LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV

PREMIERE PARTIE

MAZARIN, SUCCESSEUR DE RICHELIEU

RMAND Duplessis, cardinal de Richelieu, se sentant mourir, passe en revue l'œuvre accomplie en dix-huit ans, de 1624 A où il prit le pouvoir à ce 2 décembre 1642 où il agonise sur son lit de condamné. Il attend la suprême visite de Louis XIII, qu'il a toujours respecté et qui, de son côté, l'esti­ mant sans l'aimer et soucieux avant tout de l'intérêt du royaume, l'a toujours couvert de l'autorité royale responsable, même contre sa mère Marie de Médicis. Dans quel état va-t-il laisser la France, cette France qu'Henri IV, mettant fin aux atroces guerres de religion, avait commencé d'unifier et qui, dans sa versalité coutumière, était retombée dans ses erreurs et ses divisions presqu'aussitôt après l'assassinat de l'un de ses plus grands rois ? Le protestantisme, devenu parti politique et allié de l'Angleterre, menaçait de couper le pays en deux : il l'avait écrasé à La Rochelle et avec lui l'Anglais Buckingham échoué devant l'île de Ré. La haute aristocratie, dont il avait pu mesurer les fautes avec la domination d'un duc de Luynes, expert à dresser les faucons et non à conduire les hommes, avec les intrigues persistantes d'un duc d'Orléans toujours prêt à comploter, quitte à lâcher ses complices, refusait d'observer les lois communes et de s'incliner devant la monarchie sans rece­ voir d'elle un partage des honneurs et des charges publiques : 1

4 REVUE DES DEUX MONDES il n'avait pas hésité à frapper un Montmorency, un Cinq-Mars, un de Thou, sachant bien que le châtiment des puissants porte en soi la vertu de l'exemple. « Les petites têtes ne font pas d'ombre », avait-il dit. Le troupeau est docile quand les mau­ vais bergers n'y sont plus. Un pays ne vit pas dans les factions et le permanent danger extérieur ne suffisait-il donc pas à la France ? Ce danger venait alors de l'Empire d'Autriche qui pré­ tendait gouverner l'Europe. Richelieu avait eu la patience de laisser s'épuiser les victoires de Tilly et de Wallenstein et de n'intervenir qu'à son heure dans la guerre de Trente ans où, s'alliant avec Gustave-Adolphe, roi de Suède, et les protestants d'Allemagne, — car sa politique ne visait pas la question reli­ gieuse, — il avait débarrassé des périls et des horreurs de l'in­ vasion les frontières de France pour plus d'un siècle et demi. Les trois buts qu'il s'était fixés ont été atteints, mais pour combien de temps ? L'Empire est toujours fort et toujours ambi­ tieux. Les grands seigneurs rongent leur frein. Le protestan­ tisme fait des prosélytes. Rien n'est jamais achevé dans la vie politique d'un peuple : les mêmes difficultés reparaissent sans cesse, et c'est pourquoi le gouvernement doit être continu et passer le flambeau d'un chef à l'autre sans rupture et sans heurt. Louis XIII qu'il a couvert, lui, de sa force intellectuelle et de sa volonté, est de santé précaire, malade, et ne lui sur­ vivra pas longtemps. Le pouvoir passera alors à l'enfant royal, né presque miraculeusement quatre ans auparavant, le futur Louis XIV et la régence sera confiée à cette Anne d'Autriche qu'il a humiliée en écartant le beau duc de Buckingham qu'en toute innocence elle avait admiré et peut-être aimé. Les femmes ? il aurait désiré de les attirer, de les séduire, connaissant l'in­ fluence de leurs charmes et comment elles manœuvrent les hommes, et cependant il avait été amené à adopter vis-à-vis d'elles la manière impitoyable dont il usait avec les grands sei­ gneurs : impitoyable avec la Reine-Mère, Marie de Médicis à qui, pourtant, il devait sa fortune puisqu'elle l'avait appelé, et même son chapeau de cardinal ; impitoyable pour la princesse de Guéménée qui le suppliait d'épargner son amant le duc de Montmorency, pour Mlle de La Fayette dont Louis XIII s'était amouraché. Oui, vraiment il avait, au nom du roi régné par la terreur. La haine, sans cesse, rodait autour de lui, et jusqu'au bord de ce lit où il agonisait, avec la soixantaine, épuisé par LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 5 un surmenage de jour et de nuit malgré les cruelles douleurs d'un mal implacable, tandis que tant « de bons Français dor­ maient tranquilles à l'ombre de ses veilles ». Son testament politique a été rédigé avec une lucidité qui en ferait un modèle pour tous les hommes d'Etat à venir. N'y a-t-il pas inscrit ce jugement véridique sur le peuple français : « Si notre inconstance naturelle nous jette souvent en des préci­ pices effroyables, notre légèreté même ne nous permet pas d'y rester et elle nous en tire avec une telle promptitude que nos ennemis, ne pouvant prendre une juste mesure de variétés si fréquentes, n'ont pas le loisir de les mettre à profit » ? Il a regardé la mort en face et s'y est préparé avec une ferveur reli­ gieuse revenue. Quand Louis XIII entre dans sa chambre et s'approche de lui, le cardinal se redresse encore pour saluer le roi. Il n'est plus le Richelieu du portrait de Philippe de Cham- paigne, doit et majestueux, fier et dominateur, ensemble homme d'Eglise et homme d'épée, homme de cour et homme de guerre, autoritaire et diplomate. Le visage émacié a déjà le masque mortuaire. Seuls, les yeux ont gardé leur regard péné­ trant. -— Sire, dit-il d'une voix restée distincte, voici le dernier adieu. En prenant congé de Votre Majesté, j'ai la consolation de laisser son royaume plus puissant qu'il n'a jamais été et nos ennemis abattus... C'est le passé. Il ajoute pour l'avenir : — Le conseil de Votre Majesté est composé de personnes capables de la servir : elle fera sagement de les retenir auprès d'elle... Combien sont-elles, ces personnes capables de bien servir le Roi ? Richelieu ne sait-il pas par expérience qu'il faut à la France un seul maître, roi ou ministre et que la pluralité de direction engendre l'incertitude quand ce n'est pas la lutte de rivalités contradictoires ? Il a commencé par en citer plusieurs, pour amener Louis XIII à en choisir un seul, celui que lui-même a désigné, celui qu'il a découvert, façonné, formé, dont il a fait l'héritier de son esprit et le confident de ses desseins, celui qui sera son successeur : Mazarin. Le roi est sorti de la chambre dans la tristesse et le deuil. Jamais il n'a mieux compris tout ce que le royaume de France et lui-même doivent à ce mourant dont il se jure de respecter 6 REVUE DES DEUX MONDES les dernières volontés. 11 ne reverra pas le cardinal. Celui-ci, le 3 décembre, demande à recevoir solennellement l'Extrême- Onction dont il règle lui-même la cérémonie, et le lendemain, quatre décembre, il expire doucement.

# * * Qui donc était ce Mazarin à qui Richelieu passait le flambeau ? A l'impopularité de son prédécesseur, impopularité que la France réserve volontiers à ceux qui la gouvernent rudement et sans la flatter, il allait sans retard en ajouter une autre, celle d'être un étranger et de prétendre s'imposer à la plus ancienne aristocratie comme au peuple le plus susceptible et le plus méfiant ! Depuis l'expédition de Charles VIII dans le royaume de Naples, les rapports de la France et de l'Italie étaient devenus fréquents, mais ils avaient peu à peu changé de nature. François 1er avait appelé à lui un Léonard de Vinci, un Benvenuto Cellini. Puis les Médicis de Florence avaient donné deux reines : Catherine qui, pendant ses régences, sous Fran­ çois II et Charles IX, se révéla excellente élève de Machiavel, et Marie, la femme d'Henri IV qui, régente au début du règne de Louis XIII, avait renvoyé Sully pour appeller son triste compa­ triote Concini, qui découvrit en effet Richelieu et voulut ensuite le renvoyer à son tour, mais ce fut lui qui l'exila à Compiègne. Toutes deux avaient développé le goût des arts, invité des artistes, architectes, peintres, sculpteurs, mais une troupe d'aventuriers avait à leur suite envahi cette France qui dans la paix défend si mal ses frontières. Pour se faire une idée de leurs appétits, de leur désinvolture et de leur sans-gêne, il faut ouvrir les Mémoires d'un certain Primi Visconti qui peint cet arrivage d'outre-monts avec une verve incomparable. Sans doute ces Mémoires sont-ils postérieurs à la carrière de Mazarin et se rapportent-ils à la période la plus brillante du règne de Louis XIV, mais c'est bien le même monde d'intrigants et de détrousseurs de grands ou petits chemins. Les mœurs de la Cour n'étaient pas sévères. Le cardinal Maldacchini, quand il vint en France pour la première fois, s'émerveilla de leur faci­ lité qui lui rappelaient son pays et s'écria : « Oh ! quelle coca­ gne ! Quelle cocagne ! » C'était alors une invasion de métèques experts à tous les jeux, prêts à tous les pillages et faisant de LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 7

l'amour un moyen de fortune. L'armature de cette société, à en croire Primi Visconti, c'est déjà l'argent. On s'en procure par toutes sortes de tours, rarement honnêtes. Tous ces étrangers profitent de l'hospitalité de la France pour la dépouiller d'abord et j>our l'avilir ensuite dans leurs écrits.

Peu de préjugés et une origine mystérieuse, c'est le cas de Mazarin. Mais il y avait bien autre chose en lui. Ses ennemis innombrables ont voulu le représenter comme un ambitieux de haut vol, le grand patron de tous ces Primi Visconti, quand il fut le continuateur de Richelieu, remplaçant le génie du maître par une soupless.se d'intelligence, une énergie patiente, une con­ tinuité politique qui lui ont permis de conclure les traités de Westphalie et des Pyrénées comme l'autre les eût imposés. Certes, il a moins de grandeur, moins d'autorité, moins de désin­ téressement, bien que Richelieu, dans les affaires publiques, n'ait oublié ni sa famille ni lui-même. Il est avide, cupide, cau­ teleux, obséquieux. Il a des combinaisons et des manières qui sentent le parvenu. Mais, chose singulière, chose étonnante et merveilleuse et qui rejette dans l'ombre tous ses défauts, cet étranger, de naturalisation toute récente, aima et comprit la France autant que l'avait aimée et comprise son prédécesseur. Il l'aima dans sa terre dont il protégea la moindre parcelle, dans ses frontières qu'il voulut exactes et défendues, enfin dans son roi dont il prépara l'avènement et entrevit le grand règne, qu'il confondit avec la nation, et qu'à ce tijre il empêcha de déchoir dans la plus grande aventure amoureuse quand Louis XIV avait résolu de mettre sur le trône la nièce même de son premier ministre. Par cette passion de la France qui est l'explication et la justification de sa politique intérieure et extérieure, Mazarin corrige à lui seul les injurieuses insinuations de tant de ses compatriotes empressés à se servir chez nous pour nous des­ servir. D'innombrables libelles et pamphlets distribués dans tout au temps de la Fronde avec une facilité qui équivalait presque à la liberté de la presse et qui se riait des descentes de police dans les imprimeries clandestines, se sont efforcés de de lui attribuer une parenté misérable : fils d'un chapelier de Parme, à moins que ce ne fut un marchand de chapelets, con­ traint par une banqueroute à s'expatrier, fils d'un ouvrier sici­ lien, etc.. En réalité il descendait d'un petit intendant des 8 REVUE DES DEUX MONDES princes Colonna à , mais son père avait déjà commencé de franchir l'étape, étant devenu maître des postes. Les Colonna s'intéressèrent au jeune garçon poli, gentil, bien doué et relevè­ rent avec leurs enfants. Ainsi fut-il emmené, tout jeune, en Espagne où il profita du voyage mieux que ses petits maîtres. Par cette éducation il se forma de bonne heure aux belles manières qui devaient l'égaler pour la courtoisie, le ton et la galanterie aux seigneurs les mieux dressés à plaire aux femmes. Tout jeune il fait choix de la carrière militaire où il compte réussir rapidement. A vingt-six ans il n'est encore que simple capitaine dans l'armée pontificale, mais, déjà diplomate, il assure la liaison entre l'armée et Rome, se fait remarquer du pape, du cardinal Rentivoglio, des ambassadeurs, et l'ambassa­ deur vénitien le juge alors ainsi : « Mazarin est agréable et bien fait de sa personne. Il est civil, adroit, impassible, infati­ gable au travail, avisé, prévoyant, secret, dissimulé, éloquent, persuasif et fécond en expédients. En un mot , il possède toutes les qualités qui font les habiles négociateurs. Comme il est fort jeune et de complexion robuste, il jouira longtemps, si je ne me trompe, des honneurs qu'on lui prépare : il ne lui manque que du bien pour aller loin ». Tout Mazarin est déjà dans ce portrait. Il ira très loin, hors de son pays, par la faveur de circonstances qu'il aura préparées. Et comme il a souffert, dans sa jeunesse, de ce manque de biens, il s'arrangera toute sa vie pour accaparer les richesses, seule tare véritable de son administration de la fortune publique. Secrétaire particulier du nonce à Mantoue, il remarque l'aisance avec laquelle Richelieu règle l'affaire des Mantouans et conduit sa manœuvre d'encerclement autour de la maison d'Autriche, liguant contre elle avec la France, Venise, la Savoie et le duché de Mantoue. Le vit-il à sa descente en Italie par le pas de Suse avec le roi et l'armée française ? Dans tous les cas, un peu plus tard il est envoyé par le pape à Lyon où le grand cardinal pré­ pare une nouvelle expédition en Italie, décidé à bousculer les troupes de Savoie et d'Espagne. Ce fut vraisemblablement la première entrevue entre les deux hommes, l'un chargé de gloire, impressionnant d'allure, impérieux, presque silencieux tant les phrases qu'il prononce sont des arrêts et se passent de commentaires, l'autre insinuant, subtil, expert à varier les argu­ ments, plaidant avec une ingéniosité oratoire jamais lasse et, LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 9 à travers ses développements, ne cessant pas une minute d'observer son adversaire, de chercher les défauts de son armure et, vaincu, acceptant finalement de lui rendre les armes, mais avec les honneurs de la guerre. Peu lui importe à la fin de gagner la cause du pape, son maître, s'il a gagné la sienne en attirant sur lui le regard étonné et sympathique de Riche­ lieu. Cette mémorable entrevue a duré trois heures qu'il a occu­ pées presqu'entièrement, mais il s'est fait écouter. Le cardinal, du premier coup, a deviné son mérite. Lui non plus ne cessera pas de l'observer à leur prochaine rencontre à Rivoli où il le reçoit à cheval et ne lui cède rien, pas plus qu'à Lyon, puis à Grenoble où il le présente à Louis XIII et le retient à déjeuner. Dès lors il décide de l'attirer, de l'employer : il le charge de démontrer à la papauté que les prétentions de la France ne sont pas excessives et assureront la paix en Italie. C'est Mazarin qui obtient la trêve de Rivalte, qui intervient à Casai le 26 octo­ bre 1630 au risque de sa vie pour empêcher la bataille entre les troupes espagnoles et les troupes françaises et prépare ainsi le traité de Cherasco conclu l'année suivante qui allie la Savoie à la France et cède au Roi la place forte de Pignerol et le Val de Pérouse.

En récompense de ce traité accueilli par Rome avec joie, le pape fait de Mazarin son nonce à Paris. N'est-il pas à croire que lui-même a sollicité ce poste afin de se rapprocher de Riche­ lieu ? Car, après avoir ébloui la Cour par son luxe et pris rang d'ambassadeur de 1634 à 1636, il abandonne tout-à-coup une place aussi reluisante pour demander sa naturalisation fran­ çaise et rentrer dans une ombre discrète : il travaille secrète­ ment avec son grand patron et bientôt remplace auprès de lui le père Joseph, l'Eminence grise, décédé à Rueil. Richelieu le tirera de cette ombre en obtenant pour lui la pourpre cardina­ lice et bientôt il ne cachera plus son désir de l'avoir pour successeur et de lui léguer l'achèvement de son œuvre. Ainsi l'a-t-il désigné, mourant, au Roi son maître et Louis XIII a ratifié ce choix. Non seulement il l'a ratifié, mais avant de suivre son grand ministre dans la tombe, il a le temps d'appeler Mazarin au conseil de Régence que présidera la Reine Anne d'Autriche jusqu'à la majorité de Louis XIV. Dès lors, Mazarin gouvernera le royaume. Richelieu ne s'est pas trompé : il a vu clair dans l'intelligence et la fidélité de son collaborateur. C'est 10 REVUE DES DEUX MONDES une des prérogatives du génie politique : il excelle à découvrir les hommes nécessaires. Mazarin pourra dire en toute vérité que, si son langage n'était pas français, son cœur l'était. Son langage ne le deviendra jamais qu'imparfaitement : son cœur saura prouver sa foi contre le Roi lui-même.

ANNE D'AUTRICHE

Richelieu brisait l'obstacle. Mazarin le tourne. L'obstacle à son pouvoir, c'est la Régente. Que fera Anne d'Autriche avec qui son terrible prédécesseur ne s'entendait pas ? Mazarin la séduira. Ne l'a-t-elle pas déjà remarqué pendant sa nonciature ? L'heureuse fortune d'une nuit d'orage où Louis XIII a dû cou­ cher à Saint-Germain, résidence de la Reine, a été l'occasion de la naissance du dauphin et d'une réconciliation du ménage royal désuni. Anne d'Autriche, mariée à qifatorze ans au Roi n'a pas attiré ou pas retenu son époux. Elle est devenue belle pourtant et le demeurera très tard, même avec de l'embonpoint : le visage restera lisse et agréable, et les mains admirables, ses mains dont elle fit parade jusque dans la vieillesse. Qui lui voulait plaire y posait longuement ses regards. A-t-elle aimé le beau duc de Buckingham, ambassadeur d'Angleterre ou s'est- elle contentée de ces manèges de coquetterie où se plaisent par­ fois les femmes les plus vertueuses ? Sentimentale et solitaire, elle a sans nul doute éprouvé pour lui un penchant à quoi sa grande pitié a su fixer les limites, mais qui, par le désir et le regret, a peut-être affaibli d'avance ses résistances si quel- ,qu'autre habile séducteur intervenait plus tard dans sa vie incomplète et ses ardeurs sans objet. Elle a quarante-deux ans à la mort de Louis XIII, quand la minorité de son fils la place elle-même à la tête du royaume. Jules Mazarin est d'un an plus jeune. Son ennemi juré, Paul de Gondi, le futur cardinal de Retz, décrit ainsi son avène­ ment : « On voyait sur les degrés du trône, d'où l'âpre et redoutable cardinal de Richelieu avait foudroyé plutôt que gou­ verné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne voulait rien, qui était au désespoir que sa dignité de cardinal ne lui permit pas de s'humilier, autant qu'il l'eût souhaité devant tant de monde ». Que M. de Gondi se rassure : le cardinal! va se LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 11 redresser. Il est plus souple que l'autre, mais il sait attendre son heure et, quand elle paraît, il commande. Physiquement, il est, de l'avis des contemporains, amis ou adversaires, l'un des plus beaux hommes de son temps. Mme de Motteville qui le déteste convient qu'il avait le don de plaire : «il était impossible, avoue-t-elle, de ne pas se laisser charmer pas sa douceur ». Bussy-Rabutin le présente ainsi : « Il était l'homme du monde le mieux fait ; il était beau> il avait l'abord agréable, l'esprit d*une grande étendue ; il l'avait fin, insinuant, délicat ; il fai­ sait fort complaisamment un conte... » Et Henri de Lomé- nie, comte de Brienne, plus précis : « Il était d'une belle taille, un peu au-dessus de la médiocre ; il avait le teint vif et beau, les yeux pleins de feu, le nez grand, le front large et majes­ tueux, les cheveux châtains et un peu crépus, ia barbe plus noire et toujours bien relevée avec le fer, ce qui avait bonne grâce ; il avait le plus grand soin de ses mains qui étaient belles ». Le soin des mains, voilà qui devait captiver Anne d'Autriche amoureuse des siennes. A ces dons physiques il faut ajouter le souci du vêtement, le goût du luxe, de l'orfèvrerie, des bijoux, la passion des beaux meubles, des beaux livres, du décor, en véritable héritier de la Renaissance italienne. Ses fantaisies de collectionneur coûtèrent même très cher à la France. Les affaires de l'Etat lui offraient de fréquentes occasions de rendre visite à la Reine. « Il commença, écrit Mme de Motte- ville pour expliquer ces premières relations, à venir le soir chez la Reine et d'avoir avec elle de grandes conférences. Sa manière douce et humble, sous laquelle il cachait son ambition et ses desseins, faisait que la cabale contraire n'en avait quasi pas peur ». Puis il vint loger au Palais-Royal pour être plus près de la Reine. Les visites se prolongèrent si tard que l'entourage commença de s'alarmer. La marquise de Senecé, Mlle d'Haute- fort vinrent en faire des remarques à la souveraine. Enfin Mme de Brienne, femme du secrétaire d'Etat, qui avait sa confiance, l'avertît des malins propos qui couraient sur ces audiences interminables. La Reine rougit en l'écoutant, puis, les yeux pleins de larmes, elle lui avoua son tendre secret : « Je t'avoue que je l'aime, et je te puis dire même tendre­ ment ; mais l'affection que je lui porte ne va pas jusqu'à l'amour, ou, si elle y va sans que je le sache, mes sens n'y ont point de 12 REVUE DES DEUX MONDES part, mon esprit seulement est charmé de la beauté de son esprit. Cela serait-il criminel ? Ne me flatte point : s'il y a même dans cet amour l'ombre du péché, j'y renonce dès maintenant devant Dieu et devant les saints dont les reliques reposent en cet ora­ toire. Je ne lui parlerai désormais, je t'assure, que des affaires d'Etat et romprai la conversation dès qu'il me parlera d'autre chose ». Mme de Brienne, très émue, lui demanda alors à genoux de jurer sur un reliquaire que la Reine avait dans son oratoire qu'elle tiendrait parole et la Reine prêta le serment. Que faut-il conclure de cette scène ? Anne d'Autriche avait une piété espagnole, superstitieuse et exaltée. Il est plus que vraisemblable qu'à cette date elle était encore sans reproche. Elle a résisté à Buckingham, mais Richelieu avait fait partir le dan­ gereux ambassadeur anglais, tandis qu'elle voyait Mazarin cha­ que jour, chaque soir. Dans ce duel entre la religion et l'amour, n'est-ce point l'amour qui l'emporta ? Quelle est donc cette beauté célèbre du temps jadis qui, tentée, heureuse et honteuse ensemble de l'être et consciente de sa faiblesse prochaine, disait : « Quelle gloire si je résiste, mais quelle compensation si je succombe ! ». L'historien Chantelauze n'hésite pas à croire à la liaison amoureuse, fidèle et tendre, de Mazarin et d'Anne d'Autriche, son argument principal est tiré de leur correspondance retrouvée. C'est la correspondance de deux amants. « Ces lettres, écrit-il, étaient écrites en chiffre et, à l'abri de ce chiffre qu'ils cro­ yaient sûr, l'un et l'autre s'exprimaient avec le plus entier aban­ don. Non, ce n'étaient pas là de pures phrases de galanterie à la façon des italiens. La passion est vive, profonde, surtout du côté de la Reine. Deux chiffres mystérieux terminent toutes les lettres des deux amants. L'un exprime la passion de Mazarin pour sa maîtresse, l'autre celle d'Anne pour son favori... » Et il cite l'un ou l'autre passage de ces lettres, de celle-ci par exemple, écrite par la Reine pendant la Fronde et l'exil de Mazarin, qui se termine ainsi : « jusqu'au dernier soupir, adieu, je n'en puis plus ». Cette autre encore, du 30 juillet 1660 alors qu'elle approchait de la soixantaine : « Votre lettre m'a donné une grande joie ; je ne sais si je serai assez heureuse pour que vous le croyez. Si j'avais cru qu'une de ces lettres vous aurait autant plu, j'en aurais écrit de bon cœur, et il est vrai que de LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 13 voir les transports avec lesquels on les reçoit, et je les voyais bien, me faisait souvenir d'un autre temps dont je me souviens presqu'à tout moments, quoique vous en puissiez croire. Si je pouvais aussi bien faire voir mon cœur que ce que je vous dis sur ce papier, je suis assurée que vous seriez content, ou vous seriez le plus ingrat homme du monde, et je ne crois pas cela soit ». D'autre preuves abondent de cette liaison entre la Reine et son ministre : leur fidélité réciproque en est la plus grande, la plus démonstrative. Ce Mazarin beau et brillant, au sommet du pouvoir, qui vient à peine de dépasser la quarantaine, com­ ment ne serait-il pas l'objet des multiples tentations qui assiè­ ges les hommes célèbres et plus encore les puissants dont les places et les faveurs dépendent ? Il est entouré d'ennemis, il est guetté, visé par tous les auteurs de libelles et ceux-ci ne lui prêtent aucune bonne fortune. Personne, cependant, ne lui attri­ bue une austérité de mœurs, ni un respect religieux qui expli­ querait sa réserve. S'il est au-dessus des passions, c'est qu'il est préservé par celle qu'il éprouve et qui lui suffit. Elle lui suffit d'autant plus qu'elle lui sert de talisman. Sans la Reine, il fût tombé dix fois du pouvoir. Pendant la Fronde, elle subit tous les assauts pour le renvoyer. Elle serait aussitôt populaire, elle serait acclamée si elle y consentait. Or elle va jusqu'à risquer la couronne et peut-être la vie pour le garder, pour le sauver. Sans doute c'est l'intérêt du royaume et c'est l'intérêt du petit roi dont elle a la charge. Mais, livrée à elle-même, elle en pour­ rait douter et appeler à elle un prince de Condé ou quelque autre grand seigneur en croyant servir la nation. En vérité, cette union loyale de la Reine et du ministre qui assure l'avenir du pays a par là même sa grandeur. La Reine mit-elle d'accord sa religion et son amour par un mariage secret ? La question s'est posée et n'a jamais été réso­ lue dans le sens de l'affirmative. Mazarin n'avait pas reçu les ordres et n'était cardinal qu'à titre laïque. Même à ce titre, il ne pouvait contracter mariage sans une dispense et sans qu'au­ paravant il eût quitté le Sacré Collège. Jusqu'à sa mort il est demeuré le et aucune preuve décisive n'a jamais été apportée ni de cette dispense, ni de l'acte de mariage. La Princesse Palatine est presque seule à déclarer dans sa cor­ respondance que « la Reine-mère, veuve de Louis XIII, a fait 14 REVUE DES DEUX MONDES

encore pis que d'aimer le cardinal Mazarin : elle l'a épousé ». Ce n'est là qu'une boutade à la manière du cardinal de Retz. Parmi les arguments que d'autres historiens sensibles à la psychologie invoquent en faveur de ce mariage secret, figure en bonne place celui de la dureté de Mazarin envers la Reine à la fin de sa vie. Un mari seul, assurent-ils, pouvait traiter ainsi sa femme. La nièce préférée du ministre, Horterise, dira de son oncle : « Jamais personne n'eut les manières si douces en public et ,si rudes dans le domestique.. » Après la douceur, Anne d'Autriche aurait connu la rudesse conjugale. Bourru et exi­ geant, il ne pouvait être qu'un mari. Mais ce n'est là qu'une boutade, à la manière de la Princesse Palatine. Ainsi, par l'amour de la Reine, Mazarin s'était-il assuré la domination. Il fit sa fortune en même temps que celle de l'Etat. Par surcroît, il appela à lui le clan de sa famille italienne pour la bien établir.

LES MAZARINÉTTES

La famille peut peser lourd sur l'ambitieux qui réussit. Elle entend profiter de l'aubaine et s'attribue des droits qu'elle fait valoir âprement. Mazarin aimait la sienne qui lui causa de grands déboires, mais il sut néanmoins l'utiliser pour des allian­ ces reluisantes et précieuses qui servaient sa fortune et désar­ maient ses adversaires. Ii l'aimait donc, mais il entendait la sou­ mettre et ne tolérait pas son indocilité. Or il avait à Rome un frère, moine Jacobin, à qui il procura de l'avancement : arche­ vêque, puis cardinal. Celui-ci était aussi mal embouché que l'aîné était poli et même maniéré. Il lui causait mille ennuis par ses incartades, grossier même avec la Reine à qui malencon­ treusement le ministre l'avait présenté. — Mon frère est un poltron, disait le jacobin. Faites du bruit et il tremble. Aussi ne manquait-il pas de mener grand vacarme. Pour se débarrasser de ce malotru, Mazarin l'envoya comme vice-roi en Catalogne. Celui-ci n'y réussit guère et même il aggrava sa fâcheuse réputation. Heureusement, il s'en alla mourir à Rome peu après. Les deux soeurs laissées en Italie n'avaient pas cette humeur incommode. Elles n'avaient pas été mal mariées, ce qui donne à croire que les origines de la famille n'étaient point suspectes LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 15 comme les pamphlets de la Fronde l'affirmaient, passant d'un chapelier à un pêcheur de Palerme. Le mariage des filles est la pierre d'angle de l'ascension sociale ou de la descente. L'une, Mme Martinozzi, bientôt veuve, avait deux filles. L'autre, Mme Mancini, qui devait mourir assez jeune, avait eu dix enfants. Le cardinal fit venir cette nombreuse postérité en deux convois. Du premier faisaient partie Laura et Olympe Mancini et Anne-Marie Matinozzi plus un neveu. Il les installa au Palais- Royal, près de lui. Ils devaient y vivre en familiarité avec Louis XIV adolescent qui était de leur âge et avec les enfants d'honneur qui tenaient compagnie au jeune roi. Mme de Motte- ville décrit ainsi dans ses Mémoires le premier débarquement italien : « Le 11 septembre (1647), nous vîmes arriver trois nièces du cardinal et un neveu... L'aînée des petites Mancini (Laura) était une agréable brune qui avait le visage beau, âgée de douze ou treize ans. La seconde (Olympe) était brune, avec le visage long et le menton pointu. Ses yeux étaient petits, mais vifs, et on pouvait espérer que l'âge de quinze ans lui donnerait quelque agrément. Mlle Martinozzi (Anne-Marie) était blonde : elle avait les traits du visage beaux et de la douceur dans les yeux. Elle faisait espérer qu'elle serait effectivement belle... Ces deux dernières étaient du même âge et on nous dit qu'elles avaient environ neuf à dix ans ». Le cardinal ne paraissait pas s'en .soucier beaucoup, ajoute-t-elle, mais dans cette affectation dédaigneuse elle voit un jeu, une comédie, car il avait de grands desseins sur cette rangée de petites filles. Elles contribuèrent aussitôt à son impopularité, nul ne mettant en doute à la Cour ces grands desseins ambitieux. « Voilà, dit au duc d'Orléans la maréchale de Villeroi, des peti­ tes demoiselles qui présentement ne sont point riches, mais qui bientôt auront de beaux châteaux, de bonnes rentes, de belles pierreries, de bonne vaisselle d'argent et peut-être de grandes dignités... ». Ce qui devait se vérifier et l'on verrait alors la ruée des grands seigneurs qui, après avoir mené l'affreuse cam­ pagne de la Fronde contre le cardinal se disputeraient à qui épouserait les petites demoiselles. Chantelauze, l'historien de cet épisode, cite encore un certain curé Brousse qui, dans ses Lettres d'un religieux, écrit : « Il a fait venir de petites haran- gères de Rome, il les fait élever dans la maison du Roi, avec le train des princes du sang et sous la conduite de celle qui a eu 16 REVUE DES DEUX MONDES l'honneur d'être gouvernante du Roi (la marquise de Senecé) Anne d'Autriche, si fière de sa naissance, avait très bien accueilli la troupe italienne, ce qui permet de mesurer l'empire exercé sur elle par Mazarin. » Tandis que celui-ci, désireux d'exploiter la victoire de Lens remportée par le prince de Condé sur l'armée impériale, prépa­ rait le traité de Westphalie qui assurerait sur le Rhin les fron­ tière de la France, le Parlement préparait, lui, cette révolution manquée que l'Histoire semble amoindrir en l'appelant la Fronde et qui fut presque aussi dangereuse que celle qui devait renverser la royauté un siècle et demi plus tard. La Fronde offre un mélange compliqué d'intrigues parlementaires, d'insurrections populaires et de rébellion des grands féodaux. Le juriste Brous- sel, le politicien Paul de Gondi, le glorieux prince de Condé y paraissent ensemble ou tour à tour, brassant le fonds impur des basses rancunes, des convoitises effrénées, des vanités déçues, comme aussi l'amas des injustices inhérentes à tout gou­ vernement humain. A travers Mazarin jalousé, détesté, vili­ pendé, non sans cause, pour ses origines étrangères et ses exactions, quand son intelligence achevait de donner à la France en Europe la place fixée par le génie de Richelieu, le principe même de la monarchie était visé. Le parlement et les grands seigneurs se partageaient d'avance le pouvoir et le peuple même y prétendait accéder. Jamais le jeune Louis XIV, contraint à fuir Paris avec sa mère, ne devait oublier ses impressions d'enfance. Il n'avait alors que dix ou douze ans : c'est déjà l'âge où se fixent dans la mémoire les visions tragiques. La Fronde sans nul doute lui devait inspirer plus tard le sens de la responsa­ bilité dans le pouvoir absolu. Quant à Mazarin, s'il n'avait pas, comme Richelieu, fait tomber les hautes têtes, s'il s'était dérobé et exilé lui-même, c'était pour reparaître avec une armée, pour négocier et combattre en même temps,( pour rentrer dans Paris, pour sauver la Reine et le Roi, pour affermir le trône et repren­ dre après, dans un pays calmé et commandé, mais appauvri jusqu'à la misère, les tractations diplomatiques destinées à aboutir un jour à la paix des Pyrénées et à la grandeur fran­ çaise. Appauvri jusqu'à la misère : c'est l'image que nous offrent du pays les mémorialistes. Alors apparaît la tare de Mazarin, celle qui n'autorise pas à le placer au même Tang que les Sully LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 17 et les Richelieu et risque de le ravaler à celui des fourbes et des profiteurs comme y prendra place un Taljeyrand ; non seulement il augmente les impôts sans tenir compte de l'infor­ tune publique, mais il dilapide les fonds nationaux pour s'enri­ chir lui-même avec une extraordinaire impudence. A-t-il pro­ noncé avec cet accent italien qu'il ne perdit jamais et qui pren­ drait une saveur toute particulière, la parole que lui prêtent ies satires du temps : « Sils content la canzonnetta, iU ipagaront », faisant allusion à la gaîté constante du percepteur ou du collec­ teur d'impôts ? Impitoyable, il se souvenait peut-être de sa bibliothèque brûlée pendant la Fronde, cette bibliothèque où il avait rassemblé des trésors et sur laquelle des imbéciles s'étaient acharnés, faisant payer aux écrivains morts leur rancune stupide, geste qui sera renouvelé à chaque révolution, sinon sur les livres, du moins sur les statues, les monuments, les églises. Louis XIV ne voudra-t-il pas mettre un terme à ces enrichisse­ ments ministériels en faisant arrêter Fouquet, prince des con­ cussionnaires et ne se rappelera-t-il pas alors le scandaleux tes­ tament de Mazarin distribuant ses richesses et lui pouvant octroyer à lui-même trois cents millions ? Mais un pays comme la France peut tolérer ces abus quand celui qui les commet lui offre en échange les traités de Westphalie et des Pyrénées. Les nièces de Mazarin n'avaient pas été épargnées par les libelles de la Fronde qui en faisaient ce noir portrait :

Elles ont les yema d'un hibou, L'éoorce blanchie, -comme un chou, Les sourcils d'une âme damnée, Et le teint d'une cheminée.

Et quand elles étaient parties de Paris avec leur oncle d'innombrables brocards avaient salué leur fuite :

Adieu donc, pauvre Mazarin ! Adieu,' mon pauvre Tabarin ! Adieu, l'oncle aux Mazarinettes !

Or, pendant la Fronde même, Laura Mancini, l'aînée de toutes les nièces, avait épousé le duc de Mercœur, petit-fils d'Henri IV et de Gabrïelle d'Estrées et le prince de Condé avait fait des scènes pour empêcher un mariage qu'il considérait comme un défi à la noblesse française. La blonde et belle Anne- Marie Martinozzi, ô vengeance ! épousera le prince de Conti,

TOME LXXVII, 1943. 2 18 REVUE DES DEUX MONDES

frère du grand Condé, qui était petit et bossu : elle devait mou­ rir toute jeune, comme une sainte. Olympe, enfin, deviendra comtesse de Soissons : son mari était de la famille des princes de Carignan-Savoie. Mme de Motteville constate dans ses Mémoi­ res qu'elle ne s'était pas trompée en prédisant les heureux changements de la jeunesse sur cette Olympe : « Elle avait les yeux pleins de feu et, malgré les défauts de son visage, l'âge de dix-huit' ans fit sur elle son effet : par l'embonpoint elle devint blanche, elle eut le teint beau et le visage moins long ; ses joues eurent des fossettes qui lui donnaient un grand agré­ ment, et sa bouche devint plus petite ; elle eut de beaux bras et de belles mains et la faveur avec le grand ajustement donnè­ rent du brillant à cette médiocre beauté ». Voilà les trois premières Mazarinettes. Mais il y eut, en 1653, quand la gloire de Mazarin était à son apogée comme sa puissance, un second convoi d'Italie beaucoup plus important : une Martinozzi, Laura, future duchesse de Modèjie et belle-mère d'un roi, Jacques II d'Angleterre, et cinq Mancini : trois filles et les deux garçons qui restaient encore à Rome. Des trois neveux l'aîné qui faisait partie du premier convoi avait été tué à quinze ans au combat du faubourg Saint-Anoine et quand il donnait les plus hautes espérances à son oncle qui comptait sur lui pour le continuer et l'avait envoyé presqu'enfant auprès de Turenne ; le second mourut tristement, d'un accident de collège, au jeu de la couverture, lâché par un camarade ; le troisième, Philippe, devint duc de Nevers et épousa Diane de Thianges, nièce de Mme de Montespan, qui devait être belle encore à soixante ans. Il faisait des petits vers et montrait dans la vie une extraordinaire fantaisie. « M. de Nevers, raconte Mme de Caylus, avait accoutumé de partir pûur Rome de la même manière dont on va souper à ce qu'on appelle aujourd'hui une guinguette, et on avait vu Mme de Nevers monter en carrosse persuadés qu'elle allait seulement se promener et entendre dire à son cocher : « A Rome ! » Mazarin détestait ce neveu sans suite dans les idées et désespéra d'en tirer le moindre parti. Ses sœurs s'amusaient de ses fantaisies jusqu'au jour où il voulut jouer un rôle dans leur vie, intervenant et blâmant les fugues conjugales d'Hortense et de Marie. Marie, née en 1639 ou même 1640, était l'aînée des trois nouvelles recrues. Hortense qui devait être sa confidente dans LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 19 le grand drame de sa vie, la suivait à deux ans de distance, et la dernière Marie-Anne qui devait un jour l'espionner pour l'oncle avec la malignité ou l'espièglerie de l'adolescence, n'était venue au monde qu'en 1646. Quelle fut la préférée du cardinal ? A soup sûr pas Marie qui déjà affirmait une indépendance farou­ che et susceptible et qui lui tenait tête avec impertinence. Hor- tense qui serait un jour la plus belle de toutes l'attira davan­ tage par sa gentillesse, une certaine complaisance veloutée dans les manières, une harmonie dans les mouvements. Il fera d'elle son héritière, non sans avoir richement doté les autres, ainsi que les prétendants y comptaient ét, peu avant de mourir, il la mariera au duc de la Meilleraie, grand-maître de l'artillerie, mais à la condition qu'il prît le titre de duc de Mazarin qu'il eût désiré de laisser à l'aîné des Mancini, le jeune héros du faubourg Saint-Antoine. Quant à la dernière, la plus gaie, la plus spiri­ tuelle si Marie était la plus intelligente, Marie-Anne, elle épou­ sera le duc de Bouillon, neveu de Turenne. Ces mariages avantageux, ces mariages magnifiques étaient le triomphe de la gloire et de la fortune, toutes deux venues de Mazarin. Il exerçait une autorité quasi royale : nul n'était en France plus puissant que lui. La seule personne à qui recourir contre lui eût été la régente qui lui était acquise. Et cependant, s'il n'avait pas entassé les trésors, aurait-il recruté les préten­ dants sur les marches mêmes du trône ? Désintéressé, il n'eût point trouvé des complices de si haut rang. Il le savait et c'est peut-être la raison de son manque absolu de scrupules. Et Marie ? Marie qui sera l'héroïne de la grande aventure royale avant d'épouser le prince Colonna, Marie qui, elle, manqua le trône, et de bien peu, et ce fut l'oncle qui le lui fit manquer ? Dès l'enfance, elle montrait une telle vitalité que sa mère, pour la brider, la traitait plus sévèrement que ses sœurs. Le cardinal Mazarin, monté par elle contre l'enfant, ne cessa pas de lui mani­ fester la même dureté. Pourtant sa perspicacité coutumière aurait dû l'avertir qu'elle était la mieux douée de toute la troupe. Elle a treize ans quand elle débarque à Paris. Elle était alors dans l'âge ingrat, et Mme de Motteville la peint une année plus tard sans aménité : « Marie, écrit-elle, pouvait espérer d'être de belle taille, parce qu'elle était grande pour son âge et bien droite, mais elle était si maigre, et ses bras et son col paraissaient si longs et si décharnés qu'il était impossible de la I

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pouvoir louer sur cet article. Elle était brune et jaune ; ses yeux, qui étaient grands et noirs, n'ayant point de feu, paraissaient rudes. Sa bouche était grande et plate et, hormis les dents qu'elle avait très belles, on la pouvait dire alors toute laide >. A quoi elle ajoutera : « Cette fille était hardie et avait de l'esprit, mais un esprit rude et emporté. Sa passion en corrigera la rudesse. Ses sentiments passionnés, et ce qu'elle avait d'esprit, quoique mal tourné, suppléèrent à ce qui lui manquait du côté de ¡a Rabutin : Mme de La Fayette n'est pas plus indulgente. « De beauté, dit-elle, Mlle Mancini n'en avait aucune ; il n'y avait nul charme dans sa personne, et très peu dans son esprit, quoiqu'elle en eût infiniment. Elle l'avait hardi, résolu, emporté, libertin et éloigné de toute sorte de civilité et de politesse ». S'inspirant de ce portrait peu flatteur, un des biographes contemporains de Marie, Arvène Barine en organisera savam­ ment le pittoresque pour en faire à quatorze ans un prodige de laideur : « Elle était noire et jaune, dégingandée et décharnée. Elle avait un cou et des bras qui n'en finissaient plus. Sa bouche était grande et plate, ses yeux noirs étaient durs et il n'y avait nul charme ni espoir de charme dans toute sa personne ». Ainsi, rien qu'en accentuant les traits fait-on de la caricature. Com­ ment croire, quand on connaît le caractère et la sensibilité ardente de Marie que ses grands yeux noirs n'eussent pas de flamme et quant à la bouche, cette bouche si gracieuse sur le tableau de Mignard, n'y a-t-il pas confusion avec celle d'Olympe ? Un autre historien, Chantelauze, insistant sur cette bouche, y voit une allusion dans un couplet du cantique intercalé dans une édition clandestine de l'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy- Rabutin : *

Que Deodatus «sj heureux De baiser ce bec. amoureux Qui d'une oreille à l'autre va, Alléluia !

Mais cette allusion ne pouvait s'appliquer à Marie qui n'était pas en France pendant la Fronde et dont l'amour mal­ heureux ne pouvait inspirer plus tard à la Cour si vite quittée par elle une aussi lourde et malséante malice. Faut-il à ces impertinences opposer l'apologie d'une autre biographe, bien différente d'Arvède Barine, moins savoureuse, LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 21

mais surabondamment renseignée par un travail d'archiviste et décidée, après une enquête parfois sujette à controverses, à louer à tout prix son héroïne : « Marie, écrit Lucien Perey, comme sa sœur Olympe, commençait à singulièrement embellir. Ses grands yeux noirs et brillants éclairaient son visage ; ses cheveux, d'un noir de jais, faisaient valoir son teint mat et uni ; ses dents, admirablement belles, donnaient un charme tout particulier à son sourire ; sa physionomie mobile changeait à chaque instant et passait avec une rapidité extraordinaire de l'expression la plus passionnée à la plus enjouée. Sa taille était élégante et souple ; elle avait de jolies mains et de jolis pieds ; enfin, cet ensemble original et attrayant, tout en ne ressemblant en rien à la parfaite beauté de sa sœur Hortense, était peut-être plus capable d'inspirer une véritable passion ». La contradiction n'est pas si grande qu'il y paraît au pre­ mier abord entre les deux portraits. L'un est celui d'une enfant ' de quinze ans, l'autre celui d'une jeune fille de dix-huit. Le pre­ mier est peint avec antipathie, le second avec complaisance. Il n'est pas rare que de tels changements s'opèrent au sortir de l'âge ingrat. Dans tous les cas, Marie sait plaire et elle plaît. D'autres mémorialistes assurent qu'elle ne cessera pas d'embellir jusqu'à quarante ans, en sorte que sdn exemple put donner des espérances à toutes les femmes qui s'estiment disgraciées et qui n'ont pas encore atteint l'âge tardif de la perfection. La voici donc à dix-huit ans, plus singulière et attachante peut-être que jolie. . Mais ce que personne ne songera jamais à lui refuser, c'est • la vie prodigieuse qui l'anime. Elle est toujours en action, pres­ que toujours en verve. On ne peut s'ennuyer un instant près - d'elle. Tout prend de la couleur. En Italie, elle s'était précipitée, tout enfant, sur les poètes de son pays, choisissant d'instinct les plus grands, et en pouvait réciter de longs fragments d'une voix chantante, musicale, qui s'adoucit en France et qui demeu­ rera jusqu'à la fin une de ses plus grandes séductions. Le charme de la voix est ensemble physique et spirituel : elle est une émanation intérieure et sensible de l'être intime et prédispose ainsi aux amours qui ne se contentent pas des attraits de la chair et veulent pénétrer jusqu'à l'âme. Dès son installation à Paris, elle ravagea les poètes et les romanciers à la mode et se com­ posa, avec leurs dépouilles, un riche butin de sentiments héroï­ ques et de magnifiques tirades. 22 REVUE DES DEUX MONDES

Cette jeune fille entraînante ne manque pas de goût, car elle adopte Corneille pour auteur favori. « Le petit cercle intime du Louvre, raconte l'historien du Roman du Grand Roi, qui se réunissait chaque soir chez la Reine, était fort ennuyeux. Le Roi, qui connaissait le talent de déclamation de la nièce de Mazarin, lui demanda, un soir, de dire quelques vers. Elle ne se fit poiat prier et, d'une voix chaude et harmonieuse à laquelle un léger accent donnait un charme de plus, elle déclama plusieurs scènes du Cid et d'Horace. La passion communicative avec laquelle elle exprima les sentiments si fiers décrits par Corneille émut tous les auditeurs : la Reine elle-même, peu sensible en général, à la belle littérature, fit à Marie de grands compliments et, dès lors, on lui demanda souvent de lire ou de réciter des poésies, tragédies, romans à la mode qu'elle interprétait également bien ». Le Dictionnaire des Précieuses la classera parmi les beaux esprits, la déclarant la personne la plus spirituelle du monde, au courant de tous les bons ouvrages et capable d'écrire avec une facilité inimaginable. Mais elle ne sera jamais une pédante. Elle gardera dans la littérature même son allure de poulain échappé qui galope où il lui plaît. Plus tard, beaucoup plus tard, quand réfugiée en Espagne, elle devra prendre sa propre défense contre des écrits anonymes présentés sous forme de mémoires qui lui seront faussement attribués, elle maniera la plume aisément et même élégamment dans cette langue fran­ çaise que son long séjour loin de France ne lui aura pas fait oublier. Enfin elle n'a pas de coquetterie. Elle est trop ardente, trop sincère, trop passionnée pour en avoir. Elle ne jouera ni avec son cœur ni avec celui du Roi. Elle ira franchement devant elle dans la grande avenue amoureuse qui peut aboutir au Palais Royal. Elle n'en apercevra pas tout d'abord le but, mais quand elle l'aura reconnu, elle mêlera à son amour la splendide ambi­ tion qui comblerait ses vœux dominateurs sans les vouloir dès lors séparer dans son intransigeance. Le calcul a suivi la passion, il ne l'a pas précédée. Telle est, à dix-huit ans, la petite personne trépidante qui prendra le cœur de Louis XIV au point qu'il lui voulut offrir le trône de France. Et ce sera, dix ans avant Bérénice, la tra­ gédie de la couronne manquée et de la séparation, non plus à LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 23

«deux personnages comme dans la pièce de Racine où l'action se joue entre Titus et la Reine, mais à trois et même à quatre. A Louis XIV et à il faut ajouter Mazarin et dans son ombre Anne d'Autriche.

LA JEUNESSE DU ROI

Louis XIV avait un an ou deux de plus que Marie Mancini. Il était le fruit tardif d'un mariage sans amour. Sa mère, la belle Anne d'Autriche, avait trente-sept ans quand elle le mit au monde, à Saint-Germain-en-Laye. Il fut le signe d'une réconcilia­ tion du ménage royal, puisqu'elle eut deux ans plus tard un second fils, Philippe d'Orléans, le futur mari d'Henriette d'Angleterre. A la mort de Louis XIII, le nouveau roi n'avait que cinq ans. Déclaré majeur en 1651, à treize ans, il ne pouvait que laisser Mazarin au pouvoir . Au portrait de Marie, ne faut-il pas donner pour pendant celui du Roi ? Louis Bertrand, dans son Louis XIV, le peint à quatorze ans d'après une toile du Prado signée de Nocret ; « Le front candide est à demi caché par les boucles d'une perruque dont les anneaux se répandent sur un superbe col de dentelles... Dans un fort gant à crispin le jeune Roi tient le bâton de com­ mandement. Il porte la cuirasse sur une casaque de buffle qui descend à mi-cuisse ; mais cette carapace belliqueuse disparait presque sous les noeuds de ruban qui surchargent son épaule et sous l'écharpe de soie blanche qui lui barre la poitrine. On est tout surpris de voir, sur ce buste guerrier, une tête presque féminine, à l'expression naïve et modeste... C'est un visage très fin d'adolescent aristocratique. Les pommettes rondes et les joues pleines rappellent le visage maternel. Mais l'o\ale allongé du menton se prolonge en quelque sorte par là longueur du nez qui est déjà celui de l'âge viril. Les lèvres un peu épaisses comme celles de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, des lèvres rouges et sensuelles éclatent dans un teint limpide, le teint de roses et de lys célébré par les poètes d'alors. Pas de trace de petite vérole sur ce portrait évidemment embelli ; car on sait que, vers ses dix ans, le Roi fut atteint de cette redoutable maladie, tellement commune alors que peu de personnes y échappaient. Néanmoins, s'il y perdit « la fleur de son teint » •comme dit Mme de Motteville, — une fraîcheur de peau com- 24 REVUE DES DEUX MONDES parable à celles des carnations féminines les plus délicates — il ne semble pas qu'il en ait été marqué très profondément... Ce Ce qui frappe surtout, c'est la douceur extrême du regard, des yeux de velours qui glissent langudssamment entre des pau­ pières bridées et remontées légèrement vers les tempes. L'in­ telligence, comme la volonté, est assoupie dans ce bel adolescent qui semble fait uniquement pour l'amour et pour la volupté .' On trouverait même que l'expression de ses yeux a quelque chose d'un peu trop naïf si la finesse du nez — un nez fendu el flaireur — tombant sur des lèvres serrées et une bouche close, nie décelait déjà le renard subtil et taciturne qu'il sera plus tard ». Ainsi n'aurait-il pas traversé l'âge ingrat, au rebours de Marie Mancini chargée par Mme de Motteville et par Mme de La Fayette. Cependant il semble que son biographe ajoute des commentaires bienveillants. Ce nez de l'âge viril sur une figure si douce devait singulièrement en affaiblir l'agrément. L'assou­ pissement de l'intelligence et de la volonté ne devait pas donner beaucoup d'éclat au regard. Le caractère le plus évident qui se dégage d'un tel portrait est l'indolence avant l'éveil des sens et du cœur. Combien apparaît différent le portrait en pied de Louis XIV à vingt ans que Louis Bertrand dépeint d'après une toile attri­ buée à Mignard et devenue la propriété de S. A. R. la duchesse de Vendôme après avoir appartenu en son temps à Mlle de Montpensier ? Autant l'adolescent était mou et incertain encore, autant le jeune homme est déjà un bel exemplaire de vigueur et d'énergie militaire : « Le Roi est là, en tenue de combat : grandes bottes à entonnoir, poudreuses et souillées par la boue des tranchées, casque de cuir comme les poilus de 1914 (pas de 1914, mais des années suivantes), culotte rouge à galons d'or,, le bâton de commandement à la main. Le pourpoint de dessous est en velours jaune très simple. Rien n'égaie ce costume plutôt sévère que le cordon bleu en sautoir et un ruban incarnadin noué autour du poignet qui rappelle les montres en bracelet d'aujourd'hui. Le premier détail qui, dans cette peinture, attire- l'attention — et ce qui en fait peut-être l'originalité la plus rare — c'est que les stigmates de la petite vérole sont franche­ ment indiqués sur ce visage d'un rose significatif marbré de- légères taches blanches. On sent le grenu de la peau, cette- LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 25

espèce de semoule qu'y laisse la terrible maladie. Les yeux sont ¿runs ou paraissent tels, les pommettes en saillie accentuent la rondeur du visage qui semble plus ferme, coloré et fouetté par le grand air, la bouche grosse sous une imperceptible mous­ tache en virgule. L'expression d'ensemble a quelque chose d'extraordinairement martial, voir même d'un peu brutal. Une sorte d'austérité militaire est répandue sur cette figure de chef. l,es yeux, qui scrutent au loin, paraissent assombris, peut-être inquiets, du moins le regard est concentré sur un point invisible et la pensée'qu'il reflète peut-être absorbée dans quelque calcul angoissant. Pour ce jeune homme en bottes crottées et au front soucieux, la guerre n'est certainement pas un divertisse­ ment, un tournoi en dentelles... ». Tel est le jeune roi qui va s'éprendre de Marie Mancini. Mais cette inquiétude des yeux, cette pensée absorbée et pres­ que angoissée, seraient-ce déjà des témoignages de la passion où il est engagé et dont il n'aperçoit pas l'issue ? Le chef mili­ taire est là, non ,1e souverain qui fera de Versailles le plus beau palais et de la France le premier pays du monde. De ce portrait Louis Bertrand rapproche la description écrite qui est attribuée à Bussy-Rabutin : « Il est grand, les épaules un peu larges, la jambe belle : il danse bien ; il est fort adroit à tous les exercices du corps ; il a l'air d'un monar­ que ; les cheveux presque noirs, marqué de petite vérole, les yeux brillants et doux, la bouche rouge ; et avec tout cela, il n'est assurément pas beau ». Ce ne sera pas l'avis de Marie Mancini. S'il n'est pas encore beau, il fera comme elle et le deviendra. Il le deviendra à tel point que sa majesté s'imposera à tous, au peuple comme aux ambassadeurs. Mais quelle est son instruction, et son caractère, et son intelligence, et son cœur ? Est-il préparé aux responsabilités du pouvoir ? Laisse-t'il entrevoir à vingt ans ce qu'il sera un jour, le monarque absolu, le Roi-Soleil ? Plus d'une fois, quand il sera devenu le grand Roi devant qui s'incline l'Europe, il lui arrivera de regretter publiquement que ses études eussent été négligées. Dans le Mémoire pour l'éducation du Dauphin, il exhale cette plainte et donne cette leçon : « Tandis que l'on est enfant, écrit-il, l'on considère l'étude comme un gros chagrin ; quand on commence d'entrer dans les affaires, on la regarde 26 REVUE DES DEUX MONDES comme une bagatelle qui n'est d'aucune utilité ; mais, quand la raison commence à devenir solide... Ton reconnaît enfin, mais trop tard, combien il était important de s'y appliquer lorsqu'on en avait un plein loisir ». Sur le trône, il comprit « qu'il ne pouvait être privé des connaissances qu'un honnête homme devait avoir ; que c'était véritablement une espèce de honte de rentrer si tard dans cette étude, mais qu'il valait mieux encore apprendre tard que d'ignorer toujours ce qu'on était obligé de savoir ». L'instruction avait été très poussée au XVII"0 siècle, et spécialemnt sous l'influence des femmes. Elles en abusaient parfois, au point de devenir les Précieuses et les Femmes savan­ tes dénoncées par Molière, mais quand elles en usaient comme Mme de Sévigné et Mme de La Fayette qui savaient le latin, et même un peu le grec, et qui lisaient Nicole ou saint Augustin pour se délasser, il faut croire que tous les professeurs n'étaient pas des Vadius ou des Trissotin. Ce sera l'influence d'une femme, d'une jeune fille qui secouera la torpeur du jeune Louis XIV : s'en souviendra-t'il quand il aura rattrapé le temps perdu et qu'il sera l'arbitre du goût, le décorateur de Versailles, le défenseur et l'ami de Racine et de Molière ? Cependant cette amertume contre l'insuffisance de son instruction première est peut-être excessive. C'est vrai qu'il apprit mal le latin. Le soir,, son valet de chambre lui lisait l'Histoire de France de Mézeray, mais c'était pour l'endormir. Les ennemis de Mazarin accusent le cardinal d'avoir négligé à dessein cette instruction pour que le Roi incompétent ne fût, dans la suite, que son employé, dans l'incapacité de se passer de lui. Saint-Simon, notamment, qui entre en fureur dès qu'il rencontre sous sa plume le nom de Mazarin, cet « étranger de la lie du peuple », assure que celui-ci ne poursuivait qu'un but d'éducation qui était de monter la tête du roi contre les ducs pour le pousser à prendre ses ministres parmi les gens de peu : un Colbert et un Louvois, dans tous les cas, n'avaient pas été mal choisis. Tout cela n'est que du pamphlet. Le choix des gouverneurs ne fut certes pas toujours heureux. Villeroy était trop faible et Péréfixe trop souple. Louis XIV adolescent ne fut pas élevé parmi les livres. Mais il reçut d'autres leçons, assez précieuses. Sa mère, Anne d'Autriche, qu'il respecta autant qu'il l'aima, lui 'inspira le sens religieux comme aussi le sens du pouvoir royal. Pendant LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 27

la Fronde — cette Fronde qui laissa dans son imagination d'enfant des images de cauchemar avec les départs nocturnes, les fuites hors Paris, et les menaces populaires, et les récla­ mations violentes et hautaines des grands seigneurs — elle lui donna l'exemple d'un courage viril, au-dessus des alarmes et des tumultes. Tout jeune, elle le traita en roi. Quant à Mazàrin, nommé surintendant de l'éducation royale malgré l'accablement de ses charges publiques, il le fit de bonne heure assister aux conseils, reçut en sa présence les ambassadeurs, traita devant lui les affaires du royaume afin de l'initier au pouvoir. Dubois, le valet de chambre, nous a gardé l'horaire d'une journée du roi en 1655 : Louis est alors âgé de dix-sept ans « Après le lever,, les prières, la toilette, le cheval, les armes et la danse, le roi, en sortant de sa chambre, montait chez M. le cardinal de Mazarin qui... se mettait en particulier, où il faisait chaque jour entrer un secrétaire d'Etat qui faisait son rapport, sur lequel, et sur d'autres affaires plus secrètes, le roi s'ins­ truisait de ces affaires, le temps d'une heure ou d'une heure et demie. Cela fait, le roi descendait et allait donner le bonjour à la Reine... Sur la fin de l'après-dîner, le roi va au cours (le Cours-la-Reine)... Le cours fini, il entre au conseil s'il est jour pour cela ». Dubois écrit mal, mais renseigne bien. C'est donc l'initia­ tion à la vie pratique, au gouvernement. L'éducation politique donnée directement par Mazarin fut la seule qui réussit. Lacour- Gayet dans son livre sur l'Education politique de Louis XIV rend au professeur ce juste témoignage : « Mazarin mérite aussi bien son titre de surintendant de l'éducation royale que celui de premier ministre. Au moment où Louis XIV entrait dans l'adolescence, il a entrepris de le former lui-même au rôle qui lui était réservé. En même temps qu'il exerçait sur sa vie privée une surveillance morale que justifiait son titre de parrain, il l'initiait au jour le jour à la science des affaires, non par des leçons théoriques et pédan- tesques, mais d'une manière pratique et agissante qui le mettait en contact direct avec les hommes et les choses. Il le faisait assister aux événements de la guerre franco-espagnole, pour habituer les chefs et les soldats à son autorité person­ nelle et le former lui-même peu à peu aux choses de la guerre ; il tenait, d'une manière régulière, le conseil en sa présence ; il 28 REVUE DES DEUX MONDES avait avec lui des entretiens particuliers ; il lui léguait enfin, au moment de mourir, les conseils d'une vieille expérience et d'un profond dévouement, en les lui recommandant de la manière la plus pressante. D'autre part, les sentiments de Louis permettent de dire que cette action, qui s'est développée par une intimité ininterrompue de longues années, fut d'autant plus profonde qu'elle fut acceptée sans résistance, comme elle était exercée sans contrainte ; c'était la conséquence naturelle des rapports qui existaient entre les deux personnes. Or l'idée maîtresse de ce système d'éducation politique, c'est précisé­ ment celle qui éclate au grand jour dès le lendemain de la mort de Mazarin et qui a donné son unité à tout le règne per­ sonnel de Louis XIV, à savoir que Louis devait être roi par la fonction comme par le titre. On ne peut nier que pour cette idée, qui est comme la clef de voûte de tout leur système poli­ tique, Louis XIV n'ai été le disciple de Mazarin. Le maréchal de Gramont termine dans ses Mémoires le portrait du cardinal en disant qu'il avait « stylé son maître dans l'art de régner ». Le mot n'est pas une flatterie de courtisan ; c'est l'expression même de la vérité >. Mais, hors de la politique où le maître était prodigieux et du métier militaire auquel il s'initiait sous la tutelle de Turenne, il faut convenir que le roi fut assez mal instruit. Saint-Simon en a tiré parti pour écrire la phrase la plus injuste et la plus stupide peut-être de ses Mémoires : « Né avec un esprit au- dessous du médiocre, mais un esprit capable de se limer, de se raffiner, d'emprunter d'autrui sans limitation et sans gêne, il profita infiniment d'avoir vécu toute sa vie avec les person­ nes qui toutes en avaient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes, de tout âge, de tout genre et de tout personnage... ». Un esprit capable d'un tel perfectionnement et d'un tel choix des gens ne peut être au-dessous du médiocre. Et le petit roi, qui en pleine Fronde disait à sa mère de chas­ ser pour «on insolence le Premier Président, Mathieu Molé, montrait déjà le parti qu'il tirerait de son contact avec la dure vie pratique et avec les hommes. L'expérience acquise de bonne heure est aussi une méthode. Néanmoins, le danger de ce manque d'instruction, c'est de communiquer à l'esprit des habitudes d'indolence, sinon d'une paresse que .le Roi ignora toujours. La curiosité a besoin d'être excitée, l'intelligence LE PREMIER AMOUR DE LOUIS XIV 29

insuffisamment utilisée s'engourdit. Il y avait chez le Louis XIV de la dix-huitième, de la vingtième année cette indolence, cette incuriosité. Les leçons pratiques de Mazarin ne porteraient leurs fruits que plus tard, quand le grand ministre ne serait plus là et sous l'empire de la nécessité. Quelle force nouvelle, mystérieuse, inconnue encore, sortira le jeune roi de cette apathie et transformera ce caractère renfermé et taciturne qu'il doit à l'abandon de son enfance et aux impressions de la Fronde où il a senti trop tôt la désagrégation menaçante du royaume ? Qui lui rendra confiance en lui-même et lui resti­ tuera la joie de vivre ? Est-ce une exagération d'affirmer, quand toute la suite des événements le démontrera, que la rencontre de Marie Mancini sera l'occasion favorable ? L'amour qu'elle inspirera aura cette vertu du premier amour qui semble trans­ former le monde par l'effet d'un éclairage inattendu. Elle fut le premier amour, non la première femme de la liste royale. La surveillance morale que Mazarin exerçait sur la vie privée de Louis XIV à titre de parrain ne devait pas être très clairvoyante ni efficace. S'il faut en croire le valet de chambre La Porte et les Mémoires contemporains le jeune souverain n'en était déjà plus à l'âge de l'innocence. Mme de Beauvais, qu'on surnommait Cateau la Borgnesse et qui n'était ni jeune ni belle, mais d'humeur galante, en aurait eu les pré­ mices. « Ce roi de seize ans, dit Saint-Simon, qui n'aimait pas les petites filles, s'arrangea des enchantements de cette vieille Circé ». La fille d'un jardinier lui aurait succédé, puis cette duchesse de Châtillon qui, n'ayait plus la jeunesse, avait encore la beauté, qui avait été aimée par le prince de Condé et qui l'aima si fort elle-même que, par le moyen de ses charmes, elle lui recrutait des partisans. Le recrutement était sérieux. Enfin le roi avait beaucoup flirté, si l'on put employer ce mot récent quand la chose est ancienne et quand le mot vient lui- même de l'aimable conter fleurette d'autrefois, avec Olympe Mancini, l'aînée de Marie, qui épousa à dix-huit ans le comte de Soissons et qui, une fois mariée, ne lui fut point >sévère. Il vivait en grande intimité au Palais Royal avec la troupe turbulente des Mazarinettes. Hortense était la plus belle et pourtant ne l'attirait pas. Marie au contraire, l'amusait, le divertissait, l'excitait. Elle secouait sa nonchalance. Près d'elle il rejetait son indolence paresse d'esprit. Elle lui faisait ver- 30 REVUE DES DEUX MONDES gogne de son ignorance littéraire et le pourvoyait abondam­ ment de littérature héroïque. Quand il ne l'avait pas vue d'un jour entier, toujours vive, toujours prête à la conversation dont elle faisait presque tous les frais, les yeux enflammés, souriant pour montrer ses belles dents, il éprouvait un vague ennui. Mais tout cela n'était que badinage et bonne camaraderie de jeunes gens qui, ayant partagé presque dès l'enfance les mêmes jeux, sont en grande familiarité et confiance et éprou­ vent de l'agrément à se rencontrer. Elle ne pouvait pas être sa maîtresse, car aucune des nièces de Mazarin ne se prêta, avant le mariage, aux privautés amoureuses. Il ne pouvait être un mari pour elle, les mariages des rois étant réservés à la politique et au service du pays. Libérés ainsi de tout avenir, décidés à ne pas éprouver l'un pour l'autre un sentiment violent et parfaitement inutile qui eût gêné leurs rapports et d'ailleurs ne s'étant jamais demandé s'ils l'éprouvaient, ils se contentaient de se fréquenter avec plaisir, de se retrouver avec joie, de causer interminablement, elle surtout, de ces mille sujets qui n'intéressent pas les autres et de ne pas chercher à compliquer vainement ces tête-à-tête. Il gardait un fâcheux sou­ venir de ses précédentes aventures et mésaventures et risquait d'en contracter un profond mépris des femmes : celle-ci lui en donnait une autre idée, plus spirituelle, plus détachée de l'animalité et par là même moins vite épuisée. Marie était à l'âge où s'étaient mariées ses deux sœurs aînées Laura et Olympe et ses deux cousines Anne-Marie et qui, toutes avaient épousé des grands seigneurs choisis et appointés par Mazarin. Son tour ne tarderait pas sans doute. Qui lui réservait le cardinal ? Elle fréquentait assez la Cour pour connaître la liste des profiteurs, mais elle n'en distinguait aucun. A quoi bon, d'ailleurs, chercher, puisque le choix lui serait imposé ? Ainsi tous deux, la jeune fille et le jeune Roi, vivaient-ils, sans le savoir, dans cette attente qui peut se pro­ longer indéfiniment quand l'amour ou l'absence n'y viennent pas mettre un terme, l'amour qu'elle ignore encore et qu'il nie après avoir cru le connaître.

(La seconde partie au prochain numéro).

Henry BORDEAUX.