CHARLES DE GAULLE DU MÊME AUTEUR LA MAUVAISE FRÉQUENTATION. LES GARÇONS. TOURNEBELLE. GASTON BONHEUR CHARLES DE GAULLE BIOGRAPHIE GALLIMARD 5, rue Sébastien-Bottin, Paris VII Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie. © 1958, Librairie Gallimard. La plus grande partie de cette biographie fut écrite en 1944 et publiée en 1946. Il s'agit des chapitres qui vont de l'enfance au débarquement en Normandie. L'actualité ayant fourni l'occasion de rééditer cet ou- vrage, une dernière partie a été écrite en juin 1958, pour faire le pont par-dessus les quatorze ans qui avaient passé. Le poète suscite avec un glaive nu... STÉPHANE MALLARMÉ. PREMIÈRE PARTIE AVANT 14 L'ENFANT DU SIÈCLE En cette année 1900, les bérets des petits garçons s'appelaient volontiers Le Vengeur, en lettres d'or, ou L'Indomptable. Et pour- quoi pas La Revanche ? Coiffé d'un de ces noms exaltants qui le désignent à notre attention, le petit Charles de Gaulle s'avançait à travers les allées du Luxembourg, par une fin d'après-midi d'au- tomne. Culottes mi-longues, manches mi- courtes, il paraissait encombré de lui-même, et on eût dit que sa tête penchée pesait à son cou. Dans sa main, il tenait roulé le programme de L'Aiglon. Pour ses dix ans, son père l'avait mené au théâtre, et l'enfant était encore tout étourdi d'alexandrins, tout ébloui de gloire. Il voyait à peine, à travers les images qui collaient à ses yeux, le tableau de ce parc débonnaire où des messieurs à barbe calamistrée termi- naient gravement leur partie de croquet. Plein de Rostand, il n'entendait pas l'âpre discussion, ensuite, autour des premiers nu- méros de l' Action Française. Aveugle, sourd, il se laissait guider par la main que son père avait posée sur son épaule, une main cou- leur d'ivoire sur le bleu sombre de la ma- rinière. Son père, Henri de Gaulle, était un grand monsieur grisonnant, un peu voûté, sévère et tendre. Professeur de philosophie au Col- lège des Jésuites de la rue de Vaugirard, il cachait dans la poche de son gilet une petite boîte de pastilles douces où l'enfant avait accès. L'enfant, sans trop savoir comment, se trouva soudain, au sortir de son rêve épi- que, dans la salle à manger familiale où brillaient les dix bougies de son anniver- saire. Tout le monde est là, sous la suspen- sion : ses frères et sa sœur, Xavier, un livre de math à côté de son assiette, Marie-Agnès, Pierre, et Jacques, inquiet de savoir si lui aussi aurait bientôt dix ans. Le père prési- dait le repas. La mère, qui avait l'œil à tout, se leva pour remettre d'aplomb la Défense de Tuyen-Quan qui faisait pendant à la Charge des Cuirassiers de Reichshoffen. De quoi parlerait-on ? Du président Loubet ? D'un nouveau rebondissement de l'Affaire Dreyfus ? De faire poser l'électricité ? De l'inauguration de la gare Saint-Lazare ? Ou encore de ce XX siècle dont on ne savait pas sûrement s'il avait déjà com- mencé ? — Oui, prétendait Xavier, il a com- mencé depuis le 1 janvier dernier, puis- qu'on a dit dix-neuf cent au lieu de dix- huit cent. — Non, répondait Marie-Agnès, il n'a pas commencé. Le 1 janvier dernier, le XIX siècle n'avait que 99 ans accomplis. Il faut qu'il ait cent ans pour être un siècle. Et le XX siècle ne commencera que le 1 janvier prochain. — Voyons, voyons, dit alors le père amusé, Xavier a raison puisque l'Eglise a fait célébrer une messe de minuit le 31 dé- cembre dernier pour saluer le siècle nou- veau-né... Mais Marie-Agnès n'a pas tort puisque Léon XIII vient de décider qu'on célébrerait une seconde messe de minuit le 31 décembre prochain. Il vaut mieux saluer deux fois le nouveau venu que de risquer d'être impoli... Parce que, de toute façon, il va falloir vivre avec lui. Charles semblait rêveur devant ses dix bougies. — C'est drôle... On sait le nom de toutes les étoiles et combien il faudrait de jours en chemin de fer pour aller dans chacune, et on ne sait même pas si notre siècle est arrivé hier ou s'il n'arrivera que demain... C'est absurde... Il avait dit : « C'est absurde », comme il l'entendait souvent dire à son père : un tic de professeur. Sans y penser, il venait de baptiser la nouvelle époque. Dix ans ! Ce sont ces dix bougies souf- flées d'un seul coup et qui grésillent encore au-dessus de la madeleine, ce sont des sou- venirs qui meurent dans un dernier souffle de suif, toute une vie de promenades à tra- vers des jardins sages peuplés de mytholo- gie, ou des livres rouges à dorures parcourus d'Indiens, de conscrits de 70, de locomo- tives haletantes... Les dix ans d'un petit Français studieux qui commence à prendre conscience de tout ce qui grouille autour de lui de moissons, de statues, d'héroïsme, d'archanges et d'explorateurs : tout un monde extraordinaire vu à travers Erck- mann-Chatrian, Jules Verne et le caté- chisme. Un théâtre frémissant, embrasé comme une église, où Philéas Fogg donne la main à l'Alsacienne et où c'est son tour de pénétrer, le cœur battant, en costume marin avec La Revanche en lettres d'or sur le béret et la main affectueuse du père sur l'épaule. Dix ans ! C'est la veillée d'armes du che- valier en chemise de nuit. L'enfant, agenouillé au pied de son petit lit de chêne ciré, priait qu'on lui accordât de faire un jour de grandes choses, d'avoir sa place dans ce monde prodigieux où l'on parle en alexandrins qui riment bien, de découvrir le Pôle Sud, de secourir les petits Chinois ou de délivrer Strasbourg, — cette dame de pierre si triste, assise dans un coin de la Concorde et à laquelle on apportait des fleurs le dimanche matin. Et cette prière, l'apprenti paladin l'adressait à Notre- Dame-de-la-Foy qui, il y a juste dix ans, présida à sa naissance, du haut de sa niche creusée dans la façade d'une maison du vieux Lille, près du quai de la Basse-Deule. — N'importe quoi, Notre-Dame-de-la- Foy, mais quelque chose de grand... Avant de se coucher, il écarta le rideau de la fenêtre et, son front fiévreux collé à la vitre froide, il regarda, au-dessus des tours familières de Saint-François-Xavier, les étoiles du ciel de novembre, ses étoiles... Il se figura ce fameux train express lancé à la vitesse de la lumière, que représentait la couverture du dernier numéro de son jour- nal pour enfants, et l'on mettrait 46 ans pour aller à Saturne, — ou peut-être bien à Vénus, — et, sur les wagons, on pourrait lire « Rapide interstellaire ». Ça, par exem- ple, ce serait une grande chose... Et, en se penchant par la portière, on verrait les mondes tourbillonner comme, d'ici, les feuilles des paulownias autour du réver- bère... On partirait d'une belle gare neuve et il faudrait que le mécanicien soit assez jeune pour ne pas être trop vieux à l'ar- rivée. On partit un jour de la gare du quai d'Orsay, éclatante de peinture fraîche, mais ce n'était pas pour Saturne, ni pour Vénus, c'était pour la Ligerie, en Dordogne, où l'on allait passer les grandes vacances dans la propriété familiale. LE COLLÉGIEN ROMANESQUE Les de Gaulle, cinq enfants, le père, la mère, la bonne, occupaient tout un com- partiment. Pour ne pas succomber sous les bagages, chacun n'avait eu droit qu'à un livre. Charles avait longtemps hésité. Et, finalement, il s'était décidé pour une His- toire de France, parce que c'est un roman qui contient tous les autres. Il avait encore grandi, menaçant de ne jamais devoir s'ar- rêter, et, entre ses membres et les ourlets à défaire, c'était une course éperdue qui laissait toujours quelque marge à ses poi- gnets et à ses chevilles. Il était devenu un étrange adolescent enroué, tour à tour ti- mide et batailleur, compassé et exubérant, pas mal diable, en fin de compte. Son père le regardait « pousser » en tous sens avec un sourire amusé. Cet élève était le contraire d'un élève. Il n'acceptait de leçons que de lui-même. D'où ses brusques incartades par quoi il éprouvait sa liberté, d'où cet épanouissement bizarre, cette al- lure un peu « phénomène ». L'adolescent, rebelle à toute influence ex- térieure, se façonnait uniquement par le dedans. Il ne ressemblait à rien, parce qu'il ne ressemblait qu'à lui-même. Une sorte de volonté sourde, profonde, ordonnait sa croissance apparemment désordonnée, pous- sait des angles dans ses traits encore mal- léables. Le potier était à l'intérieur. Dès la descente du train, dans une gare campagnarde où l'herbe mangeait les rails, Cyrano de Bergerac attendait le jeune Pa- risien et le menait sur les sentiers de' sa verte Gascogne vers les merveilleuses équi- pées d'où l'on revient plus ou moins loque- teux, la tête basse et les dents longues. D'un village à l'autre, par-dessus les col- lines aimables et les ruisseaux rieurs, c'était une grande guerre de garnements et Char- les de Gaulle se révélait redoutable capi- taine. Parfois, quand ses jeunes troupes de pastoureaux se trouvaient requises par d'im- portants travaux agricoles et qu'au nom de la moisson ou des vendanges la trêve de Dieu était proclamée, Charles de Gaulle partait seul en campagne, son Histoire de France sous le bras.
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