LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010

CAHIER G Le Québecse construit CULTURE Une fenêtre ouverte

À ses origines, Le Devoir se structure autour d’un combat de tous les instants pour la défense du droit des francophones d’Amérique à vivre une existence politique et culturelle plei- ne et entière. Cette lutte, conduite au nom d’un enracinement historique et religieux, mène bien sûr le journal, par la force des choses, à consacrer une part de son attention à l’univers culturel. Ce qui ne constituait au départ que de vagues «notes artistiques» occupe, un siècle plus tard, une part sub- stantielle du journal lancé le lundi 10 janvier 1910 par Henri Bourassa.

JEAN-FRANÇOIS NADEAU

es Canadiens français méritent mieux que de simple- ment survivre, estime à raison Henri Bourassa. Dans cette perspective, le journal consacre bientôt au moins un œil à diverses manifestations culturelles — théâtre, cinéma, littérature, musique — mais presque toujours Lavec une certaine méfiance, qui s’inspire de celle manifestée par l’Église. Ainsi, Le Devoir en voudra-t-il longtemps à l’industrie du cinéma de corrompre la jeunesse... avant que les équipes qui lui Au fil succèdent n’admettent qu’il s’agit là d’un formidable média aux possibilités grandioses. Dès ses débuts, malgré ses réserves morales, Le Devoir devient tout de même un important éditeur de livres. Il offre aussi à ses du temps, lecteurs, par l’entremise de sa librairie ou par son agence de voyages, des possibilités de s’ouvrir à certaines facettes du monde. Au fil du temps, la culture se retrouve la culture ainsi peu à peu au cœur même de la mission du Devoir. C’est à compter des années 1940 se retrouve surtout, à l’initiative de Roger Du- hamel, que paraissent sur une base régulière des critiques littéraires et théâtrales. La place accordée à la peu à peu culture ne reculera plus, sous l’impulsion donnée notamment par la présence au journal de personnalités comme André Lauren- deau. À titre de rédacteur en chef et tout au long des années 1950, Laurendeau se montre très sensible à la littéra- au cœur même ture et à la musique. Une nouvelle génération Cette de critiques fait à cette époque son apparition énergie dans les pages du journal. Mais c’est l’effervescence des années 1960 de la mission énorme qui bouscule le plus les habitudes de ce journal quotidien. Aux formes plus classiques de la cul- consentie ture s’ajoute désormais le caractère débridé d’une nouvelle scène qu’illustrent, par exemple, du Devoir par le les phénomènes de l’Ostidcho ou du théâtre ex- journal à périmental. Nous sommes de plus à l’ère d’une littérature et d’un cinéma nouveaux. Tout bou- l’univers ge plus vite, pour un temps. Le Devoir ne précède pas ces mouvements culturel lui mais les accompagne. Il change donc forcé- ment lui-même à mesure que les acteurs de la assure, scène culturelle se transforment. D’une époque encore où il se dressait au nom de la moralité contre certaines manifestations culturelles, voici donc aujourd’hui, Le Devoir, moins d’un siècle plus tard, qui s’in- téresse de près à des formes nouvelles propo- de tenir une sées par certaines avant-gardes! C’est sous la direction de Jean Basile que pa- des toutes raît un premier cahier «Culture», le 3 sep- premières tembre 1966. Romancier, dramaturge, anima- teur de mouvements alternatifs, Basile illustre places dans bien, à lui seul, toute l’énergie qui se canalise alors dans la scène culturelle. Cette énergie ses pages énorme consentie par le journal à l’univers cul- turel lui assure, encore aujourd’hui, de tenir une des toutes premières places dans ses pages. Le cahier spécial que vous tenez entre les mains présente, dans le cadre des fêtes du centenaire du journal, un vaste panorama de cette étonnante évolution de divers secteurs culturels. Si vous re- marquez que nous avons fait l’impasse sur l’univers de la chanson dans ce cahier, bien qu’elle ait été sans conteste un champ majeur de l’expérience culturelle québécoise au cours du siècle passé, ce n’est pas un oubli. Bien au contraire. Sylvain Cormier publiera dans deux semaines, en marge d’une grande soirée du Devoir tou- te tissée de chansons et présentée le 25 novembre au Métropolis à guichets fermés, un long texte consacré à cette question. Pendant tout un siècle, Le Devoir a représenté, pour nombre de lecteurs, une fenêtre unique sur la culture. Cette fenêtre vous est ouverte, plus grand ouverte que jamais.

Le Devoir

SOURCES: TÉLÉ-QUÉBEC, JACQUES GRENIER ET PEDRO RUIZ G 2 LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 CULTURE

1903 Bibliothèque municipale de Montréal 1912 Art Association de Montréal 1913 Théâtre Impérial 1915 Bibliothèque de Saint-Sulpice de Montréal 1930 Oratoire Saint-Joseph 1931 Palais Montcalm 1933 Musée du Québec 1963 Place des Arts 1964 Musée d’art contemporain 1966 Grand Théâtre de Québec 1967 Expo 67 1982 Musée des beaux-arts de Sherbrooke 1985 Québec, ville du Patrimoine mondial 1988 Musée des beaux-arts du Canada. Musée de la civilisation 1989 Centre canadien d’architecture 1991 Nouveau Musée des beaux-arts de Montréal. Théâtre d’Aujourd’hui 1992 Pointe-à-Callière 1992 Biodôme 1999 ExCentris 2005 Bibliothèque nationale du Québec 2010 Place des festivals

ARCHIVES LE DEVOIR Le Grand Hall du Musée des beaux-arts du Québec a été annexé en 1991 à l’édifice original de 1933, dessiné par le Québécois Wilfrid Lacroix.

Du Ouimetoscope aux musées L’architecture comme métaphore culturelle Un siècle de constructions au service de la projection identitaire

Des cinémas, des salles des spectacles en des concurrents, alterne les spectacles bur- tous genres, des bibliothèques (et même une lesques et les projections de films muets. Un fil très grande), plusieurs musées: les édifices rouge mène de ces lieux pionniers jusqu’au ré- e cent complexe Ex-Centris, le «Langloiscope» du culturels accumulés au XX siècle, jusqu’à mécène Daniel Langlois, lui aussi consacré au ci- nos jours, proposent une façon bien spéci- néma et aux arts de la scène. fique d’extérioriser le Québec. Une idée en 3D «L’univers du cinéma est un peu particulier par- STÉPHANE BAILLARGEON ce qu’il se joue à l’intérieur», observe Lucie K. Morisset, spécialiste du patrimoine et professeu- uand naît Le Devoir, il y a tout juste cent ans, re à l’UQAM. «Contrairement aux musées, par Q le Québec compte déjà plusieurs lieux cultu- exemple, les salles cinématographiques cherchent rels majeurs. Le Musée des beaux-arts de Mont- rarement à s’imposer comme monument dans le réal, la salle Pollack, le Monument-National, plu- paysage construit. Ce qui compte, c’est le décor, le sieurs autres théâtres et, bien sûr, le tout récent tape-à-l’œil et surtout ce qui s’y passe.» Ouimetoscope, consacré au cinéma. Elle revient alors sur cette idée de l’architectu- Léo-Ernest Ouimet inaugure en fait, coup sur re comme métaphore de la culture chère à Clau- coup, deux salles consacrées à cet art très mo- de Bergeron, de l’Université Laval. Pour ce spé- derne de l’image en mouvement. Le premier cialiste de la production québécoise des XIXe et Ouimetoscope voit le jour en 1906 rue Sainte- XXe siècles, le bâti devient une manière de s’exté- Catherine. Comme Le Nationalscope, un féroce rioriser, de projeter une identité. Comme Victor concurrent, s’est installé juste en face, l’entre- Hugo, il pense qu’un immeuble, une cathédrale preneur culturel rase son cinéma et le vieil hô- par exemple, c’est d’abord une idée, du sens et tel Klondike adjacent pour en éri- de l’ordre aussi, du moins dans les ger un autre, immense, comptant rapports au monde d’une culture 1200 places, un palace à l’architec- donnée. ture vaguement rococo, où abon- «Une idée est née très tôt ici, au e e dent la porcelaine et la dorure. XX siècle et même à la fin du XIX SYLVIE TRÉPANIER Il s’agit de la première grande sal- siècle au Monument-National, cel- Le bassin de l’espanade de la Place des Arts accueille des œuvres, ici Alvéoles, de l’artiste Marc le de cinéma luxueuse en Amérique. le d’utiliser l’architecture publique Delude. En arrière-plan, la salle Wilfrid-Pelletier. La soirée inaugurale se déroule au et l’architecture culturelle pour af- son de la musique tzigane, «le firmer le Canada français et la XIXe siècle. La réalisation du Capitole de Qué- se jusqu’à la production autonome, explique la comble du modernisme en matière musicale pour destinée francophone en Amérique dans le paysa- bec (inauguré en 1903) en témoigne. La concep- professeure liée à la Chaire du Canada en patri- l’époque», explique le site Le bilan du siècle, de ge construit, poursuit la professeure Morisset. tion de l’édifice opulent revient à l’architecte moine urbain. Le bâti résidentiel québécois est l’Université de Sherbrooke. Cette volonté a entraîné une multiplication des américain Walter S. Painter, qui s’y connaît dans constitué de petites maisons. Il n’y a pas de Les grands palaces cinématographiques et monuments, une recherche particulière et une ce créneau très spécialisé, mais qui possède grands alignements monumentaux comme à Pa- théâtraux vont ensuite pousser comme des tu- originalité intéressante.» aussi une formation en beaux-arts de Paris pour ris, ici. Au fil du XXe siècle, le paysage bâti du lipes de mai. Le Théâtre impérial apparaît en Encore faut-il avoir des moyens à la hauteur plaire encore davantage au donneur du contrat. Québec a donc surtout été marqué par les équi- 1913, rue de Bleury, selon les plans d’Albert E. de cette ambition, du concret pour donner Le Musée du Québec (1933) sera dessiné par le pement muséaux et théâtraux. À la longue, ce Westlover, de Philadelphie, qui travaille pour la corps à cette projection métaphorique de soi. La Québécois Wilfrid Lacroix, en travaillant aussi sera une façon d’affirmer la laïcité de la culture firme new-yorkaise Keith-Albee Vaudeville. Il y première association professionnelle d’archi- dans le style beaux-arts. francophone.» est toujours. Sa programmation, comme celle tectes québécois n’apparaît qu’à la toute fin du «On est parti de cette importation de l’experti- Une nouvelle vague importante se manifeste LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 G 3 100 ANS DU DEVOIR après la Révolution tranquille, avec la construc- thier (FABG), Mario Saia, Saucier-Perrotte et tion de la Place des Arts à Montréal et du Grand Jacques Plante, évidemment. Théâtre à Québec. L’explosion culturelle des arts Ce dernier s’est classé septième au concours de la scène et des arts visuels va ensuite stimuler international lancé pour l’agrandissement du l’érection d’une panoplie de constructions en Musée national des beaux-arts de Québec, fi- tous genres partout sur le territoire. nalement remporté par OMA de Rot- Qu’on en juge: dans les deux der- Les projets terdam, qui travaillera avec Roy Pro- nières décennies du dernier siècle, tous vencher, de Montréal, un autre fleu- les théâtres de Montréal et de la Vieille québécois ron de l’architecture québécoise. Capitale seront rénovés ou construits, «Quand on lance un concours interna- les trois grands musées d’État et le Mu- figurent tional, ce n’est pas pour choisir une ve- sée des beaux-arts de Montréal auront dette locale, dit-il, serein. C’est normal aussi droit à de nouveaux espaces, tout parmi les et ça fait du bien. En plus, un étranger comme le Musée d’histoire et d’archéo- plus souvent peut plus facilement réveiller les endor- logie de Montréal, réalisé par Dan Han- mis du patrimoine. On est encore fri- ganu et le Centre canadien d’architectu- primés à leux au Québec, peut-être à cause de la re, signé par Peter Rose et la fondatrice désastreuse aventure des Jeux olym- Phyllis Lambert. l’échelle piques à Montréal.» La professeure Morisset souligne Il aimerait que la même audace se aussi que, «dans la lignée “vecteur d’af- canadienne transporte sur le site du Manège mili- firmation canadienne-française”, le pro- taire à Québec, qui a brûlé il y a jet qui a donné lieu au Musée de la civilisation, à quelques années. Il n’y compte pas trop cepen- Québec, a un bon moment été débattu au titre du dant, puisque le fédéral n’a pas l’habitude des Musée de l’homme d’ici. C’est dire...» Le contrat a concours. Il souhaiterait aussi plus d’argent finalement été accordé à Moshe Safdie, formé à pour financer les projets publics provenant de l’Université McGill, qui a su travailler dans la vei- tous les ordres de gouvernement. ne de l’architecture contextualiste. On lui doit «On fait des miracles avec trois fois rien, en ar- aussi le Musée des beaux-arts du Canada. chitecture comme dans les autres arts, dit finale- L’identité, comme sa métaphore, compose une ment Jacques Plante. On réalise des films avec matière très complexe en ce pays... des budgets de famine. On monte des pièces avec des ficelles. C’est notre paradoxe: on se distingue Le spectacle de l’architecture malgré le manque de moyens en étant plus créa- «Les contrats des dernières décennies ont per- tifs. Cet état de mendicité stimule l’imagination. mis à des architectes d’ici d’émerger, de se forger On dit du Palais Montcalm qu’il est une des cinq PALAIS MONTCALM un style et en même temps de participer à l’affir- meilleures salles de musique au monde. Mettons, Le Palais Montcalm serait l’une des cinq meilleures salles de musique au monde. mation de la culture nationale, particulièrement des 25 meilleures, ce n’est pas si mal. En tout cas, dans le cas du théâtre», observe alors l’architec- elle n’a coûté que 23 millions et elle sonne mieux te Jacques Plante, professeur d’architecture à que celle du Walt Disney Center, qui a coûté dix l’Université Laval. Lui-même a signé ou cosigné fois plus cher.» la conception de La Tohu à Montréal, du Palais Montcalm et de La Caserne à Québec, trois pro- Le Devoir ductions-phares de l’architecture made in Qué- bec. Il planche maintenant sur le nouveau projet Diamant, du metteur en scène . Il termine un livre sur les édifices culturels au Québec depuis 1985, L’Architecture du spectacle, attendu en avril aux Publications du Québec. «Le Théâtre d’Aujourd’hui et le Théâtre du Rideau Vert ont lancé le mouvement des rénovations, ex- plique encore l’architecte-professeur. La firme Sau- cier + Perrotte a obtenu ces contrats, puis celui de l’Usine C, de la troupe Carbone 14, pour finalement établir sa réputation. C’est un bel exemple de la rela- tion étroite entre deux disciplines artistiques, qui a fini par distinguer le Québec en Amérique du Nord. Il y a une recherche d’identité dans ces projets.» Et ça marche. Très bien, même. Le professeur Laplante rappelle que les projets québécois figu- rent parmi les plus souvent primés à l’échelle ca- nadienne, notamment par les Médailles du gou- verneur général. «Pourtant, ce sont souvent de pe- tits projet de deux, trois ou quatre millions, pour- suit-il. La récompense est accordée à l’authenticité, à l’originalité, aux qualités des créations.» Les concours mis en place par le gouverne- ment du Québec aident aussi à stimuler le mi- lieu. Le Centre de design de l’Université du Québec à Montréal a consacré une exposition à une centaine de ces projets culturels dévelop- pés pour des concours de toutes sortes (centre VILLE DE MONTRÉAL d’interprétation, bibliothèques, musées, etc.) La Tohu à Montréal fait partie, avec le Palais par les firmes québécoises entre 1991 et 2006. Montcalm et La Caserne à Québec, des trois Certains bureaux se démarquent, dont Croft- productions-phares de l’architecte Jacques Pelletier, Big City, Pierre Thibeault, Éric Gau- Plante. G 4 LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 CULTURE

1904 Montréal-Mode. Le Nationaliste 1910 Éditions Le Devoir 1914 Maria Chapdelaine, de Louis Hémon 1918 La Scouine, d’Albert Laberge 1923 Éditions Édouard Garand 1926 Albert Lé- vesque et Bibliothèque de l’Action française 1933 Éditions du Totem. Un Homme et son péché, de Claude-Henri Grignon 1934 Éditions du Zodiaque 1938 Éditions Bernard Valiquette 1940 Éditions de l’Arbre 1941 Relations. Éditions Fides 1947 Revue d’histoire de l’Amérique française 1950 Le Torrent, d’Anne Hébert 1951 Arts et pensée 1954 L’Hexagone 1957 Première Ren- contre des poètes et des écrivains 1961 Éditions du Jour 1963 Parti pris. Boréal 1964 Le Cassé, de Jacques Renaud 1970 La Nuit de la poésie. Mainmise 1975 Éditions de la Pleine Lune

De 12 à 500 romans par an en 50 ans Inventer sa parole Par la poésie, la lumière percera nos lettres

Du roman du terroir au vent lix-Antoine Savard, et Trente ar- monopole. D’autres maisons glo qui lui vaut une reconnais- internationaliste contempo- pents, de Ringuet. naissent, dont celle de l’Arbre, sance internationale. Jean-Paul puis meurent après l’armistice, Desbiens attaque de son côté rain, entre «nous» et «je», En 1911, Le Paon sans que l’essor littéraire le joual en 1960 dans Les Inso- les cent dernières années ont d’émail s’épuise pour autant. lences du frère Untel. Le débat vu grandir et exploser notre C’est quand même par la La grande voix d’Anne Hé- sur la langue tiraille toujours et littérature. poésie que la lumière percera bert, dès son recueil Le se poursuit aujourd’hui. nos lettres. Déjà en 1911, Le Torrent, en 1950, violente et ins- ODILE TREMBLAY Paon d’émail, de Paul Morin, pirée, vite publiée en France, Révolution tranquille impressionne par son style. En traversera le temps. Bientôt la Dès le milieu des années 60, le n 1910, la question de la 1930, Alfred Desrochers ré- prose urbaine s’affiche: excep- clergé perd son emprise, les E langue d’écriture à adopter concilie tous les camps autour tionnelle dans Les Plouffe écrivains entrent en combat, les était (déjà!) névralgique. de son recueil, À l’ombre d’Or- (1948), de Roger Lemelin, Éditions du Jour attirent les voix Adeptes d’une littérature régio- ford. Saint-Denys Garneau, éblouissante dans Bonheur d’oc- nouvelles. Des auteurs au long naliste affrontaient depuis un avec Regards et jeux dans l’es- casion (1945), de Gabrielle Roy, cours comme Marie-Claire Blais moment déjà les tenants d’un qui lui vaudra (surtout à travers Une saison rapprochement avec la France. le prix Femi- dans la vie d’Emmanuel), Hubert Le clergé appuyait les romans Il est impossible aujourd’hui de cerner na. André Aquin (brûlant Prochain épiso- de la terre, tout en sabordant un courant précis, tant la littérature Langevin, de), Réjean Ducharme avec le en 1919 La Scouine, d’Albert avec Poussière magique L’Avalée des avalées, le Laberge, jugé trop pessimiste. québécoise sème à tous vents. Il se sur la ville en poète Jacques Brault à l’œuvre S’opposer à l’Église et aux élites 1953, allait de de blancheur et de méditation, bien-pensantes coûtait cher. En publie ici 500 romans, contre 11,9 par son côté ou- Jacques Ferron en contes et en 1904, Rodolphe Girard avait vu vrir la voie au romans (L’Amélanchier) impo- son Marie Calumet condamné année environ au cours des années 1950 roman spleen sent leurs griffes boulever- par l’évêque de Montréal. Des de modernité. santes, jamais déclassées. voix plus internationalistes, pace (pourtant mal reçu en En 1954, la maison L’Hexa- Jacques Godbout, à travers comme celles de Jules Fournier 1937), et Alain Grandbois (Les gone, foyer de création poé- Salut Galarneau!, offre une mé- et d’Arthur Buies, prônaient un Îles de la nuit, en 1944), fré- tique, est fondée entre autres taphore ironique du Québec et rapprochement avec la France. quentent les cimes. Grandbois par Gaston Miron, voix de Agaguk, d’Yves Thériault, ex- Ironie du sort: le meilleur ro- publiera l’année suivante les toutes les libérations. Son re- plore la troisième solitude du man du terroir, Maria Chapde- nouvelles d’Avant le chaos, sur cueil, L’Homme rapaillé, trône- peuple du Grand Nord. La mai- laine, fut pourtant écrit par un ses pérégrinations autour du ra parmi nos classiques. Clau- son Boréal voit le jour en 1963, Français, Louis Hémon, et lan- monde, faisant rêver ses com- de Gauvreau, génial créateur d’abord surtout spécialisée cé chez nous en 1916. Féconde patriotes à l’air du large. du langage exploréen, sera le dans l’histoire, puis ouverte à lignée qui, au cours des années Au cours de la Seconde versant tragique du cri de rage tous les genres, appelée à jouer 30 et 40, enfantera des œuvres Guerre mondiale, un blocus collectif. Mordecai Richler, no- un rôle déterminant pour les phares, d’Un homme et son pé- empêche les œuvres françaises tamment dans L’Apprentissage auteurs québécois. ché, de Claude-Henri Grignon, de circuler. Les maisons d’édi- de Duddy Kravitz, apporte, La question nationale politise au Survenant, de Germaine tion Le Cercle du livre de Fran- dans sa grande prose qui nos lettres. Fernand Dumont et Guèvremont, en passant par ce, Beauchemin, Fides, Vali- n’épargne guère les franco- Pierre Vadeboncœur auscultent Menaud maître-draveur, de Fé- quette profitent du nouveau phones, un point de vue d’an- notre société en mutation. Dès 1978, avec La grosse femme d’à côté est enceinte, Michel Trem- blay pousse le joual dans le cycle magique des Chroniques du Plateau-Mont-Royal et impo- se le parler populaire au roman, comme auparavant dans ses Belles-Sœurs, sans faire désor- mais scandale. Michèle Lalonde dénonce l’aliénation dans son fa- meux poème Speak White. En 1970, La Nuit de la poésie au théâtre Gesù mettra le verbe à l’honneur devant des milliers de spectateurs enthousiastes. Cité libre, au cours des années SOURCES ARCHIVES LE DEVOIR, 2001 SNOWBOUND, TQ 1984, JACQUES GRENIER LE 50, avait prêté ses pages aux an- DEVOIR, ÉLÉANOR LE GRESLEY tiduplessistes. Liberté joua ce De haut en bas et de gauche à droite, Gabrielle Roy, Claude- Henri Grignon, Gaston Miron, Anne Hébert, Nelly Arcan et Dany rôle pour les nationalistes au fil Laferrière de la décennie 60. Mainmise fut le reflet de la contre-culture au long des années fleurs et fumée, fants, lesquels préfèrent leurs rores boréales. surtout au long des années auteurs maison aux écrivains En 2000, Gil Courtemanche 1970. La parole a toujours polé- de l’extérieur. impressionne avec un roman miqué à pleines revues. La Crise d’octobre a frappé ancré dans un Rwanda de géno- Le milieu des magazines gé- dur. La mélancolie gagne plu- cide: Un dimanche à la piscine à néraux fait aussi peau neuve. sieurs écrivains, tel Jacques Kigali. Un vent d’internationalis- Tassées du pied, La Revue popu- Poulin, à la prose d’errance qui me souffle depuis la fin des an- laire, pour la famille, et La Revue ne s’est jamais tarie. Après le née 1980. Dany Laferrière, lan- moderne, destinée aux femmes. référendum de 1980, le thème cé avec Comment faire l’amour On voit naître Châtelaine en de la nation, qui avait galvanisé avec un nègre sans se fatiguer en 1960. L’Actualité ne suivra qu’en tant d’auteurs, s’effrite. L’indus- 1985, après un parcours impres- 1976, mais l’éventail des pério- trie enfante des best-sellers: Le sionnant, remporte le prix Mé- diques s’ouvrira tous azimuts. Matou, d’Yves Beauchemin, fait dicis 2009 pour L’Énigme du re- un malheur. Tout bouge et rue tour. Kim Thuy, avec Ru, et Ser- Contre-culture et dans les brancards au long des gio Kokis (Pavillon des miroirs) littérature décennies suivantes. Suzanne comptent aussi parmi les au- Le Québec des années 70 est Jacob, à travers Laura Laur, teurs ayant posé des regards ve- marqué par la contre-culture et plonge au cœur des intimes nus d’ailleurs sur le Québec Le Clitoris de la fée des étoiles, cruautés. Sylvain Trudel (Le comme sur leur terre d’enfance. de Denis Vanier, demeure em- Souffle de l’Harmattan), Louis Il est impossible aujourd’hui blématique du genre. Le colos- Hamelin (La Rage), Christian de cerner un courant précis, sal Victor-Lévy Beaulieu entre- Mistral (Vamp), puis Gaétan tant la littérature québécoise prend de donner au pays à libé- Soucy (La petite fille qui aimait sème à tous vents. Il se publie rer une mythologie. L’auteur trop les allumettes) témoignent ici 500 romans en un tour de ca- de Race de monde se révèle par d’une jeunesse blessée, sans re- lendrier, bons, pas bons, contre ailleurs être un grand bio- pères, sur les traces de Duchar- 11,9 par année environ au cours graphe, de James Joyce notam- me. Nelly Arcan s’ancre dans la de la décennie 50. Et, malgré ment. Le féminisme, à travers postmodernité avec des ro- les mutations technologiques et les voix de Nicole Brossard, mans de rage féminine, Putain, des habitudes de lecture chan- Louky Bersianik, Madeleine Folle, etc., avant de plonger geantes, le nombre d’ouvrages Gagnon, explore à la fois l’inti- dans la mort. Marie Laberge témoigne d’une vitalité littéraire me et le cri. Le magazine La enfantera des romans extrême- qui aurait fait exploser une bou- Vie en rose voit le jour en 1980. ment populaires, dont la série le de cristal de 1910 en mille La maison d’édition jeunesse Le Goût du bonheur. Monique éclats incrédules. La Courte Échelle naît en 1978 Proulx s’impose avec un ro- et offrira au Québec une re- man, Homme invisible à la fe- Le Devoir marquable littérature pour en- nêtre, des nouvelles, Les Au- LE QUÉBEC SE CONSTRUIT CULTURE CE CAHIER SPÉCIAL EST PUBLIÉ PAR LE DEVOIR Responsable JOSÉE BOILEAU NORMAND THÉRIAULT

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2050, rue de Bleury, 9e étage, Montréal (Québec) H3A 3M9. Tél.: (514) 985-3333 [email protected] LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 G 5 100 ANS DU DEVOIR

1913 Théâtre yiddish 1921 Société canadienne d’opérette. Mgr Paul Bruchési «s’enflamme» 1929 Théâtre Granada à Sherbrooke. Théâtre Outremont à Montréal 1930 Théâtre Stella 1937 Les Compagnons de Saint-Laurent 1938 Les Fridolinades 1943 L’Équipe 1947 Bien-être 1948 Tit-Coq 1948 Rideau Vert 1953 Zone, de Marcel Dubé. La Roulotte 1954 Les Apprentis-Sorciers 1957 L’Estoc 1957 Grands Ballets canadiens 1958 La Comédie canadienne 1959 L’Egrégore 1960 L’École nationale de théâtre 1962 Les Saltimbanques 1964 La Nouvelle Compagnie théâtrale 1965 Le Centre d’essai des auteurs dramatiques. Le Théâtre de Quat’Sous 1969 Le Grand Cirque ordinaire 1971 Le Trident 1982 La la la Human Steps 1984 Le Cirque du Soleil

De la scène à la danse 100 ans de scène à toutes les sauces Du désert planifié par les curés jusqu’à la délirante abondance d’aujourd’hui

Depuis le 10 janvier 1910 pour une fois, l’influence d’un celui aussi du Grand Cirque or- curé — le fameux père Legault, dinaire et de la création collecti- jusqu’à hier soir encore, les bien sûr — se fait sentir de façon ve, puis, tout d’un coup dès le planches auront souvent été positive avec Les Compagnons tournant des années 1970, de la le théâtre de nos plus de Saint-Laurent, dont sortiront «nouvelle» danse déjà. Mais on grandes tragicomédies collec- la majorité de ceux et celles qui passe trop rapidement sur les ont jeté les bases du théâtre ici. montagnes qu’ont dû gravir les tives; Le Devoir en a presque Déjà, on est au tournant des , Jean-Louis Roux, toujours été. Cent ans de années 1950 et tout va bientôt Yvette Brind’amour, Paul Buis- théâtre, danse, cirque et éclater. Coup sur coup vien- sonneau, Jean-Claude Germain, autres types d’occupation du dront la naissance du Rideau Fernand Nault et tous ceux qui Vert, de l’Équipe, de l’Égrégore les ont suivis. En danse, par territoire vital caché derrière et du TNM, et bientôt les textes exemple, l’impact de cette véri- le rideau des apparences… majeurs de Marcel Dubé: Zone table explosion est majeur. Si en 1953, Un simple soldat en Les Grands Ballets canadiens MICHEL BÉLAIR 1957… Tout à coup, collective- passent de Gisèle à Tommy en ment, on se découvre des com- 10 ans — le premier numéro de l n’y a pas de hasard: c’est sur Mainmise, de I la scène du Monument-Natio- Au cours des cinquante dernières Jean Basile, nal qu’Henri Bourassa livra servait de pro- quelques-uns de ses discours les années, nos lecteurs auront vu prendre gramme au plus enflammés. Entre autres sur ballet créé, en notre souveraineté religieuse, po- forme tout un territoire imaginaire 1970, sur la litique — face à l’Angleterre — et bien concret, caché derrière le rideau musique des culturelle — par rapport à l’entité Who — nos toute neuve qu’était encore le Ca- des apparences… jeunes choré- nada. Bien sûr, la «culture» que graphes, Gi- souhaite voir affirmée partout le nette Laurin, fondateur du Devoir au début du pagnies de théâtre, des auteurs, Édouard Lock, Marie Choui- XXe siècle, c’est celle de la des comédiens, des metteurs en nard, James Kudelka et tous les langue, de l’histoire, de l’école et scène, des animateurs et même autres, contribuent depuis long- de la foi du «Canada français» une dramaturgie signifiante qui temps à redéfinir ce qu’est au- d’alors. À la fois un territoire et parle aux gens d’ici des pro- jourd’hui la danse moderne. un état d’esprit qui se fera FESTIVAL TRANSAMÉRIQUES blèmes d’ici… La lumière au Au fil des années et des Wajdi Mouawad, dont on voit ici une scène d’Incendies, a donné à la scène québécoise une presque «triomphant» quelques dimension internationale; il a pu le faire grâce à Tremblay, Brassard, Marleau, Robert Lepage et bout du tunnel! plumes qui se sont succédé ici, décennies plus tard, on le sait. tous les autres avec lesquels il se place en filiation directe. Le Devoir a témoigné du travail Mais c’est aussi un pays de Un monde nouveau des bâtisseurs, des «nouveaux petites gens soumis aux diktats à raconter pionniers», de ceux qui redéfi- des «monseigneurs», curés et À la fin des années 1950, la nissent constamment leur disci- bonnes sœurs en tous genres. scène montréalaise présentait pline. On a souligné dans nos Chez ces gens à l’uniforme presque le visage d’une métro- pages la naissance de compa- presque uniformément noir et pole à la vie culturelle diversi- gnies de plus en plus nom- blanc, on ne doit jouer, chanter fiée. avait breuses, la création d’écoles de ou lire que ce qui célèbre la fondé Les Grands Ballets cana- formation — l’École nationale de gloire de Dieu. Et, à quelques diens en 1957 et les compa- théâtre a 50 ans en novembre — très rares exceptions près chez gnies de théâtre allaient se la construction de salles de spec- ces gens-là, la scène, le mettre à pousser comme des tacles par dizaines, l’apparition «théatttre», pire la danse!… on champignons avec l’arrivée des de disciplines comme le cirque n’aime pas. Pas du tout. Vade re- années 60. Le Devoir s’intéres- et la création de secteurs tout tro! On se rappellera que nos sait désormais beaucoup plus à neufs comme la performance, le curés ont forcé Sarah Bern- ce qui se passait sur nos théâtre pour ados et pour la peti- hardt à jouer ici devant des scènes, mais cela ne devint vrai- te enfance. On a suivi l’arrivée de salles ouvertement hostiles… ment évident qu’avec l’arrivée grands festivals comme le FIND, de Jean Basile, qui, dès 1964, le FTA, Coups de théâtre et Pe- Rites de passage orchestra au journal une cou- tits bonheurs. On a aussi décorti- Les choses ne s’arrangent BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA verture systématique de tout le qué le triomphe planétaire du d’ailleurs pas tout de suite, loin Gratien Gélinas triomphe en secteur. Il était temps: les murs Cirque du Soleil, qui a su donner de là. Durant tout l’entre-deux- 1948 avec Tit-Coq. s’écroulaient de toutes parts et une forme neuve à un art ances- guerres, de 1920 à 1940, on est plus rien n’était pareil! Le Cana- tral et créé ici des vocations qui bien loin d’une quelconque af- sur nos yeux à tous va bientôt da français était devenu le Qué- ont fait naître par ricochet le firmation de la culture canadien- tomber de lui-même. bec et il y avait déjà un nouveau Cirque Éloize, Les Sept Doigts ne-française sur nos rares Comme par hasard, la scène monde à raconter. de la main et la Tohu. scènes importantes. Quand on va jouer un rôle important dans Ce qui s’est passé ici sur nos En cent ans, et surtout au regarde de ce côté avec nos le «soulèvement», et de cela Le scènes depuis — d’abord l’explo- cours des cinquante dernières yeux du XXIe siècle, tout semble Devoir a témoigné aussi. Dès le sion tous azimuts entre 1960 et années, nos lecteurs auront lit- d’abord guindé, faux, pincé, début de la guerre, avec ses Fri- 1980, mais aussi, par étapes suc- téralement vu prendre forme, pour ne pas dire figé ou «po- dolinades, Gratien Gélinas cessives, les redéfinitions systé- se diversifier puis s’épanouir, gné»: quelques concerts à JACQUES GRENIER LE DEVOIR connaît beaucoup de succès, matiques de 1980 à 2010 — tient pièce par pièce, tout un milieu, Montréal et à Québec, le tout Les chorégraphies d’Édouard Lock contribuent depuis longtemps mais c’est en 1948 qu’il triom- de l’exponentiel. Tellement qu’il tout un territoire imaginaire à redéfinir ce qu’est aujourd’hui la danse moderne saupoudré de très très rares vi- phera littéralement avec Tit-Coq, est illusoire de penser en dres- bien concret, caché derrière le sites de compagnies étrangères. qu’il crée au Monument-National ser une liste qui se respecte. rideau des apparences… Le journal témoigne de cette les grandes capitales. Et puis soudain, tout s’arrê- et qu’il jouera partout à travers Bien sûr, il y a l’impact capital sécheresse et de l’indifférence Par contre, heureusement, te ou presque, parce qu’il y a l’Amérique, en anglais plus de la création des Belles-Sœurs, Le Devoir généralisée qui la caractérise. la scène populaire se fait rapi- la guerre. Encore la guerre. qu’en français. Même dans les de Michel Tremblay, en 1968, L’agenda mondain signale des dement canaille, cabaretière et D’abord la guerre. Et tout le journaux, il est devenu difficile spectacles de fin d’année, des burlesque comme chez nos monde en a ras-le-bol. Et de ne pas s’intéresser sérieuse- classiques édifiants mis en scène voisins du Sud: Montréal de- quand la boucherie s’achève, ment au théâtre. Des têtes cher- par des curés. On peut aussi y viendra même une ville per- le vide crée une espèce de cheuses s’affirment, des noms lire des entrefilets sur le passage due. Malgré les invectives de tourbillon qui emportera tout: surgissent (Pierre Dagenais, de compagnies prestigieuses, la l’armée noire des gens de robe même le bandeau noir plaqué Henri Deyglun, Fred Barry) et, plupart du temps britanniques — qui parlaient alors de dé- ou américaines: des grands ballet chéance morale et d’affaiblis- classiques, des Shakespeare en sement de la race — nos pre- anglais, des pièces à succès arri- mières troupes de tournée vant de New York ou de Londres, vont même prendre le chemin beaucoup plus rarement de Paris des régions. C’est ainsi que, à — trop résolument anticlérical. compter de 1921, la pièce ra- est la capitale financiè- contant l’histoire d’Aurore l’en- re du Dominion of Canada… fant martyre sera jouée plus de mais fait à peine partie du circuit 6000 fois à travers tout le Qué- nord-américain des spectacles bec, avant d’être plus tard por- haut de gamme tournant dans tée au cinéma… G 6 LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 CULTURE

1910 Compagnie d’opéra de Montréal 1921 Société canadienne d’opérette 1930 Montreal Orchestra à l’Orpheum 1934 Concerts symphoniques de Montréal 1937 Igor Stravinski à l’Audito- rium du Plateau 1939 Festivals de Montréal 1942 Opera Guild 1943 Conservatoire de musique 1947 Symphonie féminine de Montréal au Carnegie Hall 1949 Jeunesses musicales du Canada 1954 L’Heure du concert 1956 Concerts Couperin 1957 au Covent Garden 1962 Ensemble Tudor 1963 Place des Arts 1966 Société de musique contemporaine du Québec 1970 Orchestre mondial des Jeunesses musicales 1974 Orchestre de chambre de Montréal. L’Ensemble Cantabile 1977 Orchestre des jeunes du Québec 1977 Charles Dutoit à l’OSM 1983 I Musici

La naissance d’un savoir-faire en musique Le Prix d’Europe consacre en 1915 Wilfrid Pelletier Après Papineau-Couture, les Tremblay, Garand, Vivier...

Il y eut les voix, celle d’Albani entre autres. Puis un or- chestre, celui de Québec en 1902. Une grande salle: la Place des Arts en 1963. Et beaucoup de musiciens, de chefs ou de compositeurs. Il est loin le temps où les compagnies itiné- rantes animaient à elles seules le paysage musical québécois.

CHRISTOPHE HUSS nommé Compagnie d’opéra de Montréal, puis Montreal Musi- erveilleux raccourci: en cal Society, ne vécut que trois M 1910, un peu au nord de ans. Outre les soucis finan- la rue Sainte-Catherine, l’Aca- ciers, on donnera une idée de démie de musique, un théâtre certaines contraintes de de 2100 places qui avait vu Ca- l’époque en citant Gilles Potvin lixa Lavallée diriger Jeanne — le grand journaliste musical d’Arc, de Gounod, et Emma Al- du Devoir de 1961 à 1985 — bani chanter La Traviata, a dans l’Encyclopédie de la mu- été détruite pour laisser place sique canadienne: «En décembre à un grand magasin qui de- 1910, la troupe se rendit à Qué- viendra le Centre Eaton. Un bec […] mais apprit à son arri- siècle plus tard, un peu plus à vée que l’évêque avait interdit l’est, s’élève un nouveau aux fidèles d’assister aux spec- temple de la musique. tacles sous peine de péché. Les li- L’image vaut ce qu’elle vaut, vrets furent aussitôt soumis pour mais de la même manière se approbation et l’interdit levé, sont édifiées au Québec une sauf pour Manon et Thaïs, de vie et une éducation musi- Massenet.» cales professionnalisées et L’opéra avant l’OdM fut sur- structurées, avec tout le fait de des organisations troupes itiné- fortes et stables. rantes: la Charley Cette autonomie, Opera Company, ce savoir-faire et de La Nouvelle-Or- LOUISE LEMIEUX ARCHIVES LE DEVOIR cette stabilité n’al- léans, ou la Quin- Les années suivant l’Expo 67 seront celles amenant la reconnaissance internationale du Québec comme une terre musicale fertile. laient pas de soi il lan English Opera L’OSM et Charles Dutoit en ont été, de 1977 à 2002, les porte-étendards. y a cent ans. Company, qui présenta en 1914 Prenons l’Opéra de Mont- la tétralogie de Wagner. En réal. Quoi de plus logique que 1911, le Metropolitan Opera de Bourgeonnements le Ladies’ Morning Musical la présence d’une compagnie New York était venu avec Aïda symphoniques Club, fondé en 1892. Autre or- d’opéra dans une métropole? (dirigé par Toscanini), Madame Des organismes musicaux ganisme antérieur au Devoir, Or notre Opéra de Montréal Butterfly, Tannhäuser et Faust. nés dans la seconde moitié du l’Orchestre symphonique de (OdM) n’a «que» trente ans. Il reviendra entre 1941 et 1945 XIXe siècle, nous connaissons Québec (OSQ), créé en octobre L’organisme créé en 1910 et dé- au Théâtre Saint-Denis. aujourd’hui encore à Montréal 1902. L’OSQ se nommera Socié- té symphonique de Québec avant de retrouver, en 1942, sa dénomination d’origine, après avoir fusionné avec l’éphémère Cercle philharmonique de Qué- bec (1935-1942). L’OSQ devien- dra un ensemble permanent et professionnel en 1960. Il se pro- duit au Grand Théâtre depuis 1971 et ses chefs embléma- tiques se nomment Pierre Der- vaux, James de Priest et Yoav Talmi (1998-2011). À Montréal, l’histoire est plus chaotique. Un orchestre bâti en 1898 par le violoniste Joseph- Jean Goulet, sur le modèle des Concerts Colonne à Paris, péri- clite en 1919. Plusieurs or- chestres émergent alors dans les années 1920 (même la sta- tion de radio CKAC aura un or- ARCHIVES LE DEVOIR chestre symphonique!), mais la Wilfrid Pelletier (à droite) est le premier directeur musical de crise économique passera par l’OSM. Il a partagé avec Zubin Mehta (à gauche) le concert là. Après la tentative d’un Mon- inaugural de la Place des Arts, le 21 septembre 1963. Jean treal Orchestra anglophone Drapeau les accompagne. (Holst y dirigera ses Planètes en 1932) et d’un Orchestre phil- 1961 une impulsion majeure, en douze présences de Rachmani- harmonique de Montréal, c’est organisant une «Semaine inter- nov à Montréal entre 1919 et la naissance de la Société des nationale de musique actuelle». 1939. Prokofiev joue à Montréal concerts symphoniques de Le Vivier, organisme nommé en et Québec en 1920. L’organiste Montréal en 1934 qui sera la hommage à Claude Vivier Marcel Dupré présente une inté- bonne (la dénomination OSM (1948-1983) et regroupant 22 or- grale Bach en 1923. ne sera entérinée qu’en 1953). ganismes du domaine des mu- Igor Stravinski joue ses Le premier concert est donné siques nouvelles à Montréal, fê- œuvres en 1937 à l’Auditorium le 14 janvier 1935 sous la direc- tera en 2011 le cinquantenaire du Plateau. Le Plateau est un tion de Rosario Bourdon, avec de cet acte initiateur du bouillon- véritable temple musical qui a en soliste Léo-Pol Morin, second nement créatif québécois. vu défiler Horowitz, Giese- lauréat du Prix d’Europe, en Le terme «ébullition» s’ap- king, Kempff, Munch, Mon- 1912. Le Prix d’Europe, centenai- plique tout autant au milieu de teux, Klemperer et bien re l’an prochain, avait consacrée la musique ancienne et ba- d’autres légendes. en 1915 Wilfrid Pelle- roque, dont Montréal Les années soixante seront tier, premier directeur Ces cent est la capitale nord- une décennie-phare, avec la musical de l’OSM américaine. Le Studio première tournée de l’OSM, vingt ans plus tard années ont de musique ancienne qui monte en puissance sous la (1935-1941). Cher- de Montréal est fondé houlette de Zubin Mehta; la for- chant à ouvrir l’or- été celles de en 1974. L’Ensemble te présence de la musique clas- chestre aux meilleurs l’émancipation Arion suit en 1981. À sique à la radio et la télévision, musiciens d’ici, Pelle- Québec, le Trio Nou- développée depuis 1955 par tier se bat alors pour la musicale du velle-France se forme Françoys Bernier; la création création d’un Conser- en 1977 et les Violons du Centre d’arts Orford par vatoire de musique du Québec du Roy naissent en Gilles Lefebvre et les visites Québec, qui voit le 1984. Se sont ajoutées, plus prestigieuses les unes que jour en 1943. Il est for- depuis, Les Boréades, les autres générées par le Festi- mé, aujourd’hui, d’un réseau de les Idées heureuses et plusieurs val mondial d’Expo 67. sept établissements. autres formations. Les années suivantes seront Pelletier partage avec Zubin celles, bien connues, amenant la Mehta le concert inaugural de la Terre d’accueil et reconnaissance internationale Place des Arts, le 21 septembre d’émancipation du Québec comme une terre 1963. La salle prendra son nom Montréal et Québec ont ac- musicale fertile. L’OSM et trois ans plus tard. Lors de ce cueilli les plus grands musiciens Charles Dutoit en ont été, de concert, Pelletier dirige une du siècle. «Le salut du Canada 1977 à 2002, les porte-éten- œuvre de Jean Papineau-Coutu- français à la France héroïque, dards. De nouveaux orchestres re (1916-2000), fondateur, en musicale, artistique», écrit Le — le Métropolitain notamment, 1954, de la Société de musique Devoir en janvier 1919, au lende- en 1980 — et ensembles se sont canadienne et professeur de main d’un concert de l’Or- créés et de nouvelles voix trois compositeurs québécois chestre du Conservatoire de Pa- — Marie-Nicole Lemieux, Kari- importants: Jacques Hétu, An- ris dirigé par André Messager na Gauvin, Jean-François La- dré Prévost et Gilles Tremblay. devant 4000 personnes. C’est à pointe — ont succédé à Emma La reconnaissance d’une créa- Montréal, le 12 octobre 1931, Albani, Raoul Jobin, Joseph tion musicale québécoise est le que Rachmaninov crée ses Va- Rouleau, Richard Verreau et An- fruit de nombreuses énergies. riations Corelli. Dans leur Chro- dré Turp. Serge Garant s’y est illustré, nique musicale du Québec (1535- Ces cent années ont été mais c’est Pierre Mercure 2004), parue chez Septentrion, celles de l’émancipation musi- (1927-1966), élève de Claude Marie-Thérèse Lefebvre et Jean- cale du Québec. Champagne, qui donna en août Pierre Pinson comptabilisent LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 G 7 100 ANS DU DEVOIR

1922 CKAC 1936 Radio-Canada 1938 La Pension Velder 1939 Un homme et son péché 1941 Service national des nouvelles de Radio-Canada 1950 Séraphin 1952 CBFT. Le Canadien en ondes. La Petite Aurore, l’enfant martyre 1953 La Famille Plouffe 1954 Le Survenant 1955 Cap-aux-sorciers 1956 Les Belles Histoires des pays d’en haut. Point de mire. La Boîte à sur- prises 1957 Il était une chaise 1960 Festival international du film 1961 Télé-Métropole 1963 À tout prendre 1964 Le Chat dans le sac 1965 La Vie heureuse de Léopold Z 1966 Télévision en couleur 1968 Radio-Québec 1968 Les Voitures d’eau 1971 Mon oncle Antoine 1973 Réjeanne Padovani 1974 Les Ordres 1977 Coop Vidéo 1986 Quatre Saisons 1988 TV5 Québec-Canada

Des ondes aux pixels «Quelle Québécoise ne se reconnaîtrait pas dans le personnage qu’interprète si magnifiquement Geneviève Bujold?» Le cardinal Léger récitait en 1950 Le Chapelet en famille

Le cinéma et la radio nais- risera longtemps la télévision En 1952, le Québec pleure les prix d’interprétation», rapporte sent à peu près en même de Radio-Canada. D’emblée, malheurs de La Petite Aurore, l’envoyé spécial du Devoir, Ro- temps, et la télévision, l’information y joue aussi un l’enfant martyre dans des salles bert Guy Scully. Quelque trois rôle capital. À la barre de son combles. Moins de vingt ans plus décennies plus tard, Marie-Jo- quelques décennies plus Téléjournal de 1970 à 1998, tard, autres temps, autres sée Croze et Marc-André Gron- tard. Au fil des ans, Le Bernard Derome en est long- mœurs: Valérie se dénude, Jean- din les suivront, l’œil ouvert sur Devoir, à peine plus jeune temps l’incarnation. Claude Lord parle d’amour avec le monde, des prix plein les que les deux premiers, a sui- la langue acérée de Michel mains. La concurrence Tremblay, en 1974, Jean Lapoin- Deux beaux films et puis s’en vi leurs parcours parallèles, Mais bientôt la concurrence te et Hélène Loiselle brillent dans vont: Jean-Claude Lauzon meurt leurs soubresauts et leurs se profile, alors qu’est fondée Les Ordres, de Michel Brault, et bien trop tôt. Son contemporain états d’âme. en 1961 Télé-Métropole, rapide- en 1977 Yves Simoneau part quant à lui ment connue sous le surnom rentre de Cannes avec le prix chercher fortune à Hollywood, FRANÇOIS LÉVESQUE de «canal 10». Chaîne populai- d’interprétation pour son rôle où il réussit brillamment, avant re, qui promeut ses vedettes dans J. A. Martin, photographe. de rentrer chez lui. Gouailleur, bjet de luxe, le poste de ra- maison, Télé-Métropole trônera À la même époque, dans le tendre révolté, Pierre Falardeau O dio ne se retrouve que rapidement au sommet des luxe de la sélecte île des Sœurs, s’en est allé. dans très peu de foyers québé- cotes d’écoute. L’année 2010 David Cronenberg tourne son Aujourd’hui, les subventions cois quand, le 2 octobre 1922, marque le début des célébra- premier long métrage, Shivers: ne suffisent pas devant l’effer- Jacques-Narcisse Cartier, un tions du 50e anniversaire de la les frissons de l’angoisse. En vescence créatrice: Robin Au- nom prédestiné s’il en est, fon- chaîne. Le réseau TVA, de son même temps que son triomphe bert, Louis Bélanger, Charles de à Montréal la première sta- nom actuel, est le premier à français chez Resnais, De Bro- Binamé, Manon Briand, Lyne tion de radio francophone en nommer une femme, Sophie ca et Malle, Geneviève Bujold Charlebois, Denis Côté, Denis Amérique du Nord: CKAC. Thibault, au prestigieux poste nage Entre la mer et l’eau douce Chouinard, Xavier Dolan, Ber- Dès janvier 1925, on peut de chef d’antenne du bulletin avant d’incarner Élisabeth, l’hé- nard Émond, Philippe Falar- écouter en direct un match des de fin de soirée. roïne tragique de Kamouraska, deau, Yves-Christian Fournier, Canadiens. Pendant plusieurs En 1968, c’est la naissance de «[...] femme assoiffée de liberté Émile Gaudreault, Julie Hivon, années, CKAC occupe un rôle- Radio-Québec (devenue Télé- TQ que tout contribue à étouffer. Francis Leclerc, Jean-Pierre Le- clé dans la vie socioculturelle Québec en 1996). La chaîne se Passe-Partout était une des émission-phares de Radio-Québec. Quelle Québécoise ne se recon- febvre, Catherine Martin, Ro- de la province: Roger Baulu «in- retrouve plus souvent qu’à son naîtrait pas dans le personnage bert Morin, Yves Pelletier, Be- terprète» l’actualité, Gratien Gé- tour à l’avant-garde avec des ville) en passant par un apparent tion de la colonisation de l’Abiti- qu’interprète si magnifiquement noît Pilon, Podz, Léa Pool, Ri- linas et Ovila Légaré égayent la émissions-phares telles Passe- besoin de revenir fréquemment bi, la production cinématogra- Geneviève Bujold?», demande cardo Trogi, Denis Villeneuve... Grande Dépression, on livre Partout et Droit de parole, l’une aux sources (Le Temps d’une phique québécoise demeure alors dans nos pages Pierre Val- Sur la planète Cinéma, une quotidiennement les bulletins des premières plateformes ci- paix, Les Filles de Caleb, Nos marginale jusqu’à la fondation lières. nouvelle génération de ci- de nouvelles pendant les jours toyennes en télévision au Qué- étés), les préoccupations d’une de l’Office national du film Plus tard, Carole Laure chan- néastes d’ici apprivoise les pro- sombres de la Deuxième Guer- bec. À la table de Parler pour nation imprègnent ses «pro- (ONF) en 1939, et ce, malgré te et danse La Mort d’un bûche- jecteurs, car parfois la planète re mondiale et, en 1950, le car- parler ou à l’écriture d’Avec un grammes» favoris. plusieurs tentatives au temps ron, de Gilles Carle, sur la Croi- Cinéma tourne dans une ga- dinal Léger récite Le Chapelet grand A, Janette Bertrand abor- du muet. Son mandat propa- sette. «La jeune vedette a été en- laxie près de chez nous. en famille. C’est également à de tous les tabous. Au milieu Le cinéma gandiste rempli une fois la tourée dès sa sortie du palais par CKAC qu’on fera lecture, des des années 1990, Pignon sur En parallèle à l’implantation de guerre terminée, l’ONF se dé- la foule qui lui décernait déjà le Collaborateur du Devoir années plus tard, du manifeste rue donne un avant-goût de chaînes de radio et de télévision, veloppe et, en 1952, Norman du FLQ en octobre 1970. l’ère de la télé-réalité. le septième art tel que lancé par McLaren reçoit l’Oscar pour Créée dans le sillage de la 1986: fondation de TQS, une les frères Lumière en 1895 susci- Neighbours, le premier d’une commission Aird, la Société Ra- chaîne qui se voulait ouverte à te, au Québec comme dans le longue série pour le studio dio-Canada voit le jour en 1936 bien des expérimentations reste du monde, une vive popula- d’animation de l’ONF. et, rapidement, se taille la part — les journalistes-caméramans, rité. En 1906, Léo-Ernest Ouimet L’ONF servira d’école et de du lion dans le paysage radio- par exemple, ou les enquêtes ouvre son Ouimetoscope, la pre- terrain de jeu à quantité de ci- phonique québécois, lançant ici qui frappent avec les différentes mière salle de cinéma digne de néastes importants, dont les re- à peu près toutes les innova- séries de l’émission Caméra. ce nom à Montréal. Cinéaste grettés Gilles Groulx, Claude tions qui marquent les médias. Mais l’impertinent mouton noir dans l’âme, Ouimet met en scè- Jutra et Pierre Perrault. Comp- En 1939, la chaîne d’État lan- croule sous les dettes et connaît ne sa famille dans des courts tant également parmi les en- ce un feuilleton radiophonique maints changements de pro- métrages prisés du public. En of- fants disparus de l’ONF, Gilles qui durera 23 ans: Un homme et priétaires. Jean-Luc Mongrain y frant des projections le di- Carle, qui y débute avec La Vie son péché, d’après l’œuvre de devient une star. Depuis son ac- manche, il s’attire l’ire du clergé, heureuse de Leopold Z, repré- Claude-Henri Grignon. Le suc- quisition par Remstar, le réseau mais il persiste. sente régulièrement le Québec cès de l’émission est tel qu’on renaît. V comme vivant? L’Église ne manquera à Cannes, où on l’invite en sept la diffuse toujours au moment À ce jour, et bien qu’on la réfu- d’ailleurs pas de dénoncer les occasions. Jean-Claude La- où le bras télévisuel de la So- te sans grande conviction, il sub- salles obscures avec une véhé- brecque, Michel Brault, Anne- ciété Radio-Canada se fend siste entre les deux premières mence renouvelée quand, le 9 Claire Poirier, eux, tournent d’une incarnation filmée: Les chaînes, SRC et TVA, une rivali- janvier 1927, 78 enfants périssent toujours. Deux distinctions can- Belles Histoires des pays d’en té certaine. Avec leurs minisé- tragiquement dans l’incendie du noises et un Oscar plus tard, haut, en 1956. ries et téléromans respectifs, Laurier Palace, dans le quartier Denys Arcand aussi. À cette époque, il y a déjà l’une comme l’autre documen- Hochelaga-Maisonneuve. quatre ans que la télévision de tent, a posteriori, l’air du temps Bien qu’il convienne de si- Des succès Radio-Canada a vu le jour. Tout et les mœurs de chaque époque. gnaler le travail de l’abbé Mau- Le cinéma québécois verra le Québec se ralliera autour De l’importance de la cellule fa- rice Proulx pour sa documenta- naître des succès grand public. d’émissions aussi diversifiées miliale (La Famille Plouffe, Quel- que Le Survenant, La Soirée du le famille!, Peau de banane, L’Hé- hockey ou Pépinot et Capucine, ritage) à l’émancipation par la qui ouvrira la voie à l’importan- vie en appartement (Moi et te section jeunesse qui caracté- l’autre, Chop Suey, Chambre en G 8 LE DEVOIR, LES SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 NOVEMBRE 2010 CULTURE

1922 Ozias Leduc à Sherbrooke 1922 Alfred Laliberté à l’École des beaux-arts de Montréal 1935 Premier prix à Paris pour Alfred Pellan 1939 Société d’art contemporain 1940 Galerie Do- minion 1941 Les Indépendants 1943 Les Sagittaires à la Galerie Dominion 1946 Les Automatistes 1948 Refus global et Prisme d’yeux 1950 Galerie Agnès-Lefort 1951 Centre d’arts d’Orford 1953 Paul-Émile Borduas aux États-Unis. Place des Artistes 1954 La Matière chante 1955 Espace 55. Galerie L’Actuelle. Manifeste des plasticiens 1957 Galerie Denyse-Delrue à Montréal 1961 Rétrospective Borduas à Amsterdam 1962 25 ans de peinture au Canada français à Spolète 1963 Galerie du siècle à Montréal 1975 Québec 75

ARTS PLASTIQUES Au début, il y avait le paysage...... puis du passé il fut fait table rase

Pour plusieurs, l’automatisme du Refus glo- bal et de son chef de file, Paul-Émile Bor- duas, reste le repère historique le plus im- portant du développement des arts visuels au Québec. Il permet d’examiner, en amont, la mise en place progressive d’une modernité culturelle dont le mouvement se voudra l’ex- pression aboutie. Après lui, un éclatement tous azimuts donnera d’autres couleurs au désir d’internationalisation. MARIE-ÈVE CHARRON

ans les années 1910, une bonne part de la Dproduction artistique en peinture au Québec se consacrait à la représentation du territoire na- tional, tendance découlant de la création de l’État canadien. Cette pratique, chez Clarence Gagnon, Marc-Aurèle Fortin et Maurice Cullen, sera entre autres transformée au contact de l’impressionnis- me français. Malgré le caractère novateur de la touche, l’importance attribuée au sujet peint, à la ruralité et aux paysages québécois ralentit l’ou- verture à la modernité et tient plutôt lieu d’acadé- misme national, le régionalisme, idéologie soute- nue par les élites clérico-nationales. Le Québec est encore réfractaire à la peinture d’avant-garde développée en Europe. Le prou- vent les virulentes réactions suscitées par une exposition de facture fauve, inspirée de Matisse, du peintre John Lyman, en 1913, qui fut qualifié de «barbouilleur». Devant cette frilosité ambian- te, Lyman préférera l’exil en France. La résis- tance au régionalisme conservateur s’exprime- ra plutôt au sein de la revue Le Nigog, qui réuni- ra un groupe d’intellectuels Il reste et d’artistes en 1918 véhicu- lant un certain désir d’ouver- encore à ture internationale en ap- puyant les peintres Ozias Le- faire pour duc et Adrien Hébert. Le pre- que les arts mier empruntait au symbolis- me et à l’art nouveau; le se- COLLECTION MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN DE MONTRÉAL ©SUCCESSION PAUL-ÉMILE BORDUAS/SODRAC (2010) visuels soient cond représentait des thèmes Paul-Émile Borduas, Sans titre, 1942, gouache sur papier, 152 x 198,5 cm. urbains et industriels. reconnus Comme l’a exposé dans ses travaux Esther Trépanier, his- cole du meuble, où il enseignait depuis 1937, et plus général en faveur de la démocratisation de dans la torienne de l’art et actuelle di- part à New York en 1953. D’autres, comme Rio- la culture; l’art se rapproche des gens et sort rectrice du Musée national pelle, choisissent l’exil à Paris. dans l’espace public, comme le montrent la société des beaux-arts du Québec, L’automatisme s’implante néanmoins au Qué- sculpture des années 1960 ou les projets d’inté- québécoise l’apport de la communauté de bec. Lors de l’exposition La Matière chante en gration de l’art à l’architecture, par exemple dans peintres juifs, dont Louis 1954, deux participants sont les auteurs d’un le métro, avec Marcelle Ferron et Jean-Paul et aussi Muhlstock, est considérable canular qui révélera la sclérose du mouvement. Mousseau. L’événement Corridart, déployé rue dans cette intégration des Il est temps de passer à autre chose, avancera Sherbrooke en 1976, en est une autre expres- à l’étranger thèmes de l’urbanité à l’art. alors Rodolphe de Repentigny, critique d’art à sion, mais sa censure par les autorités munici- Dans les années 1930, le Qué- La Presse, qui cosignera d’ailleurs le Manifeste pales témoignera d’une résistance à la nouveauté bec, explique aussi Mme Trépanier, se livre à un des plasticiens, publié en 1955. Rejetant la factu- encore à l’œuvre dans la société. «rattrapage culturel». La Société d’art contempo- re lyrique des automatistes, ces peintres optent Un autre coup de barre survient en 1975 avec rain, créée en 1939 par John Lyman, en sera l’un pour l’objectivité des éléments plastiques avec la création de la revue Parachute et l’exposition des plus importants moteurs. S’y développe ce des aplats de couleurs froidement découpés. Québec 75 au Musée d’art contemporain, pilotée qu’on appelait alors «l’art vivant», auquel contri- Les plasticiens de la deuxième génération, Gui- par Normand Thériault, qui préconisent une in- bua notamment Marian Scott par des représenta- do Molinari et Claude Tousignant, donneront à ternationalisation de l’art, reléguant au second tions géométrisantes de la ville. Le Québec allait ce mouvement tout son prestige. Tandis que plan la question de l’identité québécoise introdui- s’ouvrir à la peinture non figurative. des factions postautomatistes s’af- te par Lemoyne — laquelle du reste firment en parallèle, à travers les est pratiquement absente des débats Projections libérantes œuvres de Rita Letendre et de aujourd’hui. L’émergence de la peinture abstraite survient Lise Gervais par exemple, les Au cours des années 1980, dans dans les années 1940 avec l’introduction de la plasticiens sont accueillis dans le giron des centres d’artistes au- pensée surréaliste, qui sera toutefois portée des expositions au-delà des fron- togérés — véritable vivier de la par deux voix différentes, celles d’Alfred Pellan tières du Québec. création, dont les premiers ont vu et de Paul-Émile Borduas. Revenu de Paris en le jour en 1972 et par lesquels les 1940, Pellan expose une quarantaine de ta- Éclatement du modernisme différentes régions du Québec participent de PATRICK ALTMAN, MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS DU bleaux figuratifs de facture cubiste et surréalis- Le rejet de la peinture abstraite, toutes allé- plus en plus à la scène artistique — et au sein QUÉBEC te qui ne passeront pas inaperçus. Il signe en geances confondues, survient en 1964, sur fond d’événements comme Les Cent Jours d’art Alfred Pellan, Quatre Femmes, 1944 - 1947, huile sur toile, 208,4 x 167,8 cm, 1948 le manifeste Prisme d’yeux rédigé par bien sûr de Révolution tranquille. Serge Lemoy- contemporain (maintenant la Biennale de Collection Musée d’art contemporain de Jacques de Tonnancour, tenant lui aussi d’un ne en est le principal instigateur à travers la créa- Montréal) et le Mois de la photo, les pratiques Montréal surréalisme figuratif, mais cette tendance sera tion d’une galerie, Le Bar des arts, d’un groupe, se diversifient encore avec la vidéo, la photo- éclipsée par le Refus Global qu’a lancé la même le Nouvel Âge, et d’un événement, la Semaine A. graphie, la performance et les installations de année Paul-Émile Borduas. Serge Lemoyne et sa troupe désacralisent l’art tout acabit. S’y expriment des mythologies per- Plus radical dans son désir de faire table rase en décloisonnant les disciplines par des événe- sonnelles (à travers le thème du corps, notam- néral, coexistent plusieurs tendances, parmi du passé, le manifeste arrive après les fameuses ments où s’allient improvisation et esprit dada. ment) qui, dans les années 1990 et encore lesquelles certains voient un retour en force de gouaches de 1942, point tournant à partir du- Dans cette foulée foisonnent des œuvres à l’ico- maintenant, seront le lieu d’affirmation de cul- l’objet et de la matière. quel Borduas liquide la figuration dans ses nographie pop ou qui font appel aux technologies tures métissées et migrantes. Le présent survol n’est que le récit partiel, toiles au profit du geste et des manifestations de récentes stimulant un art cinétique, d’environne- On assiste dans les années 2000 à une redéfi- qu’un des récits possibles, des aspirations et af- l’inconscient. Le tableau Sous le vent de l’île, de ment et de participation. De ces projets transpire nition de l’art dans l’espace public et à d’autres firmations multiples qui animent les arts visuels 1947, donnera son nom au mouvement, l’auto- la préoccupation des artistes de redéfinir leur formes d’engagement, par des interventions au Québec. Chose certaine, il reste encore à fai- matisme, qui, d’un membre à l’autre, s’avérera rôle dans la société, réflexion qui s’incarnera à disséminées ou furtives renouant avec la di- re, pour leur reconnaissance au sein de la société hétérogène dans sa facture. Mais rien n’est vrai- travers diverses occupations étudiantes, mais mension participative des années 1960. Les pra- québécoise et aussi à l’étranger. ment gagné dans le contexte de la «Grande surtout l’Opération Déclic en 1968. tiques médiatiques et sonores prennent égale- Noirceur». Borduas est renvoyé en 1948 de l’É- Ces événements participent d’un mouvement ment un essor lors de cette décennie où, en gé- Collaboratrice du Devoir