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Les Banquets Poétiques Au Japon À L'époque Heian

Les Banquets Poétiques Au Japon À L'époque Heian

LES BANQUETS POÉTIQUES AU JAPON À L’ÉPOQUE HEIAN (794-1192)

Julien FAURY

À une époque où chaque mois de l’année était ponctué de diverses célé- brations religieuses ou mondaines, les nobles japonais avaient de nombreuses occasions de s’enivrer. L’année à la cour était rythmée par les diverses cérémonies religieuses ou administratives (nominations ou promotions de fonctionnaires), les banquets poétiques à proprement parler célébrant les moments importants de chaque saison, ainsi que les banquets donnés à titre exceptionnel pour célébrer un événement particulier (particulièrement nom- breux durant le premier mois de l’année)1. Ces célébrations diverses s’achevaient par une dégustation collective d’alcool de riz, ou saké. Divers textes, comme par exemple les préfaces composées pour les banquets poéti- ques (nous y reviendrons) ou les descriptions consignées dans les notes journalières (nikki) de certains nobles, nous permettent d’avoir une idée assez précise de ce qui s’y déroulait. Comme en témoignent ces récits, la consom- mation d’alcool dans ce type d’occasion pouvait faire montre d’une certaine démesure qui, au premier abord, ne manque pas d’étonner par le contraste avec la rigueur affichée au quotidien dans un monde entièrement codifié. En effet, l’étape où la plupart des convives tombent dans un état d’ébriété relativement avancée2 semble avoir fait partie de nombreux banquets sans que cela ait constitué un événement en soi. Par ailleurs, dans le déroulement des festivités l’enivrement (à des degrés divers) précède généralement la distribution de gratifications (vêtements, pièces d’étoffes ou chevaux) ou la composition de poèmes, selon la nature du rassemblement. Or, si les préfaces comportent un aspect formel et emphatique assez marqué et ne doivent pas forcément être prises à la lettre, les notes journaliè- res de certains nobles et d’autres documents laissent entendre que les baccha-

1 Pour une présentation du cycle annuel des célébrations de la cour, voir Francine HERAIL, Notes journalières de , ministre à la cour de Heian (995-1018). Traduction du Midô Kanpakuki, trois volumes, Genève, Droz, vol. 1, 1987, p. 50-100. 2 Le japonais utilise plusieurs termes issus du chinois : on retrouve souvent le mot meitei qui désigne l’ivresse de manière générale, chinsui (ivresse profonde) qui correspond à un stade plus avancé, ou encore deisui, littéralement ivre comme de la boue (ou, à l’origine, plus précisément ivre comme ce vers de terre qui, lorsqu’il se déshydrate, semble devenir ivre et se décompose), à la limite du coma éthylique et souvent associé dans les descriptions à la perte de conscience (fukaku).

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nales organisées à la fin de certaines cérémonies ou banquets étaient parfois le théâtre d’abus et de débordements divers. Sans vouloir établir une liste ou une nomenclature précise de ces derniers, auxquels bien souvent les notes journalières ne font allusion que très succin- tement, nous proposons dans un premier temps de prendre quelques exemples significatifs permettant de se faire une idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces banquets arrosés à la cour ou dans les demeures des puissants de l’époque, avant de présenter plusieurs discours critiques vis-à-vis de ce genre de pratique, principalement du point de vue bouddhique. Enfin, nous verrons quelle a pu être la place de l’alcool dans la poésie de cette période et, surtout, ce qu’il représentait dans le quotidien du lettré et au sein de la pratique de composition poétique en groupe telle qu’elle a eu cours à l’époque.

SE NOYER DANS L’ALCOOL ? LE CAS DE FUJIWARA NO MICHITAKA Commençons tout d’abord par un exemple célèbre de buveur invétéré : le grand chancelier (kanpaku) Fujiwara no Michitaka (953-995), fils de Kaneie (929-990) et frère aîné de Michinaga (966-1027), personnage emblématique de l’apogée de la famille Fujiwara à la cour de Heian. C’est le Ôkagami (Le Grand miroir), récit historique datant du tout début du XIIe siècle, qui nous relate son penchant pour la boisson qui, selon les rumeurs relayées par l’ouvrage, serait sans doute la cause de son décès officiellement attribué à une épidémie virulente qui a sévi en l’an 995 (Chô- toku 1). Un jour où, avec deux de ses fidèles compères, Fujiwara no Naritoki (941- 995) et Asateru (951-995), il s’était mis en route pour aller voir le retour de la vestale du sanctuaire Kamo, les coupes de miki (alcool de riz offert aux divinités) ont circulé tant et si bien entre eux qu’ils se retrouvèrent vite allongés dans leur char, les stores grand ouverts, laissant à côté d’eux leur coiffe négligemment mise de côté. Le narrateur nous précise que : En règle générale, pour ces trois augustes personnes, revenir de manière ordi- naire (sans avoir bu) d’une sortie irait à l’encontre de leur volonté et serait chose bien regrettable. Ils estiment amusant au plus haut point de se retrouver dans des états de semi-conscience, les vêtements complètement défaits, forcés de s’appuyer sur quelqu’un pour parvenir à monter dans leur véhicule3.

Toute sortie qui ne se terminerait pas dans un état éthylique avancé est donc considérée comme une sortie râtée par nos trois fêtards. Mais le détail le

3 Nous traduisons à partir de la version annotée par MATSUMURA Hiroji, Ôkagami, Tôkyô, Iwanami shoten, collection Nihon koten bungaku taikei (NKBT), vol. 21, 1960, p. 176.

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plus marquant est que : « Cependant, ce gentilhomme (Michitaka) savait reprendre rapidement ses esprits, même s’il était ivre ». La deuxième anecdote relatée illustre justement ce point précis qui sera d’ailleurs retenu par les récits postérieurs comme la caractéristique principale de Michitaka. Cette fois, Michitaka était allé rendre visite au sanctuaire Kamo, visite protocolaire du régent la veille des festivités religieuses et durant laquelle l’intéressé devait boire à trois reprises, selon le rite consacré, le miki. Or le texte précise avec une pointe d’humour que les déservants du sanctuaire, bien informés des habitudes du régent, avaient préparé pour l’occasion des coupes surdimensionnées qui ont finalement été aisément vidées par notre noble alcoolique qui, non content d’avoir bénéficié d’une dose plus importante, n’hésita pas à en reprendre sept ou huit fois pour finalement s’endormir nonchalamment dans son véhicule. C’est le grand chancelier Michinaga qui le trouva ainsi et, estimant qu’il ne pouvait le laisser dans une position aussi indécente, tenta de le réveiller. Mais ses diverses tentatives relativement discrètes échouèrent et, finalement, il fut obligé de tirer violemment sur le pan de la tenue de Michitaka pour enfin réussir à l’extirper de son sommeil. Alors que l’anecdote aurait pu s’achever ainsi, en insistant sur le caractère déplacé et vulgaire d’une telle attitude, le Ôkagami préfère nous narrer comment Michitaka parvint à sauver les apparences : Étant parfaitement préparé pour ce genre d’occasion, il sortit le peigne qu’il portait toujours sur lui et se refit une beauté, si bien que, lorsqu’il descendit de son véhicule, il se présenta dans toute sa noble splendeur, sans aucune trace de ce qui venait de se passer. Une personne qui s’enivre à ce point est-elle censée pouvoir se lever ainsi4 ? Le narrateur préfère donc mettre en avant la capacité de Michitaka à retrouver sa dignité avant d’apparaître devant ses pairs et à ne pas perdre la face en public (car telle était la principale préoccupation des nobles de la cour à l’époque, une carrière pouvant se jouer sur un épisode malheureux ou une réponse inappropriée au cours d’une joute orale)5.

4 Ôkagami, op. cit., p. 177. 5 L’histoire figure également dans le recueil d’anecdotes (setsuwa) attribué à Mi- namoto no Akikane (1160-1215) et compilé entre 1212 et 1215, le Kojidan (Propos sur les choses du passé), dans une version beaucoup plus concise et, surtout, dénuée de tout jugement personnel de la part du compilateur. C’est la version relatée par le Kokonchomon-jû (Recueil d’histoires célèbres de maintenant et d’autrefois), compilé par Tachibana no Narisue en 1254, qui se rapproche le plus de l’original par le ton général de la naration et la morale qu’elle véhicule. Elle y ouvre la catégorie intitulée « boissons et nourriture » (inshoku). Si le style est plus concis et moins friand de détails que celui de l’·Ôkagami, la conclusion reste la même pour Michitaka qui, réveillé par Michinaga, « se réveilla, prit son éventail, se recoiffa et se présenta aussi magnifique qu’il était au départ. » L’histoire s’achève donc pareillement en louant la noble prestance que Michitaka était capable de conserver dans ce genre de circonstan-

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Le récit s’achève par les derniers instants de Michitaka (les spécialistes modernes considèrent qu’il a sans doute succombé à son diabète) qui, sur son lit de mort, au moment de se touner vers l’Ouest pour s’en remettre au bouddha Amida et espérer une renaissance dans sa Terre Pure remplie de félicités, ne peut s’empêcher de se demander si ses deux compagnons de boissons, Asateru et Naritoki, y sont déjà parvenus ou non, soucieux de savoir s’il pourra continuer ses joyeuses libations dans l’au-delà. Outre la dimension quelque peu cocasse de l’histoire, on retiendra que l’ouvrage en question ne tient pas à donner une image négative du régent mais, au contraire, semble tenir en haute estime cette extraordinaire aptitude à effacer toute trace d’ébriété et à réapparaître aussi bien apprêté qu’au petit matin6 . L’alcool n’est donc pas forcément l’ennemi de la vertu, il constitue simplement une source d’agrément qui, si l’on en abuse, peut mener à sa perte celui qui s’y abandonne mais reste avant tout, pour ceux qui savent se comporter comme il se doit en société, le compagnon idéal des conversations plaisantes entre connaisseurs. Hélas ! tous n’avaient pas cette capacité de récupération et cette prestance qui sauva Michitaka en de pareilles occasions, et il semble bien que des incidents en tous genres venaient souvent émailler les fins de soirées, comme le laissent penser les divers témoignages que nous livrent les notes journaliè- res comme, par exemple, celles de Fujiwara no Sanesuke (957-1046), le Shôyûki (Notes journalières du ministre de droite), qui rapporte une rumeur selon laquelle le matin du 28e jour du 7e mois de l’année 999 (Chôhô 1) se serait déroulée une réunion arrosée au cours de laquelle le second contrôleur surnuméraire de gauche (gon no sachûben), Fujiwara no Tokitaka, se serait écroulé inconscient au pavillon du sud. Ou encore, la nuit précédant le 10e jour du 9e mois de 1028 (Chôgen 1), un membre de la chancellerie privée aurait, dans son ivresse, causé par inadvertance un début d’incendie dans la salle des démons du pavillon de la fraîcheur pure. De telles anecdotes ne manquent pas dans les nikki, ce qui nous laisse deviner à quel point ce type de pratique s’inscrivait naturellement dans le quotidien des nobles de l’époque.

ces, justifiant ainsi la place de l’anecdote dans le cadre de cette catégorie telle que le compilateur la définit dans sa petite préface : « La nourriture est un élément de base pour l’homme, si bien qu’on la cite en premier parmi les huit piliers de la politique. La fermentation d’alcool, notamment, remonte à Susanoo no mikoto. Rien ne saurait surpasser le saké pour nous procurer les félicités de l’ivresse. Premier des Trois Amis, il nous ouvre les voies de la liberté. » (traduction à partir de l’édition commentée de NAGAZUMI Yasuaki et SHIMADA Isao, Kokonchomon-jû, Tôkyô, Iwanami shoten, collection NKBT, n° 84, 1966, p. 475-476). 6 Le Kojidan parle même de « cheveux aussi bien coiffés que s’ils venaient d’être humectés ».

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REGARDS CRITIQUES SUR LES JOYEUSES LIBATIONS DE LA COUR Face à ces scènes d’orgies confinant à l’indécence, l’un des plus grands détracteurs de la consommation d’alcool a bien entendu été le bouddhisme. En effet, il fait figurer dans les cinq commandements (gokai)7 que le croyant (et donc, a fortiori, le moine) doit respecter celui de ne pas consommer d’alcool (fu-onju). En dehors du fait que la pratique ou la réalité quotidienne des moines peuvent être aussi éloignées de l’idéal théorique que notre monde l’est du sommet du mont Sumeru, le discours bouddhique a sans cesse rappelé la nécessité de respecter ces règles de base sans lesquelles point de salut ou de bonne renaissance n’est possible. Sans entrer dans les détails de la scolastique ou des commentaires érudits de sûtras, on constate qu’au Japon les textes destinés à un large public aussi bien religieux que laïc et écrits par des moines ou de fervents croyants illustrent parfois leur discours par des descriptions de scènes exemplaires destinées à nous montrer combien l’alcool risque de nous mener à notre perte. Il est intéressant de noter que ce sont justement souvent ces banquets organisés à la cour ou chez certains nobles de haut rang qui sont décrits, sans qu’il soit fait précisément mention des circonstances précises de chacune des scènes ayant plutôt valeur d’exemples universels, même si la critique de certaines personnes ou de leur mode de vie est toujours sous-jacente et porte même parfois des accents autobiographiques que l’historien en quête de détails concrets sur l’environnement personnel de l’auteur pourra relever et utiliser à bon escient. Nous prendrons deux exemples de textes à valeur littéraire, l’un en prose et l’autre en vers, qui nous livrent chacun une description aux accents sarcas- tiques, marqués de scènes de libation dans le monde corrompu des nobles de la cour. Le premier est le célèbre Sangô shiiki (La Vérité finale des trois ensei- gnements) de Kûkai (774-835), un ouvrage composé semble-t-il en 7978 au

7 L’interdiction de tuer des êtres vivants (fu-sesshô), de voler (fu-chûtô), d’avoir des relations libidineuses (fu-jain), de prononcer des paroles mensongères (fu-môgo) et de boire de l’alcool (fu-onju). 8 L’ouvrage daté de cette année et pour lequel les chercheurs s’accordent généra- lement à lui reconnaît re cette date de composition est le Rôgo shiiki (La Vérité finale pour sourds et aveugles), une version très proche du texte connu sous le titre de Sangô shiiki, sauf pour l’introduction et la conclusion ainsi que quelques variantes mineures dans le corps du texte. Pour une présentation générale de l’oeuvre et la bibliographie la concernant, nous renvoyons à la traduction française de GRAPARD Allan Georges, La Vérité finale des trois enseignements, Paris, Poiesis, 1985, ainsi qu’à celle, en anglais, de HAKEDA Yoshito S., Kûkai Major Works, New York, Columbia University Press, 1972, et, plus modestement, notre article : FAURY Julien,

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moment où le jeune étudiant qu’il était alors prit la résolution d’entrer dans les ordres, pour expliquer son choix aux crédules ou aux membres de sa famille qui ne l’ont vraisemblablement pas accepté. Pour prouver la suprématie du bouddhisme face aux alternatives proposées pas le confucianisme et le taoïsme, et suivant sans doute par là-même son propre itinéraire intellectuel, Kûkai a choisi de faire appel à la technique narrative du dialogue en faisant intervenir plusieurs personnages qui, tour à tour, vont essayer de convertir à leur doctrine le jeune Shitsuga kôshi (Sieur Croc de sangsue), jeune neveu dépravé de Tokaku kô (Seigneur Corne de lapin), en vantant les mérites de l’enseignement dont ils sont chacun le dépositaire. C’est ainsi que se succèdent le maître confucéen Kibô Sensei (Maître Poil de tortue), l’ermite taoïste Kyobô Inshi (Ermite Vide inexistant) et le moine bouddhiste Kamei Kotsuji (Mendiant au Nom provisoire), chaque orateur parvenant à dépasser les arguments de son prédécesseur et à emporter l’adhésion du jeune Shitsuga. C’est en toute logique que le bouddhisme parvient finalement à emporter la victoire et le rideau se referme avec tous les protagonistes à genoux qui regrettent de ne pas avoir connu plus tôt les lumières de cette sublime doctrine. Le passage qui nous intéresse pour notre propos ne se trouve étonnamment pas dans la tirade du moine mais dans celle du confucéen qui va critiquer la débauche du jeune neveu pour ensuite lui vanter les mérites de la condition à laquelle il pourra accéder s’il suit ses recommendations et qui, paradoxale- ment, présente les mêmes vices et fait montre de la même démesure dans la luxure. Dans un premier temps, le maître Kibô commence donc par énumérer les défauts de son interlocuteur en montrant à quel point son attitude est contraire à la morale qu’il essaie de prêcher. Dans ce passage, il souligne particulièrement sa consommation excessive de viande (donc celle de nom- breux êtres vivants) et d’alcool ainsi que son attirance pour les jeux d’argent : Dans tes divertissements à longueur de journée, tu dépasses Zhou Yu ; aux jeux d’argent tout au long de la nuit, tu surpasses Ruan Jie. Loin des paroles qui te se- raient profitables, tu en oublies de dormir et de manger. Point de trace d’actes ver- tueux aussi exemplaires que le reflet d’un miroir ou purs comme la glace et le gi- vre ; ta cupidité et ton avidité sont aussi profondes qu’une vallée sans fond. Tu dévores tant de bêtes à poils que déjà tu égales en ce point les lions et les tigres, et à autant avaler d’animaux à écailles tu surpasses les baleines. Tu ne peux même pas imaginer que tous ces êtres peuvent être les enfants que tu chéris, comment pourrais-tu donc concevoir que c’est là ta propre chair ? Même un singe assoiffé serait pris de honte en te voyant te soûler ; tu n’es pas même comparable aux sangsues affamées lorsque tu quêtes désespérément de la nourriture. Ton agitation est semblable au vacarme des cigales ou des grillons.

« Une lecture du Sangô shiiki de Kûkai », CIPANGO, n° 10, Paris, Publications Langues’O, 2003, p. 229-264.

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Faisant fi de l’interdit de la feuille, tu bois sans distinction de jour et de nuit ; comment pourrais-tu respecter le commandement du grain de sésame9 ?

Nous pouvons constater que les vices touchent aux excès dans les jeux et la consommation de viande et d’alcool. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le confucianiste fait appel à plusieurs interdits bouddhiques pour étayer son argumentation, tel que celui de la feuille (sôyô no imashime), que l’on retrouve par exemple dans Les quatre catégories du Vinaya (Shibun-ritsu) ou le Sûtra de l’Ornementation fleurie (Kegon-kyô), et qui désigne l’interdiction d’ingérer toute boisson alcoolisée, ne serait-ce que l’infime quantité que représente une goutte qui tiendrait sur le bout d’une feuille10. Si l’on admet que les personnages du Sangô shiiki sont une transposition plus ou moins directe de l’environnement de Kûkai, voire des stades qu’il a traversés avant sa conversion, on peut aisément imaginer qu’il a eu l’occasion de croiser de nombreux étudiants touchés par tous ces vices à l’époque où il étudiait à l’Office des Études supérieures (daigaku), organe de formation des hauts fonctionnaires de l’époque. Ainsi, alors que le personna- ge de Shitsuga kôshi sert de prétexte à une exposition des principes essentiels de chacun des Trois Enseignements, il condense également tout ce qui a répulsé le jeune Kûkai fraîchement arrivé de province pour étudier à la capitale et, finalement, tout ce à quoi il a désiré tourner le dos en s’engageant dans la voie bouddhique. Cependant, la morale que le maître Kibô exhorte à suivre mène exacte- ment à la même destination finale et les agapes décrites pour montrer à quel point le respect des règles confucéennes de vie apportent richesse et prospéri- té à celui qui les suit sont, en elles-mêmes, le plus criant démenti de la véracité de tels enseignements. Si, à l’occasion, tu réunis les neuf générations11 de ta famille ou que, de temps à autre, tu invites tes trois amis12, alors tu disposeras les huit délicieux mets

9 Nous ne reprenons pas, dans cet article, la traduction de Georges Grapard et pré- férons proposer la nôtre à partir, principalement, du texte annoté par WATANABE Shôkô et MIYASAKA Yûshô, Sangôshiiki . Seireishû, Tôkyô, Iwanami shoten, coll. NKBT, vol. 71, 1965. 10 Concernant les contradictions au sein de l’argumentation de Kibô Sensei, en particulier ses nombreuses allusions aux interdits bouddhiques et la correspondance entre les cinq commandements bouddhiques avec les cinq constances du confucianis- me, voir SHINADA Shôkô, « Sangô shiiki ni mirareru kairitsu shisô » (La conception des interdits dans le Sangô shiiki), Buzan gakuhô (Bulletin de recherches de l’école Buzan), Tôkyô, Buzan shûgaku kenkyûjo, n° 24, 1979, ainsi que notre article op. cit., p. 238-245. 11 De l’arrière-arrière-grand-père (kôso) à l’arrière-arrière-petit-fils (genson). 12 À ne pas confondre avec ceux de Bai Juyi, dont il sera question plus loin ; il s’agit ici des trois types d’amis profitables (san.eki no tomo) : les personnes sincères (shôjiki na hito), les personnes justes (makoto aru hito) et les personnes cultivées (tabun no hito).

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d’accompagnement et vous puiserez dans les succulents alcools neuf fois distillés. D’innombrables fois vous échangerez vos coupes en forme d’ailes et vous lèverez vos verres pleins sans en voir la fin. Les invités joueront des huit instruments, puis ils réciteront le poème qui exprime leur désir de s’en retourner. L’hôte jettera alors les deux essieux de leurs chars et prétextera, pour les retenir, l’épais brouillard sur le chemin. Les jours passant, ils en oublieront de rentrer, et toutes les nuits durant vous danserez. Ainsi profiterez-vous sans limite aucune des plaisirs qu’offre ce royaume, épuisant jusqu’au dernier les délices de ce monde.

Les vertus confucéennes n’auraient donc d’autre but que celui d’acquérir toujours plus de richesses et de pouvoir, en accédant aux plus hauts échelons de la hiérarchie au sein de la cour, si bien que la finalité des études dans lesquelles le jeune Kûkai s’était engagé lui est soudain apparue aussi futile et vaine qu’une fête sans lendemain dans laquelle chaque participant dilapide- rait sa fortune, sa santé et la pureté de son âme. L’exemple du texte de Kûkai n’est pas isolé et l’on peut retrouver le même genre de critique venant d’un des derniers grands poètes en langue chinoise de l’époque Heian, Fujiwara no Atsumitsu (1063-1144), fils du célèbre compilateur du Honchô monzui (L’Essence des belles-lettres de notre cour), Fujiwara no Akihira (989-1066). Atsumitsu, bien que doué pour les lettres et d’une grande érudition, n’est finalement jamais parvenu à accéder aux plus hautes sphères de l’appareil étatique (il a fini sa carrière au modeste quatrième rang) et toute sa poésie est marquée par ce qui a sans doute été à la fois un sentiment d’échec et de rancœur vis-à-vis de cette cour qui n’avait pas su reconnaître son talent à sa juste valeur. Il cultivait par ailleurs une sincère et profonde foi bouddhique qui le mena finalement à entrer dans les ordres peu avant sa mort, en 1143 (Ten.yô 1)13. En tant qu’érudit amateur de belles-lettres et fréquentant les puissants de son temps, Atsumitsu n’a pas pu ne pas participer aux nombreux banquets poétiques organisés à l’époque, et plusieurs compositions nées de ces ras- semblements nous sont parvenues. Cependant, son aversion pour la débauche inutile et la luxure excessive de certains nobles peut se lire dans un poème d’un genre assez particulier, le Shotô shukkai hyakuin (Cent rimes exprimant mes sentiments au début de l’hiver). Ce long poème de deux cents vers (cha- cun de cinq pieds) est accompagné d’une petite note insérée qui explique que l’auteur, ne supportant plus de voir les serviteurs des belles-lettres (bungaku no shi) et les adeptes du jeu (hakueki no tomogara) discourir de leurs talents

13 Pour la biographie d’Atsumitsu et une présentation générale de son œuvre, voir : ÔSONE Shôsuke, « Insei-ki no ichikôju : Fujiwara no Atsumitsu no shôgai » (Un grand lettré confucéen de l’époque des empereurs retirés : la vie de Fujiwara no Atsumitsu), Kokugo to Kokubungaku (Langue et littérature japonaises), Tôkyô, Shibundô, vol. 54, n° 8, août 1977, p. 1-17.

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respectifs et des mérites de leur mode de vie, n’a pu contenir son irritation et a décidé d’exposer son point de vue sur la question. Pour cela, il a choisi une forme relativement rare au Japon de poésie en cent rimes dans laquelle il décrit en premier lieu le quotidien de ces joueurs invétérés puis, de manière contrastée, celui du lettré solitaire et retiré du tumulte de la société, pour finalement proposer une voie qui dépasse tout cela : la quiétude et la satiété spirituelle prodiguées par la pratique bouddhique. Cette structure tripartite n’est pas sans rappeler celle du Sangô shiiki avec lequel ce poème partage d’ailleurs d’autres similitudes14. Les premiers vers commencent ainsi : Voyez comment sont les adeptes du jeu : Immoraux comme des loups, ils sont têtus et sots. De leur naissance on sait qu’elle est basse et vulgaire, Quant à leur résidence elle jouxte les faubourgs. Leur couleur rouge de pêche est l’ œ uvre de l’ivresse, Blanche comme une calebasse, leur chair est bien fournie. Tout en levant leurs coupes, ils puisent le saké, Aiguisant leurs couteaux, ils disposent les poissons. Les discours perfides se succèdent jours et nuits, Du soir au matin jamais ne s’épuisent les succulents mets15 .

Les vices restent les mêmes : abondance de nourriture et de boissons alcoolisées auxquelles viennent s’ajouter, ici, le sugoroku, un jeu proche du backgammon où l’on déplace ses pions sur un échiquier après avoir lancé les dés, ou le jeu de go qui étaient les objets de paris enflammés. En effet, Atsumitsu insiste avant tout sur la dimension amorale de ce type de réunions durant lesquelles toutes les valeurs dans lesquelles il s’est réfugié à la fin de sa vie sont bafouées. Ainsi, ce n’est pas tant la consommation d’alcool ou le jeu, par exemple, qui posent problème mais la perte de tout contrôle et de toute retenue ainsi que les moyens mis en œuvre pour déstabiliser l’adversaire : « Recherchant le profit, ils entourent la table de jeu. Assoiffés de richesses, leurs paroles habiles cherchent à vous duper. Tantôt ils implo- rent le ciel, tantôt la colère leur fait serrer les dents » ; ou encore : « Allant contre les lois, ils en oublient la honte. Entre les paroles douces se glisse la flagornerie. »

14 Atsumitsu est également l’auteur du plus ancien commentaire connu de l’ouvrage de Kûkai, le Sangô shiiki kanchû-shô, dont une lecture attentive permet de s’apercevoir qu’il emprunte plusieurs expressions à son prédécesseur dans le présent poème. 15 Le poème figure dans l’anthologie du Honchô zokumonzui, au livre deux. Nous traduisons ici à partir du texte établi par HONMA Yôichi dans : Nihon kanshi. kodai- hen (Poèmes japonais écrits en chinois : l’époque antique), Ôsaka, Izumi shoin, 1996, p. 224-225.

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Mais le plus grave reste la violence latente et inévitable dès qu’il est question d’argent, surtout dans un milieu où les convives ont passablement bu et manquent de sommeil : Leur fougue peu à peu gagne en intensité, Aiguisant leur regard, chacun se dévisage. (...) Dans la fièvre du jeu, les poings déjà s’animent, Claquant bien fort les pions, ils s’en abîment les doigts. S’empoignant violemment, ils font tomber leurs coiffes, Dans de vives agressions, ils s’arrachent les vêtements. Habits et nourriture de leur salaire ne dépendent, Leurs femmes et leurs enfants sont au chaud et repus.

Outre le spectacle offert par ces nobles qui, emportés par la fièvre du jeu, en finissent aux mains, Atsumitsu met l’accent sur le fait que, malgré tout, ces activités assurent à leurs fidèles un train de vie bien supérieur à celui du besogneux lettré décrit dans la suite du texte. La justice ne sera donc pas à rechercher dans ce monde, et notre méritant fonctionnaire devra se réfugier dans la contemplation de la Loi bouddhique pour y trouver les félicités que ni son rang ni son salaire n’ont pu lui procurer.

LE SERMON DU HÔBUTSU-SHÛ Quittons maintenant la poésie pour étudier l’une des plus systématiques expositions des méfaits de l’alcool qui nous est livrée dans le Hôbutsu-shû (Collection de trésors), un recueil d’anecdotes attribué à Taira no Yasuyori et composé vraisemblablement vers 1179. L’ouvrage prend la forme d’un débat entre plusieurs personnes lors d’une veillée au temple Seiryô-ji où chacun cherche à définir ce qui constitue le véritable trésor pour l’homme. La répon- se finale sera apportée par un moine qui expose combien la Loi bouddhique est précieuse et constitue bel et bien le trésor le plus précieux qui nous ait été donné. À cette occasion, les cinq interdits sont expliqués en détail avec, pour chacun, une série d’anecdotes édifiantes nous prouvant à quel point enfrein- dre ces règles peut nous nuire. Le compilateur illustre son propos en faisant appel à diverses histoires issues de textes variés venant des trois pays déposi- taires de l’enseignement bouddhique (Inde, Chine et Japon). Ainsi, pour illustrer l’interdit de consommer de l’alcool, il part logiquement de l’Inde à laquelle il emprunte une anecdote illustrant à quel point ce dernier peut pousser les gens à la discorde avant même qu’ils n’en aient bu la moindre goutte, puis reprend ensuite la célèbre citation du « Sûtra du filet de Brahmā » (j. Bonmô-gyô) selon lequel « Si un disciple du Bouddha ingurgite de l’alcool, les fautes nées de cet acte seront innombrables. Ainsi, ceux qui

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prendront une coupe dans leurs mains pour la donner à quelqu’un afin de le faire boire, ceux-là renaîtront durant les cinq siècles suivants en un être dépourvu de mains. Que dire alors de ceux qui boiront eux-mêmes16 ? », avant de passer au Japon où la légitimité de son discours est appuyée par l’aura du Kojiki (Recueil des faits anciens) et du Nihonshoki (Annales du Japon) dans lesquels figure l’épisode où Susanoo no Mikoto parvient à terrasser un serpent géant à huit têtes en lui faisant boire d’immenses quanti- tés de saké. Le compilateur s’attarde ensuite tout particulièrement sur l’exemple du célèbre moine Gonzô (754-827) qui avait proposé à la mort d’Eikô, un de ses compagnons d’études de longue date, de nourrir chaque jour sa vieille mère de quatre-vingts ans ainsi que son jeune assistant (dôji) à condition que ce dernier ne révèle pas la vérité à la pauvre dame qui n’en supporterait sans doute pas le choc. Un jour où Gonzô s’était enivré avec plusieurs invités venus lui rendre visite dans sa cellule, il oublia d’aller donner le repas à la vieille dame qui s’en est aussitôt prise au jeune assistant et a médit de son propre fils. L’assistant, submergé de tristesse, révéla alors la vérité à la mère qui, frappée par l’événement, mourut sur le champ. C’est ainsi que le moine Gonzô, dit-on, aurait décidé de ne plus toucher une goutte d’alcool à partir de ce jour. Dans le domaine mondain, le recueil tente de renverser l’esthétique lettrée qui fait de l’alcool l’un des indispensables compagnons du poète et l’élève au rang de loisir érudit et raffiné. Le contrepoids est d’abord amorcé par un exemple typique des anecdotes bouddhiques illustrant la rétribution immédia- te des actes répréhensibles : Sans même discourir des répercussions dans nos vies antérieures, il semble bien qu’il constitue dans de nombreux cas une source de maux qui risquent de nous accabler dans cette vie présente17.

Il donne alors l’exemple de Fujiwara no Sanenobu (964-1001), fils de Tamemitsu (942-992) qui, parce qu’il s’était enivré au delà du raisonnable et avait vomi sur un paravent peint par l’illustre Kose no Hirotaka, s’était fait devancer par son frère cadet Tokinobu (967-1035) pour l’accession au poste de second conseiller (chûnagon). Comme si cela ne suffisait pas, le texte ajoute :

16 Le passage figure à la deuxième partie du chapitre « Dispositions d’esprit des bodhisattvas » et est repris, par exemple, dans le Tsurezuregusa dont il sera question plus loin. 17 Nous traduisons à partir de l’édition commentée suivante : KOIZUMI Hiroshi, YAMADA Shôzen, KOJIMA Takayuki, KINOSHITA Motoichi, Hôbutsu-shû - Kankyo no tomo - Hirasan kojin reitaku, Tôkyô, Iwanami shoten, collection Shin nihon koten- bungaku taikei (SNKBT), n° 56, 1993, p. 219-225.

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Que dire alors des souffrances qu’il devra endurer après sa mort ? Il faut éga- lement les concevoir. Pourtant, nombreux sont ceux qui, bien qu’ils aient lu ces textes et malgré leur connaissance de ces faits, ne peuvent toujours pas s’en défaire (de l’alcool).

C’est ainsi que la morale bouddhique est rattrapée par la réalité mondaine qui tient en haute estime des poètes aussi réputés pour leurs vers que pour leur prédilection pour le précieux nectar. Ainsi, sans pour autant parvenir à argumenter en défaveur de personnages historiques comme Liu Xuanshi (dont la légende dit qu’il aurait été laissé pour mort environ trois ans après avoir bu un alcool dont les effets sont réputés durer mille jours) ou les em- blématiques sept sages de la forêt de bambou, il précise néanmoins que « malgré leur sagesse, ils ne s’en sont pas défaits ». De même, au Japon : Durant l’ère (901-923), Fujiwara no Korehira a été gratifié, sur ordre de son altesse, d’un cheval issu des écuries impériales pour avoir réussi à ingurgiter une grande quantité d’alcool (et cependant raison garder). Alors que tous tiennent cela pour un fait hautement louable, il ne s’agit que d’une vaine stupidité. Nul dou- te que cela lui a valu d’être châtié dans l’au-delà.

Le compilateur semble être embarrassé faute d’exemples probants pour illustrer de manière suffisamment convaincante les afflictions causées par l’alcool qui, dans la plupart des cas, reste l’apanage des grands lettrés (statut qui lui confère donc un certain prestige) et n’est nullement un obstacle à l’accès aux plus hautes fonctions de la cour. Dès lors, le discours moralisa- teur ne pourra s’appuyer que sur une hypothétique promesse, ou plutôt menace de rétribution dans une vie future, avec comme seuls arguments la lettre des sûtras qui exhortent le croyant à ne pas s’engager dans une voie pourtant si appréciée et estimée par les laïcs. Il ne lui restera, comme dernier exemple édifiant, qu’à évoquer la parabole de la perle dans le vêtement figurant au chapitre VIII du Sûtra du Lotus dans laquelle la condition des cinq cents arhats avant de connaître l’enseignement suprême de l’Eveillé est comparée à celle de cet homme dont un ami aurait cousu une perle d’une valeur inestimable dans la manche de son vêtement pour l’aider à subvenir à ses besoins mais qui, à cause de son ébriété, ne s’aperçoit de rien et passe ses journées à travailler sans relâche pour gagner sa maigre pitance18. Le texte du sûtra est ensuite appuyé par la citation de cinq poèmes japonais composés sur l’ « idée de (la perle) suspendue à l’intérieur du vêtement » (kejaku naii.ri no kokoro). Or, si les compositions poétiques correspondent bien à l’esprit du

18 Voir, pour le texte annoté et traduit en japonais, l’édition de SAKAMOTO Yukio et IWAMOTO Yutaka, Hokekyô, en trois volumes, Tôkyô, Iwanami shoten, Iwanami bunko, vol.2, 1991, p. 114-116, ainsi que la traduction française de Jean-Noël ROBERT, Le Sûtra du Lotus, Paris, Fayard, collection l’espace intérieur, chapitre VIII « Cinq cents disciples reçoivent l’annonciation », p. 200-201.

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sûtra en reprenant l’idée que les êtres égarés sont aussi aveugles que cet homme qui était déjà immensément riche sans le savoir, aucune ne fait allusion à l’état d’ébriété de cette personne ni à une quelconque relation de cause à effet entre les deux. Notre compilateur n’a eu semble-t-il d’autre choix, pour intégrer cette parabole à son propos, que de forcer le trait en accentuant ce qui n’était au départ qu’un élément secondaire : Alors que nous possédons tous la perle de l’aspect réel des éléments tels qu’ils sont (shinnyo jissô), si, enivrés par le vin de l’ignorance (mumyô no sake), nous en oublions la perle cousue à l’intérieur de notre vêtement et nous nous lamentons dans notre pauvreté, n’est-ce pas justement à cause de l’alcool ?

Le discours est volontairement orienté de manière à s’intégrer à la liste des précédents illustrant les méfaits de l’alcool, au prix de légers décalages et d’une logique quelque peu biaisée et artificielle par moment. Cela nous permet néanmoins de concevoir combien difficile a pu être la tâche des prédicateurs qui ont essayé de transmettre un interdit qui n’était vraisembla- blement pas destiné à connaître une longue carrière, y compris dans les milieux monastiques.

ALCOOL ET POÉSIE : DEUX AMIS INSÉPARABLES Si la promesse de châtiments infernaux peut ne pas s’avérer suffisamment convaincante face aux plaisirs procurés par les spiritueux, un édit émanant de la cour qui en interdit la consommation (kinshu-rei) s’avère souvent beau- coup plus efficace pour maîtriser et raisonner les foules. Celui qui nous intéresse date du 23e jour du premier mois de l’an 866 (Jôgan 8). Le Sandai jitsuroku (Chroniques véritables des trois règnes) consigne l’arrêté émanant du Ministère des affaires suprêmes (daijôkan). Il commence d’abord par en citer un plus ancien, consigné dans le Shokunihon- gi (Suite des chroniques du Japon), et datant du 20e jour du deuxième mois de l’an 758 (Tenpyô hôji 2). Le texte explique que : Ces derniers temps, plusieurs assemblées festives populaires sont le théâtre d’actes qui contreviennent aux lois. Certaines personnes mal intentionnées se ré- unissent et médisent sur les saintes vertus de l’Empereur. Dans d’autres cas, la violence de leur ivresse ne connaît pas de bornes, si bien qu’ils finissent par en venir aux mains. (...) Hormis l’Empereur et les hauts dignitaires (au dessus du troisième échelon) et à l’exception des offrandes ou d’une utilisation thérapeutique, il est désormais inter- dit de consommer de l’alcool. Si des amis ou collègues, de la famille proche ou lointaine décident de se réunir à l’occasion d’un congé, il faut le déclarer à l’avance aux autorités qui, par la suite, autoriseront ce rassemblement. S’il y a des contrevenants : ceux dont le rang est supérieur au cinquième échelon se verront

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privés de leurs gratifications d’une année, ceux en dessous du sixième échelon seront congédiés, les autres recevront quatre-vingts coups de bâton19.

On remarque que l’interdiction porte non seulement sur la consommation d’alcool mais également sur tout rassemblement de personnes qui, par sa nature, pourrait éventuellement nuire à la sécurité publique. Cette mesure se comprend mieux une fois replacée dans le contexte de l’époque. En effet, depuis le début du siècle plusieurs grandes familles, dont les Fujiwara, rivalisaient d’ingéniosité et de stratagèmes divers pour faire échouer leurs concurrents et se rapprocher le plus possible des empereurs qui, eux-mêmes, n’étaient pas à l’abri des complots. Outre le soulèvement de Fujiwara no Hirotsugu dans l’île de Kyûshû (740), la cour était également le théâtre de manœuvres politiques qui s’achevaient généralement par la mort ou l’exil du perdant. Ainsi, le huitième mois de l’année durant laquelle l’édit impérial en question a été émis, l’impératrice Kôken évince le prince Funado pour placer sur le trône celui qui deviendra l’empereur Junnin (prince héritier depuis le quatrième mois de l’année précédente). Tachibana no Naramaro (721-757) tente bien de faire revenir le prince déchu en organisant l’assassinat de Fujiwara no Nakamaro, le principal soutien du nouvel empereur, sans succès. Malgré l’accession au trône de Junnin, l’impératrice ne se retire pas entière- ment de la scène et pousse même vers les hautes sphères du pouvoir son protégé, le moine Dôkyô avec lequel on dit qu’elle avait une liaison, ce qui lui vaudra d’être la cible, cette fois, d’un complot de Nakamaro qui, en 764, tente de renverser Dôkyô par la force mais échoue et meurt dans sa fuite, entraînant dans sa chute l’empereur qui est contraint d’abdiquer pour laisser sa place à l’impératrice Kôken qui remonte sur le trône sous le nom de Shôtoku. C’est donc dans cette période de transition, marquée par l’opposition de Fujiwara no Nakamaro et ses détracteurs, que le Ministère des affaires suprêmes émet cet interdit qui visait vraisemblablement avant tout à prévenir toute tentative de complot politique en interdisant les réunions dans un cadre privé. L’édit de 866 constate avec regret que de nombreuses années se sont écoulées depuis cette dernière interdiction et qu’elle n’est plus respectée. Il va plus loin en précisant quel type de comportement il s’agit de punir cette fois-ci : Outre les banquets organisés par les divers ministères et offices lorsqu’un fonc- tionnaire accède à un nouveau poste ou pour fêter la réussite d’un lauréat à

19 Nous traduisons à partir du texte établi par : KUROITA Katsumi, Nihon sandai jitsuroku, collection Kokushi taikei, vol. 4, Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 1952, p. 174-175.

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l’examen organisé par le département des rites, les gens ont désormais pris l’habitude de se réunir ponctuellement pour consommer de l’alcool et même forcer les autres à boire. La violence de l’ivresse lors de ces rassemblements ne semble connaître aucune limite. L’hôte est toujours tourmenté par les pertes financières que cela lui cause, et les invités n’en retirent aucun bénéfice pour leur santé.

Le texte poursuit en prévenant du danger, en cas de mauvaise organisation de ces festivités, de paroles calomnieuses qui « ne se limiteront pas à de simples ébauches de débat mais peuvent véritablement constituer la source de bagarres violentes ». Comme dans l’édit précédent, il est néanmoins prévu que l’on puisse se rassembler à condition d’en informer les autorités, de ne pas dépasser le nombre de dix participants et, surtout, de ne pas boire au-delà du raisonnable. S’il est difficile d’évaluer l’efficacité de la mesure, nous pouvons cepen- dant voir les conséquences qu’elle a eues dans le quotidien des lettrés de l’époque. Pour cela, penchons nous sur une réunion poétique organisée à titre privé chez Fun.ya (no Yasuhide ?)20 et dont la préface, composée par Suga- wara no Michizane (845-903), une des personnalités littéraires les plus mar- quantes de l’époque, date du douzième mois de 868 (Jôgan 10), c'est-à-dire deux ans après l’arrêté en question. Entre temps, Michizane avait été reçu à l’examen pour devenir lauréat de la voie des lettres (monjô tokugôshô), et le monde de la cour avait retrouvé un calme relatif après l’incident politique de l’incendie de la porte Ôten en 866 dont la responsabilité avait été attribuée à Tomo no Yoshio (809-868) et à son fils, Nakatsune, qui furent tous deux exilés. Derrière cette dénonciation se trouvait encore une fois un Fujiwara, Yoshifusa, qui avait trouvé dans cet incendie l’occasion de se débarrasser de rivaux devenus trop gênants. Le titre de la préface en question est : « De visite chez Fun.ya à la fin de l’hiver, en contemplant les fleurs de prunier précoces du jardin21 ». Dès le

20 Le texte ne précise pas le prénom mais indique seulement qu’il s’agit du « fonctionnaire de troisième classe (rôchû) Fun.ya ». Or Fun.ya no Yasuhide, célèbre poète réputé pour ses compositions de waka, occupait alors le poste de fonctionnaire de troisième classe du département de la justice (gyôbu no chûhanji) depuis 860 (Jôgan 2), ce qui peut laisser supposer qu’il est effectivement le Fun.ya dont il est ici question étant donné son rang et sa réputation dans les cercles poétiques de la cour. 21 Le texte figure dans le livre premier du recueil réunissant les poèmes et œuvres en prose composés par Michizane avant son exil, le Kanke bunsô (Herbes littéraires de la famille Sugawara), pour lequel l’édition de référence est celle commentée par KAWAGUCHI Hisao, Kanke bunsô. Kanke kôshû (Herbes littéraires de la famille Sugawara. Second recueil de la famille Sugawara), Tôkyô, Iwanami shoten, coll. NKBT, n° 72, 1966. Il figure également dans le Honchômonzui, au livre dix, dans la section préfaces (jo), pour lequel nous nous sommes principalement référé à l’édition annotée par KAKIMOTO Shigematsu, Honchômonzui chûshaku (Commentaires de l’Essence des belles lettres de notre cour), deux volumes, Tôkyô, Fuzanbô, 1968, vol. 2, p. 415-417.

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début, Michizane explique que depuis l’arrêté interdisant la consommation d’alcool, il ne s’est présenté personne pour y contrevenir et il déplore le fait que : En dehors des visites à une connaissance de longue date (kojin) ou à un ami proche (shin.yû), il nous est impossible de déguster quelques coupes de saké et de composer des poèmes à notre guise. Si les vieilles connaissances ne sont pas for- cément des amis et les amis ne sont pas forcément de vieilles connaissances, Fun.ya est les deux à la fois. Si les poètes ne constituent pas forcément des compa- gnons de boisson et les compagnons de boisson ne sont pas forcément poètes, Fun.ya, lui, concilie les deux. Profitant de l’occasion donnée par un jour de congé, nous avons réuni quelque cinq ou six compagnons d’étude pour profiter ensem- ble des plaisirs que nous procure la poésie accompagnée de quelques verres.

L’activité littéraire de composition poétique en groupe se trouvait donc dépendante des prétextes que l’on pouvait fournir à l’administration pour obtenir l’autorisation de se réunir, et l’on remarque également la corrélation entre la poésie, l’alcool et le rôle de ces réunions dans la contemplation du paysage (souligné également dans le quatrain qui suit la préface)22 ainsi que l’idéal de l’ami érudit en la personne du lettré modèle que représentait Fun.ya aux yeux de Michizane. Ce dernier, après s’être réjoui de l’occasion que cette réunion lui donnait de profiter des premières fleurs du printemps, moment si fugace et précieux pour le poète et à côté duquel Michizane dit qu’il serait passé sans cela, conclut en disant qu’il « souhaite, par ce commerce amical, montrer aux élèves de Confucius qu’il existe de tels raffinements ». Cette allusion aux disciples de Confucius n’est pas anodine et s’inscrit en fait dans un débat qui, à l’époque, faisait rage entre d’une part ces lettrés capables d’apprécier les charmes de chaque instant en compagnie de leurs pairs et, d’autre part, les nobles fonctionnaires qui se consacrent dorénavant uniquement à leur rôle dans l’administration du pays, oubliant au passage combien la littérature est indispensable à l’accomplissement de cette fonc- tion. La corrélation entre la composition poétique et la gestion du royaume soulignée par Cao Pi (187-226) dans son essai intitulé Lunwen (De la littéra- ture) dans les termes suivants : « La composition littéraire est un travail capital pour la gestion du pays, un ouvrage impérissable », et transposée dans les fondements mêmes de l’État au début de l’époque Heian23 , semble ici être

22 Toute l’année sans cesse arrivent des visiteurs  Vois comme au cœu r du froid les (fleurs de) pruniers font de même. De cet instant soulignent l’entente printanière Les coupes que l’on s’échange entre amis de longue date. 23 Le terme même de « gestion du pays » (keikoku en japonais) est repris dans l’une des trois grandes anthologies officielles emblématiques de cette époque, le Keikoku- shû (Recueil pour la gestion du pays), compilé en 827 sur ordre de l’empereur Junna (786-840), lui-même immense poète et grand promoteur des lettres à son époque.

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révolue ; l’unité d’autrefois a fait place à la discorde caractérisée par l’opposition de deux camps bien distincts qui se réclament chacun l’héritier d’un des deux aspects de ce qui aurait dû constituer une seule et même réalité. Il n’est nul besoin de préciser que Michizane et ses compagnons ont choisi de défendre la poésie en tant que telle, c’est-à-dire une activité dont la valeur n’est pas à rechercher dans une quelconque application concrète au service de l’appareil étatique, alors que leurs détracteurs ont fait le choix de se débarrasser de ce qu’ils considéraient comme superflu pour privilégier l’efficacité politique avec un pragmatisme qui les a souvent poussé aux pires trahisons pour éliminer leurs adversaires. Cette opposition avait déjà été soulignée une ou deux années auparavant, lors d’une réunion poétique similaire à celle-ci et qui réunissait sans doute à- peu-près les mêmes membres, entre autres l’un des maîtres de Michizane et également son beau-père, Shimada no Tadaomi (828-892), dont le poème composé à cette occasion intitulé « Par un jour de printemps, profitant d’un congé, en visite à un ami de la même école », résume bien l’esprit qui animait les participants24. Louant les relations privilégiées qui unissaient le groupe, il désigne précisément leurs adversaires : Les confucianistes nous raillent, inutiles sont les poètes (ces derniers temps, le débat sur l’inutilité des poètes fait rage)25 . La loi royale de nouveau s’applique, plus aucun abus d’alcool (un édit interdit tout rassemblement arrosé). En ce monde escarpé, nombreuses sont les déchéances, Devant les fleurs notre avenir incertain, nul ne s’en préoccupe.

Alors que le lettré, donc le poète, était par définition un homme politique et un fonctionnaire dévoué aux tâches administratives au sein de l’État selon le modèle chinois que le Japon a tenté d’imiter dans ses structures et son fonctionnement, la fin du IXème siècle marque la séparation entre d’une part ceux qui sont désignés par le terme de jusha (confucianistes) et qui forment une aristocratie ambitieuse et avide de pouvoir, et d’autre part les poètes dont on met en doute l’utilité dans le fonctionnement de l’appareil étatique et qui,

24 Faute de préface ou d’autre trace écrite faisant état d’une telle réunion, il est difficile de la dater précisément, mais les chercheurs s’accordent pour la situer juste avant ou peu après le célèbre incident de l’incendie de la porte Ôten-mon en 866. Pour une étude détaillée du poème, voir : NAKAMURA Kanpachi, SHIMADA Shin.ichirô, Denshi kashû zenshaku (Commentaires complets du Recueil de la famille Shimada), Tôkyô, Kyûko shoin, 1993. Le poème composé par Michizane à cette occasion figure également au livre premier de son recueil, le Kankebunsô, sous le titre : « Un jour de repos printanier, en visite à un ami de longue date ». 25 Nous traduisons entre parenthèses ce que l’auteur a ajouté en note explicative après chaque vers (warichû). Le procédé est courant et permet d’expliciter un point précis, en particulier lorsqu’il s’agit d’une référence autobiographique ou à une réalité de l’époque, comme dans le cas présent.

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petit à petit, vont être écartés des rangs les plus élevés et devront se spéciali- ser dans le domaine littéraire (composition de poèmes, de lettres ou de textes votifs, choix du nom des ères, etc.). L’exil de Michizane et sa mort solitaire aux confins du Japon en 903 ont fait de lui une figure emblématique du poète déchu suite aux manœuvres politiciennes de ces « confucianistes ». Sa défaite face à son rival, Fujiwara no Tokihira (871-909), marque ainsi symbolique- ment la fin d’une époque où le talent et l’érudition donnaient encore la possibilité de faire une grande carrière et, dès lors, les poètes n’auront de cesse de se référer à lui pour se plaindre et dénoncer l’injustice dont ils sont victimes. Du point de vue de la composition littéraire, le milieu du siècle avait déjà marqué un tournant dans l’histoire de la poésie chinoise au Japon par la disparition de grands noms comme Fujiwara no Fuyutsugu (775-826), Yos- himine no Yasuyo (785-830), Sugawara no Kiyokimi (770-842) ou Ono no Minemori (777-830), derniers héritiers d’une conception étatique de la composition poétique qui s’organisait autour de la figure de l’empereur. Le fils d’Ono no Minemori, Takamura (802-852), incarne bien cette transition avec la compilation de ses œuvres à titre privé dans le Yashôkô-shû (Recueil de l’auditeur Ono), marquant ainsi le passage de l’ère des grandes antholo- gies officielles à celle des recueils privés. La poésie passe donc de la sphère publique à celle du privé, et les artistes ne prendront plus leur pinceau pour répondre de manière formelle et convenue à l’empereur mais se concentre- rons sur des thèmes plus intimes et personnels avec une liberté stylistique de plus en plus affirmée. Cette évolution ira de paire avec une reconsidération de leur rôle au sein de la cour : de partenaires privilégiés de l’empereur pour l’accompagner dans la conduite du royaume, ils seront relégués au rang de scribes ou bien de satellites au rôle purement décoratif sans aucune influence ni efficacité politique. Il faut bien comprendre la professionalisation des lettrés de l’époque dans ce contexte où la littérature a cessé d’être un moyen de gouverner à caractère officiel pour finalement prendre son indépendance en tant que moyen d’expression privée réservé à une poignée d’élus qui n’ont dès lors eu d’autre rôle que la transmission de cette tradition érudite, doréna- vant inoffensive aux yeux des puissants de la cour26.

26 Concernant le contexte historique et les luttes qui ont déchiré les diverses écoles au sein même de la classe des lettrés, voir GOTÔ Akio, « Bunjin aikaronzu – Michiza- ne no shûhen » (Les lettrés se dédaignent les uns les autres – L’entourage de Michiza- ne), dans Heianchô kanbungaku ronkô (Etudes sur la littérature en langue chinoise de la cour de Heian), Tôkyô, Ôfûsha, 1981, ainsi que FUJIWARA Katsumi, « Bunshô keikoku kara shi-gonshi he – Chokusen sanshû to (De la littérature en tant que base de la gestion du pays à la poésie exprimant des sentiments personnels – Les trois anthologies impériales et Sugawara no Michizane), dans Sugawara no Michizane to Heian-chô kanbungaku (Sugawara no Michizane et la

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Nous percevons maintenant quel pouvait être l’enjeu de telles réunions en marge des cérémonies à la cour : elles constituaient un cadre privilégié pour la composition poétique et l’expression personnelle en soulignant l’importance des liens qui unissaient ces lettrés spécialistes d’un domaine qui avait de moins en moins de prise sur le pouvoir politique. A ce titre, les nombreuses allusions aux célèbres sept sages de la forêt de bambous ne sont pas anodines et montrent bien combien ces poètes se sont peu à peu éloignés de la vie politique pour constituer des cercles en marge du pouvoir effectif, gagnant en liberté d’expression ce qu’ils avaient perdu en influence et en pouvoir. Le commerce amical auquel faisait allusion Michizane constituait en fait le signe de ralliement d’une lignée en voie de disparition. Par ailleurs, la rédaction de préfaces à l’occasion des banquets poétiques faisait partie intégrante du travail d’un lettré, et c’était généralement un docteur de la voie des lettres (monjôhakase) qui était choisi pour rédiger ce type de texte liminaire. Cela constituait bien entendu un immense honneur et pouvait, si les mots arrivaient à toucher l’empereur ou l’organisateur du banquet (un notable influent), valoir à leur auteur une promotion. De nom- breuses préfaces de l’époque ont été compilées dans les deux plus grands recueils de prose en langue chinoise : le Honchômonzui et le Honchô zoku- monzui (Suite de l’essence des belles-lettres de notre cour, compilée vers le milieu du XIIe siècle). Malgré quelques variations selon les époques, la structure des préfaces reste à peu près la même : 1) présentation de l’événement : lieu, circonstances dans lesquelles le banquet est organisé (hôte et invités) 2) exposition du thème sur lequel les invités devront composer (développement incluant les références nécessaires aux classiques chinois) 3) retour au temps du banquet qui touche à sa fin et présentation de l’auteur de la préface (avec les formules de modestie qui conviennent)27. C’est justement dans cette dernière partie que l’auteur de la préface va exposer ses doléan- ces et il n’est pas rare qu’il interpelle de manière assez directe l’hôte pour se plaindre et exiger un poste plus élevé (qu’il nomme même parfois expressé- ment). Concrètement, après la cérémonie (banquet, commentaire d’un classi- que chinois, etc.) venaient les danses, la musique et les échanges de coupes de saké, puis au final, alors que la fête bat son plein, le temps de la présentation des compositions poétiques. Si les formules utilisées pour exprimer cette transition peuvent paraître, étant donné la nature de l’exercice, purement formelles, on ne peut s’empêcher de s’imaginer que l’état de joyeuse ivresse

littérature en langue chinoise de la cour de Heian), Tôkyô, Tôkyô daigaku shuppan- kai (éditions de l’université de Tôkyô), 2001. 27 SATÔ Michio propose une analye détaillée des divers types de préface et de leur structure dans « Shijo to kudaishi » (Préfaces de poèmes et poèmes à thème imposé), Heiankôki nihonkanbungaku no kenkyû (Ét udes sur la littérature sino-japonaise de la seconde moitié de l’époque Heian), Tôkyô, Kasama shoin, 2003, p. 173-205.

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souvent dépeint n’est pourtant pas si éloigné de la réalité28, et l’on constate bien que les échanges interminables de coupes dont il est ainsi souvent question dans les préfaces, s’ils répondaient souvent à un protocole bien précis, sont une des conditions préalables à la composition poétique telle qu’elle a été principalement pratiquée à l’époque, c'est-à-dire lors de ban- quets, qu’ils soient d’ordre public (organisés à la cour autour de la personna- lité de l’empereur) ou privé (chez un notable influent), et font par là-même partie intégrante de l’activité littéraire. L’interdiction de se réunir et de boire privait donc les amateurs de belles lettres, comme la préface de Michizane le souligne, de moments essentiels à leur activité. Outre cet aspect social de la consommation d’alcool en groupe d’érudits avertis, nous pouvons constater à quel point le précieux liquide était un compagnon essentiel pour le poète en nous référant de nouveau à Michizane qui constitue, justement, un contre-exemple dans le domaine. En effet, tout au long de sa vie Michizane a repris dans ses poèmes la célèbre image des trois amis (san.yû) de Bai Juyi (772-846). Le poème de ce dernier intitulé « Mes trois amis de la fenêtre du Nord » composé en 834, alors que l’auteur était dans sa soixante troisième année, commence ainsi : Aujourd’hui, au pied de la fenêtre du Nord, à quoi m’occupé-je ? À ma plus grande joie, je possède trois amis. Quels sont-ils ? Quand la cithare se tait je lève mon verre, quand ma coupe se vide je compose des poèmes. Les trois amis s’entraînent les uns les autres sans que leur succession ne connaisse de répit. D’un air de cithare mon cœur se satisfait, et dans quelques verres mon corps tout entier s’étire. Craignant qu’entre les deux je reste innocupé, par l’ivresse je comble ces mo- ment transitoires29 .

Tout le poème tourne autour du plaisir goûté dans la pratique de ces trois activités complémentaires qui accompagnent le lettré. L’alcool est un thème très important dans la poésie de Bai Juyi, goût que les lettrés japonais parta- geaient également, et on peut citer parmi les pièces les plus représentatives de

28 Pour un bref historique des banquets accompagnés d’alcool et leur évolution au cours de l’époque médiévale, avec par exemple les fameuses « assemblées ignorant l’étiquette » (burei-kô) où les contraintes protocolaires étaient volontairement igno- rées le temps d’un repas, voir l’article intitulé « Chûsei no yûen : shuen to kyôdô inshoku » (Les assemblées festives médiévales : banquets et repas arrosés en commu- neauté), dans le catalogue édité par le Musée historiographique départemental de Hiroshima sur l’exposition: Asobi.Tawamure.Utage : chûsei seikatsu bunka no hitokoma (Divertissements, Jeux, Banquets : quelques scènes de la vie quotidienne au Moyen-Âge), Tôkyô, Hikawa shobô, 1983, p. 89-94. 29 Nous traduisons à partir du texte annoté par SAKU Misao, Hakurakuten zenshis- hû (Poésie complète de Bai Juyi), trois volumes, collection Zoku kokuyaku kanbun taikei, Tôkyô, Nihon tosho sentâ, vol. 3, 1978, p. 290-291.

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sa production la série de quatorze quatrains faisant l’apologie de l’alcool « Invitations à boire » (j. sake wo susumu) composée en 830. La première série de sept poèmes expose les moments où un verre d’alcool s’avère indis- pensable (réussite à l’examen de haut fonctionnaire, rencontre avec un ami loin de chez soi et avec lequel on évoque les malheurs qui nous ont frappés, devant la lune en écoutant de la musique, à l’automne de ses vieux jours, à l’occasion d’un départ, etc.) et la seconde énumère les divers métiers ou autres voies déconseillées de suivre (« ne pars pas pour devenir paysan », « ne pars pas te retirer au cœur des montagnes », « ne pars pas étudier les secrets de la longévité », etc. ) en concluant à chaque fois qu’il vaut mieux venir voir l’auteur pour partager quelques verres ensemble et s’enivrer. Ironie du sort, Michizane avait quant à lui abandonné la pratique de la cithare à l’âge de vingt-cinq ans, faute de talent si l’on croit ce qu’il nous en dit dans ses vers. En outre, comme il le laisse entendre à plusieurs occasions, il n’appréciait guère l’alcool. Il se retrouvait donc avec un handicap certain en tant qu’héritier d’une des deux grandes familles lettrées de l’époque, les Sugawara, mais il saura utiliser cet élément pour accentuer l’aspect pathéti- que de sa condition d’exilé à la fin de sa vie. En effet, en 901 il écrit un long poème intitulé « Composition sur le poème Mes trois amis de la fenêtre du Nord de Bai Juyi » commençant par ces mots : Les soixante-dix volumes du recueil à la capitale de Bai Juyi : Parmi eux figure le poème des « Trois amis de la fenêtre du Nord ». L’un de ces amis se trouve dans la cithare, un autre est l’alcool ; Alcool et cithare : je ne suis versé ni dans l’un ni dans l’autre30 .

Il continue en faisant un parallèle entre son actuelle demeure et celle de Bai Juyi avec la même orientation de la fameuse fenêtre, à ceci près que Michizane ne dispose ni de boisson alcoolisée ni de cithare pour accueillir les rares visiteurs qui daignent se présenter. Il ne lui restait donc que la poésie, comme il le souligne avec cette ironie tragique si caractéristique de ses œuvres en jouant sur l’homophonie en japonais de la poésie et de la mort (toutes deux lues shi) : « Seul l’ami de la poésie demeure à mes côtés, mon véritable compagnon jusqu’à la mort ». Et de conclure : Dussé-je parvenir sain et sauf à ma destination d’exil, je n’aurai personne pour partager mes repas. Puissé-je mes jours prolonger jusqu’au vent d’automne, nul doute que les vête- ments viendraient à me manquer. Les trois amis d’autrefois furent les plaisirs d’une vie ; Mes trois amis actuels ne sont que tristesse d’une vie.

30 Figure dans le Kanke kôshû, op. cit., p. 477-481.

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Si les temps anciens diffèrent de nos jours, et nos jours ne sont pas comme les temps anciens, L’un pour la tristesse et l’autre pour le plaisir : tous deux pareillement expri- ment les mouvements de notre coeur.

L’ALCOOL COMME 7+Ë0( DE COMPOSITION PO´ÉTIQUE Quittons maintenant provisoirement le banquet en tant que lieu de la création poétique collective pour nous intéresser un peu au traitement qui a été fait du saké dans la poésie de l’époque Heian. Faute de disposer du temps et des compétences nécessaires pour faire une présentation exhaustive, nous nous contenterons d’en exposer les grandes lignes. Tout d’abord, en ce qui concerne la poésie japonaise (waka), tout comme le résumait si bien Keichû (1640-1701) dans son commentaire du Man.yôshû (Recueil des dix-mille feuilles), le Man.yô daishô ki : « Bien qu’il existe, dans les recueils qui suivirent le Kokinshû, des commentaires d’introduction (kotobagaki) faisant état de poèmes composés lors de banquets arrosés, on a par contre rarement pris le saké en lui-même comme thème poétique ». Alors que les banquets poétiques ne se comptaient plus, tout comme le nombre de coupes vidées à ces occasions, le monde élégant et précieux de la poésie japonaise semble s’être refusé à aborder un thème sans doute trop peu raffiné à son goût, et a laissé ce soin à la poésie chinoise. Par ailleurs, une partie des occurrences dans les poèmes du Manyôshû concerne le miki, le saké offert aux divinités, et ne relève donc pas exactement de la même thématique. Cependant, outre la tradition, héritée de la poésie chinoise, de boire en admirant les fleurs de prunier ou lors d’une cérémonie d’adieux, on y trouve une série très intéressante de treize poèmes composés par Ôtomo no Tabito (665-731) après sa nomination (un exil déguisé) au poste de gouverneur de la province de Dazai (nord de Kyûshû) en 728, intitulée Sake wo homuru uta (Poèmes à la gloire du saké). La morale cultivée ici est teintée de taoïsme et ce sont les sept sages du bosquet de bambou, figures emblématiques du sage retiré, qui sont érigés en modèle. Ôtomo no Tabito fait l’éloge de l’ivresse en tant que preuve de la véritable sagesse par rapport à une attitude prétentieuse tout comme il le dit dans le poème numéro quatre : Infiniment plus Que discourir d’un aire sagace Boire du VDNé Et pleurer dans son ivresse Est préférable ce semble31

31 Les poèmes sont cités dans la traduction de René SIEFFERT, Man.yôshû Livres I à III, Paris, POF / UNESCO, 1997, p. 298-303.

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Le dernier poème de la série reprend cette affirmation, et l’auteur va même plus loin au numéro sept en comparant ceux qui prennent des allures fausse- ment érudites mais ne boivent pas à des singes. La seconde moitié de cette série laisse paraître une vision à la fois résignée et positive de la vanité de l’existence humaine qui devrait nous pousser à profiter d’autant plus des plaisirs que nous offre notre court séjour en ce monde : Si en cette vie Du moins j’ai connu la joie En la vie prochaine Peu me chaut que je devinsse Bestiole ou bien oiseau

La tragédie de la perte de sa femme ainsi que son exil à un âge avancé ne sont sans doute pas étrangers au ton tout particulier de ces poèmes. En tout cas, on voit bien que, même si ces derniers sont écrits en japonais, le monde auquel ils font référence et duquel ils tirent leur inspiration est bien celui de la littérature chinoise. Pour cette dernière, justement, l’alcool fait partie des thèmes majeurs. Même s’ils ne font pas directement figurer le mot dans leur titre, de nom- breux poèmes chinois composés au Japon abordent ce thème. Le Wakan rôei- shû (Recueil de poèmes japonais et chinois à chanter, compilé par Fujiwara no Kintô vers 1012), anthologie rassemblant les meilleurs extraits de poésie chinoise et les plus grands waka, nous donne une idée des œuvres auxquelles les poètes de l’époque qui nous concerne se référaient. La section « Sake » du recueil comprend dix poèmes chinois (dont la moitié sont de Bai Juyi) et un waka. Les images utilisées dans cette sélection tournent autour des mêmes vertus de l’alcool qui permet, dit-on, d’oublier ses malheurs (principalement le plus grand qui puisse arriver à l’homme : la vieillesse). Bai Juyi, par exemple, effectue un parallèle entre la rougeur provoquée par l’ébriété et celle du visage qui conserve encore les couleurs de la jeunesse, comme si l’alcool permettait, ne serait-ce qu’un instant, de retrouver une jeunesse illusoire. Les pièces sélectionnées dans ce chapitre font aussi souvent men- tion du « Pays de l’ivresse », allusion au texte de Wang Ji (585-644) lui- même inspiré de Liu Ling, un des sept sages du bosquet de bambous célèbre pour son goût prononcé pour l’alcool (et auteur de l’Ode aux vertus de l’alcool), avec des références évoquant l’univers taoïste. L’autre rôle de l’alcool abordé dans ces poèmes, d’un point de vue plus pragmatique, est son efficacité pour lutter contre le froid. Ce sont essentiellement ces vertus (et les œuvres chinoises auxquelles elles renvoient), en particulier celle de faire oublier sa tristesse, qui seront prises comme thème de composition dans les poèmes figurant dans les sections alcool (sake) de plusieurs recueils de l’époque : le Shinsen rôei-shû

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(Nouvelle sélection de poèmes à chanter, compilée par Fujiwara no Mototoshi sans doute entre 1107 et 1123), le Honchô mudaishi (Poèmes à thème libre de notre cour, compilés dans les années 1160), etc. L’alcool est également présent dans les poèmes composés à l’occasion de banquets d’adieu organi- sés pour le départ d’un fonctionnaire vers la région dans laquelle il a été nommé ou pour accompagner une ambassade du continent qui s’en retourne. Quant aux modèles auxquels les lettrés japonais ne cesseront de se référer, outre Bai Juyi (772-846), Tao Yuanming (365-427) (tout particulièrement sa série de vingt poèmes « En buvant du vin »), on retrouve aussi bien évidem- ment Li Bai (701-762) et Du Fu (712-770).

EN CONCLUSION : LA 6<17+Ë6( PROPOSÉE PAR URABE KENKÔ Finalement, les textes que nous venons de voir nous proposent des visions bien différentes de la consommation d’alcool durant les banquets ou autres événements festifs selon leur nature et la position de leur auteur. Entre la rigueur bouddhique qui, selon toute logique, est difficilement applicable pour les laïcs, l’enivrement qui accompagne si agréablement la composition poétique (qu’elle soit individuelle ou en groupe), ou encore les excès d’ivresse poussant les plus respectables membres de la cour à des attitudes peu recommandables et les conduisant à des lendemains qui déchantent, ces approches si diverses et apparemment opposées sont-elles conciliables ? Pour répondre à cette question, et en guise de conclusion, nous laissons la parole à Urabe Kaneyoshi, le moine Kenkô (1283 - vers 1352) qui, dans son Tsurezuregusa (Les Heures oisives)32 , consacre un chapitre à la critique de ces excès de boisson. Le passage commence ainsi : Dans notre monde, que de choses incompréhensibles ! Je ne comprends pas pourquoi, en toute occasion, on commence par offrir du VDNp et on s’amuse à for- cer les invités à boire. Voyez cet homme obligé de boire : il fronce les sourcils comme s’il éprouvait une insupportable souffrance, il cherche à jeter en cachette le contenu de sa coupe et parfois tente de se sauver. Mais on le rattrape, on l’immobilise et on le fait boire sans mesure. Aussi voit-on une personne digne et correcte devenir aussitôt fou et se comporter comme un sot, et même un homme sain devient, sous nos yeux, un malade sérieusement atteint, et s’écroule sans sa- voir où il se trouve.

On retrouve la description d’une pratique à laquelle l’interdit faisait allusion, celle qui consiste à forcer les participants à ingurgiter des quantités

32 GROSBOIS Charles et YOSHIDA Tomiko, Les Heures oisives, Paris, Gallimard, 1987. Les citations qui suivent sont reprises de cette traduction (p. 136-138).

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d’alcool au-delà de leurs limites, agrémentée ici de détails évoquant toute la laideur de ce type de scène. Avec le même souci du détail, Kenkô décrit comment les femmes aussi changent d’attitude, s’agrippent aux bras de ceux qui boivent et rient à gorge déployée, comment certains se mettent à s’insulter et finissent par se battre, ou comment d’autres encore tombent du balcon, sont incapables de monter à cheval et finissent par « commettre des forfaits que je n’oserais décrire face à un mur ou sur le pas d’une porte ». En bon moine qui se respecte, Kenkô rappelle combien la consommation d’alcool met en danger notre existence prochaine et, renversant la célèbre phrase tirée de l’Histoire des Han postérieurs selon laquelle l’alcool serait « le plus efficace des remèdes », il l’accuse au contraire d’être à l’origine de tous les maux. Cependant, et c’est là que son analyse rejoint l’état d’esprit des lettrés réunis autour de Michizane dans la préface que nous avons abordée plus haut, Kenkô n’oublie pas sa sensibilité littéraire et nuance son discours en préci- sant qu’« il y a pourtant des moments où l’on s’en passerait difficilement ». Ce sont les nuits de pleine lune, les matinées enneigées ou encore les visites d’un ami, les soirées au coin du feu, etc. Bref, tous ces moments où un (voire plusieurs) verre a toute sa place et contribue à donner à ces instants un charme tout particulier. De même, il concède finalement que « malgré tout, un grand buveur peut s’avérer amusant et donnera envie de lui pardonner ». Le chapitre s’achève ainsi sur un malheureux buveur endormi sur place qui, réveillé en sursaut par son hôte, s’enfuit précipitamment sans prendre le temps de se rhabiller correctement ou de se recoiffer. Kenkô voit dans cette attitude, dans la natte qui lui tombe sur le front ou l’aspect de son mollet poilu quelque chose de okashi, ce petit détail qui vous charme par son déca- lage ou son aspect incongru. L’esthétique des nobles de l’époque, si elle abhorre toute démesure vulgaire, sait parfois également mettre en scène et apprécier les combinaisons heureuses qui subliment les scènes du quotidien. Kenkô va donc plus loin que la morale du Kokon chomon-jû qui nous apparaît plus réductrice du fait qu’elle n’estimait que la capacité de Michitaka de sauver les apparences et d’apparaître sous son meilleur jour dans l’ivresse alors qu’ici, même le lendemain difficile et l’issue cocasse sont appréhendés positivement. Kenkô sait pointer avec une finesse extrême le détail qui donne toute sa valeur à l’anecdote et en rend les protagonistes attachants. Le passage dans son ensemble rend compte, avec toute la subtilité qui caractérise son auteur, du paradoxe que représente cette activité à la fois préjudiciable à la morale et parfois à l’ordre public tout en étant, si elle reste mesurée, le compagnon du poète dans les moments importants de sa vie sociale et artistique.

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Finalement, nous sommes tentés de nous demander si ce n’est pas juste- ment là une des qualités d’un grand lettré : être capable de percevoir, d’apprécier puis de retranscrire de la plus belle manière possible la dimension comique ou le côté élégant d’une situation où d’autres ne verraient que débauche et perte de l’âme.

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