LA VIE THEATRALE EN

DE 1900 A 1950

LE THÉÂTRAL DE 1900

Quand, en avril 1900, sous une statue monumentale de la Parisienne, s'ouvrent, place de la Concorde, les guichets de l'Expo• sition, la Comédie-Française est administrée par Jules Claretie, et non sans peine, si nous en croyons les piquants souvenirs publiés par La Revue. Le directeur de l'Odéon est M. Paul Ginisty ; celui des Variétés est Fernand Louveau, qui a cru habile de prendre le pseudonyme de Samuel ; celui du Gymnase, M. Alphonse Franck. Au Vaudeville règne Porel, mari de la grande Réjane, tandis " que et André Antoine dirigent les théâtres qui portent leur nom. Le répertoire dans lequel ces directeurs peuvent puiser est riche et varié. C'est Augier, Dumas fus, Henri Becque, Henri Meilhac et Edouard Pailleron qui viennent de s'éteindre, c'est et Ludovic Halévy qui travaillent encore ; leurs œuvres à tous, souvent reprises, vont tenir encore longtemps l'affiche. Il y a ensuite les auteurs déjà notables et en pleine activité. C'est , dont le théâtre des Variétés crée Educa• tion de Prince, c'est Capus et c'est Lavedan, dont ce même théâtre reprend le Nouveau jeu, ces deux comédies interprétées par une troupe homogène et incomparable dont tous les artistes sont des favoris du public qu'ils se nomment Baron, Brasseur, Guy, Prince, ' ou qu'elles soient Mmes Jeanne Granier, Eve Lavallière, Diéterle ou Jeanne Saulier, troupe d'un exceptionnel brio qui va s'enrichir de l'étourdissant Max Dearly. Alfred Capus, comme Maurice Donnay, a deux pièces nouvelles jouées en 1900, l'une aux Nou• veautés : les Maris de Léontine, avec Germain, Torin, Marcel Simon et Mme Cassive, l'autre au Gymnase : la Bourse ou la vie, 430 LA REVUE jouée par Galipaux, Gémier, Dubosc, Janvier, Mmes Rolly, Roggers et Dorziat. A la Comédie-Française, l'année a tristement débuté. Le 8 mars, vers onze heures du matin, un incendie a détruit la salle et causé la mort de la charmante Mlle Henriot. Pendant neuf mois, Jules Claretie va transporter ses vingt-six sociétaires et trente et un pensionnaires à l'Odéon, où ils reprennent les Fossiles, de François de Curel, qui soulèvent quelques protestations, puis rue Blanche, au Nouveau-Théâtre, — l'actuel Théâtre de Paris, — puis au théâtre Sarah Bernhardt, où ils créent YAlkestis tirée d'Euripide, par Georges Rivollet, et, enfin, au Châtelet. Malgré l'incendie et les pérégrinations, la « part entière » d'un sociétaire atteint le chiffre inespéré de 16.000 francs. Ces sociétaires sont par ordre d'ancienneté : MM. Mounet-Sully, Worms, Coquelin Cadet, Proud'hon, Silvain, Baillet, Le Bargy, Féraudy, Boucher, TrufFier, Leloir, Albert Lambert, Paul Mounet, Georges Berr, P. Laugier, Leitner et Raphaël Duflos, Mmes Worms-Baretta, Bartet, Dudlay, Pierson, Muller, Kalb, R. du Minil, Brandes et Lara. Parmi les pensionnaires : M. Dehelly, Mmes Rachel Boyer, Marguerite Moreno, Marie Lecomte, Delvair, Géniat, Silvain et, en fin d'année, Mme Segond- Weber. Excellente troupe tragique ou comique que rejoindront Berthe Cerny, Cécile Sorel et Marie-Louise Piérat. Edmond Rostand est le triomphateur de l'année. L'Aiglon, créé le 15 mars par Sarah Bernhardt sur son théâtre avec Lucien Guitry comme partenaire, bat tous les records de durée et de recettes, étant représenté deux cent trente six fois consécutives ; tandis que, à la Porte Saint-Martin, Coquelin ainé rejoue cent soixante-seize fois Cyrano de Bergerac. La pièce la plus longuement représentée après V Aiglon est Madame S ans-Gêne de Sardou et Moreau, qui est reprise deux cent seize fois au Vaudeville par Réjane, Huguenet et Duquesne. Antoine, qui, en treize ans d'un prodigieux effort, vient de renouveler notre art dramatique, est arrivé au sommet -de sa courbe. Sa conception nouvelle du théâtre s'étant imposée à tous, les auteurs découverts par lui sont maintenant accueillis partout, tandis que lui-même, obligé de faire vivre sa troupe, doit se résoudre à quelques concessions qu'il n'aurait pas faites aux beaux jours du Théâtre libre. Il vient pourtant de rendre deux nouveaux services à la scène française en jouant pour la première fois avec Suzanne Després Poil de Carotte de Jules Renard et en créant, LA VIE THÉÂTRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 431 avec Dumény et Mlle Devoyod, trois actes d'un nouveau venu intitulés : le Marché ; cette pièce brutale n'a que vingt repré• sentations, mais elle est d'un certain M. Bernstein qui fera parler de lui. Si Antoine fait débuter Bernstein sans grands remous, en revanche M. Abel Deval, directeur moins audacieux de l'Athénée, a accepté trois actes d'un jeune écrivain belge qui ont éveillé les susceptibilités de la censure. Interdit à la quatrième repré• sentation, VHomme à Voreille coupée reparaît sur l'affiche sensi• blement modifié et avec un nouveau titre. Qui pourrait imaginer aujourd'hui que cet auteur trop hardi signait Francis de Ooisset ? C'est encore en 1900 qu'est jouée une des premières œuvres d'Henry Bataille. Les quatre actes de VEnchantement ont été reçus à l'Odèon qui, chassé par la Comédie-Française, les représente dans la salle du Gymnase. Jane Hading, Marthe Régnier et Abel Tarride les jouent quarante fois dans un calme relatif. Au Palais-Royal, on reprend du Labiche et on crée des vaude• villes de Paul Gavault, du comédien Georges Berr, d'Hennequin, de Gandillot ou de Georges Feydeau. De ce dernier, les Nouveautés, — situés à l'emplacement actuel de la rue des Italiens, — reprennent alors pendant cinq mois la triomphale Dame de chez Maxim. Enfin, sur la scène du théâtre des Mathurins, sont créés deux petits actes d'un jeune auteur, Gaston de Caillavet, dont le futur co-équipier, Robert de Fiers, gendre de Sardou, rédige, avec grâce et indulgence, la chronique dramatique de la Liberté. Tel est le bref inventaire des principales ressources de Paris en auteurs, directeurs, acteurs et Salles de spectacles en l'année 1900. Leur ensemble va permettre à notre théâtre de conserver, pendant quinze années, un rayonnement incomparable.

LE THÉÂTRE D'AVANT-GUERRE

En ces années où la menace allemande — se précisant un jour, pour s'atténuer le lendemain — ira sans cesse croissant, on béné• ficie encore des avantages d'une longue période de paix. La guerre des Boërs, la guerre russo-japonaise, les guerres balkaniques intéressent l'opinion mais n'ont guère d'influence sur la production dramatique. Les quelque cent noms que je viens de citer jouissent en France, en Europe et même Outre-Atlantique d'une renommée avantageuse. Le cinéma n'a pas encore mis à la disposition de la plus minoe bourgade des spectacles variés, joués par d'excellents 432 LA REVUE acteurs. La. radio ne transmet pas au campagnard rentré à la nuit sa journée faite, qu'il soit propriétaire ou journalier, la plus récente comédie, telle qu'elle se joue à l'instant même sur le bou• levard. Il en résulte que bon nombre de provinciaux ou d'étrangers viennent à Paris, attirés par ces noms prestigieux. La caméra n'ayant pas encore imposé aux cinq continents ses vedettes inter• nationales, l'auteur et l'acteur français font prime. Non seule• ment ils attirent à nous des élites russes, espagnoles ou nordiques, comme au temps du baron de Gondremark, mais encore Saint- Pétersbourg entretient à grands frais un théâtre français, le Théâtre Michel, qui représente les plus récents succès de Paris, joués par des acteurs prélevés sur les meilleurs éléments de nos troupes. Londres, Bruxelles, Genève, Vienne, Rome, Le Caire, New-York, Rio, Buenos-Ayres, Montevideo, accueillent triomphalement Sarah ou Coquelin, Guitry ou Bartet, Réjane ou Mounet-Sully, Jeanne Granier ou Huguenet, Le Bargy, Féraudy, Gémier ou Signoret et, avec eux, les auteurs qu'ils interprètent. Paris est alors la capitale du théâtre, comme Hollywood est, aujourd'hui, celle du cinéma. Elle absorbe et fait siens de remar• quables acteurs ou actrices belges ou suisses, tandis que des artistes de la valeur de la Duse, de Novelli ou de Zacconi. tiennent à recevoir la consécration de Paris. Ce théâtre qui provoque des migrations de foule est un merveil• leux instrument de propagande pour nos couturiers, nos modistes, nos joailliers. Son rôle économique est indéniable. On pourrait même soutenir sans trop de paradoxe qu'il a une influence politique : son attraction s'exerce en effet sur les rois aussi bien que sur les foules. En voici d'authentiques exemples. Un soir Armand Berthez, direc• teur des Capucines, ivre d'orgueil, peut téléphoner aux journaux qu'il a trois rois, venus incognito dans sa « bonbonnière » pour applaudir une opérette d'Hugues Delorme ou une revue de Rip : trois rois dans une salle de 200 places, c'est un pourcentage record ! Que Bartet soit chargée par le gouvernement de complimenter Nicolas II et la Tsarine en leur récitant un poème de Rostand où se trouve le fameux « Oh ! Oh ! c'est une impératrice ! » c'est l'épi• sode normal d'une réception de souverains. Mais que le royal visi• teur adresse le compliment à la comédienne est plus original. C'est pourtant ce que l'on put voir un soir de grandissime gala à la Comédie-Française en l'honneur du roi d'Angleterre. En sortant de sa loge aux côtés du Président Loubet, Edouard VII reconnaît LA VIE THEATRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 433

Jeanne Granier parmi les dames qui, massées dans le couloir, lui tirent leur révérence. Fort aimablement il s'avance vers elle, lui baise la main et lui tourne un compliment. Il est vrai que depuis sa rencontre en Suisse, aux beaux jours du maréchal de Mac Mahon, avec le Prince impérial, Jeanne Granier est en relations de souriante camaraderie avec la plupart des souverains ou princes de l'Europe. Le prestige du Théâtre-Français est tel que notre diplomatie n'hésite pas à y recourir. M. Jules Cambon, ambassadeur à Berlin, lui emprunte ainsi une de ses plus ravissantes sociétaires pour tenter de charmer l'empereur Guillaume II par la représentation d'une comédie de Musset. Le succès est complet, le Kaiser s'huma• nise, l'Europe peut respirer. Hélas ! cette harmonie d'un soir est trop brève pour que l'enchantement impérial dure encore en août 1914!

Cette primauté de notre théâtre est justifiée par la variété des genres représentés et le nombre considérable d'auteurs drama• tiques habiles et spirituels qui le servent. Si le naturalisme est en nette décroissance, le théâtre qui fait penser, celui qui n'est pas gai, le théâtre littéraire, social, moralisateur est représenté par François de Curel, Eugène Brieux, , le Lavedan du Duel et de Servir, le Donnay du Retour de Jérusalem et, au moins une fois, par Henry Kistemaekers dont la première pièce VInstinct est un enfant du miracle des conceptions d'Antoine ; d'Antoine qui, en 1906, va régner sur l'Odéon, en laissant à Gémier la direc• tion du théâtre qui porte son nom. Ce sont les écrivains ou roman• ciers qui, à la suite de Jules Lemaitre et d'Anatole France, passent de la littérature à la scène et qui signent Paul Bourget, Marcel Prévost, Abel Hermant, des pièces le plus souvent tirées de leurs romans. François de Curel, gentilhomme campagnard passionné de chasse, ne sacrifie jamais au désir d'amuser. La Fille sauvage ou la Danse devant le Miroir ,qui font suite à la Nouvelle Idole, offrent, sous une forme littéraire remarquable, un noble sujet, une intrigue serrée et des monologues qui le sont moins. C'est un théâtre d'une haute tenue qui mérite d'être lu et médité mais dont l'audition est parfois un peu aride. Eugène Brieux, journaliste et autodidacte, dont les yeux bleus myosotis s'attachent aux pitoyables aspects de l'existence moderne, voit sa Blanchette et sa Robe rouge entrer à la Comédie-Française. De ce défenseur des victimes de la société, 434 LA REVUE ies Remplaçantes et les Avariés témoignent des généreuses intentions. Paul Hervieu, duciple de Dumas fils, construit des pièces à thèse qui lui confèrent une réputation de grand penseur. L'Enigme, le Dédale produisent alors une impression que l'on comprend diffi• cilement aujourd'hui ; La Course au Flambeau, créée en 1901, est considérée comme son œuvre la plus « forte ». Porto-Riche jouit encore d'une immense réputation que lui ont valu Amoureuse et le Passé. Mais il est sur le déclin. Le Vieil Homme, créé à la Renaissance par Tarride, Mme Simone, Juliette Margel et la jolie Lantelme, — qui va périr sous peu dans les flots du Rhin, — rem• porte encore un « succès d'estime », mais, après la guerre, Le Mar• chand d'estampes sera l'occasion d'une pénible discussion entre l'auteur et son principal interprète, Harry Baur. Celui-ci ayant, au cours d'une répétition, fait des remarques désobligeantes mais lucides sur la pièce, Porto-Riche s'écrie de la salle : « M. Baur, vous ne savez donc que baver ! » A quoi l'acteur, regardant les moustaches de neige du vieil auteur dramatique, de répondre férocement : « Oui, mais moi, je bave quand je veux 1 » En fait, Le Marchand d'estampes sera le linceul de Porto-Riche. Le déclin de ce chantre impénitent de l'amour correspond à l'ascension de son remplaçant, comme lui poète, mais poète libre, Henry Bataille. Bien peu de spectateurs avoueraient aujourd'hui le prodigieux intérêt qu'ils prenaient aux pièces de Bataille et avec quelle frénésie ils applaudissaient alors ses chaleureuses tirades. Il faut donc que j'avoue, pour eux comme pour moi, com• ment ses pièces laissaient les spectateurs la gorge serrée par la crainte de lâcher un sanglot et comment des collégiens employaient frauduleusement leurs jeudis à aller applaudir Berthe Bady et Monna Delza dans La Vierge folle. Les sujets traités par Bataille, variés en apparence, participaient d'un thème uniforme. L'auteur plai• dait invariablement les « droits » de l'amour. Et ses plaidoyers comme ses réquisitoires contre toutes les entraves opposées à l'amour par la législation, la morale ou les simples convenances, débordaient de lyrisme. Dans l'Enchantement il défendait les droits à l'amour d'une jeune fille, éprise du mari de sa sœur ; dans Maman Colibri, ceux d'une mère amoureuse à lier d'un tout jeune cama• rade de son fils ; dans la Vierge folle, ceux d'une jeune fille flambant pour un époux rassis ; dans l'Enfant de l'Amour, les droits au bonheur d'un fils naturel ; dans la Femme nue, ceux d'une humble maîtresse rencontrée aux jours de dèche par un peintre qui, devenu LA VIE THEATRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 435 célèbre, se détachait d'elle. Dans Poliche, il plaide pour un provin• cial au physique ingrat qui, épris d'une grande demi-mondaine, fait le pitre et le cynique pour plaire, jusqu'au jour où, son amour percé à jour, il doit reprendre tristement le chemin de sa ville natale. De ce Cyrano en veston Maurice de Féraudy faisait un être singulièrement émouvant ; la séparation des amants sur un quai de gare était déchirante. Reprenant aux Français la Marche Nuptiale, créée au Vaudeville par Berthe Bady, Marie-Thérèse Piérat réalisait un prodige analogue et plongeait la salle dans une atmosphère de funèbre enthousiasme. En revanch», créé au Vaudeville par Yvonne de Bray, le Phalène tombait à plat et inspi• rait à Bataille une préface dont nous aurons à reparler. En dépit de cet insuccès, infime parmi tant de réussites, on peut dire qu'en 1913 Bataille et Bernstein jouissent, chacun dans son genre, d'un prestige presqu'égal. A partir du Marché, M. Bernstein a progressé rapidement vers la grande notoriété. De 1902 à 1908 il donne chaque année une pièce et c'est le Détour, la Griffe, le Bercail, la Rafale, le Voleur, Samson ou Israël que défendent admirablement Lucien Guitry, Gémier, de Max, Signoret, Tarride, Réjane et surtout Mme Simone, interprète née de ce théâtre âpre et vigoureux, qui peint des conflits entre le cœur ou les sens, d'une part, et l'argent de l'autre. Ces pièces dont l'action ne languit pas un instant et qui resteront les meilleures de Bernstein, surprennent par la peinture de milieux financiers où le chantage et le vol sont monnaies courantes et où le conflit moral, ou immoral, se termine le plus souvent' par un pugilat, mufle à mufle, des principaux personnages. Ces milieux de finances, Emile Fabre dans les Ventres dorés et dans Les Affaires sont les affaires, les peignent alors avec un art égal et un peu moins d'outrance. Mais Bernstein possède une puissance créatrice supérieure à la leur. Les manifestations hostiles à Après moi, joué sept fois à la Comé• die-Française en février 1911, ne nuisent guère au succès croissant de l'auteur. Peut-être même l'incitent-elles à une modération qui lui sera favorable. L'Assaut et le Secret, perdant un peu en vio• lences spectaculaires et renfermant enfin quelques scènes de ten• dresse, confirment la maîtrise du grand dramaturge. Remis en vogue par Rostand, dont le Chanteclerc passionnô pendant des années l'opinion jusqu'à une tardive première qui déçoit un peu, le ^Jiéâtre en vers ou féerique n'est pas encore eatré en léthargie. Sarah Bernhardt crée la Belle au bois dormant de 436 LA REVUE

Richepin et les Bouffons de Miguel Zamacoïs, Ida Rubinstein monte et interprète au Châtelet des œuvres de d'Annunzio ; Réjane présente avec habileté VOiseau bleu de Maeterlinck. La Comédie-Fran• çaise monte avec succès Ylphigénie de Jean Moréas avec Bartet et des comédies en vers telles la Conversion d'Alceste de Courteline, la Fleur merveilleuse de Miguel Zamacoïs, le Bon Roi Dagobert d'André Rivoire ou le Ménage de Molière de Maurice Donnay. Ce dernier, comme Lavedan et Capus, donne chaque année une pièce soit aux Français, soit sur une scène des Boulevards. Il y retrouve le Paul Bourget du Divorce ou de la Barricade, le Pierre Wolf du Ruisseau, le Paul Gavault de cette séduisante Petite Chocolatière qu'incarne Marthe Régnier, le Tristan Bernard du Danseur inconnu, le Francis de Croisset du Cœur dispose. Us voisinent encore avec Pierre Veber, Henry Kistemaekers, Romain Coolus, Yves Mirande, et même un jeune, Edouard Bourdet, qui, en 1910, connait avec le Rubicon un vif mais éphémère succès. Il renaîtra dans quinze ans pour parcourir une éclatante car• rière. . Formé à l'école de Lucien Guitry, son fils Sacha fait jouer, à partir de 1903, des pochades qui n'ont d'autre prétention que celle, fort louable, de faire rire. Dans le flot de leurs cocasseries, on relève déjà quelques bonnes répliques. C'est ainsi que le héros du Kwtz, décidé à mettre fin à ses jours, rédige son testament ; soudain, après avoir inscrit quelques legs substantiels, il se demande ingénument : « Mais où vais-je donc trouver tout cet argent-là ? » La première pièce marquante que Sacha Guitry interprète lui- même est le Veilleur de nuit. Son premier grand succès est, le 4 octobre 1912, La Prise de Berg-op-Zçom qui, jouée au Vaudeville par lui et sa première femme, Mme Charlotte Lysès, inaugure avec éclat une longue suite de soirées lumineuses. Les rois de la comédie légère de ces années d'avant-guerre sont Robert de Fiers et Gaston de Caillavet. Après avoir écrit des livrets d'opérettes dont la musique est de Claude Terrasse, — comme ils remettront demain au goût français le livret de La Veuve joyeuse, emprunté naguère par Vienne à Henry Meilhac, — le tandem de Fiers et Caillavet avec les Sentiers de la Vertu, la Chance du Mari, VAne de Buridan et VEventail rejoint le peloton des auteurs à succès. Puis avec VAmour veille et Primerose, créés par Marie Leconte à la Comédie-Française, ayec Papa, créé au Gymnase par Huguenet, Lefaur et Yvonne de Bray, avec la Belle LA VIE THÉÂTRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 437 aventure, créée au Vaudeville par Madeleine Lély et Victor Boucher, avec M. Brotonneau interprété avec une bonhomie mélancolique par Huguenet à la Porte Saint-Martin, et repris dans une tonalité trop sombre par Maurice de Féraudy à la Comédie-Française, ils se haussent au premier rang des maîtres du genre. Et ce genre de la comédie légère, s'il est parfois un peu artificiel, — l'est-il plus que telles indigestes « tranches de vie » que l'on servait en 1890 ? — ce genre léger et charmant n'a pas son équivalent hors de France. Théâtre fait de grâce et d'esprit, de tact et de mots drôles, peinture de caractères légers, mais proches de leurs modèles contemporains, tracés par des gens de grand talent et de bonne compagnie. Ils auraient certes pu réaliser des œuvres plus dramatiques, mais leur art est justement de faire entrevoir le drame véritable, l'abîme où pourraient sombrer leurs personnages, puis de les écarter avec sollicitude d'un gouffre ou d'autres les auraient hardiment poussés afin d'en tirer un effet. Aux Variétés, après Miquette et sa mère, jouée par Brasseur, Max Dearly, Prince et Eve Lavallière, c'est l'excellente trilogie du Roi, du Bois Sacré et de l'Habit Vert où les mêmes comédiens sont secondés par Guy, Jeanne Granier ou Marcelle Lender. Et cette trilogie offre la plus spirituelle satire des mœurs politiques, littéraires ou académiques, d'un monde «badin» et facile à vivre, parce qu'il vivait facilement, monde que la guerre allait brutalement supprimer, mais qui n'était guère plus conventionnel que celui des requins de la finance décrit par Mirbeau ou Bernstein. En juillet 1914, Fernand Samuel terminera sa saison par Ma tante d'Honfleur. Au cours de la guerre, lui, Baron et Guy s'étein• dront ; Lavallière orientera vers Dieu son existence, et Gaston de Caillavet sera à son tour happé par la mort. Les Variétés d'Hor- tense Schneider, de Meilhac et Halévy et de Jeanne Granier auront vécu. Tandis qu'à Déjazet, Tire au flanc de M. Mouezy-Eon court allègrement vers sa trois millième, Antoine, las de lutter, abandonne l'Odéon le 6 avril 1914. Mais dirige, depuis un an, le Vieux-Colombier dont la troupe compte déjà Dullin et Jouvet, et Lugné Poë, directeur de l'Œuvre, a créé en décembre 1912 à la salle Malakofî l'Annonce faite à Marie de Paul Claudel, que l'Académie française couronne en 1913, fort en avance sur l'opinion parisienne qui attendra, elle, le verdict de l'Europe avant de s'emballer. 438 LA REVUE

LE THÉÂTRE D'ENTRE DEUX GUERRES Au cours d'une répétition de VAmazone à la Porte Saint-Martin, en novembre 1916, Lucien Guitry, agacé par une observation, disait à Henry Bataille : « Rappelez-vous, Monsieur, qu'après la guerre, il n'y aura plus de Bataille. » La boutade était prophétique. Je me souviens pour ma part de l'immense déception d'un démo• bilisé venu, poussé par son admiration ancienne, écouter la Ten• dresse et la Possession. Après cinq années de guerre et de deuil, le verbalisme, le mauvais goût, la fausse sensibilité, la poésie de pacotille qui avaient enthousiasmé notre jeunesse se liquéfiaient dans un ruissellement de fausses notes. En vain,"Yvonne de Bray, baignant dans ses larmes et secouée par toutes les ondes de la passion, passait-elle des plus magnifiques élans plastiques à la prostration, tout portait à faux. Disloqué par d'irrémédiables fêlures l'édifice s'effondrait. La guerre avait bien tué Bataille. Depuis lors, il m'a été donné de relire la préface du Phalène, écrite par l'auteur pour être lue trente ans après la publication dans VIllustration de cette œuvre fraichement accueillie. C'est un monu• ment de vanité blessée et d'outrecuidance dont on ne saurait trop conseiller la lecture afin de mesurer la fragilité des prétentions humaines. En face de ce rival qui ne devait pas survivre au déclin de son théâtre, Bernstein, lui, tenait et tenait solidement. Le reproche qu'on pouvait lui faire à ses débuts de peindre une société d'affai• ristes sans scrupules, s'amenuisait singulièrement du fait que la guerre n'avait pas enfanté que des héros et des victimes, mais aussi une écume de profiteurs qui justifiaient des peintures assez crues. Tandis que la poésie morbide de Bataille décevait les survivants, la manière de Bernstein allait s'adapter à cette société nouvelle. Après Judith, dont il confiait encore le principal rôle à Mme Simone, Bernstein adopte pour interprète Mme Gaby Morlay, et celle-ci, devenue une remarquable comédienne, participe pour une bonne part au succès de Mélo, Félix, le Venin, le Messager et le Voyage pour ne citer que les principales pièces créées entre les deux guerres. En revanche, Mme Simone va contribuer à donner aux premières œuvres de M. Steve Passeur, et à VAcheteuse en particulier, une apparence bernsteinienne. Aux Variétés, Max Maurey tente de reconstituer un répertoire et une troupe dignes du passé de son théâtre. Il fait appel à Maurice Donnay qui lui donne la Chasse à l'homme et la Belle Angevine, LA VIE THEATRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 439 mais il lui manque Alfred Capus et Henri Lavedan qui ne font plus de pièces de ce genre, et surtout Robert de Fiers qui, collaborant maintenant avec Francis de Croisset, donne, à l'Athénée, le Retour, comédie où le sentiment tient plus de place que la satire et, au Gymnase, les Vignes du Seigneur, où Victor Boucher et André Luguet triomphent dans une scène d'ivresse empruntée à un vieil auteur de chez nous. Les Nouveaux Messieurs, avec le même Boucher, sont suivis du Docteur Miracle, avec André Brûlé. Mais la mort de Robert de Fiers laisse interrompues ces Précieuses de Genève que Francis de Croisset aura la délicate pensée de laisser inachevées et dont, seul, le premier acte sera joué par une troupe d'élite lors du centenaire de la Revue des Deux Mondes. A la fin du printemps de 1920, deux auteurs nouveaux, s'inspi- rant d'un thème tout simple et identique, celui d'une femme hésitant entre deux amoureux, donnent deux pièces, remarquables par la peinture des caractères et la qualité du dialogue, qui allaient les mettre immédiatement en vue. L'un était Paul Raynal, qui faisait jouer, à l'Odéon, par Vargas et Mlle Briey, le Maître de son cœur, dont les trois actes donnaient l'impression de l'écho moderne d'une œuvre de Marivaux. Toutes les nuances de l'amour y étaient peintes avec un luxe de détails qui ne laissait à aucun instant percer une impression de longueur. Le directeur de l'Odéon, homme de goût, avait pratiqué sur le manuscrit original de judi• cieuses coupures et l'on s'en aperçut, lorsque cette comédie d'une sobriété classique fut reprise à la Comédie-Française. Là, l'auteur, devenu exigeant, desservit sa pièce en la donnant in extenso : ce fut un soir de deuil pour ceux qu'avait enchantés la version pri• mitive. Cette incapacité de l'auteur à condenser son texte allait nuire quelque peu au Tombeau sous VArc de Triomphe et à la Francerie et beaucoup moins à Napoléon unique. L'autre auteur était Jacques Deval qui, dans Une Faible femme, jouée par Mlle Fal- conetti, André Luguet et Pierre de Guingand, traitait le même sujet mais à la meilleure manière du boulevard, bien qu'on fût au Théâtre Femina et en bordure des Champs Elysées. Avec des comédies qui ont des destins très divers — car Jacques Deval lance simul• tanément deux comédies, dont l'une réussit et l'autre échoue —• ses efforts aboutissent à cet étincelant Tovaritch qui, traitant un sujet qui aurait pu être tragique, est la plus divertissante des comédies de l'entre-deux guerres. Celle-ci devait beaucoup à Mme Elvire Popesco qui, appelée 440 LA REVUE en France par M. pour créer Ma cousine de Var• sovie, devait s'y faire une place si personnelle. Rien que pour avoir enrichi notre théâtre de cette volcanique artiste roumaine, M. Louis Verneuil a bien mérité du théâtre. Mais il est aussi l'auteur A'Azaïs, de la Banque Nemo, et possède des dons indéniables. Dans ses attrayants Souvenirs, il nous a confié avec quelle appli• cation méthodique il a appris son métier ; ce métier il en connaît si bien toutes les ressources, toutes les ficelles même, qu'on pourrait utilement lui confier une chaire d'enseignement pour les auteurs comiques. Pourquoi faut-il que son dialogue soit d'une tenue si négligée, qu'elle lui ferme les portes de la postérité ? Dans ce genre de la comédie légère, excellent André Birabeau et MM. Armond et Gerbidon dont la brillante Ecole des Cocottes dénotait une obser• vation juste et pénétrante. Avec plus d'ampleur, voici Alfred Savoir qui, venu d'Europe orientale, avait naguère abordé sans grand succès des sujets dramatiques et qui va manifester un brio étourdissant dans des comédies bien « parisiennes ». Joués par Jules Berry et Charlotte Lysès, Banco et La Grande duchesse et le Garçon d'étage opposent un homme faible ou changeant à une femme énergique. C'est à peu près la même donnée qu'il utilise dans la Petite Catherine, sa meilleure œuvre, créée à ravir par Alice Cocéa. De ce peintre spirituel et mordant d'une société boule• versée, on pouvait dire que ses pièces se ressemblaient parfois entre elles, mais qu'elles ne ressemblaient jamais à celles des autres. Durant cette période, faute d'acteurs tragiques, la tragédie s'assoupit ; la disparition des deux Mounet, d'Edouard de Max, remarquables dans Esope, celle de Sarah Bernhardt, la retraite de Julia Bartet créent des brèches irréparables. Le théâtre en vers subit une éclipse analogue. En vain, François Porche avec les -Butors et la Finette, le Chevalier de Colomb ou la Vierge au grand cœur, en vain Maurice Rostand, en de nombreuses reconsti• tutions historiques, tentent de le prolonger. Les directeurs et le public se montrent rétifs à l'alexandrin. Grâce aux œuvres en prose de Paul Géraldy, de Jean Sarment et de Marcel Achard, la poésie ne sera pas entièrement absente de nos scènes. Dans la Couronne de carton, le Pêcheur d'ombres, la Madelon, Je suis trop grand pour moi, Jean Sarment, suivant, tout comme Louis Verneuil, l'exemple de Sacha Guitry, incarne le plus souvent ses personnages. Il les défend médiocrement et on LA VIE THEATRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 441 s'en aperçoit quand il confie à et à Valentine Tessier le soin de monter et d'interpréter Léopold-le-Bienaimé qui prend alors tout son relief. Marcel Achard débute par une parade de clowns, Voulez-vous jouer avec moâ, et par Marlborough s'en va en guerre qui révèlent immédiatement ses dons de fantaisie. Il a la surprise d'être appelé par René Doumic qui lui demande, presque sans sourire, de lui donner, pour la Revue des Deux Mondes, des comédies dans le genre de Musset. Dans Je ne vous aime pas et Jean de la lune, créés par Valentine Tessier, Louis Jouvet, Michel Simon et Michel Duran, Marcel Achard se renouvelle tout- en gardant un élément poétique qui donne à son théâtre, et jusqu'au Corsaire, une saveur particulière et rare. Poète de l'intimité amou• reuse, M. Paul Géraldy, qui a débuté au Théâtre Français par les Noces d'argent, expose sur un mode noble des sujets sentimen• taux, comme dans Aimer ou Robert et Marianne, joués à ce théâtre, tandis qu'il traite des sujets plus allègres, en collaboration avec M. Robert Spitzer, sur les scènes du boulevard. Imitant leurs aînés, les romanciers abordent le théâtre avec un rare bonheur. C'est Jules Romains dont le Dictateur, Doonogo et surtout Knock ou le triomphe de la médecine remportent des succès mérités. C'est Roger Martin du Gard qui fait jouer le Taci• turne ; c'est François Mauriac qui, débutant avec Asmodée, révèle un. beau talent dramatique ; c'est enfin Giraudoux qui, avec Sieg• fried, inaugure la série brillante de ses pièces plus littéraires que théâtrales. Ce dernier devra beaucoup à la présentation et à l'in• terprétation que lui assure Louis Jouvet ; Jouvet qui excelle à animer des dialogues d'un beau style mais d'une densité un peu lourde par des trouvailles de mise en scène ; Jouvet qui sait à merveille distraire l'œil du spectateur à l'instant précis où une trop grande tension d'esprit risquerait de lasser l'attention de l'auditeur. Avec Valentine Tessier, Lucienne Bogaërt, puis Made• leine Ozeray, il conduit à la victoire Amphitryon 38, Intermezzo, Electre, La Guerre de Troie, Tessa et Ondine. Entre temps, le même Jouvet monte La Machine infernale de Jean Cocteau et ce nouvel Œdipe achemine l'auteur de la Voix humaine vers ces Parents Terribles qui révéleront toutes ses ressources. L'Edouard Bourdet du Rubicon, stoppé par l'échec de la Cage ouverte, repart avec l'Heure du Berger et inaugure avec la Prison• nière une seconde carrière, éclatante celle-là. Comme cette Prison• nière, les Temps difficiles traitent avec tact et puissance des sujets 442 LA REVUE pénibles ou scabreux. Le Sexe faible, Vient de paraître et Fric-Frac apportent à ces œuvres de bien spirituelles détentes. Cette période révèle Marcel Pagnol, universitaire provençal, qui après avoir débuté, en 1926, avec Jazz au théâtre des Arts, obtient le plus franc succès avec Topaze, où il peint allègrement les tares d'un milieu, puis, interprété avec truculence et sensibilité par Raimu et Fresnay, son Marius, fleurant l'ail et les oursins du vieux port, fait passer sur Paris un joyeux coup de mistral. Dans Fanny, puis César, û utilisera adroitement des personnages devenus clas• siques. Une pléiade de jeunes auteurs enrichissent notre répertoire : c'est Léopold Marchand avec Nous ne sommes pas des enfants, Chéri, tiré du roman de Colette, et cette séduisante opérette des Trois Valses que dansent, chantent ou parlent Yvonne Printemps et Pierre Fresnay ; c'est Jean-Jacques Bernard avec Martine et l'Invitation au voyage, c'est André Obey avec Noé, Henri Jeanson avec Toi que j'ai tant aimé, Denys Amiel avec la Femme en fleur ; ce sont enfin deux révélations : Elisabeth la femme sans homme d'André Josset et Frénésie de C. H. Peyret-Chapuis. Entre temps, Armand Salacrou et Jean Anouilh, découverts par Dullin, s'essayent avec succès à l'Atelier. En face de Bernstein et de son théâtre véhément, M. Sacha Guitry accumule des pièces de genres très différents mais qui toutes portent sa marque. Il y a le Sacha des pièces biographiques ; dès 1916, il avait donné Jean de la Fontaine où, pour la première fois, il utilisait le charme incomparable de Mlle Yvonne Printemps. Ce fut ensuite Debureau, où il exaltait de façon émouvante le rôle tonique de l'acteur, fût-il muet. Pasteur marquait avec éclat sa réconciliation avec le grand acteur qu'était Lucien Guitry, lequel dans Bérenger incarnait encore M. de Talleyrand, enfin avec Mozart il atteignait à l'art de Molière, non pas oelui du Misanthrope mais celui des divertissements donnés au Roi Soleil, et réussissait par un ensemble incomparable de texte, de musique, de chant et de mise en scène à donner l'idée de la perfection du goût français. On retrouvait ces dons d'évocation d'une époque ou d'un person• nage dans Histoires de France qui ravissait d'aise l'historien Lenotre et dans Franz Hais, tandis que d'autres comédies contem• poraines fleurissaient en toutes saisons, UIllusionniste, L'amour masqué, Mon père avait raison, Le Grand Duc, qui réunissaient Lucien Guitry et Jeanne Granier, anciens triomphateurs à'Amants, LA VIE THEATRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 443

Désiré, Françoise, j'en passe et des meilleures, assuraient à M. Sacha Guitry une situation hors de pair. Par réaction contre la tendance des auteurs « arrivés » à mettre en scène des personnages dont l'âge croît avec le leur, en manière de protestation contre les amoureux quinquagénaires et les grandes coquettes sur le retour, une équipe nouvelle s'attache à peindre de tout jeunes gens. C'est ainsi que les moins de vingt ans reprennent la place qui leur est due dans Altitude 2.400, l'Ecurie Watson ou Trois et une. Et ce rajeunissement des cadres est accueilli avec faveur, même par les barbons. Les plus efficaces efforts pour rénover le théâtre ne sont pour• tant pas dus à ces jeunes. Poursuivant l'œuvre d'Antoine, Jacques Copeau, revenu d'Amérique pour reprendre la lutte au Vieux- Colombier, permet à MM. Duhamel, Jules Romains ou René Benjamin d'aborder avec succès les feux de la rampe, ce qui ne l'empêche pas de porter à la scène Le Carrosse du Saint-Sacrement de Mérimée. Dullin monte avec une énergie et une foi admirables des spectacles neufs dans ce vieux théâtre Montmartre dont il a fait son Atelier. Jouvet défend non seulement les œuvres de Girau• doux, mais celles de maint autre, tout en tentant de rénover l'in• terprétation de Molière. parti de sa Chimère, proche de Saint-Germain-des-Près, utilise le studio des Champs-Elysées, puis ranime le théâtre Montparnasse pour créer des nouveautés, telles Maya de Gantillon ou Prosper de Mme Favre. Il est secondé par le robuste talent de la frêle Marguerite Jamois. Mme Pax, directrice de l'Œuvre, défend les jeunes avec un zèle égal, et on lui devra maintes comédiennes, telle Suzette Maïs ou Michèle Alfa, qu'elle a été la première à deviner et à mettre en valeur. Venus de Suisse, après leur départ de Russie, ce sont les Pitoëff dont l'âpre lutte sera récompensée par de belles réussites avant que l'un d'eux succombe à la tâche. Dans cet art du théâtre, où l'auteur apporte un texte, mais où la désignation d'un inter• prète modifie le son même que rendra ce texte, dans cet art ou le choix des décors et des costumes, c'est-à-dire toute la partie visuelle, appartient au metteur en scène, la part de collaboration de celui-ci est infiniment supérieure à celle d'un éditeur placé en face d'un manuscrit. C'est pourquoi on ne saurait sous-estimer le rôle joué par ces divers animateurs dans la période qui va se termi• ner par l'invasion de 1940. Et c'est pourquoi, avant de tourner la page, il est juste de leur rendre l'hommage qui leur est dû. 444 LA REVUE

LE THÉÂTRE D'APRÈS GUERRE L'atmosphère théâtrale de 1945 n'a rien eu de commun avec celle de 1919. On pourrait à la rigueur faire un parallèle entre l'inépuisable succès de Phi-Phi, dû au désir de retrouver le secret du rire après des années tragiques, et celui du médiocre mais joyeux M. de Falindor, joué pendant trois années consécu• tives... Tous deux procèdent d'un même besoin d'oublier, mais, dans l'ensemble, le théâtre s'oriente vers le sombre drame plutôt que vers la comédie. Pendant l'occupation, la Comédie-Française avait créé La Reine Morte, de Montherlant, et Dullin les Mouches de Jean-Paul Sartre. Les deux auteurs, qui débutaient 'ainsi au théâtre, s'y fai• saient aussitôt une large place : Sartre avec Huis-Clos, la Respec• tueuse, et les Mains sales, Montherlant avec l'incertain Fils de Personne et le remarquable Maître de Santiago. Paul Raynal peut enfin faire jouer le Matériel humain, pièce jadis écartée par la cen• sure, mais dont Je public ratifie sans hésiter la cruelle sentence. François Mauriac donne les Mal aimés, puis Passage du Malin et Camus un robuste Caligula. Dans un tout autre esprit, M. Gabriel Marcel fait applaudir Un homme de Dieu, tandis que Salacrou voit ses Morts sans sépulture soulever, par ses scènes grandguigno- lesques, quelques protestations. Toutefois, cet ensemble d'aspect imposant manque terrible• ment de sourire. Le même Salacrou a heureusement d'autres cordes à son violon et, après avoir donné le Soldat et la sorcière, les Nuits de la colère, il consent à se détendre avec VArchipel Lenoir. Heureusement aussi, Jean Anouilh, autre poulain de l'écurie Dullin, a prouvé qu'il était apte à peindre en rose aussi bien qu'en noir, au carmin comme au bitume : le Voyageur sans bagage, VInvi• tation au château et Ardél ou la Marguerite, en administrant la preuve, justifient les plus réconfortants espoirs. Il est en effet souhaitable que les Jacques Deval et les Marcel Achard fassent école et que les André Roussin et les Jean de Letraz reçoivent, dans leur fief, des recrues de cette qualité. Cocteau, après le demi- succès de VAigle à deux têtes, Denys Amiel après le Mouton noir et André Obey après Maria, nous doivent d'éclatantes revanches. De Giraudoux décédé, Louis Jouvet a créé La Folle de Chaillot, où Marguerite Moreno, dans un personnage hallucinant tracé à sa mesure, a fait ses adieux au public. Interprétée par Mme Mar• guerite Jamois, Mme Marcelle Maurette a prouvé ses dons dans LA VIE THÉÂTRALE EN FRANCE DE 1900 A 1950 445

Mme Capet et dans Neiges dont la donnée originale et humaine, celle de la rivalité entre une danseuse sur son déclin et celle qui doit la remplacer, mérite mieux encore que le succès remporté. Survivant à Copeau et à Dullin, Louis Jouvet, à qui on a parfois injustement reproché de trop bien réussir, poursuit son effort, tandis que Jacques Hébertot cherche des talents nouveaux avec une louable constance et que Jean- Louis Barrault, — dont Paris suit avec un vif intérêt les tentatives originales, — faute de jeunes à révéler, ressucite Feydeau et le Bossu. Enfin, l'après-guerre, tout en faisant bon accueil aux jeunes^ voit l'apothéose de l'œuvre claudelienne. Une à une toutes les pièces de Claudel, même celles des débuts, sont reprises ou créées dans une atmosphère de religieux enthousiasme : le Soulier de satin, le Partage de Midi, ÏOtage, le Pain dur comme VAnnonce faite à Marie revoient les feux de la rampe. Et pour sa rentrée, en décembre 1946, Mme Ludmilla Pitoëff joue magnifiquement VEchange.

Ce survol rapide d'un demi-siècle confirme un phénomène bien connu : à savoir que le théâtre suit avec un décalage de quelques années les grands courants de la littérature. Après ses accès de symbolisme et de naturalisme, il a été atteint des fièvres contem• poraines. Mais le spectateur s'intéresse au sujet et aux personnages portés à la scène plus qu'aux théories que l'auteur a tenté d'y faire prévaloir. Il vient pour être ému et plus encore diverti. Si l'on utilise le comédien comme porte-parole d'une école ou d'une chapelle, on risque de voir, là comme dans la littérature, s'aggraver le divorce entre le public et les auteurs. Un grand poète comme Claudel a obtenu des succès éclatants, mais le bourgeois français est, en général, peu esthète et, comme l'a spirituellement fait remarquer un critique des Etudes, si ce bourgeois a applaudi « de confiance i> le Soulier de Satin, ce n'est pas uniquement parce qu'il en admirait la donnée et la forme, mais aussi parce que Claudel est de l'Académie française et qu'il est joué à la Comédie-Française.

*

Une partie du public souhaite que les incomparables ressources en animateurs, metteurs en scène, acteurs et actrices de notre temps soient utilisés à des fins un peu moins austères. Le théâtre 446 LA REVUE doit, certes, refléter la vie ; mais, pour en évoquer les mœurs et les caractères, ne peut-on s'inspirer des comédies de Molière ou de celles de Beaumarchais plus que de Pixérécourt, du Musset d'Ore ne badine pas plutôt que du Dumas é'Antony ? Pour défendre les plus justes causes l'ironie est supérieure à l'im• précation et le ridicule à l'anathème. Notre époque est déjà lourde de soucis et d'angoisses, pourquoi l'assombrir encore par des drames qui sont plus sensibles aux outrages du temps que le Mariage de Figaro ou le Jeu de Vamour et du hasard ? On trouvera toujours à travers le monde des auteurs susceptibles de bâtir un bon drame propre à remuer les foules, tandis que les auteurs français ont excellé de tout temps au jeu des nuances et de l'esprit. C'est là une primauté qu'il ne faut pas laisser s'évanouir. De ces dons particuliers à notre race, de ces dons qui ont si puissamment contri• bué à notre rayonnement, on souhaiterait avoir de plus fréquents témoignages,

ANDRÉ GAVOTY.