DU MÊME AUTEUR

LA PROMESSE ACCOMPLIE, poèmes, , 1921 (épuisé). L'AMITIÉ DE PROUST (Cahiers Marcel Proust, n° 8), Gallimard, Paris, 1935. PAROUSIE, poèmes, Corrêa, Paris, 1938. SYMBOLE DE LA (avec un poème liminaire de P. Claudel), La Baconnière, Neuchâtel, 1943. , Portes de France, Porrentruy, 1944 et 1946 (47 mille). VICTOR HUGO, introduction et choix de textes. I prose, II poésie, en colla- boration avec P. Zumthor (Cri de la France), L. U. F. 1943-45. TROIS POÈTES, HOPKINS, YEATS, ELIOT, L. U. F., Fribourg et Paris, 1947. OUTRENUIT, poèmes, G. L. M., Paris, 1948. MOHAMED-ALY ET L'EUROPE (en collaboration avec René Cattaui bey), Geuthner, Paris, 1949. (Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques.) MARCEL PROUST, préface de Daniel-Rops, Julliard, Paris, 1950 (Prix Femina-Vacaresco) (6e mille). LÉON BLOY, préface de Pierre Emmanuel (Coll. « Les Classiques du XX siè- cle »). Ed. Universitaires, Paris, 1954. MARCEL PROUST (Documents iconographiques), Ed. P. Cailler, Genève, 1956. CHARLES DE GAULLE (Coll. « Les Témoins du XX siècle »), Ed. Univer- sitaires, Paris, 1956. T. S. ELIOT (Coll. « Les Classiques du XX siècle »), Ed. Universitaires, Paris., 1957. MARCEL PROUST, avant-propos de P. de Boisdeffre (Coll. « Les Classiques du XX siècle »), Ed. Universitaires, Paris, 1958. SAINT BERNARD DE CLAIRVAUX OU L'ESPRIT DU CANTIQUE DES CANTIQUES, Gabalda, Paris, 1960. JULES HARDOUIN MANSART (en collaboration avec P. Bourget), Vincent Fréal, Paris, 1960. GEORGES CATTAUI

CHARLES DE GAULLE L'HOMME ET SON DESTIN

LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18 RUE DU SAINT-GOTHARD PARIS XIV Il a été tiré de cet ouvrage : 50 exemplaires sur papier de châtaignier numérotés de 1 à 50.

© Librairie Arthème Fayard, 1960 A LA MÉMOIRE DE XAVIER, JACQUES ET PIERRE DE GAULLE

CHAPITRE PREMIER

« LES MORTS QUI PARLENT »

La source du génie est souvent dans la race et la famille est quelquefois la prophétie de la destinée. LAMARTINE.

De siècle en siècle, et comme à travers une vie intermit- tente, le génie d'une nation semble impatient de délivrer un message, en nous offrant les épreuves ou les réussites succes- sives que sont les destinées de ses héros et de ses créateurs les plus spécifiques. Parfois, c'est une seule et même lignée héré- ditaire qui, de génération en génération, paraît s'efforcer de donner naissance à quelque type humain particulier, et tendre à réaliser, après bien des ébauches imparfaites, un exemplaire accompli. On pense inévitablement, selon le mot du poète, à quelque « source perdue qui ressort d'un sol saturé... ». C'est pourquoi la recherche des ascendances n'est peut-être pas toujours vaine, et c'est aussi pourquoi le charme des noms historiques tient à quelque chose de plus vrai qu'une pure convention. Il est même des noms obscurs qui portent à jamais, on l'a dit, « le reflet du dévouement qui les illustra ». Lorsque les familles se maintiennent longtemps, Gœthe l'a remarqué, la nature y produit enfin l'individu qui résume toutes les vertus de ses aïeux, réunit des aptitudes jusqu'alors dispersées et porte à la perfection ce qui n'était avant lui qu'ébauché. Les Chinois anoblissent, dit-on, les ancêtres du héros ou du génie. C'est dans le même esprit que les ascendants de Charles de Gaulle nous paraissent revêtus d'un prestige singulier, qui prête une plus ample résonance à leurs moindres tentatives, à leurs plus modestes desseins. Tel un phare irradiant vers le passé, l'homme du 18 juin fait de ses aïeux les préfigures, les présages de son destin — de son œuvre éternellement projetée. Il semble que souvent la vie ou l'Histoire soient à la recherche d'un instrument, d'un organe approprié : en de Gaulle s'accomplissent donc, sous nos yeux, les vœux, les aspirations, les espoirs de bien des générations de soldats, de magistrats, de légistes, d'humbles patriotes, d'historiens, d'érudits et d'humanistes français qui, tout au long des âges, depuis les temps médiévaux, mirent leurs dons au service de la France. L'idée passe comme une flamme d'un esprit à l'autre. Ainsi, notre contemporain parle au nom de ses prédécesseurs plus ou moins obscurs, donnant expression à leurs souvenirs immémoriaux. Il est bon qu'il ait pu compter au nombre de ses ascendants, non seulement des hommes d'épée, mais encore des membres de ces austères dynasties de robe qui ont formé l'armature intellectuelle et morale du pays. De Gaulle est également un de ces hommes dont Péguy proclame qu'à la différence de leurs pères, qui avaient vu la défaite — celle de 1870 — et qui l'avaient oubliée, eux ne l'avaient pas vue mais s'en souvenaient au contraire — « et l'alouette, qui longtemps s'était tue, ouvrait de nouveau les ailes sur le casque »... Il ne sera pas sans intérêt de souligner ici certains traits d'indépendance, de courage ou d'obstination qui, à travers la diversité des générations et des lignées ataviques, semble attester en plusieurs de ses devanciers la pérennité d'un type héréditaire. On pourra dire de Charles de Gaulle, issu de souches non seulement normandes, bourguignonnes, fla- mandes, mais irlandaises, écossaises et même rhénanes, ce que Péguy disait de Psichari : « Héritier de toutes parts, héritier de toutes mains... vous qui de tous ces sangs nous faites un sang français et un héroïsme à la française. »

Entre les règnes de Philippe Auguste et de Charles VI, plusieurs personnages appelés tantôt de Gaulle et tantôt de Gaulliers 1 jouèrent un rôle marquant dans la vie civile et militaire du royaume de France. En 1210, Richard de Gaulle reçut de Philippe Auguste un fief à Elbeuf, en Bray. En 1406, le duc d'Orléans, passant ses gens en revue, chargea « le vaillant chevalier messire Jehan de Gaulle, gouverneur d'Orléans », de traverser la Seine « avec une troupe d'arba- létriers et cinq cents hommes, armés de pied en cap, pour s'emparer de Charenton ». En 1413, le sire de Gaulle prit part au Conseil du duc d'Orléans menacé par le duc de Bour- gogne et fut de garde à la porte Saint-Denis 2 En 1415, à la bataille d'Azincourt, en compagnie de l'Amiral de France, de messires Cliquet de Brabant et Louis Bourdon, le sire de Gaulle fut chargé d'aller, avec mille hommes d'élite, « disper- ser les archers anglais qui avaient déjà engagé le combat ». Il avait déconseillé au connétable d'Albret de livrer cette bataille où devait périr toute la fleur de la chevalerie fran- de 1.Walle Dauzat » et penseaurait que évolué, le patronyme par la transition « de Gaulle de le» seraitWalle, « Delwaulle,calqué du flamand De Waulle van enmoins la formeprobable. actuelle qui signifie « du rempart ». L'étymologie normande n'est pas 2. Tandis que le sire de Gaulle défendait la porte Saint-Denis contre le duc de léansBourgogne, et au comteles portes d'Armagnac. Saint-Antoine et Saint-Martin étaient confiées au duc d'Or- çaise et, pour donner plus de force à son avertissement, s'était dépouillé de son heaume 1 Henri V d'Angleterre ayant pris Caen et Falaise en 1417, le sire de Gaulle 2 gouverneur de Vire pour le roi de France, partit de cette ville, marcha vers Saint-Lô et repoussa les Anglais jusqu'aux abords de Carentan. Cependant, l'armée anglaise, commandée par les ducs de Gloucester et de Cla- rence, assiégea Vire, dont la garnison fut obligée de capi- tuler le 21 février 1418. Le texte de cette capitulation assurait à Jean de Gaulle la faveur du roi d'Angleterre, s'il voulait le servir; il préféra rester fidèle au roi de France et subit comme « rebelle » l'exil et la confiscation de ses domaines dans le pays de Caux 3 Sur ce, Jean de Gaulle quitta la Normandie pour se fixer en Bourgogne 4 Une tradition persistante rattache à cette lignée les ancêtres de Charles de Gaulle, en dépit de quelques lacunes dans la généalogie. A une époque qu'il est difficile de préciser, la maison de Gaulle se partagea en deux branches : celle de Bourgogne et celle des Flandres. Il est vraisemblable que le

1. Cf. Godefroy, Histoire de Charles VI. 2. Dans les vieilles chartes, le nom s'écrit indifféremment avec un ou deux L; les deux orthographes peuvent même figurer alternativement dans le même document. Une commune du Calvados porte le nom de Gaule, une autre le nom de La Gaule ; ce dernier nom se retrouve dans deux communes du Lot, une de Saône-et-Loire, une de l' Yonne. 3. Cf. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie (t. XV) et Histoire4. Les Militairearmes primitives des Bocains, de la famille par Richard(armes parlantes) Séguin, Vire, étaient 1816, : 3 p.noix 294. de galle posées 2 et 1. (La noix de Galle est une excroissance du chêne et rappelle l'arbre sacrédiverses des le anciens blason Gaulois,des de Gaulle le rouvre, s'est symboleécartelé. de Le force Grand d'âme.) Armorial A la suite de d'alliances France, d'H. Jougla, donne de Gaulle (Bourgogne) : Tiercé en fasce, au I d'argent à trois pommes de chêne (glands) soutenues de sinople, au II de gueules plein, au III d'azur à 3 trèfles d'or posés 2 et 1. L'Armorial Général de Rietstorp mentionne les de Gaulle de Bruges et Ruremonde : d'azur au lion d'ar- gent et hampé de gueules couronné d'or. chef de ce dernier rameau avait suivi aux Pays-Bas Marie de Bourgogne, comtesse de Flandre. Jérôme, fils de Baudouin de Gaulle, fut chancelier de Gueldre. Il est inhumé dans la cathédrale de Tournai 1 Le premier « de Gaulle » dont il soit fait mention en Bour- gogne est Nicolas, capitaine-châtelain de Cuisery, auquel il est accordé permission, en 1584, de construire un moulin sur la Sanne, près de Cuisery. Il est mort en 1610. Nous trouvons en 1613 un autre Nicolas (sans doute son fils), conseiller au Parlement de Dijon et commissaire aux Enquêtes, mort en 1637. Son fils, Jean de Gaulle (1615-1637), fut avocat au Parlement de Paris. De son autre fils, Antoine, est issu le général de Gaulle. Antoine eut lui-même pour fils Jean- Baptiste (1720-1798), procureur au Parlement de Paris, greffier de la Grande Chancellerie du Palais 2 Jean-Baptiste-Philippe de Gaulle (1756-1832), fils du précédent, fut avocat au Parlement de Paris, puis, ayant été ruiné par la Révolution, devint directeur des Postes mili- taires de la Grande Armée. En 1794, il avait été détenu comme suspect dans la prison établie au collège des Écossais et fut délivré dans la nuit du 9 au 10 Thermidor. Son fils Julien- Philippe de Gaulle, né à Ménilmontant en 1801, suivit les cours de l'École des Chartes. Il est l'auteur d'une Nouvelle Histoire de Paris et de ses environs, qui nous décrit de façon captivante l'histoire de la capitale depuis la primitive Lutèce et la conquête de Jules César jusqu'au règne du roi-citoyen. Julien-Philippe de Gaulle avait fait préfacer son vaste ouvrage

Sainte-Gudule1. D'autres demembres Bruxelles. de la famille de Gaulle sont enterrés à Ruremonde et à 2. Il nefaut pas confondre avec son cousin du même nom, Jean-Baptiste Degaulle ( 1732-1810), ingénieur maritime, qui construisit les jetées et les phares du Havre et de Honfleur, et composa un calendrier perpétuel astronomique et maritime. On lui doit également un Recueil des Epitaphes de Notre-Dame. par le poète et conteur Charles Nodier, qui dirigeait alors la Bibliothèque de l'Arsenal et avec lequel il s'était lié. La Société d'Histoire de France l'avait chargé de publier, avec des éclaircissements et des notes, l'importante Histoire de Saint Louis par Lenain de Tillemont, demeurée inédite jusqu'alors. (Ce fait ne peut manquer d'intéresser ceux qui savent le rôle qu'a joué dans la vie du général de Gaulle le « roi droiturier » dont la croisade a fait rayonner en Orient le prestige de la France.) Chartiste, Julien-Philippe de Gaulle fit de longues et patientes recherches au sujet des origines de sa propre famille 1 S'il n'a pu combler la lacune d'une quarantaine d'années qui sépare les de Gaulle de Bourgogne de ceux de Flandre et de Champagne, il n'en a pas moins attesté la tradition qui rattache la seconde branche à la première 2 En 1835, Julien-Philippe de Gaulle épousa Joséphine- Anne-Marie Maillot, dont la famille, originaire de , avait des liens avec la Manufacture Royale des Tabacs 3 Ce fut ainsi que les de Gaulle de Bourgogne reprirent pied dans les Flandres françaises. Les Maillot appartenaient à ces austères familles d'industriels du Nord que Balzac a si puissamment évoquées dans sa Recherche de l'Absolu. Charles de Gaulle tiendra d'eux, sans doute, beaucoup de ses qualités

1. La plupart des renseignements que nous donnons ici sont puisés dans un Mémoire (inédit) qu'Henri de Gaulle avait composé à l'intention de sa famille et en faisant état des connaissances qu'il tenait lui-même de son père. avait2. Unété secrétaireAntoine dedes Gaulle, Commandements appartenant desans la doutereine àMarie-Antoinette. la branche champenoise, Le roi àlui un confirma autre membre ses lettres de la de famille noblesse, de Gaulle.comme Charles IX avait fait, au XVI siècle, 3. Les Maillot avaient une usine de tabacs à Dunkerque. Julien-Philippe de Gaulle avait déjà collaboré aux Archives Historiques et Littéraires du Nord, fondées en 1829, et son nom figure au sommaire du premier numéro de la Revue du Nord, en 1833. Son épouse, Joséphine de Gaulle, avait publié à Lille l'Itiné- raire Historique du Nord en 1849. d'endurance, de résolution; ce sont d'ailleurs des esprits d'autant plus délicats « qu'une chair plus lourde les contraint plus » et qui, selon le mot de Gide, « gagnent en gravité et en profondeur ce qu'elles perdent d'éclat et de super- ficie ». Joséphine Maillot fut un écrivain très fertile; en dehors de la renommée que lui gagna son célèbre roman Adhémar de Belcastel, elle nous a laissé une vingtaine d'ouvrages d'édifi- cation et de piété, qui lui valurent un vibrant éloge de Louis Veuillot. Dans la Correspondance des Familles, dont elle fut directrice sous le Second Empire, elle n'hésita pas à louer Proudhon et à publier les premiers essais de Jules Vallès; cette fervente catholique ne craignait pas, on le voit, de montrer quelque sympathie pour les aspirations socialistes... Pour ceux qui savent ce que représenteront aux yeux du général de Gaulle les Mémoires d'outre-tombe, il est piquant de noter que sa grand-mère avait publié une Vie de Chateau- briand, en même temps qu'un O'Connell, libérateur de l'Irlande, où elle loue le patriote irlandais d'avoir fait une révolution sans effusion de sang et d'avoir obtenu une liberté juste et raisonnable « sans briser les liens de l'ordre et le respect de la loi ». Les Julien-Philippe de Gaulle eurent trois fils également remarquables en des disciplines diverses : Charles, Jules et Henri. L'aîné, Charles, devait devenir l'un des plus éminents celtisants français, en dépit des entraves que ses infirmités apportèrent à sa production. Né à Valenciennes, le 1 février 1837, il avait été, dès sa naissance, atteint d'un mal qui allait se développer avec l'âge. C'est de son lit de valétudinaire qu'il produisit son œuvre et dirigea son action, montrant l'empire que peut exercer une âme forte sur un corps défail- lant. Il apprit le gallois et le bas-breton et publia des poèmes bretons sous le pseudonyme de Barz Bro-c'hall, qui veut dire le « Barde de Gaulle » 1 Auteur d'un ouvrage sur Les Celtes au XIX siècle, il avait caressé le rêve de constituer une union des Celtes du monde entier : Bretons, Gallois, Irlandais et Écossais. Ce qu'il prisait le plus dans cette vieille race indomp- tée, c'était son attachement à l'indépendance. Il se réjouissait de voir les Celtes passer outre-Atlantique, car cette marche vers l'Ouest prolongeait, pensait-il, le mouvement migrateur « que leurs pères avaient commencé au pied des Monts Cauca- siens de l'Inde et poursuivi au cours des siècles vers le soleil couchant ». En 1870, songeant toujours à ressusciter l'idiome armori- cain, il fit déposer sur le bureau du Corps législatif une propo- sition de loi sur l'enseignement et l'usage des langues provin- ciales. Cette loi fut votée le 11 janvier 1951. On trouve en son livre ces mots prophétiques qui semblent préfigurer le destin de son neveu : Dans un camp surpris par une attaque nocturne, où chacun lutte isolément contre l'ennemi, on ne demande pas quel est son grade à celui qui élève le drapeau et pousse le premier cri de ralliement. Tout autre était Jules de Gaulle, érudit entomologiste auquel nous devons un Catalogue systématique des Hyménoptères de France, où il ne dénombre pas moins de cinq mille variétés de guêpes et d'abeilles. Charles et Jules de Gaulle ne laissèrent pas de postérité. Nous avons hâte d'en venir au père du futur général de Gaulle. Henri de Gaulle (1848-1933) avait épousé en 1886, à Lille, sa cousine Jeanne Maillot-Delannoy, jeune fille d'une grande piété et qui possédait un don délicat pour la peinture. Elle avait trois sœurs, dont l'une épousa Gus- tave de Corbie, professeur à l'Institut catholique de Lille, et dont les deux autres, religieuses du Sacré-Cœur, moururent 1. En 1867, il déclarait à un Congrès de linguistes franco-anglais : « Il est temps d'arrêter le flot qui menace d'emporter nos langues, nos mœurs, nos tradi- tions et tout ce qui a fait jusqu'ici notre caractère distinctif.. » en odeur de sainteté. Son frère Jules épousa Lucie Droulers, qui devait être la marraine de Charles de Gaulle. Par sa grand-mère maternelle, Julia Delannoy, Charles de Gaulle a reçu le sang irlandais des Mac Cartan et le sang écossais des Fleming. Vers la fin du XVIII siècle, un certain Andronic-Isidore-Xavier Mac Cartan avait épousé Fran- çoise-Annie Fleming, née aux environs de Glasgow, à Bridge- ton. La fille des Mac Cartan, Marie-Angélique, épousa Henri Delannoy, bâtonnier du barreau de Lille. De leur union naquit Julia Delannoy, femme de Jules Maillot : ce furent les grands-parents maternels du Général. Les Maillot étaient une de ces austères familles des Flandres, où les vocations religieuses sont fréquentes et où l'on voit souvent un cadet embrasser la carrière des armes. Char- les Maillot, qui était l'oncle de Jules et le père de Joséphine, épouse de Julien-Philippe de Gaulle, fut officier dans les cuirassiers. Comme son arrière-petit-fils, il fut d'une stature exceptionnelle, et le souvenir de ce soldat demeura légendaire dans les deux branches de la famille Maillot. Un autre Maillot avait été, au XVII siècle, ingénieur militaire et avait travaillé sous les ordres de Vauban aux fortifications de Lille.

Charles de Gaulle a vu le jour à Lille, cité flamande, indus- trieuse et sévère, qui, depuis Louis XIV, fut toujours le boule- vard et le bouclier de la patrie sur la route des invasions... Il est né le 22 novembre 1890, au n° 9 de la rue Princesse, dans la maison de ses grands-parents maternels, les Jules Mail- lot, non loin de la rue Saint-André où naquit le général Fai- dherbe. Sur le seuil de la vieille demeure familiale, on peut encore voir, dans une niche, la statue protectrice de Notre- Dame-de-la-Foy. Le second fils d'Henri de Gaulle et de Jeanne Maillot a été baptisé le 23 novembre dans l'austère église carmélitaine de Saint-André, paroisse des Maillot. Il reçut les prénoms de Charles-André-Joseph-Marie, ayant pour parrain son oncle Gustave de Corbie et pour marraine sa tante, Lucie Maillot, qui vécut jusqu'à un âge avancé et que nous avons eu le privilège de connaître dans sa maison du quai de la Basse-Deule, où elle parlait avec fierté de son filleul, étant elle-même presque nonagénaire. Admissible à l'École polytechnique, Henri de Gaulle avait dû, à la suite d'un revers de fortune, renoncer à la carrière des armes. Il n'en prit pas moins part, comme lieutenant dans les Mobiles de la Seine, aux combats de 1870 et fut blessé à la sortie de Stains et du Bourget. Plus tard, il avait coutume de se rendre avec ses enfants sur ce champ de bataille et de leur montrer le monument aux morts, où figure, sous un glaive rompu, l'épitaphe suivante, gravée dans la pierre : « L'épée de la France, brisée dans leurs vaillantes mains, sera forgée à nouveau par leurs descendants. » En devenant soldat, Charles se souviendra de cette inscription; et c'est ce souvenir ému qui, sans doute, inspirera les mots de son appel de Londres, en 1940 : « Puisque ceux qui avaient le devoir de manier l'épée de la France l'ont laissé tomber, brisée, moi, j'ai ramassé le tronçon du glaive. » En 1914, malgré son âge avancé, Henri de Gaulle reprit du service comme chef de bataillon dans les Transports, tandis que ses quatre fils étaient eux-mêmes sous les armes. Peut-être était-il de ces hommes auxquels le sort n'a point permis de donner leur mesure mais qui, dit-on, se réalisent parfois dans leur fils ? Tour à tour professeur de philosophie, de mathématiques et de littérature au collège de l'Immaculée-Conception (que les Pères Jésuites avaient fondé, 389, rue de Vaugirard, à Paris), Henri de Gaulle y fut nommé préfet des études en 1901. Il devait en être le liquidateur lorsque les religieux en furent expulsés par la loi Combes, en 1907, et c'est pour les remplacer qu'il fonda, rue du Bac, l'école Fontanes. Il avait les manières nobles, l'esprit orné, l'humeur sérieuse. Henri de Gaulle fut également professeur à l'école Sainte- Geneviève, rue des Postes, où se préparaient les candidats aux écoles Polytechnique et Centrale, et dont le siège devait se déplacer à Versailles. En ces diverses institutions, Henri de Gaulle compta parmi ses élèves Jean de Lattre de Tassi- gny, Philippe de Hautecloque (qui sera le maréchal Leclerc), le futur cardinal Gerlier et Georges Bernanos. Marcel Prévost, qui l'eut également pour maître, rue des Postes, a évoqué avec respect l'austère figure de cet humaniste chrétien, que ses élèves avaient surnommé « le vicomte », en raison de sa distinction. Il transmit à tous ses enfants et particulièrement à Charles, non seulement son goût pour le savoir, mais ses principes élevés, ses croyances religieuses et sa noblesse morale. Homme de pensée, de culture, de tradition, Henri de Gaulle, était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il fit partager à Charles son ardent amour de l'Histoire française, tandis que M de Gaulle « portait à la patrie une passion intransigeante à l'égal de sa piété reli- gieuse ». Xavier, Charles, Jacques, Pierre et leur sœur Marie- Agnès avaient pour seconde nature « une certaine fierté anxieuse » au sujet de leur pays. « Petit Lillois de Paris », rien ne frappait davantage Charles de Gaulle enfant que les symboles des gloires françaises : « nuit descendant sur Notre- Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de Triomphe dans le soleil, drapeaux frissonnant à la voûte des Invalides ». Rien ne lui faisait plus d'effet que la manifestation des réussites nationales; mais rien ne l'attristait plus profondément que les faiblesses et les erreurs révélées à son enfance par les propos des grandes personnes autour de lui : « Abandon de Fachoda, affaire Dreyfus, conflits sociaux, discordes religieuses. » Et rien ne l'émouvait plus que le récit des malheurs passés de la nation. Or son père rappelait douloureusement la sortie du Bourget et de Stains, où il avait été blessé, tandis que sa mère évoquait son désespoir de petite fille à la vue de ses parents en larmes : « Bazaine a capitulé ! » C'est ainsi que, dès le début du siècle, cet enfant de dix ans, aux yeux duquel apparaissaient les prodromes de la guerre, « imaginait sans horreur et magnifiait à l'avance cette aven- ture inconnue ». Pressentant les épreuves que devait traverser la France, il avait alors la certitude que « l'intérêt de la vie consistait à lui rendre un jour quelque service signalé ». Il savait d'ailleurs qu'il en aurait l'occasion. Pour fêter l'anni- versaire de sa dixième année, son père l'avait emmené voir l'Aiglon, qui venait d'être créé. La pièce de Rostand produisit sur l'enfant une impression si forte qu'il prit la résolution de devenir soldat. Pendant ses vacances, il dévora tous les volumes de l'Histoire de France qu'il avait emportés. On trouve souvent chez l'enfant, Baudelaire l'a dit, « le germe des étranges rêveries de l'homme adulte et de son génie », et parfois même le pressentiment de sa destinée; « car le génie n'est que l'enfance douée d'organes virils et puissants ». Une autre vocation semble toutefois avoir quelque temps nourri les rêves d'enfance de Charles de Gaulle : être, à la façon de Charles de Foucauld, un missionnaire de la foi chré- tienne dans les territoires d'Outre-Mer de l'Empire Français.

C'est sous ce toit de paix, dans ce milieu studieux, cultivé, croyant, que se forme la jeunesse du futur chef des Français combattants. En cette vie de recueillement domestique, en cette fidélité native, sous l'œil d'une mère vigilante, il puise la force, l'énergie et la probité. Mais dès l'enfance s'affirme impérieusement sa vocation militaire. Avec son frère aîné, Xavier, ses cadets Jacques et Pierre et son cousin Jean de Corbie, sa distraction favorite, c'est de jouer à la « petite guerre » des soldats de plomb. Charles mène presque toujours le jeu : Xavier, son aîné, a reçu en partage l'Allemagne, Jacques l'Autriche, Pierre l'Angleterre; mais Charles est toujours la France. Un jour, Xavier dit à Charles : « Changeons pour une fois, veux-tu? Tu gagneras au change. » — «Jamais, répond Charles, je ne veux être que la France ! » Les parents de Charles étaient alors frappés par l'un des traits de sa précocité : le goût de la tactique et de la stratégie militaires. Un jour, comme les enfants jouaient aux Croisades, Pierre, sanglotant, se plaignit que Charles l'avait giflé. « Et pourquoi ? » lui demanda-t-on. — « J'étais une estafette chez les Sarrasins. Charles m'avait commandé d'avaler mon message si l'ennemi me faisait prisonnier. J'ai été pris et n'ai pas mangé le papier. » A treize ans, à la Ligerie, en Dordogne, dans la propriété de ses parents, Charles organise en groupes d'éclaireurs les jeunes paysans, « fiers de leur braverie », qu'il entraîne à des expéditions, à de véritables équipées, dans la campagne broussailleuse, le maquis périgourdin. Cependant, cet enfant qui s'exerce à « la bataille d'homme » ne se montre pas, loin de là, indifférent aux lettres. « Rien n'est mystérieux comme ces sourdes préparations qui attendent l'homme au seuil de toute vie : tout est joué, note Péguy, avant que nous ayons douze ans. » A quinze ans, Charles écrit en secret une saynète en vers : Une mauvaise rencontre. On y sent à quel point le jeune auteur a subi l'influence d'Edmond Rostand; ses vers ont quelque chose de la virtuosité du poète de Cyrano. On y trouve également, déjà, une satire des pusillanimes et une leçon de philosophie politique dont les enseignements eussent été précieux aux futures dupes d'Hitler : car on y voit, sous l'action conjuguée de la peur et de la flatterie, un passant naïf se laisser dépouiller par un habile bandit. La pièce fut couronnée par le jury d'une revue. M de Gaulle eut la surprise de trouver l'un des tiroirs de Charles plein de brochures : c'était le tirage du dialogue que le lauréat avait fait imprimer, la revue lui ayant offert le choix entre un prix en espèces (25 francs) et cette publication. Par modestie, il n'en avait rien dit à ses parents. Déjà, sa virile réserve retenait l'effusion. Pourtant, ceux-ci n'avaient fait qu'encourager les goûts littéraires de leurs enfants. Henri de Gaulle, le soir, au cours des veillées familiales, aimait à leur lire Racine et Molière, aussi bien que Victor Hugo ou Rostand. Et, chaque année, les enfants costumés donnaient eux-mêmes, pour fêter l'anni- versaire de leur mère, la représentation d'une pièce en un acte, où les jeunes interprètes rivalisaient de talent 1 On voit que l'éducation de cette famille chrétienne n'avait rien de morose ou de guindé. Pour élever ses cinq enfants, M de Gaulle était alors aidée par une pieuse Périgourdine, Alexan- drine La Cassagne, dont un jour, à Genève, Xavier de Gaulle devait évoquer devant moi le souvenir avec une émotion reconnaissante. Les Henri de Gaulle habitèrent tour à tour les vastes bâti- ments du Collège des Jésuites, 389, rue de Vaugirard, près de la porte de Versailles; puis avenue Duquesne, aux environs de l'École Militaire; enfin place Saint-François-Xavier, à deux pas de ce dôme doré des Invalides qui symbolisait aux yeux de Charles toutes les gloires militaires de la France et tous ses rêves d'avenir. 1. Ils jouèrent ainsi Le Bourgeois gentilhomme et, plus tard, au collège, Charles joua en grec Antigone. Au collège, Charles est aimé de ses camarades, mais il est déjà de tempérament solitaire, sinon taciturne. Il aime toute- fois faire de longues promenades et discuter de tout avec son camarade préféré, Gabriel Watson. Lorsqu'il se mêle aux jeux turbulents des collégiens de son âge, qu'il dépasse déjà d'une tête, il se plaît à mettre sa force au service du plus faible, du plus persécuté : en l'occurrence, il prend sous sa protection le fils du pharmacien Pagès qui, affligé d'un tic, est alors le souffre-douleur de ses camarades. On voit que, sous ses dehors brusques et parfois cassants, malgré l'allure vive de son humeur, ce grand garçon demeure profondément sensible; mais il a la pudeur de ses bons sentiments, et c'est sous un voile d'humour, de flegme narquois, voire de taqui- nerie et de causticité qu'il dissimule ce fond de tendresse ou de compassion 1 Par-dessus tout, il a la passion de la gloire et se sait appelé à vivre un grand destin. Un jour que, s'amusant à glisser sur la rampe, il est tombé sur la tête du haut de l'esca- lier, on l'entoure, on le questionne : — « T'es-tu fait mal? N'as-tu pas eu peur ? » — « Peur? Non! n'ai-je pas mon étoile ? » Cependant, s'il a le goût de la bataille et des jeux violents, il aime aussi passionnément les lettres et la musique : il dévore tous les romans d'aventure; mais il admire Bossuet, Chateau- briand, Vigny, Chamfort; il lit tous les poètes, et d'abord ceux de la Grèce antique, puis Lucrèce, Virgile et Shakes- peare ; il sait par cœur Cyrano de Bergerac et il aime à retrouver l'accent de l'Anthologie grecque chez son concitoyen le Lillois Albert Samain. Le goût de la poésie est même en lui si prononcé qu'il passe sa journée à faire des vers. « Poète et soldat », ce sont les 1. Une farce de Charles de Gaulle devait demeurer célèbre dans sa famille : l'annonce d'une visite du général Faidherbe, qui n'était autre que Charles déguisé. deux premiers traits, me dit sa sœur aînée, par lesquels Charles a révélé sa personnalité. Pascal et saint Augustin sont déjà parmi ses auteurs préférés; il a le goût des classiques latins et des vieux chroniqueurs, de Froissart en particulier. Plus tard, il s'intéressera aux philosophes allemands, à Kant et à Hegel entre tous. Je pense qu'on n'a pas manqué de lui faire lire les Exercices de saint Ignace. Enfin, s'il redoute, comme un supplice, la leçon de piano avec la bonne M Monteil, cela ne l'empêche pas de se griser de musique. Tant de velléités impulsives inquiètent Henri de Gaulle qui, formé par la discipline des Jésuites, voudrait développer chez son fils les puissances de la volonté délibérante et drainer, endiguer, capter tant de dispositions dispersées! Il fait donc remarquer sévèrement à Charles, âgé de quatorze ans, que s'il ne travaille pas avec plus d'assiduité, il ne parviendra jamais à entrer à Saint-Cyr et devra renoncer à la carrière des armes. Dorénavant, abandonnant tout ce qui n'est pas la tâche immédiate, sacrifiant même les plus hautes joies de l'esprit, Charles se donne tout entier à ses études et remporte enfin tous les succès espérés : il est le premier de sa classe. Son père le sait opiniâtre au point que le seul moyen de le plier, c'est de le piquer d'honneur. Charles n'a donc pas eu de peine à rattraper le temps perdu — perdu, est-ce bien le mot? — en batailles enfantines et en rêveries poétiques 1 Cependant, de Gaulle adolescent souffrait de voir sa patrie menacée par l'étranger et minée à l'intérieur par les divisions. Il constatait tristement cette sorte de doute de 1. En 1907, lorsque les Jésuites furent expulsés de France, Charles alla terminer ses études secondaires dans leur collège d'Antoing, à la frontière belge ; mais il revint à Paris pour son année de préparation à Saint-Cyr qu'il fit au collège Stanislas. Le plus régulièrement studieux des quatre frères, c'est Xavier, qui remporte tous brillant.les prix. Bernanos, qui fut son camarade, m'a dit n'avoir jamais connu d'élève plus soi-même qui envahissait un peuple humilié par la défaite, énervé par la polémique. Ainsi qu'il l'écrira plus tard, « ce qu'il y a de plus élevé dans la pensée française se détourne des sources nationales... Cette rétraction de l'ambition nationale ne peut manquer d'entraîner des conséquences militaires... Plus grave, depuis le Boulangisme, est la méfiance des politiques à l'égard de l'état-major. Enfin, les masses ouvrières, dont le nombre et la cohésion s'accroissent avec la grande industrie, renient maintenant cette sentimentalité guerrière qui, jusqu'à la Commune incluse, colorait la Révo- lution... Une notable fraction du peuple adhère à l'Interna- tionale... Tant de griefs de détail ne font pas une grande que- relle. Mais l'affaire Dreyfus survient. Par une sorte de fatalité, au moment même où l'esprit public tend à s'éloigner de l'armée, éclate la crise la plus propre à conjuguer les malveil- lances. Dans ce lamentable procès rien ne va manquer de ce qui peut empoisonner les passions... 1 » De Gaulle a quinze ans lors du coup de Tanger. Cette époque d'incertitude est, cependant, celle de la vigilance d'un Poincaré, d'un Lyautey, d'un Foch, d'un Mangin, « celle du renouvellement de la spiritualité française avec Boutroux et Bergson, celle du rayonnement secret d'un Péguy, celle où la jeunesse française, avec Barrès, reprend conscience des valeurs nationales ». La résolution de supporter tous les sacrifices pour éviter une nouvelle défaite domine désormais l'opinion. Les générations montantes ont le sentiment de la lourde responsabilité qui pèse sur elles. Elles brûlent de se soumettre pour être libres. Avec Psichari, elles pressentent que c'est d'elles que dépend le salut de la France. Elles pensent que la soumission du soldat n'est que la figure d'une soumis-

Henri1. Lade GaulleFrance avait et son reconnu Armée. l'innocence Notons de que,Dreyfus. malgré ses idées traditionalistes, sion plus haute. Elles sont assoiffées d'héroïsme. Elles renouent une tradition perdue. Charles de Gaulle semble avoir, à l'âge de quinze ans, été hanté par un étrange pressentiment — dont il m'a dit un mot il y a quelques années : au cours d'une guerre qui éclaterait en 1914 entre la France et l'Allemagne, il serait tué dans la bataille, le 15 août. Ce sort lui paraissait d'ailleurs enviable. De Gaulle pensait alors, avec Péguy, qu'un homme, un groupe d'hommes travaillant ensemble sont capables de faire éclater à contre-courant dans la médiocrité d'une période la gloire d'une époque! Il croyait au caractère, vertu des temps difficiles. Il avait la passion de vouloir. C'est du caractère, il le dira plus tard, que procède l'élément suprême, la part créatrice, le point divin, à savoir : le fait d'entreprendre. A ce seul prix, l'armée fera disparaître ce qu'il y a de compassé dans ses méthodes, de différé dans ses décisions, de rigide dans ses procédés, et qui risquerait à la longue de l'exiler de son temps, d'écarter d'elle les meilleurs. En cherchant trop exclusivement à s'endurcir, à surmonter ses passions, à contrarier la nature, cet adolescent, formé par Corneille et par Vigny, risquerait de se raidir, de se tendre à l'excès, de paraître inhumain. Et peut-être un garçon moins pondéré pourrait-il se laisser entraîner par un nationa- lisme exagéré; mais, s'il estime (avec Bernard Lazare) qu'il est des heures où le nationalisme est une forme de l'esprit de liberté, il pressent aussi que ce qui fait le prix de la culture française, c'est son caractère d'universalité. Il concentre en lui « tous les feux qui brûlaient l'âme de sa génération ». La difficulté attire l'homme de caractère, car c'est en étreignant qu'il se réalise lui-même. Charles sera soldat. Pour devenir libre, il veut, comme Psichari, se rattacher à un ordre donné. Dans sa ville natale, il a pu voir la demeure où naquit ce Faidherbe qui donna à la France un empire. Il n'oublie pas qu'un de ses aïeux maternels, Charles Maillot, aida Vauban à fortifier la place de Lille. Il a pu, dans sa province, visiter le champ de bataille de Bouvines, où se joua le destin de la France et peut-être celui de l'Europe. Appelé aux armes par l'écho des grands souvenirs, il est au nombre de ces jeunes hommes qui se savent engagés dans une carrière sans éclat. Il appartient à ces générations d'offi- ciers qui acceptent avec orgueil une vie pénible, un avan- cement ridiculement lent. Or cette ardeur à s'effacer au profit de tous, c'est le propre de l'esprit militaire. Épurée par l'épreuve, l'armée française travaille à se recréer, à retrouver sa flamme. Plus haut que la prudence humaine et que l'utilité, Charles de Gaulle place l'honneur. Son programme est comme tracé d'avance dans le nom qu'il porte et qui semble, comme un cri de guerre, évoquer toute l'histoire française, toutes les gloires de la Gaule. Ainsi s'ouvre une vie où tout événement sera symbole. Et puisque, pour lui, la France ne peut être la France sans la grandeur, puisque le sentiment l'inspire aussi bien que la raison, puisqu'il imagine sa patrie, telle la princesse des contes, vouée à une destinée éminente, créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires, le côté positif de sa nature le convaincra que la France n'est réelle- ment elle-même qu'au premier rang et lui fera souhaiter les vastes entreprises, seules susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même. CHAPITRE II L'ASCÈSE DU FANTASSIN (1909-1922) La jeunesse n'est point faite pour le plaisir : elle est faite pour l'héroïsme. P. CLAUDEL.

Reçu dans un bon rang à Saint-Cyr en août 1909, de Gaulle dut faire d'abord, selon le nouveau règlement, un an de service militaire. Ce contact avec la troupe lui fut salutaire 1 Quand de Gaulle entra dans l'armée, elle était, dira-t-il, une des plus grandes choses du monde : « Sous les critiques et les outrages qui lui étaient prodigués, elle sentait venir avec sérénité et même une sourde espérance, les jours où tout dépendrait d'elle. » Au cœur des nobles architectures classiques de l'École de Saint-Cyr, à deux pas de Versailles, respirant cette ambiance que Louis XIV et Mansart imprimèrent à tous les monu- ments du Grand Siècle, Charles de Gaulle se sentit dans son élément. Il ne passa pas inaperçu. Ce n'est pas seulement par sa haute stature, sa réserve et sa prestance que « ce grand on 1.demandait A la 9 aucompagnie capitaine ilpourquoi fut placé il sousne nommait les ordres pas du de capitaineGaulle sergent, de Tugny. il répondit Comme : Grand« Que voulez-vousConnétable ! que» je nomme sergent un garçon qui ne se sentirait à l'aise que jeune homme pâle » attira tous les regards : on ne tarda pas à reconnaître en lui les dons qui, selon le mot de Hugo, font le chef : concision dans le style, précision dans la pensée, décision dans la vie. Il apportait en ses travaux une clarté de conception qui étonnait ses maîtres. Il eut bientôt une légende. Ses cama- rades le surnommèrent « le coq » et le « grand Charles » 1 Malgré son sérieux, il joua le rôle du « fiancé de village » dans un vaudeville que ses camarades montèrent à l'occasion du triomphe de Saint-Cyr. Cependant, on le jugeait froid : se doutait-on de la flamme qu'il fallait pour donner à l'acier de la lame cet éclat aux reflets glacés, pour donner au métal dense et dur la souplesse et le tranchant de l'épée? Doué d'une prodigieuse mémoire, dont ses camarades étaient éblouis, il se montrait à la fois vif et laborieux, discret et dis- tant, emporté, quoique d'ordinaire maître de soi : en un mot, non moins raisonnable que passionné, non moins méthodique qu'intuitif, si bien qu'un jour à son sujet, les uns parleront de Descartes, les autres d'Henri Bergson... Il se réclamera lui-même, tour à tour, de chacun de ces philosophes. Et l'on sait que le second tiendra en très haute estime le jeune théoricien de l'armée de métier Le I octobre 1912, Charles de Gaulle sort de Saint-Cyr avec le grade de sous- lieutenant 3 L'arme vers laquelle vont dès lors ses préfé- rences est celle du fantassin : il entre au 33 régiment d'infan- terie, à Arras, sous le commandement du colonel Pétain. Ainsi — sur les bords de cette Scarpe que hantent les grandes ombres rivales de Turenne et de Condé — se trouvent déjà asperge1. En ». raison de sa taille élancée, on lui donnait également le surnom de « la grande serait2. Lede fairephilosophe appel dira au colonelen 1939 de et Gaulle en 1940 ». que « le seul moyen de sauver la France futur3. maréchalIl sort dans de lesFrance. dix premiers d'une promotion dont le major sera Alphonse Juin, rapprochés deux noms que l'avenir se chargera plus d'une fois d'unir ou d'opposer. A l'occasion du 14 juillet, un défilé militaire eut lieu sur la Grand-Place, dont les accès sont étroits. De Gaulle comman- dait sa section. La cérémonie achevée, Pétain, à cheval, coupa le défilé en un point particulièrement resserré. Une pagaïe s'ensuivit. Mécontent, Pétain infligea huit jours d'arrêts au sous-lieutenant de Gaulle dont la section s'enga- geait, à ce même instant, dans l'étranglement de la rue. Le jeune officier qui, à la fin de chaque semaine, se rendait à Paris, jugea la punition imméritée. Le dimanche suivant, de Gaulle n'aurait pu gagner la capitale si, au dernier moment, Pétain n'avait jugé bon de lever toutes les punitions. A l'instant où le train s'ébranlait, de Gaulle, essoufflé, bondit sur le marchepied et gagna un compartiment occupé par un homme d'un certain âge, en « civil » : c'était Pétain. — Alors, jeune homme, dit le colonel, vous avez bien failli ne pas prendre le train ? — Si, mon Colonel, j'étais certain de le prendre. — Vous étiez pourtant aux arrêts ! — C'est vrai, mais, la punition étant injuste, j'étais sûr que vous la lèveriez 1

Le capitaine Salicetti, qui commande la 6e Compagnie du 33 Régiment d'infanterie, charge de Gaulle de former les « bleus » nouvellement arrivés. La troupe est l'objet de son attention spéciale. Il croit au rôle social de l'officier; il tient à connaître individuellement ses recrues, mineurs ou paysans I. Anecdote rapportée par le général du Vigier. du Tardenois, dont il aime la rudesse et la solidité. Avant de quitter Arras, il offre un dîner aux Cyrards qui prennent la relève et, dans un discours improvisé, définit la tâche qui leur incombe, la grandeur de la carrière qu'ils ont embrassée, enfin la mission qu'ils seront appelés à remplir, fût-ce au prix du sacrifice suprême. Ces Saint-Cyriens étaient ceux qui devaient bientôt mourir au feu, « casoar au képi et gants blancs aux mains ».

Quand survient la guerre, de Gaulle, qui n'a pas vingt- quatre ans, est déjà lieutenant; il est affecté à la frontière du Nord, proche de sa ville natale, et, dès sa première sortie de la tranchée, le 15 août 1914 — date fatidique — il reçoit sa première blessure devant Dinant, mais ce n'est pas une blessure mortelle, comme les pressentiments de son enfance l'avaient imaginé. Il vivra donc. Et, désormais, il sent qu'il ne s'appartient plus, qu'il doit vouer ce surcroît de vie à quelque grande cause. Malgré les ordres qui le retiennent à l'hôpital militaire, il rejoint donc son corps et, le 20 janvier 1915, il est cité à l'ordre de la 2 division : « A exécuté une série de reconnaissances des positions ennemies dans des conditions périlleuses et a rapporté des renseignements précieux. » Nous le retrouvons un peu plus tard, sur le front de Cham- pagne, où le lieutenant-colonel Claudel, frappé de sa valeur, le choisit comme adjoint. Là, le 15 mars 1915, il est blessé pour la seconde fois, à Mesnils-les-Hurlus. Le 4 septembre 1915, de Gaulle, à peine guéri de ses blessures, est nommé capitaine à titre définitif et reprend sa place auprès du colonel. Le 33 R. I. occupe alors la « Ferme du Choléra » (cote 108) près de Berry-au-Bac, où sa bravoure devient légendaire. Le 30 octobre 1915, il obtient d'être appelé au commandement de la 10 compagnie, composée pour une bonne part de mineurs du Nord et d'hommes du Tardenois. En février 1916, le I corps d'Armée est envoyé à Verdun. Le lieutenant- colonel Boudhors 1 écrit alors : « L'ordre me parvient d'avoir à relever le 110 R. I. et j'estime devoir envoyer immédia- tement un officier au P. C. du général Lévi qui commande le secteur, pour prendre sur place tous renseignements possibles. Vu la gravité de la situation, vu l'importance que j'attache à cette mission, je pense que seul le capitaine de Gaulle est capable de la remplir. Il reprendra le commandement de sa compagnie quand celle-ci arrivera sur ses positions de combat 2 » Quelques jours après, le colonel ajoutera : « Grâce à lui tout se passe au mieux, tant pour mes unités que pour moi-même et si le 33e a été splendide devant Douaumont, il ne le doit à son colonel qu'en raison de la clairvoyance du capitaine de la 10 compagnie. » Le 2 mars 1916, la 10 compagnie est presque entièrement anéantie : après un bombardement meurtrier de Douaumont, les rares survivants sont faits prisonniers. De Gaulle se trouve lui-même au fort de la mêlée : il a la cuisse percée. Ramassé sans connaissance par une patrouille ennemie, il est conduit en captivité dans un camp d'Allemagne. Plus tard, le géné- ral de Gaulle aimera parfois à rappeler que l'une de ses plus poignantes impressions, lorsqu'il reprit connaissance, fut de remarquer que l'Allemand qui lui prêtait secours était celui-là même qui, un instant auparavant, dans un corps à corps, avait tenté de lui ôter la vie... (Telle est la logique étrange, ou l'ironie, de la guerre, lorsque l'homme 1. Boudhors aimait à dire : « Je suis gaulliste depuis 1916. » 2. Cité par L. Nachin, op. cit. reste humain... ) La conduite héroïque du capitaine de Gaulle avait eu des témoins : le capitaine Boudhors qui l'avait vu tomber, couvert de sang, l'avait cru mort et avait écrit à ses parents pour leur faire part de la douloureuse nouvelle. Pétain lui faisait décerner la croix de la Légion d'honneur avec la citation suivante : « Le capitaine de Gaulle, comman- dant la compagnie, réputé pour sa haute valeur intellec- tuelle et morale, alors que son bataillon, subissant un effroya- ble bombardement, était décimé et que les ennemis attei- gnaient la compagnie de tous côtés, a enlevé ses hommes dans un assaut furieux et un corps à corps farouche, seule solution qu'il jugeait compatible avec son sentiment de l'honneur militaire. Est tombé dans la mêlée. Officier hors de pair à tous égards. » Prisonnier, de Gaulle n'est pas homme à demeurer dans l'oisiveté. Il lit et médite. Il perfectionne son allemand, mais ne se console pas d'être éloigné du front. Un jour, il dira : « Je crois que je serais mort si je n'avais été à même de me rappeler les vers de mes poètes grecs préférés. » A cinq reprises, ses tentatives d'évasion lui valent la forteresse et le camp de représailles ; il est détenu dans les prisons de Szuczyn et de Rosenbourg. C'est à Friedberg, à Ingolstadt, à Magdebourg et à Ludwigshafen qu'il passera la majeure partie de ses trente-deux mois de détention. Il parvient un jour à creuser sous terre un tunnel : le voici en pleine campagne; mais sa taille le désigne à l'attention; il est repris par ses gardes et interné à Ingolstadt, en Bavière, dans cette vieille citadelle du Fort IX qu'on a surnommée « L'Auberge de la Fille de l'Air », et qu'Evans a décrite sous le nom de The Escape Club. Sa santé se ressentira plus tard des mauvais traitements qu'on lui a fait subir. A Friedberg, il a eu pour compagnon de captivité l'aviateur Roland Garros; à Ingolstadt, il se lie avec le commandant Catroux, avec Rémy Roure et avec le maréchal Toukhatchevsky 1 Ingolstadt est une petite ville baignée par le Danube; non loin des dernières maisons se dressent les baraquements des prisonniers de guerre; à deux ou trois lieues à la ronde en de vieux forts déclassés — fort Prinz-Karl, Fort VII, Fort IX — languissent les officiers détenus, Français, Russes et Britanniques. Au Fort IX, entouré d'un large fossé d'eau, sont groupés les irréduc- tibles qui ont à leur actif plusieurs tentatives d'évasion. Une véritable garnison surveille ces deux cents hommes. Parfois, les postes tirent sans avertissement. Cependant, de Gaulle est accueilli par ses compagnons aux cris de Verdun ! et au chant de la Marseillaise. Il va tenir tête au commandant du camp, ce qui lui vaut bien des heures de cachot. Mais il ne perd pas son temps : il utilise ses loisirs forcés pour étudier les opérations militaires en cours. Il donne à ses compagnons de véritables cours de stratégie; il leur parle de l'offensive de Champagne de 1915, et démontre, au tableau noir, les diffi- cultés d'une percée. L'attaque a coûté des milliers de vies : elle a réussi; néanmoins, pour qu'elle se transformât en vic- toire, il eût fallu que les réserves parvinssent sur les lignes, que les canons lourds fussent transportés à toute allure parmi les tranchées et les boyaux. Le jeune capitaine cherche « le secret des offensives », le moyen qui permettrait de restaurer l'art de la guerre, l'emploi rationnel des chars blindés, dont il sera un jour le théoricien. Toukhatchevsky l'écoute attentivement... Qui eût dit alors que de Gaulle, quatre années plus tard, se trouverait aux côtés de Weygand, devant Varsovie, et qu'il aurait en face de lui l'Armée Rouge sous les ordres du même Toukhatchevsky, général en chef de vingt- six ans? Frappés par son assurance que rien ne saurait ébran- I. Ses autres compagnons de captivité sont le capitaine Lelong, le commandant de Goys, Decugis, La Croix, Robière, Berger-Levrault et le colonel Tardieu, ainsi que le lieutenant anglais A. J. Evans. ler, ses compagnons l'ont surnommé le Commodore et « le Connétable de France ». (Et, curieusement, vingt-deux ans plus tard, Churchill, spontanément, lui décernera le même surnom.) Au cours des longues heures de sa captivité, Charles de Gaulle a tout le loisir de méditer sur les conditions de la guerre, dont il est, hélas, par force majeure, devenu l'impuis- sant spectateur. Sans doute, aux heures où il était détenu, a-t-il déjà connu « cette clarté que la lueur d'un cachot dispense à une âme élevée », et dont il parlera plus tard à propos d'un autre. Il a vu « cette conjonction de forces obs- cures, que les anciens eussent nommée destin, Bossuet arrêt divin, Darwin la loi de l'espèce », pousser l'Europe à la catas- trophe. Dès 1913, il a, lui, simple lieutenant, regretté que la France n'ait pas ajouté aux masses mobilisées des unités de métier dont Messimy, dès 1901, avait préconisé la création. Ayant lu l'ouvrage que Jaurès avait fait paraître en 1910, l'Armée Nouvelle, il pense « qu'en appliquant dans sa rigueur le principe de la nation armée, on aurait pu multiplier le nombre des combattants, « à condition d'instruire suffisam- ment les masses cohérentes ». Enfin, s'il n'a pas manqué d'approuver la loi de trois ans, il a déploré que la moyenne annuelle des crédits de guerre ait été, de 1911 à 1914, deux fois moins élevée que celle de l'Allemagne et que la France, d'autre part, n'ait pas su tirer avantage du rôle de précurseur qu'elle avait joué jusque-là dans le domaine de l'air. Il s'efforçait toutefois de se consoler en voyant « l'union sacrée » rétablie dans une République longtemps déchirée par les luttes de parti et les querelles idéologiques. Il pouvait constater, il est vrai, qu'il suffit que la France tire l'épée pour que les ardeurs se trouvent à l'unisson. Déjà, à la veille de la guerre, l'enquête d'Agathon avait révélé les tendances nouvelles de la jeunesse; en songeant à la mort de Péguy et de Psichari, Charles de Gaulle se souvenait que ces témoins avaient scellé de leur sang le pacte qu'ils avaient voué naguère à « la France casquée de fidélité ». Et, dans le Sahara, Charles de Foucauld était mort, martyrisé, tout à la fois pour la France et pour le Christ.

Vient l'armistice : de Gaulle, enfin libéré, va rejoindre ses parents dans leur maison de campagne, en Dordogne. A peine a-t-il goûté le retour au foyer, voici qu'il s'éloigne à nouveau! En mai 1919, nous le retrouvons en Pologne : il a obtenu d'être affecté à la 5 division de chasseurs polonais, que le général Joseph Haller avait organisée en France, à Sillé-le-Guillaume. A Modlin, il prend part aux opérations de Volhynie. Au cours de la défense de Varsovie, en 1920, il est cité à l'ordre du jour par Weygand : c'est sa quatrième cita- tion. Stanislas Haller et le maréchal Pilsudski, dans l'espoir de le retenir, lui offrent d'enseigner la tactique à l'École de Guerre polonaise de Rembertow; mais en octobre 1921, il sera rappelé en France afin d'enseigner à Saint-Cyr, en qualité d'adjoint, l'histoire militaire.

Entre-temps, revenu de sa longue captivité dans une forte- resse allemande, Charles de Gaulle rencontre celle qui va devenir la compagne de sa vie. C'est au Salon d'Automne, un jour que les Henri de Gaulle, qui sont de Lille, retrouvent les Vendroux, industriels de Calais et de Douai. Le capitaine de Gaulle ayant été présenté à M Yvonne Vendroux, ils éprouvent l'un pour l'autre une sympathie immédiate, et se découvrent des affinités de goût très marquées... Quelques jours après, les de Gaulle sont invités à goûter chez les Ven- droux; Charles, épris et légèrement intimidé, renverse brus- quement sa tasse de thé sur la robe de la jeune fille. Ce léger accident a-t-il suffi à rompre une réserve réciproque? Je ne sais s'il y eut lien de cause à effet, mais la demande en mariage ne tarda guère, et depuis lors, les deux existences n'en feront plus qu'une 1 Tandis que les Henri de Gaulle habitent Paris, plusieurs membres de leur famille demeurent encore à Lille, et les Vendroux possèdent dans les Ardennes, près de Charle- ville, le château de Septfontaines, où le jeune couple fera de nombreux séjours. Plus tard, ils acquerront le château de la Boisserie, dans la Haute-Marne, aux environs de l'ancienne Abbaye de Clairvaux 2

Tandis qu'il est à Saint-Cyr, de Gaulle prépare le concours d'admission à l'École Supérieure de Guerre. Reçu d'emblée en 1922, il y fait un stage de deux ans. Les études y étaient alors dirigées par le colonel Moyrand, partisan d'une tactique défensive à laquelle est attaché le nom de « méthode a priori ». « Il semble, écrira plus tard de Gaulle, que l'esprit militaire français répugne à reconnaître à l'action de guerre le caractère essentiellement empirique qu'elle doit revêtir. I. De cette union, célébrée le 7 avril 1921, sont nés Anne, Philippe et Elisa- beth. En mémoire d 'Anne, qui fut toute sa vie souffrante ( et qui devait s'éteindre en 1948), le général et M de Gaulle, grâce aux droits d'auteur touchés pour les Mémoires, ont fondé, dans la vallée de Chevreuse, une maison d'accueil pour les enfants infirmes, à Milon-la-Chapelle. 2. Le général acquerra la propriété de cette maison en 1933, alors que, venant de Metz, il passera par Colombey-les-Deux-Eglises. Les de Gaulle n'ont guère fait transformer les lieux; ils ont seulement ajouté un petit Pignon au mur que, durant la guerre, les Allemands, par rancune, avaient crevé en y lançant un char. Il s'efforce sans cesse de construire une doctrine qui lui per- mettra d'orienter l'action et d'en concevoir la forme, sans tenir compte des circonstances qui devraient en être la base. Il y trouve, il est vrai, une sorte de satisfaction, mais dange- reuse et d'autant plus qu'elle est d'ordre supérieur. Croire que l'on est capable d'éviter les périls et les surprises des cir- constances et de les dominer, c'est procurer à l'esprit le repos auquel il tend sans cesse, l'illusion de pouvoir négliger le mystère de l'inconnu. » Porté par son goût du système, frappé par l'avantage que peuvent présenter des positions choisies d'avance (champs de tir étendus, où l'on serait en mesure de disposer de feux d'in- fanterie puissants), le colonel Moyrand préconisait un pro- cédé applicable à toutes les circonstances : quelles qu'elles fussent, on prenait position sur un terrain choisi d'avance, où l'ennemi serait détruit par le feu dès qu'il prétendrait livrer bataille. Choisir un seul fait, si considérable qu'il soit, pour en tirer une règle générale d'action, c'est, au jugement de Charles de Gaulle, d'une exagération mortelle. Une doctrine construite dans l'abstrait rend aveugles et passifs les chefs qui, en d'au- tres temps, ont pu faire preuve d'expérience et d'audace. Elle ne peut que conduire à des désastres dont la brutalité sera proportionnée à l'arbitraire de la théorie. D'une thèse semblable naîtra le système purement défensif fondé sur la croyance en l'inviolabilité de la ligne Maginot. De Gaulle, plus subtil, ne se fie pas aux doctines qui supputent l'ingé- nuité radicale de l'adversaire; à ces procédés par trop sim- plistes il oppose la méthode de circonstances. Au cours d'un « voyage tactique », qui, en 1925, vers la fin des études, mit aux prises, dans une bataille feinte, en Lor- raine, des groupes opposés, l'honneur de commander « le parti bleu » échut au capitaine de Gaulle. Sans se soucier de la doctrine officielle, il appliqua ses propres vues : il fut vainqueur. Moyrand, lequel n'était pourtant pas sans éprou- ver pour de Gaulle quelque sympathie, se vit forcé de recon- naître un succès qui infirmait son enseignement! Tout en félicitant le vainqueur, il insinua que la victoire n'avait été remportée qu'en vertu des principes mêmes de la méthode a priori dont le jeune tacticien contestait la valeur. De Gaulle ne se laissa pas intimider; il maintint que l'avantage revenait à ses propres théories. Moyrand s'emporta. Le débat revêtit bientôt une portée si grande que le chef suprême de l'armée en fut informé. Celui-ci n'était autre que Pétain. En tournée d'inspection, il se fit exposer le débat et rendit le verdict : « De Gaulle a raison. » A de Gaulle il donna l'occasion de s'expliquer. Ayant entendu son récit, il exigea de lui un rap- port détaillé. Frappé de l'argumentation logique et serrée du jeune stratège, Pétain le fit nommer chargé de cours à l'École de Guerre, dont il était frais émoulu. « Pourquoi, demande Philippe Barrès, Pétain, ayant compris le problème, n'a-t-il pas su donner à celui qui défendait la solution juste l'appui de son autorité? » Toutes les difficultés futures que de Gaulle rencontrera dans sa carrière sont en puissance dans ce premier conflit. Combien de collègues éprouveront un sentiment de gêne ou d'inquiétude en présence de cet officier dont le général Prételat dira qu'il est « tourné vers l'intérieur et vers la médi- tation! » Parce que l'on sentait obscurément en lui quelque chose qui sortait des catégories ordinaires, on le soupçonnait, on le redoutait, on l'enviait — mais on l'admirait. Les uns lui reprochaient sa hauteur, sa réserve, voire sa morgue. D'autres, un jour, devineront sa fougue. Rares sont toutefois ceux qui sauront voir en ce jeune homme distant un cœur sensible ; car, à l'imitation des officiers dont parle Vigny, il a voulu s'enfermer dans un silence de trappiste, l'habitude du commandement l'obligeant à remplacer une force brillante par On a dit de Charles de Gaulle qu'il est une énigme. Ceux qui liront l'ouvrage de Georges Cattaui ne tarderont pas à comprendre ce qui fait le secret de sa force : cet homme, auquel ses adversaires reconnaissent le don de distinguer l'essentiel et les moyens d'y parvenir, sait aussi que la grandeur morale est faite, selon le mot de Barrès, " des bas traitements qu'elle surmonte". Dans une biographie strictement fidèle à l'histoire, Georges Cattaui ne se contente pas de nous retracer les étapes d'une car- rière dramatique, dont le récit passionne quelquefois le lecteur comme un roman de chevalerie ; il cherche à pénétrer les mobi- les et les ressorts d'une grande âme sans complaisance, pour qui la France est un avenir toujours présent, parce qu'elle est "un passé qui ne passe pas". Il nous montre en de Gaulle un homme qui est à la fois l'héritier de la France médiévale, traditionnelle, et de la France révolutionnaire de 1789, d'un homme qui a su mesurer tous les risques et saisir tous les avantages, afin de résoudre les angoissants problèmes de son pays. Georges Cattaui avait déjà donné en août 1944 — pour la première fois en Europe — une vie de Charles de Gaulle, et l'on a dit qu'il était "le biographe préféré" du premier Résistant de France. Mais, depuis lors, en l'espace de quinze années fé- condes et mouvementées, le général de Gaulle n'a pas seulement écrit les trois grands volumes de ses Mémoires de Guerre et prononcé quelques retentissants discours, il a, une fois de plus, fait l'histoire. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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