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Vie des arts

Antibes L’instant unique Jacques Lepage

Number 65, Winter 1971–1972

URI: https://id.erudit.org/iderudit/57949ac

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Publisher(s) La Société La Vie des Arts

ISSN 0042-5435 (print) 1923-3183 (digital)

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Cite this article Lepage, J. (1971). : l’instant unique. Vie des arts, (65), 67–71.

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Picasso en conversation avec Mme Cuttoli; à gauche, Mme Suzanne Ramié, éditeur des poteries de Picasso, a Vallauris. antibes instant unique I parr JacqueJacques LLEPAGE E

Une femme fuit. Vers Marseille tonne encore. Parce que Françoise dans sa villa du cap d'Antibes. la route s'étire. Le soleil de juillet Gilot est horrifiée par les scorpions Françoise, déterminée à ne plus co­ assoiffé ces terres de Haute- qui pullulent dans la maison que habiter avec les scorpions du vieux Provence où Picasso cherche le re­ Dora Maar leur a prêtée, parce bourg fortifié des Vaucluses décide pos. La jeune femme, sa compagne, qu'elle hésite à lier sa vie plus long­ Picasso à louer la maison du gra­ espère qu'une voiture va la recueil­ temps à celle de Picasso, voici veur Louis Fort, au Golfe-Juan (2). lir et la soustraire aux recherches Antibes et le monde doté d'un musée Celle-là même où, en février de de son amant. Mais, de l'auto qui prestigieux. cette année 1946, il l'a rejointe pour surgit et stoppe, c'est Picasso qui Marie Cuttoli, «la grande amie», leurs premières journées de vie descend furieux: «Vous êtes folle. comme la nomme Françoise Gilot, commune. Mais, petite, la maison Pourquoi voulez-vous me quitter?». surprend le couple à Ménerbes au ne permet guère à Picasso de tra­ Cet incident de Ménerbes (1) dé­ lendemain de cet esclandre et le vailler. Le repos forcé lui est vite cide d'une aventure dont on s'é- sauve de la mésentente en l'invitant intolérable. Le destin veut alors que

67 La joie de vivre Huile sur panneau de fibro-ciment (120 x 250 cm.) (Phot. Jacques Robert)

Accolade du Professeur Henri Laugier à Picasso. A droite, Marie Cuttoli. (Phot. Tony Saulnier).

6S le conservateur du château Grimaldi, à l'époque musée lapidaire, fût un homme d'intelligence et de goût. Un déporté politique, Michel Sima, sculpteur et photographe, qu'il avait recueilli à son retour d'Allemagne (la deuxième guerre mondiale vient de finir) lui signale la présence de Picasso, qu'il connaît. Dor de La Souchère suggère de lui demander un dessin . . . mais laissons Picasso donner sa version. Celle que rap­ porte Brassaï. «Un jour, j'ai rencon­ tré sur la plage le conservateur du palais. Connaissez-vous La Souchère? Timidement, il m'a de­ mandé un dessin pour le musée . . . Des dessins on m'en demande par­ tout, n'est-ce-pas? Pouvais-je le lui refuser? Il m'a dit aussitôt: «Et si vous me donniez plutôt un tableau qu'un dessin? ...» Alors, j'ai réflé­ chi ... Et je lui ai fait cette pro­ position: «Vous avez beaucoup de murs au château Grimaldi ... Il se­ rait peut-être préférable que j'y peigne quelque chose ...» Il était ravi ... Il m'a offert tout l'étage su­ périeur du musée . . . «Oui, ai-je dit, mais je n'ai rien ici pour faire des fresques . . . Peindre directement à même le mur, c'est trop risqué . . .» — «Qu'à cela ne tienne...» m'a-t-il répondu. «Ils m'ont acheté d'abord des toiles de sac, exécrables; ils m'ont aussi proposé des toiles ma­ rouflées, des contre-plaqués ... Fi­ nalement je me suis arrêté à de grandes plaques en fibro-ciment. Et je leur ai peint des fresques ...» Le Faune joueur de diaule, 1946. No 2. ce paysage était mien.» Et Antonina (3). Vallentin, qui rapporte ce propos (5) Dor de La Souchère confirme ce ajoute: «Il semble retirer alors peu à récit, sauf qu'il croit avoir été le peu les racines qu'il avait ancrées premier à proposer le château com­ en amour un coup de foudre. Barce­ dans le sol d'Espagne pour les trans­ me atelier. Dans ses souvenirs, lone, Collioure, l'Italie, Picasso n'a planter aux bords de la Méditer­ Françoise Gilot en donne le mérite cessé de fréquenter la Méditerranée, ranée. L'exilé volontaire a trouvé à Sima (4). Peu importe. Dor de La mais ce n'est qu'au printemps de dans le Midi de la le futur Souchère va remettre les clefs du 1920 que la rencontre se fit. Pour la décor permanent de sa vie.» château à Picasso et, la porte fer­ première fois il vient à Juan-les-Pins Picasso, en effet, va y multiplier mée, se dit: «Voilà un grand seigneur (6) et découvre que le paysage qui ses séjours. Puis s'y fixer. Le cap qui a enfin trouvé sa place» (5). l'accueille est celui qu'il a peint, de d'Antibes, où l'accueillent ses amis Si le hasard a joué pour composer façon prémonitoire, avant son départ Cuttoli, mais aussi Cannes, Golfe- l'anecdote, tout pourtant est ici pro­ de . Il ose à peine le penser: Juan, Monte-Carlo, Mougins et, en­ fondément conforme aux structures «Je ne veux pas me faire passer pour fin, Vallauris. En 1935, rompant avec mêlées de la nature et du peintre. Les un voyant — mais vraiment j'en sa femme Olga, désemparé, il se épousailles de Picasso avec la Mé­ étais bouleversé — tout était là, terre à Juan-les-Pins; mais ce lieu, diterranée provençale sont ancien­ comme dans la toile que j'avais privilégié pour lui, suscite son ar­ nes. Elles furent violentes comme peinte à Paris. Alors j'ai compris que deur au travail, et il y reprend son

6g activité créatrice abandonnée depuis passion. Nous ne saurions dans ces deux ans. A Antibes, où Man Ray quelques pages décrire l'œuvre que lui prête un appartement, la guerre de juillet à janvier il exécute avec le surprendra en septembre 1939. une prodigieuse rapidité. Papier, Il y peint alors cette Pêche de nuit toile, contre-plaqué, fibro-ciment ser­ où pour la première fois apparaît vent de support à 36 huiles, ou dans son œuvre ce qui sera un jour huiles et ripolin; certaines de très le musée Picasso. Entre temps à grande taille, ainsi la Joie de vivre Mougins, que Paul Eluard lui fait de 120 centimètres sur 250, et le découvrir, — où il vit aujourd'hui tryptique Satyre, femme et centaure avec sa seconde femme Jacqueline de 250 sur 360. S'y ajoutent trente Roque —, il passe un premier été dessins. avec Dora Maar. Madame Cuttoli Nul autre musée ne possède une possède un beau portrait de la jeune œuvre d'une aussi parfaite unité. En femme, peint à cette époque, l'un cinq mois, emporté dans un tour­ des tout premiers. Il la représente billon de bonheur, de jouissance, encore coiffée court, comme elle avec une incroyable virtuosité, il l'était le jour récent où il la vit pour écrit le journal de bord de sa vie la première fois aux Deux-Magots, (9). Dès 1907 et les Demoiselles «mais déjà avec la fausse natte en­ d'Avignon, il est parti «à la conquête roulée autour de la tête» qu'elle d'un point absolu résumant l'univers Ulysse et les Sirènes. Huile et ripolin porta «tandis qu'elle laissait, à la et l'homme, et la peinture à sa suite sur panneau de fibro-ciment. 142 po. demande de Picasso, repousser ses va se faire art de sourcier: elle ten­ sur 98Vi (360 x 250 cm.). (Phot. Jacques Robert, Cagnes-sur-Mer) cheveux» (5). tera de forcer le visible jusqu'aux secrets de sa substance» (10). A Porté par un élan dionysiaque, De très prégnantes correspon­ Antibes, Picasso n'échappe pas à Picasso jette, pêle-mêle, centaures, dances lient Picasso à la Méditer­ cette exigence. Au contraire. Il y vit ranée. Dès 1920 elles se révèlent ménades, femmes-fleurs, faunes, dans cette lumière qui permit à chèvres, près des rives marines qui dans ces femmes difformes, déme­ Cézanne de dégager l'essentiel d'un surées, issues des abîmes marins où les ont vu naître. Les dessins, com­ paysage aux dépens de son aspect me écrits au fil du crayon, trait se fondent les mythologies. Le Rapt, momentané. La Femme étendue, la qu'il peint alors, introduit dans son continu, sans bavure, multiplient les Nature morte: Bouteille, compotier marques d'une plénitude de la chair bestiaire le centaure qui, en 1946, avec trois pommes sur une table. qui exulte dans la liberté panique. va se multiplier dans ses dessins et Composition, La Femme couchée La Joie de vivre dit un bonheur non ses toiles. C'est ce que Picasso ap­ (II), attestent cette sobriété qui contesté. Les divinités dont il se sert pelle Yantiquité lorsqu'il s'en entre­ épure jusqu'à la rigueur l'érotisme soulignent sa félicité amoureuse: tient avec Dor de La Souchère, (7) brûlant comme une lave des œuvres Antibes est l'instant unique où il se mais un Antique qui n'a de commun de l'automne 46. fait comme un temps de repos dans avec les Renaissants que la curiosité la tension, quasi permanente, entre insatiable de la découverte. Un an­ la violence et la mort qui forme la tique qui traverse «toute la mytho­ trame de l'œuvre de Picasso. Même logie, illuminant sa descente aux Mme Cuttoli. Derrière elle, détail d'une tapisserie de Braque. les Maternités, nombreuses après la origines de son intelligente ferveur» naissance de son fils Paulo, n'ont et décèle dans sa quête ces intui­ pas cette sérénité, cet abandon à la tions «qui hantèrent le cerveau des joie de l'heure, cette tendresse dans premiers hommes du limon et leurs la volupté. enfants de la préhistoire» (8). Pi­ casso fait place ainsi à la totalité de Picasso revient à Antibes l'année l'homme. Son œuvre la cerne, en est m&m* \Q~W- suivante. Il conseille à La Souchère le commentaire et, dans ses mo­ •M nm J^T'i • de montrer les tableaux. Mais le m ! ments les plus passionnés, la conservateur fait remarquer l'état résume. ^I^LJSTV— ^^r \b)l de délabrement des lieux, ce qui A Antibes, en août 1946, c'est n'effraye pas le peintre. «On plante l'émotion amoureuse qui déferle et un clou, dit-il, et on accroche». La rejaillit en symboles de joie. La Souchère commence alors à mettre guerre est un cauchemar qui s'efface; en place les panneaux peints mais La Souchère vient de rendre pos­ continue à refuser de les montrer, sible son travail. Il s'y donne avec A sauf aux amis de Picasso, Eluard,

70 Prévert, Matisse . . . Les Monuments vres importantes de Picasso: un 7. Dor de La Souchère, Picasso à Historiques s'émeuvent; le maire bronze, L'Homme au mouton et La Antibes (Fernand Hazan). d'Antibes, M. Pugnière, intervient Guerre et la paix, l'une des œuvres 8. André Verdet, efficacement, et l'on voit enfin un les plus considérables du peintre de au Musée d'Antibes (Falaize). musée s'édifier autour d'une œuvre. Guernica. 9. Picasso à Tériade: «L'œuvre Picasso ne reste pas inactif. En Aujourd'hui restauré, le Musée qu'on fait est une façon de 1948 ( 12), La Souchère, ayant ache­ Picasso s'érige sur le front de mer, tenir son journal» (Conversa­ vé de placer les œuvres, s'aperçoit en proue de la ville dont il domine tion avec Tériade, 1932). qu'un grand mur reste nu. «Tu de­ les remparts. C'est un des lieux les 10. Jean Paris, L'Espace et le re­ vrais faire un tableau pour remplir plus beaux du monde. Au Nord-Est, gard (Éd. du Seuil). ce vide» lui dit-il. «Entendu», ac­ la chaîne des Alpes, avec ses neiges; 11. Portent au Catalogue du musée quiesce Picasso. «Tu pourrais faire devant soi, le grand large avec, au lesnos15,13, 11 et 23. un épisode de l'Odyssée. Les com­ couchant, le cap d'Antibes où se 12. Françoise Gilot dit 1947 par pagnons d'Ulysse changés en pour­ cache la villa de Marie Cuttoli. Une erreur. ceaux par Circé?» Picasso se croise administration adroite du musée l'a 13. Interview de Dor de La Sou­ les bras: «On verra» bougonne-t-il. enrichi de pièces importantes: un chère par Jacques Lepage, (13) Dor fait porter trois plaques de beau De Staël, un Atlan, des sculp­ 1968. fibro-ciment (360 sur 250) dans la tures de Germaine Richier, érigées 14. Toute l'œuvre céramique de salle. En 24 heures Picasso les re­ en plein ciel ou près d'une fontaine Picasso a été réalisée chez G. couvre: Ulysse et les Sirènes vient murmurante dans l'ombre du patio. et S. Ramié (Galerie Madoura), d'être enfanté pour l'éternité. Et nous ne parlons que des morts. à Vallauris. Dans les années qui suivent le Mais revenons à Picasso, seigneur 15. Puissante famille princière. musée s'enrichit de nombreuses do­ du lieu. Ce qui s'atteste ici est une Elle régne encore à Monaco nations. La disponibilité de Picasso unité incomparable. Temps, lieu, par descendance féminine. Par comme son sens de l'improvisation inspiration, comme dans une tragé­ lignée mâle, le prince Rainier sont incroyablement riches. Aucune die classique, sont réunis. Et Picas­ Il est Polignac. technique ne lui est restée étrangère. so le sait si bien qu'il n'a jamais En 1947, à Golfe-Juan, il est tenté autorisé que l'on sorte, fut-ce une Le 25 octobre, un hommage tout à fait exceptionnel a été rendu à par l'art de la céramique que lui pièce, du musée. Sa grande rétro­ Picasso à l'occasion de ses quatre- font connaître ses nouveaux amis de spective de Paris, en 1967, n'a pu vingt-dix ans. Plusieurs de ses toi­ Vallauris, Suzanne et Georges Ramié faire céder la règle. Intraitable, Pi­ les, appartenant aux collections (14). L'année suivante il se fixe dé­ casso dira à ceux qui le veulent nationales de France, ont été expo­ finitivement dans ce village de po­ fléchir: «Si vous voulez voir les sées pendant plus d'une semaine tiers, où il achète la villa La Galloise. Picassos d'Antibes, il faut venir à dans la grande galerie du Louvre, à l'emplacement que l'on appelle Le musée, sur l'intervention de Antibes.» La confrontation plastique La Tribune. Marie Cuttoli, en reçut 77. André qu'on y trouve est probablement Verdet a souligné l'humeur qui porte unique au monde; elle se doit d'être Notre collaborateur, Jacques Picasso à multiplier dans son travail conservée dans son intégralité, son Lepage, de Coarraze, a interviewé de potier les formes riches de santé; intégrité, sans concession ni partage. récemment Marie Cuttoli et fait revivre une page importante de la cet aspect d'œuf, ce gonflement cha­ English Translation, p. 99 vie de Picasso, qui met en lumière leureux, où le poète voit l'image 1. Ménerbes, village situé en l'amitié que le peintre porte à même de la fécondité, de la pro­ Vaucluse, entre Avignon et Marie Cuttoli et à Henri Laugier, création, de l'enfantement . . . Vin­ Apt. L'incident a lieu en juillet bien connus au Canada. rent parfaire cette collection des 1946. Picasso chez Suzanne Ramié lithographies ayant trait à Françoise 2. Golfe-Juan est le quartier de (Editions Madoura), à Vallauris. Gilot pour la plupart, offertes par Vallauris qui longe la mer. Il (Phot. Chevozon, Paris) Marie Cuttoli, qui ajoute à ses dons est à dix minutes d'Antibes; à celui d'une tapisserie. Le Minotaure. quinze, de la villa de Marie Dans les années qui vinrent, Cuttoli, au Cap. Marie Cuttoli demanda que Picasso 3. Brassai, Conversation avec Pi­ soit fait citoyen d'honneur d'An­ casso (Gallimard). tibes. Ce qui préluda à la décision 4. Françoise Gilot et Carlton Lake, prise en 1967, sur la proposition du Vivre avec Picasso (Calmann- conservateur La Souchère, de nom­ Lévy). mer Musée Picasso ce château jus­ 5. Antonina Vallentin, Picasso qu'alors dédié à la maison des (Albin Michel). Grimaldis (15). 6. Juan-les-Pins est un quartier Vallauris possède aussi des œu­ d'Antibes, à l'ouest du Cap.

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