Les Banquets Poétiques Au Japon À L'époque Heian
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LES BANQUETS POÉTIQUES AU JAPON À L’ÉPOQUE HEIAN (794-1192) Julien FAURY À une époque où chaque mois de l’année était ponctué de diverses célé- brations religieuses ou mondaines, les nobles japonais avaient de nombreuses occasions de s’enivrer. L’année à la cour était rythmée par les diverses cérémonies religieuses ou administratives (nominations ou promotions de fonctionnaires), les banquets poétiques à proprement parler célébrant les moments importants de chaque saison, ainsi que les banquets donnés à titre exceptionnel pour célébrer un événement particulier (particulièrement nom- breux durant le premier mois de l’année)1. Ces célébrations diverses s’achevaient par une dégustation collective d’alcool de riz, ou saké. Divers textes, comme par exemple les préfaces composées pour les banquets poéti- ques (nous y reviendrons) ou les descriptions consignées dans les notes journalières (nikki) de certains nobles, nous permettent d’avoir une idée assez précise de ce qui s’y déroulait. Comme en témoignent ces récits, la consom- mation d’alcool dans ce type d’occasion pouvait faire montre d’une certaine démesure qui, au premier abord, ne manque pas d’étonner par le contraste avec la rigueur affichée au quotidien dans un monde entièrement codifié. En effet, l’étape où la plupart des convives tombent dans un état d’ébriété relativement avancée2 semble avoir fait partie de nombreux banquets sans que cela ait constitué un événement en soi. Par ailleurs, dans le déroulement des festivités l’enivrement (à des degrés divers) précède généralement la distribution de gratifications (vêtements, pièces d’étoffes ou chevaux) ou la composition de poèmes, selon la nature du rassemblement. Or, si les préfaces comportent un aspect formel et emphatique assez marqué et ne doivent pas forcément être prises à la lettre, les notes journaliè- res de certains nobles et d’autres documents laissent entendre que les baccha- 1 Pour une présentation du cycle annuel des célébrations de la cour, voir Francine HERAIL, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, ministre à la cour de Heian (995-1018). Traduction du Midô Kanpakuki, trois volumes, Genève, Droz, vol. 1, 1987, p. 50-100. 2 Le japonais utilise plusieurs termes issus du chinois : on retrouve souvent le mot meitei qui désigne l’ivresse de manière générale, chinsui (ivresse profonde) qui correspond à un stade plus avancé, ou encore deisui, littéralement ivre comme de la boue (ou, à l’origine, plus précisément ivre comme ce vers de terre qui, lorsqu’il se déshydrate, semble devenir ivre et se décompose), à la limite du coma éthylique et souvent associé dans les descriptions à la perte de conscience (fukaku). Journal Asiatique 299.2 (2011): 651-676 doi: 10.2143/JA.299.2.2141891 994965_JournalAsiat_2011-2_13.indd4965_JournalAsiat_2011-2_13.indd 665151 110/01/120/01/12 115:135:13 652 J. FAURY nales organisées à la fin de certaines cérémonies ou banquets étaient parfois le théâtre d’abus et de débordements divers. Sans vouloir établir une liste ou une nomenclature précise de ces derniers, auxquels bien souvent les notes journalières ne font allusion que très succin- tement, nous proposons dans un premier temps de prendre quelques exemples significatifs permettant de se faire une idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces banquets arrosés à la cour ou dans les demeures des puissants de l’époque, avant de présenter plusieurs discours critiques vis-à-vis de ce genre de pratique, principalement du point de vue bouddhique. Enfin, nous verrons quelle a pu être la place de l’alcool dans la poésie de cette période et, surtout, ce qu’il représentait dans le quotidien du lettré et au sein de la pratique de composition poétique en groupe telle qu’elle a eu cours à l’époque. SE NOYER DANS L’ALCOOL ? LE CAS DE FUJIWARA NO MICHITAKA Commençons tout d’abord par un exemple célèbre de buveur invétéré : le grand chancelier (kanpaku) Fujiwara no Michitaka (953-995), fils de Kaneie (929-990) et frère aîné de Michinaga (966-1027), personnage emblématique de l’apogée de la famille Fujiwara à la cour de Heian. C’est le Ôkagami (Le Grand miroir), récit historique datant du tout début du XIIe siècle, qui nous relate son penchant pour la boisson qui, selon les rumeurs relayées par l’ouvrage, serait sans doute la cause de son décès officiellement attribué à une épidémie virulente qui a sévi en l’an 995 (Chô- toku 1). Un jour où, avec deux de ses fidèles compères, Fujiwara no Naritoki (941- 995) et Asateru (951-995), il s’était mis en route pour aller voir le retour de la vestale du sanctuaire Kamo, les coupes de miki (alcool de riz offert aux divinités) ont circulé tant et si bien entre eux qu’ils se retrouvèrent vite allongés dans leur char, les stores grand ouverts, laissant à côté d’eux leur coiffe négligemment mise de côté. Le narrateur nous précise que : En règle générale, pour ces trois augustes personnes, revenir de manière ordi- naire (sans avoir bu) d’une sortie irait à l’encontre de leur volonté et serait chose bien regrettable. Ils estiment amusant au plus haut point de se retrouver dans des états de semi-conscience, les vêtements complètement défaits, forcés de s’appuyer sur quelqu’un pour parvenir à monter dans leur véhicule3. Toute sortie qui ne se terminerait pas dans un état éthylique avancé est donc considérée comme une sortie râtée par nos trois fêtards. Mais le détail le 3 Nous traduisons à partir de la version annotée par MATSUMURA Hiroji, Ôkagami, Tôkyô, Iwanami shoten, collection Nihon koten bungaku taikei (NKBT), vol. 21, 1960, p. 176. Journal Asiatique 299.2 (2011): 651-676 994965_JournalAsiat_2011-2_13.indd4965_JournalAsiat_2011-2_13.indd 665252 110/01/120/01/12 115:135:13 LES BANQUETS POÉTIQUES AU JAPON À L’ÉPOQUE HEIAN 653 plus marquant est que : « Cependant, ce gentilhomme (Michitaka) savait reprendre rapidement ses esprits, même s’il était ivre ». La deuxième anecdote relatée illustre justement ce point précis qui sera d’ailleurs retenu par les récits postérieurs comme la caractéristique principale de Michitaka. Cette fois, Michitaka était allé rendre visite au sanctuaire Kamo, visite protocolaire du régent la veille des festivités religieuses et durant laquelle l’intéressé devait boire à trois reprises, selon le rite consacré, le miki. Or le texte précise avec une pointe d’humour que les déservants du sanctuaire, bien informés des habitudes du régent, avaient préparé pour l’occasion des coupes surdimensionnées qui ont finalement été aisément vidées par notre noble alcoolique qui, non content d’avoir bénéficié d’une dose plus importante, n’hésita pas à en reprendre sept ou huit fois pour finalement s’endormir nonchalamment dans son véhicule. C’est le grand chancelier Michinaga qui le trouva ainsi et, estimant qu’il ne pouvait le laisser dans une position aussi indécente, tenta de le réveiller. Mais ses diverses tentatives relativement discrètes échouèrent et, finalement, il fut obligé de tirer violemment sur le pan de la tenue de Michitaka pour enfin réussir à l’extirper de son sommeil. Alors que l’anecdote aurait pu s’achever ainsi, en insistant sur le caractère déplacé et vulgaire d’une telle attitude, le Ôkagami préfère nous narrer comment Michitaka parvint à sauver les apparences : Étant parfaitement préparé pour ce genre d’occasion, il sortit le peigne qu’il portait toujours sur lui et se refit une beauté, si bien que, lorsqu’il descendit de son véhicule, il se présenta dans toute sa noble splendeur, sans aucune trace de ce qui venait de se passer. Une personne qui s’enivre à ce point est-elle censée pouvoir se lever ainsi4 ? Le narrateur préfère donc mettre en avant la capacité de Michitaka à retrouver sa dignité avant d’apparaître devant ses pairs et à ne pas perdre la face en public (car telle était la principale préoccupation des nobles de la cour à l’époque, une carrière pouvant se jouer sur un épisode malheureux ou une réponse inappropriée au cours d’une joute orale)5. 4 Ôkagami, op. cit., p. 177. 5 L’histoire figure également dans le recueil d’anecdotes (setsuwa) attribué à Mi- namoto no Akikane (1160-1215) et compilé entre 1212 et 1215, le Kojidan (Propos sur les choses du passé), dans une version beaucoup plus concise et, surtout, dénuée de tout jugement personnel de la part du compilateur. C’est la version relatée par le Kokonchomon-jû (Recueil d’histoires célèbres de maintenant et d’autrefois), compilé par Tachibana no Narisue en 1254, qui se rapproche le plus de l’original par le ton général de la naration et la morale qu’elle véhicule. Elle y ouvre la catégorie intitulée « boissons et nourriture » (inshoku). Si le style est plus concis et moins friand de détails que celui de l’·Ôkagami, la conclusion reste la même pour Michitaka qui, réveillé par Michinaga, « se réveilla, prit son éventail, se recoiffa et se présenta aussi magnifique qu’il était au départ. » L’histoire s’achève donc pareillement en louant la noble prestance que Michitaka était capable de conserver dans ce genre de circonstan- Journal Asiatique 299.2 (2011): 651-676 994965_JournalAsiat_2011-2_13.indd4965_JournalAsiat_2011-2_13.indd 665353 110/01/120/01/12 115:135:13 654 J. FAURY Le récit s’achève par les derniers instants de Michitaka (les spécialistes modernes considèrent qu’il a sans doute succombé à son diabète) qui, sur son lit de mort, au moment de se touner vers l’Ouest pour s’en remettre au bouddha Amida et espérer une renaissance dans sa Terre Pure remplie de félicités, ne peut s’empêcher de se demander si ses deux compagnons de boissons, Asateru et Naritoki, y sont déjà parvenus ou non, soucieux de savoir s’il pourra continuer ses joyeuses libations dans l’au-delà.