ETUDES et REFLEXIONS

Paul Balta DOUBLE DEFI POUR L'ALGERIE

Après vingt-sixans de parti unique, l'Algérietente de mener à terme unprocessus démocratique qui devrait déboucher sur des élections (( libres et honnêtes ». Le pari n'est pas gagné, d'autant que la crisefinancière n'ajamais été aussi grave.

1 J 1 e suis prêt, s'il le faut, à vendre un quart de Hassi Messaoud{..}. Tout ce quiprivilégie nos ressources propres est préférable à l'emprunt. )) Cette déclaration du premier ministre, , à la mi-juillet, devant l'Assemblée nationale algérienne puis à la télévision belge (1) a immédiatement fait l'effet d'un électrochoc. Parce que venant de lui : premier Algérien diplômé de l'Ecole des ponts et chaussées de Paris, président de la , la puissante société nationale des hydrocarbures, de 1966 à 1977, année où feu le président Houari Boumediene le nomme ministre de l'Energie et des industries pétrochimiques. (Il a perdu ce portefeuille après l'élection de à la présidence, en 1979.)

78 REVUE DES DEUX MONDES OCTOBRE 1991 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie

Nul ne pouvait donc, mieux que lui, ouvrir une brèche dans le sacro-saint tabou de la « nationalisation des hydrocarbures » (décrétée le 24février 1971), pour administrer la preuve que l'Algérie était bel et bien engagée dans l'économie de marché. Qui a aussitôt confirmé, par cette déclaration : « Il y a une idée, des formules étudiées et beaucoup de sociétés intéressées )) (2)? Son ami et complice Nordine Aït Lahoussine, ministre du Pétrole. Ancien président, lui aussi, de la Sonatrach, considéré comme un des meilleurs experts internationaux, il s'était installé à son compte, à Genève, au début des années quatre-vingt et jusqu'à son entrée dans le gouvernement formé les 17-18 juillet. Rude choc pour de nombreux Algériens. Même le Front islamique du salut (Fis), pourtant partisan proclamé de la libre entreprise, au point d'avoir défendu et soutenu les « trabendistes » (du néologisme algérien trabendo, «contrebande »),a démagogique­ ment protesté. Mais le monde entier a brusquement pris conscience que les centaines de décrets libéralisant l'économie, adoptés dans l'indifférence et le scepticisme par le gouvernement de Mou­ loud Hamrouche entre le 16 septembre 1989, date de son entrée en fonctions, et le 5 juin 1991, jour de sa démission, n'étaient pas des leurres. Sid Ahmed Ghozali est confronté à deux défis. Le premier est politique. En effet, après vingt-six ans de parti unique (3), l'Algérie est sans doute le pays arabe qui, à partir de 1989, s'est engagé le plus loin et le plus franchement dans l'expérience démocratique: une cinquantaine de partis reconnus dont une dizaine de formations islamistes; création de nombreux journaux, en arabe et en français, d'une grande liberté de ton; élections municipales et régionales libres, en juin 1990, marquées par la victoire du Fis et la défaite du FLN (Front de libération nationale). Il revient donc au premier ministre, nommé le 5 juin, en plein état de siège, de mener à son terme le processus démocratique en organisant des élections législatives, (( libres et honnêtes )), avant la fin de 1991 et, aussitôt après, des élections présidentielles anticipées. Lepari n'est pas gagné d'avance. Deuxième défi : la situation économique. M. Ghozali a lui-même noté que le pays fait face à (( la plus grave crisefinancière de son histoire )), avec une dette de 25 milliards de dollars dont le

79 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie service annuel est de 8 milliards! Or, les recettes d'exportations, assurées à 98 % par les hydrocarbures, ont été de quelque 12 milliards de dollars en 1990, sur lesquels 2,5 milliards ont été consacrés à l'achat de produits alimentaires. Les investissements n'ont cessé de diminuer, pour tomber à 10 milliards de dinars (3 DA = 1 FF) - soit, compte tenu de l'inflation (16,5% en 1990, selon les autorités), moins du quart de ce qu'ils étaient il y a dix ans. La croissance économique (2,4 %) reste inférieure à la croissance démographique (2,7 %), qui tend à baisser légèrement depuis un lustre. Dès lors, les répercussions sont graves sur le plan social. Le chômage atteint 1,5 million de personnes (dont 850 000 de moins de trente ans), soit 23 % de la population active. Les moins de vingt ans - 65 % des 25 millions d'Algériens - sont d'autant plus sensibles à la crise que les trois quarts échouent au baccalauréat et que les perspectives sont bouchées. Or, la société de consomma­ tion - à leur porte, mais hors de leur portée - les nargue quotidiennement : grâce aux antennes paraboliques, 8 millions d'Algériens - un sur trois - peuvent capter toutes les chaînes de la télévision française et, selon les régions, les chaînes maghrébines voisines et celles d'Italie et d'Espagne.

Une revanche sur l'Histoire

Quelques constantes historiques méritent d'être rappelées ici, car elles éclairent l'évolution de l'Algérie depuis l'indépendance, en 1962, et, par là même, la crise actuelle. Certaines lui sont spéci­ fiques, d'autres sont communes à tous les peuples du Maghreb, de sorte que les choix d'un pays risquent souvent d'avoir des répercussions chez les voisins. (( Nous sommes un peuple rebelle ii, nous avait confié Boume­ diene (4). Le fait est que l'insurgé d'hier et d'aujourd'hui bénéficie toujours de la révérence populaire: Massinissa, Micipsa, Juba, Fa­ raxen, Gildon, du temps des Romains,la Kahinaface aux cavaliers de l'islam, les frères Barberousse à l'époque de la course, l'émir Abd el­ Kader au début de la colonisation française, en 1830,et les multiples

80 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie organisateurs de rébellions ensuite, Ben Bella et les autres chefs du FLN, en 1954, ont leurs noms inscrits dans la mémoire collective. Grand comme cinq fois la France (2,5 millions de km-), le pays a toujours été la proie des forces centrifuges qui ont, sauf rarissimes exceptions, empêché l'établissement d'un pouvoir central fort. Il est significatifque, depuis l'avènement de l'islam, au VIle siècle, toutes les grandes dynasties maghrébines ont été ancrées au Maroc, à l'ouest, ou en Tunisie, à l'est. Cela pourrait expliquer que, après trois siècles de tutelle ottomane, cent trente-deux ans de présence française (1830-1962) et une guerre de libération de huit ans sans équivalent dans le reste du monde arabe, Boumediene ait incarné, de 1965 à sa mort en 1978, la volonté des Algériens de prendre une revanche sur l'Histoire : jacobin, il a cherché avec une rare opiniâtreté à faire de l'Algérie la grande puissance régionale de la fin du XXe siècle, afin qu'elle s'impose comme le fédérateur du Grand Maghreb. Elle est d'ailleurs le seul pays à avoir une frontière commune avec les quatre autres Etats qui constituent l'Union du Maghreb arabe. Autre constante, religieuse celle-là. Sous la domination romaine, les Berbères - ils se nomment eux-mêmes Imazighen, ou hommes libres - conservent leurs coutumes et restent fidèles à leurs divinités. S'ils se convertissent au christianisme, c'est par opposition à la Rome impériale. Chrétiens, ils embrassent, dès le IVe siècle, le donatisme, schisme égalitaire prêché par l'évêque Donat qui dresse les pauvres cultivateurs berbères contre les riches colons romains et inspire leur révolte contre le christianisme de Rome, religion du pouvoir et des villes. Le phénomène se reproduit au VIle siècle : après une phase de résistance (la Kahina), l'adoption du Coran exprime le rejet de Byzance la Grecque et de Constantinople, siège de l'Empire romain d'Orient. Musulmans, les Berbères embrassent aussitôt le schisme kharidjite, miroir du donatisme : intransigeance doctrinale, égalité absolue des croyants devant Dieu, rejet du califat héréditaire, rigorisme moral. Les kharidjites sont bien les « puritains de l'islam ». En adhérant à cette doctrine, les Berbères témoignent de leurs particularismes et situent sur le plan religieux leur opposition au pouvoir politique, incarné par les représentants de Damas puis de Bagdad, sièges successifs du califat. Le kharidjisme (sauf au M'Zab

81 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie et à Djerba, en Tunisie) sera éliminé par le chi'isme. Contestataire par essence, ayant la passion du martyre - le chahid -, encore à l'honneur, le chî'isme a constitué dans l'histoire de l'islam un contre-pouvoir. On ne s'étonne pas qu'il ait séduit à son tour paysans, montagnards et pasteurs berbères de 908 à 1171. Et lorsque les Almoravides (1050-1147), partis de Mauritanie, rétablissent progressivement l'orthodoxie sunnite, majoritaire en islam, ils optent pour le malikisme. Particulièrement strict, ce rite adopté massivement fait confiance au consensus des savants mais, surtout, accorde une importance particulière à la coutume - ourj- et aux pratiques locales avec leurs zaouias (confréries) et leurs marabouts. Par leur discours moral et égalitaire, les dirigeants islamistes font indéniablement vibrer aujourd'hui la fibre de la justice sociale, si populaire. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, à côté du Fis, se sont constitués sept ou huit autres partis, moins importants il est vrai, se réclamant aussi de l'islam radical. Là s'arrêtent les analogies avec les lames de fond kharidjite, chî'ite, malikite : l'islamisme est surtout un phénomène urbain et, malgré ses succès, il est loin d'entraîner l'adhésion de l'ensemble des populations (5).

Trois ans de désordre

Revenons à l'indépendance. Chef charismatique mais brouil­ lon, Ben Bella a laissé, non sans panache, s'installer le désordre pendant trois ans. Idéologue austère, Boumediene l'écarte et s'em­ pare du pouvoir le 19 juin 1965. Il a une passion: l'Etat. Ill'édifie avec patience et obstination et le dote d'institutions dont plusieurs lui ont survécu: le code communal (1967), le code de wilayaou département (1969), une Constitution et l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel (1976), une Assemblée populaire nationale (1977). La Charte nationale (1976), instrument idéologique dont il fut le principal inspirateur, voulait faire du socialisme une (( option irréversible )). En quelques années, il nationalise les « richesses naturelles », crée quelque 70 sociétés nationales - alors colonne vertébrale de l'économie - et programme le développement à

82 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie marche forcée. Il applique l'idée des « industries industriali­ santes» (6) : financées par les hydrocarbures, elles devraient aboutir à un système complet autocentré. En somme, selon l'expression de Belaïd Abdesselam, père de cette industrialisation, «semer du pétrole pour récolter l'industrie », laquelle devrait fournir, entre autres, les tracteurs et les engrais destinés à valoriser l'agriculture. Or, en douze ans, la Sonacome n'a produit que 50 000 tracteurs et la révolution agraire, lancée en 1971, a été un échec! L'Algérie s'est dotée, au prix fort, d'une des deux ou trois infrastructures les plus importantes d'Afrique mais, sauf dans le secteur des hydrocarbures, dont la productivité était et demeure de 100 %voire de 110 %,la production de la plupart des usines oscillait entre 25 et 50 % de leurs capacités. Elle a été légèrement améliorée depuis 1979. En revanche, les acquis sociaux ont été importants, mais ont eu des effets pervers. La scolarisation a été remarquable: entre 1962 et 1978,le nombre d'enfants scolarisés est passé de moins d'un million à 4 millions (7 millions en 1991)et celui des étudiants de 3000 à 60000 (200000 en 1991).Toutefois, la quantité l'a emporté sur la qualité, et l'arabisation, mal conçue et mise en œuvre avec le concours d'ensei­ gnants médiocres du Proche-Orient (et souvent frères musulmans), a contribué à faire le lit de l'islamisme. La médecine gratuite a globalement amélioré l'état sanitaire, mais la qualité des soins laisse à désirer. L'Etat s'est efforcé d'assurer le plein emploi, mais a du même coup renforcé la bureaucratie, découragé l'esprit d'initiative, accru la lourdeur et l'inefficacité de l'administration. Boumediene avait qualifié le FLN de (( corps sans âme ». Il avait tenté, en vain, de le réformer mais avait laissé au parti unique ses caractéristiques de front, au sein duquel plusieurs tendances se manifestaient, ce qui donnait une très légère souplesse au jeu politique, verrouillé par l'absence de vie associative et la censure de la presse. Il avait pourtant conscience des blocages de la société et envisageait de profondes réformes (7) quand la mort l'a emporté, le 28 décembre 1978. Promoteur du nouvel ordre économique international (lancé à l'ONU en 1974),il laissait un pays peu endetté, fier de lui jusqu'à l'arrogance, crispé à l'intérieur, mais jouant sur la scène mondiale un rôle sans proportion avec son poids réel. Boumediene avait été le « patron» de l'armée, pour l'avoir forgée; le colonel Chadli Bendjedid, lui, a été « patronné » par elle

83 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie pour devenir son successeur. Elu président le 7 février 1979, il s'est voulu moins idéologue et plus pragmatique, moins révolutionnaire et plus gestionnaire. Il a procédé à une série de réformes : les 70 sociétés nationales ont été scindées en 500 unités plus faciles à gérer, le secteur privé a été encouragé, y compris dans l'agriculture qui est alors devenue réellement prioritaire. Il a compensé un relatif effacement sur le plan international par des initiatives régionales : mise entre parenthèses du conflit du Sahara occidental qui empoisonnait les relations avec le Maroc depuis 1975, renforcement de la coopération avec les pays voisins qui a abouti à la convocation à Zeralda, près d'Alger, le 10 juin 1988, du premier sommet maghrébin de l'histoire, et à la création de l'Union du Maghreb arabe, à Marrakech, le 17 février 1989. Pourtant, en dépit des apparences, un séisme politique se préparait dès 1986, année du contre-choc pétrolier. La Charte nationale « rénovée ii, adoptée le 16 janvier, se limitait à substituer le « chadlisme » au « boumediénisme »: tout en favorisant l'ouverture économique - sans toutefois aller jusqu'au bout de la logique du libre marché -le chef de l'Etat pratiquait la fermeture politique. Alors que l'Algérie n'avait rien de marxiste, il a, pour consolider son pouvoir, fait jouer au FLN le même rôle que le PC soviétique sous Brejnev et ce, depuis le 1er janvier 1981. Il avait, en effet, renforcé sa tendance au monolithisme et à la bureaucratisation en lui permettant d'imposer son hégémonie sur tous les rouages du pays, puisque tout responsable dans l'administration, dans les syndicats, dans les organisations de masse devait avoir sa carte du parti, le chef de l'Etat étant automatiquement secrétaire général du FLN et président du Bureau politique. Résultat: le système a barré la route aux compétences, favorisé les « carriéristes », fermé la porte à tout « contre-pouvoir » et amplifié la corruption qui a atteint des proportions sans précédent à tous les niveaux. L'ancien premier ministre, , a même pu parler d'un détournement de 26 milliards de dollars (8). En cette même année 1986, alors que l'Arabie Saoudite accentuait la baisse des cours du pétrole pour tenter de mettre l'Iran à genoux, l'Algérie, si jalouse de son indépendance, se trouvait prise au piège de quatre dépendances qui étaient allées en s'aggravant depuis 1979 :

84 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie

1. Dépendance à l'égard du cours mondial des hydrocar­ bures : la baisse conjuguée du prix du pétrole et du cours du dollar - que n'ont pas compensée les recettes de gaz - a entraîné un manque à gagner de 25 milliards de dinars (à l'époque, 1 DA valait 1,6 FF), équivalant au tiers des ressources programmées. 2. Dépendance alimentaire: alors que la population avait plus que doublé en vingt-cinq ans,la production agricoles'était maintenue au même niveau. La couverture des besoins par la production natio­ naleestdonc passée de 90 %en 1969, à30 %en 1979et à quelque 25% en 1986. L'Algérie devait alors importer 40 % de ses besoins en céréales, 50 % pour les produits laitiers, 70 % en matières grasses et 95 % en sucre. La situation s'est encore aggravée depuis. 3. Dépendance financière : la dette extérieure était estimée à un montant de 15 à 20 milliards de dollars; son service représentait un tiers des recettes d'exportations (deux tiers en 1991). 4. Dépendance technologique: l'Algérie a acheté des usines clés en main, mais n'a pas suffisamment développé la recherche scientifique endogène qui seule peut donner l'accès à la maîtrise technologique. Elle a modernisé les structures, mais n'a pas suffisamment fait accéder les mentalités à la modernité, qui est esprit critique et créativité. Les limites imposées au jeu démocratique et l'absence de vie culturelle ont encouragé la fuite des cerveaux: environ 10000 personnes par an, pour l'ensemble du Maghreb, dont près de la moitié pour la seule Algérie(9). L'Etat-Providence s'est donc trouvé en panne de libéralités et le FLN, Parti-Etat, a perdu le peu de crédibilité qui lui restait. Le mouvement des islamistes, longtemps souterrain, a commencé à faire entendre sa voix. Son discours a séduit une partie de la société ébranlée par l'industrialisationmal maîtrisée,l'urbanisation accélérée et intensive. L'explosion ne pouvait que se produire. Elle s'est produite le 5 octobre 1988. L'étincelle a été provoquée par des pénuries le mois du ramadan (jeûne). La répression a été sanglante, mais le président Chadli a eu le réalisme de prendre la mesure du séisme et d'entreprendre aussitôt des réformes radicales pour tenter de sauver son régime. La Constitution approuvée par référendum le 23 février 1989 représente un changement de cap à 1800 par rapport à celle de 1976: toutes les références à la Charte nationale (même rénovée)

85 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie disparaissent, de même que celles concernant le socialisme et le FLN considéré comme (( la base du système institutionnel algérien )). Le multipartisme est reconnu. C'est dans ce contexte que le premier ministre de l'époque, , ancien chef de la Sécurité militaire, a légalisé le Fis, constitué le 18 février. Cette décision s'inscrivait dans la logique du processus de démocratisation et était saine, même si les dirigeants algériens avaient omis de se concerter, au préalable et comme promis, avec leurs pairs marocains et tunisiens.

Le Fis soutient l'Arabie

L'inquiétude de ces dirigeants était encore avrvee par les résultats des élections du 12 juin 1990 : le Fis remportait 31 wilayas sur 48 et 853 communes sur 1541. Ce raz de marée exprimait indéniablement un ras-le-bol du FLN dans la population. La victoire des islamistes était incontestable, encore qu'amplifiée par des fraudes : à la mi-journée, les scrutateurs du FLN et d'autres partis ont abandonné leurs postes (volontairement, ou forcés?) et les militants du Fis en ont profité. Fort de sa victoire, le Fis a obtenu par ses pressions la convocation d'élections législatives anticipées, pour le 27 juin et le 18 juillet. Or, en un an - même si le gouvernement Hamrouche ne lui a pas facilité la tâche - , le Fis a fait la preuve que, s'il avait une stratégie de prise du pouvoir, il n'avait pas de véritable projet de société moderne, même dans le cadre de l'islam. Comme les autres partis islamistes au pouvoir, en Iran, au Pakistan, au Soudan, il n'a pas su gérer, et les tracasseries pudibondes des plus zélés de ses élus ont contribué à éroder et ternir l'image du mouvement. Pour nous éclairer, et par analogie, prenons le cas de l'Iran, où l'on peut faire le bilan de dix ans de gestion islamiste, de 1979, année de la victoire de Khomeyni, à sa mort, en 1989 : alors que la population a augmenté d'un tiers environ, la production intérieure a baissé de 50 % et les investissements de 35 %; le rial a perdu 94,6 % de sa valeur, le chômage a atteint 48 % de la population active et la corruption était plus importante qu'à l'époque du chah (l0).

86 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie

Ce bilan ne justifie pas pour autant le régime impérial, pas plus que la médiocre gestion du Fis ne pouvait réhabiliter celle d'un FLN sclérosé. La plupart des partis (même si plusieurs n'ont guère de poids ou de représentativité) n'ont cessé de contester le « populisme développementaliste » du FLN autant qu'ils se sont opposés au « populisme islamique » que le Fis voudrait lui substituer. A l'approche de la consultation, les dirigeants du Fis, Abassi Madani et Ali Belhadj, avaient conscience du terrain perdu en un an. En outre, leur parti a pâti de ses querelles intestines et de ses flottements après l'invasion du Koweït par l'Irak, le 2 août 1990 : se situant dans la mouvance idéologique du wahhabisme saoudien et recevant des subsides de Riyad, le Fisest passé, après quelques hésitations et pour ne pas se couper de l'opinion publique algérienne, du soutien à l'Arabie au ralliement à Saddam Hussein. Last but not least, il a vu se fonder au fil des mois plusieurs partis concurrents, moins importants, certes, mais qui risquaient fort de drainer les voix d'une partie de son électorat, dont plusieurs indices montraient qu'il s'était rétréci. Les dirigeants islamistes s'interrogeaient donc sur la stratégie à adopter, quand le pouvoir leur a donné l'occasion inespérée de faire de la surenchère « démocratique », alors que pour eux - ils l'ont suffisamment proclamé - la démocratie n'est pas une référence. Le fait est que, le 1er avril 1991, l'Assemblée nationale, dominée par le FLN, avait adopté une nouvelle loi électorale instituant un scrutin uninominal à deux tours qui aurait dû être aussi défavorable au Fis que le découpage des circonscriptions taillées sur mesure par le gouverne­ ment Hamrouche. Au fond, ce dernier demandait aux islamistes de se laisser (( étrangler légalement », selon l'expression de l'un d'eux. Parallèlement, se posait le problème de la présidence de la République. Réélu pour cinq ans, en 1988, sous le système du parti unique et avant l'adoption de la Constitution de 1989, le président Chadli Bendjedid a fait la sourde oreille chaque fois que les partis, dénonçant cette anomalie, ont demandé qu'il remette son titre en jeu dans le système pluraliste. Ainsi, à l'évidence, l'Etat-FLN a recouru comme dans le passé à l'autoritarisme bureaucratique pour conserver un maximum de sièges de députés et par là même le pouvoir. Il a fait mine de jouer le jeu démocratique, mais en

87 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie utilisant des cartes biseautées. Le Fis a donc riposté en lançant, le 25 mai, un ordre de grève illimité pour exiger une nouvelle loi électorale et des présidentielles anticipées. Devant l'échec de la grève, il a appelé ses militants à manifester. Ce fut l'épreuve de force entre deux tactiques, celle du pouvoir qui voulait « casser» le Fis et celle des islamistes qui voulaient avoir leurs martyrs. Ils les ont eus, mais...

La «guerre des mairies»

Dans la nuit du 4 au 5 juin, le chef de l'Etat proclame l'état de siège pour quatre mois, fait appel à l'armée, ajourne les élections, accepte la démission de . L'armée qui n'a manifestement pas apprécié la façon dont la crise a été gérée le fait comprendre et, parmi les premiers ministres potentiels, conseille le choix de Sid Ahmed Ghozali, un civil, tout en sachant que Chadli Bendjedid n'a jamais beaucoup apprécié son indépendance d'esprit. D'ailleurs, à peine nommé, il prend ses distances à l'égard du FLN, annonce que des présidentielles suivront les législatives, promet une révision de la loi électorale et du découpage des circonscriptions, s'engage à organiser des (( élections propres ii. Apparemment, les dirigeants du Fis ont gagné, mais eux-mêmes craignent d'avoir remporté une victoire à la Pyrrhus; ils maintiennent donc leur pression. La « guerre des mairies » éclate le 25 juin. Les militants du Fis apposent aux frontons la formule (( Commune islamique !i en remplacement de la devise du FLN, (( Par le peuple et pour le peuple !i, en honneur depuis la lutte d'indépendance. Plus qu'un symbole, c'est une déclaration de guerre, comme si, en France, un parti substituait au triptyque (( Liberté, égalité, fraternité », celui d'« Honneur, famille, patrie ii, ou encore (( Commune catholique !i. Il est vrai que, pour le Fis, tout pouvoir ne vient que de Dieu; en outre, contrairement aux chi'ites d'Iran qui ont cherché à intégrer sur le plan doctrinal la pratique, sinon le concept, de la démocratie (11), les islamistes sunnites, en général, sont restés très dogmatiques à cet égard.

88 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie

Abassi Madani et Ali Belhadj ont-ils surestimé leurs forces? Ont-ils imaginé qu'ils étaient aussiforts que Khomeyni en Iran, en 1979,pour provoquer l'effondrement du système? Lefaitest qu'ils ont maladroi­ tement lancé des appels aux armes, puis menacé de déclencher la guerre sainte si l'état de siège n'était pas levé immédiatement. Le 30juin,les militaireslesont arrêtés et les ont faittraduire en justicepour « conspiration armée ». Plusieurs centaines d'autres responsables du Fis ont également été arrêtés sans provoquer de soulèvement popu­ laire. S'iln'y a pas lieu de sous-estimer l'importance du Fis, il ne faut pas pour autant la surestimer. Sur le plan politique, SidAhmed Ghozali a proposé aux partis politiques et aux associations de la « société civile» une « rencontre pour le dialogue et la concertation », en vue de dégager un consensus sur les règles de base du jeu démocratique. En l'absence des représentants du Fis et de ceux du FFS de Hocine Aït Ahmed, à dominante berbère, la rencontre des 30et 31 juilleta été décevante: les orateurs étaient moins préoccupés de l'ordre du jour que de profiter de la retransmission en direct par la télévision pour exposer leur programme. Une exception : Saïd Saadi, chef du Rassemblement pour la culture et la démocratie (rival du FFS), a défini quelques principes de base; renonciation solennelle à la violence politique, soutien à l'idée d'alternance, rapide révision constitutionnelle, abandon par le FLN des privilèges matériels (locaux, voitures, imprimeries, etc.) acquis en tant que Parti-Etat (là encore, l'analogie avec l'URSS est notable), accès équitable aux médias du secteur public. Une seconde rencontre, du 22 au 24 août, avec cette fois la participation du FFS, et un ordre du jour plus limité, centré sur la modification de la loi électorale et le découpage des circonscriptions, n'a pas pu dégager un consensus minimal. La démocratie étant l'aboutissement d'une longue pratique, l'échec était prévisible, ne serait-ce que parce que les partis - à quelques exceptions près, dont celle du ReD - n'ont pas eux-mêmes, sur le plan interne, un fonctionnement démocratique : congrès, discussion du programme par la base, candidatures libres aux instances dirigeantes, élections. L'organisation des élections législatives n'en a pas moins été confirmée. Leur résultat, quel qu'il soit, aura des répercussions en Tunisie, où le processus de démocratisation est relativement bloqué

89 ETUDES et REFLEXIONS Double défi pour l'Algérie par le Rassemblement constitutionnel démocratique, parti dominant au pouvoir, par le refus de légaliser le parti islamiste En Nahda et par la relative faiblesse des autres partis d'opposition. Il en aura aussi au Maroc, où les élections législativesavaient été ajournées de façon à avoir lieu en 1992, après le référendum d'autodétermination prévu par l'ONU au Sahara occidental. Il en aura, enfin, sur l'Uma : la nouvelle Assemblée nationale, suivant sa composition, pourra ou non donner une impulsion à l'organisation intermaghrébine, dont la consolidation intéresse au premier chef la CEE. Les chiffres, en effet, sont cruels. Les échanges (importations et exportations) entre les pays de l'Uma et ceux de la CEE sont en moyenne de 65 à 70 % (Uma-Afrique noire : environ 0,5 %; Uma-pays arabes du Proche-Orient: environ 1 %). La seule chance pour chacun des pays du Maghreb de ne pas se marginaliser est d'intensifier la coopération intermaghrébine, les échanges au sein de l'Uma depuis sa création, en 1989, étant passés de moins de 2 % à environ 4 %. On sait aussi qu'on n'installera pas un rideau de fer au milieu de la Méditerranée et que la déstabilisation économique ou politique d'un ou de plusieurs pays de l'Uma accentuera la pression migratoire du Sud vers le Nord. D'où l'intérêt aussi d'une concertation et d'une coopération accrues entre les riverains de la Méditerranée occidentale. Après avoir été particulièrement réservée à l'égard de ce projet, suggéré par François Mitterrand en 1983, l'Algérie s'y est ralliée et participe activement, depuis 1989, aux rencontres ministérielles des quatre « sœurs » latines (Portugal, Espagne, France, Italie) et des cinq « frères » maghrébins de l'Uma (12). Une réunion au sommet des « neuf» est envisagée pour 1992.

Paul Balta

1. Le Monde du 18 juillet 1991. 2. Le Monde du 19 juillet 1991. 3. Les formations politiques autres que le FLN (Front des forces socialistes, Parti de la révolution socialiste, Parti communiste, etc.) ont été interdites sous Ben Bella, par un décret du 13 août 1963.

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4. Paul Balta, Claudine Rulleau, l'Algérie des Algériens, vingt ans après, Ed. ouvrières, Paris, 1981. 5. L'Islam dans le monde, dossier établi et présenté par Paul Balta, Le Monde éditions, 2e éd., Paris, 1991. 6. Théorie élaborée notamment par l'universitaire français Gérard Destanne de Bernis. 7. Il m'en avait parlé avant que je regagne Paris après avoir été correspondant du Monde en Algérie et au Maghreb de juillet 1973 à août 1978; il est tombé malade fin septembre et mort fin décembre. 8. Abdelhamid Brahimi, l'Economie algérienne, Office des publications universi­ taires, Alger, 1991. 9. Paul Balta, le Grand Maghreb, des indépendances à l'an 2000, La Découverte, Paris, 1990. 10. L'Islam dans le monde, op. cit. 11. Voir sur le sujet, les Cahiers de l'Orient, no 8-9, 1987-1988, et numéro hors série avec Plurielle-Références, octobre 1991. 12. Le Grand Maghreb, op. cit.

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