Revue d’histoire des chemins de fer 39 | 2008

Le livre des 20 ans de l’AHICF

Voyage en train et paysage

Karen Bowie et René Thom

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhcf/1036 DOI : 10.4000/rhcf.1036

Éditeur Association pour l’histoire des chemins de fer

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2008 Pagination : 293-310 ISSN : 0996-9403

Référence électronique Karen Bowie et René Thom, « Voyage en train et paysage », Revue d’histoire des chemins de fer [En ligne], 39 | 2008, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/rhcf/1036 ; DOI : 10.4000/rhcf.1036

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Voyage en train et paysage

Karen Bowie a choisi le texte de cette communication du mathématicien et philosophe René Thom (1923-2002), prononcée lors du colloque « Arts et chemins de fer », 333eee colloque de l’AHICF réuni en novembre 1993 dont les actes ont été publiés par la Revue d’histoire des chemins de fer 10-11 (1994),,, pour sa valeur de référence et d’actualité dans notre analyse des paysages créés par le chemin de fer. On voit ici que le paysage dessiné par l’infrastructure ferroviaire et celui créé par la vision du voyageur qui regarde par la fenêtre du train ne sont pas opposés, mais au contraire très profondément liésliés.

Nous avons conservé la transcription du débat qui avait suivi cette communication, auquel a participé Jacques Guillerme (1927-1996), autre intervenant à ce colloque dont une partie de l’œuvre a été récemment rééditée*.

* Jacques Guillerme, L'Art du projet. Histoire, technique et architecture, Mardaga, 2008.

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PAR LES FENÊTRES DU TRAIN. LA NOTION DE RÉFÉRENTIEL APPLIQUÉE À L’ART DE VOYAGER PAR LE TRAIN RENÉ THOM

Dans un texte de souvenirs d’en- furent les lignes et réseaux de chemins fance « Songeries ferroviaires » [Thom, de fer secondaires, lignes pour la plu- 1990], j’ai évoqué toute la fascination part à écartement réduit et dont la que dans mon jeune âge le chemin de longueur n’excédait guère la traver- fer a exercée sur moi. Ici je m’effor- sée de deux ou trois cantons. J’ai été cerai d’expliquer ce qui, dans ce qu’on très conscient de cette disparition dont peut raisonnablement appeler mon on parlait beaucoup en famille lors vieil âge, subsiste de cet enchantement de la mort des compagnies locales de primitif. J’ai donc pris comme thème tramways. Un peu plus tard, à l’épo- de ma communication le « voyage en que où j’étais collégien, je rêvais chemin de fer », une activité que je d’écrire une thèse intitulée : « Gran- continue à apprécier grandement bien deur et Décadence du chemin de fer que les progrès de la technologie d’intérêt secondaire »... Je ne sais si une moderne en aient modifié considéra- telle thèse a été faite depuis et je me blement le caractère. Il nous faudra demande si, en France, il existe une bien évoquer comment le train a institution centralisant toutes les infor- changé au cours de ce siècle1 ! mations sur toutes ces petites Du temps de ma prime enfance, compagnies qui disparurent entre vers 1925, automobiles et camions 1925 et 1940. Il aurait été bon qu’en étaient encore rares et le chemin de un seul endroit on réunisse toutes les fer avait alors un quasi-monopole du données concernant, pour ces com- transport terrestre. Mais, dès le pre- pagnies, leur naissance (les mier quart de ce siècle, l’impact du circonstances politiques, économiques, transport automobile sur route se fit administratives de leur création), le sentir. Plus flexible, évitant les ruptu- tracé des lignes, le matériel ferroviaire res de charge, le nouveau transport utilisé, les horaires décrivant leur acti- avait beaucoup d’avantages. Les pre- vité jusqu’à leur disparition et, si mières victimes de cette concurrence possible, une iconographie relative à

1- Cette communication a été présentée une première fois au colloque réuni à Firminy en septembre 1992, à l’occasion du centenaire de la naissance d’André Chapelon.

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chaque compagnie aussi riche en do- de vendeurs locaux de nourriture et cuments photographiques que de boissons. Ce n’est guère qu’au possible. C’est sur ce dernier point, je Mexique et au Pérou que j’ai eu l’oc- crois, qu’une institution serait bien né- casion de pratiquer ce genre de trains cessaire car c’est seulement en ouvrant dont l’intérêt humain se double sou- les archives de famille locales qu’on vent de la traversée d’une nature peut espérer recueillir des documents grandiose. Par contre, il ne faut pas photographiques sur l’activité de ces ici être exigeant sur l’exactitude des compagnies : une telle prospection ne horaires, ni sur le niveau des serait pas chose facile à faire systéma- « accomodations » hôtelières. Bien tiquement. Si j’évoque ici le destin entendu, il se trouvera peut-être mélancolique de ces petits trains, c’est parmi vous des esprits réalistes pour que, à beaucoup d’égards, ils figurent me dire qu’avant tout le chemin de certainement parmi les premiers cas fer est un instrument de transport et où l’évaluation du plaisir ferroviaire que notre époque est celle des « flux puisse se faire sans devoir l’accom- tendus ». Je me garderai bien de nier pagner des restrictions mentales l’importance essentielle de la vitesse inévitables lorsqu’on entre dans l’épo- pour la rentabilité du train confronté que moderne. Après la mort des à l’automobile, au camion, et à l’avion. réseaux secondaires (si je ne me Mais vous me permettrez d’abord de trompe, leur nombre actuel en France parler en esthète oublieux des priori- – compagnies touristiques exceptées – tés économiques. Je dirai plus tard n’excède pas celui des doigts d’une comment ruser pour sauver quelque main), ce sont les lignes secondaires agrément d’un voyage en TGV... des grands réseaux (le Nord, l’Est, le D’où vient le plaisir que nous don- PLM, le PO, etc.) qui, de 1930 à nos naient les petits tortillards de nos jours, seront remplacées par l’auto- campagnes ? Je crois que, pour l’ex- bus. Or, nous le verrons, le plaisir du pliciter, il nous faut un peu de voyage en chemin de fer exige de psychanalyse... Ce plaisir ne vient pas n’être pas pressé. Ce qui fait que les seulement de la contemplation des amateurs du voyage ferroviaire pur paysages (s’il y en a), ni de la fraîcheur devront, s’ils veulent trouver matière de la campagne française (car, après à leur faim, se diriger vers les pays du tout, la France, de par sa terre et son Tiers ou du Quart-Monde. C’est là climat, a l’une des plus belles campa- qu’ils pourront trouver les meilleures gnes du monde). Avant tout, il y a une occasions de satisfaire leur passion. Là identification de notre propre corps où il y a peu de routes (et ample po- au véhicule qui nous loge, au convoi pulation), on trouve de ces trains qui nous transporte et, pour finir, à tout bondés et pittoresques où, à chaque le voisinage que nous pouvons perce- arrêt, le train subit l’assaut d’une nuée voir ou même seulement concevoir en

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tant que carte mentale de notre envi- ségrégation locale qu’imposaient les ronnement. Le mouvement du train anciens compartiments à la disposi- réalise une sorte d’expansion graduelle tion actuelle (couloir central de nos du moi, suivant la cascade des réfé- présentes voitures Corail) : il est de fait rentiels emboîtés (voir annexe) que selon cette disposition, il est beau- EGO compartiment wagon  coup plus difficile d’entretenir une convoi total voie environnement conversation particulière avec Mais le plaisir, s’il vient essentielle- audience limitée. Pour un voyageur – ment de cette dilatation du moi, celui que j’envisage – soucieux essen- change de nature et d’intensité selon tiellement de tirer profit de son le stade où s’arrête l’identification. voyage, le choix d’une place – qu’il D’où une gradation naturelle des fac- est bon de prévoir variable – est aussi teurs de plaisir et ce changement de important – j’expliquerai plus tard référence est lui-même un plaisir. pourquoi. En ce qui concerne le con- fort du roulement, les secousses IDENTIFICATION AVEC transmises de la voie, on a fait de très LE WAGON grands progrès techniques (à la fois Les premiers degrés de la cascade pour les rails et la suspension) mais siège, compartiment, wagon ne sont c’est là un facteur qui intéressera sur- pas sans importance, évidemment. Le tout le voyageur soucieux de repos problème du siège, de la place à oc- (ou tenant à faire une tâche person- cuper, du confort général de la voiture nelle, comme lire ou écrire) ; notre sont des facteurs bien connus et qui, voyageur esthète n’y attachera pas pour certaines personnes, jouent un tellement d’importance2 : on peut pla- rôle considérable. Dans l’optique non quer efficacement une mélodie commerciale qui est la nôtre actuelle- endogène sur le rythme des secousses ment, le problème du confort n’est du rail. Récemment, à bord d’un ex- pas essentiel. Beaucoup préféreront la press arrivant , j’écoutais,

2- Parmi les compagnies de chemin de fer touristiques opérant actuellement en France deux des plus spectaculaires sont : Le Chemin de fer (ex-minier) de La Mure (Isère) et le Chemin de fer forestier d’Abreschwiller (Mo- selle). Dans les deux cas, la vitesse est très lente et le matériel extrêmement grinçant, ce qui ne nuit pas au pittoresque.

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à l’entrée d’un soufflet, la vibration ca- la tête à la queue : locomotive, (autre- ractéristique – par effet différentiel – fois) tender, fourgon de tête, voitures émise par les voitures lorsqu’elles par- voyageurs, fourgon à bagages, il se couraient – à l’entrée des quais – les terminait dans les temps anciens par courbes des raccordements entre une voiture serre-frein (la caboose des deux aiguillages. Et je me disais que le trains du Far-West). Le langage a – je compositeur Pierre Henry aurait pu suppose universellement – imposé en tirer de cette suite de sons une pièce technique ferroviaire la métaphore magnifique de musique « concrète ». tête-queue du convoi (étendue au quai Ces défauts sonores sont en fait des dans la formule célèbre : « Au bout indices qui permettent souvent une du quai les ballots ! »). Pour certains meilleure identification d’EGO avec le tracés de voie particulièrement tor- convoi. Dans un tunnel de crête on tueux on peut parfois d’une fenêtre peut, à l’audition du bruit des rails, apercevoir une bonne part du convoi, discerner si le train se trouve encore ce qui visuellement réalise une identifi- en montée ou commence à descen- cation partielle parfois hautement dre de l’autre côté de la montagne. jouissive. Dans cette identification, J’en viens maintenant aux identifica- notre âme individuelle cherche un cor- tions de dernier degré, avec le convoi, respondant. Elle le trouve dans ce avec la voie, avec l’environnement. cerveau qu’est la cabine de com- mande, en fait dans la personne du IDENTIFICATION AVEC conducteur du train. Bien que la hié- LE CONVOI rarchie standard connaisse un chef de Dans cette extension notre corps train, je suis convaincu que le con- se trouve inclus, comme un infime pa- ducteur est plus important dans rasite, au sein de ce grand organisme, l’imaginaire du voyageur, car ce der- le convoi. Un imaginaire implicite nier joue un rôle essentiel dans la (peut-être commun à beaucoup collision virtuelle qui peut affecter le d’êtres vivants) assimile le convoi à un train en mouvement avec un obstacle de ces animaux découpés en segments fixe ou mobile. C’est l’équivalent du par métamérie, comme la chenille, le pilote de l’avion. Dans les trains mo- lombric, le mille-pattes. Chaque arti- dernes, le conducteur peut nous donner cle de la structure est en ce cas un par haut-parleur des informations sur wagon. Et comme les articles de l’ani- les incidents de route (arrêts inopinés, mal métamérique peuvent suivant leur pannes, incidents divers d’origine in- position sur l’axe céphalo-caudal ac- terne ou externe, etc.) et il le fait, le quérir différentes spécialisations plus souvent, avec beaucoup de ser- fonctionnelles (comme la tête, les go- viabilité. On ne s’étonnera pas si les nades, l’anus..., etc.), le train présente contacts entre voyageurs et conduc- en général une structure canonique de teur sont si rigoureusement codifiés.

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Car l’intrusion malencontreuse du grands motifs de réflexion, dans le désir d’un voyageur dans la marche voyage en chemin de fer, est la justifi- du convoi peut avoir de funestes con- cation du tracé de la ligne. Mais avant séquences. Qu’on se rappelle le récent d’aborder ce problème il faut obser- accident de la gare de Lyon, causé par ver que la voie comporte aussi une suite d’événements où, à l’origine, d’autres singularités que les courbes. on trouve une voyageuse tirant la son- Il y a, en particulier, tous ces disposi- nette d’alarme pour arrêter son train tifs qu’on appelle appareils de voie : à une station non prévue à l’horaire aiguilles et signaux en général. Ils cons- et, à la fin, un conducteur prenant le tituent autant de points singuliers du départ de son train à l’arrêt avec quel- tracé (par point singulier, j’entends ce ques minutes de retard. Je ne crois pas terme au sens mathématique : un point qu’on puisse, en général, accuser les singulier est un point qui n’est pas autorités de minimiser leurs difficul- comme les autres). Les arrêts en dehors tés pour obtenir la patience des usagers des gares sont en général dus à la fer- lors de pannes. S’il m’est arrivé de meture de signaux. Le propre de la pester dans un train à la suite d’arrêts voie est de signifier un chemin im- inexpliqués, la cause en était en géné- posé (une chréode, comme disait le ral des perturbations politiques biologiste anglais Waddington) mais (manifestations, barrages de la voie, il reste un élément de liberté pour le etc.) extérieures à la SNCF et les pro- parcours, c’est le choix de la branche messes mensongères du haut-parleur de la bifurcation offerte par une n’y prirent jamais la même ampleur aiguille standard abordée par la que les déclarations des compagnies pointe. Il n’est pas usuel de laisser au aériennes lors d’une panne de leur conducteur d’un convoi le choix de appareil. la direction à prendre lorsqu’il ren- contre une aiguille par la pointe (c’est IDENTIFICATION AVEC l’autorité globale qui en principe le LA VOIE décide et oriente l’aiguille sur la voie Le convoi suit la voie. Il est donc désirée) ; mais j’ai vu des tramways normal pour un passager de s’intéres- (urbains) capables d’agir sur l’aiguille ser au tracé de la voie. En faisant d’abord qu’ils abordent par commande élec- abstraction du relief (la verticale, trique (à Strasbourg autrefois et troisième dimension), la voie est une actuellement à l’étranger). En arrêt courbe plane. Comme il est bien dans les gares, pour réaliser une cor- connu que la ligne droite est le plus respondance, le voyageur pourra court chemin d’un point à un autre, parfois être impliqué dans des manœu- on doit penser que si la voie est courbe vres affectant son wagon. Il ne en un point, c’est qu’il y a de sérieuses manquera pas alors d’observer atten- raisons pour qu’il en soit ainsi. Un des tivement la manœuvre en s’efforçant

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de la prévoir. L’aiguille, au fond, c’est par exemple deux villes. Le jour où la manifestation de la liberté humaine les planificateurs ont considéré le pro- au sein de ce monde algébriquement blème de déterminer le tracé, il est fixé qu’est le schéma global des voies. fort rare que le segment rectiligne AB C’est pourquoi, très fréquemment, puisse être considéré comme accep- c’est par l’aiguillage qu’apparaît l’acci- table. Il peut y avoir contre ce tracé dent. On me pardonnera ici des objections dirimantes, soit liées à d’introduire cette auto-citation : « La des obstacles naturels : reliefs, pro- bifurcation engendre la catastrophe... » fondes vallées, pièces d’eau (lacs ou La catastrophe (relativement récente) grands fleuves), soit liées à des im- de la gare d’Ay dans la Marne en est plantations humaines préexistantes : une tragique illustration. Il est certain agglomérations rencontrant AB, ou que le trafic ferroviaire externe – dans voisines de AB, industries à desservir, la mesure où il existe – est un élément etc. En règle générale, on déterminera du plaisir du voyageur. Croiser un train un certain nombre de points à des- (surtout sur une ligne à voie unique) servir Xj intermédiaires entre A et B, est toujours un élément de distraction. lesquels pourront être ordonnés de Mais nous n’irons pas jusqu’à la pas- telle manière qu’on aille de A en B sion de ces collectionneurs anglais que par une suite de trajets XjXj + I qui j’ai vu noter sur un carnet de route ne se rencontrent pas (sur la carte). Il tous les numéros des locomotives vaudrait évidemment mieux que la croupies au fond des dépôts et des direction XjXj + I pour tout j ne soit wagons de marchandises dormant pas trop différente de la direction glo- sur des voies oubliées qu’il leur arrive bale AB, de manière à minimiser la d’apercevoir. Mais un petit sport non longueur du trajet global. Ce choix négligeable consiste, en présence d’une préliminaire des points à desservir est voie de garage parallèle à celle du en général le résultat d’une longue con- train, de parier pour la dégradation frontation d’intérêts politiques, progressive de cette voie sous les ar- économiques, techniques qui n’est pas bustes et les herbes folles ou au ici de mon propos. Une chose y est contraire pour sa réadmission cor- certaine : en voulant contenter tout le recte sur la voie principale. monde, on arrive en général à une mauvaise solution. Rattacher une ville LA VOIE ET LE TERRAIN négligée au tracé définitif par un em- Revenons donc à la voie et à ses branchement est en général à courbes. Pour comprendre le tracé de déconseiller (qu’on pense au malheur la voie il faut revenir à sa fonction pri- de la ville d’Amiens, négligée par le mitive : assurer une connexion entre tracé du TGV Nord). Le fameux deux points (A) et (B) considérés plan Freycinet qui, au début de la IIIe comme économiquement importants, République, se proposait de mettre

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une gare à moins d’une journée de au paysage. Par suite de cette infir- cheval de tout point de la France con- mité des trains à ne tolérer que de très tinentale procédait sans doute d’une faibles rampes, le tracé de la voie en louable intention, mais ne pouvait tout point ne peut trop différer d’une conduire qu’à des projets économi- ligne de niveau. Or comme le mon- quement aberrants ; car ce que la voie trent à l’envi nos cartes IGN d’échelle doit concrétiser, ce sont des flux et standard, en régions à relief varié les non des aires. lignes de niveau sont loin d’être recti- Quoi qu’il en soit, nous suppose- lignes : elles peuvent présenter des rons fait ce choix des points accidents angulaires passablement ru- intermédiaires et nous nous trouvons gueux. D’où la nécessité des courbes ramenés au problème initial où seules pour corriger les discontinuités angu- les contraintes géographiques (relief laires, la nécessité de travaux pour et cours d’eau) sont à prendre en régulariser le tracé. Heureusement la compte. Au début, la contrainte du taxonomie de ces écarts de niveau est relief pesait d’un poids relativement vite faite : s’il s’agit d’un gain en hau- lourd car la relative faiblesse de la teur, on aura une voie en remblai ; s’il force de traction d’une locomotive s’agit d’abaisser le niveau, on aura une isolée exigeait un coefficient d’adhé- tranchée si la différence de niveau n’ex- rence des roues considérable (ceci cède pas une vingtaine de mètres, pour un convoi long et lourd), ce qui au-delà on envisagera un tunnel. On limitait la pente des rampes admissi- s’efforcera ensuite, pour minimiser le bles à quelque 10 pour mille (on allait déplacement de terre, d’équilibrer jusqu’à 30 pour mille dans le cas des remblai et déblai, un vieux problème lignes de montagne, en limitant la lon- qui préoccupait déjà les ingénieurs en gueur des convois). Ces contraintes voirie du XVIIIe siècle. Enfin nous ont pesé lourd dans le tracé des li- mentionnerons la présence éventuelle gnes classiques. Nous laisserons ici de d’ouvrages majeurs, comme les ponts côté le cas du TGV où l’on s’est ins- (ou viaducs) franchissant de profon- piré de la technique des autoroutes ; des dépressions et les tunnels déjà, en 1910, on avait construit des franchissant une zone trop surélevée lignes de tramways de montagne où pour une tranchée. D’un point de vue la pente s’élevait à 8 % (le convoi de pure mathématique, le choix d’un étant réduit à une motrice et une re- tracé à extrémités données est un pro- morque). Cette différence technique blème variationnel avec conditions a de grands effets sur l’attitude de d’inéquation portant sur les dérivées notre esthète qui, en TGV, aura peu à premières (la pente de la voie) ; en fait se mettre sous la dent. Car la sensi- ce problème compte peu en regard bilité au relief est l’un des éléments des contraintes d’origine humaine : majeurs du sentiment d’appartenance politiques, économiques et financières.

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Tout est possible si on accepte d’y une vue plus intéressante car elle do- mettre le prix. Mais il n’empêche que mine le ravin où s’écoule la rivière. le problème « géométrique » du tracé C’est là, évidemment, qu’ira s’installer reste sous-jacent et l’intuition que le notre esthète. Ce caractère dissymé- voyageur en a est un des éléments « es- trique des vues est malheureusement thétiques » majeurs du voyage en la situation générale. De là résulte chemin de fer. Le bon voyageur est qu’on ne peut faire un voyage inté- celui qui saura se replacer dans l’opti- ressant en chemin de fer que si la que de ceux qui ont tracé la ligne. densité des voyageurs est suffisam- Dans le chemin de fer de monta- ment faible pour qu’on puisse sans gne proprement dit (comme il s’en gêner autrui « voltiger » d’un côté à trouve en Suisse), le problème se com- l’autre du wagon. Une situation qu’on plique du fait de la présence de trouvera rarement en TGV, mais qui segments à forte rampe munis de cré- est fréquente dans les autorails cam- maillère. Comme le relief est pagnards comme le Cévenol (Nîmes considérable, on accepte des moyens - Clermont-Ferrand) pour le Massif spécifiques pour le vaincre. En France, central, ou Dole - Saint-Claude pour nos cours d’eau n’ont que bien rare- le Jura. On recommandera aux ama- ment cascades et rapides – sauf en teurs de pratiquer ce type de lignes. montagne et proches de leurs sour- Qu’ils se hâtent car les soucis actuels ces. De là résulte que la plupart des de rentabilité de la SNCF font crain- vallées sont en pente faible. Or une dre qu’elles ne disparaissent bientôt ! vallée est de même forme qu’une tran- Même si le V de notre profil de val- chée (à flancs relativement doux, avec lée est très arrondi, cet effet de un fond plat large ou étroit). Dans la dissymétrie est toujours présent. Si le mesure où le cours d’eau ne méandre cours d’eau cesse d’être rectiligne, il pas, il est de règle générale que la voie se peut que la ligne change de rive emprunte une vallée. Si le profil de la grâce à un pont enjambant la rivière. vallée est approximativement un V, la En ce cas, il y aura intérêt à changer voie devra être établie en corniche, de côté dans le wagon. Si le fond de côté gauche ou côté droit. Il en ré- vallée est relativement plat, et que le sulte pour le voyageur soucieux du cours d’eau méandre, il n’y aura pas paysage une dissymétrie flagrante : si, très grand intérêt à changer de place ; dans le sens de la marche, la voie est par contre on pourra s’efforcer de sur le flanc gauche de la vallée, la fe- deviner, au prochain pont, en quel sens nêtre gauche du wagon ne permettra coule la rivière (sur la ligne -Stras- guère que l’observation du minéral bourg, en regardant la Marne, on peut dont est faite la paroi qui limite à gau- jouer à ce jeu entre Paris et Château- che la plate-forme de la voie. La Thierry). Ce qui structure une ligne, fenêtre droite, par contre, permettra finalement, c’est le nombre des bassins de

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rivières qu’elle doit emprunter. En ce Souterraine) d’un tronçon en crête sens, il faut s’efforcer de « vivre » les entre deux bassins, gagnant progres- changements de bassins et ceci sivement en altitude mais oscillant d’autant plus que le franchissement entre des bassins limitrophes (S-O ou d’un seuil séparant les bassins est en N-E) ; après La Souterraine, un tun- général marqué par une tranchée, un nel de crête nous mène dans le bassin tunnel dont les parages offrent des de la Gartempe où la voie redescend courbes et/ou des dénivellations mar- en empruntant aussi une arête descen- quées. Dans certains cas (comme pour dante assez aiguë qu’elle franchit à le tunnel de Blaisy-Bas sur Paris- plusieurs reprises. Du viaduc de la Dijon), la localisation de la crête entre Gartempe, la voie remonte sur la rive Seine et Saône ne fait aucun doute. gauche jusqu’en gare de Saint-Sulpice- Dans d’autres, la détermination du Laurière d’où un tunnel de crête sous seuil est beaucoup plus douteuse. Le les monts d’Amblazac nous amène franchissement d’une tranchée peut dans le bassin de la Vienne et l’on signifier changement de bassin descend sur Limoges en enjambant comme il peut signifier persistance du quelques affluents secondaires. Au bassin. Pour lever l’ambiguïté il faut, fond, une connaissance complète de à la vue du cours d’eau qu’on retrouve la géographie d’une ligne ne s’acquiert ensuite, déterminer le sens de l’écou- que progressivement. C’est le travail lement. Cela peut être difficile à que les conducteurs doivent faire simple vue. Il faut alors se fier à cet quand ils sont mis sur une ligne qu’ils axiome des géographes (ou n’ont jamais pratiquée. Pour un voya- géomorphologues) disant qu’en un geur, il faut beaucoup d’obstination confluent du type Y, le sens de la bran- pour acquérir une mémoire complète che opposée à l’angle aigu du de tous les accidents d’une ligne et, confluent est le sens « descendant », même avec beaucoup d’expérience, axiome qui demande une interpréta- on peut à chaque nouveau voyage tion qu’il peut être difficile de donner apercevoir des détails non remarqués si le confluent n’est vu que dans une auparavant (existence d’une combe durée très brève. Certaines portions brièvement entrevue, d’un vallon plai- de ligne sont d’interprétation difficile. sant, d’une ruine de château fugitive, Par exemple : ayant dû emprunter sou- d’un village non remarqué aupara- vent la ligne Paris-Limoges, le tronçon vant). C’est l’enregistrement de tous ces compris entre Argenton-sur-Creuse – détails qui font le plaisir du voyage, où la ligne franchit la Creuse d’Est en plaisir beaucoup plus complet si on a Ouest – et Limoges m’a souvent posé pu les intégrer dans un schéma global des problèmes d’interprétation que de l’environnement de la ligne. Fina- je n’ai pu résoudre qu’à l’aide d’une lement, il me semble correct d’affirmer carte routière. Il s’agit là (jusqu’à La que c’est la troisième dimension, le

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relief, qui est le facteur essentiel d’in- la locomotive à vapeur que d’avoir térêt d’un tracé. Une ligne en terrain par le régulateur une gamme conti- plat, rectiligne, n’a que sa monotonie nue de changements de vitesse, ce qui, à offrir. Dans les affleurements des tran- à l’audition de son halètement, per- chées, on peut deviner la nature mettait de se représenter très géologique du sol et ainsi en tirer des précisément l’effort de la machine. En éléments de localisation. C’était la mé- traction non autonome, comme la thode préconisée par C.-A. de Lapparent traction électrique, on perd ce senti- dans son ouvrage classique sur l’em- ment du relief, et il faut une ploi de signes géologiques pour le observation attentive pour reconnaî- trajet Paris-Dijon. Mais il faut une tre si la voie monte ou descend ; dans culture considérable pour interpréter les autorails campagnards évoqués plus correctement ces signes et l’erreur est haut, le changement de vitesse est un facile. Sur la ligne Dijon-Lausanne, par changement de fréquence du ronfle- exemple, le voyageur traverse la plaine ment du moteur aisément perceptible. haut-saônoise rapidement, franchit la Le folklore ferroviaire évoque de Saône à Auxonne et, deux kilomètres nombreux cas où, ayant épuisé sa pro- avant Dole, rencontre une tranchée vision de vapeur (ou le foyer n’en assez profonde qui se termine par un fournissant pas assez), la locomotive tunnel assez court (le tunnel de « calait » et le convoi s’arrêtait (voire Champvans). Il pensera légitimement redescendait). J’ai connu un petit train qu’il s’agit là d’un premier contrefort touristique, en Australie, nommé de la chaîne du Jura, calcaire comme « Puffing Billy » (dans la banlieue de il se doit... Erreur, il s’agit d’un lam- Melbourne), où on offre au client beau de terrain granitique primaire, la passager l’agrément d’un tel arrêt en montagne de la Serre émergeant en- pleine côte, en pleine forêt d’eucalyp- tre la vallée du Doubs et celle de tus. Sur notre réseau national, je n’ai l’Ognon (mais l’erreur est bénigne car, connu qu’une fois une panne de ce probablement, sans la secousse ter- genre, dans des conditions assez ex- tiaire du Jura, le lambeau granitique ceptionnelles il est vrai. C’était en 1944, de la Serre n’aurait pas émergé des le débarquement anglo-américain ve- sédiments qui le recouvraient). La sen- nait d’avoir lieu et, de Paris où j’étais sation du relief est évidemment liée normalien, j’avais décidé de regagner à l’effort nécessaire pour le vaincre. ma famille dans l’Est. Je pris donc un Ainsi le cycliste, qui sait ce que signifie train régulier pour Belfort qui partait une côte (et une descente), a un sens alors de la gare de la Bastille (le viaduc du relief beaucoup plus accusé que de Nogent-sur-Marne étant coupé par l’automobiliste, pour qui l’effort person- des bombardements). Nous prîmes nel se limite à changer éventuellement donc la voie empruntée par l’actuel de vitesse. C’était un rare privilège de RER A jusqu’à Boissy-Saint-Léger et,

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au-delà par la forêt, en direction de à se restreindre. L’effroyable densité Verneuil-l’Etang où l’on rejoignait la des bouchons les jours de grand trafic grande ligne de Troyes. Mais à la lo- semble montrer que, soit les automobi- calité de Villecresnes, située dans un listes considèrent qu’ils n’ont aucune creux, notre machine ne put venir à possibilité de varier leur itinéraire, bout de la rampe qui remontait sur le soit qu’ils ont la paresse de chercher plateau. On dut faire venir de Paris une variante. Et puis il y a la com- une machine de renfort, laquelle – en pétition des poids lourds. Stendhal, nous « poussant au cul » – réussit à vers 1830, avait posé cette question nous remonter au niveau du plateau (je cite de mémoire) : « Que devien- de Brie-Comte-Robert. Ce voyage dront les capitaux investis dans les risqué n’eut pas d’autre incident. chemins de fer quand on aura trouvé Pour en revenir aux sources du le moyen de faire rouler les wagons plaisir dans le voyage en chemin de sur les routes ? » On pourrait conti- fer, on pourrait se demander quel a nuer : « Que se passera-t-il quand on été l’impact de l’automobile sur cette aura trouvé le moyen de faire rouler sensibilité. Beaucoup de clients du les trains sur les routes ? » chemin de fer sont (ou ont été) des On voit en ce moment sur nos automobilistes. Évidemment, le voya- routes de tels attelages de poids lourds geur du train est passif, il n’a aucun qu’on se demande pourquoi s’arrêter contrôle sur le mouvement de son en si bonne voie. Un mode de trans- véhicule contrairement à l’automobi- port ne peut-il pas périr de saturer liste qui peut croire qu’il est à l’origine l’espace ? du mouvement de sa voiture. Mais, Dans cette perspective, on pensera l’automobiliste finira par s’en rendre à se tourner vers la troisième dimen- compte, sa liberté est strictement li- sion, encore non saturée. Mais il mitée. Rappelons ici que les feux de semble bien qu’un engin volant soit carrefour sont historiquement un dé- nécessairement d’un volume, d’une calque de la signalisation ferroviaire masse qui en compromettent un (apparus aux États-Unis vers 1920) usage individuel. Ni les ULM, ni la bi- et la limitation de vitesse y est égale- cyclette volante qui a permis de ment commune. De plus, le peu de franchir la Manche ne peuvent pré- liberté qui reste au conducteur engage tendre à la généralisation pratique. strictement sa personnalité. En sorte L’avion en tant que mode de trans- que si l’on veut garder une certaine port collectif est parfaitement au point disponibilité pour le paysage, pour et son taux d’accident n’est pas de l’environnement, on finit par soupirer nature à décourager les clients pros- d’être en train. Il reste à l’automobi- pectifs, je me bornerai ici à reprendre liste une supériorité, celle du choix de mes considérations antérieures sur le son itinéraire. Mais cette liberté tend voyage en chemin de fer dans le cas

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du transport aérien. Dans ce cas, on a Hong-Kong où l’avion paraît frôler pratiquement la suite des référentiels les gratte-ciels. Dans ce cas, une des EGO (Cabine) Avion Envi- composantes du plaisir est le senti- ronnement ment d’un danger virtuel dont, non moins régulièrement, on triomphe. Si Ce qui frappe ici, c’est que l’envi- je me permets d’évoquer ici l’avion, ronnement n’a pas de morphologie c’est qu’il est de mon devoir de vous propre, la forme et la quantité des parler du voyage en TGV. Ici, avec la nuages sont essentiellement variables ; pleine vitesse du convoi, il n’est plus si l’on veut se repérer effectivement, guère possible d’apercevoir les détails il faut projeter le point choisi sur la locaux (par exemple, la géométrie des surface terrestre, en y ajoutant l’alti- confluents) dont j’ai parlé pour le train tude comme troisième coordonnée. ordinaire. Le TGV n’est plus un train Il est de fait qu’une des rares sources mais une fusée. Néanmoins, l’expé- de plaisir du voyage en avion con- rience révèle qu’on peut y déceler les siste – si l’on dispose d’un hublot pentes un peu fortes marquées par une adéquat et si la visibilité le permet – variation de la vitesse. Pour la géo- à repérer les détails géographiques graphie il faut, pour se repérer, passer observables, à les identifier (éventuel- à une échelle plus grande des éléments lement avec l’aide de la carte fournie de relief, se rattacher à des marqueurs aimablement dans le magazine de la plus gros et plus lointains. Par exem- compagnie) et à observer les change- ple, sur Paris-Lyon la traversée de la ments dus à la progression de l’avion. Forêt d’Othe entre « Sens » et le point Ceci se présente fréquemment, par de traversée de la ligne classique entre exemple au-dessus de la mer adriatique Saint-Florentin et Tonnerre est parfai- où les côtes italienne ou dalmate peu- tement décelable et on peut s’amuser vent souvent être suivies. Un autre cas à corréler ces impressions de relief avec intéressant est celui où la troisième di- certaines vues typiques du voisinage. mension (la hauteur des montagnes) De même la traversée de la dépres- entre en jeu. Ainsi le survol des Alpes, sion d’Avallon où je cherche toujours souvent spectaculaire par beau temps la trace de moins en moins visible de dans le vol Paris-Milan. Dans le trajet l’ancienne ligne d’Avallon à Semur et Téhéran-Tabriz des compagnies ira- Les Laumes qu’il m’arriva un jour, il y niennes, l’avion se faufile dans un a un demi-siècle, d’emprunter... C’est corridor montagneux menant à un col cet égrènement de détails significa- de l’Elbrouz qu’il survole à faible al- tifs qui constitue à mes yeux l’essentiel titude. Dans le même ordre d’idées, de ce que le TGV peut nous offrir. l’atterrissage dans certaines villes est Et comme cet éventail de détails res- impressionnant. Ainsi Genève pour tera toujours incomplet, tout voyage son lac, entre Jura et Alpes, ainsi offre une possibilité de l’enrichir. Le

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TGV offre un survol mais néanmoins contrainte assez lourde. Qu’on est loin terrestre. En bonne logique, on aurait du tramway de notre enfance qui tra- dû munir les sièges de TGV de cein- versait les villages en empruntant les tures de sécurité puisqu’on les impose rues et rasant les maisons... On avait aux avions et aux voitures individuel- alors le sentiment d’un voyage qu’on les. C’est peut-être que le chemin de aurait pu faire à pied. Le transport fer offre, avec le référentiel du train moderne nous assimile à un paquet global, un système suffisamment mas- qui perd tout contact avec le monde sif pour rendre toute collision avec extérieur au départ et ne le retrouve un obstacle imprévu inoffensive. Mais qu’à l’arrivée. Seule l’imagination du ceci impose l’obligation du « site pro- chemin continu joignant l’origine à la pre », d’accès rigoureusement interdit fin, en restaurant à travers l’espace la à l’animal, à l’homme et à ses véhi- continuité temporelle du moi, peut cules ; c’est écologiquement une nous faire retrouver la vraie vie.

ANNEXE barrer obliquement toute l’étendue de Sur la notion de référentiel la vitre. Par quel maléfice les sapins Ce terme a reçu de la part du phi- ne s’élevaient-ils pas à la verticale dans losophe suisse Ferdinand Gonseth ce pays comme dans les autres ? Je une interprétation qui généralise sa si- m’approchai de la fenêtre. Comme gnification primitive de repère par enchantement le maléfice s’éva- trirectangle. Comme cette notion a nouit : ce que j’apercevais était un une origine ferroviaire, je ne crois pas paysage normal, les sapins y respec- déplacé ici de vous en citer l’origine, taient parfaitement les normes de la extraite du livre de Gonseth, Le Réfé- verticalité. Avais-je rêvé ? Je revins en rentiel, univers obligé de médiatisation, arrière et fis lentement du regard le Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980. tour du coupé, pour reporter ensuite « Il y a de cela bien des années, je toute mon attention sur la fenêtre. À montais avec ma famille par le train nouveau les sapins la barraient de Stansad à Engelberg. À l’avant- obliquement. Mais à peine m’étais-je dernière station notre wagon s’était rapproché que déjà cette vision s’ef- arrêté devant un groupe de beaux façait pour faire place à ce que je savais sapins. Levant les yeux vers la fenêtre, être la « réalité ». Ne me dites pas que je tressaillis de surprise : les sapins, j’avais été simplement la victime de de leurs troncs parallèles, semblaient ma mauvaise vue. À cette époque, j’y

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voyais encore assez pour ne pas être par lui introduit, de « référentiel ». Sous grossièrement abusé. Et d’ailleurs, forme essentielle le référentiel est un preuve tout à fait décisive, il m’arriva corps solide (idéal) contenant le corps de passer plus d’une fois par là et de du sujet et par rapport auquel le sujet voir le phénomène se reproduire. évalue ses déplacements (ce serait, par Ceci s’explique aisément. C’est qu’à exemple, le lieu aristotélicien – topos – cet endroit, la voie n’est pas horizon- de la physique aristotélicienne car le tale. Ce qu’à l’intérieur du coupé, je lieu (topos) veut être immobile. Des dis- prenais pour des verticales n’était rien cussions avec des physiologistes m’ont d’autre que des obliques. Or c’est dans convaincu qu’une telle construction ce cadre, dans ce contexte, dans ce existe psychiquement même chez les référentiel que j’interprétais les impres- animaux. Car, pour un animal, il est sions venues de l’extérieur. Si l’image plus important d’évaluer ses déplace- de la vitre restait droite, c’est celle des ments par rapport à un système de sapins qui devait être penchée. Mais repères considéré comme fixe que de dès que je me rapprochais de la fenê- se constituer un schéma mental du dé- tre, le cadre naturel dans son ensemble placement de son corps par rapport reprenait sa fonction de référentiel à lui-même (schéma corporel d’Henri normal. » Wallon). Les référentiels considérés ici II faut savoir que la ligne Stansad- doivent donc être considérés comme Engelberg (actuellement Lucerne des cartes tridimensionnelles où EGO -Engelberg) est une ligne à voie évalue ses déplacements. métrique, à traction électrique, qui, Gonseth a introduit des générali- pour l’essentiel de son parcours, sations philosophiques de cette notion opère par simple adhérence. Mais les qu’il serait tout à fait hors de notre derniers kilomètres avant Engelberg propos de considérer ici. Ce phéno- (1 100 m d’altitude) sont équipés de mène des « sapins obliques » peut être crémaillère et présentent une pente pour l’essentiel modélisé par un avoisinant 30 %. C’est dans cette sec- schéma catastrophique relativement tion, à l’arrêt dit Gruenenwald, que simple (celui, classique, de la fronce), se présente le phénomène décrit par dans l’esprit de celui offert par E.-C. Gonseth. Dans un voyage récent, j’ai Zeeman du conflit entre deux inter- pu vérifier le phénomène, à cela près prétations perceptuelles d’une même qu’à cet endroit les sapins se font ra- forme visuelle ambiguë. On peut ad- res. Par contre, on peut retrouver le mettre qu’à notre corps est associé par phénomène – très frappant – sur l’ap- l’ontogenèse un repère euclidien Φ parente obliquité, à travers la vitre, des défini par les trois gradients poteaux qui supportent les caténaires. « morphogénétiques » : haut-bas (alias Gonseth a présenté une théorisa- céphalo-caudal) noté ∆, gauche-droite tion du phénomène grâce au concept, (gd), dorsal-ventral (dv). Pour chaque

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position (p) du corps, il existe un Cela étant dit, revenons aux « sa- homomorphisme h(p) qui envoie ce pins obliques ». Le phénomène peut trièdre originel Φ sur un trièdre eucli- être décrit comme un conflit entre dien approprié, un référentiel local deux déterminations de hW ∆. La approprié (R)p ; par exemple, si je première hW ∆ est celle liée au repère suis couché sur le dos dans un lit étroit, associé au wagon arrêté sur la voie en l’image par h(p) de la verticale haut- pente. La seconde hE ∆ est le mor- bas sera l’axe horizontal de mon lit, phisme dicté par la vue sur l’extérieur, et l’image de l’axe dorso-ventral (dv) à travers la vitre de la fenêtre (F). Le sera la verticale ascendante de (R). Du paramètre de contrôle de la transition fait de la grande variabilité de cet sera, par exemple, l’angle solide s sous homomorphisme h(p), qui varie pour lequel l’observateur voit la fenêtre (F), tout déplacement global de notre selon le schéma classique en « wiggle » corps, nous oublions le repère cor- (voir figure 1). La fenêtre (F) joue un porel originel Φ pour ne conserver que le repère euclidien Figure 1. Rp but de h(p) qui, lui, est en général imposé par les contrain- tes définies par les parois « verticales » de notre siège ou de notre chambre. Mais une fixation de longue durée du triè- dre h(p) en une position aberrante (par exemple renver- sant la verticale) ne serait pas sans créer de sérieux troubles physiologiques. C’est dire que bien qu’échappant parfaitement à notre conscience, le trièdre ori- ginel Φ n’en continue pas moins une existence latente, touchant surtout au maintien de la verti- cale : les directions horizontales, qui tolèrent une rotation autour de l’axe du corps, sont biologiquement moins mar- quées. Le morphisme h(p) a pour origine essentielle la vision de l’environnement, d’où la dif- ficulté de se repérer dans l’obscurité.

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rôle central dans le phénomène ; c’est Les données sur le mal des astronau- une lacune de la clôture du domaine tes, à qui voir à travers un hublot du (wagon) par laquelle va s’infiltrer la satellite l’horizon terrestre la terre en lumière porteuse de formes extérieu- haut peut provoquer la nausée, mon- res susceptibles d’être vues et, par suite, trent à quel point la continuité du d’entrer en conflit avec la verticale du champ vectoriel de la verticale est chez repère h(W). On observera que la ver- l’homme une nécessité (dans cet es- ticalité des troncs de sapin prit, il serait intéressant de vérifier si indépendante de la pente du sol est l’illusion des « sapins obliques » se pré- une connaissance acquise relativement sente avec la même netteté lorsque tardivement : les expériences de l’observateur est couché sur la ban- Luquet sur le dessin enfantin montrent quette du compartiment...). Nous que chez l’enfant de moins de 5-6 ans usons ici, librement, de ce terme de c’est l’orthogonalité tronc-sol qui do- référentiel pour évoquer les contrain- mine. Il y a donc dans le caractère tes invariantes associées à un mode frappant des sapins obliques une perceptif et au lieu sur lequel il composante intellectuelle, un savoir. s’exerce. Les lecteurs désireux d’en sa- Mais il y a néanmoins indubitable- voir plus pourront lire l’ouvrage de ment une composante physiologique. F. Gonseth.

RÉFÉRENCES - Ferdinand Gonseth, Le Référentiel, univers obligé de médiatisation, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980. - C.-A. Lapparent (de), La Géologie en chemin de fer, description géologique du Bassin parisien et des régions adjacentes, Paris, F. Savy, 1888. - René Thom, Apologie du Logos, Paris, Hachette, 1990. - E.-C Zeeman, « Sudden Changes of Perception » (« Changements brus- ques de la perception », in Jean Petitot (dir.), Logos et Théorie des catastrophes, Colloque de Cerisy, 1982, Genève, Patino, mars 1989.

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DISCUSSIONS Discussions, sous la présidence de M. Barry Bergdoll, professeur à l’université de Colum- bia (New York, États-Unis). Yves Machefert-Tassin Comment introduisez-vous la vitesse dans ces référentiels ? René Thom Je ne l’introduis pas directement ; elle joue un rôle bien entendu dans la nature des référentiels choisis : comme on l’a fait observer, plus on va vite, plus il faut un gros référentiel. Si on va lentement on peut prendre un référen- tiel plus petit, plus proche. À part cela, je ne sais pas s’il y a un facteur de choix plus spécifique. Jacques Guillerme Tout le monde connaît l’effet étrange introduit par la vitesse : l’accommo- dation « travaille » entre 0 et 50 mètres ; dans ces limites le terrain vu du train semble nous fuir. Si, d’un seul coup, on porte le regard à l’horizon, par exem- ple sur la crête de collines, notre regard semble les accompagner. Il y a donc une zone d’inversion phénoménale dont je me demande à quoi elle peut cor- respondre du point de vue psycho-physiologique et s’il y a là un rapport quelconque avec la zone en pointillés du diagramme que vous nous avez montré. René Thom Faites-vous allusion au phénomène familier de notre enfance : quand on regardait par la portière les fils du télégraphe qui accompagnait la voie, on les voyait monter et descendre. Est-ce un phénomène du même genre ? Jacques Guillerme Je ne disqualifierais pas cette observation, qui rencontre la coalescence rou- tinière de perceptions qui ont pour lieu commun le sujet percevant. René Thom Il me semble clair que les objets proches, quand nous les identifions, exi- gent que nous déplacions dans une certaine mesure notre fovea, l’axe central de l’œil. Et ceci par une vitesse ambulée qui est évidemment d’autant plus grande que l’objet est plus proche. Si en revanche vous regardez un objet très loin, alors vous pouvez en quelque sorte le fixer et par un déplacement très lent le maintenir très longtemps. Vous pensez qu’on peut l’interpréter en terme de gradient vis-à-vis du sujet ? Cela me semble possible. Les objets proches sont toujours examinés dans une optique de défense de l’ego. Tandis que les objets lointains sont considérés comme appartenant, précisément, au lointain, c’est-à-dire ne nous importent biologiquement que très peu. Il est donc possi- ble qu’il y ait un facteur de ce genre.

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