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CHEZ NOUS, DE LUCAS BELVAUX, est la réponse d’un artiste citoyen qui veut comprendre les mécanismes de la montée du Front national.

qualifie de « citoyenne » et non de « mili- tante ». La montée du FN, son enracine- ment, en particulier dans les milieux populaires, inquiètent, questionnent nombre d’artistes et intellectuels, écri- vains, metteurs en scène de théâtre, pho- tographes… qui cherchent la forme adé- quate pour rendre compte du vote FN et, qui sait, le décourager. D’aucuns auscultent la mécanique qui permet à des formations extrémistes d’accéder au pouvoir. Anne- Cécile Vandalem a ainsi écrit et présenté l’été dernier au Festival d’Avignon,­ Tris- tesses, une pièce conçue comme un thril- ler, qui raconte comment la dirigeante du cinémaC’était en 2013. Lucas Belvaux tournait Parti du réveil populaire, de retour dans alors Pas son genre, une histoire d’amour son île natale, exploite le désarroi de la malheureuse entre une coiffeuse, population pour avancer ses pions électo- ­Jennifer, et un écrivain parisien affecté ralistes. Le spectacle n’avait pas manqué dans un lycée d’Arras. « Les élections muni- de jeter un froid glacial au cœur de la cani- cipales approchaient, les sondages don- cule provençale, laissant le public avignon- naient le Front national à 30-40 % dans la nais sidéré par un dispositif vidéo qui le région et je me suis interrogé : “Cette fille, transformait en véritable voyeur. Jennifer, pour qui j’éprouve de l’estime, de C’est un même effroi qu’avait provoqué, l’affection, pour qui vote-t-elle ? Et pour en 2011, Chute d’une nation. La pièce, qui votera-t-elle après sa déception amou- construite comme une série télévisée et reuse avec son bobo parisien ?” Car le FN montée à la Manufacture des Abbesses s’emploie à creuser le fossé entre ce qu’il explorait ces processus invisibles, sour- appelle faussement “le peuple” et “les nois, pernicieux, mais légaux, qui mènent élites”, » raconte Lucas Belvaux. insensiblement sur les plus hautes Pour répondre à cette interrogation, sur marches ceux dont on n’a pas su se pré- Jennifer et « sur le vote populaire à l’extrême munir à temps. À l’époque Yann Reuzeau droite », le cinéaste écrit Chez nous. Jennifer­ expliquait avoir voulu s’interroger sur « la est devenue Pauline (interprétée encore fragilité de la démocratie, un système qui Culture une fois avec le même naturel par Émilie peut s’effondrer sur lui-même car il porte Des artistes invitent le public à réfléchir sur les causes Dequenne), une infirmière, qui court d’un en lui-même sa propre défaite ». patient à l’autre, entre Lens et , s’occupe du succès de l’extrême droite. Comme Lucas Belvaux dont seule de ses deux enfants et veille sur son DONNER LA VOIX AUX ÉLECTEURS FN père, ancien ouvrier métallurgiste et mili- D’autres artistes, comme Lucas Belvaux le film Chez nous met en scène une élection dans le Nord. tant cégétiste. Avec sa jeunesse, sa bonne préfèrent toutefois quitter les hautes humeur, son capital de sympathie, Jenni- sphères du pouvoir et partir à la rencontre fer séduit jusqu’aux cadres d’un parti des électeurs du FN. Non pour les diabo- d’extrême droite, le Bloc patriotique, copie liser, mais plutôt les écouter, dialoguer LE FN DANS légèrement décalée du FN, qui lui propose avec eux, les raconter, afin de mieux com- d’être tête de liste aux élections locales. prendre les raisons de leur vote, décrypter Naïvement, sincèrement, Jennifer se laisse les mécanismes de la radicalisation. Non séduire, se prête au jeu, avant d’ouvrir les sans montrer le vrai visage de ce parti. LE yeux et de comprendre combien elle a été Il y a sans doute là, en creux, comme un instrumentalisée. Comme le résume une sentiment de faillite du monde de l’art. ex-amie s’adressant à Pauline : « Tu n’es C’est en tout cas l’analyse de Philippe Pujol. DES ARTS qu’une tête de gondole ». L’auteur de Mon cousin le fasciste compose un récit où il entraîne le lecteur aux côtés SECOUER L’OPINION (DÉJÀ) À AVIGNON de cette figure de l’ultra-droite – qui est Le scénario a été écrit « dans l’urgence » donc son cousin germain – et où il nous pour pouvoir sortir en pleine campagne fait découvrir là un rassemblement en présidentielle. Et ainsi « participer au l’honneur de Pétain, ailleurs des affronte-

JEAN-CLAUDE LOTHER/LE PACTE LOTHER/LE JEAN-CLAUDE débat ». Une démarche que le cinéaste ments violents contre des antifascistes.

LA VIE LA VIE 23 FÉVRIER 2017 72 23 FÉVRIER 2017 73 N CULTURE cinéma CULTURE cinéma LE FN DANS LE FAISCEAU DES ARTS DÉTAIL D’UNE PAGE de l’Illusion nationale, un docu-photo.

Pujol, en livrant ce témoignage, en racon- À LIRE femme, sosie de Marine Le Pen – avec ce tant « sans intellectualiser », espère qu’il faut de décalage pour autoriser la fic- Mon cousin atteindre un lectorat populaire, comme le le fasciste,  tion et laisser le champ libre à la création –, « chauffeur de taxi qui prendra sa pause au de Philippe Pujol, parle « justice sociale », « diktat de bar PMU » : « Dans les années 1980, le mou- Seuil, 15 €. Bruxelles », « trahison des élites », « État fort vement punk et la new wave touchaient les et protecteur », « racines chrétiennes ». Le classes populaires, aujourd’hui il faut cache bien ses idées fascistes, flatte son voyage dans les coulisses de ce parti, côté remettre la culture sur le terrain. Redonner dévouement, son désir de travailler au bien militants, permet de mieux en saisir les de l’espoir, de l’utopie. » commun. Une technique qui a fait ses fantasmes et la réalité. Qui dit culture dit émotion. Un registre preuves, surtout face à des gens en mal de sur lequel joue sciemment un parti comme repères, en manque affectif, explique Lucas FAIRE TOMBER LA MÉFIANCE À LIRE le FN. « Dans les formations de cadres du Belvaux : « Le FN applique une stratégie C’est là aussi le pari et la réussite de L’illusion nationale. Deux FN, dont nous avons repris certains élé- affective. Avant de parler de politique, il va l’Illusion nationale, un livre qui emprunte ans d’enquête dans les villes ments de discours presque mot pour mot, d’abord valoriser le nouvel arrivant. C’est le la forme d’un roman-photo, fruit de deux FN, de Valérie Igounet et Vincent Jarousseau, on entend dire : “Soyez démago, quand vous discours que tient le personnage d’André années passées par Valérie Igounet et les Arènes, 22,90 €. allez dans une maison de retraite, inutile de Dussollier à Pauline : “Nous avons besoin Vincent Jarousseau dans trois villes dirigées parler de politique, serrez les mains des de gens comme toi, s’il y avait davantage de par le FN : Hayange dans l’Est, Hénin-­ petits vieux, tapez-leur sur l’épaule, chantez femmes et d’hommes comme toi, la Beaumont dans le Nord, et Beaucaire dans avec eux… et n’oubliez pas en partant de irait mieux.” » Au passage le film rappelle le Sud. Valérie Igounet est historienne, passer par les cuisines pour saluer le per- comment les partis populistes d’extrême spécialiste de l’extrême droite, elle a égale- cette histoire en perspective sonnel” », relate Lucas Belvaux. Le cinéaste droite aiment mettre en avant des femmes : ment travaillé sur l’oralité et les témoi- avec la société et le monde a donc à son tour misé sur l’empathie pour « Dans nos sociétés sexistes, la femme garde gnages vivants ; Vincent Jarousseau est d’aujourd’hui. » Preuve que construire son film. Il a certes nourri son une image apaisante et maternelle. Placer photographe et documentariste. Ils ont son film dérange le FN, des scénario d’un solide travail d’enquête et une femme en numéro un ou deux est une voulu donner un visage à ceux que Marine réactions hostiles se sont coécrit l’intrigue avec un spécialiste du arme à double lame : cela masque l’image Le Pen nomme les « invisibles ». « La classe manifestées dès le mois de sujet, l’écrivain Jérôme Leroy, auteur du de violence et cela permet de laisser entendre ouvrière, employés inclus, ne dépasse pas janvier, à la seule vue de la polar le Bloc (Gallimard). en sous texte que le parti promeut les femmes 2 % des représentations médiatiques », relève bande-annonce ! Avec, Mais la fiction lui paraissait une forme là où l’islam la laisse à la maison… » Vincent Jarousseau. Et quand elle a droit observe Lucas Belvaux les plus opérante que le documentaire. « La La force de Chez nous est d’entraîner le de cité, c’est « souvent de manière caricatu- quatre mêmes arguments fiction, comme les partis populistes, s’adresse spectateur là où il n’aurait pas forcément rale ». Pour l’Illusion nationale les auteurs ficelés par les dirigeants à la sensibilité du public, à son inconscient. envie d’aller. On suit Pauline jusque dans ont passé un « pacte de confiance » avec les du parti de Marine Le Pen Il y a des documentaires extraordinaires les meetings du Bloc patriotique où une interviewés : « Leurs propos ont été enregis- et relayés avec force invec- comme Danse avec le FN où Paul Moreira, trés, retranscrits et validés. » En amont, cela tives et injures nauséa- le réalisateur est allé au contact des mili- impliquait une longue approche pour faire bondes sur les réseaux tants. Mais le documentaire impose toujours tomber la méfiance et obtenir des confi- sociaux : « C’est un navet, une distance entre le spectateur et celui qui dences sincères, qui in fine ont été peu c’est un complot de l’esta-

est filmé. En revanche, la fiction implique modifiées, assure Vincent Jarousseau. LES ARÈNES / XXI blishment pour nous empê- un contrat entre l’auteur et le spectateur : cher d’accéder au pouvoir, on sait que c’est un personnage fictif et donc c’est l’œuvre de bobos qui on peut se projeter, s’identifier à lui tout en Chez nous de Lucas Belvaux La forme, elle, emprunte au roman-photo, personnes attachantes qui vivent des situa- ne sont donc pas habilités à parler au nom le tenant à distance. » Le FN offrant à qui avec Émilie Dequenne, André Dussollier, Catherine Jacob avec l’usage du noir et blanc et des bulles tions noires et disent des mots souvent gla- du peuple et c’est un film financé avec vos veut bien l’entendre l’image d’une France comme dans une bande dessinée. Un style çants », résume-t-il. Et d’ajouter : « On ne sous… » fantasmée, un roman national tronqué, à Serait-ce un mauvais rêve ? Un cauchemar éveillé ? en vogue dans l’Italie de l’après-guerre, et les excuse pas mais on les comprend. » L’Illusion nationale ne provoquera sans son tour le cinéaste et romancier va pro- Chez nous s’ouvre et se clôt sur les mêmes images d’une repris en France par des magazines popu- Comme pour Lucas Belvaux, il s’agit tou- doute pas la même ire du FN. De fait les élus poser une fiction pour mieux chasser la ville du nord de la France qui s’éveille au pied des terrils. laires comme Nous Deux, qui renvoie donc tefois de bien distinguer entre les électeurs locaux seront heureux d’y retrouver leur première. Et, insiste Lucas Belvaux, non Entre ces deux scènes, Lucas Belvaux déroule la à la nostalgie, à ce « refrain qui revient chez et les sympathisants du programme. discours… Mais estime Vincent Jarousseau, pour simplifier, mais « rendre compte de mésaventure de Pauline, infirmière au grand cœur, qui se laisse séduire par nos interlocuteurs : “C’était mieux avant” », si l’Illusion nationale déchire un voile, c’est la complexité du monde ». le discours d’un parti qui ressemble étrangement au FN. Comme dans Pas son précise le photographe. Par ailleurs le pho- MONTRER L’ABANDON DES FRANÇAIS moins pour montrer le FN que « les fractures genre, le précédent opus du cinéaste, Chez nous, raconte une désillusion, tographe a travaillé ses portraits en s’ins- Que peuvent ces œuvres contre la françaises ». Au final, confie-t-il, « le résul- DÉMONTER UNE STRATÉGIE AFFECTIVE amoureuse – Pauline s’éprend d’un nervi d’extrême droite – mais aussi politique. pirant du cinéma néoréaliste italien, utili- « résistible ascension » du Front national ? tat de notre travail est terrible pour les par- Assurément Pauline, l’infirmière de On redoute la caricature, la charge appuyée, mais Lucas Belvaux, avant de sant de courtes focales qui obligent à être « Pour les militants, c’est perdu », lâche tis traditionnels, tant les Français se sentent Chez nous, suscite l’empathie. Elle est géné- lever le voile, rappelle que les pires idées, les pires actes, peuvent arborer un « proche des gens photographiés ». L’Illusion Lucas Belvaux. Mais avec Chez nous, il abandonnés et expriment une forte colère ». reuse, courageuse, à l’écoute des gens qu’elle visage sympathique. Son film, d’abord léger puis grave, dit avec empathie pour nationale se lit d’une traite, comme une espère « tendre un miroir à ses électeurs et Valérie Igounet et lui ont adressé leur livre visite, surtout pas raciste… Et pour la ses personnages la complexité humaine. Emmené par une formidable Émilie BD, plus aisément qu’une docte analyse sympathisants ». « Un miroir vous renvoie aux candidats à l’élection présidentielle. convaincre de rejoindre le Bloc patriotique, Dequenne qui incarne tour à tour la générosité, la sincérité, la naïveté et la universitaire. Le fond n’en est pas moins votre image et en même temps montre ce On est curieux de connaître leur réponse. un vieux médecin (André Dussollier), qui froide colère de celle qui a été trompée. F.T. sidérant, on y voit, dans ces villes sinistrées qu’il y a derrière vous. J’avais envie d’être FRÉDÉRIC THEOBALD’ derrière ses dehors chaleureux et avenants ’ où le chômage oscille entre 20 et 30 %, « des à la fois dans la proximité et de remettre AVEC ALICE BABIN ET JOËLLE GAYOT LA VIE LA VIE 23 FÉVRIER 2017 74 23 FÉVRIER 2017 75