LA TRIBU MAZARIN DU MEME AUTEUR

La France des gogos (Fayard) En collaboration avec Gilbert Guilleminault.

Rouge Elisabeth (Stock) Prix Jeanne-Boujassy 1977, de la Société des Gens de Lettres.

Votre pavé, citoyen, roman (Stock).

Un Louvre inconnu (Quand l'Etat y logeait ses artistes) (Perrin).

La Promenade italienne, roman (Ledrappier). YVONNE SINGER-LECOCQ

LA TRIBU MAZARIN

Un tourbillon dans le Grand Siècle

Librairie Académique Perrin 8, rue Garancière La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Librairie Académique Perrin, 1989. ISBN 2-262-00624-5 Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit. LA ROCHEFOUCAULD Maxime 209

Note liminaire

Rendre vie et couleurs à la famille qui dut sa gloire première à celle du , tel est le sujet de ce livre. Il se suffit à lui-même, tant cette tribu, au sens de familles groupées sous l'autorité d'un même chef, est riche en fortes natures, en destins agités. Mazarin n'y apparaît qu'en relation avec les siens, sa vie privée et publique ayant déjà fourni matière à de nombreux ouvrages.

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L'ORDRE DE L'ONCLE 1647

En cette journée de printemps, deux missives au contenu presque identique, adressées à Laura Margherita Martinozzi et à Hieronyma Mancini, bouleversent, à peine lues, deux maisonnées romaines. Le cardinal Mazarin y enjoint à ses deux sœurs de lui envoyer, afin qu'il les élève en France, trois de ses nièces et un neveu : Anna-Maria Martinozzi, qui a sept ou huit ans ; et, pour les Mancini, Laura Vittoria, onze ans, Paolo, dix ans, et Olimpia, neuf ans. C'est un ordre que l'on ne saurait songer à discuter. Les deux sœurs sont en bonne part redevables de leurs brillants mariages à la gloire, déjà affirmée à l'époque, de leur frère Giulio. La première a épousé Geronimo, le fils unique du comte Vincenzo Martinozzi, majordome

1. Mazarin avait un frère et quatre sœurs, dont deux seule- ment eurent une descendance. Des deux autres. Anna-Maria fut religieuse ; Cleria, mariée au marquis Muti. n'eut pas d'enfant. 2. Les dates de naissance des neveux de Mazarin n'ont pu être établies avec une précision absolue. D'une part l'église parois- siale des Mancini a disparu, de l'autre, les biographes ont inter- verti les âges des sœurs Martinozzi parce que, contre tous les Mazarin a d'abord fait venir près de lui la cadette. usages,Enfin, l'époque ne se souciait guère d'exactitude en ce domaine. du cardinal Antonio Barberini, neveu du pape Urbain VIII et à l' époque l'une des puissances de . La seconde s'est mariée avec le baron Michele Lorenzo Mancini. Elles savent l'une et l'autre qu'à Paris l'oncle prépare pour ses neveux un avenir plus prestigieux que Rome ne pourrait jamais leur offrir. Dans les deux foyers, la brisure est irrévocable, défi- nitive, entre les parents et les enfants, les frères et sœurs. Dans plusieurs années il y aura des retrouvailles, mais les rapports seront changés du tout au tout. Pour Anna-Maria Martinozzi, c'est la fin d'une enfance d'abord calme et triste, puis marquée par la honte et l'inquiétude. Elle n'a pas même connu son père, mort quelques mois avant sa naissance. Sa sœur aînée, Laura, avait alors deux ans. C'est en effet la plus jeune que Mazarin fait venir à Paris, car il a pour l'aînée des pro- jets de mariage en Italie. Depuis trois ans et pour des motifs bien dissembla- bles, leurs grands-pères n'ont pas été en mesure de leur apporter un peu d'affection paternelle. Le grand-père paternel, Vincenzo Martinozzi, s'est trouvé au cœur même du conflit sans merci qui oppose le pape Innocent X, depuis son élection en 1644, aux frères Barberini, et à travers eux à Mazarin. Les deux cardinaux Barberini, Antonio et Francesco, ont pourtant « fait » ce pape, mais c'est en vain qu'ils ont attendu le prix de leurs puissantes manœuvres. Toutes les grâces, les bénéfices, les honneurs sont allés aux neveux du nouveau pontife. Quand les Barberini ont protesté avec véhémence, ils se sont retrouvés accusés, non sans rai- son, de concussion et pillage des biens de l'Eglise. Mazarin s'est fait leur protecteur, au point de favoriser leur fuite hors des Etats pontificaux et de les accueillir en France. Pour lui, c'est la plus délectable des revanches sur le temps pas si lointain où il était lui-même leur obligé, plus souvent humilié que félicité. Par contre, pour le malheureux majordome Martinozzi, c'est un calvaire. Il n'a épargné aucun effort pour cal- mer le jeu entre les cardinaux Barberini, son parent Mazarin, et l'administration papale. Mais la partie était trop forte pour lui, et de plus envenimée par la belle- sœur du pape, la vindicative et avide Olimpia Maldachini. Celle-ci a tout pouvoir sur le pontife de soixante-quinze ans, parce qu'elle est sa maîtresse, assu- rent les Romains. Tous les biens des Barberini ont été saisis, leur palais, l'un des plus somptueux de Rome, entièrement vidé de ses meubles et œuvres d'art. Le per- sonnel, des secrétaires aux marmitons, est jeté en prison. Pourtant, il n'est pas fait mention du majordome, plus proche de ses maîtres qu'eux tous. Et plus proche encore de Mazarin. Ce qui est sans doute la clé du mystère. Le pape n'a pas dû oser s'attaquer à un parent de l'homme le plus puissant de France. Martinozzi n'aurait pu être arrêté sans fracas. Le silence à son sujet peut s'expliquer par un discret départ de Rome, probablement pour sa demeure familiale de Fano, sur l'Adriatique, au-dessous de Rimini. Dans la Ville Eternelle, ces années-là, il n'est pas trop confor- table de s'appeler Martinozzi et d'être lié à Mazarin. Pour le grand-père maternel, c'est une autre histoire. Pietro Mazarini a occupé naguère un poste équivalent à celui de Martinozzi chez le connétable Filippo Colonna. Après la chute des Barberini, les Colonna demeurent la plus importante famille de Rome. A soixante-dix ans, Mazarini vit dans le palais de Monte-Cavallo acheté par Giulio, son fils préféré, sa fierté. La retraite ne lui a pas apporté les douceurs du farniente. Il est plus que jamais pour Giulio un efficace conseiller et médiateur en affai- res italiennes.

1. Appelé aujourd'hui colline du Quirinal. Afin de ne pas dérouter le lecteur, nous avons adopté, pour les noms propres étrangers non francisés, la graphie fran- çaise actuelle (ex. : Monte-Cavallo pour Montecavallo ; Anna- Maria pour Annamaria). Depuis trois ans, Mme Martinozzi ne rend à son père que les visites indispensables. Depuis qu'il s'est remarié, l'année même de son veuvage 1 avec Porzia, une beauté de dix-sept ans, soit un bon demi-siècle de moins que lui. C'est une Orsini, mais la fortune a depuis longtemps quitté cette famille autrefois rivale des Colonna et qui a donné trois papes à l'Eglise. La jeune personne est si imbue de la supériorité de son sang qu'elle ne manque pas une occasion de la faire sentir à sa nouvelle famille2. Comme ses cousins Mancini et plus encore qu'eux, Anna-Maria Martinozzi a donc pris conscience très tôt des traverses de l'histoire. Pour elle, leur effet le plus immédiat est d'avoir limité sa connaissance de Rome aux austères itinéraires maternels : les églises voisines, la tombe de son père, les deux monastères successifs de la tante Anna-Maria qui lui a donné ses prénoms. La tante était depuis un an abbesse de Citta di Castello quand a éclaté l'affaire Barberini. Sur ordre du pape, elle dut alors quitter à la fois ses fonctions et son abbaye pour redevenir simple nonne au couvent Santa- Maria in Campo-Marzo Les rires, les galopades, le grain de folie indispensa- bles à l'enfance, les petites Martinozzi les trouvent chez leurs cousins Mancini, aussi remuants qu'elles-mêmes sont placides. La grande maison des Mancini donne sur la via del Corso, l'artère principale de Rome, celle qu'empruntent les carrosses étrangers pour entrer dans la Ville Eter- nelle, et ceux des nobles romains pour s'y promener. Depuis le rouge palais de Venise qui marque la frontière

1. D'Ortensia Bufalini, filleule de Filippo Colonna, de noblesse romaine, très belle, et poétesse réputée comme sa mère. 2. Mazarin, pour sa part. dut toujours regretter que ce second mariage de son père soit resté sans héritiers. A quels mariages n'eût-il pu prétendre avec des demi-frères ou sœurs descen- dants des Orsini ! 3. Elle en deviendra prieure en 1657, deux ans après la mort d'Innocent X. d'avec la Rome antique, elle va tout droit entre quantité d'églises et de palais aux balcons couverts, à l'écart du Vatican, comme à l'abri du pouvoir derrière les méan- dres du Tibre. Même si l'Eglise y marque sa présence par les processions, elle est païenne par bien des côtés, à croire que l'esprit de la Rome ancienne imprègne encore ce sol si voisin des ruines. C'est le trajet favori du carnaval, et celui des dangereuses courses de che- vaux sans cavaliers. Les piétons baguenaudent jusque tard dans la soirée, abordés par une foule de marchands de pacotille, dont beaucoup sont experts en transactions pas très catholiques. C'est là enfin que, de préférence, Pasquino dresse ses tréteaux. Sous ce nom générique du personnage de valet roublard de la Commedia dell'Arte s'exhibent des bala- dins, plus mimes que comédiens. Leur répertoire est fait de saynètes grossières truffées d'allusions aux faits et personnages de la politique. Le petit peuple commente à grands cris, et les carrosses ralentissent, provoquant de beaux encombrements. Pendant des mois, Pasquino a paradé avec de grandes bottes dont il faisait sonner les éperons en brandissant un écriteau où s'étalait en larges lettres : « Je porte des éperons et des bottes aux Barberini qui doivent s'enfuir cette nuit secrètement. » Quand il faisait chaud, il obte- nait un franc succès en arrivant tout nu. Avec force mimiques, il expliquait l'écriteau : « Je n'ai pu trouver un seul tailleur parce qu'ils étaient tous occupés à con- fectionner des habits de campagne pour les Barberini. » Le texte était claironné à la demande de ceux qui ne savaient pas lire, et pour une fois l'histrion savait qu'il ne risquait rien à se montrer dans la tenue d'Adam. Au carnaval de l'an dernier, alors qu'en France Mazarin venait d'accueillir en grande pompe le cardinal Francesco Barberini, les Mancini ont eu droit sous leurs fenêtres à une pasquinade commandée par la belle-sœur du pape, qui l'avait déjà fait représenter chez elle. La signora Olimpia n'en faisait pas mystere et vint l'admirer de son carrosse. Un mime figurant le cardinal Barberini ne cessait de tituber comme un ivrogne, tandis qu'un autre, à moustache et barbiche, en costume mi-italien mi-français, le soutenait et le relevait chaque fois qu'il s'affalait, aux cris de : — Mazarini, soigne bien ton compère ! Les petits Mancini eux aussi l'ont appris de bonne heure : le pouvoir ne sent pas seulement l'encens et le parfum des éloges. Bien qu'il fût homme de foi, Paolo Mancini, le grand- père, n'avait jamais songé à quitter le Corso. Mort peu avant la naissance des enfants Mancini, il a fait un palais de la vieille demeure en la restaurant et en l'agrandis- sant pour y fonder au début du siècle l'académie des Humoristes. Le mot n'a pas encore le sens du XX siècle, qui nous vient des Anglais. Il a même le sens opposé, un humoriste étant une personne d'humeur maussade, puis- qu'à l'époque la médecine attribue les états morbides à l'altération des humeurs. Et il n'est pas impossible qu'à l'origine la vox populi ait désigné ainsi la nouvelle assem- blée d'académiciens, gens doctes, donc réputés ennuyeux et tristes. Mais, dès les premières réunions, l'ambiance fut si joyeuse que les membres furent surnommés « hommes de belle humeur » : or, en italien, un bellumore est un farceur... Paolo Mancini devait pourtant abandonner sa création pour entrer dans les ordres à la mort de sa femme très aimée. Michele Mancini, son fils aîné, a repris le flam- beau, et tous les dimanches les beaux esprits de Rome viennent réciter un morceau de vers ou de prose. L'œu- vre jugée la meilleure est imprimée à frais communs. Les dames sont nombreuses dans l'assistance, et les éclats de rires fusent aussi souvent que par le passé. Les enfants de la maison ont toute liberté de participer ou non aux réunions. Ils les boudent rarement, et elles les marqueront à jamais. Le reste de son temps, Michele Mancini le consacre à sa passion personnelle, l'astrologie, qu'il veut scientifi- que, donc étroitement liée à l'astronomie. Il consacre une bonne partie des sommes envoyées de France par son beau-frère à l'achat d'énormes télescopes munis des lentilles les plus perfectionnées, le tout installé dans son grenier. La petite Maria, qui a sept ans, vient sou- vent l'y rejoindre. Il lui parle des étoiles, de leur impor- tance dans toute vie. Michele Mancini trouve encore le loisir d'« honorer» son épouse Hieronyma. Presque chaque année, voire deux fois l'an, elle met un enfant au monde. Ils sont huit déjà, et elle n'a que trente-trois ans. Il est permis de voir là une explication à ses constants malaises, et à un caractère très « humoriste », selon la définition d'alors. Il faut sans doute aussi, dans ce tempérament morose, faire la part des prédictions de l'époux. Michele Mancini semble porté aux seules prédictions calamiteuses. A savoir, en cette année 1647, qu'il n'a plus que trois ans à vivre, et sa femme neuf. Son fils aîné périra dans cinq ans au cours d'une bataille. A la nais- sance de Maria, il a annoncé qu'elle « sera cause des plus grands maux ». Dame Hieronyma s'est empressée d'en informer son frère Giulio, sans faire état de ce qui concerne son fils Paolo. Le cardinal n'a guère de consi- dération pour Mancini. Mais il fait grand cas de l'astro- logie. Tel est l'environnement familial des neveux du cardi- nal Mazarin. De lui-même les aînés n'ont guère de sou- venirs — ils n'avaient pas trois ans lors de sa dernière visite —, et les plus jeunes n'en ont aucun. Les enfants savent peu de chose d'un parent absent, si illustre soit-il. En l'occurrence, les bribes « glorieuses » de la légende familiale, et celles, moins flatteuses, jaillies de la rue. Que reste-t-il, si l'on tient compte de l'énorme indiffé- rence des jeunes pour le passé des aînés ? A coup sûr, l'enfance au palais Colonna où le grand-père Pietro Mazarini a été intendant. Les neveux du cardinal fré- quentent régulièrement ce palais, admis à partager les jeux des petits Colonna, et habitués à se faire traiter par eux avec condescendance. Dans la Rome du temps, il n'est pas de familles au-dessus des Colonna et, jus- qu'à leurs déboires, des Barberini. L'oncle a débuté sa vertigineuse carrière grâce aux uns et aux autres. Une carrière difficile à suivre après les études chez les jésui- tes. De l'armée vaticane à l'Eglise, de l'Espagne à la France. Le cardinalat, puis, après la mort de Richelieu et du roi Louis XIII en 1643, l'accession à la toute- puissance politique au-delà des Alpes. Ils connaissent mieux son palais romain que sa car- rière en France. En effet, dans les premiers mois de 1641, alors qu'il ne faisait encore qu'aspirer à la pour- pre cardinalice, l'oncle Giulio a acquis le palais de la famille du cardinal Bentivoglio, l'un de ceux pour qui il a travaillé à ses débuts. Il s'est couvert de dettes pour cet achat, largement récompensé par les lettres où ses sœurs racontaient avec force détails comment la cour de son palais était devenue la nouvelle promenade du soir des Romains. Il rêvait d'y donner une inoubliable récep- tion pour fêter son chapeau. L'année suivante, la famille s'est beaucoup démenée pour faire laver l'extérieur, déco- rer l'intérieur. On a même commandé les livrées des valets et deux beaux carrosses. La maladie qui menait Richelieu à la tombe a, de mois en mois, empêché Mazarin de visiter son palais romain 1 Du moins ses neveux en profitent-ils et ne se privent pas de courir sur la vaste terrasse, de dévaler les escaliers du jardin à plusieurs niveaux. Le palais est tout proche du Corso, et le grand-père Mazarini y vit désormais, sur un seul étage pour éviter les frais. Les enfants ne lui rendent toutefois

1. Il n'y viendra jamais. que de brèves visites, tant ils supportent mal les airs dédaigneux de leur toute jeune « grand-mère ». La famille se dit, sans trop l'espérer car cela coûtera cher, que l'on y donnera tout de même une grande fête pour le chapeau de cardinal que convoite depuis long- temps Michele Mazarini, le frère cadet du cardinal. Ce dernier a déjà tenté à plusieurs reprises de le lui obte- nir, et l'on en reparle cette année-ci. Pourtant, même les plus proches n'y aspirent qu'avec tiédeur. Ce moine dominicain a enseigné la philosophie et la théologie. Mais quand il ouvre la bouche, ce n'est que pour détailler les honneurs et dignités auxquels il estime avoir droit. Il est évident qu'il ne supporte pas de faire carrière dans l'ombre de l'aîné, de tout lui devoir, y com- pris l'obéissance dans plus d'une besogne obscure. Giulio a fait de lui le Père provincial des dominicains à Rome, et depuis trois ans l'archevêque d'Aix (où il réside), mais cela ne compte pas à ses yeux. Il ne se voit que cardinal, et pourquoi pas sur le trône de saint Pierre ? Michele est par-dessus tout excédé de recevoir de Giulio une lettre de semonce après l'autre : pour avoir trop dépensé, pour avoir envoyé à la cour de France des gens sans prestige ni mérite, et surtout pour n'avoir pas des capacités à la hauteur de ses ambitions. La seule certitude est que, s'il y a une « fête du cha- peau », plusieurs enfants n'en seront pas, sommés qu'ils sont de se préparer à un long voyage. Les mères ne les accompagneront pas, et Michele Mancini ne tient nulle- ment à quitter Rome. Pas plus que le cardinal n'est impatient de voir sa famille réunie à Paris. Il n'y a pas si longtemps, comme on le complimentait sur de super- bes statues apportées d'Italie, il répondait : — Je ne veux pas d'autres parents en France. Mme de Noailles vient pourtant de quitter Paris pour

1. En Provence. On ne dit pas encore couramment Aix-en- Provence, Condé-sur-l'Escaut, etc. venir chercher les enfants à Rome, en aussi grand équi- page que s'il s'agissait de princes du sang. Pour avoir ainsi changé d'avis, le cardinal doit s'être trouvé de sérieux motifs. Mme Mancini, à qui trois enfants sont enlevés d'un coup, devrait reporter plus de tendresse sur ceux qui restent. Or elle décide que l'aînée des plus petits, Maria, qui aura huit ans au mois d'août, va quitter elle aussi la maison pour être élevée au couvent Santa-Maria in Campo-Marzo. L'argument claironné à la ronde est que la fillette sera ainsi sous la double protection de sa sainte patronne et de sa tante Anna-Maria, religieuse dans ce couvent. L'entourage ne s'y trompe pas. Dame Hieronyma saisit l'occasion offerte par la perturbation familiale pour se défaire une bonne fois de l'enfant malencontreuse qu'elle ne se console pas d'avoir mise au monde. Elle n'aurait pas osé, sans un puissant prétexte, n'éloigner que Maria. Elle ne l'a jamais aimée, et une mère qui n'aime pas son enfant est prompte à le détester. Pas seulement à cause de la prédiction paternelle, mais parce que Maria est la seule indocile, insolente de ses enfants : la révolte incarnée. L'œil jaugeant tout, la langue trop bien pen- due. Assurément, elle a protesté et tapé du pied en appre- nant le départ des aînés : pourquoi pas elle aussi, alors qu'il ne lui restera comme compagnons que les garçons, et une sœur qui n'est qu'un bébé, Ortensia, âgée d'un an tout juste ? Il ne lui restera pas même cela. Pour elle il y aura l'uniforme, les compagnes toujours en rang, les horaires rigides, les murs épais qui, Mme Mancini y compte bien, ne laisseront jamais échapper ce vif-argent. Aux yeux de sa mère, Maria a le tort supplémentaire d'être laide. Ses traits sont pourtant plus harmonieux que ceux d'Olim- pia, aussi maigre et brune qu'elle. Mais Maria se pro- tège encore moins du soleil que ses aînées, elle ne laisse pas aux servantes le temps de coiffer sa tignasse un peu crêpelée, elle s'habille à la diable. Ses frères et sœurs savent tous composer mieux qu'elle, même Filippo qui lui ressemble le plus. Même Olimpia qui débite des hor- reurs sur tout le monde, à mi-voix derrière sa main en coquille, mais obéit sur-le-champ aux ordres donnés. Pour la mère, c'est donc dit : désignée par les astres comme dangereuse, la rebelle sera religieuse. Est-il moyen plus sûr d'éviter les embûches du destin ? Dans le palais plus tranquille, Mme Mancini pourra choyer à son aise sa préférée, la gracieuse et rieuse Ortensia. Plus tard, elle rendra visite aux aînés en France, quand les grossesses à venir lui en laisseront le loisir. Mme Martinozzi, de son côté, prend une décision tout aussi importante. Laura, sa fille aînée, grandira à Fano, le berceau des Martinozzi. On ne sait si elle-même s'en va vivre au bord de l'Adriatique, mais c'est bien possible, en raison de l'ambiance qui règne à Rome. Ainsi, par une décision de l'oncle, une dizaine d'enfants doivent assumer une enfance saccagée. Les uns avec, pratiquement, un statut d'orphelins. Les plus jeunes pri- vés de leurs aînés, voire eux aussi déracinés. Mais qui songerait un instant à les plaindre ? Ceux qui s'apprêtent à quitter leurs parents, leur maison, leur ville natale et leur pays, viennent d'appren- dre qu'il leur faut renoncer en même temps à leur langue et à leur prénom. Même entre eux ils parleront français, et seront dorénavant Anne-Marie Martinozzi, Paul et Olympe Mancini. Comme Laura Mancini porte le même prénom que l'aînée des Martinozzi, peut-être amenée à les rejoindre un jour, elle devient Laure Vittoria. Curieusement, le second prénom reste italien. Est-ce pour éviter aux oreilles françaises la connotation triomphaliste de Victoire ? Mazarin sait que l'arrivée de ses neveux ne baignera pas dans la bienveillance. Les enfants ne l'apprendront qu'assez tôt. 2

UNE ARRIVEE EN FANFARE 1647

Il est hors de question que les quatre enfants arrivent directement à Paris. Au mois de juin 1647, ils sont à Aix Ils passeront trois mois chez Marie de Venelle épouse (séparée) d'un conseiller au parlement d'Aix. Elle a été recommandée à Mazarin par son frère, l'archevêque d'Aix. Ce sera au moins une recommandation qu'il ne lui reprochera pas. La mission de Mme de Venelle : « dégrossir » les petits Romains, leur enseigner les rudiments du français, les règles de la bienséance et même les modes du royaume. Le cardinal sait que ses neveux sont intelligents et culti- vés, qu'ils ont fréquenté les plus grandes familles romai- nes. Les filles comme le garçon ont suivi des cours dans plusieurs couvents. Sans parler des réunions de l'aca- démie des Humoristes. Mais il sait aussi qu'ils ont grandi

1. En Provence. 2. Le nom est souvent écrit Venel, au gré de l'orthographe du Grand Siècle, aussi fantaisiste pour les patronymes que pour le vocabulaire. sans véritable tutelle, souvent livrés à eux-mêmes, entou- rés de serviteurs prompts à satisfaire leurs moindres caprices. Le 11 septembre, les neveux de Mazarin sont enfin dans la capitale. On les conduit vers un immense chan- tier encore à peine meublé, l'hôtel Tubeuf, agrandi et aménagé depuis deux ans sur l'ordre du cardinal qui veut en faire son palais. Les travaux dureront plusieurs années encore. Mazarin ne tient pas à être dérangé dans l'appartement qu'il occupe au Palais-Royal où réside la famille royale. Appartement qui communique par une galerie avec celui de la régente, ce qui conforte tous ceux qui leur attribuent des amours secrètes, voire un mariage. « La feue reine a fait encore bien pis que d'aimer le cardinal Mazarin ; elle l'a épousé », soutien- dra la princesse Palatine, en 1717 il est vrai Les enfants ont été accompagnés depuis Fontaine- bleau par la comtesse de Nogent, dans un équipage prin- cier comme à leur départ de Rome. Ils sont avec elle lorsque leur oncle vient les trouver. Ils ne peuvent qu'être impressionnés par ce bel homme dont même les ennemis vantent le charme. Louis Henri de Loménie, élevé dans l'entourage du cardinal, a lui aussi douze ans cette année-là. Beaucoup plus tard, devenu comte de Brienne, rédigeant ses Mémoires, il se souviendra : « Il était d'une belle taille, un peu au-dessus de la médio- cre ; il avait le teint vif et beau, les yeux pleins de feu, le nez grand, le front large et majestueux, les cheveux châtains et un peu crépus, la barbe plus noire et tou- jours bien relevée avec le fer, ce qui avait bonne grâce ; il avait grand soin de ses mains qui étaient belles. » L'oncle les a embrassés, tout sourire mais sans élan. Les yeux d'un gris-bleu foncé (le « bleu Mazarin ») sont

1. Ce mariage n'était pas impossible, Mazarin ayant obtenu le cardinalat sans être passé par la prêtrise. Même si la tradition voulait qu'un cardinal ne se mariât pas. plus scrutateurs qu'attendris. Ce qui frappe le plus les enfants est le raffinement quasi féminin des frisures, des mains lisses aux ongles brillants, de son parfum entê- tant dont la pièce est envahie. La voix douce, mélodieuse, les rassure, et surtout le fort accent italien. Lui n'a eu besoin que d'un regard : deux jolies petites, l'une brune, l'autre blonde, timides, une brunette aux traits ingrats et aux yeux hardis, toutes trop hâlées, et ce garçon grave et beau, fier et sans suffisance, qui lui plaît tout de suite. Il pourra en faire son héritier, son successeur, et pour tous préparer d'avantageuses unions. Pourquoi perdre du temps ? A ces âges, on n'a pas besoin de repos. Ses jeunes parents seront ce soir même présen- tés à la reine, après s'être restaurés et avoir fait toilette. Le cardinal rentre au Palais-Royal. C'est juste à côté — il ne s'est pas installé n'importe où —, mais les appar- tements royaux sont à l'autre extrémité. Le court trajet se fait donc en carrosse, sécurité oblige. De plus, le cardi- nal évite la marche. Il n'a que quarante-cinq ans, ou plutôt il a déjà quarante-cinq ans, avec, ces temps-ci, des accès de rhumatisme, de goutte, et la fatigue de sou- cis croissants, comme si Richelieu lui avait légué ses maux avec le pouvoir. Le mois précédent, l'ambassadeur de Venise a noté : « Il est devenu pâle et ses cheveux blanchissent. » Car ici chacun observe les autres, ceux qui comptent, cela va de soi. Et beaucoup notent leurs impressions, même s'ils n'y sont pas tenus comme les ambassadeurs. C'est cela d'abord que vont découvrir les petits Ita- liens : ces dizaines d'yeux braqués sur eux, ces chucho- tements à leur passage, continus comme le clapotis de la mer, tandis qu'entre deux haies de courtisans ils sont conduits à l'appartement d'Anne d'Autriche. Ce soir, ils ne verront qu'elle : à quarante-six ans, un de plus que le cardinal, elle n'est plus la blonde radieuse qui naguère tourna la tête du duc de Buckingham. Mais les rondeurs qui l'enveloppent n'ont gâché ni sa beauté ni sa fraîcheur. Elle tend vers les enfants les mains par- faites dont elle est si fière, et les accueille dans le fran- çais mâtiné d'espagnol dont elle n'a jamais pu se défaire. Sans doute songe-t-elle que, comme ces petits, elle a dû autrefois quitter pour toujours ses affections familiales, son pays, sa langue, et son prénom d'Ana. A ses côtés, Françoise Bertaut de Motteville, sa confidente — des yeux et des oreilles auxquels rien n'échappe, et une bonne plume pour noter tout cela, en vue de Mémoires qui peuvent attendre : elle a vingt ans de moins que la régente. La plupart des courtisans sont restés à la porte du cabinet où la reine donne audience, et que Mazarin s'empresse de quitter à l'arrivée des enfants. Pour aller se coucher, dit-il ; une façon de marquer qu'il leur accorde peu d'importance. Pure comédie, alors qu'il vient de décider avec Anne que ses nièces auront pour gou- vernante la marquise de Sénecey, qui a été la gouver- nante du jeune roi Louis XIV. Qu'elles vivront au Palais- Royal et seront pour le roi de meilleures compagnes de jeu que la fillette d'une servante, dont il s'est entiché. Paul, qu'il songe déjà à préparer aux affaires de l'Etat, sera pensionnaire chez les jésuites. En femme, Mme de Motteville a les yeux fixés sur les filles : « Le 11 septembre nous vîmes arriver d'Italie trois nièces du cardinal et un neveu. L'aînée des petites Mancini (Laure Vittoria) était une agréable brune qui avait le visage beau, âgée de douze à treize ans (onze en réalité). La seconde (Olympe) était brune, avait le visage long et le menton pointu. Ses yeux étaient petits, mais vifs, et on pouvait espérer que l'âge de quinze ans leur donnerait quelque agrément. Selon les règles de la beauté, il était néanmoins impossible alors de lui en attribuer d'autre que celle d'avoir des fossettes à ses joues. Mlle de Martinozzi était blonde ; elle avait les traits du visage beaux, et de la douceur dans les yeux. Elle faisait espérer qu'elle serait effectivement belle. Les deux dernières étaient du même âge, et on nous dit qu'elles avaient environ neuf à dix ans. » Relevons l'imprécision dans les âges. La reine « les trouva jolies, et le temps que ces enfants furent en sa présence fut employé à faire des remarques sur leur personne ». Même les personnages les plus blasés de la cour sont conscients de l'excès de cette soudaine notoriété. « On les montra ensuite au public (...). Le duc d'Orléans (Gaston, le frère de Louis XIII) nous dit tout bas : "Voilà tant de monde autour de ces petites filles, que je doute si leur vie est en sûreté, et si on ne les étouffera point à force de les regarder." » Le maréchal de Villeroy gouverneur de Louis XIV, s'approche et met son grain de sel : — Voilà des petites demoiselles qui présentement ne sont point riches, mais qui bientôt auront de beaux châteaux, de bonnes rentes, de belles pierreries, de bonne vaisselle d'argent et peut-être de grandes digni- tés. Mais pour le garçon, comme il faut du temps pour le faire grand, il pourrait bien ne voir la fortune qu'en peinture. Mazarin va refuser tout net qu'on visite les enfants dans son palais où ils résident encore. Il raille ceux qui sont « assez sots de leur montrer des soins ». Lui-même est peut-être dépassé par cet engouement qui fait de ses neveu et nièces des bêtes curieuses. Le bruit de cette retentissante entrée à la cour de France gagne rapidement Rome. De cela aussi Mme de Motteville se fait l'écho : « Un Italien de mes amis me dit quelque temps après qu'on avait été étonné à Rome quand on avait su de quelle manière ces enfants avaient été reçus en France, et surtout de ce qu'on leur écrivait que les princes et les grands seigneurs pensaient à les

1. Orthographe courante à l'époque du nom que l'on ecrit aujourd'hui Villeroi. épouser. Selon ce que ces nièces étaient en leur pays, et selon leur naissance, elles auraient eu peu de pré- tendants, et peu de gens se pressaient à Rome pour les voir... » Il y a tant à découvrir au Palais-Royal, que les fillet- tes n'ont pas trop l'occasion de se complaire dans cette curiosité qui les accompagne. Avant tout, il y a le roi. Il a fêté ses neuf ans la semaine précédente, et les dévisage de ses yeux gris-bleu qu'il veut déjà domina- teurs. Mais pour elles il est un petit garçon comme les autres, aux cheveux blonds, un peu trop joufflu et avare de sourires. A force de piques et de boutades, Olympe réussit à le dérider, mais il se méfiera toujours de cet esprit corrosif. Il parle correctement l'italien, en mémoire de sa grand-mère Marie de Médicis ; Mazarin y veille. Lorsqu'il fait beau, les enfants se retrouvent dans le jardin, au fond duquel se trouve un petit bois. Ils sont rarement seuls. Le temps n'est plus où le roi était à ce point livré à lui-même qu'en dehors des cérémonies il était aussi négligé que les marmitons, et qu'un jour il manqua, faute de surveillance, se noyer dans le bassin central. Il est devenu très coquet, et la vivacité des jeunes Italiennes l'attire. Il sait, bien sûr, qu'il a du sang italien et espagnol, mais il est douteux qu'il soit cons- cient de n'avoir qu'un quart de sang français, le reste lui venant d'ancêtres germaniques, hongrois, bourguignons et flamands. Si, en général, Louis préfère les jeux guerriers, il consent parfois à les négliger pour ceux des filles. Son frère Philippe d'Anjou, sept ans, est ravi. Délicat de visage, porté à la minauderie, il fuit les parades organisées par Mme de Lassalle, la sous-gouvernante. Celle-ci ne se sou- cie guère que de jeux, le préféré consistant à se coiffer « à l'officier » d'un chapeau à plumes noires, et, le poing sur une épée, à faire manœuvrer les enfants du palais. Les « nièces », comme tout le monde les appelle, sont, curieusement, plus proches de la régente et du roi que de leur oncle. Pour Anne, qui a si longtemps attendu un fils, ces petites remplacent un peu les filles qu'elle n'a pas eues. Avec leur gouvernante, Laure Vittoria, Anne-Marie et Olympe sont très vite en mauvais termes. Mme de Sénecey est née La Rochefoucauld et ne cesse de s'en prévaloir. Mme de Motteville observe avec malice que « le nom de La Rochefoucauld à prononcer seulement lui donnait une joie extrême ». Sa naissance lui sem- ble tellement supérieure à celle des « nièces » qu'elle les traite avec une dureté de plus en plus marquée. Avoir été choisie pour éduquer le roi, et subir cette déchéance ! Il faut dire que ce petit monde est souvent intena- ble. A peine le roi a-t-il échappé aux leçons auxquelles il n'est pas trop assidu, qu'il s'empare de son tambour pour mener dans les couloirs et les cuisines des expédi- tions enfantines sans rapport avec les mièvres défilés de la sous-gouvernante. Paul Mancini n'est des leurs qu'aux jours de congé. Il semble se faire à l'internat chez les jésuites du col- lège de Clermont rue Saint-Jacques. Le niveau d'études y est très élevé. Les curieux ont mis peu de temps à savoir que le neveu de Mazarin y occupe l'ancienne chambre du prince Armand de Conti. Juste une case de gagnée dans la longue partie d'échecs où le cardinal fait avancer les membres de sa famille. Voici justement que le jeu se fait plus tendu. Mazarin est décidé une bonne fois à obtenir le chapeau rouge pour son frère. Et cela malgré l'imbroglio des Barberini. En 1645, il a dépêché à Rome, comme envoyé extraor- dinaire, l'un des meilleurs diplomates français, Nicolas Bretel de Grémonville. Ce n'était pas sa seule mission, mais Michel Mazarin (appelons-le ainsi puisqu'il vit en

1. A Paris ; aujourd'hui lycée Louis-le-Grand. France) ne l'entendait pas de la sorte. L'obsédé de la barrette tourmenta si bien l'ambassadeur que celui-ci, en plein désarroi, écrivit au secrétaire d'Etat Henri de Loménie de Brienne : « L'ambition a tellement démonté l'esprit du bon père qu'il veut que son intérêt marche avant celui de l'Etat, et que je parle de son affaire dès ma première audience, à l'exclusion de toutes les affaires du Roi. Jamais démon ne fut plus importun et plus pres- sant et n'entendit moins la raison que celui-là. » En dépit de tous les efforts de Grémonville, il n'y avait toujours qu'un seul cardinal Mazarin. Lequel employa les grands moyens : l'envoi de la flotte pour attaquer les Présides, comme l'on appelait les ports espagnols de la côte toscane. Les Etats papaux étant assez proches, Innocent X éprouva une peur salutaire. Michel Mazarin faisait partie de l'expédition en tant que conseiller, et ne fut, pour le prince Thomas de Savoie qui la commandait, qu'une insupportable mouche du coche. L'opération tourna au désastre et le tout jeune amiral Armand de Maillé-Brézé, commandant l'escadre de soutien, y trouva la mort. Cette année 1647, le cardinal Mazarin a nommé ambas- sadeur à Rome l'homme qui, il y a six ans, lui a obtenu son propre chapeau rouge, le marquis de Fontenay- Mareuil. Cette fois encore, le frère cadet accumule les bévues, les promesses impossibles à tenir. Le 7 octobre enfin, Michel Mazarin reçoit cette coiffe rouge qu'il estime lui revenir de droit divin. L'aîné a dû s'imaginer qu'ainsi rassasié il se tiendrait tranquille. Au lieu de cela, le nouveau cardinal Mazarin se répand dans les salons du Palais-Royal, traite tout le monde avec arrogance, donne son avis sur tout. Anne d'Autri- che, interloquée, n'échappe pas à ses insolences. Il n'at- taque pas son frère de front, mais derrière son dos ne se prive pas de le traiter de poltron, voire de coglione. Bien entendu, ses propos sont répétés à Jules Mazarin, qui décide que c'en est assez. Il ordonne à Michel de rejoindre la Catalogne (tout juste enlevée à l'Espagne), dont il lui a attribué la vice-royauté abandonnée après seulement un mois par le jeune prince Louis de Condé. Le nouveau cardinal se garde d'obtempérer. Il quitte bien Paris, mais pas pour les traquenards d'une terre occupée. C'est à Rome qu'il s'en va jouir de sa dignité tant attendue sinon méritée. Et accessoirement, à en croire la rumeur, de quelques plaisirs moins avouables. Jules Mazarin se promet de se faire obéir plus tard. Il écrivait quelques mois auparavant, à propos de ses rapports avec le prince de Condé, cette phrase qui le dépeint tout entier : «Je dissimule, je biaise, j'adoucis, j'accommode tout autant qu'il m'est possible; mais dans un besoin pressant, je ferai voir de quoi je suis capable. » Car les alarmes se précipitent. Certes, il fait rentrer en grâce les Barberini, mais sur le papier seulement : en dépit de l'assurance papale, leurs terres et biens ne sont pas restitués. La première menace est la maladie au Palais-Royal. Une dysenterie frappe le petit duc d'Anjou. A peine est-il guéri qu'en plein jeu, le 10 novembre, le roi se trouve mal. C'est la petite vérole. Le cardinal renvoie ses nièces dans son propre palais, tremblant qu'elles ne soient atteintes. Pendant deux semaines, on croit le roi perdu. Puis l'éruption « rentrée » reprend son cours, la fièvre tombe. A Noël, la cour retrouve un enfant roi au visage à jamais marqué. La reine, qui a constamment veillé ses enfants, tombe malade à son tour. Une nouvelle expédition, à Naples, tourne mal. Et la France grogne. Les guerres durent depuis trop long- temps. La dernière trouvaille pour faire rentrer des fonds est le « Tarif » : un droit d'octroi supplémentaire aux entrées de Paris. Le Parlement, depuis des mois, empê- che l'application du Tarif. Les traitants, à qui les impôts sont affermés, ont cherché toutes les recettes possi- bles, pour aboutir à faire rejeter plus violemment par les contribuables les sauces auxquelles ils refusent d'être mangés. Un Parlement rétif, une population grondeuse, un roi mineur, des expéditions piteuses (la victoire de Rocroi date de quatre ans déjà) : tout concourt à don- ner une nouvelle fois aux princes du sang et à leur entou- rage les plus vives démangeaisons. La haine de l'étran- ger est pour beaucoup dans le désir d'en finir avec Anne d'Autriche et Mazarin. Nombre d'entre eux ont aussi du sang non français dans les veines, mais cela s'oublie dès la seconde génération. En cette fin d'année sombre comme un soir d'orage, le cardinal doit s'être demandé, une fois au moins, s'il a bien choisi le moment pour faire venir à Paris ses nièces et son neveu. 3

SOUS LE VENT DE FRONDE 1648-1649

L'année 1648 s'ouvre (le 15 janvier) sur un « lit de justice », réunion solennelle du Parlement présidée par le roi et destinée à instituer des charges nouvelles. Louis XIV y apparaît encore pâle et marqué par la maladie. La réunion a pour objet de faire sentir au Parle- ment le caractère de droit divin de la volonté royale, et pourtant le roi doit subir, aux côtés de sa mère et de Mazarin, un discours d'une extrême violence sur l'état du royaume, prononcé par l'avocat général Omer Talon. C'est de fort mauvaise humeur qu'il revient au Palais- Royal, rabrouant ses précepteurs et ses valets. Mais, avec les petites filles, il reste « gracieux ». Olympe Mancini surtout sait le faire rire. Pour la première fois il est infidèle, et fait pleurer Marie, la fillette d'une ser- vante des femmes de chambre de la reine, cette petite que dans leurs jeux il élevait du plus bas à la pointe extrême de la hiérarchie en l'appelant « la reine Marie », en lui attachant dans les cuisines une nappe à la taille en guise de traîne. Mme de Maintenon écrira plus tard qu'il se plaisait à servir de page ou de valet à sa « reine », à porter un flambeau devant elle. Olympe passerait volontiers tout son temps avec Louis, plutôt que d'accompagner la régente dans ses « dévotions à l'espagnole » qui agacent fort aussi l'oncle Jules. Il lui faut suivre d'interminables offices au Val-de-Grâce et dans d'autres couvents ou églises. Alors que sa sœur et sa cousine s'y rendent sans rechigner, Olympe y acquiert une solide aversion pour la religion, mais se garde d'en faire étalage. Le cardinal semble porter toujours aussi peu d'inté- rêt à ses nièces, alors même que les soucis du gouver- nement, plus pesants de jour en jour, ne l'empêchent pas de dresser des plans pour leurs futurs mariages. En réalité, ces plans, directement liés à la politique, n'évo- luent qu'en fonction d'elle. Dès 1645, il a, dans sa cor- respondance, envisagé l'union d'un neveu d'Olimpia Maldachini avec une petite Martinozzi ou Mancini, au choix. A part le fait qu'il en use de ces enfants comme d'un lot de marchandises, on pourrait se choquer de ce qu'à l'époque la plus âgée avait neuf ans au plus. Mais il n'agit qu'en parfaite conformité avec les mœurs de son temps. Puis, les rapports se sont tellement envenimés avec le pape, et la dame Olimpia lui a fait payer si cher le chapeau de cardinal de Michel Mazarin, qu'il a songé à un fils du prince Taddeo Barberini, préfet de Rome, époux d'une Colonna, généralissime des armées pontifi- cales. Mais les Barberini ont dû se réfugier en France et le prince Taddeo vient de mourir à Paris. Rentrée à Rome, sa veuve se souvient de ce projet et de ce que lui a dit Mazarin cet hiver : les plus grands seigneurs du royaume convoitent déjà la main de ses niè- ces. Alors elle lui demande pour son fils, le prince Maffeo, l'une de celles qui ne sont pas encore en lice : , qui a onze ans et se trouve toujours à Fano. Le cardinal savoure à son juste prix cette demande d'une Barberini née Colonna. Il doit pourtant aspirer à plus haut encore, et surtout à des unions sus- ceptibles d'arranger ses affaires en France. Le 15 février en effet, il répond au cardinal Francesco Barberini, ren- tré à Rome lui aussi et qui s'est entremis dans la trac- tation : « Il conviendrait à mes intérêts de faire venir également en France la seconde fille de ma sœur Margherita, et je voudrais par conséquent demander à Votre Eminence de se contenter d'une Mancini qui, pour l'instant, est encore au couvent à Rome. » Notons ces mots : « Il conviendrait à mes intérêts... » Relevons encore que le refus pour Laura s'assortit de l'offre de Maria, dont les Barberini, s'étant renseignés, savent qu'on la dit laideronne et indisciplinée au point d'avoir été la seule destinée à la religion. Autrement dit, le rebut du lot. De quoi être vexés, et ils le sont. Ce mariage ne se fera pas. Mazarin n'a pas loisir de s'appesantir. Peut-être parce que son frère veut s'immiscer dans cette affaire comme dans tant d'autres, en tout cas pour l'éloigner une bonne fois des lieux importants, il lui ordonne de rejoindre enfin la Catalogne. Craignant de se voir retirer avec éclat le titre de vice-roi de Catalogne dont il se prévaut dans Rome, Michel Mazarin obtempère, bien résolu à abréger l'épreuve.

Pour son anniversaire, il y a presque un an, le roi avait reçu de Mazarin un superbe cadeau : un fort en miniature construit dans le jardin sans qu'il y manquât une redoute, une poterne, une demi-lune. Ce qu'il préfé- rait étaient les petits canons qui tiraient des boulets à blanc. Mais un jour, sans doute aidés par les enfants qui avaient pu se procurer de la poudre, les boulets avaient explosé, et le cardinal avait confisqué les canons. De ce moment, Louis avait boudé ce jouet que tous les garçons du royaume lui auraient envié. Et voici que dans la nuit du 26 août 1648, parce que l'on a arrêté trois opposants du Parlement, dont le plus illustre, Pierre Broussel, le fracas des mousquets réveille Paris. En quelques heures, de toutes parts les barricades s'élèvent. La plus grande barre la porte Saint-Antoine, à mi-chemin entre le Palais-Royal et la Bastille, entre le Paris du pouvoir et le Paris populaire. Le petit Louis réalise que même à Paris une arme à feu ne sert pas qu'à jouer. Et que Paris est en colère contre lui, le roi, contre sa mère la régente, contre le cardinal qui gou- verne. Comme il a soudain détesté son fort, il se met à détester Paris. Il le boudera sa vie durant. La Fronde a commencé. Après trois jours et trois nuits de fièvre, les parlemen- taires sont relâchés, et tout se calme. En apparence seulement. Au Palais-Royal, l'agitation est telle que l'on parle à peine du deuil de la famille Mazarin. Il s'agit pourtant de la mort du cardinal Mazarin, mais de l'au- tre, le cadet encombrant. Il n'est resté que quelques mois en Catalogne, et s'en est revenu à Rome, se disant très malade. Son aîné n'en a rien cru, mais il a laissé faire, tant il y a eu de protestations en France contre cette vice-royauté d'une province devenue française accordée à « un moine mendiant italien » pour le seul motif qu'il était frère du ministre. Michel Mazarin était vraiment malade, et vient de mourir à quarante et un ans, ex immodica Venere, d'abus vénériens, écrira Gui Patin, médecin et langue de vipère. Il n'y a plus, à nouveau, qu'un seul cardinal Mazarin, qui ne montre guère d'affliction et doit songer qu'en des temps aussi troublés la disparition de ce fai- seur d'embarras est peut-être un effet de la providence. Tout cela fait que, le 11 septembre, il n'est pas ques- tion pour « les nièces » de fêter le premier anniversaire de leur arrivée à Paris. Elles ont eu très peur à la fin août, mais on leur dit que c'est bien fini. Le lendemain, une nouvelle émeute éclate, vite réprimée. Mazarin sait que la fièvre n'est pas vraiment tombée. Ses agents lui apportent par dizaines les libelles et opuscules de vers burlesques1 vendus un peu partout — dont bon nom- bre émanent du Parlement — et qui sont autant d'atta- ques contre son pouvoir. Dans la nuit, il emmène le roi à Rueil. Il fait savoir que la santé de Louis, toujours fragile, exige un changement d'air. Le 13, la cour les rejoint dans le petit château qui ne date que d'un quart de siècle et ne comporte qu'un seul corps de bâtiment. Rueil a le double avantage d'être très proche de Paris, et aménagé, puisque la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu, à qui il appartient, y séjourne. En effet, à l'époque, tout le mobilier de la cour suit chacun de ses déplacements. Sans doute pour éviter les vols dans des résidences à peine gardées, mais aussi pour des raisons de sécurité. Comme l'on ne sait où le poison peut aller se nicher, même les tentures murales sont à chaque fois ôtées de leurs cadres et remontées. Il faut garder à l'esprit que les déplacements royaux du Grand Siècle — et ils seront innombrables — sont de gigantesques déménagements. Tant pis pour la proximité de la capitale. A Rueil, on est si serré que l'on gagne Saint-Germain, le temps d'y faire venir les meubles. Paul Mancini est resté dans son collège parisien, où le cardinal le juge à l'abri, mais ses sœurs et sa cousine commencent à trouver que la vie en France est bien agitée. Le 24 octobre, le roi signe une déclaration qui est un véritable acte de capitulation devant le Parlement, et la veille de la Toussaint une foule enthousiaste accueille le retour de la cour à Paris. C'est illusion pure. La régente et Mazarin ne songent pas un instant à appliquer cette déclaration, et le feu couve à nouveau. Au Palais-Royal même, certaines grandes dames n'ont

1. Ce n'est que plus tard que l'on appellera ces textes mazari- nades, d'après un célèbre poème satirique de Scarron, publié en 1651. plus avec les « nièces » l'attitude déférente d'avant les troubles, une partie de la domesticité non plus. En pré- sence des fillettes, il y a des rires, des allusions voilées à leurs origines. On laisse traîner à leur portée des feuilles volantes injurieuses pour leur oncle. Certaines, carré- ment ordurières, font allusion à ses rapports intimes avec la régente. Ce sont les pasquinades qui recommen- cent, avec plus de perfidie et moins de bonne humeur. En outre, à Rome, cela se passait entre Italiens. Ici, les niè- ces de Mazarin se sentent visées en tant qu'étrangères. Elles que l'on admirait tant un an plus tôt entendent le terme de « noiraudes » parce qu'elles ne songent pas comme les Françaises à se protéger du soleil. Et l'on se moque lorsqu'elles emploient des tournures italiennes ; mais pas devant le cardinal ni la régente, cela va de soi. Ce sont les allusions à leurs origines qui les touchent le plus. Elles qui ont été reçues comme des princesses découvrent que l'on fait de leurs père, grands-pères et grands-oncles des cochers, palefreniers, pêcheurs de Sicile. Elles ont toujours eu conscience d'être de famille noble, mais n'ont pas les moyens de le démontrer à tous ces gens aussi ignorants que malveillants. Elles voient à peine leur oncle, et n'osent se confier à lui, dont elles savent le pouvoir battu en brèche. Mazarin lui-même ne parviendra jamais à éclaircir cette question. Il ne demandera des recherches généalo- giques qu'à la fin de sa vie... à des généalogistes dépen- dant de lui. La mort du cardinal arrêtera leur travail. La famille Mazarini semble bien originaire de Sicile, et pas tellement modeste puisque le père du cardinal devint le majordome du prince Filippo Colonna, connétable du royaume de Naples. Et Colonna donna pour femme à son majordome sa filleule Ortensia Bufalini, de noblesse romaine. Mais autour de Mazarin personne ne cherchera à le savoir. La malveillance jouera sur les termes de « basse naissance » et de « Sicilien ». La Sicile, n'est-ce pas, c'est plus près de l'Afrique, plus primitif. Il y a dans tout cela de l'ostracisme de classe, de la xénophobie et même du racisme, car un certain nombre de mazari- nades, émanant notamment de religieux, parleront de lui comme Juif. Or un oncle du cardinal a été un prédi- cateur jésuite réputé dans toute l'Italie. Quant aux origines de petite noblesse des Martinozzi et des Mancini, elles sont connues à la cour, ce qui n'empêche pas les pamphlets de les nier. Plus tard, le duc de Saint-Simon, en dépit de sa solide aversion pour la famille de Mazarin, admettra qu'au XVI siècle les Mancini achetaient assez cher un château en ruine à Rome, que leurs dots étaient élevées, et qu'à la même époque un Mancini assumait d'importantes fonctions au service de Venise. Jules Mazarin lui-même est né à Pescina (aujourd'hui Fontamara), dans les Abruzzes, où sa mère avait fui les grandes chaleurs auprès de son frère abbé. Cela aussi est utilisé contre lui, car cette localité était située dans le royaume de Naples, en territoire espagnol. Tout comme la Sicile d'ailleurs. Et les Colonna sont à la fois nobles italiens et grands d'Espagne. Pour en conclure que Mazarin appartient à l'ennemi, il n'y a qu'un pas que beaucoup ont déjà franchi. Les auteurs de libelles, pas plus que leurs lecteurs, ne s'embarrassent des sub- tilités de la politique européenne.

Au soir du 5 janvier 1649, dans le petit cabinet d'Anne d'Autriche, l'enfant roi joue à un jeu de hasard, sa distraction préférée, avec la chasse et les simulacres de bataille. Tout le monde joue à la cour, à commencer par Mazarin, joueur invétéré depuis qu'à dix-sept ans il accompagna en Espagne le jeune Girolamo Colonna, fils de son protecteur. Et nul ne s'étonne, au Palais-Royal, d'entendre la petite Olympe Mancini réclamer à tue-tête à son oncle l'argent dont elle est constamment à court pour jouer. En dépit de sa réputation d'avarice, le car- dinal finit toujours par céder. Après le jeu, la reine reçoit la cour, qu'elle congédie assez tard pour tirer les rois dans la seule compagnie de son fils et de trois dames d'honneur. Le cardinal doit avoir à faire ailleurs. L'une des dames d'honneur est Mme de Motteville, qui à son habitude a les yeux fixés sur sa reine : « Elle nous parut plus gaie qu'à l'ordi- naire. » Au point que tout à l'heure, tandis que le roi jouait, elle a haussé les épaules quand la duchesse de La Trémoille est venue lui chuchoter à l'oreille : — Il court un bruit sur Paris que la Reine part cette nuit. Quels bruits, en cet an neuf, ne courent sur Paris ? Chaque jour on cite un nouveau grand nom engagé parmi les frondeurs, dans cette capitale où la dernière mode est d'arborer des cordons de chapeau en forme de fronde, où l'on voit partout, sauf au Palais-Royal, des gants et des mouchoirs brodés de frondes. Paris se sait encerclé depuis plusieurs semaines par le prince Louis de Condé, cet allié si peu sûr de la régente et de Mazarin. Ne s'apprête-t-il pas à combattre son jeune frère Armand de Conti, lui-même entraîné dans la Fronde par leur folle sœur Anne-Geneviève de Longueville ? Ce qui ne l'empêche pas de traiter de « gredin de Sicile », à peine a-t-il le dos tourné, ce cardinal qui vient de lui interdire d'investir Paris avec ses canons pour faire un champ armé de la rue Saint-Antoine et des quais. La reine ne se couche pas en cette nuit des rois, et ses fils n'auront dormi que de minuit à trois heures, quand ils sont réveillés pour gagner Saint-Germain dans l'équipage le plus discret. Epuisé, effrayé, humilié de fuir à nouveau, Louis XIV n'oubliera jamais l'arrivée et le début du séjour dans un Saint-Germain bien différent de celui des beaux jours, de celui où il naquit. Un Saint- Germain glacial, complètement démeublé, privé de feu et de domestiques, tant le secret du départ a primé sur tout le reste. Mazarin n'a fait apporter deux petits lits que pour la reine et le roi. Plus deux lits de camp pour Monsieur... et pour lui-même. Tous les autres se conten- teront de paille, pendant plus de dix jours. Le roi n'a pas même ses compagnes de jeux pour le consoler. Mazarin a tourné le dilemme posé par ses nièces et neveu, entre l'inconfort qu'il tenait à leur éviter et la jalousie de la cour s'il l'avait fait. Il a envoyé les enfants, avec une solide escorte, chez le fidèle général Fabert 1 gouverneur de la place de Sedan. Ce n'est pas Mme de Sénecey qui les accompagne. Averti depuis long- temps de la dureté de la gouvernante envers ses nièces, le cardinal guettait une occasion de se débarrasser de cette amie de la reine. Elle vient de lui être offerte par la famille de la gouvernante, ces La Rochefoucauld dont elle est si fière, et qui ont rallié le camp des frondeurs. Sa charge est confiée à titre provisoire à Mlle de Mezières, femme de chambre de Monsieur. A peine le départ de la cour est-il connu que la foule envahit le Palais-Royal. « Les propres meubles du Roi et de la Reine, écrit Mme de Motteville, ses habits et son linge qu'elle avait voulu ravoir, avaient été pillés ; et le nom du Roi devint si odieux à ses sujets, que ses pages et valets de pied étaient courus dans les rues comme des criminels et des ennemis. » Dans la capitale assiégée par Condé, les « papiers volants » contre le cardinal se vendent moins cher que le pain blanc. Beaucoup attribuent à Mazarin le « vice italien », décrivent par le menu la manière dont il use de la reine, et vont jusqu'à faire de lui le père de ses neveux et nièces.

1.Après 1658, Abraham de Fabert deviendra maréchal de France et marquis. 4

ADIEU, L'ONCLE AUX MAZARINETTES 1649 à 1651

— C'est un coup à faire trembler les rois ! La régente Anne tremble vraiment en répétant cela depuis qu'elle a appris que le Parlement anglais révolté a fait trancher la tête du roi Charles I le 9 février 1649. Alors même que tout menace la royauté en France. Mazarin se sent plus visé encore. Chaque matin lui parviennent des paquets d'écrits qui le roulent dans l'ordure. Il s'inquiète surtout de ceux qui commencent à s'en prendre à ses nièces. Les derniers libelles noircis- sent leur physique à plaisir :

Elles ont les yeux d'un hibou, L'écorce blanche comme un chou, Les sourcils d'une âme damnée, Et le teint d'une cheminée.

Pourvu que la rime y soit, qui se soucie de la contra- diction entre l'« écorce blanche » et le «teint de chemi- née » ? Au mois de mars, une paix boiteuse est signée. Mazarin se garde d'organiser les retours. En revanche, il estime le moment venu de mettre en chantier le vaste plan conjugal qui doit le lier, via ses nièces, aux plus puis- santes familles. Laure Vittoria, l'aînée, a treize ans, un âge tout à fait convenable pour le mariage. Elle est de plus sa préférée des trois nièces qui sont en France : à la fois jolie et docile, enjouée et spirituelle. La blonde Anne-Marie lui paraît trop portée à la dévotion, tandis qu'Olympe a déjà tout d'une intrigante consommée. Après l'échec des projets italiens pour Laure Vittoria, il a songé au duc de Joyeuse, puis au duc de Richelieu. Condé, aussitôt informé, s'est empressé de leur procurer d'autres épouses. Et pourquoi pas Louis Henri, duc de Candale, petit-fils d'Henri IV et d'Henriette de Balzac d'Entragues, l'un des plus riches et sans conteste le plus beau des jeunes seigneurs de la cour ? Peu de dames sont insensibles à sa grâce d'ange blond descendu d'un vitrail. Laure Vittoria est pourtant du nombre. Sa vie est encore celle d'une fillette, et elle ne connaît pas le séducteur. Candale, de son côté, n'est pas du tout pressé de convoler. Les plus récents épisodes de la Fronde font pencher Mazarin pour un autre blond que la cour tient en peu de considération, tant il est timide et effacé. Or Louis de Vendôme, duc de Mercœur, lui aussi petit-fils d'Henri IV (et de Gabrielle d'Estrées), est le frère aîné du duc de Beaufort, l'un des chefs de la Fronde. Beaufort, sur- nommé « le roi des Halles » pour sa popularité auprès des Parisiens, surtout depuis son évasion de Vincennes où il était enfermé depuis cinq ans à la suite de la « cabale des Importants », préfiguration de la Fronde. Le duc de Mercœur a déjà trente-sept ans, un quart de siècle de plus que Laure Vittoria. Mais, comme le veut l'usage, Mazarin s'adresse d'abord aux parents de Mercœur. Comme le veut la politique aussi, car il sait

1. Le 1 juin 1648. que le duc et la duchesse de Vendôme, après avoir long- temps comploté contre le pouvoir, recherchent son alliance et déplorent l'attitude de leur fils cadet. Non parce que Beaufort est frondeur mais à cause de son goût trop poussé pour le peuple. La cour en rit. Ainsi la duchesse de Nemours : « Il formait un jargon de mots si populaires ou si mal placés, que cela le rendait ridi- cule à tout le monde... » Il a le sens du spectacle : en pleine Fronde, il caracole à la tête de cinq ou six mille hommes, monté sur un cheval blanc, ses très longs che- veux blonds flottant au vent sous un chapeau orné d'une masse de plumes blanches. Avec cela un courage réel, une hargne à fleur de peau, fort peu de cervelle et pas l'om- bre d'un scrupule. Il est difficile, vu les circonstances, de lui imposer pour belle-sœur une nièce de Mazarin. Espérant l'ama- douer, ses parents lui offrent, de la part du cardinal, le gouvernement d'Auvergne. Il refuse. Quelques jours après, ayant, au cours d'une débauche, bu d'énormes quantités d'un mélange de vin et de bière, il est pris de vomissements et de coliques si violentes qu'il se croit empoisonné. Paris le croit avec lui, bien que les méde- cins affirment qu'il n'y a pas trace de poison. Mazarin ne se décourage pas. Le 27 avril 1649, il écrit à son père Pietro Mazarini et à Mme Mancini que l'on traite du mariage de Laure Vittoria avec le duc de Mercœur. Seule l'intéressée n'est pas informée, et moins encore consultée. A la fin mai, le cardinal fait venir les enfants à Saint- Germain. Ces chers petits trompaient comme ils pou- vaient l'ennui de la citadelle de Sedan. Informé par Mlle de Mezières, l'oncle écrit au général Fabert : « Je vous ai souvent compati, quand j'ai songé aux complai- sances que votre bonté vous faisait avoir pour leurs puérilités. » Le général est délivré de leurs caprices, mais les enfants retrouvent une cour nerveuse, dans l'attente d'un retour à Paris reporté de semaine en semaine. De plus, un nouveau deuil survient dans la famille. Mazarin a perdu sa sœur Cleria, et il en est beaucoup plus affecté que de la mort de son frère. Cleria n'a survécu que quatre mois au décès de son mari Pietro Muti. La nou- velle est publiée dans Le Courrier du temps du 17 juil- let 1649 en des termes d'une perfidie calculée, destinée à mettre en relief l'obscurité de la famille du cardinal : « Nous avons appris à Rome, par les dernières lettres de France, qu'une des sœurs de l'éminentissime cardinal Mazarin était morte en notre ville... » En août, tout s'accélère. Le duc de Vendôme demande officiellement pour son fils aîné la main de Laure Vittoria Mancini. Le 18 août, le roi revient dans Paris en liesse. Mazarin bénéficie, auprès de l'opinion, de ce moment de répit. Le 29 août, la duchesse de Vendôme reçoit les trois nièces du cardinal comme des princesses royales. Cette fois, Laure Vittoria est informée du projet de mariage, mais aussi de l'opposition qu'il suscite. Aucun invité ne peut ignorer la bruyante scène qu'offrent, dans l'embra- sure d'une fenêtre, la duchesse admonestant son fils Beaufort qui trépigne comme un gamin et mord ses gants de rage. Le cardinal met les bouchées doubles. Il lui faut gagner les opposants de vitesse. Le 13 septembre, les toilettes et le trousseau de Laure Vittoria sont prêts. Pendant le printemps il a fait remeubler le Palais-Royal, mais depuis l'été il s'est occupé d'agrandir encore son pro- pre palais, qui ne comportait qu'un corps de bâtiment lorsqu'il l'a d'abord loué puis acheté au président de la Chambre des comptes, Jacques Tubeuf. C'est là que les fiançailles officielles seront annoncées le 19 sep- tembre 1649, avec un faste dont la cour est privée denuis longtemps, au cours d'un grand souper suivi d'une représentation théâtrale et d'un bal. Puis, à minuit, sera célébrée la messe de mariage. ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE S.E.G. 33, RUE BÉRANGER CHATILLON-SOUS-BAGNEUX

N° d'éditeur 868 Numéro d'impression : 4299 Dépôt légal : février 1989 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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