DU MÊME AUTEUR

LA MAUVAISE FRÉQUENTATION. LES GARÇONS. TOURNEBELLE. GASTON BONHEUR CHARLES DE GAULLE

BIOGRAPHIE

GALLIMARD 5, rue Sébastien-Bottin, VII Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie. © 1958, Librairie Gallimard. La plus grande partie de cette biographie fut écrite en 1944 et publiée en 1946. Il s'agit des chapitres qui vont de l'enfance au débarquement en Normandie. L'actualité ayant fourni l'occasion de rééditer cet ou- vrage, une dernière partie a été écrite en juin 1958, pour faire le pont par-dessus les quatorze ans qui avaient passé.

Le poète suscite avec un glaive nu... STÉPHANE MALLARMÉ.

PREMIÈRE PARTIE

AVANT 14

L'ENFANT DU SIÈCLE

En cette année 1900, les bérets des petits garçons s'appelaient volontiers Le Vengeur, en lettres d'or, ou L'Indomptable. Et pour- quoi pas La Revanche ? Coiffé d'un de ces noms exaltants qui le désignent à notre attention, le petit Charles de Gaulle s'avançait à travers les allées du Luxembourg, par une fin d'après-midi d'au- tomne. Culottes mi-longues, manches mi- courtes, il paraissait encombré de lui-même, et on eût dit que sa tête penchée pesait à son cou. Dans sa main, il tenait roulé le programme de L'Aiglon. Pour ses dix ans, son père l'avait mené au théâtre, et l'enfant était encore tout étourdi d'alexandrins, tout ébloui de gloire. Il voyait à peine, à travers les images qui collaient à ses yeux, le tableau de ce parc débonnaire où des messieurs à barbe calamistrée termi- naient gravement leur partie de croquet. Plein de Rostand, il n'entendait pas l'âpre discussion, ensuite, autour des premiers nu- méros de l' Action Française. Aveugle, sourd, il se laissait guider par la main que son père avait posée sur son épaule, une main cou- leur d'ivoire sur le bleu sombre de la ma- rinière. Son père, Henri de Gaulle, était un grand monsieur grisonnant, un peu voûté, sévère et tendre. Professeur de philosophie au Col- lège des Jésuites de la rue de Vaugirard, il cachait dans la poche de son gilet une petite boîte de pastilles douces où l'enfant avait accès.

L'enfant, sans trop savoir comment, se trouva soudain, au sortir de son rêve épi- que, dans la salle à manger familiale où brillaient les dix bougies de son anniver- saire. Tout le monde est là, sous la suspen- sion : ses frères et sa sœur, Xavier, un livre de math à côté de son assiette, Marie-Agnès, Pierre, et Jacques, inquiet de savoir si lui aussi aurait bientôt dix ans. Le père prési- dait le repas. La mère, qui avait l'œil à tout, se leva pour remettre d'aplomb la Défense de Tuyen-Quan qui faisait pendant à la Charge des Cuirassiers de Reichshoffen. De quoi parlerait-on ? Du président Loubet ? D'un nouveau rebondissement de l'Affaire Dreyfus ? De faire poser l'électricité ? De l'inauguration de la gare Saint-Lazare ? Ou encore de ce XX siècle dont on ne savait pas sûrement s'il avait déjà com- mencé ? — Oui, prétendait Xavier, il a com- mencé depuis le 1 janvier dernier, puis- qu'on a dit dix-neuf cent au lieu de dix- huit cent. — Non, répondait Marie-Agnès, il n'a pas commencé. Le 1 janvier dernier, le XIX siècle n'avait que 99 ans accomplis. Il faut qu'il ait cent ans pour être un siècle. Et le XX siècle ne commencera que le 1 janvier prochain. — Voyons, voyons, dit alors le père amusé, Xavier a raison puisque l'Eglise a fait célébrer une messe de minuit le 31 dé- cembre dernier pour saluer le siècle nou- veau-né... Mais Marie-Agnès n'a pas tort puisque Léon XIII vient de décider qu'on célébrerait une seconde messe de minuit le 31 décembre prochain. Il vaut mieux saluer deux fois le nouveau venu que de risquer d'être impoli... Parce que, de toute façon, il va falloir vivre avec lui. Charles semblait rêveur devant ses dix bougies. — C'est drôle... On sait le nom de toutes les étoiles et combien il faudrait de jours en chemin de fer pour aller dans chacune, et on ne sait même pas si notre siècle est arrivé hier ou s'il n'arrivera que demain... C'est absurde... Il avait dit : « C'est absurde », comme il l'entendait souvent dire à son père : un tic de professeur. Sans y penser, il venait de baptiser la nouvelle époque.

Dix ans ! Ce sont ces dix bougies souf- flées d'un seul coup et qui grésillent encore au-dessus de la madeleine, ce sont des sou- venirs qui meurent dans un dernier souffle de suif, toute une vie de promenades à tra- vers des jardins sages peuplés de mytholo- gie, ou des livres rouges à dorures parcourus d'Indiens, de conscrits de 70, de locomo- tives haletantes... Les dix ans d'un petit Français studieux qui commence à prendre conscience de tout ce qui grouille autour de lui de moissons, de statues, d'héroïsme, d'archanges et d'explorateurs : tout un monde extraordinaire vu à travers Erck- mann-Chatrian, Jules Verne et le caté- chisme. Un théâtre frémissant, embrasé comme une église, où Philéas Fogg donne la main à l'Alsacienne et où c'est son tour de pénétrer, le cœur battant, en costume marin avec La Revanche en lettres d'or sur le béret et la main affectueuse du père sur l'épaule. Dix ans ! C'est la veillée d'armes du che- valier en chemise de nuit. L'enfant, agenouillé au pied de son petit lit de chêne ciré, priait qu'on lui accordât de faire un jour de grandes choses, d'avoir sa place dans ce monde prodigieux où l'on parle en alexandrins qui riment bien, de découvrir le Pôle Sud, de secourir les petits Chinois ou de délivrer Strasbourg, — cette dame de pierre si triste, assise dans un coin de la Concorde et à laquelle on apportait des fleurs le dimanche matin. Et cette prière, l'apprenti paladin l'adressait à Notre- Dame-de-la-Foy qui, il y a juste dix ans, présida à sa naissance, du haut de sa niche creusée dans la façade d'une maison du vieux , près du quai de la Basse-Deule. — N'importe quoi, Notre-Dame-de-la- Foy, mais quelque chose de grand... Avant de se coucher, il écarta le rideau de la fenêtre et, son front fiévreux collé à la vitre froide, il regarda, au-dessus des tours familières de Saint-François-Xavier, les étoiles du ciel de novembre, ses étoiles... Il se figura ce fameux train express lancé à la vitesse de la lumière, que représentait la couverture du dernier numéro de son jour- nal pour enfants, et l'on mettrait 46 ans pour aller à Saturne, — ou peut-être bien à Vénus, — et, sur les wagons, on pourrait lire « Rapide interstellaire ». Ça, par exem- ple, ce serait une grande chose... Et, en se penchant par la portière, on verrait les mondes tourbillonner comme, d'ici, les feuilles des paulownias autour du réver- bère... On partirait d'une belle gare neuve et il faudrait que le mécanicien soit assez jeune pour ne pas être trop vieux à l'ar- rivée. On partit un jour de la gare du quai d'Orsay, éclatante de peinture fraîche, mais ce n'était pas pour Saturne, ni pour Vénus, c'était pour la Ligerie, en Dordogne, où l'on allait passer les grandes vacances dans la propriété familiale. LE COLLÉGIEN ROMANESQUE

Les de Gaulle, cinq enfants, le père, la mère, la bonne, occupaient tout un com- partiment. Pour ne pas succomber sous les bagages, chacun n'avait eu droit qu'à un livre. Charles avait longtemps hésité. Et, finalement, il s'était décidé pour une His- toire de , parce que c'est un roman qui contient tous les autres. Il avait encore grandi, menaçant de ne jamais devoir s'ar- rêter, et, entre ses membres et les ourlets à défaire, c'était une course éperdue qui laissait toujours quelque marge à ses poi- gnets et à ses chevilles. Il était devenu un étrange adolescent enroué, tour à tour ti- mide et batailleur, compassé et exubérant, pas mal diable, en fin de compte. Son père le regardait « pousser » en tous sens avec un sourire amusé. Cet élève était le contraire d'un élève. Il n'acceptait de leçons que de lui-même. D'où ses brusques incartades par quoi il éprouvait sa liberté, d'où cet épanouissement bizarre, cette al- lure un peu « phénomène ». L'adolescent, rebelle à toute influence ex- térieure, se façonnait uniquement par le dedans. Il ne ressemblait à rien, parce qu'il ne ressemblait qu'à lui-même. Une sorte de volonté sourde, profonde, ordonnait sa croissance apparemment désordonnée, pous- sait des angles dans ses traits encore mal- léables. Le potier était à l'intérieur. Dès la descente du train, dans une gare campagnarde où l'herbe mangeait les rails, Cyrano de Bergerac attendait le jeune Pa- risien et le menait sur les sentiers de' sa verte Gascogne vers les merveilleuses équi- pées d'où l'on revient plus ou moins loque- teux, la tête basse et les dents longues. D'un village à l'autre, par-dessus les col- lines aimables et les ruisseaux rieurs, c'était une grande guerre de garnements et Char- les de Gaulle se révélait redoutable capi- taine. Parfois, quand ses jeunes troupes de pastoureaux se trouvaient requises par d'im- portants travaux agricoles et qu'au nom de la moisson ou des vendanges la trêve de Dieu était proclamée, Charles de Gaulle partait seul en campagne, son Histoire de France sous le bras. Et, par les vertus de son imagination et de sa mémoire, les hori- zons de la douce Gascogne se couvraient soudain d'inquiétantes hordes. C'étaient les Huns, c'étaient les Sarrasins, c'étaient les Anglais du Prince Noir. Et le collégien en vacances, adossé à quelque chêne, livrait à un contre mille de décisives batailles. Il jouait à rebâtir la France de ses propres mains. La France fut faite à coups d'épée, écri- ra-t-il plus tard. Tous ces coups d'épée, l'adolescent les prenait à son compte. Il se sentait contemporain des journées capitales. Il se voulait présent aux rencontres où s'affirma la patrie. Passionné de son propre passé à travers ce passé de tous qu'est l'Histoire, il avait réussi à établir la filiation continue de ses ancêtres jusqu'à la guerre de Cent Ans. Son arbre généalogique se dressait aussi puis- sant que le vieux chêne de Gascogne où il s'appuyait, plongeant ses racines aux eaux natales. Non que ce cadet de la gloire fût autrement fier de sa noblesse particulière. Au contraire, il eût voulu, considérant sa particule comme un simple article, que « de Gaulle » signifiât tout bonnement « le Français ». Mais il était jaloux de cette noblesse indivise qui le faisait remon- ter aux grands parents batailleurs, héritier à la fois du prince de Condé et du général Hoche. Charles « le Français », revêtant tour à tour les haillons de l'An II ou le bel uniforme donné par Louvois, ap- prenait à penser la France depuis ses ori- gines comme sa chose à lui et le seul fief dont il se réclamerait jamais. Dans sa tête en feu les siècles passaient comme les tableaux d'une scène tournante. Et il avait quelque chose à faire avec l'his- toire, chaque fois, protagoniste ou comparse. Il s'imaginait être tour à tour tous ceux qui répondirent présent à l'appel de son nom. Comme si, au costume près, il n'y avait ja- mais eu, à travers les guerres et les paix, qu'un même de Gaulle : lui. Il se jouait le Châtelet pour lui tout seul. Au temps où notre dauphin si gentil ne régnait qu'à Bourges (et les cloches qui chantaient Orléans, Beaugency, Notre- Dame-de-Cléry, Vendôme, savaient par cœur tout son pauvre royaume), il était Jean de Gaulle, défenseur de Vire, la bonne Normande. Et la bonne Lorraine allait survenir. Enjambant les siècles de ses longues jam- bes chaussées de galoches, il était, au temps de l'empire napoléonien, cet « ingénieur hydrographe au plan » que vient de fêter et qui, dans son cabinet d'Hon- fleur, travaillait obscurément avec son pin- ceau bleu à donner à la France son visage sillonné de nation trafiquante et prospère. Il était, bientôt après, son propre grand- père Julien-Philippe de Gaulle, dont il te- nait sans doute ce goût du passé et qui édita au nom de la Société d'Histoire de France une monumentale Vie de saint Louis. Il était à l'ombre de saint Louis et de son chêne. Il était, et c'était presque hier, son père Henri de Gaulle délaissant les bouquins pour revêtir l'uniforme de lieutenant de la mo- bile et aller se faire blesser au Bourget, aux jours noirs de 70. Aux jours clairs du Roi-Soleil, il était son aïeul maternel Maillot, ingénieur mili- taire sous les ordres du grand Vauban. Et, désormais Maillot, il embarquait pour des courses fabuleuses aux côtés de son compa- triote Jean-Bart. Mais bientôt sa famille ne lui suffisait plus. Il fallait qu'il s'appelât d'Assas et La Hire et Bayard et Marceau pour être de tous les rendez-vous sublimes. Il croyait voir revivre sous ses yeux les grandes scènes de l'histoire de France, hautes en couleur, soulignées d'écarlate. Il leur prêtait le dé- cor familier de ses vallonnements de Dor- dogne et c'est soudain contre cette haie qu'il voyait succomber Jean le Bon, et c'est soudain de derrière ce talus qu'il entendait s'élever une voix criant : — A moi d'Auvergne, les ennemis sont là !

Les ennemis étaient là. On le sut bientôt quand Guillaume II porta son toast à Tan- ger. Mais il fut de bon ton d'ignorer la menace. La France insouciante continua de se battre à l'intérieur de son palais, pour ou contre Dreyfus, pour ou contre la laï- cité. Mieux encore : on voulait ouvrir les portes. On fondait la S.F.I.O. On croyait au patriarche Bebel. Et, cependant, Schlief- fen dressait déjà dans l'ombre son plan de débordement à travers la Belgique. C'était ce temps d'avant-guerre que les historiens ont appelé « la paix malade ». Le jeune de Gaulle, tout à ses livres, ignorait les exaltations éphémères. C'est dans le passé, et le plus que passé, qu'il avait appris à lire l'avenir. Mille ans d'His- toire l'assuraient qu'on aurait bientôt be- soin des querelleurs aux frontières querel- lées. Et puisqu'une fois de plus l'épée allait décider du sort de la France, de Gaulle aurait une épée. Il serait officier. Dérou- lède n'était pour rien dans cette vocation, mais plutôt Corneille ou Vigny, car la poé- sie, chez lui, parla toujours plus haut que le clairon.

Un soir, au collège Stanislas, où son père exerçait maintenant les fonctions de pré- fet des études, on trouva sur son pupitre quelques lignes qu'il venait de signer Char- les de Gaulle. En réalité, ces lignes n'étaient pas de lui, mais de son oncle qui s'appelait aussi Charles de Gaulle et qui avait publié un livre : Le Réveil de la Race, d'où le pas- sage était extrait. Elles n'en préfiguraient pas moins le destin de ce candidat à Saint- Cyr : « Dans un camp surpris par une atta- que nocturne où chacun lutte isolément contre l'ennemi, on ne demande pas quel est son grade à celui qui élève le drapeau et pousse le premier cri de ralliement... »

Le jour venu, — ou plutôt la nuit ve- nue, — de Gaulle, illustrant ces lignes an- nonciatrices, serait homme à pousser le pre- mier cri et à élever le drapeau...

Le 28 janvier 1909, pour sa dernière Saint-Charlemagne de collégien, dans la salle pavoisée où les meilleurs élèves de toutes les classes se trouvaient conviés au traditionnel banquet, il n'était encore que « le fils du préfet des études », un grand garçon dégingandé, un peu insolite, et, par là même, faisant figure de hobereau. Inabor- dable ? Non. Au sortir de la table, un jeune, un bluet, avait osé venir à lui : — Moi aussi, je pense devenir officier... Et il avait tendu sa main tachée d'encre. Une flamme animait ses yeux clairs trop ouverts dans un visage trop menu. De Gaulle prit la petite main... — Que veux-tu de moi ? — Etre amis... — Eh bien, tu es mon ami. Déjà, le garçonnet se sauvait en rougis- sant... Il avait reçu l'investiture d'un grand — du plus grand — et il allait le faire savoir à ses camarades. — Comment t'appelles-tu ? cria de Gaulle. — Guynemer ! Georges Guynemer !... Le nom retentit longtemps dans les cou- loirs sonores de Stanislas. L'enfant avait dis- paru derrière une colonne... De Gaulle se souvint toujours de ce visage fugitif, de cette voix chantante sous les voûtes du col- lège, de cette flamme dans des yeux pres- que de fille.

LA PREMIÈRE ÉPAULETTE

— De Gaulle ? — Présent ! C'était le classique appel du soir dans une chambrée de la 9 C du 33 R. I. à Arras. Le soldat de Gaulle se tenait au garde- à-vous près de son lit. Et, soudain, l'œil du sergent de semaine qui l'inspectait des pieds à la tête venait de se poser sur quelque chose au-dessus de sa tête, sur ce quelque chose que chaque soldat sent peser comme l'épée de Damoclès. — Faudra voir à refaire votre paque- tage, hein, l'apprenti-officier ! Et le sous-officier « réglo » faisait tom- ber l'édifice de livres et de revues où l'on aurait pu retrouver, pêle-mêle, Bergson et Barrès fraternisant en pantalon rouge, les Cahiers de la Quinzaine et le dernier nu- méro du Spectateur. De Gaulle était entré dans l'armée par la petite porte, celle qui ferme mal et qui permet les évasions de vaudeville. Ainsi en avaient décidé les règles nouvelles: tout can- didat reçu à Saint-Cyr devait d'abord faire une année de service militaire dans un corps de troupe. On pensait, à tort ou à raison, que les futurs sous-lieutenants auraient ainsi une connaissance plus pratique de la vie du soldat et, qu'ayant obéi, ils seraient plus aptes à commander. Mais l'ancien élève de Stanislas ne prisait guère les conceptions stratégiques du sous- officier de garnison dont l'objectif essentiel était le paquetage. Il enrageait contre la routine qui paralysait l'armée aux veilles de la guerre qu'on entendait forger en Al- lemagne dans le halètement des usines. Pourtant, en fin de siècle, un air revan- chard avait soufflé sur les drapeaux meur- tris. On avait su doter la France du Lebel et du 75. On avait compté près de deux mille candidats à Saint-Cyr. Cette année, ils étaient à peine sept cents. Comme si, aux approches du danger, après le feu de paille patriotique, une sorte de torpeur maléfique eût envahi le pays. Etait-ce la faute de l'affaire Dreyfus ? L'armée de Courteline avait remplacé celle de Déroulède. Le colonel Ramollot succé- dait au général Boulanger. Pitou, Lidoire et Chapuzot avaient pris possession de la cour du quartier. Encore que, dans cette ville d'Arras, vieille capitale de l'Artois, si longtemps dis- putée, les vertus d'alerte fussent restées plus vivaces. Et si le jeune de Gaulle ju- geait sévèrement les cadres et surtout l'es- prit qui les animait (ou, plutôt, qui ne les animait pas), il n'avait que tendresse pour cette brave troupe de paysans et de mineurs jaillie du sol de la vieille marche septen- trionale et qui faisait « son temps » à l'ombre du beffroi gothique. Il goûtait le pain partagé de la camaraderie, se voulait recrue parmi les recrues. Mais force lui était d'émerger du rang. Tous ceux qui servirent cette année-là (1909-10) à la 9 Compagnie sous les ordres du capitaine de Tugny n'ont jamais oublié le « grand Charles » dont il fallait toujours rebâtir le paquetage, toujours démoli par le sergent de semaine, et qui racontait l'his- toire de France comme d'autres leur jeu- nesse. Mais ses conférences familières étaient souvent interrompues par le clairon, souve- rain enroué de la garnison. Adieu prouesses, voici l'heure des peluches. Heureusement, il y avait aussi le quar- tier libre et de Gaulle en profitait pour courir au musée où sont quelques débris de la splendide cathédrale adjugée aux dé- molisseurs de l'An VII, ou à la bibliothèque municipale, installée dans l'ancienne abbaye de Saint-Waast et dont les riches collections ont été amassées par les moines, ou bien encore, si le ciel l'y engageait, sur les bords de la Scarpe pour revivre les épisodes du mémorable siège de 1654 où le génie mili- taire, voulant vider une bonne fois l'éter- nelle querelle, prit les traits des deux grands capitaines alors ennemis : Turenne et Condé. Là comme ici, le studieux conscrit venait assouvir sa passion des anciens, et ou- blier, dans le passé, que le présent ne passait pas. Pourtant la classe vint, et le temps de rejoindre Saint-Cyr. Comme on demandait au capitaine de Tugny pourquoi il ne nommait pas de Gaulle sergent, il répondit : — Que voulez-vous que je nomme ser- gent un garçon qui ne se sentirait à l'aise que conétable ! L'Ecole Spéciale Militaire ne fut qu'un intermède, dans le décor classique du bâti- ment de la Maintenon où se jouaient, au lieu des vers de Racine, des refrains plutôt gaillards, entre la cour de la Reine et la cour de Monsieur. D'ailleurs, pas plus au- jourd'hui sur les bancs de l'amphi qu'hier à la caserne d'Arras, de Gaulle n'était réel- lement présent. Rebelle à tout programme établi, à toute discipline extérieure, il conti- nuait à se façonner par le dedans. Il restait l'élève sans maître, le type à part, capable de s'exalter sur Péguy dont on commençait à percevoir le rayonnement secret, sur la mitrailleuse qui faisait ses premières preuves au champ de tir, ou sur l'aviation naissante à propos de laquelle le commandant de l'Ecole de guerre disait : — Tout ça, c'est du sport. Mais pour l'armée, zéro ! De Gaulle pensait qu'un futur officier devait s'affirmer à contre-courant et que le caractère primait la docilité. Les vertus austères du commandement le tentaient plus que les vertus commodes de l'obéis- sance. Au-dessus du ronron militaire où d'autres se complaisaient, il cherchait déjà à dégager une philosophie de son état. En exorde de ses cahiers de cours, il inscrivait cette formule de Victor Hugo : « Conci- sion dans le style. Précision dans la pensée. Décision dans la vie. » Tout lui était matière à s'instruire et même les leçons de ses professeurs, mais son esprit déjà accusé faisait craquer les con- tours de l'emploi du temps. Plus vieux que son âge à force d'avoir lu (« J'ai plus de souvenirs que si j' avais mille ans »), il ne se sentait vraiment lui-même qu'en face de son père, avec lequel il passait tous ses dimanches à disserter, se prévalant à la fois de la méthode et de l'intuition, de Descartes et de Bergson. Bergson était alors le feu d'artifice de la pensée française. Le jeune de Gaulle l'admirait sincèrement. Sait-il qu'il fut payé de retour et que Bergson assurait en 1940 que le seul homme capable de sauver la France était de Gaulle ? Qu'on ne s'imagine pas, cependant, de Gaulle saint-cyrien sous l'aspect d'un de ces « busons » solitaires qu'au temps de Napoléon il était de mode de mettre en quarantaine définitive. Le grand Charles, le Coq, l'Asperge, Double-Mètre, prenait sa part des facéties toujours en vogue à l'école et il n'était pas le dernier, au train « ...Il a soixante-huit ans. Son visage s'est alourdi sans s'être atténué, s'affirmant de l'intérieur en reliefs volcaniques, rageurs, en amertume, en rides, en bosses, en froncements, le poil rare et mauvais, l'œil d'éléphant, l'œil de mémoire enfoncé sous mille paupières. Charles de Gaulle porte un uniforme de re- venant, la vareuse trop longue coupée par un vieux tailleur de Saint-Cyr, et ces deux maigres étoiles sur son képi qui le confirment dans son grade étrange, dans son grade unique de général de brigade à titre temporaire. Sur sa poitrine une seule marque qui n'est pas une décoration mais un vœu : la croix de Lorraine. « Le voici ressurgi devant le micro et la ca- méra, aussi anachronique, aussi mystérieux qu'un gisant de Saint-Denis soudain debout et se mettant en marche ; venu de sa crypte, de sa forêt, de ses versions latines, appareillant d'Aigues-Mortes; et croisé. « En juin 40, il avait emporté la France avec lui; il la rapportait avec le reflux de la Manche. On le croyait maintenant penché sur le passé, tout à se souvenir. Mais soudain, laissant là sa plume et ses Mémoires, échappant à l'écrivain qui l'avait ressaisi, il court à Alger vivre un nouveau chapitre. » Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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