LA TÊTE QUI TOURNE Dans la même collection DARIUS MILHAUD, Ma vie heureuse. FRANCIS PICABIA, Ecrits 1913-1920. Ecrits 1921-1953. , Ecrits 1926-1971. JOHN CAGE, Les Oiseaux. JEAN WIÉNER, Allegro appassionato. MARCEL L'HERBIER

LA TÊTE QUI TOURNE

LES BATISSEURS DU XX SIECLE PIERRE BELFOND 3 bis, passage de la Petite-Boucherie 75006 Paris Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications envoyez vos nom et adresse en citant ce livre Editions Pierre Belfond 3 bis, passage de la Petite-Boucherie 75006 Paris ISBN 2.7144.1215.7 © Belfond 1979 A Marie-Ange, providence de mes yeux malades, dont l'esprit et le cœur se sont si bien glissés entre les lignes de ce livre.

PRELIMINAIRE FINAL

Ce livre vient bien tard... Les souvenirs aujourd'hui s'écrivent au présent. Cueillis sur le vif. Servis crus. Sans aucune des concoctions de la mémoire. De l'écriture diététique. Reste à savoir — ces pages le diront peut-être — si des souvenirs-souvenirs, même recrus d'âge et recuits à l'ancienne, ne tirent pas finalement avantage d'être, plutôt que des amuse- gueule avalés en hors-d'œuvre, l'extrême pièce montée servie au dessert d'un long repas existentiel ? Après tout le lecteur, espérons, sera là pour le dire. Mais prenons-lui déjà avec amitié la main, en lui précisant que ce préliminaire paradoxalement final est préliminaire parce qu'il est une ouverture sur un livre qu'on va découvrir et qu'il s'inscrit à la fois en finale d'une partition copieuse de films, d'écrits, d'images, composée durant les soixante ans où j'ai servi avec une fidélité volontaire ce capricieux cinématographe, et en l'invi- tant surtout à goûter sans trop d'arrière-pensées ce qui fut l'assaisonnement quotidien de toute une vie de gourmandise spectaculaire. Oui, ce livre vient bien tard... Mais je lui dois une faveur : il me donne — enfin — la parole. Et je n'hésite pas à la prendre. Je l'attendais, figurez-vous, depuis quinze ans ! C'est en fait le 27 mai de 1963 — abordons les confidences — que M. Flammarion (Henri) me laissa aimablement entendre qu'il « envisageait » de publier ce que j'appelais le livre de bord de ma traversée professionnelle, un livre qui évoquait, en fan- faronnant un peu, « cinquante ans d'action cinématographique POUR ou CONTRE ». Le sommaire, d'ailleurs, explicitait claire- ment cette alternance Hélas... A quelques décades de cet espoir, Flammarion, retombé de ses nues où l'oncle Camille veille sans doute au grain, me reprochait (de plus en plus aimablement, ça va de soi) d'avoir, dans mes POUR et CONTRE, trop donné le pas aux problèmes ardus du métier sur les problèmes ardents de la création. Or seuls ces derniers, bien enrobés d'anecdotes dosées à point, pouvaient, d'après lui, captiver le lecteur. C'est pour- quoi, « avec quel regret ! », il renonçait à « envisager ». Faut-il le dire : je ne lui donnais pas immédiatement raison... J'étais jeune (soixante-quinze ans !), obstiné. Je tenais à la rigueur pro- fessionnelle de mon ouvrage. Pourtant je ne me leurrais pas : qui se risquerait à le publier ? Le virus Flammarion avait proba- blement contaminé toute la gent éditoriale. J'en eus vite la preuve. Mon manuscrit, à peine parti, me revenait en boomerang. Porteur, sous de brillantes signatures (Sabatier, Buchet-Chastel, Mistler), des plus chaleureux refus. Somme toute c'était bon signe, si on voulait jouer à qui perd gagne. Mais je m'irritais malgré moi du temps que ça me ferait perdre. Heureusement une diversion vint... sous forme d'opération chirurgicale grave, où je me jouai littéralement à pile ou face. Face l'ayant emporté, je respirais un peu. Longtemps conva- lescent, je me mis à repasser ma vie, à faire mes comptes de fin de moi. Et pourquoi n'en donnerais-je pas ici (entre nous) une vue cavalière ? Après mon temps de Faculté, mes premiers essais littéraires et musicaux (deux livres et des morceaux publiés, une pièce jouée), une plongée dans la Grande Guerre, s'achevant par mon affectation à la Section Cinématographique de l'Armée, j'entrais dans un métier qui n'existait pas. Et ce furent quarante ans de servitudes et de bonheur filmiques (plus de 60 films), suivis de dix ans de chaînes télévisuelles (près de 200 émissions), suivis encore — retour aux sources — de la création de films salubre- ment culturels (Hommage à Debussy, Le Cinéma du Diable), sans compter, nous y sommes, la rédaction de ce livre-message qui ne trouva pas d'emblée son éditeur-messie... Mais nous ne sommes pas encore au bout du chemin. 1. POUR que le cinéma français soit français et qu'il soit du ciné- matographe. CONTRE l'invasion sauvage du film étranger. POUR la conquête du Droit d'auteur. CONTRE l'anarchie professionnelle. POUR la formation des cinéastes. CONTRE la politique cinématographique française. POUR la défense et l'illustration du Cinéma Total. 1974 surgit au calendrier : un événement surprise. Dès janvier, un nouveau livre paraît sur moi, bien différent d'esprit et de compréhension de celui que me consacra, vingt ans plus tôt, la si affectueuse lucidité de Jaque Catelain Il était signé Noël Burch, diplômé franco-américain de l'IDHEC et grand expert en filmologie. C'était un livre choc. Il me portait çà et là des coups susceptibles, selon lui, de me réanimer au fond quitte à m'assassiner (un peu) sur les bords. Et il joua suprêmement bien ce jeu dialectique. Il m'aida finalement à sortir de ce que Langlois appelait « le tunnel », les criticologues « le purga- toire », lui « le ghetto ». Néanmoins, pourquoi le cacher, le livre à brûle-pourpoint de Burch me déchaîna. Soudain l'envie m'en- vahit de remettre sur le métier le récit de mon métier. De repren- dre en main l'épure trop dépouillée que j'avais tirée de ma profession, et de l'humaniser en l'amenant au plan palpitant du vécu. En quelque sorte en donnant d'une certaine façon raison aux exigences d'un Flammarion, à condition qu'elles soient dépoussiérées du pragmatisme de la commercialisation à tout prix qui les avilissait à mes yeux. Je repris donc mon ouvrage où je remis mes souvenirs dans le droit-fil d'une réalité trop souvent travestie, ajoutant à ce qu'ils ont de professionnel ce qu'ils gardent avant tout d'attractif. En outre — pourquoi ne pas l'avouer — l'esprit à sac, le cœur à sec, j'avais alors surtout soif de la fraîcheur sentimentale de mon passé. Et le voici enfin cet ouvrage. On verra que j'y ai juxtaposé des écrits d'époque qui viennent attester, en procès-verbaux successifs, les événements de mon parcours, et que j'y ai enfin disposé aux haltes de ma randonnée des images qui en illustrent les aspects typiques. Ainsi, SOUVENIRS, ECRITS, IMAGES, complices de l'expres- sivité, forment le triptyque idéal qui encadre une tête qui « tourne » mais aussi — pardonnez-moi — qui pense. Ce livre qui vient si tard ne vient pas seul. Intelligence du Cinématographe, qui date de trente ans déjà, l'annonçait. C'était une anthologie de textes filmiques, puisés dans un large éven- tail d 'auteurs, que j'avais rassemblés surtout pour faire compren- dre à tous les cinéphiles et singulièrement aux étudiants de l'IDHEC les aspects majeurs de la révolution universelle que constituait l'invention capitale de Lumière. J' avais ainsi donné la parole aux autres. Ce livre-ci me la donne à moi. N'empêche qu'ils sont faits, l'un et l'autre, pour se compléter. Mais surtout pour aller plus loin, c'est-à-dire pour

1. Jaque Catelain présente Marcel L'Herbier, Ed. Vautrain, Prix Canudo 1955 (épuisé, en instance de réédition). jeter sur les arcanes de ce nouveau mode d'expression, après le regard d'autrui, le regard de ma propre expérience. C'est pour- quoi j'ai doté mon ouvrage de ce titre en jeu de mots La Tête qui tourne, où je fais en même temps sentir qu'en « tournant » (des films) dans ce monde vertigineux de l'image, la tête m'avait symboliquement tourné. Ainsi ce mémorial à trois voies, ou plutôt à trois vocabulaires parallèles de souvenirs vécus, écrits, photographiés, assume la même vocation essentielle que Intelli- gence du Cinématographe, qui est de rendre plus intelligible à tous — quelle tâche ! — le miracle à mille faces du cinéma- tographe, cette prodigieuse machine à imprimer la vie. Que je connaisse le cinématographe depuis quatre-vingts ans et le pratique depuis soixante me vaudra peut-être d'être pris pour un cinéaste des premières lunes. Mais j'ai été de la seconde à partir de sa majorité et, depuis le parlant, de toutes les autres. Et mon rôle dans notre profession a été plutôt mené sous le signe d'une croisade — celle de la Croix de Malte — qui visait les intérêts de la création d'un art et ceux de la création d'un métier. Dès 1917, j'avais compris que nous entrions dans cette ère filmique où l'image animée allait prendre une place substantielle à la culture verbale. Je l'imaginais comme une nourriture inespé- rée où le visible humaniserait, socialiserait l'intelligible. Mais ce pain d'images qui m'aura été si longtemps quotidien, c'est bien le moment que je le partage avec le lecteur, dans un bel élan de fraternité filmique et dans la foi que je garde à ce qui fut mon indéfectible dévotion à la cause « immensément popu- laire » du cinématographe, ce « nouvel âge de l'humanité ». LA PLACE CARDINALE

Le tourment d'une aurore où le pour et le contre du jour et de la nuit n'en finissent plus de lutter. AUDIBERTI (Abhumanisme) Paris dormait sur pied de guerre... La nuit retenait son souffle, et dans l'aube revenue — une aube en armes — l'ombre et la clarté se disputaient la naissance du jour... C'est à ces heures militantes que chaque matin du cruel décembre 1917, militaire en uniforme usé d'auxiliaire de 2 classe, j'émergeais d'entre les grilles métropolitaines majorellisées par Hector Guimard pour retrouver la sombre grandeur de la place du Palais-Royal encore ténébreuse. Ce métro m'amenait presque au bord de la rue de Valois, à la Section Cinématographique de l'Armée, logée alors au n° 3 dans l'aile droite de ce fameux palais que Richelieu, le cardinal, légua à son roi et qu'habita le jeune Louis quand il n'était pas encore Soleil. Je venais tout droit du boulevard des Invalides où j'habitais un rez-de-chaussée face au jardin de l'Institution des Jeunes Aveugles que je nommais par une allusion transparente le « jar- din des Aveugles », pour mieux évoquer, c'est clair, le Pelléas de Debussy, idole de mes velléités musicales. Le Nord-Sud avait beau sillonner souterrainement des rues, une esplanade, la Seine, la grande place trempée jadis du sang de la discorde, il ne me détournait pas de ma marotte des allusions embellissantes et c'est ainsi que je situais mon débarcadère sur une place de rêve, traversée de vieilles rues encombrées d'Histoire, entre le Louvre des rois et le palais d'une Eminence — une place que je quali- fiais — on verra pourquoi — de Place Cardinale. Par une décision qui n'avait pas la prétention d'abolir le hasard, je m'étais trouvé en novembre muté du 11 d'artillerie à la Section Cinématographique de l'Armée, sans titres à ce titre. J'étais par mes goûts profonds, disons-le, très loin du cinéma- tographe et tout autant de la simple photographie. Mes cousins se plaisaient à faire des instantanés de vacances. Moi, je n'avais jamais possédé même un pocket-Kodak ! Et je blaguais à perte d'esprit ces clichés vite jaunis d'excursions à la Tartarin ou de portraits de famille un peu toujours jeu de massacre. Bref, ces images photographiées qui deviendront les globules rouges du sang filmique. Pourquoi, dans ce secteur tragiquement signi- ficatif des actualités de guerre, avait-on introduit le mécréant des images que j'étais alors ? On ne discute pas avec la fatalité !... Et je ne savais pas encore jusqu'où elle m'emporterait... Ainsi je suivais, matin après matin, ma route aurorale à tra- vers ma place « cardinale », et je me ravissais des grandeurs françaises qu'elle évoquait en moi. Mais, enfilant la rue de Valois pour arriver à cette section du cinématographe des armées, je me posais de jour en jour plus de questions. C'est que, malgré moi, je commençais à penser à ma destinée... J'appré- hendais secrètement qu'un choix, jusqu'ici tout à fait impen- sable, me projetât à l'opposé de ce que je souhaitais continuer d'être, la paix revenue : un libre artisan des Lettres et de la Musique. Pourtant, du côté de ma famille, je sentais des bâtons jetés dans les roues de ma préférence. Certes mon père était un humaniste invétéré et libéral, mais il ne me voyait pas, oh non, m'installer dans une occupation littéraire qui deviendrait diffi- cilement une carrière et qui, sans bases professionnelles éprou- vées, n'était à ses yeux qu'une ambition disproportionnée sans rapports avec mes chances d'y réussir. Il avait probablement raison. Du moins je comprenais ses craintes. En réalité ce grave magistrat consulaire ne rêvait pour moi que du barreau ou à la rigueur de la diplomatie, sans doute d'ailleurs parce qu'il m'attri- buait dans nos petites discussions familiales une certaine habi- leté à convaincre. En effet j'arrivais avec lui presque toujours à mes fins mais, l'ignorait-il, c'était surtout parce qu'il était le meilleur homme du monde. En tout cas je n'aurais pas pu facilement négliger ce rêve paternel. J'étais tout naturellement attaché à mon père, de plus je lui devais beaucoup. Il m'avait donné la possibilité aussi d'avoir une existence affranchie grâce aux ressources que je tirais d'un travail dans son entre- prise de transports puis, jusqu'à ma mobilisation, dans une fabrique familiale. Ainsi, deux fois grâce à lui, je pouvais poursuivre mon chemin dans l'artisanat des Lettres. Quel chemin ? N'est-ce pas le moment de le préciser un peu. Et d'abord qui étais-je ? Un Parisien, fils de deux Parisiens, né en 1888 et, révélons-le timidement, le 23 avril, tout comme Shakespeare et comme Prokofiev, ces dieux ! Eduqué par les maristes de la rue de Monceau puis par le radical lycée Voltaire, j'ai ainsi pu plonger mes racines culturelles dans deux terrains antagonistes. Ce fut une bonne chose pour apprendre à voir clair de droite et de gauche. Et la suite aux facultés de lettres et de droit, comme à l'Ecole des Hautes Etudes Sociales si efficacement orientée vers la musique par Romain Rolland, me confirma licence en poche que j'étais maintenant éclairé suffisam- ment sur moi-même. Dès lors la rose des vents de mon esprit se mit à pivoter passionnément autour des mots de littérature, de poésie, de théâtre. De la composition musicale aussi et de rien d'autre. Ainsi le goût de la création prit en moi la valeur mythique d'une religion, où Barrès et Debussy étaient mes inter- cesseurs préférés. Et je suis entré en écriture dès ma majorité en 1909, alors que je poursuivais encore deux parchemins. Le fait que mon premier article n'ait paru à L'Illustration qu'en 1912 coïncide à peu près avec la fin de cet obscur noviciat. Je tentais ma première chance sur un texte dithyrambique qui voulait faire applaudir le ballet de Faust que mon amie Loïe Fuller avait fait danser par ses virginales ballerines aux noms de fruits (Prune, Fraise, Pêche...) dans le cadre du vieil Odéon, où régnait encore sur un trône branlant le célèbre Antoine dont la vie croisera à plusieurs reprises la mienne au prix de remarquables étincelles dont on retrouvera d'ailleurs la fulguration au cours de ces pages. Deux ans plus tard, faveur du sort, je publiais un livre d'essais sous le titre, moins allusif cette fois qu'impressionniste, Au jardin des jeux secrets ; des pages un peu fourre-tout où voisinaient, sous l'égide posthume d'Oscar Wilde, des dialogues (« L'Apologie de Judas », « L'Immortalité morte »), des proses, des contes, des apologues ambigus ou non (« L'Invention de l'arc-en-ciel ») et tout ce qui s'ensuit quand on mâchonne à longueur de jour le bétel des idées-mots. Mais quinze jours après cette parution inespérée, triste coïncidence, c'était la Guerre. La Grande, bientôt apocalyptique, où je n'entrais que dix-huit mois plus tard, et dans l'auxiliaire, réformé que j'avais été en 1908 pour une blessure reçue d'un coup de feu au cours de mon service militaire (au 54 d'infanterie). J'eus donc la liberté de ne pas rompre radicalement avec cette passion d'écrire et de composer qui incarnait mes naïves espérances. Ainsi vint, parmi des écrits, des morceaux publiés ici ou là, une pièce de théâtre que Georges Crès avait remarquablement éditée et fait paraître le 990 jour de guerre (18 avril 1917). C'était à vrai dire un « Miracle » dont le titre L'Enfantement du mort évoquait le ré-enfantement à la vie, par le prodige de l'amour maternel, d'un fils tué à la guerre 1 Titre peut-être provocant qui en tout cas dérouta, mais qui s'inspirait par prémonition de ce que Saint- John Perse appellera dans Amers : « l'enfantement du cri ». Tout cela constituait un passé fragile, je le reconnais volontiers. Mais, que voulez-vous, il m'exaltait : j'y trempais corps et âme, et sa fragilité me le rendait encore plus cher. Pourtant, je ne peux m'empêcher de le reconnaître, cet attache- ment sans doute démesuré n'affaiblissait pas en moi l'envoûte- ment de la guerre. Elle était vraiment à chaque heure de chaque jour l'obsession déchirante de mon cœur. Déjà elle avait assas- siné, parmi mes compagnons d'études et de régiment, des amis très chers. Elle menaçait un parent tout proche à Verdun, des cousins sur la Somme... Impuissant à mener ma révolte contre cette tuerie inexpiable autrement que par les moyens illusoires de l'écriture, je m'étais efforcé dans ma pièce de mettre en accusation la guerre. Mais il s'agissait d'une guerre surréalisée. La guerre d'aucun temps, d'aucun lieu précis. Maintenant je ne me contentais plus de cet oratorio métaphysique. Je devenais dans les nuits de ma tour qui n'était plus d'ivoire l'avocat qu'avait souhaité mon père. Dans le réquisitoire délirant formé par un dialogue vengeur entre un soldat du front et un soldat de l'arrière, je mettais sans aucune retenue la guerre au pilori. Sous un titre qui hésitait entre Racine inverti ou Phèdre à Cosmo- polis je sanglotai cette longue plainte plutôt que je ne l'écrivis. Et, comme on peut le penser, sa franchise exaspérée l'empêcha d'être publiée. Ce texte brûlait trop de convictions sacro-saintes que j'étais d'ailleurs le premier à respecter. Ce n'était pas le temps d'irriter les plaies saignantes. Je le gardais donc en réserve pensant qu'un jour on le retrouverait peut-être dans mes vieux papiers. Mais en avril 1917 un fait contradictoire se produisit. J'eus presque malgré moi l'audace, sur la recommandation tombée du ciel de Georgette Leblanc, égérie de Maeterlinck, d'adresser à Alfred Vallette, directeur du fameux Mercure de France, alors phare de nos Lettres, mon manuscrit explosif. Certes, effrayé de ses conséquences probables, il le repoussa d'un doigt prudent. Mais, générosité rare, il accepta de publier, en (tout petit) raccourci, un dialogue sur le même thème. Ainsi, le plaçant plus explicitement sous le signe du « nationalisme esthétique » qui 1. Cette pièce ne sera jouée qu'en 1919, montée par Art et Action et créée à la Comédie des Champs-Elysées par Eve Francis, M Lara, Jean Hervé dans des décors de Georges Lepape dont le souvenir reste encore actuel dans les programmes de ce théâtre où il est écrit qu'ils « réno- vèrent toutes les conceptions de la décoration théâtrale de cette époque ». Un peu plus tard, mon Miracle en pourpre, noir et or fut repris à Genève par les Pitoëff, ce qui fera naître entre eux et moi une amitié durable. précédera l'expression qu'on en trouvera plus tard dans les Cahiers de Valéry, je l'intitulai Phèdre à Cosmopolis. Il parut au Mercure, quelle faveur pour un novice de mon rang, le 16 septembre 1917 1 Voilà en gros où j'en étais à ce début de décembre dans ce qu'il serait présomptueux de nommer ma carrière d'écrivain et de mon service commandé à la section des actualités de guerre. Entre elles, ces deux activités faisaient choc. Et j'en arrivais de plus en plus à me demander par quelle erreur inexplicable de la fatalité j'étais investi d'une besogne filmique à laquelle rien ne paraissait me destiner. Rien ? Ce serait exagéré de le prétendre ! Et en examinant ce rien de plus près, c'est-à-dire en remontant de quelques mois le temps, il va peut-être prendre une signification jusque-là ignorée.

Flash-back Sur le chemin de Damas aux bras d'une femme-vampire et d'un champion d'épée. Ce n'est pas parodier Dos Passos que d'utiliser, comme il l'a fait, le vocabulaire filmique qui s'impose ici de soi. Je voudrais en effet, remontant le temps d'une année, expliquer comment j'ai pris, assez extraordinairement, aux bras d'une femme-vampire et d'un champion d'épée, le chemin providentiel du Damas ciné- matographique. Nous sommes en 1916 et, répétons-le, je pense à tout, sauf à cette rotative à imprimer des images qui commence avec Griffith, Charlot, Ince, les Suédois Stiller et Sjöstrom, l'Italien Pastrone à intéresser de plus en plus de citoyens du monde. Or cette année-là un film allait en coup de foudre allumer des passions sur les écrans parisiens. Ce film américain, tiré d'une pièce nommée The Cheat (La Flétrissure) se parait en français d'un titre à dormir debout : Forfaiture. Rien que ce titre, pour une action qui était à cent lieues d'une forfaiture, me décourageait d'avance. Je n'avais aucune intention, malgré tout ce qu'on m'en disait de tapageur, d'aller voir l'œuvre d'un certain Cecil B. de Mille (pourquoi B. ?) sur lequel je n'avais aucune lumière ras- 1. Ce dialogue, ou plutôt ces « propos » entre « celui-ci » et « quelqu'un » étaient précédés en exergue de cette explication : « Devant l'Opéra, au sortir de la matinée du 27 juin, où dans un palais minoen et sous des travestissements de Bakst, — loin du Grand Siècle et de son style —, Ida Rubinstein, De Max, Greta Prozor dansèrent Phèdre de... Jean Racine. » surante. Mais j'aurais dû compter sur les hasards du chemin de la vie. Dans la mienne, un coup du sort m'avait fait rencontrer une jeune comédienne qui s'était couronnée elle-même du beau nom de Musidora, puisé chez Théophile Gautier. Certes elle ne briguait pas le rôle de Muse. Mais belle, fine, intelligente, sen- sible, délibérément saphique elle avait glané, en 1915, les émer- veillements populaires dans son collant noir du film à épisodes Les Vampires et elle n'était pas loin, vaguement précieuse et d'esprit rambolitain, de recevoir en sa ruelle des aspirants poètes et d'écouter des textes au besoin difficiles où elle trouvait d'instinct des prolongements. C'est ainsi que Jaque Catelain, qui était pour moi depuis quatre ans déjà le complice idéal de mes ferveurs, relatera bien plus tard, dans le livre qu'il m'a consacré, cette étrange séance de lecture entre le forcené des Lettres que j'étais et cette forcenée des aventures à la Feuillade : « Le nom de Musidora évoque pour moi un incident dont le souvenir me réjouit toujours mais qui, sur le moment, m'a laissé tout ébaubi. Un soir, L'Herbier me prie de passer le chercher chez cette vedette ; elle habite un pied-à-terre rue du Général-Langlois. Un peu intimidé, je sonne à la porte ; on m'ouvre et mon œil écarquillé découvre, donnant directement sur le palier, une pièce tendue de velours pourpre où, en plein milieu, face à la porte d'entrée, s'étale un large divan recouvert de peaux d'ours noirs. Mieux encore, allongée sur ce divan, complètement dévêtue, d'une blancheur de marbre qui ferait rougir d'envie la Pauline Borghèse de Canova ou la célèbre Olympia de Manet, je vois la maîtresse de céans immobile, les yeux clos. A ses côtés, il n'y a ni négresse ni bouquet, comme dans la toile du peintre, mais assis, un homme sombre lisant à haute voix quelques passages du « Miracle » théâtral qu'il est en train d'écrire... Le novice que je suis en reçoit " plein la vue "... La belle me tend sa main à baiser, son lecteur me fait un bonjour distrait... écarlate d'embarras, je préfère disparaître dans la pièce voi- sine avec l'engageante comédienne Yvonne Villeroy qui m'a ouvert la porte, — il ne faut pas déranger les " intellec- tuels " !...» De mon « Miracle » scénique en surgit un autre : réagissant à boulets roses contre les railleries dont j'avais le front d'acca- bler son cher « ciné », Musidora me mit au défi de résister jusqu'à la limite aux directs visuels de ce fameux Forfaiture. Un jour qui suivit, elle me prit (enfin rhabillée) le bras et m'entraîna jusqu'au boulevard des Italiens où l'on projetait, comme le signe damascène d'une foi nouvelle, l'insigne « chef- d'œuvre » de Cecil B. Il faut l'avouer, j'en sortis ébranlé. L'élo- quence mimique de l'acteur japonais Sessue Hayakawa pulvérisa mes plus hautaines réticences. Un phénomène apparaissait consi- dérable. Là, à l'évidence, m'était révélé sur l'écran qu'un gros plan sans paroles où soudain, contre toute attente, un sourcil se lève enfin qui souligne dans ce regard en coup de griffe une duplicité extrême-orientale est d'une efficacité inimaginable auparavant. Disons-le, ce gros plan muet développait une expres- sivité que bien des mots bavards ne possèdent pas à égalité. J'étais visiblement atteint par cette puissance visuelle du silence : le cinématographe avait sans doute de l'avenir ! C'est d'ailleurs ce qu'avaient déjà proclamé des gens avertis. Apollinaire bien sûr, le premier, et Léon Moussinac notamment, que je connaîtrai l'année suivante dans l'entourage de , n'y était pas allé, lui, par quatre chemins (de Damas) : Forfaiture, à ses oreilles, « a sonné comme un grand coup de gong universel » et c'est « la seule date qu'il faille retenir dans l'Histoire du cinéma depuis la Sortie des usines Lumière de 1895 ». Comment aurais-je pu éviter, contaminé par ces rumeurs et par leur cause exceptionnelle, de remâcher les jours suivants l'écho de ce coup de gong, ou plutôt de l'agression révolution- naire que ce nouveau monde mimodramatique pouvait porter à la pure sérénité du verbalisme littéraire ? Je m'y employai dans ma thébaïde des Invalides aux heures nocturnes où je n'étais pas de service. On m'avait rapporté cette boutade de Cocteau : « L'utilité du cinéma sera de décongestionner le théâtre de façon à ne laisser que les extrêmes : Eschyle et Forfaiture. » Rien ne me sembla plus spirituellement faux. Quant à Louis Delluc, sa chronique de Paris-Midi disait que Forfaiture était une œuvre filmique égale et comparable à l'œuvre lyrique de Puccini : La Tosca. Et immédiatement je m'insurgeai. Quel rapport trouver entre ces images mortes qui semblent seulement animées par un trucage visuel et la plénitude d'une musique où le chant des instruments et le chant des voix humaines se conjuguent en une expression vivante d'un Art immortel ! Même si on les jugeait de valeur égale (?), Forfaiture et La Tosca me semblaient ontologiquement deux contraires, deux antithèses, pour tout dire deux ennemis. En bref, je pensais déjà à ce que je plaiderais bientôt dans un écrit intitulé Hermès et le Silence et en 1922 dans une conférence au Collège de France carrément intitulée cette fois Le Cinématographe contre l'Art. Mais ma conversion était bien loin d'être achevée. Je résistais. La diabolique Musidora, savourant dans l'ombre ce qu'elle croyait être déjà sa victoire, m'attendait au tournant de ma défaite. Elle vint un jour dans mon logis, dont mon fidèle Jaque Catelain a si drôlement blagué les singularités décoratives, et elle s'était fait accompagner pour un renfort éventuel de son illustre amie Colette, qui avait un peu écrit déjà sur le cinéma et sur ceux qu'elle appelait bizarrement des « cinéistes ». Et, à la vérité, je reçus de ces impressionnantes duettistes, pendant toute la durée de leur visite, une décharge à bout portant d'argu- ments exemplaires qui éclataient en salves nourries aussi bien en faveur du magistral Forfaiture que du bouillonnement ciné- matographique récent : Naissance d'une nation, Terje Viggen, Cabiria. D'ailleurs, Colette n'avait-elle pas préparé cet assaut en écrivant elle-même : « Dans Paris un cinématographe tient, cette semaine, école d'art. Un film et deux de ses principaux interprètes nous enseignent ce que l'on peut ajouter en nouveauté saisissante, en émotion, en lumières franches ou ménagées au roman cinématographique. » Dans cet article 1 Colette s'extasiait, sans le dire d'abord, sur Forfaiture, sur la qualité de jeu et la beauté de chair de Fanny Ward, sur des décors bien appropriés, sur le jeu du Japonais Hayakawa, et elle ajoutait : « Est-ce là ce qui nous attire et nous retient le long de ce film ? Ou bien le plaisir, plus profond et plus confus, de voir s'orienter vers la perfection le « ciné » gâché, le plaisir de deviner ce que doit être le cinématographe futur dès qu'on le voudra... » Quand mes directrices de conscience cinématographique quit- tèrent la zone privilégiée où j'entendais en moi, comme dans un dernier refuge, s'égrener les harmonies cristallines et miroiter les diaprures impressionnistes de mon jardin des Aveugles, j'avais du mal à surmonter une sorte de confusion envahissante où l'image de Hayakawa s'imposait avec une sournoiserie infer- nale. Le signe de Damas s'allumait peu à peu dans mon ciel intérieur déchiré d'orage. Mais ce n'est pas seulement une main de fée qui m'aura guidé vers le cinéma, mais aussi une main de fer. Une femme, fût-elle vampire, n'était pas en effet suffisante pour faire pirouet- ter un têtu de ma sorte. Je gardais la tête haute, le nez au vent de mes chères préférences esthétiques. Ecrire restait la passion de mes doigts. Et voilà que se porta inopinément à la rescousse du chef de film, Musidora, un homme. D'estoc, cet homme (champion olym-

1. Excelsior, 7 août 1916. pique d'épée), et de taille (1,90 m), au surcroît de bonne espèce littéraire. Bon traducteur des subtiles Intentions de Wilde, il pénétrait soudain dans mon intimité. Il s'appelait Jean-Joseph Renaud, et portait des moustaches de chat en colère et un monocle hautain à la Laurent Tailhade. Mais ce qui était inquié- tant, je ne m'en aperçus pas tout de suite, c'est que de romancier, de magicien, de préviseur d'avenir, d'animateur de tables tour- nantes hugoliennes, il s'était laissé gagner par le cinéma — Bory dirait le « cinoche » — et il fabriquait à longueur de semaine, du moins me l'avait-on dit, des suites à l'interminable Protea de Jasset, Gérard Bourgeois et C Nous bavardions librement et il attaquait ma froideur filmique par ce biais gênant : « Vous qui aimez écrire, pourquoi n'écririez-vous pas des scénarios de films ? C'est nouveau, et ce n'est pas indifférent d'être un des premiers à le faire bien. » Mais qu'entendait-il par « bien », ce faiseur de sérials populaires ? Je ne voyais pas que les jeux secrets de l'esprit, exploités dans mes dialogues wildiens de 1914, aient montré ma prédisposition pour les gentilles histoires gogue- nardes ou larmoyantes dont se nourrissait le cinéma d'alors ! Mais J. J. , comme on le surnommait, ne cédait pas facilement du terrain. Il avait son idée... Il ne me croyait pas incapable de trouver une formule dramatique qui conciliât Hermès, dieu du Verbe, et le Silence, paradis de l'image animée. J'hésitais à le croire. Mais un beau jour du printemps de 1917, il m'entraîna presque de force, la force du champion, jusque dans une entre- prise de production cinématographique dont la firme était, quitte à devancer Antonioni, L'Eclipse. Là siégeait, en maître d'œuvre, un charmant Suisse rationaliste qui s'appelait Louis Mercanton et qui mettait en scène à répétition, avec son associé René Hervil, grand blessé de guerre et, me disait-on, technicien éprouvé (mais je ne savais pas ce que ça voulait dire), des grandes fresques héroïques (Mères françaises avec Sarah Bernhardt) ou des drames mondains (Jeanne Doré avec la même). Or voilà le coup inattendu de la destinée. De cette rencontre avec Mercanton-le-réaliste me vint immédiatement l'idée d'un scénario à tendance fortement symboliste. J'y avais mis, peut- être sans m'en rendre compte, par résistance instinctive à la tentation du cinéma, juste ce qu'il fallait pour décourager mon éventuel producteur et me libérer moi-même de ce glissement vers le diable filmique. Je rédigeais donc chaque nuit de cet avril 1917 ce qui devait être mon premier scénario de film sous le titre tout naturelle- ment naturaliste : Le Torrent, et je le fis parvenir en tremblant un peu jusque sur le bureau de mon juge helvétique de la rue Gaillon. Il me convoqua bientôt et, sans me douter qu'il avait pu avoir l'idée de s'en référer à l'opinion du duelliste qui avait provoqué notre rencontre (c'est le mot !), j'allais au rendez-vous avec l'appréhension d'un homme condamné à se battre pour une cause que, au fond, il n'approuvait même pas. Etrange rencontre. Mercanton était de miel. Non seulement il retenait mon scénario, non seulement il le payait royalement (cinq cents francs), non seulement il acquérait une option sur mes éventuels scénarios futurs, mais il m'assura qu'Hervil et lui tourneraient ce film dès l'été, sur la Côte d'Azur dans les sauvages gorges du Loup. J'en restai confondu. Mais ce n'est pas tout. Il s'en remettait pratiquement à moi pour la distribution du script et il me demandait — surprise — (au cas où je pourrais décrocher quel- ques jours de permission) de venir jusque devant sa caméra pour y jouer en introduction le rôle de l'auteur. Ce serait l'occa- sion, jamais exploitée, de faire comprendre au public (un peu « ignare » d'après lui) que dans cette histoire symbolique, c'est une force brute de la nature, un torrent, qui joue le rôle principal, le rôle clef — tandis que les autres personnages flot- tent autour de lui comme des ombres à la recherche de leur identité humaine et trouvent finalement en lui, protagoniste tumultueux et tellurien, le modèle de leurs propres déchaîne- ments sentimentaux. Ce qui amène Mercanton à cette conclusion inattendue : « D'ailleurs, dans la publicité, j'annoncerai ce film comme " un film de M.L'H. " et non comme d'habitude le film de ses metteurs en scène. Ce sera original et cela attirera l'attention du public sur le caractère inhabituel de cette histoire. »

La soirée de ce jour, extravagant à mon sens, commença pour moi dans l'euphorie. Décidément Mercanton était un chic type. Mais n'irait-il pas trop loin en publiant que Le Torrent était un film de moi ? Et ne fallait-il pas se demander si, à force de vouloir me faire prendre (pensais-je sottement) l'Helvétie pour des lanternes, Mercanton ne songeait pas in petto à m'en- fermer dans une responsabilité qui me dépassait largement mais qu'il redoutait au fond d'assumer lui-même ? De quoi faire réfléchir quelqu'un qui hésite à débuter dans un métier dont il ne sait rien. En tout cas cela me ramenait à mesurer l'impor- tance qu'avait eue dans toute cette affaire l'entremise providen- tielle de ce cher J.J., littérateur et cinéaste. Ainsi allait-il devenir sans doute à son insu la cheville ouvrière de ma longue carrière. Et j'ai plaisir à le reconnaître affectueusement ici. Quand j'évoque aujourd'hui le rôle probablement joué par un ami bien intentionné, je me rappelle que jusqu'à la dernière guerre on m'interrogea fréquemment sur le meilleur moyen qu'un jeune, ou un moins jeune, peut trouver pour pénétrer dans le domaine cinématographique : « Comment devient-on cinéaste ? » Mon exemple m'a longtemps donné à répondre que dans la majorité des cas c'était tout bêtement le fait du hasard. Rentré chez moi après ce surprenant engagement, je n'en finissais pas de méditer. Il était déjà près de minuit quand j'abordais enfin la question qui dominait pour moi la redoutable aventure de la réalisation du Torrent : celle qui consistait à choisir, seul, les interprètes du film. Je ne crois pas me tromper en disant que dans bien des cas le choix des interprètes principaux dépend d'un penchant senti- mental. On pense à faire plaisir et on se fait plaisir à soi-même en donnant une chance à quelqu'un qui vous tient au cœur. En ce qui concerne Le Torrent, je savais que j'obtiendrais facilement le concours de Henry Roussell (comédien de classe), de Suzanne Delvée et de Louise Lagrange (qui sera de la Comédie Française). Le rôle du patriarche dans ce drame des éléments était difficile. Il était fait pour Signoret. Je me rappelais qu'il avait dit super- bement, dans une matinée « poétique » de l'Odéon, un texte écrit par moi sur un fond fantastique de guerre où L'enfant bleu, chef-d'œuvre de Gainsborough, devenait, une nuit d'alerte, L'enfant rouge. Signoret avait emporté le morceau (choisi). Je le sentais acquis d'avance. Restait le personnage idéalisé du jeune premier dont les élans d'amoureux impétueux devaient comme prolonger les bondissements d'une eau torrentielle. Je rêvais, de toute mon admiration pour la grâce de son visage et la beauté de son âme, d'y faire débuter les vingt ans radieux de Jacques Guérin-Catelain. Il préparait le Conservatoire et le théâtre le passionnait presque autant que la musique où ses dons éclataient ou que le dessin qu'il perfectionnait à l'Académie Jullian. Je l'avais connu trois ans auparavant en ce fameux pavillon Henri IV de Saint-Germain-en-Laye, propriété de sa famille. Et le fait qu'il y était né — flatteuse coïncidence — dans la pièce même où naquit jadis Louis XIV ajoutait en secret pour moi quelque chose de mystérieux à la svelte noblesse d'allure scandinave qui poétisait toute sa personne. Jacques allait bondir de joie : créer un film ! Et sa joie d'avance faisait la mienne. J'entourais cette future création de tout ce que je pouvais trouver en moi de lyrique. Ce torrent était le mien, il était aussi celui qui bondit dans les stances inoubliables de Shelley ou dans le délire romantique d'Anna de Noailles : Le suc du cœur ou de l'écorce Ne fuit pas avec moins de force Vers le ravin universel Que ce torrent perpétuel... Mais il évoquait aussi de Walt Whitman cette belle invocation : Le flot se précipite...... 0 Toi, de même Amour..., en quête d'amour... C'était dit : Jacques serait cet Amour en quête d'amour... Dans les mois suivants, le film fut « tourné », avec cette distribution, par Mercanton et Hervil. Il fut rapidement « monté ». Et le 14 novembre 1917 il était présenté au cinéma Le Colisée pour ce qu'on appelait alors la « présentation corpo- rative ». J'avoue ne pas me souvenir de ce que fut ce premier choc public. Je garde pourtant la mémoire de ce trac fabuleux que j'ai ressenti en me voyant apparaître sur l'écran, tellement différent de ce que je croyais être. Au bord d'une grotte rocheuse ouverte sur l'eau bouillonnante, je jouais mon rôle effacé d'intro- ducteur du drame. Par bonheur il ne reste plus une seule image de cette exhibition superflue. Et du film lui-même, qu'en reste-t-il ? Rien je pense. Il n'empêche qu'à partir de novembre 1917 Le Torrent suivra sa course. Il passera en « première sortie » dans bien des salles, notamment dans le Ciné-Opéra du boulevard des Capucines qui venait d'ouvrir ses portes. Je ne me souviens plus si Musidora et J.J. ont jamais vu ce film qui leur a en partie valu d'exister. Et j'ai presque oublié ce que le public en général a pensé de lui. Par contre, comment ne serais-je pas encore ému d'au moins deux des nombreux articles qui ont accompagné sa sortie. L'article inespéré du grand Laurent Tailhade et celui, très révélateur, de l'expert en cinégraphie qu'était à l'époque Edmond Epardaud Deux chroniques si substantielles, si clairvoyantes, et même si prophétiques qu'elles me semblent aujourd'hui encore avoir contenu d'emblée le germe de ce qui, pendant les soixante années suivantes, sera publié d'élogieux ou même de réservé sur la masse de films que j'ai signés. Mais, sur le moment, qu'ai-je au fond pensé moi-même du Torrent ? Etais-je, en écrivant le scénario, devenu un « ci- néaste 2 »? Je ne le croyais pas. En tout cas cela suffit sans doute à expliquer qu'un homme comme J.-L. Croze, qui était à la fois critique cinématographique au journal Comœdia et l'un des lieutenants commandant la Section Cinématographique de l'Armée, se soit mépris, et qu'il ait supposé que j'étais assez qualifié pour être l'un des pions subalternes d'un organisme hautement spécialisé. A moins que, me connaissant depuis mon 1. Laurent Tailhade : « Chronique », L'Œuvre, 1 janvier 1918. Edmond Epardaud : « L'Art au Cinéma », La Presse, 17 novembre 1917. 2. Mot qui semble avoir été inventé par le Président Paul Deschanel dans un discours en 1914 à la Société des Auteurs. premier livre 1 il ait deviné, dans l'écrivain (de cinéma) que j'étais soudain devenu, le technicien de film que je pourrais être un jour. Mais, selon moi, je n'étais pas encore un cinéaste. Et je ne savais même pas si je le deviendrais jamais. Je voyais Le Torrent. J'y apercevais des lieux et des personnages que j'avais décrits dans mon scénario. Mais dans les images du film signé Mercanton et Hervil, je ne les reconnaissais pas. Les acteurs ne « figuraient » pas exactement les personnages que j'avais inventés. Les avait-on dirigés dans un sens que je ne prévoyais pas ? Quant aux lieux, ils n'atteignaient pas à la valeur symbolique que je leur attribuais dans ma pensée. A tel point qu'à un critique qui vantait devant moi la façon superbe dont bondissait sur l'écran ce torrent alpestre, je répondis tristement : « Il bondit beaucoup mieux dans Shelley... » Après cette terrible constatation, tout était clair pour moi : j'avais écrit un scénario, je n'avais pas fait un film. Pour le faire, il eût fallu que je le réalise moi-même séquence par séquence et je m'en sentais bien incapable, ignorant toute technique. Par contre j'avais eu une sensation consolante et sur elle s'achève ce flash-back : mon travail n'était pas perdu, la distribution que j'avais réunie était bien celle qui convenait et je pensais surtout avec un grand bonheur intérieur que Jacques avait trouvé là un premier rôle, une franche réussite prometteuse de la belle car- rière que fera, de film en film, Jaque Catelain.

La Place Cardinale (Retour à) Dieu qu'elles étaient longues ces nuits haletantes d'un hiver crucial... La guerre trébuchait sur la défaite. Un monde s'écrou- lait. Déjà Dieu était mort. Et avec lui, un des aspects de l'Homme. L'Art à son tour n'allait-il pas mourir ? Renan l'avait prédit. Et Whitman. Tolstoï peut-être. Et Valéry dès 1902 l'avait, disait-on, écrit à Gide. Le tourbillon de ces malheurs idéals nous bousculait. Ils s'ajoutaient à ceux de la tuerie, et nous pleurions au fond de nous les larmes invisibles de l'an- goisse... Parfois la trompe rauque des pompiers parcourait en trombe le boulevard des Invalides, sonnant l'alerte... Et cet appel lugubre se réverbérait longtemps contre les vieux murs du jardin mythique des Aveugles. Nous y trouvions pourtant une sorte d'apaisement, presque de bonheur : nous nous sentions maintenant menacés de ce qui menaçait toujours ceux que nous 1. La première critique sur Au jardin des jeux secrets a paru dans Comœdia, en juillet 1914, sous la signature de Paul Lombard, fils de Jean le romancier de Byzance. aimions. Cela nous unissait à leur épreuve. Mais il restait, finie l 'alerte, à passer des heures blanches hantées de nos idées noires... Puis, avant l'aube, je devais reprendre le chemin quotidien de ma Place Cardinale, le point central de mes méditations et de mon choix de vie : continuerai-je d'être, sur la lancée de mes tentatives littéraires, l'écrivain de cinéma que j'avais été dans Le Torrent ? Ou deviendrai-je, tournant le dos à moi-même et aux desseins de ma famille, un cinéiste, un cinéaste, un cinégra- phiste, bref un véritable créateur de films ? Cette question allait se poser plus pressante que jamais ce matin de février 1918 où je venais de recevoir une invitation bien insolite :

En quoi me concernait cette invitation bizarre ? En fait, avant même la sortie du Torrent, Mercanton, se prévalant du contrat signé, me demanda un autre scénario pour y faire débuter au cinéma, dans un rôle tout à fait à sa mesure, la star inter- nationale qu'était à ce moment la ravissante danseuse Gaby Deslys. Il souhaitait en outre — ça compliquait le problème — faire soutenir son inexpérience filmique par un as de l'écran, et il lui semblait que le grandiose interprète du Torrent était tout désigné pour cela. Je m'étais pris la tête à deux mains et j'avais inventé un scénario d'un mélodramatisme contrôlé que j'intitulais L'Ange de minuit et qui était, trente ans plus tôt, à peu près l'histoire que Chaplin racontera si bien dans Limelight. Il s'agissait d'un mime en pleine gloire qui s'éprend d'une jeune danseuse, qui la fait s'imposer, triompher à son tour au point qu'elle éclipse sa propre carrière et, quand elle fait une fugue avec un autre (qui serait Harry Pilcer), le pauvre mime déchu est près de suc- comber d'une attaque cérébrale. L'habile Mercanton avait trouvé excitant de cinématographier en direct la revue du Casino de Paris où justement Gaby Deslys et Harry Pilcer introduisaient, avec le gaby glide, le jazz américain au cours d'un inoubliable numéro de danseurs. Tandis que les girls de la revue descen- daient, en fond de tableau, sur des échelles parallèles où elles apparaissaient tombant des cintres en robes bleues, en robes blanches, en robes rouges. Quant à moi — Mercanton décidément me poursuivait —, j'avais à « figurer » comme auteur du scé- nario dans une avant-scène de ce music-hall avant d'aller por- ter à Gaby Deslys, dans sa loge, les fleurs de sa première gloire.

En arrivant rue de Valois l'idée me vint qu'il serait bon que je fisse profiter mes chefs immédiats, les lieutenants Croze et André, du spectacle alors exceptionnel que représentait cette séance de prises de vues dans un cadre aussi en vogue. Ils acceptèrent avec la retenue qu'impose la hiérarchie militaire. Et aussitôt, au milieu de mes occupations du jour, je me deman- dai si je devais étendre à mes parents cette invitation « profes- sionnelle »? A ma mère, c'était impensable. Elle était large d'esprit mais d'une intelligence, d'une culture exigeantes. Le cinéma, pour elle, restait forain. Elle n'y voyait pas son fils. Quant à mon père, c'était l'occasion ou jamais de savoir nette- ment ce qu'il pensait de mon entrée, éventuelle encore, dans cette carrière qui, depuis l'ébauche du Torrent, me faisait tant d'avances. Sa conclusion hautement raisonnable fut au fond celle que j'attendais : « Tu es libre, mais ne me demande pas d'approuver pour toi un métier qui n'est pas un métier... un métier de rien qui ne mène nulle part... » Et il ajouta : « Oh, je sais bien, on te flattera, tu te laisseras prendre et, entre nous, tu deviendras quoi ?... Un metteur en scène ? » (Et sur ce triste mot, sa voix prenait une inflexion déçue qui en disait long.) Je savais tout : je ne prolongeai pas et je ne repris jamais ce dialogue hélas sans issue. Pour en finir avec cet épisode, disons que la séance eut lieu. Que Gaby Deslys triompha et que le public se prit au jeu de la caméra et de la... mise en scène. Allons au bout : en deux mois le film fut tourné, monté et projeté en privé à mon intention. Mais, surprise, le titre avait changé sans que je le sache : mon Ange de minuit s'intitulait Bouclette sans doute pour mieux honorer les gracieuses frisures de Gaby Deslys. Mais l'ensemble aussi me défrisait. La preuve était ici répétée : on ne peut être l'auteur du film si on n'est pas l'auteur de la réalisation du film. Je l'avais éprouvé dans Le Torrent. Je l'éprouvais plus encore dans Bouclette. Mon histoire n'était pas « visualisée » comme j'aurais souhaité qu'elle le fût. Si bien que cette fois je n'hésitai pas. Je demandai à la revue de Henri Diamant-Berger, Le Film, de publier L'Ange de minuit sous sa forme strictement originale et il le fit très confraternellement. Dès lors chacun pouvait juger. Toujours chic type, Mercanton jugea peut-être mais il ne m'en voulut pas. Bouclette, d'après lui, allait « marcher le tonnerre ». Ça lui suffisait. Et, de fait, ce conte de Noël passa, à partir de Noël 1918, dans une grande quantité de salles. Il prit en tous sens le chemin de l'étranger, notamment de l'Amérique (Chaplin l'y a-t-il vu ?) où il fut vendu pour deux cent mille francs-or. Ma propre version aurait-elle valu ce prix ! En fait, c'est au Casino de Paris, dans la fameuse séance du 25 février 1918, que j'ai pris ma première, ma grande leçon de réalisation filmique. J'ai pu suivre pas à pas la démarche du metteur en scène, Hervil s'occupant des lumières et des caméras, Mercanton se concentrant sur la direction des acteurs. Et depuis cette expérience, je ne mettais plus mon avenir en doute. Je devais mettre mes films « en scène ». D'ailleurs, quand je l'annon- cerai dans la presse quelques semaines plus tard, Hervil aura l'honnêteté de reconnaître que j'avais raison et qu'au fond, dans le découpage de mes scénarios, il avait toujours trouvé la vision d'un réalisateur. C'est pourquoi, au mois d'avril suivant, les journaux annonceront que j'allais débuter comme réalisateur de mon scénario Phantasmes. Drôle de scénario puisque je le pré- sentais comme une histoire fantastique vécue par les acteurs même du film : Jacques Guérin-Catelain en tête. Malheureusement la permission de quinze jours que le lieutenant Croze m'avait accordée pour réaliser ce court métrage n'alla pas à son terme. L'explosion d'un obus allemand à La Courneuve fit que toutes les permissions furent annulées. Et ce film, Phantasmes, ne sera jamais achevé. Par contre, quelques mois plus tard, le Haut Commissariat à la Propagande, que dirigeait H. Klobukowsky, me demanda de réaliser (à mes frais) un film de moyen métrage dont le thème serait tel qu'il puisse apporter aux spectateurs de l'arrière le réconfort moral que rendait bien nécessaire cette quatrième année de guerre. C'était à mes yeux une tâche presque insurmon- table si on ne voulait pas tomber dans des fadaises tricolores et si on ne trouvait pas un financement suffisant. A ces réserves près, c'était pour moi quelque chose de capital, d'exaltant, de dangereux. Peut-être mon père allait-il avoir raison : cela ne me mènerait à rien ? Peut-être c'est mon enthousiasme qui me mènerait au bout de cette réalisation casse-cou ? Peut-être c'est ma destinée qui allait s'ouvrir là aux promesses de l'avenir ? Je ressassais ces interrogations inquiétantes en recherchant un beau sujet qui me permette de les vaincre. Quand une idée inespérée me tomba du ciel. On se rappelle que Charles d'Orléans le poète, longtemps prisonnier des Anglais, composa une ballade fameuse qui commençait ainsi : Dieu qu'il la fait bon regarder La gracieuse, bonne et belle ! Qui se pourrait d'elle lasser ? Toujours sa beauté renouvelle... On crut qu'il s'agissait là d'une de ces dames mystérieuses dont le poète était facilement l'amoureux courtois. Et toute une méprise vint de là, que Michelet plus tard dissipa en révélant que cette Dame était en réalité la France. Dans mon scénario je supposais qu'un jeune étranger, retenu chez nous pendant la guerre, tombe amoureux d'une jeune fille française dont il surprend par hasard qu'elle a publié des poèmes si passionné- ment lyriques qu'ils semblent s'adresser à un amant dont elle cache le nom. On l'aura compris : cet inconnu, c'est son Pays lui-même, la France martyrisée, qu'elle adore et qu'elle encense. Et cette même méprise, il me semblait qu'elle trouverait dans l'éloquente acuité du silence filmique les conditions d'une nou- velle poésie visuelle. Pour rester dans l'esprit qui inspirait cette commande, j'intitulais cette fable devenue film : Rose-France, et je le présentais — formule inédite — comme « une cantilène composée et visualisée » (par moi). Remarquons en passant que la plupart des cinéastes exploitaient alors, dans leurs sérials, des faits divers d'une actualité toute saignante encore. Mon fait divers à moi datait au moins de 1430. Ça ne simplifiait pas sa transposition en 1918 ni son adaptation au climat réaliste de l'écran muet. Je l'essayai pourtant. Et il en sortit un film dont les joyeux B.B. diront, sans l'avoir sans doute jamais vu, que c'était une « sombre histoire parfaitement ridicule », et du « pire cabotinage ». (Pauvre poète d'Orléans, il en prenait pour son rang !) Quarante ans plus tard Noël Burch y verra un « étrange film de collage », à l'opposé de « l'esthétique boulevardière de Forfaiture ». Ou encore « un récit à vocation plastique », « une 1. Maurice Bardèche et Robert Brasillach : Histoire du Cinéma. évocation impressionniste ». Il conclut : « Rose-France redevient aujourd'hui cette musique des images (...) que trois générations de critiques (...) ne purent entendre. » Que ce revirement d'opi- nion rassure nos jeunes confrères. Ils pourront y apprendre qu'en matière de cinéma, plus qu'en toute autre, le temps trans- figure l'apparence des films. « Je savais qu'un film qu'on n'a pas vu depuis quinze ans, s'exclamera Burch, est un film que l'on n'a pas vu du tout ! » Mais revenons en arrière. Le film est décidé. Il est loin d'être fait. L'argent manque. Pourtant le devis est léger. J'arrive à soixante mille francs. Et comme, par bonheur, Léon Gaumont qui a apprécié Le Torrent veut bien m'apporter en fournitures de matériel trente mille francs, il ne me reste plus que trente mille francs à trouver. Hélas, des francs-or ! Je fonde une petite société de façade, au nom prédestiné : Itys-Film, et je me mets à racoler autour de moi des sous. Par les prodiges de géné- rosité de chacun de mes collaborateurs futurs, on arrivera presque au but : il ne manque que dix mille francs ! Aussi incroyable que cela me parut alors, mais j'en reste encore ému, c'est mon père qui les fournira. Le film pouvait commencer. L'interprétation me comblait. J'avais décidé une jeune fille à la beauté énigmatique, Marguerite Francès, à jouer (bénévolement) ce rôle de poétesse ambiguë. Je la nommais, pour ne pas trou- bler sa famille et parce qu'elle avait quelques traits de la célèbre circassienne épistolière, Mademoiselle Aïssé. Francis-Byron Kuhn, Hongrois qui mourut grand ethnologue de réputation mondiale, incarnera le Prince Tigre. Quant à mon héros d'une fragilité nordique, ce fut l'adolescent du Torrent que je choisis et je l'appelai Lauris en souvenir de mon dialogue « L'Apologie de Judas ». Pour son entrée décisive dans un film que je diri- geais moi-même, je lui proposai un prénom qui le distinguât : Jaque (Catelain). Le film fut donc tourné à Nice et dans les studios Gaumont de La Villette par un débutant qu'effrayait passablement la caméra mais qui, comme pour se venger d'elle, la chargea de besognes techniques tout à fait révolutionnaires dont elle ne s'acquittait d'ailleurs qu'avec réticence. C'est l'histoire même de mes débuts avec le vieil opérateur Thiberville qui avait brillé chez Méliès et qui s'étonnait gentiment des acrobaties novatrices que, malgré son âge et sa longue barbe, je lui demandais d'affron- ter. Mais quand, dans les scènes difficiles, j'eus à manier moi- même une seconde caméra, ce fut pour moi la panique. Tourner

1. Les Cahiers du Cinéma, n° 202, juin-juillet 1968. 2. Jaque étant, comme on sait, l'orthographe shakespearienne de Jacques, qui plut d'ailleurs à Jaque Lux et à Christian-Jaque. une manivelle au rythme approximatif de seize images/seconde est une affaire d'horloger qui me dépassait complètement. J'étais si nerveux que mon rythme s'enflait et se désenflait, si bien que les personnages que je filmais bondissaient comme des chèvres ou restaient cloués sur place. Je résignai vite cette fonction... d'auxiliaire ! Le pauvre Thiberville se débrouillera tout seul et fort bien. Il n'empêche qu'au studio, dans cette cage de verre et de poussière de la « cité Elgé » (Léon Gaumont), au milieu d'une équipe turbulente mais dévouée à laquelle se joignaient parfois Donatien le décorateur, Don, Féguide les dessinateurs et surtout l'exquis Georges Lepape qui inscrivit si bien ma rose dans les contours de la France, je me sentais arraché de pied en cap à la Tour d'Ivoire de l'écrivain et consacré à part entière, disons « cardinalement », réalisateur d'images, en d'autres termes auteur de films. En bref je ne pouvais plus hésiter à le croire : j'étais devenu, pour le meilleur et pour le pire, un pro- fessionnel du cinématographe. Mais notons pour finir ce qui touche au pire : je savais, et je venais de m'en apercevoir, que le film ne pousse que sur le fumier de l'argent. Sans argent, point de film. Mais encore faut-il que l'argent dépensé rentre un jour. Avec Rose-France, rien de tel. Seulement pour cette raison : ce film, qui voulait être au petit pied un Roman de la Rose exaltant l'ardeur patrio- tique de citoyens démoralisés par la guerre, ne fut achevé que la guerre finie. C'était trop tard. Aussi, pour sa sortie, Rose- France ne trouvera que des résistances. Déjà son style avant- gardiste ne facilitait pas sa projection. Si bien que deux salles en tout l'auront vu — et en auront ri —, où je retiens l'Omnia d'Edmond Benoit-Lévy. De ce fait l'argent ne rentra jamais et je dus par simple honnêteté rembourser peu à peu mes prêteurs. Seul mon généreux père oublia de me réclamer quoi que ce soit et je l'en bénis encore. Car Léon Gaumont me retint jusqu'à l'extrême dernier sou sur mes salaires ultérieurs les quarante mille francs qu'il m'avait avancés en fournitures. Au total, cette pénible opération me laissera longtemps des cicatrices et me fera considérer l'argent comme l'ennemi cinématographique juré. Heureusement, pour compenser cette catastrophe vide- poche, une critique bienveillante me comblera de phrases tout en or : « Un essai très aigu d'art intellectuel » (Louis Delluc) ; « C'est le remaniement total de la poétique de l'écran » (Laurent Tailhade) ; Rose-France est « un cadeau des fées réservé au berceau des poètes » (Emile Vuillermoz). En fin de compte (c'est le mot juste), le bilan de Rose-France, premier de mes films, s'équilibre de cette façon paradoxale : au bord de la faillite passa un courant sauveur qui est — dialecti- quement — celui de l'Espérance. Et ce courant m'aura mené tout droit jusqu'à ces pages. Et maintenant, pour clore la petite histoire de mon entrée en cinématographie, il reste à dire, en le concentrant (qu'on se rassure), l'essentiel. Certes par goût, par atavisme, par tempé- rament, j'étais fondamentalement pour un travail d'homme seul, — un travail de pensée qui se fait à l'inspiration, hors des servi- tudes du temps, de la dépendance d'une équipe, même la plus amicale, et de l'esclavage ignoble de l'argent. Je vivais, je pensais, j'aimais donc tout ce qui est en principe à l'opposé de ce que représente la création filmique : le travail solitaire à huis clos, esprit libre. Le cinématographe est venu. Il a commencé d'éveil- ler quand il avait vingt ans ma curiosité. Mais qu'était-il au juste, ce géant en herbe ? « Une invention des plus curieuses », comme l'écrit dès le 30 décembre 1895 Le Radical à Paris ? « Un spectacle vraiment étrange et nouveau », comme le proclame le même jour La Poste à Lyon ? Curieux, étrange, il l'est d'évidence. Mais cela ne veut rien dire parce qu'il est visiblement autre chose et de plus profond, de plus immense. Autre chose aussi qu'un « jouet de science », comme le définissait trop humblement Lumière. Autre chose encore qu'un jouet d'enfants gâtés que les grands esprits se sont amusés à voir en lui. Rappelons-nous : Apollinaire, comme Max Jacob ou André Breton, comme plus tard dadaïstes et surréalistes hurlent de bonheur à Fantômas ou aux Vampires, même à Judex. C'était leur droit si du moins ils regardaient cette invention géniale par le gros bout de la lor- gnette. Ce n'était pas mon penchant. Et voilà le paradoxe : j'ai pensé qu'ils mésestimaient en la futilisant cette distraction de haut vol que pourtant je n'estimais pas encore tellement moi- même. Mais après tout, où en étais-je alors dans ma considé- ration de ce jouet de lumière ? On a dit, répété, on dira que ma conversion au cinématographe est venue, par la grâce de Musidora-J.J., d'une rencontre avec Forfaiture puis avec Mer- canton. On dira aussi qu'elle est plutôt venue du contact, disons charnel, que j'avais pris avec les saignantes actualités de guerre dans le cadre approprié de la Section Cinématographique de l'Armée. C'est vrai, mais seulement pour une faible part de la vérité, et la plus grande tient à autre chose que voici. En réalité, dès la fin de 1917, c'est-à-dire dès que j'eus achevé Hermès et le Silence que René Jeanne et Charles Ford signalent comme « une importante étude-manifeste1 », j'y avais pris position nettement : le cinématographe n'était rien de moins qu'une invention miraculeuse seulement commensurable à l'invention de 1. René Jeanne et Charles Ford, Le Cinéma et la Presse 1895-1960, Armand Colin Edit. Gutenberg, bref en termes clairs : « une prodigieuse machine à imprimer la vie ». Bien plus, dès octobre 1917, dans l'album de présentation du Torrent j'avais fait insérer cette déclaration qui se piquait de prophétisme : « Captons vive la lumière qui est un langage universel et broyons-en le meilleur grain dans notre moulin-à-images car ainsi sera fait le pain des cerveaux futurs. » (J'étais loin d'Apollinaire !...) En fait, c'est à partir des idées contenues dans Hermès et le Silence que ma métamorphose s'éclairera. En s'y reportant, on verra plus précisément comme j'ai synthétisé la rupture que depuis la guerre je sentais se faire entre les Arts aristocratiques du passé et cet art populaire de l'avenir, le cinématographe. Et comment j'ai glissé du service actif de l'écriture au service auxiliaire des œuvres d'écran. Et cela peut s'illustrer par ce face à face de moi avec moi-même : jusqu'en 1918 je me suis régalé de cette vieille maxime que j'avais trouvée traînant dans les travées de nos facultés : « Que vaut l'Empire de Charles Quint pour qui a senti la beauté du chant d'Horace à Melpomène ? » J'avais senti cette beauté et courtisé Melpomène. En abandon- nant la « diva potens Cypri » pour la réalité des images filmiques, ne lui préférais-je pas l'empire pragmatique à la Charles Quint qui est allégoriquement celui du cinématographe ? Ce fut là la dernière étape de ma conversion. Mais au nom de quoi ai-je fait cette volte-face inattendue ? Je le dis. L'été de 1918 en facilitant les mouvements de la dernière offensive corrigeait de son mieux les atroces sursauts de la guerre expirante. J'ai quitté ma fonction militaire fin juillet 1918. On m'avait accordé une permission (renouvelable ?) pour réaliser Rose-France. Elle prenait date au 1 août. Et c'est pendant mes derniers trajets de ma chère Place Cardinale à la rue de Valois qu'a fait son chemin dans mon esprit l'argument massue, décisif, mais non révélé jusqu'à maintenant, qui me convertissait au cinématographe. Les aurores sur cette place n'étaient plus les aurores tourmentées de l'hiver, où « le pour et le contre du jour et de la nuit n'en finissent plus de lutter ». Le ciel avait fait son choix, promulgué la lumière. Et moi j'achevais presque à mon insu de faire le mien. Et le soleil qui éclatait partout me permettait de voir clair jusqu'au fond de moi. Certes je gardais l'envoûtement de cette place, — lieu géo- métrique de l'Histoire. De ce Louvre majestueux qui sentait selon Mirbeau « le musc et la merde » et où les crimes côtoyaient de si près la grandeur. Mais cette immensité monumentale respi- rait la vétusté et, il fallait bien que je le reconnaisse, elle était le superbe passé de mon amour. J'avais aujourd'hui trop de raisons de ne pas pencher vers ce qui était, au devant de moi, l'avenir. Il me fallait en tout cas partir d'un certain présent et, par les rapprochements de l'analogie, j'arrivais à imaginer que la guerre que nous subissions était une guerre révolution- naire parce qu'elle était, pour la première fois, non plus une guerre de guerriers mais l'affrontement planétaire de peuples entiers mobilisés socialement pour la défense d'une Patrie. Et je pensais encore que cette guerre exhaustive était en quelque sorte, par la socialisation des forces exposées, une nouveauté terrifiante : la socialisation de la mort. A ce point sensible l'éclair jaillissait : la socialisation de la mort n'emporterait-elle pas la socialisation de l'Art ? En vue de quel art ? Non pas le Grand dont Renan prédisait le déclin, mais d'un art tout neuf qui prendrait pour beaucoup sa place. Si bien (me suivra-t-on) qu'à un Art princier, hermétique, immémorial, situé verticale- ment selon Tolstoï à la pointe du cône, allait succéder horizon- talement un art populaire fait en commun pour la communauté des citoyens du monde. De là à décider que cet art serait et ferait providentiellement le cinématographe. Et dès lors je n'ai plus eu que ce réflexe : il serait passionnant d'être auprès de lui comme un serviteur, un partisan, et pourquoi pas un inspi- rateur. Et voilà que pour justifier, dans ce changement de mon cap, un enrôlement inattendu, je me prenais à rêver sans fin : cette guerre souterraine de tranchées, d'abris, d'ombres m'appa- raissait symboliquement comme une longue Nuit du Quatre Août. Une nuit qui ne serait plus celle de 89 où des princes renoncèrent à leurs privilèges ancestraux afin de les socialiser, mais une nuit de quatre ans où les princes de l'esprit investis des droits exorbitants du génie peu à peu se démirent des faveurs originelles qu'ils retiraient d'une égoïste création d'art pour en sortir finalement grandis de se trouver au niveau de ceux qui n'étaient pas des princes. C'est à force d'avoir ressassé jusqu'au 4 août 1918 cette ressemblance fatidique où je voyais le tournant de mon destin que j'ai renoncé à mon passé — un passé sans doute plein d'orgueilleuse gratuité. Car, de toute évidence, je n'y serais jamais devenu ni un Claudel, ni un Debussy, ni tout à fait ce que je rêvais d'être dans mon premier livre. Après tout mon choix de l'art muet était probablement le bon. Sûrement le plus raisonnable. Car ne vaut-il pas mieux être en flèche vers l'avenir qu'à la traîne dans un passé de splendeurs ! Ainsi en entrant pour la dernière fois à la Section, je n'avais plus à me sentir désolé d'avoir abandonné le sublime Horace, chantre des Odes et son immarcescible Melpomène. Vuillermoz ne venait-il pas d'écrire dans Le Temps (février 1918) : « Marcel L'Herbier vient de le prouver : un film peut être une ode... » ? Et Vuillermoz certes le pensait : contrairement à la poésie iambique, l'ode filmée serait à la portée de tous et à l'échelle du monde.

Tout était dit. J'aurais dû, ma dernière journée faite, redes- cendre la rue de Valois et gagner le cœur à l'aise la belle place qui n'était plus qu'au passé Cardinale. C'était trop me deman- der. Je sentais subsister en moi un malaise. « Qui n'a connu les désirs vagues ? » soupire Dante. Vaguement je désirais quant à moi ne pas m'exiler à jamais de ce domaine de l'Art où « la Beauté est la forme que l'amour donne aux choses », comme Hello le mystique en formula la loi. Bref je n'avais pas renoncé à cet envoûtement des mots qui restera jusqu'à sa fin le paradis de Proust. Et je souffrais d'avoir à le mettre en cause... En tout cas je me souviens qu'un jour de novembre 1913 où, faisant le gandin avec celles qu'on nommera bientôt les jeunes filles en fleurs dans le club de danse du Mac-Mahon Palace, j'avais découvert, à la une de Comœdia, l'article de Maurice Rostand sur le premier volume du Temps Perdu : quelle révé- lation ! En ce jour de 1918 reprenant le métro à la station Palais- Royal, pressé de dépouiller l'uniforme, je revenais malgré moi à Proust. On sait que Swann qui croyait adorer cette Odette de Crécy quand il caressait si voluptueusement sa gorge avec les orchidées ornant son riche décolleté et qu'il jouait avec elle à « faire catleya » — autant dire l'amour — n'avait qu'une idée : l'épouser au plus tôt. Ce qu'il fit d'ailleurs, mais peu après une étrange vérité le surprit qui le fit s'écrier en lui-même : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie... que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! » Pour en revenir à ma propre aventure, je ne retiens de Swann, en la transposant, qu'une nuance de son aveu et je m'écrie en moi-même : dire que je me suis marié d'esprit et de foi avec le cinématographe qui d'abord ne me plaisait pas et qui au fond n'était pas mon genre ! Cela s'est passé en 1918. D'aucuns diront par la suite si j'y ai « gâché des années de ma vie ». D'autres penseront (n'auront-ils pas raison ?) que j'étais fait malgré moi pour marcher à l'aise sur le chemin de (Louis) Lumière... Il reste que ce mariage à la Swann avec l'art du film aura duré soixante ans ! « Ainsi, page après page, aurai-je à peu près mis à nu sous les feux croisés de la mémoire et du sentiment, tant d'années de ma double carrière de cinéaste : celle d'amateur de films, celle d'animateur d'une profession. ... Sur quelle vision devrait déboucher — réflexion faite — ma longue traversée du cinématographe? Mon rôle fut seulement d'aider en éclaireur nos compagnons de ces temps incertains à dresser au cœur des villes, au cœur des hommes, l'écran fabuleux. ... C'est pour le cinématographe, " ce nouvel âge de l'humanité ", que ma tête aura vécu les plus vivifiants de ses rêves en les " tour- nant " les uns après les autres, tout au long de ce miraculeux chemin de Lumière. » Marcel L'Herbier a réalisé plus de soixante films. Certains, El Dorado, L'Inhumaine, Feu Mathias Pascal, L'Argent, sont unanimement ad- mirés comme des œuvres maîtresses du cinéma francais naissant. A ces chefs-d'œuvre ont succédé bien des films parlants notoires : du film de recherche (Le Parfum de la dame en noir) au film trans- posant le théâtre (L'Epervier, Le Bonheur), du drame social (La Citadelle du silence, Forfaiture) à la chronique historique (, Adrienne Lecouvreur et surtout Entente cordiale). Enfin, par un retour aux sources, Marcel L'Herbier a retrouvé- dans La Comédie du bonheur, et surtout dans La Nuit fantastique, ce qui avait fait applaudir ses premières œuvres. Plus encore que l'histoire de ses films, c'est toute l'histoire du cinéma français qui nous est projetée par celui qui demeure, pour beaucoup, « le survivant prodigieux ». Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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