Procès des attentats de janvier 2015, septième jour : le rire, les amoureuses et la liberté

Yannick Haenel · François Boucq · Mis en ligne le 11 septembre 2020

7e jour. Les familles des victimes leur rendent hommage et les membres de affirment leurs idées.

Par François Boucq

Il y a eu aujourd’hui, un moment extraordinaire. À la demande de ses proches, des dessins de , assassiné avec ses amis le 7 janvier dans les bureaux de Charlie Hebdo, dont il était le directeur de la publication, ont été projetés sur le grand écran du tribunal. La salle riait, et après sept jours passés à détailler des horreurs et à pleurer les morts, rire nous a fait du bien à tous.

Lorsqu’est arrivé le dessin d’une femme en burqa avec les fesses à l’air qui entonne l’air de « Chacun fait fait fait, c’qui lui plaît plaît plaît », figurez-vous que ce sont les accusés, du moins quelques-uns d’entre eux, qui n’ont pu retenir leur hilarité. Le rire plus fort que la haine ? On aimerait tellement que ce soit vrai.

Par François Boucq

En tout cas, il a été question d’amour aujourd’hui : des femmes sont venues rendre hommage à l’homme qu’elles aimaient. C’est d’abord Gala Renaud, la femme de Michel Renaud, le fondateur du festival « Rendez- vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand », ce grand ami des musulmans, et plus particulièrement des Palestiniens, que avait invité à venir assister à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, et qui, les bras chargés de cadeaux, fut assassiné, comme les membres du journal, par les frères Kouachi.

C’est aussi Valérie Martinez et Marika Bret, intimes de Charb, et Denise Charbonnier, sa mère, qui dit avec une grande justesse le manque et raconta que son mari, le père de Charb, s’était fait tatouer sur le bras son prénom : Stéphane.

C’est Véronique Cabut, la femme du grand dessinateur, qui décrivit la couleur du rire de l’homme qu’elle aimait, qui nous confia sa passion pour Purcell, dont il écoutait un air chaque soir (si bien que depuis 5 ans écouter de la musique lui est devenu trop douloureux). Et lorsqu’elle nous a dit que Cabu, en dessinant, commençait toujours par les yeux, j’ai vu ses crayons s’agiter dans l’air en formant d’énigmatiques arabesques, comme s’il envoyait un baiser à sa femme.

C’est Hélène Honoré, la fille du dessinateur Honoré, qui parla des subtiles épaisseurs d’encre de Chine de ses dessins, qui sut dire la douceur de cet artiste constamment révolté contre les injustices sociales, et qui soudain fit étinceler à son propos une phrase dont la fausse simplicité ouvre des profondeurs : « Personne ne pourra me dire pourquoi mon père est mort, mais je sais qu’il n’a pas vécu pour rien. »

J’ai pensé, en écoutant ces parties civiles comme on les appelle au tribunal, que l’amour n’était jamais triste. Que le deuil pouvait bien nous traverser, nous envelopper, nous alourdir, il ne touchait pas l’amour. J’ai pensé que seul l’amour est irréductible. Les hommes meurent, mais pas l’amour, qui est littéralement plus fort que la mort, et lui survit. Les femmes que nous avons écoutées souffrent, et pourtant l’on a senti aujourd’hui qu’une flamme en elles se soustrait à la mélancolie de la perte, une flamme qui intensifie encore leurs sentiments et rend si beau, si nécessaire ces moments rares, lesquels, en ce lieu où l’on remue quotidiennement des ténèbres criminelles, relèvent presque du miracle.

Hélène Honoré a dit : « Je voudrais redonner vie à mon père ». Grâce à ses mots, il était là, comme étaient là tous ceux qui ont été évoqués amoureusement, filialement, fraternellement. Il y a le crime, il y a la mort, il y a la douleur ; et pourtant le cœur, le rire et l’esprit sauvent le monde. Qu’une salle de cour d’assises puisse devenir un refuge pour l’amour est la chose la plus surprenante que j’aurai vécue depuis le début de ce procès hors norme.

Par François Boucq

C’est aussi le cœur et l’esprit qui nous a frappé lorsque Simon Fieschi était arrivé la veille à la barre pour témoigner. Ce jeune homme à l’allure éternellement enfantine, et qui m’a toujours fait penser, allez savoir pourquoi, à François d’Assise, a posé sa béquille et a commencé à parler avec une précision stupéfiante de son corps qui lutte contre la paralysie depuis que Chérif Kouachi l’a transpercé de deux balles de kalachnikov, car sa colonne vertébrale a été touchée.

Ainsi, ce corps souffrant est-il devenu notre affaire à tous. Il nous en offre le récit, il parle même de sa responsabilité de survivant. Le mot « victime » est trop passif, dit-il ; il préfère le mot « survivant », et « en tant que survivant on a des devoirs » : témoigner, par exemple, des dégâts que produisent les armes de guerre, témoigner de ce que « cette idéologie », dit-il, « nous a fait ».

Cette idéologie, celle de l’islamisme, c’est lorsque puis sont allés à la barre, fermant le ban des témoignages de l’équipe de Charlie Hebdo, que l’on a commencé vraiment à en faire l’objet de ce procès ; et il me semble, car Marika Bret aujourd’hui y est revenue longuement, que la dimension politique et idéologique — qui, jusqu’à présent, a semblé réservée, presque interdite, du moins absente du procès — va être chaque jour de plus en plus abordée, jusqu’à ce que l’on puisse déterminer jusqu’à quel point les dix hommes derrière le box sont imprégnés par l’Islam radical, jusqu’à quel point la religion les mène et les égare.

Par François Boucq

Ainsi Fabrice Nicolino a-t-il embrasé de sa colère politique une salle d’audience jusqu’ici tendue presque exclusivement par la douleur. Cet homme élevé dans le culte de la résistance anti-fasciste, et qui milita à l’extrême-gauche anti-stalinienne, a déjà survécu à un attentat, antisémite celui-là, celui du cinéma Rivoli-Beaubourg où une bombe avait explosée en 1985 (revendiqué déjà par un djihad islamique et commandité par l’Iran de Khomeiny). Hier, il a fait entendre à travers le récit de ses combats politiques son goût virulent pour la liberté, et a réussi à dresser, à sa manière véhémente, une sorte de panorama des trahisons de cette gauche hypocrite qui ne veut pas affronter le danger islamiste : en accusant Charlie Hebdo de racisme (puisque Charlie ne cesse d’alerter sur ce danger) — Edwy Plenel déclarant par exemple que Charlie mène une guerre contre les musulmans — cette gauche « donne quitus à ceux qui vont venir nous tuer après » dit Fabrice Nicolino, qui ajouta : « Je les déteste, je les vomis. »

En France, les attentats ont poussé sur ce substrat qui, selon lui, a préparé le terrain, isolant Charlie Hebdo à mort. « Personne n’est jamais venu nous aider », dit-il, dénonçant la mollesse et la poltronnerie des journalistes français.

Par François Boucq

Riss a déjà raconté dans Une minute et quarante-neuf secondes — un livre abyssal qui témoigne d’un continuel face-à-face avec la mort —, son expérience du 7 janvier 2015. Mais ses mots face à cette cour composée spécialement pour le procès des attentats dont il est l’un des survivants, semblaient neufs, et comme bordés d’un silence qui leur a donné une sûreté. Riss est un homme dont les yeux infiniment tristes sont à la recherche d’une scène perdue. Cette scène n’est pas celle du massacre, dont il a confié que s’en étant extirpé, il n’a pas voulu la voir. La pudeur est politique : si Fabrice Nicolino, par éthique, ne serre pas la main d’un fasciste, Riss, quant à lui, refuse tout rapport avec l’ignominie. Quand on dirige un journal, toute question est politique : penser à la mort est le commencement de la morale. Obligé d’enjamber le corps de Charb, il prend bien soin de ne pas laisser l’horreur gagner : « J’ai fait attention à ne pas regarder la scène », dit-il.

Comme Simon Fieschi, Riss rejette le mot « victime », qui comporte un piège : « Je mets au-dessus de tout le mot innocence. » Selon Riss, le monde, en sortant de la Guerre froide en 1989, fait réapparaître des totalitarismes, une terreur religieuse qui prend la place du communisme dans l’idéal de soi de la gauche française : elle n’a plus d’autre alternative à la social-démocratie que l’islamisme, et va jusqu’à lui trouver des excuses, et même le flatter, pour déstabiliser la démocratie.

La seule vraie question, dit Riss, est : « Pourquoi on vit ? » Et sa réponse, qui est aussi celle de Charlie Hebdo : être le plus libre possible. Autrement dit, ne pas être soumis.

Par François Boucq