. Aucun détail ne doit échapper à la « script-girl »… mémoire, œil vif sont les qualités qui lui sont indispensables. Il y a des décoratrices comme il y a des femmes peintres. Parfois l’assistant du metteur en scène est une femme, comme Mlle Marie-Antonine Epstein, précieuse collaboratrice pour M. Jean Benoit-Lévy. Des femmes qui font la musique des films comme Mlle Geo Sandy ; des femmes qui « découpent » les scénarios comme la blonde miss Farnum ; de véritables écrivains qui composent les sous-titres comme récemment Colette (Mädchen in Uniform) et Rosemonde Gérard (Le Chemin de la Vie) ; des scénaristes comme la femme de Fritz Lang, Mme Théa von Harbou, à qui l’on doit le fameux scénario de Metropolis ; comme Anita Loos, qui a proclamé au monde entier que… « Les hommes préfèrent les blondes ». Enfin des metteurs en scène comme Germaine Dulac, dont chaque film est une œuvre d’esprit et d’intelligence ; Mme Marguerite Viel, Mme Millet. Dût mon amour-propre d’homme en pâtir, je dois même reconnaitre que les femmes « metteurs en scène » sont souvent supérieures aux hommes dans le génie de la réalisation. Elles allient à la fois une sensibilité, où elles nous laissent en chemin, à une poigne toute virile. Parmi les plus célèbres de cette année, l’on cite en tout premier lieu Mädchen in Uniform (Jeunes filles en uniforme). Et l’auteur est une toute jeune femme : Léontine Sagan. On n’a pas non plus perdu le souvenir de cette femme au nom impossible à retenir mais dont le film reste gravé au fond de nos prunelles : Le Village du Péché. Cinéma ! Féérie moderne ! Presque un paradis où se meuvent côte à côte dans un perpétuel frisson de création, rivaux en beauté, égaux en mérite, l’homme et la femme !

6 Extrait de Jacqueline Lenoir, « Parlons un peu des gens de cinéma », Cinémonde, n° 288, 26 avril 1934, pp. 337-338. La script-girl

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Elle est généralement charmante, jolie et intelligente. C’est une sorte de secrétaire technique. Comme un collier, pend à son cou, au long d’un ruban, un gros chronomètre qui lui servira à « minuter » les scènes. Le total du « minutage » fait d’une façon intelligente donne chaque soir, le résultat effectif du travail. Ainsi saura-t-on si il a été tourné cinq, dix, quinze minutes de projection. La script-girl, c’est la mémoire de tous sur le plateau. Elle est chargée de noter tout ce qu’il y a dans le décor, la façon dont sont habillés les acteurs. C’est elle qui est responsable si, comme je l’ai vu dans Ces Messieurs de la Santé, le jeune premier sort d’une pièce avec un complet veston à rayures et se retrouve au bas de l’escalier avec un complet à carreaux ! Elle tient une comptabilité rigoureuse, minute par minute de ce qui se passe sur le plateau. « 5 h 10 – on tourne la scène 535. » « 5 h 15 – on recharge l’appareil. » « 5 h 20 – l’auteur du dialogue arrive. » « 5 h 25 – scandale entre le metteur en scène et l’auteur pour une phrase supprimée. » « 5 h 45 – reprise du travail dans une atmosphère d’orage. » « 5 h 50 – la vedette ne sait plus son texte, etc. » Elle détient les feuilles de montage sur lesquelles sont marquées les variations du dialogue, les foyers d’objectifs qui indiquent les différentes façons dont on a photographié les scènes, les feuilles de tirage où s’inscrit le métrage en pellicule de chaque scène, feuilles qui, jointes aux boîtes de pellicule envoyées chaque soir à l’usine de tirage permettront de voir le lendemain, à la projection le travail effectué dans la journée. Elle ne se déplace sur le plateau qu’encombrée d’une table, d’une machine à écrire, de scénarios, de feuilles multicolores, de cahiers divers, de boite de cigarettes. Les script-girls sont souvent des femmes d’opérateurs, de décorateurs, d’assistants que le cinéma a tentées à leur tour et qui s’ennuient d’attendre la rentrée improbable de leurs maris pour diner vers dix heures du soir. Ainsi se vengent-elles en prenant, elles aussi, cette liberté ( ?) indiscutable que donne le travail.

7 Boisyvon, « le Cinéma est-il une carrière pour la femme ? », Mon Ciné, reproduit dans Chantecler Revue, n° 17, 8 septembre 1934, p. 1. C’est une question que les dames m’ont souvent posée : Le cinéma est-il une carrière pour la femme ? J’ai toujours éprouvé le même embarras pour répondre, car ce qu’il faudrait auparavant savoir, c’est ce que l’on veut y faire. Si l’on pense à l’interprétation, il va de soi que les femmes sont indispensables pour remplir les rôles de leur sexe, mais je suis persuadé que ce n’est pas aux grandes vedettes de films que pensent toutes les jeunes filles qui cherchent aujourd’hui une carrière aimable et honorable parce qu’elle leur permettra de gagner leur vie et à l’occasion, de faire fortune sans avoir besoin pour cela de s’élever en deux ou trois étapes au sommet de la gloire. Certes, le monde ne change pas toutes les semaines, et je suis bien persuadé que tous les jours des ambitions s’élèvent qui ne visent que le firmament où brillent les stars. Il faut bien qu’il en soit ainsi. Sans quoi le tableau des interprètes ne se renouvellerait jamais et nous en serions réduits à admirer perpétuellement des vedettes dont je ne veux pas dire le nom ici, j’ai assez d’ennemis comme ça.

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Mais le cinéma appelle encore à lui les femmes curieuses et avides de s’intéresser à un métier qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Il n’y a pas une sténo-dactylographe, pourvue ou non d’un diplôme qui n’ait songé à chercher sa vie dans une maison de production cinématographique. Il n’y a naturellement aucune raison pour qu’elle ne réussisse pas là aussi bien qu’ailleurs. Peut-être aussi caresse-t-elle d’autres ambitions inavouées. Si un metteur en scène allait la remarquer ! Possible, mais peu probable. Elle ne gagnera ni plus ni moins qu’un autre bureau et ses chances d’avancement seront aussi limitées. Elle sera même défavorisée en ce sens que les directeurs engageant généralement leur personnel pour une seule production, elle risque de se trouver sur le pavé – sur le sable, comme on dit – sitôt le film terminé. Seulement, bien entendu, il y a l’espoir ! J’ai connu une dactylo de studio qui dépensait chez le coiffeur des sommes énormes tout à fait disproportionnées avec ses gains. Elle prenait aussi, un soin considérable de son visage et n’avait pour les chefs de production que des sourires. Ceux-ci, d’ailleurs, les lui rendaient très largement – elle était fort jolie – et ne lui faisaient que des compliments sur son travail. Un jour, elle obtint – grâce à Dieu sait quelle faveur, car le fait est rare – de figurer dans un film. Toute une journée, elle demeura en robe de soirée dans le studio surchauffé. Au lieu des sourires et paroles aimables, elle essuya la nervosité de tous les membres de l’état-major, déchira sa robe, se fit traiter d’incapable, gagna 70 francs et en dépensa 95 en déjeuner, réparation de robe et en voitures. Le lendemain, elle revenait à sa machine, désabusée. Je crois que, depuis, elle s’est mariée, hors du cinéma, sans doute. Mais il n’y a pas que les dactylos. Il est encore, au studio, une situation qui tente quelques jeunes filles : script-girl. Ainsi nomme-t-on les jeunes filles qui, attachées à un metteur en scène, remplissent le poste de secrétaire volante chargée de suivre la prise de vues. Elles notent les heures de départ de chaque scène, le temps que durent les prises de vues, le costume de chaque artiste, et les anomalies de sa toilette, la position des acteurs quand ils se présentent ensemble dans le décor, métier intéressant, mais plein de responsabilités et qui ne peut être régulièrement assuré qu’après un assez long apprentissage comme seconde script- girl ou secrétaire. Une jeune fille bien entrainée gagne généralement 500 francs par semaine, mais les places sont rares et le travail n’est jamais assuré que pour un temps plus ou moins long. Car ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le travail qui consiste à faire un film dure aujourd’hui un mois, en moyenne. Quand tout le monde quitte le studio, la jeune fille n’a plus qu’à s’en remettre à sa destinée. On lui dit de bonnes paroles, des mots gentils. Avec votre habileté, vous ne tarderez pas à retrouver du travail. Et puis, soyez tranquille, vous serez avec nous dans la prochaine production. Nous recommençons dans deux mois. Merveilleux mirage du cinéma. Tout le monde se laisse bercer par ce bienheureux optimisme, et puis les jours passent, les deux mois s’étirent et s’allongent en deux ans… et lorsqu’on recommence un film, la script-girl qui le fait a été choisie parmi les cinquante ou soixante candidates qui attendent et toutes les promesses ont été oubliées. Non, comme disait le très savant Dr Henius qui présidait aux destinées des productions dans le studio où je le connus… Le Cinéma n’est quand même pas un métier pour les honnêtes gens !

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Il plaisantait, bien sûr. On ne peut pas toujours récriminer. Cherchons autre chose. Une jeune fille ayant fait de bonnes études de français peut chercher un emploi de scénariste ou de découpeuse. Après qu’elle a servi de secrétaire pendant un temps plus ou moins long, selon ses capacités, son intelligence naturelle et son degré d’assimilation, il arrive qu’on lui confie un sujet à établir sous forme de scénario et, si elle réussit à le rendre techniquement capable d’être tourné, elle sera certainement en possession d’un gros élément de succès pour l’avenir. Un jour, sans doute, réussira-t- elle à établir un scénario pour son propre compte et elle touchera alors une somme variant de 10 000 à 20 000 francs. Mais il ne s’agit plus là que de la valeur personnelle de l’individu et l’on ne saurait placer cette profession parmi celles qui, mathématiquement, automatiquement, conduisent une jeune fille à un résultat espéré. Les hommes, en effet, leur font là une rude concurrence. Plus spécifiquement féminine est la carrière de l’habilleuse. Pour y réussir, il faut allier les qualités de la femme de chambre aux virtuosités de la couturière. Comme son nom l’indique, l’habilleuse habille. Elle déshabille aussi parfois. Elle suit les artistes, hommes et femmes, vit à côté d’eux dans le studio avec du fil et des aiguilles dans sa poche. On l’aime généralement, mais elle en profite pour être dans tous les endroits, où elle n’a que faire. C’est du moins ce que se figurent les vedettes. En réalité, chaque artiste voudrait avoir l’habilleuse pour soi toute seule. Elle s’imagine qu’elle lui appartient et, quand elle ne la trouve pas, elle suppose qu’elle court le guilledou avec les machinistes, les électriciens, ou qu’elle entretient les assistants des espoirs qu’elle fonde sur la grâce de son visage ou la noblesse de ses attitudes. Mais revenons aux situations mieux payées. Peut-on réellement envisager comme une situation particulièrement sûre celle de l’assistante ? Je ne le crois pas. L’assistante est adjointe du metteur en scène. Elle l’aide en tout ce qui intéresse la prise de vues, choisit avec lui les artistes, contrôle leur présence, leur maquillage ou, par une chance dont, pour ma part, je n’ai pas beaucoup d’exemples, l’aide dans la prise de vues proprement dite. Ce sont, pour les femmes qui réussissent à découvrir une de ces places, des points de départ vers la carrière du metteur en scène ou de directrice de production. Il faut reconnaitre que les femmes réussissent là aussi bien que les hommes et que l’on voit à notre époque des maisons de films ou des productions fort bien administrées, gouvernées, lancées par des femmes. Faut-il une conclusion ? Je ne me suis livré à ce rapide travail d’énumération que pour répondre à des désirs que des conversations ou des lettres me font apparaître assez aigus. Il est agréable de se révéler utile chaque fois qu’on le peut, surtout envers la femme qui, souvent, voit ses efforts découragés. Et je m’imagine que la seule besogne utile de l’écrivain est peut-être, dès qu’il sait quelque chose, de le dire à ceux qui ne le savent pas. Mesdemoiselles, Si vous voulez une place au cinéma, ne vous adressez pas à moi, je suis incapable de vous la donner.

8 Extrait de Boisyvon, « Pourquoi l’on désire venir au Cinéma et pourquoi l’on y reste ? », Mon Ciné, 23 août 1934, reproduit dans Chantecler Revue, n° 21, 6 octobre 1934, p. 1.

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Ce ne sont pas les vedettes que les journalistes interrogent, que les visiteurs cherchent à approcher pour leur demander ce qu’elles mangent à leur petit déjeuner, dont on voit les noms sur l’affiche, mais ce sont les vraies vedettes du studio. Les personnages pour qui on a des attentions quotidiennes. Les metteurs en scène, les artistes connaissent la valeur de ceux qui les entourent, qui font leur renommée, et si, d’aventure, une série de catastrophes privait la grande artiste, ou le grande auteur, ou le metteur en scène de leur maquilleur, ou de leur cameraman, ou de leur électricien, ou de leur script-girl… le public éprouverait devant l’écran une déception inexpliquée… mais parfaitement explicable. « Mimi » ou « Maïa », par exemple, étaient des script-girls fort appréciées. On les retenait plusieurs semaines à l’avance. Du reste, ne vous y trompez pas, les script-girls sont des personnages extrêmement importants et leurs décisions sont parfois sans appel. Leur table, dans le studio, est une de celles à laquelle on ne se permettrait jamais de toucher. Cette table porte le découpage du scénario, le dialogue, le bloc sténographique qui fait foi de tous les ordres reçus, le chronomètre, emblème de la puissance mesurée à la seconde, les feuilles de travail où les moindres incidents sont relatés et, naturellement, le sac à main, le rouge à lèvres et parfois un vase de fleurs où, chaque jour, une main discrète renouvelle les roses ou les œillets.

9 Serge Veber, « Un métier pour hommes », Pour vous, 5 juillet 1939, p. 2. À la suite de l’article où je déconseillais aux jeunes filles ou jeunes femmes d’essayer d’accéder à la carrière de metteur en scène, de beaux yeux ont pleuré, et des plumes ont grincé. On m’a accusé d’être « anti-féministe », peu galant, que sais-je encore !… « Faut-il, m’écrit une correspondance courroucée et havraise, faut-il vraiment une culotte de golf, des lunettes d’écaille, le cigare au bec et le mot ordurier à la bouche ? Faut-il être l’ami de la vedette et le « protecteur » des figurantes ? Faut-il n’avoir jamais eu la moindre notion de charme, de vérité, d’humanité pour pouvoir être metteur en scène ?… » Non, Madame. Mais il ne faut surtout pas détester les hommes, comme vous avez l’air de le faire. Vous vous faites une curieuse idée des metteurs en scène. Demandez à ceux qui ont tourné avec eux si Raymond Bernard a le cigare au bec, Moguy le mot ordurier aux lèvres, si L’Herbier est l’amant de ses vedettes, si Esway n’a pas de charme, si Carné ou Chenal manquent d’humanité, etc. « Il me semble, m’écrit une autre, que le métier d’assistante ou de metteur en scène peut devenir une carrière féminine. Vous ne pouvez nier que certaines femmes possèdent à un degré surprenant de la force et de l’endurance. Nous croyez-vous privées de dons d’observation et de finesse ? Nous sommes aussi aptes que l’homme à créer de belles images avec un maximum de réalisme poétique… » Admettons-le. D’où vient alors qu’à deux ou trois exceptions près il n’y ait pas de femmes metteurs en scène ? Croyez-vous que, si cela avait été possible, bien des femmes protégées par des producteurs ou des commanditaires n’auraient pas plus souvent risqué leur chance ? On me cite Jeunes Filles en uniforme, la Maternelle, le film allemand sur les Jeux Olympiques, quelques autres encore, mais dans la plupart des cas les femmes ont été des conseillères, des collaboratrices, bien plus que des réalisatrices. Leni Riefensthal a-t-elle eu d’autres succès que son merveilleux documentaire sur les Jeux ? Pourquoi Germaine Dulac n’a-t-elle pas persévéré ?

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Et il ne faut pas prétendre que les hommes leur barrent la route. Elles ont assez de puissance persuasive et de séduction pour obtenir ce qu’elles veulent, quand elles le veulent. La mise en scène de théâtre n’était-elle pas également un métier d’homme ? Je ne demande qu’à me tromper. Je constate simplement que jusqu’à présent les événements m’ont donné raison. Et ce n’est pas ne pas aimer les femmes que de les détourner d’une carrière qui n’est pas faite pour elles.

NOTES

1. Boisyvon, « Les physionomies du studio : la dactylo », Pour vous, n° 75, 24 avril 1930, p. 4. 2. Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008, p. 110. 3. Suzanne Cordelier citée dans François Battagliola, Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, 2004 (1re éd. : 2000), p. 67. 4. Josiane Pinto, « Une relation enchantée », Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 84, 1990 citée dans ibid., p. 65. 5. Christine Bard, les Femmes dans la société française au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2003 (1re éd. 2001), p. 118. 6. Jean Redon, « Petits trucs pour pénétrer dans un studio », le Journal de la femme , n° 51, 28 octobre 1933, p. 5. 7. Citations extraites de : Anonyme, « Gagner sa vie : introduction », le Journal de la femme, n° 15, 18 février 1933, p. 5.

AUTEUR

PRISKA MORRISSEY Priska Morrissey, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Haute- Bretagne Rennes 2. Elle a soutenu en 2008 une thèse consacrée aux opérateurs de prises de vues en France, entre 1895 et 1926 (Paris 1). Elle a publié en 2004 Historiens et cinéastes, rencontre de deux écritures (Paris, L’Harmattan) et plusieurs articles et entretiens consacrés aux métiers et techniques du cinéma. Priska Morrissey, Associate Professor in Film Studies at the University of Rennes 2. Her thesis was about French cinematographers between 1895 and 1926 (Paris 1, 2008). She is the author of Historiens et Cinéastes: rencontre de deux écritures (L’Harmattan, 2004) and has published several studies and interviews about the history of film industry professionals and the history of film technique.

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« On naît acteur de cinéma… on ne le devient pas ». Artiste cinématographique : un métier en quête de formation (1919-1939) “ You don’t become a movie actor, you are born one… ”. The art of film acting in search of formal training (1919-1939)

Myriam Juan

NOTE DE L’ÉDITEUR

J.-H. Blanchon, « Un conservatoire de l’écran ? Grave question ! », Excelsior, 6 avril 1934, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616.

1 En 1925, après sept ans d’existence, l’Union des artistes dramatiques et lyriques de langue française ajoute l’épithète « cinématographique » à sa dénomination officielle. Un an plus tard, dans le Bulletin de l’Union, Philippe Hériat revient sur la création de cette section, dans laquelle il voit la consécration de « la constitution d’une profession nouvelle »1 : celle d’acteur de cinéma. Cette dernière est dotée, dès 1927 (l’année même où l’Union devient un syndicat), d’une « licence professionnelle »2, « certificat délivré aux interprètes cinégraphiques3, établissant à titre provisoire (licence provisoire) ou à titre définitif (licence proprement dite) leur qualité d’acteur de cinéma. » (art. 1). Cette licence, attribuée par un comité de douze acteurs de cinéma parmi lesquels figurent six unionistes, poursuit deux buts (art. 2) : L’un moral, en mettant à la disposition du véritable acteur un moyen de prouver à tout instant et en toutes occasions sa qualité et son honorabilité et en permettant de démasquer les usurpateurs du titre. L’autre pratique , en renseignant immédiatement le producteur de films sur la qualité réelle d’un postulant interprète.

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2 L’essor d’une presse cinématographique adressée au public, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, encourage l’intérêt des spectateurs pour le monde des studios. Certains rêvent de pénétrer l’envers du décor et de s’y faire une place. Or si toutes sortes de métiers séduisent, celui d’acteur attire le plus, poussant l’Union des artistes à tenter de régulariser les conditions d’exercice d’une activité désormais conçue comme une profession. La tension entre amateurisme et professionnalisme touche au demeurant tous les domaines de l’interprétation. Les artistes sont fiers de présenter leur métier comme une vocation, mais ils doivent dans le même temps faire reconnaître leurs qualités professionnelles, fondées sur la formation et l’expérience. Le problème se pose de manière particulièrement aiguë au cinéma. Pour certains, en effet, être acteur n’y relèverait pas du métier : il suffirait d’« être » devant la caméra. Pour d’autres au contraire, acteur de cinéma est bien un métier, mais nullement distinct de celui d’acteur de théâtre. À la faveur de la cinéphilie naissante, un troisième discours se fait jour cependant, s’efforçant de prouver que ce métier existe, tout en affirmant sa spécificité. La licence promulguée en 1927 entend réguler le flot des prétendants et prétendus artistes cinématographiques. Elle ne résout toutefois aucun des problèmes soulevés puisqu’elle se contente de statuer sur un état de fait : suivant ses termes, la qualité d’acteur de cinéma est en effet reconnue à ceux qui, de facto, peuvent prouver un minimum d’expérience dans les studios4. Son instauration est donc loin de clore un débat qui se poursuit durant tout l’entre-deux-guerres – et au-delà.

3 Discours et pratiques reposent sur trois enjeux majeurs, dont on tentera de suivre ici les développements. Un premier enjeu réside dans les liens entre théâtre et cinéma : dans quelle mesure la formation de l’acteur de cinéma peut-elle être la même que celle de l’acteur de théâtre et peut-elle être conçue de façon identique avant et après le passage au parlant ? Plus largement, cette formation pose la question de l’inné et de l’acquis dans le domaine artistique : dans la réussite d’un artiste, quelle part est due au travail, quelle part au talent ? Comment déceler ce dernier et comment le développer ? Enfin, des artistes tentant de contrôler l’entrée dans la profession aux metteurs en scène rêvant de découvrir la perle rare, en passant par les journalistes oscillant entre encouragement et démobilisation des nombreux prétendants, les réactions des professionnels constituent un troisième axe de réflexion. Au croisement de ces différentes questions, c’est ainsi la manière dont le métier d’artiste cinématographique a été perçu et pensé par les contemporains que l’on s’efforcera de mettre au jour. On analysera tout d’abord les imaginaires contradictoires suscités par le métier, objet de désir pour tous ceux qui y aspirent, passionnant mais éreintant aux dires de ceux qui le pratiquent. Puis l’on s’intéressera aux débats suscités par la nature et l’établissement même d’une formation professionnelle, à l’heure où sont créés de nombreux instituts et écoles « cinégraphiques ». Des représentations à la réalité du terrain, on verra alors comment l’accès des débutants aux studios, soumis à divers intermédiaires (agences, régisseurs, protecteurs), a continué d’être régi essentiellement par la chance et le hasard.

Devenir artiste : du rêve à la dure réalité du métier

4 Devenir artiste est le rêve de bien des passionnés de l’écran, que n’encouragent guère les acteurs déjà installés. Ces derniers sont relayés par la presse, dont le positionnement est toutefois plus ambigu qu’il n’y parait de prime abord.

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5 Présentée comme un phénomène de grande ampleur par la presse spécialisée, l’aspiration au métier d’artiste cinématographique a laissé de nombreuses traces de sa ferveur pendant l’entre-deux-guerres. Le courrier des lecteurs des magazines en est un premier indicateur. En septembre 1919, dès le sixième numéro de Ciné pour tous (l’une des toutes premières revues de cinéma à s’adresser au public), Pierre Henry, directeur de la publication, fait paraître un éditorial intitulé « À ceux que le cinéma attire », dans lequel il constate : Depuis que paraît cette revue, il n’est pour ainsi dire pas de jour qui ne nous apporte un nombre sans cesse grandissant de lettres de lecteurs désireux de faire du cinéma leur métier, parfois dans l’art du scénario, dans la prise de vues, presque toujours dans l’interprétation.5

6 Si les magazines ne publient que très rarement les lettres qui leur sont adressées, les réponses apportées à ces dernières sont néanmoins transparentes, de même que certains pseudonymes adoptés par des lecteurs6. À titre d’exemple, citons « Rêvant d’être une étoile », à qui Ciné pour tous promulgue ses conseils le 8 novembre 1919, tandis que dans le même numéro on répond aussi aux aspirations de « Aimé S. » (« Voyez la réponse faite plus haut à Rêvant d’être une étoile »7), d’« Un lecteur assidu » (« Ne vous connaissant pas, comment voulez-vous que je vous dise si vous avez quelque chance de réussir au cinéma »8) et de « Mlle Suzanne Turquin » (« Écrivez ou présentez- vous […]. Non, il n’est pas nécessaire d’avoir fait du théâtre »9). Le développement récent du vedettariat cinématographique explique certainement en partie cette poussée de vocations, encouragées par le caractère muet du cinéma. À l’heure où Louis Delluc invente le concept de photogénie, l’idée que l’appareil cinématographique peut révéler voire créer une vedette est en effet largement répandue – et vigoureusement combattue [ill. 2]. Quoique le phénomène soit loin de disparaître par la suite, c’est au cours des années 1920 et au tournant des années 1930 qu’il suscite le plus de commentaires. C’est d’ailleurs à cette époque que des observateurs créent, pour le baptiser, des néologismes éloquents : « cinémaboulie » pour les uns, « cinématomanie » pour les autres10. Le « cinémaboule » devient du reste une figure familière, dont s’empare la littérature et, bien sûr, le cinéma11.

7 Plusieurs livres paraissent au demeurant, censés aider les postulants. Pour faire du cinéma !, publié par René Ginet et Marcel Francher en 1927, retient particulièrement l’attention, moins pour sa préface (signée Jacques de Baroncelli), que pour les chapitres où sont reproduites « Quelques lettres » de spectateurs et « L’opinion des vedettes » sur la question12. Les lettres, au nombre de trente-deux, sont présentées comme « rigoureusement authentiques »13. S’il est impossible de vérifier cette information, d’autres documents originaux, retrouvés dans divers fonds d’archives14, donnent à cet ensemble une crédibilité certaine, en dépit de quelques cas éveillant de lourds soupçons. Les auteurs ont manifestement voulu montrer qu’hommes et femmes, de tous les âges et de toutes les classes sociales, étaient touchés. Sans surprise, les jeunes gens sont majoritaires (mais une correspondante signale ses soixante ans) et viennent d’horizons modestes (quoique l’on trouve également une « femme du monde »). Contre toute attente en revanche, les hommes sont nettement plus nombreux. Quoi qu’il en soit, les motivations et les atouts mis en avant par leurs auteurs méritent être soulignés. La passion pour le cinéma domine, passion derrière laquelle les commentateurs de l’époque voient systématiquement le « mirage de la vedette », mais qui atteste plus généralement la fascination exercée par le monde des studios. Par ailleurs, plusieurs correspondants avouent la gêne dans laquelle ils se trouvent, le

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cinéma apparaissant comme un monde d’opportunités pour des personnes (en l’occurrence surtout des femmes) en quête de travail. Ceux chez qui transparaît clairement l’espoir de devenir vedette insistent souvent sur leurs qualités physiques et sportives, tout en signalant leur éventuelle expérience, comme l’auteur de cette lettre adressée à Jacques de Baroncelli : À titre d’indication je parle quatre langues et possède une culture générale complète… En ce qui concerne les aptitudes qui peuvent s’adapter plus spécialement au cinéma : j’ai pratiqué et connais presque tous les sports, je suis musicien, je danse… Est-ce beaucoup ? Sera-ce assez ? Bien que n’ayant jamais « tourné » je ne suis plus tout à fait un novice au cinéma, ayant déjà travaillé le « septième art ». Je joins du reste quelques bouts de film à ma lettre afin que vous me puissiez juger au point de vue « photogénie ».15

8 La pratique des sports et la photogénie l’emportent donc sur la formation et l’expérience, une conception des qualités nécessaires à l’acteur de cinéma qui est loin de disparaître avec le parlant, quoiqu’elle tende alors à être davantage réservée aux femmes16. Sollicités sur cette question des aptitudes et des voies à emprunter pour parvenir à la réussite, les artistes professionnels ne se montrent cependant guère encourageants.

9 La presse publie régulièrement les conseils d’artistes à ceux qui rêvent de faire du cinéma. L’ouvrage de Ginet et Francher comprend également un chapitre réunissant les avis de vingt-six acteurs français (hommes et femmes à égalité) sur ce sujet17. Le portrait désenchanté que peignent ces « vedettes »18 du métier est saisissant. À de très rares exceptions près, les personnalités interrogées s’évertuent à décourager les aspirants. « L’art de l’Écran n’est pas tout à fait le dernier des métiers, mais il est certainement le plus ingrat, le plus inabordable et le plus décevant »19, écrit par exemple Maurice Schutz en guise d’introduction. Chacun souligne les désillusions qui guettent ceux qui croient avoir la vocation, le chômage qui règne dans la profession, mais aussi la pénibilité du métier avec ses « levers à 5 heures et demie du matin en hiver comme en été »20 et ses « 8 à 10 heures de travail » 21, qui conduisent l’acteur à rentrer le soir harassé de fatigue « le cerveau vide, les nerfs encore tendus par l’effort donné et [ses] yeux, [ses] pauvres yeux brûlés par les feux intenses des sunlights. »22 Plusieurs artistes dénoncent le mirage créé par les salaires mirobolants des stars hollywoodiennes, rappelant qu’en France, bien peu de comédiens peuvent vivre du cinéma. Tous s’accordent sur la nécessité d’avoir de grandes qualités physiques et des dispositions dramatiques, mais aussi beaucoup de chance, tout en travaillant sans relâche et en faisant preuve d’une exceptionnelle persévérance, sans aucune garantie de réussite. La plupart prônent l’apprentissage sur le terrain, par la figuration et les petits rôles, seuls Jean Dax et Maurice Schutz voyant dans les planches une bonne préparation à l’écran. Ces conseils ne s’adressent au demeurant qu’aux seuls entêtés, qui n’auraient pas la sagesse de renoncer.

10 Bien que prudents, les « conseils aux jeunes artistes » de Mary Pickford, publiés trois ans plus tôt dans Cinémagazine, sont nettement moins décourageants. La star résume ainsi sa position : « Je ne découragerai jamais une personne d’entrer au cinéma si cette personne, avant de prendre cette décision, y a pensé bien sérieusement et très consciencieusement. Il n’y a peut-être pas de carrière qui exige autant de connaissances et d’aptitudes et qui offre autant de difficultés que l’Art Muet. Ce qui ne veut pas dire que le succès est inaccessible à tous. »23 La posture est conforme à la mythologie américaine du self-made man et à l’idée que tout le monde peut réussir à force de

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volonté et talent. À cet égard, par-delà leur bon sens, les réserves exprimées par les artistes français révèlent leur amertume face à une réalité bien éloignée de l’image véhiculée par le star-system hollywoodien. En produisant un contre-imaginaire très négatif sur leur métier, on peut également supposer que ces interprètes tentent de se prémunir contre de nouveaux et jeunes rivaux.

11 Dans les années 1930, alors que le cinéma français a reconquis une part des écrans nationaux, les avis semblent un peu plus partagés. Dans le prolongement de l’époque muette, Pierre Blanchar donne pour premier conseil « sans hésitation […] : Ne faites pas de cinéma. »24 Françoise Rosay recommande au contraire divers exercices, physiques et surtout vocaux, avant de commencer à tourner « partout où cela est possible », en faisant preuve d’humilité et de ténacité25 [ill. 1]. Annabella enfin, représentant une nouvelle génération directement venue à l’écran, adopte une posture nuancée : « En principe, je pense, je n’encouragerais pas, mais je resterais neutre, car il me siérait assez mal de décourager les autres… n’est-ce pas ? »26 À l’instar de Fernandel, Albert Préjean ou encore Jean-Pierre Aumont, des acteurs célèbres participent par ailleurs régulièrement aux jurys de concours censés révéler les étoiles de demain, offrant ainsi leur patronage à des manifestations qui entretiennent les rêves. Sans doute la prise de conscience qu’il s’agit là d’une partie de leur métier de vedette, associée au plus grand succès du cinéma français, explique cette inflexion vers moins de réserve et de sévérité à l’égard des postulants-artistes.

12 À côté des méfaits de la mythologie hollywoodienne, plusieurs acteurs interrogés dans les années 1920 mettent en cause l’attitude de la presse, dont le positionnement se révèle de fait ambigu. En 1919, Pierre Henry encourage « ceux que le cinéma attire » : « Écrivez, présentez-vous, obstinez-vous. Malgré toutes les barrières, malgré toutes les déceptions, courage ! Vous tous êtes vraiment l’avenir du cinéma de France. »27 Au lendemain de la Grande Guerre, la situation du cinéma français incite en effet à mobiliser toutes les bonnes volontés. Ce discours évolue toutefois rapidement, comme en témoignent les réponses au courrier des lecteurs, empreintes de lassitude et déconseillant de plus en plus de tenter l’aventure des studios.

13 Pour autant, les magazines ne cessent de raconter les vies d’artistes partis de rien et parvenus à une réussite éclatante. Ils publient régulièrement des articles aux titres éloquents sur les qualités nécessaires « pour devenir star » qui, tout en soulignant les difficultés qui attendent les aspirants, ne peuvent qu’encourager ceux qui se croient animés par une vocation. Certains organisent enfin des concours destinés à découvrir de futures vedettes. C’est le cas, à plusieurs reprises, de Cinémagazine dans les années 1920, puis de Cinémonde dans les années 1930 28. Cette attitude en apparence contradictoire est en fait au fondement même du star-system alimenté par ces magazines populaires et dont ceux-ci vivent en retour : il s’agit d’affirmer le caractère exceptionnel des stars, en préservant leur part d’humanité, de sorte qu’elles puissent susciter à la fois le rêve et l’identification29. Les notions de talent et de travail sont donc également convoquées et préférées à celle de génie, qui suppose davantage une aptitude innée d’emblée pleine et entière30. Le talent apparaît au contraire comme une donnée certes préexistante, mais qui nécessite pour s’épanouir des conditions extérieures favorables, au premier lieu desquelles la volonté et le travail.

14 Si artistes et journalistes conseillent presque toujours de commencer par la figuration, de nombreuses écoles sont néanmoins créées pendant la période, proposant une formation préalable à l’entrée dans les studios et entretenant ainsi un vif débat.

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Le débat autour des écoles de cinéma

15 Profitant de la cinématomanie ambiante, de « prétendues » écoles de cinéma voient le jour dès le début des années 1920. Avec le passage au parlant, plusieurs comédiens reconnus proposent à leur tour des formations, tandis que la pertinence et les modalités de création d’un éventuel conservatoire du cinéma ne cessent d’être débattues.

16 Dès l’immédiat après-guerre, paraissent des annonces pour toutes sortes d’instituts promettant de former au métier d’artiste et, surtout, d’ouvrir à la carrière de vedette [ill. 3]. En 1921, après avoir constaté que l’enseignement dispensé par ces établissements « ne sert pas à grand-chose »31, Lucien Doublon est assailli de lettres qui le décident à visiter certaines écoles. Il publie alors des articles très élogieux sur deux cours32 [ill. 5]. Deux ans plus tard cependant, le secrétaire général du Syndicat des directeurs de cinéma et des Amis du cinéma est revenu de son enthousiasme et déclare : « Je crois de mon devoir aujourd’hui de faire la guerre à ces fâcheuses institutions qui ne constituent, il faut bien le dire, que de vulgaires, de très vulgaires affaires d’escroqueries. »33

17 Cette guerre, Sylvio Pelliculo, chargé du courrier des lecteurs de Mon Ciné, la mène dès les débuts du journal avec acharnement, malgré des « lettres de menaces »34 et le mécontentement de nombreux correspondants [ill. 4]. Mon Ciné apparaît d’ailleurs dans les mains des protagonistes au début d’un petit film visant à dénoncer ces « officines ». Voulez-vous faire du cinéma ? (1925, Pierre Ramelot et René Alinat, édition Équitable- Film) met en scène les pitoyables leçons du Professeur Bélyris, interprété par Émile Saint-Ober35. Sur les murs de la classe, des photographies d’artistes, des affirmations prétentieuses (« Toutes les Grandes Vedettes ont tourné ici ») et le tarif des cours (100 francs le premier mois36, 75 francs à partir du deuxième et 225 francs pour un forfait de trois). Toujours affable et souriant, le professeur est accompagné d’un opérateur de mauvaise humeur et fait face à un groupe d’une douzaine d’élèves, surtout des jeunes gens (dont une majorité de jeunes filles) à l’allure modeste, attentifs et anxieux pour la plupart, quelques-uns profitant néanmoins du cours pour flirter. On retrouve au passage quelques types bien connus de cinémaboules, comme le fils dont la mère vient vanter les mérites. Les prestations sont ridicules, mettant en cause la pertinence de l’enseignement, la compétence de l’opérateur (dont le montage suggère que nous voyons à certains moments les plans flous et mal cadrés), et enfin le devenir des élèves. « Serions-nous chez les fous ? » s’interrogent les réalisateurs, qui entendent ainsi dessiller les yeux de tous ceux que tenterait l’aventure.

18 La grande presse s’empare à son tour du sujet, à la suite de scandales conduisant à l’intervention des autorités publiques. En 1926, un grand quotidien annonce qu’« on a fini par tuer ces entreprises qui spéculaient, avec trop de profit sur la naïveté publique »37, le même journal reconnaissant pourtant quelques années plus tard que ces établissements n’ont pas disparu38. Dans ses mémoires, Fernand Trignol raconte pour sa part comment un confrère régisseur monta une « école » destinée à lui fournir de la figuration gratuite au début des années 1930, ce qui le conduisit à être convoqué par les Renseignements généraux39. Les échos sur ces institutions malhonnêtes n’en tendent pas moins alors à disparaître, tandis que sont créées d’autres écoles jugées plus respectables.

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19 Au milieu des années 1920, Gaston Jacquet considère qu’« il n’y a pas d’école de Cinéma honnête, mis à part le cours de notre grande camarade Renée Carl. »40 Cette dernière a en effet animé au cours de la décennie une « Académie du Cinéma » à laquelle elle a apporté son crédit d’actrice expérimentée. En 1925, alors que le débat bat son plein, Paul de la Borie reconnaît l’utilité d’une école, mais affirme que celle-ci « doit être dirigée par un cinématographiste d’une honorabilité et d’une compétence indiscutables. »41 En 1931, Maxudian fonde une « Université cinématographique » très bien accueillie par la presse. Assisté notamment du réalisateur Roger Lion, il entreprend d’y donner « des cours de diction, de mise en scène, de chant, de maquillage et de radiophonie »42. Venu comme tant d’autres du théâtre et spécialisé, au cinéma, dans les seconds rôles, Maxudian explique ses motivations : former la « figuration intelligente » aux conditions nouvelles créées par le parlant et asséner un coup fatal aux pseudo-écoles de cinéma : Les petits rôles que nous leur procurerons sauront ce que c’est que parler devant le micro. Ils sauront se maquiller, monter à cheval, tenir une épée… Nous espérons ainsi réunir un noyau de figuration vraiment intelligente et capable de rivaliser avec cette merveilleuse figuration américaine où il semble que la moindre silhouette soit une composition de grande classe. J’espère aussi porter un coup mortel aux innombrables cours pour apprentis-stars […].43

20 Un an plus tard, c’est au tour de Raymond Rognoni, sociétaire de la Comédie-Française et chevalier de la Légion d’honneur, de créer un « Cours d’Introduction au Cinéma » où il entend donner à ses élèves « un enseignement qui les destine spécialement au Cinéma. Pas de travail sur des tirades ou sur des scènes de théâtre mais des scénarios réels et ceci en collaboration avec notre confrère en microphone. »44 Le directeur du poste parisien de Radio L.L. et un speaker sont chargés de « l’enseignement du micro », l’actrice Odette Talazac des cours de musique, le réalisateur Yvan Noé des cours de scénarios, trois autres professeurs enfin des cours de danse et de langues étrangères. L’audition des élèves de l’« Université Cinégraphique » de Roger Lion en 1934 laisse cependant perplexe, tout comme celle du « Conservatoire des Arts Cinématographiques » de Jean Chataigner en 1937, dont le jury est pourtant constitué de personnalités de l’industrie cinématographique (parmi lesquelles Germaine Dulac et Léonide Moguy) : les futurs acteurs de l’écran s’y présentent sur scène, interprétant divers extraits de pièces de théâtre45.

21 Le passage au parlant brouille de fait, dans le domaine de l’interprétation, la frontière théorique entre la scène et l’écran. De nombreux cours de théâtre proposent désormais de former à l’une et à l’autre, à l’instar du cours René Simon. La nouveauté ne réside pas dans l’existence de transfuges : le théâtre était déjà le principal réservoir d’acteurs du cinéma à l’époque du muet. Elle est dans la reconnaissance de la proximité entre les deux arts de jouer. « Théâtre et cinéma sont choses différentes, lui dira-t-on [au comédien]. Il le sait. Il sait très bien aussi, mais il ne le répondra pas, qu’elles ne sont pas tellement différentes que cela »46, écrivait dès 1926 Georges Saillard, habitué de la scène comme de l’écran47. L’arrivée du parlant semble donc lever un tabou. Elle relance par là même la discussion sur la création d’un véritable conservatoire du cinéma, dont il s’agit de déterminer s’il doit ou non être intégré au Conservatoire national de musique et de déclamation48, institution historiquement vouée à la formation des futurs comédiens de la Comédie-Française.

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22 Dès 1919, le député André Honnorat dépose une proposition de résolution invitant le gouvernement à créer, à l’Administration des Beaux-Arts, un Conservatoire national de la production cinématographique. L’année suivante, de Bersancourt, administrateur de la Compagnie Universelle Cinématographique s’inquiète de l’écho rencontré outre- Atlantique par les idées françaises. Benoît-Lévy lui répond : « je ne crois pas que les Américains trouvent moyen de réaliser pratiquement un Conservatoire, et je ne vois aucun inconvénient à ce qu’ils le réalisent avant nous. Nous profiterons de leurs expériences. »49 Si les pouvoirs publics se désintéressent alors de la question, l’idée qu’un organisme officiel de formation des comédiens de l’écran est nécessaire ne disparaît pas pour autant.

23 Dans les années 1930, l’arrivée du parlant relance une fois de plus le débat. De nombreuses voix s’élèvent pour proposer l’ouverture d’une classe de cinéma au sein même du prestigieux Conservatoire. Ainsi Antoine défend-il à plusieurs reprises « la création d’un cours de cinéma [qui] complèterait heureusement l’éducation des élèves »50. Une éphémère « classe de maintien et de cinéma » semble d’ailleurs avoir été créée en 1934, confiée à Georges Wague. Quelques mois plus tard, un journaliste ironise : « Ayant nommé un mime […] à ce poste, le Conservatoire doit en être encore au cinéma muet et c’est sans aucun doute pourquoi nous n’entendons plus parler de sa tardive innovation. »51 L’idée est d’ailleurs loin de faire l’unanimité. Certains ne voient pas l’utilité d’une formation spécifique. D’autres souhaiteraient un établissement qui « enseignerait avec des méthodes modernes, un art moderne : le cinéma, et seulement le cinéma. »52 D’autres enfin s’opposent toujours à toute école, arguant que « la “figuration” est au cinéma le seul Conservatoire pratique et profitable »53. La deuxième option semble un temps l’emporter avec la fondation du CATJC (Centre artistique et technique des jeunes du cinéma) à Nice en mars 1941, puis du CFCE (Centre de Formation du Comédien d’Écran) deux ans plus tard à Paris, sous la direction d’Henri Fescourt. Fin 1943, la première promotion du CFCE compte sept filles et sept garçons. Marcel L’Herbier assure la réalisation de leur bout d’essai qui fait office de diplôme. Subventionné par l’État, le CFCE ferme cependant un an après la Libération, en raison principalement de restrictions budgétaires.

24 Dans les faits, la formation la plus courante au métier d’acteur de cinéma est finalement restée, en France, le théâtre. Celui-ci n’ouvre pas toujours, pour autant, les portes des studios et les aspirant-artistes continuent d’emprunter d’autres voies.

Sur le terrain : intermédiaires et voies d’accès aux studios

25 Censées aider au placement des acteurs et des figurants, les agences artistiques sont confrontées aux méthodes de recrutement opaques de nombreux régisseurs, tandis qu’au moyen d’une recommandation ou d’un bout d’essai, certains espèrent attirer d’emblée l’attention du réalisateur ou du producteur.

26 Suivant les conseils des journaux, les candidats débutants peuvent commencer par faire de la figuration dans l’espoir d’accéder progressivement à de vrais rôles. C’est la fonction des agences artistiques que de fournir au régisseur le personnel nécessaire à l’interprétation d’un film, tout particulièrement les figurants et les petits rôles pendant l’entre-deux-guerres. Pour les comédiens plus importants, les agents semblent moins

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présents. Dans l’annuaire professionnel le Tout Cinéma, les artistes renommés continuent ainsi dans leur très grande majorité de donner leur adresse personnelle afin d’être directement contactés. Il est vrai qu’au théâtre, l’impresario avait surtout pour tâche d’organiser les tournées hors de la capitale, un mode de représentation qui n’existe pas au cinéma. Le manager (suivant un anglicisme probablement mis à la mode par Hollywood) ou agent (suivant un terme plus générique), défini comme une personne gérant les intérêts de quelques vedettes particulières, est une figure peu présente dans le cinéma français de la période, quoiqu’elle tende à se développer à la fin des années 193054.

27 Néanmoins, le nombre des agences artistiques s’accroît considérablement au cours de la période. Si le Tout Cinéma n’en recense que vingt-neuf en 1925, il en compte soixante- dix-neuf dix ans plus tard. Certes, ces listes ne sont pas exhaustives, elles ne sont pas toujours rigoureusement mises à jour et l’on y trouve enfin quelques entreprises qui n’y ont pas leur place. L’augmentation est cependant suffisamment importante pour être significative. Ces établissements viennent manifestement du monde du théâtre55, certains proposant d’ailleurs des artistes pour les attractions dans les salles. À travers les publicités, on comprend que la figuration et les petits rôles occupent une grande part de leur activité.

28 En 1925, le Préfet de Police de Paris édite une nouvelle circulaire règlementant les tarifs des droits des agences de placement, texte qui vise à protéger les artistes56. La question des agences, de leur existence et de leurs éventuels abus, préoccupe du reste beaucoup les syndicats. Un service paritaire gratuit de placement du spectacle existe durant la période, dont la Fédération Nationale du Spectacle ne cesse de déplorer l’inactivité dans le domaine du cinéma57. En ce qui concerne les figurants, les responsables de cette situation sont alors clairement montrés du doigt. Ce sont les « marchands d’hommes » dénoncés en 1928 par Robert Desnos dans le Soir58 : les régisseurs.

29 Le scandale des écoles de cinéma bat encore son plein qu’un nouveau sujet d’indignation se fait jour, également lié au désir d’une multitude d’individus de devenir artiste de cinéma : l’exploitation des figurants. Les articles publiés par Desnos dans le Soir s’inscrivent en effet dans une vaste campagne menée par les syndicats et une partie de la presse, à partir de la fin des années 1920, contre les méthodes de recrutement et le traitement des figurants. Malgré des dénonciations répétées, la situation ne semble guère évoluer. En 1928, Desnos signale « la foire en plein vent des cafés des boulevards de Strasbourg et de Saint-Denis »59, quartier des spectacles où les artistes ont l’habitude de se retrouver en attendant un engagement ; en 1937, le président de la commission paritaire de l’agence officielle du spectacle indique que le recrutement des figurants s’opère toujours « sur la voie publique, notamment sur les boulevards aux environs de certains cafés, recrutement qui prend le caractère de racolage et qui s’exerce au mépris des lois et règlements sur le placement. »60

30 L’affluence de volontaires incite beaucoup de régisseurs à se passer des agences de placement. Or ce mode de recrutement fragilise extrêmement les figurants, dont presse et syndicats prennent la défense. Par-delà son rôle complexe et essentiel dans la réalisation des films, le régisseur est ainsi présenté par certains journalistes comme un véritable despote, « grand maître sur les détails, la couleur de la nappe et le seau à champagne, sur la figuration mobile et immobile, les objets et les hommes. »61 [ill. 6]. Il pâtit d’une image particulièrement négative dès qu’est abordé le problème de la figuration62. Les régisseurs spécialisés dans ce domaine (les chefs de figuration ou

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« chefs de frime ») sont dénoncés pour leurs pratiques frauduleuses, allant du gonflement du nombre d’engagements à la rétention sur les cachets. Évoquant son travail à Joinville dans les années 1930, Fernand Trignol confirme cette représentation d’une profession crapuleuse : J’étais chef de figuration spéciale, c’est-à-dire que je recrutais les romanichels, les Chinois, les nègres, les sidis marocains, les gonzesses de tapin, les barbeaux outranciers, etc. À cette époque les chefs de frime étaient de véritables caïds. Nous touchions un blot des producteurs et nous casquions ce que nous voulions. […] Aujourd’hui ces pratiques ne se font plus. Les chefs de figuration sont devenus des régisseurs payés à la semaine et les figurants touchent intégralement leurs cachets.63 Nuançant ce portrait à charge, Trignol justifie cependant le recrutement des figurants dans la rue plutôt que dans les bureaux et agences de placement : C’est la seule façon de prendre l’ambiance, l’atmosphère et la vérité. Si vous engagez des figurants de métier, ils vous arrivent avec des foulards rouges, des gaufres cassées comme les macs du théâtre de Belleville en 1904.64

31 Quoi qu’il en soit, pour tous ceux qui rêvent d’être artiste, devenir « figurant de métier » est alors considéré comme un échec patent. Bénéficier d’une recommandation ou passer un bout d’essai paraît à beaucoup le moyen d’éviter cet écueil et de parvenir plus vite au premier plan. Certains aspirant-artistes n’hésitent pas à demander aux professionnels leur soutien. Il est vrai que c’est grâce à l’appui de personnalités introduites dans le monde des studios que quelques « créatures d’écran » ont pu faire leurs débuts – souvent modestes – devant la caméra. C’est le cas par exemple d’Annabella, présentée par l’écrivain T’Serstevens (un ami de son père) à Abel Gance préparant Napoléon. Ces recommandations font l’objet de vives dénonciations, surtout quand elles concernent une jeune femme dont un riche commanditaire, épris, entend faire une star du jour au lendemain. Elles n’en entretiennent pas moins le fantasme que le cinéma est un monde d’opportunités où il est possible de réussir en partant de rien.

32 Avant d’être engagée, Annabella dut passer un bout d’essai, rituel essentiellement réservé aux débutants ou destiné à mettre au point un personnage (costume, maquillage, expressions). Contrôlé par le réalisateur ou le producteur, ce bout de film est censé renseigner sur les qualités photogéniques et le potentiel artistique d’un nouveau venu. Plusieurs concours organisés par Cinémagazine dans les années 1920 promettent d’ailleurs aux candidats retenus un bout d’essai, réalisé et jugé par des personnalités du monde cinématographique [ill. 7]. En 1926, Germaine Dulac filme par exemple toute une journée durant les quarante-huit concurrentes d’un « concours d’ingénues » dont aucune, pas même la principale lauréate, n’a cependant réussi à faire carrière dans le métier65. Utile pour pénétrer dans les studios, nulle recommandation ou concours ne peut donc garantir le succès, pas plus que ce bout d’essai grâce auquel certains espèrent trouver la perle rare. Tous ces dispositifs n’en entretiennent pas moins le mythe – essentiel à l’industrie du rêve qu’est (aussi) le cinéma – d’un « déjà- là » qu’il suffirait de découvrir ou, plutôt, de révéler à l’écran.

33 L’attrait considérable exercé par les artistes de cinéma dans la France de l’entre-deux- guerres suscite donc une réflexion sur les moyens de débuter et de faire carrière à l’écran. Malgré de nombreux discours sur l’originalité du métier et la nécessité de mettre en place une formation professionnelle pour l’exercer, les voies qui mènent à la réussite – sans même se limiter à celle des vedettes – continuent d’apparaître comme un mystérieux jeu de la vocation et du hasard où intervient quelque part, à des degrés

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divers, le talent. Au cours de la dernière décennie du muet, alors que se développe et s’organise la cinéphilie, il s’agit à la fois de faire reconnaître l’existence d’un métier (discours sur les compétences, la pénibilité, les contraintes liées à l’exercice de ce dernier) et sa spécificité (affirmation de la distinction absolue entre le jeu cinématographique et le jeu théâtral). Pourtant, s’il existe bien dès cette époque quelques artistes qui ont directement débuté à l’écran (Suzy Vernon et Albert Préjean pour ne citer que deux exemples), l’immense majorité des acteurs de cinéma vient du théâtre, où ils continuent d’ailleurs pour la plupart d’exercer. En dépit de l’hostilité de nombreux cinéphiles, la scène apparait donc, dans les faits, comme la meilleure voie d’accès au studio, les deux univers demeurant étroitement liés. Ceci explique la prédominance d’une unique association professionnelle, l’Union des artistes, dont la philosophie d’action – l’unionisme – repose sur la conviction que le métier d’artiste interprète est un et indivisible, par-delà les divers modes d’expression et de production qu’il est amené à emprunter.

34 Dans ce contexte, l’arrivée du parlant a surtout permis de lever un tabou, en rendant davantage admissible la proximité entre la scène et l’écran. Certes, les tenants de la spécificité absolue du jeu cinématographique n’ont pas disparu et l’on continue à rechercher d’authentiques débutants, sans aucune expérience des planches. L’idée s’impose pourtant peu à peu que les différences entre chaque type de jeu n’impliquent pas pour autant une distinction radicale entre les deux métiers, réunis au sein d’une seule et même profession. De cette interpénétration – jamais démentie depuis – il n’en résulte pas moins que la spécificité de l’acteur de cinéma est demeurée mal établie en France, où elle est sans cesse proclamée mais toujours remise en question. Au demeurant, leur formation théâtrale n’a pas empêché certains acteurs de développer une manière de jouer propre au septième art. vient ainsi du music-hall, dont l’empreinte est d’ailleurs très forte dans ses premiers films. Son intelligence du cinéma le conduisit cependant à modifier profondément son jeu face à la caméra et à s’inventer littéralement à l’écran pour devenir une authentique vedette cinématographique, une « star », la plus grande star masculine du cinéma français d’avant-guerre.

NOTES

1. Philippe Hériat, « L’Acteur Muet », Bulletin de l’Union des artistes, n° 4, avril 1926, pp. 10-11. 2. « La licence professionnelle est instituée », Bulletin de l’Union des artistes, n° 11, juin 1927, pp. 61-62. Les citations qui suivent sont tirées de cette publication ; les passages soulignés le sont dans le texte original, qui précise que le principe de ce règlement a été approuvé par la Chambre Syndicale Française de la Cinématographie et accepté par le Syndicat des Auteurs de Films. Cette création participe d’une campagne plus vaste de l’Union en faveur de l’institution de licences professionnelles dans ses différentes sections, campagne qui rencontre toutefois davantage de difficultés auprès des artistes dramatiques et lyriques. Sur cette question et plus généralement sur l’histoire de l’Union, voir Marie-Ange Rauch, De la cigale à la fourmi : histoire du mouvement syndical des artistes interprètes français, 1840-1960, Paris, éditions de l’Amandier, 2006.

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3. Les adjectifs « cinégraphique » et « cinématographique » sont tous deux employés pendant l’entre-deux-guerres, le second s’imposant progressivement. De la même manière, « acteur », « interprète » ou bien encore « comédien » sont utilisés concurremment et souvent pris comme synonymes par-delà leurs nuances. Ils demeurent cependant moins courants que le terme d’« artiste », dont l’usage tend néanmoins à reculer au profit de celui d’« acteur ». 4. Voici l’ensemble des conditions requises : être français ou avoir servi dans l’armée française, produire un extrait de casier judiciaire daté de moins de trois mois, avoir exercé au moins une année, justifier de l’interprétation de deux rôles et d’un minimum de cinquante journées de travail, s’engager à respecter la discipline professionnelle instaurée par l’Union des Artistes en accord avec la Chambre syndicale française de la Cinématographie et la Société des Auteurs de Films et être présenté par quatre parrains licenciés. 5. Pierre Henry, « À ceux que le cinéma attire », Ciné pour tous, n° 6, 15 septembre 1919, p. 2. 6. Sur le courrier des lecteurs dans les revues de l’époque, voir Émilie Charpentier, « Spectateurs, vous avez la parole. Le courrier des lecteurs dans Cinémagazine et Mon Ciné », maîtrise d’histoire, Université Paris I, 2003, 227 p. (pp. 107-112 sur la question des pseudonymes). 7. « Entre nous », Ciné pour tous, n° 10, 8 novembre 1919, p. 3. 8. Ibid. 9. Ibid. 10. « Cinémaboulie » est le titre d’un ouvrage paru en 1928 à Genève, signé Jest and Jest, dont les auteurs seraient Éva Élie, correspondante de Cinémagazine en Suisse, et son mari, directeur de la revue suisse Cinéma. « Cinématomanie » est un terme utilisé, entre autres, par René Jeanne dans Tu seras star !… Introduction à la vie cinématographique, Paris, la Nouvelle société d’édition, 1929. 11. L’aspirant-artiste (en général une femme) est un personnage récurrent du cinéma hollywoodien dès les années 1920, comme l’illustrent le synopsis de Hollywood (1923, James Cruze – film considéré comme perdu), Stage Struck (Vedette, 1925, Allan Dwan) ou bien encore Show People (Mirages, 1928, King Vidor). Moins courant dans le cinéma français, le « cinémaboule » n’en a pas moins inspiré le Schpountz (1938), écrit par Marcel Pagnol à la suite d’une histoire survenue sur le tournage d’Angèle (1934). 12. Voir René Ginet et Marcel E. Francher, Pour faire du Cinéma !, Paris, éditions Publietout, 1927, 115 p. 13. Ibid., p. 15. 14. Le fonds Baroncelli contient ainsi un ensemble de lettres datées de 1922 dont les auteurs sollicitent un engagement (Médiathèque de la Cinémathèque française, fonds Baroncelli, BARONCELLI 49-B19). On trouve également de telles lettres dans les archives de la société Albatros (Médiathèque de la Cinémathèque française, fonds Albatros, ALBATROS B5-ALBATROS B10). 15. Lettre à Jacques de Baroncelli, Bruxelles, le 18 juillet 1922, fonds Baroncelli, BARONCELLI 49- B19. 16. Les raisons de ce changement ne sauraient cependant être attribuées seulement au parlant. L’évolution des canons du vedettariat masculin joue également un rôle déterminant. 17. « L’opinion des vedettes », dans René Ginet et Marcel E. Francher, op. cit., pp. 47-92. 18. Bien que présentées comme telles, plusieurs des personnalités interrogées ne sont pas à proprement parler des vedettes (de Paulette Berger à Louis-Napoléon Michel, en passant par José Davert). 19. René Ginet et Marcel E. Francher, op. cit., p. 89. 20. Simone Vaudry, dans ibid., p. 68. 21. Sandra Milowanoff, dans ibid., p. 61. 22. Geneviève Félix, dans ibid., p. 57. 23. Mary Pickford, « Conseils aux Jeunes Artistes », Cinémagazine, n° 4, 25 janvier 1924, p. 132.

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24. Pierre Blanchar, « Conseils à un jeune homme qui voudrait faire du cinéma », Cinémagazine, nouvelle série, n° 1, 19 avril 1934, non paginé. 25. Françoise Rosay, « Conseils à une jeune fille qui voudrait faire du cinéma », Cinémagazine, nouvelle série, n° 1, 19 avril 1934, non paginé. 26. Paulette Morache, « Annabella. Rien ne peut retenir celui qui a la vocation… », Cinémonde, n° 279, 22 février 1934, p. 154. 27. Pierre Henry, « À ceux que le cinéma attire », op. cit. 28. S’ils entretiennent les rêves des cinémaboules, ces concours participent aussi d’une stratégie de fidélisation mise en œuvre par les magazines. Jeux, énigmes et référendums sont en effet régulièrement proposés aux lecteurs, sollicitant souvent leur expertise dans le domaine du vedettariat. Christophe Trébuil a étudié ces pratiques dans une communication intitulée « Les concours destinés aux lecteurs de Cinémagazine et Mon Ciné (1921-1932) », prononcée le 15 novembre 2007 à l’INHA, lors d’un colloque organisé par l’INHA et l’Université Paris 1 sur « Les acteurs de la fabrication du goût » (communication non publiée). 29. Une troisième dimension vient s’ajouter à ces deux caractéristiques (exceptionnalité et humanité) et donner au système hollywoodien un caractère réellement inédit en France : l’apparente reproductibilité des stars, perçues par certains comme de véritables produits industriels. Sur ce sujet, voir Myriam Juan, « La célébrité à l’heure de la reproductibilité. L’invention de la star de cinéma en France pendant l’entre-deux-guerres », Hypothèses 2011. Travaux de l’École doctorale d’Histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (à paraître en 2012). 30. Nous faisons référence ici au sens courant du mot, tel que Norbert Élias a pu justement le remettre en cause dans son étude sur le génie de Mozart, dans laquelle il montre comment l’exceptionnel, tout inné soit-il, est aussi produit socialement (Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991, 250 p.) Les journalistes n’hésitent pas cependant à recourir au terme de génie pour qualifier quelques artistes au statut particulièrement exceptionnel, comme Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks ou Ivan Mosjoukine. 31. Lucien Doublon, « Un Conservatoire du Cinéma », Cinémagazine, n° 6, 25 février 1921, p. 25. 32. Lucien Doublon, « Un Studio-École à Paris », Cinémagazine, n° 10, 25 mars 1921, pp. 25-26 et « Studio », Cinémagazine, n° 15, 29 avril 1921, p. 20. 33. Lucien Doublon, « Avertissement aux futurs artistes de cinéma ! », Cinémagazine, n° 13, 30 mars 1923, p. 540. 34. Sylvio Pelliculo, « Mes prisons », Almanach de Mon Ciné, 1924, p. 28. Sur l’attitude différente de Cinémagazine et Mon Ciné face à la cinémaboulie, voir Émilie Charpentier, op. cit., pp. 157-163. 35. Notons que Pierre Ramelot est le fondateur du Club de l’Écran (1928-1932). Sylvio Pelliculo a publié une adaptation de cette comédie dans le Film complet (n° 144, 7 juin 1925). Aucun élément ne permet d’établir que Mon Ciné ait investi dans la production du film. Sa présence dans ce dernier tendrait ainsi à montrer combien le magazine faisait alors figure de fer de lance dans le combat contre la cinémaboulie. 36. Soit près de 80 euros 2010 selon les tables de conversion de l’Insee et plus du cinquième du salaire mensuel moyen d’un ouvrier en 1925 (environ 487 francs d’après Thomas Piketty, les Hauts Revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistribution, 1901-1998, Paris, Grasset, 2001, 807 p., données mises en ligne sur http://www.jourdan.ens.fr/piketty). À titre de comparaison, Mon Ciné coûte alors 0,45 francs. Certaines sources avancent pour de tels cours des tarifs encore plus élevés. 37. « Les premières de l’écran », JNL, 31 décembre 1926, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616. 38. Jean Chataigner, « Les Écoles de Cinéma », JNL, 18 avril 1930, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616. 39. Fernand Trignol, Pantruche ou les mémoires d’un truand, Paris, éditions Fournier, 1946, pp. 128-130. 40. Gaston Jacquet, dans René Ginet et Marcel E. Francher, op. cit., p. 80. 41. Paul de la Borie, « Les Écoles de cinéma », Cinémagazine, n° 3, 16 janvier 1925, pp. 123-124.

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42. « La fondation d’une Université cinématographique », Ciné-Miroir, 3 avril 1931, p. 223. 43. G. C., « Un Conservatoire de cinéma ? M. Maxudian nous dit… », Ordre, 13 juillet 1931, BnF- ASP, fonds Rondel, Rk 616. 44. Roger Audiet, « Le conservatoire du cinéma ouvre ses portes », Cinémonde, n° 185, 5 mai 1932, p. 368. 45. « À l’Université Cinégraphique », l’Avant-Scène, 2 juin 1934 et René Brest, « Hier soir on a découvert des étoiles… au Conservatoire des Arts Cinématographiques », Paris-Midi, 13 juillet 1937, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616. 46. Georges Saillard, « Du Cinéma », Bulletin de l’Union des artistes, n° 5, juin 1926, p. 28. 47. Acteur de seconds rôles, Georges Saillard (1877-1967) était bien connu des spectateurs français à la fin des années 1920 pour son interprétation de Thénardier dans la version des Misérables réalisée par Henri Fescourt (1925, quatre épisodes). Il est par ailleurs l’oncle d’Annabella. 48. Devenu le Conservatoire national de musique et d’art dramatique en 1934, puis le Conservatoire national d’art dramatique en 1946 (après séparation d’avec la branche musicale), et enfin le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD). 49. La proposition d’André Honnorat, ainsi que la correspondance entre de Bersancourt et Benoît-Lévy, sont conservées au département des Arts du spectacle de la BnF, fonds Rondel, Rk 616. 50. Antoine, « Et la classe de cinéma du Conservatoire ? », JNL, 3 juillet 1936, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616. 51. J.-P.L., « Le cinéma au Conservatoire. Toujours le Pierrot de Molière », Ciné-Comœdia, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616. 52. C. Delpeuch, « Il faut créer un Conservatoire du cinéma », le Petit Journal, 26 novembre 1938, BnF-ASP, fonds Rondel, Rk 616. 53. J.-H. Blanchon, « Un conservatoire de l’écran ? Grave question ! », op. cit. 54. À titre indicatif, c’est seulement à partir de l’édition 1934-1935 du Tout Cinéma que l’on voit apparaître sous les photographies de quelques artistes la mention d’un « manager exclusif », mention qui disparaît le plus souvent l’année suivante (ce qui ne signifie pas que le contrat n’ait plus cours). Certaines des grandes agences de la fin des années 1940 ont par ailleurs été créées dans le courant de la décennie précédente. À Hollywood, le rôle des agents émerge à la fin des années 1920 et s’affirme dans les années 1930 (voir Tom Kemper, Hidden talent. The emergence of Hollywood agents, Berkeley / Los Angeles / London, University of California Press, 2010, 293 p.). 55. Quelques rares sociétés, dont le nom signale une spécialisation dans le cinéma, apparaissent cependant dès 1928, telles que l’Omnium cinématographique (en 1928) ou l’Agence cinématographique Carson (en 1929). 56. La circulaire fixe le pourcentage pouvant être prélevé par l’intermédiaire sur les salaires en fonction du montant de ces derniers. Au-delà de 3 000 francs par mois, 600 francs par semaine et 400 francs par cachet, ce pourcentage est libre. 57. La situation change radicalement à partir de 1938, sans que nous ayons encore pu identifier les raisons de ce retournement. 58. Voir les articles reproduits dans Robert Desnos, les Rayons et les ombres. Cinéma, Paris, Gallimard, 1992. 59. Robert Desnos, « La corporation désorganisée des figurants », le Soir, 2 août 1928, reproduit dans ibid., p. 149. 60. Procès-verbal de la séance du 18 mars 1937 de la commission paritaire de l’Agence Officielle du Spectacle, archives départementales de la Seine-Saint-Denis, fonds de la Fédération nationale des Spectacles, 65 J 318. 61. Josette Clotis, « 2 jours de figuration », Cinémonde, n° 234, 13 avril 1933 (article illustré par Dubout), p. 321. La mise sur le même plan des objets et des hommes est éloquente.

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62. Certains articles proposent une vision plus positive du métier, en choisissant d’en aborder justement d’autres aspects. Voir par exemple Jacqueline Lenoir, « Le régisseur », Cinémonde, n° 291, 18 mai 1934, p. 401. 63. Fernand Trignol, op. cit., pp. 109-110. 64. Ibid., pp. 130-131. 65. Voir M. P., « Notre Concours d’Ingénues », Cinémagazine, n° 46, 19 novembre 1926, p. 402.

RÉSUMÉS

L’attrait exercé par le métier d’artiste (ou acteur) cinématographique prend une ampleur inédite en France au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que les premières revues adressées au public alimentent l’industrie du rêve. Les nombreux aspirants sont cependant confrontés à l’absence de formation professionnelle en la matière. Tandis que les acteurs installés, pour la plupart issus du théâtre, recommandent en général de débuter dans la figuration, des écoles de cinéma voient le jour, suscitant une vive opposition. Avec le passage au parlant, l’intérêt pour la formation théâtrale est relancé, et les partisans d’une classe de cinéma au sein du Conservatoire s’opposent aux tenants de la spécificité absolue du jeu cinématographique. Sur le terrain, ceux qui ne sont pas passés par les planches tentent pour leur part de décrocher un engagement auprès des agences de placement, des régisseurs, ou par le biais de recommandations. Au final, malgré diverses tentatives pour créer une formation autonome, le métier d’acteur cinématographique est resté professionnellement très proche, en France, de celui d’acteur de théâtre, le passage au parlant ayant rendu plus admissible une situation qui lui était en fait bien antérieure.

After the First World War, and as the first fan magazines appear, the desire to become an artist in the movies increases in France. However, for those yearning to act on the screen, there is no vocational training. The well-known artists – most of them coming from theatre – give mainly the advice of starting by being an extra, while numerous movie actor schools open, inspiring heated debates. The coming of sound arouses a new interest for theatrical training. Some people would like then to create a film acting class in the Conservatoire whereas others stand up for the absolute uniqueness of screen performance. Practically, those who have no dramatic experience try to get a part in employment agencies, from studio managers or by being recommended by someone. Actually, in France, in spite of many attempts to create specific training and ways to become a movie actor, the profession has remained very closely linked to the theatrical world. The transition to sound only made more acceptable a situation that had already existed for a long time.

AUTEUR

MYRIAM JUAN Myriam Juan, doctorante en histoire à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Elle est attachée temporaire de recherche et d’enseignement à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en- Yvelines. Elle prépare une thèse sur le vedettariat cinématographique en France pendant l’entre-

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deux-guerres : « Un vedettariat est né. Une histoire culturelle du vedettariat cinématographique en France (1919-1940) » (sous la direction de Pascal Ory). Elle a récemment coordonné un numéro de la revue Conserveries mémorielles consacré aux pratiques sociales des publics de cinéma (avec Christophe Trébuil). Myriam Juan, Ph.D. candidate in History at the University of Paris 1-Panthéon-Sorbonne. She is a teaching and research assistant at the University of Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. She is working on a thesis about the star-system in France during the interwar period: “A star-system is born. A cultural history of the star-system in France (1919-1940)” (under the supervision of Pascal Ory). She has recently coordinated an issue of Conserveries mémorielles about the social practices of movie audience (with Christophe Trébuil).

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Les premiers ingénieurs du son français The first French sound engineers

Martin Barnier

1 Les ingénieurs du son ont pris le « train du cinéma en marche ». Arrivés près de trente- cinq ans après les autres techniciens du cinéma, ils ont subi une « exclusion » partielle des plateaux (enfermés dans des cabines, et considérés comme « gêneurs ») et ont mis plusieurs années à faire leur place, entre le début et la fin des années 1930.

2 Entrer jeune pour des stages dans les compagnies de cinéma entre 1929 et 1934 permettait de découvrir un nouvel aspect de la profession : le son. Comment cette profession s’est-elle créée ? Qui a formé les hommes du son ? Nous allons voir quelles furent les différentes façons de devenir spécialiste de l’enregistrement. Le lieu d’apprentissage est principalement le plateau. Cette formation sur le tas se fait grâce aux techniciens étrangers qui viennent à Paris lors de la généralisation du parlant. Les travaux de ces ingénieurs étrangers sont fondamentaux pour l’apprentissage des Français1.

3 Il ne faut pourtant pas oublier le rôle du laboratoire Gaumont, avant la généralisation du parlant. Nous verrons ensuite comment les plateaux français permettent le développement du métier. La multiplication des tâches proposées à ces techniciens oblige la corporation naissante à s’organiser, au moment même où les syndicats du cinéma s’implantent durablement dans les studios français au milieu des années 1930. Nous verrons enfin comment le métier a évolué jusqu’aux années 1940-1950, date à laquelle la pratique du son au cinéma s’est transformée.

Formation de l’ingénieur du son « avant le parlant » : transmission chez Gaumont

4 Prenons l’exemple de Robert Ivonnet qui commence sa carrière à 24 ans chez Gaumont :

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Né en 1905, [R. Ivonnet] est entré en 1929 au service son des studios Gaumont, après un stage au laboratoire pour la mise au point du matériel d’enregistrement Gaumont-Pertersen-Poulsen. Depuis la Fin du monde, il a signé l’enregistrement de nombreux films tournés dans ces studios, entre autres Mon ami Victor, le Joueur d’échec, etc. En 1935, il est entré au service du son des studios Éclair, dont il est devenu le chef. Comme chef-opérateur du son, il a signé une nouvelle série de productions qui comprend les Bas-fonds, Douce et Goupi Mains rouges.2

5 Le résumé de cette carrière jusqu’aux années 1940 permet de remarquer une formation au son sur le tas, typique de la période, dans le seul studio français qui a continué à produire des films parlants sur la longue durée (depuis 1905 jusqu’aux années 1920).

6 On a remarqué que Robert Ivonnet a été formé dans les laboratoires Gaumont avant de former lui-même les stagiaires arrivant à la GFFA (1930-1934) puis chez Éclair. L’équipe autour de Léon Gaumont, qui a amélioré les synchronisations mécaniques pendant des années, a connu une certaine stabilité entre 1902 et 1930. Entre 1925 et 1929, ces techniciens ont travaillé sur le Gaumont-Petersen-Poulsen (GPP). Au moment où Ivonnet arrive dans les laboratoires Gaumont, sorti probablement d’une école d’ingénieur (comme d’autres arrivés autour de 1930), il peut recueillir l’expérience accumulée, depuis plus de quinze ans, par les spécialistes du son de la marque à la marguerite.

7 En 1900-1903, Léon Gaumont regroupe des ingénieurs et leur demande d’améliorer son Chronophone. L’appareil est vendu à partir de 19053. En observant les notes internes de la compagnie, on constate qu’il ne se passe pas six mois sans que des demandes de brevets concernant le son soient faites4. Parfois, c’est l’équipe des laboratoires des Buttes-Chaumont qui dépose des brevets, comme en 1901, pour la synchronisation électrique film / son5. En juin 1918, l’équipe Gaumont dépose un brevet pour l’amélioration du son sur disque6. Mais, le plus souvent, il s’agit d’utiliser un système déjà inventé, et de payer des droits. Un groupe fidèle entoure Léon Gaumont qui participe lui-même à cette commission chargée de synchroniser les films. Cette équipe continue à fonctionner même après avril 1930, quand Léon Gaumont passe la main en ce qui concerne les affaires financières et la production de films. Pendant les années 1930, alors que le consortium GFFA (Gaumont-Franco-Film-Aubert) tente de redresser l’entreprise, Léon Gaumont retrouve ses « collègues ingénieurs » (Gaumont, en réalité, n’a jamais eu le diplôme d’ingénieur) pour discuter et tester des dispositifs de son optique, mais il est moins présent à partir de 19317.

8 Dans ce Comité d’Études Techniques de la cité Elgé, on trouve les hommes qui ont le plus réfléchi sur le son synchrone en France entre 1900 et les années 1920. Le travail de René Decaux a été fondamental pour la mise au point du Chronophone. Georges Laudet a permis d’améliorer l’amplificateur à air comprimé. Frély, Armagnat et Martin ont travaillé sur la synchronisation et les enregistrements8. L’ingénieur Armengaud s’occupait des droits avec sa société de conseil9.

9 On observe ici un premier lieu de « transmission des savoirs » concernant le son au cinéma. Bien sûr, l’amplification par air comprimé des années 1906 a laissé la place à la transmission électrique des sons. L’enregistrement sur rouleau puis sur disque a été abandonné (bien que le Vitaphone de la Warner était lui aussi sur disque) au profit de la piste optique. Néanmoins l’équipe Gaumont a suivi toutes les transformations successives du matériel, et les a même anticipées (le Gaumont-Petersen-Poulsen est venu sans doute trop tôt, et il était plus lourd à utiliser avec bande son et bande image séparées). Elle a donc pu transmettre aux stagiaires de 1929-1934 ses connaissances en

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matière d’acoustique, et aussi concernant le son direct. Depuis décembre 1910, en plus de pratiquer le play-back, la Gaumont procède à des enregistrements en son direct avec micro électrique captant la parole jusqu’à cinq mètres10. On constate la qualité de l’enregistrement (même si le nettoyage effectué pour le transfert numérique nous donne une idée un peu faussée), effectué en décembre 1910, en écoutant le Coq chantant sur le DVD accompagnant le livre le Muet a la parole11. Plusieurs pièces de théâtre de plus de 15 minutes ont été enregistrées en son direct (plus précisément recréées dans le studio Gaumont avec une captation du son en direct) grâce à ce procédé. De 1913 à la fin de la Première Guerre mondiale, ce « Théâtre automatique » est projeté dans des salles Gaumont12. Ce travail sur le son explique que l’équipe Gaumont était à même de transmettre ses connaissances quand le besoin de techniciens s’est fait sentir, lors de la généralisation du parlant. La compréhension des problèmes acoustiques, le souci d’une prise de son efficace, les notions de réverbération et d’amortissement des sons, et bien d’autres questions sont déjà à l’ordre du jour dans ces studios même si le matériel est différent de celui qui se répand à partir de 1930. Cependant aucune des personnes citées (Decaux, Laudet, Frély, Armagnat et Martin) au sein de ce groupe ne semble être devenue « ingénieur du son » pour les films des années 1930 : ce sont chercheurs de laboratoire depuis le début des années 1900, voire avant, et ils forment donc une génération précédente de techniciens si bien que leurs noms n’apparaissent pas dans les génériques des films parlants.

10 De très nombreuses autres compagnies produisent, en France, des films chantants ou parlants pendant les années 1900-1914, comme Mendel, De Faria, Stransky et Pathé. Mais seul Gaumont peut faire la jonction entre cette période et la fin des années 1920, en ce qui concerne le son : le travail sur le Gaumont-Petersen-Poulsen avec les ingénieurs danois Petersen et Poulsen, qui aboutit à la projection d’un film sonore Gaumont en 1928, l’Eau du Nil, fait la liaison avec le moment où toutes les compagnies françaises se mettent à produire du parlant, fin 1929.

11 Au cours de l’année 1929, les productions sonores (bruits et musique) puis chantantes et parlantes sont diffusées dans les salles des grandes villes françaises. Les compagnies de production comprennent qu’il s’agit de faire face à la concurrence américaine, puis allemande et anglaise, et de changer de méthode13. Fin 1929, les principales maisons de productions (Gaumont devenu GFFA, Pathé qui s’appelle Pathé-Natan) et de plus petites comme Jacques Haïk ou Braunberger-Richebé s’équipent ou font tourner leurs films parlants dans les studios anglais. Les ingénieurs du son qui enregistrent les voix françaises de ces longs métrages sont pour la plupart des étrangers : américains, allemands ou anglais. Ce sont eux qui forment les techniciens sur les plateaux français.

La transmission allemande et européenne

12 On peut citer quelques-uns de ces ingénieurs ayant importé leur savoir-faire. Hermann Storr enregistre les voix de Gina Manès et Albert Préjean pour le Requin, un des tout premiers longs métrages tournés en France avec des parties parlantes. Il est aidé par l’ingénieur Most, qui a travaillé sur le procédé Küchenmeister en 1926, et qui, s’il reviendra assez peu dans les génériques de films, restera aussi en France comme « chef du service son à la Tobis française »14. Waldemar Most met en place une coopération entre la Tobis et le Portugal puisqu’il est ingénieur du son sur les séquences parlantes

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(tournées en France) du film A Severa (1931), premier long métrage tourné en portugais15.

13 En 1929, la Tobis, s’installe comme compagnie de production à Paris, et Hermann Storr devient indispensable sur les plateaux français. Il vient pour enregistrer le son des films produits à Épinay. Ses assistants profitent donc de son expérience. Même s’il n’est pas engagé dans ce but, Storr devient un « formateur » d’opérateurs du son. Il enregistre plus d’une dizaine de films en 1930-1931. S’il travaille majoritairement pour la Tobis, il peut également faire le son de David Golder (Duvivier, 1930) pour la Société Vandal et Delac, ou Prix de beauté pour la SOFAR. Pour ce dernier film, réalisé par Augusto Genina entre fin 1929 et début 1930, les dialogues sont post-synchronisés pour la plupart des acteurs (et doublés dans plusieurs langues). Ce film, comme d’autres coproductions internationales, permet à Hermann Storr de retourner régulièrement en Allemagne. La mise en place des versions multiples franco-allemandes est une aubaine pour Storr. Cela renforce la carrière berlino-parisienne du spécialiste son. Par exemple, en 1931, il s’occupe des deux versions du Bal / Der Ball, de Wilhelm Thiele, produit par Vandal et Delac. Il enregistre aussi bien les acteurs français que leurs collègues allemands, puisque le même scénario est tourné simultanément par deux équipes d’artistes se relayant sur le plateau. Les techniciens restent donc les mêmes. Storr est probablement bilingue, et sa carrière se déroule intégralement sur les deux pays, jusqu’aux années 1960. On remarque que de 1939 à 1949, sa filmographie est exclusivement allemande, avec quelques films de propagande dont Kolberg (1945). Entre 1929 et 1933, Storr travaille surtout pour la Tobis, et enregistre les dialogues des célèbres films de René Clair tourné dans ces studios. Il est le directeur du son de Sous les toits de Paris, puis du Million (1931) et d’À nous la liberté (1932). Signalons, dans sa carrière internationale, qu’il s’occupe aussi des versions multiples franco-suédoises Serment et Service de nuit, produites en 1931 par Jacques Haïk, et tournées en Suède, et de la version franco- autrichienne la Fille du régiment pour la compagnie Vandor (1933). Dans ce dernier film, comme pour toutes les autres versions multiples tournées en français et en allemand à Vienne, Alfred Norkus participe à l’enregistrement16.

14 Avec cet exemple, on se rend compte de l’internationalité du métier d’ingénieur du son. Storr est représentatif des parcours (même s’ils sont souvent plus courts que le sien sur le territoire français) des Peter-Paul Brauer, Carl S. Livermann, Hermann Fritzsching, Fritz Thiery et autre Wilhelm Morhenn. Les Français, eux aussi, se déplacent dans les studios étrangers, car dans la liste, de 1930, que nous venons de dresser, plusieurs ont capté des dialogues en français dans un studio allemand, assisté parfois d’un Français, qui apprend ainsi le métier. Les versions multiples obligent les techniciens à coopérer, à se passer des « tuyaux » (position des perches, nombre de micros, etc.). L’implantation de Tobis en France, première compagnie internationale (capitaux et brevets allemands, néerlandais et suisses) à produire des films parlants à Paris, aide à la formation des chefs opérateurs du son. La compagnie s’est constituée sur l’excellence de ses brevets d’enregistrement. Jean Feyte qui devint monteur pour de nombreux films à partir de 1931 (Jean de la lune, le Rosier de madame Husson, Knock…), puis chef monteur des actualités Éclair-Journal, avant de revenir au long métrage, a d’abord été ingénieur du son pour les Films Sonores Tobis17. Si son nom n’apparaît dans aucun générique de 1929 à 1931, c’est qu’ils sont nombreux à travailler dans l’ombre pour cette grande compagnie qui a donc formé une pléthore de techniciens français. À l’époque les noms des opérateurs du son n’apparaissaient pas dans tous les génériques.

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15 Le matériel Tobis-Klangfilm est un des meilleurs du monde. Il sert de référence pour le réglage du projecteur de films parlants Idéal Sonore que Gaumont vend à partir de 193018. Les techniciens du laboratoire français le plus à la pointe de la recherche dans ce domaine, reconnaissaient donc la qualité du son allemand. Signalons par exemple que le grand chercheur Massole (un des trois inventeurs du procédé Tri-Ergon, au début des années 1920, en Allemagne, duquel furent issus la plupart des autres systèmes de son optique, même aux États-Unis), a aussi travaillé sur un film français. Barcarolle d’amour, produit par De Vanloo en version multiple en 1930, bénéficia en effet de l’expertise de cet ingénieur.

16 Pour nombre de jeunes ingénieurs du son, l’apprentissage s’est fait sur le tas, en observant les techniciens allemands. C’est une transmission européenne, avec Tobis (compagnie néerlando-germano-suisse) et avec les versions multiples tournées dans toute l’Europe. Mais cette formation sur les plateaux est aussi américaine.

Formation américaine et dubbing

17 Fin 1929, alors que, sur les plateaux de la Tobis à Épinay, on prépare Sous les toits de Paris et que le Requin est déjà sorti, la Paramount décide de s’implanter à Paris pour y tourner des versions multiples à destination du monde entier. Plus de dix versions d’un même film sont parfois réalisées (en 1930) sur les plateaux de Saint-Maurice équipés par la grande compagnie hollywoodienne. La plupart du temps, quatre ou cinq versions sont enregistrées en faisant venir des acteurs d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie, de Suède, du Portugal, et parfois de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie, de Roumanie… Cette « usine à film », où on tournait 24 heures sur 24, en 1930, a été décrite de façon truculente dans les Mémoires de cinéastes ou de scénaristes19. Dans ces studios, les techniciens français ont appris de leurs homologues américains comment placer les micros et vérifier les enregistrements. Jacques Lebreton était un « véritable ingénieur » (contrairement à d’autres ingénieurs du son qui n’avaient, pour certains, aucun diplôme scientifique du même type), diplômé en hydraulique de l’université de Grenoble. Un cousin, directeur de la salle Paramount de Paris, lui propose d’entrer aux studios Paramount de Saint-Maurice. Il devient l’assistant d’un opérateur du son américain, « et apprit ainsi, peu à peu, un métier tout neuf, dans lequel il est aujourd’hui passé maître »20. Resté depuis 1930 dans les studios de Saint-Maurice (alors que la Paramount quitte ces plateaux dés 1933), « il a fait trois ans de doublage – excellente école nous dit-il, car cela exige beaucoup de travail et de souplesse »21. En effet, la Paramount, touchée de plein fouet par la crise économique, dut freiner ses dépenses, aux États-Unis (où elle est en redressement judiciaire dés 1931) comme en Europe. Elle arrête donc, dès fin 1931, la production de versions multiples pour se spécialiser dans le « dubbing ». Le doublage des films américains en français est un autre « lieu d’apprentissage » pour les opérateurs du son. Les techniques américaines diffèrent de celles des Allemands. Sans entrer dans les détails, notons, par exemple, l’emploi de nombreux micros à Berlin et chez les Français, dans les années 1930, au contraire des Américains22.

18 Le lieu de transmission principal du savoir « sonore », par des Américains, se trouve dans les studios Paramount installés dans la banlieue de Paris pour tourner des versions multiples23. Un des jeunes Français qui a appris la technique en ces lieux se nomme Jacques Lebreton. Il est né en 1907 à Garches (il meurt en 1992 à Versailles).

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Après être sorti d’une école d’ingénieur à Grenoble, il commence à travailler dans les studios Paramount de Saint-Maurice au moment où les studios basculent progressivement des versions multiples vers le « dubbing ». Jusqu’au milieu des années 1930, il enregistre les comédiens français doublant les acteurs américains dans les studios de la banlieue parisienne. Les compagnies spécialisées dans le « doublage » (mot qui apparaît vers 1932) se multiplient. Nombre d’ingénieurs du son, dont le nom n’apparaît qu’épisodiquement au générique des longs métrages, vivent assez bien de ces fabrications de versions françaises. Ils sont les maîtres de la « bande rythmo » qui s’appelle encore le « rythmonome » et qui « enregistre, en traits plus ou moins longs, les syllabes étrangères. Traduction achevée, l’adaptateur écrit, au-dessus de chaque graphique linéaire, les syllabes françaises correspondantes. Cette bande sert alors à la nouvelle interprète »24. L’ingénieur du son, dans le studio de doublage, règle la vitesse de cette bande rythmo, et celle du film, et vérifie le débit des acteurs français, le ton, le timbre, le volume, etc. Il demande autant de prises que nécessaire pour que la version française corresponde le mieux possible aux visages des comédiens étrangers.

19 Pourquoi les doublages deviennent un lieu de transmission du savoir ? Parce qu’ils sont réalisés en France. Les premiers doublages, effectués aux États-Unis (entre 1929 et 1931), étaient peu « réalistes ». Un éditorialiste de la revue populaire Ciné-Miroir, réagit vivement face au « dubbing » de George Bancroft, en 1931 : « Pourquoi donc, dans son dernier film, Désemparé, ne remporte-t-il pas le même succès auprès de ses admirateurs ? Parce que George Bancroft s’était mis à parler en français et que cette voix, au lieu d’ajouter quelque chose à la compréhension de l’action, y jetait comme une fausse note »25. La pression des acteurs français, et de l’ensemble de la profession (les opérateurs son ayant beaucoup à y gagner aussi) explique qu’une loi passe rapidement pour obliger les doublages à être faits en France. Au cours de la saison 1932-1933, les studios de doublages français fonctionnent à plein, nouveau débouché pour les ingénieurs du son26. De toutes petites compagnies profitent de l’aubaine pour se créer. Ainsi « la Synchronisation. Atelier Electro Acoustique de Courbevoie », SARL créée le 1er mai 1932, ayant pour objet « l’exploitation d’un studio d’enregistrement et de prises de vues ayant pour but le doublage, la sonorisation, l’enregistrement et tous les travaux relatifs à la prise de sons et de vue des films français et étrangers »27. La Cinématographie française décrit l’état des lieux en mars 1933 : « En 1933, 90 films français et 35 versions [multiples tournées avec des acteurs français], mais 90 dubbings et 200 films étrangers sous-titrés »28. On s’inquiète du déferlement de production étrangère en VO ou en VF, et cette inquiétude est encore plus forte dans les milieux syndicalistes29. Les versions multiples sont mieux acceptées car elles sont coproduites avec des Français, jouées par des Français, et tournées par une bonne part de techniciens français. Le même article signale que Paramount double encore 12 films en français, avant de quitter les studios de Saint-Maurice plus tard dans l’année. Dans la Cinématographie française, des publicités vantent les mérites du dubbing français. Salabert, le plus grand éditeur de musique populaire, qui vient d’ouvrir un studio de doublage, se paye une double page pour signaler le « doublage particulièrement réussi » (l’Hebdo), d’un film anglais de Victor Saville, « doublé en français d’une manière impeccable par le procédé Salabert » (Ciné- Journal)30 (il s’agit d’un montage d’extraits d’articles de corporatifs français). Dans le même numéro, la rubrique technique signale que certains ingénieurs du son travaillent mieux que d’autres au doublage : SIS à la Porte de Champerret, pour le film la Belle de Saïgon, et Paramount à Saint-Maurice pour Madame Butterfly31. Le chroniqueur

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technique explique qu’il faut procéder lentement « par approximations successives jusqu’à l’approche de la perfection ».

20 C’est dans ce cadre que Jacques Lebreton a appris le métier. Son nom n’apparaît régulièrement dans les génériques des longs métrages français qu’à partir de 1940 : Cavalcade d’amour (1940), les Visiteurs du soir (1942), le court métrage de propagande vichyste Matin de France (1942), Mermoz (1943)… Lebreton imagine le moyen de rendre Jean Marais plus étrange dans le rôle de « la Bête » dans la Belle et la bête de Cocteau en 1946. Il « détimbre » la voix de l’acteur quand il interprète de rôle de la Bête, ce qui le différencie de son rôle d’Avenant32.

Formation française et échanges technologiques (radio, disque, téléphone)

21 Dès les années 1920, des instituts privés se créent pour former les techniciens du film. Certains sont décriés : « Il y a eu plusieurs écoles privées genre Postolec, qui n’avaient de professionnel que le nom »33. « L’université cinégraphique et radiophonique » dirigée par Roger Lion, sur les Champs-Élysées, propose des cours de chant, de diction, aussi bien que sur le décor ou « les appareils de prise de son »34. Les instituts de formation privés associent l’apprentissage du maniement des enregistreurs pour la radio, le disque, ou pour le cinéma.

22 En dehors de l’équipe Gaumont, et de quelques inventeurs indépendants, qui ont sans doute contribué à former des ingénieurs du son, ces techniciens ont pu venir de branches industrielles qui utilisaient les mêmes technologies. À partir des années 1880, l’industrie mondiale des télécommunications (téléphone, télégraphe, puis radio) a poussé à l’amélioration de l’amplification des sons. Les microphones se sont perfectionnés de façon à mieux faire fonctionner les téléphones. Les ingénieurs travaillant dans la téléphonie pouvaient venir sur un plateau de tournage du début des années 1930 et résoudre les questions liées aux enregistrements. De la même façon, l’électrification des enregistrements sur disque, dans les années 1920, explique que la Western Electric avait d’abord choisi le projecteur avec son sur disque pour développer le Vitaphone, avec Warner, en 1925. Ce transfert de technologie s’est accompagné d’un transfert de compétence avec des ingénieurs des compagnies de disque, ou de matériel d’enregistrement, qui ont créé le métier d’ingénieur du son de cinéma. Aux États-Unis, on trouve de très nombreuses occurrences de ces déplacements d’un métier à un autre : disque, téléphone, système de sonorisation des lieux public, et surtout radio, vers le cinéma35.

23 Il semble logique que venant du disque et de la radio, les gens compétents soient passés sur des plateaux de cinéma français36. Par exemple, les accords entre le groupe d’usines de matériel électrique de Fernand Vitus (ingénieur-constructeur de matériel électrique, surtout radio) et Pathé-Natan aboutissent à une synergie radio / disque / cinéma37. Dans les laboratoires, ce sont les mêmes ingénieurs qui mettent au point le matériel. Les amplificateurs des salles de cinéma, d’électrophone ou de radio sont fabriqués dans les mêmes usines Philips ou Pathé-Marconi. Un petit producteur comme Louis Nalpas explique qu’avec ses ingénieurs il met au point un projecteur avec tourne-disque pour diffuser des parlants38. En réalité, une bonne partie du travail a été faite par les techniciens des laboratoires Continsouza. Cette firme est aussi liée avec la GFFA, et

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travaille également pour différentes marques comme Sonorfilm… De son côté, la marque Radio-Vitus (liée à Pathé) met au point le projecteur Mélovox. Les ingénieurs qui fabriquent le matériel d’enregistrement, ou de diffusion des sons, viennent sur les plateaux et forment les techniciens du film. Parfois ils restent dans le milieu du cinéma, passant définitivement du laboratoire au plateau. Les allers-retours existent aussi (comme Robert Ivonnet). Même si nous sortons un peu des « échanges franco- français », citons l’exemple de Marcel Courmes et Joseph De Bretagne, deux des opérateurs du son qui participent aux films les plus célèbres des années 1930. Ils sont débutants sur le film de Jean Renoir, la Chienne, en 1931 et sont épaulés par les conseillers techniques de la Western Electric, Bell et Hotchckiss qui leur expliquent l’utilisation du matériel. Cette formation par des experts américains est fondamentale pour la mise en œuvre du son direct en extérieur. Grâce à cette aide, la séquence finale de la Chienne en travelling arrière avec un dialogue entre Michel Simon et Alexis Godart, capté en pleine rue, fonctionne parfaitement. Les « camions son », nécessaires pour cette séquence, ont été utilisés par les techniciens débutants, avec l’aide des experts de Western Electric39. Par la suite, Courmes continue à faire le son de films Braunberger et Richebé, comme Fantômas (avec Bell, en 1932), ou l’Agonie des aigles (1933, avec Bell). Courmes a aussi enregistré les magnifiques sons de rue de la Tête d’un homme pour Duvivier (1932, production Vandal et Delac). Il a aussi refait équipe avec De Bretagne pour un autre Renoir, Madame Bovary (1933), puis sur le Voyage de M. Perrichon (1934). Des « couples » d’opérateurs son se créent alors. De Bretagne travaille aussi avec Pagnol, autre partisan du son en extérieur, et plusieurs fois avec Renoir (la Grande Illusion, la Marseillaise, etc.) Guitry, Grémillon.

24 En plus des organismes privés, l’État crée l’Institut Des Hautes Études Cinématographiques en 1943. La formation se fait avec des ingénieurs du son expérimentés, des experts de laboratoires comme des opérateurs de plateaux. La plaquette de l’IDHEC présente le métier et précise qu’aucun diplôme n’est encore exigé pour accéder à cette profession mais il faut être « un technicien averti et un praticien éprouvé »40. L’ingénieur du son qui sort de l’institut peut appartenir au service sonore d’un studio, être affecté par celui-ci à la production d’un film ou être choisi hors du studio par une compagnie de production41. L’IDHEC donne des précisions sur chaque métier du cinéma. Cela permet, après les discussions de 1936-37, de clarifier ce qui concerne le statut des techniciens du cinéma. Pierre Leprohon se base sur les définitions données par l’école pour qualifier le « chef-opérateur du son », qui s’appelait « autrefois l’ingénieur du son. On a renoncé à ce terme impropre »42. Dans les années 1940 et 1950, on insiste sur la dénomination exacte des métiers… dénominations qui sont en fait plutôt flottantes. Le langage courant, jusqu’à aujourd’hui, continue d’utiliser l’appellation « ingénieur du son ». La définition de l’IDHEC pour le chef- opérateur du son correspond à « responsable de la qualité technique et artistique de l’enregistrement sonore du film »43.

Organisation et évolution du métier

25 Dernier né des métiers du cinéma, il semble que l’ingénieur du son ait été assez mal accepté dans certaines équipes. « Le plus souvent (…) le chef opérateur du son n’est qu’un technicien à qui l’on demande exclusivement un enregistrement fidèle », « enfermé dans sa cabine (…) il travaille le plus souvent en aveugle » encore en 194744.

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« Cet homme invisible s’explique à coups de sonnette impérieux ! », homme des cavernes « on le voit surgir par une porte basse »45. La caricature correspond à ce que perçoit un journaliste débarquant sur un plateau en 1946. Depuis la fin des années 1920, afin de percevoir ce qui est réellement enregistré, l’opérateur du son est enfermé dans une cabine insonorisée. Il écoute par le truchement d’un casque et peut demander une prise supplémentaire simplement à cause d’un bruit parasite. Parfois la cabine est disposée sur le plateau. Mais très souvent elle est plus loin, et il suit le tournage en « aveugle ». Un assistant tient la perche sur le plateau, mais le chef-opérateur du son reste dans sa cabine jusqu’à la fin des années 1940. Ces « hommes de l’ombre » se plaignent souvent de ne pas être consultés, d’être considérés comme des « gêneurs », de n’arriver dans l’équipe que lorsque tout est déjà fixé46. « Le chef-opérateur du son, remarque Carrouet, devrait, comme ses camarades de tournage, avoir sa place sur le plateau, près du metteur en scène et de ses aides »47. William Sivel trouve que la cabine reste nécessaire pour bien se rendre compte si les « acteurs jouent faux », mais il insiste aussi sur le fait de bien surveiller la perche48. Si les avis sont partagés, la plupart des techniciens du son préfèrent être au plus près des acteurs, ce qui se fait progressivement à partir de 1946.

26 La cabine son qui exclut du plateau tend à disparaître à partir de la fin des années 1940 en France. S’il reste une cabine, c’est un assistant qui s’y trouve. Un autre assistant tient la lourde perche. Le chef opérateur du son surveille l’ensemble. Le matériel évolue : la pellicule « à grain fin » (qualité supérieure permettant une gravure plus précise de la piste son) diminue le bruit de fond et le son magnétique apparaît en 1950, après les systèmes « noiseless » et « high fidelity » (années 1932-1933). La réduction de la taille de l’équipement et l’amélioration des performances facilitent la mobilité des « ingé son » qui viennent de plus en plus souvent sur le plateau. Si des écouteurs suffisent, la cabine n’est plus nécessaire. De plus les « réglages se faisaient uniquement à l’oreille » avant l’apparition de Vumètres de plus en plus précis (permettant de repérer, avec une aiguille, les variations de volume)49. « Fait remarquable, depuis quelques temps, on l’accepte [l’ingénieur du son] même sur le plateau, tout comme un “ collaborateur de création ”, titre auquel il a droit, même si on ne lui permet guère d’en user »50. Dès 1948, la « valise de contrôle » portable permet donc la présence près des acteurs. Cette valise remplace la cabine son, contenant l’appareil d’enregistrement, les écouteurs, etc.

27 Il faut aussi relativiser la position en retrait. Depuis 1930, en France, de nombreuses prises de son en extérieur ont eu lieu. Les Cinq Gentlemen maudits tourné par Duvivier au Maroc, ou bien la Chance, réalisé par Mirande dans une pinède de la Côte d’Azur, prouvent que le son peut être pris loin des studios en 1931. De nombreuses photos de plateaux montrent, en extérieur, le chef-opérateur du son, à trois mètres du cinéaste et des acteurs51. Jusqu’aux années 1940, les camions son, assez encombrants, sont nécessaires pour graver le son en extérieur (un deuxième camion sert à fournir l’électricité). Ces camions (par exemples ceux de la Tobis52) permettent un son de qualité. Les ingénieurs du son français apprécient particulièrement les tournages hors studio, où le son est d’une qualité supérieure. « Cela est dû au fait que la transmission acoustique n’est pas modifiée par les parois du studio, qu’elle provoque aussi sur le spectateur un effet auditif bien adapté à l’effet visuel [son aéré] »53.

28 On peut distinguer l’ingénieur du son, ou chef opérateur du son qui supervise l’aspect aussi bien technique qu’artistique, et ses assistants qui travaillent sur le plateau, ou

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dans les laboratoires. D’autres techniciens du son se spécialisent dans l’installation du matériel dans les salles, l’amélioration de l’acoustique des cinémas, etc. Les métiers du son au cinéma sont très diversifiés.

29 Formés majoritairement sur le tas, au moins jusqu’aux années 1940, les techniciens du son français ont appris de leurs collègues étrangers comment manier les micros. On pourrait croire que cette formation liée à une marque, une technique (allemande ou américaine) limiterait les possibilités. En réalité, on constate une grande souplesse de la part de ces techniciens. Ils s’adaptent à tout type de matériel et passe d’une compagnie à une autre, presque à chaque film, même si Tony Leenhardt, qui a fait le son d’une dizaine de films entre 1932 et 1936, semble dire le contraire quand il explique que « l’ingénieur du son ne dépend pas du metteur en scène, mais du studio : il fait en quelque sorte partie du matériel »54. Si un technicien se spécialise sur une machine et reste dans le même studio, il travaille pour des producteurs différents et pour des cinéastes variés. Il fut considéré un temps comme un « tyran » qui fait la loi sur le plateau. Cette très brève période (fin 1929, début 1930) a correspondu avec l’implantation du nouveau matériel, fragile et encore peu maniable. Très vite, l’ingénieur du son fait partie de l’équipe.

30 Luttant contre l’enfermement dans une cabine, il apprécie les tournages hors studio. La tradition du son direct en extérieur réel, avec le minimum de post-synchronisation, remonte aux années 1930. Mais c’est le son magnétique (1950) qui libère les opérateurs du son, avant que le son direct synchrone léger, au début des années 1960, ne bouleverse la profession.

31 Antoine Archimbaud, pionnier du son chez Osso et Pathé-Natan, responsable de l’extraordinaire travelling sonore dans le bagne au début de la Petite Lise (Grémillon, 1930), trouve que l’allégement du matériel (micros et enregistreurs), l’amélioration des contrôles de la pureté du son, et surtout l’écoute immédiate de l’enregistrement (son magnétique) sont les progrès les plus importants55.

32 La profession a donc vu des progrès rapides, et les métiers du son se sont multipliés très vite. Pour installer le matériel, il fallait des experts, sur les plateaux, dans les labos, et dans les salles. Dans ces dernières, le matériel anti-réverbération demandait aussi des oreilles habiles56. Sur le plateau, un chef opérateur du son et deux assistants sont nécessaires. Un autre, ou le même, en post-synchronisation. D’autres s’occupent de l’entretien du matériel. D’autres en laboratoire de développement, puis au montage son, et le délicat travail du mélangeur (ou mixeur) est confié à quelqu’un ayant les nerfs solides57. Les débouchés sont donc multiples pour ceux qu’on regroupe sous l’appellation « ingénieurs du son ».

33 Même si nous ne trouvons pas tous les noms des opérateurs son travaillant sur les films des années 1930, nous pouvons compter, dans les ouvrages de Raymond Chirat, 21 noms en 1930, 39 en 1931, 31 en 1932, dont deux femmes, 34 en 1933, dont une femme, et 31 en 1934. On retrouve une dizaine de ces noms sur la liste du syndicat des techniciens de la production cinématographique, en 1936, au moment où la profession se syndique en nombre58. Ces techniciens obtiennent d’être aussi bien payés que les autres : « l’enregistreur de son de doublage » reçoit 3 000 francs par mois, autant qu’un décorateur, plus qu’un caméraman. « L’enregistreur de son de film direct » reçoit 3 500 francs par mois59.

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34 L’opérateur du son, même s’il est considéré par certains comme un gêneur sur le plateau (sa perche fait de l’ombre !), est devenu, au cours des années 1930, un maillon essentiel de l’industrie cinématographique.

NOTES

1. Le terme « ingénieur du son » est utilisé au début des années 1930, puis, dans les années 1940, le vocable « opérateur du son », tend à le remplacer avant d’être abandonné. Ces changements, de tradition orale, demandent encore à être étudiés. 2. Denis Marion, texte de présentation du chapitre « Le chef opérateur du son », dans le Cinéma par ceux qui le font, Paris, Fayard, 1949, p. 225. Merci à Laurent Le Forestier et Priska Morrissey. Merci à Armelle Bourdoulous et Jean-Baptiste Armengaud de l’Institut Lumière, Lyon. 3. Voir Georges Mareschal, « Le Chronophone », la Nature, n° 1593, 5 décembre 1903, pp. 1-2, et la présentation de l’invention dans Phono-Ciné-Gazette, n° 13, 1er octobre 1905, p. 207. 4. Voir le fonds Léon Gaumont, Médiathèque de la Cinémathèque française. 5. Paul Marca, « L’effort de l’industrie française pour le cinéma parlant : du “ Chronophone ” à “ l’Idéal sonore ”, 1900-1930 », le Fascinateur, n° 268, septembre 1930, pp. 139-141, p. 140. 6. Martin Barnier, En route vers le parlant, Liège, CEFAL, 2002, p. 36. 7. Ibid., pp. 36-41. 8. Jean-Pierre Liausu, « À l’occasion du 10 e anniversaire du cinéma parlant, Louis Lumière qui vient d’être fait Grand-Croix de la Légion d’honneur s’associe à l’hommage que Cinémonde rend à son vieil ami Léon Gaumont qui, le premier ajouta le son à l’image », Cinémonde, n° 562, 26 juillet 1939 p. 20 ; Léon Gaumont, « Le film parlant », la Science moderne, n° 9, septembre 1929, p. 385 ; Fonds Léon Gaumont, boîte 18. 9. Fonds Léon Gaumont, boîte 20. 10. Ciné-Journal, n° 123, 31 décembre 1910. Ciné-Journal, n° 124, 7 janvier 1911. 11. Giusy Pisano et Valérie Pozner (dir.), le Muet a la parole, Paris, AFRHC / CNRS, 2005. En revanche, le DVD de la série Gaumont « cinéma premier », (vol.1, Alice Guy), s’il reproduit le coq chantant, contient un mixage avec une musique ajoutée en 2008… sans que rien n’avertisse le spectateur ! Et avec une date erronée (1905) au lieu de 1910. 12. Le Courrier cinématographique, 1er mars 1913 ; explications sur la diffusion de ces films « en son direct » dans Martin Barnier, Bruits, cris, musiques de films, Rennes, PUR, 2010, pp. 220-222. 13. La production française, en 1930, augmente de 207 % par rapport à 1929, voir Martin Barnier, En Route vers le parlant, op. cit., pp. 108-111. 14. A.-P. Richard, « Un document historique. L’évolution de l’enregistrement sonore en Allemagne et en Angleterre », la Cinématographie française, n° 691, 30 janvier 1932, p. 23. 15. Martin Barnier, « A Severa », dans Carolin Overhoff Ferreira (dir.), O Cinema português atraves dos seus filmes, Porto, Campo das letras, 2007, pp. 18-28. 16. Les informations sur les équipes techniques et sur les carrières des opérateurs du son, proviennent de Raymond Chirat, Histoire du cinéma français. Encyclopédie des films, 1929-1934, Paris, Pygmalion / Gérard Watelet, 1988, et d’IMDB. 17. Denis Marion, op. cit., p. 245. 18. En route vers le parlant, op. cit.

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19. Yvan Noé, l’Épicerie des rêves, Paris, Baudinière, 1933 ; Ilya Erhenbourg, Usines de rêves, Paris, NRF Gallimard, 1939 (traduit du russe par Madeleine Étard, écrit en 1932) ; Charles de Rochefort (avec Pierre Andrieu), le Film de mes souvenirs (secrets de vedettes), Paris, Société Parisienne d’édition, 1943. 20. Anonyme, « Le chef-opérateur du son. L’homme qui entend des voix », Cinévogue, n° 101, 2 avril 1948, (article découpé, sans pagination, trouvé dans le dossier de presse « Ingénieur du son », bibliothèque de l’Institut Lumière). 21. Ibid. 22. Voir Charles O’Brien, Cinema’s Conversion to Sound. Technology and Film Style in France and the US, Bloomington, Indiana Uiversity Press, 2005. Les photos de plateau de films tournés à Neubabelsberg montrent un grand nombre de micros utilisés simultanément. Par exemple pour Bomben auf Monte-Carlo en 1931. 23. Mais quelques ingénieurs du son américains ont travaillé en indépendant pour des compagnies françaises. 24. Eva Élie, Puissance du cinéma, La Chaux-de-Fonds, Édition des Nouveaux Cahiers, 1942, p. 85. 25. Rémy Garrigue, « les Mystères de la synchronisation », Ciné-Miroir, n° 318, 8 mai 1931, p. 299. 26. Maurice Bessy, « Dubbing or not dubbing ? Faut-il croire à l’avenir du film doublé ? Un referendum parmi nos lecteurs », Cinémonde, n° 216, 8 décembre 1932, p. 991 ; José Germain, « Doublage vocal », Cinémagazine, n° 11, novembre 1932, pp. 3-4. 27. La Cinématographie française, n° 706, 14 mai 1932, p. 24. 28. La Cinématographie française, n° 751, 25 mars 1933, pp. 44-45. 29. Le journal du syndicat national du spectacle parle « d’ersatz » : le Spectacle, n° 82, janvier- mars 1932, Archives de Seine-Saint-Denis, boîte 65J34. 30. La Cinématographie française, n° 764, 24 juin 1933, pp. 158-159. Sur les éditions Salabert, durant-salabert-eschig. com (consulté le 14/09/11), et l’Encyclopédie multimédia de la comédie musicale en France (consultée en ligne le 14/09/11). 31. Pierre Autré, « La technique dans les films », la Cinématographie française, n° 764, 24 juin 1933, p. 167. 32. Cinévogue, n° 101, 2 avril 1948, (ref. incomplète, article découpé trouvé dans le dossier de presse « Ingénieur du son » de l’Institut Lumière). 33. Archives Dép. Seine-St-Denis, boîte 65J35. Le Spectacle, n° 130, janvier-avril 1939, p. 3. 34. La Cinématographie française, n° 692, 6 février 1932. 35. Steve J. Wurtzler, Electric Sounds. Technological Change and the Rise of Corporate Mass media, New York, Columbia University Press, 2007. 36. Mais on ne trouve des traces de ces transferts qu’à la fin des années 1930, dans l’état actuel de nos recherches. Par exemple, les musiciens, qui ont perdu des postes dans les cinémas devenus parlants, essayent de conquérir les manettes du potentiomètre à la radio et demandent à être « mélangeurs mixeurs ». Archives Dép. Seine-St-Denis, boîte 65J35. Le Spectacle, n° 126, nov-déc 1937 / janvier 1938, p. 5. 37. Martin Barnier, En route vers le parlant, op. cit., pp. 142-145. 38. Publicité dans des corporatifs de 1930. Cité dans En route…, passim. 39. Ibid., pp. 160-162. 40. Pierre Leprohon, les Mille et un métiers du cinéma, Paris, éditions Jacques Melot, 1947, p. 161 citant l’IDHEC. 41. Brochure IDHEC, Paris, Librairie Vuibert, 1947. Archives Dép. Seine-Saint-Denis, boîte 65J380. 42. Pierre Leprohon, op. cit., p. 161. 43. Ibid. 44. Ibid., p. 162. 45. Jeudi cinéma, n° 13, du 26 décembre 1946, (ref. incomplète, article découpé trouvé dans le dossier de presse « Ingénieur du son » de l’Institut Lumière).

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46. Jean Putel, dans Leprohon, op. cit., p. 162. 47. Maurice Carrouet, dans ibid., p. 163. Cet ingénieur du son travaille dès 1930 pour des films franco-allemands, les productions Jacques Haïk, etc. 48. William Sivel, dans ibid., p. 166. Grand technicien du son et inventeur. Dès 1933 il travaille avec des cinéastes comme Litvak ou Tourneur. 49. Robert Ivonnet, « Le son au cinéma : état présent et possibilité d’avenir », Bulletin de l’AFITEC, Hors Série, 1952, p. 27. 50. Cinévogue, n° 101, 2 avril 1948, (ref. incomplète, article découpé trouvé dans le dossier de presse « Ingénieur du son » de l’Institut Lumière). 51. Marcel Petiot est accoudé à son « camion son », « équipé avec un appareil Caméréclair-Radio, mécanique J. Méry, Amplis Fontanel, Licence Radio-ciné » pour enregistrer Mireille en 1933. Sur cette photo on voit la girafe au-dessus de la caméra. Petiot porte juste des écouteurs, à trois mètres de la caméra, intégré à l’équipe. La Cinématographie française, n° 786, 25 novembre 1933, 2e de couverture. 52. Photo des voitures son Tobis- Klang-Film dans la Cinématographie française, 25 mars 1933. 53. R. Ivonnet, « Le chef opérateur du son », dans Denis Marion, op. cit., p. 237. 54. Tony Leenhardt, « Pour une meilleure utilisation de l’ingénieur du son », Syndicat des assistants cinégraphistes français, n° 24, avril 1936, pp. 2-4. 55. J. V., « Notre “ vieux ” cinéma vu par ceux qui le font… Son : Antoine Archimbaud », la Technique cinématographique, n° 210, juin 1960, p. 151. 56. Publicité « Heracoustique », la Cinématographie française, n° 730, 29 octobre 1932, p. 43. 57. R. Ivonnet, « Le chef opérateur du son », dans Denis Marion, op. cit., p. 241. 58. Archives de Seine-Saint-Denis, Fédération Nationale du Spectacle, Boîte 65J244. 59. Id., boîte 65J52, le Technicien du film, n° 1, 27 juin 1936 : barème des salaires à compter du 18 juin 1936.

RÉSUMÉS

Comment la profession des ingénieurs du son s’est-elle créée en France ? On constate que la formation s’est faite principalement sur le tas. La transmission s’est effectuée d’abord avec les anciens du laboratoire Gaumont (première institution à avoir travaillé régulièrement sur le son). Puis viennent les ingénieurs du son étrangers qui transmettent leur savoir lors de la généralisation du parlant. Le travail dans les studios de « dubbing » (doublage) et les liens entre les plateaux et les industries du disque, de la radio ou du téléphone expliquent aussi comment l’apprentissage a pu être fait pour les maîtres des micros. Nous envisageons enfin l’évolution du métier dans les années 1950 lorsque le matériel s’allège.

How was the profession of sound engineer created in France? In the beginning there was no formal training, just learning by experience. Engineers from the Gaumont Laboratory (the first company to work regularly on sound) were the first in France to pass on their experience to younger newcomers. Then came the foreign sound engineers who during the general transition to sound brought a lot of technical knowledge to French cinema. Dubbing studios were also places to learn the job, and important links existed between the film studios and the record, telephone and radio industries. In conclusion, we will comment briefly on the changes that occurred in the profession when sound equipment became much lighter, during the 1950s.

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AUTEUR

MARTIN BARNIER Martin Barnier, professeur en études cinématographiques à l’université Lumière Lyon 2 où il enseigne l’histoire du cinéma. Il est membre de l’EA 4160, Passages XX-XXI, de l’Université Lumière Lyon 2. Il a récemment publié Bruits, cris, musiques de films : les projections avant 1914 (PUR, 2010) et, en collaboration avec Pierre Beylot, Analyse d’une œuvre : Conte d’été de Rohmer (Vrin, 2011). Martin Barnier, Professor of Film Studies and a member of the research group EA 4160, Passages XX-XXI, at the University Lumière Lyon 2. Recent publications include Bruits, cris, musiques de films : les projections avant 1914 (PUR, 2010) and, with Pierre Beylot, Analyse d’une œuvre : Conte d’été de Rohmer (Vrin, 2011).

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Discours des compositeurs de musique sur le cinématographe en France (1919-1937) : ambitions, obstacles et horizons d’attente Film composers discussing their role in French cinema (1919-1937): ambitions, obstacles and expectations

Séverine Abhervé

L’auteur tient à remercier Mme Lécuyer et la médiathèque de la Cinémathèque française (Fonds d’Archives), Mme De Sousa (Revue Esprit) pour l’aide à la documentation ainsi que l’Institut Lumière (Archives).

1 Dans les années 1910, le métier de compositeur pour films1 est encore peu sollicité et seul, pour la décennie antérieure, Camille Saint-Saëns s’est démarqué avec la partition de l’Assassinat du Duc de Guise (1908). La grande partie des musiques accompagnant les films relève de l’improvisation ou encore – et majoritairement – des adaptations musicales, plus ou moins bien choisies. D’ailleurs, au début de l’année 1918, Gabriel Bernard, dans le Courrier musical, s’insurge contre les musiques collées aux films sans souci d’esthétique, et lance un appel aux compositeurs : Y aura-t-il des musiciens qui essaieront de créer un genre, qui voudront dégager et appliquer les lois du commentaire musical du film ? En dépit du marasme actuel, c’est fatal. Un jour ou l’autre, un ou des artistes dignes de ce nom se passionneront pour cette tâche neuve qui ne se réfère absolument ni au drame lyrique, ni à la pantomime, ni à la symphonie.2

2 Au-delà de cette question esthétique de la composition cinématographique, déjà traitée par plusieurs historiens3, notre étude se concentre sur celle du métier de compositeur pour l’image : tous les compositeurs peuvent-ils travailler pour le cinématographe ? Les compétences sollicitées sont-elles les mêmes que celles de la composition pour la scène ? En d’autres termes, le cinéma a-t-il créé un nouveau métier ? Pour y répondre, nous avons étudié l‘évolution de discours publiés de dix-neuf

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personnalités musicales entre 1919 et 1937. Nous reviendrons notamment en détail sur les fameuses enquêtes parues dans le Film en 1919 et Cinémagazine en 1925. Nous analyserons enfin les discours d’une poignée de compositeurs actifs au cinéma dans le courant des années 1930 afin d’observer les répercussions du passage au cinéma parlant sur leur activité. Cinq compositeurs s’expriment sur les différentes périodes, permettant de créer des ponts entre 1919 ou 1925 et les années 1930 grâce à Georges Auric ou encore Arthur Honegger. C’est notamment à travers leurs discours que se dessine un portrait en mutation d’un compositeur travaillant pour l’image.

Enquête de la revue le Film (1919)4 : projection (im)possible des compositeurs de la scène vers l’écran

3 En 1919, Camille Erlanger accompagne le film d’Henri Desfontaines, la Suprême épopée. Son travail est dûment salué par la critique cinématographique qui lance alors un débat sur les perspectives offertes par le cinéma aux compositeurs. Ainsi, à la suite de son décès, le Film entreprend, en septembre 1919, une large enquête auprès des gens de musique : Estimez-vous qu’il y ait pour la musique une voie nouvelle à suivre en s’associant au cinématographe ? Cette musique doit-elle profiter des différences existant entre les conceptions théâtrales et cinématographiques actuelles pour élargir sa technique et rechercher des expressions nouvelles ?5

4 Parmi les trente-cinq questionnaires reçus, seuls sept compositeurs ont déjà une expérience cinématographique. Les autres témoignages émanent essentiellement des « gens de musique » comme des compositeurs pour la scène, professeurs, musiciens, chefs d’orchestre, critiques d’art ou encore directeurs de revue. Sur l’ensemble des réponses, deux compositeurs sont véritablement réfractaires à l’utilisation de musique dans les films (Vincent d’Indy6 et Maurice Moszkowski), deux autres sont plutôt mitigés (Louis Schneider et Reynaldo Hahn). Cette enquête révèle donc que ces professionnels plébiscitent largement la musique originale pour les films, qui constitue un réel débouché pour les compositeurs. Cependant, en amenant les artistes interrogés à évoquer les liens entre la musique d’écran et de la scène, cette enquête nous permet d’analyser les conditions respectives d’exercice de ces activités. De fait, au sein de cette enquête, nous relèverons essentiellement les opinions des compositeurs. Selon les facilités d’accès à une même technique d‘écriture, la composition pour l’image est un débouché ; selon des conditions nouvelles d’exercice, c’est un nouveau métier appelant éventuellement des compositeurs à se spécialiser.

5 Les réponses offertes concernent sept compositeurs ayant déjà écrit pour l‘image, qui ont entre 36 et 68 ans, et seuls quatre parmi eux sont en opposition sur la filiation musicale des arts de la scène à l’écran. Paul Vidal, dont les liens avec le théâtre sont prépondérants mais qui a aussi travaillé pour le Film d’Art – il est, à 56 ans, chef d’orchestre et directeur musical à l’Opéra-Comique – envisage pour le cinématographe la collaboration des « compositeurs de théâtre »7. Alors âgé de 61 ans et travaillant essentiellement pour l’opéra, Georges Hüe attend de la composition originale qu’elle s’adapte « aux situations dramatiques comme il a été fait pour les pantomimes ». Ces deux discours soutiennent une certaine tradition musicale avec les arts de la scène. Deux autres compositeurs défendent, à l’opposé, une musique du renouveau : André Wormser (compositeur et professeur de musique âgé de 68 ans, Prix de Rome et auteur

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de la partition de l‘Enfant prodigue en 1908), décrivant la musique pour les films comme devant être « spéciale, adéquate », et Léon Moreau, alors âgé de 49 ans et qui a notamment composé aux côtés d’Henry Février la musique de l‘Agonie de Byzance (1913), pour qui elle doit être « aussi différente de celle qui existe que le cinéma est différent du théâtre ». Selon ces deux derniers discours, un nouveau métier est appelé à naître.

6 Comparons ces opinions avec celles des quatre compositeurs n’ayant pas encore travaillé sur les films. À l’exception de Georges Auric, qui a tout juste 20 ans, ils ont tous entre 45 et 49 ans et une carrière avancée de compositeur doublée de chef d’orchestre. Si Reynaldo Hahn est critique, pour Henri Rabaud – futur collaborateur de Raymond Bernard, récemment élu à l’Académie des Beaux-Arts – et Francis Casadesus, les films et les musiques originales sont voués à de belles collaborations. Mais c’est surtout Georges Auric, future grande figure de la musique pour films, qui apporte de nouveaux éléments de réflexion sur le rôle du compositeur travaillant pour l’écran : Je pense que nous connaîtrons bientôt ce que, malgré diverses tentatives, nous ne pouvons encore qu’imaginer : une musique de cinéma. […] [Elle] ne sera pas du tout du genre de celle classée « musique de scène », genre bâtard et sans ressources profondes qui utilise l’orchestre pour boucher des silences, souligner des jeux de scène, accompagner des clairs de lune ou garnir des entractes. La réussite demandera, entre l’auteur du film et le compositeur, une collaboration sérieuse et une connaissance précise des ressources que peuvent offrir à ce dernier les orchestres de cinéma […].8

7 De tous les compositeurs précités, Georges Auric est le seul à évoquer la « collaboration » avec le cinéaste. Il aspire à ce que la musique pour films réponde à la spécificité du cinéma en s’impliquant dans la narration du film. Ce témoignage peut être vu comme l’un des principaux, à cette époque, visant aux fondements d’un nouveau métier.

8 La majorité des réponses données au questionnaire distingue les compositions conçues pour le théâtre de celles pour l’image, ce qui interroge sur les conditions d’exercice du compositeur sur les films. Sont-elles distinctes de la scène ?

9 Relevons les contraintes de l’activité dont les compositeurs se font l’écho afin de comprendre si elles sont propres au cinématographe. Georges Hüe, en souligne l’une des premières : « […] le nombre de films et les changements en général très fréquents des programmes cinématographiques ». La cadence de travail est ici un premier critère de différence. Léon Moreau décrit ensuite comment la composition d’après l’image « oblige le chef d’orchestre à des changements de temps continuels, et le compositeur à des coupures, […] souvent bien peu artistiques ». Ce discours peut aussi bien évoquer les modifications de dernière minute du cinéaste sur le film, que la difficulté de composer d’après un montage passant sans transition d’une scène à une autre. Dans les deux cas, le problème est posé par la nature de la production cinématographique elle- même. Il formule alors une préconisation, précisant être un « homme informé sur le sujet », comme pour accentuer sa requête déjà rédigée en italique : « Il faut écrire la musique avant de fixer le film ». En soulignant combien « il est plus facile au metteur en scène d’adapter ses idées à la musique, qu’à la musique d’adapter ses mouvements, sa durée, à la mise en scène », il s’interroge sur l’ajustement du métier de compositeur au modèle cinématographique.

10 Surviennent ensuite deux témoignages touchant en partie au droit du compositeur sur son œuvre. Âgé de 57 ans, critique musical, compositeur et chef d’orchestre, collaborateur privilégié du Film d’Art, Fernand Le Borne déclare au sujet de sa partition

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pour l’Empreinte (1908) : « On eut le tort, selon moi, de ne pas exiger des cinématographes qui louèrent ou achetèrent ces films, l’exécution de nos musiques qui, quoique gravées, rentrèrent ainsi dans l’oubli ». Ce témoignage laisse entrevoir la difficulté de vivre de son art si la musique n’est pas diffusée avec l’œuvre et révèle un problème de reconnaissance du travail du compositeur. Bétove qui vient de signer la partition du film la Dixième Symphonie (1918) – Michel-Maurice Lévy de son véritable nom, 36 ans – est tout aussi percutant : « La maison X… propriétaire du film ayant décidé de couper des scènes sans me prévenir, la musique ne se trouvait plus du tout en place ». Qu’ont en commun ces deux témoignages ? Ils dénoncent un manquement à leur droit d’auteur. La loi de 1791 qui concerne le droit de représentation des auteurs dramatiques et lyriques protège l’auteur contre une utilisation non autorisée de sa musique. Or, ici, Fernand Le Borne attend le contraire : que sa musique soit jouée avec le film pour lequel elle a été écrite. Bétove, quant à lui, désire faire respecter sa paternité sur son œuvre et être consulté en cas de retouches sur le film. Ces requêtes relèvent de la dimension morale de l’auteur sur son œuvre et peuvent être négociées avec un éditeur via un contrat d’exploitation de la musique. Bétove, sans renvoyer vers cette possibilité, énonce une recommandation : « […] l’intérêt artistique du cinéma se trouve dans les représentations en exclusivité. Là seulement, le public pourra trouver un film complet, sans coupures intempestives ». Par les représentations « en exclusivité », le compositeur entend valoriser ses conditions d’exercice connues de l’espace scénique. Puis, Bétove poursuit sans détour la description détaillée des difficultés rencontrées. La principale concerne l’aspect économique du travail : […] déclarer une adaptation musicale à la société de la rue Henner [siège de la SACD], c’est la voir taxée à deux pour cent. Or, dans les conditions actuelles, jamais un exploitant ne donnera ce pourcentage. L’œuvre devra donc être déclarée à la société de la rue Chaptal [siège de la SACEM]. Celle-ci, ayant à répartir une somme globale entre tous les compositeurs joués à chaque représentation – et croyez qu’ils sont nombreux – la répartition personnelle du compositeur varie de quatre centimes à un franc9, sommes approximatives que me valent la musique de la Dixième Symphonie.

11 Bétove dénonce la faible part de ses droits d’auteur perçus. Par ailleurs, selon lui, l’ensemble de l’économie musicale liée aux films est dévalué : Une musique neuve nécessite quelques frais ; mais demander de payer en France, surtout à l’industrie cinématographique, c’est demander l’impossible. […] En outre, toujours par économie, il n’y eut pas le nombre suffisant de répétitions d’orchestre, et ce fut la plus belle des cacophonies. Les exploitants pouvaient louer la partition pour cent-cinquante francs. Sept ou huit firent ce « dur sacrifice » ; les autres (dont le directeur d’un établissement qui fait dix mille francs et plus de recettes journalières) refusèrent de débourser cette somme énorme, jugeant inutile de « jeter l’argent par les fenêtres ».10

12 Bétove, comme Fernand Le Borne plus haut, pose sans l’énoncer la question de la légitimité du compositeur sur le film. Parce qu’habitués à travailler dans de meilleures conditions pour la scène (conditions d’exercice et économie de production), la composition pour l’écran leur apparaît plus lourde de contraintes pour moins de rendement.

13 Cette position critique sur l’économie musicale du cinématographe n’est cependant pas défendue par l’ensemble des compositeurs. Ainsi Arthur Honegger, 26 ans, confie-t-il à ses parents en 1918, soit quelques mois avant la parution de l’enquête : « Je ferai de la musique pour cinéma, si je trouve à la placer, cela rapporterait assez bien quand on

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travaille avec autant de facilité que moi »11. Autre exemple : pour sa partition apposée sur l‘Enfant prodigue projeté au Théâtre des Variétés – déposée à la SACD puisqu’elle accompagnait initialement une pantomime – André Wormser touche 1 006,08 francs12 de droits d’auteur pour 123 représentations en trois mois13. Cette répartition apparaît importante pour une composition non originale, surtout si nous la comparons à la celle de Bétove pour la Dixième Symphonie. La recommandation de Bétove visant à travailler sur un film dont l’exploitation est prévue sur le long terme se comprend mieux à la lecture du nombre de représentations dont a bénéficié l‘Enfant prodigue.

14 Pour défendre ses conditions d’exercice, Bétove aspire à une économie de travail permettant de viser « un orchestre discipliné formé d’artistes de valeur, sous la conduite d’un chef averti et une adaptation musicale nouvelle aussi intéressante qu’une œuvre lyrique théâtrale »14. Le compositeur met en parallèle l’économie de production et la qualité de la musique, puis compare la composition pour la scène avec celle pour l’image afin de valoriser l’apport et la qualité de son travail.

15 Cette analyse des discours de 1919 révèle plus de contraintes et de difficultés que de caractéristiques réelles de l’activité de composition pour l‘image. Pourtant, ces contraintes démontrent combien la musique pour films appelle à la naissance d’un nouveau métier avec ses propres codes et conditions d’exercice.

16 Finalement, que sait-on de cette activité à l’issue de cette enquête ? Peu de choses, les témoignages venant de compositeurs d’horizons différents attestent de l’enthousiasme de la majorité d’entre eux pour la composition originale mais les expériences des uns et des autres sont trop variées pour en tirer des conclusions. D’ailleurs, observons la plus importante divergence de l’enquête portant sur le stade auquel le compositeur devrait intervenir dans la production cinématographique. Fernand Le Borne précise que les compositeurs de la Société du Film d’Art – à savoir Camille Saint-Saëns (alors âgé de 73 ans) mais aussi MM. Hüe, Vidal et Erlanger, tous trois titulaires du 1er Prix de Rome – ont composé d’après les scénarios des films. Bétove, s’il atteste s’être rendu « pendant plusieurs mois » sur les lieux de tournage de la Dixième Symphonie, sous-entend qu’il a composé pendant la phase de production du film. Enfin, Léon Moreau décrit que la composition se réalise en phase de post-production. Ces écrits mettent en relief plusieurs modalités de composition pour l’image. Notons cependant que les compositeurs issus de la « musique savante » bénéficient de plus de temps en composant dès le scénario. Ils n’ont, contre toute vraisemblance, composé que très peu par rapport à l’image. C’est donc bien dans ces différents témoignages qu’apparaît de nouveau la question de la spécificité de la composition pour le film. En travaillant en amont, les compositeurs ne cherchent pas encore des règles de compositions propres au média filmique, et inversement, en les appliquant, apparaissent alors des complications spécifiques à ce média.

17 L’enquête de la revue le Film met en relief l’opportunité de développer un nouveau métier ; cependant, la rareté des projets filmiques appelant à des compositions originales ne lui permet pas encore d’émerger.

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Enquête de la revue Cinémagazine (1925) : « une nouvelle branche musicale à cultiver »15

18 Au cours des années 1920, les spectateurs voient apparaître les premières grosses productions cinématographiques pour lesquelles quelques compositeurs sont sollicités16. Pour autant, les musiques adaptées sont toujours largement présentes. Et pour cause, la formation musicale des salles de projection est aléatoire, rendant difficile l’harmonisation d’une composition originale sur l’ensemble du territoire17. L’évènement majeur de cette période est l’entrée du cinéma à l’Opéra de Paris avec la partition d’Henri Rabaud pour le Miracle des loups de Raymond Bernard projeté le 14 novembre 1924. L’article de Jean Vignaud, paru dans Ciné-Miroir, permet de comprendre l’impact de cette soirée : [Cette représentation] restera une date importante dans l’histoire du cinéma en France. […] pour la première fois […], on a vu collaborer étroitement, minutieusement pourrait-on dire, l’écrivain, qui a conçu un admirable roman, l’historien, savant connaisseur de notre passé, le metteur en scène, maître de la direction artistique, et le musicien chargé de traduire tous les sentiments, toutes les passions de la pathétique symphonie du blanc et du noir.18

19 Ce témoignage place le compositeur à l’égal du scénariste et du cinéaste. La reconnaissance attendue en 1919 est-elle dorénavant acquise ? Dans ce contexte, apparaît une grande enquête dans Cinémagazine en 1925. Ses auteurs, L. Alexandre et G. Phelip, s’appuient sur la récente évolution de l’accompagnement musical à l’image pour constater que la musique originale est appelée par le « public » et « quelques auteurs » à se développer : M. Henri Rabaud, le compositeur bien connu, directeur du Conservatoire National de Musique, a écrit, avec le Miracle des Loups, une des premières partitions cinématographiques. […] D’autres suivront… Dans ces conditions, il nous a paru du plus haut intérêt pour les lecteurs de Cinémagazine d’aller demander leur avis aux musiciens eux-mêmes, sur le nouveau champ d’activité ouvert à l’art musical.19

20 L’analyse des neuf entretiens réalisés avec des hommes représentatifs du milieu musical, âgés de 33 à 81 ans, permet de comprendre l’évolution d’une profession émergente, d’autant que les compositeurs Vidal, Rabaud et Hahn ont déjà répondu à l’enquête de 1919. La majorité d‘entre eux est à la tête d’institutions musicales, d’écoles de musique ou encore de salles de concert. Leurs témoignages ont donc une valeur qui dépasse leur propre statut de compositeur : ils sont présentés ici comme des hommes influents dans le milieu musical. Comme en 1919, ils plébiscitent la musique originale et nous offrent des éléments de comparaison sur les contraintes et difficultés du métier.

21 Survient ici une crainte de compétition professionnelle non évoquée précédemment : « [Nous] sommes encombrés d’une légion de sous-musiciens qui voudront leur part de ce gâteau […]. La plus médiocre adaptation sera toujours supérieure aux trouvailles de ces croque-notes »20. Pierre Millot, chef d’orchestre du Théâtre Mogador, à travers cette virulente déclaration, réserve le cinéma aux compositeurs de scène, comme pour chercher à leur préserver une activité au moment où elle se resserre21. Mais cela suppose, par ailleurs, que la profession se spécialise, ce qu’il évoque en partie en soulignant la difficulté de l’exercice : « [I]l ne faut pas se dissimuler que composer pour le cinéma est une chose extrêmement difficile et que seul un talent très souple pourra surmonter la difficulté »22. Le reste du discours montre combien il se sent menacé,

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notamment par la compétition des orchestres pour accompagner les films. Plus qu’une nouvelle profession, cette activité représente, pour lui, un débouché potentiel pour ses interprètes. Deux autres témoignages soutiennent que le métier n’est pas ouvert à l’ensemble des compositeurs. Ainsi, pour André Messager, le film implique un métier et des méthodes à part : « Il ne suffit pas […] d’écrire à son bureau ou à son piano la musique, il faut encore l’adapter au rythme des images, en faisant projeter plusieurs fois devant soi la bande terminée »23. Paul Vidal le rejoint en partie : « [Composer pour l’image] présente […] des difficultés sans nombre, en raison de la multiplicité des situations qui se présentent dans une œuvre cinématographique et entraînent naturellement un développement musical considérable »24. Ce « développement musical considérable » que requiert la composition pour l’image est également cité par Reynaldo Hahn, ce qui renforce la question de la qualification du compositeur. Ce dernier s’apprête d’ailleurs à composer sa première partition de cinéma. Il dévoile son futur plan de travail : [L]orsque les bandes seront terminées et montées, je les ferai projeter devant moi d’abord deux ou trois fois dans leur ensemble, puis par scènes séparées, et je prendrai de nombreuses notes au cours des séances de projection. C’est alors que seulement je me mettrai à la tâche. Quand ma partition sera achevée, au cours de nouvelles projections, je la ferai confronter avec la bande cinématographique, et c’est alors que j’obtiendrai le thème définitif de mon œuvre.25

22 Renvoyant aux témoignages de 1919 de Le Borne, Moreau ou encore Bétove, Reynaldo Hahn imagine composer une fois le projet abouti, sans même concevoir la possibilité que le réalisateur puisse retoucher le montage. Il s’agit d’une conception idéale de cette activité calquée sur le modèle de la composition pour la scène. Ce vœu correspond néanmoins à l’une des préconisations d’Henri Rabaud : « Cette musique de cinéma ne peut être composée qu’après le montage du film, et lorsque la durée de projection de chaque épisode a été minutieusement calculée (en dixièmes de minute) »26. Développer des méthodes de travail spécifiques à l’écran, c’est donc chercher à contrer les difficultés actuelles de la profession.

23 Les discours de 1925 pointent d’ailleurs une certaine continuité dans les difficultés engendrées par la composition à l’image. Alors que Georges Hüe évoquait en 1919 le laps de temps accordé à la composition, quatre compositeurs essentiellement impliqués dans les arts de la scène généralisent le problème. André Messager décrit le « temps considérable » qu’elle requiert. Jean Nouguès27 évoque un « obstacle » 28. Paul Vidal, compare l’activité à « autant de travail que la composition de cinq ou six opéras […] »29 et participe ainsi à soutenir un véritable métier. Ces discours trouvent un écho dans l’expérience vécue par Florent Schmitt. Âgé de 54 ans au moment de l’enquête, il entame l’écriture de sa première composition pour l’écran, Salammbô (1925) et décrit sa plus grande préoccupation : « On me donne six mois pour exécuter un travail qui demande trois ans »30. En comparant indirectement cette expérience pour l’écran à celle de la scène, il lui confère une certaine légitimité. L’opinion et l’aura de ses confrères compositeurs issus de la scène concourent finalement à renforcer et valider son point de vue. C’est une première étape dans la reconnaissance de la composition pour l’écran.

24 Par ailleurs, en 1919, Fernand Le Borne et Bétove formulaient des requêtes touchant au droit moral du compositeur qui sont une fois de plus alimentées et développées par trois personnalités. D’après les témoignages d’André Messager, de Reynaldo Hahn et d’Arthur Honegger (âgé de 33 ans, ce dernier a déjà composé en partie la musique du

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film la Roue), la difficulté de faire respecter l’accompagnement musical original des films dans les différentes salles de projection est réelle et d’autant plus marquante que parmi les partitions citées31 en exemple, figure celle qui a été jugée comme ouvrant la musique à un nouveau métier : le Miracle des loups32. Deux compositeurs envisagent des solutions : Henri Rabaud vise à contraindre par « traité »33 [contrat] les directeurs des salles à jouer la musique écrite pour le film. Arthur Honegger s’adresse à l’éditeur qui devrait « fournir parallèlement le film et la partition aux exploitants »34 et s’assurer que la musique originale est celle exécutée. Ces préconisations reflètent le manque de coordination autour du compositeur et attestent du fait que le métier n’est pas encore structuré. Faire valoir la composition originale du film apparaît comme un problème persistant, ce qui pose également des difficultés d’ordre économique.

25 Dénoncée en 1919 par Bétove, cette question est généralisée dans les nouveaux témoignages de 1925 : sept personnalités sur neuf évoquent différents problèmes économiques. Ainsi, des constats, voire des critiques, sont formulés, notamment par Charles Widor, membre de l’Institut de France et secrétaire perpétuel de l’académie des Beaux-Arts – cet organiste réputé, âgé de 81 ans, a consacré sa carrière de compositeur aux arts de la scène. Il présente les éditeurs comme en partie responsables de la faible commande de musique originale car trop regardant face à cette « source de dépenses nouvelles »35. Honegger, Schmitt et Millot pointent les chefs d’orchestre freinant les coûts des répétitions36 ou encore tirant « un certain profit »37 des adaptations musicales avec leurs propres compositions ; puis, les directeurs d’exploitation, « peu nombreux » 38 à s’intéresser à l’exécution musicale et désireux d’éviter de « payer des droits d’auteur en sus du prix de location du film »39. Ces témoignages attestent du manque de légitimité du métier dans la production cinématographique, raison – sans doute – pour laquelle la rémunération du compositeur n’est pas stable.

26 Si la question de la prime de commande est une attente nouvellement formulée, celle de la répartition des droits d’auteur fait écho aux propos de Bétove en 1919. C’est probablement la fonction de président de la SACD d’André Messager qui lui fait défendre le statut du compositeur à l’écran : « Comment veut-on que des écrivains et des musiciens de talent écrivent scénarios et partitions pour l’écran, tant qu’il ne s’agira […] que de recevoir une prime dérisoire ? »40 Cette prime de commande permet au compositeur d’être rémunéré pour son travail d’écriture ; les droits d’auteur répartis étant aléatoires, comme nous l’avons déjà vu, ils ne constituent pas, à proprement parler, une rémunération. Reynaldo Hahn conforte une nouvelle fois ce fait : « Un compositeur écrit une partition destinée à accompagner un film, comment sera-t-il rémunéré pour l’effort considérable qu’exige cette tâche ? Si c’est […] par la perception de droits d’auteur, il risque fort d’être mal récompensé »41. Pourtant, l’expérience d’autres compositeurs comme Arthur Honegger nous permet d’isoler l’une de ses primes de commande pour la Roue42 (1923). Sa correspondance43 avec ses parents stipule qu’il a perçu 10 000 francs44. La seule rémunération fiable pour les compositeurs reste donc bien celle perçue à travers la prime de commande. Par ailleurs, Paul Vidal, en tant que président de la SACEM précise qu’« au point de vue commercial, l’adaptation est plus intéressante pour [la SACEM] »45, et pour cause, les synchronisations à l’image génèrent des droits d’exploitation sans aucun investissement dans la production. Ce discours semble mettre en péril l’émergence du métier, d’autant que Reynaldo Hahn présente une activité parallèle à celle de la composition pour l’image dont certains de ses confrères vivent, la composition de musique de stock, avant de conclure : « Mais enfin, le problème de la partition originale […] n’est pas encore résolu »46. Résoudre le

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problème de la partition originale consiste effectivement à développer un métier propre à l’image mais des difficultés sont encore à dépasser.

27 L’enquête de Cinémagazine révèle une différenciation entre les compositions pour la scène et pour l’image. Pour autant, parler de réel « nouveau métier » semble prématuré, en raison d’une économie encore inadaptée, de la place indéfinie du compositeur et de ses conditions de travail à préciser en fonction de la spécificité du cinéma. À travers les discours de 1925 qui entrent, plus que ceux de 1919, au cœur des principales caractéristiques de la profession, il se lit clairement l’attente d’une meilleure reconnaissance du travail des compositeurs, qui peut laisser penser qu‘elle ne saurait se réaliser avant la naissance du cinéma parlant.

Le métier de compositeur et la transition vers le cinéma parlant : espoirs, nouvelles contraintes et déceptions

28 Le passage au cinéma sonore participe à repositionner les compositeurs sur leur métier. Un article paru dans le Journal souligne les enjeux du film sonore pour eux : « les compositeurs […] [pourraient] désormais écrire des partitions pour le cinéma avec d’autant plus de sécurité qu’on les jouerait partout, et que leurs droits seraient garantis par les contrats mêmes de location »47. Le changement d’équipement et de technique peut effectivement offrir des solutions efficaces aux problèmes décrits depuis 1919 : la synchronisation musicale et la distribution des musiques originales avec les films. Dès lors, le cinéma sonore représente un nouvel espoir pour les compositeurs : mieux faire respecter leur création. Dans cette dernière partie, nous solliciterons les points de vue des compositeurs influents dans la musique pour l’image, non plus sous la forme d’enquête retranscrite, mais de témoignages volontairement publiés dans des revues cinématographiques et musicales, rendant compte d’une opinion plus réfléchie et individualisée de chacun. Nous allons ainsi observer les changements impliqués par le parlant dans le travail des compositeurs, détailler les difficultés et les nouvelles contraintes du métier, puis isoler les espoirs et déceptions de ces derniers.

29 Les adaptations musicales évoluent progressivement au profit de quelques partitions originales. Rappelons que si cette décennie est celle de l’âge d’or des chansons, comme en attestent les travaux de Giusy Pisano48, l’ère parlante met cependant en péril le travail de nombreux musiciens de salle49 qui se reconvertissent, selon les possibles, au bénéfice des métiers de musiciens de studio ou de compositeurs pour le cinéma50. Au milieu de cette effervescence, à laquelle s’ajoutent des grèves sur l’appel du Syndicat des musiciens ou encore un manifeste de la Fédération française de la musique, quelques compositeurs parviennent à se démarquer51. Mais, dans la chaîne des professionnels du cinéma, la place du compositeur52 – par nature associé à la branche musicale – n’est pas réellement débattue. Il reste donc aux plus investis dans le cinéma le recours à la presse écrite pour sensibiliser l’opinion à leur métier. Parmi eux, retenons particulièrement Arthur Honegger, Jean Wiener, Georges Auric, Maurice Jaubert et Darius Milhaud. Ce dernier, âgé de 37 ans, a signé la partition de l’Inhumaine (1924). Il voit dans le cinéma sonore la possibilité de développer ses ambitions : Le film sonore n’est encore qu’à son début, mais déjà son application est d’une importance considérable. Qu’arrivait-il lorsqu’un compositeur écrivait une partition spéciale pour un film ? Seuls quelques grands cinémas pouvaient avoir un

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orchestre assez important pour l’exécuter… Grâce au cinéma sonore, elle sera enregistrée pour toujours et se déroulera partout en même temps que le film. Quelle énorme diffusion !53 Son camarade, Arthur Honegger54, rédige, au début de l’année 1931, une critique visant à une meilleure cohérence de la bande musicale dans le cinéma sonore : […] on assiste quotidiennement à [un] spectacle indécent, véritable violation de la personnalité artistique : pour quelques francs, on peut acquérir des droits de reproduction qui permettent de malaxer dans une salade infâme quatre portées d’un musicien avec treize mesures d’un autre, le tout lié au petit bonheur par n’importe qui. On compose avec les œuvres dénaturées et mutilées un arlequin musical qui est un monstre et un non-sens. […] Il faut, de toute évidence, créer la musique adaptée au film.55

30 Arthur Honegger défend véritablement la musique originale ainsi que le droit moral des compositeurs sur leurs créations. Son discours peut traduire sa déception face à une situation professionnelle qui n’évolue pas, puisqu’il avait déjà formulé ces constats en 1925.

31 Concernant les conditions de travail des compositeurs sur le cinéma parlant, elles sont aussi aléatoires que dans le cinéma muet, à commencer par le stade auquel le compositeur intervient. Près de quatre ans après ce dernier témoignage d’Arthur Honegger, il collabore avec Arthur Hoérée sur Rapt (1934) pour lequel le rôle de la musique a été précisé dès le scénario56. Retenons que les deux musiciens se sont relayés au mixage ainsi qu’à la phase de montage son du film, ce qui reflète un investissement sur l’ensemble de la bande sonore et atteste de leur volonté de contrôler l’implication de leur musique sur l’image. Auteur de la musique du film de Jean Cocteau le Sang d’un poète (1930), Georges Auric, alors âgé de 33 ans, est pleinement investi dans le processus de création du film À nous la liberté (1932) : depuis le découpage technique du film, jusque sur le tournage où sa présence est requise par contrat « tous les jours […] et […] du matin au soir »57 et auquel il assiste en bénéficiant d’un piano pour composer « au fur et à mesure […], avant même le montage définitif »58. Tel est le tableau qu’il dresse a posteriori, interrogé par Musidora pour la Commission de recherches historiques puis dans une préface d’un ouvrage consacré à René Clair. Georges Auric raconte également avoir été convié au visionnement des rushes : « […] il s’agissait de choisir le meilleur. Tout cela m’émerveillant : je me sentais soudain introduit dans un univers tellement nouveau et imprévu… »59. Cette nouveauté ici décrite est de travailler dès la genèse du projet et de pouvoir apporter sa part de créativité à l’œuvre finale. Cette expérience répond au-delà des attentes formulées par ses confrères en 1919 où rappelons qu’il était le seul à évoquer la collaboration avec un cinéaste ; ses ambitions se sont donc concrétisées. Le témoignage de Jean Wiener, alors âgé de 36 ans et auteur notamment de la musique de la Femme de nulle part (1922), dévoile enfin une méthode de travail isolant le compositeur de la production du film. Pour l‘Âne de Buridan (1932), il compose d’après des notes de la production et selon un minutage précis des scènes, avec pour seul interlocuteur, la monteuse du film au moment de la commande60. À travers ces témoignages figurent des méthodes de travail distinctes : travail en amont de la réalisation (depuis le scénario, depuis le tournage) ou encore a posteriori (pendant le montage), il n’y a pas un modèle qui prime une autre.

32 L’expérience de Georges Auric se démarque néanmoins par sa collaboration privilégiée avec le cinéaste René Clair. Si Jean Wiener n’a pas échangé avec le réalisateur du film, Arthur Honegger et Arthur Hoérée avancent une explication plausible en évoquant la « méfiance habituelle du réalisateur vis-à-vis du musicien »61. Pour leur part, leur

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collaboration « compréhensive » avec Dimitri Kirsanoff est assimilée au fait qu’il est lui- même « musicien professionnel ». Pour autant, leur écrit laisse transparaître une requête sur de futures collaborations : « […] il faudrait toujours une entente préalable entre compositeur et metteur en scène, afin de prévoir un découpage où la musique eût un rôle constructif […] »62. Ce discours laisse penser que le manque de collaboration avec le cinéaste est vraisemblablement courant après la naissance du cinéma parlant.

33 Reste enfin la question du temps imparti à la composition, Arthur Honegger, dans sa carrière, a eu recours à plusieurs collaborateurs63 pour assurer ses délais de composition. Jean Wiener évoque, pour l‘Âne de Buridan, quinze jours de travail64, ce qui justifie pleinement son recours à Roger Désormière comme copiste65 et orchestrateur66. Par rapport aux témoignages des compositeurs issus du cinéma muet et à défaut de celui de Jean Wiener, nous relevons ici des collaborations plus heureuses ainsi qu’un investissement un peu plus important du compositeur sur le film, impliquant parfois la collaboration d’assistants.

34 Mais le cinéma parlant avance également de nouvelles contraintes auxquelles les compositeurs doivent faire face. Georges Auric en témoigne, a posteriori, sur À nous la liberté. Les caractéristiques de l’enregistrement se révèlent être une nouvelle difficulté à gérer pour le compositeur par rapport au cinéma muet : Avant même d’entreprendre mon travail, j’étais convaincu que toutes sortes de contraintes devaient être observées : cet instrument s’enregistrait mal, cet autre, au contraire, devait être choisi sans hésiter ; tel « aigu » ne « sortirait » jamais et telles « basses » allaient être sacrifiées, si l’on ne tenait rigoureusement compte des consignes de nos techniciens.67

35 Arthur Honegger et Arthur Hoerée, quant à eux, évoquent, au sujet des nouvelles techniques sonores, la « délicate opération de mixage » sur Rapt, non sans rendre hommage aux nouvelles esthétiques musicales qu’elle rend possibles.68

36 Avec le cinéma sonore apparaît donc de nouvelles ambitions – meilleure collaboration avec le cinéaste, implication du compositeur dans la production –, de nouvelles possibilités – inventer une nouvelle esthétique musicale grâce aux techniques de l’enregistrement et du mixage – et de nouvelles contraintes – composer en fonction des dialogues et de l’enregistrement musical. Par rapport aux discours de 1919 et de 1925, le métier semble en plein développement. Pour autant, d’autres témoignages de Honegger, Milhaud et Jaubert, rédigés dans la seconde partie des années 1930, attestent de leurs idéaux en attente d’être concrétisés. Ainsi, en 1934, Arthur Honegger69 livre une position désabusée sur le métier du compositeur : Depuis le cinéma sonore, le rôle du compositeur se trouve de plus en plus à la part congrue […]. Le musicien, le plus souvent, se trouve assimilé à un tapissier venant prendre mesure des surfaces dont il n’a point conçu l’ordonnance mais dont on tolère qu’il les couvre d’une vêture insignifiante.70

37 Il associe clairement la dégradation du rôle du compositeur à la naissance du cinéma parlant, sans justification. Ce discours entre en résonance avec celui de Maurice Jaubert, en 1936. Il est alors âgé de 36 ans et poursuit une carrière prospère au cinéma, signant notamment les partitions de Quatorze juillet (1933), l’Atalante (1934) ou encore le Dernier Milliardaire (1934). Maurice Jaubert invite les compositeurs à plus de modestie dans leur composition avec cette fameuse citation : « Rappelons les musiciens à un peu plus d’humilité. Nous ne venons pas au cinéma pour entendre de la musique »71. Ces textes trouvent un écho avec celui de Darius Milhaud72 qui écrit en 1937 un témoignage

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éloquent sur la situation musicale dans le cinéma français. Selon lui, avec l’arrivée du cinéma parlant, la musique a vu son rôle diminuer et celui du compositeur se limiter à un travail de commande dans lequel la création tend véritablement à disparaître. Il en explique les raisons : […] au temps du muet, la musique sévissait sans arrêt, avec le parlant, on lui diminua son rôle. Il ne fallait pas qu’elle empêchât de comprendre le dialogue. On a fini par la reléguer à un rôle de parent pauvre à qui l’on permet de s’insinuer parfois timidement, et qui ne reprend ses droits que lorsqu’une situation dramatique ou sentimentale l’exige […]. Le musicien, qui était si fier de déverser les torrents de son inspiration lors de l’accompagnement des derniers films muets ou des premiers films sonores, prend, avec le cinéma parlant, une excellente leçon de discipline et d’humilité.73 Maurice Jaubert confirme ce défaut de valorisation du travail du compositeur : […] que demandent le plus généralement à la musique la plupart de nos metteurs en scène ? D’abord de boucher les « trous » sonores, soit que telle scène soit jugée trop silencieuse, soit que le metteur en scène n’ait pas su trouver dans la réalité un son vrai plausible – même et surtout s’il n’est pas suggéré par l’image. Nous n’insisterons pas sur cette conception primaire.74 Il dénonce et critique le manque d’ambition des cinéastes par rapport à la bande musicale de leurs films et semble attendre de l’industrie cinématographique plus de liberté créative : La timidité générale des producteurs, scénaristes, metteurs en scène n’a […] pas permis d’étudier toutes les possibilités [du] synchronisme et on peut envisager, en marge du film proprement dit, le développement d’un genre qui, participant à la fois du ballet, de l’opéra et du cinéma, sera peut-être la forme musicale dramatique de demain.75

38 Que pouvons-nous retenir de ces témoignages ? En s’exprimant à travers la presse, les compositeurs des années 1930 militent activement pour le développement de leur métier et de leurs idéaux – plus de collaboration avec le cinéaste et une meilleure reconnaissance artistique de la profession. Ils portent en eux l’ambition de faire évoluer une situation qu’ils réfutent : une musique de second plan pour un cinéma en pleine expansion. Le métier, s’il est progressivement construit, ne s’est cependant pas développé à la hauteur de leurs ambitions.

39 Cette étude a mis en relief à la fois la fragile et hétérogène organisation des compositeurs pour l’image, comme leur construction identitaire du métier entre 1919 et 1937. La plupart des compositeurs semblent avoir été appelés à travailler pour le cinéma alors qu’ils avaient une expérience dans les arts de la scène. Ils ont transposé leur méthode de travail de la scène à l’écran et ont rencontré des difficultés propres à la structure narrative et aux techniques du cinéma. Dans les années 1920, la profession a été amenée progressivement à se spécialiser, les compositeurs recherchant majoritairement à créer une nouvelle esthétique liée au cinéma. La transition vers le parlant n’a cependant pas permis aux plus investis de se satisfaire de l’évolution de leur profession. Les compositeurs accusent en cela le manque d’ambition des cinéastes, la faible économie des exploitants de salle ou encore les intérêts des éditeurs musicaux. Le regard désabusé d’Arthur Honegger, de Darius Milhaud ou encore de Maurice Jaubert atteste du rendez-vous manqué entre leurs désirs et leurs conditions d’exercice. Pour autant, ces mêmes compositeurs et une poignée de leurs confrères, associés aux grands noms de la musique pour films, ont assurément porté l’idée, l’esthétique et le reflet de cette « corporation fantôme ».

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NOTES

1. Dans cet article, nous utilisons « musique pour films » à la place de « musique de films » puisque la musique pour le cinéma n’est pas un genre musical. Nous suivons ici les recommandations terminologiques de Sergio Miceli, Musica per film. Storia, Estetica-Analisi, Tipologie, Milano / Lucca, Ricordi / LIM, 2009, pp. 11-12. 2. Gabriel Bernard, « La musique et le cinéma », le Courrier musical, 1er janvier 1918, p. 4. 3. Lire notamment Frédéric Gimello-Mesplomb, « De la musique de scène à la musique d’écran : analyse d’une transition narrative » dans Raymond Abbrugiati (dir.), Du genre narratif à l’opéra, au théâtre et au cinéma, Presses Universitaires du Mirail, « collection de l’écrit », 2000, pp. 75-89 et Laurent Guido, l‘Âge du rythme, Lausanne, Payot, 2007. 4. Lionel Robert, « Les enquêtes du Film : la musique et le cinéma » cité dans Emmanuelle Toulet, Christian Belaygue (dir.), Musique d’écran, l’accompagnement musical du cinéma muet en France 1918-1995, Paris, éd. de la réunion des Musées Nationaux, 1994, pp. 21-38. L’ouvrage reproduit l’enquête in extenso. L’ensemble de nos citations concernant cette enquête est issu de cette retranscription. 5. Ibid., p. 21. 6. Ce compositeur fut néanmoins interprété en adaptation musicale pendant de nombreuses années du cinéma muet. 7. Paul Vidal, « Les enquêtes du Film : la musique et le cinéma » dans Emmanuelle Toulet, Christian Belaygue (dir.), Musique d’écran…, op. cit., p. 26. Les citations qui suivent sont issues de la même enquête et de la même source. 8. Georges Auric, ibid., p. 36. 9. Soit, selon l’Insee, l’équivalent de 0,06 € à 1,54 € en 2011. 10. Selon l’Insee, on peut estimer que 150 francs représentent en 2011 l’équivalent de 230,46 € et 10 000 francs l’équivalent de 15 354,40 €. 11. Arthur Honegger, lettre datée du 5 octobre 1918, parue dans Lettres à ses parents (1914-1922), Genève, éd. Papillon, 2005, pp. 53-63. 12. Soit l’équivalent de 3 686,08 € en 2011 (sur la base du coefficient de l’année 1910 et non 1908, inaccessible sur le site de l’Insee). 13. Alain Carou, le Cinéma français et les écrivains : histoire d’une rencontre (1906-1914), Paris, AFRHC / École nationale des Chartes, 2002, p. 82. 14. Bétove, « Les enquêtes du Film : la musique et le cinéma », cité dans Emmanuelle Toulet, Christian Belaygue (dir.), Musique d’écran…, op. cit., pp. 37-38. Les citations qui suivent sont issues de la même enquête. 15. Cette expression reprend une citation de Franck Martin, compositeur, défendant l’idée d’une profession à créer : « Il faudrait […] qu’une demande égale à celle du dancing ou du music-hall oblige nombre de compositeurs à se spécialiser dans cette branche, à la cultiver, à vivre d’elle », citation extraite de Franck Martin, « Musique et cinéma », les Cahiers du mois, n° 16-17, 1925, pp. 116-119. 16. Voir à ce propos Alain Lacombe et François Porcile, les Musiques du cinéma français, Paris, Bordas, 1995, p. 38. 17. Pour plus de détails, lire Laurent Guido, l’Âge du rythme, op. cit., p. 351. 18. Jean Vignaud, « le Miracle des loups », Ciné-Miroir, 1er décembre 1924, n° 63, p. 364. 19. L. Alexandre et G. Phelip, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 24, 12 juin 1925, p. 424. 20. Pierre Millot, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 32, 7 août 1925, p. 217. 21. Pour plus de détails, lire Alain Carou, le Cinéma français et les écrivains, op. cit., pp. 270-276. 22. Pierre Millot, « Musique et cinéma », op. cit.

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23. André Messager, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 26, 26 juin 1925, p. 501. André Messager est âgé de 72 ans. Chef d’orchestre, professeur et compositeur, il est, au sein de cet échantillon de personnalités, l’un des plus expérimentés dans la composition pour la scène (théâtre, ballet, opéra). 24. Paul Vidal, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 26, 26 juin 1925, p. 502. 25. Reynaldo Hahn, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 27, 3 juillet 1925, pp. 16-17. 26. Henri Rabaud, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 25, 19 juin 1925, p. 461. 27. Ce compositeur de 50 ans qui s’est investi dans le théâtre lyrique est également le directeur artistique du Gaumont Palace. 28. Jean Nouguès, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 29, 17 juillet, 1925, p. 103. 29. Paul Vidal, « Musique et cinéma », op. cit., p. 502. 30. Florent Schmitt, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 30, 24 juillet 1925, p. 141. 31. Arthur Honegger cite notamment l’Assassinat du Duc de Guise (1908), musique écrite par Camille Saint-Saëns et l’Agonie des aigles (1922), une partition composée par Léon Moreau. 32. Reynaldo Hahn, « Musique et cinéma », op. cit. 33. Henri Rabaud, « Musique et cinéma », op. cit. 34. Arthur Honegger, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 28, 10 juillet 1925, pp. 63-64. 35. Charles Widor, « Musique et cinéma », Cinémagazine, n° 24, 12 juin 1925, pp. 425-426. 36. Arthur Honegger, « Musique et cinéma », op. cit.. 37. Florent Schmitt, « Musique et cinéma », op. cit., p. 141. 38. Pierre Millot, « Musique et cinéma », op. cit., p. 217. 39. Ibid. 40. André Messager, « Musique et cinéma », op. cit., p. 501. 41. Reynaldo Hahn, « Musique et cinéma », op. cit., pp. 16-17. 42. La longueur du film est telle que la partition combine titres originaux et adaptations musicales élaborées par Paul Fosse, directeur musical du Gaumont Palace où le film a été présenté durant quatre soirées. 43. Arthur Honegger, Lettres à ses parents (1914-1922), op. cit., p. 322. 44. Soit l’équivalent de 10 584,03 € en 2011 (source : Insee). 45. Paul Vidal, « Musique et cinéma », op. cit., p. 502. 46. Reynaldo Hahn, « Musique et cinéma », op. cit., pp. 16-17. 47. J.C., « Pour les mélomanes », le Journal, 23 août 1929 cité dans Emmanuelle Toulet, Christian Belaygue (dir.), Musique d’écran…, op. cit., p. 98. 48. Giusy Pisano, « Les années trente entre chanson et cinéma », 1895, n° 38, « Musique » (sous la direction de François Albera et Giusy Pisano), octobre 2002, p. 170. 49. Rappelons-nous ici du discours de Pierre Millot en 1925 cherchant un nouveau débouché pour son orchestre. Les musiciens de la scène, déjà touchés par la crise du théâtre, sont de nouveau mis en danger avec la mutation du cinéma muet au cinéma sonore. 50. Giusy Pisano, « Les années trente entre chanson et cinéma », op. cit., p. 173. 51. Voir à ce propos Alain Lacombe et François Porcile, les Musiques du cinéma français, op. cit., pp. 45-61. 52. Il faudra attendre la loi de 1957 pour que le compositeur soit reconnu comme l’un des coauteurs du film et 2002 pour observer le premier regroupement de compositeur de musiques pour films (association UCMF). Les autres tentatives de regroupement, si elles ont été discutées, notamment par Georges Delerue, n’ont pas laissé de traces d’existence réelle. 53. Darius Milhaud, article paru dans Ciné-Journal en 1929, cité dans Alain Lacombe et François Porcile, les Musiques du cinéma français, op. cit., p. 47. 54. Âgé de 39 ans, il a composé pour Abel Gance, les musiques de la Roue (1923) et Napoléon (1927). 55. Arthur Honegger, « Du cinéma sonore à la musique réelle », Plans, n° 1, janvier 1931, pp. 74-79.

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56. Arthur Honegger et Arthur Hoérée, « Particularités sonores du film Rapt », la Revue musicale, n° 151, décembre 1934 cité dans 1895, n° 38, op. cit., pp. 211-215. 57. Note de travail de Musidora, ms, s.d., Fonds CRH, B5-CRH96. 58. Ibid. 59. Georges Auric, préface, dans Jacques Bourgeois, René Clair, Genève, Roulet, 1949, pp. 10-11. 60. Citation de Jean Wiener, extraite de Allegro appassionato (Paris, Belfond, 1978), cité dans Alain Lacombe et François Porcile, les Musiques du cinéma français, op. cit., p. 50. 61. Arthur Honegger et Arthur Hoérée, « Particularités sonores du film Rapt », op. cit., p. 211. 62. Ibid. 63. Citons, entre autres, Arthur Hoérée, Roland-Manuel, Maurice Thiriet, Maurice Jaubert, Casimir Oberfeld, Darius Milhaud, William Axt, Henry Verdun, Roger Désormière ou André Jolivet. 64. Jean Wiener cité dans Alain Lacombe, François Porcile, les Musiques du cinéma français, op. cit., p. 50. 65. Le copiste, comme son nom l’indique, copie la partition manuscrite du compositeur lorsqu’elle est souillée ou encore illisible pour les interprètes. Par ailleurs, si le morceau est joué par un ensemble de musiciens, il recopie également les partitions de chaque instrument à partir de la partition principale. Il travaille donc en dernière ligne sur l’échelle des collaborateurs du compositeur. 66. L’orchestrateur est le principal collaborateur du compositeur. Il répartit la composition entre les différents instruments de l’orchestre. Un orchestre comprenant plusieurs instruments similaires – prenons l’exemple des violons – doit avoir la même ligne mélodique pour les violons I et II, il retranscrira cette mélodie sur les instruments en doublon. 67. Georges Auric, préface, op. cit. 68. Arthur Honegger et Arthur Hoérée, « Particularités sonores du film Rapt », op. cit., p. 213. 69. Depuis 1931, il a notamment composé les musiques de la Fin du monde (1931), le Roi de Camargue (1934), Cessez le feu (1934) et les Misérables (1934). 70. Arthur Honegger et Arthur Hoérée, « Particularités sonores du film Rapt », op. cit., p. 211. 71. Maurice Jaubert, « Les arts », Esprit, n° 43, avril 1936, p. 118. 72. Depuis 1929, il a notamment composé les musiques de Madame Bovary (1933), Tartarin de Tarascon (1934) et la Citadelle du silence (1937). 73. Darius Milhaud cité dans Alain Lacombe et François Porcile, les Musiques du cinéma français, op. cit., p. 131. 74. Maurice Jaubert, op. cit., p. 115. 75. Ibid.

RÉSUMÉS

Cet article étudie l’évolution progressive du métier de compositeur travaillant pour le cinéma en prenant comme source de référence les opinions citées dans deux enquêtes majeures des revues cinématographiques, le Film (1919) et Cinémagazine (1925), réalisées auprès d’hommes de musique (compositeur, chef d’orchestre, directeur artistique, critique musical). Le métier interroge ses liens avec celui de la scène, puis s’en détache progressivement pour se spécialiser par rapport à ses propres contraintes et difficultés. Plus largement, ce sont les conditions de travail des

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compositeurs ainsi que la reconnaissance de leur art qui sont ici abordées. De nouveaux témoignages individuels de compositeurs expérimentés, issus des années 1930, illustrent enfin comment le métier s’est construit, notamment par rapport à l’émergence du cinéma parlant, et quels en ont été les répercussions pour les compositeurs.

Based on the results of two major surveys among conductors, artistic directors, music critics, and composers published in the film journals le Film (1919) and Cinémagazine (1925), this article analyses the different stages of development of the profession of film composer. The respondents discuss the relationship between composing for film and writing music for the stage, progressively moving away from the latter model and establishing a specific practice in relation to the constraints and difficulties of film music. More generally, the surveys reveal concerns about their working conditions and the recognition of their art. In conclusion, we discuss further testimony from composers working in the 1930s, which shows how the profession established itself in the context of sound cinema and illustrates the consequences of these changes for composers.

AUTEUR

SÉVERINE ABHERVÉ Séverine Abhervé, docteure en études cinématographiques. Elle a soutenu en février 2011 une thèse intitulée « Compositeur de musiques de films dans l’industrie cinématographique française - Définition, caractérisation et enjeux d’un métier en mutation » et dirigée par Daniel Serceau et Frédéric Gimello-Mesplomb (Université Paris 1). Elle a publié plusieurs articles sur la musique de films, la voix-over et le métier de compositeur, notamment dans Inter-Lignes et les Cahiers de Narratologie. Séverine Abhervé holds a doctorate in Film Studies at the University of Paris 1. Her thesis, entitled “ Compositeur de musiques de films dans l’industrie cinématographique française - Définition, caractérisation et enjeux d’un métier en mutation ”, was supervised by Daniel Serceau and Frédéric Gimello-Mesplomb. She has published several articles about film music, voice-overs and the profession of composer, especially in Inter-Lignes and Cahiers de Narratalogie.

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Filmographie

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Le Cinéma par le cinéma (français). Filmographie sélective 1895-1940 Fictions et documentaires

Éric Le Roy

1 La présente filmographie, établie à partir de sources très diverses, ne prétend pas à l’exhaustivité. Si le thème du cinéma au cinéma trouve ses premières illustrations à l’écran dès ses débuts, avec Ferdinand Zecca, il semble bien que le sujet ait laissé producteurs et auteurs extrêmement prudents.

2 Cette liste, qui comprend aussi bien des documentaires (et non des actualités) et des fictions, concerne toutes les œuvres de cinéma produites et diffusées en France des origines à 1940. Cette nomenclature a posé un certain nombre de problèmes techniques. Il n’existe pas, jusqu’à aujourd’hui, de catalogue exhaustif des courts et longs métrages, documentaires et fictions français, comportant génériques, résumés ou contenus pertinents. Il a donc fallu reprendre les divers catalogues Pathé et Gaumont, les ouvrages incontournables de Raymond Chirat, les index de la Cinématographie française, les films résumés et indexés dans la base documentaire LISE des Archives françaises du film, mais aussi faire appel à la mémoire des uns et des autres…

3 Les traces écrites retrouvées n’étant pas toujours très fiables et non vérifiables par l’absence de copies, les identifications de films parfois hasardeuses, et l’impossibilité de vérifier l’ensemble avec précision nous ont conduits à exclure les mentions vagues ou douteuses, pour ne retenir que les œuvres pour lesquelles plusieurs sources permettent d’assurer leur existence et leur contenu.

4 Avec nos incertitudes et nos probables manques, malgré le temps passé à tout vérifier, la filmographie du Cinéma au cinéma demeure une utopie nécessaire.

5 1902 Une séance de cinématographe Fiction Réal : Ferdinand Zecca Prod : Pathé Frères

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Résumé : Nous assistons à une véritable séance de cinématographe reproduite par le cinématographe où nous voyons défiler successivement six sujets différents. L’intérêt de cette scène se complique du fait que les statues encadrant la scène, les boxeurs, les spectateurs et l’opérateur lui-même ne sont qu’un seul et même personnage qui se trouve ainsi représenté jusqu’à huit fois.

6 1905 [Alice Guy tourne une phonoscène dans les studios des Buttes-Chaumont] Documentaire Prod : Gaumont

7 1908 Les Inconvénients du cinématographe Fiction – dessin animé Prod : Pathé Frères Résumé : Deux apaches, cachés dans l’angle d’une rue, guettent une jeune femme et une petite fille qui s’avancent dans la rue déserte et se jettent sur elles. L’enfant se trouve mal, la femme pousse des cris déchirants. Un petit garçon passant par là s’arrête pétrifié devant cette scène d’horreur. Il prend ses jambes à son cou et court au poste en répandant la nouvelle sur son passage. Les agents de police armés jusqu’aux dents, arrivent sur le théâtre du crime où ils arrêtent nos apaches et les emmènent au poste malgré leurs protestations. Cependant, tout se découvre au commissariat. Les apaches sont de faux apaches qui jouaient une scène pour le cinématographe ! Une heure après, de braves gens arrivent affolés, en criant : « À l’assassin ! deux apaches viennent de dévaliser un passant, après lui avoir fait le coup du père François ». Mais les agents de rire. Cependant, ils suivent les bonnes gens, histoire de rire, serrent la main des apaches ébahis, puis s’en reviennent la conscience tranquille.

8 1910 Les Débuts de Max au cinématographe Fiction Réal : Louis J. Gasnier Prod : Pathé Frères Int : Max Linder Résumé : Max se présente avec une lettre d’introduction devant M. Charles Pathé. Il passe ensuite de mains en mains pour se retrouver face à un metteur en scène qui lui fait faire quelques essais : chanter, danser, exécuter une cabriole, recevoir une gifle. Puis, quelque temps après, il est convoqué pour un bout d’essai. Et quand le metteur en scène lui demande de faire la grimace devant la caméra, Max se révolte et se retourne contre son persécuteur.

9 Rien n’est impossible à l’homme Fiction Réal : Émile Cohl Prod : Gaumont Résumé : Images réelles et animation. Série de tableaux illustrant les merveilles de la science moderne (aéroplane, sous-marin, hypnotisme, cinématographe, etc.)

10 1911 Grâce au cinéma Prod : Lux

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11 Un mariage par le cinématographe Fiction Réal : Léonce Perret Prod : Gaumont Résumé : Un Américain tombe amoureux d’une actrice de chez Gaumont qu’il voit sur un écran de Cape-Town. Il se fait engager chez Gaumont. Ils se marient et jouent ensemble dans les films Gaumont.

12 1912 Amour et cinéma Fiction Prod : Gaumont

13 Amour et science Fiction Prod : Éclair

14 Bébé victime d’une erreur judicaire Fiction Réal : Louis Feuillade Prod : Gaumont

15 Gribouille redevient Boireau Fiction Prod : Pathé Frères Int : André Deed Résumé : Gribouille s’appelait autrefois Boireau, avant de tomber amoureux d’une jolie Sicilienne, à qui il a jeté son cœur par-dessus les frontières. Malheureusement, la jolie fille a un père terrible, devant lequel Gribouille fuit, épouvanté, et repasse la frontière. Rentré en France, notre héros, repris par l’amour natal, veut y rester. Les autorités italiennes s’efforcent en vain de lui barrer la route. Gribouille saute sur un rapide, envoie rouler sur la voie chauffeur et mécanicien et prend leur place sur le tender. Bientôt, la locomotive surchauffée par ses soins, éclate, produisant une épouvantable catastrophe. Gribouille, projeté dans les nuages, retombe sur le toit d’un atelier de cinématographe, dans lequel il vient échouer comme un bolide. Il y est accueilli à bras ouverts. Une multitude d’objectifs se braquent sur lui, car notre héros compte comme on le sait, parmi les plus désopilants comiques et le rapatrié signe l’engagement de redevenir Boireau pour jamais.

16 Scandale au village

17 1913 Bébé joue au cinéma Fiction Réal : Henri Gambard Prod : Pathé Frères Note : Ce titre est barré sur le registre. (Fondation Seydoux-Pathé)

18 Les Bretelles Fiction Réal : Léonce Perret Prod : Gaumont Int : Léonce Perret ; Suzanne Grandais

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Résumé : Un tournage a lieu au domicile de Léonce. Découvrant une paire de bretelles oubliée par un comédien, Léonce est persuadé qu’elle appartient à l’amant de son épouse. Le quiproquo se résout finalement pour le mieux.

19 Erreur tragique Fiction Réal : Louis Feuillade Prod : Gaumont Int : René Navarre, Suzanne Grandais

20 [Les Ennuis de la carrière cinématographique] Fiction Prod : Gaumont Int : [André Luguet] Résumé : Des paysans débarquent à Paris pour rendre visite à leur fils Arsène, qui travaille dans une société de cinéma. Alors qu’ils attendent d’être reçus, Arsène raconte à son associé le scénario du prochain drame cinématographique qu’ils doivent tourner. Prêtant l’oreille, les parents affolés croient que leur fils s’apprête à commettre les pires méfaits. Ils alertent la police qui investit les lieux. Arsène explique alors la méprise dont ses parents ont été victimes.

21 Léonce cinématographiste Fiction Réal : Léonce Perret Prod : Gaumont Int : Léonce Perret, Suzanne Le Bret, Gaston Modot

22 Le Mystère des roches de Kador Fiction Réal : Léonce Perret Prod : Gaumont Int : Léonce Perret, Suzanne Grandais Résumé : La projection d’un film permet d’établir la vérité dans une sombre affaire de captation d’héritage.

23 Rigadin veut faire du cinéma Fiction Réal : Georges Monca Prod : Pathé Frères Int : Prince (Rigadin) Résumé : Rigadin, désireux de faire apprécier au monde ses qualités de comédien, veut faire du cinéma. Où jouent les meilleurs artistes parisiens ? Chez Pathé Frères. C’est donc à cette firme que l’éminent Rigadin confiera le soin de mettre en valeur son inimitable génie. Contre son attente, Rigadin ne fait pas florès chez Pathé Frères et ne doit son engagement qu’à la défection imprévue d’un des artistes. Il débute donc dans le rôle de Don Juan. Ce rôle avantageux lui attire la colère du mari de la jeune première, farouche Othello, qui soufflette le pauvre héros d’une aventure trop brillante. Rigadin qui, apparemment, ne manque pas de bon sens, écrit à son metteur en scène : « Je renonce à interpréter les amoureux, faites moi jouer les idiots, ça m’ira beaucoup mieux ».

24 1916 C’est pour les orphelins / Le Réveil de l’artiste

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Fiction Réal : Louis Feuillade Prod : Gaumont Dernier amour Fiction Réal : Léonce Perret Prod : Gaumont Int : René Cresté, Reine Dessort

25 Rigadin n’aime plus le cinéma Fiction Réal : Georges Monca Prod : Pathé Frères Sc : Marcel Arnac Int : Prince Rigadin, Henri Collen

26 1917 Ils viennent tous au cinéma Réal : [Henri Diamant-Berger]

27 1918 Comme au cinéma Fiction Prod : Éclipse Int : Simone Genevois

28 1919 Une étoile de cinéma Fiction Réal : René Plaissetty Prod : SCAGL Int : Germaine Dermoz, Georges Mauloy Résumé : Une vedette de cinéma est courtisée par un riche banquier mais elle se refuse à lui.

29 1922 L’Écran brisé Fiction Réal : René d’Auchy Prod : D’Auchy Int : Andrée Lionel, Georges Mauloy, André Juguet Résumé : Marthe doit récupérer chez son beau-frère Jacques des lettres compromettantes pour l’honneur de sa sœur, Thérèse, morte dans un accident de voiture. Elle fait croire à Jacques que c’est à elle que les lettres étaient adressées.

30 Mademoiselle Papillon fait du cinéma Fiction (court métrage)

31 Vingt ans après (making of) Documentaire Réal : Henri Diamant-Berger Prod : Pathé Int : Marguerite Moréno, Jean Yonnel, Jean Périer, Armand Bernard

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Résumé : présentation des acteurs. Visite de l’équipe de tournage chez Sarah Bernhardt à Belle-Isle-en-Mer. Fabrication et montage des décors.

32 1923 Autour de la Roue Documentaire Prod : Pathé Int : Abel Gance, Charles Pathé, Léonce-Henri Burel Résumé : Le tournage de la Roue est l’occasion pour son assistant Blaise Cendrars de saisir des moments de la vie de l’équipe. Abel Gance explique une scène à l’un de ses interprètes ou fait visiter les décors à Charles Pathé. Les interprètes bravent les conditions atmosphériques. Des moyens importants sont utilisés, en particulier le matériel électrique pour les effets de nuit. Des innovations techniques sont mises en œuvre et la sécurité est assurée par un veilleur spécial, les trains frôlant décors et opérateurs.

33 Réception de Geneviève Félix à Lille Non fiction Résumé : Accompagnée de Maurice Prévot, directeur de la société anonyme les Grandes Productions Cinématographiques, l’actrice Geneviève Félix est reçue à Lille par un groupe de directeurs et directrices de cinémas de la région Nord et des délégués des Amis du Cinéma. Couverte de fleurs par ses admirateurs, l’artiste se rend au journal l’Écho du Nord où Monsieur Ferré prononce un discours de bienvenue en son honneur avant la visite des ateliers. Le cortège se rend ensuite au Casino puis visite la ville. Après s’être rendue dans l’une des plus importantes salles de cinéma du centre, Geneviève Félix souhaite se rendre dans une salle de quartier. Elle est accueillie au Mondial Cinéma dont le directeur est Gustave Duthoit. La journée se conclut par un mot aimable de Geneviève Félix pour les gens du Nord. Les Amis du Cinéma lui offrent une médaille en souvenir de son passage à Lille.

34 1924 Le Lion des Mogols Fiction Réal : Jean Epstein Prod : Films Albatros Int : Ivan Mosjoukine, Nathalie Lissenko Résumé : Un jeune officier s’enfuit avec une princesse captive du Grand Khan et se fait engager dans une troupe cinématographique dont la vedette tombe amoureuse de lui.

35 La Machine à refaire la vie Documentaire Réal : Julien Duvivier, Henry Lepage Prod : Regina Résumé : Né en France en 1895 grâce aux frères Lumière, le cinématographe n’a cessé d’évoluer au fil des années. Des inventions du pré-cinéma aux films sonores, plusieurs extraits viennent souligner l’originalité et le prestige de créateurs français tels que Reynaud, Marey, Pathé, Gaumont ou encore Marcel L’Herbier, René Clair, Abel Gance et Jacques Feyder. Note : remonté en 1942.

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36 1925 [Autour de Salammbô] Documentaire Réal : Léonce-Henri Burel Prod : Louis Aubert Résumé : Un des membres de l’équipe du film Salammbô, vraisemblablement Léonce- Henri Burel, le chef opérateur, saisit quelques moments de la vie du tournage : les décors, les maquettes et leur créateur Percy Day, les acteurs imitant le metteur en scène, les deux caméras utilisées simultanément.

37 Les Studios des Cinéromans Films de France à Joinville-le-Pont Documentaire Réal : anonyme Prod : Cinéromans Films de France Note : date sous réserve.

38 Voulez-vous faire du cinéma ? Fiction (court métrage) Réal : Pierre Ramelot, René Alinat

39 1926 Le Cinématographe et l’espace Documentaire Réal : Marcel L’Herbier Int : Gabriel Signoret Résumé : En 1926, Marcel L’Herbier donne une conférence sur le cinématographe et l’espace, avec l’intention de démontrer que la restriction du temps et de l’espace, imposée par l’argent, joue un rôle de plus en plus important dans la vie artistique. Un montage d’images diverses illustre son propos, qui montre l’agitation de la Bourse, des personnages en équilibre au dessus du vide, une tempête, une femme et des enfants qui volent aux étalages, ainsi que le naufrage d’un navire.

40 Quelques documents sur l’histoire du cinéma Non fiction

41 Son premier film Fiction Réal : Jean Kemm Prod : Jacques Haïk Sc : Jean Kemm Int : Grock, Lucien Baroux, Louis Callamand, Pierrette Lugan Résumé : Céleste Noménoé, assisté de sa guenon, donne des spectacles de rue dans les villages. Un beau matin, il reçoit un courrier d’un notaire lui enjoignant de venir à Paris pour toucher un héritage. Sitôt arrivé dans la capitale, il se fait voler sa valise et la lettre du notaire. N’ayant plus d’adresse, il déambule sur les boulevards. Des gens de cinéma, le repérant, lui proposent de jouer un rôle d’eunuque dans un film. Il est logé chez Blanche Madirat, une actrice. Lors du tournage d’une scène, il reconnait l‘un de ses voleurs dans les figurants, il le poursuit et finit par récupérer ses affaires. Chez le notaire, Céleste reçoit son héritage qui se limite à un bon de loterie. Son numéro est perdant, mais dans la salle du tirage au sort les directeurs du music-hall le Palace le remarquent et l’engagent comme clown. Il débute et triomphe sous le nom de Grock. Maintenant plus à l’aise financièrement, il demande Blanche en mariage.

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42 1927 [Fête du cinéma à l’hôtel Continental] Documentaire

43 L’Histoire du cinéma par le cinéma Documentaire Réal : Raoul Grimoin-Sanson Prod : CNAM Résumé : L’histoire du pré-cinéma est retracée à partir des objets conservés au Conservatoire National des Arts et Métiers. Comment les chercheurs parvinrent-ils, en utilisant le phénomène de la persistance rétinienne, la lanterne magique et la photographie, à la conception moderne de la projection animée ? À la fin du XVIIIe siècle, Robertson modernise la lanterne magique et impressionne ses spectateurs avec son phantascope alors qu’au XIXe siècle, on voit apparaître des jouets scientifiques comme le thaumatrope, le phénakistiscope de Joseph Antoine Plateau ou le zootrope. C’est à Émile Reynaud que l’on doit la première projection animée, par le dessin, grâce au théâtre optique qu’il inventa, après avoir conçu son praxinoscope en 1877. La photographie se substitue peu à peu au dessin avec, notamment, la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey. Thomas Edison met ensuite au point le kinétoscope, où les images animées ne sont encore réservées qu’à un unique spectateur. Enfin, l’invention de cinématographe par les Frères Lumière s’inspira de toutes ces découvertes et fut présentée au public lors d’une projection au Grand Café le 28 décembre 1895.

44 L’Usine de Vincennes de la société Kodak-Pathé Documentaire Prod : Pathé Résumé : L’usine de Vincennes de la société Kodak-Pathé utilise pour la fabrication du support cinématographique de la nitrocellulose. Produit hautement dangereux, il est conservé à une température constante et transporté dans des caisses zinguées frigorifiées. Les bâtiments sont équipés d’escaliers de secours et de portes coupe-feu à fermeture automatique. Des pompiers, installés à demeure, veillent sur le personnel. Des exercices d’incendie préparent les ouvriers à d’éventuelles catastrophes.

45 1928 L’Argent – essais d’acteurs Non fiction Réal : Marcel L’Herbier Prod : Cinegraphic - Cinemondial Résumé : essais d’acteurs : Alice Cocéa, Madeleine Renaud, Gaby Morlay, Samson Fainsilber, Kissa Kouprine, Jules Berry, Yvette Guilbert et Pierre Alcover.

46 Autour de l’Argent Documentaire Réal : Jean Dréville Prod : Cinegraphic Sc : Jean Dréville Résumé : En 1928, Jean Dréville filme le tournage de l’Argent, de Marcel L’Herbier, dans les studios de la rue Francoeur, à la Bourse de Paris et à Joinville. La lumière mise en place, les premiers tours de manivelle actionnent les caméras : Brigitte Helm et Pierre Alcover jouent leur scène, dirigés par Marcel L’Herbier. Au plafond du studio, un

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labyrinthe de passerelles a été installé pour l’éclairage des scènes. Le chef opérateur, Jules Kruger, met en œuvre des procédés techniques ingénieux pour répondre aux exigences du réalisateur : il filme sur des plateaux suspendus à des rails aériens ; il place des caches devant l’objectif de la caméra pour insérer un titre ; il met des lentilles additionnelles aux caméras qu’il attache en l’air ; il utilise les premières caméras à moteur. Pendant ce temps, les décorateurs édifient les prochains décors. Du machiniste qui escamote les meubles pour le passage de la caméra aux vedettes qui adoptent les gestes voulus par Marcel L’Herbier, tout le monde s’implique dans le processus de la création, accumule efforts et ingéniosité, jusqu’à ce que le tournage s’achève et que les projecteurs s’éteignent.

47 La Danseuse Orchidée Fiction Réal : Léonce Perret Prod : Franco-film Int : Xénia Desny, Louise Lagrange, Ricardo Cortez, Gaston Jacquet Résumé : Orchidée, une petite Basque, et Maryse, une vedette de cinéma, aiment le beau Joannès Etchegarry.

48 Parution d’un grand hebdomadaire du cinéma Cinémonde Documentaire Réal : Pierre Chenal Prod : Beck Résumé : Les différentes étapes qui composent la fabrication du journal de cinéma Cinémonde : la photographie des documents, la retouche des clichés négatifs, l’insolation du papier sensible, l’impression du papier à travers les rotatives, puis le chargement des exemplaires terminés. 1929 [Essai sonore d’André Sauvage pour Pivoine déménage] Non fiction Réal : André Sauvage Prod : André Sauvage, Charles Peignot, Studio du Vieux Colombier Résumé : Face à la caméra, à 30 centimètres du micro, André Sauvage lit un texte sur le nouveau règlement concernant les passages cloutés à Paris.

49 Paris Cinéma Documentaire Réal : Pierre Chenal Prod : Beck Résumé : Les coulisses de l’industrie cinématographiques, de la fabrication d’un appareil de prises de vues (Debrie) au tournage en studio et à la mise en scène en passant par les techniques de l’animation : dessins, papiers et poupées animées. Pierre Chenal rencontre André Rigal dans son atelier qui exécute une série de dessins à main levée. Les dessins sont ensuite broyés dans un moulin à café. Il en ressort un dessin animé sur pellicule. À Champigny, Alain Saint-Ogan et son animateur travaillent sur Zig et Puce et élaborent les premiers pas d’Alfred le pingouin. À Fontenay-sous-Bois, Ladislas Starewitch présente les vedettes de son prochain film.

50 Une cité française du cinéma Documentaire Réal : Pierre Chenal

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Prod : Pathé-Natan Résumé : Les ateliers d’un laboratoire cinématographique révèlent les traitements successifs du film : développement des négatifs, séchage des films développés, développement et séchage des films Pathé-Baby, tirage des copies positives, pochoir et montage.

51 1930 Autour de la Fin du monde Documentaire Réal : anonyme Résumé : Une caméra placée sur un praticable virevolte en une série de panoramiques à 360°, impression de vitesse, tourbillon ; plus loin le cadreur, en véritable équilibriste, perché sur un système de poulies et de cordes, obtient des images en plongée et en mouvement. Il s’agit d’un document sur ce qu’a pu être un tournage de l’époque et ses prouesses techniques, et surtout sur les difficultés du passage du muet au parlant. Alternance constante entre des plans muets et parlants, avec des essais d’acteurs, des plans non retenus au montage, le travail des techniciens, des figurants et du réalisateur. Le studio de Joinville est aménagé pour les prises de vues sonores, un technicien, Jules Kruger, est enfermé dans une cabine insonorisée et la voix de Sylvia Grenade nous parvient, chantant Adios muchachos. Quelques images après, elle se querelle dans une chambre avec Samson Fainsilber. Antonin Artaud, le visage déformé et troué par la lumière, vocifère face à une foule en hors-champ. Quelques images en extérieur sur la tour Eiffel et, en studio, une maquette d’un amphithéâtre de Lazare Meerson. Dans une salle des dépêches, tous s’agitent pour délivrer des messages TSF. Se sentant condamnés, certains attendent la fin du monde dans une orgie, où l’on aperçoit Georges Colin et Samson Fainsilber.

52 Elle veut faire du cinéma Fiction Réal : Henry Wulschleger Prod : Orphéa Film Sc : Moussia Int : Saint-Ober, Marguerite Moréno Résumé : Une femme veut faire du cinéma, mais c’est finalement la jeune et jolie secrétaire de son mari qui est engagée.

53 Mauricet présente le cinéma parlant Documentaire Réal : anonyme Prod : Jacques Haïk Résumé : Le chansonnier Mauricet présente le cinéma parlant à l’Olympia.

54 Prix de beauté Fiction Réal : Augusto Genina Prod : Sofar Film Sc : Augusto Genina, René Clair, Bernard Zimmer Int : Louise Brooks, Gaston Jacquet, Saint-Granier Résumé : Une jeune dactylo, qui a gagné un concours de beauté, s’habitue à sa vie de luxe et abandonne son petit ami. Il la tue tandis qu’elle regarde le film qu’elle a tourné.

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55 1931 Boule de gomme Fiction Réal : Georges Lacombe Prod : Synchro-Ciné Int : Jean Bara, Raymond Cordy, Maximilienne Résumé : Une société de production s’apprête à lancer une nouvelle vedette en la personne d’un enfant nommé Boule de Gomme. Mais le tournage du film s’avère compliqué, le bambin refusant de rire et de pleurer à la demande. Toute l’équipe se mobilise, en vain, pour faire réagir le gamin capricieux, qui prend subitement la fuite. Rattrapé et rossé par un machiniste, Boule de Gomme devient obéissant, et nomme celui-ci manager.

56 [Essais d’acteurs : Donatien et Lisette Lanvin] Non fiction Réal : Donatien Prod : Société française du film Int : Donatien, Lisette Lanvin Résumé : Donatien donne la réplique à Lisette Lanvin à quatre reprises lors du tournage d’essais pour un film qui ne s’est pas tourné. Lisette Lanvin y interprète une chanson non identifiée.

57 Figuration Fiction Réal : Antonin Bideau Prod : GFFA Int : Jeanine Merrey, André Dubosc, Henri Jullien, Josette Lussan Résumé : Le fils d’un important métallurgiste de province accomplit un stage à Paris. Il entretient une jolie actrice et passe sa vie dans les studios.

58 1932 Le Mystère du château d’If Fiction Réal : René Barberis Prod : Monat Films Int : René Sarvil, Léo Cardy, Fred Robert Résumé : Pour défier ses amis, Escartefigue entend élucider le mystère du Château d’If où se cache un personnage étrange. Bravant sa couardise, il s’y rend en bateau en compagnie d’Antoine et découvre que le mystérieux inconnu n’est autre que le Marius de Marcel Pagnol : contrairement à ce qu’a écrit ce dernier, le jeune homme n’a jamais quitté la région et s’est réfugié sur cette île. Malheureusement, le mal de mer d’Escartefigue les empêche d’en repartir et les trois hommes se voient obliger d’attendre que Marcel Pagnol écrive une autre pièce pour les en sortir.

59 Les Trois mousquetaires (making of) Documentaire Réal : Henri Diamant-Berger Prod : les Films Diamant Sc : Henri Diamant-Berger Résumé : Le réalisateur présente le film et ses acteurs, puis on voit des images du tournage et des à-côtés du tournage.

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60 Une faim de loup Fiction Réal : Germain Fried et Morskoï Prod : SIC Sc : Morskoï, Georges Dolley Int : Pierre Brasseur, Mireille, Germaine Michel Résumé : René a faim, et il n’a pas d’argent. Il rentre chez lui, où ne l’attendent que des factures. Sa voisine Lulu est actrice de cinéma. Elle essaie de le faire engager comme figurant sur le tournage où elle-même travaille. C’est un film sur la gastronomie. Il pense enfin pouvoir se rassasier de nourriture, mais, malchance, il joue le rôle d’un vieillard qui la repousse. À la fin de la journée, il rentre chez lui, et, passant devant sa logeuse qui reçoit, va leur mimer tout ce qui est censé s’être déroulé lors du tournage ; mais, liberté avec la vérité, il mange cette fois toute la nourriture offerte à son appétit. Après ce repas, il invite sa voisine Lulu à venir chez lui.

61 1933 Château de rêve Fiction Réal : Geza von Bolvary, Henri-Georges Clouzot Prod : Boston Film Int : Danielle Darrieux, Lucien Baroux, Jaque Catelain, Marcel André Résumé : Un metteur en scène tourne un film dans l’Adriatique, à Porta Alba. Il engage précipitamment, pour remplacer le comédien qui joue le rôle d’un prince, le com- mandant d’un bateau voisin, lequel cache sa propre identité de vrai prince. Maria, la vedette féminine, attirée par l’allure distinguée de ce comédien non professionnel dénommé Mirano, tente de le séduire. Les habitants du village ne font pas bon accueil à l’équipe de cinéma. Afin de se restaurer, celle-ci se fait passer pour une délégation officielle en déplacement autour de Mirano, obligé à jouer le rôle d’un vrai prince. La troupe prend alors des allures de comtes, vicomtes et marquises et se laisse inviter par le baron Belicini. Or Béatrix, la fille du baron est la jolie paysanne remarquée par Mirano à son arrivée. Mirano séduit Béatrix mais Maria, jalouse, lève le secret et lui révèle que Mirano n’est qu’un acteur de cinéma. Le baron apprend la vérité sur la troupe et procède à son arrestation. Béatrix intercède auprès du gouverneur pour sauver Mirano mais entre-temps, Mirano est reconnu pour ce qu’il est véritablement, un prince. Libéré, il se tourne vers Béatrix et lui demande d’être sa princesse.

62 Le Cinéma parlant en 1900 Documentaire Réal : Roger Goupillières Prod : Pathé Cinéma Int : Coquelin aîné, Milly Meyer, Mariette Sully, Little Tich, La Belle Otero, Cléo de Mérode, Louis Lumière, Auguste Baron Résumé : restitution des premiers essais de cinéma parlant avec disque synchronisé à l’image.

63 Le Dernier preux Fiction Réal : Pierre-Jean Ducis Prod : SELF Sc : Camille François

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Int : Jules Moy, Géo Lastry, René Génin, Noël-Noël Résumé : Léon, pour gagner un peu d’argent, se fait engager comme figurant sur le tournage d’un film intitulé le Dernier preux.

64 L’Épervier (essais d’acteurs) Non fiction Réal : Marcel L’Herbier Prod : Imperial Résumé : Nathalie Paley pleure sur le rebord d’un fauteuil, pendant qu’une femme lui raconte la déchéance d’un couple. Divers claps. Elle fait preuve d’abattement, se reprend et se force à sourire. Elle interprète une scène d’adieu entre Marina, qui décide de retourner vers son mari malade, et René de Tierrache. Son visage exprime l’abattement et la souffrance, mais elle cherche à se contenir

65 Étienne (essais d’acteurs) Non fiction Réal : Jean Tarride, Marcel L’Herbier Prod : Lumina - Imperial Résumé : Pour un essai sur le film Étienne, Jean Marais et Eve Francis interprètent deux scènes. Une discussion animée oppose un jeune homme exalté, Étienne, à sa mère : il veut savoir si sa mère est heureuse, et explique que ses problèmes avec son père viennent du fait qu’il la fait souffrir ; dans un salon bourgeois, la mère reproche à son fils d’avoir trafiqué un bulletin de notes. Le jeune homme se révolte contre la discipline imposée par son père.

66 La Figurante Fiction Réal : Charles-Félix Tavano Prod : Monat Sc : Max Eddy, Made Janier Int : Robert Pizani, Michèle Michel, Sinoël Résumé : Une figurante découvre le projet de cambriolage d’un studio de cinéma. Elle parvient à faire échouer ce projet et devient par la même occasion la vedette du film en cours de tournage.

67 1934 Le Bonheur Fiction Réal : Marcel L’Herbier Prod : Pathé-Natan Int : Gaby Morlay, Charles Boyer Résumé : Au lendemain d’une tournée triomphale en Amérique, la vedette Clara Stuart est blessée durant sa représentation de rentrée par un anarchiste, Philippe Lutcher, qui prétend avoir voulu frapper en elle le symbole de la corruption du monde capitaliste. Sa peine terminée, Philippe est accueilli à sa sortie de prison par Clara, qui s’est mise à l’aimer passionnément. Il lui révèle que c’est par amour et par jalousie qu’il a tiré sur elle. Clara voudrait garder auprès d’elle cet homme si peu conformiste, mais Philippe comprend qu’elle sera toujours une vedette avant que d’être une femme. Il la quitte donc dignement, se contentant d’aller admirer au cinéma l’image de celle qu’il n’oubliera jamais

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68 1935 Les Beaux jours (essais d’acteurs) Non fiction Réal : Marc Allégret Prod : Flag Film Résumé : Simone Simon passe divers essais pour le rôle de Sylvie dans les Beaux jours. Elle donne la réplique à Lucienne Le Marchand, Raymond Rouleau, Jean-Pierre Aumont et Roland Toutain.

69 Bonne chance ! (essais d’acteurs) Non fiction Réal : Sacha Guitry Prod : Films Fernand Rivers Résumé : Jacqueline Delubac passe des essais pour le film Bonne chance !, de Sacha Guitry. Pour les essais n° 1 et 2, l’actrice est filmée en plan fixe. Pour l’essai n° 3, elle évolue dans les décors du film Pasteur, de Sacha Guitry, réalisé la même année.

70 Hommage à Louis Lumière Documentaire Réal : anonyme Note : D’après Ciné-Ressources, il existe un ouvrage Hommage à Louis Lumière, édité en 1935 par le Musée Galliéra à Paris, et dont le sous-titre est le cinématographe appliqué à l’éducation, à l’enseignement et à la recherche scientifique et artistique : décembre 1935, janvier- févier 1936. Ce film pourrait avoir un rapport avec cet ouvrage et cette exposition.

71 40 ans de cinéma Documentaire Réal : Louis S. Licot Sc : Louis S. Licot Int : Ben Danou (interviewer) Résumé : Les précurseurs du cinématographe ont jeté les bases d’une synthèse du mouvement, dont le thaumatrope, le phénakistiscope et le zootrope furent les premières tentatives. En 1877, Émile Reynaud crée le praxinoscope. Plus tard, Marey analyse le mouvement avec son fusil chronophotographique, dont le takiscope allemand est le perfectionnement. L’américain Muybridge étudie les phases du galop du cheval grâce à vingt-quatre appareils en ligne. Reynaud progresse encore avec les scènes animées peintes de son théâtre optique. Edison met au point le kinétoscope, et ses perforations sont adoptées pour longtemps. Louis Lumière, interviewé dans son bureau, retrace les événements qui aboutirent à la première projection publique. Après la came d’entraînement de Demenÿ, le système croix de Malte est adopté. L’engouement pour les films Lumière se reporte plus tard sur Méliès, Pathé et Gaumont. Dans un hangar de Belleville, un opérateur fait revivre une machine à bruits venue du théâtre. Gaumont procède en 1901 aux premiers essais de sonorisation et de synchronisation. Les trucages apparaissent, et le cinématographe devient un moyen d’information. Fritz Lang utilise des maquettes pour la Femme sur la lune et Metropolis, et le ralenti fait son apparition. Les différents postes d’une équipe de tournage sont à l’œuvre sur le plateau du film Un petit trou pas cher, de Pierre-Jean Ducis, et la pellicule est envoyée au tirage. La Moviola perfectionne le synchronisme image et son. Le cinéma contribue à la science en révélant la croissance des plantes. Les cameramen reporters dressent un état de la vie quotidienne du monde.

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72 1936 Jenny (essais d’acteurs) Non fiction Réal : Marcel Carné Prod : RAC Résumé : Avant d’étudier au cours Charles Dullin, de faire du théâtre amateur puis d’appartenir au Groupe Octobre, le jeune Marcel Mouloudji (12 ans) débute au cinéma dès l’enfance. Ici, il répète, sous le regard amusé de Marcel Carné qui le dirige, un petit rôle de chanteur des rues.

73 1937 Les Angevins reçoivent à l’exposition Ces dames aux chapeaux verts Documentaire Réal : anonyme Résumé : À l’occasion de la sortie du film Ces dames aux chapeaux verts, les actrices sont reçues très officiellement par les Angevins, à Paris, lors de l’exposition des arts et métiers, en 1937. Le président des Angevins de Paris prononce un discours de bienvenue devant le pavillon de la Vallée de la Loire.

74 1938 [Adieux de Louis Lumière à l’École de cinéma de Vaugirard] Documentaire Réal : Jean Vivié Prod : anonyme Résumé : Plusieurs invités, parmi lesquels Louis Lumière et Léon Gaumont, se rassemblent dans le studio de l’École Technique de Photo-Cinéma situé rue de Vaugirard à Paris.

75 Le Schpountz Fiction Réal : Marcel Pagnol Prod : Films Marcel Pagnol Sc : Marcel Pagnol Int : Fernandel, Orane Demazis Résumé : Un modeste garçon épicier monte à Paris pour faire du cinéma.

76 1939 Essais d’acteurs pour le film Air pur Non fiction Réal : René Clair Prod : Corniglion-Molinier Résumé : Essais d’acteurs (Charles Boyer, Elina Labourdette, etc.) pour un film qui ne sera jamais tourné.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 65 | 2011