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Nuit blanche

Philippe Sollers L’écriture au combat Sylvain Brehm

Numéro 87, été 2002

URI : https://id.erudit.org/iderudit/19154ac

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Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique)

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Citer cet article Brehm, S. (2002). Philippe Sollers : l’écriture au combat. Nuit blanche, (87), 8–10.

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Par Sylvain Brehm

Au printemps dernier, Philippe Sollers a occupé le devant de la scène éditoriale française. Pas moins d'une demi-douzaine de ses anciens ouvrages, dont Paradis, Le parc, et Lois, ont été réédités au format poche.

Dans le même temps, Gallimard a fait paraître le : Les Femmes d'Alger, d'après Delacroix (étude pour), volumineux Éloge de l'infini, présenté par Sollers 2 janvier 1955 (III) comme la suite de La guerre du goût Bien que Philippe Sollers insiste sur le caractère inédit d'Éloge de l'infini, il convient de préciser qu'il s'agit d'un recueil d'essais et d'articles publiés, pour la plupart, depuis 1994.

n contrepoint, Gérard de Cortanze a publié un por­ trait inédit de l'écrivain français : Philippe Sollers ou la volonté de bonheur2. Cet Eouvrage présente la particularité de se consacrer exclusivement à l'enfance et à l'adolescence de Philippe Sollers, c'est- à-dire à la genèse de l'écrivain. Agré­ mentée de documents iconographi­ ques, de témoignages et d'extraits de textes, cette biographie jette un éclai­ rage utile sur l'œuvre d'une figure régulier ou occasionnel de nombreux consiste à montrer que l'écriture est liée importante de la littérature française journaux français, Sollers est aussi à l'enfance et au corps, ce que Sollers contemporaine. fréquemment invité à participer à des lui-même confirme: « L'œil, l'oreille, la émissions télévisées (dont le défunt respiration, les réflexes, le sens de la L'enfance de l'art Bouillon de culture). Rien d'étonnant, cible, ça s'éduque [...]. Un enfant donc, à ce que ce personnage média­ imprime en soi cette réalité brute. Un Gérard de Cortanze nous avertit tique séduise, fascine ou exaspère. adulte est écrivain s'il sait retrouver d'emblée : « On ne sait rien de Phiïippe Gérard de Cortanze choisit d'aller au- cette inscription ». Sollers sauf si l'on se décide à le lire delà des évidences et de ne pas écouter C'est sous le nom de Philippe Joyaux vraiment. Les documents ne sont pas la rumeur. Son objectif : « parler d'un que le futur Sollers naît, en 1936, à rares, ils existent. C'est beaucoup. Il faut Philippe Sollers antérieur à l'écrivain Talence (en banlieue de ). La se débrouiller avec eux ». Collaborateur Philippe Sollers ». Le pari est simple, il même année, le Front Populaire accède

IUIT IHANCHI . S au pouvoir et la guerre d'Espagne Ce qui est vrai pour la littérature préciser que le premier roman de éclate, jetant sur les routes des centaines l'est tout autant pour les autres disci­ Sollers a été remarqué et salué par des d'exilés qui remontent jusqu'à Bordeaux. plines artistiques. Cortanze rappelle écrivains tels que François Mauriac, Le jeune Joyaux est un enfant de la que chez Auguste Rodin, Pablo Picasso, , André Breton. Para­ petite bourgeoisie de province. Son père Willem De Kooning l'œuvre d'art est la doxalement, cette paternité se révèle et son oncle sont propriétaires d'une signature d'un corps. Les créateurs plutôt embarassante pour un jeune usine de métallurgie et jouissent d'un (musiciens, peintres, écrivains, dan­ auteur qui ne tient pas à être ramené statut de notable. Trois ans plus tard, seurs) convoqués par Sollers entretien­ dans le giron de l'Institution littéraire. pourtant, la France est occupée par les nent tous ce rapport singulier au corps Si, comme l'écrit Gérard de Cor­ Allemands. Malgré la réquisition d'une et à la sensation. Il s'agit, en somme, tanze, « l'écriture [chez Philippe partie du domaine familial, la famille de promouvoir un autre rapport au Sollers] est née d'une dissidence », Joyaux choisit de cacher des aviateurs monde en montrant qu'il est possible l'œuvre sollersienne, dans son ensem­ anglais dans la cave à vins. Pour le jeune de s'arracher au temps collectif et à la ble, peut être considérée comme le Philippe, le drame de la guerre se finitude de l'être humain en devenant combat d'un homme soucieux de résume à d'étranges mots : « Ici, un corps de jouissance. conserver sa singularité et sa liberté. Londres », « spitfires », « Royal Air Philippe Sollers le déclare sans ambages : Force », « Luftwaffe ». Il y a aussi ces Le corps insoumis « Tout individu est désormais en guerre étranges étoiles jaunes que certains habitants de la ville sont désormais Enfant dissipé et chahuteur, il contraints de porter sur leurs vête­ doit très vite composer avec la ments. Sollers se souviendra de tout volonté de normalisation de cela : « très jeune, on vit à fond des la société. Issu d'une famille sensations qu'on n'oubliera pas, nettes, assez libérale, il grandit dans cachées, débordantes ». un climat quelque peu inces­ Après la guerre, le jeune Joyaux est tueux au milieu de femmes victime de violentes crises d'asthme et (mère, sœurs, tante) dotées de très fréquentes otites. Tenu à l'écart d'une forte personnalité. Le et choyé, il s'adonne au plaisir de la nom de la famille lui vaut lecture et découvre la poésie au contact quelques brimades et quolibets de Baudelaire, Rimbaud et Lautréa­ de la part de ses camarades, mont. Ces premières émotions sont trouvant vraisemblablement empreintes d'une sensualité particulière que « Joyaux » a trop d'éclat. car l'enfant commence à lire dans le « Sollers » devient le pseudo­ parc de la propriété familiale. Il par­ nyme sous lequel sera signé, court les livres à la recherche des textes quelques années plus tard, un mais aussi des images : Jean-Auguste- premier roman : Une curieuse Dominique Ingres, Jean-Honoré solitude. Fragonard, Jean-Antoine Watteau, dont Ce récit initiatique, aux le tableau Assemblée dans le parc est accents proustiens, relate accroché dans sa chambre, en face de l'éveil à la sexualité de son son lit. Comment, alors, ne pas enten­ auteur. En 1951, en effet, la dre dans la conclusion de « Paradis de famille Joyaux engage une Cézanne » une évocation indirecte aux jeune domestique espagnole, jardins de l'enfance : « Cézanne ? Il est jeune, belle et farouchement où Cézanne ? Partout, nulle part. Dans indépendante. La découverte le fond du jardin du Temps, sous le du désir, de la séduction et de tilleul » ? Être artiste, c'est habiter la gratuité du bonheur achè­ pleinement son corps et apprendre veront de convaincre Philippe Philippe Sollers à faire de celui-ci une formidable Sollers de la nécessité de demeurer contre l'ensemble, quel qu'il soit, dans machine à percevoir, sentir et enre­ réfractaire à tout embrigadement et à lequel il se trouve pris. Il ne peut gistrer des sensations. Irrémédia­ toute forme de soumission. Il aura compter rigoureusement que sur lui- blement marqué par le souvenir de ces d'ailleurs l'occasion de montrer sa même ». La fondation de la revue Tel maladies enfantines, Sollers a très tôt détermination lors de la Guerre d'Al­ Quel, en 1960, témoigne d'une volonté réalisé que chez tous les grands écrivains gérie, qui débute en 1954. Refusant de rompre avec le conformisme et le « c'est le corps qui donne à la respira­ d'aller combattre les rebelles indé- conservatisme qu'incarnent notam­ tion rythmique sa fluidité, sa puissance ». pendandistes, Philippe Sollers est ment l'Académie française et les uni­ H, Paradis, Paradis 2 : trois romans, interné dans les hôpitaux psychia­ versités. Inlassablement, entouré de sans ponctuation, qui consacrent la triques militaires et ne doit son salut quelques amis, il défend et réhabilite voix et le souffle comme instrument qu'à une intervention d'André Mal­ Antonin Artaud, , privilégié de la lecture. raux, alors ministre de la Culture. Il faut Louis-Ferdinand Céline,

87 . NUIT BLANCHE alors même que ces écrivains sont à peu compte du conflit fondamental qui Bossuet, Henri de Saint-Simon, le près totalement ignorés en France. oppose, à travers l'histoire, les écrivains , Denis Diderot. L'aventure de Tel Quel cessera avec le et les artistes à la société dans son Gérard de Cortanze ne s'y trompe pas passage de Philippe Sollers chez Galli­ ensemble. Le propos ne change pas en affirmant que chez Philippe Sollers mard, au début des années quatre-vingt. dans Éloge de l'infini. Le ton, en « le goût du bonheur vient de loin, de Certains reprochent précisément à revanche, se radicalise. L'extrait du l'enfance ». »»» Philippe Sollers d'être un inconstant, traité de Houai-nan-tse placé en voire un vil opportuniste. Celui-lui leur exergue de l'ouvrage annonce que le répond : « Sollers est quelqu'un que recueil se veut une sorte de manuel de 1. Philippe Sollers, Éloge de l'infini, Gallimard, j'utilise, que je peux instrumentaliser. stratégie. Gérard de Cortanze rappelle Paris, 2001, 1095 p. ; 39,95 $. [...] Plus il y a de Sollers, mieux ça vaut. que Philippe Sollers est un adepte de 2. Gérard de Cortanze, Philippe Sollers ou la Dans l'exercice du dédoublement pro­ Karl von Clausewitz et croit, comme volonté de bonheur, Chêne, Paris, 2001, 273 p. ; ductif, le plus fort étant évidemment de celui-ci, à la supériorité de la posture 49,95 $. défensive. Pourtant, face à ce que se faire passer pour soi ». Aujourd'hui, le Philippe Sollers a publié, entre autres : Le parc, meilleur moyen d'échapper à l'emprise Philippe Sollers nomme l'Adversaire Prix Médicis, Seuil, 1961 et « Points Roman », Seuil, de la société du spectacle n'est pas de se (l'incarnation de la bêtise, du confor­ 1981 ; L'intermédiaire, Seuil, 1963 ; Drame, Seuil, tenir à l'écart, mais bien de multiplier misme, de l'ignorance et de la haine), il 1965 et « L'imaginaire », Gallimard, 1990 ; Nombres, les images de soi. Ainsi, l'auteur de apparaît nécessaire de mener une Seuil, 1966 et 1968 ; L'écriture et l'expérience des véritable guerre. Or, l'Adversaire ne lit limites, Seuil, 1968 et « Points Essais », Seuil, 1971 ; Femmes se plaît à apparaître là où on ne Logiques, Seuil, 1968 ; Entretiens avec Francis Ponge, l'attend pas. Il avance masqué. L'éla­ pas : il communique, calcule et con­ Seuil, 1970 ; lois, Seuil, 1972 ; H., Seuil, 1973 ; Sur le boration de ce que Gérard de Cortanze trôle. La lutte sera donc autant éthique, matérialisme: De l'atomisme à la dialectique appelle une « mytho-biographie » pro­ esthétique que politique. Comme le révolutionnaire, Seuil, 1974 ; Délivrance: face à face, cède de ce désir de faire de sa vie une rappelle Philippe Sollers, en citant Paul avec Maurice Clavel, « Points », Seuil, 1977 ; Vision à Cézanne, « le goût est le meilleur juge » ; New-York, Grasset, 1981 et Denoël, 1983 ; Paradis, œuvre : « la vie est un roman, aussi Seuil, 1981 et « Points Roman », 1994 ; Femmes, vaut-il mieux la mener comme si l'on aussi, pour maintenir la pensée en éveil, Gallimard, 1983 et Folio, 1984 ; Légendes, CAPC était un personnage au milieu de il faut s'extraire du temps social, « être Musée art contemporain Bordeau, 1984 ; Portrait du personnages de romans qui n'en ont acteur de sa sensation [...] et posséder joueur, Gallimard, 1984 et Folio, 1986 ; Théorie des absolument pas conscience ». un sens historique informé et large ». exceptions, Folio, 1985 ; Une curieuse solitude, « Dès lors, le temps et l'espace cessent Points Roman », Seuil, 1985 ; Paradis 2, Gallimard, Faut-il s'étonner que Philippe Sollers d'être cloisonnés : Franz Kafka, James 1986 ; Le cœur absolu, Gallimard, 1987 et Folio, 1989 considère son expérience singulière ; Photos licencieuses de la Belle Époque, Éditions Joyce, Biaise Pascal, Friedrich Hôlderlin, comme un fait littéraire ? La réponse se 1900, 1987 ; Les surprises de Fragonard, Gallimard, Han Fei s'interpellent et se répondent trouve dans le magnifique texte « La 1987 ; Rodin: dessins erotiques, avec , par-delà les siècles et les frontières Gallimard, 1987 ; De Kooning, La Différence, 1988 et lecture et sa voix » dans Éloge de géographiques. À cet égard, l'essai de 1991 ; Sollers vidéo Fargier: une voix sept fois, avec l'infini. Citant Guy Debord, Philippe Philippe Sollers constitue un sésame Jean-Paul Fargier, Ad'hoc Xavier d'Arthuys, 1988 ; Sollers déclare : « Pour savoir écrire [...], pour pénétrer dans l'infini de la Les folies françaises, Gallimard, 1988 et Folio, 1990 ; il faut avoir lu et pour savoir lire, il faut Sade contre l'Être suprême, Quai Voltaire, 1989, création. savoir vivre ». Le problème est que nos 1992 et Gallimard, 1996 ; Le lys d'or, Gallimard, sociétés déploient de redoutables 1989 et 1991 ; Carnet de nuit, Pion, 1989 ; Banlieues, Cependant, l'érudition ne cesse Denoël, 1990 ; L'affaire Kissinger, avec Maurice moyens pour nous empêcher de lire. La jamais d'être alliée au plaisir. Frondeur Girodias, La Différence, 1990 ; Drame, Gallimard, diffusion massive de l'écrit et l'anal­ et polémiste, Philippe Sollers ne cède 1990 ; Improvisations, Gallimard, 1991 ; La fête à phabétisme généralisé s'accompagnent jamais à la tentation du nihilisme ou Venise, Gallimard, 1991 et Folio, 1993 ; Sade contre de rituels commémoratifs sur fond de la dépression. Cette volonté de l'être suprême, Quai Voltaire, 1992 et Gallimard, d'amnésie : « Je peux feindre ou rêver 1996 ; Lettres de madame de Sévigné: 1626-1696, revendiquer la volupté, le jeu et la Images d'un siècle, Scala, 1992 ; Le rire de Rome, de m'intéresser à la vie étrange et dra­ connaissance comme valeurs suprêmes Entretiens avec Frans de Haes, Gallimard, 1992 ; Le matique de Hôlderlin, Baudelaire, caractérisent un auteur qui déclarait secret, Gallimard, 1993 et 1995 ; Venise éternelle: les Rimbaud, Lautréamont, Artaud, mais récemment : « La vie est courte, je voyageurs photographes au siècle dernier, Lattes, me mettre devant leurs mots est une m'efforce de vivre d'extase en extase ». 1993 ; La guerre du goût, Gallimard, 1994 ; César à autre affaire. Ces mots ne se laissent pas Gérard de Cortanze rapporte que lors Venise, Du Regard, 1995 ; Le cavalier du Louvre: faire. Ils persistent à résonner malgré le Vivant Denon, Pion, 1995 et Folio, 1997 ; Le paradis d'un entretien, un journaliste a tenté de de Cézanne, Gallimard, 1995 ; Baroque du Paraguay, film ou le roman-photo qu'on plaque faire de Philippe Sollers un disciple de Hoëbeke / Musée galerie de la Seita, 1995 ; Les sur leurs auteurs ». La lecture, on le Kant. La réponse a fusé, cinglante : passions de Francis Bacon, Gallimard, 1996 ; Picasso comprend donc, est un éblouissement, « Pourquoi demander au Français d'être portrait, Cercle d'art, 1996 ; Amours, en une expérience intérieure. D'où l'ur­ amnésique à sa langue et à sa tradition collaboration, Actes Sud, 1997 ; Aragon, Le gence d'entendre l'injonction de Saint- mouvement perpétuel, en collaboration, Stock, 1998 philosophique ? Le plaisir avant toute ; Casanova l'admirable, Pion, 1998 et Folio, 2000 ; Augustin : « Prends et lis ». chose ! ». Réfutant les systèmes philo­ L'annéedu tigre, Journal de l'année 1998, Seuil, 1999 sophiques et les représentations du et Points, 2000 ; Œil de Proust, Stock, 1999 ; L'écriture au combat monde fondées sur l'absurde et le Nombres, Gallimard, 2000 ; Passion fixe, Gallimard, pessimisme, Philippe Sollers revendique 2000 ; La divine comédie, Desclée de Brouwer, 2000 ; Éloge de l'infini, Gallimard, 2001 ; Francis Ponge, Dans la préface à la Guerre du goût, une autre filiation : Michel de Mon­ Seghers, 2001 ; L'intermédiaire, Seuil, 2001 ; Lois, Philippe Sollers déclare vouloir rendre taigne, Marcel Proust, Jacques-Bénigne Gallimard, 2001 ; Mystérieux Mozart, Pion, 2001.

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