GAMBETTA A EPINEUSE (Vendredi 7 Octobre 1870)

Nicole et Louis BARDON

Jeune et fougueux avocat, membre très rien ne permet d'espérer que son armée actif et très influent du parti républicain, puisse, dans un avenir proche, réaliser une député de dès 1869, Gambetta a naturel- percée. Seule la voie aérienne, par ballon, lement pris une part prépondérante dans peut permettre au ministre de s'échapper la proclamation de la République. Au côté de la capitale. de , il la fait proclamer, le 4 Ces ballons, les Parisiens en voient fré- Septembre, dans la salle Saint-Jean de l'Hôtel quemment s'élever au ciel depuis que, le de Ville de Paris. Simultanément, il réussit 23 Septembre, le "Neptune", monté par Durnof, à évincer les révolutionnaires en constituant, a réussi à transporter jusque dans l'Eure avec les autres leaders républicains modérés, son chargement de courrier officiel et privé. un gouvernement dans lequel il reçoit le Le matériel utilisé consistait en engins sphéri- portefeuille de l'Intérieur. (1) ques, gonflés au gaz d'éclairage, auxquels Le voilà donc, à 32 ans, investi de respon- etaient attachées des nacelles en osier. sabilités d'autant plus étendues que, sous Ces nacelles, sortes de paniers profonds la présidence du général Trochu, les autres de lmlO, n'offraient à l'aéronaute et à ses ministres, sauf peut-être Jules Favre, ne passagers que un mètre carré et demi de semblent pas animés d'une énergie bien arden- surface habitable, encombrée en outre par te. les sacs postaux. Le gouvernement de Défense Nationale L' "Armand Barbès", que va utiliser Gam- se met à la besogne : pendant qu'il lutte betta, est un ballon de 1.200 m3, qui vient contre les "extrémistes", qui considèrent d'être construit pour le compte de l'Adminis- avoir été, le Septembre, frustrés du pouvoir, tration des Télégraphes. Le départ, primitive- les troupes allemandes commencent l'encercle- ment fixé au 4 Octobre, est successivement ment de Paris. Pour ces deux motifs, dès retardé au 5, puis au 6, en raison d'un épais le 8 Septembre, la décision est prise de brouillard et du manque de vent. Finalement, déléguer à Tours, à l'abri de toute menace, ce n'est que le 7 qu'une bise du S.S.E. souffle Adolphe Crémieux (2), ministre de la Justice, avec suffisamment de force pour permettre que rejoindront bientôt Glais-Bizoin, ministre le franchissement rapide des lignes ennemies. sans portefeuille et l'amiral Fourichon, ministre A 10 heures ?l4, le ministre se présente de la Marine et des Colonies. place Saint-Pierre, à Montmartre, d'où aura Mais les trois hommes s'entendent mal, lieu l'envol. Il est magnifiquement revêtu et laissent l'agitation progresser en province, d'une lourde pelisse de loutre, à laquelle avec la "ligue du Midi" et la "ligue du Sud- il ajoute un bonnet de même fourrure. Quelques Ouest", toutes deux de tendance vaguement autonomiste et cherchant à échapper à l'auto- rité du pouvoir central. En outre, la Délégation (1) En fait, au cours de cette réunion où les futurs minis - manière ne s'occupe qu'assez mollement de la poursuite tres en arrivaient à se nommer entre eux, de d' de la guerre et de la réorganisation de l'armée. ailleurs parfaitement illégale, deux noms avaient été Après que l'entrevue de Ferrières entre lancés pour occuper l 'Int&rieur, ceux de Gambetta et d' Jules Favre et Bismarck ait démontré que Ernest Picard. Avant qu'il en eût été tranché, Gambetta, la Prusse n'était en rien disposée à accorder se considérant désigné, avait envoyé à tous les préfets, à la l'armistice nécessaire à l'organi- sous-préfets, commandants militaires de régions etc ..., ministé sation d'élections générales, il devient évident une dépêche, signée de son nom et de son titre - que le Gouvernement de Défense Nationale riel pour leur annoncer la proclamation de la République est condamné à poursuivre sa tâche. et la formation du Gouvernement de Défense Nationale.Les Dès lors, apparait la nécessité de dyna- républicains modérés, placés devant le fait accompli, ne miser la délégation de Tours en lui adjoignant purent que confirmer la nomination de Gambetta, qui ne un homme fort et énergique. Jules Favre, fut toutefois acquise qu'à une voix de majorité. Ernest pressenti, s'étant récusé, Gambetta fut chargé Picard reçut le ministère des Finances. de cette lourde mission. (2) Adolphe Crémieux né à Nimes en 1796. Avocat, il dut son accession au Gouvernement à une solide réputation d'hon- Paris est alors étroitement investi, et nêteté et de droiture. instants plus tard, assis sur un tas de pavés, tir de barrage. il complète son équipement en enfilant une L' "Armand Barbès" est presque immobile, paire de bottes, elles aussi fourrées. Cette et ses passagers se demandent s'ils arriveront tenue un peu ostentatoire, (mais qui corres- à sortir de cette zone infernale. Trichet pond bien au caractère de l'homme, dont qui, nous l'avons vu, n'a pas l'habitude de la simplicité n'est pas la qualité dominante) tenir l'air si longtemps, parle avec insistance exaspère Nadar qui la juge beaucoup trop de descendre, sans se rendre compte que encombrante : l'illustre photographe, devenu ce serait se jeter dans la gueule du loup. passionné de l'aérostation, est, pour l'heure, Gambetta tente de le lui faire comprendre, responsable de la station de la place Saint- mais Trichet, complètement affolé, tire Pierre. la soupape d'évacuation du gaz à chaque En présence d'une foule nombreuse, et fois qu'il pense ne pas être vu. Le ministre entouré de personnalités parmi lesquelles est d'autant plus furieux que le ballon en à on reconnait Louis Blanc, Victor Hugo, Georges arrive frôler la terre : des paysans accourus secré- Clémenceau, le ministre, suivi de son indiquent que l'on est à Villiers le Sec, en taire Eugène Spuller, prend place dans la pleine zone occupée. Du lest est jeté, et nacelle. De là, il croit bon de donner des l' "Armand Barbès" reprend de l'altitude instructions à Nadar, qui lui répond vertement: au moment précis où arrivent des Prussiens "Monsieur le ministre, je ne me mêle pas faisant feu de toutes leurs armes. Pour gagner des choses de votre métier, et je vous prie encore quelques dizaines de mètres, Spuller de ne pas vous mêler de celles du mien". jette par-dessus bord la pelisse que lui avait Gambetta n'insiste pas, mais se met à protes- prêtée son ami Charles Ferry. (4) ter parce que le courrier n'est pas là. Heureu- Le voyage se poursuit alors à 1.200 mètres, sement le voici bientôt, sous la forme de mais toujours avec la même lenteur due quatre sacs de chacun 25 kilos que l'on dépose à la faiblesse du vent. Trichet, obsédé par au fond du panier. (3) son idée de descente, commence à être imbibé L' "Armand Barbès" sera commandé par du rhum dont il avait emporté une gourde. Alexandre Trichet, choisi par Nadar en raison Après avoir survolé Creil, qui fourmille de de sa relative expérience : il est vrai que troupes ennemies, le ballon recommence à neuvième Trichet en est sa soixante dix à perdre de l'altitude : il se retrouve bientôt ascension. Mais il faut ajouter que les soixante à 300 mètres seulement et ses passagers dix huit précédentes se sont déroulées, comme aperçoivent à terre des uniformes que Trichet attraction, dans le cadre de fêtes foraines, pense être ceux de mobiles français. Il ouvre ce qui signifie que notre homme n'a aucune largement la soupape et jette le guiderope habitude des voyages en ballon : dans l'exercice pour que ces prétendus mobiles puissent de son métier, il prend bien soin d'atterrir s'en saisir. Au moment où ils vont le faire, dès au bout de quelques minutes, qu'il est les passagers les entendent parler allemand. hors de vue de son public. Gambetta fait aussitôt couper le guiderope A Il H 10 l' "Armand Barbès" prend qui, en tombant sur les soldats ennemis, son vol, escorté du "George Sand", un ballon les empêche de faire feu (5). Grâce à ce identique affrêté par deux citoyens américains court répit, l'aérostat remonte à 800 mètres, désireux de regagner leur pays. Trichet déploie mais, sans doute atteint par une balle, il une banderolle tricolore sur laquelle la foule perd du gaz, et survole Clermont avec peine. peut lire "Vive la République", ce qui augmente Il n'y a plus de lest, et les voyageurs encore son enthousiasme. n'ont plus aucun moyen de faire remonter Les deux aérostats prennent la direction leur ballon qui manque de tomber sur le du N-0, le "George Sand" étant monté plus Chatellier lorsqu'une saute de vent lui haut que l' "Armand Barbès", qui survole fait accomplir un dernier bond et le dirige d'où un peu trop bas les lignes ennemies, sur un bois isolé dans la plaine. A l'orée part une fusillade. Le ballon, qui attend, de ce bois, une nouvelle décharge de mousque- gonflé, le départ depuis trois jours tout , a perdu une partie de son gaz et monte lentement. Trichet choisit de le maintenir à 800 mètres, et l'on survole Clignancourt, (3) Plus tard, lorsque la poste aérienne sera mieux organi - Saint-Ouen, l'Ile Saint-Denis, la partie Nord sée, les sacs postaux seront accrochés en dehors de la de Gennevilliers, Argenteuil. Les balles alle- nacelle, donnant ainsi un peu plus d'aise aux passagers. mandes saluent les deux ballons, et Trichet (4) Frère de , qui était alors secrétaire du gou- largue des paquets d'une proclamation de vernement, devait être maire de Paris quelques semaines Victor Hugo intitulée "aux Allemands et plus tard, et devenir par la suite ministre et créateur aux Français" pour atteindre 900 mètres. de l'école primaire. Mais le vent mollit, et, à Montmorency, (5) Gambetta prétendra avoir eu alors la main frôlée par une l'ennemi a tout loisir de déclencher un violent balle. terie salue les voyageurs, tirée par un détache- bien. ment allemand qui campe là. Qu'importe, L'omelette est prête, mais elle ne sera l' "Armand Barbès" est à bout de souffle, pas mangée, car quelqu'un vient prévenir et ne saurait être mené plus loin : la décision que les Prussiens sont passés dans le village, est prise d'atterrir de toute urgence. La qu'ils en ont été détournés par le mensonge nacelle se prend dans les branches d'un grand d'un habitant, mais qu'ils ne vont pas manquer chêne qui domine les autres arbres, et c'est de revenir. la fin du voyage aérien, dans le bois de Faviè- Dubus fait aussitôt atteler une voiture, res, sur la commune d'Epineuse. (6) les voyageurs y prennent place avec lui. La nacelle est couchée de telle manière Elle est précédée par Monsieur Dupressoir, que ses occupants ne voient pas le sol, d'où maire du village voisin de Bailleul le Soc, ils entendent monter des voix. Après un qui s'est offert comme éclaireur, et qui moment d'hésitation, Gambetta se dépêtre, la guide par des chemins de traverse jusqu'à se redresse et crie "Vive la République" Tricot, où l'on change d'équipage pour gagner en agitant son écharpe tricolore. Les voix enfin Montdidier, Sous-Préfecture de la Somme, qui lui répondent "Vive la France" sont celles où passe la ligne de chemin de fer qui, par d'un cultivateur, maire d'Epineuse, nommé Boves, conduit a Amiens. Dubus et de quelques uns de ses ouvriers, A 7 H 3/k du soir, comme on disait à qui avaient assisté de loin à la chute du l'époque, Gambetta est dans la cour de la à ballon, et s'étaient précipités sa suite. Sous-Préfecture : le sous-préfet refuse d'ouvrir Gambetta et son secrétaire ne savent sa porte, craignant d'avoir affaire à un espion pas trop comment quitter la nacelle pour prussien. Il se laisse enfin convaincre et, retrouver le sol. Le ministre crie à Monsieur pendant que l'on fait chauffer en gare un Dubus, en qui il reconnaît le chef de la petite train spécial, le ministre rédige la dépêche troupe au fait qu'il est le seul à cheval suivante, qui, confiée à un autre pigeon, "Je suis le ministre de l'Intérieur - Pouvez- parvient à Paris où elle sera, les jours suivants, vous nous tirer de cette situation ? Abattez reproduite par toute la presse : ces taillis, faites-nous de la place". "Montdidier (Somme) 8 heures du soir - Arrivé plongé perpléxité après forêt Dubus est dans la : accident en d'Epineuse - Ballon qui est ce barbu qui lui tombe du ciel et dégonflé. Nous avons pu échapper aux tirail- qui se prétend ministre ? Il n'a, bien sûr, leurs prussiens, et, grâce au maire d'Epineuse, jamais vu Gambetta. Heureusement, il se venir ici, d'où nous partons dans une heure trouve près de lui un habitant de Clermont, pour Amiens, par voie ferrée, puis jusqu'au la ville voisine, qui, allant fréquemment Mans et Tours. Les lignes prussiennes s'arrê- à Paris, a eu l'occasion d'apercevoir à plusieurs tent à Clermont, Compiègne et Breteuil reprises le tribun à la terrasse du célèbre dans l'Oise. (9) Pas de prussiens dans la café Procope. Un peu rassuré, le maire d'Epi- Somme. De toutes parts on se lève en masse. neuse fait avancer ses hommes. Trichet, Le Gouvernement de la Défense Nationale revenu à lui-même, retrouve les gestes de est partout acclamé". quitté à son métier : il lance des cordes aux paysans, Ayant Montdidier 9 Heures du dont l'un escalade le chêne en coupant les soir, Gambetta passa la nuit à Amiens, dont branches qui gênent la descente. (7) il repart le 8 Octobre vers midi pour Rouen Gambetta, qui s'est enfin débarrassé où il reçoit un accueil enthousiaste. Enfin, de ses bottes, est bientôt à terre. Spuller le dimanche 9 octobre, il arrive à Tours le suit. Il faut faire très vite, car l'on sait à 2 heures après midi. Ce voyage aura été que les ennemis sont tout proches. Le ballon dégonflé, son filet et sa nacelle sont dissimulés guidés dans des taillis. Les voyageurs, par (6) Après quatre heures et vingt minutes de vol pour un par- Dubus, arrivent à la route qui longe le bois cours de soixante huit kilomètres. au moment où y passe la voiture d'un minotier (7) Ce chêne, bientôt baptisé "le chêne Gambetta", devint 1' des nommé environs Descamps. Celui-ci objet d'un lieu de pélerinage, ce qui déplut profondé - secrétaire à invite le ministre et son y prendre ment à Monsieur de Morgan, propriétaire du bois de Fa - où place pour gagner la ferme du maire, vières, qui le fit abattre avant que Castagny, Directeur ils se détendent un peu, en attendant une des Beaux-Arts, ait le temps de faire classer le site préparer eu omelette que va leur Madame Dubus. (8) Ce pigeon devint célèbre: nommé "Gambetta" par son pro ôté pélisse - Gambetta a sa fameuse pour priétaire, un colombophile nommé Cassiers, il sortit en- rédiger dépêche une qu'un pigeon voyageur, core à quatre reprises de Paris assiégé, et y revint cha- que la fille de ses hôtes aura l'honneur de que fois avec des dépêches. à (8) lâcher, va emporter Paris. Dubus en (9) Il faut bien comprendre que les armées ennemies s'étaient profite pour fouiller dans les poches du vête- rassemblées autour de Paris pour l'investir, en laissant ment, où il trouve des papiers prouvant derrière elles, inoccupées, de vastes portions de terri- l'identité de son visiteur, ce qui le soulage toire français. pour lui le début d'une carrière qui le mènera courage et de son efficacité.( 10) à la présidence du Conseil des Ministres, mystérieusement avant de mourir assez (lO)Sources : André Lambert "Le Siège de Paris" - Calmann Le- à secrétaire 44 ans en 1882. Son Spuller vy - 1965. deviendra lui aussi un homme politique : Victor Debuchy "Les Ballons du Siège de Paris" - France c'est comme ministre des Affaires Etrangères Empire 1973 commé- - qu'il inaufiuera, en 1889, le monument André Guérin : "La folle guerre de 1870" - Hachette - moratif elevé sur la place d'Epineuse. Quant 1970 à Monsieur Dubus, il fut fait chevalier de Discours prononcé à Epineuse le 11 Octobre 1970 par Mon- la légion d'Honneur, en récompense de son sieur Pelissier, sous-préfet de Clermont.