Stéphanie Lima: L’émergence d’une toponymie plurielle au

L’émergence d’une toponymie plurielle au Mali

Stéphanie Lima Centre Universitaire et de Recherches J.F. Champollion, Albi [email protected] Résumé Summary

L’émergence des territoires communaux au Mali, In Mali, municipalities were created in the context dans le cadre de la mise en œuvre d’une réforme of decentralization. Their creation reveals an origi- de décentralisation, s’accompagne d’une renais- nal process of toponymic renewal at the local level. sance toponymique des espaces locaux. Entre 1994 Between 1994 and 1996, the main characteristics et 1996, l’ensemble des attributs des nouvelles of the new municipalities (size, boundaries, centre communes ont été discutés puis négociés : gabarit, and name) have been debated and negotiated. The limites, centre, nom. L’enjeu toponymique se situe Malian government involved local populations in the à l’intersection des logiques de découpage et des process of demarcating new municipal boundaries, représentations spatiales convoquées lors des- dif thus allowing social and spatial representations to be férentes étapes de la réorganisation territoriale. Au taken into account. The respective balance between sortir de deux années de transaction territoriale, la the internal logic of territorial demarcation and so- toponymie communale s’inscrit dans une tension, cial representations differ according to place. In the entre l’adhésion au centre (chef-lieu) et une volonté region for example, the mobility and social de neutralité. Signes apparemment faibles, les noms networks that structure space have been integrated de chefs-lieux, attribués aux territoires communaux, in the choice of new local toponyms. The names of sont le point d’orgue du cheminement contrasté de the new municipalities vary from the adhesion to the la réorganisation territoriale. local administrative centre, by adopting its name, to the choice of “neutral” toponyms. The nature of to- Mots-clés ponyms of local communities thus sheds light on the contrasted results of the national territorial restruc- Toponymie, recomposition territoriale, découpage, turing. commune, chef-lieu, centralité, Mali, Région de Kayes Key-words

Toponymy, territorial restructuring, demarcation, municipality, chef-lieu, centrality, Mali,

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De la nomenclature à la l’espace, créent de nouveaux territoires et donc de nouveaux toponymes. Sur les deux hémisphères de complexité territoriale la planète, des villes, des régions, des États changent de noms. De nouveaux territoires apparaissent (col- L’appropriation de l’espace passe par sa dénomi- lectivités territoriales, territoires de projet, réseaux) nation. Il n’existe pas de lieu qui ne soit nommé, et ajoutent leurs noms sur la carte. La toponymie est un même lieu pouvant avoir plusieurs noms, si- en mouvement à toutes les échelles selon des logi- multanément ou successivement dans le temps. La ques plurielles (Debarbieux, Vanier, 2002). toponymie est au cœur de la relation de la société avec l’espace et elle exprime une des facettes de la Au Mali, le découpage des territoires communaux, dimension politique de ce rapport (Claval, 1995). La dans le cadre de la mise en œuvre d’une réforme toponymie est porteuse de sens, de valeurs, dans un de décentralisation, s’accompagne d’une recompo- espace construit et pour un temps donné, en rapport sition toponymique des espaces locaux. Entre 1994 avec les groupes sociaux en présence. Elle participe et 1996, l’ensemble des attributs des nouvelles com- au découpage de l’espace, un territoire identifié et munes a été discuté et négocié : gabarit, limites, nommé étant un territoire défini et délimité (Paul- chef-lieu, nom. L’enjeu toponymique se situe à l’in- Lévy, Ségaud, 1983). En cela, les recompositions tersection des logiques de découpage et des repré- territoriales qui se déploient à différentes échelles sentations spatiales convoquées lors des différentes entraînent des mutations toponymiques. Le renou- étapes de la réorganisation territoriale. La trajectoi- vellement des pouvoirs associé aux constructions re toponymique des entités locales au Mali s’inscrit territoriales influence la nature des toponymes, en- dans une temporalité marquée par les périodes co- tre refoulement et révélation. En effet, la toponymie loniale et post-coloniale. Le poids des mailles subies relève d’une intentionnalité : quel est le sens des et l’héritage d’un modèle toponymique exogène lieux et des territoires ? Pour qui la toponymie est- entraînent des positionnements contrastés à l’heure elle porteuse de sens ? du renouvellement toponymique (première partie). La philosophie du découpage communal, marquée Entre le premier objectif d’identification des lieux et par la participation des habitants au processus de re- celui de leur appropriation globale, la toponymie a composition territoriale, confère à la dénomination opéré une mutation fonctionnelle. À l’origine, la to- des communes un statut inédit, puisque l’exercice ponymie participe à « l’écriture de la terre ». Repé- se réalise au niveau local (deuxième partie). Enfin, rer les lieux, écrire leurs noms sur la carte procède à l’échelle d’une région marquée par des mobilités d’une nomenclature, achevée depuis longtemps. A pluriscalaires, la question de la négociation topony- ce stade, la toponymie est déjà un acte politique, qui mique s’inscrit dans une tension entre l’adhésion au témoigne de rapports de force. Désormais, à l’heure centre, une volonté de neutralité et le désir d’un re- de la mondialisation, la toponymie s’inscrit dans un tour aux « terroirs » (troisième partie). contexte de transformations politiques et territoria- les qui lui confèrent une autre portée. Au-delà de Dans un processus ascendant de recomposition ter- « l’état des lieux » auquel elle renvoie toujours, elle ritoriale, l’enjeu de la légitimité territoriale et politi- est passée dans le registre de la complexité territo- que passe notamment par la reconnaissance d’une riale (Gerbaux, 1999). toponymie partagée. Derrière le nom, les rapports de force se révèlent, les anciennes références se La production toponymique est active à toutes les confrontent aux nouvelles, dans un mouvement de échelles et sur tous les continents. Désormais, il recomposition à la fois ancré dans les espaces locaux ne s’agit plus d’établir une nomenclature des lieux et dans les réseaux. La question des modalités de (le monde est nommé en tout lieu), mais de refon- l’émergence d’une toponymie négociée et partagée der des rapports de pouvoir qui, se déployant dans se pose au regard de l’enjeu de l’appropriation de

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ces entités locales qui renvoie à la fois à la problé- re aux niveaux locaux. D’une part, les cercles, créés matique de la construction de l’État-nation africain pendant la colonisation sont maintenus et multipliés (logique territoriale) et à celle de l’inscription de ces (ils passent de seize à quarante et un). Ils sont com- territoires locaux dans la mondialisation (logique ré- posés de plusieurs arrondissements (qui sont eux- ticulaire). mêmes des regroupements de villages). Leur nom est celui de la ville qui en est le chef-lieu. Le centre La toponymie entre continuité et désigne l’ensemble du territoire, dans une logique rupture territoriale « d’encerclement ». L’identification d’un territoire administratif à un centre témoigne du rapport de force présent dans ces entités. Le pouvoir est cen- La quête toponymique démarre à l’échelle nationale. tralisé, détenu par les commandants de cercle, ré- Sous « les soleils des indépendances » (Kourouma, putés pour administrer le territoire avec une main 1970), naissent en Afrique de l’ouest des toponymes de fer depuis le chef-lieu, sans compter les tournées hétérogènes dont l’ambition est d’ancrer les nou- de terrain au cours desquelles ils ont l’occasion de veaux espaces nationaux dans une trajectoire his- réaffirmer auprès de la population leur autorité sans torique endogène. Le Bénin, le Ghana, le Mali, no- limites. Dans cet espace subi (Raffestin, 1980), les tamment, ont puisé dans le registre du passé, celui toponymes des cercles expriment une centralité in- des empires pré coloniaux, pour asseoir leur légiti- contestée : le centre est le territoire. mité. En effet, dans un contexte de décolonisation et de construction de l’État-nation, la référence à une Dans le même esprit, au niveau local, les arrondis- histoire prestigieuse a suscité l’intérêt d’une classe sements complètent cette logique de la « circons- politique désireuse de trouver une reconnaissance cription » des entités villageoises. À la différence des dans un territoire au découpage construit dans une cercles, instaurés pendant la colonisation, les arron- logique exogène. dissements sont le produit de l’indépendance. For- més de plusieurs villages, ils remplacent les cantons À l’Indépendance (1960), le Mali, comme la plupart coloniaux. À cette échelle plus fine, la nécessité de des pays anciennement colonisés, conserve l’orga- modifier les contenus, les limites et l’intitulé dela nisation administrative mise en place pendant l’oc- maille est plus forte. Si les cercles, mailles larges, se cupation française. Face à cet héritage territorial maintiennent et se multiplient, les cantons, en prise spécifique, les nouvelles autorités ont eu un com- avec les réalités sociales et politiques locales durant portement ambivalent. La conception du territoire la colonisation, doivent disparaître conformément au national, source de légitimité pour le pouvoir, a été projet de société que le parti au pouvoir veut mettre récupérée par les gouvernants, dans la mesure où, en oeuvre. Dès 1958, la Fédération du Mali supprime pour ces États naissants, le problème était de régler les chefferies traditionnelles au niveau des villages la question de l’identité nationale. Roland Pourtier et des cantons. Il s’agissait, pour le parti émergeant présente en ces termes la nécessité pour les nouvel- de l’US-RDA1, d’asseoir son pouvoir et d’éliminer les les élites politiques de pérenniser les découpages co- chefs traditionnels placés à la tête des cantons et loniaux : « Née du territoire, la légitimité n’attendait regroupés au sein du Parti Soudanais Progressiste plus qu’à être confirmée et confortée par la durée ». (PSP)2, allié à l’administration coloniale. Le renouvel- Et ce, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle locale. lement des cadres territoriaux s’accompagne du re- nouvellement de l’élite politico-administrative, avec À l’intérieur des frontières nationales, le proces- la mise à l’écart des leaders traditionnels3. sus de construction territoriale a donné lieu à une production toponymique à différentes échelles. Pa- Les cantons sont donc supprimés et leurs noms dis- rallèlement au découpage de nouvelles entités ad- paraissent aussi du paysage politique local. La topo- ministratives, des toponymes émergent à l’échelle nymie cantonale relevait de la période pré-coloniale, régionale et locale. Pour le Mali, l’entreprise démar-

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en références aux diamana (anciens « pays » pré-co- trisait pas, que celui de s’appuyer sur les pouvoirs en loniaux regroupant plusieurs villages). Cependant, la place (elle a aussi contribué à les remanier plusieurs continuité établie par la toponymie entre diamana fois indirectement), les nouvelles autorités indépen- et cantons ne doit pas cacher une rupture en termes dantes, dotées d’un territoire hérité, poursuivent ce de configuration spatiale et de pouvoir. Les cantons processus de standardisation fondé sur une rupture ont été institués pour « cantonner » au sens propre fondamentale, en installant un administrateur et l’espace politique pré-colonial composé de diamana une cellule politique, dès le niveau local. Si la logique et caractérisé par la fluidité et l’ouverture (Cissoko, du contenant est la même, la logique du contenu dif- 1988). Entité politique réticulaire aux marges floues, fère. le diamana est un espace plus ou moins continu topographiquement, dont la centralité est mobile. Le tandem composé par les cercles et les arrondis- Face à cette incertitude spatiale, l’administration co- sements, au-delà de leur forme territoriale respec- loniale a imposé un cadre rigide : un centre fixe et tive, correspond à un projet politique centré sur la des regroupements villageois continus. Cependant, construction de l’État. Pour ce faire, le remodelage les noms sont restés. La chefferie de canton conçue des cadres territoriaux hérités de la période colonia- par l’administration coloniale a beaucoup marqué le se révèle insuffisant. Plus que le contenant c’est le les esprits. Les villageois ont conservé une certaine contenu qu’il s’agit de redéfinir. La rupture se pro- rancœur contre les centres où sévissait un chef de duit donc davantage avec la création de nouveaux canton qui usait de son pouvoir pour faire accomplir centres (chefs-lieux de cercle et d’arrondissement), à leurs aïeux les tâches les plus dures dans le cadre plutôt que dans le remaniement complet des limi- des travaux forcés. Ces animosités ont pu perdurer, tes (la conception centre/périphérie du territoire avec des conséquences directes sur le découpage est maintenue). Ces nouveaux pôles de la vie admi- communal réalisé récemment, notamment la multi- nistrative et politique sont des lieux de pouvoir, qui plication des micro communes, due à l’hostilité des s’appuient sur l’interpénétration des fonctions ad- villages face à un regroupement, sur la base des an- ministrative et politique. L’orientation socialiste du ciens cantons. D’où la question des modalités de la Parti Unique condamne les ressorts traditionnels du réminiscence des noms de cantons dans la topony- pouvoir, ce qui se traduit par la suppression des can- mie communale actuelle. tons, dont leurs noms, des chefs-lieux de canton et le glissement des chefs-lieux d’arrondissement vers Les arrondissements ont donc eu pour objectif de des localités militantes. Les arrondissements sont défaire les cantons4. Sur le plan toponymique, le créés pour rééquilibrer le maillage au niveau local, principe appliqué est le même qu’au niveau des c’est-à-dire rapprocher l’administration des popula- cercles : le nom du chef-lieu d’arrondissement est tions et, en même temps, ancrer les structures du celui du territoire dans son ensemble. La logique Parti. La redéfinition des cercles permet seulement du contenant est la même : circonscrire et créer de de créer un réseau homogène de chefs-lieux de cer- l’ordre en construisant des territoires homogènes. cle, mais ne propose pas une véritable rupture avec Le vocable « arrondissement » traduit cette idée de le régime colonial, ce qu’atteste le maintien de l’ap- production d’un maillage aux formes « arrondies », pellation « cercle » et du statut de « commandant de c’est-à-dire sans aspérités, sans « coins » où s’accro- cercle », héritages directs du temps colonial. Enfin, cher (à la différence des cantons, dont l’étymologie dès l’indépendance, la création des régions5 complè- signifie « portion d’étendue en forme de coin »). Les te l’architecture avec la mise en place d’un dernier arrondissements, bien qu’ils aient été fabriqués à niveau territorial. Comme pour les arrondissements partir des cantons, ne reconnaissent en aucun cas et les cercles, les régions prennent le nom de leur les chefferies locales. À l’inverse de l’administration chef-lieu, tout simplement. Ainsi se répète à toutes coloniale qui n’avait comme recours, pour asseoir les échelles la reproduction d’un modèle axé exclu- son autorité sur un territoire inconnu qu’elle ne maî- sivement sur la centralité. L’État se construit par le

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biais d’une optimisation du découpage territorial qui tie de la participation de la population. Face à plu- passe par la multiplication des mailles et par la créa- sieurs choix possibles, quels sont les déterminants tion d’un em¬boîtement, ainsi que par le dévelop- à l’œuvre dans l’appellation de ces nouveaux terri- pement des centralités, accompagné d’une logique toires politiques ? toponymique homogène. L’exemple de la région de Kayes illustre ce modèle (carte n°1). Décentralisation et communalisation : vers une Le passage du régime colonial à la 1ère République indépendante du Mali s’accompagne d’une mul- transition toponymique ? tiplication des mailles et de leur requalification. La construction de l’État-nation nécessite une appro- Avec l’indépendance, toute une toponymie locale priation des espaces locaux par le biais de la fabrica- s’est effacée, celle des diamana, remplacée par la tion de territoires politiques. En fait, ce processus se nomenclature des chefs-lieux d’arrondissements. Si révèle être un quadrillage politique, avec pour corol- cette disparition a eu lieu sur les cartes et les docu- laire l’asservissement des fonctions économiques ments administratifs, elle a été moins définitive pour et administratives aux structures du Parti Unique. À les populations. La référence à tel ou tel « pays » est cela s’ajoute une confusion originelle entre décen- courante dans la bouche des chefs de village évo- tralisation et déconcentration, qui apparaît - désor quant les relations de leur village avec d’autres loca- mais comme structurelle et non plus comme tran- lités issues du même diamana. C’est cette mémoire sitoire. À propos du cas du Niger, Frédéric Giraut qui a été réactivée au moment des concertations (1999) parle d’une étape de « parthénogenèse et intervillageoises aboutissant au découpage commu- emboîtement », propre à l’émergence des territoires nal. de l’État-nation. En 1991, le régime du Général Président Moussa L’héritage de ces années de centralisme administra- Traoré est renversé par la population, au terme de tif et politique n’est pas sans effets sur l’application plusieurs semaines de grèves et de manifestations. actuelle de la réforme de décentralisation. La con- Après plusieurs années de dictature, le Mali s’ouvre ception du territoire, aussi bien que du pouvoir, au monde et entre dans une nouvelle ère, celle de élaborée durant cette période a supprimé du cadre la démocratie. Dans toute l’Afrique de l’Ouest, les administratif et politique les repères de la population années 1990 sont synonymes de démocratisation relatifs à leurs anciens espaces de vie (les diamana). et de décentralisation, sous la tutelle des instances Les centres et les limites des arrondissements ont internationales (Banque Mondiale, Fond Monétaire forgé une trame territoriale définie selon les codes International). Le Mali est pris dans cette vague à la d’un pouvoir soucieux de préserver l’unité du terri- suite des élections législatives et présidentielles de toire national et de construire un État fort. La dictat- 1992. Le gouvernement d’Alpha Oumar Konaré place ure militaire au pouvoir entre 1968 et 1991 n’a pas en tête de ses priorités le chantier de la décentrali- renié les cadres territoriaux instaurés par l’US-RDA, sation, réforme inscrite dans la constitution du pays même si elle en a transformé les contenus. Depuis depuis l’indépendance (Le Démocrate, 1995). Dans l’indépendance jusqu’en 1991, les territoires et les un contexte de liberté retrouvée et d’élan populaire, toponymes locaux ont été imposés par le haut. C’est décentralisation rime avec responsabilisation aux dans cette histoire récente que se trouvent les res- yeux de la « société civile ». Du côté du gouverne- sorts de la transition territoriale et toponymique en ment et de ses partenaires internationaux, l’enjeu cours au niveau local. L’instauration d’un modèle est de dessiner une réforme aux contours inédits de toponymique fondé sur la primauté du centre pose manière à articuler la force de cette dynamique as- la question des modalités de dénomination des nou- cendante avec les impératifs administratifs et politi- velles communes dont le découpage relève en par- ques du transfert de compétences et de moyens au

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Carte n°1 : Découpage et toponymie des arrondissements dans la Région de Kayes

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niveau local (Félix, 1996). En effet, si la décentralisa- tion territoriale. L’objectif est donc de créer des com- tion reste une opération administrative, elle prend munes, rurales et urbaines, en remplacement des une toute autre dimension dans un des pays les plus arrondissements, avec un centre, des limites et un pauvres du monde (Igue, 1995). nom8. Le champ des possibles est donc ouvert, entre inquiétude et enthousiasme, et les opérations de dé- En 1993, une structure est créée, la Mission de Dé- coupage se déroulent sur deux années, de juin 1995 centralisation (MDD), dont le responsable Ousmane à novembre 1996. Sur le terrain, les commissions Sy fait désormais figure de référence à l’échelle in- locales de découpage (CLD), composées à la fois de ternationale pour son expérience dans la décentra- personnes issues de la société civile et de personnels lisation malienne6. Lui et son équipe, placés sous de l’administration, sont chargées d’expliquer et de la tutelle du Premier Ministre, réalisent le canevas faire appliquer les critères du découpage, élaborés d’une réforme originale, notamment dans sa dimen- par la MDD. Sur cette base, la création de 610 com- sion territoriale. Si le schéma des compétences des munes était envisagée (dont 572 communes rurales collectivités territoriales est largement inspiré du et 38 communes urbaines). Les critères, au nombre modèle français, la réorganisation territoriale ini- de cinq, sont d’ordre relationnel et fonctionnel : tiée en amont est inédite (Coulibaly, 1994). Au lieu - le critère socioculturel, c’est-à-dire le respect d’opérer la transformation des arrondissements en des solidarités communautaires ; collectivités territoriales (les communes), comme - le critère démographique (de 10 000 à 25 000 beaucoup de représentants de l’administration ter- habitants par commune) ; ritoriale le souhaitaient7, la MDD propose de les - le critère de distance et d’accessibilité, pour un supprimer définitivement et de créer de nouvelles chef-lieu de commune rurale accessible par tous ; entités, totalement démarquées des héritages co- - le critère de viabilité économique, à savoir la loniaux et post-coloniaux. À travers cette refonte capacité à fournir les services économiques, sociaux complète du maillage local, l’enjeu est à la fois de et culturels nécessaires et à financer le développe- créer une rupture avec les régimes politiques pré- ment communal ; cédents et de construire une légitimité politique - le critère géographique, pour créer une com- locale en associant l’émergence d’un pouvoir élu à mune sur un territoire cohérent et unitaire. de nouveaux territoires (Kassibo, 1997). Malgré de multiples résistances, la MDD emporte l’adhésion du À cela s’ajoute le choix du nom de la commune, pour gouvernement et de ses partenaires (Coopérations lequel aucune consigne n’a été donnée. Les noms allemande, française et canadienne, notamment) et des communes formeront une toponymie choisie, et son projet de découpage communal est validé. Une ce pour la première fois depuis l’indépendance. Face fois la décision prise de constituer de toutes pièces aux villageois, les membres des commissions de dé- de nouvelles communes, l’idée de faire participer coupage ont eu recours à des expressions en langues la population à cette entreprise prend forme au ni- locales9 pour expliciter le contenu de la décentralisa- veau de la cellule « Réorganisation territoriale » de tion et les objectifs du découpage communal. Parmi la MDD. Il ne s’agit donc pas d’imposer un nouveau celles-ci, la plus fréquemment employée est « le découpage par le haut, mais de rendre la population retour du pouvoir au terroir », qui fait directement actrice de ce processus. Là encore, les partenaires référence aux formes de pouvoir précoloniales. En internationaux suivent et toute une stratégie est ré- effet, le « terroir » évoque les diamana, à la fois dans fléchie pour définir les modalités de la participation leur configuration politique et spatiale. Le recours à villageoise au découpage communal. ce schéma ancien dans la mise en œuvre d’un dé- coupage local a produit des effets multiples. Dans les Plusieurs outils sont produits dans les locaux de la villages, la palette des critères proposés a été inter- MDD, dont le « Guide du découpage territorial », qui prétée au regard d’une compréhension partielle de précise la philosophie et les critères de la recomposi- la décentralisation, basée sur une articulation ambi-

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guë entre un retour en arrière et une projection dans rebondissements, chefferies consacrées ou cassées l’avenir. par la colonisation, initiatives d’émigrés de retour : les arguments s’enchevêtrent au-delà des grilles ter- « Aller vers » un village, « se lier » avec lui et avec ritoriales par trop univoques autour des critères de d’autres dans une même entité, choisir une déno- taille ou d’accessibilité » (Bertrand, 1999). mination commune, telle est la démarche suivie par chaque localité du Mali pendant les concertations Cependant, le découpage communal n’est pas uni- intervillageoises orchestrées par les commissions quement le fruit d’une métempsycose des espaces de découpage. C’est à partir de ces positionnements anciens dans une nouvelle enveloppe territoriale. Il relationnels que les critères fonctionnels édictés par se présente comme une composition complexe, en la Mission de Décentralisation ont été réinterprétés tant qu’aboutissement d’une confrontation entre et plus ou moins respectés Au nombre de cinq ini- des logiques qui trouvent leurs références dans les tialement, deux consignes ont été privilégiées tout modèles des temps anciens et celles qui prennent au long du processus de découpage : le respect des appui dans le renouvellement des relations sociales liens de solidarité communautaire et la continuité et spatiales, du fait de l’ouverture des espaces villa- géographique. Les trois autres n’ont pas résisté aux geois, notamment dans le cadre des migrations in- revendications sociales : le poids démographique n’a ternationales (c’est le cas dans la Région de Kayes). pas tenu son rang prioritaire, pas plus que la viabilité Entre ces deux tendances se dessinent les territoires économique (critère flou) ; en ce qui concerne l’ac- communaux avec, pour les uns, la réactivation des cessibilité du chef-lieu de commune, étant donné la codes de l’ordre ancien (notamment les rapports en- tendance générale à la multiplication du nombre de tre villages-mères et villages-descendants), et pour communes, peu de villages se trouvent éloignés du les autres, la possibilité de s’en détacher, en instau- centre, en termes de distance absolue. rant de nouvelles relations (de type fonctionnel).

Il apparaît que les représentations et les pratiques Au terme des concertations intervillageoises, la loi n° spatiales des habitants sont en décalage avec le 96-059 du 4 novembre 1996 portant création de com- « modèle territorial » que l’État leur a proposé. Le munes au Mali a permis la création de 684 nouvelles projet territorial venu d’en haut n’a pas été repris communes, dont 666 communes rurales et 18 com- par le bas, malgré le panel des consignes retenues. munes urbaines (auxquelles s’ajoutent 19 anciennes À l’inverse, il a été accaparé et trituré par les acteurs communes urbaines, pour un total de 703 commu- locaux, qui sont intervenus à plusieurs échelles pour nes), en remplacement des 283 arrondissements parvenir à leurs fins. De ce fait, le processus de dé- créées à l’indépendance. À l’échelle nationale, les coupage a été entraîné sur un terrain différent que régions ont connu des trajectoires différentes dans celui réservé à un projet administratif d’envergure le découpage communal. Pour les régions du Nord nationale, et ce dans le cadre d’une politique de (Tombouctou, Kidal, Gao), le découpage communal décentralisation. La communalisation a été trans- n’a pas entraîné une forte recomposition territoria- portée dans les sphères locales où se sont rejoués le, dans la mesure où 40 à 50% des arrondissements les conflits d’antan, où se sont reconstruites les al- ont été transformés en communes. Dans les régions liances passées et autant de liens tenus sous silence centrales (Koulikoro, Ségou, Mopti), le découpage dans l’armature des découpages antérieurs (arron- s’inscrit dans les normes prescrites par la MDD. Les dissements, cercles). « Bien des conflits tels que les régions périphériques (Kayes à l’ouest et Sikasso au choix de rattachement, de délimitation et de chefs- sud) présentent, quant à elles, un positionnement lieux communaux ont en réalité des fondements « extrême » dans les résultats du découpage, avec plus sociaux que spatiaux. Allégeances lignagères, des proportions élevées de micro-communes (Koné, hiérarchies ethniques, concurrences des plus anciens 1997) et une faible proportion d’arrondissements occupants et de nouveaux venus dans une histoire à maintenus en communes.

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Cette tendance s’illustre particulièrement dans D’après la liste officielle des communes et les entre- la Région de Kayes10 (située à l’ouest du pays, à la tiens effectués dans les chefs-lieux de cercle (la ré- frontière du Sénégal et de la Mauritanie). Territoire gion de Kayes en compte sept), les noms de commu- périphérique, voire de confins, touché par une forte ne sont de cinq types (cartes n°2 et n°3). En tête de la émigration, cette région se présente comme un labo- nomenclature communale se trouvent les noms de ratoire d’expérimentation sociale et spatiale (Gonin, chefs-lieux (71 %), c’est-à-dire que le nom du territoi- 1997). L’importance des réseaux migratoires, notam- re est identique à celui du village qui en compose le ment, a contribué à produire des entités communa- centre administratif. Cette primauté est valable dans les inédites, entre réseau et territoire (Lima, 2003). tous les cercles, sauf celui de Yélimané. En deuxième Avec 126 nouvelles communes, cette région permet position (17 %) viennent les noms de « pays » (c’est- d’illustrer la transition toponymique qui s’est opérée à-dire des anciens cantons ou diamana), excepté en parallèle au découpage communal. Au-delà des dans le cercle de Yélimané où les toponymes relatifs enveloppes territoriales, le renouvellement topony- à ces anciennes entités sont majoritaires. À l’inverse, mique révèle une double tension, entre l’adhésion les habitants n’ont pas eu recours à ces néo-topony- au chef-lieu et la volonté de neutralité. mes dans les cercles de Nioro et Kéniéba. Derrière ces deux catégories qui représentent la majorité des La négociation toponymique : noms de commune (88 %), viennent trois autres re- adhésion au centre et désir de gistres très peu utilisés : les noms géographiques, faisant référence à des caractéristiques géographi- neutralité ques12 (cercles de Kayes, Kita et Yélimané), les noms d’associations intervillageoises (cercles de Kayes et Nommer un territoire n’est pas un acte neutre, ni Yélimané) et des noms divers, dont les origines sont sans conséquence. Dans la région de Kayes, l’émer- multiples13 (cercles de Kayes, Kita, Yélimané). gence de 126 nouvelles communes en remplacement de 49 arrondissements est une opportunité pour le La désignation d’un territoire politique est un acte renouvellement de la toponymie locale. La dénomi- fondateur. Le nom scelle un consensus, quelle que nation de ces territoires institutionnels, fabriqués soit la nature de celui-ci. Il s’avère que les noms re- selon une logique ascendante, est une étape inédite tenus dans les cercles de la région de Kayes ne re- dans la trajectoire des espaces locaux au Mali. Sortis flètent pas l’entremêlement des logiques à l’œuvre du carcan spatial des arrondissements, les villageois pendant le découpage. Signes apparemment faibles, sont en mesure de revendiquer leur identité dans la les noms de chefs-lieux sont le point d’orgue du trame des communes rurales, avec des positionne- cheminement contrasté de la réorganisation territo- ments forts à trois niveaux : les limites, le centre, le riale. Après le temps de la discussion, des batailles nom. En effet, comme pour les contours et les centres de chefs-lieux, des désistements et des adhésions de ces territoires, la nomenclature communale est de dernière minute, l’appartenance à un territoire directement déterminée par les habitants. Concrète- commun et le ralliement à un chef-lieu sont symbo- ment, chaque village complète une fiche de regrou- liquement signifiés par l’élargissement du nom du pement à l’issue des concertations intervillageoises, chef-lieu au nom communal. Privilégier ce type de laquelle sera validée au niveau régional, puis au ni- toponyme s’inscrit dans la continuité des choix- ef 11 veau national par les députés lors du vote de la loi fectués à l’Indépendance par l’administration quand de création des communes. Cette toponymie choisie les noms des chefs-lieux d’arrondissements ont été « par le bas » est donc l’œuvre de la population, dans imposés par-dessus ceux des cantons, eux-mêmes ses différentes composantes, sur laquelle ni l’admi- reprenant ceux des anciens « pays ». Derrière la neu- nistration, ni les députés ne sont revenus lors de la tralité apparente de ces désignations, c’est aussi un finalisation du processus de communalisation. non choix qui se révèle, celui de ne pas marquer les

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entités communales par des références explicites au autoritaire, très actuel. » (in Lévy et Lussault, 2003). passé, même si certaines reprennent en intégralité Ainsi, sur 126 communes, seules 22 (17 %), ont les contours de diamana. Dans le cercle de Kénié- opté pour un nom de pays, et ce dans cinq cercles ba, par exemple, où les trois communes de l’ancien (sauf Kéniéba et Nioro). Là, il y a adéquation entre arrondissement de Faraba (, Faraba et Kou- le contenu du territoire et sa désignation extérieure. roukoto) sont les sœurs jumelles des anciens cantons Cette tendance est plus affirmée dans le cercle de du Worodougou, du Mérintambaya et du Malontam- Yélimané où la moitié des noms de commune fait baya, les habitants n’ont pas souhaité reprendre ces directement référence aux quatre anciens cantons : dénominations pour les appliquer à leur commune. le Kaniaga ; le Guidimé ; le Diafounou ; le Tringa. Ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où des chefs Selon un membre du GLEM14 : « les chefs de canton de canton sont encore élus, symboliquement, par ont traumatisé les populations. Ils les ont exploitées les populations dans cette zone (par exemple dans pendant la colonisation. Les populations ne veulent le Guidimé), où ces références spatiales sont encore plus parler des cantons. Le colonisateur a imposé un très présentes dans les représentations des popu- chef commun dans les cantons » (Kéniéba, 2001) . lations. Par exemple, la commune du Tringa illustre Dans ce contexte, le renouvellement de l’enveloppe une dynamique de continuité depuis la colonisation. spatiale du canton à travers le découpage commu- Ce pays a été transformé en canton par l’adminis- nal ne s’accompagne pas d’une toponymie de même tration française, puis en arrondissement par le origine. Si les habitants reconnaissent cette entité gouvernement indépendant, et aujourd’hui en com- comme un espace social dans lequel ils envisagent mune rurale dans le cadre de la décentralisation. un avenir commun, il ne saurait être question de lui Ce parcours territorial à travers les époques et les attribuer les signes d’un ancien pouvoir jugé illégi- pouvoirs, marqué par la stabilité, explique la résur- time : « Il est difficile de revenir aux noms de canton, gence de cette toponymie, assumée sans complexe car cela reviendrait à donner une soif d’hégémonie ni frustration par les populations, à tout le moins à une famille qui a géré le canton » (membre de la par la fraction de celle-ci qui obtient le consensus commission locale de découpage, Kéniéba, 2001). final. Dans les autres cercles (Kayes, Bafoulabé, Diéma, Kita) les toponymes liés à un ancien pays Ainsi, les représentations spatiales sont plus fortes sont beaucoup moins nombreux, ce qui confirme que la matérialité de l’espace. Ce sont les représen- l’idée selon laquelle la réappropriation des entités tations qui guident les usages de l’espace, dont sa du passé s’effectue plus facilement dans le domai- dénomination. La toponymie n’est pas tout, c’est ne spatial que dans le registre des représentations. une construction complexe qui ne peut être disso- ciée de la vie sociale. En effet, comme l’affirme Denis En ce qui concerne les noms géographiques, ils cor- Retaillé : « c’est la vie sociale qui anime les lieux et respondent en majorité à des noms de cours d’eau : les discours construits sur et pour eux en ajoutant Djelebou, Karakoro, Falémé, Kolimbiné, Toya (noms aux simples toponymes la grammaire qui leur man- de rivières et de mares). Pourquoi choisir le nom que. Les références, les inventions, les intentions sont d’un élément naturel pour un nouveau territoire ? autant de signes qui renseignent sur la société : si- Dans la plupart des cas, il s’avère que l’adhésion gnes faibles lorsque les noms proviennent d’un loin- au chef-lieu de commune a été source de tension. tain passé et n’ont été conservés que par habitude Il semblait alors difficile d’apposer sur le territoire (mais cela signifie qu’ils sont satisfaisants), forts lors- le nom d’une localité ne faisant pas l’unanimité au que les noms résultent d’un arbitrage spontané ou sein du regroupement villageois. D’où le recours

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Carte n°2 : Découpage et toponymie des communes dans la Région de Kayes

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Carte n°3 : Typologie des toponymes communaux dans la Région de Kayes

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aux éléments physiques, qui ne manque jamais de pas sur les mêmes dynamiques. L’espace associatif créer le consensus. La commune de se situe à est issu d’une logique réticulaire et ascendante. Le l’extrémité Nord du cercle de Kayes, à la frontière de territoire communal est une entité politique initiée la Mauritanie. Les trois autres cas sont situés dans par l’État et fabriquée « par le bas ». Aujourd’hui, ces le cercle de Kita : , et Séféto territoires cherchent à s’identifier. Les nouveaux lo- Nord. Pour ces derniers, l’explication relève de la caux des mairies participent à ce processus d’ancrage même nécessité de réduire des tensions: il fallait de la centralité et de l’identité communales (planche trouver un nom aussi neutre que possible.. Pour ces photographique). communes, ce raisonnement est poussé à l’extrême car le toponyme ne fait pas référence à un élément Il reste à voir si ces noms tiendront dans le temps. physique situé sur le territoire de la commune, mais Un seul nom est aujourd’hui contesté, celui de « Dia- utilise le nom de la commune voisine auquel a été founou Gory » dans le cercle de Yélimané, commune ajouté un point cardinal. La Commission régionale dans laquelle le chef-lieu se nomme , Gory de découpage avait exprimé son désaccord sur ces étant une localité voisine avec laquelle, qui plus est, choix toponymiques qui concernaient alors cinq les liens sont distendus. Cette erreur sera rectifiée communes : « la Commission locale de découpage dans la prochaine révision de la loi portant création est invitée à rapprocher les communes de Kita Cen- de communes, révision qui ne s’arrêtera pas à ce cas tral et Séféto pour proposer des dénominations au- puisqu’en 2001 étaient recensés quinze cas de con- thentiques pour les communes. ». Il en reste toujours testation sur le découpage dans la région de Kayes. trois aujourd’hui, qui n’ont pas trouvé de « noms authentiques ». Il est toutefois surprenant que des Dans la région de Kayes, trois profils toponymiques nouveaux territoires fassent appel à des localités coexistent (graphique n°1), révélant la difficulté de voisines pour s’identifier. Le découpage n’est pas la voir s’affirmer un modèle différent du précédent, fin d’un processus, ni la toponymie, et les communes c’est-à-dire celui de la centralité. Dans chaque cercle, font figure de territoires fragiles en construction. les noms de chefs-lieux sont les plus représentés. Des variations se dessinent selon deux logiques, cel- Enfin, pour ce qui est des noms d’associations15, ils le du retour au « terroir » et celle de la pluralité. Les se distinguent par leur rareté étant au nombre de cercles de Kéniéba et Nioro présentent un premier deux : Guidimakha Xeri Kaffo (cercle de Kayes) et profil : celui où l’adhésion au chef-lieu de commune (cercle de Yélimané). Comme pour les an- est totale. Leurs communes sont toutes dénommées ciens cantons, on sait que des communes dans les d’après le nom du chef-lieu communal. Le deuxième zones d’émigration ont été construites à partir de profil introduit une variation avec des toponymes noyaux d’associations intervillageoises. Malgré ces issus des anciens diamana. Les cercle de Bafoulabé fondements territoriaux spécifiques, la démarche et de Diéma illustrent ce type, avec une majorité de n’est pas poursuivie jusqu’au bout, puisque le ter- noms de chefs-lieux et une minorité de noms d’an- ritoire n’est pas signifié par le nom de l’association ciens diamana. Le troisième type, représenté par les qui en explique l’origine (par exemple pour l’ADD cercles de Kayes, Kita et Yélimané, est celui de la plu- ou l’ORDIK16, associations du cercle de Kayes). Dans ralité. Si les noms de chefs-lieux s’imposent toujours, ces cas, cela s’explique par le fait que le territoire des toponymes nouveaux apparaissent : noms d’as- communal ne se superpose pas complètement avec sociations, éléments du milieu naturel. Le cercle de l’espace associatif (c’est la même situation pour Yélimané se détache avec la particularité d’inverser l’association Guidimakha Djikké scindée sur trois ces proportions puisque les noms d’anciensdiamana communes, dans l’ex-arrondissement d’). À sont les plus nombreux. cela s’ajoute le fait que les acteurs associatifs (ici et là-bas) n’ont pas forcément tenu à ce que les deux C’est donc une nouvelle géographie des toponymes entités soient confondues, car leur genèse ne repose locaux qui se dessine. Les cercles de Kéniéba et Nioro

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maintiennent une logique de centralité qui ne doit naturels relève de la même logique. Dans les cercles pas cacher une pluralité de logiques en termes de de Diéma et Bafoulabé, l’hésitation toponymique réorganisation territoriale. Si les noms de chefs-lieux entre noms de chefs-lieux et noms d’anciens pays, se sont imposés, les territoires communaux, dans traduit une trajectoire intermédiaire. Quelques com- leur organisation spatiale, présentent des profils munes ont joué la carte du retour aux « terroirs » à la variés : anciens arrondissements, anciens diamana, fois en termes de limites et de toponymes. Entre af- nouvelles communes urbaines, micro-communes. firmation et révélation, cette toponymie identitaire L’homogénéité toponymique exprime un décalage renvoie à un registre habituellement écarté dans ces entre les représentations des populations et les fon- espaces auparavant gérés par une administration dements de leurs territoires. La logique d’identifica- centralisée, porteuse de l’uniformisation des réfé- tion n’a pas fonctionné jusqu’au bout et l’étape de la rences spatiales. En cela, la décentralisation a ouvert dénomination reste marquée par de l’hésitation. Le un champ des possibles en termes de recomposition recours aux noms de chefs-lieux, signes faibles, tra- territoriale et de transition toponymique. L’introduc- duit une volonté de neutralité face aux rapports de tion de toponymes de natures différentes révèle des force qui ont joué dans la détermination spatiale des positionnements ancrés dans des dynamiques loca- communes. Le recours à des noms issus d’éléments les spécifiques. Les cercles de Kayes et de Yélimané,

25 Chef-lieu 20 Diamana 15 "Géonyme" 10 Association 5 Autre Nombre de communes 0

Cercles

Graphique n°1 : Les profils toponymiques des cercles de la Région de Kayes

Territoires d’innovation spatiale et sociale, présen- dernières étant de contrer leur intégration dans tissu tant des interactions fortes entre réseaux et terri- urbain kitois. De son côté, la ville de Kita souhaitait toires, l’invention toponymique qui les caractérise élargir son territoire par le biais de la réorganisation pose la question de l’appropriation différenciée de communale, en intégrant ces villages comme des ces nouveaux territoires politiques. Le cercle de Kita, quartiers. Sur le plan toponymique, deux commu- qui gravite dans l’aire d’attraction de la capitale na- nes rurales périphériques ont aujourd’hui des noms tionale, présente lui aussi une toponymie plurielle, qui font référence à la ville, Kita ouest et Kita nord. marquée par l’influence du chef-lieu de cercle sur sa Étonnant paradoxe de voir deux communes en lutte périphérie. En effet, les communes rurales qui gravi- contre la diffusion urbaine faire le choix de prendre tent dans l’aire d’influence de la ville de Kita se sont le nom de cette ville. En fait, dans chacune de ces démarquées de ce pôle lors de la réorganisation ter- communes, le choix du chef-lieu est contesté et ces ritoriale. Une « bataille » territoriale a eu lieu entre noms traduisent surtout une absence d’identifica- la ville et ses communes limitrophes, l’enjeu pour ces tion à une identité interne. Espaces de marges- ur

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baines, ces communes, par leurs noms, témoignent plurielles ont été à l’œuvre lors du découpage com- de la difficulté de se créer une identité. Cette topo- munal. Des territoires se sont affirmés, certains ont nymie négociée se détache de l’ancien modèle topo- été durement négociés et d’autres restent marqués nymique. Cependant, elle reste une toponymie par par l’incertitude. Dans ce nouveau paysage territo- défaut, dont on attend qu’elle évolue. rial, toutes les communes ne remportent pas l’ad- hésion de leurs habitants. Les toponymes retenus Dans la Région de Kayes, les nouvelles entités com- ne suffisent pas à rendre compte de cette diversité munales (126) présentent des gabarits territoriaux de situation. Le recours majoritaire aux noms de variés. Les micro-communes sont nombreuses (60 % chefs-lieux pour dénommer les communes procède des communes ont moins de 10000 habitants) et les de motivations différentes, depuis l’adhésion réelle communes urbaines se sont multipliées (5 commu- jusqu’au désir de neutralité, en passant par une nes urbaines n’étaient pas programmées). La réor- relative indifférence. En cela, la toponymie est un ganisation territoriale a été très importante, comme indicateur parmi d’autres du sens des lieux. Elle ne en témoigne la faible proportion d’arrondissements suffit pas à exprimer toute la complexité territoriale maintenus en communes rurales (11 sur 49, soit contenue dans la construction de territoires politi- 22 %). Face à l’hétérogénéité des territoires commu- ques locaux issus d’une double logique ascendante naux, l’homogénéité toponymique pose question. et descendante. La toponymie résulte d’une tension entre société et espace, dans une double dimension Devant la force de la recomposition territoriale, la politique et temporelle. La dénomination des terri- faiblesse de ces toponymes choisis suscite des inter- toires est un acte social qui s’attache à l’espace, au 25 rogations. Le modèle de la centralité et de l’adhésion pouvoir et au temps. Chef-lieu 20 au chef-lieu s’impose, ce qui pourrait laisser suppo- Diamana 15 ser une anémie identitaire territoriale. Là, la topony- Au Mali, des trajectoires toponymiques différentes "Géonyme" 10 mie atteint ses limites en termes de révélation. Der- coexistent à un même niveau territorial. Plusieurs Association rière la diffusion de l’effet « chef-lieu », le paysage registres ont été convoqués, même si le résultat est 5 Autre territorial issu du découpage communal traduit des celui de la prépondérance des noms de chefs-lieux : Nombre de communes 0 rapports de force, des tiraillements, inédits depuis pour quelle cohérence ? L’appropriation différenciée l’indépendance du pays, mais dont la toponymie ne des territoires est-elle un problème ou une néces- rend pas compte directement. À la recherche d’une sité ? L’État malien a entrepris une démarche ori- légitimité et d’une identité territoriales, les villageois ginale, unique en Afrique de l’Ouest. Les territoires Cercles ont joué la carte de la neutralité toponymique. Ici, locaux et leurs noms ont été redéfinis par la popu- la toponymie apparaît moins comme une fin mais lation, selon une logique ascendante. Même si un comme le moyen de construire cette unité dans le modèle toponymique différent (par rapport au mo- temps. L’adhésion au chef-lieu se présente comme dèle hérité de la colonisation et de la période post- une hypothèse de fondation et de construction ter- coloniale) n’a pas émergé jusqu’à présent, il reste ritoriale, processus dans lesquels les rapports de que les communes forment des laboratoires de re- pouvoir s’expriment avec force entre les différentes nouvellement politique sans précédent. Le choix de composantes de la société locale (notables, associa- taire les logiques à l’œuvre dans la recomposition tions, migrants, etc.). territoriale à travers la toponymie n’est-il pas le si- gne d’une distanciation nécessaire face à la difficulté d’asseoir les territoires dans leur forme et leur orga- Dépasser la toponymie nisation, notamment avec la reconnaissance du chef- lieu ? L’enjeu pour ces territoires étant de prendre leur Au-delà d’un résultat unitaire apparent, le renou- place dans l’arène nationale (subsidiarité) et dans la vellement toponymique local au Mali intègre des sphère internationale (jumelage, coopération décen- trajectoires territoriales différenciées. Des logiques tralisée, co-développement). En cela, la transition

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Planche photographique : Les nouvelles mairies, à la recherche d’une centralité et d’une identité

La mairie de Sébékoro, dans un ancien local de l’arrondissement (cercle de Bafoulabé)

Des conseillers communaux devant la nouvelle mairie de Guénégoré (cercle de Kéniéba)

La mairie de Maréna Diombougou, dans un local de l’Association Diama Djigui (cercle de Kayes)

La mairie de dans une ancienne coopérative agricole (cercle de Kéniéba)

Clichés : S. Lima, 1997-2001

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toponymique au Mali renvoie au questionnement 5 Les régions regroupent plusieurs cercles. Elles sont au nombre général sur l’appropriation des territoires politiques de huit. locaux (Le Bris, 1999), placés en première position 6 Il a reçu à ce titre le prix international « Roi Baudouin pour le face aux enjeux du désengagement de l’État et de développement » 2004-2005. la mondialisation. Les États d’Afrique subsaharienne 7 La Mission de Décentralisation a d’abord été placée sous la tutel- explorent plusieurs voies pour consolider l’unité na- le de l’Administration territoriale à sa création. Suite aux tensions tionale qui leur fait plus ou moins défaut (Retaillé, liées au projet de réorganisation territoriale, elle a été rattachée 1991). Aujourd’hui, plusieurs d’entre eux (Mali, Ni- au Premier Ministre. Dès lors, elle a eu le champ libre pour mener ger, Burkina Faso, Sénégal, Tchad, Togo) cherchent à à terme le nouveau découpage communal. refonder une cohérence spatiale interne qui passe 8 Les communes rurales sont formées de plusieurs villages dont par l’ouverture des collectivités territoriales locales un est le chef-lieu, tandis que les communes urbaines sont com- aux pratiques et aux représentations spatiales des posées d’une seule localité (dont les quartiers peuvent être des villages qui choisissent d’intégrer le tissu urbain). populations (Leclerc-Olive, 1997). Dans ce mouve- ment, la toponymie reste un signe à interroger dans 9 Tous les textes officiels ont été rédigés en français, langue offi- le temps, car elle s’inscrit dans des combinaisons cielle. Peu de documents ont été traduits en langues locales. Un lexique des termes administratifs utilisés dans le cadre de la dé- complexes entre espace, pouvoir et identité. centralisation français/bambara a été réalisé en juin 1997, avec une diffusion restreinte.

10 Région d’étude de la thèse dont est inspiré cet article (Lima, 2003).

11 Certaines communes seront d’ailleurs directement créées lors de ce débat, des députés se faisant le relais de demandes locales Notes de création de communes non validées par les instances régio- nales. 1 Union Soudanaise – Rassemblement Démocratique Africain. Ce parti a été créé le 22 octobre 1946, à la suite du congrès constitu- 12 Par exemple, dans le cercle de Kayes, les noms des communes tif du RDA à le 18 août 1946. « Djelebou » ou « Karakoro » sont des hydronymes.

2 Ce parti, dont le leader est le député Fily Dabo Sissoko, a été 13 Par exemple, dans le cercle de Kita, le nom de la commune reconnu officiellement le 13 février 1946. « » fait référence à une association locale.

3 Désormais les responsables administratifs sont des fonctionnai- 14 Groupe Local d’Etude et de Mobilisation : groupe informel com- res nommés par l’État, selon deux principaux critères : les compé- posé de représentants de la société civile, créé sous l’impulsion de tences professionnelles et l’engagement politique. La révocation la Mission de Décentralisation, dont la mission principale a été du cantonat, système dans lequel l’exercice de l’autorité adminis- d’informer la population du contenu de la réforme de décentrali- trative était basé sur la naissance, l’héritage ou la collaboration sation et du processus de réorganisation territoriale. avec le pouvoir colonial, confine les chefs de village dans des rôles d’auxiliaires de l’administration. 15 Il s’agit d’associations intervillageoises de développement créées par des migrants maliens résidant en France. 4 « Plusieurs éléments ont été pris en compte dans la création des arrondissements. Il fallait remplacer le chef de canton, autorité 16 L’ADD, Association Diama-Djigui (ce qui signifie « l’espoir d’un féodale, par une nouvelle autorité administrative permettant de peuple »), et l’ORDIK, Organisation Rurale pour le Développement rapprocher le plus possible l’Administration des administrés. Il fal- Intégré de la Kolimbiné (la Kolimbiné est un cours d’eau), sont des lait donc que l’arrondissement ne soit pas trop grand et que son associations intervillageoises de développement. La première re- chef-lieu soit choisi de telle sorte que, de n’importe quel village de groupe quatre villages et la seconde neuf. Elles ont formé chacune la circonscription, un paysan puisse en une journée aller régler ses le noyau de création d’une commune rurale. affaires auprès du chef d’arrondissement et retourner chez lui. (…) Les arrondissements coïncident soit avec un ou plusieurs anciens cantons, soit avec un groupe ethnique homogène, mais décou- pent rarement ceux-ci. (…) Le chef-lieu de l’arrondissement est en principe le village le plus important, le plus accessible. Mais il y a eu des raisons politiques qui très souvent l’emportent. » (Keita, 1972 : 9-13).

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Karthala.

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