Voyage En Train Et Paysage
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Revue d’histoire des chemins de fer 39 | 2008 Le livre des 20 ans de l’AHICF Voyage en train et paysage Karen Bowie et René Thom Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhcf/1036 DOI : 10.4000/rhcf.1036 Éditeur Association pour l’histoire des chemins de fer Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2008 Pagination : 293-310 ISSN : 0996-9403 Référence électronique Karen Bowie et René Thom, « Voyage en train et paysage », Revue d’histoire des chemins de fer [En ligne], 39 | 2008, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/rhcf/1036 ; DOI : 10.4000/rhcf.1036 Tous droits réservés DOCUMENT Voyage en train et paysage Karen Bowie a choisi le texte de cette communication du mathématicien et philosophe René Thom (1923-2002), prononcée lors du colloque « Arts et chemins de fer », 333eee colloque de l’AHICF réuni en novembre 1993 dont les actes ont été publiés par la Revue d’histoire des chemins de fer 10-11 (1994),,, pour sa valeur de référence et d’actualité dans notre analyse des paysages créés par le chemin de fer. On voit ici que le paysage dessiné par l’infrastructure ferroviaire et celui créé par la vision du voyageur qui regarde par la fenêtre du train ne sont pas opposés, mais au contraire très profondément liésliés. Nous avons conservé la transcription du débat qui avait suivi cette communication, auquel a participé Jacques Guillerme (1927-1996), autre intervenant à ce colloque dont une partie de l’œuvre a été récemment rééditée*. * Jacques Guillerme, L'Art du projet. Histoire, technique et architecture, Mardaga, 2008. RHCF 39 - 293 DOCUMENT PAR LES FENÊTRES DU TRAIN. LA NOTION DE RÉFÉRENTIEL APPLIQUÉE À L’ART DE VOYAGER PAR LE TRAIN RENÉ THOM Dans un texte de souvenirs d’en- furent les lignes et réseaux de chemins fance « Songeries ferroviaires » [Thom, de fer secondaires, lignes pour la plu- 1990], j’ai évoqué toute la fascination part à écartement réduit et dont la que dans mon jeune âge le chemin de longueur n’excédait guère la traver- fer a exercée sur moi. Ici je m’effor- sée de deux ou trois cantons. J’ai été cerai d’expliquer ce qui, dans ce qu’on très conscient de cette disparition dont peut raisonnablement appeler mon on parlait beaucoup en famille lors vieil âge, subsiste de cet enchantement de la mort des compagnies locales de primitif. J’ai donc pris comme thème tramways. Un peu plus tard, à l’épo- de ma communication le « voyage en que où j’étais collégien, je rêvais chemin de fer », une activité que je d’écrire une thèse intitulée : « Gran- continue à apprécier grandement bien deur et Décadence du chemin de fer que les progrès de la technologie d’intérêt secondaire »... Je ne sais si une moderne en aient modifié considéra- telle thèse a été faite depuis et je me blement le caractère. Il nous faudra demande si, en France, il existe une bien évoquer comment le train a institution centralisant toutes les infor- changé au cours de ce siècle1 ! mations sur toutes ces petites Du temps de ma prime enfance, compagnies qui disparurent entre vers 1925, automobiles et camions 1925 et 1940. Il aurait été bon qu’en étaient encore rares et le chemin de un seul endroit on réunisse toutes les fer avait alors un quasi-monopole du données concernant, pour ces com- transport terrestre. Mais, dès le pre- pagnies, leur naissance (les mier quart de ce siècle, l’impact du circonstances politiques, économiques, transport automobile sur route se fit administratives de leur création), le sentir. Plus flexible, évitant les ruptu- tracé des lignes, le matériel ferroviaire res de charge, le nouveau transport utilisé, les horaires décrivant leur acti- avait beaucoup d’avantages. Les pre- vité jusqu’à leur disparition et, si mières victimes de cette concurrence possible, une iconographie relative à 1- Cette communication a été présentée une première fois au colloque réuni à Firminy en septembre 1992, à l’occasion du centenaire de la naissance d’André Chapelon. 294 - RHCF 39 DOCUMENT chaque compagnie aussi riche en do- de vendeurs locaux de nourriture et cuments photographiques que de boissons. Ce n’est guère qu’au possible. C’est sur ce dernier point, je Mexique et au Pérou que j’ai eu l’oc- crois, qu’une institution serait bien né- casion de pratiquer ce genre de trains cessaire car c’est seulement en ouvrant dont l’intérêt humain se double sou- les archives de famille locales qu’on vent de la traversée d’une nature peut espérer recueillir des documents grandiose. Par contre, il ne faut pas photographiques sur l’activité de ces ici être exigeant sur l’exactitude des compagnies : une telle prospection ne horaires, ni sur le niveau des serait pas chose facile à faire systéma- « accomodations » hôtelières. Bien tiquement. Si j’évoque ici le destin entendu, il se trouvera peut-être mélancolique de ces petits trains, c’est parmi vous des esprits réalistes pour que, à beaucoup d’égards, ils figurent me dire qu’avant tout le chemin de certainement parmi les premiers cas fer est un instrument de transport et où l’évaluation du plaisir ferroviaire que notre époque est celle des « flux puisse se faire sans devoir l’accom- tendus ». Je me garderai bien de nier pagner des restrictions mentales l’importance essentielle de la vitesse inévitables lorsqu’on entre dans l’épo- pour la rentabilité du train confronté que moderne. Après la mort des à l’automobile, au camion, et à l’avion. réseaux secondaires (si je ne me Mais vous me permettrez d’abord de trompe, leur nombre actuel en France parler en esthète oublieux des priori- – compagnies touristiques exceptées – tés économiques. Je dirai plus tard n’excède pas celui des doigts d’une comment ruser pour sauver quelque main), ce sont les lignes secondaires agrément d’un voyage en TGV... des grands réseaux (le Nord, l’Est, le D’où vient le plaisir que nous don- PLM, le PO, etc.) qui, de 1930 à nos naient les petits tortillards de nos jours, seront remplacées par l’auto- campagnes ? Je crois que, pour l’ex- bus. Or, nous le verrons, le plaisir du pliciter, il nous faut un peu de voyage en chemin de fer exige de psychanalyse... Ce plaisir ne vient pas n’être pas pressé. Ce qui fait que les seulement de la contemplation des amateurs du voyage ferroviaire pur paysages (s’il y en a), ni de la fraîcheur devront, s’ils veulent trouver matière de la campagne française (car, après à leur faim, se diriger vers les pays du tout, la France, de par sa terre et son Tiers ou du Quart-Monde. C’est là climat, a l’une des plus belles campa- qu’ils pourront trouver les meilleures gnes du monde). Avant tout, il y a une occasions de satisfaire leur passion. Là identification de notre propre corps où il y a peu de routes (et ample po- au véhicule qui nous loge, au convoi pulation), on trouve de ces trains qui nous transporte et, pour finir, à tout bondés et pittoresques où, à chaque le voisinage que nous pouvons perce- arrêt, le train subit l’assaut d’une nuée voir ou même seulement concevoir en RHCF 39 - 295 DOCUMENT tant que carte mentale de notre envi- ségrégation locale qu’imposaient les ronnement. Le mouvement du train anciens compartiments à la disposi- réalise une sorte d’expansion graduelle tion actuelle (couloir central de nos du moi, suivant la cascade des réfé- présentes voitures Corail) : il est de fait rentiels emboîtés (voir annexe) que selon cette disposition, il est beau- EGO compartiment wagon coup plus difficile d’entretenir une convoi total voie environnement conversation particulière avec Mais le plaisir, s’il vient essentielle- audience limitée. Pour un voyageur – ment de cette dilatation du moi, celui que j’envisage – soucieux essen- change de nature et d’intensité selon tiellement de tirer profit de son le stade où s’arrête l’identification. voyage, le choix d’une place – qu’il D’où une gradation naturelle des fac- est bon de prévoir variable – est aussi teurs de plaisir et ce changement de important – j’expliquerai plus tard référence est lui-même un plaisir. pourquoi. En ce qui concerne le con- fort du roulement, les secousses IDENTIFICATION AVEC transmises de la voie, on a fait de très LE WAGON grands progrès techniques (à la fois Les premiers degrés de la cascade pour les rails et la suspension) mais siège, compartiment, wagon ne sont c’est là un facteur qui intéressera sur- pas sans importance, évidemment. Le tout le voyageur soucieux de repos problème du siège, de la place à oc- (ou tenant à faire une tâche person- cuper, du confort général de la voiture nelle, comme lire ou écrire) ; notre sont des facteurs bien connus et qui, voyageur esthète n’y attachera pas pour certaines personnes, jouent un tellement d’importance2 : on peut pla- rôle considérable. Dans l’optique non quer efficacement une mélodie commerciale qui est la nôtre actuelle- endogène sur le rythme des secousses ment, le problème du confort n’est du rail. Récemment, à bord d’un ex- pas essentiel. Beaucoup préféreront la press arrivant gare de Lyon, j’écoutais, 2- Parmi les compagnies de chemin de fer touristiques opérant actuellement en France deux des plus spectaculaires sont : Le Chemin de fer (ex-minier) de La Mure (Isère) et le Chemin de fer forestier d’Abreschwiller (Mo- selle). Dans les deux cas, la vitesse est très lente et le matériel extrêmement grinçant, ce qui ne nuit pas au pittoresque.