DU MÊME AUTEUR SECRETS D'ÉTAT

« ... S'il est un livre d'histoire qui soit d'actualité, c'est bien celui- là ». JACQUES FAUVET ( Le Monde). « ... Tournoux passionne la avec la politique ». ( -Match). « ... De l'histoire en train de se faire... ». ROGER GIRON (Le Figaro). « ... Ce livre sensationnel révèle les dessous de la politique fran- çaise entre 1946 et 1959... ». J. GALTIER-BoiSSIÈRE (Le Crapouillot). sionnante...« ... Une page ». d'histoire impres- JEAN-PIERRE MOULIN (La Tribune de Lausanne). « ... Un travail d'historien... ». G. POTUT (Revue Politique et Parlementaire). « ... Une œuvre incontestable d'historien... ». YVES HUGONNET (Les Dernières Nouvelles d'Alsace). « ... Œuvre d'information pure qui touche aux ressorts les plus intimes du régime... ». J. BARSALOU (La Dépêche du Midi). « ... Un ouvrage historique... ». A. DELSART (« Le Progrès » de Lyon). « ... Livre passionnant, prodigieu- sement renseigné sur les dessous des événements que la France a vécus depuis quinze ans... » RÉMY ROURE.

PÉTAIN ET DE GAULLE DU MÊME AUTEUR CHEZ LE MÊME ÉDITEUR :

CARNETS SECRETS DE LA POLITIQUE. (Épuisé). L'HISTOIRE SECRÈTE, 60e mille. SECRETS D 'ÉTAT *, 165e mille. (Prix Thiers de l'Académie française).

EN PRÉPARATION: SECRETS D'ÉTAT ***. J.-R. TOURNOUX

SECRETS D'ÉTAT PÉTAIN ET DE GAULLE Avec 29 illustrations hors-texte.

PLON 0 19G4 by Librairie Plon, 8, rue Garancière, Paris-6e, Imprimé en France. A ma femme

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Tantôt à MONTAIGNE, tantôt à TALLEYRAND, le propos est attribué : Tant qu'on n'a pas vu tout, et le contraire de tout, on n'a pas vécu.

Hommage A tous les esprits libres qui nous ont permis d'écrire ce livre.

. Historique En 1934, dans la garnison de Metz, les premiers éléments de cet ouvrage ont été réunis. Ils ont été complétés avant, pendant et après la guerre. L'ensemble a été terminé à Paris en 1964.

Méthode L'essentiel de la documentation provenant d'archives ou bien de témoignages non publiés, il deviendrait fas- tidieux d'indiquer, en tous les cas, le caractère inédit. Pour ce qui concerne les autres sources, les numéros inclus dans le corps du texte intéressent les références placées, en vue de faciliter la lecture, à la fin de chaque chapitre. Les * concernent les notes de l'auteur reportées en bas de page. La lecture des documents, qui complètent et pro- longent le récit, est indispensable au lecteur.

AVANT-PROPOS SUR QUELQUES CONSIDÉRATIONS RELATIVES AUX MONSTRES SACRÉS ET A L'HISTOIRE CONTEMPORAINE

« La Vie, cette enquête continue » écrivait Lucien Febvre qui, dans sa discipline, entendait ne pas être plus conformiste que ne l'avait été, en art, son compatriote Gustave Courbet. Et le professeur au Collège de France, qui fut président du comité d'Histoire de la deuxième guerre mondiale, enseignait dans Combats pour l'Histoire : « Ce qui compte, c'est de savoir jusqu'où la clarté des- cendra. C'est de faire descendre la lumière plus loin, plus bas, toujours plus bas. De faire reculer l'obscurité. Et donc d'être profond : je veux dire d'éclairer l'obscur. » Longtemps, la tradition a imposé de ne pas « éclairer l'obscur » de façon prématurée. Le Héros souffre parfois de la lumière, source de la démystification. Aujourd'hui, les délais classiques de prescription dis- paraissent. Dans la mise à jour de la vérité, ou, du moins, dans l'approche de la vérité, les hommes d'État et les chefs militaires, nombreux, donnent eux-mêmes l'exemple en France et à l'étranger. Les événements n'étant pas toujours refroidis, sans doute la philosophie générale risque-t-elle, au passage, de souffrir d'insuffisance. En revanche, la méthode offre des avan- tages incomparables dans la mesure où elle permet d'avancer sur des bases plus solides que jadis et que naguère. Rien ne reste aussi facile que d'attribuer des propos aux princes qui ont gouverné il y a deux ou trois siècles. Rien ne devient aussi difficile que de transcrire ce qui a trait à l'Histoire contemporaine — nous voulons dire à l'Histoire du demi-siècle écoulé. Les acteurs sont vivants, ou bien, s'ils sont morts, leurs parents, leurs collaborateurs, leurs amis, comme leurs adversaires, demeurent en mesure de témoigner, et au besoin de s'insurger. Les Universités américaines ont compris l'importance capitale de cette mission : réunir, confronter les témoignages tant qu'il est temps, compte tenu de la fragilité de la mémoire humaine et de la nécessité des contrôles rigoureux. Outre leur valeur intrinsèque, ces apports permettent, au delà des textes, de pénétrer la psychologie des personnages. Et la démarche du Monstre sacré, dont l'une des caractéris- tiquetion detient sa aupolitique, fait qu'il exige, refuse plusde descendre que tout jusqu'àautre, l'explica-un effort d'intelligence de la part de qui prétend percer le mur des étranges églises du silence. Lucien Febvre distinguait ainsi, dans son analyse, la psychologie collective (ce que l'homme doit à son milieu social), la psychologie spécifique (ce que l'homme doit à son organisme spécifique), la psychologie différentielle (ce qu'un être humain doit aux particularités individuelles de sa physiologie, aux hasards de sa structure, aux accidents de sa vie sociale). L'historien, certes, communie dans l'humilité et il doit ne jamais oublier qu'il reste soumis à ce relativisme histo- rique, dont Raymond Aron a dessiné les limites. Mais l' Histoire, sans la psychologie du Héros, est celle qui partant de bases figées sur un parcours glacé, amène les citoyens à se déchirer, les légendes à se forger et les contre- vérités à se perpétuer.

Combien. délicate à doser se révèle cependant la psycho- logie, matière dangereuse. Il y a péril dans le désordre extrême : autour du Monstre sacré, l'événement, sans la psy- chologie, se transforme en une demi-vérité, donc en un demi- mensonge. Plus pressant, plus précis encore que Lucien Febvre, se montrait Marc Bloch dans Métier d'historien : « Il y a long- temps que nos grands aînés, un Michelet, un Fustel de Cou- langes nous avaient appris à le reconnaître : l'objet de l'histoire est par nature l'homme. Disons mieux : les hommes. Derrière les traits sensibles du paysage, les outils et les machines, der- rière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l' fI istoire veut saisir. Qui n'y parvient pas ne sera jamais, au mieux, qu'un ma- nœuvre de l'érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » De l'historien, ou bien du mémorialiste, le Monstre sacré est le gibier des chasses royales.

Et maintenant... A quoi bon traduire ce que Taine a si bien exprimé, pour tous les âges et pour les écoles de tous les pays, dans son Essai sur Tive-Live : « Considérez l'historien qui traite l'Il istoire comme elle le mérite, c'est-à-dire en science. Il ne songe ni à louer, ni à blâmer; il ne veut ni exhorter ses auditeurs à la vertu, ni les instruire dans la politique. « Ce n est pas son affaire d'exciter la haine ou l'amour, d'améliorer les cœurs ou les esprits; que les faits soient beaux ou laids, peu lui importe; il n'a pas charge d'âmes; il n a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets, de le rendre concitoyen des personnages qu'il décrit, et contemporain des événements qu'il raconte. Que les moralistes viennent maintenant, et dissertent sur le tableau exposé; sa tâche est finie; il leur laisse la place et s'en va. » Qu'on veuille nous le permettre : aux moralistes, nous cédons la chaire. Avant de nous effacer devant le récit, nous avons un ultime avertissement à transmettre. Le Monstre sacré personnifie le personnage complexe et multiface. Plusieurs êtres existent en lui. Exposer l'un lorsqu'il n'est pas édifiant, ignorer l'autre lorsqu'il est noble, bâtir un procès d'intention à partir d'un mot, tirer une philosophie d'une attitude ou bien d'un argu- ment topique, aboutirait à commettre le péché de malhonnêteté intellectuelle. J-R. T. PREMIÈRE PARTIE LES JOURS LES PLUS LONGS

« On permettra à un historien d'agir en naturaliste : j'étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d'un insecte. » TAINE.

CHAPITRE PREMIER — DIEU ET LE ROI LE PLÉBISCITE, LE NOMBRE ET LA BÊTISE. - LA FRANCE ! - Who's Who. - UNE FAMILLE EXCEPTIONNELLE. - L'INFAME RÉPUBLIQUE. - DANS UN BERCEAU. - UN ENSEIGNEMENT QUI N'EST PAS NEUTRE. - LA FUREUR PATRIOTIQUE. UN « MONARCHISTE DE REGRET ». Et voilà que, soudain, de la voix magistrale, disparaît et s'enfuit le rythme familier. Le souffle s'élève, puis la charge dévale : veau« César...... Napoléon Ier, un usurpateur... Napoléon III, un nou- « Il n est point d'exemple qu'un plébiscite n'ait pas réussi à celui qui l'avait provoqué, fût-ce pour ratifier un coup d'État. Le plébiscite est la loi du nombre. Le nombre, c'est la bêtise » *. Le professeur déploie son altière stature. Au mur blanc, un crucifix. Du haut de la chaire, les mots coulent avec des ombres et des lumières, dans le chatoiement d'un riche voca- bulaire. Ils s'épanouissent en tableaux historiques, ils illus- trent une philosophie, ou bien ils accompagnent un apoph- tegme. Enveloppées de rhétorique, les images défilent. La chaude parole discourt, expose, explique, sans omettre de commenter : « L'honneur, pour un homme, c'est comme la vertu pour une fille. Une fois qu'on l'a perdu, on ne le retrouve jamais. » Et encore : « Mes amis, l'orgueil est le péché capital. Il a perdu Lucifer. » Porté par la grandiloquence et possédé par son propos,

* Placés entre guillemets, composés en italique, ces propos, comme les suivants, proviennent des archives inédites de l'auteur. Ils ont été retenus suivant la règle : testis unus, testis nullus, un seul témoin, témoin nul. le professeur aime à se promener de long en large devant ses bonélèves. ? Pas de chahut. Aucun bruit. Nul murmure. A quoi Ce cours offre une récréation, tant le maître se montre captivant. Personne ne songe à se dérober : au contraire, la salle accueille souvent, au gré de l'horaire, des auditeurs libres, accourus des classes voisines. La France! De ce pédagogue insigne, l'universalité des connaissances enchante. Il enseigne, avec une aisance égale dans des disci- plines différentes : la littérature et l'histoire, le latin et le grec. Sa mémoire est prodigieuse. Éducateur encyclopédique, au nom inconnu extra muros, M. Henri de Gaulle * jouit d'une réelle popularité à l'intérieur de l'établissement. A la science, il joint la bonté, avec la culture, il allie la bienveillance. Son esprit fleurit et nobles restent toujours ses manières de gentilhomme, même dans le langage commun. L'éloquence se développe dans le style de l'époque, avec quelque emphase. La pensée est choisie, mais il lui arrive d'emprunter un vocabulaire pompeux et ampoulé. Au fil des ans, M. Henri de Gaulle compte parmi ses premiers élèves Marcel Prévost ** qui devait mettre en scène son maître dans un roman : le Scorpion 1. Quels mots vibrants Prévost place-t-il rable ? Ceux-ci dans la: bouche du professeur, à ses yeux incompa- « La France!... C'est elle qui nous attire ici! C'est elle que vous aimez dans cette école. En vous parlant de la France,

* M. Henri de Gaulle, le père de , enseigne au collège de l'Im- maculée Conception, fondé par les Jésuites, rue de Vaugirard à Paris. En même temps, aux élèves préparant les grandes écoles il donne des cours, rue des Postes (école Sainte-Geneviève). Il est docteur ès lettres, docteur ès sciences, docteur en droit. Un peu après 1900, à la suite des lois sur l'enseignement des congrégations, M. Henri de Gaulle devient préfet des études rue de Vaugirard, puis il fonde, rue du Bac, à l'ombre de Saint-Thomas d'Aquin, un établissement d'enseignement auquel, par admiration pour l'ami de Chateaubriand, grand-maître de l'Université sous l'Empire, il donne le nom de Louis de Fontanes. M. Henri de Gaulle dirige cette école Fontanes jusqu'au lendemain de la première guerre mondiale. Sa devise pourrait être celle du collège de Lacordaire : Religioni et patriæ floreant. ** Élu à l'Académie française, en 1909. Rue des Postes, le style du jeune Marcel Prévost n'était pas toujours apprécié par ses professeurs. En revanche, M. Henri de Gaulle lui avait donné, pour la fin de l'année, 18 sur 20 en français. je me répète, je le sais : vous en êtes témoins, tous — tous — je ne vous ai pas adressé la parole une fois depuis dix ans sans vous en parler... » Un légitimiste. Des applaudissements frénétiques, écrit Marcel Prévost, l'interrompent. L'auditoire est électrisé. Les mains d'officiers, au côté gauche, cherchent « instinctivement des poignées d'épée... Moment superbe où tout souci d'intérêt privé s'éva- nouit : l'heure où l'on fait prêter serment aux conjurés... » L'épisode se déroule, à l'occasion d'une fête de l'école qui se transforme en meeting, sous le gouvernement de Freycinet, en 1880, au pire moment des luttes scolaires, Jules Grévy étant président de la République. « Préfigurateur de l'Antéchrist », dit la droite, « Néron », « Dioclétien », Jules Ferry siège à l'Instruction publique et défend son projet de loi, qui tend à priver les congrégations de la liberté d'enseigner, en supprimant la tolérance dont béné- ficient 20 000 religieux des deux sexes. Les jésuites sont visés en premier lieu, à propos desquels Jules Ferry s'exclame à la Chambre des députés : « La Compagnie de Jésus, non seulement n'est pas autorisée, mais est prohibée par toute notre histoire. Il faut fermer ces maisons où l'on tient école de contre-révolution, où l'on apprend à détester et à maudire les idées qui sont l'honneur et la raison de la France moderne » 2. Rue de Vaugirard, l'émotion atteint son comble lors des débats parlementaires. Un père jésuite nommé Chabrier s'écrie : « ... Dire qu'il ne se trouvera pas un bon général pour flanquer tous ces pantins-là par les fenêtres, crebleu ! — et plus vite que ça — et déclarer en faillite la Chambre, le Sénat et leur infâme République par-dessus le marché » 3. Infâme République : voilà une expression qui revient sou- ventles classes sur les de lèvres M. Henri des professeurs,de Gaulle. jusques et y compris dans Tenu pour un bonapartiste enragé, le Père Chabrier cons- titue, à vrai dire, une exception : la quasi-totalité des ensei- gnants et des élèves s'affirme fidèle à la monarchie. M. Henri de Gaulle précise : « Je suis un légitimiste. » Un bébé nommé Charles de Gaulle. Dix ans après ces événements, M. Henri de Gaulle baptise à son second fils : Charles. Étrange destinée ! Convient-il de croire Lamartine : « La famille est quelquefois la prophétie àde la la destinée destinée » »,? ou bien Platon, fataliste : « Personne n'échappe Dans leur berceau, les uns trouvent la fortune, les autres l'infortune. Au premier rendez-vous de la vie arrivent la vertu, l'esprit, les promesses de la gloire, ou bien un état commun, la médiocrité, les prémices d'un sort injuste, sinon funeste. La division n'est pas manichéenne. Le vice peut côtoyer le courage et l'intelligence ne pas accompagner les sentiments élevés. Tout de même, l'indigence ou la banalité dont la Nature frappe un individu n'interdisent pas qualités et bonnes volon- tés. Mais — Charles Péguy l'écrit plus tard, renouvelant un thème fréquent depuis les débuts de l'humanité — « rien n'est mystérieux l'homme au seuilcomme de touteces sourdes vie ». préparations qui attendent D'aucuns se rencontrent avec l'Argent, le Génie, la Foi, la Science. En 1890, Charles de Gaulle, ouvrant les yeux sur le siècle, se rencontre avec la France. Image d'Épinal ? Ce livre brise tant de clichés conformistes que le lecteur comprendra vite le dessein : les images conventionnelles en sont bannies et proscrites les légendes. L'Histoire officielle n'est pas notre lot et Plutarque n'est pas notre Maître. Un îlot de résistance. Les faits restent les faits. Charles de Gaulle, enfant, voit led'une jour, famille grandit, — uns'épanouit « îlot de dans résistance l'atmosphère » au mouvement exceptionnelle des idées en marche — telle qu'on éprouve quelque peine à l'ima- giner soixante-quinze ans plus tard : une rigueur morale sans faille, un sens antique de l'honneur, des principes ne souffrant aucune faiblesse, le culte de la probité, poussé au plus haut degré. La Patrie, la Religion, l'Ordre. Dieu et le Roi. Alors que Charles de Gaulle se voit présenter sur les fonts baptismaux, la IIIe République vient de passer l'âge de la puberté. Elle a vingt ans en 1890. A nombre de représentants de l'aristocratie, de la grande bourgeoisie, de l'armée et de l'Église, Marianne paraît encore sous les traits d'une jeune et dangereuse aventurière. En notable partie, les vieilles familles de tradition, celles qui portent l'épée, la toge, la Croix, ne se sont pas ralliées au régime. Au fond des consciences, la monarchie, qui a bâti la grandeur et forgé l'unité de la France, garde, intacts, tous ses droits et, pure, sa légitimité historique. Au collège de la rue de Vaugirard, rue des Postes — une porte cochère armée d'un marteau, une petite cour, de longs corridors dallés « s'enfonçant dans l'ombre comme des nefs » — au sein de cette école spécialisée pour les candidats aux grandes écoles, des noms parmi les plus célèbres de l'armoriai français se retrouvent sur les listes des pipos et des cyrards. Dans la plupart des cœurs ne reposent pas d'un sommeil éternel deux cris inséparables, toujours prêts à se libérer : « Vive la France ! Vive le Roi ! » Naguère, ces garçons roulèrent au Bois, en victoria, aux côtés de mères en voilettes et aux manchons piqués de vio- lettes. Les jours de sortie, ils sont habillés par de bons faiseurs et gantés de frais. Ils se montrent parfois suffisants, voire insupportables. Nationalistes et — encouragés par nombre de professeurs — d'un antisémitisme que tempère, parfois, la charité chrétienne. Antisémitisme non violent. Chacun à sa place. Les Juifs à la boutique. Sur le martyrologe de l'école, est inscrit en lettres d'or le souvenir de tous les aînés qui tombèrent sans faiblir sous les balles prussiennes, en des endroits vingt fois répétés : Reichs- hoffen, Gravelotte, Coulmiers. Au-dessus, la fière devise des Macchabées : « Mieux vaut mourir à la guerre que de voir les malheurs de notre nation — et des saints. » A leur tour, les cadets attendent l'heure d'entrer dans la carrière*.

* Ce patriotisme ardent n'est pas l'apanage d'une caste ou d'une classe. A peu près à la même époque, au cours de ce dernier quart de siècle, Édouard Herriot grandit dans un milieu modeste, républicain et jacobin. De son père, enfant de troupe devenu officier, il a brossé le portrait : « C'était un de ces officiers d'infanterie dont Vigny nous a laissé l'exemple impérissable, soldats poussant à ses dernières conséquences l'idée du devoir, rigides et généreux, simples de mœurs et de langage, ne songeant qu'à leur famille et à leur pays. Il se résumait dans cette devise inscrite sur son cein- turon : Honneur et Patrie. » (Jadis) « Le Roi sauvera la France. » Dans ce milieu, des trésors de gloire et des legs du passé M. Henri de Gaulle s'institue le plus intraitable gardien. Il évolue avec bonheur dans cet univers. De large carrure, il se tient un peu voûté. Il croise volontiers les mains derrière les basques de son éternelle redingote. Sans cesse dans la journée, il saisit sa blanche pochette et essuie des lorgnons de fer, qu'il brandit ensuite au bout du bras droit, lancé en avant pour appuyer sa démonstration. Son enseignement n'est pas neutre. Il entretient d'impéris- sables griefs contre le XVIIIe siècle, Rousseau, Voltaire, les ency- clopédistes. La révolution de 1789, celle de 1848 tombent sous le coup d'impitoyables condamnations. Les Orléans ne sont pas tenus en odeur de sainteté. Ils sont même franchement détestés — encore qu'un certain mérite bourgeois soit reconnu au règne de Louis-Philippe. Napoléon III ? Il a laissé prussianiser l'Allemagne. Et l'Empire libéral a engagé un processus qui conduit au désordre social : « Vous en voyez la preuve tous les jours. » Gambetta ? Ce « Génois », ce « borgne échevelé » *. Non, aux yeux d'Henri de Gaulle, le suffrage universel n'est pas une bonne chose, qui donne autant de poids aux voix des femmes de ménage et à celles de l'élite. Oui, Henri de Gaulle approuve la conquête de l'Algérie, prolongement de la France au delà de la Méditerranée. Bravo à Bugeaud. Ense et aratro. Quelle est la valeur de l'Histoire ? « On déclare, enseigne le docte professeur, que l'Histoire est un éternel recommencement. C'est faux. Il est vrai que les mêmes causes produisent toujours chemin.les mêmes » effets, mais l'Histoire ne repasse jamais par le même Éduqué, formé, nourri intellectuellement par les jésuites, à qui il conserve une profonde reconnaissance et voue une admi- ration non dissimulée, M. Henri de Gaulle se plaît à citer l'exemple idéal d'Ignace de Loyola, prêtre et soldat, cette sorte de génie qui a su, à sa manière, infléchir le cours de l'Histoire.

* Charles de Gaulle n'adoptera pas tous les enseignements de son père. Dans La France et son armée, il brossera un élogieux portrait de Gambetta qui « personnifie devant l'Histoire la sursaut de la Patrie )1, La fureur patriotique habite le maître lorsque, en des récits fulgurants, il traite de la guerre de 1870. Alors, cet homme calme et courtois enrage ! Une obsession le poursuit : la Revanche. Une idée le hante : la France, la France et sa dignité, la France et sa sécurité, la France et sa grandeur. Si le pays semble s'affaiblir, si les divisions l'emportent, «si Leles Roiquerelles sauvera gauloises la France. triomphent, » un espoir le rassure : Pourtant, au fur et à mesure que le temps s'écoule et que la IIIe République se fortifie, le découragement gagne, dans une société qui devient trop matérialiste. M. Henri de Gaulle n'avait point caché son désespoir lorsque le comte de Cham- bord — « Monseigneur » dit-il, avec respect, en classe et en famille — avait refusé, au prix du trône, le drapeau tricolore. Désormais, déplorant les malheurs du temps, M. Henri de Gaulle confie de plus en plus souvent : « Je suis un monarchiste de regret. »

SOURCES ET RÉFÉRENCES DU CHAPITRE PREMIER 1. Le Scorpion, Éditions Alphonse Lemerre, Paris (1887). 2. Jacques CHASTENET, Histoire de la IIIe République, t. II (Hachette). 3. Marcel PRÉVOST, Le Scorpion.

Archives inédites de l'auteur. Témoignages d'anciens élèves de M. Henri de GauUe. CHAPITRE II — L'ENFANT EST LE PÈRE DE L'HOMME

LE CERCLE DE FAMILLE. - L'ESTAFETTE INFORTUNÉE. — « AUPRÈS DE MA MERE... ». LE « FRANÇAIS A L'ENVERS ». LE BRIGAND ET LE VOYA- GEUR. - UNE LEÇON DE PHILOSOPHIE POLITIQUE. - LE DÉBUT D'UN PROCÈS. - LE RIDEAU TOMBE : UN NOUVEL ACTE SE PRÉPARE. L'épisode se répète fréquemment : « — Charles, viens ici! « - ... « — Charles, viens ici! « — Oui, Papa. « — Qu'as-tu fait aujourd'hui ? N'as-tu pas encore persé- cuté ton petit frère Jacques ? « — Non, Papa. « — Bien. Tiens : voici deux sous. » Et M. Henri de Gaulle de tirer une piécette de son gousset. Cette histoire est la plus célèbre de celles qu'on se raconte, sur le mode mi-amusé — qui donc n'a pas vécu de semblables péripéties de l'enfance? — mi-chagriné chez les Gaulle*. Charles ne se classe pas dans la catégorie des enfants faciles.

* Les armoiries primitives, armoiries parlantes, de la famille de Gaulle (dont le nom s'écrivit indifféremment avec un ou deux l) sont trois noix de galle — ou de gaulle — posées 2 et 1, au centre d'un écu. La famille fut ruinée par la révolution de 1789. A cette date, l'arrière-grand-père signa son nom : Degaulle. L'hypothèse selon laquelle la particule de viendrait d'une déformation de l'article flamand ne semble pas reposer sur des bases historiques. Bien qu'il existe une branche belge des Gaulle, la famille paternelle n'est pas originaire du Nord. Charles de Gaulle est né à Lille, parce que, selon la tradition, Mme de Gaulle, née Maillot, était allée accou- cher chez ses parents. La famille Maillot, autre famille exemplaire de la province française, s'était fixée dans les Flandres, venant de Bourgogne. M. et Mme Henri de Gaulle étaient cousins, issus de cousins germains. Il ne se montre ni candide ni docile. Turbulent et taquin, incommode et impétueux, il se rend maintes fois insupportable. Par ses soins, dans la chambre des garçons, le vacarme devient effroyable. Livres et cahiers dansent la sarabande. « Si Charles apparaît » confie le cercle de famille, « la tranquillité disparaît. » Son indépendance de caractère s'affirme de façon tranchante. Il déteste les contraintes scolaires. Il n'est point paresseux, loin de là. Studieux, il aime faire ce qui lui plaît. Ainsi, il a horreur des leçons d'allemand. Son imagination vagabonde dans les plus extraordinaires récits d'aventures. De courroux en courroux, M. Henri de Gaulle, ce père au sou- rire si doux, administre, par la force des choses, de mémorables corrections à l'indiscipliné.

Ma loi. Volontaire et dominateur, Charles entend que ses frères subissent sa loi. Il est un « monstre » en fœtus. Un jour, pendant les vacances, au jeu de la guerre, Pierre, âgé de neuf ans, s'est laissé surprendre par l'ennemi. Messager des Sarrazins, il ne respecte pas la consigne : coûte que coûte, avaler le pli dont il est porteur. La malheureuse estafette court en larmes à la maison : intraitable, le commandant en chef (Charles) lui a envoyé une formidable gifle. Charles éclate en contrastes. Le père est tout d'une pièce. Le fils est habité par plusieurs êtres : au collège, il s'érige en protecteur, qui ne badine pas, des faibles et des souffre-douleur, martyrisés à qui mieux mieux par leurs camarades insensibles à la pitié. Généreux ou dur, il reste toujours froid. Ses parents etcière ses 1 frères». plaisantent : « Charles a dû tomber dans la gla- Les enfants de Gaulle possèdent une magnifique collection de soldats de plomb. Ils se partagent les armées, non en tant que généralissimes, mais en qualité de souverains. Les trônes ne roulent pas au petit bonheur la chance. De fondation, Xavier porte la couronne d'Angleterre. Dans ce musée imaginaire des sceptres européens, la vocation de Jacques est tracée : à la vie, à la mort, le voilà sacré empereur de toutes les Russies. Tou- jours, toujours, Charles prend en charge le royaume de France. Une difficulté permanente dans ces rôles orgueilleux : trouver le roi de Prusse ou le kaiser. Sur ce point, le kriegspiel dégé- nère en querelle. De vil métal, les troupes s'ordonnent en savantes ma- nœuvres. Chacun des frères, étudiant les campagnes du Con- sulat et de l'Empire, reconstitue les batailles héroïques. La muse quotidienne. Sous l'autorité du paterfamilias, les cinq enfants vivent d'ailleurs sans cesse avec l'Histoire, compagne vigilante et fidèle. Cette fréquentation réjouirait Anatole France : « Les villes, ne sont-ce point des livres d'images où l'on voit les aïeux ? » En promenade à travers Paris, les Gaulle ne tra- versent jamais un quartier, ne suivent jamais une rue sans que le père évoque les gloires nationales : le Louvre, Alésia, Bouvines, Fontenoy, Colbert, Louvois... *. A table, la discus- sion porte sur les mérites comparés de César et de Pompée, sur les tragédies de Corneille et de Racine, sur l'honneur et la passion. A cette dernière, Racine réserve une place excessive. Molière, n'en parlons pas : il immole trop volontiers la vertu et son théâtre illustre l'humanité médiocre. A la vérité, Cor- neille emporte les suffrages, Corneille dont les héros triomphent des obstacles que leur oppose le destin. « Souvenez-vous, aime à souligner M. Henri de Gaulle, du mot de Napoléon : si Pierre Corneille vivait encore, je le ferais prince. » Bien entendu, les vieilles chansons françaises appartiennent au répertoire domestique. Les passages galants subissent la censure. Maman remplace amant. Auprès de ma blonde, qu'il fait bon, fait bon dormir, le cède à une version expurgée : « Au- près de ma mère, qu'il fait bon... » Déroulède du foyer. Le jeudi, le dimanche, sa fille Marie-Agnès ou bien l'un de ses fils sur les genoux, M. Henri de Gaulle, devant les autres membres de la maisonnée assis en rond, conte des épopées, récite l'Oraison funèbre du prince de Condé, déclame la Légende des Siècles, interprète Lamartine, et, bientôt — alors que meurt * Plus tard, les rues Jean-Jaurès, par exemple, seront moins bien accueillies. M. Henri de Gaulle mourut le 4 mai 1932, à l'âge de quatre-vingt-trois ans. le siècle — soulève l'enthousiasme avec Cyrano de Bergerac. D'émotion feinte, sa voix ne tremble pas à la tirade : « Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux... » Cet érudit, cet humaniste, dont Homère, Platon sont les livres de chevet, ne dédaigne pas, au passage, la poésie mili- taire. Déroulède du foyer, il se lève : « Ma cocarde a les trois couleurs Les trois couleurs de ma patrie, Le sang l'a bien un peu rougie, La poudre bien un peu noircie, Mais elle est encor bien jolie, Ma cocarde des jours meilleurs. »

Une mémoire prodigieuse. Tous les ans revient un anniversaire, objet d'attentions privilégiées. Le 21 août, fête de sainte Jeanne, dont Mme de Gaulle porte le prénom, le salon se transforme en théâtre : cos- tumés avec les moyens du bord, les enfants jouent telles ou telles scènes du Cid, de Cinna, d'Athalie... *. Déjà, Charles se distingue par la mémoire. Il a de qui tenir : la mémoire du père est étonnante. Celle du fils promet de de- venir monstrueuse. Il peut parler avec aisance le javanais **. A vrai dire, les enfants de Gaulle s'exercent surtout, en matière d'amusement, à parler un langage secret, dont ils sont les inventeurs : le siacnarf, le français à l'envers. Charles y excelle, mais, à tout prendre, il préfère encore graver dans sa tête des pages entières d'alexandrins et de vers latins ou grecs. Lui-même ne dédaigne pas de sacrifier à l'art poétique. Il ne tombe pas dans le genre tendre. Parmi les Muses, sa prédilec- tion le mène à Calliope plutôt qu'à Polymnie.

* Certaines années, beaucoup plus rares, il arrive que le divertissement en appelle à Labiche. ** Javanais : forme d'argot, né au siècle dernier, qui consiste à intercaler dans les mots les syllabes av ou va, de manière à les rendre incompréhensibles pour les non- initiés. « Quand je serai grand, je préparerai Saint-Cyr, et je deviendrai officier. » Quavand javé saveravi gravandave, javé pravèpaveraveravai Savint-Cavyr etave jave davevaviendravai offaviçavierave. Une mauvaise rencontre. « Tout est joué avant que nous ayons douze ans »*. Charles de Gaulle vient de doubler ce cap, lorsqu'il com- pose une curieuse comédie à deux personnages, Une mauvaise rencontre **. Il compte alors quatorze ans. Il arbore une mèche romantique.d'un col dur Sonà bouts long ronds. cou, surmonté d'une longue tête, sort Que vaut, que signifie, que préface cette saynète comique ? Il convient de juger sur pièces***. En voici le texte complet : * Charles Péguy, ** La pièce est jouée pour la première fois, en famille, durant l'été de 1905 par Charles de Gaulle (le brigand) et son cousin Jean de Corbie (le voyageur). Ayant été couronné dans un petit concours littéraire, l'auteur reçoit le choix entre un prix en numéraire et l'édition. Charles de Gaulle néglige l'argent et confie l'impression de son œuvre à l'imprimerie-librairie de Montligeon, la Chapelle-Montligeon (Orne), en 1906. (Sous l'occupation, en juillet 1943, trois représentations devaient être données en Normandie, par un théâtre de plein air à Saint-Pierre-de-Manneville, où M. et Mme Pierre de Gaulle possèdent le château des Étangs. Peu après, le 23 août 1943, trois représentations eurent également lieu dans la localité voisine de Quevillon, à l'intérieur de l'Orangerie du château où séjourna Voltaire. Le spectacle se déroulait au profit des prisonniers de guerre français. Les soldats de la Wehrmacht, qui occu- paient le château, versèrent leur obole et applaudirent la pièce, sans se douter de l'identité de l'auteur 2. Au château des Étangs, quelques semaines auparavant, le 29 avril 1943, la sœur du général de Gaulle, Mme Cailliau, et son mari furent arrêtés, arrachés à leur dernier enfant de treize ans, et déportés. Trois semaines plus tôt, M. Pierre de Gaulle avait été arrêté à Paris. Sa femme et ses cinq enfants purent quitter de justesse Saint- Pierre-de-Manneville et gagner le Maroc à travers les Pyrénées enneigées.) *** A posteriori, Une mauvaise rencontre ouvrira le premier débat sur les pensées ou les arrière-pensées de Charles de Gaulle. Georges Cattaui écrit (Charles de Gaulle, librairie Fayard) au sujet de la saynète : « On y trouve déjà une satire des pusil- lanimes et une leçon de philosophie politique dont les enseignements eussent été précieux aux futures dupes de Hitler. » En revanche, Alfred Fabre-Luce (Le plus illustre des Français, Julliard) conclut, en parlant de l'auteur : « La ruse l'attire déjà, autant que le panache. » A la vérité, la loi de Charles de Gaulle rappelle assez bien la loi du Texas : c'est à qui braquera le premier les pistolets. PERSONNAGES LE BRIGAND, LE VOYAGEUR (La scène représente une route traversant un bois au second plan. Fourrés épais de l'autre côté de la route. Il fait nuit.) (Au lever du rideau, le brigand est couché de tout son long au second plan à droite et en travers de la route. Il paraît dormir, roulé dans son grand manteau sombre.) LE VOYAGEUR, entrant par la droite avec précaution. Brrh ! Qu'il fait froid ce soir, et comme tout est sombre... Les arbres dépouillés se dressent seuls dans l'ombre, Comme des spectres noirs auprès de leur tombeau!... (Il frissonne.) J'ai regret de n'avoir pas pris double manteau!... Rentrer chez soi, si tard, la nuit, quelle imprudence !... (Il interpelle un des arbres voisins.) Holà ! Qui vient ici ?... Ce n'est rien!... Quel silence !... x (Tout en parlant, il s'est avancé jusqu au- près du Hé! brigand qu il heurte du pied.) LE BRIGAND, sautant sur ses pieds. Ventrebleu, Monsieur ! LE VOYAGEUR, reculant épouvanté. Un brigand!... Je suis frit!... LE BRIGAND, riant. Ah ! Vous m'avez fait peur, Monsieur ! LE VOYAGEUR, reculant toujours. Comment ?... Il rit !... LE BRIGAND. Je En dormaisrêvant doucement...là, tranquille et seul, sur cette route, LE VOYAGEUR, à part. A ses crimes sans doute ! LE BRIGAND. ... Aux carabiniers qu'hier je pourfendis. LE VOYAGEUR, avec horreur. Oh! LE BRIGAND, marchant sur lui. Vous croirez, Monsieur, ce que je vous en dis ! LE VOYAGEUR, reculant encore. Certes ! Je le croirai !... Seigneur !... Ma pauvre femme !... LE BRIGAND, familièrement. Vous m'avez l'air d'un bon garçon. Oui, sur mon âme, Vous me plaisez ! LE VOYAGEUR. Vraiment! Enchanté... à part Je vais choir!... LE BRIGAND. Et je veux vous sauver!... LE VOYAGEUR, vivement. Comment ? LE BRIGAND. Vous allez voir ! Ce bois, vous le savez, ce bois que je fréquente... Mais, pardon, j'oubliais! Monsieur, je vous présente ( Saluant.) César-Charles Rollet qu'on connaît en tout lieu, Voleur de grands chemins par la grâce de Dieu. Certains naquirent rois, d'autres naquirent princes, Officiers, magistrats, gouverneurs de provinces, Celui-ci naît charron, celui-là fabricant, Cet autre enfin maçon. Moi, je naquis brigand. — On peut le voir d'ailleurs très bien à mon costume — Sur ma tête, autrefois, s'agitait une plume, Et dans le même temps, je portais aux deux pieds Ce qu'un commun vulgaire appelle des souliers. Mais les temps sont changés ! De ma mante et ma veste, Monsieur, vous le voyez, c'est là tout ce qui reste ! Je ne parlerai pas ici de mon chapeau. Et cependant, jadis, comme un autre, il fut beau ! (A vec mélancolie.) 0 souvenirs, que de mon esprit rien n'arrache ! Pourquoi me rappeler ce superbe panache Dont un coup de bâton cruel trancha les jours ? Pourquoi me rappeler les sublimes contours Que cette huppe alors dessinait dans l'espace ? 0 jour fatal et sombre ! Eh ! oui ! Monsieur, tout passe ! (Épique.) Oh ! Ce fut un combat terrible, horrible, laid, Grand, géant, furieux, effroyable. C'était Le chaos monstrueux, sans grâce, horrible et morne D'un brigand révolté contre un homme à bicorne. Ma plume tomba près d'un gendarme à cheval, Auquel j'avais ouvert le ventre! LE VOYAGEUR, terrifié. Oh! LE BRIGAND. « C'est très mal ! » Me direz-vous. Ma foi! je n'en sais rien moi-même. Personne ne nous voit, personne ne nous aime, Nous sommes pourchassés par tout le monde. Eh bien ! Nous nous vengeons ainsi : (Avec sollicitude et faisant briller ses pistolets.) Vous tremblez ? LE VOYAGEUR, vivement, et voyant les pistolets. Ce n'est rien ! Continuez ! LE BRIGAND. Or donc, privé de sa coiffure, Mon chapeau devint triste, et, selon la nature, Il perdit peu à peu ses antiques couleurs. Il restait sur mon chef droit, — les grandes douleurs Sont muettes, — fier, grand, défiant la fortune, Il rêvait, dans le jour serein, dans la nuit brune, Partout, c'était un corps inerte, laid, rêveur, Et pensant à sa plume. Oui ! S'il avait un cœur, Ce chapeau, j'en suis sûr, aurait pleuré. Les armes, C'est un métier qui fait couler beaucoup de larmes ! Vous avez devant vous, Monsieur, un indigent, Sans souliers, c'est vrai ; sans pourpoint, sans argent, Mais surtout sans chapeau. Prenez pitié d'un frère ! (Changeant de ton.) D'ailleurs, regardez bien, j'ai là deux pistolets Voyez ! LE VOYAGEUR, effaré. Oui, je les vois, Monsieur, retirez-les ; (Lui donnant son chapeau.) Vous accepterez bien ce couvre-chef, j'espère ! LE BRIGAND, se coiffant du chapeau. Oh ! Mais, je suis confus, vraiment, de tant d'honneur ! Merci ! Merci beaucoup, Monsieur le voyageur ! Mais par cette nuit noire, et glaciale, et sans lune, Il ne faut pas, Monsieur, que je vous importune! (Il fait briller ses pistolets.) LE VOYAGEUR, vivement. Non ! Continuez donc ! LE BRIGAND. Soit ! Ne trouvez-vous pas Que depuis le berceau, Monsieur, jusqu'au trépas, La vie humaine n'est qu'un tissu de misères ? Ainsi, moi, j'ai perdu, Monsieur, trois sœurs, trois frères, Ma bourse qu'un gendarme enleva dans un bois ; La Fortune m'a fait brigand sans foi ni lois, Et non contente encor de maux de cette sorte, La Cruelle interdit par surplus que je porte Un pourpoint présentable et propre. C'est pourtant Le seul de mes désirs : le seul ! Suis-je exigeant ? Je ne puis m'empêcher de vous porter envie, Quand je pense, Monsieur, que vous passez la vie, Avec un si joli pourpoint dessus le dos, Pour l'avoir, je ferais mille et mille cadeaux! Ah! que je le voudrais, Monsieur, je vous l'atteste! D'ailleurs, regardez bien, j'ai là deux pistolets : Voyez ! LE VOYAGEUR, donnant sa veste au brigand. Oui, je les vois, Monsieur, retirez-les. Aurez-vous la bonté d'accepter cette veste ? LE BRIGAND, passant la veste. Oh ! Mais je suis confus, vraiment, de tant d'honneur, Merci, merci beaucoup, Monsieur le voyageur. La générosité qui vous caractérise Va protéger enfin mon buste de la bise ; Mais voyez ce qu'il est des hommes ici-bas ! Un bienfait, quel qu'il soit, ne les contente pas ; Et si vous voulez voir le malheur sans parures, Regardez, s'il vous plaît, mes pieds sous mes chaussures, Et dites-moi s'il est quelque part sous les cieux Homme plus misérable et souliers plus piteux ? Ah ! Soyez-en témoin ! Je jure par ma lame Que si je rencontrais, ce soir, quelque bonne âme Qui voulût bien vêtir mes pieds comme il convient, Oui, j'en fais vœu, Monsieur (et retenez-le bien), Je m'en irais de suite, et jusqu'à Tarragone, Brûler dévotement un cierge à la Madone. Car je suis pieux quoi qu'en disent les jaloux! Vous pouvez à l'instant faire un heureux ! LE VOYAGEUR. Moi ? LE BRIGAND. Vous ! Ah ! si par grand hasard, cher Monsieur, la nature M'avait, quand je naquis, donné par aventure De quoi mettre la joie au cœur d'un malheureux, Oh ! comme je serais et noble et généreux ! Comme je donnerais mon surplus de fortune ! Mais je n'ai rien; sinon le droit de voir la lune. (Avec passion.) Regardez vos souliers, mon Dieu ! Comme ils sont beaux ! (Avec feu.) Si vous me les changez contre mes oripeaux, Un seul cœur désormais battra dans nos poitrines ! D'ailleurs, regardez bien, j'ai là deux pistolets. Voyez ! LE VOYAGEUR, vivement. Oui, je les vois, Monsieur, retirez-les. Voulez-vous accepter ma paire de bottines ? (Il se déchausse.) LE BRIGAND, chaussant les bottines. Oh ! Mais je suis confus, vraiment, de tant d'honneur. Merci, merci beaucoup, Monsieur le voyageur ! Mais je ne puis toujours accepter sans rien rendre. Je suis honnête, moi, quoi qu'en puissent prétendre Des arrogants à qui j'abattis le caquet. Mais que donner ? Je n'ai ni bourse, ni saquet, Et ce n'est pas chez moi que loge la richesse. (Se frappant soudain le front.) Ah ! J'y suis ! Ce manteau dont l'antique vieillesse Protège des frimas ma poitrine et mon dos, J'y tiens plus qu'un richard tient à ses vingt manteaux, Car mon père en mourant, (Il se signe.) — que Dieu garde son âme ! — Me le légua, de pair avec sa bonne lame. Eh bien ! Quoique j'y tienne, ici, je suis tout prêt A vous le concéder, Monsieur, car un bienfait Jamais ne se perdit. (Il se dépouille du manteau.) Adieu, noble capuche, Adieu, toi, qui servis à l'abeille de ruche ; Toi qu'un sabre odieux — glorieux souvenir — Transperça tout entier. Laisse-moi te bénir. (Il bénit le manteau et le donne au voyageur.) Brrh ! Qu'il fait froid ! Je crains, cher Monsieur, sur mon [âme, Que vous n'attrapiez quelque « chaud-froid » infâme Avec les deux manteaux qui vous chargent. Aussi, Je vous conseillerais de quitter celui-ci. (Il montre le manteau neuf du voyageur.) Ah ! Le froid est piquant et mon pourpoint peu large ! D'ailleurs, regardez bien, j'ai là deux pistolets. Voyez ! LE VOYAGEUR, donnant son manteau neuf. Oui, je les vois, Monsieur, retirez-les. Voulez-vous accepter ce manteau qui me charge ? LE BRIGAND, passant le manteau neuf. Oh ! Mais je suis confus vraiment de tant d'honneur. Merci, merci beaucoup, Monsieur le voyageur. Sans doute, de vous voir votre femme est pressée, Car, d'intuition, je crois l'heure avancée. Excusez-moi, j'ignore l'heure absolument, C'est même des forêts un inconvénient. Nous avons des coucous, certes, comme à la ville, On peut les dénombrer et par cent et par mille, Mais ils ne chantent pas la demie et le quart : On ne sait donc jamais s'il est tôt, s'il est tard; Et l'aveugle Nature, à l'endroit où je loge, N'eut pas l'attention de suspendre d'horloge. Aussi, Monsieur, je suis souvent dans l'embarras, Et le hasard serait bien bon dans tous les cas, S'il mettait sur ma route un cadran de rencontre. D'ailleurs, regardez bien, j'ai là deux pistolets. Voyez ! LE VOYAGEUR, donnant sa montre. Oui, je les vois, Monsieur, retirez-les ! Pourrais-je avoir l'honneur de vous offrir ma montre ? LE BRIGAND, la prenant. Oh ! Mais je suis confus, vraiment, de tant d'honneur. Merci, merci beaucoup, Monsieur le voyageur. Mais pour tous vos bienfaits, que pourrais-j e vous rendre ? Car je n'ai rien, Monsieur, et je ne puis prétendre Vous payer autrement que par les dons du coeur ! A quoi sert donc, hélas ! d'être noble vainqueur Des carabiniers de toutes les Espagnes ? A quoi sert de courir, à pied, dans les campagnes, En promenant partout une terreur sans fin, Si l'on n'a pas d'argent pour manger à sa faim ! Ah ! nous autres, brigands, souvent on nous accuse De ne vivre jamais que par vol et par ruse, Et l'on ne songe pas que nos sanglants exploits Ne sont dus qu'au désir de manger quelquefois. Ainsi, pour un exemple : il faut toute mon âme Pour ne pas rendre veuve, aujourd'hui, votre femme, Quand je vois une bourse pleine et résonnant De pièces d'or, Monsieur, pendue à votre flanc. Si je ne me tenais, vous perdriez la vie. ( Suppliant.) Sauver une âme, avant qu'elle ne soit saisie De l'aveugle désir de tuer son prochain, Sauvez-la de l'abîme, et vous pourrez demain Vous vanter en tous lieux d'une action si belle. D'ailleurs, regardez bien, j'ai là deux pistolets. Voyez ! LE VOYAGEUR, donnant sa bourse. Oui, je les vois, Monsieur, retirez-les. Acceptez, je vous prie, une simple escarcelle. LE BRIGAND, la prenant. Oh! Mais je suis confus, vraiment, de tant d'honneur, Merci, merci beaucoup, Monsieur le voyageur. (Il regarde l'heure à la montre qu'il a prise au voyageur.) Quelle heure ? Il est minuit ! Il faut que je vous quitte. Allons, Monsieur, allons, séparons-nous bien vite. Mais je me souviendrai bien de votre bonté. Au plaisir de vous voir, cher Monsieur. (Il fait briller ses pistolets.) LE VOYAGEUR, vivement. Enchanté ! *.

La confidence du Luxembourg. Le rideau tombe. A la vérité, un nouvel acte se prépare. Un jour, à la table familiale, la conversation roule sur l'histoire du palais de Marie de Médicis, devenu, depuis 1879, le siège du Sénat républicain. Charles de Gaulle est adolescent. Tout à trac, séduit peut-être par la majesté du lieu et porté par un prodigieux dessein, il pense à haute voix et prononce une phrase qui provoque des mouvements divers chez les Gaulle, voués à la légitimité monarchique :

* L'ensemble de la saynète constitue sans doute un pastiche du style d'Edmond Rostand. Dans des correspondances du Monde (5 octobre 1960), M. Jean Saint-An- tonin et M. A. Lebois, professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse, ont signalé que l'inspiration venait visiblement d'une chanson de Gustave Nadaud. (Cf. G. NA- DAUD, Chansons à dire, 4e édition. Presse et Stock éditeurs, Palais-Royal, 1895). « Si j'étais dictateur, je m installerais au palais du Luxem- bourg » *. Jailli, comme une source naturelle, de la sagesse des peuples, un proverbe anglais affirme : « L'enfant est le père de l'homme. »

* On peut sourire, ou bien s'étonner, ou bien encore se scandaliser du propos précoce. On peut aussi essayer de le comprendre en laissant à l'intéressé le soin de se psychanalyser : « Adolescent, ce qu'il advenait de la France (..,): m'intéressait par-dessus tout. J'éprouvais donc de l'attrait mais aussi de la sévérité à l'égard de la pièce qui se jouait sans relâche sur le forum. (...) Je ne doutais pas que la France dût traverser des épreuves gigantesques, que l'intérêt de la vie consistait à lui rendre, un jour, quelque signalé service et que j'en aurais l'occasion. » (Charles de GAULLE, Mémoires, t. I.)

SOURCES ET RÉFÉRENCES 1. Philippe BARRES, Charles de Gaulle (Hachette, London, 1941). 2. Roger PARMENT, Charles de Gaulle et la Normandie (Édition Defontaine, Rouen).

Archives de l'auteur, Mémoire inédit. Témoignages familiaux. CHAPITRE III — DE GAULLE : « PÉTAIN EST UN GRAND HOMME »

UN FILS AIMANT, MAIS INCOMMODE. — L'INFANTERIE, ARME DU HÉROS. — « LES DESTINS EN POCHE ». - LA RÉPUBLIQUE, CETTE PASSAGÈRE DE L'HISTOIRE. - UN HOMME D'ÉTAT : CLEMENCEAU, - CONTRE L'EXPAN- SION COLONIALE. - PÉTAIN : PRÉCIS-LE-SEC, - UN BRUIT DE SCANDALE A L'ÉCOLE DE GUERRE. - LA furia francese. - LA MYSTIQUE DE LA PENSÉE. - OSTRACISME. - PÉTAIN SUR DE GAULLE : « LES PLUS BELLES ESPÉRANCES POUR L'AVENIR. » - DEUX ORGUEILLEUX ET DEUX TIMIDES. - LE GOUT DES FORMULES. — MARS AGITE SES ARMES. — LE DESTIN EST SCELLÉ.

Les tendances innées, les sourdes velléités, le caractère altier autant qu'entier qui habitent Charles de Gaulle solli- citent la vigilance de M. Henri de Gaulle, père attentif entre tous. Le professeur, depuis peu promu préfet des études au collège de l'Immaculée Conception, n'est pas un absolutiste : homme fin, plein d'esprit, non dénué d'un humour discret, très pieux (nourrissant, peut-être, un soupçon d'anticlérica- lisme), il nuance d'un imperceptible scepticisme son expé- rience des êtres et des choses.

Quelques traits fugitifs... La vigilance paternelle ne dissimule pas d'excessives alarmes. Il n'empêche que des appréhensions percent, que des traits d'inquiétude traversent les réflexions de M. Henri de Gaulle dans sa prescience des carrières filiales : « Charles ira loin... loin... Mon Dieu ! Faites aussi que tout aille bien... » Fier de tous ses enfants, M. Henri de Gaulle admire l'intelli- gence, mieux : les dons exceptionnels de Charles, qui entre en rhétorique à la veille de ses quatorze ans. Dur et batailleur, exclusif et autoritaire, Charles ne cesse jamais de se montrer très affectueux à l'égard de ses parents. « C'est le fils le plus aimant » dit-on. Un fils dont le père pousse les études. Trop jeune pour se présenter à la première partie du baccalauréat, Charles entre alors en classe de philosophie afin de ne pas perdre de temps*. La « belle époque », cependant, ne coule pas sans remous politiques ses jours prétendus heureux. Dans l'atmosphère patriarcale du foyer, les drames nationaux et internationaux prennent beaucoup de résonances. En dépit des lois scolaires de la République, la France, oui, la France reste la fille aînée de l'Église. L'affaire Dreyfus et ses séquelles troublent au plus haut point la conscience de cette famille pour qui l'Armée, instrument de la revanche de demain, représente, note un intime, « l'asile de tout ce qu'il y a de noble, de pur, de désinté- ressé au milieu des tribulations et des laideurs de la politique » **. Hors des frontières, la guerre du Transvaal révolte M. Henri de Gaulle. A la mort de la reine Victoria, il prononce en classe une oraison qui révèle ses sentiments intimes : « Je souhaite que Sa Majesté ait pu mettre sa conscience en paix avant de comparaître devant Dieu... » Parle-t-il de la perfide Albion ? « Perfide : l'adjectif me paraît à peine suffisant. » L'avenir sera grand ! 1907, Charles de Gaulle quitte Paris. Les jésuites ayant été expulsés de France, M. Henri de Gaulle envoie son fils en mathématiques spéciales, au collège du Sacré-Cœur, fondé en * Charles de Gaulle, après son année de philosophie, passe avec succès les épreuves de la première partie, puis entre en classe de mathématiques élémentaires et devient bachelier. ** Les choses étant ce qu'elles sont, et la famille évoluant dans le milieu ultra- traditionnaliste qui est le sien, M. Henri de Gaulle ne compte point parmi les drey- fusards de la première heure. Au contraire. Mais il est bien vrai que M. Henri de Gaulle met assez rapidement en doute la culpabilité du capitaine, ce qui lui vaut un incident dans un cercle d'amis. Un trait marqué du caractère de M. Henri de Gaulle est le suivant : il place au-dessus de tout le culte de l'honneur et le respect de la vérité, au point de pardonner à tout élève ayant le courage de se dénoncer après avoir chrétiencommis une». faute. Dans les classiques, il cite toujours en exemple la clémence, « acte Les déroulements de l'affaire Dreyfus indignent cet honnête homme. Belgique, près de Tournai, à Antoing. Proche des champs héroïques de Fontenoy, aujourd'hui envahis par les betteraves, un château du prince de Ligne abrite l'établissement. La façade de briques domine l'Escaut. Le collège accueille, entre autres, Joseph Teilhard de Chardin, frère du futur Père Pierre Teilhard de Chardin. Beaucoup de particules. Aucun élève ne tutoie ses condisciples. Charles de Gaulle se montre très doué en mathématiques et ses professeurs le pressent de préparer Polytechnique. Non. Le choix est fait depuis longtemps en faveur d'une école : Saint-Cyr, et d'une arme : l'infanterie. Pourquoi l'infanterie ? « Parce que, explique-t-il à ceux qui s'étonnent de ne pas le voir choisir l'arme aristocratique de la cavalerie, le champ d'action y est infiniment plus vaste. » L'artillerie, par exemple, n'est pas l'arme propice au héros. Du 20 au 25 mai 1908, tous les élèves des bons Pères sui- vent, à Notre-Dame du Haumont-Mouvaux (Nord), une re- traite de fin d'études. Le 26 mai, le plus brillant des élèves reçoit la mission de remercier le R. P. d'Arras, prédicateur. Le plus brillant s'appelle Charles de Gaulle. Il a un intéressant visage à la Maurice Barrès. Tirée à gauche, une raie divise les longs cheveux. Un nœud papillon orne un haut col en cellu- loïd,orateur que se surmontentlève : des oreilles un. peu décollées. Le jeune « On reproche, dit-il, aux élèves des jésuites de ne pas rienavoir ! »de personnalité : nous saurons prouver qu'il n'en est Un léger temps d'arrêt, que suit l'envolée du rêve pré- monitoire : œuvres« Et »1.quant à l'avenir, il sera grand, car il sera pétri de nos Curieuse rencontre ! La même année — 1908 — un Anglais, du nom de Winston Churchill, possédé par le démon politique, animé par une énergie surhumaine, confie volontiers : « Il me semble parfois que je pourrais porter le monde sur mes épaules » 2. Faut-il s'étonner de voir de tels jeunes hommes si pressés, attendre avec impatience que surgisse l'événement ? A re- garder de près, nos pères ou nous, avons connu au collège, au lycée, à la faculté, sous les armes, des personnalités en herbe qui, à tort ou à raison, semblent déjà tenir leur « destin en poche ». Superbe, à quatorze ans, Victor Hugo écrivait sur son journal de collège : « Je veux être Chateaubriand ou rien. » A dix-sept ans, Charles de Gaulle sait qu'il sera « général et commandant en chef » 3.

La France continue. Voici que du siècle le cours se précipite. Quatre ans avant la grande guerre, Charles de Gaulle, de retour à Paris, entre au collège Stanislas où il prépare Saint - Cyr. Par goût de la mortification, par volonté d'acquérir la maîtrise de soi, il se soumet à une rude discipline personnelle. Il sort d'une crise morale. L'inconduite d'un jésuite l'a im- pressionné, voire atteint dans l'orgueil qu'il a de ses maîtres. Son père murmure : « Mon Dieu ! J'aimerais encore mieux qu'il ait trois maîtresses plutôt que de le voir perdre la foi ! » En classe, professeurs et élèves, aux instants de répit, commentent Charles Maurras, dissertent, souvent avec pas- sion, sur les débuts de l'Action française et la doctrine du natio- nalisme intégral. A cheval sur deux siècles, Charles de Gaulle s'affirme-t-il royaliste ? La fidélité n'exclut pas le sens des réalités. La mo- narchie est une ombre qui s'efface. Elle appartient au trésor de la France. Et la France continue. M. Henri de Gaulle, quant à lui, est trop avancé en âge pour se plier aux concessions. Il reste le légitimiste de regret. A la jeune génération des de Gaulle, la démocratie parlemen- taire semble de moins en moins susceptible d'être remise en cause *.

* En 1958, le 2 juillet, le Figaro devait publier la note suivante : « Une de nos lectrices, qui signe Magdeleine de Rocherue, nous envoie une page de ses Mémoires d'où nous détachons la savoureuse et très actuelle anecdote que voici : « Au temps heureux de leur jeunesse, Mme de Lanzac disait un jour à Mme de « Gaulle (mère du Général) combien elle était privilégiée d'avoir des fils si brillants « en classe, si sérieux, si déférents envers leur mère qu'ils adoraient, etc. « A sa grande surprise, Mme de Gaulle lui répondit : « C'est vrai, mes fils ne me donnent aucun mal et, en toute vérité, je vous avoue « que je leur trouve, comme la mère hibou de ce bon La Fontaine, toutes les qua- « lités que votre indulgente amitié veut bien leur reconnaître ; mais cela n'empêche « pas qu'ils me font beaucoup de peine. » « Comme Mme de Lanzac, stupéfaite, regardait Mme de Gaulle d'un air interro- « gateur, cette dernière se pencha vers son amie et, de bouche à oreille, confia cette « chose inouïe, épouvantable à Mme de Lanzac, horrifiée : « Ils sont républicains ! » Au surplus, cette République ne se révèle-t-elle pas ardem- ment patriote ? Les régimes passent, et la Patrie demeure, qui les enterre tous. Pour l'heure, aux yeux de Charles de Gaulle, la Ille Répu- blique, cette passagère de la France, entre désormais dans la nature des choses. Si la doctrine des conservateurs n'a pas triomphé, la raison en est que les aspirations tumultueuses des Français voguent vers d'autres rivages, d'ailleurs par- courusduire ende desrécifs malheurs et bordés extrêmes. de tourbillons, qui risquent de con-

Le fier Cyrard. Précédant les « Marie-Louise » (1911-1914), la 94e promo- tion de Saint-Cyr (1909-1912) * accueille Charles de Gaulle. Aux termes de la loi du 21 mars 1905, les élèves-officiers doi- vent d'abord — il en est de même pour les Polytechniciens — accomplir une année de service militaire dans un corps de troupe. Charles de Gaulle choisit le 33e régiment d'infanterie à Arras. En 1910, voici enfin, dans les murs du vieux « bahut », le fier Cyrard, les cheveux tondus ras, comme tous les élèves, et partageant un train d'enfer entre des horaires que l'argot de l'École honore d'un riche vocabulaire : il court de « l'as- tique » (lits, chaussures, armes, vêtements) au « pète-sec » (gymnastique) ; il vole du « pique-boyau » (escrime) au « zèbre » (équitation) ; il suit les « amphis », il subit les colles d'histoire (art mili), de géographie (gogo), de topographie (tapir), d'ad- ministration et de législation (chien vert et chien jaune), de fortification (barbette), d'artillerie (bronze) 4. En 1912, sortant de l'Ecole, épaulettes d'or sur la tunique et sabre au côté, le sous-lieutenant de Gaulle choisit de nou- veau l'Artois et le 33e R. I. Il s'est cc instruit pour vaincre», mais il s'intéresse de près à la vie politique. D'un mot, il manifeste ses sentiments admiratifs pour un leader parlementaire, et, ^ insolite, cette prédilection frappe d'étonnement le cercle de famille : « Il n'y a, dit-il, qu'un seul homme d'État digne de ce nom : Georges Clemenceau. »

* Baptisée « de Fès », cette promotion accueille 212 élèves, non compris les élèves admis à titre étranger ; 98 d'entre eux mourront au feu. Le héraut de la fureur. Clemenceau ! Sous les traits du « Tigre » n'est pas encore campé le personnage du Père la Victoire ! Clemenceau, avant 1914, figure, pour tous, l'homme de gauche, l'ennemi hérédi- taire des prêtres et des rois ! C'est le président du Conseil qui, naguère, au cours d'une séance parmi les plus houleuses de la Chambre, a tenu tête au député royaliste de Ramel, dans une interpellation relative à la punition infligée à cinq officiers de la garnison de Lyon, coupables d'avoir assisté à une messe célébrée à l'occasion d'un congrès de Jeunesse catholique. Péripéties ! Aux yeux de Charles de Gaulle, Clemenceau réunit des qualités qui l'emportent de haut sur les autres con- sidérations. D'abord, « premier des flics de France », il a été le chef de ce gouvernement qui, plaçant la raison d'Etat au-dessus de ses sentiments personnels, a maté l'agitation sociale à l'aide des régiments de cuirassiers, et qui a bouché ses oreilles aux cris d'assassin (deux ouvriers tués à Draveil- laVigneux, C.G.T. quatre morts à Villeneuve-Saint-Georges), lancés par Ensuite et surtout, ce diable de Vendée, ce héraut de la fureur, ce patriote qui prononce l'éloge de la colère, ce natio- naliste indomptable, autoritaire et outrancier, ce « monstre sacré », intransigeant et égoïste, féroce et injuste, inhumain et sensible, orgueilleux et agressif, sacrifie au culte de l'honneur national et de l'intérêt du pays : il représente l'homme qui, comme la droite royaliste, a combattu avec rage et désespoir la politique d'expansion coloniale de Jules Ferry *, cette poli- tique de gaspillage des forces de la Patrie, criminelle alors que la France a besoin de tous ses soldats, de tout son argent en Europe. Le lieutenant de Gaulle, à l'énergie tendue vers la revanche, ne peut qu'approuver Georges Clemenceau qui sou- tint que les expéditions d'outre-mer relevaient de la « haute trahison ». Les frontières de la France baignent sur le Rhin, non sur le Mékong, le Niger ou sur les rives du Sahara. Les guêpiers coloniaux affaiblissent la défense prioritaire de la métropole.

* Au pouvoir, Georges Clemenceau se laisse entraîner à regret dans l'affaire marocaine. Un Gaulois : Pétain. Dans la caserne du 33e, le chef de corps, tout frais nommé, vient de prendre son commandement. Un « caïd » prétend la rumeur militaire. Il projette un extraordinaire regard d'azur. Derrière les yeux, bien dissimulée, une dureté d'acier et, tapi, enfoui, un orgueil profond que seuls décèlent les intimes. « Froid, glacial même, ce beau blond au crâne déjà dénudé (attire) par l'intensité de son regard bleu les femmes comme les hommes » 5. C'est un Gaulois : le colonel Pétain. Ce paysan a choisi la carrière des armes à la suite de la défaite de la France en 1870-1871. Comme de Gaulle, une pensée le guide : celle de la grande revanche. Il ne s'en laisse pas dis- traire- à l'époque des conquêtes coloniales *. « Les campagnes du Tonkin, du Dahomey, de Madagascar attirent les jeunes officiers. Pétain n'est pas de cette école, il ne cède pas à ces prestiges. Son esprit ne se détourne pas longtemps de l'essentiel, la frontière de l'Est, la préparation de la guerre d'Europe, sa raison d'être » 6. Au 33e R.I., régiment des Marches, unité à la discipline implacable, la distance ne se comble pas du jour au lendemain entre les deux extrémités de la hiérarchie. Pourtant, beaucoup de points communs se dessinent, qui, peu à peu, tissent, dE5 Pétain à de Gaulle, des liens solides. L'admiration est d'abord à sens unique : de Gaulle s'enthousiasme pour cet officier d'élite, travailleur, réfléchi, équilibré, anticonformiste et victime, dans l'avancement, de son indépendance intellectuelle. Pétain ? Un « crack » qui ne ménage à peu près personne.

Crime de non-conformisme.

Trente-quatre ans séparent les deux hommes. Le jour de la naissance de Charles de Gaulle, Philippe Pétain suivait

* Durant toute leur carrière militaire, ni Pétain ni de Gaulle ne serviront dans l'Empire proprement dit. Le fait que, d'une part le maréchal Pétain fut envoyé au Maroc (1925) par le gouvernement pour réprimer la révolte d'Abd el-Krim, d'autre part que le commandant de Gaulle, sur sa demande, fut affecté pendant deux ans (1929-1931) à l'état-major des troupes du Levant, n'enlève rien à cette constatation : ni l'un, ni l'autre n'ont été des officiers de l'armée coloniale ou bien des officiers de troupes dans des régiments servant outre-mer. déjà les cours de l'École supérieure de guerre*. L'année du siècle, en 1900, il fut désigné en qualité d'instructeur à l'École nationale de tir. Il provoqua fâcheusement l'attention de ses supérieurs en quittant d'emblée les sentiers battus de la doc- trine officielle. Le commandant de l'École prit fort mal la chose. De son point de vue, Pétain refusa de démordre. Il alla à contre-courant de ceux qui, négligeant la précision individuelle et le tir de plein fouet, préconisaient « l'arrosage » en tir courbe, destiné à multiplier les points d'impact et recommandaient les gerbes de feux, aux longues trajectoires, étalées sur le terrain. C'était une manière de révolution. Limogé, Pétain, à ses pas, attacha infortunes prolongées et fortunes éphémères. Professeur adjoint du cours de tactique d'infanterie à l'Ecole supérieure de Guerre, puis titulaire de la chaire, non sans quelques péripéties préalables, il enseigna avec une maîtrise incomparable. Sa franchise ne tarda pas à déplaire, puisqu'il restait le champion de l'hérésie militaire. Missionnaire de la puissance du feu, repoussant les sirènes de l'offensive à outrance, il proclama que « le feu tue ». Il ne fit point sien l'avis prépondérant de ceux qui, dans le haut-com- mandement, avaient repris, au sujet de l'artillerie lourde, le propos de Montaigne sur l'artillerie : « Je croy que c'est une arme de fort peu d'effet » **. Tant et si bien qu'un bruit de scandale se développa autour de cet enseignement sur la guerre moderne ***. N'étaient-ce point des idées dangereuses puisqu'elles pou- vaient freiner la volonté d'attaquer l'ennemi ? « Vaincre, c'est avancer. Attaquer, c'est déconcerter l'attaque. »

* On trouvera in fine, communiquées à l'auteur par le général Héring, ancien commandant de l'École supérieure de guerre, les principales notes de Pétain, Foch, Franchet d'Esperey, de Gaulle et Giraud. ** « Pendant deux ans, nous attaquerons sans matériel approprié. (...) Le 75 ne suffit pas à tout. Outre que de larges zones de terrain sont dérobées à sa trajec- toire, il n'a pas assez de puissance pour battre efficacement les objectifs abrités (...) Si, en mai 1915, le commandement se décide à demander la construction d'une artil- lerie lourde moderne, celle-ci n'entrera en service qu'au début de 1917. De là, les hécatombes, vaines et parfois odieuses, dont se payent trop longtemps nos assauts multipliés. Nous avons perdu, en 1915, sur le seul front de France, 1 350 000 hommes tués, blessés et prisonniers, pour mettre hors de combat 550 000 Allemands. Car c'est avec des vies humaines que notre peuple, démographiquement si pauvre, devra solder erreurs et retards. » Ch. de GAULLE, La France et son Armée (Plon). *** A posteriori, on dira : pour l'anticipation, le colonel de Gaulle de 1939, c'est le colonel Pétain de 1914. L'imprudence est la meilleure des sûretés. Apôtre de la furia francese, le colonel de Grandmaison — qui, général, sur les falaises de l'Ile-de-France devait, en 1914, payer courageusement de sa vie les théories « jusqu'au corps à corps » qu'il avait répandues — stupéfie M. Paul- Boncour par ces paroles : « J'aurai résumé ma pensée d'un mot, dont l'apparence seule peut sembler paradoxale, en disant qu'en matière d'offensive, l'imprudence est la meilleure des sûretés. » L'année où Pétain se prépare à quitter sa chaire de l'Ecole militaire, le colonel de Grandmaison présente une conférence à l'état-major de l'Armée et conclut « qu'il faut se préparer à la seule méthode qui puisse forcer la victoire, et y préparer les autres, en cultivant avec passion, avec exagération et jusque dans les détails infimes de l'instruction, tout ce qui porte — si peu que ce soit — la marque de l'esprit offensif : Allons jusqu'à l'excès et ce ne sera peut-être pas assez. » Serrons le débat dans de justes limites. La doctrine de l'of- fensive à tout prix ne relève pas de la stupidité élémentaire. Dans l'idée de ses promoteurs, il s'agit de ne pas laisser à l'ad- versaire la priorité de l'action et de donner aux opérations un tel caractère de violence et d'acharnement que l'ennemi soit réduit à la parade. Ainsi, on fera naître — expose dans une analyse impartiale des théories, un historien militaire, le colonel Bouvard — les événements au lieu de les subir. La bataille, but exclusif des opérations, étant le seul moyen de briser la volonté de l'ennemi, le premier devoir du chef est de vouloir cet acte essentiel de la guerre. Il appliquera son plan avec ténacité, en dépit des obstacles. Il maintiendra donc l'ennemi dans les grandes lignes de ce plan, jusqu'au succès. « Il se lancera à fond, sans arrière-pensée, avec la volonté d'engager jusqu'au dernier bataillon pour rompre par la force le dispositif de combat de son adversaire, il poussera les attaques jusqu'au bout et consentira les sacrifices sanglants inévitables, toute autre con- ception devant être rejetée comme contraire à la nature même de la guerre » (colonel Bouvard). A la même période, la doctrine allemande est non moins offensive. Simple différence : les armées du Kaiser possèdent la supériorité numérique et matérielle. Elles s'en montrent d'au- tant plus sûres qu'elles affronteront, estiment-elles, un adver- saire décadent du point de vue militaire et politique.

« Les lois du combat ». Un des élèves de Pétain à l'École de Guerre a noté impres- sions et enseignements : « Le cours attire l'élite militaire. Le jour où le colonel Pétain occupe la chaire, le grand amphithéâtre est comble. On entend voler une mouche. De nombreux généraux et officiers d'état-major s'ajoutent aux élèves pour lesquels il ne reste plus assez de place. « Le colonel Pétain gagne la chaire, impassible, glacial. Il parle sans gestes et sans mots inutiles. Forte personnalité. Il n'est pas fait pour le rôle de traducteur des idées des autres. Il a ses idées personnelles. Il expose ses lois de combat : importance prépondérante du feu; le feu rend seul le mouvement possible. « Attaquer, dit-il, c'est constituer une ligne de feu, face à l'objectif. Il s'agit de la porter de plus en plus près de l'ennemi pour se jeter finalement, mais à ce moment seulement, sur lui à la baïonnette. La notion des points d'appui, notion nouvelle, doit nous inspirer. Désormais, le temps est fini de l'artillerie qui opère isolément. Il n'est plus possible que ses objectifs soient désignés sans tenir compte de la progression de l'infanterie. « Vertu de Voffensive ? D'accord. A condition de mettre en oeuvre un feu assez puissant et destructeur pour lui ouvrir la voie. « Le colonel Pétain s'élève contre la mystique de la percée et contre la notion du point d'honneur qui interdit de lâcher un pouce de terrain. Son bon sens lui dit qu'il faut, au contraire, abandonner les positions dont la défense se révèle trop coûteuse. Il proteste contre le discrédit jeté sur la défensive. La défensive devient une manoeuvre nécessaire lorsqu'il s'agit de ménager ses forces, d'économiser son potentiel, de gagner du temps. » En réalité, Pétain déployait ainsi l'idée-force qui le pour- suivait depuis l'âge de vingt-trois ans : « Il importe avant tout de tenir compte de la valeur du feu dans la bataille » 7. La novation avait progressé un peu dans le nouveau règlement sur l'artillerie (1910), mais les étincelantes théories de l'offen- sive à tout prix, des cavalcades napoléoniennes, du mouvement en avant coûte que coûte conservaient la plus large audience. L' homme de la contre-offensive. Tel est le chef dont de Gaulle proclame haut et fort : « C'est un grand homme. » Le jeune sous-lieutenant épouse l'originalité et la justesse des thèses du colonel — secret et bref : Précis-le- Sec, dit-on de lui — thèses de bon sens selon lesquelles, dans la guerre future, le matériel l'emportera. En outre, l'aveuglement qui entoure, l'ostracisme qui frappe le vieux colonel * indignent, révoltent son jeune subordonné : « Si Pétain professe que le feu tue et que c'est le feu qu'il faut mettre à la base de toute manœuvre, on administre sa carrière en vue de l'empêcher d'accéder aux grands commande- ments. Alors que l'Allemagne se dote d'une puissante artil- lerie lourde, la plupart des spécialistes repoussent catégori- quement toute innovation de ce genre : « Vous nous parlez d'artillerie lourde, répond, en 1909, à la commission du Budget de la Chambre, le représentant de l'état-major de l'Armée. Dieu merci ! nous n'en avons pas. Ce qui fait la force française, c'est la légèreté de ses canons. » Et le ministre confirme : « C'est inutile ! Avec un nombre suffisant de coups de 75, tous les obstacles sont renversés. (...) Même l'aviation naissante laisse sceptiques beaucoup d'officiers. Au retour d'une démonstra- tion donnée, en 1910, par des appareils militaires : « Tout ça, c'est du sport ! s'écrie le commandant de l'École supérieure de Guerre. Pour l'Armée, l'avion c'est zéro ! » 8. A la veille de la grande guerre, le personnage Pétain est coulé dans le bronze, avec une doctrine — une doctrine mili- taire, mais aussi, filigranée, une doctrine politique en puissance —avant dont l'usure il ne de s'écartera l'ennemi. plusIl est :l'homme ne pas dedéclencher la contre-offensive. d'attaque

* « J'ai été vieux lieutenant, vieux capitaine, vieux colonel, j'ai été vieux dans tous mes grades » dit, en souriant, Pétain. L'humour extérieur recouvre cependant une amertume, qui resurgira au dernier âge et prendra la forme d'une ambition lente. En 1913, c'est le général Franchet d'Esperey qui confie, par intérim, le comman- dement d'une brigade au colonel Pétain. Il veut le faire nommer général de brigade aux promotions de juin 1914, pour lui permettre de passer ensuite général de divi- sion. Le chef de cabinet du ministre de la Guerre répond de façon catégorique : « Ja- mais Pétain ne passera divisionnaire. » (Général Paul AZAN, Franchet d'E3perey, Flammarion.) A cette époque, Pétain se prépare à la retraite et achète, près de Saint-Omer, une petite maison des champs. A Il n'est pas l'homme de l'offensive. Il voue un culte à Turenne et à Vauban. C'est un remarquable tacticien. A son arc manque une corde : il n'est pas un stratège. Pétain note de Gaulle. Le caractère de Pétain, qui a sacrifié son avenir à ses idées, séduit de Gaulle, autant que la valeur du professeur. L'admiration ne prend pas le sens unique. Le vieux colonel s'y connaît en êtres humains. Il élit dans son cœur le jeune sous-lieutenant et le note ainsi * : 1913 - leT semestre : Sorti de Saint-Cyr avec le n0 13 sur 211, s'affirme dès le début comme un officier de réelle valeur qui donne les plus belles espérances pour l'avenir. (...) Signé : PÉTAIN. 1913 - 2e semestre : Très intelligent, aime son métier avec passion. (...) Digne de tous les éloges. Arras, le 1er octobre 1913. Signé : PÉTAIN. En dépit des apparences, Pétain et de Gaulle sont, tous deux, des timides, donc des solitaires. Des orgueilleux, mais très différents : orgueil matois, de souche paysanne ici, orgueil « à la Cyrano » de fibre aristocra- tique là. Conscients de leur valeur réelle, ils cultivent le mé- pris des hommes vulgaires qui ne les comprennent pas. La médiocrité les entoure et la stupidité les irrite. De Gaulle affiche le sentiment de sa supériorité. A Saint-Cyr d'aucuns l'appelaient le Coq, voire le Paon. Pétain cèle son orgueil avec un art inné. Pour la plupart de ceux qui l'approchent, il reste un modeste, un gradé simple, presque effacé. Les qualités intellectuelles de Pétain s'inscrivent à un niveau très au-dessus de la moyenne. Cet officier ne demeure d'ailleurs pas enfermé dans sa spécialité. Il peut soutenir une brillante conversation sur Bergson. Ses aptitudes n'égalent pas cependant, et de loin, les dons du lieutenant de Gaulle, esprit universel à la curiosité insatiable et à l'insondable culture. Des fossés séparent aussi les deux hommes. Élevé au col- * Voir in fine, le dossier militaire de Charles de Gaulle. lège Saint-Bertin de Saint-Omer, puis par les dominicains, Pétain a perdu la foi depuis longtemps. Célibataire endurci, ses liaisons, innombrables, flatteuses, ne se comptent plus. Son uniforme vole de jupon en jupon. « J'aime par-dessus tout deux choses, déclare-t-il à qui veut l'entendre : l'amour et l'infanterie. » Il se régale de contrepetteries, d'histoires légères, ou plutôt lourdes, qui ne sont pas toujours du meilleur goût. Il descend alors au niveau du corps de garde. Pourtant, c'est une personnalité, un « cas ». Il véhicule sa légende — peut-être, au passage, l'entretient-il — d'officier qui ne mâche pas ses mots et qui refuse la courtisanerie. Foin de la faveur des maîtres du jour et de la cour des puissants du pouvoir ! Un jour, au temps des fiches, on lui enjoint de donner les noms des officiers qui assistent à la messe *. Il répond que prenant place au premier rang des fidèles, il ne peut voir ceux qui se trouvent derrière lui. Un autre jour, il punit de prison ferme un député qui, incor- poré sous les drapeaux, a pris la parole au Palais-Bourbon 9. Aux manœuvres, le parti « rouge » (33e R.I.) est engagé contre un autre régiment, qui constitue le parti « bleu ». Ce dernier part à l'assaut suivant un plan bien établi et tombe sous les feux meurtriers du 33e R.I. qui a monté un vaste guet-apens 10. Le directeur de la manœuvre fulmine. Il s'élève contre « l'idée préconçue » et professe : « Il ne faut agir que d'après les circonstances. Voyez Pétain. Je lui passe la parole. » Le colonel, sans crier gare, ouvre son exposé sur ces mots : « J'avais une idée préconçue. » Philippe Pétain a étudié à fond les campagnes de Mand- chourie et des Balkans. Il s'insurge contre Dragomirov qui pose en postulat : « La balle est folle. Seule la baïonnette est intelligente. » Aux manœuvres de l'automne 1913, auxquelles prend la division part ladont compagnie relève le dans 33e laquelleR.I. évolue se trouve dans del'Artois. Gaulle **,Le couronnement de la manœuvre se déroule comme prévu : assaut à découvert d'un village sis sur une colline, par trois régiments drapeaux déployés et musique en tête, assaut non précédé d'une sérieuse et méthodique préparation d'artillerie. Pantalons rouges, pas de course, baïonnette au canon. Ah !

* Au moment des Inventaires, par souci d'indépendance, Pétain, semble-t-il, recommença à suivre les offices dominicaux. ** Nommé lieutenant le 1er octobre 1913. la belle charge ! Ah ! les braves gens ! Le clairon sonne, comme à la parade, la charge : « Y a la goutte à boire là-haut... « Y a la goutte à boire... » Le général Le Gallet semble fort satisfait. Les troupes ont procédé à un splendide mouvement de fuite en avant, dans le style de Kellermann à Valmy *. A l'heure de la critique, le tour de parole arrive au colonel Pétain du 33e R.I. Pétain n'a plus grand-chose à gagner dans le cursus hono- rum. La voix grave, déjà un peu sourde, s'élève : « Je suis certain que le général Le Gallet s'est proposé, afin de mieux frapper vos esprits, de présenter la synthèse de toutes les fautes qu'une armée moderne ne doit plus commettre. » Un ange passe. Et Pétain d'enchaîner : « Écrasons d'abord l'ennemivictoire. »par des feux d'artillerie, et nous cueillerons ensuite la Pour propager ses idées, Pétain excelle à forger des formules, à frapper des maximes. Il le sait : au commencement de tout est le verbe. Sur le terrain, il continue comme à l'amphi naguère : « L'offensive, c'est le feu qui avance. La défensive, c'est le feu qui arrête. Le canon conquiert, l'infanterie occupe » n.

Las ! Le destin est scellé. Rien n'arrête plus la montée des périls. Mars agite ses armes. Prêt à la grande épreuve, le lieutenant de Gaulle ne néglige pas, pour autant, le mouvement des idées politiques. Toute l'Armée française, Pétain y compris, se le demande avec an- goisse : le régime parlementaire se révélera-t-il assez fort pour affronter le danger extérieur ? Parmi les lectures personnelles du jeune officier de Gaulle voisinent Charles Maurras et le livre d'un socialiste, esprit paradoxal et enfant terrible de son parti : « Faites un roi, sinon faites la paix » **. * Dans l'Armée, Pétain n'est cependant pas seul à s'élever contre ces méthodes. Membre du Conseil supérieur de la Guerre, le général Lanrezac ironise : « Attaquons, attaquons... comme la lune. » ** Le livre de Marcel Sembat est cité par Ch. de GAULLE, au chapitre « Vers la revanche » dans La France et son Armée. Dans La IIIe République (Fayard), Jacques Bainville résume ainsi l'ouvrage : « Ce régime, disait Sembat, n'est pas capable de soutenir une guerre. Ce n'est pas pour cela qu'il a été créé ; aussi doit-il l'éviter à tout prix, ou bien laisser la place à d'autres institutions. » SOURCES ET RÉFÉRENCES

1. Déclarations de M. Joseph Teilhard de Chardin à M. Pierre Bourget, Ici Paris, 24 décembre 1958. 2. Jack FISHMAN, Winston et Clémentine (Gallimard). 3. Déclaration à M. Pierre Bourget (Ici Paris, 24 décembre 1958), du R. P. Fran- çois Lepoutre, ancien condisciple de Ch. de Gaulle à Antoing. 4. Saint-Cyr, par le général DESMAZES (Éditions « Les Ordres de Chevalerie »). 5. Général SERRIGNY, Trente ans avec Pétain (Plon). 6. Album du maréchal Pétain (Éditions A. Bonne). Textes de J. et J. THARAUD, général WEYGAND, J. TRACOU, abbé BAILLY, F. de CHASSELOUp-LAUBAT. 7. Pétain par le général LAURE, en collaboration avec le général AUDET, le lieu- tenant-colonel MONTJEAN et le lieutenant-colonel BUOT DE L'ÉPINE (Berger-Le- vrault). 8. Ch. de GAULLE, La France et son Armée (Plon). 9. Selon le général Laure, il s'agit de M. Mirman, élu député quelque temps avant son incorporation. Professeur, M. Mirman avait souscrit un engagement spécial au titre de l'enseignement et accomplissait une année de service, vers l'âge de trente ans, après de nombreux sursis. 10. Pétain, par le général LAURE. 11. Témoignage de l'élève-officier Chauvin (plus tard général Chauvin, camarade de Ch. de Gaulle à l'École supérieure de Guerre).

Archives inédites de l'auteur. Témoignages personnels. J-R. TOURNOUX

PET AIN ET DE GAULLE

Les cinquante années écoulées couvrent les évé- nements les plus passionnants, les plus mystérieux, mais aussi les plus tragiques de notre histoire natio- nale. Personnalités illustres de la France contem- poraine, les Monstres sacrés des deux guerres mon- diales dominent cette époque. Au cœur du demi-siècle, une grande tragédie nationale et un grand drame humain ont séparé deux chefs, jadis unis par les liens très étroits d'une admiration profonde : Philippe Pétain et Charles de Gaulle. Brisant les clichés conformistes, ce livre renou- velle l'histoire contemporaine, celle qui n'accepte pas les idées reçues, les préjugés, les « tabous ».

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