Dossier spécial Éthique publique

45 Montréal : scandales et corruption à tous les étages 51 Consolider la confiance 55 Éthique acrobatique 61 Ces pratiques qui dénaturent l’État 68 Contrats publics et pouvoirs privés 74 Le piège de l’éthique 78 Les Québécois sont-ils par nature corrompus ? 83 Chercheurs et responsables

43 n adage veut que plus on parle d’éthique, moins on la pratique. Si cet adage Udit vrai, le Québec souffre d’une crise majeure d’éthique publique. Pendant que la classe moyenne se relève de la pire crise économique depuis les années 30 et que les gouvernements renouent avec les déficits budgétaires, les médias d’information ont mis au jour au cours des 18 derniers mois autant de situations dans lesquelles les fonds publics étaient dilapidés ou détournés dans les poches de truands. Montréal a même été comparée à Palerme. D’autres scandales ont éclaboussé des institutions financières, des courtiers ou d’autres entrepreneurs véreux. Certains ont dormi quelques nuits en prison. Outre l’argent perdu, le gaspillage de fonds publics et la valorisation du copinage qui en résulte, c’est la démocratie qui en souffre le plus. Déjà, le public fait de moins en moins confiance aux institutions publiques et à la classe politique. Les événements de l’année écoulée ont à coup sûr aggravé le problème. La popularité du gouvernement Charest a chuté, tandis que le maire de Montréal, bien que réélu, a perdu l’appui de la majorité des Montréalais. En outre, le taux de participation électorale est au plus bas. Les institutions censées protéger le bien public sont sur la sellette : à quoi servent-elles ? Et les lois, les codes ou les guides de conduite ont-ils un impact ? La question n’est pourtant pas d’abord d’ordre juridique. Elle est d’ordre politique : y a-t-il des leaders volon- taires et aptes à redresser la situation au Québec ? Et puis elle révèle quelque chose de ce que nous sommes : la société québécoise est-elle devenue trop tolérante même à l’intolérable ? Le je-m’en-foutisme à l’égard de la chose publique est-il à ce point répandu que les coquins ont désormais la voie libre ?

44 Montréal : scandales et corruption à tous les étages

André Noël Journaliste, La Presse

La dernière année a été une période faste pour les journalistes d’enquête, qui ont trouvé dans l’actualité montréalaise de quoi nourrir leurs articles : scandale des compteurs d’eau, opérations immobilières douteuses et contrats de construction attribués de façon obscure… Comme dans les années 40 et 50, la sphère muni- cipale semble marquée du sceau de la collusion et de la corruption.

Il n’est presque jamais question de Titré « Corruption municipale au Montréal dans The Economist, un Canada – Eau et crasse1 », l’article com- magazine plutôt bien informé, plutôt mençait ainsi : « Dans les années 40 et conservateur et plutôt cher. Mais le 50, Montréal était connue au Canada 25 juin 2009, deux articles en ont parlé. pour ses magouilles municipales. De Le premier traitait d’une étude sur la récentes allégations […] rappellent en dépression réalisée par un chercheur de partie ces vieux souvenirs. La police a l’Université Concordia. Le deuxième ouvert cinq enquêtes sur de possibles portait sur la corruption municipale. fraudes, pots-de-vin et avantages divers Bien sûr, il n’y a aucun rapport entre ces portant sur des montants de dizaines de deux phénomènes. Néanmoins, l’image millions de dollars. » de la métropole du Québec telle que Quelques jours plus tard, Bernard projetée dans la bible hebdomadaire de Descôteaux signait un éditorial dans Le l’élite mondiale était passablement Devoir sur l’affaire des compteurs d’eau. déprimante. « Dans toute l’histoire de Montréal, il 45 L’état du Québec 2010 n’y a probablement jamais eu de scan- sondages ont montré que la vaste majo- dale de l’ampleur de celui qui ébranle rité des Québécois souhaite une com- l’administration [du maire] Tremblay, mission d’enquête publique. mis à part celui sur la corruption du service de police dans les années 40. Des écoutes et des caméras cachées Depuis, c’était le calme plat, ou pres- Avant de déferler à la une des journaux, que. » Descôteaux titrait son éditorial les « affaires » ont commencé par une ainsi : « Appel à l’aide », à la façon de ces nouvelle en apparence anodine. Le 18 randonneurs perdus qui tracent un SOS septembre 2008, six membres de la dans le sable ou la neige. mafia ont plaidé coupable à diverses Depuis septembre 2008, Montréal est accusations portées à la suite d’une en effet loin du calme plat. La dernière longue enquête de la GRC sous le nom année a été une période faste pour les de code « Colisée ». Le résumé d’écoute journalistes d’enquête, qui aiment répé- électronique, déposé par les procureurs ter à la blague qu’une nouvelle, « c’est du gouvernement fédéral, devenait une information que quelqu’un, quelque public. Le document de quelque 400 part, pour une quelconque raison, ne pages montrait, entre autres choses, que veut pas voir dans le journal ». En revan- la mafia fait tout son possible pour che, cela a été une année horrible pour élargir son influence auprès de commer- certains entrepreneurs dont les revenus, çants et d’entrepreneurs. semblables aux champignons, croissent Le rapport d’écoute révélait par mieux dans l’ombre que dans la lumière exemple que les principaux dirigeants de la mafia montréalaise s’étaient coti- Certains revenus, semblables sés pour offrir un cadeau de retraite au aux champignons, croissent promoteur immobilier Frank Catania. L’homme d’affaires avait été filmé à son mieux dans l’ombre que dans insu avec le parrain Nick Rizzuto au la lumière. café Consenza, le quartier général de la mafia à Saint-Léonard. Les caméras et une année dévastatrice pour des poli- cachées de la GRC ont croqué une scène ticiens et des hauts fonctionnaires qu’on dirait issue d’une série B : on y voit municipaux, qui ont dû vider leurs le vieux Rizzuto qui compte une liasse bureaux, parfois accompagnés par des d’argent et qui la glisse dans sa chaus- agents de sécurité. En 12 mois, l’opinion sette, pendant que Catania parle dans publique a changé de façon radicale : les son cellulaire. Montréalais, et tous les Québécois, sont Année après année, après des appels devenus beaucoup plus exigeants en d’offre en bonne et due forme, Construc- matière d’éthique. Par exemple, des tion Frank Catania et associés a raflé des 46 Éthique publique

Le maire Gérald Tremblay, aux côtés de Frank Zampino. contrats de plusieurs millions de dollars avec la Société d’habitation et de déve- auprès de la Ville de Montréal et de loppement de Montréal (SHDM), une plusieurs municipalités de la Rive-Sud. espèce de créature bureaucratique qui Frank Catania est un homme d’affaires sert de bras immobilier à la Ville. L’en- respectable, qui contribue généreuse- treprise avait acheté un vaste terrain ment à des œuvres de charité. Com- appartenant à la Ville. L’évaluation ment, alors, expliquer des fréquenta- municipale était de 31 millions de dol- tions aussi curieuses ? Il n’a pas répondu lars mais, s’appuyant sur une évaluation aux questions de La Presse. Mais son fils marchande de 19 millions et invoquant Paolo, qui a pris sa succession à la tête un niveau prétendument élevé de conta- de son entreprise, a indiqué que Rizzuto mination, la SHDM le lui avait vendu et son père sont tous deux des paysanni pour 4,4 millions. De surcroît, la SHDM originaires de la petite ville sicilienne de a engagé la Ville à assumer une bonne Cattolica Eraclea, d’où les vieux senti- partie des frais pour les rues, les trot- ments d’amitié. toirs, les tuyaux d’eau et d’égout et a Le nom de Frank Catania est vite accordé un prêt d’une quinzaine de mil- revenu dans l’actualité, cette fois en rai- lions de dollars à l’acheteur. En vertu de son de transactions elles aussi insolites son programme Accès condos, elle a 47 L’état du Québec 2010 aussi promis d’acheter les condos que ne promoteurs. Eux aussi ont pu acheter réussirait pas à vendre l’entrepreneur. des terrains et des bâtiments de la Ville ou signer des contrats dans des condi- Un monstre bureaucratique tions qui ont fait sourciller le véri- Frank Catania, son fils Paolo et leur ficateur général. Parmi eux : Vincent entreprise ont déposé une poursuite en Chiara, un avocat bien connu, qui a déjà libelle de 24 millions de dollars quand défendu la famille mafieuse Cuntrera- La Presse a qualifié ces conditions Caruana et qui s’est depuis recyclé dans d’ « avantageuses ». Le tribunal décidera les activités immobilières. si ce terme est exagéré et diffamatoire. Un autre nom a fait surface, celui de Quoi qu’il en soit, le reportage a mené à Tony Accurso. Certains soutiennent une enquête du vérificateur général de qu’il est le roi de la construction du la Ville, à la suspension du directeur Québec. Il dirige, possède et contrôle un général de la SHDM, Martial Fillion, nombre impressionnant d’entreprises puis au départ de son directeur adjoint, comme Construction Louisbourg, Jean-Guy Bertrand. Le vérificateur a Simard-Beaudry et la firme Gastier. trouvé tellement d’anomalies – par Avec le temps, il a établi des relations exemple la disparition des soumissions très étroites avec des hommes politiques déposées par d’autres entrepreneurs – et des dirigeants de la Fédération des qu’il a transmis son dossier à la Sûreté travailleurs du Québec (FTQ), plus par- du Québec (SQ). ticulièrement avec la FTQ Construction L’affaire était une véritable boîte de et le Fonds de solidarité FTQ. Il s’est Pandore. Plusieurs journalistes ont ainsi associé à Dessau, la deuxième firme découvert que l’administration munici- d’ingénieurs au Québec, dans de nom- pale avait privatisé en douce la SHDM, breux contrats. qui gère une bonne partie des actifs En 2007, la SHDM a acheté un terrain immobiliers de la Ville, d’une valeur à la Ville de Montréal pour 733 000 $, approximative de 300 millions de dol- dans l’arrondissement de Saint-Laurent, lars. L’opération avait été orchestrée par et l’a revendu pour un dollar symboli- le directeur des affaires corporatives de que (et autres conditions) à Construc- la Ville de Montréal, Robert Cassius de tion Louisbourg. C’était là du menu Linval. Les services juridiques de la fretin pour Tony Accurso. Bien plus Ville l’avaient prévenu que le change- important était le contrat de 356 mil- ment des statuts de la SHDM était illé- lions de dollars conclu à la même épo- gal. M. Cassius de Linval n’a pas tenu que avec l’administration du maire compte de leur avis. Tremblay pour installer des compteurs À l’abri des regards, la SHDM a d’eau dans les immeubles industriels, conclu plusieurs ententes avec d’autres commerciaux et institutionnels. 48 Éthique publique

Que d’eau ! son poste de président du comité exécu- La Ville a estimé que ses propres profes- tif, il a été embauché par la firme sionnels n’avaient pas la compétence Dessau, partenaire d’Accurso dans le requise pour gérer le contrat, ni même contrat des compteurs d’eau, à titre de le processus d’appel d’offres. Elle a donc vice-président, pour un salaire annuel confié un mandat à BPR, une autre de 400 000 $. firme d’ingénieurs qui a déjà été parte- Robert Abdallah, qui avait quitté ses naire de Dessau. Au départ, le projet fonctions de directeur général de la devait se limiter à installer des comp- Ville avant le départ de M. Zampino, est teurs d’eau et coûter seulement quelques devenu le patron de la firme Gastier, qui dizaines de millions de dollars. Mais il appartient à Tony Accurso. Gastier a a rapidement pris de l’ampleur, pour ensuite été « certifiée » par la Ville de englober tout le réseau d’eau, hormis les Montréal, avec d’autres sociétés, pour usines d’épuration. préparer la tuyauterie des immeubles en Plusieurs entreprises se sont montrées vue de l’installation des compteurs intéressées, mais elles ont toutes été d’eau. Yves Provost, le haut fonction- écartées. Pour des raisons inconnues, naire qui avait piloté le projet des comp- un consortium formé par les firmes teurs d’eau, a été embauché par la firme SNC, Gaz Métropolitain et Suez a BPR, laquelle avait été mandatée par la décidé à la dernière minute de retirer sa Ville pour gérer la réalisation de ce soumission. Deux consortiums sont projet. restés sur les rangs : le premier formé En vertu du contrat, l’achat et l’ins- par Catania (qui avait acheté les terrains tallation de compteurs d’eau coûtaient de la Ville ci-haut mentionnés) et le de deux à trois fois plus cher à Montréal groupe SM ; le deuxième formé par qu’ailleurs. Des experts ont montré que Simard-Beaudry (de Tony Accurso) et tout le volet d’optimisation du réseau la firme Dessau. C’est ce dernier consor- était inutilement compliqué et coûteux. tium, nommé GENIeau, qui a raflé le Le vérificateur général s’est étonné que contrat. des rencontres secrètes aient été plani- L’homme fort de l’administration fiées entre des membres de l’adminis- Tremblay était Frank Zampino, prési- tration municipale et des partenaires dent du comité exécutif de la Ville et d’affaires. Là aussi, il s’en est référé à la maire de Saint-Léonard. Alors que la SQ. Au bout du compte, le maire, Gérald Ville négociait l’octroi du contrat des Tremblay, a annulé le contrat. Le direc- compteurs d’eau, M. Zampino est allé teur général de la Ville, Claude Léger, en croisière sur le luxueux yacht de Tony et le directeur des affaires corpora- Accurso dans les Caraïbes. Puis, quel- tives, Robert Cassius de Linval, ont dû ques mois après avoir démissionné de démissionner. 49 L’état du Québec 2010

Des enquêtes en série Beaucoup d’informations circulent, La SQ a été inondée de demandes d’en- mais il est périlleux de les publier. Des quêtes. L’une d’elles a été déclenchée sources sûres parlent, mais demandent après les dénonciations de l’entrepre- la confidentialité. Elles refuseraient de neur qui avait obtenu le contrat de témoigner en cour. Des documents, rénovation du toit et des façades de pourtant fiables, ne pourraient pas être l’hôtel de ville. Il a dit qu’un membre déposés dans un tribunal. Nous ne pou- connu de la mafia lui avait réclamé vons donc pas entrer dans les détails et 40 000 $, une somme prétendument encore moins divulguer les noms des destinée à deux membres de l’adminis- personnes et des entreprises corrom- tration Tremblay. En échange, l’entre- pues ou corruptrices. preneur aurait pu continuer à travailler Les allégations sont graves. Des poli- sur son chantier. ciers, des enquêteurs du Bureau de la Le directeur général de la SQ, Richard concurrence du Canada, des fonction- Deschesnes, a déclaré que, « de mémoire naires et des hommes d’affaires affir- de policier », il n’avait jamais vu autant ment qu’il existe un club d’entrepreneurs d’enquêtes sur des allégations de cor- qui se partagent les gros contrats de tra- ruption dans la métropole. Il s’est dit vaux publics. Ce système coûte très cher tellement « préoccupé » par l’infiltration à la société. Des données issues d’une du crime organisé dans l’économie étude de Transports Canada ont montré légale, et plus particulièrement dans que la construction d’une chaussée l’industrie de la construction, qu’il a d’autoroute urbaine à deux voies coûte 50 % de plus au Québec que dans le reste La construction d’une du Canada. L’écart avec l’Ontario est autoroute coûte 50 % de plus moins important, mais quand même au Québec que dans le reste significatif, avec une différence de 20%. Chaque année, les Montréalais et les du Canada. Québécois payent des centaines de mil- lions de dollars en trop pour des routes demandé des crédits supplémentaires souvent mal construites ou carrément au gouvernement du Québec pour créer inutiles. Autant d’argent qui ne va pas une escouade spéciale. Le gouverne- dans les services publics essentiels. ment a donné suite à sa demande mais, au moment d’écrire ces lignes, il refuse Note toujours la tenue d’une commission 1. « Municipal corruption in Canada. Water and d’enquête publique. grime. ’s mayor under pressure », The Economist, 25 juin 2009.

50 Consolider la confiance

Entrevue avec André C. Côté Commissaire au lobbyisme de 2002 à 2009

L’institution du Commissaire au lobbyisme a été créée en 2002 à la suite d’un scandale impliquant des actions de lobbyisme auprès d’un membre du gouvernement. En vertu de la Loi sur la trans- parence et l’éthique en matière de lobbyisme, le commissaire est chargé d’administrer un registre contenant des informa- tions au sujet des différents lobbyistes œuvrant dans la sphère publique. Il a en outre un mandat d’enquête, qu’il exerce notam- ment quand des allégations de lobbyisme illicite pèsent sur un titulaire de charge publique une fois son mandat terminé ou lorsque des activités de lobbyisme sont effectuées sans enregistrement.

L’état du Québec – Avec le recul, croyez- municipalités ne l’ont pas vu venir. Elles vous que le fait de ne pas avoir assujetti y ont été assujetties, mais elles ne se sont toutes les municipalités dès 2002 à la Loi pas senties visées par son application sur la transparence et l’éthique en dans la mesure où les faits ayant mené matière de lobbyisme ait pu envoyer un à son adoption ne sont pas survenus en mauvais message aux acteurs œuvrant à milieu municipal, mais concernaient la ce palier de gouvernement ? politique provinciale. En d’autres ter- André C. Côté – Ma réponse à votre mes, cette loi a été imposée aux muni- question est mitigée. Il faut se souvenir cipalités, mais celles-ci n’étaient pas en du contexte dans lequel cette loi-là a été demande et se sont donc senties moins adoptée et en particulier des événe- interpellées. ments que l’on a qualifiés d’affaires Bréard et Desroche, d’Oxygen 91. La loi ÉDQ – Est-ce que, selon vous, le Com- a été préparée très rapidement, et les missaire au lobbyisme dispose actuelle- 51 L’état du Québec 2010

ment de ressources administratives conscience aux administrations publi- suffisantes pour appliquer cette loi ? ques qu’elles ne sont pas censées ignorer A. C. C. – Parce qu’elle vise à changer la loi et que la loi en question garantit les mentalités et les façons de faire, il aux citoyens une transparence nouvelle, faut, pour la faire appliquer, des outils il est dans leur devoir d’intégrer le droit autres que la répression. Évidemment, des citoyens à être informés sur les on pourrait investir des sommes consi- réseaux d’influence qui gravitent autour dérables dans l’institution du Commis- des corps publics. Quant à la loi elle- saire au lobbyisme et multiplier, par même, les délais de prescription sont exemple, les ressources d’enquête. Mais beaucoup trop courts eu égard à la on a surtout cherché à mettre en place complexité des enquêtes que nous un processus didactique pour amener menons. Ceux-ci devraient à mon sens les administrations publiques à prendre être étendus pour permettre au Com- conscience que la loi existe pour conso- missaire au lobbyisme de mener des lider la confiance que les citoyens leur enquêtes beaucoup plus efficaces accordent. Je pense que c’est beaucoup lorsqu’il y a des raisons de croire que la plus comme cela que cette loi doit fonc- Loi n’a pas été respectée. Actuellement, tionner que par la multiplication d’ins- on ne peut pas poursuivre quelqu’un au pecteurs, de poursuites et de situations pénal pour des infractions qui remon- controversées. Quand on fait prendre tent à plus d’un an. C’est beaucoup trop court !

ÉDQ – Combien d’enquêteurs tra- vaillent pour le Commissaire au lob- byisme ? Ce nombre a-t-il augmenté depuis 2005 et est-il suffisant pour cou- vrir les 1 113 municipalités du Québec ? A. C. C. – Cette année, au moment du budget, j’ai demandé à ce que deux enquêteurs supplémentaires soient embauchés. Cela a été accepté par le Bureau de l’Assemblée nationale. Nos ressources ont donc augmenté. Vous savez, quand on accueille de nouvelles personnes, il faut du temps pour les former, car la loi qu’elles doivent faire

Commissaire au lobbyisme du Québec appliquer est très particulière. Quand André C. Côté on engage un enquêteur, il n’est pas 52 Éthique publique fonctionnel du jour au lendemain. Il comme tels. Lorsqu’on se trouve face à faut leur faire prendre connaissance de des professionnels comme des avocats toutes les subtilités de la Loi. ou des ingénieurs-conseils et qu’on les informe que dans certaines de leurs ÉDQ – Pensez-vous que les restrictions pratiques, ils agissent parfois comme concernant les titulaires de charges des lobbyistes, ça provoque des réac- publiques sont suffisantes ? tions pas toujours ouvertes et favorables. A. C. C. – Jusqu’ici, je parlais du devoir Je pense qu’il y a encore beaucoup de qu’ont les administrateurs publics de travail de sensibilisation à faire dans ces s’assurer qu’ils ne font pas affaire avec milieux et j’ai déploré la passivité, sinon des lobbyistes qui ne respectent pas la le caractère réfractaire, de certains Loi. Maintenant, celle-ci impose aussi ordres professionnels, particulièrement des restrictions à certains titulaires de du génie-conseil. C’est criant, car on n’a charges publiques de haut rang afin de jamais eu à l’horizon autant de grands les empêcher de mener des activités de chantiers de travaux publics, et les rela- lobbyisme au terme de leur mandat – tions entre les grandes firmes de génie ces restrictions peuvent durer de un à et les pouvoirs publics sont intenses. Et deux ans. Comme on est encore dans la ma présomption est qu’il existe un phase d’implantation de la Loi, je vois lobbyisme non déclaré. mal la pertinence de soulever une nou- velle controverse en prolongeant de façon substantielle la période de restric- Les gens n’aiment pas être tion d’après-mandat. Commençons par étiquetés comme lobbyistes nous assurer que les dispositions en et ne se présentent pas place soient respectées. S’il y a lieu, on comme tels. pourra toujours augmenter les délais de prescription par la suite. ÉDQ – Le grand nombre de municipa- ÉDQ – Comment qualifiez-vous le déni lités de petite taille au Québec engen- de la Loi par certains groupes de profes- dre-t-il plus de problèmes concernant le sionnels aux échelons municipal et respect de la loi ? provincial dans divers projets ? A. C. C. – Oui ! Dans les petites muni- A. C. C. – J’ai soulevé cette question à cipalités, on croit à tort que le lobbyisme quelques reprises. Dans les milieux est une affaire du « grand gouverne- professionnels, disons que la Loi est ment ». J’ai fait une campagne d’infor- perçue de façon très négative. Les gens mation à ce sujet, particulièrement dans n’aiment pas être étiquetés comme le cadre du développement éolien. La lobbyistes et ne se présentent pas fragmentation des collectivités locales 53 L’état du Québec 2010 apporte une difficulté supplémentaire amener à reconnaître, de façon beau- en ce qui concerne le contrôle, car plus coup plus marquée, que les citoyens ont le nombre de petits gouvernements des droits à l’égard desquels les élus sont locaux est important, plus il est difficile imputables. Il y a donc à mobiliser les de s’assurer du respect de la Loi en rai- administrations publiques. Je pense que son de la multiplication des occasions c’est le message le plus important que d’effectuer des activités de lobbyisme j’ai cherché à « cristalliser » dans mon interdites. dernier rapport annuel. Propos recueillis par Christian Bordeleau ÉDQ – Comment voyez-vous l’avenir de la Loi ? Note A. C. C. – Elle arrive à maturité. Dans 1. Roy, Hugo, et Louise Campeau, « Le cas Oxy- gène 9 », note de recherche, École nationale le milieu municipal, on doit s’asseoir d’administration publique, 2007. En ligne : avec les élus et l’administration locale http ://archives.enap.ca/bibliotheques/2008/ pour voir comment on pourrait les 02/030017440.pdf

54 Éthique acrobatique

Guillaume Bourgault-Côté Journaliste, Le Devoir

L’année politique à l’échelon provincial a été émaillée de plusieurs scandales : conflits d’intérêts dans les cas des ex-ministres Couillard et Whissel, détournement de l’argent des FIER, parachu- tes dorés pour les dirigeants de certaines entreprises publiques… Point commun de toutes ces affaires : une notion très élastique de l’éthique, où toutes les acrobaties sont permises.

Pendant­­ cinq ans, Philippe À peine deux mois plus tard, Couillard a été le portrait type du poli- M. Couillard annonçait avoir été ticien compétent et efficace. L’homme à embauché par le fonds Persistence Capi- la barbe grise bien taillée guidait habile- tal Partners (PCP), propriétaire des ment la barque d’un ministère autrement cliniques privées Medisys. L’ancien périlleux, celui de la Santé et des Services ministre devenait conseiller pour un sociaux. Son leadership naturel et sa sin- groupe dont le mandat comprend le cérité en faisaient le plus populaire des développement des soins de santé privés membres du gouvernement. C’était le au Canada. « bon docteur Couillard ». Mais la belle Les accusations de conflit d’intérêts réputation de l’ex-neurochirurgien en a sont alors immédiates : le Parti québé- pris pour son rhume dans les mois qui cois (PQ), par la bouche du député Ber- ont suivi sa retraite politique, annoncée nard Drainville, dénonce notamment le fin juin 2008. Aux journalistes qui fait que le « parrain des initiatives favo- l’interrogeaient à l’époque, Philippe risant l’essor du privé » en santé se soit Couillard jurait ne pas savoir ce qui l’at- « placé dans une situation où il [allait] tendait à partir de ce moment – hormis pouvoir en profiter personnellement1 ». des voyages de pêche plus fréquents. Il se Mais ces critiques ne sont que des disait libre comme l’air. vétilles comparées à ce qui se dit et

55 L’état du Québec 2010

et publics2 » unit les deux parties, dit-il. Le 17 mai 2008, un protocole d’entente est signé, et est offi- cieusement engagé. Plusieurs noteront que durant les négociations, le ministre a fait élargir la liste des traitements médicaux spécialisés pouvant être dis- pensés dans des cliniques privées.

Whissell aussi Philippe Couillard ne sera toutefois pas le seul à figurer au tableau provincial des écorchés de l’éthique politique : son collègue , ministre du Travail, obtient lui aussi une mention. Dans son cas, c’est la saga de l’asphalte qui le force à remettre sa démission. En mai 2009, Radio-Canada révèle en effet que la valeur des contrats accordés par le ministère des Transports du Québec L’ancien ministre de la Santé, Philippe Couillard. à la compagnie Asphalte Béton Carrière Rive-Nord (ABC) a plus que doublé s’écrit en mars 2009, quand le commis- depuis la nomination de David Whissell saire au lobbyisme du Québec, André à un poste de ministre, en 2007. Or, ce C. Côté, révèle que le ministre a négocié dernier détient une participation de son transfert au privé bien avant de 20 % dans cette entreprise. Comme cette quitter ses fonctions politiques. participation est mise — depuis 2005 On apprend dans le rapport du com- — dans une fiducie sans droit de regard, missaire que M. Couillard a pris la déci- le ministre jure ne pas être au courant sion de quitter la vie politique à la fin de des activités d’ABC. N’empêche : l’oppo- 2007. Grâce à un chasseur de têtes, il sition soupçonne un conflit d’intérêts. rencontre les gens de PCP à la mi-mars En septembre 2009, Radio-Canada 2008. Deux semaines plus tard, le apporte de nouveaux éléments à l’his- ministre relance lui-même un représen- toire : selon la société d’État, le ministère tant de la compagnie, qui lui fait une des Transports a attribué sans appel offre formelle à la mi-avril. M. Couillard d’offres deux contrats totalisant plus de la juge intéressante : une « communauté 800 000 $ à ABC. Et l’un de ces contrats de vues sur les services de santé privés – d’une valeur de 564 000 $ – portait sur 56 Éthique publique la réfection de routes dans la circons- entreprise de traiteur, de continuer à cription d’Argenteuil, celle de M. Whis- faire affaire avec l’État. En 2007, c’est sell. Le gouvernement réplique que les David Whissell que a règles ont été suivies, mais le mal est accommodé en modifiant les règles fait. Chroniqueurs, éditorialistes et pour lui permettre de conserver ses opposition politique demandent au actions dans ABC. C’est de nouveau le ministre du Travail de choisir entre l’as- cas en mars 2009 : cette fois, Jean Cha- phalte et son ministère. rest assouplit les normes pour permettre Jean Charest, jusqu’alors très souple à Pierre Arcand, ministre des Relations sur la question de l’éthique, se range internationales, de détenir des intérêts aussi à cette option et demande à David dans l’entreprise Métromédia Plus… Whissell de faire un choix. « L’appa- même si elle fait directement affaire rence d’intégrité du gouvernement est avec le ministère dirigé par le ministre- tout aussi importante que l’intégrité propriétaire. La seule condition : se elle-même3 », explique le premier minis- conformer aux « mesures jugées suffi- tre. Le jurisconsulte de l’Assemblée santes » par le premier ministre. nationale semble d’accord : « Même si les intérêts du député sont placés dans une fiducie sans droit de regard, l’octroi d’un L’apparence d’intégrité est contrat de gré à gré pourrait laisser per- tout aussi importante que cevoir que l’ombre du député n’est pas l’intégrité elle-même. étrangère au fait que le contrat a été accordé à l’entreprise en question, ce qui pourrait générer un conflit d’intérêts », Dans La Presse du 30 avril, le chroni- écrit Claude Bisson dans un avis4. David queur souligne que Whissell décide donc de quitter le cabi- « l’arbitraire est aux commandes » en ce net le 9 septembre. qui concerne l’éthique au sein du gou- vernement Charest. Le même jour, son Des normes éthiques au cas par cas collègue Michel David se demande dans Actuellement, les règles que doivent Le Devoir comment les directives du observer les ministres sont édictées par premier ministre peuvent être moins le premier ministre – et elles se sont exigeantes que la Loi sur l’Assemblée avérées assez flexibles : si le code ne nationale – loi à laquelle les ministres, convient pas à la situation d’un minis- également députés élus, sont censés se tre, on adapte le code. C’est ce qui s’est conformer. M. David rappelle alors passé en 2003 quand une directive a été quelques cas récents pour conclure que modifiée pour permettre à la conjointe M. Charest fait preuve d’une « désinvol- de , propriétaire d’une ture saisissante » en matière d’éthique. 57 L’état du Québec 2010

Le dossier David Whissell obligera semblée nationale ; il pourrait imposer Jean Charest à raffermir quelques règles des sanctions aux députés fautifs, sanc- en septembre 2009. Mais ce n’est pas tions pouvant aller jusqu’à la perte de suffisant, disent les observateurs : il faut leur siège. Le « premier ministre ne un code d’éthique en bonne et due [serait] plus juge et partie », fait ainsi forme, géré par un commissaire à remarquer Jacques Dupuis, ministre de l’éthique. la Sécurité publique, lors de la présenta- tion du projet de loi. Un code pour 2010 ? Le projet de loi 48 est toujours à Cette idée n’est pas nouvelle : Bernard l’étude en commission parlementaire au Landry avait promis de la mettre en moment d’écrire ces lignes : si la néces- œuvre en 2002, mais il s’est finalement sité de son adoption fait consensus, arrêté à la création d’un poste de com- plusieurs détails accrochent encore. missaire au lobbyisme. Jean Charest a Lors des audiences, le Barreau du repris le flambeau durant la campagne Québec a notamment fait valoir que électorale de 2003, mais le dossier ne le mandat du commissaire devrait être s’est pas matérialisé avant 2009. de 10 ans au lieu de 5, de manière à Le projet de loi 48 est finalement assurer son indépendance. Le com- déposé le 14 mai : il prévoit la création missaire au lobbyisme, lui, a fait part d’un code d’éthique et d’un poste de de certaines craintes au sujet de l’har- commissaire à l’éthique. Il prévoit éga- monisation avec la Loi sur la trans­ lement que tout député – et non plus parence et l’éthique en matière de seulement les ministres – soit obligé de lobbyisme5. remettre au commissaire une déclara- Mais si utiles soient-ils, un commis- tion de ses intérêts personnels et de ceux saire à l’éthique et un code officiel ne de sa famille immédiate. Au besoin, le règleront pas tout d’un coup de baguette commissaire aurait le pouvoir d’exiger magique, prévient Luc Bégin, directeur que le député corrige la situation dans de l’Institut d’éthique appliquée de un délai de six mois, par exemple en le l’Université Laval. « C’est bien de mettre forçant à se départir de ses intérêts dans en place des mécanismes de contrôle et une entreprise transigeant avec l’État. des barrières solides, dit-il. Actuelle- Au minimum, ces intérêts devraient ment, les garde-fous ne sont pas suffi- être placés dans une fiducie sans droit sants. Mais tant qu’on ne travaillera pas de regard. Une déclaration obligatoire – avec des formations – sur la qualité du des cadeaux reçus par un élu serait aussi jugement des personnes qui occupent dorénavant exigée. des charges publiques, nous n’avance- Le commissaire à l’éthique aurait un rons pas beaucoup. Il y a une culture pouvoir d’enquête et il relèverait de l’As- politique qui est profondément ancrée 58 Éthique publique et qui ne disparaîtra pas du jour au notamment révélé que, à 23 reprises, des lendemain. » administrateurs ont déclaré avoir un intérêt dans le projet visé, mais ne se De drôles de FIER sont pas retirés au moment du vote, ce Un autre dossier a révélé quelques failles qui viole les directives éthiques. dans le système en 2009 : celui des À la liste des controverses liées à Fonds d’intervention économique l’éthique, il faut aussi ajouter les déboi- régionaux (FIER), qui ont fait les choux res de la Caisse de dépôt et placement gras du député péquiste François du Québec (CDPQ). En janvier, on Legault et les jours sombres du ministre apprenait ainsi que l’ancien président de du Développement économique, Ray- la Caisse, Henri-Paul Rousseau, a reçu mond Bachand, au début du mois de une prime de départ de 380 000 $ mai. lorsqu’il a quitté ses fonctions pour Un FIER est un système d’investisse- rejoindre le groupe Power Corporation, ment dans lequel le gouvernement en août 2008. L’annonce de cette prime injecte 2 $ quand le privé en investit 1. a soulevé un large tollé : la Caisse n’a-t- En principe, il est là pour soutenir l’éco- elle pas connu en 2008 une annus hor- nomie de la région où il a été créé : 50 % ribilis, accusant des pertes de 39,8 mil- des sommes qui sont placées doivent liards de dollars ? On observe, aussi bien ainsi être réinvesties dans la région d’origine. Mais cette règle est souvent bafouée : Investissement Québec calcule La CDPQ a connu en 2008 une que 20 % des FIER ne la respectent pas. annus horribilis, accusant François Legault révélait d’ailleurs à la des pertes de 39,8 milliards mi-avril que les gestionnaires d’un FIER de dollars. créé au Saguenay ont plutôt investi les millions reçus à Montréal, dans des entreprises appartenant en partie à deux à droite qu’à gauche de l’échiquier poli- des trois administrateurs du fonds, des tique, que M. Rousseau a quitté volon- sympathisants libéraux notoires. tairement la CDPQ avant la fin de son Plusieurs autres irrégularités appa- mandat, juste au moment où une crise rentes ont été mises en lumière par le financière majeure pointait le nez. Et PQ et l’Action démocratique du Québec qu’il a touché une rémunération de 1,8 (ADQ). La situation a ainsi été jugée million de dollars en 2007. Dans le assez préoccupante pour que le vérifi- contexte, la prime paraît gênante. cateur général du Québec mène une Les politiques de rémunération de la enquête spéciale sur la question. Son CDPQ font aussi couler de l’encre en rapport, déposé au début décembre, a mars : il est révélé que le contrat du 59 L’état du Québec 2010 nouveau président, Michael Sabia, pré- comptes soient rendus, on refuse une voit une rente à vie de 235 000 $ par an certaine attitude paternaliste de la part après un seul mandat de cinq ans, ainsi des gouvernements. » qu’une généreuse prime de départ. Cette N’empêche : ce regard plus aiguisé ne fois, la pression populaire incitera prévient pas tout. D’où l’idée de renfor- M. Sabia à renoncer à ces conditions cer les garde-fous comme le projet de loi avantageuses. 48 propose de le faire pour les parlemen- taires. Le débat se poursuit à l’Assemblée Des prérogatives élastiques nationale autour de la question. Mais En apparence, les tractations de Phi- comme le notait le chroniqueur du Soleil lippe Couillard, l’asphalte de David Gilbert Lavoie en septembre 2009, « il Whissell, les FIER détournés ou les serait tout de même ironique qu’après primes accordées malgré des bilans avoir imposé des règles de transparence dans le rouge (dans les universités, et de déontologie au monde municipal notamment) ne présentent pas grand- [le rapport de Florent Gagné sur l’éthi- chose en commun. Mais il y a bel et bien que et la démocratie municipale6], le un fil, dit Luc Bégin, un fil qu’on gouvernement du Québec soit incapable retrouve dans toutes les polémiques de s’entendre avec les partis d’opposi- liées à l’éthique : celui d’une mauvaise tion pour doter les parlementaires des compréhension des limites de la fonc- mêmes règles7 »… tion occupée par l’élu ou le titulaire d’une charge publique. D’où l’image de Notes l’élastique qu’on étire, qu’on étire, et 1. « Philippe Couillard au privé : des questions puis qui éclate. d’éthique », La Presse, 19 août 2008, p. A2. 2. « Ministre, il cherchait un emploi », Le Devoir, C’est ce qui s’est passé cette année. Et 18 mars 2009, p. A3. c’est ce qui se passera de plus en plus 3. « Jean Charest fait marche arrière », Le Devoir, souvent, ajoute Daniel Weinstock, phi- 10 septembre 2009, p. A3. losophe et directeur du Centre de 4. « ABC Rive-Nord devrait renoncer aux contrats sans appel d’offres du gouvernement », La Presse, recherche en éthique de l’Université de 16 septembre 2009, p. A9. Montréal. Non pas qu’il y ait tellement 5. En ligne : http ://www.commissairelobby.qc.ca/ plus de cas, mais les citoyens et les documents/File/memoire_projet_loi_no48.pdf médias sont beaucoup plus attentifs à ce 6. Voir « Québec veut assainir la vie municipale », La Presse, 15 juillet 2009, p. A2. qui se passe, dit-il. « Le regard de la 7. « Bye bye l’enquête publique ! », Le Soleil, société a changé, on demande que des 3 novembre 2009, p. 14.

60 Ces pratiques qui dénaturent l’État

Christian Bordeleau Doctorant, School of Public Policy and Administration, Carleton University

L’année 2009 aura définitivement été l’année de l’éthique politi- que. Et pour cause. Il faut remonter à 2002 et aux scandales1 qui ont mené à la création de l’institution du Commissaire au lobbyisme pour retrouver une méfiance similaire quant aux déci- sions politiques et administratives. Les nouvelles affaires qui ont émaillé l’actualité ont mis en exergue les problèmes engendrés par l’application des préceptes du nouveau management public depuis 2003 au sein des gouvernements locaux et, particulière- ment, par le parasitage croissant des institutions publiques par de puissantes firmes de consultation.

Cette année, les histoires de mal- – particulièrement dans les domaines versations, de corruption criminelle, de du génie-conseil et de la construc- conflits d’intérêts et de manquements tion – et à des enquêtes du ministère moraux ont mené à plus de six enquêtes des Affaires municipales, des Régions criminelles de la Sûreté du Québec, à et de l’Organisation du territoire deux enquêtes formelles du vérificateur (MAMROT), à Blainville par exemple. général de la Ville de Montréal, à la créa- De plus, le Québec a assisté aux premiè- tion d’une escouade policière spéciale res élections municipales de l’histoire baptisée « Marteau », à des demandes dominées, un peu partout dans la pro- générales pour la mise en place d’une vince, par des questions d’éthique et de commission d’enquête publique sur l’at- corruption. Finalement, le gouverne- tribution de contrats, notamment à ment du Québec a déposé un projet l’échelon municipal, à des firmes privées de loi pour réformer les mécanismes

61 L’état du Québec 2010 d’attribution des contrats par les gou- auprès de titulaires de charges publiques vernements locaux – un projet en cours visés par la Loi. Corollairement, cette d’examen au moment d’écrire ces lignes. législation vise à restreindre le lob- À l’échelon provincial aussi, moult byisme d’après-mandat que les titulaires enquêtes ont été ouvertes à la suite de de charges publiques visés par la Loi révélations faites dans les médias. Ainsi, peuvent être tentés d’exercer auprès des le Commissaire au lobbyisme enquête anciens collègues dès lors qu’ils occu- actuellement sur les agissements du pent de nouvelles fonctions au sein de député et ancien maire de Rivière-du- firmes transigeant avec les gouverne- Loup, Jean D’Amour, sur des allégations ments. Ces dispositions de la Loi – dif- d’activités de lobbyisme. Le député et ficiles à appliquer – visent les positions ex-ministre du Travail David Whissel, de pantouflage qui sont offertes aux visé par des reportages au sujet des mul- anciens titulaires de charges publiques tiples contrats sans appel d’offre en raison de leurs « carnets d’adresses » octroyés à ABC, sa compagnie d’asphal- et de leurs connaissances de la mécani- tage, a dû quitter son poste de ministre. que interne des institutions, et ce, à des Selon les médias, ces contrats accordés fins de lobbyisme. Cette dernière dispo- de gré à gré auraient permis à l’entre- sition est faible dans le sens où elle ne prise de doubler son chiffre d’affaires. permet pas un contrôle adéquat : les La ministre des Transports, Julie Bou- délais de prescription sont trop courts let, qui affirmait jusqu’à tout récemment (le délai dont le commissaire dispose que les firmes n’obtenaient aucun trai- pour engager des procédures est actuel- tement de faveur de la part de son lement d’un an), tout comme les pério- ministère, a été coincée par le rapport des proscrivant le lobbyisme d’après- du vérificateur général pour des prati- mandat (deux ans) ; de plus, le nombre ques de collusion2. d’enquêteurs est très limité. Tous ces facteurs font en sorte que, à notre Le cadre législatif actuel connaissance, aucune accusation pénale Depuis 2002, le gouvernement provin- n’a été menée à terme par le Commis- cial et les municipalités de plus de saire à la suite d’une enquête que ce 10 000 habitants sont soumis indirecte- dernier aurait entreprise de lui-même ment à la Loi sur la transparence et – autrement dit, non pas à la suite de l’éthique en matière de lobbyisme. En révélations médiatiques, comme c’est la 2005, cette mesure a été étendue à toutes norme actuellement. les municipalités. Le but premier de Lorsque l’on s’attarde aux autres cette législation consiste en l’enregistre- règles visant à régir la conduite des ment obligatoire des personnes privées ministres, on constate que le code effectuant des activités de lobbyisme d’éthique des membres du cabinet n’est 62 Éthique publique en fait qu’un simple code d’honneur, interprétations très personnelles de d’application très élastique, administré l’éthique politique, et les motions ou à la discrétion du premier ministre, Jean règles informelles du maire, telle de la Charest. Par exemple, le code a été plasticine, sont ajustées aux besoins du remodelé spécialement pour accommo- moment. der le député David Whissel qui, au moment de sa nomination au Conseil Aucune accusation pénale n’a des ministres, détenait des parts impor- été menée à terme par le tantes dans l’entreprise d’asphaltage Commissaire à la suite d’une ABC. En ce qui concerne les députés enquête entreprise de lui- n’ayant pas de charges exécutives, ils ne sont régis que par l’article 315 du Règle- même. ment de l’Assemblée nationale, qui vise la « Conduite d’un membre du Parle- En ce qui concerne les fonctionnaires ment ». Il s’agit d’un règlement de pro- municipaux, ils sont généralement visés cédure interne qui est administré par les par des dispositions plus ou moins géné- députés eux-mêmes et qui, à notre reuses couvrant principalement les connaissance, n’a pas été utilisé, récem- actions entreprises sous influence et qui ment, dans les dossiers d’éthique poli- se reflètent parfois par des écarts finan- tique et de corruption. ciers, des malversations administratives Quant aux gouvernements locaux, les et procédurales, des abus de confiance, élus municipaux décident entre eux de des conflits d’intérêts et de la corruption ce qui constitue une action non éthique, criminelle. Certains de ces manque- un conflit d’intérêts ou un acte de cor- ments peuvent être objectivés par les ruption. En effet, au moment d’écrire audits d’un vérificateur interne – lors- ces lignes, sur les 1 139 gouvernements que le poste existe. Mais celui-ci ne peut municipaux du Québec, aucun n’avait mener que des enquêtes administratives mis en place de commission indépen- très limitées. Les événements de l’année dante visant la régulation et la sanction 2009 ont mis en exergue le fait que la de la conduite des élus municipaux majorité des municipalités recourent œuvrant à temps plein ou à temps par- régulièrement aux services de firmes de tiel. Tout au plus, quelques municipali- consultation externes pour effectuer tés disposent de « motions » exprimant non seulement ces contrôles vitaux, qu’une conduite intègre est recherchée mais aussi beaucoup d’autres actes de et attendue, mais aucune sanction gouvernement – nous reviendrons sur pénale n’y est attachée. Tout comme les risques que cela comporte. pour les membres du Cabinet, les mem- bres des conseils municipaux ont des 63 L’état du Québec 2010

Les sommes en jeu dans le cadre des mégaprojets PPP sont énormes : 1,5 milliard de dollars, par exemple, dans le cadre du désormais caduc projet de reconstruction de l’échangeur Turcot.

Un changement de paradigme privé (PPP), a endommagé les fonda- Pour comprendre les problèmes éthi- tions d’un service public reposant sur ques de la gouvernance au Québec – et l’intégrité et le respect de processus en particulier à Montréal –, il faut savoir bureaucratiques visant la protection de que les gouvernements locaux ont été les la démocratie. Le rejet des valeurs publi- premiers et les plus prompts à déléguer ques au profit de valeurs privées a de au marché privé des pans importants de facto créé un terreau fertile pour les leurs administrations. En effet, la sous- malversations de toutes sortes. traitance est, au fil des années, devenue Cette logique, issue de consultants de plus en plus populaire grâce à la américains en management et que l’on rhétorique de la « bonne gouvernance ». tente de greffer aux administrations La Banque mondiale a même applaudi québécoises, est axée sur la rhétorique à « la disparition du rôle de l’État local », de l’efficience. Elle vise à favoriser la conceptualisant « le secteur public pénétration des acteurs privés au sein municipal comme simple “fournisseur des gouvernements. Cette pensée n’est de moyens” pour les marchés3 ». pas nouvelle. En effet, « l’idée que les À l’échelon provincial, la réingénierie activités de l’État doivent être gérées de l’État du gouvernement Charest, selon des principes d’économie n’était notamment les partenariats public- certes pas étrangère aux promoteurs de 64 Éthique publique la bureaucratie, mais l’un des moyens Si plus d’élus se font prendre la main de réaliser cet objectif consistait préci- dans la « jarre à biscuit9 », ce n’est pas sément pour eux à réformer une fonc- nécessairement parce qu’ils ont la dent tion publique inefficace4 » parce que plus sucrée. En effet, les élus sont plus pénétrée par le patronage et rongée par éthiques qu’auparavant10. Avec le retour une corruption résultant d’un manque du patronage, l’application des techni- bureaucratique. ques managériales du privé et la péné- Pourtant, aujourd’hui, on voit le tration de plus en plus profonde du retour des « recrutements discrétionnai- res » et d’une re-privatisation de services pour permettre l’entrée du privé dans La corruption n’est pas des territoires d’où on l’avait pourtant nouvelle, mais elle est chassé. L’idée selon laquelle « l’adminis- devenue de plus en plus tration publique doit gérer les ressour- raffinée. ces humaines de la même manière qu’un entrepreneur privé » est également très populaire. C’est dans ce contexte que marché dans l’administration, il y a plus « la distinction public/privé tend à s’ef- de biscuits et même de « nouvelles facer5 ». Dangereusement, « cette fétichi- mains » pour les tendre aux élus. sation de la “productivité urbaine” suscite en réalité d’énormes pressions L’ironie de la « débureaucratisation » pour la privatisation des équipements Ainsi, un paradoxe extraordinaire se et des services urbains, sans égard pour présente à nous. D’une part, la bureau- les conséquences ». Dans un contexte de cratisation de l’administration publique changement de paradigme tel celui-ci, est survenue fortement aux États-Unis, les problèmes éthiques ne peuvent que au Canada et ailleurs au début du siècle se multiplier alors que les contacts pour assainir les gouvernements cor- publics-privés augmentent6. rompus par de puissants intérêts privés Évidemment, la corruption n’est pas – pensons aux exemples de Chicago, de nouvelle, et ce, peu importe le niveau de New York, de Los Angeles, de Toronto, gouvernement. Mais celle-ci est deve- de Montréal, de Québec, d’Ottawa et de nue de plus en plus raffinée7. Ce raffine- Washington. C’est ainsi que la construc- ment rend la détection des délits très tion d’une fonction publique perma- difficile8. Néanmoins, la détection de nente et compétente a permis de repous- certains types de problèmes reliés au ser la corruption qui gangrénait l’État lobbyisme s’améliore avec la mise en pour finalement rendre ses agissements place d’institutions comme le Commis- éthiques, grâce à la réduction impor- saire au lobbyisme. tante des pouvoirs discrétionnaires et à 65 L’état du Québec 2010 l’élaboration de règles, de procédures et que de la « bonne gouvernance ». Main- de protocoles d’opération. Pourtant, au tenant, les firmes puissantes peuvent se cours des deux dernières décennies, on permettre d’offrir des salaires à six a assisté à une « débureaucratisation » chiffres et des postes de pantouflage nécessaire à la « re-pénétration » du pour recruter à titre de lobbyistes d’an- privé et au retour du patronage. La ciens élus fédéraux, provinciaux et débureaucratisation devait alléger les d’anciens maires, conseillers munici- administrations publiques ; or, parado- paux ou les directeurs généraux des xalement, on assiste à un nouveau gouvernements locaux qu’elles souhai- phénomène de bureaucratisation, cor- tent parasiter. respondant à l’apparition d’institutions Deuxièmement, la nature contrac- dédiées à la régulation éthique des tuelle des ententes entre partenaires administrations et à leurs audits. publics et privés crée une espèce de mar- Actuellement, selon les arrangements ché noir où la négociation des alinéas est institutionnels dans lesquels ils bai- très importante et laisse place à des trac- gnent, les gouvernements locaux peu- tations non éthiques, voire illicites. vent être relativement autonomes, donc Troisièmement, ces ententes contrac- peu surveillés. Le nombre effarant de tuelles sont plus fréquentes : les politi- municipalités où aucune opposition ne ciens délèguent donc de plus en plus de contrôle les pouvoirs importants de tâches jadis réalisées par des fonction- maires majoritaires régulièrement élus naires à des firmes amies, et cela impli- par acclamation (plus d’une personne que des « retours d’ascenseur ». sur deux en 2005 ou 4 905 « élus » muni- Quatrièmement, l’augmentation de cipaux11) n’est pas sain ; il l’est d’autant mégaprojets de partenariat public-privé moins lorsque la couverture médiatique (PPP) suscite des pressions immenses de qualité est faible ou inexistante en sur les processus décisionnels : les som- région. mes en jeu sont énormes (1,5 milliard de dollars dans le cadre du PPP, désormais Quand la culture du privé caduc, de reconstruction de l’échangeur gagne le public… Turcot) et les concessions, accordées Les pratiques contestables du secteur pour des durées très longues. Dans ces privé sont en augmentation, et cela a conditions, les entreprises privées sont des répercussions sur l’administration prêtes à employer des moyens plus publique. Premièrement, de très nom- agressifs pour obtenir un contrat. Elles breuses entreprises disposent aujour­ ont d’ailleurs intérêt à le faire dans la d’hui, plus que jamais, des ressources mesure où le « fardeau éthique » repose nécessaires pour pénétrer les processus sur les épaules de l’administration publi- bureaucratiques affaiblis par la rhétori- que : elles ne sont pas directement res- 66 Éthique publique ponsables des gestes non éthiques qu’el- 2. Robitaille, Antoine, « Collusion aux Trans- les posent ou font poser par des tiers. ports – jure qu’elle n’était pas au courant », Le Devoir, 19 novembre 2009. Finalement, l’implantation d’une 3. Lire à ce sujet Christian Bordeleau, « Le culture de la performance laisse aux maillage privé-public explique les problèmes gestionnaires une très grande liberté de éthiques », Le Devoir, 23 avril, 2009 et Mike Davis, manœuvre et leur permet d’avoir peu de Le pire des mondes possibles : de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Décou- comptes à rendre sur les moyens utilisés ; verte, 2006, 249 p. cela peut prendre plusieurs années avant 4. Dreyfus, Françoise, L’invention de la bureau- que les problèmes soient découverts. De cratie, Paris, La Découverte, 2000, 289 p. même, cette culture favorise un régime 5. Davis, Mike, Le pire des mondes possibles, 2006. de « portes tournantes » entre l’adminis- 6. Bordeleau, Christian, « Le parasitage crois- tration publique et les intérêts privés, et sant des firmes de consultation », Le Devoir, cela contribue à insuffler les valeurs non 13 août 2008. éthiques du privé au secteur public. Par 7. Stark, A., « Beyond quid pro quo : What’s wrong with private gain from public office ? », exemple, engager son fils l’été à la direc- American Political Science Review, vol. 91, n° 1, tion de son entreprise est valorisé au sein 1997, p. 108-120. du privé, mais la même démarche au sein 8. Smith, Robert W., An Explanatory Study of d’une municipalité ou d’un ministère State Ethics Commissions : A Grounded Theory Approach, Albany, State University of New York relève du népotisme et est interdite. at Albany, 1998. Avec la pénétration du marché dans 9. Rosenthal, Alan, Drawing the line : legislative la sphère publique, on assiste à l’im- ethics in the states, Lincoln, University of portation d’une culture managériale Nebraska Press, 1996. 10. Saint-Martin, Denis, « Conflict of interest incom­­patible avec les valeurs de service and public life : cross-national perspectives », public où les processus bureaucratiques dans C. Trost et A. L. Gash (dir.), Cambridge/ sont censés être considérés comme les New York, Cambridge University Press, xiii, « moyens légitimes et éthiques » d’arri- 2008, 260 p. ; Rosenthal, Alan, Drawing the line, 1996 ; Morgan, Peter W., et Glenn H. Reynolds, ver à une « fin » démocratique. The appearance of impropriety : how ethics wars have undermined American government, busi- Notes ness, and society, New York, Free Press, 1997. 1. Roy, Hugo, et Louise Campeau, « Le cas Oxy- 11. MAMROT, Élection municipale 2005 : portrait gène 9 », note de recherche, École nationale de l’élection sans opposition, vol. 2, nº 1, 2007. En d’administration publique, 2007. En ligne : http :// ligne : http ://www.mamrot.gouv.qc.ca/observa- archives.enap.ca/bibliotheques/2008/02/ toire/obse_etud.asp 030017440.pdf

67 Contrats publics et pouvoirs privés

Marie-Claude Prémont Professeure titulaire, École nationale d’administration publique (ENAP)

Les révélations et allégations de corruption, de dérapages ou de manque de rigueur dans l’attribution de contrats publics ont secoué depuis plus d’un an l’administration publique québécoise, dont aucune zone n’a été épargnée, depuis le secteur municipal jusqu’aux plus hautes sphères du gouvernement du Québec. Sommes-nous condamnés à l’impuissance ?

Non seulement la métropole et dans son rapport à l’Assemblée nationale plusieurs villes de moyenne importance pour l’année 2009-2010. ont été durement touchées, mais égale- Pendant ce temps, le gouvernement du ment l’administration centrale, dont le Québec maintient sa position de rejet par ministère des Transports du Québec, qui rapport aux demandes pressantes pour a fait la manchette plus souvent qu’à son jeter un peu de lumière sur les causes tour. Même le conseil des ministres est systémiques sous-jacentes, par la tenue montré du doigt, ayant entériné les d’une enquête publique. Québec a mal- recommandations de l’Agence des par- gré tout dû réagir quant à la couverture tenariats public-privé en vue de l’attri- médiatique tenace de la dernière moitié bution de contrats de PPP pour les de 2009. La mise sur pied de groupes de Centres hospitaliers universitaires de réflexion et le dépôt de projets de loi en Montréal (CHUM). Les analyses qui ont vue de modifier certaines règles pour appuyé ces recommandations ont en imposer un encadrement éthique plus effet été vivement critiquées pour leur rigoureux visent-ils à calmer la tempête manque de rigueur et de transparence de l’opinion publique ou à apporter de par le vérificateur général du Québec réelles solutions durables ?

68 Éthique publique

L’occasion ferait-elle le larron ? Le fonctionnement de la démocratie ; et pro­­gramme d’investissements massifs enfin, mieux régir l’attribution des dans la remise à neuf des infrastructu- contrats publics. res publiques du Québec est-il la source circonstancielle qui explique et alimente Le danger de la croissance forcée ces méfaits ? des marchés privés à même L’histoire canadienne comme l’expé- les services publics rience internationale démontrent que Il ne fait pas de doute que les vastes les marchés publics peuvent facilement programmes d’investissements pour la devenir le talon d’Achille des pouvoirs remise à neuf des infrastructures publi- publics. Le haut niveau de concentration ques, lancés en synchronie par le fédé- de l’industrie permet aux pouvoirs pri- ral, le Québec et les municipalités, vés de développer des techniques pour créent une augmentation soudaine et manipuler à son avantage les règles des marquée de l’ampleur des marchés marchés publics. La collusion entre gros publics. Mais on a pu observer en même joueurs de l’industrie, que ce soit dans temps deux autres phénomènes qui le domaine de la construction, de la fragilisent sans doute davantage l’ac- fourniture d’équipements ou d’autres tion publique : l’attribution de contrats biens, ou encore pour les services pro- de services professionnels qui tou- fessionnels, peut permettre à l’industrie chent les compétences mêmes de l’ad- de gonfler les prix et de répartir les mar- ministration publique et les contrats de chés publics entre les membres d’un PPP. club sélect. La collaboration d’acteurs D’abord, les grands ministères de publics avec les représentants de l’in- travaux publics comme le ministère des dustrie permet certes de décupler les Transports du Québec et certaines dommages, mais n’est pas toujours grandes et moyennes municipalités, essentielle. Ces manipulations assujet- dont Montréal, la métropole du Québec, tissent l’intérêt public au profit d’inté- ont remis entre les mains du secteur rêts privés et constituent une dimension privé des pans entiers de leurs actions déterminante des phénomènes à com- qui devraient normalement être prises battre. Le Québec a le devoir de protéger en charge à l’interne. Par exemple, sans le secteur public québécois de telles pour autant conclure à une relation manipulations. Il peut le faire en tablant directe de cause à effet, difficile à établir sur trois axes : d’abord ne pas soumettre dans les systèmes complexes, le rapport inutilement les marchés publics à la du vérificateur général de Montréal croissance forcée et contre-productive illustre bien comment le scandale des des marchés privés ; ensuite réduire les compteurs d’eau de Montréal est sur- besoins de financement privé pour le venu dans un contexte où l’ensemble du 69 L’état du Québec 2010

Travaux publics de voirie de l’autoroute 15, à Montréal. processus de l’adjudication du contrat a tout le processus devant mener à l’attri- été confié à une firme de génie conseil1. bution d’un important contrat se place Ce processus « privatisé » de préparation dans une situation de vulnérabilité. et d’adjudication de contrat public s’est Comment l’organisme public peut-il plus ou moins transformé en redéfini- s’assurer que la solution retenue satisfait le meilleur intérêt public s’il n’est pas en mesure de définir, d’évaluer et de con­ Comment un organisme trôler le processus ? Les intérêts privés public peut-il s’assurer que la peuvent alors facilement influencer outre solution retenue satisfait le mesure les politiques publiques. Lorsque meilleur intérêt public ? les firmes privées guident les pouvoirs publics au point où leurs recommanda- tions et études se transforment presque tion de la politique de l’eau de l’agglo- automatiquement en décisions, elles mération de Montréal, ce qui, en soi, usurpent les pouvoirs de la démocratie. soulève un problème de fond. Une administration publique qui ne Un organisme public qui abandonne dispose plus de ressources internes pour à une firme privée par contrat de services former son jugement propre se soumet professionnels la définition de ses aux pouvoirs privés et s’expose indûment besoins, la préparation des documents à la corruption. Un organisme public qui d’appel de propositions et la gestion de donne à contrat la définition de ses pro- 70 Éthique publique pres politiques publiques ne fait rien de financier pour les contribuables québé- moins qu’abandonner sa mission publi- cois n’émanerait des PPP. Dans ce que à des intérêts privés. contexte, le contrat de PPP se révèle sous La politique du gouvernement Cha- un autre jour, soit celui de véhicule pour rest en matière de PPP figure aussi au imposer la croissance des marchés pri- chapitre de la croissance néfaste et forcée vés à l’intérieur même des services et des marchés privés à même les services accorder sous artifices une aide publique publics, ce qui contribue également à aux grandes firmes privées à la recher- fragiliser le rôle de l’administra­­tion che de nouveaux marchés pour leur publique. Le processus d’attribution des croissance propre. contrats des deux grands hôpitaux uni- versitaires de Montréal du CHUM et du Le financement privé CUSM est particulièrement révélateur. de la démocratie Après avoir soutenu et vanté sur toutes Le financement privé de la démocratie les tribunes les avantages financiers de est une arme à double tranchant. Autant la formule PPP, le gouvernement a dû se est-il important de permettre aux indi- plier aux diktats des consortiums privés vidus d’appuyer la mise sur pied et le retenus. En effet, à la suite d’un chantage financement de projets politiques, et boycottage des travaux orchestré par autant le flux d’argent privé est suscep- les firmes privées, le gouvernement a tible de corrompre les projets politiques accepté de modifier les règles du jeu. Les au profit d’intérêts privés. Le retour compensations pour les propositions d’ascenseur pour le financement des non retenues ont été significativement partis politiques par l’attribution de accrues, mais surtout, les normes de contrats publics doit être intégré dans partage de risques entre les deux parte- l’analyse systémique de la corruption naires ont été radicalement modifiées à dans les marchés publics. Les normes l’avantage du partenaire privé. Ainsi, québécoises en matière de financement contrairement aux arguments avancés des partis politiques ont été détournées pour faire la promotion des PPP, le Qué- par certaines ruses. Ces règles doivent bec devra avancer plus de 45 % des coûts être revues et le tir rectifié afin de fermer qui devaient être financés au complet le robinet des enveloppes brunes, des par le partenaire privé et remboursés sur contributions d’entreprises déguisées en une période de 30 ans. Le vérificateur dons d’employés ou dons anonymes. général du Québec avait déjà souligné Plusieurs suggestions ont déjà été avan- que les études financières de l’Agence cées, comme les contributions filtrées étaient biaisées, mais avec la redéfinition par les déclarations fiscales des indivi- tardive de la formule, l’Agence elle- dus et l’augmentation de la part du même reconnait qu’aucun avantage financement public des partis politiques. 71 L’état du Québec 2010

Il faut maintenant s’atteler sérieusement qu’une meilleure formation des élus à cette question qui empêche les normes et fonctionnaires aux prescriptions en matière d’adjudication des contrats déontologiques et éthiques permet- de remplir leur rôle. trait de résorber les dérapages. Sans nier l’importance de la formation, il Les règles d’adjudication serait plus utile de poser l’hypothèse des contrats inverse, à savoir qu’une bonne connais- L’administration publique québécoise, sance des limites de la loi a permis le autant à l’échelle provinciale que muni- développement de systèmes de contour- cipale et scolaire, est soumise aux règles nement à grande échelle. Les pres- d’attribution des contrats publics selon criptions législatives sont effective- une procédure transparente d’appel ment confrontées à des échappatoires d’offres publiques ou d’invitation à sou­ systémiques qui ne peuvent relever du missionner, au-delà de certains seuils de simple dérapage de comportements valeurs des contrats. Ces règles, conçues individuels. pour limiter les risques de copinage, Sur la scène municipale, les disposi- tablent sur le bon fonctionnement de la tions législatives en matière de déonto- concurrence pour générer le meilleur logie et des marchés publics bénéficient rendement pour les fonds publics. L’ab- de plusieurs décennies d’application. sence de réelle concurrence fait perdre Principalement inscrites à la Loi sur les au mécanisme son intérêt, tout en don- élections et les référendums dans les nant libre cours aux stratégies de mani- municipalités3 et à la Loi sur les cités et pulations des marchés publics par les villes4, ces dispositions sont essentielle- entreprises. ment structurées autour du concept des Ces règles d’adjudication des contrats conflits d’intérêts que doit éviter l’élu publics sont-elles suffisantes pour pré- ou le gestionnaire. Trois catégories de venir et éradiquer les problèmes soule- mécanismes sont mises en œuvre. Le vés ? Devraient-elles être révisées de premier mécanisme interdit à l’élu façon significative ou suffit-il de revoir municipal de détenir un intérêt dans un leur application et mise en œuvre, contrat avec la municipalité au cours de comme le suggère le rapport Gagné2 qui son mandat. Le second mécanisme fait s’est penché sur la question dans le la promotion de la transparence en domaine municipal ? imposant la divulgation des intérêts Lorsqu’un problème atteint l’ampleur pécuniaires des élus, pendant que le de celui qui se dessine à l’échelle du troisième mécanisme soumet l’adjudi- Québec, il est contre-productif de cation des contrats municipaux à la réduire le diagnostic à une simple procédure d’appel d’offres publiques mécon­naissance de la loi, en arguant au-delà de 100 000 $. 72 Éthique publique

Même si ces mécanismes sont essen- Le fragile équilibre tiels et doivent être resserrés, aucun ne des contre-pouvoirs permet directement de répondre aux De par leur nature, les marchés publics faits complexes révélés par le rapport du mettent en relation étroite les pouvoirs vérificateur général de Montréal sur les publics et les pouvoirs privés. La fraude compteurs d’eau. Les situations suscep- et la corruption dans l’attribution de tibles d’engendrer des conflits d’intérêts contrats publics confirment que les directs ou indirects des acteurs publics pouvoirs publics sont vulnérables aux doivent certes être évitées, mais les cau- manipulations par les pouvoirs privés. ses de cette affaire se cachent plutôt Aucune des mesures de protection dans les deux premiers phénomènes présentes ou souhaitables soulignées relevés, soit la croissance forcée des plus haut ne peut donner de résultats marchés privés et sans doute également sans une vigilance capitale du « troi- dans le financement privé de la démo- sième pouvoir » que représentent les cratie municipale. Les garde-fous juri- médias qui sont souvent seuls capables diques ont lamentablement failli à la de dénoncer et de révéler au grand jour tâche de protection de l’intérêt public les malversations qui peinent à sortir de dans l’attribution de ce contrat qui était l’ombre, coincées entre les pouvoirs pourtant le plus important de l’histoire publics et les pouvoirs privés. de Montréal et pour lequel la vigilance La démocratie ne doit jamais s’aban- des gardiens aurait dû être exemplaire. donner à l’impuissance. De plus, la sanction à un manque- Notes ment des devoirs imposés aux élus se 1. Rapport du vérificateur général au conseil limite à une déclaration d’inhabilité à municipal et au conseil d’agglomération sur la un poste électif municipal. L’élu récom- vérification de l’ensemble du processus d’acquisi- pensé d’avoir favorisé la conclusion d’un tion et d’installation de compteurs d’eau dans les lucratif contrat par un entrepreneur qui ICI ainsi que de l’optimisation de l’ensemble du réseau d’eau de l’agglomération de Montréal, le recrute par la suite à un poste privi- Montréal, octobre 2009. En ligne : http ://ville. légié de l’entreprise ne peut nullement montreal.qc.ca/pls/portal/docs/page/verifica- être touché par la cible de ces sanctions : teur_fr/media/documents/rce_fr_21_10_2009. son intérêt se concrétise après son man- pdf. 2. Groupe de travail sur l’éthique en milieu dat, pendant que son passage à l’entre- municipal, Éthique et démocratie municipale, prise privée confirme que ses ambitions ministère des Affaires municipales, des Régions ne sont pas freinées par la sanction. et de l’Occupation du territoire, Québec, 2009. 3. L.R.Q., c. E-2.2. 4. L.R.Q., c. C-19 ; ainsi que les dispositions équi- valentes pour les municipalités régies par le Code municipal, L.R.Q., c. C-27.1.

73 Le piège de l’éthique

Jean-Marc Piotte Professeur émérite, Département de science politique, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Pierre-F. Côté, directeur général des élections du Québec de 1978 à 1997, affirmait, au moment de son départ, que si les mœurs électorales s’étaient fortement bonifiées sur le plan provincial, elles demeuraient toujours pourries au plan municipal, surtout dans les petites villes non soumises au regard des médias. Depuis cette déclaration, la situation s’est détériorée à un point tel que la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec rejoignent dans la perversion de la démocratie les petites municipalités vilipen- dées par M. Côté. Comment en sommes-nous arrivés là ?

La réforme électorale de René ce trou… Il s’en est abstenu, arguant de Lévesque voulait libérer les partis politi- la difficulté de colmater cette brèche à la ques de l’influence des bailleurs de fonds. loi électorale. Pourtant, l’État aurait pu Or, les gens de pouvoir ont à leur service dénicher des avocats aussi judicieux pour des avocats et des comptables dont la obturer les failles que les avocats du pou- fonction est de découvrir des trous dans voir économique le sont pour les décou- les lois pour en contourner l’esprit en vrir. Le PQ a préféré suivre les pratiques faveur des nantis. Le Parti libéral du méandreuses de son vis-à-vis. Québec, mis au tapis par cette réforme Le choix du chef d’un parti, dans le qui neutralisait leurs amis argentés, cadre d’une course au leadership, n’est trouva bientôt l’astuce : les dirigeants pas assujetti à la loi électorale. Aussi, d’entreprise distribuaient des 3 000 $ à dans les petites localités, le futur maire leurs cadres qui, eux, pouvaient « légale- peut être poussé en avant par l’entrepre- ment » financer le parti et le leader favo- neur en construction qui, en échange de risés par le boss. Le PQ aurait pu, lorsqu’il contrats à venir, finance sa campagne était à la tête du gouvernement, boucher électorale. Pourquoi les gouvernements

74 Éthique publique successifs n’ont-ils pas rendu illégales dont le moteur est le profit. Les pro- ces pratiques ? grammes et l’enseignement de l’École de Depuis quelque temps, les ministres l’administration publique (ENAP) illus- ne peuvent plus faire immédiatement du trent parfaitement cette triste dérive. lobbyisme lorsqu’ils quittent l’État pour L’entreprise privée est plus efficace que l’entreprise privée. Mais les relations l’entreprise publique, dit-on. Il faut pri- louches de proximité entre les milieux vatiser, dégraisser la fonction publique, d’affaires et les élites politiques ne se confier aux firmes de génie-conseil et limitent pas à cette pratique. Philippe aux cabinets d’avocats la planification Couillard, quelques jours avant de des projets, les appels d’offres, la réalisa- démissionner de son poste de ministre tion des projets et le contrôle de leur de la Santé et des Services sociaux, qualité. Mais ces slogans néolibéraux, n’avait-il pas annoncé à ses collègues- véhiculés par les disciples de l’Institut ministres qu’il s’apprêtait à œuvrer dans économique de Montréal, masquent une une firme privée d’investissement en petite chose : le bien commun n’existe santé ? Guy Chevrette, après avoir occupé plusieurs ministères dans diffé- La promotion du bien rents gouvernements péquistes, n’est-il commun a été subordonnée pas devenu plus tard porte-parole du aux usages de l’entreprise Conseil de l’industrie forestière ? Un poste de ministre sert souvent de porte privée dont le moteur d’entrée à un emploi lucratif dans l’en- est le profit. treprise privée. De plus, le va-et-vient entre le privé et le public de sous-minis- pas pour les compagnies qui carburent tres et de hauts cadres est un agissement aux biens privés, au profit. Appelés à si fréquent qu’il est entré dans les mœurs s’alimenter à l’auberge étatique, les et ne choque plus personne. Il faut consultants, les cabinets, les firmes et les d’ailleurs prendre bonne note que cette entreprises privées s’en sont mis plein la confusion entre le privé et le public a été panse. Pourtant, un État qui respecte la encouragée depuis les années 70 par un distinction entre public et privé aurait courant, venu des États-Unis, qui confie dû conserver ses professionnels, les aux départements de gestion la forma- rémunérer convenablement et, pour un tion des administrateurs publics qui coût moindre, défendre le bien public relevait jusque-là de science politique. contre la gloutonnerie des firmes. La promotion du bien commun, qui était traditionnellement l’objectif de Éthique et politique l’État et de ses employés, a été subordon- On carbure beaucoup à l’éthique, mot née aux usages de l’entreprise privée noble qu’on substitue à celui dévalué de 75 L’état du Québec 2010 morale. L’éthique est une branche de la scientifique ou technologique, un pou- philosophie qui cherche à justifier voir économique, un pouvoir adminis- rationnellement la distinction qu’elle tratif ou un pouvoir politique. propose entre un bon comportement et Les hommes et les femmes sont mora- un mauvais comportement, entre un lement capables du meilleur et du pire. comportement juste et un comporte- Ceux et celles qui sont mus par le désir ment injuste. L’éthicien, nouveau spécia- de pouvoir sont sans doute davantage liste dont la formation est parfois philo- portés à y sacrifier leur conscience sophique (la création d’un département morale, s’ils en ont une. L’objectif d’un universitaire d’éthique est prévisible…), politicien est de prendre le pouvoir et de dicterait aux chercheurs, aux politiciens s’y maintenir ; l’objectif d’un dirigeant et aux dirigeants économiques comment d’entreprise est le profit et sa croissance ; ils devraient se comporter pour être à la l’objectif d’un chercheur est les décou- hauteur des normes qu’il édicte. vertes, même si leur usage peut être catastrophique (ex. l’énergie nucléaire). Un État qui respecte la Machiavel ajouterait, dans une perspec- distinction entre public et tive utilitariste, que tous les moyens sont bons et vertueux, s’ils permettent d’at- privé aurait dû conserver ses teindre l’objectif. Les éthiciens inter- professionnels, les rémunérer viennent contre cette morale utilitariste, convenablement. s’opposent à ce que la fin justifie les moyens et sermonnent les gens de pou- La mode de l’éthique répondrait au voir, en proposant une série de règles, relativisme moral engendré par la laïci- un code, où le choix des moyens serait sation de la société, par l’affaiblissement subordonné à un bien commun plus ou de l’identification des individus aux reli- moins bien défini. gions instituées. Il est vrai qu’un hédo- Le code d’éthique semble remettre nisme mou, alimenté par un consumé- aux mains des spécialistes la conscience risme encouragé par le marketing et les morale dont seraient dépourvus les gens campagnes de publicité, s’est substitué à de pouvoir, soit par ignorance, soit par des morales religieuses plutôt étroites. intérêt. Or la conscience morale, qui est Mais cette explication, qui semble évi- toute intériorité, ne s’exporte pas, même dente, masque l’essentiel : les éthiciens, si elle peut être soumise à des influences qui fabriquent des codes sur mesure, ne extérieures. La multiplication des éthi- cherchent pas, en imitant les prêtres de ciens masque ainsi leur impuissance. diverses confessions, à régir le peuple ou Cependant, le code d’éthique se rap- les travailleurs ; ils s’adressent exclusive- proche du droit lorsque le non-respect ment à ceux qui exercent un pouvoir des règles peut conduire à des sanctions. 76 Éthique publique

Mais qui dans les réseaux de pouvoir la contrainte physique légale, ne peut se juge ? Quelle est son autonomie ? Com- limiter à la répression sans être un État ment exerce-t-il ses prérogatives ? Quel- dictatorial et un État en crise. L’État, les sont les sanctions prévues ? Comment pour se maintenir durablement, requiert sont-elles appliquées ? Si on se fie à la le consentement de la majorité de la pratique de la plupart des corporations population à sa domination. professionnelles, la non-conformité au code entraîne parfois des réprimandes La réponse est politique et rarement des sanctions sévères. Le régime démocratique est la meilleure La boulimie éthique est directement forme d’État, car il assure aux citoyens proportionnelle à l’anorexie politique. des contre-pouvoirs vis-à-vis des gou- Les codes d’éthique prolifèrent sur vernements et de l’élite économique. l’absence de lois contraignantes. Les Mais un État peut être plus ou moins malversations entre politiciens et entre- démocratique. Le Québec l’est plus que preneurs pourraient facilement être les États-Unis où tout le système électo- réduites si une loi, en assurant le finan- ral est dominé par les puissances de cement public des campagnes électora- l’argent. Et il pourrait l’être davantage. les, en interdisait tout financement privé. Le Québec et les États-Unis le sont Ça aurait un coût pour le contribuable, davantage que l’Italie où le président de mais beaucoup moins qu’on ne l’imagine l’État régit la presque totalité des chaînes (les dons aux partis sont déductibles de télévision. En Amérique du Nord, les d’impôt) et très inférieur à celui engen- médias sont autonomes par rapport aux dré par la corruption. La liberté d’un gouvernements, mais ils pourraient citoyen d’appuyer le parti de son choix jouer un rôle plus démocratique, s’ils ne serait pas contredite : elle peut très étaient également indépendants de l’État bien se réaliser en lui consacrant du et du pouvoir économique. temps, sans avoir besoin de le financer. La démocratie n’est pas un état de fait, Évidemment, il est impossible de sup- mais un processus jamais achevé et tou- primer le mariage entre le pouvoir poli- jours à recommencer. La corruption, qui tique et le pouvoir économique. Tout se répand comme une pandémie et État, quel qu’il soit, reproduit l’ordre affecte l’ensemble du corps social, entraî- social, en reproduisant les rapports de nant cynisme et défaitisme, doit être force inégaux entre classes sociales, combattue par des journalistes aguerris entre genres, entre ethnies, entre urbains et des citoyens vigilants et pugnaces. La et ruraux, entre régions… Dans le sys- lutte contre la malversation est partie tème capitaliste qui est le nôtre, l’État est prenante de toute volonté de démocrati- indissolublement lié à la bourgeoisie. sation. La lutte contre la corruption est Mais l’État, qui exerce le monopole de politique avant d’être éthique. 77 Les Québécois sont-ils par nature corrompus ?

Benoît Dubreuil Chercheur postdoctoral, Département de philosophie, Université du Québec à Montréal (Québec)

Lorsqu’un scandale de corruption éclate, on dit souvent qu’il révèle un problème « structurel », ou encore qu’il découle d’une « culture » de la corruption. On l’a dit dans le cas des scandales provenant de l’industrie de la construction : le problème vient du système, il est donc inutile de s’acharner sur les individus eux-mêmes. Les humains sont par nature corruptibles. Il est impossible de les changer. Il faut plutôt changer les institutions. Mais que faut-il précisément changer dans ces « institutions » ? Qu’y a-t-il en elles qui soit capable de nous rendre parfois vertueux et si souvent… vicieux ?

Au sens le plus élémentaire, le toutes les espèces sociales en ont. Chez concept d’institution renvoie aux atten- les primates, les individus dominants tes que nous avons les uns envers les s’attendent à ce que les subordonnés leur autres. Nous nous attendons à ce que le cèdent le passage, les enfants s’atten- commerçant accepte l’argent que nous dent à ce que leur mère s’occupe d’eux, lui présentons. Nous nous attendons à puis les rivaux s’attendent à combattre ce que notre conjoint soit là pour nous, pour les mêmes femelles ou la même ou encore à ce que notre patron nous nourriture. traite convenablement. Les humains ne Mais les humains ont des attentes sont évidemment pas la seule espèce particulières. Ils sont par nature moti- animale dont les membres ont des atten- vés à s’engager dans des activités d’en- tes les uns envers les autres. En un sens, traide et de coopération avec autrui. Ces

78 Éthique publique motivations sont le fondement de leur collègues, créant un contexte qui nous intégration au monde de la moralité. oblige souvent à être plus moraux que Cette spécificité soulève cependant des nous ne le serions si nous étions laissés problèmes. Notre promptitude à coopé- à nous-mêmes. Mais notre vie ne se rer ou à aider autrui nous expose à l’ex- limite pas à ces petits réseaux. Les insti- ploitation. Pour nous protéger, nous tutions politiques et économiques, apprenons à nous méfier des autres, à notamment, établissent des liens qui font diriger nos bonnes actions vers ceux qui dépendre notre bien-être de celui de méritent notre confiance et à punir ceux millions d’autres individus. qui nous trompent. Ces institutions ne pourraient fonc- Au sein des petits groupes de chas- tionner sans la présence d’individus y seurs-cueilleurs nomades – dans les- jouant un rôle particulier : politiciens, quels les humains ont vécu la quasi- entrepreneurs, hommes et femmes d’in- totalité de leur histoire –, il est impos- fluence et de notoriété. Ils sont essentiels ­sible de profiter d’autrui très longtemps. au fonctionnement de notre société, car L’information circule vite et l’on décou- ils établissent des liens entre la pluralité vre facilement les opportunistes. Les de petits réseaux fragmentés. Essentiels, moqueries suffisent d’ailleurs souvent à ces dirigeants représentent cependant les ramener vers des comportements une menace pour la masse du peuple à plus moraux. Dans les sociétés de plus cause de la position centrale qu’ils occu- grande taille, comme celles où nous pent. Personne n’est mieux placé qu’eux vivons, les choses sont cependant diffé- pour tirer profit du travail des autres. rentes. Nous interagissons constam- Mais qu’est-ce qui leur permet de le ment avec des inconnus et des richesses faire ? D’où tirent-ils leur impunité ? colossales circulent d’une main à l’autre : Cela tient à la nature de la relation que profits, investissements, subventions, ces gens influents établissent avec les sans oublier les bateaux, les enveloppes gens autour d’eux. De tout temps, la brunes et les contrats de consultation. corruption a été associée à l’existence de Les occasions de tirer profit de la naïveté relations de loyauté particulières, basées des gens sont plus nombreuses que sur l’endettement et la protection. Dans jamais. les sociétés esclavagistes, la relation Il existe bien sûr des façons de se met- reposait sur la loyauté souvent absolue tre à l’abri des malfaiteurs. Nous choisis- de l’esclave envers son maître, son seul sons de vivre l’essentiel de notre vie dans protecteur dans un monde qui lui était des petits mondes sociaux où le potinage étranger. Dans l’Empire romain, il et les ragots jouent un rôle central. L’es- s’agissait de la relation personnelle entre prit de clocher d’autrefois est reproduit un patron et son client, le patron proté- à l’intérieur des réseaux d’amis et de geant le client en échange d’un travail. 79 L’état du Québec 2010

Au Moyen Âge, elle s’incarnait dans le celui ou de celle à qui il doit son salaire serment de vassalité qui liait le serf à son et son statut social. seigneur et lui assurait, ici encore, une À ce titre, le Québécois n’est ni meil­ certaine sécurité en échange d’une par- leur ni pire que les autres. Quel contexte tie de son labeur. social parvient à le rendre vertueux ? La prétention des démocraties moder- Disons d’abord qu’il s’agit d’un contexte nes a été de délier ces loyautés particu- où les individus ont la possibilité de lières, en rendant l’accès aux charges faire valoir publiquement leurs qualités publiques conditionnel à l’approbation et leurs aptitudes. Dans une démocratie générale, puis en soumettant l’accès à la saine, les individus doivent pouvoir richesse aux lois du marché et de la développer leurs talents, que ce soit concurrence. Pour s’imposer sociale- dans le domaine de l’administration, de ment, l’entrepreneur doit offrir des prix la culture, de la science, du sport, des compétitifs et le politicien doit être ver- communications, etc. C’est aussi un tueux. Voilà, du moins, la théorie… En contexte où la renommée que l’on peut pratique, les relations de dépendance et acquérir par ces voies – et non par la de loyauté demeurent nombreuses. multiplication des loyautés privées – est Celui qui a de l’argent ou du pouvoir le principal tremplin vers les positions trouve encore souvent l’occasion de s’at- d’influence. tacher son prochain à l’aide de contrats, C’est généralement l’objectif que l’on de positions, de financement électoral. souhaite atteindre grâce aux élections. Le nombre des électeurs est générale- ment beaucoup plus grand que celui des Au titre de la corruption, les personnes que l’on peut s’attacher grâce Québécois ne sont ni meilleurs à des faveurs particulières. Le peuple ni pires que les autres. peut ainsi contrôler sans trop de risque le comportement des puissants. La méthode est bien sûr imparfaite. Si l’in- La psychologie humaine est ainsi formation sur les candidats ne circule faite que nous hésitons à formuler des pas librement, si ces derniers disposent reproches envers ceux à qui l’on doit de ressources financières dispropor- tout. Nous sommes plutôt prompts à tionnées et illicites, si l’électorat est leur retourner les faveurs passées en profondément et irrémédiablement fermant les yeux sur leurs fautes pré- divisé dans ses préférences, les élus ris- sentes. L’or­­­ganisateur politique, le quent de devenir les instruments des cadre ou encore le consultant mandaté uns ou des autres. par un ami ou un collègue sera enclin Si nous avons raison d’être en colère à fermer les yeux sur l’agissement de face aux scandales qui éclaboussent le 80 Éthique publique monde politique et le monde de la du travail au noir et de la circulation de construction, il faut aussi les remettre l’argent liquide, permettant l’accumula- en perspective. Au Québec, les dépenses tion de sommes colossales à l’abri des consolidées des trois paliers de gouver- regards publics. Dans plusieurs marchés, nement tournent autour de 45 % du PIB. les entrepreneurs sont peu nombreux et Cette proportion est similaire à celle se connaissent bien, ce qui est susceptible que l’on trouve dans la plupart des pays de favoriser les échanges de bons procé- industrialisés. Jamais dans l’histoire de dés et de nuire à la compétition. l’humanité les pouvoirs publics n’ont transigé des sommes aussi colossales. Et Ni les politiciens municipaux pourtant, ces sommes aboutissent en ni les entrepreneurs en grande partie dans les poches de ceux à construction ne sont par qui elles sont destinées. Comparés aux empires et monarchies du passé, les nature corrompus. bons vieux régimes Taschereau ou Duplessis étaient déjà des havres de Du côté politique, la décision de pro- transparence et de bonne gouvernance. mouvoir tel ou tel projet repose sur des Et que de chemin avons-nous parcouru considérations souvent nombreuses et depuis. floues, ce qui donne aux élus locaux une Cela n’implique pas bien sûr de pren- grande discrétion dans le choix des pro- dre la corruption qui reste à la légère. Si jets qu’ils appuient. Par ailleurs, le faible sa part demeure modeste à l’échelle intérêt de la population pour la politi- nationale, elle continue de jouer un rôle que municipale et l’absence d’enjeux important dans certains milieux. Les- idéologiques rendent difficile le finan- quels ? Pour le dire simplement, son cement populaire des partis, donnant poids demeure considérable là où quel- aux politiciens un incitatif supplémen- ques individus peuvent accaparer sub- taire de s’endetter auprès d’acteurs plus tilement des ressources financières intéressés. importantes et les utiliser pour créer des Ce n’est donc pas un hasard si la cor- liens d’endettement avec des fonction- ruption s’installe dans le domaine de la naires, des consultants ou des dirigeants construction plutôt que, disons, dans impliqués dans la prise de décisions les écoles secondaires ou les régies de d’intérêt public. la santé. La manière de s’y attaquer Ce n’est donc pas un hasard si l’in­ consiste à rompre, à un endroit ou à un dustrie de la construction et le monde autre, le cycle de la circulation de l’ar- municipal demeurent l’épicentre des gent nourrissant les relations de loyauté scandales de corruption. Les chantiers particulières. La plupart des proposi- demeurent l’un des principaux refuges tions qui ont été formulées vont en ce 81 L’état du Québec 2010 sens. En modifiant le financement des donc par nature corrompus. Comme les partis, on empêche les politiciens de autres Québécois, ils sont cependant s’endetter indûment. En révisant les corruptibles. Pour rester polis, disons processus d’appel d’offres, on tente de également que le contexte institutionnel briser les retours d’ascenseur entre les dans lequel ils évoluent ne leur a pas entrepreneurs ou à limiter le pouvoir toujours permis de révéler la plus belle discrétionnaire des fonctionnaires ou partie d’eux-mêmes. Puisqu’il n’y a rien des politiciens. En modifiant les règles d’aussi douloureux que d’être la cible de sur les chantiers, on s’attaque au nerf de la vindicte populaire – surtout lors­ la guerre : l’argent liquide et le travail au qu’elle est légitime comme elle le fut en noir. 2009 –, parions qu’une victoire sur la Ni les politiciens municipaux ni les corruption représenterait une libération entrepreneurs en construction ne sont pour la plupart d’entre eux également.

82 Chercheurs et responsables

Florence Piron Professeure, Département d’information et de communication, Université Laval

Réfléchir à l’éthique des sciences et de la recherche, ce n’est pas seulement définir des normes de conduite destinées aux cher- cheurs. C’est aussi comprendre ce qui nourrit la confiance d’une société dans ses chercheurs, dans ses institutions scientifiques et dans le savoir ainsi constitué, souvent à l’origine de décisions publiques qui touchent l’ensemble des citoyens.

Comme l’a encore montré la cam- tifiques » fait partie des arguments pagne de vaccination contre la grippe invoqués par de nombreux acteurs A(H1N1), les sciences sont au cœur d’in- sociaux pour légitimer ou contester une nombrables décisions qui transforment action publique ou une position politi- notre société et qui ont souvent des que. Le pouvoir d’action que donne conséquences, parfois majeures, sur la toute référence au savoir scientifique vie quotidienne des individus et des repose toutefois sur une condition fon- communautés. Pensons à la recherche damentale : la confiance des citoyens et en santé (médicaments, chirurgie, vac- des élus dans la qualité du travail des cins), à celle en génie informatique scientifiques. Par exemple, sans la (ordinateurs, téléphones), en sciences de confiance des pouvoirs publics et des la gestion (organisation du travail, sys- citoyens dans la fiabilité des études qui tèmes financiers), en sciences de l’édu- ont identifié le virus A(H1N1), calculé le cation (pédagogie, enseignement) ou en risque de pandémie et conçu et expéri- sciences de l’environnement (dévelop- menté le vaccin, est-ce qu’autant de pement durable, changements climati- Québécois auraient choisi de se faire ques). La référence à des « études scien- vacciner au cours de l’automne 2009 ? 83 L’état du Québec 2010

Une question de confiance Comprendre d’où vient et comment Le prestige de la blouse blanche est se construit et se mérite cette confiance incontestable encore à notre époque. Les devient alors une question essentielle élus et décideurs publics se tournent tant pour les citoyens et les élus que souvent vers des comités d’experts pour pour les scientifiques. L’éthique des les aider à prendre ou, en tout cas, à sciences est un domaine de réflexion et légitimer des décisions qui concernent de pratique qui vise précisément à véri- le bien commun ou l’intérêt général. Le fier et à garantir en partie la qualité de transfert des connaissances entre les la science. En effet, si les chercheurs sont experts qui les produisent et les déci- intègres, honnêtes, responsables et res- deurs qui les utilisent est d’ailleurs un pectueux des êtres humains, s’ils sont thème qui préoccupe de plus en plus le compétents et transparents, alors la monde de la recherche scientifique, confiance dans les propositions et les soucieux de bien jouer le rôle d’éclaireur recommandations qui découlent de de la décision publique que la société leurs travaux semblera pouvoir être actuelle semble attendre de lui. justifiée. L’éthique des sciences couvre trois Lorsque la confiance accordée champs, chacun guidé par un souci bien à la science est mise spécifique : en défaut, la côte est longue 1) L’éthique de la recherche avec des participants humains se soucie du à remonter. respect des droits des personnes qui acceptent de participer à des projets Lorsque cette confiance cruciale est de recherche, par exemple en se prê- mise en défaut – par exemple lors du tant à un essai clinique de médica- scandale du sang contaminé qui a éclaté ment ou de vaccin ou à des entrevues au Québec au début des années 90 –, la de recherche en sciences sociales côte est longue à remonter et la méfiance pendant lesquelles elles confient des s’installe. Or, toute méfiance du public, renseignements personnels privés. des élus et des scientifiques eux-mêmes 2) L’intégrité scientifique se soucie de dans la qualité de la science empêchera l’honnêteté, de la transparence et de cette dernière de se développer : non la compétence des chercheurs. seulement aucun individu ne voudra 3) La responsabilité sociale des cher- participer aux projets scientifiques qui cheurs et des institutions scientifiques lui sont proposés, mais surtout aucun se soucie des différents usages qui citoyen/contribuable ne voudra que la peuvent être faits de leurs travaux et recherche scientifique publique conti- des conséquences de ceux-ci sur le nue d’être subventionnée. monde contemporain. 84 Éthique publique

Un cadre éthique méthodes qualitatives, a été mise en Le champ de l’éthique de la recherche consultation au cours de l’année 2009. avec des êtres humains est désormais Une version finale sera proposée au très balisé au Québec. Deux documents cours de 2010. L’application de ce docu- gouvernementaux, qui ne sont toutefois ment par les universités et les hôpitaux pas des lois, obligent les chercheurs et universitaires est une exigence du Pro- les étudiants de 2e et de 3e cycles à sou- tocole d’entente qui leur permet de mettre tous leurs projets de recherche recevoir des subventions de recherche. impliquant des êtres humains à un Autrement dit, ce champ de l’éthique comité d’éthique de la recherche (CÉR), des sciences ne laisse guère de choix aux que ce soit dans le domaine de la recher- chercheurs qui voudraient s’y sous- che biomédicale ou en sciences sociales traire. Au Québec, le ministère de la et humaines. Formés de membres béné- Santé et des Services sociaux (MSSS) a voles (au moins deux chercheurs, un produit le Plan d’action ministériel en juriste, un éthicien et un membre du éthique et intégrité scientifique qui, lui public ou un usager sans affiliation avec aussi, fait actuellement l’objet d’une l’établissement de recherche), ces comi- réécriture. De nombreux autres docu- tés s’assurent principalement que les ments encadrent l’activité des comités projets respectent le principe du consen- d’éthique de la recherche, que ce soit des tement éclairé des participants, c’est-à- modalités de gestion internes aux éta- dire que les personnes sollicitées pour blissements de recherche ou des politi- participer à un projet de recherche ques générales. La formation des étu- comprennent bien de quoi il s’agit, où diants dans ce domaine n’est pas encore seront conservées les données recueil­ généralisée, mais de nombreux cours de lies, quel usage en sera fait et quelles en méthode font désormais une place à seront les conséquences pour elles. l’éthique de la recherche avec des parti- Parmi ces deux documents, l’Énoncé cipants humains2. de politique des trois Conseils1 : éthique de la recherche avec des êtres humains L’intégrité, une qualité intrinsèque ? formule de nombreuses règles qui doi- L’intégrité scientifique, autre champ de vent encadrer la réflexion des cher- l’éthique des sciences, est beaucoup cheurs et les discussions des comités moins encadrée dans les universités et les d’éthique de la recherche. Publié en centres de recherche du Québec. Consi- 1998, ce document est actuellement en dérée comme un apanage du métier de intense révision. Une version prélimi- scientifique ou comme une qualité pro- naire d’une deuxième édition, plus fessionnelle au cœur de la compétence ouverte aux particularités des sciences des chercheurs, elle est supposée relever sociales et humaines, notamment aux de la formation « informelle » qu’une 85 L’état du Québec 2010

Les chercheurs ont une responsabilité en ce qui concerne l’usage qui peut être fait de leur travaux, notamment en santé. génération de chercheurs transmet à la fiques dans l’univers des politiques suivante : ne pas fausser les résultats, ne publiques ou dans les activités de recher- pas plagier, ne pas voler d’idées à un tiers che et développement des entreprises (dont les étudiants), toujours citer ses privées engendrent une pression à la sources, expliquer de manière transpa- performance qui peut conduire à céder rente la démarche scien­­­­tifique utilisée… plus facilement à cette tentation. L’étude tout cela est censé faire presque automa- réalisée par le scientifique coréen Woo tiquement partie du bagage intellectuel Suk Hwang montrant qu’il avait créé des de tout chercheur. Toutefois, comme le cellules souches humaines par clonage montrent par exemple les enquêtes n’avait-elle pas fait de lui un « dieu menées régulièrement aux États-Unis vivant » dans son pays ? Jusqu’à ce que sa par l’Union of Concerned Scientists ainsi fraude soit découverte par des journalis- que par des magazines scientifiques, la tes scientifiques curieux et vigilants… tentation de la fraude, de la manipulation Lorsque le pouvoir politique s’en mêle et des données et des publications scienti- fait pression sur des chercheurs ou des fiques mensongères reste présente. Le centres de recherche pour qu’ils modi- pouvoir et le prestige accrus des scienti- fient leurs résultats ou même leurs acti- 86 Éthique publique vités de recherche (en leur offrant des Mais il ne s’agissait pas pour eux de se programmes stratégiques de subvention fermer aux débats sociaux et politiques pour les attirer vers certains domaines) de leur temps ! Se protéger contre l’arbi- ou encore pour qu’ils privilégient les traire et le dogmatisme des pouvoirs recherches à visée commerciale (principe théocratiques ne signifiait pas se retirer au cœur des dernières stratégies de l’in- du monde et s’en abstraire pour évoluer novation des gouvernements québécois dans une espèce de monde à part, de et fédéral), alors l’intégrité scientifique tour d’ivoire, qui serait seule garante de paraît réellement menacée. Au lieu de la qualité de leurs travaux. L’idée que, mener des débats sur cette pression à la au nom de la qualité de la science, les performance et sur le rôle qu’elles y chercheurs doivent être « neutres », c’est- jouent, les universités publient des char- à-dire s’enfermer dans leurs laboratoires tes ou des déclarations sur l’intégrité ou leurs bureaux, est à la fois réductrice scientifique à forte connotation déonto- et hypocrite parce qu’elle ignore tout logique et moralisatrice, peu susceptibles simplement ce que le sociologue Gid- d’aider les chercheurs à comprendre dens a appelé la « réflexivité du savoir » : comment leurs propres « petits » dérapa- le fait que les sociétés contemporaines ges peuvent conduire à de plus grosses carburent à la science, qu’elles agissent défaillances et comment les universités, et se transforment à la lumière de ce que les organismes subventionnaires et les les scientifiques leur apprennent sur gouvernements eux-mêmes peuvent elles-mêmes et leur proposent. Refuser nuire à la culture de l’intégrité scientifi- de s’intéresser aux conséquences des que, pourtant essentielle à la confiance travaux scientifiques sur le monde dans la science. contemporain pour, par exemple, privi- légier la culture professionnelle axée sur Démolir la tour d’ivoire la performance (publier, collecter des C’est ici que prend tout son sens le troi- subventions), c’est comme lancer une sième champ de l’éthique des sciences, bombe sans se soucier de savoir où elle à savoir la responsabilité sociale des atterrit et quels dégâts elle commet et ne chercheurs et des institutions scientifi- se soucier que du processus scientifique ques3. Certes, à l’époque du pouvoir de sa conception. L’éthique de respon- absolu des monarchies européennes, sabilité doit plutôt être au cœur de la les premiers chercheurs scientifiques pratique scientifique, comme l’a rappelé avaient senti le besoin de se doter de Hans Jonas dans son livre célèbre, Le structures (les académies) les mettant le principe responsabilité. Loin d’être des plus possible à l’abri de l’arbitraire du observateurs impartiaux situés sur une pouvoir, notamment quand leurs tra- autre planète, les scientifiques entretien- vaux les conduisaient vers l’athéisme. nent des liens complexes et chargés de 87 L’état du Québec 2010 ramifications politiques, éthiques et cette recherche sera menée et produira sociales avec le monde auquel ils appar- des connaissances : quelles valeurs le tiennent. Rappelons que leurs travaux chercheur va-t-il promouvoir ? Quelle sont financés soit par des ressources forme de vie, pour reprendre le concept publiques, donc issues de l’ensemble de du philosophe Ludwig Wittgenstein, leurs concitoyens, soit par des ressour- va-t-il susciter ? Par exemple, selon la ces privées bien souvent à but lucratif. manière dont elles sont menées, les Comment pourraient-ils ne pas se sou- recherches sur la pauvreté peuvent, tout cier de l’impact de ces sources de finan- en proposant des idées intéressantes cement sur leurs travaux ? pour lutter contre la pauvreté, soit Pratiquer la responsabilité sociale contribuer à stigmatiser davantage les peut aussi prendre la forme d’une personnes en situation de pauvreté, soit au contraire contribuer à réaffirmer leur égalité en dignité. Cette différence n’est Réfléchir à la pertinence d’un pas anodine ! De la même façon, en psy- projet de recherche n’est pas chiatrie, exclure des types de thérapie le faire entrer dans les (par exemple par la parole) au profit de catégories des organismes thérapies basées sur les médicaments subventionnaires. contribue à promouvoir un certain type de rapport au corps et à la souffrance : c’est tout sauf neutre. réflexion continue sur la pertinence Comment mener une telle réflexion sociale et politique des projets qu’un sur la pertinence éthique des recher- chercheur souhaite réaliser. L’expression ches ? Surtout pas en restant dans sa « pertinence sociale » est utilisée par tour d’ivoire. Il est grand temps que les nombre d’organismes comme substitut scientifiques s’ouvrent réellement au au terme « utilité », quand ce n’est pas à dialogue avec leurs concitoyens, aux l’expression « capacité d’être commer- préoccupations de ces derniers face à la cialisé ou d’être utilisé par les déci- science. Une telle ouverture fait partie deurs ». Il est urgent que les scientifiques de l’éthique des sciences qui ne peut pas se réapproprient la notion de pertinence être le domaine réservé d’une catégorie afin de lui donner une dimension éthi- d’experts. Organiser des rencontres et que : réfléchir à la pertinence d’un projet des dialogues égalitaires et fructueux de recherche, ce n’est pas s’arranger pour entre chercheurs et citoyens dans le but le faire entrer dans les catégories des de construire une compréhension organismes subventionnaires ou com- mutuelle de la pertinence de tel ou tel manditaires, c’est réfléchir au sens qu’il projet de recherche, y compris une peut avoir pour le monde dans lequel réflexion sur les ressources nécessaires 88 Éthique publique et leur origine, ainsi que sur les consé- Notes quences possibles, voilà un objectif 1. Il s’agit des trois principaux organismes sub- essentiel d’une éthique de la responsa- ventionnaires canadiens : le Conseil de recher- ches en sciences humaines du Canada, les Insti- bilité en recherche scientifique. Des tuts de recherche en santé du Canada et le Conseil outils existent, des expériences sont de recherches en sciences et génie du Canada. menées qui ne doivent pas rester confi- 2. Piron, Florence, Enquête sur la formation en dentielles ou folkloriques, mais qui éthique de la science et de la recherche. En ligne : http ://com.ulaval.ca/grapac doivent prendre la place qui leur revient 3. Le numéro du printemps 2010 de la revue dans la construction de la confiance Éthique publique propose un dossier très riche dans la science. sur la responsabilité sociale des chercheurs.

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