COMMENT J'AI CONNU PAUL BOURGET

ET POURQUOI JE L'AI AIMÉ

En 1913, durant tout un printemps, alors que j'avais dix-huit ans, j'eus l'occasion de connaître Paul Bourget et de le fréquenter d'une manière assez peu coutumièrc : dans la chambre d'une ravissante jeune fille. A cette époque il avait soixante et un ans et sa notoriété quoique déclinante était encore considérable. Il faisait partie de ce Direc• toire littéraire à quatre branches (, Paul Bourget, Pierre Loti, Maurice Barrés) qui dirigeait sans conteste la culture bourgeoise française. Du côté de l'étranger il était de mode, de lire Gorki, d'Annunzio, Kipling. C'était à peu près tout ; le goût ne se diluait pas encore dans les mélanges. Il y avait en ce temps-là plus de rigueur dans les préférences. Pour moi, la chose était simple, j'étais littéralement envoûté par Barrés, et je connaissais fort mal Bourget. J'avais lu le Disciple dont le héros me paraissait une pâle imitation de Julien Sorel. L'automne précédent, en revenant de Venise, récompense du « bachot », ma famille s'était arrêtée près de Culoz, au château de Béon, chez la baronne Pierlot, amie de mes parents. J'aimais ce pays du Bugey sauvage et virgilien où j'avais mené enfant la rude vie paysanne dans une modeste ferme du village. J'aimais le petit château au bas de la montagne du Grand Colombier, avec sa tour italienne, sa loggia, son air d'attendre des invités de la Chartreuse de Parme. J'aimais surtout la baronne. Vêtue de satin noir et violet, sa taille menue et cambrée, elle voltigeait dans son château et dans la vie à la manière d'une petite fée impertinente, tendre COMMENT J'AI CONNU PAUL BOURGET 463 et dispensant le bonheur. Elle avait l'esprit le plus primesautier, le plus vif, le plus curieux et le plus charmant que j'aie jamais rencontré. Cocasse dans ses réflexions et ses reparties elle avait une voix du nez qui accentuait sa drôlerie. Les rangements d'im• menses armoires à linge, les histoires des vieilles châtelaines du Bugey, les pique-niques dans la campagne, les charades, les farces, les discussions de livres ou de politique, tout prenait avec elle un air boute-en-train et délicieux. Le château étant sur la route d'Italie, il y avait toujours grand monde et renouvelé. Je me souviens plus tard d'un déjeuner où étaient à table le R. P. Gillet, Paul Claudel et le comte Sforza. Et elle, maniant la conversation de ces seigneurs, à la baguette. Leur voisin était le professeur de clinique chirurgicale Antonin Poncet, de Lyon. Il avait à Culoz une grande maison blanche en haut de terrasses de roses. Mme Poncet, suivie de ses deux filles, venait souvent au château. Lorsqu'elle arrivait la conversation haussait de ton brusquement, car elle avait le génie et la voix pour créer des clans et diriger des batailles. Cet après-midi là, elle en avait fourni le thème : nul écrivain contemporain n'a succédé à . On se chamailla pour ou contre durant quelques minutes, lorsque Suzanne Poncet entra dans le cercle. Je la vois encore, en robe blanche, une rose jaune à sa ceinture, son teint ordinairement ambré, rouge de fureur. Elle avait une badine à la main. — Vous êtes idiots ! Vous ne le connaissez pas et vous vous permettez de le juger ! Il a autant de valeur que Stendhal et telle• ment plus de cœur ! — Oh ! celle-là ! cria la baronne, mais de qui veux-tu parler, Suzanne ? —• De Paul Bourget ! répliqua Suzanne. Et je vous défends d'y toucher !' Elle partit en faisant claquer la porte. Mon père, qui avait un faible pour son modèle, — il avait fait d'elle un admirable portrait lorsqu'elle avait seize ans, — fa suivit et je suivis mon père. A mesure que nous montions les sentiers de la montagne, la jeune fille calmait son irritation. Elle nous disait son admiration pour l'écrivain et les mille et une raisons qu'elle avait d'aimer l'homme qu'elle connaissait très bien, puisqu'ils habitaient à la même maison. Le soir venait, mon père allumait un feu. Suzanne, son visage de chat siamois penché vers le feu, les yeux tendres et sombres, nous confiait, de sa bouche- à fossettes charnue et frémissante, 464 LA REVUE le plaisir qu'elle avait d'admirer. La vie pour elle était tissée d'enthousiasmes et même les amertumes étaient belles. Elle ne pouvait souffrir qu'on critiquât quelqu'un ou quelque chose qu'elle estimait. Elle s'exprimait avec la.voix la plus chaude du monde et son émoi intérieur semblait se répandre sur le grand paysage où le Rhône étendait ses brumes vers le lac du Bourget et les montagnes de Chambéry. Nous l'accompagnâmes jusqu'à ses terrasses de roses et nous revînmes à Béon à la nuit en parlant d'elle. Par la baronne, j'appris que « cette chère Suzanne était bien nerveuse à cause d'une déception sentimentale où la pauvre en avait pris pour son grade... Oh là, là ! mon cher !... »

Mes parents rentrèrent à Paris, mais je demeurais à Béon, la rentrée du P. C. N. n'ayant lieu qu'au début de novembre. Bref je vis Suzanne chaque jour durant le plus bel octobre savoyard. Elle avait vingt-cinq ans, j'en avais dix-huit. Je lui montrai les lieux de ma petite enfance farouche dans le village. La ferme de la Termette, la tendre et dure paysanne qui m'avait élevé en me fouettant bien souvent avec des orties. La huche à pain où je dormais sur un petit matelas de paille. Les sentiers du Colombier où j'allais garder les chèvres, la journée entière. La caverne où je m'abritais avec mes chèvres quand éclatait un orage. L'école communale où dès six ans l'on me traîna malgré mes cris, jusqu'au jour où j'imaginais, avant d'entrer, de m'asseoir dans une bouse de vache, ce qui me faisait renvoyer chez la Termette qui me battait. Suzanne arrivait le matin, soit à pied et nous courions la mon• tagne, soit conduisant son poney attelé à un boggy et nous allions à travers les routes du marais, vers Belley ou aux bords du Rhône. Parfois elle obtenait l'automobile du professeur et nous nous dirigions vers l'abbaye de Hautecombe, vers les pèlerinages lamar- tiniens, vers les Charmettes, avec Jean-Jacques, vers le col du Mont Granier. Elle était très intelligente, presque trop cultivée. Elle parlait, parlait tout le temps, comme pour s'étourdir et me modeler. « Vous savez si peu de choses ! » me disait-elle et elle me prêtait des livres que je devais avoir lus dans la nuit. C'est ainsi qu'elle m'obligea à lire le Disciple, VEtape, le Démon de Midi, Cosmopolis. Le lendemain' matin j'admirais du bout des dents pour lui faire plaisir. Cela l'agaçait. Je voulais l'amadouer par une citation de Barrés. Cela l'irritait. Nous nous combattions avec les armes de nos dieux. Bref ce fut au cours de ces « galopes » comme COMMENT j'Ai CONNU PAUL BOURGET 465 elle nommait nos randonnées, en parlant de Bourget et sous de beaux orages d'automne, que nous fîmes amitié. En réalité lorsque je rentrais à Paris j'étais amoureux. Mais ce premier amour sembla se diluer rapidement parmi des occu• pations multiples : travail, sport et mondanités. En fait il se décan• tait en silence. Ce fut seulement un jour de printemps que je reçus un pneuma• tique de Suzanne me demandant de passer le soir, après dîner, rue Barbet-de-Jouy. J'y allais. C'était l'époque des marronniers débordant au-dessus des murs. Les Poncet habitaient le rez-de-chaussée et le premier étage d'un hôtel particulier dont le deuxième étage était occupé par M. et Mme Paul Bourget. Mais j'avais oublié ce détail. C'est le cœur battant que je sonnais et montais au premier. Mme Poncet qui « attendait quelqu'un » (ce devait être l'ambassadeur Jules Cambon) m'expédia aussitôt par un petit escalier en tire-bouchon qui descendait vers une pièce du rez-de-chaussée, donnant sur la cour : — Suzanne vous attend, avec une impatience !... Je frappais. Elle était en robe rose, étendue sur un canapé près de la fenêtre, à lire. Jamais je ne l'avais vue plus jolie, mais elle toussait. Nous nous embrassâmes sur les joues. Elle avait préparé du chocolat. J'étais embarrassé par la résurrection brusque d'un sentiment que je pensais oublié et qui me prenait littéralement à la gorge. Ce chocolat était bien chaud. Elle ne me paraissait pas à l'aise. Il nous manquait nos promenades, nos montagnes roma• nesques : on étouffait dans ce petit salon. Non, elle ne sortait pas beaucoup. Elle avait été souffrante. Elle avait été mortifiée en constatant que je n'avais rien fait pour la revoir. — Alors, François, où en êtes-vous ?... — J'ai failli passer dimanche matin 3 mètres 40 à la perche. Elle admira mes prouesses sportives. Je lui fis tâter mes biceps. Elle riait, toussant un peu. J'avais une envie folle de lui dire que je l'aimais, que je relirais pour lui plaire les œuvres complètes de Bourget... Elle fit un mouvement brusque vers les rideaux, 'une silhouette passant dans la cour. J'aperçus la naissance de ses seins et faillis la prendre dans mes bras. A ce moment elle me dit : — C'est Bourget qui vient de passer. — Ah ?... — Oui. Il m'a promis qu'il viendrait tout à l'heure. Figurez-vous qu'il veut vous connaître. 466 LA REVUE

— Moi ? Pourquoi ? — Je lui ai beaucoup parlé de vous. Une panique me prit. Je me levai. — Suzanne, je ne veux pas le connaître. Il m'intimide. Je n'aime pas assez ses livres. Je ne saurais que lui dire. Un autre jour. Laissez- moi m'en aller ; aujourd'hui ça ne va pas... Elle me retenait. — Vous verrez comme il est simple, compréhensif ! Il adore la jeunesse. — Au revoir, Suzanne !... Une autre fois... — Mon petit François, vous n'allez pas partir. Ce serait très impoli de faire cela à un homme de cette importance. Il me revint en mémoire un propos de la baronne : — Elle est folle à lier avec son Bourget ! Et je criai. — Si, je vais partir. Je vous laisserai seule avec lui! Parbleu vous êtes amoureuse de lui, comme il doit l'être de vous. Elle riait en toussant lorsqu'on frappa deux coups brefs à une porte dissimulée par une tenture et qui donnait directement sur le passage voûté. Je voulus fuir par l'escalier en spirale. Elle m'avait attrapé par ma veste en criant! : « Entrez ! » Je restai pétrifié sur une marche ; elle s'était accrochée à mes basques. Je vis paraître un homme d'âge, trapu, plutôt petit, élégant, un œillet sombre à la boutonnière, tenant d'une main un jonc à pomme d'argent et de l'autre un petit bouquet de violettes qu'il tendait vers Suzanne. Celle-ci, cramoisie par la lutte, nous présenta sans lâcher ma veste en ajoutant à Bourget : — Il croit que vous êtes amoureux de moi... — Il n'a pas tort, répondit calmement Bourget. C'est également visible qu'il l'est de vous. L'inconnu, c'est ce que vous êtes, Suzanne. Tout cela me semble une excellente occasion de devenir amis, tous les troij. Et il enchaîna : — Savez-vous, cher Monsieur, que Suzanne m'a beaucoup parlé de vous... J'étais suffoqué. Je redescendis et m'assis en bredouillant. Suzanne, parlait, parlait, toussait, racontait mon enfance, nos vacances, Béon, Culoz... Paul Bourget, ses cheveux raides et blancs sur un gros front bombé, sa figure régulière, souriait sous une COMMENT J'AI CONNU PAUL BOURGET 467 moustache rude et grise et, sans rien dire, me regardait avec des yeux bleus très calmes. Je me disais : « Il a une figure d'honnête homme. » Il but du chocolat, dit quelques mots et s'en alla. J'ai beau faire un effort de mémoire, je ne me souviens plus comment continua et s'acheva la soirée. Ce que je sais, c'est que, de retour dans ma petite chambre, je commençai à relire avec attention le Disciple. Lecture que je poursuivis les jours suivants auprès des crocodiles du Jardin des Plantes, délaissant les cours du P. C. N. Ce que je sais, c'est que, durant deux mois, je revis Bourget deux à trois fois par semaine, jusqu'au départ pour les vacances, de neuf heures à minuit, dans la petite chambre de Suzanne. J'arrivais toujours le premier. Par une sorte de télépathie, Paul Bourget ne tardait pas à faire entendre sur la porte ses deux petits coups brefs. Parfois il ne faisait que passer. La plupart du temps, aux environs de minuit, nous partions ensemble. Nous nous séparions sous la voûte après un adieu très simple, sans phrases ni vers récités, lui pour remonter au second par le grand escalier, moi pour franchir la porte cochère. Que de fois, j'ai attendu au coin de la rue de Chanaleilles, appuyé sur la pierre de l'hôtel du peintre espagnol Sert, contre laquelle j'entendais battre mon cœur, pour voir s'allumer la chambre du second, où mon vieux rival s'asseyait pour écrire ! Alors je rentrais à pied boulevard Saint- Michel. Pas une fois Paul Bourget ne demeura chez Suzanne après mon départ. Il est très malaisé de faire revivre l'atmosphère de ces soirées, parce que sous l'apparente simplicité de rapports entre ces trois êtres — l'un éminent, l'autre blessée, le troisième frais pondu — il y avait trop de différence de classe, d'âge et de bien d'autres choses. Chacun de nous, tout en se laissant porter par les hasards de la conversation, poursuivait un désir informulé. Ou bien des espoirs dont les fils enchevêtrés formaient des nœuds confus que je sentais certains soirs, pour ma part douloureux, et que je percevais se serrer chez les deux autres. Cependant à mesure que le nombre des soirées augmentait, s'affirmait entre nous trois une intimité de plus en plus complète, tissée même de ces nœuds. Ami• tié que j'ai peine à évoquer, quoique tous deux soient morts depuis longtemps, sans une émotion mystérieuse mais toujours vivante. Pour moi qui avais eu une enfance sauvage et inculte, puis une adolescence transplantée trop brusquement dans un milieu artiste 468 LA REVUE

et parisien, je puis dire que c'est grâce à Bourget et à Suzanne que j'ai pu décanter ce trop fort mélange avant que la guerre me prenne à vingt ans. Nous parlions de tout, car Bourget s'intéressait à tout, avec une gentillesse et une pertinence de grand ministre. Au début évidemment ce ne fut qu'un duo, éblouissant d'ailleurs entre Suzanne et l'écrivain. Incité par l'une et l'autre, criblé de questions sur la jeunesse par Bourget, je me lançais peu à peu. A la mesure de ma sincérité, je sentais que j'intéressais mes deux aînés et que bientôt même, malgré leur classe évidente, je devenais comme le réactif nécessaire à la véracité de leurs propos. Lorsque j'étais seul avec Suzanne, l'ambiance perdait en intérêt ce qu'elle gagnait en émoi, bien que nous ne parlions que de l'absent. Suzanne me confia plus tard — fut-elle sincère ? — qu'il en était de même lorsqu'elle se trouvait seule ou dans le monde avec Bourget. Le trio invinciblement chassait le duo, de sorte que le sentiment d'infinie gratitude que je garde à l'écrivain pour son amitié se teinte toujours d'une sorte d'amertume due à sa présence. Ce dont je me souviens le plus, c'était tout d'abord de son intel• ligence, de la masse incroyable de ses connaissances servie par une mémoire impeccable. Il citait Platon en grec, Dante en italien, Goethe en allemand, Shelley en anglais et traduisait immédiatement, en jonglant sur le mot difficile avec plusieurs synonymes français. Il avait du professeur par son érudition et du sorcier par ses rappro• chements brusques. Le ton était bonhomme, amical, confidentiel, parfois badin. Il aimait qu'on l'interrompît, se servant de l'inter• ruption pour prouver mieux. Parfois il s'arrêtait comme un artisan qui n'a fait qu'ébaucher, laissant au silence le soin d'achever. L'émoi provoqué était très différent de celui que donnait Barrés par ses arrêts brusques. Celui-ci isolait l'idée, celui-là vous la donnait. Avec Bourget il semblait qu'il y eût toujours collaboration parce qu'il y avait de sa part amour et réserve de puissance. Il me faisait penser, moi qui fréquentais le stade, à ce gardien de but qui lance la balle très haut en demeurant derrière la marque. 11 n'avait rien d'un trois-quarts artiste qui force l'inconnu. Il était trop intelligent et avait trop de goût pour être artiste, cette sorte d'état confusionnel. Je relis encore les Etudes de psychologie contemporaine et je sens toujours cette sûreté d'analyse et de tact, cette intelligence si avisée qu'elle se retient de risquer. C'est sans doute ce sens du risque qui lui a manqué ; c'est cela qu'il nous COMMENT J'AI CONNU PAUL BOURGET 469 laissait entendre à Suzanne et à moi ; c'est cela qu'il aimait peut- être en nous deux qui étions cependant si mal armés d'autre part. En définitive c'est peut-être pour ce manque si humain que nous l'avons tous les deux tant aimé. Cependant je me souviens que c'est ce « risque » qu'il recherchait avant tout chez les grands : Shakespeare, Dante, Tourgueniev, Stendhal — ses grandes admirations. Il soulignait sans relâche ce qu'ils avaient risqué et atteint. Penché sur le bord de leur réussite, il contemplait comme pris de vertige tous ces grands excessifs, dont il avait l'air de suivre, renversé dans son fauteuil, les plane- ments d'oiseaux. Lui avait du poisson, le calme, l'élégance, la sûreté de départ ; du chien le furetage et les gentillesses ; de l'éléphant l'œil parfois malin et sa puissance de masse lorsqu'il se ramassait sur son siège pour conclure où s'en aller. Mais il n'était pas oiseau. Il aimait nous questionner, Suzanne et moi, soupeser nos réponses, contrôler leur valeur, les comparer aux siennes. Ce moraliste, ce philosophe, ce critique de lui-même et des autres, cet académicien au comble de la gloire, on eût dit que durant ces soirées intimes il se vidait de son inquiétude, lui d'apparence si calme, pour se remplir de la quiétude de ma jeunesse, moi qui ne savais rien. Suzanne entre nous deux s'amusait. Elle disait : « Monsieur Bourget fait le point. » Il combattait aussi bien les lieux communs de la sottise que les jeux du snobisme. « Dilettante » est un mot qui l'énervait, qu'il emploie maintes fois dans ses œuvres pour lutter contre la disposition d'esprit qu'il implique, parce qu'il a dû combattre cette disposition en lui-même. Je le voyais parfois dans la cour de la rue Barbet-de-Jouy converser avec la concierge, avec des plombiers ou des couvreurs, dirigeant toujours les propos vers le côté tech• nique de leur métier. Il avait des mains très soignées, un peu fortes, avec des ongles très bien faits. Un jour que nous parlions justement de l'esprit des mains, il prit l'une des miennes, dont il avait considéré en parlant les misères juvéniles, l'emprisonna entre les deux siennes très chaudes : « C'est de la bonne patte, Suzanne ! » dit-il. Et lorsqu'il avait dit comme cela, quelque chose qui lui parais• sait trop personnel en même temps qu'important, il s'en allait. Très simplement, presque intimidé. Parfois il évoquait son père qui avait été un professeur de mathé• matiques éminent et recteur de l'Académie de Clermont-Ferrand. Sans doute tenait-il de lui cet esprit de rigueur et ce besoin de preuve. Il aimait dénombrer, prouver, conclure. C'était comme une 470 LA REVUE habitude de son éducation, quand il nous racontait ses grandes promenades avec son père dans « la chaire » de la chaîne des puys. Celui-ci en marchant lui posait des problèmes. Celui-là les résolvait comme il pouvait, finissant par réciter des vers de Goethe ou de Shelley, que le vieux recteur écoutait en souriant. Mais ce qui était émouvant chez Bourget, c'est qu'à chaque instant, achevant un raisonnement, limitant une idée, on le sentait sur le seuil d'un monde désiré : celui où les preuves et les limites s'effilochent au souffle de la poésie. Je crois que c'a été sa grande mélancolie : de pouvoir tout comprendre, tout sentir, y compris la poésie, et de n'être pas poète. Il me dit plusieurs fois : « Mon pauvre François, je ne suis qu'un professeur ! » Il eût fait un profes• seur de clinique merveilleux, unissant dans un verbe simple et impeccable la clarté et le don d'observation. D'ailleurs les choses de la médecine l'attiraient et son amitié pour le professeur Poncet l'y incitait. Avec moi il se contentait de me faire raconter les mystères de la vie botanique que j'étudiais le matin rue Cuvier. Jamais il ne nous parla de ses œuvres, quoi qu'ait pu faire Suzanne. En revanche, lorsque les propos tournaient autour du fief spirituel de Barrés par exemple — et j'en représentais le gonfa- lonier maladroit — il avait une manière câline presque de citer fort exactement le texte de son rival, puis de le déshabiller de ses oripeaux littéraires pour n'en montrer que l'idée toute nue, d'une manière bonhomme, comme si la chose allait de soi, était courante. Puis il la reprenait cette idée au moment de sa naissance, du temps de Pythagore ou de Socrate ; il y montrait les différents apports féodaux ou renaissants, latins ou germaniques. Ainsi rhabillée à sa manière il nous la présentait brusquement toute chargée d'actua• lités sociales, de possibilités esthétiques. Mon innocence devant la gravité des événements politiques l'émerveillait. Il annonçait et craignait la guerre. Je ne m'en souciais pas beaucoup, bien moins en tout cas que des mœurs des, échino- dermes que j'étudiais au P. C. N. parce que c'était un sujet d'examen de fin d'année. Tandis que la guerre me semblait l'apanage de la génération de mon père, laquelle, sous le prétexte qu'elle avait vu enfant fumer l'incendie des Tuileries, s'obligeait après les repas à des conversations où l'effroi alternait avec les espoirs de revanche. Mais Bourget savait que « le feu tue ». Il savait que sa génération désirait la guerre et ne la ferait pas. Que la mienne la ferait. Il m'interrogeait sur mes lectures à ce sujet et s'ébahissait que mon COMMENT j'Ai CONNU PAUL BOURGET 471 admiration pour Guerre et Paix de Tolstoï, Colette Baudoche de Barrés, ou les récits héroïques du colonel Driant, n'eussent abouti dans mon esprit qu'à une épopée sportive, mêlée de prises de drapeaux à l'ennemi et d'enclouage de canons. Il y avait chez lui comme un remords à ne pas vouloir éclairer mon image d'Epinal. Par son ordre, je relus le récit de la bataille de Waterloo dans la Chartreuse de Parme et ne revis là-dedans qu'un magnifique morceau littéraire où le jeune Del Dongo me paraissait bien peu maître de son cheval et bien ignorant de la direction d'où tiraient dans le brouillard les canons anglais. Je le lui dis. Il y avait dans son étonnement, je le répète, du remords et de l'efîroi, parce qu'il était peu sportif, honnête homme et que probablement il m'aimait. Je me souviens qu'un soir j'étais arrivé en retard à l'une de nos réunions, parce que j'avais suivi boulevard Saint-Michel une retraite militaire qui excitait la foule avec ses clairons et ses tambours sous les marronniers en fleurs et les réverbères à gaz. Et comme il s'alarmait de nouveau à propos de la guerre qu'il ne pourrait pas faire, je lui répondis, encore essoufflé par la course, mais tout naturellement : « Mais, Monsieur, pourquoi ne la feriez- vous pas ? » Il me regarda sans répondre. Je me rendis compte de ma gaffe et que cet homme si pathétique et si intelligent n'avait probablement jamais envisagé cette solution, pour moi si simple. Suzanne paraissait furieuse. Le lendemain celle-ci vint me voir à la maison, me cherchant querelle, disant que j'avais embarrassé exprès le grand homme, que j'avais fait cette proposition « incongrue » pour le gêner. — Pas encore conscrit, vous vous permettez de conseiller les champs de bataille à un homme âgé, à un génie dont le pays est fier ! Vous passez la mesure, François 1 Je ne comprenais rien à cette sortie. Elle s'en alla en claquant la porte, de plus en plus ravissante... Je pensais m'être, par ma bévue involontaire, brouillé avec mes deux amis. Ce fut bien le contraire. Lors de la réunion suivante, je me rendis compte qu'ils avaient dû s'entretenir de mon « cas » et que Bourget avait fait le point. Je fus accueilli ce soir-là comme un futur héros, un innocent qui ignorait tout des risques physiques de la guerre et les proposait aux sexagénaires comme aux autres. Je me souviens que Suzanne, éclairée sans doute par Bourget, des dangers qui m'attendaient, me considérait avec une sorte d'agitation gourmande sur les lèvres. 472 LA REVUE

En 1914 nous nous vîmes moins tous les trois, tout au moins d'une façon plus irrégulière. Je voyais plus souvent Suzanne seule. La dernière fois que j'aperçus Bourget, ce fut à l'issue d'un dîner chez Antonin Poncet. Je sortis avec Leriche, jeune assistant du / professeur lyonnais, actuellement professeur au Collège de France. Avant de prendre la rue de Chanaleilles, je me retournai. Par la fenêtre du premier étage, Suzanne nous disait au revoir. Au second, Paul Bourget fumait une cigarette et me fit un petit geste dé la main. Je ne l'ai jamais revu. Deux mois après je partais pour la guerre. Quand je revins, tous mes amis étaient tués. Je ne croyais plus à la « littérature de terri• toire ». Je n'aimais plus le bourrage de crâne, littéraire ou non. En 1919 tout un monde nouveau s'étendait devant moi, âpre, commun, dansant. Je m'y suis adapté, comme les autres. Mais j'ai gardé intacte mon admiration pour l'écrivain et l'homme qui ont personnifié le mieux une époque révolue et ravissante. Comme si Paul Bourget — traité déjà de « coco » en 1912, par moi et bien d'autres — avait protégé et prolongé ma jeunesse de 1914 jusqu'à maintenant. Non pas bien sûr avec tout ce qui est et n'est pas dans son œuvre, mais avec ce qui existait dans son cœur et qu'il m'avait donné, à l'occasion de ce trio étrange. Une semblable amitié, avec son intelligence, sa sincérité, son goût et sa tendresse, une fois donnée, aide, parce qu'elle vit toujours. Suzanne est morte. On dirait que ces deux morts se retrouvent dans cette phrase de Bourget qui clôt son admirable étude sur Amiel, comme s'il parlait outre-tombe de lui et de Suzanne : « Car l'histoire de cet homme si voisin de nous par son cosmopolisme, son excès d'analyse et son besoin de songe, a ceci de consolant qu'elle prouve que même dans les plus cruelles maladies morales, l'âme peut conserver sa noblesse et agoniser comme une belle et pure jeune femme, sans une laideur, sans une blessure. » . Je serais content si le lecteur, intéressé par ces souvenirs person• nels, voulait relire deux chefs-d'œuvre de Paul Bourget qui gardent le charme de sa conversation : les deux volumes des Essais de Psy• chologie contemporaine et un petit livre de voyage, Sensations d'Italie.

FRANÇOIS AMAN-JEAN.