Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde

54 | 2015 Usages du français et pratiques d'enseignement en Europe balkanique, centrale et orientale - Grèce, Serbie, Bulgarie, Moldavie, Hongrie, Allemagne, Russie - XVIIIe - XXe siècles

Marie-Christine Kok Escalle et Despina Provata (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/dhfles/3910 DOI : 10.4000/dhfles.3910 ISSN : 2221-4038

Éditeur Société Internationale pour l’Histoire du Français Langue Étrangère ou Seconde‎

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2015 ISSN : 0992-7654

Référence électronique Marie-Christine Kok Escalle et Despina Provata (dir.), Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, 54 | 2015, « Usages du français et pratiques d'enseignement en Europe balkanique, centrale et orientale - Grèce, Serbie, Bulgarie, Moldavie, Hongrie, Allemagne, Russie - XVIIIe - XXe siècles » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 07 juin 2021. URL : https:// journals.openedition.org/dhfles/3910 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dhfles.3910

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NOTE DE LA RÉDACTION

Responsable de la mise en ligne: Javier Suso López

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SOMMAIRE

Préface Despina Provata et Marie-Christine Kok Escalle

Conseils pour apprendre le français: une lettre d'un précepteur français (Londres, 1717) Vladislav Rjéoutski

Enseigner le français en Russie au milieu du XVIIIe siècle. Pierre de Laval, précepteur et auteur d’une grammaire pour les Russes Sergueï Vlassov

Jean Fleury (1864-1892), auteur d’une grammaire française originale pour les Russes Sergueï Vlassov

Le premier manuel de français publié en Grèce Jean Antoine Caravolas

La présence éducative et culturelle de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition en Grèce. Le cas de l’école Jeanne d’Arc du Pirée Aikaterini Lalagianni et Vassiliki Lalagianni

La Mission laïque de Salonique : berceau et vecteur de la francophonie en Europe du sud-est de 1906 à la fin des années 1940 Lampros Flitouris

La chanson dans l’enseignement du français en Allemagne (1878-1930) Andreas Rauch

L’enseignement du français en Hongrie après le traité de Trianon (1920) : un essor défiant les contingences politiques ? Catherine Tamussin

La culture française dans l’enseignement du FLE en Serbie : après la Seconde Guerre mondiale, quoi de neuf ? Biljana Stikić

Les écoles françaises en Bulgarie (1864-1948) Julieta Velichkova-Borin

Thèses

Le français en Moldavie. Entre héritage, tradition et mondialisation Olga Turcan

L’enseignement du français et son histoire dans les manuels de FLE en Grèce : aspects culturels Konstantinos Mytaloulis

Lectures

Loukia Efthymiou, La formation des francisants en Grèce : 1836-1982. Nicolas Manitakis

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Vladislav Rjéoutski & Alexandre Tchoudinov (dir.). Le précepteur francophone en Europe (XVIIe-XIXe siècles). Gisèle Kahn

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Préface

Despina Provata et Marie-Christine Kok Escalle

1 Ce numéro de Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, revue de la SIHFLES, éclaire les réalités de la pratique du français dans divers pays européens, tout particulièrement ceux de l’Est et des Balkans, sur une période relativement longue, allant du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle.

2 Dans tous ces pays, l’apprentissage du français se fait souvent par des enseignants natifs qui tiennent compte du public d’apprenants auquel ils s’adressent. De langue maternelle française ou non, leur approche est contrastive, comparative, tant pour la pratique d’enseignement et l’usage de manuels que pour le discours théorique que dévoile leur correspondance.

3 Dans les divers cas analysés, il apparaît aussi que le contexte dans lequel se situe l’apprentissage et l’usage du français langue étrangère est déterminant. La charge culturelle des idéologies dominantes qui relayent les contraintes politiques que sont celles des États, transparaît dans le contenu des manuels composés et utilisés pour l’enseignement à une époque donnée mais aussi dans les politiques éducatives de la France dans ces mêmes régions.

4 Les études de cas présentées dans ce recueil rendent manifeste le rôle que ces deux paramètres, contextuel et contrastif, jouent dans la conception et dans la pratique de l’usage du français langue étrangère, révélateur identitaire et culturel.

5 L’enseignement du français en Russie est abordé par le biais de personnes, actants essentiels que sont les enseignants ; ainsi Serguei Vlassov éclaire l’apport scientifique de deux praticiens français en Russie : Pierre de Laval, au XVIIIe siècle, adapte la grammaire de Restaut à son public d’apprenants russe et Jean Fleury, universitaire à Saint-Pétersbourg pendant le dernier quart du XIXe siècle, développe une approche comparative de la didactique du français en contexte russe. Vladislav Rjéoutski quant à lui, met en lumière la formation d’un jeune aristocrate russe du XVIIIe siècle, le prince Chtcherbatov qui séjourne à Londres pour y apprendre le français et autres langues étrangères. Les sources utilisées pour l’étude de ces personnages témoignent de la richesse des documents personnels que représentent les correspondances, conservées à la Bibliothèque nationale de Russie.

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6 L’histoire du français en Grèce aux XIXe et XX e siècles fait l’objet de recherches de différents points de vue. Jean Antoine Caravolas présente l’Introduction à la langue française, premier manuel de français pour l’enseignement dans la Grèce indépendante, rédigé par un auteur grec, Anastasios Herculides, en 1831. Ce manuel, inspiré de la méthode d’« enseignement universel » de Jean Joseph Jacotot fut l’outil d’apprentissage de générations de jeunes Grecs. Spécialement conçu pour les besoins des élèves de l’École centrale d’Égine, il vise surtout les apprenants d’un niveau avancé et enseigne la langue française à partir d’un échantillon varié de textes littéraires.

7 L’étude du contenu culturel des manuels de français qui fait l’objet de la thèse de doctorat de Konstantinos Mytaloulis, a comme point de départ les manuels du XIXe siècle, mais se concentre sur les manuels contemporains utilisés dans l’enseignement secondaire et primaire en Grèce entre 1998-2009, période marquée par les consignes du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). La thèse envisage le manuel comme objet d’étude et souligne que l’enseignement de la langue passe aussi par l’enseignement de la culture.

8 L’histoire du français en Grèce est aussi celle de l’histoire des écoles étrangères, congréganistes ou laïques, implantées dans le pays. Aikatérini Lalagianni et Vassiliki Lalagianni puisent dans les archives de l’école Jeanne d’Arc du Pirée, fondée en 1859 par les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition, pour reconstituer la contribution de cet établissement non seulement à l’éducation de la jeunesse, mais aussi pour souligner son œuvre philanthropique d’assistance sociale qui lui valut la reconnaissance officielle de l’État grec.

9 Le lycée de la Mission laïque française créé à Thessalonique en 1906, joue un rôle majeur dans la promotion de la francophonie, comme le confirme l’étude de Lampros Flitouris. Dans cette ville multiethnique et multiculturelle, l’antagonisme des langues est le reflet de l’antagonisme des puissances européennes lors d’une période décisive pour l’avenir de la ville. Ainsi, l’histoire du lycée de la Mission laïque française entre 1905 et 1950 est en grande partie définie par les tensions religieuses et ethniques qui secouent la région. Lié initialement au sort de la communauté juive de la ville, le lycée de la Mlf deviendra progressivement après la Seconde Guerre mondiale un centre de langues à l’image des Instituts français des autres pays.

10 Souvent en question, aussi bien au XIXe qu’au XXe siècle, la formation des enseignants de français en Grèce est l’objet de l’ouvrage de Loukia Efthymiou, La formation des francisants en Grèce : 1836-1982, dont il est rendu compte. L’ouvrage montre les étapes qu’a connues l’histoire de la formation du professorat en Grèce, en passant par les initiatives de la diplomatie française à la fondation de la Section d’études françaises à l’université d’Athènes.

11 Le français dans d’autres pays balkaniques fait aussi l’objet d’études. Olga Turcan, dans sa thèse qui porte sur la Moldavie, pays indépendant depuis 1991, montre que le français a longtemps tenu la première place parmi les langues étrangères. Cette réalité était déjà celle du XVIIIe siècle où sous l’influence des Phanariotes et de la noblesse roumaine le français était « symbole de la culture » ; il était aussi la langue de communication avec les officiers russes. Les péripéties politiques dues à la domination par des empires successifs n’ont pas éradiqué la langue française dans la région.

12 Analysant le rôle de la musique dans l’enseignement du français langue étrangère, Andreas Rauch interroge les fonctions de la chanson dans l’enseignement du français

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en Allemagne sous l’influence du mouvement réformiste du dernier quart du XIXe siècle. Si la musique a été différemment utilisée selon les divers courants didactiques, son rôle éducatif a toujours été reconnu.

13 Alors que la langue française perd, avec les traités mettant fin à la Première Guerre mondiale, sa place de première langue internationale, de langue de la diplomatie, elle conquiert une place non négligeable en Hongrie, où les élites choisissent une formation en langue et culture françaises mais aussi en autres langues étrangères, contrariant ainsi la domination toujours réelle de l’allemand. Catherine Tamussin analyse de près les influences de la réforme scolaire de 1924 sur l’enseignement du français en particulier et souligne que sous des aspects modernes, c’est bien l’intérêt de la classe sociale dominante et élitaire qui reste privilégié.

14 En revanche, en Serbie, le contexte politique semble déterminant pour les contenus culturels de l’apprentissage du français dans l’enseignement public. Biljana Stikic montre que c’est le cas tant dans l’entre-deux guerres que dans l’après Seconde Guerre mondiale où l’influence de la Russie et de l’idéologie soviétique sont dominantes.

15 En Bulgarie, pays de christianisme orthodoxe, les écoles françaises catholiques connaissent une longue tradition depuis le XVIIe siècle ; Julieta Velichkova-Borin présente l’histoire de ces écoles qui offrent aux jeunes Bulgares une instruction et une éducation en français et sont un relais de la France républicaine au XXe siècle.

16 Enfin, le compte rendu que Gisèle Kahn fait du recueil publié par Vladislav Rjéoutski & Alexandre Tchoudinov invite à la lecture pour voir vivre de nombreux précepteurs francophones, connus ou anonymes, qui dans les divers pays d’Europe ont, du XVIIe au XIXe siècle, contribué à la diffusion du français hors de France.

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Conseils pour apprendre le français: une lettre d'un précepteur français (Londres, 1717)

Vladislav Rjéoutski

1 Le début du XVIIIe siècle est marqué en Russie par des recherches et des hésitations linguistiques. Sous le règne de Pierre le Grand, la Russie s’ouvre résolument à l’Europe, mais cette ouverture est conditionnée par la maîtrise des langues étrangères. Les contacts avec différents pays d’Europe, tels que les Pays-Bas, l’Angleterre, les pays allemands, et enfin la France, poussent les Russes à apprendre des éléments des langues de ces pays. Au XVIIe siècle, les Russes, même appartenant à l’élite, apprenaient rarement les langues étrangères. Il s’agit maintenant de rattraper le temps perdu pour être opérationnels dans différents domaines et activités où la connaissance des langues européennes est de rigueur : commerce, diplomatie, recrutement de spécialistes… Pierre Ier lui-même est confronté à des problèmes linguistiques lors de ses voyages en Occident et comprend donc l’importance de la maîtrise des langues européennes pour le succès de ses réformes.

2 La France reste longtemps exclue du nombre des pays avec lesquels la Russie entretient un contact direct et intensif et ce n’est qu’en 1717 que le tsar se rend finalement dans ce pays. Cependant, dès avant ce voyage le tsar fait apprendre le français à ses enfants et à ses nièces ce qui témoigne de la compréhension du rôle de cette langue dans l’éducation des princes et des aristocrates en Europe. Plusieurs de ses proches collaborateurs lui emboîtent le pas, d’autant plus que la connaissance du français est nécessitée par des considérations pratiques : les livres français commencent à être diffusés en Russie et la production livresque française est incontournable dans certains domaines tels que le génie civil et militaire par exemple ; le français commence également à prendre le dessus sur le latin dans le domaine de la diplomatie.

3 Cependant, il est alors relativement difficile de trouver des professeurs de français en Russie : la communauté francophone est très limitée et comprend surtout des spécialistes recrutés en Europe pour réaliser des missions précises en Russie, ils ne peuvent donc pas remplir en même temps les fonctions d’enseignants de français. Le

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tsar envoie en Occident à plusieurs reprises des groupes de jeunes gens pour se former à des métiers qui n’étaient pas encore pratiqués en Russie. Plusieurs Russes profitent donc de ces séjours souvent prolongés pour apprendre les langues étrangères, y compris le français. Cet article analyse justement le cas de figure d’un jeune aristocrate russe envoyé en Angleterre pour y faire l’apprentissage du français.

4 Le « Recueil de lettres françoises »1 qui a attiré notre attention à la Bibliothèque nationale de Russie, à Saint-Pétersbourg, est écrit d’un bout à l’autre par une seule et même main. Une lecture plus attentive montre qu’il s’agit de lettres rédigées et recopiées par un homme se trouvant à Londres vers 1717. Cet homme apprenait le français en s’entraînant à écrire des lettres. La première lettre recopiée est celle d’un précepteur résidant à Londres2.

5 Nous présenterons d’abord le parcours de l’auteur de ce recueil pour mieux comprendre le contexte, dans lequel s’inscrit cette histoire. Nous verrons ce que Londres pouvait offrir à cette époque à un apprenant de français et, plus concrètement, dans quel cadre cet apprentissage avait lieu. Finalement, en puisant dans les lettres contenues dans ce recueil, nous montrerons ce qu’on apprend sur les méthodes utilisées lors de ces cours.

1. Un aristocrate russe à Londres

6 Qui était l’auteur de ce recueil ? C’était de toute évidence un Russe : il mentionne sa correspondance avec des parents à Moscou et plusieurs de ses lettres tournent autour de sujets « russes » (par exemple une nouvelle visite de Pierre Ier en Europe occidentale, en 1717). En avançant dans la lecture, nous arrivons enfin à identifier ce personnage mystérieux : son nom est mentionné dans quelques lettres recopiées par lui : elles lui étaient destinées. Après avoir croisé les faits connus sur la vie du propriétaire de ce recueil avec la biographie du prince Ivan Chtcherbatov nous pouvons écarter tout doute : il s’agit bel et bien de la même personne.

7 Ivan Andreïevitch Chtcherbatov (1696-1761) est le fils du prince Andreï Dmitrievitch Chtcherbatov, seigneur russe proche du tsar Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre Ier. Ivan fait partie des jeunes nobles envoyés par le tsar en Angleterre pour apprendre l’art de la marine. Arrivé à Londres, probablement en 17163, le prince y reste jusqu’en septembre 1721. Au moment où nous le trouvons, il y vit grâce au revenu de ses domaines sans aucune aide des autorités russes. Il s’initie au français, ainsi qu’à plusieurs « sciences », en prenant des leçons auprès de professeurs privés. Pour l’heure, il n’y a aucune mention d’un apprentissage pratique de la marine ; plus tard, le prince adressera au roi d’Angleterre une demande pour être admis dans la flotte britannique en qualité de volontaire, mais cette démarche n’aboutit pas car l’admission des étrangers dans la marine anglaise est alors interdite ; Chtcherbatov s’adresse alors à la France pour y trouver une place similaire, sans davantage de succès.

8 Chtcherbatov profite de son séjour pour apprendre des langues mais également pour se renseigner sur les idées occidentales dans différents domaines, notamment en économie. Ainsi, en 1720, il traduit en russe les Considérations sur le numéraire et le commerce4, l’un des principaux écrits économiques de John Law. Chtcherbatov y ajoute sa propre introduction, dans laquelle il loue l’économiste écossais ; il accompagne sa traduction de commentaires pour expliquer au lecteur russe le sens des poids et mesures en Angleterre et en France sans oublier de présenter les institutions

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britanniques et françaises. Il expose de même les principales raisons du développement du commerce en France et de l’accroissement des recettes de l’État : ce sont selon lui les banques et les compagnies de commerce. Sa traduction est envoyée à Saint-Pétersbourg en mars 1720. Le 12 juin de la même année, Chtcherbatov adresse au tsar une longue épître dans laquelle il fait plusieurs propositions5 : introduire en Russie des banques et des billets de banque et la fondation de compagnies de commerce. Il donne beaucoup de précisions sur l’organisation des banques et des compagnies commerciales et sur l’utilité et la manière d’introduire des billets de banque. Or en 1720, les initiatives de John Law connaissent un échec cuisant en France où les billets de banque se dévaluent à toute vitesse. Pierre le Grand est au courant de cette crise, mais donne pourtant l’ordre de proposer à Law des conditions très avantageuses pour l’inviter à Saint- Pétersbourg.

9 Rentré en Russie en septembre 1721, Chtcherbatov entre aux Affaires étrangères. En 1722, il est promu au rang de conseiller de commerce. L’année suivante, il est envoyé à Cadix pour préparer l’arrivée d’un consul russe. Il y écrit une « Introduction sur le commerce en Russie » dans laquelle il fait une synthèse sur le commerce russe en utilisant beaucoup de sources occidentales (Troïtski 1970). C’est sans doute lui qui écrit, à Madrid en 1725, en français, des « Observations sur le commerce des pays qui sont voisins à l’empire de Russie » (Bibliothèque nationale de Russie, Mss, Fr. Q. II. n°100, 1+19 f.). Il devient ministre plénipotentiaire de Russie à Madrid en avril 1726. Dans ses nombreuses dépêches, il attire l’attention sur l’état de l’armée et de la marine espagnoles, l’économie en Espagne, ses colonies, etc. Sa carrière prend un bon départ : il est ministre russe à Constantinople en 1731, devient vice-président du collège (ministère) de Commerce en 1733, président du collège de Justice (autrement dit ministre de la Justice) en 1734 avant de revenir en Angleterre en 1739 en qualité de ministre plénipotentiaire de Russie. Peu avant ce nouveau séjour, il épouse la sœur de la comtesse Ostermann et devient ainsi parent du comte Heinrich Ostermann, l’un des plus hauts fonctionnaires russes qui dirige de fait la politique intérieure et extérieure de l’empire de Russie jusqu’à l’avènement d’Élisabeth. En 1741, une nouvelle promotion l’attend : Chtcherbatov devient conseiller privé. Il représente la cour russe à Londres, avec une courte interruption, jusqu’en 1746. C’est l’un des diplomates russes les mieux vus à la cour britannique. Rentré en Russie, il devient sénateur en 1748 (Cross 1980 : 12-13 ; Ivan Andreevitch Chtcherbatov).

2. Apprendre le français à Londres : mode d’emploi

10 Les lettres de Chtcherbatov nous renseignent sur le séjour à Londres de ce jeune aristocrate russe passionné par les langues et amoureux du français. Chtcherbatov mène dans la capitale anglaise une vie parfois nonchalante, parfois studieuse : il se lève souvent tard, se promène beaucoup en compagnie d’amis (sont mentionnés Messieurs Hampson et Greems, sans doute des Britanniques), passe les soirées au café « Chocolat de la Meuse », sans doute un « haut lieu » de la diaspora française à Londres, ou au « Café de Georges ». Son mode de vie est tellement différent des passe-temps habituels d’un boyard russe – il joue maintenant au billard, boit du café, dîne en compagnie des femmes ; cette existence occidentalisée va de pair avec son apprentissage des langues occidentales.

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11 Au début du XVIIIe siècle, Londres est un bon endroit pour apprendre le français qui jouit d’une grande popularité dans la société anglaise : les élites britanniques maîtrisent souvent bien le français, la ville est pleine d’émigrés de France, en grande partie des huguenots, dont beaucoup se consacrent à l’enseignement de leur langue. Si, de 1480 à la fin du XVIIe siècle, environ 160 grammaires et dictionnaires de français voient le jour en Angleterre, ce nombre sera presque triplé au XVIIIe siècle (Caravolas 2013 : 92).

12 Beaucoup des 126 lettres contenues dans ce recueil rédigé par Chtcherbatov sont des exercices de langue et de style du jeune prince. Toutes ces lettres sont marquées par un « A » ce qui permet de les distinguer de la correspondance réelle de Chtcherbatov. Les lettres sont soigneusement recopiées par le prince comme des documents sacrés témoignant de sa capacité d’écrire dans la langue de Molière. Dans plusieurs lettres, on voit une autre écriture, sans doute celle de son professeur. L’ensemble de ces documents permet de se faire une idée de la manière d’enseigner de ce professeur, que nous analyserons plus loin.

13 L’élève est convaincu de l’utilité du français. Dans une lettre – qui n’est pas marquée par un « A », mais qui a aussi été corrigée par le précepteur, il raconte sans doute une expérience personnelle6 : Je passay hier l’après diné à parler françois avec monsieur G.: mais j’eus de la peine de le bien entendre, car la langue françoise ne luy est pas tout à fait naturelle. Aussitôt qu’il m’eut fait paroitre quelque inclination de se remettre à étudier [inséré par une autre main : le7] françois je ne manquay pas de vous recommander à luy. Peut étre que j’aurai la commodité de luy parler plus amplement de l’utilité de la Langue françoise […]. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 102)

14 Le thème de plusieurs de ces lettres est suggéré par des circonstances réelles. Une fois, Chtcherbatov demande de l’excuser d’avance pour un possible retard et explique ses raisons : J’ose me flatter que vous ne recevrez point de mauvais œil le billet que je prens ici la liberté de vous écrire ; mais qu’au contraire vous voudrez bien daigner le lire avec la même disposition de bonté dont il vous plaît toujours user envers moy. Ce qui en fait le sujet est une grace que j’ai à vous demander. Je suis demain matin engagé à aller quelque part pour une affaire pecuniaire, et s’il arrivoit que contre mon attente je fusse trop-long-temps détenu, je vous conjure de ne pas trouver mauvais, que je ne me rende pas chez vous à l’heure marquée. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 111v-112)

15 Dans une autre lettre, le prince demande pardon à son professeur pour s’être trouvé au lit quand celui-ci est arrivé pour lui donner son cours. Mais il y a aussi des mots badins qui semblent être de purs exercices de style : [A] Monsieur, Je suis ici à croquer le marmot. Il n’y a ame qui vive dans le caffé avec qui je puisse caqueter un peu pour chasser l’ennuy. Il fait un temps si vain et si lache que j’en suis tout accablé. La chaleur qu’il fait trousse bien des gens, à ce qu’on dit. Il est mort ce matin un Agioteur françois de nation qui s’étoit morfondu à tracasser pour accumuler du bien dont il n’avoit que faire car il en regorgeoit. Les Agioteurs sont d’étranges sortes de gens. Rien ne peut assouvir leurs desirs [continué par une autre écriture8] d’entasser richesses sur richesses. etc. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 105)

16 Chtcherbatov semble apprécier son professeur. Cependant, pour les corrections, celui- ci se limite au strict minimum en faisant attention plus au style qu’à la grammaire qui

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reste assez négligée. Les enseignants de français à Londres sont nombreux à cette époque et beaucoup remplissent leurs fonctions vite et peu consciencieusement. Leur image est souvent celle de fainéants qui se font payer cher pour un travail médiocre (Caravolas 2013 : 98).

3. Méthodes d’un enseignant de français à Londres

17 Nous ne pouvons pas être absolument sûrs que la lettre placée au début du recueil a été écrite par l’enseignant du jeune Chtcherbatov qui a corrigé par la suite ses lettres. Cependant, certains indices nous laissent penser qu’il s’agit de la même personne : d’abord la place accordée à cette lettre dans le recueil, puis l’insistance dans cette lettre sur la lecture des œuvres de Molière qui, comme nous le verrons, occupe en effet beaucoup de place dans l’apprentissage du français par le jeune prince.

18 La lecture des gazettes francophones est l’un des principaux moyens d’apprentissage. L’élève décrit ce procédé : En cas que La Gazette de Hollande soit arrivée, je prendrai le plaisir de la lire, et tout ce que j’y trouverai de remarquable je vous le dirai. J’espère que vous voudrez bien raisonner avec moy sur les nouvelles, comme vous étes accoutumé de le faire avec tout le monde et principalement avec vos écoliers du nombre de quel je suis. (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 108)

19 Le prince mentionne aussi la lecture des pièces et notamment de celles de Molière qui figurent dans la liste des lectures conseillées par le précepteur : Si vous vous trouvez demain sur le midy chez vous, je me donnerai l’honneur de vous venir rendre mes devoirs et de vous sacrifier une bonne grosse heure à la Lecture de notre Comedie. Aprés l’avoir finie nous pourrons voir le Bourgeois Gentil-homme de Moliere, si le cœur vous en dit. Je vous suis caution que vous y trouverez vôtre conte, et que vous tomberez d’accord que le ridicule des Personnages y est fort bien touché. Moliere étoit excellent homme à représenter les caracteres, et à divertir les auditeurs. Que je souhaiterois sçavoir par coeur une partie des plus beaux endroits. [ajouté par une autre main9] de ses comédies ! (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 101v)

20 Ce mot tombait apparemment à point nommé car la patience du professeur était passablement éprouvée si l’on en juge d’après cette phrase ajoutée par lui à l’intention de son élève : « on lui demande son assistance pour mener une vie moins dissipée » (BNR, Mss, Erm., fr., n°105, f° 101v).

21 Quels livres le professeur de Chtcherbatov conseille-t-il à son élève ? Il parle des Lettres de Bussy Rabutin et de celles de Fontenelle. On trouve dans la bibliothèque du prince Mikhaïl Chtcherbatov, écrivain et historien russe et beau-fils du prince Ivan, un exemplaire des Lettres de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy (Rabutin, comte de Bussy 1698). Sur une des pages du livre on voit quelques mots écrits par une main qui ressemble beaucoup à celle du propriétaire de ce recueil : « Ce livre et a Monsieur le Pri[n]ce Scherbam ». L’inscription remonte sans doute à la période où Ivan Chtcherbatov faisait ses premiers pas dans l’apprentissage du français. Les Lettres de Rabutin étaient bien connues et utilisées à des fins didactiques à travers l’Europe et jusqu’en Russie : dans les années 1730, les étudiants au collège de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg apprennent le français en traduisant ces Lettres (Mézin, Rjéoutski 2011 : vol. 2 : 731).

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22 Le genre de Lettres, très en vogue à cette époque, devait accoutumer l’élève à utiliser les expressions nécessaires pour mener une correspondance particulière. Dans la lettre « Au comte de Bussy Rabutin » nous lisons : « Permettez-moi, Monsieur, s’il vous plaît, qu’en vous donnant de nouvelles assurances de mes très humbles respects, je vous donne en même tems quelques nouvelles de ce qui se passe sur cette côte » (Rabutin, comte de Bussy 1698 : 9) ; et puis : « Voila toutes les nouvelles de ce Païs ci que j’ai crû que vous seriez bien aise de sçavoir ; et je prendrai occasion de vous dire que je suis, avec un très-respectueux attachemens etc. » (Rabutin, comte de Bussy 1698 : 12). Fontenelle était aussi l’un des auteurs favoris des maîtres de français. On lui doit des lettres au cardinal de Fleury, à Newton, à Crousaz, etc. Mais le professeur de Chtcherbatov pense peut-être à ses lettres galantes publiées sous le nom de chevalier d’Her et rééditées de nombreuses fois (Fontenelle 1683).

23 Cette liste de lectures utiles pour l’apprentissage du français pourrait évidemment être complétée. Les Aventures de Télémaque de Fénelon deviennent l’un des fondements de l’enseignement de la langue française partout en Europe, pour leur message pédagogique et pour leur utilité didactique (Minerva 2003). En Angleterre, Abel Boyer, auteur de grammaires françaises et d’un dictionnaire franco-anglais, lit le Télémaque et les pièces de Molière avec ses élèves (Caravolas 2013 : 100). Les Aventures de Télémaque sont aussi connues en Russie (Drews 1992). À peu près dans les mêmes années, le gouverneur français Pirard dicte à son élève russe, le jeune prince Tcherkasski, des morceaux tirés des « Maximes pour se conduire sagement dans le monde » attribuées à Fénelon (Archives d’État des actes anciens à Moscou, infra – RGADA, fonds 11, d. 291, f° 25-25v)10. Bossuet se prête aussi fort bien à des dictées, par exemple son Discours sur l’histoire universelle dont le début est devenu célèbre : « Quand l’histoire seroit inutile aux autres hommes, il faudroit la faire lire aux princes »11.

24 La lecture de Rabutin et de Fontenelle, la composition de lettres ont porté leurs fruits : le jeune Chtcherbatov écrit, certes, non sans fautes, mais d’une plume alerte en se servant d’une multitude d’expressions toutes faites : « J’ay eu l’honneur de recevoir vôtre lettre », « Je suis bien faché de […] », « Je prens la liberté de vous prier, de vouloir bien vous donner la peine […] », « je me sers de cette occasion pour vous asseurer avec combien d’attachement je suis […] », « Passez moy quelque negligence, je vous en prie, et ayez la bonté de […] », « je finis par des protestations d’attachement et de respect », « Je vous conjure de croire que j’ay l’honneur d’etre veritablement […] », « Je ne manquerai pas de vous faire savoir […] », etc., etc.

25 Enfin, le professeur le dissuade de faire des traductions de l’anglais en français ce que Chtcherbatov avait, semble-t-il, l’habitude de faire. Mais ce n’est pas pour le détourner complètement des traductions car, à cette époque, c’est l’une des méthodes couramment utilisées dans l’apprentissage des langues. Le précepteur conseille de prendre comme base un texte français, de le traduire en anglais, et de le retraduire en français en comparant le résultat au texte de départ. Chtcherbatov aime traduire : on trouve dans le même carnet plusieurs traductions faites surtout du français et de l’anglais vers le russe (BNR, Mss, Erm., fr., n° 105, f° 1-5, etc.).

Conclusion

26 Ce recueil curieux est l’un des premiers documents écrits par un Russe en français. L’histoire se passe à l’étranger et ce n’est pas tout à fait un hasard : en Russie à cette

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époque, le français n’avait pas encore acquis pleinement ses lettres de noblesse et, surtout, les enseignants de français y sont alors rares. Le prince Ivan Chtcherbatov fait donc figure de précurseur en adoptant à l’égard de la « langue de l’Europe » l’attitude passionnée d’un converti.

27 Cette source montre comment l’apprentissage du français pouvait se faire au moment où la Russie s’ouvrait à l’Europe. Ces lettres permettent aussi de découvrir les procédés utilisés dans l’enseignement du français à Londres à cette époque. Parmi ceux-là, l’écriture de lettres occupe évidemment une place particulière si l’on pense au parcours ultérieur de ce Russe. La suite de la carrière du prince Chtcherbatov montre en effet à quel point la maîtrise du français et notamment de l’art d’écrire des lettres en français ont été cruciaux pour lui : la connaissance des théories économiques de John Law, la traduction, le travail en qualité de diplomate en Espagne et plus tard en Angleterre, tout cela était conditionné par la maîtrise des langues étrangères. La correspondance diplomatique de Chtcherbatov du temps de sa présence en Espagne montre qu’il échangeait en effet avec plusieurs diplomates européens et que le français lui servait de langue de communication en cette occasion. Il l’utilise aussi, bien qu’occasionnellement, avec des diplomates russes, alors qu’à cette époque les Russes, même exerçant le métier de diplomate, font leurs échanges encore normalement en russe (BNR, Mss, Erm, n°76). Il anticipe donc sur l’usage du français comme langue de communication entre les Russes, qui ne sera véritablement adopté que sous le règne de Catherine II (1762-1796). Londres étant, au début du XVIIIe siècle, une capitale cosmopolite où le français jouait un rôle non négligeable, la période de son apprentissage a donc été très formatrice à différents égards : la manière de vivre, de s’habiller, de manger, de communiquer, tout cela a été de grande importance pour ce jeune Russe, mais son capital culturel le plus précieux était sans doute sa maîtrise des langues et du français d’abord et surtout.

Annexe

28 En annexe nous publions la première lettre de ce recueil, écrite par le précepteur du prince Chtcherbatov. On verra que l’orthographe et même la grammaire de cette lettre sont loin d’être parfaites. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une copie faite par le jeune Chtcherbatov pour son propre usage. C’est peut-être à l’élève que ces erreurs sont imputables, si ce n’est pas à son précepteur…

29 Source : Bibliothèque nationale de Russie, Mss, Erm., fr., n°105, « Recueil de pièces curieuses fait depuis le 26 Octobre 1717. En français, en anglais et en russe ». Le texte est publié en respectant l’orthographe de l’original.

30 [f° 113v]

31 Monsieur,

32 Quelques instance que j’aye pû faire aupres de mes ecoliers, pour les porter à changer le temps de nos exercices, il ne m’a pas été possible de réüssir. J’en suis au desespoir, puisque j’y pers l’honneur d’étre employé par vous Monsieur. Agréez pourtant, je vous prie que je vous sçache tres-bon gré de la bonne volonté, que vous avez pour moy, et que j’en conserve du souvenir. Puisque vous avez une si fort ardeur pour nôtre Langue, permettez moy dire ma pensée sur les moyens de vous la rendre familiere. Il n’y a pour cela qu’à lire beaucoup, à écrire beaucoup, et à parler beaucoup. Prenez s’il vous plait,

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la peine de vous attacher sur tout à la lecture des comedies de Moliere, des Lettres de Bussy, de celles de Fontenelles, et aux Gazettes de Paris, et d’Amsterdam, qui sont les mieux écrites. Il est d’une absolüe necessité de faire un recueil [f° 113] de termes choisis, d’expressions élegantes, et de tours qui sont du génie de nôtre Langue pour vous en former un stile selon la [sic ! – V.R.] caractere de vôtre humeur. Tout cela doit tirer des pièces que vous lirez et vous faire faire beaucoup de questions par vôtre Maitre, sur ce que vous aurez lû. Mais de grace, ne suivez point la route battüe dans vos traductions. Je veux dire de ne point traduire l’anglois en françois. Vous apprendrez bien mieux le genie de nôtre Langue et cette liaison des termes, qu’il est si difficile d’attraper, en traduisant du françois en Anglois et en retraduisant ensuite le même Anglois en françois pour comparer ce que vous aviez fait avec l’original. On doit s’assûrer de travailler utilement en suivant cette methode, au lieu que par l’autre on ne fait rien qui vaille de long temps. Qu’un de vos principaux soins soit de vous acquerir une prononciation facile et aisée en lisant tout haut devant un Maitre attentif, et qui s’y attend. La lecture des comedies et de vers est celle, qui est la plus utile pour ce dessein. Il faudroit souvent composer des lettres, ou de petits entretiens, et vous efforcer d’y faire entrer les expressions et les termes, que vous aurez recüellis. Vous n’aurez pas fait cela dix à douze fois, que vous vous [f° 112v] appercevrez d’un succes qui vous fera plaisir. Je n’en dirai pas d’avantage, sur ce chapitre crainte de vous ennuyer. Je dois même vous faire mille excuses d’avoir pris tant de liberté. Mon intention a été de vous de dommager en quelque maniere du temps, que je vous fis perdre hier, car je crains fort de vous avoir arraché de quelque occupation serieuse et importante. J’ose cependant me flatter qu’elle ne vous sera pas désagreable cette intention, et que vous voudrez bien me permettre d’etre avec tout le respect, que je vous dois,

33 Monsieur,

34 Vôtre tres humble et tres ob: serviteur.

BIBLIOGRAPHIE

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TROITSKI, S. M. (1970). « Sistema Djona Lo i eio rousskié posledovateli ». Franko-rousskié ekonomitcheskié sviazi [S. M. Troïtski, « Le ‘système’ de John Law et ses adeptes russes », Les liens économiques franco-russes]. Moscou-Paris : Naouka. En ligne : (février 2012).

NOTES

1. Contenues dans le « Recueil de pièces curieuses fait depuis le 26 Octobre 1717. En français, en anglais et en russe », Bibliothèque nationale de Russie (infra – BNR), Mss, Erm., fr., n°105. Le manuscrit commence des deux côtés du volume, la pagination est donc décroissante dans les citations ci-dessous. 2. Nous la publions en annexe. 3. Les lettres dont nous disposons, sont datées de 1717, mais il semble que Chtcherbatov était déjà à Londres bien avant. 4. Sorties à La Haye en 1705, le prince précise qu’il traduit le texte de l’anglais. 5. Le texte de cette lettre est publié dans : Troitski 1970. Le manuscrit se trouve à la Bibliothèque nationale de Russie, Mss, Erm., d. 122-a, f° 1-22v. 6. Toutes les citations qui suivent respectent l’orthographe de l’original. 7. Note de l’auteur VR. 8. Note de VR. 9. Note de VR. 10. Voir par exemple Fénelon 1787 : 3 : 532-533, où ces vers sont intitulés « La Sagesse humaine ou le portrait d’un hônnête homme ». Parfois cette pièce figurait sans nom d’auteur (Antrain 1768 : 448). 11. L’une des dictées données par Pirard au prince Tcherkasski est tirée de cette œuvre : RGADA, fonds 11, d. 291, f° 40. Voir ce discours dans Bossuet 1836 : X : 151-311.

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RÉSUMÉS

En exploitant une source inédite conservée à Saint-Pétersbourg, l’auteur analyse un cas d’apprentissage du français par un aristocrate russe, à Londres au début du XVIIIe siècle. Anecdotique à première vue, cette histoire permet néanmoins de bien saisir certaines caractéristiques de l’étape initiale dans l’apprentissage des langues étrangères en Russie. Cette source permet de voir également certaines méthodes d’apprentissage du français à Londres à cette époque et le rôle de cet apprentissage pour ce jeune Russe qui allait débuter une carrière de diplomate et de fonctionnaire d’État.

INDEX

Mots-clés : apprentissage du français, aristocratie russe, méthodes d’apprentissage des langues, Londres, XVIIIe siècle. Keywords : learning French, Russian aristocracy, methods of learning languages, London, 18th century.

AUTEUR

VLADISLAV RJÉOUTSKI Deutsches Historisches Institut Moskau

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Enseigner le français en Russie au milieu du XVIIIe siècle. Pierre de Laval, précepteur et auteur d’une grammaire pour les Russes

Sergueï Vlassov

1. Introduction1

1 Les premières grammaires françaises pour les Russes sont publiées en Russie au début des années 1750, à l’époque de l’impératrice Élisabeth. La première en date (1752) est la grammaire de Restaut traduite de l’allemand par Vassili Teplov (1752), traducteur de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. La deuxième (17532) est due à un certain « Mr. De Laval », précepteur français du jeune prince Iouri Troubetskoї, fils du procureur général du Sénat Nikita Troubetskoї. Cette première grammaire bilingue du français éditée en Russie a pour titre Explication de la Grammaire Françoise avec de nouvelles observations, et des exemples sensibles sur l’usage de toutes ses parties (Saint- Pétersbourg, Imprimerie de l’Académie des sciences, 1752). Elle est dédiée par Laval à son élève3. Seul le nom de l’auteur de cette grammaire était connu. Les recherches aux Archives de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg nous ont permis de mettre en lumière les activités variées de ce curieux personnage qui reflètent bien la vie des précepteurs étrangers en Russie au milieu du XVIIIe siècle.

2. École particulière de Monsieur de Laval

2 Dès 1757, en vertu de l’ordre de l’impératrice Élisabeth et du décret du Sénat4, tout précepteur étranger arrivant en Russie devait se présenter à un examen auprès de l’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg ou auprès de l’université de Moscou (Biliarski 1865 : 344). Pierre « Delaval » est l’un des premiers précepteurs étrangers à passer cet examen à l’Académie des sciences, le 14 mai 1757. Laval a déclaré qu’« il avait

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ici, à Saint-Pétersbourg, dans un appartement qu’il avait loué, une école particulière dans laquelle il enseignait aux jeunes le français, l’histoire, la géographie et l’arithmétique ». Selon l’attestation, « on l’a examiné dans ces matières et on a trouvé qu’il était capable de les enseigner » (SPF ARAN, fonds 3, op. 9, d. 78, f. 16).

3 En janvier et mars de la même année, Laval passe une annonce dans le journal de Saint- Pétersbourg : Monsieur de Laval avec sa femme ont l’intention d’accueillir chez eux les jeunes filles qui désirent apprendre le français, la géographie, l’histoire, le dessin et l’arithmétique : les personnes intéressées peuvent se mettre d’accord avec lui sur le prix rue Millionnaїa, en face de la maison de Son Excellence le Comte Tchernychev. (SPbV 1757, n° 7, 24 janvier ; n° 22, 18 mars)

4 Le pensionnat change plusieurs fois d’adresse, mais continue d’exister au moins jusqu’en 1759 (SPbV, 1757, n° 30, 15 avril ; n° 75, 19 septembre ; 1758, n° 20, 10 mars ; 1759, n° 62, 3 août).

3. Service de Laval à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg

5 En 1759, commence une nouvelle période dans la vie de Laval. Il demande à la Chancellerie de l’Académie des sciences de l’engager à un poste vacant de maître de français et cite sa grammaire éditée par l’Académie comme preuve de ses talents5. Laval est engagé au collège académique en remplacement d’Henri de Lavie, « régent » ou professeur de la « haute classe » depuis 1752, qui présente sa démission le 17 juin 1759 (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 244, f° 214, 220)6. En s’engageant au service de l’État, Laval prête serment en apposant sa signature : « Pierre Delaval »7. C’est le seul document qui nous permette d’établir avec certitude le prénom de l’auteur de l’Explication de la Grammaire Françoise.

6 Le travail de régent au collège académique est trop pesant pour Laval. Son absentéisme fait l’objet d’un rapport de Moderach, inspecteur de l’école académique : depuis longtemps, Laval ne va plus en classe sous prétexte que sa femme est malade. De la part de la Chancellerie académique, Lomonossov rappelle Laval à l’ordre en menaçant de réduire ses appointements (Biliarski 1865 : 465)8.

7 Mécontent de son traitement et ne pouvant pas obtenir une augmentation de 100 roubles, Laval supplie en février 1763 la direction de l’Académie de « vouloir bien lui accorder un congé honorable, tel qu’il compte avoir mérité pour les soins qu’il a eus à remplir ses devoirs depuis 1759 » (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 273, f° 208-211). Il ne reçoit son congé qu’en juillet 1763 (ibid., f° 216). Un nouveau maître de français est nommé en remplacement de Laval, Jean-Charles Charpentier (ibid., f° 225), auteur d’une grammaire de la langue russe basée sur celle de Lomonossov9.

4. Histoire de la publication de la grammaire de Laval

8 La traduction en russe de la grammaire de Laval est accomplie par deux traducteurs de l’Académie. Vassili Teplov s’y attaque d’abord, mais, malade, il doit la confier en février 1752 à Sergueї Voltchkov. Le texte de Laval et sa traduction doivent paraître dans le

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même volume, avec les textes français et russe en regard ; Teplov et Voltchkov sont donc dans un sens les coauteurs de cette grammaire.

9 L’affaire est urgente car l’employeur de Laval, le procureur général Troubetskoï, presse la Chancellerie académique d’achever la traduction (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 521, f° 103). Voltchkov s’en acquitte vite : le 14 mai 1752, Laval prie « humblement » d’ordonner de publier sa grammaire aux frais de l’Académie (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 165, f° 115). Le jour même J. D. Schumacher, directeur de la Chancellerie de l’Académie des sciences, signe un ordre prescrivant d’« imprimer à l’usage de la jeunesse russienne mille deux cents exemplaires in-quarto de cette grammaire sur papier russe utilisé pour les Commentaires académiques et douze exemplaires sur papier étranger royal de dimension moyenne » (SHF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 521, f° 143v ; fonds 3, op. 1, d. 165, f° 116).

10 Cependant un obstacle inattendu surgit en juillet 1752 : Monsieur le Président de l’Académie, Son Excellence le Comte [Cyrille Razoumovski], en partant pour la Petite Russie, a bien voulu donner un ordre oral de n’imprimer sans son approbation aucune épître dédicatoire à qui qu’elle soit adressée. Comme Monsieur de Laval demande d’imprimer auprès de l’Académie sa grammaire française qui est vue et approuvée par le Professeur Strube et qu’il veut accompagner d’une épître dédicatoire à son élève le Prince Iouri Nikititch Troubetskoї, il a été décidé d’envoyer ladite dédicace à Son Excellence le Comte pour son approbation. (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 521, f° 297)

11 Mais le 11 mars 1753, cette « dédicace » n’est toujours pas approuvée par Razoumovski car elle s’est égarée sur les routes pour la Petite Russie d’où le comte dirigeait alors l’Académie des sciences. On décide donc d’« envoyer une seconde fois un rapport à ce sujet à Son Excellence le Comte avec la même épître dédicatoire et d’en attendre l’approbation » (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 165, f° 120 ; fonds 3, op. 1, d. 522, f° 141). Le 26 juin 1753, après avoir enfin reçu l’approbation de Razoumovski, l’Académie décide d’« imprimer autant d’exemplaires de la dédicace qu’on a fait d’exemplaires de la grammaire » (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 522, f° 242 ; fonds 3, inv. 1, d. 165, f° 125).

12 Cette histoire anecdotique est probablement liée à la publication de la Nouvelle grammaire française dans la traduction de Vassili Teplov, à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, en 1751-1752. Cette grammaire était déjà utilisée au сollège de l’Académie. L’administration académique voulait sans doute retarder la publication de la grammaire de Laval : celle-ci ne lui convenait pas tout à fait, mais l’Académie était contrainte de l’imprimer sous la pression du procureur général Troubetskoї.

13 La grammaire de Laval a été achevée d’imprimer le 23 août 1753 et a été mise en vente en septembre 1753 au prix d’un rouble l’exemplaire. Sur les 1262 exemplaires imprimés, l’auteur ne reçoit, « en récompense de son travail », que 47 exemplaires au lieu des cent qui lui étaient promis (PFA RAN, fonds 3, inv. 1, d. 165, f° 116, 129–134)10.

5. Place de la grammaire de Laval dans l’histoire des manuels d’apprentissage du français en Russie

14 La grammaire concurrente de Teplov n’est pas une œuvre originale, mais une traduction de l’édition allemande de la Nouvelle et parfaite Grammaire Françoise de Pierre Restaut (1749), elle-même basée sur d’autres grammaires (celles de J.-R. Des Pepliers, C. Buffier, P. de La Touche). La grammaire de Laval, elle, est une explication abrégée des

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Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise de Restaut (Restaut 1730). Cependant, elle fournit une grande quantité d’exemples qui ne sont pas empruntés à Restaut, mais inventés par Laval qui les adapte à la réalité russe de l’époque.

15 Dans la préface, l’auteur explique pourquoi il a abrégé et simplifié le texte de Restaut : Mr. Restaut, tres habile Grammairien, m’a été d’un grand secours dans la composition de cet Ouvrage, mais j’ai évité, autant que j’ai pu, les expressions philosophiques dont sa Grammaire est remplie : Expressions qui ne me paroissent pas convenir dans un Ouvrage dont l’étude est d’elle même assez difficile, particulierement pour les enfans. (Laval 1752, f° b 2v)

16 Restaut a composé lui-même une variante simplifiée et abrégée de sa grammaire pour enfants (Restaut 1732) expurgée des « expressions philosophiques ». Cette variante fut à la base de la traduction manuscrite d’Ivan Gorlitski présentée à la Chancellerie académique en 1748. Elle fut approuvée par les professeurs Strube, Trediakovski et Lomonossov qui l’ont alors recommandée à la publication après quelques corrections (Materialy 1900 : 643-644)11.

17 La grammaire de Restaut, tout comme celles de Des Pepliers (1689) et de La Touche (1696), faisait partie des grammaires françaises les plus populaires en Russie au XVIIIe siècle. L’Abrégé des principes de la Grammaire françoise de Restaut a été souvent réédité en Russie (Restaut 1771, 1771, 1789, 1799, 1812). La grammaire de Restaut traduite par Teplov a connu elle aussi plusieurs rééditions (1752, 1762, 1777, 1787 et 1809). Le succès du manuel de Teplov s’explique par le fait qu’il réunit dans un seul livre tout ce qu’il y a de meilleur dans les grammaires de Restaut, Des Pepliers et de La Touche.

18 Si les ouvrages de Des Pepliers et de La Touche se rattachent encore au vieux paradigme des grammaires formelles du XVIIe siècle, le traité plus moderne de Restaut porte l’empreinte des idées philosophiques de la Grammaire générale et raisonnée de Port- Royal (1660). Ces idées ont été développées dans la grammaire de C. Buffier (1709) qui était, avec celle de Regnier-Desmarais (1706), une des principales sources de Restaut. Il l’avoue lui-même dans la Préface de ses Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise (Restaut 1749a : XIX). Or cet aspect philosophique et logique du traité grammatical de Restaut ne convient pas à Laval et à d’autres précepteurs qui enseignent à cette époque le français aux enfants. En l’excluant, Laval reste, dans le fond, sur les vieilles positions de la grammaire formelle et traditionnelle, dans la mouvance de l’Art de bien parler français de Pierre de La Touche qu’il a utilisé dans son travail.

19 Tout en critiquant La Touche pour avoir rattaché le « futur passé » (Restaut désigne ainsi le futur antérieur) au « conjonctif » (Subjonctif), et non pas à l’indicatif, comme l’a fait judicieusement Restaut, Laval emprunte quelque chose à La Touche, mais d’une façon dissimulée. Par exemple, on trouve une citation cachée de La Touche dans la préface de la grammaire de Laval. Quand le précepteur énumère les qualités de la langue française, qui serait la langue la plus parfaite du monde, il écrit : Tout le Monde convient qu’elle [la langue françoise] a tous les avantages des autres langues, sans en avoir les imperfections. Elle est tout ensemble Mâle et Délicate ; Simple et Majestueuse ; Agréable, Energique et Riche. Elle est propre pour la Poesie, comme pour la Prose, propre pour l’histoire et pour le Roman ; pour le Serieux et pour le Comique. Ce qui a contribué à lui donner tous ces avantages, sont les soins que l’on a pris de l’épurer et de l’enrichir. (Laval 1752, f° b 1v°)

20 Dans la préface de sa grammaire, La Touche caractérise le français presque avec les mêmes mots, mais de façon plus développée. Avec une petite différence : à la suite de D.

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Bouhours dont il utilise les épithètes pour faire valoir les traits distinctifs du français (Bouhours 1673 : 52-86)12, La Touche affirme la supériorité du français sur l’allemand, l’anglais, l’espagnol et l’italien : La Langue Alemande est énergique, mais elle est dure ; L’Anglaise est copieuse, mais elle n’est point châtiée; l’Espagnole est grave et pompeuse, mais elle est trop enflée ; l’Italienne est mignarde, mais elle est molle et languissante. La Langue Françoise seule a tous les avantages de ces Langues, sans en avoir les imperfections. Elle est tout ensemble douce et forte, éxacte et abondante, simple et majestueuse, mâle et délicate. Elle est propre à toutes sortes de matiéres, pour la prose et pour la poësie ; pour l’Histoire et pour le Roman ; pour le sérieux et pour le comique. On ne doit donc pas s’étonner de ce qu’elle est si digne de la prééminence qu’on lui donne sur toutes les langues vivantes, si l’on considére [sic] quels soins on prend depuis longtemps à l’épurer et à l’embellir. (La Touche 1696, f° 5v°-6)

21 Sans doute sous l’influence directe de Bouhours et de La Touche, mais aussi sous l’influence de Laval, sorte de chaînon intermédiaire entre Lomonossov et ses prédécesseurs français, le savant russe a reporté ces caractéristiques du français sur le russe. Citons la célèbre lettre dédicatoire au grand-duc Paul dont Lomonossov a fait précéder sa Grammaire russe (1755) : Charles Quint, empereur romain, disait que l’espagnol convient pour parler avec Dieu, le français, avec des amis, l’allemand, avec l’ennemi, l’italien, avec le sexe féminin. Mais s’il avait maîtrisé le russe, il aurait sans doute ajouté que celui-ci convient pour parler avec eux tous car il aurait trouvé en lui la magnificence de l’espagnol, la vivacité du français, la force de l’allemand, la douceur de l’italien, et de plus la richesse et la grande concision de représentation du grec et du latin13. (Lomonossov 1952 : 391)

22 Du point de vue de la théorie grammaticale, l’Explication de la Grammaire Françoise représente des notes abrégées de la grammaire complète de Restaut, le plus souvent sous forme de citations littérales. Laval reproduit le système des quatre articles français selon Restaut, dans lequel le précepteur fait entrer les prépositions à et de14 ; l’article « défini » le, la, les ; l’article « d’unité »15 un, une ; et l’article « partitif indéterminé »16 du, de la, des. Laval reproduit, en suivant toujours Restaut, les paradigmes des déclinaisons nominales, dix temps de l’indicatif auxquels sont rapportés le conditionnel présent et le conditionnel passé, ce qui était nouveau pour l’époque. Il cite de nombreux exemples d’emploi des parties du discours qu’on ne trouve pas chez Restaut. C’est peut-être l’unique innovation de cet auteur.

6. En quoi consiste la nouveauté de la grammaire de Laval ?

23 Une grande quantité d’exemples dans la grammaire de Laval, particulièrement dans l’explication des parties du discours invariables (adverbes, prépositions et conjonctions), s’explique par l’objectif pratique de faire apprendre la grammaire française dans un milieu non-francophone à l’aide de la méthode grammaire- traduction. Les phrases de la langue parlée liées à des situations de la vie quotidienne servent souvent d’exemples. Pour faciliter la mémorisation des mots, Laval recourt à la répétition d’un même mot : Vous avez précisément fait ce qu’il ne faloit pas. Je lui ay dit de venir précisément à cette heure la. Nous soupons précisément à neuf heures. (p. 49317)

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24 L’éducation des Lumières soulignait l’importance de l’éducation de l’esprit et du cœur ; Laval accorde ainsi, à la suite de Restaut (1749a : XXII-XXIII), beaucoup de place aux exemples tirés de la morale et de la religion : « Seigneur, vous etes mon Esperance » (p. 77), « Les hommes qui craignent Dieu s’attachent à le servir » (p. 191), etc. Il est préoccupé par l’éducation culturelle de l’élève et donne beaucoup d’exemples tirés tant de l’Histoire Sainte que de l’histoire ancienne et moderne. Certains traitent de la construction du temple de Salomon et sonnent comme un écho aux légendes sur l’origine des francs-maçons (p. 617 ; cf. p. 247). L’élève de Laval deviendra d’ailleurs un franc-maçon en vue.

25 Dans certains exemples, Laval fait mention de l’impératrice russe (Élisabeth Pétrovna), du grand-duc héritier (Petr Fedorovitch, futur Pierre III) et de la grande-duchesse (Ekaterina Alexeevna, future Catherine II) (p. 70-71, 305, 315, 613), du jardin de Peterhof, résidence impériale à côté de Saint-Pétersbourg (p. 279), de la durée du voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou (4 jours) et de la distance entre ces deux villes (734 verstes, p. 593). Cela témoigne du désir d’adapter les matériaux didactiques à la réalité russe.

26 Sur fond d’exemples sérieux et instructifs l’on note des phrases galantes à caractère dialogique qui flattent le lecteur russe : « Vous aimés sans doute quelque femme en Russie, car elles sont bien aimables? » (p. 245). Ou encore : « Ne soyés pas surpris du portrait que je vous ay fait des Dames Russiennes, je vous avouërai même, que je doute qu’il y en ait nul [sic !] part d’aussi belles » (p. 253). D’autres phrases répondent au besoin de détente des élèves, comme cette question qui peut sembler déplacée du point de vue pédagogique : « Les femmes peuvent-elles pis faire que de faire leur mari cocu » (p. 529). Laval visait en effet « l’explication de la grammaire françoise » à l’aide d’« exemples sensibles », comme il les appelle dans le titre complet de son ouvrage. L’auteur n’emprunte pas ces phrases à d’autres grammaires françaises ; elles sont assez originales et ont pour objectif de combler le manque d’exemples dans les grammaires françaises destinées aux Français. Laval était conscient de la nécessité de fournir aux élèves étrangers plus d’exemples sur tel ou tel point de grammaire.

27 La traduction en russe mérite une analyse à part. Elle est faite essentiellement par un traducteur bien connu de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, Sergueї Voltchkov, auteur d’un premier grand dictionnaire français-allemand-latin et russe (Voltckov, [1755]-1764). Il était traducteur en russe d’ouvrages d’économie, de morale et d’éducation, et a traduit en russe le premier livre et les dix premiers chapitres du second livre des Essais de Montaigne (1762).

28 La traduction de la grammaire de Laval faite par Voltchkov se distingue par sa longueur : elle dépasse de plus de la moitié le texte original. Le traducteur utilise deux, voire trois variantes pour traduire un seul et même mot en français ou une seule et même structure.

29 Cela ne concerne pas seulement la terminologie, sans doute le traducteur veut-il donner au lecteur plusieurs variantes : en faisant la traduction en sens inverse, du russe en français, l’étudiant russe peut voir comment ces différentes structures peuvent être exprimées en français. Le traducteur désire peut-être montrer les richesses lexicales et syntaxiques du russe : dans cette langue la phrase française peut être rendue de façon plus littérale ou plus libre, conformément à l’usage et au « génie » du russe. Le

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traducteur illustre ainsi la richesse de moyens synonymiques dans la langue russe : elle peut utiliser des mots slavons18 et russes, des emprunts et des mots propres.

30 Cette copia dicendi est dans le goût de la Renaissance si différent du modèle rhétorique français. Depuis Malherbe, mais surtout à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, celui-ci se distingue par la recherche du « mot juste ». En effet, le traducteur ne suit pas les règles de l’abbé Girard, auteur des Synonymes français, connues en Russie grâce à Vassili Trediakovski : selon Girard, la richesse d’une langue ne s’exprime pas par l’abondance numérique des mots, mais par la justesse des synonymes. Comme l’écrivait Trediakovski dans son Discours sur l’éloquence :

31 L’accumulation de synonymes qui servent à désigner la même chose sans lui ajouter rien de nouveau est une éloquence creuse et non une éloquence vraie et ferme19.

32 Le traducteur de la grammaire de Laval campe plutôt sur des positions qui annoncent celles de Lomonossov. Ce dernier, souhaitant faire une synthèse entre les parties slavonne et russe du lexique en intégrant les deux dans la langue normalisée, ne distinguait pas les synonymes selon leur sens, mais selon leur registre20.

33 Mais cette redondance chez Voltchkov concerne plus particulièrement les termes linguistiques. La partie russe de la grammaire de Laval est donc très intéressante du point de vue de l’histoire des idées linguistiques en Russie. Dans la traduction, les termes modernes empruntés aux langues occidentales côtoient une terminologie vieillie toujours en usage, mais aussi des néologismes qui seront oubliés par la suite. La terminologie linguistique est alors en voie de formation en Russie. La traduction d’ouvrages linguistiques et didactiques comme la grammaire de Laval est une étape importante dans l’évolution de cette terminologie. Une influence de la grammaire de Laval sur celle de Lomonossov bien au-delà de la préface de celle-ci est envisageable (cf. supra). Certains termes grammaticaux russes proposés pour la première fois par Voltchkov21 semblent avoir été repris par Lomonossov dans sa Grammaire russe. Sans doute Lomonossov n’était-il pas le premier à les employer22. Nous voyons aussi à quelle richesse de possibilités un traducteur et un linguiste russe sont confrontés à cette époque. Le traducteur de Laval prend le parti de ne pas choisir et de donner la liste la plus large possible des équivalents des termes linguistiques français23.

34 Le traducteur ne traduit pas exactement certaines phrases en procédant à une sorte d’autocensure. Par exemple, quand il est question de Dieu, le traducteur est visiblement gêné par les exemples donnés par Laval et veut prévenir la censure ecclésiastique. Ainsi Laval écrit : « Qu’est-ce que Dieu ? ». Le traducteur ne peut pas remplacer la forme interrogative par la forme affirmative, mais il ajoute des épithètes : « Коль велик и чуден Бог? », c’est-à-dire « Dieu combien est-il grand et miraculeux ? ». 35 Certains ajouts semblent venir du besoin d’expliquer ce qui devait être évident pour le lecteur occidental. Par exemple, la phrase « Personne a-t-il raconté plus naïvement que la Fontaine ? » est traduite de cette façon : « Никто Езоповых басен, так изрядно не писал, как господин де ла Фонтен », c’est-à-dire « Personne n’a si bien écrit les fables d’Esope que Monsieur de La Fontaine ». La précision du traducteur porte non seulement sur la source des sujets de La Fontaine (Esope), mais aussi sur le genre (fable), car le lecteur russe faisant ses premiers pas dans l’apprentissage du français pouvait ignorer les deux.

36 La grammaire de Laval est intéressante à plusieurs points de vue : elle témoigne de l’intérêt accru pour le français en Russie et permet de comprendre sur quels ouvrages

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didactiques un maître de français s’appuie à cette époque. Les exemples, abondants et variés, sont un témoignage vivant de la pratique didactique d’un précepteur français en Russie au milieu du XVIIIe siècle. Enfin, la traduction de cette grammaire en russe jette une lumière sur la formation de la terminologie linguistique en Russie, alors à ses débuts.

Annexes

37 [Pierre] De Laval, Explication de la Grammaire Françoise avec de nouvelles observations, et des exemples sensibles sur l’usage de toutes ses parties. Dediée à son Altesse le Prince George Troubetskoye par Mr. De Laval Son Precepteur, [Saint- Pétersbourg, Académie des sciences], 1752 [1753], pages non numérotées.

38 Les deux exemplaires de cette grammaire conservés à la Bibliothèque nationale de France sont sans doute les seuls qu’on trouve dans les bibliothèques occidentales. Celui de l’Arsenal a appartenu à Théodore (Fedor) Karjavine, célèbre écrivain et traducteur russe, diplômé de la Sorbonne, fin connaisseur de la langue française. Son nom est imprimé sur la reliure du livre. À l’intérieur, sur l’une des premières pages, avant la page de titre, se trouve cette inscription, sans doute de la main de Karjavine lui-même : « N°. il y à une bien meilleure Grammaire d’une datte posterieure a cellecy par MM. Charpentier24 professeur de Langue Françoise au Corps des cadets à Petersbourg ». On sait que Karjavine, à un moment de sa carrière, a brigué le poste de traducteur de la bibliothèque royale, peut-être cet exemplaire est-il entré dans cette collection à cette époque. Le deuxième exemplaire de la BNF ne comporte aucune note manuscrite.

1. Épître dédicatoire

39 « Au prince George25 fils de Monseigneur le prince Troubetskoy 26[,] Conseiller privé actuel d’Etat, Procureur General, Premier-Major des Gardes, et Chevalier des Ordres de l’Empire de Russie.

40 Mon prince !

41 Comme il n’est pas possible de bien posseder une langue sans en connoitre les principes, c’est une necessité indispensable d’aprendre la Grammaire. Mais la pluparte [sic !] de celles qui ont paru jusqu’à present, étant chargées de regles multipliées sans necessité, sont d’une Etude difficile et qui rebute, c’est ce qui m’a déterminé à faire l’explication que j’ai l’honneur de Vous presenter aujourd’hui, où Vous trouverés, Mon Prince, une définition précise de toutes les regles de la Grammaire, et des exemples sensibles qui Vous en faciliteront l’intelligence et l’usage.

42 Ce n’est point pour m’eriger en Auteur que j’ai pris la peine de faire cet ouvrage, j’ai cherché à Vous en epargner, en Vous adoucissant cette Etude si necessaire, pour parvenir à la pureté d’une langue à laquelle Vous donnés Vos soins. Je n’ay fait en cela que ce qu’un Precepteur doit à son Eleve ; mais pensés serieusement Mon Prince à ce que Vous devés à Vous même. Vous etes né Prince, sachés que cette qualité n’est respectable qu’autant qu’elle est soutenuë par le merite, sans quoi elle est bien peu de chose. Un homme de commun qui en a, n’est-il pas plus estimable que le premier homme de condition qui en est dépourvu ? à quoi ce dernier est-il propre ? le Souverain peut-il lui donner la conduite de ses armées, ou le mettre à la tete de la justice ? Cela

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n’est pas naturel, il le regarde comme un homme inutile, et lui donne tout au plus une charge honoraire, pendant que l’homme de merite sert utilement l’Etat, et en est un des premiers.

43 Oui, Mon Prince, la naissance n’est rien, si elle n’est acompagnée d’un merite qui met en Etat de servir avec distinction son Souverain et sa Patrie. Comment aquiert on ce merite ? C’est par l’etude, c’est elle qui fait les grands hommes que la nature ne fait qu’ebaucher. Vous ne pouvés mieux faire que de Vous appliquer à la langue française, dans laquelle Vous trouverés tant d’Auteurs respectables, qui ne laissent rien à desirer à l’homme qui veut s’eclairer, se perfectionner le cœur et l’esprit. Travaillés donc, Mon Prince, à être bientôt à même de Vous entretenir avec eux[,] l’Etude est du gout de toutes les personnes raisonnables ; C’est la plus belle et la plus noble ocupation de l’homme ; C’est un exercice purement spirituel, où le corps a beaucoup moins de part que l’Esprit. On ne peut devenir savant sans le secours de l’Etude qui nous polit et nous fait raisonner juste. C’est par l’Etude que nous aprennons quel est l’excellent homme de guerre, le sage Legislateur, le juge equitable, le bon Citoyen, en un mot l’homme de merite. Quel plaisir enfin n’aurés Vous pas, Mon Prince, de remarquer dans l’Histoire, les diferentes revolutions qui se sont faites dans le Monde, d’y trouver des modeles de vertus à suivre, et des vices à eviter.

44 Je m’estimerai fort heureux, Mon Prince, si Vous profités des avis que je Vous donne, Vous en aurés la gloire et l’avantage qu’il en revient toujours de faire le bien, et moi la satisfaction d’avoir contribué à l’une et à l’autre.

45 J’ai l’honneur d’être

46 MON PRINCE

47 Vôtre tres humble et tres obeissant Serviteur

48 DE LAVAL »

2. Préface

49 Un Auteur ne se borne pas ordinairement dans une Preface, à rendre compte de la conduite qu’il a tenuë dans l’Ouvrage qu’il donne au public, il fait aussi l’eloge du sujet de son Ouvrage, ainsi je devrois faire ici celui de la Langue Française, si le soin que toutes les nations prennent à l’apprendre, n’en etoit pas un plus beau que celui que je pourrois faire. Tout le Monde convient qu’elle a tous les avantages des autres langues, sans en avoir les imperfections. Elle est tout ensemble Mâle et Délicate ; Simple et Majestueuse ; Agréable, Energique et Riche. Elle est propre pour la Poesie, comme pour la Prose, propre pour l’Histoire et pour le Comique. Ce qui a contribué à lui donner tous ces avantages, sont les soins que l’on a pris de l’epurer et de l’enrichir.

50 Pour rendre compte de cet Ouvrage, je me contenterai de dire que la Grammaire étant un composé de Regles, on ne peut en donner une Explication ni trop précise, ni trop simple, sans quoi l’Etude en est désagréable et rebutante aux jeunes gens. Plusieurs Grammairiens ont été trop laconiques ; d’autres ont été trop difus, en entassant regles sur les regles ; mon attention a été de ne point tomber dans ces deux extremités. J’explique la Grammaire avec toute la précision qu’il m’a été possible, et je donne des Exemples qui ne laissent rien à desirer sur l’usage de toutes les parties.

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51 Mr. Restaut, tres habile Grammairien, m’a eté d’un grand secours dans la composition de cet Ouvrage, mais j’ai evité, autant que j’ai pû, les expressions philosophiques dont sa Grammaire est remplie : Expressions qui ne me paroissent pas convenir dans un Ouvrage dont l’etude est d’elle-même assez difficile, particulierement pour les enfans. Mr. Restaut s’est d’ailleurs trompé au sujet du second Cas, voici comment. Le Genitif exprime, comme il le dit, le raport d’une chose qui apartient à une autre, mais il paroit y avoir de l’inatention dans les exemples qu’il donne de ces raports, ainsi qu’on en peut juger par celui-ci, et plus amplement par l’examen de cette partie de sa Grammaire et de cet Ouvrage.

52 Raport

53 Du Tout à la Partie.

54 Un membre du corps.

55 Un mois de l’année.

56 La porte d’une maison.

57 Qui est ce qui ne conviendra pas qu’un membre est une partie du corps qui est le tout ? qu’un mois est une partie de l’année et que la porte est une partie de la maison ? qu’ainsi le titre du tout à la partie n’est pas juste, et qu’il faudroit mettre de la partie au tout.

58 Je finirai cette Preface, en disant que quelqu’un poura trouver à redire que je ne me suis pas assez étendu sur les Voyelles, les Consonnes et les Diphtongues, mais j’avertis que je l’ay fait à dessein, ce qu’on en dit de plus me paroissant fort inutile. A l’egard de l’arangement des parties de cet Ouvrage, j’ai été attentif à le faire suivant la liaison qu’elles ont entre elles, et en conduisant mon eleve comme de classe en classe.

59 Je préviens le public que cette explication de la Grammaire n’a été faite que pour mes eleves, mais m’ayant été representé qu’elle pouvoit être de quelques utilité à la Jeunesse Russienne qui aprend la Langue Française, je me suis volontiers déterminé à la lui donner.

BIBLIOGRAPHIE

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SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 522.

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NOTES

1. Avec la collaboration de Vladislav Rjéoutski qui a contribué à la partie sur la traduction de la grammaire de Laval et a saisi les textes publiés. 2. Malgré la date de 1752 indiquée sur la page de titre. 3. La Grammaire Françoise et Russe en Langue moderne accompagnée d’un petit Dictionnaire pour la Facilité du commerce / Грамматика француская и русская нынњшняго языка

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сообщена съ малымъ Лексикономъ ради удобности сообщества, Saint-Pétersbourg, 1730, qui est considérée parfois comme la première grammaire du français publiée en Russie, est en fait un manuel d’apprentissage du russe pour les étrangers et non pas une grammaire française. Voyez pour plus de détails : Sergueї Vlassov & Léonide Moskovkine, 2011, 2013. 4. L’oukase du 29 avril 1757 et le décret en date du 5 mai 1757 (Baranov 1875 : 342). 5. La demande est datée du 20 août 1759 (SPF ARAN fonds 3, op. 1, d. 246, f° 331). 6. Laval entre en fonctions le 17 septembre 1759, avec un traitement de 300 roubles par an (SPF ARAN, fonds 3, op. 1, d. 246, f° 336 -337). 7. Le texte du serment est en allemand (ibid., f° 335). 8. Le rapport de Moderach est daté du 19 octobre 1760. 9. Écrite en collaboration avec un autre enseignant français, Marignan (Charpentier, Marignan 1768). Voir sur Charpentier (Vlassov, Moskovkine 2007). 10. L’impression a coûté à l’imprimerie académique 725 roubles 89 kopecks. 11. Cependant en juin 1750 le traducteur Vassili Teplov présente à l’Académie sa traduction de l’édition allemande de la grammaire de Restaut approuvée aussi par Trediakovski et Lomonossov qui ont pris en novembre 1750 la décision de la publier en y ajoutant les dialogues de la grammaire de Gorlitski ; pour celui-ci, on a décidé de publier une autre grammaire qu’il a traduite et qui s’appelait Les principes de la langue française. Cependant cette dernière n’a pas été publiée non plus, probablement parce qu’on a décidé de publier aux frais de l’Académie, outre la grammaire de Restaut traduite par Teplov, celle de Laval. 12. Cf. Renaud 1697 : 15-44. 13. Traduit du russe : « Карл Пятый, римский император, говаривал, что ишпанским язы́ком с богом, французским — с друзьями, немецким — с неприятельми, италиянским — с женским полом говорить прилично. Но если бы он российскому язы́ку был искусен, то, конечно, к тому присовокупил бы, что им со всеми оными говорить пристойно, ибо нашел бы в нем великолепие ишпанского, живость французского, крепость немецкого, нежность италиянского, сверх того богатство и сильную в изображениях краткость греческого и латинского язы́ка » (ibid.). 14. Que la tradition grammaticale remontant au XVIIe siècle considérait comme des articles « indéfinis ». 15. Terme remontant à la grammaire de Maupas (1607). 16. Terme de Buffier remontant aussi à Maupas. 17. Nous indiquons dorénavant dans le corps du texte la page correspondante de la grammaire de Laval. 18. Le slavon était la langue de l’Église et la langue de l’écriture en Russie avant le XVIIIe siècle. On assiste donc à cette époque à une sorte de diglossie quand le russe parlé s’introduit dans le domaine de l’écriture littéraire. 19. Cité d’après Jean Breuillard (2006) et dans sa traduction, ici p. 207. Cf. aussi Sergueї Vlassov (2011 : 225-226). 20. Voir au sujet de la conception de Lomonossov Jean Breuillard (2006 : 211). 21. Tels que « вспомогательный глагол » et « взаимный глагол ». 22. Contrairement à l’avis de Natalia Kareva (2011 : 77-82, 114-116, 230-23). 23. Voici quelques exemples de termes modernes : произношенїе, имя, мњстоименїе, глаголъ, причастїе, нарњчїе, предлогъ, союзъ, междометїе; личныя, притяжательныя, указательныя и неопредњленныя мњстоименїя. On rencontre à côté de ceux-là les termes vieillis mais toujours utilisés au milieu du XVIIIe siècle en Russie comme звонъ (son), острая / тяжкая силы (accent aigu / accent grave), части слова (parties du discours), вопросительная (point d’interrogation), удивительная (point d’exclamation), владњтельныя мњстоименїя (pronoms possessifs), преходящее (passé imparfait),

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дњеглаголїе (gérondif), присловїе / прирњчїе (adverbe), etc. Enfin, on y voit plusieurs néologismes qui ne prendront pas racine dans la tradition linguistique russe, parmi lesquels des calques et des emprunts directs : части разговора (parties du discours), членовные звоны (sons distincts), литера (lettre), é замкнутое (é fermé), пронунцїацїя / выговариванїе (prononciation), участный член (article partitif), мњстоименїя сходственныя (pronoms relatifs), прономины (pronoms), окончательные / неокончательные члены, времена (articles / temps définis et indéfinis), образы / классы (modes), спрягательный образъ (mode conjonctif, ou subjonctif), прошедшее давнњшнее / давно совершенное (plus-que- parfait), участїе (adverbe), адвербъ (adverbe), etc. 24. Il s’agit de Jean-Baptiste Jude Charpentier, voir sur lui Sylvie Archaimbault (1999), Sergueï Vlassov et de Vladislav Rjéoutski (2011) ; et l’article cité de Sergueï Vlassov et Léonide Moskovkine (2007). 25. Le prince Iouri Nikititch Troubetskoï (1736-1811), futur conseiller privé actuel, franc-maçon, ami du célèbre franc-maçon et éditeur russe Nikolaï Novikov. L’élève de Laval avait dix-sept ans au moment de la publication de sa grammaire. 26. Le prince Nikita Iourievitch Troubetskoï (1699-1767), conseiller privé actuel, général-feld- maréchal, procureur général du Sénat.

RÉSUMÉS

Dans cet article nous nous proposons d’analyser de nombreuses activités pédagogiques de Pierre Laval, maître de français et auteur d’une première grammaire française pour les Russes publiée en français à Saint-Pétersbourg, au début des années 1950 du XVIIIe siècle. Laval, tout en suivant sa source principale, la grammaire de Restaut, complète son modèle par des exemples « sensibles » et originaux liés à des situations de la vie quotidienne et adaptés à la réalité russe de l’époque. Le traité de Laval est accompagné d’une traduction russe en regard qui a contribué à l’élaboration de la terminologie grammaticale russe. L’article est suivi de deux annexes, de l’épître dédicatoire au prince Youri Troubetskoï et de la Préface dans lesquelles Laval expose ses idées sur l’éducation en général et sur l’enseignement de la grammaire française en particulier.

The article analyzes many educational activities of Pierre Laval, French language teacher and author of the first French grammar for Russians published in French in St. Petersburg, in the early 50s of the 18th century. Laval, while following his main source, Restaut’s grammar, completes its model by “sensitive” and original examples associated with situations of everyday life and adapted to Russian realities of the time. The Laval treaty is accompanied by a Russian translation that contributes to the development of Russian grammatical terminology. The article is followed by two appendices, the dedication to Prince Yuri Trubetskoy and the Preface in which Laval exposes his ideas on education in general and on the teaching of French grammar in particular.

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INDEX

Mots-clés : Pierre de Laval, enseignement du français, grammaires françaises pour les Russes, terminologie grammaticale, Pierre Restaut, Sergueï Voltchkov, Mikhaïl Lomonossov. Keywords : Pierre Laval, teaching French, French grammars for Russians, grammatical terminology, Pierre Restaut, Sergei Voltchkov, Mikhail Lomonossov.

AUTEUR

SERGUEÏ VLASSOV Université de Saint-Pétersbourg

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Jean Fleury (1864-1892), auteur d’une grammaire française originale pour les Russes

Sergueï Vlassov

1 L’histoire des grammaires du français publiées en Russie reste encore à faire. Pour le XVIIIe siècle, quelques rares études (Boulitch 1904, Kouzmina 2001, Kriajeva-Kouzmina 2004, Berelowitch & Smaguina 2005, Rjéoutski 2005, Vlassov & Rjéoutski 2013) accordent de l’attention à ce genre de littérature pédagogique ; pour le XIXe, très riche en toutes sortes de manuels de français, il n’existe aucun ouvrage d’ensemble. La plupart des chercheurs se limitent à établir la liste des grammaires françaises pour les Russes ou à en analyser brièvement certaines parues au XIXe siècle (Andreevskaїa- Levenstern 1953, Andreevskaїa-Levenstern et Mikhaїlova 1958 : 8-48).

2 Sans prétendre combler cette lacune par notre commentaire d’un seul document d’archives, nous souhaitons attirer l’attention sur un Français injustement oublié, auteur d’une grammaire originale pour les Russes.

3 Jean Fleury (1816-1894) est journaliste, poète, linguiste, pédagogue, professeur de langue et de littérature françaises dans plusieurs établissements d’enseignement secondaire et supérieur à Saint-Pétersbourg. Il a enseigné à l’École de droit (appelée parfois en français Collège impérial de jurisprudence) de 1865 à 1883 mais aussi au 5e lycée de garçons de 1865 à 1872, à l’Institut Catherine, à l’Institut Nicolas (cours sur l’histoire universelle de la littérature et celle des beaux-arts), et aux Cours pédagogiques des lycées de filles. Il a été pendant plus de vingt ans lecteur de langue et de littérature françaises à l’université de Saint-Pétersbourg1.

4 D’autres membres de sa famille ont beaucoup fait pour le rayonnement de la culture française en Russie et de la culture russe en France. Sa deuxième femme, Henriette Alexandrine Fleury (née Léger), était professeur de français et de pédagogie à l’Institut Nicolas (1886-1895), à l’Institut Marie (1882-1889) et à l’Institut de jeunes filles nobles de Saint-Pétersbourg (1890-1891)2. La fille de Jean Fleury, Alice, était une femme de lettres bien connue sous son nom de plume Henry Gréville ; ses nombreux romans sur

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des sujets russes3 ont contribué au regain d’intérêt pour la Russie et sa littérature en France4. Le gendre de Jean Fleury, Émile Durand (époux d’Alice) a enseigné lui aussi le français à l’École de droit de Saint-Pétersbourg (1869-1872) et a collaboré pendant vingt ans au Journal de Saint-Pétersbourg en faisant des traductions du russe en français. Avec sa femme, il a fait des traductions d’Ivan Tourguénev et d’Alexandre Ostrovski. On lui doit de belles études (Revue des deux mondes, 15 juin 1876) sur ces écrivains russes et sur le poète ukrainien Taras Chevtchenko5.

5 En 1857, Jean Fleury arrive en Russie comme précepteur. La première édition de sa Grammaire en action date de 1864. Ses trois volumes correspondent à trois parties distinctes. Selon Fleury, la première partie « c’est l’abc de la science », c’est « la classification des mots et l’étude de leurs fonctions dans le discours » (Fleury 1864, II). L’un des côtés novateurs de sa méthode consiste en l’étude systématique de la grammaire non pas à partir de phrases détachées, hors contexte, mais à travers des textes suivis, en « surprenant » les mots et les phrases dans leur contexte ou « en action, et fonctionnant dans le discours, au lieu de les étudier isolés, et à l’état de mort » (Fleury 1864, III). La deuxième partie est l’orthographe, c’est le passage de la forme orale de la langue à sa forme écrite. La troisième « achève l’édifice grammatical », elle aborde la syntaxe « qui s’occupe de l’accord des mots entre eux et de la composition des phrases » (Fleury 1864, II).

6 Fleury commence chaque leçon par une historiette instructive ou plaisante, une anecdote historique, une fable ; viennent ensuite des observations et des explications grammaticales suivies d’un exercice sur le texte et d’un nouveau texte, et parfois d’un troisième en supplément. Dans la première édition de La grammaire en action, en tête de la première leçon, l’auteur place une historiette qui fournit des exemples de différentes espèces de mots (verbes, noms, pronoms), puis donne un extrait de « La jeune Sibérienne » de Xavier de Maistre suivi d’exercices sur la définition des parties du discours. Fleury propose à ses élèves de faire la liste des verbes, des noms et des pronoms qui se trouvent dans le texte. Le tout se termine par un questionnaire portant sur les points de grammaire conformes à ses leçons et par des exercices supplémentaires de vocabulaire et de grammaire, par exemple, sur les dérivés des mots étudiés. Ce désir d’ajouter l’agréable à l’utile est caractéristique de la méthode d’enseignement choisie par Fleury.

7 Il utilise des textes suivis même quand il faut remplacer une forme grammaticale par une autre (par exemple, le singulier par le pluriel), ce qui est plus intéressant pour les étudiants confirmés : I. Formation du pluriel. [Il faut mettre au pluriel les mots soulignés] [...] Dans le pays chaud, le sapajou sautent dans l’acajou, en se faisant des signal ou des grimace ; le soir le hibou sortent de leur trou; le corbeau et le freux se nichent dans le rameau des chêne ; le chacal, le serval et d’autre animal sauvage, fatal aux être timide et sans défense font retentir l'air de leur cri guttural [...]. (Fleury 1871 a, 8)

8 La dernière partie de cette grammaire est consacrée à la syntaxe et contient un chapitre curieux intitulé « Locutions vicieuses usitées en Russie ». À notre connaissance, Fleury est le premier à proposer des exercices qui portent sur les fautes les plus typiques des Russes6. Ils restent toujours d’actualité.

9 La méthode de Fleury est une variété des méthodes basées sur la lecture du texte7. Fleury ne veut pas s’ériger en un pédant qui légifère en expliquant aux élèves les lois de la grammaire. Il veut éveiller l’intérêt des élèves pour la langue, en leur proposant des

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textes amusants, touchants ou instructifs et en les invitant à observer eux-mêmes les faits grammaticaux dans les textes. Cela exige de leur part une attention continue et leur permet de retenir aisément les textes avec le vocabulaire et la théorie grammaticale qui s’y rapportent. Nous avons ici un procédé mnémotechnique efficace qui a recours à la mémoire, aux sentiments et à la capacité d’observation, de jugement et de réflexion des élèves.

10 La première et la quatrième édition de la Grammaire en action de Jean Fleury ont été autorisées par le Comité scientifique du ministère russe de l’Instruction publique en tant que manuel facultatif « pour les classes moyennes et supérieures de tous les établissements d’instruction8 ». Dans les éditions postérieures9, Fleury est obligé d’adapter son ouvrage à son enseignement à l’université : la théorie grammaticale y est présentée séparément et précède les exercices pratiques. Cette présentation correspondait probablement davantage à l’organisation traditionnelle de l’enseignement des langues dans lequel l’exposition de la théorie grammaticale précédait les cours pratiques de grammaire.

11 Le document d’archives que nous publions est une lettre de Fleury du 8 novembre 1885 adressée au président du Comité scientifique du ministère de l’Instruction publique, Alexandre Guéorguievski. Fleury y parle du refus du Comité de faire figurer la sixième édition de sa Grammaire en action parmi les manuels et les пособие (livres auxiliaires) autorisés.

12 Le lecteur français expose ses idées sur l’enseignement de la langue française aux Russes. À l’en suivre, les grammaires de Chapsal et de Larousse, destinées aux Français, ne conviennent pas à l’enseignement de la grammaire française aux étrangers. Fleury préconise la méthode comparée qui vise à relever des différences grammaticales et lexicales entre le russe et le français. Il souligne son apport non seulement aux méthodes d’enseignement du français aux Russes, mais aussi sa contribution à l’amélioration de la description grammaticale du français, notamment l’emploi des temps passés et des modes, l’ordre des mots et les règles de l’emploi du participe passé. Le caractère novateur de la quatrième édition de sa grammaire lui a valu les suffrages des grands savants français, tels que Michel Bréal et Arsène Darmesteter, et son admission à la Société linguistique de Paris.

13 La lettre de Fleury nous est parvenue grâce à une copie signée par lui et faite à l’intention de son collègue de l’université de Saint-Pétersbourg, Ivan Pomialovski, professeur de lettres classiques et membre du Comité scientifique10. Cette copie est jointe à deux billets autographes de Fleury. Dans le premier mot non daté, Fleury prie Ivan Pomialovski d’intervenir en faveur de sa grammaire auprès du Comité scientifique. Il fait remarquer qu’il est « chargé par le ministère de l’Instruction publique de France de faire un travail sur l’administration de l’Instruction publique en Russie, rapport qui sera imprimé » (f° 2). Il dit vouloir éviter d’être « de mauvaise humeur » contre le Comité scientifique « qui adopte tant de livres en français déplorable », « et qui ferme impitoyablement la porte » au sien, « lequel peut avoir des défauts, mais qui est un travail original et savant, et non une simple adaptation de ce qui existe » (f° 2-2v). Dans la deuxième petite lettre, datée du 17 déсembre 1885, également adresséе à Pomialovski, Fleury renchérit : si le Comité ne fait pas justice à sa demande, il a l’intention de faire un « délicieux pamphlet », en reproduisant le rapport contre sa Grammaire dont il avait « pris copie » (f° 3-4). Au fait, Fleury se joue des fonctionnaires russes car ils craignent l’opinion publique en Occident. Il observe tout de suite : « Je

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n’en ferai rien si l’on me rend justice, mais je veux avoir une arme pour le cas contraire. Tout ceci entre nous, bien entendu [...] » (f° 4).

14 Le Comité scientifique ne semble pas avoir donné suite à son refus d’autoriser la grammaire de Fleury, car celle-ci a eu encore trois éditions dont la dernière (la 9e) a été publiée en 1892.

15 En plus du manuel et des exercices de grammaire, Jean Fleury a publié plusieurs travaux de linguistique et de dialectologie française, dont certains sont parus en Russie (Fleury 1873 ; Fleury 1879 ; Fleury [1885] ; Fleury 1890 ; Fleury 1891 ; Fleury 1893). C’est l’un des promoteurs des recherches scientifiques sur la langue française en Russie11 et l’un des premiers, sinon le premier, à nous donner des études originales sur la langue française comparée au russe.

16 [Lettre de Jean Fleury du 8 novembre 1885 à Alexandre Guéorguievski12, président du Comité scientifique du ministère de l’Instruction publique]

17 Copie envoyée au professeur Ivan Pomialovski, membre du Comité scientifique du ministère de l’Instruction publique – f° 5-6.

18 À Son Excellence Monsieur le Président du Comité scientifique du ministère de l’Instruction publique

19 Excellence [,]

20 Permettez-moi d’en appeler de la sentence du Comité scientifique qui m’a été signifiée le 2 novembre au sujet de ma Grammaire en action 6e édition.

21 D’abord, cette décision, je ne l’ai pas sollicitée, et le Comité, si je ne me trompe, ne donne son jugement sur un livre que si l’auteur l’en a prié.

22 La première édition de ma Grammaire était toute française [Fleury 1864]. Elle se composait de trois volumes et justifiait son titre de Grammaire en action par la méthode qui y était employée. Cette méthode exigeant de longs développements et supposant des élèves étrangers à toute notion grammaticale, j’ai dû y renoncer quand il a fallu m’adresser à des enfants déjà un peu instruits, mais j’ai cru pouvoir sans inconvénient conserver le titre qui m’avait si bien servi. Cette première édition, soumise au Comité scientifique, fut autorisée par lui comme пособие13 pour les classes moyennes en Russie.

23 La quatrième édition [Fleury 1876 a.], réduite à un petit volume avec traduction russe fut autorisée dans les mêmes conditions par le Comité scientifique. Je fus informé de cette décision par un avis en date du 22 septembre 1876.

24 La sixième édition14 n’étant guère que la reproduction de la quatrième, je n’ai pas cru avoir à solliciter un nouvel examen. Les quelques améliorations que j’y ai apportées ne s’attachent qu’à des détails. Il y a peut-être quelques fautes d’impression de plus. Mais quel livre imprimé en Russie est exempt de ces fautes ? C’est un défaut qu’il est d’ailleurs facile de faire disparaître en réimprimant les pages fautives, en faisant ce qu’en termes d’imprimerie on appelle des cartons.

25 Secondement, je n’ai jamais demandé et je ne demande pas que ma Grammaire soit imposée comme Manuel obligatoire. Il est bien évident que les maîtres qui arrivent de France imprégnés de Chapsal [Noël & Chapsal 1878, Noël & Chapsal 1853] et de Larousse [Larousse 1849-1868] seront peu disposés à se remettre à l’étude pour enseigner d’après ma méthode. Si cette méthode prend le dessus, ce ne pourra être que par degrés.

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26 Toutes les grammaires que je connais sont faites pour les Français, j’en ai voulu faire une pour les Russes, une grammaire dans laquelle on passe de la langue russe, grammaticalement étudiée, à la langue française. C’est en faisant traduire du russe en français pendant vingt années d’enseignement que j’ai senti l’insuffisance des grammaires ordinaires et que d’observation en observation j’ai formulée la mienne.

27 J’ai constaté que ce qui embarrassait le plus les Russes dans ce travail, c’était l’emploi des temps passés – l’ordre des mots dans la phrase – les cas où il faut employer le subjonctif. J’ai réussi à trouver pour ces difficultés des règles simples et exprimées en quelques mots et sans exceptions tant qu’on ne torture pas la phrase française. Ce sont là trois points capitaux de mon livre. J’ai étudié aussi, systématiquement, l’orthographe usuelle, j’ai réduit à une seule les règles du participe passé. J’ai pris soin aussi de reléguer sur le second plan tous les détails secondaires.

28 Que les maîtres qui arrivent de France et ne connaissent pas la langue russe grammaticalement, soient peu sensibles à ces innovations, cela se conçoit, mais il n’en est pas partout. Je reçois à chaque instant des lettres de l’intérieur dans lesquelles les maîtres se félicitent des progrès qu’ils ont provoqués à l’aide de ma grammaire dans le milieu tout russe où ils vivent, et me pressent d’obtenir l’insertion du titre de mon livre dans la liste annuelle par le Comité scientifique des Manuels et des Пособiя autorisés. C’est pour satisfaire à ces réclamations que je me suis adressé au Comité scientifique et non pour provoquer un examen dont je croyais pouvoir me passer.

29 Cet examen, je le réclamerai plus tard, lorsque mon travail sera définitif. Mais je prierai alors le Comité de remarquer que sous sa forme modeste, ma Grammaire est un livre savant, qui demande à être jugé non par de simples praticiens, mais par des linguistes. Il ne s’agit pas d’examiner jusqu’à quel point je me suis écarté de la routine, mais quand j’ai eu raison de m’en écarter.

30 Votre Excellence a pu voir dans ma Préface que le suffrage des hommes compétents15n’a pas manqué à ma Grammaire et ces approbations ne sont certes pas des œuvres de complaisance. Je n’ai vu M. Arsène Darmesteter qu’une seule fois en ma vie, et je n’ai jamais vu M. Michel Bréal. Ces messieurs ne me connaissent que par mes écrits. C’est la quatrième édition de cette même Grammaire qui m’a valu d’être admis dans la Société de linguistique de Paris, qui place dans ses Mémoires les travaux que je lui envoie côte à côte avec ceux des princes de la science. Quelques-uns de mes articles ont été tirés à part et je me permets de joindre à cette lettre un de ces tirages.

31 Quoique le nombre des livres qui paraissent en France soit énorme, chaque fois que je publie un ouvrage, toute la presse s’en occupe, non seulement en France, en Belgique, en Suisse, mais en Angleterre, en Allemagne, en Italie. Je pourrais faire un beau volume des articles élogieux qui m’ont été consacrés dans toutes les langues par des mains inconnues. J’ai adressé un de mes ouvrages à l’Académie française [Fleury 1876 b.], elle m’a accordé une première mention honorable en me promettant de faire mieux à un prochain envoi. Mon travail en deux volumes sur Rabelais a été abrégé en un volume en anglais et en italien. Mon Histoire élémentaire de la littérature française [Fleury 1871b.] est employée comme Manuel dans une foule d’établissements dans tous les pays de l’Europe et même aux États-Unis. Ce qu’on loue surtout dans mon style c’est la clarté, la précision qui dit tout en peu de mots. Il me semble que cette situation que je me suis faite au dehors par mes écrits méritait bien quelques égards, qu’elle aurait dû me défendre contre certaines attaques, certaines insinuations, et que lors même que ma Grammaire serait défectueuse – ce que je suis loin d’admettre – on n’aurait pas dû lui

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fermer brutalement la porte et la placer par conséquent au-dessous de maints livres écrits dans un français impossible et qui obtiennent un laisser-passer.

32 Permettez-moi donc d’espérer, Monsieur le Président, que le Comité voudra bien revenir sur sa décision du 2 novembre – soit en l’annulant purement et simplement et me laissant bénéficier de la décision de 1876 – soit en autorisant à nouveau ma Grammaire comme Пособie. Je ferai remarquer d’ailleurs que la décision du Comité scientifique au sujet de ma sixième édition est caduque. Cette édition est épuisée depuis quelques mois. J’en prépare une nouvelle où je tiendrai compte de celles des observations qu’on m’a faites, qui me sembleront fondées.

33 Je prie Votre Excellence d’agréer l’assurance de ma haute estime et de mon profond respect.

34 Jean Fleury

35 Auteur de Rabelais et ses œuvres. 2v. In 8o. Marivaux et le Marivaudage16. 1v. in 8o. Histoire élémentaire de la littérature française 2v. in 12. Krylof et ses fables17 in 12. Littérature orale de la Basse Normandie 18, 1 v. in 16, de diverses brochures et de nombreux ouvrages imprimés en Russie et ailleurs Saint-Pétersbourg 8 novembre 1885

36 Collaborateur ordinaire de Romania, de la Bibliothèque universelle suisse, de la Revue Internationale (Florence), de la Revue savoisienne etc. des Mémoires de la Société de linguistique de Paris, du J[ournal] d[e] Saint-Pétersbourg, ayant fourni nombre d’articles à la Revue politique et littéraire, à la Nouvelle Revue, etc.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Pour plus de détails, voir Sergueї Vlassov, « Jean Fleury, lecteur de langue et de littérature françaises à l’Université de Saint-Pétersbourg (1872-1894) », à paraître dans les Actes du colloque « Les Français dans la vie intellectuelle et scientifique en Russie au XIXe siècle », Paris, Fondation Singer- Polignac, les 16 et 17 septembre 2011, sous la dir. de Francine-Dominique Liechtenhan et Vladislav Rjéoutski. 2. Sur Henriette Fleury, épouse de Jean Fleury, Timofeev 1887 ; Annexes : Liste des personnes en poste aux établissements d’orphelines, n°50, Kartsov 1897, 15 ; Archives centrales historiques de Saint-Pétersbourg, fonds 2, op. 1, d. 13431 ; fonds 10, op. 1, d. 3424). 3. Citons parmi les plus connus Dosia, La princesse Oghérof, La niania, L’Expiation de Savéli, Les Koumiassine. 4. Sur Alice Fleury - Durand-Gréville : « Durand-Gréville (Alice-Marie-Céleste Henry, Madame Émile) », Dictionnaire de biographie française 1970, t. 12, col. 694-695 ; « Durand-Gréville (Alice Fleury, femme) », La Grande Encyclopédie [1885-1902], t. XV, 114 ; Barbey d’Aurevilly 1878, 293-302 ; Leger 1880, 107-140 « Le roman russe dans la littérature française. Madame Henri Gréville » ; Fleury 1894, 471-472 ; cf. Makachine 1937 : LXIV ; Mikhéeva 1999. 5. Sur Émile Durand : « Durand-Gréville (Émile-Alix) », Dictionnaire de biographie française 1970, t. 12, 1970, col. 695 ; « Durand-Gréville (Émile-Alix) », La Grande Encyclopédie [1885-1902], t. XV, 113) ; Alexeev 1948, 66-67, 69.

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6. Cf. Bougeault 1858, où l’on trouve déjà un « Recueil de Locutions vicieuses usitées en Russie » (p. 1-11), mais sans exercices. 7. Voyez, par exemple les ouvrages [Fénelon] (1832) ; Anguelov (1852) ; Diemer (1847) ; Constantin (1859-1860) ; Klentze (1893-1897). 8. Cf. page de titre de Fleury 1892 ; voir aussi le début de la lettre publiée ci-dessus selon laquelle la grammaire de Fleury était autorisée avant tout pour les classes moyennes. 9. La grammaire de Fleury a connu neuf éditions de 1864 à 1892. 10. Bibliothèque nationale de Russie, Mss, fonds 608 (archives de I. V. Pomialovski), op. 1, d. 1372. Pomialovski, Ivan Vassilievitch (1845-1906), historien, philologue et archéologue russe, professeur de lettres classiques à l’université de Saint-Pétersbourg, membre du Conseil du ministre de l’Instruction publique et du Comité scientifique du ministère de l’Instruction publique. Nous indiquons plus loin les feuillets de cette lettre dans le corps du texte. 11. Il faut signaler aussi les travaux de Jean Bastin, un collègue de Jean Fleury à l’École Impériale de droit de Saint-Pétersbourg, devenu son ennemi et un concurrent déloyal qui a essayé, mais en vain, de dénigrer Fleury aux yeux de l’administration de l’université de Saint-Pétersbourg lors du concours pour le poste vacant de lecteur en langue française annoncé par la faculté historico- philologique de l’université en 1872 (Bastin 1878-1879, Bastin 1880, Bastin 1891, Bastin 1896, etc.). 12. Guéorguievski, Alexandre Ivanovitch (1830-1911), haut fonctionnaire du ministère de l’Instruction publique en Russie, directeur de la Revue du ministère de l’Instruction publique en 1866-1881. 13. Manuel facultatif, livre auxiliaire. 14. La 6e édition de la grammaire de Fleury qui doit dater de 1885 est absente des bibliothèques de Saint-Pétersbourg. 15. Il s’agit des avis d’Arsène Darmesteter et de Michel Bréal sur la grammaire de Jean Fleury insérés dans la Préface de la Grammaire en action. 16. (Fleury 1881). 17. (Fleury 1869). 18. (Fleury 1883).

RÉSUMÉS

L’article traite des méthodes d’enseignement du français introduites en Russie par Jean Fleury, lecteur de langue et de littérature françaises à l’Université de Saint-Pétersbourg de 1872 à 1894. Fleury préconise la méthode comparée qui vise à relever des différences grammaticales et lexicales entre le russe et le français. En plus de « La Grammaire en action » (plusieurs éditions et remaniements depuis 1864 jusqu’à 1892), Jean Fleury a publié plusieurs travaux de linguistique et de dialectologie française, dont certains sont parus en Russie. C’est l’un des promoteurs des recherches scientifiques sur la langue française en Russie et l’un des premiers, sinon le premier, à nous donner des études originales sur la langue française comparée au russe. L’article est suivi d’une lettre de J. Fleury en date du 8 novembre 1885 adressée au président du Comité scientifique du Ministère de l’Instruction publique, Alexandre Guéorguievski. Dans cette lettre l’éminent pédagogue français, injustement oublié aujourd’hui, souligne son apport non seulement aux méthodes d’enseignement du français aux Russes, mais aussi sa contribution à l’amélioration de la description grammaticale du français en comparaison du russe, notamment en ce qui concerne

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l’emploi des temps passés et des modes, l’ordre des mots et les règles de l’emploi du participe passé.

The article deals with methods of teaching French introduced in Russia by Jean Fleury, lecturer of French language and French literature at the University of St. Petersburg from 1872 to 1894. Fleury advocates comparative method that aims to identify grammatical and lexical differences between Russian and French. In addition to “Grammar in Action” (several editions and revisions since 1864 until 1892), Jean Fleury has published several works of French linguistics and dialectology, some of which have appeared in Russia. This is one of the promoters of scientific research on the French language in Russia and one of the first, if not the first, to give us the original studies on the French language compared to Russian. The article is followed by a letter of J. Fleury dated November 8, 1885 to the Chairman of the Scientific Committee of the Ministry of Education, Alexander Guéorguievski. In this letter the eminent French pedagogue unjustly forgotten today, emphasizes his contribution not only to the teaching methods of the French to the Russians, but also his contribution to the improvement of the grammatical description of the French compared to the Russian, including the use of past tenses and moods, the word order and the rules of the use of the past participle.

INDEX

Keywords : Jean Fleury, University of St. Petersburg, teaching French grammar, grammatical description of the French, comparative study of French and Russian, grammatical and lexical differences between Russian and French Mots-clés : Jean Fleury, université de Saint-Pétersbourg, enseignement de la grammaire française, description grammaticale du français, étude comparée du français et du russe, différences grammaticales et lexicales entre le russe et le français

AUTEUR

SERGUEÏ VLASSOV Université de Saint-Pétersbourg [email protected]

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Le premier manuel de français publié en Grèce

Jean Antoine Caravolas

1 Le 3 février 1830, après quatre siècles d’occupation turque (1453-1821) et huit ans de révolution armée (1821-1828), les plénipotentiaires de la Russie, de la France et de la Grande-Bretagne, réunis à Londres signaient, le protocole relatif à l’indépendance de la Grèce. Le nouvel état comptait environ 700 000 habitants et ne comprenait que le Péloponnèse, une partie de la Grèce centrale, l’île Eubée et les Cyclades. Son gouvernement devait être monarchique et héréditaire. Plus tôt cependant, en avril 1827, l’Assemblée nationale des Grecs révoltés avait approuvé la constitution du pays et désigné le premier gouverneur du futur état indépendant le comte Ioannis Capodistrias. Par leur choix les législateurs espéraient que cet aristocrate originaire de l’île de Corfou, médecin diplômé de Padoue et ancien ministre des affaires étrangères du tsar Alexandre (1815-1822), mettrait, par son prestige et son expérience, fin aux querelles entre les clans et réaliserait les réformes prévues par la constitution.

2 Dès son arrivée en Grèce, le 8 janvier 1828, Capodistrias s’appliqua à la création d’un système national d’éducation. La tâche s’annonçait extrêmement ardue, car, pendant la révolution, la plupart des écoles avaient été fermées ou ruinées, le matériel didactique détruit et les maîtres d’école dispersés ou tués. Néanmoins, trois ans plus tard, en 1831, on comptait déjà 121 écoles, dont l’orphelinat d’Égine2, l’École militaire « Στρατιωτική Σχολή Ευελπίδων » (1828), et l’École centrale d’Égine « Κεντρικόν Σχολείον Αιγίνης »(1829) (Chadzistefanides 1986 : 46).

L’enseignement du français

3 Dans la dédicace Aux Grecs libres de la mer Ionienne de sa traduction française des Caractères de Théophraste (1799), Coray, le père des Lumières grecques, écrit à ses compatriotes que, s’ils souhaitent vraiment devenir les « émules » ou les « rivaux » de leurs « glorieux ancêtres », ils doivent apprendre, entre autres, le grec ancien (langue des dieux) et le français (langue de la raison et de la philosophie) (cité dans Nicolaïdis 1992).

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La connaissance du français était jugée indispensable pour les politiciens, pour les professeurs et surtout pour les militaires, l’armée régulière grecque ayant été formée, équipée et longtemps dirigée par des officiers français3.

4 Outre le contrôle sur l’armée, la France exerçait également une grande influence sur la vie politique du pays, longtemps dominée par le parti français de Jean Colettis (1773-1847)4. Il n’est donc pas surprenant que le français ait été enseigné à l’École militaire et à l’École centrale, dès leur fondation.

L’enseignement du français à l’École Centrale

5 L’École centrale avait pour mission de former des instituteurs pour les écoles mutuelles et les écoles régulières. Le premier professeur de français à l’École centrale était Jean Venthylos (1804-1854), un pédagogue formé en Allemagne. Après quelques semaines toutefois, il donna sa démission5. On nomma alors pour enseigner le français Anastasios Herculides, un personnage sur lequel nous possédons très peu d’informations. Il arriva à Égine le 28 mai 1829, au moment où la lutte entre les amis et les ennemis de Capodistrias atteignait son paroxysme. Il semble que, contrairement à son prédécesseur et nombre de ses collègues6 et étudiants, il ait été plutôt favorable au Gouverneur.

6 La tension au pays montait de jour en jour. Au début de janvier 1831 les étudiants de l’École centrale se révoltèrent. L’École comptait alors environ 300 élèves, âgés en moyenne de vingt ans et venus de différentes régions de la Grèce. Les étudiants se plaignaient de n’avoir pas trouvé à Égine des maîtres de qualité ni reçu tous les cours annoncés au programme d’études. Ils refusaient les solutions provisoires, exigeaient le congédiement immédiat du professeur de mathématiques qu’ils accusaient d’incompétence, ainsi que celui de Herculides, à qui ils reprochaient de traduire « les mots français par des mots turcs », de ne permettre à personne d’entrer dans la salle de classe après le son de la cloche et de vouloir diviser les élèves en groupes selon leurs connaissances.

7 Le 6 janvier 1831, Capodistrias informé sur la mutinerie, ordonna la fermeture de l’établissement et la punition des meneurs. Les leçons furent alors dispensées chez les élèves qui vοulaient étudier. Pas pour longtemps. Le 20 janvier ils refusèrent tous unanimement de suivre les cours d’Herculides, mais deux jours plus tard, les étudiants présentèrent au commissaire leurs excuses et les cours reprirent plus ou moins normalement. (Dimaras 1973 : 32)7. Herculides continua à dispenser ses cours et prépara même pour ses élèves un manuel de français qu’il fit imprimer à l’imprimerie nationale d’Égine. Soudain, le 9 octobre 1831, le gouverneur est assassiné. Le pays sombra alors dans l’anarchie et la plupart des écoles y compris l’École centrale furent fermées.

La fin de l’École centrale

8 Les puissances protectrices imposent alors Othon 1er (1815-1867), prince bavarois de 17 ans, comme premier roi de Grèce. Il arrive avec sa suite le 30 janvier 1833 et s’installe à Athènes qui, en 1834, devient la capitale du royaume. Une nouvelle page de l’histoire de la Grèce moderne commence.

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9 La situation dans le domaine de l’éducation change aussi. Le gouvernement ouvrit de nombreuses nouvelles écoles, surtout secondaires. La langue d’enseignement et des manuels de toutes les classes était le grec ancien, que les élèves ne comprenaient pas. En 1836, les écoles du niveau secondaire sont divisées, selon le modèle allemand (Lateinische Schule - Gymnasium), en Ελληνικό σχολείο et Γυμνάσιο. En 1837 fut fondée l’Université d’Athènes.

Le manuel de français d’Herculides

10 L’étude du français à l’école secondaire, occupe dans les nouveaux programmes d’études, une place importante, surtout dans les classes inférieures8. Mais les manuels manquaient toujours. Le premier à être composé par un auteur grec et publié par un éditeur grec en Grèce est l’Εισηγητής της Γαλλικής γλώσσης (Introduction à la langue française) d’Herculides (1831)9. L’Εισηγητής comprend : une Adresse à MM. les Étudiants de l’École centrale d’Égine (p. α, β), où l’auteur explique en français son but et exprime le vœu que son manuel éveille en eux « le goût pour l’étude de cette belle langue » ; L’Avertissement (p. γ-ζ) où il expose brièvement10 la procédure adoptée lors de la rédaction du manuel et décrit la manière dont maîtres et élèves devaient s’en servir.

11 L’auteur croyait qu’il y avait deux objectifs dans l’étude d’une langue étrangère : comprendre les auteurs et apprendre à parler et à écrire la langue correctement. Il était convaincu que c’est par la méthode de lecture que l’on les atteint le plus facilement : « La lecture qui réunit l’avantage d’amuser et d’instruire ressemble à un fruit délicieux et nourrissant à la fois ». Cette phrase, extraite des Élémens de littérature (1787) de Marmontel, imprimée sur la page de titre de son manuel, résume bien la conception de l’apprentissage des langues d’Hercoulides.

12 L’histoire de la didactique des langues connaît plusieurs variantes de la méthode de lecture (Caravolas 2000). Une des plus répandues était la méthode d’« enseignement universel » de Jean Joseph Jacotot (1770-1840)11. Herculides la considérait comme la plus rapide pour la culture de la mémoire et du goût des jeunes (ibid. : ε). Elle suppose toutefois un accès facile à un grand nombre de livres de genres différents. Les livres étrangers étant, les premières années de l’histoire de l’État grec, introuvables, Herculides décida d’ : obvier à l’embarras où vous [les étudiants] jetaient dès le début de l’enseignement de la langue française dans notre école, les difficultés qu’il y avait à vous procurer des livres élémentaires ; suppléer par un seul volume peu dispendieux, à tant de livres qu’exigerait l’étude d’une langue d’une langue aussi cultivée qu’est la langue française ; vous donner en même temps un faible échantillon de sa belle et vaste littérature ; en aplanir l’intelligence par quelques notes et par l’explication des mots contenus dans le texte : tel a été le but que s’est proposé l’éditeur en donnant au jour ce petit ouvrage. (Herculides 1831 : a)

Le contenu de l’ Εισηγητής

13 Le corps de l’Εισηγητής se compose de deux parties. La première (40 pages) est réservée aux débutants. Elle enseigne les lettres, leur prononciation (p. 1-11) et leur écriture (la calligraphie, p. 12-14) ; présente des textes de lecture faciles (quelques brèves

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anecdotes (p. 12-1412 ; deux dialogues13 avec le vocabulaire expliqué en grec, à la fin du texte et des brefs récits (p. 32-39).

14 La deuxième partie (p. 41-61) du manuel s’adresse aux étudiants du niveau moyen, censés avoir déjà étudié la grammaire de leur langue maternelle. Les élèves apprennent la formation des verbes et les quatre conjugaisons que l’on reconnaît, non par la terminaison de la première personne du présent de l’indicatif, comme en grec, mais par celle de l’infinitif (-er, -ir, -oir ou -re). L’auteur recommande que les débutants écrivent les verbes dans leur cahier, car l’écriture enseigne l’orthographe et renforce la mémoire. Il conseille apprendre d’abord à écrire les tableaux des verbes imprimés dans le manuel et ensuite à les réciter par cœur.

15 Les pages 62-176 contiennent des morceaux choisis d’auteurs connus, principalement du XVIIe et X VIIIe siècles 14, qu’il faut enseigner selon la méthode de « rumination » (αναμάσησις) de Jacotot. Herculides sélectionna des extraits qui, à son avis, pouvaient non seulement intéresser les élèves mais aussi leur inspirer « quelque chose d’utile », les encourager à lire, plus tard, les ouvrages en entier et leur apprendre à rédiger avec éloquence un récit, une description, une allégorie, une pensée philosophique, etc. À la fin (p. 177-180) il explique les parties déclinables du discours (articles, adjectifs, pronoms) et traduit en grec les mots français cités dans le texte (p. 181-222).

16 On aurait aimé avoir un peu plus d’informations sur la manière dont Herculides appliquait la méthode de Jacotot dans ses cours. Celles qu’il donne concernent la prononciation, la conjugaison des verbes et le vocabulaire. Pour enseigner la prononciation, il conseille de référer les élèves à la prononciation des lettres de l’alphabet de leur langue maternelle. Là où il n’existe pas de phonème identique15, le maître articule le son de vive voix et demande aux élèves de l’imiter.

17 En morphologie, son attention se concentre principalement sur les verbes. Il recommande que l’apprentissage de leurs formes avance de pair avec l’explication des textes. Il affirme aussi que celui qui connaît les formes des verbes réguliers apprendra facilement à conjuguer les verbes irréguliers. Enfin, il conseille aux maîtres d’exercer les élèves à trouver seuls les temps dérivés à partir des temps primaires.

18 Quant au lexique, il souligne que la connaissance du sens primitif grec des mots français figurant dans les textes étudiés ne suffit qu’aux débutants. Les élèves avancés doivent apprendre aussi les nuances des mots, en particulier des vocables grecs adoptés par le français, tels que : diplomatique, pathétique, phénomène, etc., car ils n’ont pas le même sens dans les deux langues.

La place de l’Εισηγητής dans l’histoire de la didactique des langues en Grèce

Le manuel d’Herculides n’apporte rien de particulièrement original à la didactique des langues. Élisabeth Papageorgiou-Provata (1994 : 55) affirme que l’auteur prit pour modèle le manuel de A. Lemonnier : Nouvelles leçons de littérature et de morale16. Cela n’est pas tellement important : il est connu que la plupart des auteurs des manuels de langue « picorent » dans les ouvrages de leurs prédécesseurs et parfois les copient sans vergogne. L’érudit éditeur Andréas Koromilas17 reconnaît qu’Herculides a fait avec « ce premier manuel de français » une contribution considérable à l’avancement des études françaises en Grèce. Il rappelle cependant que « l’Ειση-

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γητής της Ελληνικής γλώσσης ne suffit pas pour satisfaire les besoins de l’enseignement de cette langue » (Papageorgiou-Provata 1994 : 55).

19 Tel n’était pas, comme il a été déjà dit, le but de l’auteur. En effet, le manuel d’Herculides vise les élèves avancés. Il n’enseigne pas les rudiments de la langue, que les élèves sont supposés avoir déjà maîtrisés, mais la langue française à partir de textes littéraires et cela selon la « méthode universelle » de Jacotot. Il ne se limite pas toutefois, comme Jacotot, à la lecture de Télémaque de Fénelon mais préfère exhiber sa richesse et sa beauté dans une variété de styles. Dans ce sens son livre comblait un vide et fut pour cela largement utilisé, en dépit des terribles accusations de Coray contre son auteur.

La tache indélébile de Coray

20 En 1831, peu avant la publication de l’Εισηγητής, Coray faisait imprimer à Paris, sous le pseudonyme Pantazides, le premier tome d’un ouvrage peu connu, intitulé Σύμμικτα ελληνικά [Mélanges grecs] (Valetas 1964 : 673-733), un recueil d’extraits de « dépêches » qu’il prétendait recevoir de compatriotes « fiables vivant en Grèce », qu’il ne nomme pas)18. Les Σύμμικτα commencent par le « rapport » ( ibid. : 675-683) d’un auteur anonyme, envoyé d’Égine le 15 décembre 1830 à Pantazides (Coray), à Paris. L’auteur du document analyse la politique « obscurantiste » de Capodistrias dans le domaine de l’éducation et commente la crise à l’École centrale à Égine, provoquée par les « manigances » du Gouverneur et de ses amis contre Venthylos.

21 Lorsque ce dernier soumit, en signe de protestation, sa démission, l’administration de l’École nomma pour enseigner le français un certain Herculides, appelé communément « Vulcanides »19, à cause de son infirmité. Or, continue l’auteur du rapport anonyme, contrairement à Venthylos, ce monsieur qui avait appris le français en Russie, est

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complètement « ignare et inculte », ignore aussi bien le grec ancien (ελληνική) que le français et traite ses élèves, dont la plupart ont plus de vingt ans, comme des jeunes écoliers. On sait bien, conclut-il, la raison pour laquelle des gens de cette espèce sont nommés à ces postes. Ce qui est cependant étonnant est qu’il existe encore des individus comme lui qui n’hésitent pas d’accepter un travail pour lequel ils n’ont pas été formés ! (ibid. : 681).

22 Je ne sais pas si Herculides était vraiment boiteux, où il avait appris le français, comment il traitait ses élèves ni qui le nomma à l’École centrale et pourquoi. Ce que je sais est que les accusations sur son ignorance et son manque de culture sont injustes, malicieuses et indignes du grand Coray. Tout lecteur de bonne foi de l’Εισηγητής peut s’en convaincre facilement.

23 Comment expliquer la conduite odieuse du sage Grec contre un homme qu’il ne connaissait pas, de qui il n’avait jamais entendu parler auparavant et dont il n’avait ni vu ni lu le livre20 ? Pour répondre à cette question il faudrait examiner les idées politiques de Coray et étudier l’évolution de ses rapports avec le Gouverneur21, ce qui dépasse le cadre de ma communication. Je me limiterai pour cela à une explication sommaire.

24 Coray, témoin oculaire et admirateur de la Révolution française, était un défenseur farouche de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un républicain fervent et un intellectuel passionné de justice sociale. Apprenant que Capodistrias dirigeait le pays sans tenir compte de la constitution et sans consulter le peuple ni les chefs de guerre ou les notables, Coray se sentit trahi par lui22.

25 Voyant son rêve d’une Grèce libre, démocratique et républicaine s’évanouir, il jugea de son devoir d’empêcher par tous les moyens, avant de mourir23, l’ancien ministre du tsar et ses collaborateurs (ses « satellites » comme il les appelle), d’imposer en Grèce un régime despotique. Et puisque ses informateurs lui indiquaient qu’Herculides en était un, il fallait le neutraliser aussi. Il se sert dans ce but de demi-vérités, de rumeurs, de ragots et de mensonges que lui rapportent les adversaires, comme lui, de Capodistrias, sans jamais se donner la peine de les vérifier. Il se moque du professeur de français, le ridiculise, le vilipende et accuse le Gouverneur, son ancien ami, de vouloir instaurer un régime autoritaire et maintenir le peuple dans les ténèbres pour transformer les Grecs en esclaves24. La preuve, affirme-t-il, en est que la situation dans le domaine de l’éducation est depuis son arrivée bien pire qu’elle ne l’était sous l’occupation turque et qu’elle ne s’améliorera pas tant que le « sultan Yannis », comme il l’appelle, occupera le pouvoir !

26 Le l9 octobre 1831, Capodistrias est assassiné et les passions se déchaînent. Il faudra presque trois ans pour que le calme revienne. La responsabilité morale de Coray est incontestable. L’érudit N. Pangalakis, compatriote et ami intime de Coray et de Capodistrias, envoie alors une longue lettre au « sage vieillard de Paris », dans laquelle il lui écrit : « Ton Pantazides [les Σύμμικτα, le libelle contre le Gouverneur] est une tache sur ta vie irréprochable, que tu dois laver »25 (Daskalakis 1979 : 594). Mais Coray ne s’est jamais repenti. Au contraire, il continua d’approuver l’assassinat du Gouverneur jusqu’à la fin de ses jours. « Le tyran a été puni justement (quoique par la main d’un assassin injuste) par Dieu, vengeur de toute injustice »26 (ibid. : 639).

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La réaction d’Herculides

27 Le 3 juin 1832, Herculides, en apprenant les médisances que Pantazides (Coray) répandait sur son compte, lui fit parvenir un exemplaire de son manuel, accompagné d’une lettre en français, dans laquelle il protestait avec force contre les allégations mensongères publiées27 dans les Mélanges grecs. Coray, surpris et fort embarrassé, tenta de minimiser sa faute. Il ne répondit pas à l’auteur de l’Εισηγητής της Ελληνικής γλώσσης, mais le 18 août 1832, en informa par écrit ses soi-disant « amis éditeurs des Σύμμικτα ελληνικά » à Paris, Fournarakis et Rallis, deux jeunes Chiotes qui appartenaient à ses partisans les plus dévoués. Dans cette lettre, Pantazides (Coray) reconnaissait qu’Herculides n’est pas inculte et il se défend d’avoir jamais mis en cause ses mœurs et sa conduite. Seule son instruction fut mise, dit-il, en doute, et cela non par Pantazides mais par l’« auteur » (anonyme) de la dépêche du 15 décembre 1830.

28 Ce dernier, écrit Coray, trompé par ce nom inusité, Herculides, le prit pour un étranger, donc pour quelqu’un qui n’avait pas fréquenté l’école grecque et par conséquent ignorait les finesses de la langue et de la culture grecques. Pantazides proclame par la suite qu’il ne croit pas personnellement qu’Herculides soit ignorant et sans culture. Quant à son français, son Εισηγητής et la lettre en français qui l’accompagnait, l’ont persuadé, dit-il, que non seulement il a une solide connaissance de cet idiome mais bien d’autres connaissances aussi, en particulier sur l’art d’enseigner la langue française aux jeunes. Si, néanmoins, ses élèves à l’École centrale d’Égine ne profitèrent pas suffisamment de ses cours ni de ses efforts inlassables pour leur être utile, la faute en incombe au gouvernement de Grèce de l’époque, qui n’avait pas cessé de harceler le professeur…

29 Coray n’exprima aucun regret pour les mensonges et les calomnies publiées dans Σύμμικτα et ne s’en excusa pas. Au contraire, il conseilla à Herculides de se sentir fier des humiliations que lui fit subir le « sultan Yannis » (comme il appelle le Gouverneur Ioannis Capodistrias (ibid. : 683). « Quelle autre plus brillante preuve de son éducation et de sa conduite morale pouvait souhaiter Herculides, que la haine du despote de la Grèce ? » (ibid. : 650).

30 Je ne sais pas si l’auteur du premier manuel de français publié en Grèce fut jamais informé du contenu de cette lettre de Coray. De toute façon, cela ne changerait rien. Le mal était fait, d’autre part les événements se succèdent rapidement. En 1833, Coray mourait à Paris ; la même année la Grèce devenait une monarchie héréditaire et en 1834 l’École centrale d’Égine fermait ses portes définitivement et on perd alors les traces d’Herculides. On le retrouve en 1838, à la veille de sa nomination comme professeur de français à l’École militaire (Στρατιωτική Σχολή Ευελπίδων) et de la deuxième édition de son Εισηγητής της Ελληνικής γλώσσης. J’ignore cependant combien de temps il professa à cette école et avec quel succès et où et comment il finit ses jours.

Conclusion

31 Herculides n’est certes pas Coménius ni même Lhomond. Son nom est inconnu en dehors de la Grèce. Même dans sa patrie, seuls les spécialistes se souviennent encore de lui. Pourtant il joua un rôle important dans l’histoire de l’enseignement des langues modernes en Grèce et donc, dans la diffusion de la langue française dans le bassin

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méditerranéen. Herculides était un maître des langues compétent, un didacticien bien informé et un auteur méthodique, clair et précis. Des milliers de jeunes grecs apprirent la langue de Molière dans son Εισηγητής της Γαλλικής γλώσσης. Le manuel, pensons-nous, et son auteur méritent bien une place dans l’histoire de la didactique des langues. De même que les guerres ne se gagnent pas seulement par les généraux, l’histoire de la didactique des langues ne s’écrit pas seulement par les génies. D’ailleurs les génies sont si rares. Comme dit St. Constantinidis dans son poème « Δικαιοσύνη » [Justice] : […] […] Στις Θερμοπύλες, ο Λεωνίδας, Aux Thermopyles, va pour ναι Leonidas Με τους τρακόσιους του avec ses Trois Cents Μάταν εκεί Mais il y avait là aussi Και κάποιοι Θεσπιείς… quelques Thespiens Κανείς δεν τους θυμάται Personne ne se souvient d’eux Στους πανηγυρικούς τους Dans leurs panégyriques Οι ρήτορες ξεχνούν συνήθως les orateurs ont coutume Ν’αναφερθούν σ’αυτούς, de les oublier ή κι αν τους θυμηθούν et si par hasard on les mentionne μιλούν όλως παρεμπιπτόντως. ce n’est qu’en passant … Για Λακεδαιμονίους Va pour les Lacédémoniens Ναι. Για Θεσπιείς Quant aux Thespiens Κανένας δεν μιλάει. personne ne les cite. «Δικαιοσύνη», που λέει « Justice » de clamer Κι ο ποιητής ! Le poète ! Stephanos Constantinides, Anthumes, Montréal, éd. Le Métèque, 1984, p. 41.

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NOTES

2. Le nombre d’orphelins était énorme à la fin de la guerre de l’indépendance. 3. Formée avec beaucoup de difficulté par Charles-Nicolas Fabvier (1782-1855), colonel napoléonien, libéral et philhellène, elle était à la libération en pleine décomposition. Au début de 1829, à la tête de l’armée régulière est nommé le philhellène bavarois colonel Heydek, mais il l’équipe d’armes françaises, et confie la direction de l’École militaire au lieutenant-colonel Pauzier, commandant de l’artillerie grecque. En mai 1829, des dizaines d’officiers français qui sous le commandement du général Nicolas Joseph Maison (1771-1840), avaient participé à l’expédition française de Morée (1828-1829), entrent dans l’armée grecque ; quarante sous- officiers sont promus sous-lieutenants pour servir d’instructeurs de l’armée grecque ; les soldats grecs portent l’uniforme bleu français. Le colonel Pellion, est nommé commandant de la cavalerie, le lieutenant-colonel Saint Martin commandant de l’Intendance et le colonel Garneau commandant des unités de fortifications et de mécaniciens. Après la démission de Heydek pour des raisons de santé, le lieutenant général Camille Trézel (1780-1860), autre membre de l’expédition de Morée, est nommé commandant général des forces armées grecques régulières. En août 1830 il est remplacé par le général Gérard, l’armée grecque est dissoute et les officiers français partent. Seuls deux bataillons français, sous le commandement du général Guénou, restent et tentent avec une unité anglaise de maintenir l’ordre. 4. Colettis, médecin, participa à la guerre de l’indépendance et joua un rôle de premier plan dans la vie politique de la Grèce (il fonda le parti français, fut ambassadeur à Paris de 1835 à 1843, plusieurs fois ministre et premier ministre). 5. Venthylos passa alors au gymnase de Nauplie et en 1837 à l’Université d’Athènes où il enseigna l’ancien grec jusqu’à sa mort (Papageorgiou-Provata 1994 : 43). 6. Selon le rapport de la police le professeur de grec ancien, géographie et histoire Gennadios incitait les élèves contre le Gouverneur et son gouvernement et contre Herculides, qu’il

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considérait loyal au Gouverneur (Alexis Dimaras 1973 : 32). Selon J. Coconas (1997 : 60-65) Herculides signa la pétition progouvernementale d’août 1832. 7. Certains, toutefois, quittent l’école après avoir publié, le 1er février, une proclamation où ils affirment avoir été forcés de se repentir ou aller en prison ou en exil et où ils protestent violemment contre les mesures répressives de Capodistrias 8. Le 31.12.1836 - table des matières : français et latin. À l’École grecque (Hellinikon scholeion-3 ans) – Français : 4 heures par semaine ; Latin : 3e année - 3h. par semaine. Au Gymnase (4 ans) : Français : 2 heures par semaine ; Latin : 4 h+6+5+4. Total : Français 7 ans 20h ; Latin 5 ans - 22 h. (Dimaras 1973 :66 ). 9. L’ouvrage était destiné aux élèves qui étudiaient le français avec lui à l’École centrale d’Égine. 10. Se référant aux Leçons préliminaires de Condillac il répète qu’il est impossible de décrire comment la méthode d’enseignement est appliquée dans la salle de classe et que pour le savoir il faut plutôt consulter le cahier de l’élève qui est le « miroir » de la leçon. 11. Il la décrit brièvement dans une notice de bas de page. Elle consiste, écrit-il, à présenter aux jeunes les écrits d’un nombre restreint d’excellents auteurs. Les élèves répètent (« ruminent ») les textes jusqu’à ce que ceux-ci se transforment en « bouillie » qui leur servira d’aliment de l’esprit et de fondement de la philologie. 12. Par exemple : « Quelqu’un ayant fait mettre sur la porte de sa maison cette inscription : Que rien de mauvais n’entre2 par ici, Diogène demanda3 par où donc entrera le maître »4. Note : Les mots numérotés sont expliqués en grec au bas du texte. 13. a) Entre le père et le fils sur l’obligation des enfants à obéir à leurs parents (p. 19-27) ; b) De la prévoyance (πρόνοια) p. 28-31). 14. On y trouve des morceaux choisis de d’Aguesseau, de l’abbé Barthélémy, de Bernardin de Saint-Pierre, de Choiseul-Gouffier, Chateaubriand, Fénelon, Marmontel, Montesquieu, Rousseau, Volney, mais aussi de Bossuet et de La Bruyère, et également du poète anglais Addison. Étrangement, Voltaire en est absent. 15. Ces mots sont marqués d’un astérisque. 16. Ce livre est rare. Je n’ai pas encore réussi à le localiser. 17. Koromilas (1811-1858), originaire d’Athènes, participa très jeune à la guerre d’indépendance et fut blessé. Envoyé à Paris, il apprit chez Ambroise Firmin Didot l’art de l’imprimerie. À son retour en Grèce, il fonda, en 1830, une imprimerie à Égine et publia entre autres les ouvrages de son protecteur N. Vamvas (1770-1856), le précepteur de la nation. En 1836 il transféra son imprimerie (la plus importante maison d’édition du Moyen Orient) à Athènes. La plupart des futurs imprimeurs-éditeurs grecs apprirent le métier chez lui. 18. La distribution de l’ouvrage en Grèce et partout où vivait et travaillait la diaspora grecque, était assurée par les nombreux amis et admirateurs de Coray. 19. Allusion à Vulcain, nom latin de Héphaïstos, dieu du feu et des métaux, qui comme on sait était boiteux. 20. L’Εισηγητής n’est sorti de l’imprimerie que plusieurs mois après la publication des Σύμμικτα à Paris. 21. On trouvera sur ces deux sujets de nombreuses interprétations dans les innombrables publications sur Coray (voir, entre autres, l’article de Frangiskos 2005 : 93-128). 22. Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps, s’étaient rencontrés plusieurs fois à Paris et éprouvaient l’un pour l’autre la plus grande admiration et le plus profond respect Le 26 décembre 1815, Coray écrivait à Vienne à Alexandre Vasileiou, son ami le plus proche : « J’ai connu Capo d’Istria et cela avec grand plaisir » (Valetas 1964, t. 2, vol.2 : 52). Le 22 septembre 1818, il écrivait à un autre ami grec : « Ne prends pas pour flatterie quand je le désigne ‘orgueil de la Grèce moderne’ [καύχημα της Ελλάδας]. Le peu de temps passé avec lui me l’a montré tel et je ne crois pas qu’il m’ait trompé » (ibid. : 168). Il salua son élection au poste de Gouverneur avec

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enthousiasme et encore le 2 mai 1830 il lui écrivait : « Je loue ce que tu as fait pour l’instruction du peuple » (ibid. : 599). 23. Coray avait alors plus de quatre-vingts ans. 24. « (…) σχολείον ακόμη δεν υπάρχει εις την Ελλάδα, και ούτε θέλει υπάρξει, εν όσω δεσπόζει εις αυτήν ο Καποδίστριας, και αν κατασταθή, θέλει αποβλέπει εις μόρφωσιν δούλων και όχι ελεύθερων πολιτών […]. Ως τώρα δεν εμπορεί να γένη εις την Ελλάδα ούτε καν ότι εγίνετο επί της τουρκικής εξουσίας ως προς την ανατροφήν και παιδείαν της νεολαίας […] Το διοικητικόν σύστημα του Καποδίστρια είναι, ως γνωστόν σου, να σβύση όλα τα φώτα, και όλας τας λαμπάδας εις την Ελλάδα, δια να δυνηθή, βοηθούμενος από τους δορυφόρους του, να κάμη εις το σκότος ό,τι θέλει, και να στερεώση τον απόλυτον δεσποτισμόν εις τον τόπον » (ibid. : 682-685). 25. « Ο Πανταζίδης σου είναι κηλίς τής αμωμήτου ζωής σου, την οποίαν οφείλεις να εκτρίψης ». 26. « Ο τύραννος εκολάσθη δικαίως (αν και με αδίκου φονέως χείρα) από τον έκδικον πάσης αδικίας Θεόν […] ». 27. Coray n’a pas publié cette lettre de Herculides. Nous ne savons de son contenu que ce qu’il écrit dans sa lettre à Fournarakis et Rallis le 18 août 1832 (Valetas 1964, t. 2. vol. 2 : 649-650).

RÉSUMÉS

L’enseignement méthodique du français en Grèce moderne commence à l’École centrale d’Égine, en 1829, avec l’arrivée d’Anastasios Herculides. Accusé injustement d’être ignorant, incompétent et l’instrument aveugle du Gouverneur Ioannis Capodistrias (1776-1831), les étudiants, encouragés surtout par A. Coray, se révoltent et demandent le départ de tous les deux. Le professeur résista, continua à enseigner et publia même Εισηγητής της Γαλλικής γλώσσης (Introduction à la langue française), le premier manuel de français pour Grecs, imprimé en Grèce après l’indépendance. Le Gouverneur fut pendant les désordres assassiné. En 1838, on retrouve Herculides à l’École Militaire. La même année paraît aussi la 2e édition de son Εισηγητής. Ce livre, inspiré de la Méthode universelle de Jacotot, s’adresse principalement aux élèves du niveau moyen et avancé. Il s’agit d’un ouvrage bien structuré qui enseigne à parler et à écrire le français par la lecture de textes littéraires d’auteurs variés, pas seulement de Télémaque comme le fait Jacotot. Même Coray dut, avant de mourir, admettre que l’auteur avait une solide connaissance du français et qu’il maitrisait bien l’art d’enseigner la langue aux jeunes. Néanmoins il ne s’est jamais repenti du mal qu’il causa ni au Gouverneur Capodistrias, son ancien ami, ni à Herculides, un des pionniers de l’enseignement méthodique du français langue étrangère en Grèce.

The teaching of French in the schools of Modern Greece begins in 1829 at the Central School of Aegina, after the arrival there of Anastasios Herculides. Based on unfair accusations by A. Coray and others, of being an obedient instrument of the Governor of the country, Ioannis Capodistrias (1776-1831), as well as of ignorance and incompetence, the students of the school revolted and demanded the departure of both of them. The teacher resisted, continued his classes and, in 1831, even published, Εισηγητής της Γαλλικής γλώσσης (Introduction to the French language), the first French textbook for Greeks published in independent Greece. The Governor, later the same year, was shot and killed. In 1838, we find Herculides teaching French at the Military School. The same year appeared also the second edition of his Εισηγητής. The book, inspired to him by Jacotot’s Méthode Universelle, is written mainly for middle and advanced level students. It is a

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well structured book, teaching to speak and write the French language through the reading of literary texts by a variety of authors, not only Fenelon’s Télémaque, as Jacotot does. Even Coray before his death had to admit that the author of the Εισηγητής masters well the French idiom and is knowledgeable of many things, notably the art of teaching the French language to the young ! Nevertheless, he never apologized for the harm he caused to his former friend, the Governor I. Capodistrias nor to Herculides, one of the pioneers of methodical teaching of the French language in modern Greece

INDEX

Keywords : Greece, Capodistria(s), Coray, Pantazides, Herculides, Εισηγητής της Γαλλικής γλώσσης (Introduction à la langue française), Jacotot, méthode universelle, Central School of Aegina, students rebellion 1831 Mots-clés : Grèce, Capodistria(s), Coray, Pantazides, Herculides, Εισηγητής της Γαλλικής γλώσσης (Introduction à la langue française), Jacotot, méthode universelle, École centrale d’Égine, révolte des étudiants 1831

AUTEUR

JEAN ANTOINE CARAVOLAS Montréal

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La présence éducative et culturelle de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition en Grèce. Le cas de l’école Jeanne d’Arc du Pirée

Aikaterini Lalagianni et Vassiliki Lalagianni

1 Les écoles congréganistes en Grèce, fondées, pour la plupart, durant l’époque ottomane dans diverses régions du pays, ont une longue histoire. La raison d’être de ces écoles trouve son origine dans une tradition éducative celle des sœurs et des frères chrétiens, catholiques ou protestants, qui ont adopté la politique de création d’écoles en l’adaptant aux besoins d’une éducation destinée aux filles ou aux garçons de chaque pays. D’importantes études publiées récemment1 démontrent le rôle important que les écoles fondées par les ordres catholiques français ont joué dans le bassin méditerranéen.

La création des écoles congréganistes françaises en Grèce

2 L’étude des écoles catholiques fondées par des frères ou des sœurs français est un sujet complexe car il touche une série d’autres sujets concernant la fondation de l’état hellénique au XIXe siècle, la création de l’identité nationale du nouvel État ainsi que le rôle que joua l’Église orthodoxe grecque. Il est sujet complexe car lié aux politiques éducatives du nouvel État, à l’attitude de celui-ci envers ces écoles et aux conséquences de la présence d’une communauté catholique au sein d’une société relativement homogène du point de vue religieux.

3 Sous l’occupation ottomane, les premières écoles congréganistes sont fondées d’abord dans les îles de la mer Égée et surtout dans les Cyclades. Il y avait en Grèce de grandes communautés catholiques depuis des siècles : Francs et Vénitiens ont, après la défaite de Byzance en 1204, occupé des territoires de l’Empire et ont créé des états et des

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principautés. Beaucoup de communautés catholiques nées à cette époque, sont demeurées en activité durant les siècles, surtout dans les îles de la mer Égée et dans les îles ioniennes. Dans ces îles, les congrégations ont trouvé un terrain propice pour la création des écoles catholiques. En ce qui concerne les écoles congréganistes fondées par des religieuses, les premières venues étaient les Ursulines qui s’installent en 1739 sur l’île de Naxos, où la présence des Francs et plus tard des Vénitiens avait favorisé l’essor d’une communauté catholique. Elles seront suivies par les Lazaristes, implantés eux aussi à Naxos mais aussi à Santorin (Théra) et à Salonique en 1783. Les écoles catholiques se multiplient au XIXe siècle, et surtout dans sa deuxième moitié, atteignant aussi la Grèce continentale : ainsi les Filles de la Charité s’installent à Santorin (1841), les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition à Syros (Syra) en 1846, les Sœurs de Notre- Dame de la Compassion à Céphalonie (1857), les Sœurs du Bon Pasteur à Patras (1858), les Frères des Écoles chrétiennes (Lassaliens) à Syros (1858), les Sœurs du Sacré-Cœur à Rhodes (1875), les Salésiens à Athènes (1891), les Sœurs de Saint Joseph de Lyon à Samos, (1901), les Frères Maristes à Mytilène (1901) et la Société des Missions africaines de Lyon à Samos en 1891 (Antoniou 2011 : 34-36). Les écoles dirigées par des sœurs et frères français catholiques se développent au sein d’une société où l’Église orthodoxe joue un rôle primordial dans la création de la conscience identitaire néo-hellénique. Au XIXe siècle, l’émergence des nationalismes balkaniques, l’indépendance des nations de la région après leur libération des Ottomans et la création des états-nations, exigeaient un système éducatif qui renforcerait l’identité nationale hellénique au sein d’une Europe qui entendait jouer un rôle politique dans le nouvel État grec. De l’autre côté, il existait en Grèce un mouvement propice à l’ « occidentalisation » de la société hellénique, renforcé par l’intelligentsia de la Diaspora, celle-ci étant sous l’influence des idées libérales du siècle des Lumières. Ce nationalisme grec éclairé ayant adopté une vue eurocentrique, prônait « l’européanisation du langage politique » des milieux intellectuels et littéraires mais aussi une européanisation des structures sociales, de l’éducation et de la vie quotidienne de la nation (Myrogiannis 2012 : 131)2. La langue et la culture françaises, liées aux idées humanistes et libérales, était devenue la langue des intellectuels et des élites grecques (Provata 2011 : 281-292). Dans le contexte politique et social dichotomique du XIXe siècle, l’installation des écoles catholiques se fit assez facilement en Grèce continentale et insulaire, au moins au début de leur arrivée dans la région. L’autonomisation de l’église orthodoxe grecque du Patriarcat de Constantinople en 1850 marque le passage d’une orthodoxie œcuménique à une orthodoxie nationale (Kavallierakis 2008 : 221) et l’Église en Grèce « se nationalise » de plus en plus, devenant un élément décisif dans la formation du nouvel état grec. Aussi les écoles catholiques rencontrent quelquefois, sous la pression de l’église orthodoxe grecque, l’hostilité des rouages étatiques concernant la politique éducative car pour l’État, protéger l’Église signifiait protéger un axe fondamental de l’identité nationale3.

4 Les écoles des congrégations religieuses utilisant des méthodes d’enseignement et des curricula différents des écoles grecques et offrant leur enseignement en français, ont provoqué la méfiance de l’État. Dès la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, une série de lois et de décrets a essayé soit d’encadrer les écoles religieuses dans le système hellénique, soit de contrôler leur fonctionnement – attitude qui montre bien la méfiance de l’État et de l’Église envers ces écoles4. L’introduction dans l’enseignement du catéchisme a provoqué, on l’a dit, des réactions non seulement de la part des écoles catholiques mais aussi de la part des ambassades étrangères en Grèce.

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Ces tensions ont duré jusqu’au début du XXe siècle. La loi 4862 /1931 « Sur les écoles étrangères » montre bien un durcissement de la position grecque envers les écoles catholiques, puisqu’elle prévoit l’enseignement obligatoire du grec et du dogme orthodoxe par des professeurs orthodoxes de nationalité hellénique. Dans l’après- guerre, on assiste à une réorganisation des écoles en Grèce afin de régler les problèmes qui s’étaient accumulés ; il existe aussi une tendance à améliorer les relations avec les pays de l’Europe occidentale, alliés de la Grèce contre le nazisme. Un grand nombre d’accords culturels bilatéraux a favorisé l’implantation française en Grèce tant dans le domaine de la recherche (Institut Pasteur, diverses bourses du gouvernement français, hôpital français) que dans le domaine de l’éducation (Flitouris 2005 : 173-174). Après la fin de la dictature en Grèce (1967-1974), une période de fonctionnement régularisé s’installe, les lois devenant plus tolérantes et la société grecque plus ouverte au pluriculturalisme (Antoniou 2011 : 101). Une série de lois et d’ordonnances5 sur les écoles étrangères en Grèce, développées surtout après l’entrée de la Grèce dans la Communauté Européenne en 1979, ont réexaminé le cadre institutionnel qui régit le statut de ces écoles et ont contribué à améliorer le fonctionnement des écoles congréganistes françaises, celles-ci faisant un effort pour ne pas afficher leur caractère religieux tout en focalisant sur l’éducation et sur les actes de charité.

L’école Jeanne d’Arc, une école pluriculturelle

5 La congrégation missionnaire de Saint Joseph de l’Apparition, fondée en France en 1832 par sainte Émilie de Vialar, s’installe en Grèce en 1846. Elle crée une école primaire pour filles à Syros, en 1846 et un établissement secondaire pour filles en 1848 à Chios. Les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition ont fondé par la suite un grand nombre d’écoles partout en Grèce mais surtout dans les îles, où la présence des minorités catholiques demeurait toujours importante6. Ces écoles ont connu et connaissent encore une grande prospérité : Syros (1846-1920), Chios (1848-1981), La Canée (1852-1981), Le Pirée (1859 jusqu’à aujourd’hui), Athènes (1856 jusqu’à aujourd’hui), Héraklion (1902-1940), Volos (1904 jusqu’à aujourd’hui), Laurion (1909-1924). Les écoles de la congrégation continuent toujours leur œuvre éducative à Athènes et au Pirée.

6 La préférence de la congrégation à organiser des missions dans les régions ottomanes ne marque pas tant sa volonté de faire du prosélytisme que celle de soutenir l’enseignement et l’instruction religieuse des enfants des communautés catholiques locales7 – les sœurs étant venues dans les régions où existait la population catholique. Le plus souvent, elles étaient invitées par une institution catholique sur place ou par l’église catholique comme c’est le cas d’Athènes ; au Pirée, c’était l’amiral de la flotte française, qui occupa le port pendant la guerre d’Orient de 1854 à 1857, qui avait appelé les religieuses afin qu’elles instruisent les enfants des Français du Pirée (Kavallierakis 2008 :168).

7 Les archives de l’école Jeanne d’Arc du Pirée nous fournissent des informations sur l’éducation des filles dans l’établissement : informations sur l’organisation, les matières enseignées, le règlement et l’orientation de l’enseignement proposé par l’école. Deux notices sur l’histoire de l’école tenues par les supérieures et intitulées Historiques I et Historiques II, nous fournissent aussi des renseignements importants sur l’école depuis sa création, en 1859, jusqu’en 19758.

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8 Dans ces cahiers, les supérieures notaient tout événement important pour l’école, et quelquefois des informations sur les sœurs, sur les invités de l’école ainsi que sur les enseignants. Ces cahiers renvoient aussi à des documents dans lesquels sont consignés de façon parfois allusive mais souvent détaillée, les différents projets et activités de la communauté, les événements qui touchent de près l’école. Les premières années étaient très difficiles pour l’école du Pirée, qui ne disposait pas de ressources financières. La directrice de l’école d’Athènes, sœur Jeanne Blancal, fit d’énormes efforts afin de financer le développement de l’école du Pirée. D’après les Archives de l’école, même la reine Olga de Grèce, sollicitée par sœur Blancal, avait soutenu financièrement l’école (Historiques I : 8-9).

9 Le Pirée n’était à cette époque qu’une ville modeste. Après qu’Athènes fut devenue la capitale du nouvel État grec, le port a connu un essor important. En 1888, il y avait presque 40 000 habitants ; des bureaux d’assurance et des chambres de commerce s’y sont installés et un grand nombre de sociétés, françaises, anglaises, égyptiennes et italiennes y avaient leur siège. De nombreuses manufactures et petites entreprises ont commencé à s’implanter dans les alentours de la ville (Cambouroglou 1883 : 38-47). Bien que la composition sociale du Pirée soit différente de celle d’Athènes, une classe bourgeoise commence à s’y former, ayant envie de faire instruire ses enfants. C’est dans ce cadre social que se développe l’école des sœurs du Pirée. En 1898, l’école comprenait 200 élèves, 15 élèves en pensionnat et 20 orphelines dans l’orphelinat qui fonctionnait parallèlement, et un grand nombre d’élèves externes (Lacroix 1898 : 27). Nous constatons donc que les filles n’appartenaient pas seulement à des familles riches, à une élite locale mais aussi à des couches sociales moins aisées. Le plus grand nombre des élèves provenaient des familles catholiques installées au Pirée pour travailler ; la flotte française qui pendant la guerre d’Orient occupait le port de 1854 à 1857, fournissait aussi des élèves à l’école. On y trouvait également un grand nombre de filles de familles orthodoxes de la moyenne bourgeoisie qui désiraient une éducation « occidentale » à la française pour leurs enfants. L’école était tellement sollicitée que la supérieure notait : « [...] j’ai pris des laïques pour nous aider dans les classes ... » (Historiques Ι : 180).

10 Dans les Historiques et surtout dans les Archives de l’école, on trouve de nombreux renseignements concernant la confession et la nationalité des élèves, des statistiques qui confirment l’aspect multiculturel de l’école du Pirée. Il est clair que les sœurs proposent une éducation et un enseignement chrétiens sans prosélytisme, ouvert à des élèves issus de diverses communautés religieuses.

Confession 1922/1923 1923/1924 1924/1925 1925/1926 Total

Orthodoxes 478 481 281 316 1556

Catholiques 200 95 110 108 513

Grégoriennes 22 13 19 54

Israélites 2 3 3 8

Protestantes 2 2 4

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Ottomanes 2 2

Autres 12 24 19 55

Total 712 518 433 469 2192

La composition de l’école Saint Joseph du Pirée selon l’appartenance religieuse (1922-1926) (Lianou 2013 : 512).

Nationalité 1922/1923 1923/1924 1924/1925 1925/1926 Total

Grecques 613 450 314 355 1712

Françaises 10 5 18 17 50

Italiennes 32 12 17 14 75

Armeniennes 48 104 30 38 220

Russes 8 7 6 3 24

Albanaises 2 2 4

Portuguaises 1 1

Ottomanes 3 9 12

Anglaises 11 8 19

Serbes 1 1

Autrichiennes 1 1

Bulgares 2 2

Autres 31 38 69

Total 712 578 433 468 2191

La composition de l’école Saint Joseph du Pirée selon la nationalité, 1922-1926 (Lianou 2013 : 512-513).

11 L’augmentation des Grégoriennes (Arméniennes) à l’école pendant les années 1920-1926 est due aux persécutions du peuple arménien en Turquie qui a conduit à leur expatriation et à leur migration vers la Grèce et d’autres pays européens. Il faut aussi mentionner les bonnes relations de l’école avec les communautés juives du Pirée et d’Athènes. En l’absence d’école de l’Alliance israélite à Athènes, les juifs scolarisaient leurs filles chez les sœurs du Pirée9.

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Une éducation pour les filles

12 La création des écoles par les sœurs catholiques dans le bassin méditerranéen ottoman était à leurs yeux d’une part l’occasion d’offrir une éducation chrétienne au sein de l’Empire ottoman et d’autre part, un moyen pour aider les pays pauvres10. En Grèce, les écoles des sœurs ont joué un rôle important dans la scolarisation des filles au XIXe et au début du XXe siècle.

13 La loi de 1834 sur les écoles primaires a rendu l’enseignement primaire obligatoire sans aucune distinction entre les deux sexes11. Cependant, malgré cette loi qui prévoyait la scolarisation des deux sexes et malgré l’expansion rapide des écoles primaires, le pourcentage de la participation des filles dans l’enseignement primaire reste faible, durant le XIXe siècle.

14 En ce qui concerne l’enseignement secondaire, seule la scolarisation des garçons était prévue par le décret de 1836 qui en excluait les filles12. Dans le nouvel état hellénique et tout au long du XIXe siècle, il existe une philosophie et une stratégie différentes quant à l’enseignement féminin, qui avait comme obligation principale non pas l’éducation de futures citoyennes mais la préparation de mères parfaites et de jeunes filles sages capables de diriger la maison et de gérer la vie quotidienne. L’état n’accordait pas une grande importance à l’éducation des filles au niveau secondaire ; ainsi, l’enseignement des filles est devenu l’affaire des écoles étrangères établies en Grèce, c’est-à-dire les écoles privées destinées aux filles (Παρθεναγωγεία) ou les écoles des congrégations (Ziogou-Karastergiou 1986 : 65). L’Église grecque, malgré ses réactions contre les écoles catholiques et protestantes, n’a pas créé d’écoles destinées à l’enseignement féminin, se contentant des heures de catéchisme dispensées par les prêtres dans les églises ou dans les locaux appartenant à l’église, ou par les professeurs du secondaire qui enseignaient la théologie dans les écoles. Elle regardait avec méfiance l’éducation des filles, et la considérait comme l’un des symptômes de la « corruption » due à l’occidentalisation des mœurs dans la société hellénique (Kavallierakis 2008 : 221).

15 Vers la fin du XIXe siècle, des écoles d’état ont été créées pour la formation des filles. Ces écoles appelées « didaskaleia » s’adressaient à des filles issues de couches sociales moyennes ou pauvres. La profession d’institutrice fut très recherchée par les filles durant le ΧΙΧe siècle, car elle leur permettait de gagner leur vie avec dignité mais aussi de sortir dans la sphère publique. Les écoles des sœurs étaient très sollicitées par les filles car elles étaient renommées pour leur enseignement ; en plus, l’apprentissage du français à cette époque était considéré comme un grand avantage pour obtenir un travail. Les écoles congréganistes bien qu’elles « s’adressaient initialement à la seule population catholique des villes où elles se sont installées, elles se sont progressivement ouvertes pour accueillir dans leurs rangs [...] les filles des élites urbaines locales, emportées par le climat de francisation qui s’était emparé de la société grecque et séduites par le programme d’études dispensé en langue française » (Provata 2012 : 180).

16 D’après Filippoussis & Pappas, le fait que les écoles des sœurs utilisaient dans leurs manuels scolaires la langue parlée, dite « démotique » et non pas la langue savante, dite « katharevousa », fut aussi une des raisons de l’attrait qu’exerçaient ces établissements à la population féminine (Filippoussis & Pappas 2010 : 50).

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17 Les écoles des sœurs étaient considérées parmi les premières écoles à offrir un très bon enseignement, une forme d’enseignement secondaire pour les filles, dans la Grèce du XIXe siècle 13. En ce domaine, les écoles des Sœurs de Saint Joseph ont joué un rôle primordial dans la charte éducative tout au long du XIXe siècle. Leur apport à l’enseignement des filles est crucial et constitue une contribution ultime à la création d’un climat positif dans la société hellénique pour la scolarisation des filles après l’école primaire. Un facteur qui a contribué de manière décisive à l’intégration de l’école de Saint Joseph du Pirée et en général de toutes les écoles de la congrégation dans les sociétés locales, était l’enseignement à orientation professionnelle que ces écoles offraient aux filles grecques.

18 En 1900, la supérieure de l’école Célina Joseph Le Bouffo, écrit dans les carnets : Les cours suivis par nos élèves sont aussi complets que possible. La langue française en est la base. Chaque année on présente des élèves pour des brevets de capacité à la Commission de l’École française d’Athènes […]. La plupart de ces jeunes filles brevetées se placent comme institutrices dans des familles, dans les écoles grecques, jusque dans les provinces et les îles les plus reculées de la Grèce. (Historiques I : 3-4)

19 Dans ce passage nous constatons que déjà en 1900 la scolarisation dans l’école des sœurs était liée à une orientation professionnelle dont les sœurs étaient fières. Les références aux examens de l’École française d’Athènes, qui sont fréquentes dans les Historiques, soulignent la volonté des sœurs de montrer d’une façon officielle que leur école et leurs activités éducatives se trouvaient sous l’égide française.

« Former, soigner, assister »14

20 La fondatrice de l’ordre Émilie de Vialar souligne le besoin de se consacrer aux œuvres de charité : « instruire [...] les enfants et surtout les enfants pauvres ; [et] soigner les malades à domicile, dans les hôpitaux, dans les prisons ... » (Langlois 1984 : 441).

21 Les activités de charité caractérisent toute l’histoire de l’école du Pirée, en même temps que les activités éducatives et culturelles. La politique de scolariser gratuitement des enfants pauvres, d’accueillir et de soigner les orphelins, un état d’esprit d’activité philanthropique et de dévouement pour adoucir les douleurs de l’Autre, ont eu comme résultat de rendre les sœurs très aimées des sociétés dans lesquelles elles œuvraient. Pendant les périodes difficiles pour le peuple grec, les écoles des Sœurs de Saint Joseph se sont trouvées à ses côtés. Les Historiques nous informent que durant les périodes de guerre, la plupart des familles ne pouvaient pas payer les frais de scolarisation de leurs enfants : les sœurs acceptaient tous les enfants sans distinction et faisaient des efforts pour maintenir l’école en fonctionnement. Pendant les guerres balkaniques, l’école de Volos fonctionnait comme hôpital qui accueillait des centaines de blessés venus du front.

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École des Sœurs de Saint Joseph à Volos en 1913 : des soldats blessés pendant les guerres balkaniques dans la cour de l’école (Charitos 2001 : 234).

22 La même école avait accueilli un grand nombre d’enfants serbes et beaucoup de réfugiés, expatriés de leur pays à cause de la guerre. L’école Jeanne d’Arc du Pirée fonctionnait comme hôpital pendant les guerres balkaniques de 1914-1918, et pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ses installations se trouvait aussi un orphelinat pour enfants pauvres de diverses nationalités et de divers dogmes : orthodoxes, catholiques, israélites.

23 Au début du XXe siècle, le Pirée devient le débouché de l’Asie mineure, lors de la défaite des Grecs en 1922 ; la catastrophe a eu comme conséquence le départ de milliers de réfugiés grecs qui habitaient en Asie Mineure, qui, faisant escale dans les îles, s’embarquaient par la suite pour le Pirée. Avec eux, des Arméniens et des juifs persécutés y parvenaient aussi. Cet afflux transforma la structure démographique, économique et sociale de la Grèce et, dans notre cas, de la région du Pirée où s’installèrent subitement cent mille réfugiés, dénués de tout. Le rôle de l’école Saint Joseph de l’Apparition fut crucial quant à l’intégration des enfants réfugiés dans la nouvelle patrie15. Selon les Historiques, un grand nombre de filles de divers dogmes et nationalités y fut scolarisé à titre gratuit : En septembre, la défaite des Grecs en Asie Mineure nous amène une foule de réfugiés auxquels nous donnons l’hospitalité pendant plusieurs jours. Nous recevons un bon nombre d’orphelines que nous hébergeons. Un peu plus tard, nous placerons les grandes dans de bonnes familles et les petites nous les garderons pour les élever. La Providence nous viendra en aide. (Historiques I : 186)

24 Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Pirée a été impitoyablement bombardé, Athènes étant épargnée grâce aux antiquités classiques qu’elle abritait. Lors des bombardements du Pirée, deux sœurs ont été tuées et une partie de l’école fut détruite16. Sœur Blandine, qui a aujourd’hui 88 ans, se souvient des jours de l’occupation allemande au Pirée : « Nous offrions tous les jours des soupes populaires dans la cour de l’école. Les gens y arrivaient par centaines... Quand on avait les moyens,

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on faisait toujours des soupes... L’action philanthropique s’exerçait sur les enfants et les orphelins, surtout les orphelins »17.

Conclusion

25 L’objectif principal de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition en Grèce était l’éducation donnée dans un cadre philanthropique. Cette combinaison de philanthropie, d’assistance sociale et d’enseignement, était l’une des raisons principales de l’intégration et de la consécration des Sœurs de Saint Joseph au sein de la société grecque. Œuvrer assidûment dans les domaines de l’éducation et des activités caritatives, c’est là que résident les raisons principales de l’intégration des Sœurs de Saint Joseph au sein de la société du Pirée et la reconnaissance de cette société envers les sœurs de la congrégation.

26 Pour les sœurs de la congrégation au Pirée, les difficultés furent nombreuses en raison des guerres et des conflits continuels qui ont affligé le pays tout au long du XXe siècle ; les besoins financiers pour pouvoir continuer leur œuvre pour les pauvres et les difficultés rencontrées dans leur relation avec l’église orthodoxe, souvent méfiante envers leur œuvre éducative, furent deux difficultés supplémentaires que les sœurs durent affronter. Procurant une éducation de haut niveau, la communauté des sœurs de l’école Jeanne d’Arc a étendu discrètement son apostolat quelle que soit l’appartenance ethnique et religieuse de ses élèves en tissant des réseaux qui durent encore de nos jours.

27 L’école des Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition du Pirée constituait une micrographie de la ville du Pirée, puisqu’il s’agissait d’une école où étaient représentées plusieurs classes sociales, plusieurs croyances religieuses et plusieurs ethnicités ; la présence étrangère était très faible jusqu’à la fin du XIXe siècle, à l’image de la ville du Pirée. Les élèves qui étaient scolarisées venaient du Pirée et de ses alentours, mais aussi de tout le pays, les îles des Cyclades ayant une grande représentation, comme aussi des communautés grecques de l’empire ottoman, Constantinople et Smyrne. La diversité des dogmes adoptés par les élèves, avec le dogme chrétien d’Orient au premier rang, démontre combien l’école était reconnue et estimée tant par les familles grecques orthodoxes du Pirée et d’autres régions, que par des familles d’autres dogmes et croyances (Lianou 2013 : 536). La diversité ethnique que l’école présentait surtout au début mais aussi tout au long du XXe siècle, consacre sa présence comme un lieu éducatif reconnu largement et comme un facteur d’influence sur la société et les composants éducatifs de cette époque.

28 Depuis la moitié du XIXe siècle, cette école représente le seul facteur de la civilisation française et européenne au Pirée; c’est la raison principale pour laquelle la classe moyenne bourgeoise envoyait ses filles dans cette école, pour qu’elles se familiarisent avec la civilisation française et apprennent la langue française. L’enseignement du français reste central dans le curriculum de l’école depuis sa création. La protection de l’ambassade de France et la collaboration avec l’École française d’Athènes, la plus ancienne institution scientifique en Grèce, étaient une sorte de reconnaissance du travail effectué au sein de l’école : un niveau élevé dans l’enseignement offert et un très bon niveau d’apprentissage de la langue française.

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29 Le respect que la société du Pirée a envers les sœurs de la congrégation Saint Joseph de l’Apparition est notoire, la reconnaissance de leur œuvre qui a été couronnée par le prix de l’Académie hellénique en témoigne. L’Académie hellénique a en effet honoré en 2009, l’école Jeanne d’Arc pour sa présence éducative et philanthropique au Pirée durant cent cinquante ans, de 1859 à nos jours18, et lui a rendu hommage pour avoir éduqué la jeunesse du Pirée, favorisé une éducation ouverte à la différence et assisté les habitants de la ville pendant les périodes difficiles de l’histoire néo-hellénique19.

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NOTES

1. On peut consulter, à titre d’exemple, Patrick Cabanel (2006 : 9-29) ; Karène Sanchez-Summerer (2010 : 17-39). 2. « It is exactly this pragmatic aspect of the Enlightenment Project and the social implementation of Enlightenment doctrines that makes the Greek case an interesting field of investigation since Greek-speaking intellectuals transformed Enlightenment doctrines into a practical nationalist ideology to claim their national independence. The Greek case exemplifies the weak points of the naïve Enlightenment cosmopolitanism » (Myrogiannis 2012 : 20). 3. Par exemple, le catéchisme sur le dogme orthodoxe par un professeur spécialisé ou par un prêtre orthodoxe, est introduit comme matière obligatoire dans les écoles grecques en 1836 ; cet acte fera l’objet d’un débat continuel entre les écoles étrangères, protestantes et catholiques, et l’État hellénique, pendant plus d’un siècle – ces écoles s’opposant souvent à des directives essentielles du système éducatif central. 4. Les tensions politiques entre l’état hellénique et les pays européens avaient une influence négative sur les relations des écoles catholiques avec les autorités politiques. Une tension dans les relations franco-helléniques a même conduit à la suspension des activités éducatives de l’école des sœurs de Saint Joseph de l’Apparition à Athènes, de 1859 à 1863, à cause des accusations de prosélytisme lancées contre la congrégation (Kavallierakis 2008 : 193-194). 5. L’ordonnance 284/1968, la loi 682/1977, la loi 1566/1985, et la Décision du 12/5/1999 : la ratification du programme culturel entre la Grèce et la France, ont conditionné le fonctionnement des écoles congréganistes en Grèce. 6. En 1883, la population catholique dans les îles des Cyclades comptait presque 14 000 personnes ; dans les îles de Tinos, Syros et Santorin, il y avait des sièges d’évêques catholiques tandis que Naxos était le siège de l’archevêché catholique (Filippoussis & Pappas 2010 : 48). Aujourd’hui le nombre de Grecs catholiques remonte à 50 000 personnes, dont plus de la moitié habitent dans les îles de la mer Egée. (22 mai 2015).

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7. C’est le point de vue de la plupart des chercheurs qui ont étudié la présence des écoles des sœurs catholiques en Grèce. Il faut mentionner que les écoles catholiques des sœurs en Grèce – enseignement primaire et secondaire – n’ont pas fait l’objet d’études exhaustives. En ce qui concerne la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition, il y a deux livres sur l’histoire des écoles dans l’île de Samos et à La Canée en Crète. La thèse non publiée de S. Kavallierakis (2008) étudie les écoles de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition jusqu’en 1893. L’école du Pirée quant à elle fait l’objet de la thèse de doctorat non publiée de I. Lianou (2013) qui se réfère à la structure pédagogique, aux curricula, à l’enseignement du français dans l’école, et à d’autres thèmes qui intéressent la vie scolaire et la structure de l’enseignement. 8. Les Historiques I portent sur la période de 1859 à 1930 et Historiques II sur celle de 1931 à 1975. 9. L’Alliance israélite universelle avait fondé des écoles juives dans les villes grecques où il y avait une forte présence juive : la première fut fondée à Volos, en 1864, puis à Salonique, à Ioannina et à Larissa. À Salonique, où la population juive était nombreuse et active, l’école fut fondée en 1873. Il y avait dans cette ville, à la fin de la Première Guerre mondiale « douze écoles juives de qualité, dont quatre établissement secondaires » (Μοlho 2003 : 40). Pendant l’entre-deux-guerres et surtout après la Seconde Guerre mondiale, toutes les écoles de l’Alliance ont cessé d’exister l’une après l’autre et en 1960 aucune ne fonctionnait plus. 10. Sur l’expansion des communautés religieuses féminines dans le monde entier afin d’essaimer et d’assister les populations locales, voir Dufourcq 2009. 11. La loi de 1834, sur les écoles primaires, prévoyait aussi la scolarisation des filles alors que celle de 1929 autorisait leur accès à l’enseignement secondaire. 12. Décrets du 31 décembre 1836 et du 12 janvier 1837 sur l’organisation des Écoles helléniques et des Gymnases. 13. Il faut mentionner qu’il existait aussi des écoles de filles fondées par des particuliers, comme l’école du couple protestant américain Hill à Athènes ou l’école du protestant allemand Hildner à Syros (Syra). 14. Il s’agissait des trois actions à accomplir pour les sœurs de la congrégation Saint Joseph de l’Apparition, comme il est écrit dans une lettre de la sœur Blandine Dréant envoyée à sa famille en France ; la sœur Blandine me l’a confiée, durant une interview au Pirée, à l’école Jeanne d’Arc, le 14 novembre 2014. La sœur Blandine se trouve aujourd’hui à Volos ; elle est arrivée en Grèce en 1947 à l’âge de 27 ans, et elle est restée au Pirée jusqu’en 1972. Je la remercie vivement de notre discussion qui m’a beaucoup appris sur la longue histoire de l’école Jeanne d’Arc et sur la vie communautaire des sœurs. 15. Les supérieures reviennent souvent à la question de la défaite en Asie Mineure et aux réfugiés Grecs : « [...] pendant ce même mois [en janvier] les épidémies de typhus exanthématique et de petite vérole prennent des proportions alarmantes, causées par l’agglomération des réfugiés » (Ηistoriques I : 188). 16. Μ. Asimomiti-Ekkekaki parle des malheurs causés par la guerre et l’occupation allemande à Halépa, en Crète, où se trouvait l’école des sœurs (2004 : 114-121). S. Yaoutsis raconte la réception des réfugiés par l’école des sœurs à Samos et les malheurs causés par la guerre qui avait affecté l’école et ses communautés (2010). 17. Interview avec la sœur Blandine Dréan, le 14 novembre 2014. 18. De nos jours, l’école Jeanne d’Arc au Pirée fonctionne comme école primaire et secondaire privée. L’école française Saint Joseph de Volos fonctionne de 1904 à nos jours comme école primaire privée. 19. Le secrétaire général de l’Académie, le professeur Nikolaos Matsaniotis a souligné dans son discours : « Dans l’histoire de l’école, il faut absolument mentionner tant ce qu’elle a offert pendant les deux guerres mondiales que ses activités caritatives durant sa longue histoire. Aujourd’hui encore, l’école exerce des activités pédagogiques et est active dans les domaines

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sociaux et philanthropiques. L’enseignement de la langue et de la civilisation françaises constitue un domaine où a excellé ses compétences, en obtenant des Prix internationaux ».

RÉSUMÉS

L’école Jeanne d’Arc, fondée au Pirée en 1859 par les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition est une institution qui fonctionne jusqu’à nos jours en Grèce. Nous examinons la contribution de l’école à l’éducation des filles en Grèce au XIXe siècle, question éducative et culturelle qui a provoqué beaucoup de débats dans le pays. L’apport des sœurs de la Congrégation à la société du Pirée pendant les périodes de guerre qui ont affligé le pays durant tout le XXe siècle est aussi particulièrement important et se fait au nom de leur mission qui comprend des activités de charité et d’éducation. Pour les sœurs de la congrégation Saint Joseph de l’Apparition, il y a trois actions à accomplir : former, soigner, assister.

This article presents the school Jeanne d’Arc, which was established in Piraeus, in 1859 by the French nuns of Saint Joseph de l’Apparition, an institution still in function in Greece. It examines this school’s contribution to the girls’ education in Greece, in the 19th century, an educational and cultural issue that caused a lot of debate in the country. It also examines the cultural and philanthropic impact of the school on the Piraeus society during wartime which plagued the country in the 20th century. For the nuns of Saint Joseph de l’Apparition, there are three actions to accomplish : educate, provide care, assist.

INDEX

Keywords : National identity, girls’ education, cultural impact, confessional schools, Orthodox Church Mots-clés : Identité nationale, éducation des filles, impact culturel, écoles congréganistes, Église orthodoxe

AUTEURS

VASSILIKI LALAGIANNI Université du Péloponnèse

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La Mission laïque de Salonique : berceau et vecteur de la francophonie en Europe du sud-est de 1906 à la fin des années 1940

Lampros Flitouris

Introduction

1 Salonique, la capitale du pachalik de Macédoine et la deuxième ville la plus peuplée de l’Empire ottoman, est un exemple particulier de l’influence qu’avaient la langue et la culture françaises dans l’Europe du sud-est. Centre commercial et économique, porte ouvrant sur les Balkans avec une population multinationale très active, Salonique a attiré l’intérêt des Européens grâce aux atouts dont elle disposait, notamment en matière d’activités financières. Pour cette raison, plusieurs maisons de commerce étrangères ont développé (individuellement ou en collaboration avec des commerçants locaux grecs, juifs ou arméniens) une activité économique importante notamment à partir du XVIIIe siècle. Les Français, pionniers de la collaboration avec les Ottomans grâce à la tradition des capitulations, ont installé un réseau de consulats et de représentants commerciaux qui a permis au capital français d’avoir un rôle de premier rang dans la vie économique de l’Empire (Thobie 1977 : 13-45). Les Français se sont installés à Salonique à la fin du XVIIe siècle et notamment au début du XVIIIe siècle, en organisant une première communauté qui bénéficiait d’une série de droits sous la protection du consulat français de la ville. Du moment où les interlocuteurs des Français étaient les Grecs, les juifs et les Arméniens de la ville, la langue française est devenue l’arme linguistique indispensable sur les marchés. Les commerçants de Salonique ont compris assez tôt que l’apprentissage du français pourrait faciliter les affaires, ce qui explique l’ouverture des écoles françaises dans la ville (Pantelodimos 1985 : 146-155).

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2 Dans la ville, il existait déjà une tradition francophone grâce aux écoles catholiques et à celles de l’Alliance israélite universelle. En outre, de nombreuses écoles européennes s’adressaient non seulement aux communautés respectives (française, anglaise, italienne, allemande mais aussi roumaine, bulgare ou serbe) mais notamment aux juifs et aux Grecs qui appartenaient aux classes économiquement puissantes (Kontogianni 1910 : 176-178). La diffusion des langues européennes a contribué à diffuser la propagande des puissances sur la société locale et, bien évidemment, au développement des intérêts des pays européens et balkaniques pendant une époque décisive pour l’avenir de Salonique. Contrairement aux écoles des minorités ethniques de la ville (turques, bulgares, roumaines et serbes) qui fermeront progressivement à partir de 1913 et jusqu’à la fin des années 1920, les écoles des juifs et des Arméniens ont poursuivi leurs cours dans le cadre de l’État grec. Les écoles allemandes et italiennes ont travaillé normalement pendant l’entre-deux-guerres et elles ont même participé à la guerre des propagandes de l’entre-deux-guerres (Enepekides 1982 : 118-119 ; Tsirpanlis 1987 : 120).

3 Dès avant 1923, le français jouait le rôle de langue commune (avec le grec), utilisé pour la communication non seulement pour les affaires dans les bazars de la ville mais, parfois même, pour la communication intra-communautaire. Après l’arrivée des immigrés grecs de l’Asie Mineure, l’influence du français dans le commerce se réduit progressivement. En même temps, les services publics, comme la poste ou les chemins de fer, continuaient à utiliser le français comme langue de communication parallèlement au grec. Pour la communauté juive qui, après 1923, est devenue la deuxième plus grande communauté de la ville derrière les Grecs, le français demeura pendant cette époque la langue de l’enseignement et celle des journaux et du commerce (Moutsopoulos 1992 : 22-32). Le français était aussi la langue de l’intelligentsia salonicienne ; il était utilisé dans les théâtres et les conférences artistiques où le français fut la lingua franca d’un public multiethnique. La musique française était la musique favorite de l’orchestre municipal de la ville dès sa formation en 1886. Même dans les deux loges maçonniques de la ville, dont les membres appartenaient aux sections grecques du Grand Orient de France, l’usage du français était dominant. La majorité des autochtones étant ainsi habituée à cette langue, l’usage public du français semblait normal.

4 La présence de l’Armée d’Orient pendant la Grande Guerre dans la région a renforcé l’utilisation de la langue française notamment par les habitants qui ont travaillé avec les services de l’armée alliée (Vafopoulos 1985 : 28). En outre, l’œuvre pacifique de l’Armée d’Orient, avec ses fouilles et recherches archéologiques, son aide sanitaire ou la construction d’œuvres d’intérêt public (par exemple des rues ou des ponts), a gagné la sympathie des habitants. Ce souvenir positif resta vivace pendant des années dans la mémoire collective du peuple de la région (Hatzopoulos & Hautefeuille 1992 : 191-200 ; Skourtis 1992 : 201-205). Les écoles catholiques et les grandes institutions d’enseignement laïque, les journaux francophones, les hôpitaux français et les ligues franco-helléniques ont relayé la présence culturelle française en Grèce et ont donné à la francophonie une place particulière que le lycée de la Mission laïque de Salonique a renforcée.

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La Mission laïque de Salonique de sa fondation aux années 1930

5 L’organisation de la Mission laïque française, fondée à Paris en 1902 par un groupe d’intellectuels, est reconnue par l’État en 1907 comme une des institutions chargées de la diffusion de la langue et de la culture françaises. En appliquant une politique d’enseignement plus progressiste que les autres fondations similaires, son but était la diffusion de la culture française en respectant, toutefois, les cultures des pays d’accueil. Son principal lieu d’activité était la Méditerranée orientale et la première école s’établit à Salonique en 1906, initiative qui soulignait l’importance de la ville au carrefour de l’Europe et de l’Asie pendant une période d’affrontements et de rivalités dans la région. Dans les années suivantes la Mlf a inauguré d’autres écoles en Méditerranée orientale (Beyrouth 1909, Le Caire 1910, Damas 1923 etc.).

6 L’école de la Mission fut la première grande institution d’enseignement laïque de langue française qui a développé une activité scolaire à Salonique. La Mission y a organisé un lycée de garçons, un lycée de filles, une école primaire et une école de commerce. Ses établissements s’installeront dans un grand complexe de bâtiments où les élèves avaient la possibilité de recevoir une éducation originale. En 1910, elle accueillait 290 garçons, 100 filles et 22 étudiants à l’école de commerce de la Mission (Moschou 1994 : 267-275). À partir de 1912, les diplômes délivrés étaient équivalents à ceux des écoles grecques et ils étaient reconnus par les autorités helléniques comme à l’époque de la domination ottomane. Au début de la période d’administration grecque, cette reconnaissance était basée sur le droit coutumier et non sur un accord entre l’État grec et les Français. L’acceptation par les Grecs du fonctionnement de la Mission dans le même cadre qu’avant 1912 n’était qu’une expression de sympathie et de confiance des Grecs pour le rôle de cet établissement (Skourtis 1986 : 342). En vérité, l’administration hellénique était mal organisée. La période qui suit les guerres balkaniques et la suite des événements ont permis aux Grecs de s’occuper plus sérieusement des écoles étrangères de Salonique seulement après 1923. L’école de la Mission bénéficiait de franchises mais en même temps les professeurs payaient des taxes. Par contre, les aides financières privées ou celles de l’État français destinées à l’amélioration des œuvres scolaires, étaient libres de taxes. Les services d’éducation du pays reconnaissaient leur droit de faire des contrôles dans l’école, notamment dans le domaine de l’hygiène, mais, dans les faits, ce contrôle était très symbolique (AYE, 14/1/1914). Le programme des cours était le même que celui des lycées français et les professeurs français étaient détachés auprès du ministère des Affaires étrangères français par le ministère de l’Instruction publique. L’État grec avait réussi à imposer l’enseignement de la langue grecque, de l’histoire et de la géographie du pays. L’enseignement des cultes qui était incorporé au programme de l’école n’était pas obligatoire pour les juifs et les catholiques. Pendant les examens à la fin de l’année, la présence des inspecteurs grecs envoyés par le ministère était possible et ces fonctionnaires avaient le droit de poser aux élèves des questions durant l’examen (AYE, 16/6/1914). En réalité, l’histoire et la géographie n’étaient pas enseignées. Ce fait a provoqué les réclamations du ministère hellénique à partir de 1914. Les responsables grecs soulignaient le danger d’une éducation grecque incomplète pour les élèves de nationalité hellénique et ils demandaient le droit de contrôle non seulement sur la partie grécophone du programme mais sur la totalité des cours. Les demandes grecques touchaient aux droits

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français établis depuis des années et s’opposaient à une mentalité dominante qui avait ses racines à l’époque des capitulations ottomanes. Or, pour l’État grec, ce changement du cadre dans lequel fonctionnaient les écoles étrangères, était nécessaire pour incorporer avec succès les populations des provinces nouvelles dans le système hellénique et pour montrer l’autorité des institutions et des services de la nouvelle administration.

7 À partir de 1914, Jules Lecoq fut le directeur du Lycée. La première étape de sa direction (1914-1918) a coïncidé avec la présence des troupes alliées à Salonique pendant la Grande Guerre. Durant cette période, les établissements de la Mission ont accueilli des officiers français. La Mission est devenue le centre de la propagande pro-alliée en Macédoine et elle publiait un journal propagandiste intitulé Tricolore. Au Lycée fut également assurée la distribution de la Revue macédonienne, publiée par l’Armée d’Orient. Pendant cette période, Lecoq travaillait plutôt comme un agent politique de la République que comme un enseignant. Certaines de ses idées ont provoqué la suspicion des Grecs en particulier celles concernant l’internationalisation de Salonique et la formation d’un état macédonien avec des cantons ethniques. L’attitude de Lecoq a provoqué la colère des Grecs et à partir de cette époque le rôle de la Mission devint très suspect aux yeux des habitants orthodoxes, alors que nombre de Français étaient sensibles à ces idées présentées par les juifs de la ville.

8 Pendant les années vingt et trente, les activités de la Mission se sont poursuivies dans un climat antisémite dominant. Malgré le changement de direction en 1919 – Ozou remplace Lecoq – les suspicions grecques continuaient d’exister comme auparavant (Revue de l’enseignement du français hors de la France 1926 : 268-269). Chaque fois que la tension montait entre les juifs et les orthodoxes, la Mission recevait des attaques des deux parties et sa position devenait très délicate. Les juifs l’accusaient de ne pas respecter le fait que la majorité de ses élèves était juive. Les orthodoxes l’accusaient de pratiquer une propagande pro-sioniste ou de faciliter une telle activité. En 1921, l’intempérance de langue d’un jeune professeur français au Lycée provoqua un incident entre la Mission et la communauté israélite. Pendant cette période les sionistes de la ville, soutenus par le journal Pro-Israël, trouvaient que la Mission facilitait l’assimilation des juifs à la société hellénique. En transmettant dans la ville de Salonique la différence qui existait à Paris entre l’Alliance israélite universelle et les sionistes, on accusait la Mission de discriminations raciales et d’utiliser des méthodes tyranniques à l’égard des élèves juifs (Dumont 1995 : 131-150 ; ADN, 3/4/1922). En 1929, la Mission fut accusée de nouveau par les sionistes de la ville de racisme après un nouvel incident entre un professeur grec et un élève juif. (Makedonia 20/10/1929 ; Le Progrès 23/10/1929 ; L’Indépendant 23/10/1929). De son côté, la presse grécophone et notamment le journal Makedonia accusait la Mission de jouer un rôle pro-juif (Tousimis 1990 : 110-120). Cette tension a inquiété la direction générale de la Mission à Paris et pour éclairer l’affaire, le conseil d’administration a envoyé en mission le secrétaire général et le trésorier de l’association à l’automne 1929. Les responsables français ont conclu que le problème avait deux causes : a) les problèmes interethniques de la société de la ville et b) le grand nombre d’élèves qui était obligé de partager des locaux insuffisants. Malgré tout, le lycée était obligé de poursuivre sa politique et son activité « dans le sens de l’union, du rapprochement entre tous les éléments de la population » (Revue de l’enseignement du français hors de la France 1930 : 71-74). En 1931, après le pogrom antijuif de Kambel,

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l’armée hellénique fut obligée de placer sous sa protection l’école française de peur d’une attaque par des extrémistes de droite.

9 Un autre aspect de l’activité de la Mission à la fin des années vingt concerne les relations développées avec les Serbes. Sous le prétexte que dans la province de Serbie du sud (actuelle Ancienne République Yougoslave de Macédoine), n’existait qu’une école franco-catholique à Skopje, la Mission a organisé une classe pour des élèves serbes. Un professeur serbe, payé par Belgrade, donnait des cours de serbe aux élèves qui provenaient des familles riches de Serbie. En 1928, la Mission hébergeait 30 Serbes et un professeur serbe. La presse de Salonique publia une série de pamphlets contre « cette propagande serbe indirecte ». Cette attaque de la presse était, peut-être, un signe de la tension existant dans les relations politiques gréco-serbes à cause du sujet de la zone de libre-échange, accordée aux Serbes dans le port de Salonique (Grumel- Jacquignon 2002 : 53-56). Les problèmes sont devenus plus graves au moment où la direction de la Mission a décidé que l’enseignement du grec ne serait pas obligatoire pour les Serbes. Les autorités grecques rappelaient aux diplomates d’Athènes que la Mission utilisait comme professeurs de grec des diplômés des lycées helléniques et non des diplômés des universités. De plus, elles accusaient la direction de l’établissement de préférer pour les postes de l’administration plutôt les Arméniens et les juifs que les Grecs (AYE 8/12/1928). Pendant les années trente et après les fortes protestations de l’administration grecque, la Mission dut arrêter les cours de serbe, et par la suite, elle perdit cette clientèle.

10 Il faut souligner que la période entre la mort d’Ozou, en 1926, et l’arrivée de Havard comme directeur, en 1935, se caractérise par de graves problèmes administratifs. Le Lycée a connu trois directions différentes dans une période de neuf ans (Vattier 1926-1929, Chardron 1929-1930, Roulleau 1930-1935), ce qui posait des problèmes. Le directeur devait être capable de modération dans une société où les différences ethniques, religieuses et économiques avaient des répercussions sur la présence culturelle française. Dans les années vingt les inscriptions à la Mission augmentent en nombre (1 000 élèves en 1920, 1 300 élèves en 1927). Pourtant, au début des années trente, à cause de la loi Papandréou qui interdisait l’inscription des élèves de moins de 11 ans dans les écoles étrangères, le nombre des élèves a diminué (519 en 1931 et 459 en 1932).

La Mission laïque de Salonique des années trente à l’aventure de la Seconde Guerre mondiale

11 Une période particulière de l’histoire du Lycée fut celle de 1935 à 1940 durant laquelle au poste de directeur se trouvait André Havard. Cet instituteur français a essayé d’abord de changer l’image que la société locale avait de son établissement. Animé peut-être par ses opinions personnelles, Havard n’était pas satisfait du fait que le succès de l’école concernait surtout les juifs de la ville. D’après lui, si l’école continuait à accueillir majoritairement des juifs pendant une période où l’antisémitisme progressait dans la ville, les relations des Français avec les Grecs ne pourraient pas s’améliorer. Cette situation menaçait la totalité de l’activité culturelle de la France à Thessalonique. Havard croyait que la diminution du nombre des élèves entre 1930 et 1935 était le résultat du climat qui existait mais surtout de l’ingratitude des juifs qui, parfois, préféraient s’inscrire dans les écoles italiennes et allemandes ou bien immigrer vers la

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France. Ces explications de Havard semblent peu justifiées. Il ne se rendait compte ni du changement de politique de l’État grec face au rôle des écoles étrangères à partir de 1931 ni du refus des Allemands d’accepter des élèves juifs dès 1933. Par contre, il essayait dans son rapport d’activité de la période 1935-1940 adressé aux autorités de Vichy, de présenter ses efforts pour l’amélioration de la situation, comme gigantesques et il décrivait l’activité de la période en utilisant des arguments très négatifs pour les orthodoxes et pour les juifs de la ville. Dans le rapport de septembre 1940 on peut lire sur l’avenir des rapports de l’école avec la communauté juive :

Il fallait de toute évidence, désolidariser le Lycée de l’élément israélite, pour échapper aux fluctuations de sa population et aux variations de son goût. Il fallait élargir le recrutement et l’étendre, après tant d’attente perdue, à l’élément grec de la ville de Salonique, et même au-delà si possible. (AMAE, 9/1940)

12 Havard déclarait avec emphase qu’avant son arrivée à Salonique, toute la vie culturelle était sous le contrôle des juifs :

Il n’est nullement exagéré d’affirmer que l’élément français n’avait pas de relations avec l’élite grecque de la ville. Le Lycée était considéré comme un établissement juif. Il importait donc de mettre un terme à cet état de choses qui durait depuis la fondation du Lycée et supprimer le monopole israélite de l’influence intellectuelle française, afin de pénétrer plus aisément et directement dans les milieux grecs orthodoxes. Je savais que cette œuvre était dangereuse et que les forces occultes juives omnipotentes réagiraient vigoureusement. Mon renvoi fut demandé à plusieurs reprises, mais mes supérieurs hiérarchiques de Paris ne jugèrent pas bon d’interrompe mes efforts et de compromettre les résultats acquis. Ces attaques ne réussirent qu’à me créer des difficultés jusque dans l’établissement dont j’assumais la direction. (Ibid.)

13 Face aux arguments avancés par le directeur du lycée, Havard essaye de justifier son activité comme le résultat de la pression de la société locale. Il est vrai que pendant les années trente le nombre des élèves juifs a diminué en raison de la diminution générale de la population juive de la ville, et aussi que selon les habitants, la Mission était liée avec les juifs à cause de la francophilie traditionnelle de cette communauté. À cause de la politique de Havard, le nombre des élèves juifs à baissé de 74% à 47% et le nombre des élèves orthodoxes est passé de 25% à 47% en équilibrant la présence des juifs. Pourtant, il est difficile d’accepter l’argument de Havard selon lequel il fut obligé de changer son attitude face aux juifs du fait du climat antisémite très fort qui existait dans la ville et qui provoquait la méfiance des Grecs envers la Mission et son rôle. Son effort pour se présenter lui-même comme le réformateur de l’école et comme celui qui a rétabli la confiance des orthodoxes face à la présence française peut s’expliquer facilement si on pense au destinataire de son rapport. Cet effort de Havard pour présenter son activité comme une preuve de l’éloignement des juifs de l’école, était opportuniste à cause de l’antisémitisme qui dominait à l’époque la France vichyste.

14 Les changements apportés par Havard au programme des cours ont augmenté le nombre des écoliers tout en attirant, en même temps, du monde pour les cours destinés aux adultes. L’assemblée générale de la Mlf à Paris en 1937 a manifesté sa satisfaction pour le progrès du Lycée de Thessalonique sous la direction de Havard en soulignant que l’établissement, malgré les problèmes des dernières années, restait florissant.

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Pourtant, cette augmentation du nombre des élèves était plutôt factice et concernait l’organisation des cours quotidiens (du matin au soir sans interruption) pour les étudiants, les fonctionnaires du secteur public, les policiers, les militaires et les autres professionnels. En plus, pour obtenir une amélioration des résultats aux examens du bac français, Havard a doublé les heures d’enseignement du français au détriment de celles destinées à l’enseignement de la langue, de l’histoire et de la géographie de la Grèce. Grâce à l’action de Havard, une chaire de langue et de littérature françaises fut fondée en 1937 dans la section des langues étrangères de l’Université de Thessalonique. Il faut noter qu’en 1938 le Lycée a été reconnu par l’État grec comme une des institutions officielles de la France en Grèce bien que cet accord culturel entre les deux pays ne reconnaisse comme telles que l’École française d’Athènes et l’Institut français d’Athènes.

15 Le tableau suivant présente le nombre des élèves de la Mission, leur religion et les aides attribués par l’État français :

Attribution française Années Élèves Orthodoxes Juifs Autres (en FF)

1930-31 519 26% 71,2% 2,8% 1.011.000

1931-32 459 23% 74,7% 2,3% 871.000

1932-33 397 34,7% 60,1% 5,2% 842.000

1933-34 424 34,8% 58,54% 6,66% 678.000

1934-35 383 34,81% 61% 4,19% 760.000

1935-36 345 37,33% 59,3% 3,37% 648.000

1936-37 387 35,85% 58,88% 5,27% 672.000

1937-38 459 46,79% 47,32% 5,89% 788.000

1938-39 644 43,96% 53,78% 3,26% 1.032.000

753.000 1939-40 662 47,13% 47,13% 1,27% budget de guerre

16 À côté de l’activité de la Mission, il faut noter l’existence de deux associations qui se lièrent avec l’institution française. En 1912, un groupe d’anciens élèves de la Mission a fondé l’ « Association des anciens et anciennes élèves de la Mission laïque de Salonique » sur une initiative du directeur de l’école, Jules Lecoq. Son but était la propagation des idées et de la langue françaises. Pour cette raison, elle a essayé d’organiser des colloques et des conférences, des bals, des cours postscolaires etc. malgré la situation de guerre de 1912 à 1918 et les problèmes posés par l’arrivée des émigrés en 1923 (AN, 20/4/1937). En 1930, une « Association franco-hellénique des anciens élèves des universités et des Grandes écoles de France » a été fondée à Thessalonique. La majorité des membres de cette association était composée par des

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anciens élèves de la Mission ou même des membres des deux associations. Le but essentiel de cette deuxième association était de renforcer les liens intellectuels et moraux entre les deux pays et particulièrement d’assurer la coopération intellectuelle entre les universités des deux pays.

17 L’impact de la guerre en matière de présence culturelle de la France à Thessalonique était bien réel. La ville située à la proximité des deux fronts de la guerre (frontières gréco-albanaise et gréco-yougoslave) a souffert des bombardements fréquents de l’aviation de l’Axe. Plusieurs bâtiments du quartier dit « des Français » ont été détruits, y compris l’église catholique de la ville. L’école des Filles de la Charité et l’hôpital français ont été transformés en hôpitaux militaires pour les besoins de l’armée grecque. L’école Jean Baptiste de la Salle a été transformée en caserne et les moines-enseignants furent obligés de déménager dans leur résidence d’été (AMAE, 18/6/1941).

18 Le lycée de la Mission laïque a été occupé par les troupes allemandes après leur invasion. Les Allemands ont saisi les bureaux des professeurs de l’école qui ont été forcés de partir pour Athènes. Seuls, le directeur de l’école, Havard, et un professeur sont restés sur place. Les nouveaux bâtiments du lycée ont abrité un hôpital militaire allemand et les cours ont été annulés sine die. La direction de l’école soulignait que la situation était plus que dramatique à cause de l’utilisation successive de l’école par l’armée grecque et l’armée allemande (AMAE, 1941). Les Allemands avaient détruit une partie des biens mobiliers de l’école – meubles, livres et documents administratifs. Ces problèmes ont été amplifiés quand la direction centrale de la Mission a décidé de suivre Charles de Gaulle en Angleterre. Par conséquent, la communication entre Thessalonique et les services centraux était plutôt difficile. Pour cette raison, au mois de septembre 1940, le service des œuvres françaises à l’étranger du ministère des Affaires étrangères a rebaptisé le lycée de la Mission en « Lycée Franco-hellénique de Thessalonique » et l’a placé sous son contrôle administratif (AMAE, 2/9/1940).

19 L’absence d’une grande institution française en fonction dans la ville et le contrôle administratif exclusif des Allemands ont permis aux effectifs allemands dans le domaine scolaire une progression marquante. Pendant l’année scolaire 1941-1942, les inscriptions à l’annexe de l’Académie de Munich ont touché 1 200 personnes, c’est-à- dire une augmentation de 50% sur l’année précédente. Le directeur de l’Académie, Otto Kielmeyer proposait l’adoption du modèle français pour l’expansion culturelle allemande dans la région et l’utilisation du statut d’occupant pour développer un plan d’action. Mais, au même moment, il notait l’absence d’aide financière de Berlin. D’après lui, l’Allemagne avait toutes les conditions pour attirer le peuple grec vers la culture allemande parce qu’elle n’avait pas de revendications territoriales comme l’Italie ou la Bulgarie. Après l’introduction de l’allemand dans les écoles grecques comme langue obligatoire, les inscriptions ont touché 2 400 personnes (1942-1943). Cette évolution eut comme résultat que l’Académie de Thessalonique est devenue la plus grande d’Europe, juste derrière les Académies similaires de Paris et de Florence. Mais la vérité était que beaucoup de Grecs se sont inscrits à l’Académie pour des raisons opportunistes (par exemple, pour améliorer leurs rapports commerciaux avec ou grâce aux Allemands ou simplement pour bénéficier de la carte fournie par l’Académie, très utile lors des contrôles nazis) (Fleischer 1988 : 179-187).

20 Peu à peu les relations du consulat français de la ville avec les autorités allemandes sont devenues plus cordiales afin que les forces allemandes respectent les établissements français. Pourtant, cette amélioration des relations franco-allemandes eut comme

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résultat la perturbation des relations franco-grecques. Selon les rapports des services consulaires français, la majorité des Grecs n’approuvaient pas ce réchauffement des relations des Français avec les occupants. Certaines personnes percevaient d’ailleurs comme une provocation l’ancrage dans le port de Thessalonique d’un navire de guerre français. De plus, les autorités grecques, qui étaient au courant des problèmes administratifs de la Mission et des difficultés de communication que la direction de l’école avait avec la France, ont essayé – par voie juridique – de confisquer les biens du lycée sous prétexte que l’école devait de l’argent à l’État grec (AMAE, 23/10/1941). Cependant, certains responsables de l’administration de la ville voulaient saisir l’occasion afin de se débarrasser des Français en alléguant l’insatisfaction populaire quant aux rapports des « missionnaires » avec les Allemands. Une partie de la société locale d’avant-guerre – très proche de l’extrême droite – jugeait la Mission trop « judéophile ». Sans doute, l’expulsion des élèves juifs de l’école et l’extermination de la communauté israélite de la ville ont satisfait les extrémistes grecs qui, dans leur majorité, étaient plutôt favorables en ce qui concernait la présence des Allemands. Mais, en même temps, ils désiraient la purification culturelle de la société grecque des influences étrangères, notamment celles des Italiens et des Français qui avaient une forte tradition dans la région. L’hellénisation de l’enseignement pouvait passer à la deuxième phase : après l’homogénéisation des élèves, on pourrait passer à l’expulsion des « impérialistes de la culture ». Cet esprit, qui confondait le nationalisme avec le patriotisme et la tradition, a trouvé un appui dans le comportement des Français face aux Allemands. Les nationalistes grecs qui adoptaient généralement les positions nazies, ont trouvé l’excuse nécessaire pour attirer la population : pourquoi fallait-il soutenir la présence du lycée français alors que les Français étaient amis des Allemands ? En d’autres termes, les responsables de cette aventure judiciaire avec les Français se présentaient comme des patriotes qui voulaient punir la trahison française. Bien sûr, ils pourraient bénéficier des bâtiments modernes du lycée ! Et le paradoxe de cette histoire est qu’à la fin, les relations des Français avec les Allemands de cette ville ont sauvé les bâtiments du lycée d’une confiscation grecque !

21 Malgré l’avis du consul général français de la ville selon lequel les circonstances étaient en réalité positives pour une évolution de l’activité des écoles françaises, la vérité se présentait de fait beaucoup plus inquiétante. L’extermination des juifs par les nazis a privé les écoles françaises de la moitié de leur clientèle. Ce phénomène semblait encore plus grave à cause de la fermeture définitive des écoles de l’Alliance israélite universelle. L’optimisme du consul que les écoles françaises pourraient attirer les élèves grecs orthodoxes à partir du moment où un grand nombre d’écoles publiques restaient fermées ou dont le fonctionnement était problématique, était sans fondement (AMAE, 7/8/1941). Les écoles françaises connaissaient une série de problèmes qui ne permettaient pas l’optimisme ou de grands plans. Le manque de personnel, l’absence de ressources, les difficultés de la guerre et la méfiance de la population ne favorisaient ni un développement de l’activité culturelle ni une augmentation des inscriptions comme c’était le cas à Athènes. Le SOFE avait mis comme priorité la stabilisation et la continuité de l’activité culturelle de l’EFA, de l’IFA et des écoles des Cyclades en laissant Thessalonique au deuxième plan (AMAE, 19/9/1941). Bien sûr, le SOFE a essayé de préserver la présence culturelle française à Thessalonique mais les résultats étaient maigres. Ses demandes auprès du service d’armistice à Wiesbaden pour une évacuation immédiate de tous les bâtiments français de la ville par les forces allemandes n’eurent aucun résultat (AMAE, 17/9/1941). Peu à peu, en voyant les nazis accomplir le génocide

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des juifs, les responsables de la diplomatie françaises ont compris que la présence française dans la ville pourrait bien prendre fin même avant la fin de la guerre. Pour cette raison on a l’impression que Thessalonique a été laissée de côté par les Français pendant cette période.

Conclusion

22 Au lendemain de la guerre, la langue française est en déclin du fait de l’extermination de la population juive de la ville, traditionnellement francophile et francophone, et le lycée de la Mission laïque perd un grand nombre d’élèves. L’extermination de la majorité de la communauté israélite a privé le lycée de la Mission laïque d’un grand nombre d’élèves. De plus, les conflits de la guerre civile rendirent impossibles avant 1950 le fonctionnement régulier de l’école (AMAE, 31/10/1949). Les Français ont cherché à attirer les élèves qui dans le passé préféraient le lycée allemand de leur ville, lycée qui avait cessé ses activités avec la fin de la guerre (AMAE, 24/1/1946). Et en effet, le lycée de la Mission, qui a pu attirer l’ensemble des anciens élèves des écoles allemandes, italiennes et roumaines, verra ses effectifs augmenter jusqu’à 548 élèves, retrouvant ainsi au deuxième trimestre 1947, son niveau d’avant-guerre (Bulletin de MfF 1947 : 6). Le lycée deviendra progressivement un centre de langue à l’image des instituts français des autres pays. Il essayera de répondre aux besoins d’une société salonicienne profondément transformée et touchée par les expériences de la période de la guerre mondiale et de la guerre civile qui suivit. Pendant toute la période 1950-1970 le lycée accueillait entre 800 et 1 300 élèves et son centre culturel a développé une activité remarquable. Dans le domaine de l’enseignement, les annexes fondées au début des années cinquante à Kavala et à Drama n’ont pas réussi à survivre. De même, le fonctionnement, dans les années soixante, de deux nouvelles annexes à Serres et à Sidirokastron n’a pas duré longtemps. Pourtant, pour la fondation parisienne le rôle du lycée de Thessalonique restait très important, car en 1967 il représentait environ le 12% de l’ensemble mondial des élèves de la Mission. En 1968, le lycée a pris le nom d’ « Institut français de Thessalonique », un fait révélateur de la volonté de développer une activité culturelle plus élargie que l’enseignement traditionnel du français. Mais l’incendie, au mois de mars 1968, qui a détruit le bâtiment central de l’institution, a annulé une partie de la programmation pour la nouvelle décennie. Ce n’est qu’après 1971 que l’IFT reprit régulièrement ses activités.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Salonique fut la version occidentalisée ou française du nom turc de la ville Selanik. Après l’annexion de la ville en Grèce le nom officiel est Thessalonique ou Thessaloniki.

RÉSUMÉS

Le lycée de la Mission laïque française a joué depuis sa fondation en 1906 un rôle majeur dans la promotion de la francophonie et de la culture française dans la ville de Thessalonique. Situé dans une ville multiethnique et avec une tradition francophile, le lycée fut le berceau d’une activité linguistique, culturelle et spirituelle d’exception. Avec une clientèle notamment juive, la fondation se trouva également au milieu des antagonismes des communautés de la ville. Le paroxysme nationaliste, les obstacles posés par l’État grec et les propagandes étrangères concurrentes ont perturbé l’activité du lycée. Pendant les années 1930 et 1940 on assiste à la montée d’un antisémitisme remarquable au lycée. L’extermination de la communauté juive par les nazis et le déclin de la présence de la culture française après la guerre eurent pour résultat un changement dans les orientations du lycée. La fondation deviendra dans les années 1950 et 1960 un centre de langue à l’image des instituts linguistiques des autres pays et elle essayera de répondre aux besoins d’une société salonicienne profondément transformée et touchée par les expériences de la période de la guerre mondiale et de la guerre civile.

The Lycée de la Mission Laïque française since its founding in 1906 has played a major role in promoting the Francophonie and the French culture in the city of Thessaloniki. Situated in a multi-ethnic city with a Francophile tradition, the Lycée was the birthplace of a linguistic cultural and spiritual activity of exception. Particularly with a Jewish clientele, the foundation was in middle of the antagonisms between the communities of the city. The nationalist climate, the obstacles posed by the Greek state and the acceleration of the competition in the field of foreign propaganda disrupted the activity of the Lycée. The period of the 1930s and the years of the war are characterized by the birth and the evolution of an anti-Semitism in the middle of the Schools staff. The extermination of the Jewish community by the Nazis and the decline of the presence of French culture after the war had resulted the change of the directions of the School. The foundation will become in the 1950s and 1960s, a language center in the image of language institutes of the other countries and it will try to meet the needs of a local society profoundly different and affected by the experiences of the World War and the Greek civil war.

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INDEX

Mots-clés : Mission laïque française, francophonie, relations culturelles, Thessalonique, juifs, enseignement Keywords : Mission laïque française, French langage, cultural relations, Thessaloniki, Jews, instruction

AUTEUR

LAMPROS FLITOURIS Université de Ioannina

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La chanson dans l’enseignement du français en Allemagne (1878-1930)

Andreas Rauch

1. Introduction

1 Une lecture croisée d’articles publiés dans des revues didactiques de premier plan en France et en Allemagne témoigne de la popularité grandissante de la question de l’utilisation des chansons en cours de français langue étrangère1. Néanmoins, les travaux de recherche correspondants en France et en Allemagne se limitent surtout à l’utilisation de chansons dans les manuels à partir des années 1970 ; or l’utilisation de chansons en cours de français avant 1945 et même avant le mouvement réformiste n’a pas encore été analysée de manière détaillée et exhaustive, d’une part faute d’informations et de recherches poussées dans ce domaine situé au croisement de plusieurs matières - la didactique du français comme langue étrangère, les études littéraires, l’histoire politique, et d’autre part à défaut d’une présentation méthodologique détaillée conjointe2.

2 Dans le présent article, nous essayerons de combler cette lacune et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Notre angle de recherche porte sur la question suivante : dans quelles formes d’enseignement l’utilisation de la musique par le biais des chansons fut- elle appliquée ?

3 Pour analyser l’évolution de l’utilisation des chansons en cours de français, nous allons présenter dans un premier temps quelques exemples d’utilisation avant le mouvement réformiste du dernier quart du XIXe siècle, puis mesurer ses effets et ceux de la méthode directe sur le choix d’éléments musicaux en cours de français, pour enfin en esquisser les conséquences et répercussions après ce mouvement.

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2. L’utilisation d’éléments musicaux en cours de français avant le mouvement réformiste

4 Nous ignorons les origines exactes de l’utilisation d’éléments musicaux dans les cours de français en Allemagne. Mais l’un des débuts a été le chant des cantiques religieux, et ce fut certainement Martin Luther qui en donna le coup d’envoi. Il proposa une traduction de la Bible en allemand pour atteindre un public plus vaste. La Réforme de l’Église voulue par Luther engendra une réforme de l’éducation et sa démocratisation. Bon poète et musicien, Luther composa lui-même une soixantaine d’hymnes dont Eyn feste Burg ist unser Gott3. Composé à l’origine en allemand, ce cantique fut traduit depuis en beaucoup d’autres langues dont le français (Luther & Foillet 1618 : 174-176).

5 D’autres chants religieux en langue française étaient en usage au début du XVIIe siècle dans quelques villes allemandes. Strasbourg, par exemple, constitua en quelque sorte une plaque tournante entre la France et le Saint-Empire romain germanique. Dans les familles de confession réformée, le chant des psaumes était pratiqué au sein des lectures de la Bible et l’enseignement du français servait aussi à la préparation du culte calviniste (Kuhfuß 2014 : 203). Le réformateur calviniste Jean Sturm établit, en tant que recteur du Gymnase protestant, un rapport sur la réorganisation des écoles à Strasbourg. Ce Gymnase devint rapidement une référence européenne en matière de pédagogie humaniste. Sturm souligna l’importance du chant dans les cours et créa aussi un théâtre scolaire humaniste (Weißhaar 2001 : 268-269).

6 La langue française fut utilisée comme langue véhiculaire de la noblesse européenne dès les années vingt du XVIIe siècle et prit ainsi la fonction de lingua franca de la noblesse européenne. Koldau (2005 : 297-298) et Kuhfuß (2014 : 90-91) parlent dans ce contexte d’un cercle de conversation des Dames (« Damenkränzchen ») vers 1620 à la Cour anhaltine. La très francophile Noble Académie des Loyales était très ouverte et favorable à l’instruction et à la diffusion de la culture française. Lors de ces conversations en français les dames chantaient dans ce cercle exclusif des chansons en français (Kuhfuß 2014 : 90).

7 Cette culture des cercles exclusifs et littéraires des dames connut une autre célébrité avec les fameuses Grammaires des Dames dont la première trace remonte en 1688 (Beck- Busse 2014). Sur le frontispice à sa Grammaire en vaudevilles, Simmonin (1806) nous offre un tableau qui représente trois jeunes dames répétant la grammaire en s’accompagnant de la guitare, l’une au milieu joue du luth, une deuxième se tient debout à droite et, penchée sur la chaise de la musicienne, l’écoute, enfin à gauche, une troisième lève les deux mains au rythme de la révision grammaticale. La nouveauté de cette scène est double : il s’agit ici pour la première fois d’une fonction didactique inhérente à la musique. De plus, nous pouvons y constater déjà en germe l’importance grandissante de l’articulation et de la prononciation chère au mouvement réformiste.

3. L’utilisation de chansons au sein du mouvement réformiste

8 Le fameux manifeste de Wilhelm Viëtor L’enseignement des langues doit faire volte-face !, publié en 1882 sous le pseudonyme Quousque Tandem, marqua un changement de paradigme dans l’enseignement des langues. Reinfried (1997 : 184) parle d’un « début de

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la Querelle des Anciens et des Modernes en didactique des langues ». Breymann (1895 : 6) et Schröder (1982 : 115) caractérisent le manifeste lui-même de « coup de trompette ». Viëtor critiquait la méthode grammaire-traduction et favorisa la méthode directe en donnant la primauté à l’oral. Parallèlement, il plaidait pour l’enseignement systématique de la phonétique dans les collèges et les lycées.

9 L’application des thèses de Viëtor est visible dans les manuels scolaires de français de l’époque. Prenons l’exemple du manuel Französisches Unterrichtswerk de Max Walter destiné aux débutants de la classe de sixième. Dans sa préface, Walter souligne que « le français est une langue vivante qui s’adresse personnellement à l’élève »4 (Walter 1927 : V). Le manuel commence par le tableau des sons du français. Suivent quelques exercices de compréhension orale en transcription phonétique, destinés à éduquer l’oreille de l’élève (Walter 1927 : 8-16).

10 Walter intègre dès le premier cours des éléments musicaux dans son enseignement du français. Ceci vaut pour l’utilisation des phonèmes du tableau des sons de Viëtor5 pour lesquels Walter propose une chanson afin de réviser l’application des phonèmes en question (Walter 1927 et 1933). Les élèves sont amenés à bien articuler les labiales plosives sonorisées et à permuter les phonèmes. Suit un véritable appareil didactique en chantant soit uniquement des phonèmes (illustration 1 : Das bə a – ba – Lied), soit des consonnes et des voyelles d’après une mélodie connue, par exemple celle de la chanson enfantine Petit Jeannot / Hänschen klein en [za]. La méthode utilisée est celle de la Kontrafaktur6. Didacticien, poète et mélomane, Max Walter compose quelques chansons destinées à fixer et à réviser des éléments phonétiques en chantant. Le but est double : il consiste bien sûr en la révision de la prononciation chère aux adeptes du mouvement réformiste, mais il vise aussi l’aspect pédagogique en poussant les élèves à participer et à agir. Après la première strophe de la chanson Ainsi font, font, font, les élèves doivent tourner trois fois sur eux-mêmes et, après la deuxième strophe, ils appuient leurs mains sur les hanches et sautent. Max Walter est bel et bien le précurseur des chansons kinesthétiques avant la lettre ! Il anticipe déjà des éléments de la « méthode par le mouvement » (Total physical response) décrite par Harold et Dorothy Palmer (Palmer 1925) d’une part et James J. Asher d’autre part (Asher 1966).

11 Une nouvelle querelle sur l’utilisation des chansons se situe au cœur des débats du mouvement réformiste : pour la phase introductive des sons, la littérature de l’époque montre maintes propositions didactiques. Reinfried (1997 : 190-191) en fait la synthèse en décrivant deux approches : l’approche atomiste qui porte sur la production de sons isolés et l’approche globaliste partant d’un texte entier, c’est-à-dire dans notre contexte, la chanson toute entière7. Cette nouvelle querelle (d’Anciens et de Modernes) porta aussi sur la question de savoir quelles chansons il fallait choisir et dans quel but.

12 Le phonéticien Quiehl (1912) souligne la primauté de la prononciation et favorise l’utilisation des chansons. Il suit donc l’approche atomiste et propose une analyse détaillée structurelle qui dissèque chaque mot et unité phonétique de la chanson Le bon camarade, chanson utilisée dans plusieurs manuels. Quiehl ne tient pas compte des ressources culturelles de la chanson et n’utilise pas de chansons françaises car il s’agit en fait d’une traduction par Amiel de la célèbre poésie d’Uhland Ich hatt’ einen Kameraden mise en musique par Silcher. Ces chansons allemandes traduites en français sont aussi intégrées dans des recueils de chants. Parmi les adeptes des Anciens se trouvent des auteurs comme Wetzel (1898), Thiergen (1903) et Ricken (1905).

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13 Les Modernes veulent utiliser (en accord avec l’épistémologie de la Kulturkunde allemande (voir infra 4) les chansons comme éléments de la culture française. Ils proposent des mélodies et textes authentiques comme Hübner (1929 : 78) qui critique explicitement Thiergen (1903) et le choix de poésies allemandes traduites en français avec une mélodie allemande : « Si on chante des chansons, il est impératif qu’il s’agisse de textes et mélodies originaux, lesquels, d’ailleurs, ne manquent pas »8.

Illustration 1 : Max Walter (éd.), Manuel de français. Französisches Unterrichtswerk für höhere Schulen. Einheits-Ausgabe für Knaben-und Mädchenschulen, Frankfurt am Main : Diesterweg 1933, p. 45.

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Illustration 2 : Max Walter (éd.), Manuel de français. Französisches Unterrichtswerk für höhere Schulen. Einheits-Ausgabe für Knaben-und Mädchenschulen, Frankfurt am Main : Diesterweg 1933, p. 49.

14 Parmi les Modernes figurent, outre Hübner (1929), également Görke (1927)9 et Hartig & Strohmeyer (1929).

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15 Un exemple de l’application intégrée de médias différents est l’intégration de chansons et d’éléments musicaux au sein de la méthode directe. En 1885 parurent des tableaux des quatre saisons riches en détails à la maison d’édition viennoise Eduard Hölzel (Hölzel 1885). Reinfried (1993 : 3) crée la métaphore des médias visuels qui devinrent « des fenêtres censées supprimer la cloison étanche qui sépare la salle de classe de la vie ». Avec la chanson, qui est la mise en musique de la poésie, nous pourrions ajouter que la mélodie leur donne une âme. Ainsi dans le manuel de Kühn (1924), l’analyse du tableau Le printemps de Hölzel est mise en relation avec la poésie Le printemps qui est analysée dans plusieurs manuels dont Schramm (1908). Plusieurs parallèles intertextuels et intermédiaires peuvent ainsi être établis. Les quatre enfants qui jouent et qui dansent sur le tableau chantent la chanson du printemps, poésie parue dans Kühn, Diehl & Bauer (1926 : 40). La référence intertextuelle au tableau est reprise dans la chanson composée par Max Walter dans le manuel Lehrbuch der französischen Sprache für Mittelschulen (Kühn & Diehl 1911 : XX). L’un des enfants sur le tableau est le petit Pierre, personnage et motif repris dans la chanson Je suis le petit Pierre dans Kühn & Diehl (1911).

4. Après le mouvement réformiste : répercussions et conséquences dans l’utilisation de la musique

16 Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, l’enseignement des realia (Realienkunde) formait le paradigme dominant dans l’enseignement de la civilisation française. La géographie, l’histoire, la politique et l’économie de la France constituaient les domaines les plus importants. Dans le cadre de l’enseignement des realia, des textes didactisés furent utilisés comme nous l’avons vu supra avec la chanson À Paris de Max Walter (1933 : 49). Après la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale, le sentiment nationaliste des Allemands s’intensifia. L’enseignement du caractère national (Kultur- und Wesenskunde), comme nouveau paradigme se fondant sur l’analyse de la littérature, de la peinture et de la langue, était caractérisé par la comparaison entre la culture de départ allemande et la culture cible française (Reinfried 1999 : 209-213). La culture de départ servait de miroir, de « transparent » (Folie) pour améliorer la perception de la culture étrangère et vice versa (Folientheorie). La comparaison culturelle avait surtout pour but de mettre en valeur la culture des élèves. L’une des conséquences évidentes fut le renforcement de l’enseignement littéraire et celui de la culture musicale. La métaphore du miroir fut utilisée dans le titre d’un manuel très répandu : Miroir de la France et des Français. Kulturkundliches Lesebuch (Vernay & Montag 1926). Titre prometteur qui évoque déjà le sujet et son contenu comme programme. Les auteurs, le Français Joseph Vernay et l’Allemand Walter Montag, reflètent aussi la comparaison culturelle et l’interdisciplinarité car le manuel établit des parallèles avec d’autres matières et sert ainsi l’objectif culturel global de la classe. Il s’agit d’un panorama à travers les siècles. À la fin de chaque unité sont ajoutées des chansons thématiques sur des sujets de civilisation. La citation suivante en est une bonne illustration :

C’est dans l’art que l’esprit d’un peuple trouve sa plus belle expression. Pour cela, nous vous donnons quelques chansons à chanter et à jouer […]. En essayant ainsi de pénétrer dans la vie spirituelle et intellectuelle du peuple français et en la comparant avec l’allemande, vous apprendrez à estimer ce

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qui est étranger et par ce procédé à parvenir à une compréhension plus profonde et un plus grand amour de votre propre patrimoine populaire10. (Vernay & Montag 1926 : VIII).

5. Bilan

17 Aspect jusqu’à présent inconnu d’un large public, l’intégration d’éléments musicaux et de chansons joue un rôle important dans l’enseignement des langues depuis presque cinq siècles. Quelle pourrait être la raison de cet engouement et son efficacité didactique ?

18 Nous pourrions dire que chaque courant didactique fut accompagné, comme trame ou fil conducteur, d’éléments musicaux différents ; ils faisaient partie intégrante d’une méthode, comme au sein de la méthode directe ainsi illustrée et renforcée, ou la complétaient sur le plan artistique et esthétique. En somme, nous pourrions constater, dans l’évolution diachronique esquissée, deux lignes majeures : d’un côté l’utilisation holistique de la musique focalisée sur le contenu et de l’autre l’application des mélodies à but fonctionnel, surtout limitée à l’apprentissage de la prononciation. Les éditions bilingues des cantiques de l’Église (Luther & Foillet 1618), le chant des psaumes au sein des lectures de la Bible et l’enseignement du français dans les familles de confession réformée, les chorales et les séquences musicales dans le théâtre humaniste de Sturm illustrent bien la fonction authentique de l’utilisation de la musique en combinaison avec l’acquisition de la seconde langue. Le cercle de conversation à la Cour anhaltine élargit ce domaine en ajoutant une composante de chants populaires authentiques.

19 Suit le mouvement de pendule (le « swing of the pendulum », comme est désigné souvent en anglais l’alternance de mouvements opposés) penchant vers une instrumentalisation des chansons par des phonéticiens comme Quiehl. Cela débouche sur une analyse structurelle de phonèmes dont le seul but est une suite artificielle de sons sans référence au contenu ou au contexte culturel (approche atomiste). De plus, au lieu d’utiliser des chansons françaises, toute l’analyse se base sur une traduction littérale de la chanson allemande d’origine. Le didacticien Walter joue un rôle particulier en combinant l’approche atomiste et globaliste, créant de véritables chansons didactiques, d’une part la chanson grammaticale, qui utilise uniquement des phonèmes : Das bə a – ba – Lied (approche atomiste) et d’autre part en tant que précurseur des chansons kinesthétiques avant la lettre : À Paris (approche globaliste).

20 Le retour à l’approche holistique proposé par les Modernes en accord avec l’épistémologie de la Kulturkunde allemande est visible dans le renforcement de l’enseignement littéraire et de la culture musicale comme dans Vernay & Montag (1926). Cette évolution se poursuivra après la Seconde Guerre mondiale suite à l’élargissement de la notion de littérature. L’analyse littéraire débouchera sur une interprétation contextualisée de chansons extraites de recueils avec la triade « Compréhension – Analyse – Commentaire », dans les années 1980-1990 (Wiehl 1986).

21 Nous espérons avoir montré par ces exemples l’importance didactique de ce phénomène si joliment exprimé par Verlaine dans sa poésie De la musique avant toute chose.

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NOTES

1. Concernant les sources parues en France, nous nous référons notamment aux publications de Calvet (1980) qui entreprend une analyse didactique, linguistique et culturelle, ainsi qu’aux articles parus dans les revues didactiques Der fremdsprachliche Unterricht et Französisch heute.

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2. Aubin (2005) propose une analyse de la pédagogie musicale et de la pédagogie du français au XIXe siècle. 3. « C’est un rempart que notre Dieu » ou bien « Notre Dieu est pour nous une bonne forteresse ». 4. La phrase originale est : « Im Grundbuch für Sexta ist […] die Tatsache fest eingeprägt, daß das Französische eine lebende Sprache ist, die sich an den Schüler persönlich wendet ». 5. Il s’agit de l’alphabet phonétique international (API), terme qui ne fut pas utilisé dans nombre de manuels de français en Allemagne à cette époque. 6. Cette technique de Kontrafaktur (de contra « contre » et facere « faire ») représente une sorte d’intertextualité mélodique et rythmique. La mélodie originale est réutilisée et un texte nouveau est créé et chanté. L’avantage de la Kontrafaktur est que la mélodie est très connue du public, ici les élèves, et facilite ainsi la transmission de la nouvelle chanson. La technique de la Kontrafaktur est déjà très utilisée chez Luther qui intègre pour ses cantiques des mélodies connues des pratiquants (Rauch 2012 : 9-10). 7. Quelquefois, les deux approches se succédèrent à l’intérieur d’une unité comme dans les deux exemples cités de la chanson Das bə a – ba – Lied (voir illustration 1 : approche atomiste) et de À Paris (voir illustration 2 : approche globaliste avec participation des élèves par le mouvement). 8. La phrase originale est : « Wenn Lieder gesungen werden, darf es sich nur um Originaltexte und Originalmelodien handeln, an denen es auch nicht fehlt ». 9. Souvent, des chansons populaires prototypiques comme Il était une bergère dans Görke (1927) furent utilisées dans plusieurs manuels des années 1920. 10. La phrase originale est : « Den schönsten Ausdruck findet der Geist eines Volkes in der Kunst. Daher geben wir euch einige Volkslieder und volkstümliche Lieder mit Musik zum Singen und Spielen. […] Sucht ihr so in das Geistesleben des französischen Volkes einzudringen und es mit dem deutschen zu vergleichen, so werdet ihr das fremde achten lernen und dabei zu einem tieferen Verständnis und einer größeren Liebe eures eignen Volkstums gelangen ».

RÉSUMÉS

La musique a toujours été un moyen privilégié pour exprimer des sentiments et même des idées politiques. Un aspect moins connu est le fait qu’elle joue également un rôle déterminant dans l’enseignement des langues étrangères depuis plusieurs siècles. L’article traite des formes et des fonctions musicales dans une perspective didactique en insistant surtout sur le mouvement réformiste dans l’enseignement du français en Allemagne de 1878 à 1930.

Music has always been a privileged means for expressing sentiments and even political ideas. What is less known to a broader public is the fact that it has also played a key role in language teaching for centuries. The article analyses musical forms and functions in a didactical perspective focusing primarily on the Reform Movement in the teaching of French in Germany from 1878 to 1930.

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INDEX

Mots-clés : enseignement du français langue étrangère, culture musicale, France et Allemagne, fonctions didactiques de la musique, intertextualité, manuels scolaires et écrits didactiques, mouvement réformiste

AUTEUR

ANDREAS RAUCH Université Technique de Chemnitz / Université de Iéna

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L’enseignement du français en Hongrie après le traité de Trianon (1920) : un essor défiant les contingences politiques ?

Catherine Tamussin

1 Dans le contexte difficile de l’après Première Guerre mondiale, la Hongrie introduit en 1924 une réforme de l’enseignement secondaire qui permet, pour la première fois dans l’histoire de l’enseignement des langues dans le pays, la mise en place de cours de français, d’anglais et d’italien à côté des cours d’allemand, langue obligatoire depuis la fin du XVIIIe siècle. Même si cette orientation visant à équilibrer la suprématie historique de la langue et de la culture germaniques a eu des précédents dans l’histoire magyare, elle peut sembler quelque peu étonnante voire paradoxale à une époque où les relations diplomatiques entre la France et la Hongrie sont très tendues, après la signature, en juin 1920, du traité de paix de Trianon, qui démantèle l’empire d’Autriche-Hongrie. Aussi, notre hypothèse de travail est que l’influence de la culture et de la langue françaises, en dépit de ce contexte difficile et peu propice, a non seulement perduré mais a connu un développement consistant dans la Hongrie de l’entre-deux-guerres, notamment dans l’enseignement secondaire.

2 Après un bref aperçu du contexte historique et social, nous analyserons les effets de la réforme de 1924 sur l’enseignement des langues étrangères et en particulier sur la diffusion du français. Pour cela, nous analyserons les statistiques nationales hongroises (Asztalos 1934), les discours du ministre de l’Instruction publique de l’époque, et nous nous appuierons sur les travaux des historiens hongrois de l’éducation. Enfin, nous verrons les ambiguïtés et les limites de cette réforme tout en évaluant son impact global sur l’essor du français dans la Hongrie des années 1920.

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1. Un contexte historique et diplomatique peu propice au développement des relations culturelles franco- hongroises

1.1 La guerre et le traité de paix de Trianon : points de rupture et catalyseurs de changement

3 L’Autriche-Hongrie sort vaincue de la Première Guerre mondiale. En 1920, lors de la signature du traité de paix à Trianon, la politique des pays vainqueurs (France, Grande- Bretagne, États-Unis, Italie) est de démanteler cet empire en créant, autour d’une Hongrie démembrée, une couronne protectrice de petits états pour faire contrepoids à la puissance germanique.

4 L’éminent historien Carlile Aylmer Macartney, académicien britannique, spécialiste de l’Europe centrale et en particulier de la Hongrie, ouvre ainsi l’étude impartiale qu’il fait dès 1937 du traité de Trianon et de ses possibles conséquences : « Aucun traité de paix n’a été plus drastique dans ses termes que le traité de Trianon1 » (Macartney 1937 : 1).

5 En effet, l’ancien Royaume de Hongrie inclus dans l’Empire austro-hongrois, perd plus des deux-tiers de son territoire passant de 325 000 à environ 93 000 km2. En termes de population, cela représente aussi une perte de plus des deux-tiers de la population : la Hongrie de 1914 comptait environ 20,9 M. d’habitants, elle n’en compte plus que 7,6 M. en 1920. De plus, près de 2,750 M. de Hongrois (Romsics 1999 : 140) se retrouvent hors des nouvelles frontières, créant des foyers de minorités hongroises en Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie, Ukraine et même en Autriche.

6 Avant la guerre, les Hongrois représentaient à peine la moitié de la population du Royaume de Hongrie qui comprenait de nombreuses nationalités : 14% de Roumains, 10% d’Allemands, 10% de Slovaques, 9% de Croates, 5% de Serbes, et encore 4% d’autres peuples (Italiens, Ruthènes, Grecs, etc.). Avec exactement un taux de 48%, les Hongrois n’étaient pas globalement majoritaires, même s’ils l’étaient à l’échelle de certaines régions.

7 Le traité de Trianon crée donc une situation complètement nouvelle, où la Hongrie passe d’un état multinational et plurilingue soumis à la tutelle de l’Autriche, à un état, certes indépendant, mais drastiquement amputé, où la population est quasiment homogène tant au niveau ethnique que linguistique. En 1920, les Hongrois, dans le territoire réduit de la nouvelle Hongrie indépendante, représentent désormais presque 90% de la population, avec des minorités très peu nombreuses. Seule la minorité allemande, très implantée dans le cœur du pays depuis longtemps, reste importante avec 10%.

8 Ce passé plurilingue très récent a encore un impact sur les compétences linguistiques des élèves, même si celles-ci tendent à diminuer, comme le remarque János Asztalos, auteur des statistiques sur les écoles secondaires : Les données sur la connaissance des langues étrangères présentaient un aspect plus favorable dans l’ancienne Hongrie, puisqu’une grande partie des élèves avaient autrefois l’occasion d’apprendre la langue des minorités nationales respectives. D’après les données d’autrefois, 30% des élèves hongrois parlaient aussi d’autres langues, dernièrement cette proportion n’est plus que de 20%. (Asztalos 1934 : 44)

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9 Ce passé plurilingue est aussi important pour la connaissance de l’allemand, à la fois langue de minorité nationale et langue étrangère, ce qui lui donne un statut particulier.

10 Dans le domaine de l’éducation, la réduction du territoire provoque la perte de plus de la moitié des écoles secondaires. Elle entraîne aussi l’exode de 300 000 Hongrois des territoires annexés par les pays voisins vers la « petite Hongrie » avec parmi eux un grand nombre d’enseignants, d’avocats et d’intellectuels restés sans travail, qui viennent ainsi accentuer la pénurie d’emplois publics dans un pays désorganisé économiquement suite au démembrement de son territoire. Ces circonstances très difficiles contraignent les autorités à une profonde restructuration.

11 Enfin, le démantèlement de l’Autriche-Hongrie et la chute de la dynastie des Habsbourg a provoqué une déstabilisation politique totale. La Hongrie connaît la période la plus troublée de son histoire passant d’une tentative de démocratie républicaine menée par un noble réformiste, le comte Károlyi, à la « révolution prolétarienne » de Béla Kun, à la contre-révolution « blanche », issue du coup de force de l’armée dirigée par l’amiral Horthy, ancien commandant en chef de la flotte austro-hongroise, bénéficiant du soutien des Alliés. Élu régent le 1er mars 1920, sous la pression des armes de ses partisans qui occupent le Parlement, l’amiral Horthy instaure une monarchie sans roi, situation « provisoire » qui durera plus de vingt ans. Dans ce régime, « au sommet de la classe politique, on trouve l’aristocratie revenue en force, autant sinon plus qu’à l’époque de la monarchie qui avait procédé à une certaine démocratisation de la fonction publique et de l’armée » (Molnár 2004 : 344). Ainsi, la réforme de 1924 sera mise en place par ce gouvernement conservateur qui entre alors dans la phase de stabilisation de son pouvoir et cherche à consolider ses appuis dans la société.

1.2 Tensions et restrictions au niveau des relations diplomatiques entre la France et la Hongrie

12 Dans ce contexte du traité de Trianon, les relations diplomatiques franco-hongroises sont très tendues, avec des effets restrictifs sur la politique culturelle de la France vis- à-vis de la Hongrie : tandis qu’on ouvre des Instituts français en Europe centrale et orientale à Prague (1920), Bucarest (1923), Varsovie (1924), Belgrade (1926), il n’est nullement question d’en créer un en Hongrie (Chevalier 2001 : 134). Les consignes données aux diplomates arrivant en poste à Budapest dans les années 1920 se bornent à la stricte surveillance de l’application des clauses du traité de Trianon et à la vigilance quant aux éventuelles velléités irrédentistes hongroises : Au moment où vous allez rejoindre votre poste2 […], il me paraît utile de vous indiquer les principes directeurs de la politique à laquelle vous aurez à collaborer […]. La condition essentielle du maintien de relations normales entre la France et la Hongrie réside dans l’exécution loyale par ce pays des stipulations du Traité de Trianon. Votre première préoccupation devra être en conséquence de surveiller attentivement cette exécution. (MAE, SOFE, Hongrie, 5.417QO/149bis)

13 Dans ce contexte où la politique française favorable à la Petite Entente laisse peu de marge de manœuvre sur place, il est évident que le poste de Budapest ne figure pas parmi les plus attractifs du réseau diplomatique. D’ailleurs, concernant le personnel, avec un ambassadeur et deux ou trois diplomates, il compte parmi les petits postes (Ablonczy 2000 : 1153). De 1922 à 1927, le nombre important de diplomates se succédant après avoir effectué seulement une courte période d’exercice semble confirmer que

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Budapest n’était pas un poste convoité pour une promotion de carrière (Vrain 2001 : 65). Était-il pour autant aussi ennuyeux ou inintéressant qu’on pourrait le supposer a priori ? À défaut de pouvoir agir au niveau politique vu la fermeté des consignes, n’y avait-il pas moyen pour les diplomates de développer ou d’appuyer des projets au niveau culturel ? À cet égard, nous analyserons à travers la correspondance entre Budapest et Paris, comment les diplomates français en poste réagirent au lancement de la réforme de 1924.

2. La réforme de 1924 : objectifs et moyens

2.1 Un objectif clairement avoué : répondre aux besoins d’une certaine classe sociale

14 Kuno Klebelsberg, ministre de l’Instruction publique et des Cultes de 1921 à 1931, dans un article du Journal National du 23 août 1924, explique clairement l’objectif de la réforme envisagée dans l’enseignement secondaire : Pour favoriser la réussite de la classe moyenne hongroise, compte tenu des manques actuels dans les programmes scolaires, je considère qu’un enseignement plus conséquent des langues modernes […] est nécessaire. Pour cela, je souhaite introduire un nouveau type de lycée : le reálgimnázium. (Gróf Klebelsberg Kuno válogatott beszédei és irásai 1990 : 303)

15 Quelle est donc cette classe moyenne hongroise ? Pourquoi est-elle si importante au point d’être le destinataire principal de cette réforme ? En fait, il ne s’agit pas ici de la bourgeoisie, comme dans nos pays occidentaux, mais de la dzsentri. Ce terme emprunté en 1875 à l’anglais gentry désigne les moyens et petits nobles, propriétaires fonciers souvent endettés et appauvris. Dans la hiérarchie sociale, la dzsentri se situe au milieu, entre d’une part la haute aristocratie alliée avec la grande bourgeoisie financière et commerciale, et d’autre part la grande masse des paysans. Par ailleurs, cette classe moyenne n’est pas nettement cloisonnée : Cet amalgame de la noblesse foncière, du haut fonctionnariat et des roturiers les plus distingués constitue une classe politique et une classe moyenne difficilement définissables, une classe de notables qui s’appellera plus tard « classe moyenne seigneuriale chrétienne ». […] Il s’agit bien d’une auto-identification spécifiquement hongroise, très différente de la bourgeoisie d’autres pays. (Molnár 2004 : 298-299)

16 Aurélien Sauvageot3, lecteur au Collège Eötvös de 1923 à 1931, décrit ainsi la dzsentri dans son livre Découverte de la Hongrie : Cette petite noblesse est obsédée par l’ambition d’égaler la grande aristocratie. Elle se saigne pour vivre au-dessus de ses moyens, achevant ainsi de se ruiner. Son unique providence est l’État. Aussi ses fils forment-ils le gros des fonctionnaires […]. Le pouvoir central sait qu’il peut compter sur leur loyalisme à toute épreuve. (Sauvageot 1937 : 48)

17 Cette dernière phrase nous révèle l’importance de la dzsentri qui constitue l’assise sociale du pouvoir conservateur en place depuis 1920. À cet égard, il est intéressant de noter que le ministre Kuno Klebelsberg né en 1875 en Transylvanie, est lui-même issu de cette classe sociale. Sa mère venait d’une famille de la petite noblesse hongroise, son père était un aristocrate officier fonctionnaire de l’armée autrichienne. Noble, il a hérité de sa famille le titre de comte mais il n’a ni fortune mobilière, ni terres.

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2. 2 Création d’un nouveau type de lycée privilégiant les langues vivantes étrangères

18 L’appellation reálgimnázium révèle que le nouveau type de lycée sera le fruit d’un compromis entre les deux types d’établissements secondaires déjà existants, le gimnázium et la reáliskola.

19 Le gimnázium dispense des études humanistes basées sur l’enseignement du latin et du grec. La reáliskola, inspirée du modèle germanique hérité de l’Empire autrichien, dispense, comme son nom l’indique, un enseignement plus pratique, basé sur les matières scientifiques (mathématiques, géométrie, biologie, chimie), sans latin mais avec des langues vivantes étrangères.

20 Le reálgimnázium sera donc l’établissement qui permettra de combiner latin et langues vivantes étrangères, car : La classe moyenne historique avait besoin du latin pour renforcer sa légitimité historique face à la bourgeoisie industrielle et commerciale et aux couches sociales inférieures, mais elle avait aussi besoin d’études moins académiques avec des langues modernes. Le régime était dirigé par les aristocrates […] mais aussi par les industriels capitalistes et tous avaient besoin d’études beaucoup plus pratiques. (Nagy 1999 : 16)

3. Effets de la réforme sur l’enseignement des langues et en particulier du français

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Nombre d’heures hebdomadaires d’enseignement des langues de la 1ère à la 8e classe selon le type d’écoles secondaires de garçons et de filles4 (graphique 1)

D’après Kornis Gyula, Magyarország közoktatásügye a világháború óta, Magyar Paedagogiai Társaság, Budapest, 1927, p.103-104 et 162-163.

3.1 Permanence de la fonction élitiste du latin

21 Il ressort de l’analyse du graphique 1 que le latin, sur les huit années de scolarité secondaire, s’avère la langue la plus importante en nombre d’heures dans les trois types de lycées où elle est enseignée à savoir gimnázium (45), reálgimnázium (41) et leánygimnázium (30).

22 Cette prédominance du latin n’est pas seulement liée à un rôle de formation culturelle humaniste destinée à une élite, comme dans les pays occidentaux. Le latin n’était pas qu’une simple matière enseignée à côté de la langue nationale. Resté très tardivement, jusqu’au milieu du XIXe siècle, langue officielle et langue d’enseignement dans le secondaire, il a pu être ainsi un instrument de résistance à la germanisation et revêtait une fonction de langue d’état dans un pays multilingue comme la Hongrie. Utilisé dans le gouvernement, l’administration et la magistrature, le latin est devenu l’expression de la domination de l’élite hongroise, seule capable d’utiliser cette langue officielle et par conséquent d’accéder aux postes dirigeants (Nagy 2000 : Századok, 1325).

23 Continuer à privilégier le latin équivalait donc à préserver cette fonction de domination d’une élite qui se perpétuait dans la formation typique du jeune aristocrate de la classe moyenne traditionnelle : un baccalauréat classique couplé avec des études de droit afin d’acquérir la langue et les connaissances nécessaires pour accéder à la haute administration et aux hautes fonctions de l’État. D’ailleurs, Kuno Klebelsberg a

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lui-même suivi cette voie en fréquentant le gimnázium de Székesfehérvár pour faire ensuite des études de droit à Budapest, Berlin, Munich et Paris.

3.2 L’allemand première langue vivante obligatoire : une suprématie non ébranlée

24 Le graphique 1 souligne la suprématie incontestable de l’allemand qui, non seulement reçoit le plus grand nombre d’heures (entre 20 et 28) comparé aux autres langues vivantes (entre 15 et 24 heures), mais est enseigné dans les trois types d’établissements secondaires et aussi bien pour les garçons que pour les filles. La dynamique d’une langue dépend de son statut (juridique et affectif), […] ainsi que des liens que cette langue entretient avec les autres langues et cultures en présence. Dans cette optique large, l’apprentissage des langues en Hongrie est la résultante de circonstances historiques et culturelles, de choix politiques et de choix individuels. (Szende 2009 : 125)

25 Cette observation de Thomas Szende nous donne une clé de lecture pertinente pour comprendre le rapport spécifique que les Hongrois entretiennent avec la langue allemande. Les propos du ministre de l’Instruction publique, publiés dans Nemzeti Újság, 23-24 août 1924, illustrent bien cette dynamique : Parmi les peuples européens, ce sont les Allemands qui géographiquement sont les plus proches de nous, et comme c’est entre peuples voisins que les contacts sont les plus étroits, il faut maintenir la langue allemande comme matière obligatoire à l’avenir aussi. Par le passé, l’allemand fut rendu obligatoire vu son emploi dans l’armée et les institutions communes. Vécu comme une contrainte puisqu’il était imposé, il a inspiré de l’antipathie à beaucoup de Hongrois. Maintenant, c’est dans notre intérêt économique et culturel d’apprendre l’allemand et tout arrière-goût désagréable associé à la contrainte se dissout de lui-même. (Gróf Klebelsberg Kuno válogatott beszédei és irásai 1990 : 304)

26 Le ministre ressent visiblement le besoin de justifier son choix politique de maintenir la suprématie de l’allemand : comme les circonstances historiques et culturelles remontent à un passé difficile où l’usage de la langue allemande fut imposé par une puissance dominante, il s’agit, selon lui, de transformer une ancienne contrainte en un choix individuel utile et rationnel. En effet, même si on ne peut parler d’une politique consciente de germanisation, certaines mesures relevèrent indéniablement d’une volonté de centralisation, comme la loi Educationis éditée en 1777 par l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche à la fin du XVIIIe siècle, instaurant l’allemand comme matière obligatoire dans les écoles.

27 Cette place spécifique de la langue allemande en Hongrie est encore renforcée par la présence de minorités allemandes hétérogènes, arrivées dans le pays à des moments différents, avec des origines différentes, des dialectes allemands différents, des statuts sociaux différents. Cette communauté allemande a joué aussi un rôle-clé dans l’industrialisation très concentrée sur Budapest, qui de ce fait, est restée longtemps une ville majoritairement germanophone5. À son arrivée en 1923, Aurélien Sauvageot, en tant que français germaniste, ne se sent pas dépaysé dans la capitale, où l’influence germanique est encore bien présente vu que « toute personne tant soit peu instruite y sait l’allemand » et que le quotidien Pester Lloyd, paraît en allemand matin et soir (Sauvageot 1937 : 15-16).

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3.3 Le français principal bénéficiaire de la réforme comme seconde langue vivante étrangère

28 Dans ce contexte de permanence du latin et de suprématie de l’allemand, qu’en est-il du français ? Comme seconde langue vivante, la loi de 1924 prévoit le choix entre anglais, français et italien. Le diagramme suivant permet de voir comment s’est opéré ce choix dans les écoles secondaires de garçons.

Nombre total de lycées de garçons selon leur type. Proportion de ceux où l’on enseigne le français, l’anglais, l’italien en 1932/33 (graphique 2)

D’après József Asztalos, A magyar középiskolák statisztikája az 1932/33 tanévig, M. Kir. Központi Statisztikai Hivatal, Budapest, 1934, p. 42, 44-45 et 22-23.

29 Il apparaît clairement que cette réforme a été très positive pour le français qui est très majoritairement voire exclusivement choisi comme deuxième langue vivante étrangère dans chaque type d’établissements. Ainsi, sur 74 reálgimnázium en 1932/33, environ deux-tiers ont introduit le français soit 49 exactement, 16 l’anglais, 4 l’italien. Dans les reáliskola, le français bénéficie d’une totale exclusivité, il est même institué deuxième langue vivante obligatoire. C’est dans les gimnázium qu’il est moins fortement représenté avec environ 11 lycées sur 29 qui ont introduit le français et 8 l’anglais. Il reste 10 lycées qui ont probablement maintenu l’enseignement du grec ancien et ne proposent donc pas de seconde langue vivante.

30 Enfin, dans les écoles secondaires de jeunes filles, les statistiques du ministère de l’Instruction publique (Asztalos 1934) révèlent une situation encore plus favorable au français. La réforme, mise en place pour les filles en 1926, a entraîné la création d’un

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grand nombre d’écoles secondaires de filles qui, presque toutes, ont introduit le français comme deuxième langue vivante étrangère, soit 30 écoles sur 44. De plus, dans 22 écoles, le français est seconde langue vivante obligatoire. Dans les écoles secondaires de filles, il y a donc un quasi-monopole du français comme deuxième langue vivante étrangère.

4. Comment expliquer le succès du français ?

4. 1 Français langue de culture de niveau international ?

31 Pourquoi des résultats si positifs ? Pourquoi le choix s’est-il porté d’abord sur le français plutôt que sur l’anglais ou l’italien ? Dans les préfaces des principaux manuels de français de l’époque, le français y est présenté par les auteurs comme la seule langue de culture de niveau international capable d’être sinon un contrepoids du moins une alternative à la culture allemande dominante en Hongrie. De plus, la richesse de la littérature française exerce un très fort pouvoir d’attraction à une époque où l’accès à la culture se faisait encore essentiellement par l’écrit, et où l’apprentissage de la langue restait basé quasi exclusivement sur la lecture.

4.2 Un élément décisif : le nombre de professeurs disponibles capables d’enseigner le français

32 En vérité, les arguments liés aux représentations mentales sur l’utilité ou l’importance de telle ou telle langue sont inopérants face à la réalité du terrain, si bien que l’élément décisif semble avoir été un aspect bien plus pratique, comme le laissent entendre les propos du ministre : À côté de l’allemand, on enseignera une deuxième langue moderne dans le nouveau reálgimnázium : l’anglais, le français ou l’italien. Le mieux serait, bien sûr, que dans chaque école il y ait des professeurs pour ces trois langues, de manière à ce que les enfants et les parents puissent choisir l’une d’entre elles. Cette mission incombe au futur, maintenant il faut que j’arrive à avoir assez de bons professeurs pour qu’à côté de l’allemand je puisse faire assurer avec succès l’enseignement d’une deuxième langue moderne. (Gróf Klebelsberg Kuno válogatott beszédei és irásai 1990 : 304)

33 Le facteur déterminant semble donc avoir été le nombre de professeurs capables d’enseigner telle ou telle langue au moment du lancement de la réforme. Or, vu les résultats très positifs obtenus, on peut logiquement en induire que les professeurs capables d’enseigner le français étaient beaucoup plus nombreux que pour les autres langues, ce qui est somme toute significatif du rayonnement de la culture et de la langue française dans les milieux intellectuels hongrois de l’époque. À cet égard, le Collège Eötvös a sans nul doute joué un rôle fondamental.

4.3 La tradition francophile du Collège Eötvös et son rôle-clé dans la formation des professeurs de français du secondaire

34 La fondation en 1895 du Collège Eötvös sur le modèle de l’École normale supérieure constitue un précédent historique d’une politique visant à s’appuyer sur une tradition française pour contrebalancer l’influence germanique prévalant dans les milieux

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universitaires. Fonctionnant comme un internat rattaché à l’Université de Budapest, offrant des cours complémentaires de très haut niveau, le Collège accueille des étudiants bacheliers triés sur le volet. Dans l’entre-deux-guerres, il a joué un rôle essentiel dans la formation d’une élite intellectuelle francophone et francophile, en particulier parmi les professeurs du secondaire et du supérieur (Karady 1985 : 251-252), ces derniers formant à leur tour d’autres professeurs de français. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la majorité des étudiants sortant du Collège faisait carrière comme professeur dans le secondaire, contrairement aux normaliens français : De 1895 à 1945, 730 étudiants ont obtenu leur diplôme. Parmi eux, 115 sont devenus professeurs dans le supérieur, 60 chercheurs, 25 travaillent dans quelque ministère, 18 à l’étranger, 58 sont devenus directeurs d’établissements secondaires. La majorité d’entre eux soit 400, en accord avec les objectifs du fondateur du Collège, Loránd Eötvös, sont devenus professeurs dans le secondaire tandis que 20 se sont engagés dans des carrières littéraires ou artistiques. (Garai 2014 : 9)

35 De plus, nombre de professeurs de français ayant joué un rôle très important durant la période étaient issus du Collège Eötvös. Citons à titre d’exemple Géza Bárczi, professeur de français de 1920 à 1941 au lycée pilote de Budapest, donc formateur d’enseignants de français mais aussi auteur de manuels de français réédités jusqu’en 1945 (Szathmári 1985) ; Albert Gyergyai (Horváth 2015) et Sándor Eckhardt (Revel 2001), professeurs de français à l’université de Budapest ; enfin, János Hankiss, professeur à l’université de Debrecen (Gorilovics 2007).

36 L’orientation francophile du Collège n’a pas décliné avec la guerre. Elle a même connu son plus grand essor dans les années 1920 du fait que les normaliens nommés comme lecteurs6 de français au Collège avaient aussi un rôle important auprès de la Légation de France, qui les employait dans des tâches relevant d’un attaché culturel. Enfin, cet attachement à la culture française relève parfois du facteur humain et donc de l’affectif aussi : Il était touchant de voir combien le premier directeur du Collège Eötvös7 […] était attaché à la culture française. Les livres français avaient l’honneur du maroquin, les livres allemands devaient se contenter de la demi-toile. […] Apprendre le français était obligatoire pour les élèves de toute spécialité, car […] selon l’axiome du baron Eötvös même la plus forte dose de culture française ne saurait nuire à la civilisation nationale, alors que l’on sait le danger mortel de l’infiltration de l’esprit germanique. (Eckhardt 1947)

4.4 Un rôle actif des diplomates et lecteurs français en poste à Budapest malgré les consignes restrictives de Paris

37 Dans la marge de manœuvre étroite qui leur est accordée, les diplomates français en poste au moment du lancement de la réforme déploient tous leurs efforts pour soutenir les initiatives hongroises. Même si le travail du diplomate consiste bien à plaider la cause du pays où il est en poste pour obtenir des crédits, la correspondance entre Budapest et Paris dénote une attitude qui va au-delà de ce formalisme et laisse transparaître un investissement personnel d’énergie.

38 Ainsi, en février 1924, c’est le lecteur Jean Mistler d’Auriol (dont on apprend qu’il entretient « des relations personnelles très étroites8 » avec le comte Klebelsberg) qui assume le rôle de relais en transmettant sous forme de note, à la Légation de France, la requête du ministre hongrois de l’Instruction. Ce dernier demande le soutien de la France par l’envoi de cinq ou six professeurs natifs auxquels il prévoit d’accorder un

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traitement hongrois en espérant que la France complètera. La réponse tarde sûrement à venir puisque le diplomate Carbonnel se donne la peine d’agir à deux niveaux au Quai d’Orsay : par un courrier officiel à la Section des écoles et par une lettre semi-officielle écrite à la main sur papier en tête de la Légation de France et commençant par « Mon cher ami ». De ce fait, le destinataire n’est pas spécifié, mais on peut supposer qu’il s’agit du directeur de la Politique commerciale. Dans cette lettre, Carbonnel prend soin de préciser : Je sais que la question relève des écoles9 à qui j’écris par ce courrier mais je vous la recommande en même temps parce que c’est vraiment bien important au point de vue politique et cela d’autant plus que sur les autres terrains nous n’avons pas grand-chose à offrir. (MAE, SOFE, Hongrie, 5.417QO/149bis)

39 Par ailleurs, dans la lettre officielle aux écoles, il met en post-scriptum : P.S. Je me permets d’insister tout spécialement pour que les sacrifices nécessaires soient faits pour mettre à profit les dispositions actuelles du Ministre hongrois grâce auxquelles il dépend actuellement de nous de développer notre influence par l’enseignement du français dans les écoles officielles. (MAE, SOFE, Hongrie, 5.417QO/149bis)

40 Au final, il obtiendra la venue de trois professeurs natifs affectés comme lecteurs à l’université et dans un lycée.

5. Limites et ambiguïtés de cette réforme

5.1 L’acquisition des langues étrangères n’est pas l’apanage de l’école

41 Connaissance des langues étrangères selon le type d’école secondaire en 1932/33 (graphique 3)

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D’après József Astalos, A magyar középiskolák statisztikája az 1932/33 tanévig, M. Kir. Központi Statisztikai Hivatal, Budapest, 1934.

42 En comparant ce graphique 3 au graphique 1, on remarque qu’il n’y a pas correspondance entre la connaissance d’une langue étrangère et le nombre d’heures d’enseignement de cette langue au lycée.

43 Par exemple, le français et l’anglais ne figurent même pas comme langues vivantes enseignées au gimnázium pour garçons, mais c’est là qu’est leur meilleur score avec presque 2% pour le français et environ 1,5% pour l’anglais.

44 Un autre cas flagrant est celui des jeunes filles : elles ne reçoivent pas plus d’heures de français que les garçons avec 24 heures dans les leánylíceum, voire même moins avec juste 15 heures dans les leánygimnázium, et pourtant ce sont elles qui battent tous les records de connaissance du français et même de l’anglais avec respectivement presque 10% et 2,5% d’entre elles qui parlent ces langues.

45 La connaissance du français n’a donc qu’un rapport indirect avec le nombre d’heures reçues au lycée et dépend plutôt du niveau social des élèves, comme le souligne l’historien Péter Tibor Nagy : « Plus la composition sociale est ‘élégante’, plus le nombre d’élèves sachant même les langues non enseignées au lycée est élevé » (Nagy 2000 : 758).

46 Ce constat renvoie à la pratique traditionnelle de l’élite aristocratique, imitée en cela par la haute bourgeoisie, d’éduquer leurs enfants souvent dès leur plus jeune âge à l’apprentissage du français et d’autres langues en prenant une gouvernante ou un précepteur : L’aristocrate est de tous les Hongrois celui qui est le moins étroitement attaché au terroir national. Tout enfant, il apprend à manier les langues étrangères. Il arrive même que le hongrois ne soit pas sa langue maternelle, mais seulement un idiome

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dont il fait l’apprentissage après coup, au cours de son adolescence. (Sauvageot 1937 : 42)

47 Enfin, cet apprentissage du français hors de l’école passait également par des cours privés : « À Budapest, toute une population de Français et de Françaises vit de l’enseignement privé du français. Quelques-uns (et quelques-unes) s’y sont fait une situation que pas mal de braves bourgeois de chez nous leur envieraient » (Sauvageot 1937 : 15).

5.2. La réforme touche seulement une élite

48 La fonction élitiste des études secondaires est valable partout en Europe à la même époque. De ce point de vue, la Hongrie ne fait pas exception, elle s’inscrit même dans la moyenne européenne avec moins de 3% de la classe d’âge 10-18 ans faisant des études secondaires en 1914, 5% environ dans les années 1920 et 10% à la fin des années 1930. En revanche, ce qui caractérise la Hongrie, est que cet élitisme émane d’une volonté politique clairement affichée et s’applique essentiellement à une classe sociale en déclin cherchant à maintenir sa position dominante. Ainsi, les statistiques nationales montrent que le nombre de lycéens issus de la gentry passe de 43 à 58% du total de 1920 à 1938 tandis que les élèves issus de la bourgeoisie (commerce, banque, industrie...) baissent de 28 à 19%, les fils de paysans ne représentant qu’à peine 1% des élèves (Dékán 1961). Ce favoritisme est également manifeste dans l’attribution des bourses d’études secondaires mises en place à partir de 1927 par le ministère de l’Instruction publique : les principaux bénéficiaires sont fils de hauts fonctionnaires de l’État et de l’armée ou de petits et moyens fonctionnaires. Un seul fils d’ouvrier obtient une bourse.

5.3. L’intérêt pour les langues vivantes étrangères se développe dans le cadre d’une politique culturelle néonationaliste

49 Dans sa réforme éducative, le ministre Kuno Klebelsberg accordait un rôle central à l’enseignement des langues vivantes étrangères. Toutefois, il faut aussi replacer ce rôle dans le cadre d’une idéologie qu’il a lui-même forgée et qualifiée de néonationaliste, et qui s’appuie sur le concept de supériorité culturelle hongroise. En fait, ce concept n’est pas nouveau. L’expression hongroise de kultúrfölény ou supériorité culturelle remonte au milieu du XIXe siècle et se réfère à la situation des Hongrois vivant dans les zones où ils étaient effectivement mêlés à d’autres peuples, les Roumains, les Serbes, les Slovaques et les Ruthènes tous plus pauvres et moins alphabétisés qu’eux, à l’exception cependant des Allemands saxons. La nouveauté, d’où le vocable néonationalisme, est que Kuno Klebelsberg applique ce concept à la nouvelle situation issue du traité de Trianon. La culture devient alors un moyen d’action nationale pour regrouper la magyarité dispersée et un instrument d’influence auprès des puissances occidentales en dotant la Hongrie d’une élite formée aux langues étrangères et donc capable de négocier à un haut niveau. C’est une politique très ambivalente qui amène le ministre à déclarer : « Je voudrais porter à la connaissance générale, que dans la Hongrie démilitarisée suite à la paix de Trianon, le budget du ministère de l’Instruction publique et des Cultes est aussi de fait budget de défense » Gróf Klebelsberg Kuno válogatott beszédei és irásai 1990 : 516). De plus, pour asseoir sa légitimité, le régent Horthy saura exploiter le sentiment de frustration nationale issu du traité de Trianon : il accentuera les mesures de nature antisémite10 et orientera de plus en plus sa

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politique étrangère vers l’Allemagne, espérant son soutien dans la révision des frontières.

Conclusion

50 En conclusion, nous reprendrons l’expression de l’historien de l’éducation László Tökéczki qui parle de « réforme conservatrice avec les moyens les plus modernes » (Tökéczki 1990 : 48). En effet, cette réforme éducative use d’instruments très modernisateurs comme l’introduction des langues vivantes étrangères, mais elle s’inscrit dans les limites de la société de l’époque fonctionnant sur le principe féodal conservateur qui consistait à privilégier les intérêts de la classe sociale dominante issue de la petite et moyenne noblesse.

51 L’action même du ministre de l’Instruction et des Cultes, Kuno Klebelsberg, est tout empreinte de paradoxes. Surprenant mélange de modernité, de féodalisme et de néonationalisme, elle reflète d’une part, une grande culture, une vision moderne de l’enseignement des langues, avec des éléments parfois très novateurs comme l’appel à des professeurs natifs selon un dispositif repris sous certains aspects après les changements politiques de 1989. D’autre part, elle reflète un mode de pensée conservateur inscrit dans une logique de reproduction des élites et de solidarité de classe qui fait de Kuno Klebelsberg l’éminent représentant d’une classe sociale en décadence qui cherche à restaurer ses anciennes prérogatives dans une société déstabilisée par la guerre et démembrée par le traité de Trianon.

52 Cependant, même limitée au cercle restreint d’une élite, cette réforme constitue un tournant décisif car elle introduit les langues vivantes étrangères dans le système éducatif public alors que jusqu’ici précepteurs, gouvernantes ou professeurs privés détenaient le quasi-monopole de cet enseignement. Certes, la motivation reste toujours la même : « Maintenant, où la classe moyenne ne peut plus employer de Fräulein, de Mademoiselle et de Miss pour ses enfants, c’est à l’école de prendre en charge la tâche de l’enseignement des langues modernes » (Gróf Klebelsberg Kuno válogatott beszédei és irásai 1990 : 323).

53 Toutefois, le français est le principal bénéficiaire de cette réforme qui confirme la prédominance de l’allemand mais qui permet une très large diffusion du français comme deuxième langue vivante étrangère la plus enseignée dans les écoles secondaires. Avant la réforme, en 1922-23, sur 38 000 élèves, seulement 1 517 étudiaient une deuxième langue vivante étrangère. En 1932-33, sur 65 328 lycéens et lycéennes, 43 552 apprenaient le français soit plus des deux-tiers (Nagy 2000 : 1325).

54 Enfin, cette réforme révèle le fort degré d’influence de la langue et de la culture française au sein d’une élite ainsi que le rôle actif des diplomates français en poste à Budapest malgré des consignes très strictes venant de Paris.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Les passages des textes anglais et hongrois cités dans cette étude sont traduits par l’auteur (CT). 2. Lettre du ministre des Affaires étrangères à M. De Carbonnel, Ministre plénipotentiaire de la République Française à Budapest, 22 mars 1924. Ces instructions resteront inchangées pendant toute la période de l’entre-deux-guerres. 3. Aurélien Sauvageot (1897-1988) éminent linguiste français est le fondateur des études finno- ougriennes en France. En 1923, il est élève à l’École normale supérieure lorsque son maître Antoine Meillet l’envoie à Budapest pour enseigner le français au Collège Eötvös. À son retour en France, il publie en 1937 Découverte de la Hongrie, « œuvre d’un linguiste qui a séjourné en Hongrie de 1923 à 1931 et a commencé à s’initier aussi complètement que possible à la langue du pays. Vivant dans le cadre de l’Université hongroise, au milieu de collègues, d’élèves et d’amis hongrois, il a essayé de s’adapter aussi totalement qu’il a pu à la civilisation hongroise » (Sauvageot 1937 : 8). Ce livre est pour nous un témoignage précieux reflétant le regard d’un jeune intellectuel français de gauche qui, du fait qu’il parlait couramment hongrois, a pu s’intégrer dans la vie du pays. 4. En 1926, sont créés pour les filles trois types de lycées (leánygimnázium, leánylíceum, leánykollégium) calqués plus ou moins sur le modèle instauré pour les garçons en 1924. 5. Au milieu du XIXe siècle, les deux-tiers, en 1880 un tiers des habitants de la capitale se déclarent de langue maternelle allemande. En 1910, leur proportion n’est plus que de 9%, signe d’une forte assimilation. 6. Jean Mistler d’Auriol (de 1921 à 1923), Aurélien Sauvageot (de 1923 à 1931), François Gachot (1925/26).

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7. Géza Bartoniek, directeur de 1895 à 1927. 8. (MAE, SOFE, Hongrie, 5.417QO/149bis), lettre du chargé d’affaires de France en Hongrie à son exc. M. Raymond Poincaré, ministre des Affaires étrangères, 18 février 1924. 9. Il s’agit ici de la Section des écoles du Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) au ministère des Affaires étrangères. 10. Dès 1920, une loi de numerus clausus limite l’accès de la communauté juive à l’université. Instaurée dans le contexte des exodes de populations hongroises venant des territoires perdus par le traité de Trianon, elle reflète la crainte du manque de débouchés professionnels pour les couches aristocratiques hongroises dirigeantes.

RÉSUMÉS

En 1924, la réforme de l’enseignement secondaire permet, pour la première fois en Hongrie, la mise en place de cours de français, d’anglais et d’italien à côté des cours d’allemand, langue obligatoire depuis la fin du XVIIIe siècle. Cette politique éducative visant à contrebalancer la suprématie historique de la langue germanique dans le pays, conduira à un essor spectaculaire du français dans les écoles secondaires de garçons et surtout de jeunes filles : plus des deux-tiers des élèves ont choisi le français comme deuxième langue vivante après l’allemand, qui reste prédominant. Certes, cette réforme n’a touché qu’une élite issue de la petite et moyenne noblesse hongroise alliée à la moyenne bourgeoisie. Elle est cependant révélatrice de l’influence de la langue et de la culture françaises au sein de cette élite malgré de fortes tensions diplomatiques entre la France et la Hongrie, suite au traité de paix signé à Trianon réduisant de deux-tiers le territoire de la Hongrie vaincue. Elle montre aussi le rôle actif des diplomates français en poste à Budapest malgré les consignes très strictes venant de Paris.

In 1924, Hungary launches a reform in secondary education which leads to introduce modern languages such as English, French and Italian. For the first time in its history, Hungary attempts to balance the supremacy of German language which was compulsory at school since the 18th century. Actually, Hungarian national statistics show that more than two-thirds of the pupils chose to learn French as a second foreign language after German, which still remained predominant. However, this reform affected only the élite stemming from Hungarian dominant upper-middle aristocracy and bourgeoisie. Still it shows the commitment to French language and culture even if there were deep diplomatic tensions between France and Hungary after the signature in 1920 of the Peace Treaty of Trianon, which reduced drastically the territory of defeated Hungary. Moreover, French diplomats in Budapest supported actively the reform in spite of very strict instructions from Foreign Office in Paris.

INDEX

Mots-clés : Hongrie, entre-deux-guerres, traité de Trianon, enseignement du français, enseignement des langues, enseignement secondaire, diplomatie culturelle, politique éducative. Keywords : Hungary, between the wars, treaty of Trianon, teaching French, teaching languages, secondary education, cultural diplomacy, educational policy.

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AUTEUR

CATHERINE TAMUSSIN INALCO– PLIDAM, Paris

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La culture française dans l’enseignement du FLE en Serbie : après la Seconde Guerre mondiale, quoi de neuf ?

Biljana Stikić

1. Introduction

« Nous sommes, donc, en tant qu’êtres sociaux, des classeurs classés par nos classements. » Pierre Bourdieu, La distinction

1 L’importance de la culture dans l’enseignement des langues étrangères moderne est désignée aujourd’hui par le syntagme terminologique compétence culturelle dont les composantes décrivent les connaissances que les apprenants doivent maîtriser. Le Cadre européen (CECRL) dispose de tout un éventail de termes dérivés du mot culturel (comme pluriculturel, multiculturel, interculturel, transculturel, etc.), ce qui témoigne du grand nombre de réflexions sur cet aspect particulier de l’apprentissage des langues. La culture a historiquement fait partie intégrante de l’enseignement des langues comme on peut le voir dans des manuels de conversation destinés à l’usage d’un public extrascolaire. Le présent article aborde justement cette problématique dans le cadre de l’enseignement public du français langue étrangère organisé en Serbie à deux époques politiquement tout à fait différentes. La première est celle de l’entre-deux-guerres, époque où le français était LE1 dans tous les collèges et lycées du Royaume de Yougoslavie, alors que la seconde concerne la première décennie après la Seconde Guerre mondiale, dans le système socialiste de la République Fédérative Populaire de Yougoslavie qui favorisait l’apprentissage du russe. Compte tenu de cette opposition importante, nous avons opté pour une approche contrastive dans le procédé d’analyse de l’importance et des caractéristiques de la culture française présentée dans les programmes d’enseignement et dans les manuels de français. Pour la période de l’entre-deux-guerres, des recherches approfondies ont été entreprises auparavant1, ce

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qui nous a aidée à réaliser ces études. En revanche, la seconde partie de l’article peut être classée parmi les travaux originaux puisque la didactique historique du FLE en Serbie ne disposait pas de données sur la période d’après-guerre2. Pour ce qui est des procédés d’analyse, il faut d’abord souligner que la notion de culture est prise ici en considération indépendamment de la notion littérature, d’après les rédacteurs de programmes d’alors. Le contenu des programmes et des manuels de français qui constituent notre corpus, a été examiné de deux points de vue : a) celui des composantes culturelles explicitement données sous forme des textes-leçons dont les titres et sujets reflétaient clairement un phénomène culturel ; b) celui des composantes culturelles implicites qui avaient été sporadiquement intégrées par ou dans des textes (puisqu’il y avait des modifications effectuées par des auteurs serbes sur les textes originairement français).

2 Il faut mentionner que l’enseignement institutionnel du français en Serbie a une tradition qui remonte au milieu du XIXe siècle. L’importance du français comme matière scolaire changeait selon les circonstances politiques et économiques responsables d’une rivalité constante avec la langue allemande (Polovina 1964 ; Stikić 2009). Un grand changement se produisit au cours de la Grande Guerre (1915-1916), lorsque quelques milliers d’élèves et d’étudiants serbes, accompagnés de leurs professeurs, quittèrent la Serbie comme réfugiés pour continuer leur formation en France. Cet événement politico-éducatif et interculturel avait influencé quelques générations de jeunes Serbes qui, après leur retour en Serbie libérée, contribuèrent à la propagation de la culture française (Stikić 2012). En 1918 fut créé un pays européen nouveau, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (nommé un peu plus tard Yougoslavie) qui réunit plusieurs peuples des Balkans, dont certains eurent leur propre destin national sous la souveraineté de la Monarchie austro-hongroise.

2. Le français dans la Serbie du Royaume de Yougoslavie

3 La structure de base de l’éducation publique en Yougoslavie, et par la suite en Serbie, était relativement simple : quatre ans de scolarisation obligatoire à l’école primaire, ensuite, à l’âge de 12 ans, le premier cycle de l’enseignement secondaire d’une durée de quatre ans dans un collège ou dans une école à orientation professionnelle (građanske škole). Le deuxième cycle correspondait à une formation quadriennale dans un lycée d’enseignement général ou dans un établissement d’enseignement professionnel (écoles normales primaires, écoles de commerce, écoles d’agriculture, écoles techniques, etc.). L’apprentissage d’une LE1 commençait en première année du premier cycle et finissait en classe terminale des lycées, il durait donc quelque huit ans dans le cas où les élèves recevaient une formation secondaire complète. Le français y était alors la première langue étrangère avec trois heures de cours par semaine, alors que dans les écoles d’enseignement professionnel on n’apprenait, en principe, qu’une seule langue étrangère : l’allemand, le français ou, dans des cas extrêmement rares, le russe, l’italien ou l’anglais (Stikić 2007 : 37-50).

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2.1. Programmes d’enseignement et manuels de français

4 Pendant la période qui précède l’entre-deux-guerres, la notion de culture, ou plutôt celle de civilisation, désignait ordinairement un ensemble assez large d’activités qui concernaient les arts, les sciences, l’industrie, la littérature, les mœurs, etc. Le programme d’enseignement du français destiné aux collèges serbes avait été rédigé immédiatement après la Guerre, mais il contenait peu de précisions et avait totalement négligé la question des thèmes à traiter. C’est en 1926 qu’on avait recommandé, lors de la 2e année de l’apprentissage du français, quelques tâches de type culturel et, peut- être, des indications du début d’une forme élémentaire d’approche interculturelle : « Introduction à la culture spirituelle et matérielle du peuple français, ainsi que leurs principales liaisons avec ‘notre peuple’ » (Ministarstvo 1920 ; 1923 : 171-173 ; 1927 : 183, 219-220). En 1930, l’enseignement du français avait été culturellement orienté dans la 4e année de l’apprentissage, c’est-à-dire à la fin du premier cycle : Paris et la France, la connaissance de sa culture, de la vie quotidienne et de son histoire (Ministarstvo 1936a : 105; 1936b). Quant au deuxième cycle, la présence de la culture française n’était explicite que dans les programmes de 1931, destinés aux écoles normales primaires, qui recommandaient la lecture et l’analyse d’une œuvre très connue à l’époque : Le tour de la France par deux enfants. Le but en était de faire connaître aux élèves la langue de tous les jours, parlée en France, ainsi que la culture générale3 des Français (Ministarstvo 1931 : 43-44). Il est important d’indiquer que, du point de vue des rédacteurs des programmes, la culture avait un statut autonome par rapport à la littérature (française) prévue pour être étudiée dans les lycées, comme partie intégrante de l’apprentissage du français.

5 L’excellente position que le français avait occupée dans l’entre-deux-guerres en Serbie, avait donné naissance à un remarquable développement de l’activité éditoriale. Les publications qui servaient de base pour l’enseignement du français scolaire appartenaient à un groupe de manuels nommés « livres de lectures françaises » (francuske čitanke). Peu nombreux au début de cette époque, ils se multiplièrent si bien que leur quantité et leur qualité, étaient importantes à la fin des années trente.

2.2. Composantes culturelles

6 Les renseignements sur la géographie de la France dans les manuels destinés au premier cycle étaient sporadiquement présents à travers des textes intitulés le plus souvent La France. Dans ces textes, en général sans illustration, on donnait des informations principalement sur la position du pays, les grandes villes, les montagnes, les fleuves et le climat. Cependant, les consignes du programme de 1930 avaient changé cette approche de telle manière que toute une multitude de textes et de données géographiques avaient été introduits en quatrième année. À l’exception des textes à sujets généraux (Un peu de géographie ; La France limites ; Villes importantes de la France ; La France : montagnes, fleuves, rivières ; Routes, chemins de fer et canaux de la France ; Division administrative de la France, etc.), certains traitaient d’une région ou d’un phénomène géographique particulier. Bien que l’enseignement du français pendant le deuxième cycle ait été consacré à l’étude de textes littéraires, on pouvait donc y trouver occasionnellement des renseignements sur la France et son rôle dans le monde. Il semble que l’histoire de France, très riche en événements, n’avait pas beaucoup inspiré les auteurs de manuels. Il ne s’agissait pas d’absence de textes historiques, mais d’une

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certaine approche unilatérale qui ne favorisait qu’une époque, tout d’abord celle des Gaulois. D’autre part, des textes sur la France médiévale et celle de la Révolution française apparaissaient sporadiquement, mais étaient beaucoup moins nombreux que les textes qui, d’une manière plus ou moins explicite, glorifiaient des rois de France. Si les événements les plus importants de l’histoire de France ne représentaient pas les sujets principaux des leçons, ils apparaissaient cependant comme une sorte de décor dans les textes sur la vie de personnages historiques. C’étaient, en principe, des textes brefs décrivant les mérites de Charlemagne, le courage de Roland et de Jeanne d’Arc, ainsi que de nombreux textes sur la vie de Napoléon Ier, complétés d’illustrations de qualité. C’est probablement la première fois que certains auteurs de manuels destinés aux élèves serbes ont introduit des textes sur la mentalité des Français, sans éviter parfois de mentionner l’esprit régional, à travers des anecdotes choisies. Ce que les auteurs serbes d’année en année s’empruntaient les uns aux autres, c’était de mettre en avant le trait principal du peuple français : le goût pour la conversation. Pour présenter une telle image aux élèves, des auteurs se servaient le plus souvent de textes de Madame de Staël (Les Français et la conversation) ou d’Hippolyte Taine (Le Français causeur).

7 Les textes décrivant les mœurs et la vie quotidienne n’étaient pas particulièrement nombreux. Dans les cas où des auteurs s’étaient tout de même décidés à donner quelques informations, il s’agissait presque toujours de descriptions de la vie scolaire française, de la fête nationale et de fêtes religieuses, de voyages et d’achats.

8 Étant donné que la capitale de la France avait été présentée par les programmes comme un élément principal de la culture française, il n’est pas étonnant que les manuels en offrent une multitude de textes abondamment illustrés. À l’exception de nombreux textes consacrés à la ville de Paris dans son ensemble, la capitale de la France avait été aussi présentée sous ses divers aspects, notamment du point de vue de ses monuments historiques et culturels, alors que certaines leçons-textes avaient été rédigées sous forme de brefs guides de Paris.

9 Il faut aussi mentionner la particularité que représentait l’absence de sujets artistiques dans les programmes d’enseignement. Cette lacune avait été comblée dans un manuel publié à la fin de cette période, qui abondait en reproductions de tableaux de peintres français empruntés au célèbre ouvrage d’époque Collection des maîtres par Braun et Cie (Stikić 2007 : 236-245). La question de savoir comment ces contenus artistiques étaient exploités pendant les cours de français restera probablement sans réponse comme, d’ailleurs, toute autre question concernant des actes et situations dont il n’y a plus d’acteurs ni de témoignages.

3. Le français dans la Serbie socialiste

10 La fin de la Seconde Guerre mondiale avait laissé le territoire de la Serbie dévasté, avec un grand nombre de victimes, de blessés et de malades. Ceux qui avaient réussi à survivre débutaient une vie nouvelle dans la liberté. Mais, bien que la Guerre soit terminée, de nombreuses luttes avaient déjà commencé : contre la faim et la pauvreté, de grandes migrations de population dans des régions plus favorables à la vie, la fondation des coopératives agricoles, des travaux publics et, surtout, les « règlements des comptes » continuels avec des ennemis du nouveau système politique et des partisans du régime précédent. La Yougoslavie socialiste avait « hérité » de presque

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tout le territoire de Royaume, mais sa division administrative comprenait six républiques populaires dont l’une était la Serbie. Alliée de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques entre 1945-1948, la Yougoslavie s’était pourtant développée d’une manière assez autonome comme un des pays les plus stables de l’Europe de l’Est. Des tentatives d’influence de l’URSS sur le pouvoir politique yougoslave avaient produit en 1948, un conflit entre les deux pays, connu sous le nom d’Informbiro. Les conséquences en étaient assez graves, et ont conditionné l’orientation de la Yougoslavie vers l’Occident (Pantelić 2011). À partir de 1948, les relations entre la Yougoslavie et la France deviennent plus intenses. Excepté le début de la coopération à plusieurs niveaux parmi lesquels le domaine de la science et de la culture, la France et la Yougoslavie avaient établi des relations économiques (Petrović 2006 : 30-31).

11 Pendant cette première décennie d’après-guerre, les autorités de l’Instruction publique de la République populaire de Serbie firent rédiger plusieurs programmes destinés à l’enseignement primaire et secondaire, ainsi que leurs corrections et compléments. Cette courte période peut être divisée en deux parties importantes. La première est celle de la domination de la langue russe dans un système éducatif dont la structure de base était pareille à celle de la Yougoslavie de l’entre-deux-guerres. La seconde partie commence en 1950, avec l’instauration de l’école primaire de huit ans embrassant ainsi une sorte d’enseignement primaire et celui donné au collège, suivi par quatre ans de lycée ou d’un deuxième cycle d’enseignement professionnel. Puisque La formation selon le système d’éducation précédent n’ayant pas encore été supprimée, il y a coexistence de deux systèmes éducatifs dans cette période de transition.

3.1. La culture « programmée »

12 Le premier programme d’enseignement en vigueur durant l’année scolaire 1945-1946, a mis en relief deux buts importants dont le second portait sur la culture : « Faire connaître aux élèves le peuple qui parle cette langue étrangère, les pays où l’on l’utilise ainsi que leur culture spirituelle et matérielle » (Ministarstvo 1946a : 3). Bien que la langue russe soit alors présente pendant huit ans, et le français ou l’anglais pendant quatre ans au lycée, ces exigences du type culturel concernaient toute LE (Ministarstvo 1946b : 3, 4 ; 1948a : 3). Le programme de français avait introduit des composantes culturelles dans une optique interculturelle à orientation patriotique et politique. À l’exception de quelques événements et grandes dates de la République française, on recommandait de traiter des thèmes comme le soutien à la nouvelle idéologie yougoslave : enfants pionniers du socialisme, jeunesse yougoslave et ses associations, libération de Belgrade en 1944, lutte des partisans, État de Yougoslavie, etc. On indiquait des textes de Molière, de La Fontaine, de Michelet et de Daudet sur l’histoire et la vie quotidienne de France. En dernière année de l’apprentissage du français, le programme s’oriente vers la « culture française » à travers des textes d’écrivains français sur la lutte du peuple français pour sa liberté (Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo, Zola, Balzac) ainsi que des textes rédigés pendant la Seconde Guerre mondiale : Vildrac, Aragon, Eluard, Durtain et Cricelt (Ministarstvo 1946a : 13-15; 1948a : 5-6). Pour l’année scolaire 1948-1949, le français, l’anglais et l’allemand furent introduits en quatrième année du collège, ce qui signifiait cinq ans d’apprentissage d’une LE autre que le russe. C’est à partir de la deuxième année de cet enseignement qu’on recommandait l’introduction de textes sur la géographie et l’histoire de France, mais, en même temps, celle de textes sur « notre réalité sociale », ce qui devait être complété

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pendant la troisième année à travers le lexique de la vie politique yougoslave. La culture y était marginale dans la mesure où l’on n’exigeait que quelques textes sur de célèbres personnages français. L’apprentissage du français pendant les quatrième et cinquième années avait été fondé sur l’étude de textes relevant du domaine social et politique yougoslave, notamment celui concernant le développement du socialisme, la lutte pour la paix et la démocratie, la solidarité des « peuples travailleurs du monde entier », ainsi que l’étude des textes littéraires des XIXe et XXe siècles décrivant avec réalisme la société française et la lutte du peuple français pendant la Seconde Guerre mondiale (Ministarstvo 1948b : 3, 28-35).

13 Les programmes d’enseignement publiés en 1950 avaient placé sur un pied d’égalité toutes les LE, si bien qu’on choisissait celle qu’on apprenait dès la première année du collège, alors qu’une LE2 était prévue à partir de la quatrième année (Ministarstvo 1950 : 3-4). Pour ce qui est de la première année, on recommandait l’apprentissage du vocabulaire concernant l’environnement des élèves, la vie familiale et celle des pionniers, des textes décrivant la vie quotidienne, des poésies et des chansonnettes. C’était presque la même tâche dans la deuxième année, alors que l’apprentissage du français en troisième année portait sur les villes et les villages, les travaux publics, les usines, la géographie de la France et de « notre » pays. Des changements de programmes étaient plus évidents dans la dernière année. Excepté des textes reflétant l’humanisme et le patriotisme du peuple français, les grandes dates de l’histoire de France liées à celles de l’histoire yougoslave et du rôle de la jeunesse dans le socialisme, étaient recommandés des textes relevant du domaine des sciences, de la France quotidienne avec le théâtre, les concerts, les expositions et les films (Ministarstvo 1952 : 12-17).

3.2. Composantes culturelles dans les manuels

14 Un petit nombre de manuels de français à l’usage des élèves avaient été publiés pendant la première décennie d’après-guerre, les premières éditions datant de 1947. Le second « paquet » éditorial avait été lancé en 1950, non seulement en raison des changements politiques, mais aussi en raison de l’instauration d’un nouveau système d’éducation. Dans ces manuels, il s’agissait d’une approche assez moderne, avec, souvent, de nombreuses illustrations, des exercices avec variations de leurs types, et aussi des unités particulières d’explications grammaticales et lexicales.

15 Le premier fait évident était une approche interculturelle avant la lettre. La particularité de cette approche réside dans les procédés de création sporadique de triangles interculturels d’origine idéologique. Concrètement apparaissaient dans ces manuels, et notamment dans les manuels publiés avant 1951-1952, des éléments de la réalité socialiste yougoslave, des réalités politico-culturelles soviétiques et on assistait donc à une marginalisation de la culture française au profit de grandes dates et événements de France idéologiquement acceptables. L’analyse des manuels destinés aux débutants montre que cet étrange triangle d’endoctrinement servait de principe pour le choix des textes et de leurs adaptations. On peut constater que presque chaque donnée de type culturel sur la société française moderne était idéologiquement colorée ou modifiée de manière à ce qu’elle soit compatible avec des principes du socialisme yougoslave. En voici un exemple :

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Leçon 17 : Quelques produits français La France produit des céréales, surtout du blé. […] La terre française est riche et belle, mais les principaux moyens de production appartiennent à un petit nombre de privilégiés – « les deux cents familles » ; ce fait empêche le progrès en France. Le peuple travailleur de France lutte pour rendre à tous les richesses de la terre française. […]. (Košanin-Anaf 1948 : 127)

16 Il faut aussi mentionner le fait que des auteurs introduisaient sporadiquement des textes sous forme de lettres que des élèves serbes et français « échangeaient » entre eux, et par lesquelles ils renseignaient leurs parents et amis de France sur leurs vacances passées en Yougoslavie, le plus souvent dans des camps de pionniers (Košanin-Anaf 1948 : 165 ; 1953 : 194 ; Vujanac 1953 : 33, 92). Quant au triangle idéologique mentionné, qui avait marginalisé la culture française au profit d’éléments soviétiques, il s’agissait des composantes explicites, comme des textes sur des personnalités de l’histoire russe et soviétique ou, le plus souvent, des composantes implicites présentes sous forme de noms d’écrivains soviétiques et de leurs œuvres, noms de villes et de rue, prénoms de participants de dialogues, etc. Cependant, certains auteurs de manuels de français publiés immédiatement après la guerre n’avaient pas tenu compte d’une telle approche strictement idéologique, si bien que des composantes culturelles françaises étaient plus fréquentes et tout à fait explicites : des villes françaises (Lyon, Marseille, Bordeaux), Sur les quais de la Seine ; Aux alentours de St. Germain des Près ; Voyages dans Paris ; Visite au XIe arrondissement ; Cimetière du Père Lachaise, etc. (Cheymol-Vukasović, 1947)4.

17 Pour ce qui est des niveaux supérieurs de l’apprentissage du français, c’étaient des textes (morceaux choisis) littéraires qui constituaient la base de l’enseignement du français. Des composantes culturelles y apparaissaient occasionnellement et d’une manière implicite, sous forme de données sporadiques, comme une sorte de « scénographie » de textes en question, qui n’avaient pas encore été libérés d’éléments idéologiques (Marodić et Dimitrijević 1950 ; 1952 ; 1953). Juste à la fin de cette période, avait pourtant été publié un manuel qui annonçait une approche plus favorable à la présence de la culture française. Abondamment illustré, ce manuel contenait des textes à sujets différents, depuis la géographie de la France, à travers des descriptions de la vie quotidienne de Paris, jusqu’à la préparation des élèves serbes pour établir la correspondance avec des amis français. Ces pas de déblocage culturel où, à partir de la première leçon qui traitait de la conversation sur un séjour en France, l’on parle de la France avec ravissement, contrastent avec les pratiques d’enseignement jusqu’ici mentionnées :

Le professeur : Bonjour, mes amis. Vous avez passé de bonnes vacances ? La classe : Oui, monsieur, très bonnes, merci. Et vous ? Le professeur : J’ai passé des vacances excellentes ! Écoutez ! Cette année, j’ai passé une vingtaine de jours à l’étranger. Je suis allé en France, à Marseille, où je suis resté une semaine. Ce n’était pas trop pour cette belle ville […]. (Mosković et Zagoda 1955 : 3)

18 Naturellement, il ne s’agissait pas de procédés indépendants du programme, mais d’un autre aspect de l’interprétation de ses consignes par rapport aux auteurs de manuels publiés quelques années auparavant. Cependant, la preuve que la politique représentait encore « un fort cadre d’orientation didactique » était celle relative à l’Informbiro. Ce grave conflit avec l’URSS avait obligé les auteurs des manuels de français à faire des

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corrections dans le contenu des manuels, qui consistaient à effacer et remplacer la plupart des « éléments » soviétiques.

4. Conclusion

19 Les autorités éducatives dans la Serbie de l’entre-deux-guerres et d’après-guerre avaient introduit la culture française comme l’un des objets de l’enseignement public du français, montrant ainsi qu’elles étaient conscientes de son importance pour la connaissance et la maîtrise de cette langue étrangère. L’entre-deux-guerres avait déjà connu l’interculturalité fortement ouverte vers la culture française au moyen de textes décrivant la géographie de la France, des événements et des personnages historiques, de la vie quotidienne et, surtout, de la capitale de la France. Étant données les circonstances politiques du pays, on peut constater que la composante idéologique jouait un rôle minimal, à savoir que les auteurs de manuels ne s’occupaient pas particulièrement de textes qui glorifiaient des périodes monarchiques. D’autre part, la première décennie d’après-guerre avait développé d’une manière remarquable l’approche interculturelle, mais de façon tout à fait opposée à ce qui était le cas dans l’entre-deux-guerres. Pour ce qui est du cycle inférieur de l’apprentissage du français, des textes de manuels avaient été complètement orientés pour une valorisation explicite et implicite du nouveau système politique du socialisme. En introduisant des éléments à orientation russe et soviétique, programmes et manuels avaient marginalisé la culture française dont des composantes émergeaient pendant le cycle supérieur lorsqu’on avait étudié la littérature française. Cependant, le contenu d’un manuel de français publié à la fin de cette période témoigne d’un lent déblocage idéologique, ce qui avait rendu possible une tolérance culturelle plus grande.

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(1927). Srednješkolski zbornik V [Programmes, règlements et recommandations destinés à l’enseignement secondaire V]. Beograd.

MINISTARSTVO prosvete Kaljevine Jugoslavije :

(1931). Privremeni nastavni plan za učiteljske škole u Kraljevini Jugoslaviji [Plan d’enseignement provisoire destiné aux écoles normales primaires dans le Royaume de Yougoslavie]. Beograd.

(1936a). Programi i metodska uputstva za rad u srednjim školama [Programmes d’enseignement et consignes méthodologiques destinés aux établissements d’enseignement secondaire]. Beograd.

(1936b). Nastavni plan i program za I, II, III i IV razred građanskih škola u Kraljevini Jugoslaviji [Plan et programme d’enseignement dans les classes Ire - IVe des écoles bourgeoises]. Beograd.

MINISTARSTVO prosvete Narodne Republike Srbije :

(1946a). Nastavni plan i program za gimnazije : za školsku 1945/46 godinu : ruski, francuski i engleski jezik (latinski jezik) [Plans et programmes d’enseignement destinés aux lycées ; l’année scolaire 1945-1946 : le russe, le français et l’anglais (le latin)]. Beograd : Prosveta.

(1946b). Nastavni plan i program za gimnazije : dopune i izmene plana i programa za školsku 1946/47 godinu [Plans et programmes d’enseignement destinés aux lycées : leurs suppléments et corrections valables dans l’année scolaire 1946-1947]. Beograd : Prosveta.

(1948a). Nastavni plan i program za gimnazije i učiteljske škole za školsku 1947/8: ruski jezik, francuski jezik i engleski jezik) [Plans et programmes d’enseignement destinés aux lycées et aux écoles normales primaires; 1947-1948 : le russe, le français et l’anglais]. Beograd : Prosveta.

(1948b). Nastavni plan i program za gimnazije za školsku 1948/49 godinu sa metodskim uputstvima: francuski, engleski i nemački jezik, latinski jezik) [Plans et programmes d’enseignement avec consignes méthodologiques valables dans l’année scolaire 1948-1949 : le français, l’anglais et l’allemand, le latin)]. Beograd : Znanje.

(1950). Izmene i dopune u programima za sve predmete od II do VIII razreda gimnazije za školsku 1950/51 godinu) [Corrections et suppléments des programmes d’enseignement de toutes les matières à partir des classes IIe jusqu’aux classes VIIIe des lycées ; 1950-1951]. Beograd : Znanje.

SAVET za prosvetu, nauku i kulturu NR Srbije :

(1951). Nastavni plan i program za V, VI i VII razred osmogodišnje škole i I, II i III razred gimnazije [Plans et programmes d’enseignement dans les classes Ve, VIe et VIIe de l’école primaire, et dans les classes Ire, IIe et IIIe des lycées]. Beograd : Znanje.

(1952). Nastavni plan i program za V, VI, VII i VIII razred osmogodišnje škole i I, II, III i IV razred gimnazije [Plans et programmes d’enseignement dans les classes Ve, VIe, VIIe et VIIIe de l’école primaire, et dans les classes Ire, IIe, IIIe et IVe des lycées]. Beograd : Znanje.

II. Manuels de français publiés en Serbie (1945-1955)

CHEYMOL-VUKASOVIĆ, M. (1947). Udžbenik francuskog jezika za VI razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 6e]. Beograd : Prosveta.

GRDENIĆ, D. MOSKOVIĆ, V. (1952). Francuska čitanka za V razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 5e]. Beograd : Znanje.

KOŠANIN-ANAF, S. (1947). Udžbenik francuskog jezika za V razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 5e]. Beograd : Prosveta.

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KOŠANIN-ANAF, S. (1948). Francuska čitanka za V razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 5e. Deuxième édition]. Beograd : Preduzeće za udžbenike i učila NR Srbije, 2. izdanje.

KOŠANIN-ANAF, S. (1951). Udžbenik francuskog jezika za IV razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 4e]. Beograd : Znanje.

KOŠANIN-ANAF, S. (1953). Udžbenik francuskog jezika za V razred gimnazije (I početni tečaj za više razrede). 2. prerađeno izdanje [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 5e. Cours pour débutants - classes supérieures. Deuxième édition corrigée]. Beograd : Znanje.

MARODIĆ, D. DIMITRIJEVIĆ, R. (1950). Francuska čitanka za VII i VIII razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classes 7e et 8e]. Beograd : Znanje.

MARODIĆ, D. DIMITRIJEVIĆ, R. (1952). Francuska čitanka za VII i VIII razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classes 7e et 8e. Deuxième édition]. Beograd : Znanje. II izdanje.

MARODIĆ, D. DIMITRIJEVIĆ, R. (1953). Francuska čitanka za VII i VIII razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classes 7e et 8e. Troisième édition]. Beograd : Znanje. III izdanje.

MOSKOVIĆ, V. ET ZAGODA, Z. (1951). Udžbenik francuskog jezika za VI razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classes 7e et 8e. Troisième édition]. Beograd : Znanje.

MOSKOVIĆ, V. ET ZAGODA, Z. (1955). Udžbenik francuskog jezika za V razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage des lycéens, classe 5e]. Beograd : Nolit.

VLADIMIROVIĆ-VUJANAC, R. (1953). Udžbenik francuskog jezika za VI razred osmogodišnje škole i II razred gimnazije [Manuel de français destiné à l’usage aux écoles primaires, classe 6e, et dans les lycées, classe 2e]. Beograd : Znanje.

Sources secondaires

PANTELIĆ, Ivana (2011). Partizanke kao građanke: društvena emancipacija partizanki u Srbiji, 1945-1953 [Les femmes partisans en tant que citoyennes : émancipation sociale des femmes partisans en Serbie 1945-1953]. Beogra Evoluta, Institut za savremenu istoriju.

(20 juillet 2014).

PETROVIĆ, D. (2006). Kulturna politika francusko-jugoslovenskih odnosa 1949-1959 [La politique culturelle des relations franco-yougoslaves 1949-1959]. Beograd : Institut za političke studije.

POLOVINA, Pera (1964). Udžbenici francuskog jezika kod Srba do 1914. godine [Les manuels de français chez les Serbes jusqu’en 1914]. Beograd : Društvo za strane jezike i književnosti.

STIKIĆ, Biljana (2007). Nastava francuskog jezika u Srbiji 1918-1941 [L’enseignement de la langue française en Serbie 1918-1941]. Novi Sad : Filozofski fakultet. (Première version de cette thèse de doctorat).

STIKIĆ, Biljana (2009). « Počeci srednjoškolske nastave francuskog jezika u Srbiji » [L’introduction du français dans l’enseignement secondaire de Serbie]. Naučni skup Jezik, književnost, identitet / Conference Language, Literature, Identity, Departman za anglistiku, 24-25 april 2009. Filozofski fakultet Univerziteta u Nišu, 237-248.

STIKIĆ, Biljana (2012). Usvajanje stranog jezika u specifičnom kontekstu: francuski jezik i Srbi u Prvom svetskom ratu [L’apprentissage de langue étrangère dans un contexte particulier : le français et les Serbes au cours de la Grande Guerre]. Novi Sad : Akademska knjiga.

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NOTES

1. Il s’agit des recherches entreprises dans le cadre de notre thèse de doctorat intitulée Nastava francuskog jezika u Srbiji 1918-1941 [L’Enseignement du français en Serbie 1918-1941] soutenue en 2008 à l’Université de Novi Sad. 2. En fait, le premier article dans lequel nous analysions l’enseignement du français d’après- guerre a été récemment publié : Stikić, B. (2014). « Političko-ideološki aspekat posleratne nastave francuskog jezika u Srbiji 1945-1953 » [L’aspect politico-idéologique de l’enseignement du français en Serbie d’après-guerre 1945-1953]. Metodički vidici, 5, 97-113. 3. La formulation originale, donnée en langue serbe, « opšta kultura francuskog naroda » [la culture générale des Français] est ambiguë. Il s’agissait probablement de la vie quotidienne de la majorité de la population française. 4. Dans l’entre-deux-guerres, Marcèle Cheymol-Vukasović était lectrice de français à la Faculté des Lettres de Belgrade. Elle avait donné des cours de français à Radio Belgrade et pris part à l’organisation des stages d’été de l’Institut français de Belgrade.

RÉSUMÉS

L’analyse des matériaux didactiques publiés pour l’enseignement du français en Serbie dans l’entre-deux-guerres et pendant la première décennie d’après-guerre montre que les caractéristiques du système politique de ces deux périodes déterminèrent la place et la présence de la culture dans l’enseignement public du français. Le français est la LE1 dans l’entre-deux- guerres, et la culture y est abordée au cours d’une année de l’apprentissage, avec la thématique de Paris, l’histoire et la géographie de la France, ainsi que par certains aspects de la vie quotidienne. Cependant, des composantes culturelles implicites se retrouvaient dans presque tous les manuels de français. Dans l’après-guerre, le français subissant la domination du russe, les programmes et, par conséquent, les manuels, « marginalisèrent » la culture française en créant un étrange triangle de composantes interculturelles idéologiques qui favorisait la réalité socialiste yougoslave à la lumière de l’histoire de France révolutionnaire, communiste et antifasciste, avec des textes à orientation soviétique.

The analysis of high-school curricula and the course books, which had been published in the inter-war and the post-war Serbia, shows that the ideological and political characteristics of both periods had determined the presence of culture in the French language learning. It was the FL1 in the inter-war period in which cultural task had concerned Paris, the history and the geography of France, and some aspects of everyday life. However, the implicit cultural components were sporadically in almost all French textbooks. As for the French learning in postwar Serbia, which were dominated by Russian, the high-school curricula and the French course books had almost marginalized French culture, and created a strange triangle of ideological intercultural components, which promoted socialist reality of Yugoslavia linked to the history and events of revolutionary, communist and anti-fascist France, supported sporadically by the implantation of elements of Soviet guidance.

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INDEX

Mots-clés : Culture, français langue étrangère, Serbie, Yougoslavie (1918-1955) Keywords : Culture, French language learning, Serbia, Yougoslavia (1918-1955)

AUTEUR

BILJANA STIKIĆ Université de Novi Sad - Serbie

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Les écoles françaises en Bulgarie (1864-1948)

Julieta Velichkova-Borin

1 Les écoles françaises en Bulgarie (1864-1948) sont une œuvre de la France catholique qui se maintient dans le cadre d’une France devenue en 1905 une république laïque. Or, pour des raisons d’ordre politique, l’activité des catholiques en Bulgarie pour la période qui va de la libération de la Bulgarie du joug ottoman (1878) jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale a longtemps été un sujet tabou dans l’historiographie bulgare depuis 1944 (Eldarov 2002 : 3). Ainsi, entre 1944 et 1989, une communication du professeur Nikolay Kochev, semble être la seule publication qui parle de l’Église catholique (Kotchev 1988 : 23-31). Les années 1990 semblent plus riches : une quinzaine de titres – monographies et articles – doivent combler les lacunes. Malgré les efforts d’auteurs comme S. Eldarov, V. Tapkova-Zaïmova, L. Guenova, R. Zaïmova, la recherche historique en Bulgarie est toujours redevable aux missions catholiques, à leurs activités parmi les Bulgares et surtout à ce « phénomène de grande ampleur » (Thobie 2010 : 140) que sont les collèges français, créés par différentes congrégations catholiques et soutenus par le service spécial des Affaires étrangères de France, appelé Les Œuvres, malgré la séparation de l’Église et de l’État, en 1905.

2 Il faut noter que la Bulgarie fait partie des pays dans lesquels la majorité de la population est rattachée à l’orthodoxie. Lors du recensement de 2011, alors que la déclaration d’appartenance religieuse par les citoyens bulgares n’était pas obligatoire, 59,4% se sont identifiés comme chrétien orthodoxe et 7% comme musulman. Plusieurs autres groupes religieux sont présents depuis plusieurs siècles sur les terres bulgares : juifs, catholiques, protestants et arméniens ; chacun de ces groupes constitue néanmoins moins de 1% de la population (The National Statistical Institute of Bulgaria 2011).

3 Même si les Bulgares sont majoritairement orthodoxes, leur histoire religieuse, politique et culturelle est dès le XVIIe siècle marquée par la présence des diocèses catholiques de , la capitale bulgare et Plovdiv, la plus importante ville dans le sud de Bulgarie, fondé en 1601 et de Nikopol, ville bulgare au bord du Danube, fondé en 1648 par les franciscains. C’est de cette époque que date la première école catholique1,

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créée à en 1624, une ville dont on retiendra l’échec du soulèvement contre la domination ottomane en 1688.

4 Les Frères franciscains observants sont en effet les premiers missionnaires catholiques à s’installer dans les terres bulgares (partie intégrante de l’Empire ottoman jusqu’à 1878). Les premiers capucins arrivent deux siècles plus tard, le 21 mars 1841, à Plovdiv et les débuts de leur activité parmi les Bulgares coïncident avec les réformes timides, entamées dans l’Empire ottoman en 1839 avec le Hatt-i Sharif de Gülhane. Ils sont suivis par les Augustins de l’Assomption et les Oblates de l’Assomption, dans les années 1860. Les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition s’installent à Plovdiv dès 1866. Les Sœurs de Notre-Dame de Sion remplacent les Oblates de l’Assomption à Roussé, ville bulgare au bord du Danube, après leur départ en 1896.

5 Les congrégations catholiques présentes en Bulgarie affichent des objectifs différents. Par exemple, pour les Augustins de l’Assomption du Père d’Alzon c’est la conversion de la Russie par la Bulgarie qui importe (Brombart 2010 : 223). En revanche les Sœurs Oblates de l’Assomption, fondées pour seconder les Assomptionnistes en Bulgarie, se donnent une tâche missionnaire, œcuménique, caritative, éducative et sociale. L’éducation des jeunes filles par les religieuses de la congrégation Notre-Dame de Sion et auprès des Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition est fort renommée et donc recherchée. Il faut souligner à ce sujet l’importance politique que représente la protection française des catholiques et des établissements religieux en Orient2.

6 C’est dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement que les congrégations catholiques en Bulgarie atteignent leurs réussites les plus impressionnantes. « Défendre la vérité, l’enseigner à tout âge, la communiquer au plus grand nombre », telle était, selon le P. d’Alzon, la cause de l’enseignement catholique. Les congrégations catholiques jouent un rôle primordial dans la propagation de la langue et de la culture françaises à l’étranger. Leurs actions hors de France sont toujours placées sous l’égide du ministère des Affaires étrangères (Zaïmova 2010 : 286). L’enseignement du français et l’éducation « à la vérité » dont les congrégations font la promotion dans leurs écoles correspondent à l’idéologie et aux valeurs de l’enseignement républicain chargé de contribuer à l’unification et au progrès de la nation française.

1. Les écoles françaises

7 En 1862, le P. d’Alzon envoie Victorin Galabert3 à Constantinople jeter les bases d’une fondation de l’Assomption pour préparer les voies d’une union des Bulgares à l’Église catholique. En arrivant en Bulgarie, son premier acte est de créer en janvier 1864 une petite école primaire Saint André à Philippopoli (Plovdiv), qui, en 1884, donnera naissance au collège Saint Augustin (Périer-Muzet 2000 : 1189-1190 ; Galabert 2000). C’est sur les instances du P. Galabert, désireux d’être épaulé pour la mission par des religieuses, qu’en mai 1865, le P. d’Alzon fonde la Congrégation des Oblates.

8 En lisant aujourd’hui les recommandations du P. Galabert, on se rend compte, que rien n’est acquis d’avance :

Avant tout donc les PP. Augustins de l’Assomption agiront avec un grand esprit de désintéressement et sauront éviter tout ce qui pourrait faire soupçonner en eux l’idée de vouloir s’imposer, dominer le clergé oriental catholique et s’attribuer la direction des affaires. Pour gagner les populations et faire tomber peu à peu des préventions absurdes mais profondément

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enracinées, ils s’adonneront aux œuvres de charité, se montreront très prévenants envers tout le monde, supporteront patiemment les grossièretés, seront indifférents aux injures et ne se laisseront décourager ni par l’ingratitude ni par l’insuccès. Ils sauront édifier par de bons exemples, seront toujours prêts à rendre service, à donner des conseils demandés et ne commanderont jamais. En toutes circonstances ils s’effaceront pour laisser aux autres l’honneur de résultats obtenus souvent malgré leur opposition […] Les Augustins de l’Assomption doivent s’attendre à de nombreux insuccès. (Brombart 2010 : 223)

9 Les réflexions du ministre de France à Sofia, M. Allizé, formulées à peu près une cinquantaine d’années plus tard, vont dans le même sens :

Notre intervention en ce qui concerne nos établissements scolaires religieux est particulièrement délicate en Bulgarie parce que nous nous trouvons dans un pays de chrétienté, où le sentiment religieux est étroitement connexe au sentiment national et où les établissements scolaires de l’État sont déjà très développés4.

10 Outre les différences religieuses et culturelles, les conditions politiques sont très peu favorables à l’implantation durable des écoles françaises dans la vie sociale et culturelle des Bulgares. Cette implantation semble pourtant plus ou moins réalisée à la veille de la Première Guerre mondiale. Les enseignants du collège Saint Augustin à Philippopoli (Plovdiv) tirent orgueil de la plupart de leurs anciens élèves devenus sous-officiers, médecins, ingénieurs, professeurs, commerçants etc. (Fleury 2003 : 79-80). Malgré ces bons résultats et la mobilité sociale garantie des élèves des collèges français, une première expulsion des enseignants français s’est faite « dans la douleur et dans la dureté », en 1915 car la Bulgarie faisait partie de la Triplice5 pendant la Grande Guerre. Et dans le rapport adressé au ministre français à Sofia par les expatriés français, on remarque l’opposition entre la bonté des prêtres Assomptionnistes et la dureté des gouvernements envers eux, et cela malgré une attitude favorable des religieux envers le peuple bulgare durant les deux guerres Balkaniques (1912-1913), lorsqu’ils se sont « dévoués corps et âme pour les Bulgares », « en mettant leurs établissements à la disposition de la Reine et en aidant la Croix-Rouge française à y installer une ambulance ». Même le collège Saint Augustin à Plovdiv est alors transformé en hôpital. Pourtant les sœurs de Varna seront internées dans des conditions précaires ; les religieux et religieuses français expulsés et réfugiés en Roumanie seront maltraités en attendant leur rapatriement par la Russie, la Norvège et l’Angleterre ; leurs écoles seront fermées. Tout cela parce que les pères soupçonnés d’espionnage étaient accusés d’avoir aidé la flotte russe pendant la Première Guerre mondiale6.

11 Malgré des considérations et des actes d’ordre politique, moral et religieux très souvent défavorables à leur égard, pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, les écoles françaises continuaient à servir pour les Bulgares de « modèle de conduite qui comprenait aussi la tolérance dans les relations avec les ‘différents’ ». Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les juifs n’ont pas le droit de fréquenter d’autres écoles que des écoles juives, ceux-ci sont accueillis au pensionnat français de Roussé pour y faire leurs études une fois que les autres élèves ont terminé leurs leçons (Rochkéva, Tzvetkova 2008 : 17).

12 L’école est un lieu de travail, de continuité, de transfert et d’interaction. Elle peut être observée et évaluée sous différents aspects. Pour les 17 écoles7 catholiques françaises

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(dix écoles primaires, un séminaire et six collèges) c’est d’abord la qualité de l’enseignement qui est remarquable, aussi bien par les pratiques scolaires que dans les manuels utilisés. Chaque école française développe des activités culturelles et en particulier musicales. Si chaque école a son piano, à l’école Notre-Dame de Sion il y en avait même deux, pianos à queue. Chaque collège avait sa fanfare, sa chorale et ses uniformes (un pour les sorties et un pour tous les jours, un pour l’été et un pour l’hiver). Chaque collège a son musée, ses salles d’études et ses laboratoires, sa bibliothèque, son pensionnat (sauf le collège de garçons SS. Cyrille et Méthode à Sofia qui n’avait que des externes). Outre les laboratoires et les bibliothèques, les écoles disposaient de terrains de sport, louaient des villas pour les vacances et assuraient à leurs élèves et professeurs, sans doute, les meilleures conditions de travail que l’on pouvait désirer à l’époque. L’objectif essentiel des religieux/religieuses était de stimuler l’esprit créateur et l’imagination des élèves, en proposant des journaux rédigés par les élèves, des concerts et des compétitions sportives organisés pour servir des causes nobles de bienfaisance. La Société de Saint Vincent de Paul (élèves du collège français de Plovdiv) existe depuis l’ouverture du collège en 1884 ; elle distribuait chaque semaine du pain et autres secours aux pauvres de la ville pour lesquels elle donnait son concert annuel. Le quotidien laborieux est, entre autres, rythmé par les concerts et les loteries des pauvres, les matinées littéraires, les séances musicales et récréatives, les fêtes sportives, le travail sur les magazines illustrés manuscrits.

13 Les activités para scolaires ne doivent pas cacher que l’accent est mis sur les études, l’instruction et l’éducation. L’attrait de ces écoles françaises est d’autant plus fort que les diplômes délivrés par les collèges (certificats de maturité) étaient reconnus également par le gouvernement bulgare et par la France ; ils permettaient donc de continuer les études dans les universités des deux pays et dans certaines universités européennes. À la valeur pédagogique de ces écoles s’ajoute une valeur sociale essentielle, car elles sont un facteur de promotion au sein de la société bulgare. Mais le succès de ces écoles françaises est aussi dû surtout aux enseignants, à leur qualification et qualités personnelles, à leur dévouement.

2. Les enseignants

14 Bien que religieux ou religieuses, les enseignants dans les écoles françaises sont des professionnels, formés à leur tâche précise. Leurs diplômes de professeurs sont délivrés par un Institut d’études supérieures, établi spécialement à Constantinople en 1895 pour les jeunes missionnaires français. Pour être admis dans cet Institut, les élèves doivent avoir achevé leurs études secondaires conformes aux programmes français (latin, grec, sciences, littérature).

L’Institut d’études supérieures de Constantinople leur donne une formation pédagogique plus spéciale aux écoles d’Orient. Leurs études, secondaires en France, supérieures en Orient, les rendent plus que compétents comme professeurs de nos écoles en général et en particulier de notre École de Varna, où l’enseignement s’est borné jusqu’ici aux éléments de la langue française, bien que nous désirions développer cet enseignement, dès que nous aurons construit le pensionnat projeté depuis plusieurs années8.

15 La Convention scolaire entre la France et la Bulgarie, signée le 17 décembre 1936, dans l’article 9 stipule que :

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Les nominations de professeurs et directeurs étrangers seront soumises, par l’intermédiaire de la légation de France, à l’approbation du Ministère de l’Instruction publique, sur le vu d’un certificat de moralité délivré par le gouvernement de la République. Les directeurs et professeurs devront présenter, en outre, un certificat d’aptitude à l’enseignement, délivré par le Gouvernement français9.

16 Cette Convention marque un changement important pour le recrutement du personnel qui coïncide avec le transfert de l’Institut de Constantinople à Bucarest sous le nom d'Institut français d'études byzantines. Le 13 novembre 1936, le ministère des Affaires étrangères (Service des œuvres françaises à l’étranger) entreprend un recensement du personnel enseignant français (laïque et religieux) à l’étranger, en envoyant une lettre aux ambassades. Le 2 septembre 1937, le ministre plénipotentiaire de la République française en Bulgarie retransmet le questionnaire aux écoles françaises en Bulgarie. Les informations recensées sont l’âge, le domicile, les diplômes, la durée de l’enseignement donné dans le pays, la nature de l’enseignement, l’établissement où cet enseignement est donné. Les enseignants religieux dans les neuf écoles françaises en 1937 sont au nombre de 85. La majorité des enseignants sont voués au célibat. Étant des missionnaires catholiques, ils accomplissent leur tâche avec compétence et dévouement. Depuis leur installation en Bulgarie ils sont sensibles à la réceptivité du milieu d’accueil, sans négliger non plus les changements politiques en France et la promulgation de nouvelles lois scolaires. Dans une déclaration, signée le 18 décembre 1882 à Varna, le sous-préfet de la mission latine dans cette ville au bord de la mer Noire écrit : « À cause de la différence des croyances des élèves […] toute idée religieuse sera éloignée de l’établissement »10.

3. Les élèves

17 En ce qui concerne les élèves, il s’agit du public le plus disparate possible autant sur le plan religieux que sur le plan ethnique.Le recrutement se fait comme à l’époque de l’Empire ottoman : chaque enfant, nonobstant sa religion, a le droit de s’y inscrire. Le catholicisme n’est pas imposé, et toujours comme à l’époque ottomane, les élèves travaillent dans une ambiance de tolérance religieuse. On accueille des Bulgares orthodoxes et catholiques, des juifs, des Arméniens, à côté des enfants du personnel des missions diplomatiques et commerciales dans le pays, donc étrangers. Par exemple, en 1917, le nombre des élèves orthodoxes de Saint Joseph de l’Apparition à Sofia est de 280, les catholiques étrangères sont 128, et 192 sont juives (Zaïmova 2010 : 4).

18 Les effectifs de ce même collège de jeunes filles augmentent constamment et en 1941/1942, sept ans avant sa fermeture, la répartition des 791 élèves par nationalité est la suivante : 384 Bulgares, 289 Israélites, 30 Arméniennes, 88 diverses. La même année scolaire, la proportion des nationalités parmi les 652 élèves du collège français de garçons SS. Cyrille et Méthode à Sofia (Lozénetz) est la suivante : 370 Bulgares, 219 Israélites, 30 Arméniens, 33 divers. Même si des familles protestantes et musulmanes, moins nombreuses toutefois, ont également des raisons d’envoyer leurs enfants dans les collèges catholiques français. Les effectifs multiethniques de ces collèges se multiplient attirés soit par l’esprit universel et la souplesse administrative des œuvres missionnaires catholiques soit par le prestige de la langue et de la culture françaises dans le royaume de Bulgarie dont la constitution garantit la liberté totale des

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établissements religieux et d’enseignement et les collèges catholiques français jouissent du soutien du prince régnant, Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha et de son épouse, Marie-Louise de Bourbon-Parme.

4. Les programmes

19 Dans les écoles primaires « le programme suivi est celui des écoles primaires en France, la langue bulgare y est obligatoire »11. Le programme laïque scolaire respecte les exigences du ministère de l’Instruction publique. L’enseignement est marqué par le respect de la religion. Le terme qui s’impose est celui de « tolérance ». On insiste surtout sur la moralité de l’individu, en essayant de lui inculquer l’idée qu’il ne peut pas vivre tout seul, qu’il a besoin des autres. Mais vivre avec les autres signifie avant tout être tolérant. C’est cette approche qui permet la coexistence par excellence dans ces écoles des différentes nationalités et religions.

20 Le but du collège français Saint Augustin à Plovdiv (1884-1948) est de procurer aux familles aisées le moyen de faire donner à leurs enfants l’instruction et l’éducation telles qu’on les donne dans les collèges de France. Il y a dans l’établissement deux divisions : le grand et le petit collège. Une classe « spéciale » est destinée aux élèves qui ont déjà terminé leurs études primaires, mais qui ne connaissent pas suffisamment la langue française pour suivre les cours réguliers. Selon les résultats obtenus aux examens de fin d’année les élèves passent dans la classe de septième ou en sixième. Tous les cours de cette classe spéciale, expliqués en bulgare par le professeur, ont pour but de donner à l’enfant une connaissance du français suffisante pour entrer dans les autres classes. Le grand collège comprend sept classes. Il est divisé en deux cycles. Le premier cycle est composé des quatre premières classes et se termine par un examen qui permet d’obtenir le Diplôme élémentaire de l’enseignement secondaire qui ne donne pas droit à l’entrée dans les universités, mais témoigne que les élèves sont préparés aux carrières industrielles, commerciales et agricoles. Ils peuvent soit continuer leurs études pour l’obtention du diplôme de fin d’études soit entrer dans la section commerciale. Le deuxième cycle est composé de trois classes : seconde, première et classe de philosophie. À l’issue de cette dernière, il est délivré aux élèves qui subissent avec succès les examens, un diplôme de fin d’études reconnu par le gouvernement français et par le gouvernement bulgare ; avec ce diplôme, les lauréats peuvent entrer dans les diverses universités de France et de Bulgarie. Créée au collège, l’École supérieure de commerce a comme but de former pour le commerce, la banque, l’industrie et les diverses administrations soit des employés supérieurs, soit des directeurs de services, soit des chefs de maison12. L’enseignement religieux est réduit à l’instruction religieuse au petit collège et à l’apologétique (en trois parties) au grand collège13. En ce qui concerne la langue bulgare, l’enseignement est parallèle à celui de la langue française et conforme aux programmes officiels des écoles primaires et des gymnases en Bulgarie. Notons que cette pratique scolaire représente un intérêt particulier car elle nous invite à revoir certains aspects de l’enseignement de la langue maternelle dans le cadre d’une formation en français destinée à des élèves de langue maternelle bulgare, dans leur propre pays. Aujourd’hui, l’enseignement dans la langue maternelle de l’élève est considéré comme essentiel pour améliorer les résultats scolaires. L’utilité de la langue maternelle dans le développement mental, cognitif et émotionnel de l’enfant est indubitable. C’est un moyen important d’améliorer les

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compétences linguistiques de l’élève. Les compétences solides dans la langue maternelle facilitent l’apprentissage d’une langue seconde. Elles contribuent à l’obtention de meilleurs résultats en lecture et en écriture et permettent de promouvoir la diversité linguistique. Notons aussi que la liberté d’échanger des informations et des connaissances dans de nombreuses langues est susceptible d’enrichir les idées et d’améliorer la manière de penser. Sur le plan linguistique ces collèges bilingues voire multilingues étaient en avance sur leur temps.

21 Le collège français de garçons SS. Cyrille et Méthode à Sofia (Lozénetz) (1885-1948), dirigé par les Frères des Écoles chrétiennes, tout comme le collège à Plovdiv, donne un enseignement primaire et secondaire (certificat de maturité) et commercial14. La même année scolaire, 1941/1942, l’organisation du temps scolaire au collège français de jeunes filles Saint Joseph à Sofia (1872-1948), dirigé par les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition, suit à peu près la même proportionnalité15. Cependant, les jeunes filles semblent un peu moins chargées que les garçons si notre observation ne tient pas compte des matières comme les travaux à l’aiguille. Ces cours se faisaient d’ailleurs aussi en français.

5. L’organisation et les pratiques d’enseignement

22 Chaque année scolaire se termine dans les écoles françaises par un examen écrit et oral en toutes les matières devant un représentant de l’Ambassade de France en Bulgarie. Cela permet au ministère des Affaires étrangères français qui assure une subvention annuelle aux écoles françaises d’effectuer un contrôle direct sur les résultats de leur fonctionnement. La fin de l’année scolaire, d’habitude marquée par « une séance récréative », offerte par les élèves de l’établissement, a lieu vers la fin du mois de juin.

23 Le plan d’études de l’école de Varna prévoit une classe spéciale pour les enfants qui ignorent le français ou le bulgare mais qui ont déjà étudié dans une autre école les autres matières d’enseignement. L’accent est mis sur les exercices de traduction et la conversation française. On applique la méthode d’Ollendorff16.

24 À l’École Notre-Dame de Sion à Roussé, les enseignantes écrivent un plan détaillé de la nouvelle leçon au tableau. On interroge chaque élève tous les jours. Dans les années 1920 les élèves sont notées sur 7. Dans les années 1930 et 1940 on introduit une tablette pour chaque classe qui circule pendant les récréations parmi les élèves qui parlent bulgare entre elles, même s’il ne s’agit que d’un mot bulgare. Le soir on punit l’élève qui se retrouve avec la tablette. Il y a une caisse où les élèves qui ont eu la tablette pendant la journée mettent de petites monnaies. L’argent ramassé est utilisé pour aider les élèves pauvres. Cette pratique est adoptée par les deux écoles à Roussé – le pensionnat et l’externat (Rochkéva & Tzvetkova 2008 : 10), mais aussi par le collège de garçons Saint Augustin de Plovdiv, où circule une planchette. Dans ce collège la langue bulgare est autorisée seulement pendant le loisir des élèves – le jeudi et le dimanche de 18h30 à 20h30 (Fleury 2003 : 151). Rappelons que les religieux/religieuses enseignant dans les écoles catholiques françaises en Bulgarie, expulsés de France après 1905, étaient porteurs de l’idéologie de l’éducation républicaine : la liberté des cultes devait être respectée et depuis l’enquête de l’abbé Grégoire et la nécessité d’universaliser l’usage de la langue française il fallait bannir la langue maternelle – qui peut être une langue régionale de France – et ne parler que le français à l’école – une pratique de plus reliant les milieux scolaires en Bulgarie et en France.

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6. La liquidation des écoles françaises en 1948

25 Après la Seconde Guerre mondiale la Bulgarie entre dans la sphère d’influence de l’URSS et devient elle-même une « démocratie populaire », en 1946. Les changements politiques entraînent la fermeture de toutes les écoles étrangères en Bulgarie.

26 Dans une lettre du 21 mai 1948, Jacques Émile Paris, ministre de France en Bulgarie, écrit à Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères :

Au cours d’un dîner qu’il a donné le 18 mai en l’honneur de M. Justin Godart, le Président du Conseil, M. Georges Dimitrov m’a entretenu de la situation des écoles françaises en Bulgarie. C’est là, m’a-t-il dit, le seul point épineux dans nos relations avec la France. Dans aucun autre domaine il n’existe de sujet de litige ou de contestation entre les deux pays. Reprenant l’argument déjà utilisé par M. Kolarov (ma lettre N 27 RC du 7 janvier) il a marqué son étonnement de voir que le Gouvernement français soutenait en Bulgarie des écoles religieuses, alors qu’en France l’enseignement donné par l’État était uniquement laïque. Il faut se rendre compte, a poursuivi M. Dimitrov, que l’existence d’écoles catholiques chez nous consiste une anomalie. L’Église orthodoxe bulgare ne possède pas d’écoles et n’est pas autorisée à en avoir puisque notre constitution dispose que l’enseignement est donné par l’État. [...] En ce qui concerne les immeubles appartenant aux communautés enseignantes (cf. ma lettre N 380 RC du 28 avril) ils ne paraissent pas immédiatement menacés. La seule mesure capable d’en assurer efficacement la protection serait leur cession – réelle ou fictive – à l’État français qui en deviendrait propriétaire aux yeux du Gouvernement bulgare. [...] Je serais très obligé au Département, s’il approuve les suggestions qui précèdent, de bien vouloir en informer les Supérieurs des communautés religieuses enseignantes en Bulgarie (Pères Assomptionnistes, Frères des Écoles chrétiennes, Sœurs de Saint Joseph, Sœurs de Notre-Dame de Sion) et de me donner ses instructions en vue des conversations qui pourraient s’engager dans un avenir prochain avec le Gouvernement bulgare17.

27 Dans sa note verbale du 3 août 1948, le ministère des Affaires étrangères porte à la connaissance de la légation de la République française à Sofia que le Présidium de la Grande assemblée nationale a dénoncé par décret N° 1144 du 2 août 1948, publié au Journal officiel N°180 du 3 août 1948, la convention scolaire entre la Bulgarie et la France. Cette convention scolaire cessera donc d’être en vigueur neuf mois après la réception de cette communication et notamment au 3 mai 1949. Dans le même numéro du Journal officiel est publié aussi un Ukase sur les écoles étrangères dont l’article premier dispose :

Les écoles étrangères de toutes catégories et espèces – écoles maternelles, primaires et secondaires, collèges, cours et autres, ouvertes ou subventionnées par des gouvernements de pays étrangers, par des missions et congrégations religieuses ou par des personnes privées, physiques ou juridiques, sont fermées à partir du 1er septembre 1948 », [exception faite des écoles françaises qui, selon la remarque], peuvent continuer à exister jusqu’à l'expiration du délai de 9 moi à partir de la date de notification de la dénonciation de ladite convention scolaire.

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Conclusion

28 Comment l’enseignement d’une langue étrangère et l’enseignement donné en une langue étrangère dans des conditions sociopolitiques peu favorables a-t-il été susceptible d’inculquer durablement de valeurs nouvelles ? Quelles étaient ces valeurs ? Quel était le rôle de la religion dans cette affaire ?

29 Compte tenu des faits, le nombre des élèves bulgares des écoles françaises en Bulgarie s’étant convertis au catholicisme au cours de leur scolarisation sous l’influence de l’école est une quantité négligeable. C’était pourtant un des objectifs essentiels de ces écoles…

30 Cependant, entre 1864 et 1948, la présence des écoles catholiques françaises en Bulgarie contribue à l’organisation d’un espace social protégé de tolérance, à la fois multiethnique, multiculturel et francophone qui était susceptible de mobiliser les jeunes esprits à apprendre sans endoctriner, sans dogmatiser, tout en stimulant leur bienséance, bienfaisance, bienveillance, leur bonne volonté, le respect d’autrui et l’esprit de corps. On y cultivait la morale individuelle au sens durkheimien. Ces écoles « catholiques » mais aussi « françaises » par la langue d’enseignement et parce que placées sous le protectorat français et subventionnées par la France (Secours aux établissements scolaires religieux et hospitaliers d’Orient, Département des affaires politiques – MAE, Service des œuvres françaises à l’étranger, l’Alliance française, l’Alliance israélite universelle), semblent être à l’origine de la « francophonie d’appel »18 de la Bulgarie, aujourd’hui membre de l’OIF et dotée d’un réseau d’écoles secondaires bilingues (bulgare-français) – pépinières d’élites de sensibilité sociale et linguistique spécifiques. Le français enseigné dans les écoles catholiques servait d’ascenseur social au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Au début du XXIe siècle la francophonie associe les Bulgares aux institutions de l’Union européenne, à l’état de droit, aux acquis communautaires. Elle est susceptible de les rendre plus compréhensibles et accessibles aux Bulgares. Aussi, avait-elle contribué à l’instauration du climat social spécifique qui a rendu possible le sauvetage des juifs bulgares pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelle en est la clé ?

31 En guise de conclusion, je voudrais citer de nouveau Jacques Émile Paris, ministre de France en Bulgarie au moment de la liquidation des écoles, en 1948 :

Le départ des religieux et religieuses français a donné lieu à des manifestations de sympathie émouvantes de la part des anciens élèves de nos écoles. La campagne d’excitation menée contre les établissements français à l’occasion de la fermeture des écoles étrangères est restée sans résultat. La parfaite dignité dont ont fait preuve nos religieux dans des circonstances aussi douloureuses semble avoir impressionné même ceux qui étaient les plus prévenus contre eux. Le prestige des congrégations enseignantes françaises reste intact en Bulgarie. C’est en très grande partie grâce à l’abnégation et au tact des Supérieurs des collèges et de tout le personnel enseignant que cette liquidation a pu s’effectuer dans ces conditions relativement satisfaisantes19.

32 J’ai eu la chance de côtoyer quelques élèves de la dernière promotion du collège Saint Augustin à Plovdiv : mon père et certains de ses condisciples20, et de saisir au vol l’esprit de cette ancienne jeunesse francophone noble. Son avenir étant peu prometteur

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vers la fin des années 1940 dans le tourbillon des changements politiques en Bulgarie, elle s’est dispersée pour semer la tolérance à la volée.

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

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Sources secondaires

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NOTES

1. En 1635 on construit un bâtiment spécial pour l’école de Chiprovtsi. Les élèves sont répartis en quatre classes. Ils apprennent à lire et à écrire en utilisant deux alphabets, le calcul, le catéchisme, la prière chrétienne et des choses utiles aux enfants de la ville. Pendant l’été de la même année, Petar Bogdan adresse une demande à Rome de lui envoyer une personne susceptible d’enseigner aux moines la logique, la philosophie et la théologie (Nikolov 1995 : 11). 2. Les capitulations de 1740 constituent, encore au milieu du XIXe siècle, la base du protectorat de la France en Orient (Poumarède 1998 : 85). Le Traité de Paix, signé à Lausanne le 24 juillet 1923, dans son article 28 déclare « l’abolition complète des Capitulations en Turquie à tous les points de vue » (Traité de Paix 1923 : 8). Le traité de commerce et de navigation entre la France et la Principauté de Bulgarie, signé à Sofia le 1er février 1906, remplace les Capitulations. Selon la Note d’A. Henry, « aucune des stipulations du nouveau traité n’avait pour conséquence d’apporter une modification à la situation actuelle des écoles françaises existant en Bulgarie et au régime dont elles bénéficient ». Cf. MAE – Direction des consulats et des affaires commerciales (DCAC), Sous-direction des Affaires commerciales (SDAC) – Question des écoles en Bulgarie, Note pour la direction des Affaires politiques, Paris, le 6 février 1906. « Rien n’a été changé en ce qui

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concerne le protectorat des catholiques et c’est, par suite, à la France qu’il incombe la charge d’assurer au regard de l’autorité Bulgare la liberté du culte catholique ». Lettre de la légation de la République Française en Bulgarie (signée par Georges Picot), Sofia, à M. Mathieu, consul de France à Roustchouk, du 1er mars 1922, CADN – 585PO/1/28 Roustchouk Consulat, Honneurs liturgiques et protectorat (18 mai 1925-19 août 1927). En bref, le traité de commerce et de navigation de 1906 qui remplace les capitulations de 1740 maintient le statu quo et la position privilégiée des écoles catholiques françaises en Bulgarie. 3. Victorin Galabert (1830-1885) est le fondateur de la Mission d’Orient. Il fait des études de médecine à la Faculté de Montpellier et obtient en 1854 un doctorat avec une thèse intitulée « Essai historique sur la variole ». De 1858 à 1862, le P. Galabert est professeur au collège de Nîmes notamment en sciences naturelles. 4. MAE – microfilms P/1845, Lettre du ministre de France à Sophia, Allizé, à S. Exc. M. Bourgeois, ministre des Affaires étrangères, 1905. 5. La Triplice qui est la Triple-Alliance de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et de l’Italie fondée le 20 mai 1882, cessa officiellement en mai 1915 lorsque l’Italie entra en guerre aux côtés des Alliés. La Bulgarie s’engage aux côtés des puissances centrales en octobre 1915. 6. CADN – Sofia Ambassade 644PO/1 (137) École de Sophia – Rapport sur l’expulsion du personnel français, 13.XI.1915. 7. Liste des écoles françaises en Bulgarie 1864-1948 :1. École primaire gratuite Saint André à Philippopoli (Plovdiv), créée en novembre 1863 (début en janvier 1864) par le P. Galabert. 2. Collège Saint Augustin, créé en 1884 à Philippopoli (Plovdiv). 3. École des Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition (1894-1948) à Philippopoli (Plovdiv). 4. École primaire de jeunes filles, à Yamboli, créée en 1888 par les Oblates de l’Assomption. 5. École primaire de garçons (petit séminaire-collège par la suite), à Yamboli, créée en 1889 par les Augustins de l’Assomption. 6. Collège de jeunes filles Saint André qui ouvre ses portes à Varna, en 1882. 7. École des Oblates de l’Assomption à Varna, installée depuis 1897. 8. École Française de garçons Saint Michel à Varna, fondée et dirigée par les Pères Augustins de l’Assomption. La première tentative de fondation date de l’année 1897. Enfin, l’école est autorisée en 1899 à titre personnel, au nom du Père Alexandre Chilier et comme école primaire seulement. 9. École mixte fondée en 1871 à Roustchouk (Roussé) par Monseigneur Hippolyte Agosto, évêque de Nicopolis. 10. École des Oblates de l’Assomption (1864-1896) pour filles à Roustchouk (Roussé). 11. École des Frères des Écoles chrétiennes (1890-1912) à Roustchouk (Roussé). 12. École française de jeunes filles Notre-Dame de Sion (1897-1948) l’internat, et l’externat Sancta Maria à Roustchouk (Roussé). 13. École française pour garçons Saint Joseph à Roussé (1918). 14. École des Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition, 1891, Bourgas. 15. École mixte (garçons et filles) des Sœurs Oblates de l’Assomption (1889-1891) à Bourgas. 16. Collège de garçons SS. Cyrille et Méthode à Sofia (Lozénetz), fondé en 1881 et dirigé par les Frères des Écoles chrétiennes. 17. Collège de jeunes filles Saint Joseph, fondé en 1880 et dirigé par les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition à Sofia. 8. MAE – microfilms P/18453. Lettre du Père Paul Journet, directeur de l’école française des Pères Augustins de l’Assomption, à Varna, à M. Allizé, ministre de France à Sophia, de 13 juin 1906. 9. CADN – Sofia Ambassade 644PO/1 (137). Version française de la convention scolaire entre la France et la Bulgarie, signée à Sophia le 17 décembre 1936 et publiée dans le Journal officiel n° 298 du 30 décembre 1936. 10. CADN – Varna Consulat 720PO/1 (43).

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11. Cf. MAE – CPC, vol. 6 (1890-1892) / P744 (p. 70, 71, 72 – au total 6 p.) – Lettre du 7 avril 1891, adressée à M. le ministre des Affaires étrangères du Consulat de France à Philippopoli. La lettre se rapporte aux écoles primaires de Bourgas et de Yamboli. 12. Son programme comprend les matières de commerce et comptabilité, les mathématiques appliquées au commerce et à la banque, les langues vivantes (français, bulgare, allemand), l’étude des marchandises, la géographie économique, l’histoire du commerce, le droit, l’économie politique, la religion et la morale pratique, enfin la dactylographie. 13. En terminale ou classe de philosophie, à côté de l’apologétique – 3e partie on apprend la philosophie (psychologie, logique, morale, métaphysique), l’histoire contemporaine, la géographie de la Bulgarie et de la France, les mathématiques (traité complet d’algèbre 3e partie – calcul des dérivées, étude des maxima et minima, les fonctions algébriques et transcendantes), la géométrie descriptive, la méthode de Monge, la géométrie cotée, la cosmographie (éléments) ; Traité complet de physique : 3e partie – électricité statique et dynamique ; Traité complet de chimie: 3e partie – chimie organique ; Manipulations par les élèves ; Histoire naturelle : anatomie et physiologie animales ; Hygiène ; Manipulations par les élèves ; Dessin géométrique et d’ornement. 14. Au cours de l’année scolaire 1941/1942 le temps scolaire des élèves de l’école est organisé comme suit : 134 heures d’enseignement du français, 254 heures d’enseignement des matières diverses enseignées en français, total : 388 heures. Le volume annuel d’heures d’enseignement devra respecter un total de 598 heures. 15. Horaire annuel d’enseignement du français : 93 heures ; matières diverses enseignées en français : 172 heures ; enseignement dans d’autres langues que le français : 117 heures ; volume annuel d’heures d'enseignement : 382 heures. 16. Cf. MAE-CADN, 720PO/1 – Plan d’études de l’école française de garçons, dirigée par les Pères Augustins de l’Assomption. 17. MAE, Archives diplomatiques, Z EUROPE, BULGARIE 1944-1949, Œuvres françaises en Bulgarie, Série Z Carton 76, 7 janvier 1948 – 28 juin 1949. 18. En Bulgarie le français n’est ni langue maternelle, ni langue d'usage, ni langue officielle ou administrative, c’est une langue choisie et dans le cas bulgare exprime une appartenance volontaire à la langue française ou aux cultures francophones. 19. MAE – Archives diplomatiques, Z EUROPE, BULGARIE 1944-1949, Œuvres françaises en Bulgarie, Série Z Carton 76, 7 janvier 1948 – 28 juin 1949, M. Jacques Emile Paris, Ministre de France en Bulgarie à Son Excellence Monsieur le Ministre des affaires étrangères, le 19 novembre 1948 a. s. Liquidation des écoles françaises. 20. Mon père, Angel Dimchev, juriste à Stara Zagora ; Kamen Hadjiyski, médecin à Plovdiv ; Atanas Tanev, un de mes professeurs de français au lycée Romain Rolland à Stara Zagora ; Michel Aghassian, anthropologue, professeur à l’EHESS-Paris, mais aussi Petar Uvaliev, connu aussi sous le pseudonyme de Pierre Rouve, diplomate, écrivain, journaliste, cinéaste, intellectuel bulgare, ayant terminé ses études au collège, en 1932 etc.

RÉSUMÉS

Les conditions politiques et institutionnelles de la création des établissements catholiques français et de leur fonctionnement inégal mais efficace, en Bulgarie, entre 1864 et 1948, font l’objet de cette étude. À partir d’une liste exhaustive de ces écoles, établie pour la première fois,

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nous essayons de comprendre les raisons de leur implantation durable dans la vie sociale et culturelle des Bulgares malgré les considérations et les actes d’ordre politique, moral et religieux très souvent défavorables à leur égard. Ces écoles « catholiques » mais aussi « françaises » par la langue d’enseignement et parce qu’elles sont placées sous l’autorité française et subventionnées par la France (Secours aux établissements scolaires religieux et hospitaliers d’Orient, Département des affaires politiques – MAE, Service des œuvres françaises à l’étranger, l’Alliance française, l’Alliance israélite), semblent être à l’origine de la « francophonie d’appel » de la Bulgarie, aujourd’hui membre de l’OIF et dotée d’un réseau d’écoles secondaires bilingues (bulgare-français) – pépinières d’élites de sensibilité sociale et linguistique spécifiques.

This analysis focuses on the political and institutional conditions for the creation of French catholic schools and their unequal, but effective functioning in Bulgaria between 1864 and 1948. The challenge is to try to understand the reasons for their lasting presence in the social and cultural life of the Bulgarians; this, despite political, moral and religious considerations and actions which are often unfavorable towards them. Being ‘Catholic’ but also ‘French’ according to the language of instruction and because they are placed under the French protectorate and are subsidized by France (Secours aux établissements scolaires religieux et hospitaliers d’Orient, Département des affaires politiques – MAE, Service des œuvres françaises à l’étranger, l’Alliance française, l’Alliance israélite) these schools seem to be the origin of the « francophonie d’appel » / ‘Suggestive Francophonie’ of Bulgaria, now a member of the IOF and possessing a network of bilingual High schools (Bulgarian-French) – a sort of nursery for elites with a specific social and linguistic sensitivity.

INDEX

Mots-clés : Bulgarie, écoles catholiques, collèges français, missions catholiques, congrégations enseignantes françaises, tolérance, dignité, valeurs morales françaises Keywords : Bulgaria, Catholic schools, French High schools, Catholic missions, French teaching congregations, tolerance, dignity, French moral values

AUTEUR

JULIETA VELICHKOVA-BORIN Université de Sofia Saint Clément d’

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Thèses

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Le français en Moldavie. Entre héritage, tradition et mondialisation Le français en Moldavie. Entre héritage, tradition et mondialisation

Olga Turcan

1 Thèse de doctorat en sciences du langage sous la direction de Dominique Huck (Université de Strasbourg) et d’Ana Gutu (Université Libre Internationale de Moldavie), soutenue le 27 mars 2014 à l’Université de Strasbourg. 2 vol. (375 + 202 pages).

2 Ce travail de thèse interroge la place du français en Moldavie1 avant et après l’indépendance du pays en 1991, dans des contextes d’héritage historique, de tradition d’enseignement et de mondialisation. Il questionne également l’existence d’une politique linguistique à l’égard du français. Les acteurs de la francophonie, qu’ils soient endogènes ou exogènes, et leur action à l’égard du français font partie du champ de recherche. En clair, ce travail cherche à faire état des lieux du français en contexte moldave.

1. État des recherches sur le sujet

3 L’objet de cette recherche se situe à la croisée de plusieurs champs disciplinaires (histoire, sociolinguistique, politique linguistique).

4 Les publications annuelles du colloque international « Francopolyphonie », organisé par l’Institut de recherches philologiques et interculturelles de Chisinau, fournissent depuis 2006 une somme de contributions sur la langue française et la francophonie en Moldavie. Dans des disciplines différentes, Ion Gutu, Ana Gutu, Pierre Morel et bien d’autres chercheurs questionnent en permanence la langue française. Pourtant, il n’existe aucune étude qui traite de manière plus ample les problématiques évoquées plus haut.

5 Du côté des recherches françaises ou francophones, les auteurs évoquent très peu, par une phrase ou une énumération rapide des pays de l’Europe centrale et orientale, la situation du français en Moldavie. Truchot fait également observer que « la situation du

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français à l’époque contemporaine dans ces pays [la Moldavie, la Roumanie, ...] est encore peu étudiée » (2000 : 73).

6 Ainsi, il paraissait étonnant de constater que l’on n’accordait pas beaucoup de place dans les recherches sur la francophonie, à un pays qui semblait garder le français en première position dans l’enseignement des langues étrangères, situation unique en Europe, depuis une quinzaine d’années au moins. On peut penser que cette absence soit due au fait qu’il s’agit d’un État encore jeune et méconnu qui, de par son histoire complexe, a traversé de nombreuses transformations politiques (partie de la principauté de Moldavie, goubernie russe, partie de la Roumanie, république soviétique) jusqu’à son indépendance en 1991.

7 Le fait de faire partie de ceux qui commencent à s’intéresser à la Moldavie par cet angle comporte quelques difficultés dans la mesure où il y a fort peu de documents sur le français en Moldavie, particulièrement pour la période du XVIIIe au début du XXe siècle. Des éclairages sur ce sujet ont pu être apportés grâce aux travaux de Ciobanu, Ghervas, Iorga, Lemny, Camariano-Cioran entre autres chercheurs. Pour le cadre plus général sur l’histoire de la diffusion du français en Europe, nous nous appuyons sur les ouvrages classiques de Brunot puis ceux de Coste ainsi que de Rey, Duval, Siouffi (ouvrage collectif) qui ont constitué un appui important. Les recherches de Gutu I., Morel, Gutu A., Parmentier sur la francophonie moldave après 1991 ont fourni un regard pluriel (historique, politique, culturel) sur un objet en évolution.

2. Méthodologie

8 Ces premiers constats sur l’état de la recherche ont mené vers un travail de recherche et d’analyse documentaire (produits discursifs issus de l’archive historique et/ou proférés par des acteurs politiques), ainsi que vers un travail d’enquête (entretiens et questionnaires avec des acteurs, usagers ou politiques). Recueillir des données sur le français en Moldavie a déterminé la mise en place de plusieurs démarches, auprès des personnes susceptibles d’offrir des éléments de réflexion, notamment, des Moldaves, acteurs privés ou représentants des institutions éducatives et de la francophonie. En 2009, une enquête sur la langue française a été réalisée sur la base de deux questionnaires destinés à deux types de public : le « tout public », c’est-à-dire tout citoyen moldave locuteur ou non de français, et le public de l’Alliance française de Moldavie et de son réseau, bénéficiaire des activités que l’association organise.

9 Comme le champ éducatif présentait un intérêt central pour le questionnement sur la place du français, une recherche documentaire a été effectuée en 2010 en Moldavie, dans les archives du ministère de l’Éducation. De nombreux documents de la période 1975-2010 ont été examinés et retenus pour l’analyse : manuels de français, programmes scolaires, documents relatifs à la formation des professeurs de français, aux bourses d’études pour le perfectionnement du français, etc. Comme le positionnement des langues étrangères, particulièrement de l’anglais et du français, allait vers une inversion en faveur de l’anglais (ou une rupture pour le français ?) en 2011, les deux années suivantes, 2012 et 2013, ont été également traitées.

10 En 2012, des entretiens ont été effectués avec la responsable des langues étrangères du ministère de l’Éducation, ainsi qu’avec des acteurs du ministère sur le terrain, dans les écoles (directeur d’école, professeur de français), ainsi que des échanges avec deux représentants de l’antenne de l’AUF à Chisinau. Après le travail important sur des

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documents élaborés par le ministère de l’Éducation, certains aspects liés à l’enseignement du français, ainsi qu’aux projets des acteurs de la francophonie, ont pu être clarifiés à travers des entretiens avec des interlocuteurs du ministère de l’Éducation, ainsi qu’avec des anciens élèves des classes bilingues.

11 Si notre travail de recherche pour analyser la situation du français en Moldavie aujourd’hui a pris la forme d’entretiens et d’enquête documentaire, une approche historique s’est révélée nécessaire pour comprendre cette situation, héritée de longs siècles de pratiques de la langue française. C’est cette approche – qui fait l’objet de la première partie de la thèse – que nous allons présenter ici, explorant les différentes voies de diffusion de cette langue et ses statuts successifs ; nous mentionnerons très brièvement comment dans les deuxième et troisième parties de la thèse nous avons interrogé l’existence de politique(s) linguistique(s) à l’égard du français à travers une lecture contextualisée de textes officiels, de propos d’acteurs éducatifs et sociaux, et l’action des acteurs de la francophonie en faveur du français.

3. Voies et acteurs de la diffusion du français en Moldavie

12 La « présence » du français en Moldavie nécessitait une contextualisation, d’abord historique et diachronique, démarche qui fait remonter au XVIIIe siècle pour retracer sa situation jusqu’à aujourd’hui. C’est dans ce sens qu’ont été étudiées les voies de diffusion du français en Moldavie et les acteurs de sa médiation, tenant compte de sa position géographique, ainsi que de son histoire complexe. L’étude de nombreuses sources historiques permet de voir que les changements politiques traversées par la Moldavie influencent la situation du français, son statut et ses fonctions. Au XVIIIe siècle, tant en Moldavie, partie de la Principauté de la Moldavie que dans toute l’Europe, c’est la classe dominante qui adopte le français. Les princes phanariotes et les familles de nobles roumains se focalisent autour du français considéré non seulement comme « symbole de la culture » et outil de communication, mais aussi et surtout comme un instrument de pouvoir, un signe de distinction et une marque de prestige. Son statut symbolique de langue universelle s’étend et se réduit en même temps à une élite, privilégiée et riche.

13 De nombreux acteurs ont contribué à la diffusion du français sur ce territoire : les Phanariotes, les Français – de passage ou émigrés –, les enseignants de français de différentes origines, les Roumains eux-mêmes, les Russes francisés. Nombreux sont les secteurs qui adoptent et font circuler cette langue : l’éducation, le théâtre, la presse, le commerce, l’armée, la diplomatie, la littérature et la liste pourrait être allongée.

3.1. Médiation par les Phanariotes

14 Plusieurs historiens roumains affirment que l’apport des Phanariotes2 à la diffusion de la langue et de la culture françaises en Moldavie et Valachie a été capital. Dans son article intitulé « Sur la pénétration des idées de l’Occident dans le Sud-Est de l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles », publié en 1924 à Paris, Nicolae Iorga3 attribue le mérite de la diffusion de la langue et de la culture française en Moldavie et Valachie à quelques Phanariotes comme Constantin Mavrocordato, Alexandre Ypsilanti (Hypsilantès) et Constantin Mourousi.

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15 L’année 1776 est celle où la première mention de la langue française est faite dans un acte officiel du domaine de l’enseignement, émis par le prince de Valachie, Alexandre Ypsilanti4. Dans les faits, l’enseignement du français et en français (les mathématiques, la philosophie) se faisaient déjà bien avant, à l’Académie princière de Bucarest. Une évolution similaire a lieu dans l’enseignement du français en Moldavie lors du règne de Constantin Morousi (1777‑1782) qui, à l’instar de son homologue de Valachie, est préoccupé par la réorganisation de l’Académie princière de Iassi. Les Académies constituaient un cadre institutionnel de diffusion de la langue française, un cadre sélectif qui élargissait l’accès aux études à d’autres couches sociales que les nobles (citadins, marchands, artisans, etc.) et même à d’autres peuples que celui des Principautés roumaines dans la région balkanique. À cette époque-là, les études dans les académies princières représentaient un gage de qualité et par conséquent de réussite ultérieure dans la vie professionnelle. Ces études débouchaient, en partie, sur des postes importants à la cour des princes phanariotes qui exigeaient la connaissance du français.

3.2. Les précepteurs

16 Force est de constater que la langue française gravitait autour du pouvoir de haut niveau. L’accès à son apprentissage était restreint à cette époque-là tout d’abord aux familles des princes et ce sont les secrétaires français qui jouaient souvent le rôle de précepteurs (Lebel 1955 : 188-198) pour leurs enfants : Jean-Louis Carra auprès de Grégoire Ghika III, Clémaron dans la famille de Constantin Morousi, La Roche et Linchou auprès d’Alexandre Ypsilanti.

17 Par ailleurs, parmi ces secrétaires, émigrés ou voyageurs dans les principautés danubiennes, il y avait aussi des envoyés de l’Ambassade de France à Constantinople. À leur tour, les boïars ou nobles (en roumain, boier) font apprendre la langue française à leurs enfants pour que leur éducation ressemble à celle qu’on donnait aux jeunes princes. Le précepteur français qu’ils entretenaient dans leurs maisons était souvent chargé d’apprendre aussi à lire aux enfants des petits boïars (en roumain, boierinasi) ou à des jeunes paysans qui gravitaient autour de la résidence du maître pour accomplir diverses fonctions. Le français se propageait ainsi par le biais de l’éducation en famille, à l’aide des instituteurs français, émigrés de plus en plus nombreux vers la fin du XVIIIe siècle (pédagogues doués ou moins doués), mais également grâce à des Allemands, des Suisses, des Grecs qui se pressaient pour enseigner une langue qui, entre autres, rapportait une bonne rémunération.

18 Sur le territoire situé entre les fleuves Prut et Dniestr, le territoire qui englobe celui de la future République de Moldavie, l’enseignement du français suivait les mêmes tendances que dans toute la Moldavie. Dans les écoles privées, plus nombreuses que les écoles publiques, les élèves (le clergé, les boïars) apprenaient la langue française ou en langue française, au détriment du grec et du latin de l’ancienne méthode. Beaucoup de jeunes recevaient une éducation en famille avec des professeurs étrangers : des Grecs, des Allemands, des Français, etc. À cette époque où le français avait le statut de « langue internationale de l’Europe entière » (Iorga, 1918 : 84), les boïars moldaves embauchaient les précepteurs français ou francophones pour donner une chance à leurs enfants de faire partie de l’élite administrative. Dans les capitales des principautés roumaines, Bucarest et Iassi, les princes « n’admettaient guère dans des postes un peu élevés que des personnages possédant cette langue » (Brunot 1967 : 941).

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3.3. Le relais de la presse

19 La presse occidentale en langue française a largement contribué à la diffusion de cette langue en Moldavie. Implicitement, certes, car l’intérêt des abonnés était en premier lieu de s’informer sur l’actualité politique en Europe, ainsi que sur celle qui les concernait de plus près, et ensuite de faire la lecture des rubriques littéraires. En effet, dans la capitale moldave, autour de l’année 1780, les abonnés à la presse occidentale étaient relativement nombreux. À part le prince régnant, des cercles restreints de boïars, de prêtres, de médecins lisaient les titres français comme Le Mercure de France, Le Journal de Francfort et Le Journal littéraire.

20 En 1790 apparaît le premier journal bilingue roumain-français à Iassi, le Courrier de Moldavie, à l’initiative de Potiomkin (commandant des troupes russes installées à Iassi pendant la guerre russo-turque de 1787-1792), publication soutenue financièrement par les boïars moldaves. Le journal autrichien Wiener Zeitung mentionnait dans un de ses numéros que le Courrier de Moldavie était une rareté et qu’il avait deux colonnes, une dans la langue du pays et l’autre en français.

3.4. Le contact avec les officiers

21 Lors des conflits russo-turcs sur le territoire des principautés danubiennes, surtout en Moldavie, le contact avec des officiers russes ou des recrutés polonais, anglais, allemands et français dans l’armée russe – qui « parlaient tous plus volontiers le français que le russe » – a favorisé, selon Brunot, la diffusion de la langue française dans les salons roumains « où la conversation n’eut plus lieu que dans cette langue, surtout à partir de 1769 » (Brunot 1967 : 8). Les Russes, semble-t-il, « aimaient séjourner dans un pays où les accueillaient à bras ouverts des populations hospitalières » (ibid.) de Moldavie. En dehors du champ de bataille, les nobles russes « s’amusèrent de leur mieux » en apprenant à toute une jeunesse séduite par leur exemple à « aussi bien danser que prononcer le français » (Eliade 1898 : 184).

22 D’autres officiers, français ceux-ci, qui avaient dû quitter la Pologne après le premier démembrement de 1772, se sont établis dans les principautés danubiennes, « aussi le français y fut-il de plus en plus appri et parlé […] » (Brunot 1967 : 8).

23 Une continuité peut être observée dans la diffusion du français au XIXe siècle où il garde encore son statut de langue élitaire, tout en devenant l’apanage de la couche sociale émergeante de l’intelligentsia.

24 Les intellectuels, issus des familles nobles, pour partie, la parlent ou l’emploient comme langue pour leurs produits ou créations (littéraires, scientifiques ou culturelles, en général). Force est de constater que le français sert également les intérêts politiques des intellectuels roumains qui créent des contacts dans le cadre de leurs études à Paris, se rendent visibles et obtiennent l’appui de la France lors des événements politiques majeurs pour les Pays roumains comme ceux de 1848 et 1859.

25 En Bessarabie5, les nombreux changements politiques – en commençant par l’année 1812 lorsqu’elle devient région ou oblasti (1812-1871) et ensuite goubernie (1871-1917) de l’Empire russe – font que la classe intellectuelle est assez hétérogène6. De ce fait, les influences sont multiples en ce qui concerne la présence et la diffusion de la langue française ; elles s’exercent par l’intermédiation russe et roumaine, par la présence

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française qui s’intensifie suite à la politique du tsar qui facilite l’installation en Bessarabie d’une centaine de Français cherchant asile en Russie.

26 Du côté de l’enseignement du français en Bessarabie, sous la subordination départementale d’Odessa à l’époque (la « capitale » de la « Nouvelle Russie », selon le souhait de Catherine II), il est dispensé à Chisinau et dans d’autres villes plus importantes des différents districts, au niveau secondaire laïc ou religieux (écoles, collèges, gymnases, pensions, séminaires). La langue française figure parmi les matières obligatoires, ainsi que parmi celles facultatives (l’allemand et le russe étaient également étudiés, le plus grand nombre d’heures étant accordé au russe). Les émigrés de différentes origines installés en Bessarabie, dont les « Français au service de la Russie » (Salon 1981 : 96-97), y enseignaient le français. Plus tard, cet enseignement est dispensé par les autochtones.

27 Ceux qui souhaitent continuer à l’apprendre ou le parfaire partent à Odessa, à Iassi (deux villes avec une présence française croissante au XIXe siècle), à Bucarest ou à Paris même, car les voyages et les études en France se pratiquent de plus en plus fréquemment.

28 Au XXe siècle, pour la période 1918-1940, lorsque la Moldavie fait partie de la Grande Roumanie, les données factuelles recueillies montrent que le développement de l’enseignement roumain, privé et public, a été propice à la diffusion du français. À l’instar du lycée de garçons « B. P. Hasdeu » de Chisinau, nationalisé par décret royal en 1918, les écoles moldaves continuent la tradition d’enseigner le français (à côté du latin et de l’allemand), malgré les nombreux changements de fonctionnement liés au régime politique. Ciobanu (1941 : 94) note l’existence de deux lycées français à Chisinau, « tous deux presque exclusivement fréquentés par les israélites ». L’école en français est perçue comme un « terrain neutre » à Chisinau où la situation sociolinguistique relève du conflit entre les Russes (ou les russophones) et les Roumains (ou les roumanophones) dans la Bessarabie de l’entre-deux-guerres. Le Service des œuvres françaises à l’étranger, à travers la mission universitaire et la section du livre français, intervient en Bessarabie pour une « rapide diffusion du français dans les régions nouvellement acquises à la Roumanie » (Godin 1998 : 10).

29 L’étude de la période 1940-1991, lorsque la Moldavie fait partie de l’URSS jusqu’à l’obtention de son indépendance le 27 août 1991, permet de constater que le français occupe une place importante parmi les autres langues (comme l’allemand, l’anglais, l’espagnol et l’italien). L’analyse des documents d’archives7 sur la création des premières facultés de langues étrangères dans les années 1940 fait ressortir que l’Institut pédagogique « A. Russo » de Balti était la principale institution moldave à enjeux importants dans la formation de professeurs de français en Moldavie et en URSS et, par conséquent, dans la diffusion ultérieure du français dans les écoles moldaves. En 1954, sa chaire de français compte onze enseignants, formés à Moscou, Saint- Pétersbourg, Kiev et Odessa. Cette institution d’enseignement supérieur aurait été le plus grand centre de l’URSS où l’on formait les professeurs de français, avec plus de 250 étudiants. Les premières promotions de diplômés ont fait émerger par la suite des professeurs de renom, auteurs de manuels, dictionnaires, grammaires et pionniers dans l’enseignement de plusieurs domaines disciplinaires de la linguistique française au sein des départements de français du milieu universitaire et de la recherche de Moldavie (Gutu 2006 : 37-40).

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30 Quelles étaient les raisons de la continuité de la diffusion prédominante du français en Moldavie à l’époque où Moscou favorisait plutôt l’enseignement de l’allemand et de l’anglais ? Une réponse possible serait l’héritage historique et une volonté politique de maintien du français dans le seul pays soviétique de langue latine, dans le cadre d’une politique conjoncturelle où Moscou s’engage devant la France à augmenter le nombre d’élèves qui apprennent le français. Les données statistiques indiquent pour l’année 1981 que 72 % des élèves moldaves apprennent le français, pourcentage inchangé jusqu’en 1991.

31 Comment évolue la place du français de 1991 à aujourd’hui ? Existe-t-il une politique linguistique à l’égard du français en Moldavie ?

4. Existe-t-il une/des politique(s) linguistique(s) du français ?

32 Le constat exprimé par différents chercheurs que la langue est « une affaire politique » et « donc une affaire d’État » (Klinkenberg 2000 : 105), oriente ce travail vers la recherche d’indicateurs de l’action de l’État moldave et de ses institutions à l’égard de la langue française, avant et surtout après 1991, tout en tenant compte de la pluralité d’acteurs qui puissent y contribuer à différents niveaux. Cette problématique peu explorée par d’autres études a nécessité une recherche sur le terrain, auprès des acteurs politiques, éducatifs et sociaux susceptibles de nous offrir des éléments de réflexion. Un choix de méthodes complémentaires a été opéré pour recueillir des productions discursives diverses et des données factuelles à l’égard du français en Moldavie et essayer de comprendre le plus amplement possible la situation du français. Il s’agit notamment du recueil de différents types de textes comme les notes informatives, les arrêtés ministériels, les rapports d’activité, les programmes scolaires, ainsi que de productions discursives des acteurs institutionnels et sociaux. Grâce à cette diversité de sources et à l’articulation qui a pu être faite entre elles, une chronologie relative a pu être mise en place et a permis de voir comment se positionne l’État par rapport au français.

33 D’abord, la période avant 1991, où le français garde une position dominante grâce à la « tradition d’enseignement » qui est maintenue par les autorités éducatives moldaves. Ensuite, l’année 1991, où la Moldavie devient indépendante, amène un tournant dans l’enseignement des langues étrangères dû à la politique internationale d’ouverture sur la scène internationale. Dans ce contexte, plusieurs changements sont prévus dans la politique éducative, mais il n’y a aucune indication dans les textes officiels sur des objectifs ou des mesures qui concerneraient le français précisément, contrairement à l’anglais pour lequel les autorités commencent à pencher dans leurs discours. Cette politique générale d’absence de soutien à l’égard du français mais de soutien actif à l’anglais détermine dans cette deuxième période, de 1991 à 2011, le recul quantitatif progressif pour le français et un progrès stable pour l’anglais. Enfin, l’inversement des statistiques en faveur de l’anglais se produit en 2011. Cette situation où l’enseignement du français est fragilisé en Moldavie et où l’anglais le devance, dans un contexte de mondialisation économique, peut ne pas surprendre. Pourtant, une des spécificités de la Moldavie par rapport aux autres États voisins et/ou européens, c’est le maintien du français jusqu’en 2011 en première position dans le classement général.

34 Ces trois périodes établies, celles avant 1991, après 1991 et après 2011, sont valables pour la situation générale du français dans l’enseignement moldave. Le croisement des

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données statistiques et des discours recueillis montre qu’il existe des particularités géographiques et des différences en fonction de la langue d’enseignement que ce soit le roumain, le russe ou celle des minorités nationales, qui favorisent ou non le français. Ces particularités apparaissent comme un reliquat d’une situation ancienne et non pas comme un choix volontariste actuel de la part de l’État.

Les acteurs de la francophonie en Moldavie

35 Si l’on examine la langue française en Moldavie, il n’est guère possible de ne pas s’intéresser aux acteurs exogènes de la francophonie, présents dans cet espace après 1991. Leurs actions forment une question assez vaste et très peu thématisée et traitée. Il s’agit avant tout de la France à travers son ambassade et de l’Alliance française de Moldavie qui est un contributeur important pour le rayonnement du français, tant dans les faits que dans la perception des Moldaves. Ensuite, de l’OIF, organisation à laquelle la Moldavie a adhéré quelques années après son indépendance, qui trouve dans ce pays un terrain d’action propice pour soutenir le français à travers trois de ses partenaires : AUF, TV5Monde et AIMF. D’autres réseaux ou organisations où la Moldavie est représentée sont évoqués et discutés.

36 L’examen de nombreuses sources comme les rapports d’activités des acteurs, les documents de politique concernant le français, les traités ou accords de coopération, les articles de presse, les questionnaires réalisés en 2009, a permis de retracer leur action qui s’avère importante pour le français en Moldavie. Les autorités moldaves y sont associées. Pourtant, cela ne semble pas empêcher le recul du français et, surtout, ne remplace pas ce qui pourrait être une politique linguistique de l’État à l’égard de cette langue, langue qui présente des enjeux de développement pour l’État et les citoyens moldaves. Un développement qui pourrait se réaliser au travers des rôles importants du français particulièrement en tant que langue de la recherche, de la mobilité (académique et professionnelle), du développement économique et du rapprochement avec l’UE, ainsi que vecteur de la diversité linguistique et culturelle.

37 Enfin, si durant les siècles passés, la diversité d’acteurs contribuait à la diffusion du français, suivant une vague européenne due aux statuts et au prestige de cette langue, aujourd’hui ces acteurs se placeraient plutôt à contre-courant d’une « modernité » globalisante ou d’une mondialisation (libérale).

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linguistiques, 163-174. En ligne : (08-10 septembre 2011).

NOTES

1. Dans ce travail, le nom de « Moldavie » renvoie au territoire de l’actuelle République de Moldavie (ou Moldova), pays frontalier de la Roumanie et de l’Ukraine. 2. Les Phanariotes sont des Grecs, en règle générale des lettrés, qui vivent dans le quartier de Constantinople appelé Phanar(i). Pour eux, la connaissance des langues est d’une importance majeure et, en premier lieu, la connaissance du français, qui est devenu après 1714 langue de la diplomatie. Sachant se rendre indispensables à la Porte, les Phanariotes obtiennent à partir de la deuxième décennie du XVIIIe siècle les postes les plus convoités – ceux de princes de la Moldavie (1711) et de la Valachie (1716) et cela jusqu’en 1821. 3. Nicolae Iorga (1871-1940) est un esprit encyclopédique qui a laissé une vaste œuvre. Professeur à l’université de Bucarest, il a enseigné également à la Sorbonne et au Collège de France. Il a été membre de l’Académie Roumaine et membre correspondant de l’Institut de France. 4. Durant les périodes comprises entre 1774-1782 et 1796-1797, Alexandre Ypsilanti a été prince de Valachie et de 1786 à 1788, prince de Moldavie. 5. Bessarabie, une autre dénomination du territoire de la République de Moldavie, à l’exception de quelques régions frontalières du sud et du nord qui font à présent partie de la Roumanie et de l’Ukraine. Le nom Bessarabie provenant, semble-t-il, de la dynastie Basarab, qui avait dirigé les régions de Valachie et non pas de Moldavie, serait peu approprié, d’après Ghervas (2008 : 60). 6. À partir de nos recherches, nous tentons une sorte de description de la classe intellectuelle de Bessarabie d’après 1812 à partir de catégories que nous proposons : les autochtones, les Russes ou les envoyés des Russes pour mettre en place la politique impériale ; les autochtones « exilés » ou « émigrés » (dans les Principautés roumaines ou en Russie qui, à certaines époques, peuvent être considérées comme leur deuxième pays ou patrie), les « voyageurs » ou les « semi-nomades » qui changent souvent de ville (Chisinau – Odessa – Iassi, etc.) et y habitent, travaillent ou font des études/recherches pendant une certaine période ; les immigrés (y compris français) qui dans des contextes différents arrivent et s’installent en Bessarabie. 7. Il s’agit des documents des archives du ministère de l’Éducation de la République de Moldavie, consultés dans le cadre du travail documentaire effectué lors d’un déplacement à Chisinau, en novembre 2010.

AUTEUR

OLGA TURCAN Université de Strasbourg

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L’enseignement du français et son histoire dans les manuels de FLE en Grèce : aspects culturels

Konstantinos Mytaloulis

1 Thèse de doctorat en Didactique des langues et des cultures dirigée par Dan Savatovsky, soutenue le 23 janvier 2014, au Centre Bièvre de l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, 503 pages.

2 Cette thèse est le fruit d’une recherche portant sur les manuels de français langue étrangère utilisés en Grèce dans l’enseignement secondaire et primaire, au XIXe et à la fin du XXe siècle. Elle se situe dans le domaine de la didactique du FLE et de l’histoire de celle-ci et se propose d’examiner les aspects culturels et interculturels de l’enseignement du FLE.

3 Elle se situe également dans le domaine de la sociolinguistique dont l’objet d’étude est la langue en relation avec des paramètres socio-culturels tels que la société, la classe sociale, l’âge, et intègre d’autres données extralinguistiques, comme la dimension culturelle des dialogues ou de leur péritexte.

4 Son approche est novatrice parce qu’elle met en rapport les événements historiques avec la disciplinarisation du français en Grèce et l’état de la langue française en France à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle avec la conception de l’enseignement du français en Grèce ; ensuite, parce qu’elle propose une grille d’évaluation des aspects culturels appelés « points-culture » dans les manuels de FLE.

Structure de la thèse

5 La 1re partie présente un aperçu historique qui nous aide à comprendre la progression et la diffusion de la langue française depuis Les Serments de Strasbourg jusqu’à l’« Europe française », afin de montrer les raisons pour lesquelles elle est devenue une véritable discipline, non seulement en France mais aussi dans des systèmes éducatifs étrangers, en l’occurrence le grec.

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6 Nous expliquons comment les porteurs de l’érudition française en Grèce et en France ont encouragé et soutenu la francophilie grecque et ont contribué à la disciplinarisation du français langue étrangère, en même temps que se formait le mouvement du philhellénisme européen.

7 Ensuite, nous évoquons le poids des parlers régionaux et les problèmes grammaticaux et orthographiques traités par les linguistes dans l’espace français faisant référence à l’existence de débats similaires en Grèce, entre les partisans de la langue archaïque (la katharévoussa) et les tenants de la langue populaire (le démotique). Le débat sur « quel français enseigner en France ? » à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe dépasse les frontières françaises et s’identifie au débat : « Quel français enseigner en Grèce ? ».

8 Si nous insistons sur la guerre d’indépendance de la Grèce et sur la proclamation de son indépendance c’est pour deux raisons : faire ressortir les conditions politico- diplomatiques dans lesquelles le nouvel État grec apparaît, et esquisser le contexte général dans lequel la connaissance de la langue française fait son apparition dans cette région du monde.

9 La présence du français sur le sol hellénique est consolidée par les écoles françaises tenues par des congrégations religieuses françaises. C’est la raison pour laquelle nous évoquons des établissements qui ont contribué à la diffusion du français depuis la naissance du nouvel État grec jusqu’à nos jours.

10 En marge de cette présentation, nous évoquons l’action de deux personnages historiques importants, Rhigas et Coray qui, en tant que francophiles, ont promu directement ou indirectement l’enseignement du français en Grèce.

11 Dans la 2e partie nous exposons la conception et l’organisation de l’enseignement du français en Grèce et son introduction dans le cursus scolaire après la naissance de l’État grec en 1830. Nous présentons et commentons également certaines des œuvres littéraires choisies pour l’enseignement du français, en essayant d’expliquer les raisons pour lesquelles le ministère grec a opté pour tel ou tel ouvrage. Viennent s’ajouter, par la suite, des éléments historiques, qui montrent l’influence exercée par la France aux niveaux politique et culturel.

12 Enfin, nous passons à l’analyse des manuels de français utilisés dans les écoles grecques. La présentation détaillée de sept manuels datant du XIXe siècle ainsi que nos commentaires sur ceux qui ont marqué cette époque, (méthodes Ahn et Ollendorff), apportent des précisions aussi bien sur le contenu que sur la structure des manuels de la période examinée.

13 La 3e partie consacrée au cadre théorique nous donne l’occasion de discuter les notions de culture et civilisation. Avant de poser la question du rapprochement ou non entre langue et culture, nous présentons les points de vue des didacticiens comme F. Cicurel, G. Zarate, M. de Carlo, P. Charaudeau, C. Puren et N. Auger. La clarification de la polysémie des mots culture et de civilisation permet d’introduire notre champ de recherche qu’est le manuel de FLE.

14 Nous avons jugé important de clore cette partie conceptuelle en fournissant des exemples précis tirés des dialogues des manuels qui attisent la curiosité des apprenants. Nous tentons d’exposer nos premières réflexions sur la tâche interculturelle du professeur de français. Cette partie englobe nos conclusions sur l’image dans les manuels de FLE.

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15 La partie suivante (4e) est totalement consacrée à la présentation du corpus principal de notre recherche, qui comprend 21 manuels contemporains utilisés dans l’enseignement secondaire et primaire en Grèce sur une période qui s’étend de 1998 à 2009, période charnière marquée, pour ce qui est de l’enseignement des langues, par le CECRL. Nous clarifions les critères de notre choix et la présentation de chaque manuel sous forme de fiche signalétique, suivie de remarques et commentaires. Le recensement des « points- culture » dispersés dans les manuels de FLE permet de découvrir la régularité de ces points et de les repartir en 27 catégories sur lesquelles s’appuie notre grille.

16 La 5e partie « Dialogues/CECRL » comprend une analyse des dialogues des manuels – une analyse placée sous un angle particulier : comment rendre plus clair un acte didactique interculturel des manuels de FLE à travers la culture implicite dans les dialogues qui y figurent ?

17 Avant de passer à l’étude des dialogues, nous précisons quelques aspects de l’histoire des dialogues dans l’apprentissage des langues étrangères, et nous traitons de la question de savoir comment l’usage de documents authentiques et de dialogues fabriqués marque la pratique pédagogique. Entre ces deux catégories on trouve aussi des dialogues réalistes ou semi-authentiques, dont la nature artificielle ne fait pas obstacle à l’apprentissage, du moment que des deux parties prenantes de l’enseignement, apprenants et enseignants, peuvent prendre conscience de la facticité de ces documents. Les dialogues des manuels cachent des éléments implicites et des paraphrases qui, lorsqu’ils sont repérés, ont des effets positifs, sur l’acquisition des savoirs pour les apprenants.

18 Nous évoquons les séquences dialoguées de ces dialogues et, suivant J.-M. Adam, nous distinguons séquences phatiques et séquences transactionnelles. Enfin, nous nous posons la question du choc culturel, de la transition douce vers la langue maternelle, enfin du rôle de l’image qui sert à compléter le contenu des dialogues.

19 Notre bref aperçu historique du Cadre européen commun de référence pour les langues nous permet de suivre son évolution et celle de la perspective actionnelle développée par la « tâche ». Cette partie se termine avec l’organisation en tableaux des « points- culture » contenus dans les manuels de notre corpus, mis en regard des instructions officielles pour l’apprentissage du FLE et des consignes du CECRL.

20 Le recensement des points-culture des manuels du corpus et leur catégorisation en rubriques nous a conduit à procéder à la création d’une grille sous forme de tableau (6e partie). L’application d’une grille à un manuel de FLE facilite la mise en évidence de la richesse culturelle de celui-ci et de son intérêt pédagogique. Pour la création de notre grille, nous avons pris en compte des grilles existantes ainsi que les rubriques du « niveau-seuil » qui, bien qu’anciennes, peuvent encore servir de référence.

21 La dernière étape de notre travail consiste en l’application de cette grille aux manuels de notre corpus, ce qui nous permet de conclure par une série de remarques.

22 Cette recherche est donc accompagnée de recommandations didactiques applicables dans un cours de FLE dans l’enseignement secondaire (et primaire) en Grèce : la question de savoir « comment enseigner la langue ? » devient alors « comment enseigner la langue par la culture ? ».

23 Des thèses comme celle-ci illustrent l’intérêt d’examiner le manuel scolaire comme un objet d’étude. Par le biais des éléments culturels et historiques marquants de son époque, mais aussi révélateurs de la conception du monde que se font ses auteurs, nous

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avons abouti à la constatation que le manuel constitue un monument (au sens de Michel Foucault) du français langue étrangère en tant que discipline, autant qu’un document.

24 D’ailleurs, l’institutionnalisation de la didactique des langues, son développement en tant que discipline scientifique ne peut se faire indépendamment d’un regard historiographique sur les textes, les manuels et les pratiques qui ont jalonné son évolution. Si l’on veut donner aux enseignants une culture disciplinaire spécifique à leur domaine d’action, l’histoire de l’enseignement des langues (en l’occurrence du FLE) doit devenir un domaine de savoir constitutif de la recherche en didactique des langues et faire partie des programmes de formation des enseignants.

25 Cela dit, la valeur de cette thèse pour l’historien de l’avenir est qu’elle présente la culture des manuels grecs de FLE depuis le XIXe siècle jusqu’à la première décennie du XXIe siècle dans leur évolution historique.

AUTEUR

KONSTANTINOS MYTALOULIS Université de Paris 3 Sorbonne-Nouvelle

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Lectures

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Loukia Efthymiou, La formation des francisants en Grèce : 1836-1982.

Nicolas Manitakis

1 Publibook, 2015, 430 pages. ISBN 978-2-342-03430-1

2 Le livre de Loukia Efthymiou, La formation des francisants en Grèce : 1836-1982, publié aux éditions Publibook en 2015, avec une préface de Michelle Perrot (initialement publié en Grèce, en 2013, par les éditions Simmetria, sans la préface de Michelle Perrot ; ISBN 978-960-11-0027-2), vient enrichir et approfondir un champ de recherches historiques, celui de l’histoire de l’enseignement du français en Grèce aux XIXe et XXe siècles, qui, depuis les années 1990, connaît un certain développement. Les travaux de Fani Sdougka, Élisabeth Papageorgiou-Provata, Kondylia Choida et Marianthi-Elisabeth Mastora et, plus récemment, ceux de Despina Provata et de David Antoniou, ont défriché, en effet, un domaine d’investigation longtemps délaissé par les historiens de l’éducation. L’étude de L. Efthymiou se distingue, cependant, déjà par sa taille (316 pages de texte, sans compter une cinquantaine de pages d’annexes), mais encore plus, par l’ampleur des sources examinées, l’étendue de la période traitée, la richesse des données exploitées, l’approche multidimensionnelle proposée et, surtout, par la pertinence des questions posées et la valeur des interprétations avancées.

3 En ce sens, le livre d’Efthymiou constitue un travail pionnier, constitutif même du champ de recherche dans lequel il s’inscrit. Il s’agit, dans l’ensemble, d’un ouvrage soigné, minutieux, bien documenté, exhaustif quant à la recherche d’informations, solide en ce qui concerne son argumentation, clair en ce qui concerne la présentation des faits et des idées. À cela s’ajoute le souci apporté par l’auteure pour faire de son ouvrage à la fois une étude historique approfondie et un véritable outil de travail. En témoigne les douze annexes, la quarantaine de tableaux qui synthétisent les informations contenues dans le texte, l’index des noms de personnes, la longue liste des textes législatifs portant sur l’enseignement du français de 1836 jusqu’en 1999, et, enfin, la bibliographie étendue.

4 L’un des mérites du travail est d’avoir réorienté la recherche historique vers des domaines peu explorés jusqu’à présent. L’attention des historiens se déplace ainsi de

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l’étude des manuels et des méthodes d’enseignement du français à celle des enseignants et des enseignantes de la langue française. Pour être plus précis, l’auteure s’intéresse plus particulièrement à la formation donnée aux professeurs grecs de français. Or, elle entend aborder ce sujet en plaçant son travail à l’intersection de l’histoire de l’éducation, des femmes et du genre et des relations internationales. Cette triple approche constitue une nouveauté et s’avère très féconde. Elle permet notamment d’imbriquer différents niveaux d’analyse : le culturel et le politique, le national et l’international et la question du genre.

5 L’ouvrage se divise en trois parties : 1) « Le temps des hommes, le temps des tentatives (1836-1924) » 2) « Le temps des réalisations : collaborations et concurrences (1924-1953) » et 3) « De la naissance à la majorité d’une formation universitaire de francisants : le cas de la Section d’études françaises de l’université d’Athènes (1953-1982) ». Cette division correspond à la périodisation proposée par l’historienne pour marquer les tournants qu’a connu l’histoire cent-cinquantenaire de la formation au professorat de français en Grèce. Bien que le français ait occupé une place importante dans le programme d’enseignement des établissements secondaires depuis 1836, celui-ci étant la seule langue étrangère qu’y figurait, la formation des enseignants de cette spécialité n’a fait l’objet d’aucune attention de la part des pouvoirs publics grecs avant la fin du XIXe siècle. C’est ce qui a poussé, d’ailleurs, la diplomatie française à s’intéresser à la question, soucieuse d’assurer la diffusion de la langue française, dans un contexte de rivalité culturelle et linguistique accrue entre les puissances européennes de l’époque. Les efforts engagés dans ce domaine par le ministère des Affaires étrangères de la France ne donnèrent des résultats tangibles et durables qu’entre les deux guerres avec la mise en place, à partir de 1930, d’un « Cours spécial de préparation au professorat de français » : organisé par l’Institut français d’Athènes et officiellement reconnu par l’État grec, il fut le fruit d’une collaboration franco- hellénique. Le contenu de la formation donnée à l’Institut s’inspirait à la fois de l’organisation des études littéraires dans les universités françaises et du programme d’enseignement des écoles normales françaises. Dans cette deuxième partie du livre, l’auteure cherche aussi à cerner le profil des diplômé/es du « Cours spécial » en tenant compte du sexe, des études effectuées et de l’activité professionnelle exercée après l’obtention du diplôme. Elle observe ainsi que le recrutement des élèves du cours et, par extension, des professeurs grecs de français s’est progressivement « surféminisé ».

6 La troisième et dernière partie de l’ouvrage traite de la fondation de la Section d’études françaises de l’université d’Athènes dans les années 1950. Il est à juste titre signalé que le fait que cette formation devienne universitaire marque un tournant important et le début d’une nouvelle ère. Prenant en charge cette tâche, l’université grecque venait ainsi supplanter l’Institut français dans son rôle de principal formateur des professeurs de français. Mais le nouveau projet, même s’il mettait de côté l’établissement français, brisant du coup le monopole dont ce dernier avait joui depuis les années 1930, s’inscrivait toujours dans le cadre d’une collaboration franco-hellénique. La Section d’études françaises, intégrée à la Faculté des Lettres d’Athènes, assura une formation, dans l’ensemble plus spécialisée, privilégiant les nouvelles approches et méthodes développées dans le domaine du français langue étrangère. En ce sens, la disciplinarisation des lettres françaises à l’université d’Athènes a marqué un incontestable progrès. Poursuivant son examen du profil des diplômé/es, l’auteure

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procède à des observations fort intéressantes, aidée en cela par les entretiens qu’elle a menés avec des anciennes élèves de la Section.

7 Les recrues étaient, à une écrasante majorité de sexe féminin, accentuant ainsi le phénomène de « surféminisation » déjà observé pendant la période de l’entre-deux- guerres. Presque toutes de nationalité grecque, souvent des anciens ou des anciennes élèves de l’Institut français d’Athènes, elles provenaient majoritairement des couches moyennes et inférieures de la société grecque et des milieux urbains et étaient souvent issues de familles de culture française. Leur origine sociale est intimement liée, selon l’auteure, au choix de la filière universitaire menant au professorat de français : en effet, ce choix fut surtout commandé par des stratégies familiales privilégiant la sécurité professionnelle et la promotion sociale que la carrière professorale assurait. Loukia Efthymiou met également en relief l’opposition qui existait, durant les premières décennies de fonctionnement de la Section française, entre une population étudiante féminine et d’origine grecque et les professeurs Français de sexe masculin qui les formaient. Portant ainsi son regard également sur les « formateurs », elle observe qu’au fil du temps le personnel enseignant de la Section s’est à son tour féminisé et hellénisé. On est ainsi passé du « temps des hommes » au « temps des femmes » et l’hétérogénéité qui caractérisait encore le métier d’enseignant du français à la fin du XIXe siècle s’est atténuée un siècle plus tard.

8 L’ouvrage contient une masse impressionnante d’informations que l’auteure s’applique avec succès à rendre intelligibles, en les intégrant dans des schémas interprétatifs convaincants. On peut, certes, regretter que la fondation, dans les années 1950, d’une Section d’études françaises à l’université d’Athènes n’ait pas été suffisamment prise en compte, alors que l’étude, intitulée La formation des francisants en Grèce, ambitionne de traiter de la question à un niveau national. On peut aussi observer que peu de sources du XIXe siècle ont été consultées, alors que la période historique étudiée s’étend sur deux siècles. Mais ces observations critiques ne diminuent en rien la validité des résultats de la recherche, ni le mérite d’un travail historique qui, à plusieurs titres, reste exemplaire.

AUTEUR

NICOLAS MANITAKIS Université d’Athènes

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Vladislav Rjéoutski & Alexandre Tchoudinov (dir.). Le précepteur francophone en Europe (XVIIe-XIXe siècles).

Gisèle Kahn

1 Paris : L’Harmattan, collection Éducations et Sociétés, 2013, 455 pages. ISBN : 978-2-343-00200-2

2 Le compte rendu, dans le numéro 1 de Documents, de l’article d’Henri Duranton (« Un métier de chien. Précepteurs, demoiselles de compagnie et bohème littéraire dans le Refuge allemand », Dix-huitième siècle, 17), et l’article lui-même conçu à partir du fonds des lettres adressées à Samuel Formey, alors secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences et belles lettres de Berlin, avaient donné un aperçu de la vie chaotique et difficile de ces jeunes gens et jeunes filles francophones, issus de familles huguenotes, à la recherche d’un emploi en Europe du Nord, et devenus éducateurs, souvent faute de mieux. L’ouvrage coordonné par Vladislav Rjéoutski et Alexandre Tchoudinov vient corriger, en bonne partie, cette image misérabiliste, même si les déboires et déconvenues rencontrés par certains continuent d’être évoqués au fil des pages. Le volume propose vingt études réparties en trois grandes parties, consacrées aux divers aspects de la vie des précepteurs et autres maîtres de langue dans l’Europe des XVIIe- XIXe siècles. La première partie dresse un tableau, certes incomplet mais cependant diversifié, de la place des précepteurs francophones dans la diffusion du français en Europe dès le XVIe siècle et jusqu’au XIXe dans quelques pays (Bohême, Pologne, Italie, Angleterre). Il y est aussi question du rôle de certains de ces maîtres de langue dans l’élaboration de livres et de manuels, très largement diffusés, parfois pendant de longues périodes (Caravolas : 104-112). La deuxième partie est consacrée aux précepteurs francophones en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles : leur nombre, leur origine, leurs conceptions éducatives, leur place dans les familles et surtout leur rôle auprès de leurs disciples, parfois les tracasseries administratives dont ils font l’objet. Il est également question du développement des établissements publics et des

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pensionnats dans certaines villes, notamment au XIXe siècle (Moscou, Saint- Pétersbourg, Odessa, Kazan, Kiev), de la place qu’y occupent parfois les précepteurs francophones, de l’organisation également de l’enseignement des filles. On suit aussi les aventures heureuses ou malheureuses de certains précepteurs dans des familles connues, chez les Golitsyne par exemple, ou chez les Tolstoï. La troisième partie offre le portrait et le parcours de quelques grandes figures parmi les gouverneurs et précepteurs, voire concepteurs de programmes d’éducation, fort érudits pour la plupart, installés dans des familles nobles ou royales, pour l’essentiel dans la Russie des XVIIIe et XIX e siècles. On voit ainsi passer Nicolas-Gabriel Le Clerc, déjà croisé dans Documents (n° 35, décembre 2005 : 7-26), David de Boudry (frère de Jean-Paul Marat), le géographe Charles Masson, Gilbert Romme, adepte de Rousseau, le Suisse Fornerod, auteur d’un ouvrage sur la Russie, le grammairien Jean-Baptiste Maudru, également promoteur d’un nouveau système d’apprentissage de la lecture, Du Han, le précepteur du futur Frédéric II de Prusse, le Vaudois La Harpe, l’éducateur du futur tsar Alexandre Ier. Heurs et malheurs des uns et des autres. Récits de vie.

3 Revenons sur ce que nous apprenons au fil des pages en ce qui concerne l’origine de ces précepteurs – il est ici surtout question des hommes, les femmes et l’éducation des filles sont peu présentes dans le volume, sauf pour ce qui concerne l’Italie (Minerva : 79-82), la Pologne (Kamecka : 41) et, en moindre part, la Russie. D’où viennent-ils ? La lecture de l’introduction donne un certain nombre d’indications sur les pays d’origine des précepteurs francophones employés dans les familles à différents moments : France, Suisse romande, Pays-Bas français, États allemands où se trouvent de nombreux descendants de huguenots exilés parlant encore français. On trouve au fil des textes du recueil quelques données chiffrées sur la présence de francophones qui cherchent à s’insérer dans le tissu social, comme précepteurs notamment. Les éducateurs huguenots sont, on le sait, nombreux en Angleterre dès le premier refuge. Après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, on dit que 150 000 à 200 000 Français prennent la voie de l’émigration. Nombreux parmi eux sont ceux qui choisissent de devenir maîtres d’école ou précepteurs dans les familles aristocratiques ou bourgeoises des pays d’accueil. Au siècle des Lumières, dans les familles de notables, la maîtrise de la langue française est considérée comme un signe de distinction sociale, et les francophones sont recherchés et employés par les élites locales de différents pays européens pour enseigner le français à leurs enfants. On les recrute aussi pour l’ouverture d’esprit qu’on leur reconnaît ou qu’on croit leur reconnaître et pour leur sens de l’innovation en matière d’éducation pour certains. En Russie, les éducateurs français, allemands, suisses et autres sont fort nombreux à partir des années 1750. Et si certains exercent le métier de précepteur, c’est parfois à défaut de trouver un emploi plus prestigieux ou plus lucratif, et pour un temps seulement. La période révolutionnaire en France pousse à l’exil quelques aristocrates ou prêtres réfractaires qui, à défaut d’autres perspectives, tentent leur chance dans l’exercice du préceptorat. Par vagues successives, des Suisses, francophones essentiellement, émigrent en Russie au cours du XIXe siècle, y compris des jeunes femmes, recherchées en tant que gouvernantes pour leurs qualités humaines et leur bonne connaissance du français (Bandelier & Rjéoutski : 345-346).

4 La diversité des origines en même temps que le peu de capacité de certaines familles à distinguer les bons des médiocres parmi les éducateurs produisent parfois les stéréotypes et les images négatives qui en font « des gens de peu de culture, des cuisiniers, des coiffeurs ou même des bagnards en cavale » (Rjéoutski : 125). Les

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préjugés anti-français ou anti-étrangers et, partant, les remarques sarcastiques, voire cruelles ne manquent pas. Ici, c’est leur faible niveau qui est en cause, ou leur moralité, leur frivolité. Ailleurs, avec la montée des nationalismes en Europe, ils sont accusés de dévoyer la jeunesse, d’amollir le sentiment patriotique, d’être la cause de la dégradation des mœurs. Des critiques sévères se répandent en Bohême (Cerman : 21-22). Ailleurs, c’est la diffusion de l’esprit des Lumières qui est jugée néfaste, certains souverains craignent la contagion de la Révolution française, et quelques précepteurs en font les frais. Tel Jean-Baptiste Maudru renvoyé brutalement en France en 1792 après dix-sept ans de séjour en Russie, pour avoir un peu trop manifesté son enthousiasme révolutionnaire (Kriajeva : 401-402). Ou encore Charles Masson, pourtant considéré comme « l’un des plus célèbres enseignants en Russie » (Vochtchinskaïa : 273), définitivement expulsé de Russie en 1796, après plusieurs années de préceptorat au sein de la famille royale. Les difficultés administratives deviennent également dans certains contextes de plus en plus drastiques. C’est le cas de la Russie des années 1810-1850 qui tente de contrôler l’activité des éducateurs étrangers : pour pouvoir enseigner à domicile, les précepteurs étrangers doivent fournir des attestations de religion et de bonnes mœurs, il leur faut obtenir des autorités une autorisation d’enseigner. On exige d’eux qu’ils aient suivi des études supérieures et qu’ils fournissent des attestations de diplôme correspondant à ce qu’ils souhaitent enseigner. À défaut, ils doivent se soumettre à des épreuves devant des commissions universitaires d’examen chargées d’évaluer leur niveau, y compris à l’écrit, et les autorisations d’exercer sont loin d’être automatiques (Solodiankina : 155-163). Avec le temps, les procédures se compliquent, les attestations à fournir sont de plus en plus nombreuses. De surcroît, la concurrence se fait rude entre les différentes nationalités présentes sur le territoire et, de plus en plus souvent, on finit par préférer aux étrangers des autochtones, jugés au bout du compte « moins nocifs pour la jeunesse ».

5 Mais quel est en fait le rôle de ces précepteurs, et quelles sont leurs obligations ? On imagine aisément une grande diversité de traitement selon les milieux et leurs exigences. Dans les familles aristocratiques, le précepteur vit généralement au sein de la famille dont il suit les déplacements, au cours de la période estivale par exemple. Il est entièrement dévoué à son ou ses élèves. Il est à la fois l’éducateur, le maître à penser, le confident des enfants ou des adolescents dont il a la charge. Il lui arrive même d’accompagner ses élèves à l’étranger lors du Grand Tour que ceux-ci sont amenés à faire pour compléter leur formation, et ce, durant plusieurs années (Rjéoutski : 132-136). Au fil des pages, on trouve quantité d’exemples des situations particulières rencontrées par des précepteurs dans leurs familles d’accueil respectives, avec divers récits de la façon dont ils furent recrutés, traités, appréciés, rémunérés, parfois remerciés. Il faut noter que les élèves sont souvent très attachés à leur précepteur. C’est le cas de Fryderyck Skarbek, écrivain, historien, qui eut pour précepteur Mikolaj Chopin, le père du compositeur, et qui rapporte dans ses mémoires la haute estime dans laquelle il le tenait (Kamecka : 46-47). L’affection et la vénération portées par Alexandre, petit-fils de Catherine II et futur tsar, à son précepteur principal Frédéric-César de La Harpe demeurèrent inaltérées bien au-delà de la date de leur séparation, et les lettres reproduites dans l’article montrent la profondeur et la réciprocité des liens qui les unissaient (Rey : 259-272). Autre exemple : celui d’Égide du Han de Jandun, recruté par Frédéric Guillaume 1er comme précepteur de son fils, le futur Frédéric II. Le roi avait des exigences très strictes concernant la formation de son fils et le choix des matières à lui enseigner, instruction morale et religieuse, éducation

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physique, histoire récente, géographie, arithmétique. Toute formation aux humanités était jugée inutile voire néfaste. Du Han outrepassa les consignes et choisit de faire lire à son jeune élève les auteurs classiques et les philosophes, et contribua à en faire le monarque éclairé que l’on sait. Les relations entre le père et le fils étaient tendues. Du Han fut rendu responsable de l’insoumission du dauphin et exilé. Ce qui n’empêcha pas Frédéric de continuer à entretenir avec son mentor des relations étroites, jusqu’à la fin de sa vie (Böhm : 246-257). D’autres exemples viennent bien évidemment contrebalancer ces profonds attachements. « Les enfants Tolstoï, nous dit-on, grandirent entourés d’une véritable armée de précepteurs, gouvernantes, éducateurs et professeurs étrangers. » À en lire les témoignages, récits, souvenirs des uns et des autres, certains étaient appréciés et aimés des enfants, d’autres peu, d’autres encore pas du tout. Mais les enfants eux-mêmes n’étaient pas toujours faciles. Dans quelques- uns de ses écrits, Léon Tolstoï évoque l’un de ses précepteurs, Prosper Saint-Thomas, dans des termes sévères. Il ne l’aimait pas, non qu’il fût mauvais éducateur ou ignorant, reconnaît-il, mais sa personnalité et jusqu’à son physique lui déplaisaient profondément : « il avait, écrit-il, des traits de caractère particuliers qui sont communs à ses compatriotes, mais totalement opposés au caractère russe : égoïsme, légèreté, vanité, audace et sotte présomption. » (Polossina : 234)

6 Reste la question des enseignements. Qu’attend-on au juste de ces éducateurs ? Que sont-ils censés transmettre ? Les matières d’enseignement varient largement selon les qualités et compétences des précepteurs et autres maîtres de langue, les exigences des familles, le goût plus ou moins marqué des élèves pour l’étude, leur âge également. Dans certaines familles, ce n’est pas tant la qualité pédagogique du précepteur potentiel qui est recherchée qu’une bonne maîtrise de la langue française et sa capacité à l’enseigner. Dans ce cas, il s’agit surtout de développer chez l’élève l’art de la conversation mondaine, parfois la pratique de la correspondance, et la disposition à bien se comporter dans le grand monde, ainsi qu’en témoignent nombre de manuels italiens (Minerva : 75-76). En Russie, dans les familles aristocratiques, on attend du précepteur, ou du gouverneur quand il en existe un, qu’il dispense une « éducation qui convient à un honnête noble » (Rjéoutski : 129). Dans certains milieux, on considère qu’il lui revient d’inculquer à ses disciples des valeurs religieuses et morales, raison pour laquelle on préfère parfois les Allemands ou les Suisses aux Français, jugés plus légers. Mais sur ce point, les religions des uns ou des autres compliquent quelque peu les dispositions prévues.

7 Certains précepteurs sont largement en mesure d’enseigner toutes sortes de matières : littérature, philosophie, latin, mathématiques, histoire, géographie, sciences naturelles. La plupart de ceux qui font l’objet des articles ici cités, notamment dans la troisième partie de l’ouvrage, possèdent de réelles compétences et connaissances de haut niveau. Quelques exemples : celui de la Harpe tout d’abord, déjà cité, qui eut à cœur de dispenser au jeune Alexandre, sous la surveillance active de Catherine II sa grand-mère, des éléments d’histoire romaine, de lui faire connaître les auteurs de l’Antiquité, les écrivains français du XVIIe siècle, Molière, Corneille, Racine, les philosophes des Lumières, Montesquieu et Voltaire… Charles Masson, qui était l’auteur d’un manuel de géographie versifié pour faciliter l’apprentissage des noms de lieux, enseigna cette discipline chez les Saltykov, puis plus tard, sous la houlette de La Harpe, les mathématiques aux grands-ducs, Alexandre et Constantin, toujours sous le regard sourcilleux de Catherine II. Gilbert Romme (Tchoudinov : 295-sq), qui sera plus tard à la tête du Comité d’Instruction publique de la Convention pendant la Révolution française

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et qui participera à l’élaboration du calendrier révolutionnaire, fut pendant plusieurs années le précepteur du jeune comte Pavel Stroganov, lequel deviendra proche conseiller d’Alexandre Ier puis grand commandant militaire. Romme, adepte fervent des idées pédagogiques de Rousseau, avait à cœur de parfaire la formation générale de son élève, notamment par la découverte des sciences naturelles et de l’histoire russe, par l’observation des réalités du monde, au cours de voyages qu’ils firent ensemble. L’élève était rétif et, semble-t-il, nonchalant, loin de l’idéal rêvé par le maître, mais, à force d’imagination et de persévérance, le précepteur finit par venir à bout de l’indiscipliné. Citons également David de Boudry, précepteur chez les Saltykov à Saint-Pétersbourg, mais aussi dans divers pensionnats, et qui finit par s’intégrer dans l’enseignement public en tant que professeur de langue et de littérature française, auteur d’une grammaire française, en forme de questions-réponses, puis d’un abrégé, d’un apport pédagogique reconnu (Goëtz : 381-384). Et enfin Nicolas-Gabriel Le Clerc (Somov : 319- sq.), médecin de son état, passionné de pédagogie, directeur des études du Corps des cadets nobles de Saint-Pétersbourg, professeur et membre du Conseil de l’Académie impériale des Beaux-Arts, qui imagina un vaste plan d’éducation destiné aux élèves de la noblesse russe de 5 à 18 ans, lequel servit de modèle aux réformes pédagogiques ambitieuses mises en place par Catherine II.

8 Les études publiées dans ce volume constituent une remarquable synthèse de données d’origines multiples : l’appareil de notes plus qu’abondant chez la plupart des auteurs en donne un aperçu qui ne peut qu’inciter à poursuivre les explorations. Elles s’appuient également sur des sources jusque-là peu ou non exploitées ou dont l’exploitation, quand elle existe, est dispersée dans de nombreux ouvrages ou articles, et en diverses langues : archives familiales, témoignages littéraires, statistiques, mémoires, correspondances… L’ensemble est foisonnant, riche d’informations souvent inédites et judicieusement rassemblées. Et surtout il donne ou redonne vie à ces très nombreux précepteurs francophones, connus ou anonymes, qui ont joué un rôle majeur dans la diffusion du français à travers l’Europe des XVIIe-XIXe siècles.

AUTEUR

GISÈLE KAHN ENS de Lyon

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