Travail et Emploi

137 | janvier-mars 2014 Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I) An unprecendented crisis? Experiencing and resisting restructurings (I)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6180 DOI : 10.4000/travailemploi.6180 ISSN : 1775-416X

Éditeur DARES - Ministère du Travail

Édition imprimée Date de publication : 15 mars 2014 ISSN : 0224-4365

Référence électronique Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014, « Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations (I) » [En ligne], mis en ligne le 31 mars 2014, consulté le 22 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6180 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.6180

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© Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) 1

SOMMAIRE

Contester et résister aux restructurations Comment s’opposer à la « fatalité du marché » ? Introduction Anne Bory et Sophie Pochic

Quelles contre-propositions ouvrières lors des restructurations industrielles en Wallonie de 1959 à 1984 ? Stratégies de reconversion et paradigmes économiques Nicolas Verschueren

Lutter pour partir ou pour rester ? Licenciements et aide au retour des travailleurs immigrés dans le conflit Talbot, 1983-1984 Vincent Gay

De quoi les Conti sont-ils le nom ? Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières Pascal Depoorter et Nathalie Frigul

Contester, retarder ou empêcher les licenciements via le chômage partiel ? Usages syndicaux de la Cassa Integrazione Guadagni en Italie Mara Bisignano

Grande distribution globale et contestations locales : Les salariés de Walmart entre restructurations discrètes et nouvelles stratégies syndicales Mathieu Hocquelet

Chœurs de fondeurs : Interpellations créatives et mises en mémoire Judith Hayem

« On est resté l’écume du métier. » Le groupe des mineurs de la Vallée du Jiu (Roumanie) disloqué par les restructurations, 1997-2013 Maria Voichiţa Grecu

Notes de lecture

Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2013 Bernard Gazier

Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Recherche, santé, social », 2013 Sylvie Célérier

Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012 Arnaud Mias

Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012 Anni Borzeix

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Liste des rapporteurs en 2012 et 2013

Liste des rapporteurs en 2012 et 2013

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Contester et résister aux restructurations Comment s’opposer à la « fatalité du marché » ? Introduction Experiencing and resisting restructurings. How to oppose the laws of the market? Introduction

Anne Bory et Sophie Pochic

Nous tenons à remercier Sophie Béroud et Cédric Lomba pour leurs conseils avisés lors de la relecture de ce texte.

1 Dans un contexte de récession majeure, marqué depuis 2008 par un ralentissement de l’économie européenne accompagné de destructions d’emplois massives, et d’une augmentation importante du taux de chômage dépassant 10 % en France, et 25 % en Grèce et en Espagne, la revue Travail et emploi a décidé, fin 2012, de lancer un appel à propositions sur le thème de la crise et des restructurations1. Si le terme de « restructurations » peut parfois être entendu au sens large de réorganisations des entreprises aux effets plus ou moins directs sur les effectifs (DIDRY, JOBERT, 20112), l’appel à propositions l’envisageait avant tout sous l’angle des destructions d’emplois et des fermetures de lieux de travail. À partir d’un ancrage disciplinaire en sociologie, sciences politiques et histoire, il comportait deux angles problématiques principaux : les contestations et résistances collectives aux restructurations et les expériences de salariés licenciés ou reclassés. Devant le nombre de propositions reçues et surtout leur qualité, la revue a décidé de consacrer deux dossiers à ce thème, l’un sous l’angle plus amont et collectif des résistances aux restructurations (no 137), l’autre sous l’angle plus individuel et plus aval des expériences de perte d’emploi et des mobilisations de sans- emplois (no 138).

2 Les plans sociaux, les licenciements et plus largement le chômage font l’objet de publications régulières dans la revue Travail et emploi depuis sa création en 1979, mais assez peu sous cet angle des contestations et des conflits sociaux qu’ils génèrent. Le précédent dossier spécial « Restructurations », publié en 2007 (no 109) et coordonné par Marie-Ange Moreau, juriste, faisait ainsi le point sur la gestion et la régulation des restructurations, en lien avec le droit national et communautaire, et les politiques

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publiques et conventionnelles à son égard, donc davantage sous l’angle du dialogue social que du conflit social. La crise financière puis économique de 2008 a remis à l’agenda politique et médiatique cette question des restructurations contestées dans un cadre législatif transformé depuis la loi sur la modernisation du marché du travail de 20083 puis la loi relative à la sécurisation de l’emploi de 2013 4. Les récents débats parlementaires autour d’une loi « Florange » destinée à faciliter la reprise de sites industriels rentables fermés par des multinationales (loi en partie censurée par le Conseil constitutionnel5), ou autour de la loi sur l’économie sociale et solidaire6 qui examine les possibilités de reprise d’entreprises par des coopératives de salariés et promeut un « droit d’information » des salariés sur les projets de cession, découlent du même agenda politique.

La « crise », aubaine ou accélérateur de désindustrialisation

3 La bulle immobilière étasunienne et la crise financière qu’elle a générée se sont rapidement transformées en accélérateurs de désindustrialisation en Europe, avec des destructions d’emplois notables, même si la France a mieux résisté que d’autres pays européens (BRICONGNE et al., 2011). Avec plus de 2 200 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), contre un millier les deux années précédentes, l’année 2009 est particulièrement noire. Les licenciements économiques collectifs sont particulièrement suivis par la presse, car ils génèrent souvent des conflits sociaux. Continental, Lejaby, New Fabri, Goodyear, La Redoute, Molex… évoquent désormais autant des marques que des images de salariés manifestant. Ils ne forment cependant qu’une petite partie des mobilités imposées par des restructurations, sorties d’autant moins visibles et silencieuses, qu’elles se déroulent sous forme de licenciements individuels ou de ruptures conventionnelles7, de fin de contrats à durée déterminée (CDD) ou de mission d’intérim, de dispositifs de préretraite ou de faillites de PME (petites et moyennes entreprises), non comptabilisés en tant que « licenciements » par la statistique publique (SERVERIN, VALENTIN, 2009). La Dares a ainsi estimé le nombre d’emplois détruits en France (solde entre créations et suppressions d’emplois) à 145 000 emplois en 2008, 255 000 en 2009 et 357 000 en 2010.

4 Nous ne reviendrons pas dans ce dossier sur les justifications économiques de ces décisions de réductions d’effectifs, et les stratégies des dirigeants qui ont pu saisir la crise de 2009 comme une « aubaine » pour mettre en œuvre des plans de désinvestissement. L’analyse des modes de gestion des restructurations a été défrichée par les chercheurs en gestion en France, qui, au début des années 1990, ont commencé à explorer ces restructurations qui seraient désormais « diffuses, permanentes et protéiformes » (MALLET, 1989 ; MALLET et al., 1997 ; BEAUJOLIN, SCHMIDT, 2012). Avec la financiarisation des grands groupes, au sein desquels les investisseurs institutionnels sont devenus des actionnaires très exigeants en matière de rentabilité à court terme, se seraient développés à côté des restructurations « de crise » caractéristiques des années 1970-1980 (secteurs industriels en déclin, technologie ou produit obsolètes, délocalisations vers des pays à bas coûts) des restructurations « de compétitivité » ou financières depuis les années 2000 (fusion, acquisitions, absorption, concentration, scissions, externalisation, filialisation) caractéristiques du capitalisme financier. Certains dirigeants de grands groupes gouvernant avec, comme objectif premier, la

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« valeur actionnariale », stratégie légitimée par les sciences économiques et les analystes financiers8, seraient désormais peu attachés aux entités, même performantes, qui les composent. Leurs décisions de désinvestissement dépendent de nombreux facteurs (économies d’échelle, intégration de nouveaux marchés, optimisation fiscale, etc.), mais aussi du coût estimé des « départs », coûts individuels (avec pendant longtemps une préférence pour les préretraites9 financées par la collectivité et admises par les syndicats, ou pour les départs volontaires avec indemnités), mais aussi coûts collectifs (risque de démotivation ou de conflit social, coût de la « réindustrialisation » prévue dans le plan social, coûts de dépollution des sites parfois).

5 L’industrie automobile est l’exemple paradigmatique d’un secteur où des restructurations présentées par les dirigeants et experts économiques comme une « fatalité du marché » se sont banalisées depuis les années 1980 et sont utilisées de manière routinisée et stratégique par les grands groupes internationaux (GORGEU, MATHIEU, 2005). L’internationalisation et l’intégration des sous-traitants et fournisseurs à la « filière automobile » ont pour effet de rendre les usines vulnérables, avec de fortes incertitudes sur le maintien de l’activité de tel ou tel site et la mise en concurrence des sites entre eux, notamment dans les multinationales. Dans certains territoires ou dans certains secteurs industriels (sidérurgie, automobile, chantiers navals), la succession monotone de plans de réduction des effectifs remonte parfois à plus de trente ans, avec des salariés ayant fait toute leur carrière dans des secteurs en « incertitude au quotidien » comme la sidérurgie (LOMBA, 2001 ; 2013), ou marqués par la « routine de la crise » comme les chantiers navals (SELLIER, 2012).

6 Ces évolutions structurelles pourraient laisser penser que les salariés acceptent dans l’indignation, mais avec fatalité, ces décisions dictées « par le marché » (via des indicateurs financiers de comparaison de sites de production entre eux, ou benchmarking), face à des directions locales qui se disent souvent aussi impuissantes. Pourtant, depuis 2008, l’actualité sociale française est émaillée de conflits sociaux menés par des salariés d’entreprises privées en restructuration, ce qui est lu par certains comme un retour de la conflictualité sociale et de la « question ouvrière » dans le débat public, après le creux des années 1980 jusqu’à 1995 (MATHIEU, 2011)10. Ces conflits du travail seraient désormais de nature plus défensive et pragmatique, autour de la défense des acquis sociaux, des emplois ou des individus, et comporteraient moins de dimensions utopiques ou transformatrices qu’antérieurement. Si les salaires et le temps de travail sont les principaux motifs de conflits au travail des années 1990-2000, les contextes de suppressions d’emplois sont aussi des contextes favorables aux conflits, avec 5,5 % des entreprises de plus de vingt personnes entre 1996 et 1998 et 6,1 % entre 2002 et 2004 qui ont connu un conflit pour un motif lié à l’emploi (CARLIER, TENRET, 2007). Après la récession qui s’est étalée de 1991 à 1995, qui semblait avoir précarisé et affecté l’ensemble du salariat jusqu’aux plus stables, avec la dramatisation médiatique et syndicale du chômage des cadres (POCHIC, 2001), ces conflits sociaux en milieu ouvrier et en période de reprise économique au tournant des années 1990-2000 marquent tant l’actualité que les sciences sociales (MALSAN, 2001 ; LE QUENTREC, BENSON, 2005 ; VANOMMESLAGHE, 2001). Ces premières enquêtes donnent à voir un large éventail de contextes de restructuration, d’armes utilisées dans la mobilisation et de revendications.

7 Ce numéro vise à poursuivre ces investigations, à partir de sept contributions originales qui permettent d’éclairer par le regard de l’historien, du sociologue ou de l’ethnologue

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les mobilisations collectives en contexte de restructurations d’entreprises privées, souvent par des approches monographiques et localisées, centrées sur un établissement et ce, à partir de matériaux divers (archives, articles de presse, entretiens, observations in situ). Ce dossier permet d’approfondir plusieurs dimensions analytiques : les armes ou ressources matérielles pour contester les restructurations ; les dynamiques internes à ces mobilisations, permettant d’explorer les tensions et débats internes qui fragilisent ou renforcent ces actions ; les contre-propositions ou ressources cognitives et morales pour contester la fatalité des arguments de la fermeture ou d’abandon de certaines activités « au nom du marché ». Même si certaines filières industrielles ont été particulièrement touchées (automobile, métallurgie, textile), ce dont rend compte le numéro, nous plaidons pour que d’autres types de restructurations plus discrètes soient aussi investigués, notamment dans des secteurs moins syndiqués comme les services marchands ou des PME sous-traitantes, a fortiori étrangères, soumises à des liens marchands fragiles (SURUBARU, 2014). Dans leur rapport à cet objet très engageant, nous incitons enfin les chercheurs à faire preuve de réflexivité, afin de construire une analyse scientifique à côté de discours syndicaux et militants parfois trop unitaires ou à visée mémorielle, ou de créations artistiques engagées, en s’intéressant aux expériences de salariés peu mobilisés dans ces luttes ou même aux cadres, soutiens actifs de ces décisions de restructurations (jusqu’à un certain seuil). C’est autour de ces quelques éléments que nous vous proposons en introduction un premier parcours de lecture des contributions rassemblées dans le numéro.

Quelles armes pour contester les restructurations ?

8 La sociologie des relations professionnelles et les sciences de gestion ont décrit les manières dont les organisations syndicales peuvent se saisir du droit du travail, et notamment des instances représentatives du personnel (IRP) et des règles du « dialogue social », dans les contextes de restructurations (pour une synthèse récente, cf. DIDRY, JOBERT, 2011). Selon les contextes d’entreprise, mais aussi les contextes juridiques nationaux, les marges de manœuvre des syndicats face aux décisions patronales s’avèrent très variables. Bernard GAZIER (2005) rappelle ainsi qu’en Europe, le « régime négocié » des restructurations, où les syndicats exercent un contrôle effectif sur les décisions, ne se trouve que dans des pays du Nord (Allemagne, Suède, Belgique). Si la situation française se distingue du « régime de marché », caractéristique de pays libéraux où le droit du travail est faible comme l’Angleterre ou l’Irlande, les syndicats français n’ont qu’un droit de consultation dans un « régime administré », où le contrôle sur la responsabilité de l’employeur passe directement par l’administration du Travail, et indirectement par les juges chargés du respect des procédures légales. Même si le législateur a souhaité progressivement renforcer les pouvoirs des comités d’entreprise nationaux ou européens en ce domaine depuis la loi Aubry de 1993, le dialogue social porte en pratique surtout sur le volet social (accompagnement-reclassements) et rarement sur le volet économique (décisions de suppressions d’emplois). Même en cas de « restructurations de crise », plus faciles à anticiper, les syndicats se retrouvent souvent désemparés face à des pratiques délibérées de dissimulation ou de manipulation de l’information par les cadres et dirigeants (BEAUJOLIN-BELLET et al., 2007). Les comités d’entreprise utilisent alors souvent leur droit à une contre-expertise

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économique et comptable comme un levier pour mettre en débat la légitimité de l’argumentaire économique.

9 Dans cette situation asymétrique, on trouve souvent dans la littérature l’idée que les représentants du personnel se partageraient entre deux positions tranchées par rapport aux restructurations : résister par le conflit social (afin de sauvegarder les emplois ou de « faire payer » l’employeur) ou consentir à accompagner le plan social (en améliorant les conditions de départ, voire en participant aux dispositifs de reclassement). Ces attitudes sont souvent associées aux orientations politiques des organisations syndicales, avec en France une CGT11 « contestataire » et plus critique envers le néolibéralisme, versus d’autres syndicats plus « réformistes » (CFDT, CFTC, CFE-CGC12) qui, par « réalisme économique », se focaliseraient désormais sur la négociation dans l’entreprise et le renforcement de l’employabilité et des compétences des salariés pour les équiper face aux mobilités forcées. Pourtant, les enquêtes empiriques révèlent que les syndicats utilisent de manière pragmatique et combinée différents registres d’action syndicale (la négociation, la manifestation, la grève et le recours en justice) pour essayer de renverser le rapport de force et parfois d’obliger les employeurs à revenir à la table des négociations. Même pour la CFDT, cette participation à la gestion de l’emploi prend des tonalités différentes suivant la présence et l’accessibilité de la direction et la nature des relations sociales, qui vont de l’amélioration des conditions de travail et d’emploi des survivants – ceux restant dans l’entreprise suite à la restructuration, ou réemployés par un repreneur – au simple accompagnement des sortants, notamment les plus fragilisés (BÉTHOUX, JOBERT, 2012).

10 La palette des interventions syndicales en contexte de restructurations est de fait beaucoup plus large que le diptyque s’opposer ou consentir, avec parfois la proposition de dispositifs d’ajustement interne de l’emploi, permettant de limiter ou de retarder les licenciements, très variables selon les contextes nationaux. Certains pays européens comme l’Allemagne, la Belgique ou l’Italie ont par exemple particulièrement utilisé depuis 2008 le dispositif du chômage partiel ou chômage technique, qui selon les estimations de l’OCDE aurait préservé plus de 200 000 emplois en Allemagne pour la seule année 2009. Dans ce numéro, Mara Bisignano développe les usages syndicaux de la Cassa Integrazione Guadagni, mesure datant de 1941 en Italie, et devenue un pilier fondamental et consensuel de la gestion des restructurations, financée par des cotisations salariales et patronales, auquel s’est associé l’État pour les restructurations structurelles. Elle montre comment le chômage partiel est utilisé comme un amortisseur conjoncturel de crise (qui permet de retarder les licenciements, parfois pendant plusieurs années) ou comme un « sas de reconversion » en cas de fermeture (en permettant aux salariés de suivre des formations qualifiantes pendant cette période). Les syndicats italiens soutiennent massivement ce dispositif, à côté d’autres outils (départs dits « volontaires » ou préretraites), car les salariés, surtout peu qualifiés, les plébiscitent. En Italie, il leur offre une protection meilleure que le régime de chômage classique et entretient un sentiment de solidarité et de justice sociale, la réduction horaire s’appliquant à tous, sans différenciation. Ce dispositif est plus rare en France, hormis dans la filière automobile, et semble moins plébiscité par les salariés, car il épargne souvent les cadres et les ingénieurs. Les syndicats qui l’acceptent se retrouvent souvent critiqués, puisqu’il baisse fortement les salaires des ouvriers, à moins d’une aide exceptionnelle de l’État13.

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11 L’arme du droit (ISRAËL, 2009) est-elle devenue la ressource ultime pour les syndicats pour contester les restructurations, notamment en cas de fermetures de sites ? Plusieurs articles de ce numéro, à la suite d’autres auteurs (FAVIER, 2009 ; PÉLISSE, 2009), évoquent ces batailles juridiques (très techniques), qui peuvent porter sur plusieurs fronts : contestation de la justification économique du plan social, de la régularité de la procédure de consultation14, du motif de licenciement individuel, voire plainte pour malversation en cas de faillite frauduleuse15. Ce recours à la justice pour construire une « cause de l’emploi » avec différents interlocuteurs (DIDRY, 1998) est un révélateur de la manière dont les syndicats se saisissent du droit, non pas uniquement en lien avec leur identité syndicale (WILLEMEZ, 2003), mais en contexte, avec des effets de socialisation et d’apprentissage juridique et judiciaire. Dans la période récente, ces batailles juridiques défensives s’attaquent souvent à des multinationales bénéficiaires qui essayent de contourner le droit du travail et de se désengager de dispositifs contraignants de reclassement ou de dépollution des sols. Il ne faudrait cependant pas en conclure trop hâtivement à une judiciarisation16 des relations de travail, car ces procédures sont longues, coûteuses et contestées dans la durée par les employeurs. Au contraire, les statistiques montrent que peu de plans sociaux sont portés devant les tribunaux, avec par exemple moins de 8 % d’entre eux qui font l’objet d’un recours aux prud’hommes en 200317, taux en diminution depuis 1993 (SERVERIN, VALENTIN, 2009). La prise en charge collective des restructurations, via différents dispositifs d’indemnisation (préretraites, conventions de conversion, conventions de reclassements) ou de départs dits « volontaires » évite souvent à l’employeur le contrôle judiciaire du motif économique. La récession majeure de 2009 a-t-elle relancé à la hausse les conflits juridiques des plans sociaux ? Nous n’avons pas les données pour répondre à cette question, mais on peut imaginer que le fort taux de chômage, le recul des dispositifs de préretraites, et la fréquence des restructurations financières dans des multinationales rentables ont augmenté à la fois « l’intérêt à l’action » et la « valeur » financière relative des demandes, pour reprendre les termes d’Évelyne SERVERIN et Julie V ALENTIN. Et ce, notamment pour des salariés âgés avec de l’ancienneté (ouvriers et ouvrières notamment), sans illusions sur leurs chances de se réinsérer sur le marché du travail.

12 Les syndicats et les coordinations de salariés ou associations d’ex-salariés n’agissent pas seuls face aux restructurations d’entreprise. Les contributions de ce numéro évoquent également les alliances qui peuvent être établies avec des acteurs externes aux murs de l’usine : élus politiques locaux, préfets, journalistes locaux ou nationaux, professionnels et citoyens engagés, autres collectifs de salariés en lutte, etc. Certains articles montrent comment la presse locale suit pas à pas le conflit social dans la durée, jusqu’à parfois devenir partie prenante de la lutte face à des employeurs défaillants, notamment dans des zones rurales. Cette médiatisation du conflit peut être risquée pour certaines entreprises, car elle peut détériorer leur « image de marque » : c’est notamment le cas pour celles qui font de la RSE (responsabilité sociale des entreprises) un enjeu de communication. Elle peut néanmoins être tolérée de manière instrumentale, la popularisation du conflit amenant parfois des mesures dérogatoires prises par les pouvoirs publics, qui octroient des moyens supplémentaires que l’entreprise n’a ainsi plus à financer (KUHN, MOULIN, 2012).

13 Dans ce numéro, Judith Hayem retourne la perspective et s’interroge sur ce qu’elle nomme la « médiatisation à l’envers », c’est-à-dire l’usage des médias par les salariés en lutte. Elle montre comment, dans le cas de Metaleurop18, ces salariés ont voulu se saisir

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d’armes pacifiques, des créations artistiques sur différents supports (films documentaires, romans, musiques, photographies19), en amateurs ou en collaboration avec des professionnels de la culture. Elle avance que ces œuvres sont des « interpellations créatives » (en reprenant le concept de Jacques Rancière) au sens où elles visent à faire « entendre la voix des ouvriers » et dénoncer la violence sociale des délocalisations dans le débat public, tout en refusant l’assignation des ouvriers au statut de victimes passives. Cette réappropriation des moyens de communication s’est arrêtée dans le cas de Metaleurop à des formats culturels « classiques », dans des espaces culturels légitimes (écoles, universités, musées, mairies, etc.). Mais, de la même manière que la science politique s’intéresse de plus en plus à l’usage d’internet dans les mobilisations collectives citoyennes, suite notamment aux révolutions arabes, on ne peut qu’inciter les spécialistes du travail à explorer les formes virtuelles d’« interpellations créatives » créées à l’occasion de conflits du travail. Dans le cas de milieux de techniciens et cadres habitués à l’usage des nouvelles technologies, des salariés ont cherché à populariser leurs luttes via la production de blogs, de vidéos, mettant en scène parfois avec dérision leurs situations (chants, parodies), leurs exploits (traversée de la France à pied ou à vélo) ou même leurs démarches de négociation20. L’exemple des salariés de Continental détaillé dans ce dossier par Pascal Depoorter et Nathalie Frigul rappelle d’ailleurs que les médias sont des partenaires ambigus des mouvements sociaux : ils participent de l’image et de la popularisation de la lutte, mais ils peuvent aussi classer ou déclasser le mouvement dans la hiérarchie des problèmes sociaux21, et stigmatiser les ouvriers mobilisés comme des « délinquants » en cas d’actes de violence ou comme des « pollueurs » dans le cas d’industries chimiques ou métallurgiques (LAROSE, 2001).

14 Ce retour des conflits sociaux dans le débat public en France a de fait généré également des interrogations sur l’usage de la violence, du sabotage et de l’illégalisme par les salariés en lutte. Assiste-t-on à une radicalisation des conflits, liée à une colère des salariés qui déborderait les organisations syndicales ? Il faut souligner tout d’abord que les conflits sociaux avec séquestration des cadres et dirigeants, destruction ou appropriation de matériels, sont rares mais médiatiques et ne datent pas de la crise de 2008. Revenant sur le conflit Cellatex22, Sophie BÉROUD et René MOURIAUX (2001) rappellent que les actes de sabotage et les occupations étaient fréquents dans les « grèves de crise » sur la période allant de 1975 à 1989, particulièrement dans certains secteurs (sidérurgie, chantiers navals, textile). D’ailleurs, si on reprend la distinction de Pierre DUBOIS (1976), les enquêtes réalisées sur les conflits des années 2000 ne révèlent pas un « radicalisme planifié », ou usage stratégique de la violence, au sens d’une insubordination ouvrière qui serait justifiée politiquement, voire théorisée (désaveu du dialogue social institutionnalisé, projet d’autogestion ou de coopératives ouvrières). Ces actes témoignent plutôt d’un « radicalisme explosif » ou spontané, porté par la base, parfois contre tout ou partie de leurs représentants syndicaux, lorsque ces derniers se voient discrédités par des négociations régressives qui ont scandé des plans successifs de restructuration et dégradé progressivement les conditions de travail et de vie. Les représentants syndicaux, y compris les plus combatifs, ont souvent tendance à vouloir contenir ces débordements, souvent par peur que la combativité ne se retourne en stigmate auprès du patronat local, handicapant la réinsertion de salariés désormais identifiés comme fauteurs de trouble. Graeme HAYES (2012) avance que ces actes de désobéissance civile peuvent être lus comme des tactiques à destination des médias et des pouvoirs publics locaux pour construire un « mélodrame public de contestation »

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dans une « dramaturgie de la souffrance », théâtralisation inspirée d’autres mouvements sociaux23. Ces séquestrations se dérouleraient notamment souvent dans des sites industriels dépendant de multinationales rentables dont les sièges se situent hors de France, symboles de la déterritorialisation de l’économie néolibérale financiarisée versus l’enracinement des classes populaires en milieu ouvrier-rural. Seules des enquêtes attentives à l’histoire longue de l’entreprise (histoire économique, sociale et politique), aux différents acteurs en situation, mais aussi aux différentes séquences de la mobilisation collective (avec ses avancées et ses reculs, ses sentiments de victoire et de défaite), permettent selon nous de comprendre dans quels contextes s’opère parfois une radicalisation, et pour reprendre le titre d’un article de ce dossier, « de quoi les Conti sont-ils le nom ? ».

Se mobiliser contre les restructurations : quelles dynamiques internes ?

15 L’analyse des mouvements sociaux, qui a peu porté au long des années 1990 sur les conflits du travail, s’est intéressée aux sources et logiques des tensions internes dans ces mouvements, afin d’aller au-delà de la façade souvent homogène que donnent à voir les organisations ou coalitions militantes à l’extérieur – notamment aux médias, mais aussi aux chercheurs en sciences sociales. Ainsi, plusieurs sociologues et politistes ont montré comment les rapports sociaux de classe, de sexe et de race généraient au sein des organisations militantes et des mouvements sociaux une division du travail militant, et comment les avis divergents trouvaient à s’exprimer plus ou moins difficilement selon ceux ou celles qui les portaient (pour une synthèse, cf. DUNEZAT, 2009 ; POCHIC, GUILLAUME, 2013).

16 Lorsque les restructurations donnent lieu à des mobilisations, la tentation est grande pour l’observateur extérieur de se contenter de décrire deux « camps » : d’un côté, des salariés mobilisés, souvent derrière une intersyndicale, défendant un socle unique de revendications afin de sauver leurs emplois ou d’obtenir de meilleures conditions de licenciement ; de l’autre, une direction souvent désincarnée, portée par des objectifs économiques et financiers. Ainsi, si l’on reconnaît aisément que le traitement médiatique des confits du travail à l’occasion de restructurations tend souvent à uniformiser les deux parties, le traitement sociologique de cet objet laisse lui aussi parfois dans l’ombre la question de la structuration interne des mobilisations. Ce silence peut s’expliquer par l’empathie de nombreux chercheurs par rapport à leur objet et leur adhésion à la « cause de l’emploi » (DIDRY, TEISSIER, 1996). Il s’explique également par le rôle clé des représentants du personnel dans les enquêtes menées : souvent facilitateurs (ROUPNEL-FUENTES, 2011), voire commanditaires de l’enquête (LE QUENTREC, BENSON, 2005), toujours informateurs avec des données précieuses sur l’entreprise et la lutte, ils se prêtent facilement au jeu de l’entretien, mais ont souvent à cœur de présenter la mobilisation sous un jour uni et consensuel.

17 Plusieurs articles de ce numéro permettent d’ouvrir plus avant la boîte noire de cette structuration interne. Des monographies ont déjà analysé les débats internes, entre syndicats ou entre militants la plupart du temps, sur les options stratégiques à adopter, comme lors des restructurations de l’usine Perrier, où recours au droit et recours à la grève constituaient deux options discutées (FAVIER, 2009) ou sur la radicalité des

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revendications, comme lors des profondes restructurations qui ont concerné nombre d’entreprises argentines en faillite suite à la crise de 2001 (QUIJOUX, 2012). Des enquêtes ont souligné combien la mise en valeur d’une éventuelle spécificité féminine ou d’un « sujet femme » pouvait faire l’objet d’une controverse entre ouvrières en conflit, afin de ne pas dévaloriser leur lutte ou de conserver des soutiens, parfois au prix de leurs propres intérêts – déqualification, bas salaires, droit à l’emploi (MARUANI, 1979 ; MEURET- CAMPFORT, 2010). Dans les cas où les femmes sont en position de minorité numérique, a fortiori sur des statuts instables, un « engrenage minoritaire » entretenu par le jeu des stéréotypes et la segmentation sexuée de la main-d’œuvre peut entraîner une moindre mobilisation des organisations syndicales à leur égard (MARUANI, 1979 ; BÉROUD, 2013). Alexandra OESER et Fanny TOURRAILLE (2012) ont récemment montré comment la division genrée du travail au sein d’une usine sous-traitante de l’industrie automobile, entre ateliers et bureaux notamment, était reproduite et en partie réinventée dans la mobilisation, concourant ainsi à l’invisibilisation des femmes et à leur cantonnement dans des tâches d’exécution ou de care. Dans ce numéro, Vincent Gay revient sur les grèves de Peugeot Talbot en 1983-1984 à Poissy, dans le contexte des plans sociaux massifs qui ont touché l’industrie automobile au début des années 1980. Renonçant à former ses ouvriers (GAY, 2013), la direction de l’entreprise avait préféré, au cours des années 1970, employer massivement des OS (ouvriers spécialisés) immigrés, vus comme une main-d’œuvre temporaire. L’auteur montre comment à partir d’une lutte pour l’emploi confrontée à une réaction patronale intransigeante et à des licenciements dirigés prioritairement vers les travailleurs immigrés, la revendication de ces derniers se réoriente vers une aide au retour, encouragée par le gouvernement en place. Malgré les réticences des organisations syndicales, navigant au sein des dissensions créées entre ces dernières, les OS immigrés parviennent à imposer leurs revendications.

18 Les débats internes peuvent également porter sur les modes d’action les plus adaptés pour défendre les intérêts des salariés, en fonction du rapport de force qui s’instaure dans la mobilisation. C’est ce que montrent Pascal Depoorter et Nathalie Frigul, au sujet de la fermeture de l’usine Continental de Clairoix, en Picardie, en 2009-2010. Revenant sur l’histoire récente des relations professionnelles au sein de l’usine, les deux auteurs soulignent à quel point les efforts consentis par les salariés à l’issue d’un accord signé par une CFTC majoritaire pèsent dans le sentiment d’injustice ressenti au moment de l’annonce de la fermeture, et significativement lorsque le groupe allemand ferme la porte à la possibilité d’une reprise fin 2008. Le renversement du rapport de force syndical au profit de la CGT, qui s’associe à un militant aguerri de Lutte ouvrière, marque une inflexion forte dans les modes d’action : la négociation étant devenue impossible, c’est la grève avec occupation, puis la lutte juridique qui sont investies et, l’emploi étant condamné, c’est l’obtention d’indemnités importantes qui est visée. Cet article pose aussi de façon très nette la question des entrepreneurs de mobilisation, extérieurs aux entreprises, qui contribuent à la conception et à la conduite des luttes contre les restructurations, et aux transferts de tactiques de luttes en luttes (militants politiques et syndicaux d’autres entreprises, notamment). Il montre enfin que les mobilisations locales se déroulent parfois, dans leurs modalités, contre l’avis des confédérations syndicales.

19 Si les articles de ce numéro permettent d’analyser finement ces questions de structuration interne des mobilisations – en fonction des appartenances syndicales, professionnelles, des nationalités, de l’âge et de l’ancienneté –, nous regrettons de

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n’avoir pu publier des articles incluant à l’analyse des mobilisations les grands absents que sont les salariés ne participant pas ou peu aux mobilisations et ceux soutenant les restructurations, voire les organisant. Cette rareté ne doit pas surprendre. En effet, nombre d’analyses de mobilisations face à des restructurations sont effectuées après des fermetures de sites (et non pendant les grèves, nous y reviendrons) et les chercheurs arrivent sur le terrain alors qu’une partie des salariés s’investit intensivement dans sa recherche d’emploi, ou a retrouvé un emploi, parfois dans une autre région ou un autre pays. C’est significativement le cas des cadres, dont les carrières sont marquées par une forte mobilité géographique et qui sont plus facilement reclassés en interne dans les groupes restructurés. Par ailleurs, ceux-ci tendent à accepter les restructurations avec un certain fatalisme, les interprétant comme les manifestations normales d’un système économique incontestable – cette « fatalité du marché » que refusent les salariés mobilisés –, ce qui explique qu’ils soient rarement en première ligne des mobilisations, même s’ils peuvent les critiquer discrètement.

Quelles contre-propositions ou propositions ouvrières ?

20 Derrière cette façade d’un mouvement collectif unifié par le conflit social, des tensions peuvent exister entre fractions de salariés sur le contenu même des revendications à défendre en priorité. Plusieurs textes reviennent sur ce passage du « revendicable » (débat interne qui articule émotions et réflexions, autour notamment de l’imputation causale de responsabilités) au « revendiqué » (propositions concrètes) selon la distinction proposée par Christian DE MONTLIBERT (1989). Cette traduction dépend fortement des contraintes de situation (systèmes de négociation, conventions collectives, droits et règlements) variables selon les contextes nationaux et sectoriels, et est l’objet d’un travail par les appareils militants (les syndicats et leurs alliés, les avocats ou experts économiques). Dans ce dossier, Nicolas Vershueren avance que les historiens, à de rares exceptions près (VIGNA, 2004 ; HATZFELD, LOUBET, 2004 ; HATZFELD, 2003), ont peu étudié les « contre-propositions » portées par les collectifs d’ouvriers et/ ou d’ouvrières en lutte. Il propose, en comparant quatre cas de restructurations en Belgique entre 1959 et 1980, d’interroger leur lien avec les paradigmes économiques ambiants, qui participent aussi de cette transformation du « revendicable » en « revendiqué ». Il montre ainsi comment ces projets alternatifs peuvent se construire avec les organisations syndicales (projet de réindustrialisation ou de reconversion de sites), mais également contre elles (comme dans le cas des mineurs italiens défendant leur droit au reclassement sur place, contre l’idée d’un retour au pays accepté par les syndicats belges), ou même sans elles. Ainsi, deux histoires de restructurations d’usines « de femmes » (Siemens en 1976, Levi’s en 1984) illustrent comment les ouvrières, moins soutenues par des syndicalistes et militants politiques, sont souvent obligées d’innover dans leurs contre-propositions24, tout comme dans leurs modes d’action, parfois avec l’aide d’avocats, rejoignant là différents travaux sur la prise en charge des intérêts des femmes au travail. Nicolas Vershueren appelle en conclusion les historiens à se pencher sur le rôle des experts économiques, consultants spécialisés pour les institutions représentatives du personnel en France (CRISTOFALO, 2012) ou experts internes aux syndicats en Belgique (LOMBA, 2013a), afin de mieux comprendre de quoi

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s’inspirent, comment se construisent et circulent ces contre-propositions à une période donnée.

21 On peut regretter évidemment que toute la palette des contre-propositions ne soit pas explorée dans ce dossier, et notamment la question des créations ou reprises d’entreprise par des collectifs de salariés licenciés. Dans certains pays, comme l’Argentine il y a peu, ou à certaines périodes (années 1970 en Belgique, France ou Angleterre), former une « coopérative ouvrière25 » semble faire partie du champ des possibles, même si la viabilité économique du projet est souvent fragile (QUIJOUX, 2012 ; WAJCMAN, 198326). Ces reprises partielles d’activités sous formes coopératives nécessitent des soutiens des banques, des commandes des grands groupes (pour les PME sous- traitantes), des soutiens populaires et externes (CAILLOT, 201427). Nous n’avons pas reçu non plus de propositions sur des mobilisations dans des restructurations de secteurs plus qualifiés, composés majoritairement de techniciens et cadres, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas dans le prochain numéro de la revue, qui portera sur les expériences et trajectoires de reclassement (no 138). Certains auteurs, comme Claude DIDRY (1998) ou Jean LOJKINE (1999), ont avancé qu’à côté des « contre-plans économiques » (situés au niveau macroéconomique, via un appel à l’action publique), les « contre-propositions industrielles » (au niveau méso, au sens de politique économique alternative d’entreprise) sont minoritaires et plutôt portées par des cadres. Selon ces auteurs, les salariés qualifiés, particulièrement dans des secteurs de technologie avancée28, seraient en capacité et en position d’ouvrir un débat informé sur la gestion de l’entreprise, ce qui rejoint par certains aspects la thèse de la possible transformation des cadres en une « nouvelle classe ouvrière » (MALLET, 1963). Cependant, si les cadres sont souvent en capacité de mener une critique des outils de gestion, encore faut-il qu’ils s’engagent aux côtés du collectif mobilisé pour porter ces propositions alternatives et qu’ils ne choisissent pas la solution de l’exit. À l’image de leur engagement syndical, aussi « incongru » qu’il puisse paraître en premier lieu, l’implication de cadres aux côtés des salariés licenciés ne découle pas mécaniquement de la dégradation de leur situation, mais réactive des dispositions à l’agir pour autrui forgées par ailleurs : bénévolat, syndicalisme étudiant, socialisation religieuse (GUILLAUME, POCHIC, 2009a). Leur rapport au territoire local et leur « capital d’autochtonie » éclairent pourquoi certains cadres s’engagent et formulent des contre- propositions permettant le maintien sur place de l’activité de production (BORY, OESER, 2013). Une enquête sur le secteur de la presse (DUPUY, 2010), durement touché par des difficultés économiques dans les années 2000, amène d’ailleurs à relativiser l’optimisme quant à l’engagement des cadres dans la formulation de contre-propositions. Certes les journalistes du Monde et de Libération mettent en débat la qualité des actionnaires (défendant une idéologie morale ou professionnelle contre une idéologie commerciale), et leur position de salariés-actionnaires leur permet d’arriver à une délibération sur l’avenir de leur entreprise. Cependant, leurs contre-propositions sur le plan social se réduisent à des plans de départs dits « volontaires » avec des indemnités élevées…

22 Cette question des indemnités traverse plusieurs textes de ce dossier, que ce soit dans le cadre de contentieux juridiques autour de plans sociaux (Depoorter, Frigul) ou dans le cadre de plans de départs dits « volontaires » (Gay). Rachel BEAUJOLIN et Géraldine SCHMIDT (2012) interrogeaient le sens que l’on peut donner à cette demande croissante pour des indemnités : enjeu matériel (« chèque-valise » pour faciliter les transitions), enjeu politique (acheter la paix sociale) ou enjeu moral et symbolique (restaurer sa

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dignité) ? Cet usage des indemnités comme contre-don aux mobilités contraintes, mais aussi réparation des dommages ou pretium doloris29, dépend fortement des contextes historiques et nationaux. En Angleterre, les plans de voluntary redundancy ont ainsi été utilisés, notamment dans la période Thatcher, pour privatiser et restructurer rapidement les entreprises publiques et certains services publics (par exemple dans l’énergie, GUILLAUME, POCHIC, 2009b). Dans ce dossier, Maria Grecu examine ainsi comment un cas de restructuration majeure en Roumanie (réduction des effectifs de 40 % en trois mois, soit plus de 15 000 emplois) s’est déroulé sans conflit social, via un plan massif de départs dits « volontaires », qui a reçu une adhésion massive a priori surprenante de la part de mineurs réputés combatifs. Elle montre comment les organisations syndicales, qui avaient pendant près de dix ans repoussé les plans de réformes des mines d’État dans la Vallée du Jiu, cèdent finalement à cette « thérapie de choc retardée » de la restructuration. Si, au niveau individuel, le départ avec indemnités semble être pour certains, notamment les plus jeunes et les moins « ouvriérisés », une bonne opportunité pour fuir la mine et réinvestir d’autres projets (retourner au village, se reconvertir, partir à l’étranger), ses effets au niveau collectif s’avèrent dévastateurs. Les plus anciens considèrent que les partants se désolidarisent du collectif des mineurs, et ces derniers sont alors condamnés moralement, avec au départ une exclusion de la communauté locale et professionnelle. Cet effet démobilisateur des plans de départs dits « volontaires », avec un groupe des mobilisés et/ou des résignés qui accusent les sortants de se désolidariser du collectif, rejoint des enquêtes réalisées dans d’autres contextes (MONTLIBERT, 1989 ; MALSAN, 2001).

La face cachée des restructurations : des mobilisations discrètes ?

23 Lorsqu’elles se sont intéressées aux mobilisations face aux restructurations, les sciences sociales se sont essentiellement penchées sur des entreprises du monde industriel et des conflits sociaux médiatisés. L’un des enjeux de ces deux numéros était donc de donner à voir au moins partiellement des « restructurations discrètes ». Myriam CAMPINOS-DUBERNET (2003) utilise cette expression au sujet de restructurations opérées par des grandes entreprises industrielles soucieuses de leur image, et de ce fait assorties de mesures sociales beaucoup plus généreuses que la moyenne, afin d’acheter la « paix sociale ». Mais on propose ici d’élargir l’expression aux restructurations qui se réalisent dans la discrétion, ce qui ne veut pas dire sans tensions ni souffrances. Avec une enquête sur le géant mondial de la grande distribution Walmart, Matthieu Hocquelet s’intéresse à des conflits n’ayant pas fait l’objet d’une couverture médiatique et se situant hors de l’industrie. Il définit dans ce cas les réorganisations multiformes visant à réduire les coûts et les effectifs comme des restructurations discrètes, au sens où elles sont « peu visibles et difficilement appréhendables, touchant autant le travail que l’emploi. L’annonce tardive ou inexistante de réaménagements techniques et organisationnels au sein de l’entreprise, le difficile accès à des données sociales chiffrées (effectifs, rémunérations, promotions) et un turn-over élevé mais discret, sans licenciements collectifs, fermetures d’établissements ou délocalisations comme dans l’industrie, font la particularité de ces restructurations » (dans ce numéro, pp. 85-86).

24 Si peu de travaux portent sur les mobilisations liées à ce type de restructurations, c’est probablement en partie parce que ces mobilisations sont elles-mêmes discrètes et ce,

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pour plusieurs raisons. D’une part, dans le régime administratif des restructurations en France, les dispositions conventionnelles et légales permettant de contourner les obligations entourant les plans sociaux sont massivement utilisées, contribuant à faire des PSE une forme de « face émergée de l’iceberg ». Départs volontaires, ruptures conventionnelles, accords de méthode sont autant de moyens de diluer les départs dans le temps et de ne pas recourir au licenciement collectif, y compris dans l’industrie. À cet égard, les accords de méthode sont parfois l’occasion de mettre en place des structures de négociation ad hoc, faisant appel à des syndicalistes de niveau fédéral ou confédéral, supposés plus modérés et moins susceptibles de mobiliser la presse que des syndicalistes locaux, car plus distanciés et socialisés à la négociation de plans sociaux (BOURGUIGNON, 2012). Pour certains salariés, le départ plus ou moins volontaire est aussi une forme de résistance subjective aux conditions de travail dégradées – nous le verrons dans le dossier du numéro 138 –, même si des départs volontaires massifs sont rarement interprétés comme une forme hybride de contestation. D’autre part, l’action collective des salariés est souvent bridée par la répression patronale, particulièrement dans des secteurs peu ou pas syndiqués, comme les services à bas coûts (commerce, services, restauration, etc.). Walmart en est l’archétype, puisque le premier employeur privé américain, multinationale implantée dans de nombreux pays, a préféré fermer un supermarché au Québec en 2005 pour éviter la propagation d’une représentation syndicale à d’autres magasins, l’absence de syndicats en interne lui permettant notamment de maintenir les salaires féminins à un très bas niveau (COUTU, 2007). Objet de formations et de conseils spécifiques, les pratiques antisyndicales sont ainsi monnaie courante aux États-Unis (JULLIARD, 2013). Elles ne sont pas absentes en France, mais elles se retrouvent sous des formes insidieuses (PENISSAT [COORD.], 2013).

25 L’existence dans les mondes du travail de « déserts syndicaux », notamment dans les services, et particulièrement dans les services à bas salaire, augmente encore les difficultés d’organisation collective. L’isolement des salariés (travail au domicile des clients ou sur des lieux éclatés, équipes fractionnées, emplois du temps changeants, absence de lieux de réunion, etc.), l’emploi précaire (temps partiel, contrats courts, faibles protections collectives), les divisions entre salariés (du fait de la hiérarchie, des tâches, de l’organisation du travail, du sexe, de l’âge, de la nationalité, etc.) sont autant d’éléments qui rendent a priori improbable une mobilisation, et sont donc susceptibles d’influencer l’expérience d’une restructuration et son degré de conflictualité (AVRIL, 2009 ; COLLOVALD, MATHIEU, 2009). Il est alors nécessaire de comprendre les conditions d’emploi et de travail qui précèdent les restructurations et d’envisager les organisations du travail dans leur dimension diachronique pour éclairer les conditions de possibilités d’une action collective dans ce contexte peu porteur. Dans l’article de Mathieu Hocquelet, le retour sur les modes de management en vigueur du temps du fondateur du groupe Walmart, Samuel Walton, permet de saisir la progressive dégradation des conditions de travail et d’emploi au sein de l’entreprise. Les nouveaux modes d’intervention des organisations syndicales (stratégie de syndicalisation appelée organizing) trouvent alors davantage de prise, pouvant s’appuyer sur un mécontentement larvé et ce, malgré une répression antisyndicale féroce. Effet indirect de la crise économique, le transfert de salariés plus qualifiés issus de secteurs d’emplois stables (banque, informatique) vers des secteurs d’emplois « bas de gamme » comme Walmart, nourrit d’ailleurs une prise de conscience des autres salariés sur les droits du travail bafoués dans l’entreprise. Cela montre combien il est nécessaire d’intégrer à l’analyse de l’action collective des salariés leurs dispositions biographiques, qui

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peuvent être réactivées dans certains contextes (GIRAUD, 2009 ; DENIS, 2012), et qui s’actualisent lors d’interactions avec des syndicalistes et des travailleurs provenant d’autres secteurs.

26 Soulignons que si la crise a provoqué des licenciements collectifs médiatisés, elle a également entraîné nombre de restructurations touchant des salariés précarisés, pour qui elle n’a fait que renforcer l’instabilité du parcours. Les pertes d’emploi liées au non- renouvellement des contrats d’intérim et à la résiliation de contrats de sous-traitance provoquant des faillites de PME ont été bien supérieures aux emplois détruits dans le cadre de PSE. Lors des restructurations dans l’industrie automobile, la première étape de renvoi des intérimaires et du non-renouvellement des CDD est souvent considérée par les directions des ressources humaines comme « inodore en matière d’emploi » (GORGEU, MATHIEU, 2012). De même, la fermeture d’un sous-traitant international ou d’une filiale étrangère est beaucoup moins coûteuse en termes d’image que la fermeture d’une usine appartenant directement à la maison mère et située dans son pays d’origine (DEFFONTAINES, 2009 ; SURUBARU, 2014). La faible syndicalisation et/ou l’absence d’action syndicale à leur endroit, avec peu de coalitions entre salariés de la maison mère et des sous-traitants, ou des filiales étrangères, malgré l’existence de comités d’entreprise européens, mais aussi l’accoutumance progressive à l’instabilité des parcours professionnels, nous paraît être une dimension à investiguer pour comprendre l’apathie collective dans ce genre de contexte.

27 Au vu des travaux existants et du contenu de ce numéro, nous ne pouvons qu’espérer que de futures recherches se penchent sur ces « restructurations discrètes » afin d’étudier l’expérience des restructurations des franges les plus précarisées du salariat. Cette démarche implique très probablement de ne pas aborder prioritairement cet objet sous l’angle de la conflictualité et de ne pas se restreindre aux mobilisations médiatiques.

Les restructurations en conflits : un objet engageant

28 Les chercheurs en sciences sociales ne sont pas les seuls à se pencher de nouveau sur les mobilisations face aux restructurations au tournant des années 2000. Depuis la fin des années 1970, le champ artistique a ainsi régulièrement abordé les restructurations et les mobilisations, avec des cycles d’intérêt assez similaires, mais souvent avec une réactivité plus grande que les chercheurs. Et si le cinéma a lui aussi fait silence sur la condition ouvrière au cours de la décennie 1980 (HATZFELD, 2013), on observe un certain regain d’intérêt à partir du milieu des années 1990, avec une perspective au moins empathique, voire militante (MARIETTE, 2005). Si les cinéastes militants des années post-1968 cherchaient la quintessence du monde ouvrier dans les usines automobiles (HATZFELD et al., 2004), les auteurs des films des années 1990 et 2000 semblent la poursuivre dans les usines occupées et les associations de salariés licenciés. Les fermetures d’usines et la perte d’emploi deviennent alors les thèmes centraux des films sur le travail (HATZFELD et al., 2006). Au-delà du positionnement politique de certains documentaristes, qui préside au choix d’un tel sujet, comme Marcel Trillat qui revendique sa proximité avec le Parti communiste et la CGT, les restructurations ont incontestablement une dimension d’espace/temps dramatique propice au récit filmé30, romancé31 ou joué 32 : l’annonce de la fermeture de l’usine, les visages et lieux de la mobilisation, les drames privés qui s’en suivent, etc. Cette scénarisation des

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restructurations industrielles est souvent allée de pair avec une mise en critique du capitalisme financier et globalisé et un regard empathique sur le « monde privé des ouvriers » (MARIETTE, 2005, reprenant la belle expression d’Olivier SCHWARTZ [1990]). Ces réalisateurs voulaient s’inscrire en rupture avec le traitement médiatique des mêmes sujets ayant conduit à invisibiliser le monde ouvrier dans les années 1990 (DUVAL, 2004), sauf à insister sur de rares faits divers de violence comme des séquestrations de cadres (HAYES, 2013).

29 En plus d’un intérêt partagé pour le monde ouvrier et d’un rapport au terrain souvent proche, chercheurs et documentaristes partagent aussi un même rapport à l’espace et au temps des restructurations : ils arrivent souvent après le « choc » de l’annonce, dont le récit ponctue de nombreux films (HATZFELD et al., 2006), tout comme les entretiens des sociologues ou ethnologues des restructurations (MONJARET, 2005). L’enquête débute souvent une fois que la mobilisation a déjà commencé, voire après la restructuration effective (fermeture partielle ou totale), la mobilisation étant terminée, ou ayant pris d’autres formes. Elle démarre souvent avec l’aval, voire à la demande de militants soucieux de publiciser leur lutte, d’en garder une trace, d’utiliser les chercheurs – ainsi que les photographes, les journalistes, les romanciers – comme porte-voix de leurs revendications, et occupant un rôle allant de commanditaires à facilitateurs (UBBIALI, 2006). Ces recherches sur les restructurations vécues par les salariés sont rarement réalisées à la demande des directions d’entreprise, et encore moins financées par elles. Quand c’est le cas, la problématique est souvent centrée sur le contenu des plans sociaux, et significativement sur les dispositifs de reclassement, afin de valoriser le côté « social » de l’entreprise concernée. Ce type de configuration matérielle donne d’ailleurs lieu à des travaux qui, même s’ils traitent de la mobilisation, manifestent un rapport bien moins enchanté aux revendications des salariés (MALSAN, 2001). On observe ainsi sur les restructurations un mouvement assez similaire à celui observé dans l’ensemble de la sociologie du travail et des entreprises au cours des années 1980 et 1990 : les contrats de recherche financés par les directions, et correspondant donc à leurs préoccupations, ont donné lieu à des analyses centrées sur l’organisation du travail, des dispositifs organisationnels et techniques innovants, les parcours de carrière, mais moins sur le monde privé des ouvriers et encore moins sur la conflictualité (TANGUY, 2011). Nombre de sociologues du travail et des organisations furent d’ailleurs parties prenantes de certaines restructurations des années 1980 et 1990, appelées par les directions « modernisation des entreprises », « réorganisations » ou « changements organisationnels ».

30 Au contraire, les sociologues et historiens qui se sont intéressés aux restructurations depuis la fin des années 1990 l’ont fait à partir d’analyses portant sur les classes populaires et/ou les syndicats. Ils semblent avoir trouvé dans les expériences ouvrières des restructurations l’occasion d’approcher le travail ouvrier, tout en s’attachant à une fraction de classes populaires mobilisée ou politisée (SIBLOT, 2010), classes populaires que des travaux antérieurs avaient contribué à visibiliser à nouveau mais plutôt sous l’angle de leur atomisation (BEAUD, PIALOUX, 1999). Ces travaux renouent parfois avec des démarches entamées dans les années 1970 et conciliant intérêt pour les mobilisations ouvrières et effets des licenciements sur la sphère privée, en étroite conjonction alors avec des prêtres ouvriers (CHOMBART DE LAUWE, 1976) ou des militants/tes syndicaux/les (BORZEIX, MARUANI, 1982). La forte empathie des chercheurs à l’égard d’ouvriers et d’ouvrières refusant des évolutions économiques présentées comme inévitables et

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défendant, dans bien des cas, une identité et une dignité de classe, et leur souci de contribuer à sortir les classes populaires de l’ombre des restructurations permanentes (LOMBA, 2013b) transparaissent souvent dans ces productions scientifiques.

31 Ces mobilisations donnent à voir, pour les chercheurs, mais aussi pour les journalistes et pour elles-mêmes, une figure d’ouvriers et d’ouvrières mobilisé/es, ancré/es – sur le territoire et au sein de l’entreprise –, souvent confronté/es à des directions distantes, voire absentes, qui semblent insaisissables et incarnant le capitalisme financier contemporain. Cette absence de « patrons » physiquement identifiés lors des négociations se retrouvait au début des années 2000 dans les documentaires (MARIETTE, 2005) et dans les travaux scientifiques (MONJARET, 2005). Elle demeure encore, dans les articles présentés dans ce numéro, tout à fait massive. Ceci peut s’expliquer par l’effet conjugué d’intérêts scientifiques portant plutôt sur les classes populaires et les syndicats, et d’effets structurels ayant éloigné les centres de décision des centres de production, au sein desquels ou autour desquels se déroulent les enquêtes. L’entrée sur le terrain par les syndicats de salariés ne prédispose pas les chercheurs à consacrer du temps d’enquête aux cadres chargés d’organiser la restructuration, localement ou à distance. Lorsque néanmoins ceux-ci s’y intéressent, la négociation des entretiens peut être ardue, à la fois en raison de la méfiance vis-à-vis de chercheurs associés aux syndicats, et en raison, une fois de plus, de la mobilité professionnelle de ces cadres, qui les éloigne rapidement des sites fermés. Les rares travaux portant sur l’expérience des restructurations du point de vue des cadres bénéficient d’une entrée sur le terrain par la direction, à l’occasion d’études portant sur d’autres objets, comme l’égalité femmes- hommes et/ou les parcours de carrière en contexte de réorganisations (GUILLAUME, 2011 ; POCHIC, 2011). Les nombreux travaux en sciences de gestion qui portent sur les stratégies d’entreprise et la gestion des restructurations, s’attachent finalement rarement aux figures patronales ou de direction qui les mènent (à l’exception d’études sur les discours de justification par les dirigeants des restructurations, cf. par exemple pour France Télécom : PALPACUER, SEIGNOUR, 2012).

32 Mettre l’accent sur les mobilisations est ainsi revenu, dans la constitution de ce numéro, à se concentrer dans bien des articles sur les acteurs syndicaux. Pourtant, ceux-ci ne sont pas présents de façon homogène dans les mondes du travail, et le degré de conflictualité, tout comme les possibilités de résister à des restructurations, ne le sont pas non plus (DENIS, 2009). Y compris dans l’article de Mathieu Hocquelet, le plus proche de l’étude de « mobilisations discrètes » dans le monde des services marchands, l’acteur syndical est central, et la taille de l’entreprise étudiée fait que la faiblesse relative du nombre de salarié/es mobilisé/es constitue malgré tout un collectif. Il aurait été intéressant de pouvoir comparer quels rapports les chercheurs entretiennent à leur objet et leur terrain selon qu’ils étudient des mobilisations collectives face à des restructurations lourdes et de grande ampleur, et des mobilisations sporadiques, moins spectaculaires, à plus petite échelle, face à des restructurations dans le secteur des services. Être accueilli sur le terrain par un collectif mobilisé « prend » le chercheur très rapidement dans un réseau d’interconnaissances et l’engage souvent intensément (NAUDIER, SIMONET, 2011) et ce, d’autant plus quand ce collectif offre au chercheur le visage d’une classe ouvrière homogène et politisée qui paraissait disparue. En est-il de même lorsque le chercheur est confronté à un collectif plus hétérogène et peu organisé ? Arriver alors que le lieu de travail a été fermé en tout ou partie et mener des entretiens avec les salariés restés sur place expose à une représentation nostalgique

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non seulement du collectif mobilisé, mais du travail lui-même. Revenir des années après, quand beaucoup de salariés se sont réinsérés ailleurs ou sont désormais retraités, peut également produire une « amnésie collective » sur un événement représentant un passé révolu (RENAHY, 2005). Comme nous le verrons dans le prochain numéro de la revue, cette dimension donne un intérêt encore supplémentaire, pour étudier l’« après » des restructurations, à des études portant sur des fermetures partielles, des reclassements avec reprise partielle de l’activité ou des plans sociaux « idéaux ».

33 Mais n’anticipons pas trop. Les contributions rassemblées dans cette nouvelle livraison de Travail et emploi nous semblent d’ores et déjà la preuve que pour analyser les ressorts des mobilisations dans les mondes du travail, il est fructueux, voire indispensable, d’entrecroiser sociologie du travail et sociologie politique, ou histoire sociale et histoire politique. Cela permet d’articuler l’étude des conditions de travail et d’emploi (histoire économique du site et du secteur, vagues de restructurations, profil et ancrage local de la main-d’œuvre), à des dimensions plus politiques (relations entre syndicats, liens avec les partis politiques et les médias, formes de politisation des salariés). L’approche historique contribue, en revenant sur des conflits sociaux de la période 1950-1970, et même de la période creuse des années 1980, à mieux éclairer la spécificité et l’éventuelle nouveauté des luttes menées dans la récession actuelle, et, plutôt que d’opposer des modèles d’actions collectives, de mettre en lumière les « bricolages » et réinventions des militants en termes de répertoires d’action. Si l’arme du droit semble devenir en France le rempart ultime des protections dans les années 2000, notamment dans le cas de PME industrielles sous-traitantes de groupes internationaux, c’est peut- être en lien avec la professionnalisation de certains syndicalistes dans la défense juridique, mais c’est surtout en raison d’une déterritorialisation du capital financier, susceptible de l’affranchir des obligations légales nationales. La crise économique majeure que nous connaissons, avec de très faibles perspectives de reclassement des chômeurs âgés et peu qualifiés en France, rend d’ailleurs sans doute plus audible par les médias et l’opinion publique l’indignation morale des ouvriers et ouvrières licencié/es, contrairement aux périodes de croissance économique où les stéréotypes sur les chômeurs et leur faible appétence au travail sont tenaces. La comparaison internationale, avec des exemples aussi contrastés que les États-Unis, l’Italie, la Belgique ou la Roumanie, invite également à réfléchir sur le rôle des organisations syndicales en contexte, aux conditions sociétales de fabrique du consentement ou, au contraire, de la rébellion face aux décisions patronales de suppression d’emplois.

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NOTES

1. L’appel était intitulé : « Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des restructurations. » 2. Ces auteurs les définissent comme des « processus de réorganisation de l’entreprise qui affecte[nt] son périmètre, son capital, ses marchés, ses méthodes de production, son organisation du travail, les compétences de ses salariés, et qui se caractérise[nt] par un impact plus ou moins direct sur l’emploi, tant dans son volume que dans ses dimensions qualitatives » (DIDRY, JOBERT, 2011, p. 11). 3. Loi n° 2008-596 du 25 juin 2008, qui introduit, entre autres, une nouvelle forme juridique de sortie de l’emploi, la rupture conventionnelle. 4. La loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 contient notamment des dispositions sur une complémentaire santé, sur des dispositifs de formation des salariés, sur des recours dérogatoires à des contrats courts, et sur l’information des salariés et les mécanismes de négociation autour des licenciements collectifs et des restructurations. Sur ce dernier point, l’essentiel des dispositions revient à réduire les délais de consultation et de négociation, et à ouvrir des voies dérogatoires à la législation antérieure sur les plans sociaux (plans de sauvegarde de l’emploi). 5. La loi « Florange », du nom de la ville connue pour le site sidérurgique détenu par le groupe Arcelor-Mittal, obligeait les entreprises, en cas de cession de site, à rechercher un repreneur et à accepter une offre sérieuse. Adoptée à l’Assemblée nationale le 24 février 2014, elle a été censurée au nom de la liberté de l’employeur par le Conseil constitutionnel le 27 mars 2014, les Sages ayant estimé le montant de la sanction hors de proportion avec la gravité des manquements réprimés. Cette loi donnait au juge du tribunal de commerce le droit de prononcer des sanctions lourdes, pouvant aller jusqu’à vingt fois le Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance) par emploi supprimé (28 000 euros), dans la limite de 2 % du chiffre d’affaires. 6. Adopté en première lecture au Sénat en novembre 2013, ce texte est en discussion entre les deux assemblées au moment où nous écrivons. 7. Dont le nombre a fortement crû depuis leur création, puisqu’elles sont estimées à 191 000 en 2009, 246 000 en 2010, 287 000 en 2011, 320 000 en 2012, 319 000 en 2013. (source : Minni C. [2013], « Les ruptures conventionnelles de 2008 à 2012 », Dares analyses, n° 31 ; pour 2013, chiffre de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques [Dares].) 8. Cf. par exemple les travaux sur les légitimations de la valeur actionnariale étudiées par (RÉBÉRIOUX, 2005 ; MONTAGNE, SAUVIAT, 2001). 9. En France, les « préretraites » ont été progressivement remplacées par un substitut, les « dispenses de recherche d’emploi » pour chômeurs âgés, moins onéreux pour les pouvoirs publics, mais également moins avantageux pour les bénéficiaires. 10. Des enquêtes quantitatives, comme l’enquête Reponse (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) de la Dares, attestent de ce retour des conflits du travail dans les années 2000, dans des formes renouvelées, même s’ils restent plus fréquents dans les entreprises publiques et les administrations, milieux plus syndiqués (BÉROUD et al., 2008 ; AMOSSÉ et al., 2008). 11. Confédération générale du travail.

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12. Confédération française démocratique du travail ; Confédération française des travailleurs chrétiens ; Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres. 13. La presse française a largement commenté le « contrat social de crise » chez Renault, signé en juin 2009 par quatre syndicats (sauf la CGT), qui demandait aux cadres et ingénieurs de participer à l’effort en renonçant à huit jours de RTT (réduction du temps de travail) pour abonder un fond de solidarité visant à mieux indemniser les ouvriers en chômage technique (à 75 %), et pour la première fois de se mettre eux aussi au chômage partiel. L’État a accordé une mesure exceptionnelle en 2009, afin d’augmenter l’indemnisation des ouvriers et de maintenir l’indemnisation des cadres à 100 % (prévue dans l’accord de branche). Cet accord était associé à un important plan de départs volontaires. 14. Pour rappel, le tribunal de grande instance juge les litiges collectifs (contrôle de la procédure de concertation et contenu du plan de reclassement) et les prud’hommes jugent les litiges individuels (jugent notamment la cause réelle et sérieuse du licenciement). 15. Cas de l’usine de papeterie Job, dans la région de Toulouse, où un avocat spécialisé en droit des faillites poursuit au tribunal de commerce et au tribunal correctionnel pour délit d’entrave et malversation des dirigeants d’un groupe allemand et le liquidateur (LE QUENTREC, BENSON, 2005). 16. Au sens de mode conflictuel de production des règles passant par le recours au tribunal et la jurisprudence (PÉLISSE, 2009). 17. Selon les calculs de ces auteurs, en 2003, sur 1 500 PSE, seuls 121 ont fait l’objet de procédures. 18. Usine de production de zinc et plomb, située à 30 km de Lille, dont la délocalisation a été planifiée par l’actionnaire principal, le conglomérat financier états-unien Glencore, qui souhaitait s’abstraire de toutes ses responsabilités (reclassement des licenciés et dépollution des sols). 19. Plusieurs collectifs de licenciés ont monté dans les années 2000 des pièces de théâtre, coécrites avec des metteurs en scène sur le thème de la disparition des usines, réinventant une forme de « théâtre engagé » ou « théâtre populaire ». 20. On pense par exemple au film documentaire réalisé par la fédération Mines Métallurgie CFDT sur le groupe allemand Bosch Vénissieux, « Une reconversion réussie », objet par ailleurs d’une enquête sociologique (JOBERT, MEIXNER, 2013). 21. Même dans le cas de Radio Lorraine Cœur d’acier à Longwy en 1979, si les journalistes envoyés par la CGT soutenaient le conflit, le contenu des émissions révèle qu’ils étaient davantage intéressés par la « condition ouvrière » que par le conflit à l’intérieur de l’usine (HAYES, 2013). 22. Usine de textile, petite PME ayant appartenu à Rhône Poulenc et classée Seveso, en milieu ouvrier-rural dans les Ardennes. Après plusieurs plans de restructurations, l’annonce du dépôt de bilan en 1999, un an après la reprise par un groupe autrichien, les ouvriers/ères, majoritairement CGT, rentrent dans une grève dure, avec séquestration du directeur du travail et du liquidateur, et finissent par mettre à exécution leur menace de verser de l’acide dans le ruisseau voisin, affluent de la Meuse. 23. Après avoir été l’apanage des conflits du travail des années 1970, les occupations de locaux ont été utilisées dans les années 1980 et 1990 par des « groupes protestataires à faibles ressources » comme les mouvements de sans-papiers, de prostitués, de sans-emplois, de stagiaires, pour construire une politique de la présence et sortir de l’invisibilité (PENISSAT, 2005). 24. Projets de formations requalifiantes en bureautique pour Siemens et de collectivisation des indemnités pour attirer des repreneurs potentiels pour Levi’s. 25. Depuis quelques années, les coopératives connaissent un regain d’intérêt, notamment de la part des pouvoirs publics, que ce soit sous la forme de Scop (société coopérative ouvrière de production, devenue depuis 2010 Société coopérative et participative) ou, depuis 2001, sous la forme SCIC (société coopérative d’intérêt collectif, qui permet une participation de collectivités

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territoriales, à condition de produire des biens ou des services d’intérêt collectif et à caractère d’utilité sociale). Le récent projet de loi sur l’Économie sociale et solidaire en est une illustration, directement corrélée aux politiques d’emploi. 26. Cette enquête ethnographique réalisée par une sociologue féministe du travail décrit les difficultés de fonctionnement d’une petite coopérative, composée uniquement d’ouvrières ayant repris leur usine de chaussures menacée de fermeture entre 1972 et 1977 en Angleterre. 27. La déléguée syndicale CGT de Lejaby, Jeanine CAILLOT (2014), retrace les mobilisations contre trois plans sociaux successifs de 2003 (rachat par un groupe américain) jusqu’à la coopérative « Les Atelières », créée sous forme de SCIC en 2012, avec l’aide d’une communicante, Muriel Pernin, émue par la situation. La concurrence sur ce créneau de la lingerie de luxe est cependant forte, l’usine d’Yssingeaux devenue sous-traitante de la Maison Lejaby (dont 100 % de la production est réalisée en Tunisie) est ainsi en concurrence avec l’usine de Bourg-en-Bresse reprise sous le nom « Monnette de Paris » par la marque Princesse Tam-Tam. En mars 2014, une souscription populaire et une mobilisation médiatique, via Facebook notamment, permet d’éviter la liquidation judiciaire des Atelières. 28. À l’image de l’entreprise Neyrpic à Grenoble, ou plus récemment de la R&D de Sanofi à Toulouse. 29. Notion juridique, littéralement « prix de la douleur ». Romain MELOT (2009) rappelle que les cadres et dirigeants peuvent négocier dans le cadre de transactions individuelles, au nom de ces « préjudices » au sens large (ralentissement de carrière, rupture avec l’environnement social et familial, perte d’une situation sociale) des indemnités conséquentes, non soumises à impôt ni à cotisations sociales. 30. On peut notamment citer parmi les films récents : Olivia Burton (2001), Les mains bleues (sur les Levi’s) ; Alain Guiraudie (2001), Ce vieux rêve qui bouge ; Jean-Michel Vennemani (2004), Metaleurop : Germinal 2003 ; Gérard Vidal (2004), Chers camarades (sur les Chaussons) ; Jean-Marc Moutout (2004), Violence des échanges en milieu tempéré ; Mélissa Theuriau (2006), Mon usine va fermer (sur une usine textile délocalisée) ; Mariana Otero (2011), Entre nos mains (sur la reprise en Scop d’une usine de lingerie par des ouvrières) ; Jean-Pierre et Lily Franey (2011), Goodyear, chronique d’une entreprise meurtrie ; José Alcala (2012), Les Molex. Des gens debout ; Jérôme Palteau (2013), La saga des Conti. 31. Par exemple Aurélie Filippetti (2003), Les derniers jours de la classe ouvrière, Paris, Stock ; François Bon (2004), Daewoo, Paris, Fayard ; Bernard Massera, Daniel Grason (2004), Chausson : une dignité ouvrière, Paris, Syllepse ; Gérard Mordillat (2004), Les vivants et les morts, Paris, Calmann- Lévy ; Pascal Dessaint (2010), Les derniers jours d’un homme, Rivages & Rivages ; Sylvain Pattieu (2013), Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay, Paris, Plein jour. 32. Par exemple : 501 Blues, de Bruno Lajara, pièce montée avec des ouvrières licenciées de Levi’s.

AUTEURS

ANNE BORY Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Lille 1 ; [email protected]

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SOPHIE POCHIC Centre Maurice-Halbwachs (CMH), École des hautes études en sciences sociales – École normale supérieure (EHESS-ENS) ; [email protected]

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Quelles contre-propositions ouvrières lors des restructurations industrielles en Wallonie de 1959 à 1984 ? Stratégies de reconversion et paradigmes économiques Workers’ strategies and industrial restructurings in Wallonia from 1959 to 1984. Reconversion options and economic paradigms

Nicolas Verschueren

1 À l’automne 2011, la société Arcelor-Mittal annonçait l’arrêt de la phase à chaud de l’usine sidérurgique de Liège. Un peu plus d’un an après ce premier choc, une nouvelle restructuration était programmée condamnant à plus ou moins court terme le site sidérurgique liégeois, symbole de l’industrialisation de la Wallonie. Avec un recul d’un demi-siècle, l’histoire économique et sociale de cette partie de la Belgique semble se résumer à la notion de restructuration qui apparaît pour la première fois à la fin des années 1950. Ce trait volontairement grossi d’une histoire morose et sinistre de la Wallonie met en évidence la récurrence des restructurations d’entreprise depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à aujourd’hui, longue période durant laquelle l’incertitude dans les décisions d’investissement dans l’industrie sidérurgique est devenue chronique (LOMBA, 2001, 2013). Les fermetures des mines de charbon, des ateliers de confection, des manufactures d’appareils électroniques ou des usines sidérurgiques ont pu être présentées comme un processus inéluctable lié à un impératif économique. La réduction de la consommation de charbon et l’internationalisation de certaines activités industrielles devenaient par ailleurs une occasion pour s’affranchir d’un emploi dangereux, éreintant et oppressant. L’essor de l’informatique, du secteur tertiaire et des moyens de communication ont contribué à sanctifier cette évolution vers une société postindustrielle, une ère nouvelle dans les étapes de la croissance économique dans les années 1960 (ROSTOW, 1962).

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2 À bien des égards, les luttes ouvrières menées lors des restructurations d’entreprises ont été montrées dans les médias comme des combats d’arrière-garde et des tentatives désespérées pour sauver un emploi condamné. Cette fatalité s’est insinuée progressivement dans les colonnes des quotidiens et les scripts des journaux télévisés, annonçant la fermeture, tel un événement inévitable et imprévisible au même titre que les catastrophes naturelles (CLARK, 2011). Pourtant, à l’image des bris de machine ou des émeutes alimentaires du début de la révolution industrielle (HOBSBAWM, 1952 ; THOMPSON, 1971 ; JARRIGE, 2009), les conflits sociaux apparus lors des restructurations d’entreprises témoignent d’une prise de parole ouvrière recevant un écho dans l’espace public régional. Les formes de l’action collective – slogans, chants, arguments développés – et autres manifestations de la contestation formulées par les ouvriers dépassent la simple expression d’une colère pour révéler une compréhension certaine de leur situation économique et sociale.

3 La restructuration qui secoue la branche d’activité dans laquelle ils exercent leur profession pose inévitablement la question de leur devenir dans le système productif et des possibilités de réemploi qui s’offrent à eux. Or, reconversion industrielle d’un bassin d’emplois et reclassement professionnel individuel ne coïncident que trop rarement (BEATTY, FORTHERGILL, 1996 ; DESHAYES, 2010). Conscients de la situation économique de leur secteur, ces ouvriers et ouvrières sont amenés à entreprendre un processus de reconversion qui les éloigne d’un reclassement au sein d’un secteur en crise : ces initiatives tentent de concilier reconversion industrielle des territoires et reconversion professionnelle des individus (HUDSON, 1994). Or, les deux processus suivent souvent des lignes parallèles qui voient l’implantation d’un centre commercial avec des offres d’emplois de caissières ou de caristes s’accorder difficilement avec l’engagement d’anciens tréfileurs ou de souffleurs de verre. Face à ces difficultés, les collectifs ouvriers et leur porte-parole sont rarement restés dans une simple opposition à la fermeture et les exemples de propositions ouvrières originales de reclassement abondent dans l’histoire de l’après-deuxième-guerre-mondiale en Wallonie. Qu’il s’agisse de paysans des Pouilles devenus mineurs, d’ouvriers de l’acier issus d’une longue lignée de sidérurgistes ou d’ouvrières de l’industrie textile sujette à délocalisations, leur perception des enjeux lors de la restructuration va au-delà de la sauvegarde de l’emploi pour envisager d’autres solutions de reclassement professionnel. Mais la mémoire collective garde peu de traces de ces propositions parfois restées à l’état de projets inaboutis ou utopiques.

4 Les expériences des restructurations telles que les vivent les ouvriers demeurent un territoire difficilement accessible pour l’historien, un champ d’investigation réservé aux sociologues et ethnologues (JAHODA et al., 1982 ; LAFAYE, 2005 ; LE QUENTREC, BENSON, 2005 ; CORTEEL, 2009 ; ROUPNEL-FUENTES, 2011). Mais depuis une petite dizaine d’années, la recherche historique a emboîté le pas à ces derniers en s’inspirant des actions de sauvegarde de la mémoire ouvrière lors des restructurations d’entreprises dans les années 2000 (CLARK, 2011 ; FAVIER, 2009). Cela ne va pas soi, la difficulté de l’interprétation historique s’intensifiant avec l’éloignement temporel. Pister les parcours professionnels et les expériences de la restructuration des ouvriers de la mine, dans les années 1950, ou des piqueuses d’un atelier de confection, dans la Lorraine belge des années 1980, s’avère un exercice difficile au vu des rares documents dont l’historien dispose, à l’inverse des sociologues qui peuvent s’appuyer sur les documents de cellules de reclassement ou les associations d’anciens par exemple

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(MAZADE, 2010). Néanmoins, des traces, matériaux de l’historien, existent. Les chants ouvriers, les actions collectives ou les options discursives produites par les collectifs ouvriers, avec l’appui d’une expertise économique syndicale dans certains cas (LOMBA, 2013), démontrent que les ouvriers ont une compréhension aiguë de leur situation économique et sociale. Dans ce contexte, les propositions de reclassement ou de reconversion qu’ils soumettent à leurs anciens employeurs, aux pouvoirs publics ou aux organisations syndicales illustrent plus qu’aucune autre les formes d’appropriation ouvrière des processus de restructuration.

5 Dans cet article, à partir de quatre restructurations situées dans des séquences historiques différentes (1959, 1976, 1977-1980, 1984), nous voudrions montrer l’intérêt de se pencher sur ces « contre-propositions ouvrières ». Ces quatre cas d’étude ont été sélectionnés pour donner à voir des secteurs, époques et contextes industriels différents. Les dimensions sectorielle et régionale de la restructuration sont ici essentielles pour appréhender le rôle que les paradigmes économiques de la période ont pu jouer dans ces tentatives de reconversion impulsées par les ouvriers.

Déclin charbonnier, migration et équilibre économique régional

Les mineurs italiens du Borinage et la crise charbonnière de 1959

6 Le premier cas observé s’attache à montrer la manière dont les mineurs italiens du Borinage ont repris à leur compte la problématique de la « reconversion régionale » pour trouver du travail en dehors de la mine et s’assurer un reclassement dans leur bassin d’installation. En 1959, la crise charbonnière est un véritable test pour l’équilibre politique de l’État belge et, dans une certaine mesure, des institutions européennes (MILWARD, 1992 ; VERSCHUEREN, 2013a). La main-d’œuvre italienne, perçue comme une force de travail temporaire qu’on aurait pu rapidement rapatrier ou relocaliser, prend fait et cause pour cette dimension régionale de la lutte sociale.

7 En 1958, l’industrie du charbon est confrontée à la plus importante crise sectorielle de l’après-guerre. Les besoins en matières premières pour la reconstruction et la guerre de Corée, et le mythe du déficit charbonnier en Europe entretenu par les États-Unis dissimulent la crise de surproduction qui menace le vieux continent (PERRON, 1996). En Belgique, l’avenir du bassin charbonnier du Borinage est particulièrement sombre en raison de son caractère mono-industriel, de ses spécificités géologiques et d’une atmosphère de dépression qui semble ne pas avoir quitté la région depuis les années 1930. La crainte d’une explosion sociale est partagée tant par le gouvernement belge – la tradition de combativité des mineurs du Borinage est bien connue – que par la jeune Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier qui doit faire face à la première crise sociale majeure de son existence (VERSCHUEREN, 2013a). Ce contexte explique l’extrême attention accordée à quelques milliers de mineurs à une époque où le chômage n’affecte guère les régions industrielles de la Communauté européenne (MILWARD, 1992). La contestation ouvrière lors de l’annonce du plan de fermeture des puits du Borinage ne menace pourtant pas la stabilité sociale de l’ensemble des bassins industriels belges. A contrario, le faible soutien apporté par le reste du mouvement ouvrier sera un indice pour les responsables politiques belges et

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européens que le processus de restructuration dans l’industrie charbonnière peut désormais être accéléré.

8 Bien qu’ils ne prennent pas la forme insurrectionnelle tant redoutée, l’annonce du déclin programmé de l’industrie charbonnière provoque des remous non négligeables à l’intérieur du Borinage. Entre le 15 février et le 1er mars 1959, les grèves, manifestations, barricades et blocages de la circulation rythment le quotidien des localités minières du Borinage (GUBBELS, 1962). Les demandes de reconversion et de reclassement y remplacent très rapidement le slogan « Non aux fermetures » omniprésent au début de la lutte sociale. Cette prompte résignation quant à la disparition de l’industrie charbonnière s’explique par l’absence de nationalisation des mines malgré le lancement d’une bataille du charbon1, la préservation des industries belges des dommages de guerre et l’importance quantitative de la main-d’œuvre italienne censée être temporaire. De fait, l’analyse statistique de la rotation de la main- d’œuvre dans l’industrie charbonnière montre que les ouvriers belges ont, dès les années 1930, tenté de trouver des échappatoires au travail minier dans le Borinage (BRUWIER, 1996).

9 Dans ce contexte, la problématique de la « reconversion régionale » portée par les élus locaux et discutée par des experts universitaires vise principalement à assurer l’avenir économique de la région. La fermeture des mines du Borinage se situe à la croisée des interrogations sur la politique économique des bassins industriels au lendemain de la découverte de la réalité régionale et de l’échec des migrations provoquées (LEBOUTTE, 2008). L’échec du déplacement des mineurs du Centre-Midi en France vers la Lorraine en 1954 (REID, 1999) est tellement retentissant qu’un projet similaire n’est jamais publiquement évoqué pour le Borinage (MINON, DEMET, 1956)2. Le dépérissement de certaines régions au profit d’autres fait désormais l’objet de réflexions conséquentes dont le géographe Jean-François Gravier est le représentant le plus connu et dont les travaux sont suivis de près à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca)3. La région du Borinage devient le laboratoire des sociologues belges qui multiplient les études sur la situation et l’avenir de cet emblématique bassin minier. Entre 1950 et 1962, trois études sociologiques sont menées pour dresser le bilan et l’avenir du bassin minier4. Sur la base de ces réflexions, la Haute Autorité espère muer cette restructuration en première expérience de reconversion d’une vaste région industrielle. L’institution supranationale se présente comme le fer de lance de la propagation des notions de reclassement, de reconversion et de réadaptation.

Le droit au reclassement sur place, même pour les ouvriers immigrés

10 La question du « reclassement professionnel » sur place pour les mineurs privés d’emploi émane principalement des ouvriers, majoritairement italiens. Les syndicats CSC et FGTB (Confédération des syndicats chrétiens ; Fédération générale du travail de Belgique) relaient cette revendication au détriment d’une politique de maintien de l’activité charbonnière et participent même à sa mise en œuvre. Comme le déclare Vital Décot, principal leader syndicaliste des mineurs de la région du Borinage : « Nous luttons pour le reclassement. Ce n’est pas pour les fosses que nous nous battons. Elles n’ont jamais fait que des cadavres avec nous5. » Avec la crise charbonnière est créé, en 1962, le Directoire charbonnier qui a notamment pour fonction de gérer les plans de

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fermeture et de fournir des programmes de reclassement pour les mineurs licenciés (EVALENKO, 1968, pp. 284-291). Cette institution, constituée de cinq personnes expertes dans le fonctionnement de l’économie du charbon ou dans les problèmes du travail qui lui sont liés, informe les organisations syndicales et les ouvriers des possibilités de reclassement dans les autres charbonnages du pays et des différentes allocations (belges et européennes) auxquelles ils ont droit pour leur réemploi, leur déménagement, etc. Si les organisations syndicales ne sont pas à l’origine du processus de reclassement des anciens mineurs, elles sont rapidement associées à la politique de réinsertion des travailleurs avant d’en devenir, dans certains cas, l’acteur principal comme nous le verrons pour les sidérurgistes d’Athus.

11 Dans cette reconfiguration économique régionale, la place des immigrés italiens n’est que peu évoquée. Après la signature de l’accord belgo-italien du 20 juin 1946, près de 80 000 Italiens sont venus travailler dans les mines belges pour une durée de cinq ans (MORELLI, 1988). La présence d’une main-d’œuvre immigrée devait faciliter le travail du gouvernement belge qui tablait sur un retour au pays de l’ordre de 15 % et sur une mobilité importante de ces ouvriers entre les bassins charbonniers belges6. Malgré les retours en Italie et les quelques départs vers les autres régions industrielles, les mineurs italiens s’installent dans la région du Borinage (ANDRÉ, 1972). Loin d’être des acteurs passifs de cette évolution industrielle, ils sont le moteur de la révolte des mineurs dans le Borinage au cours du mois de février 1959, même si leur participation est perçue bien différemment dans la presse. Selon les journaux conservateurs, les révoltes sont essentiellement le fait d’agitateurs italiens, militants communistes et socialistes cherchant à déstabiliser le gouvernement démocrate-chrétien7 : ainsi, les commerçants du Borinage ne soutiennent la lutte des mineurs que par peur des représailles à l’encontre de leur boutique ; et les voyageurs protestent contre le blocage de la circulation des trams par des Italiens. Pour la presse socialiste en revanche, il s’agit avant tout d’une révolte régionale de l’ensemble du bassin, caractéristique des communautés minières. De cette façon, l’italianité des très nombreux mineurs est passée sous silence et la question du reclassement de ces travailleurs « temporaires » évacuée.

12 Pourtant, ces Italiens craignent, à juste titre, que les mesures de reclassement pour les licenciés économiques bénéficient en priorité aux ouvriers belges comme c’est le cas pour les emplois dans la fonction publique. Dès lors, afin de garantir leur avenir professionnel dans la région, ils font entendre leur voix jusqu’à la Haute Autorité et font de la reconversion industrielle du Borinage le moyen de leur intégration dans la société belge et de leur sortie de l’activité charbonnière, qu’ils réprouvent majoritairement8. Reprenant la thématique de la répartition géographique des richesses, la lutte pour le devenir de la région converge avec celui de leur sort d’immigrés venus travailler temporairement dans les mines de charbon.

13 La combinaison de la lutte pour l’emploi, de la défense des intérêts régionaux et des revendications des ouvriers immigrés est à l’époque inédite. Si l’échec des migrations provoquées est attesté (REID, 1999), la mobilisation des immigrés pour le devenir régional est inattendue. Cette mobilisation pour des aides publiques en faveur d’un plan de redéveloppement régional devient par la suite un trait récurrent des luttes sociales des mineurs de Belgique : les accords de Zwartberg en 1966 dans le Limbourg prévoient ainsi que chaque licencié dans l’industrie minière puisse être reclassé dans un autre site de production ou que la production du puits menacé soit maintenue aussi

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longtemps que des emplois de remplacement n’ont pas été créés. Bien qu’il s’agisse avant tout d’une déclaration d’intention, ce principe devient un référent des luttes sociales ultérieures ; la proposition d’un plan de reconversion et/ou de reclassement de la main-d’œuvre peut alors constituer le socle de la revendication comme ce fut le cas lors de la fermeture de l’entreprise de construction métallique Anglo-Germain en 1967 dans le bassin du Centre9.

Désindustrialisation, économie de services et reclassement dans le tertiaire

Des ouvrières en lutte contre la fermeture de l’usine Siemens en 1976

14 Le deuxième cas d’étude s’intéresse à la fermeture en 1976 d’un atelier de réparation de relais téléphoniques Siemens, également situé dans le Borinage, symbolisant le déclin du travail manufacturier en Wallonie. Dans cet atelier travaillent majoritairement des ouvrières âgées en moyenne de 21 à 25 ans au moment de leur embauche10. L’examen de leur lutte nous intéresse à trois titres. Tout d’abord, elles ont fait de la problématique de la reconversion et de la responsabilité des investisseurs le centre de leur conflit. Ensuite, il s’agit alors de l’une des premières occupations d’usines par des ouvrières recevant une vaste publicité, qui plus est, face à une multinationale de la taille de Siemens. Leur action servira de modèle à plusieurs conflits sociaux mettant aux prises des ouvrières face à un employeur invisible ou despotique. Enfin, elles répondent au déclin de l’industrie manufacturière dans leur région par des propositions de reclassement vers des emplois de bureau.

15 Les années 1960 sont marquées du sceau de la poursuite de la production industrielle et manufacturière et surfent en cela sur la vague fordiste de l’après-guerre. Dans ce contexte, le Borinage a entamé sa reconversion avec pour ambition la reconstitution d’un tissu industriel moderne qui compense les pertes subies par la fermeture des mines de charbon. Parmi les nouvelles implantations figure une usine de réparation de postes téléphoniques Siemens qui ouvre ses portes en 1970. En échange d’aides publiques et de la garantie que l’administration belge lui achèterait du matériel, la multinationale allemande s’engage à mettre sur pied pendant plusieurs années une activité productive à forte innovation technologique11. Or l’usine du Borinage, dont l’activité principale se limite à la réparation de relais téléphoniques désuets, n’eut jamais cette vocation12. Outre l’attrait des aides à la reconversion, l’ancienne région charbonnière offre une main-d’œuvre féminine abondante et de nombreuses possibilités d’apports financiers en provenance des pouvoirs publics locaux tels que l’achat de matériel et la prise en charge de la formation du personnel. Lorsqu’elle n’a plus droit aux aides publiques cinq ans plus tard, l’entreprise allemande décide de fermer son usine du Borinage prétextant la non-obtention d’un contrat public au profit de la société Bell. L’entreprise compte jusqu’à 329 travailleurs en 1972 pour retomber à 209 au moment de sa fermeture quatre ans plus tard (CAPRON, 1977). Alors qu’elle a présenté son usine comme fondamentalement « sociale », la multinationale allemande devient alors le symbole de l’opportunisme entrepreneurial utilisant à court terme et à son seul profit les aides à la reconversion régionale et les contrats d’achats garantis par les administrations publiques.

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16 Après l’échec des négociations entreprises par les syndicats pour éviter la restructuration, les ouvrières décident d’occuper l’usine à l’automne 1976 participant ainsi au raz-de-marée de conflits sociaux qui touche la Wallonie dans la seconde moitié des années 1970 (DEGÉE, 1980). Dans un premier temps, leur lutte est à la fois une source d’émancipation par rapport à leur milieu familial et une découverte du monde militant et associatif. Avec l’occupation de l’usine et l’intense conflit social contre l’imposante multinationale allemande, ces ouvrières participent de l’héritage de lutte des « gueules noires » tout en se positionnant en tant qu’acteur social et politique dont le rôle ne se limite pas au périmètre du foyer. Le lien avec la célèbre combativité des mineurs du Borinage trouve son origine dans certaines situations familiales où le grand-père, le père, le mari ou le frère ont connu l’univers particulier du travail charbonnier. Cette référence au tempérament frondeur des mineurs du Borinage est également un moyen de valoriser la lutte, d’autant que les ouvrières qui occupent l’usine et ainsi découchent du domicile familial, font l’objet de bien des médisances.

17 Cette occupation donne lieu à la création de chants, de pièces de théâtre et de spectacles qui seront diffusés dans les autres usines en occupation, dans certaines organisations ouvrières et dans les groupes hétérogènes de la Nouvelle Gauche13 (VERSCHUEREN, 2011). Le conflit entre les ouvrières et la direction de Siemens permet surtout de créer un collectif des ouvrières licenciées. À l’image de nombreuses autres luttes d’ouvrières dans cette seconde moitié des années 1970, il ouvre la voie à un rapprochement entre les luttes pour l’émancipation féminine et celles pour l’emploi avec, par voie de conséquence, un recouvrement des problématiques de la domination masculine dans les foyers et à l’usine (MARUANI, 1979). Néanmoins, le rôle très important de certaines déléguées ouvrières et/ou syndicales (Liliane Ray chez Siemens, Paulette Henquinet chez Levi’s) coupe en quelque sorte l’herbe sous le pied des mouvements féministes tels que les Marie Mineur14. Les débats sur la condition et l’émancipation des femmes, bien qu’évoqués lors de ces occupations d’usine, restent secondaires par rapport aux luttes menées pour la sauvegarde de l’emploi.

Passer de l’atelier au bureau, l’espoir déçu des formations qualifiantes

18 Dans un second temps, lorsque la fermeture du site semble inéluctable, se pose la question du reclassement professionnel. Pour Liliane Ray, ouvrière chez Siemens et déléguée syndicale de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), rencontrée le 8 décembre 2009, il est évident que « la production était dépassée dès le début, on servait juste à obtenir des contrats de l’administration pour Siemens et, nous, on pouvait se recaser nulle part, les filles d’atelier, on n’en voulait pas et il n’y avait plus d’emplois ailleurs ». La multiplication des restructurations en Wallonie, leur expérience au sein de cet atelier sans avenir et les faibles opportunités de reclassement qui s’offrent à elles, incitent les ouvrières à essayer d’obtenir les formations qualifiantes nécessaires à l’obtention de postes administratifs. Au lendemain du conflit social, le collectif d’occupation de l’usine est maintenu pour préserver les liens affectifs qui se sont noués. Il sert, en outre, à tenter d’obtenir une aide à la formation pour que les ouvrières puissent acquérir les compétences nécessaires afin de trouver un emploi dans l’administration ou un travail de bureau15. Mais cette volonté de reconversion vers le secteur tertiaire s’avère illusoire et leur manque de qualifications met un terme au projet collectif. L’idée a été soutenue

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par certains délégués actifs au sein de l’Institut supérieur de culture ouvrière (lié à la CSC). Mais deux circonstances historiques expliquent l’échec de ce projet de reconversion. La forte mobilisation des premières semaines s’est rapidement essoufflée, signant la fin brutale de l’occupation de l’usine à la veille des fêtes de fin d’année. Ensuite, l’implication des organisations syndicales dans le reclassement et la reconversion de la main-d’œuvre ne commence véritablement qu’un an plus tard, en 1977, avec la fermeture de l’usine sidérurgique d’Athus et la création des cellules de l’emploi (voir infra). Par la suite, le rôle des organisations syndicales dans la gestion des restructurations en Belgique s’amplifie et se diversifie. Ainsi, trois ans plus tard, lorsque l’usine de confection de jeans Salik ferme ses portes à quelques kilomètres de chez Siemens, des experts syndicaux proposent diverses options aux ouvrières : coproduction avec des usines polonaises, développement d’activités de services à vocation sociale, puériculture, élevage de poulets, ventes au détail, etc.16.

19 Réparant des appareils destinés aux administrations belges, les ouvrières de Siemens s’approprient à leur niveau le discours sur la tertiarisation de l’économie. Les possibilités de reclassement dans l’industrie manufacturière se réduisent avec l’internationalisation d’une production à faible valeur ajoutée alors que les emplois de bureau offrent encore des opportunités de reclassement17. Près de trois ans après le choc pétrolier de 1973, les fermetures des petites entreprises manufacturières se succèdent en Wallonie (CAMMARATA, TILLY, 2001). La prise de conscience du déclin manufacturier n’est que rarement suivie d’un projet de reconversion vers le secteur tertiaire. Si l’on prend l’exemple des restructurations dans l’industrie textile dans la seconde moitié des années 1970, on constate que les couturières des entreprises Farah, Salik, Daphica et Captain ne se sont pas lancées dans un processus de reconversion similaire. La lutte des ouvrières de Siemens a par contre inspiré de nombreuses autres occupations d’usines en Wallonie, principalement dans les ateliers employant une main-d’œuvre féminine. Le fait que l’usine où elles travaillaient ait au départ été destinée à assurer une partie de la reconversion régionale après les fermetures des mines les a confortées dans l’idée qu’un reclassement sur le long terme signifiait une transition vers un autre secteur d’activité. Elles ne sont pas les seules à faire ce constat. À la même époque, des sidérurgistes entreprennent une démarche analogue au lendemain de la fermeture de leur usine.

La première vague de restructurations de la sidérurgie européenne

La fermeture de l’usine sidérurgique d’Athus en 1977

20 Le troisième cas porte de nouveau sur l’industrie lourde et s’intéresse à la fermeture de l’usine sidérurgique d’Athus en 1977, première restructuration totale dans le secteur de l’acier. L’usine d’Athus, située aux confins méridionaux de la Belgique, est alors l’employeur principal de la province du Luxembourg et le symbole de son activité économique à une époque où les responsables politiques et la population se considèrent comme les laissés-pour-compte de la Belgique. L’occupation de l’usine, la violence de certaines actions militantes, les tensions diplomatiques entre la Belgique et le Luxembourg lors de ce conflit mettent cette restructuration sur le devant de la scène médiatique en pleine période estivale, alors que les journaux peinent à remplir leurs

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colonnes. À la veille d’une succession de restructurations industrielles lourdes, l’économie nationale belge avait encore les reins assez solides pour injecter d’importantes sommes d’argent dans la relance industrielle régionale. Aussi, la médiatisation du conflit et le caractère pionnier de la restructuration expliquent-ils l’importance des moyens et des efforts consentis pour sortir les sidérurgistes de la crise sectorielle et régionale.

21 L’usine sidérurgique d’Athus est atypique dans le panorama industriel belge tant du point de vue géographique qu’historique. Créée en 1872, l’usine a prospéré parallèlement aux industries de Lorraine et du Grand-Duché du Luxembourg grâce à l’exploitation du minerai de fer lorrain. Ce positionnement géographique, pertinent à la fin du XIXe siècle, perd de son intérêt un siècle plus tard avec le développement de la sidérurgie maritime et la croissance de la concurrence mondiale pour les produits bruts ou semi-finis (MÉNY, WRIGHT, 1985). Un siècle après la construction du premier haut fourneau à Athus, l’usine sort du giron du capitalisme financier belge pour être associée à l’usine luxembourgeoise de Rodange et ainsi devenir la Minière et Métallurgie de Rodange-Athus. Ces deux sites, séparés de quelques centaines de mètres et qui se font concurrence depuis une centaine d’années, vont partager un bref avenir commun entre 1973 et 1977.

22 À l’été 1976, la situation commerciale de l’usine se détériore brusquement avec la chute de la demande de ronds à béton dont la production, bien que peu rentable, est une des spécialités d’Athus. Un plan d’austérité visant à réduire les pertes de l’entreprise est mis en place mais les prix des ronds à béton poursuivent leur effondrement en raison de la dépression qui affecte le marché de la production sidérurgique. Le sort de l’usine est scellé. L’annonce de la fermeture tombe le 26 juillet 1977, provoquant l’occupation de l’usine et une série d’actions de protestation diverses et médiatiques : opérations « ville morte », occupation de l’ambassade du Grand-Duché du Luxembourg à Bruxelles ou encore mise à sac d’une banque locale. Durant tout l’été 1977, les sidérurgistes d’Athus sont au centre de la vie politique et médiatique de la Belgique ; ils deviennent un des symboles du regain de la conflictualité ouvrière dans les années 1970 et, plus largement, de la violence contestataire chez les sidérurgistes de la région (VIGNA, 2004).

23 Première restructuration majeure de la sidérurgie européenne, l’extinction des hauts fourneaux d’Athus est annonciatrice de la crise de l’acier sur le point de sévir en Europe (GOFFIN et al., 1981). La province du Luxembourg perd son plus gros employeur du secteur privé et doit reclasser près de 2 000 sidérurgistes alors que de restructurations sidérurgiques balaient toute la région des trois frontières18. Le gouvernement belge se lance alors dans une tentative de reconversion de cette région sinistrée avec la mise en œuvre de deux programmes inédits : une cellule de l’emploi et une société de diversification économique. La cellule de l’emploi a pour but de garantir un revenu dégressif sur trois ans pour le personnel licencié19. Le système de dégressivité de ces allocations supplétives n’est pas nouveau : il a en partie été utilisé, avec le soutien des institutions européennes, lors des premières vastes restructurations charbonnières de 1959. La cellule de l’emploi représente un cas unique, innovant, de gestion d’une restructuration, d’autant plus significatif que son fonctionnement quotidien est géré par quatre délégués syndicaux et vingt-trois anciens sidérurgistes. Outre le versement des allocations, elle sert de centrale de formation et de placement pour d’anciens sidérurgistes d’Athus avec des résultats en demi-teinte (VERSCHUEREN, 2013b). Elle crée d’ailleurs un précédent fameux, par la suite réutilisé dans plusieurs restructurations

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profondes : sidérurgie de Jemappes dans le Borinage et soieries Fabelta à Tubize (TILLY, 2007). Selon Gérard Thiry, ancien ouvrier d’Athus et délégué syndical CSC : « Les ouvriers qualifiés de moins de 40 ans ont été vite reclassés. Mais pour les ouvriers qui travaillaient au blooming20, à la fonderie, au fil à béton, ils n’étaient plus qualifiés. On n’en voulait plus nulle part. C’est aussi pourquoi on s’est battu pour obtenir un important volet social. » (Entretien avec Gérard Thiry, sidérurgiste à Athus, 12 décembre 2011.)

24 À la date de la restructuration, plus de la moitié des sidérurgistes a plus de 45 ans ; les possibilités de reclassement sont en outre des plus limitées dans un bassin d’emplois saturé par les ouvriers licenciés du secteur de l’acier. Un tiers d’entre eux – des ouvriers atteignant ou dépassant l’âge de 55 ans dans les trois ans qui suivent la fermeture de l’usine – a obtenu une préretraite, système d’accompagnement particulièrement utilisé en Belgique (HOUSEMAN, 1991). Pour les autres, les postes disponibles sont de plus en plus rares dans la sidérurgie en crise ; quant aux nouvelles entreprises venues s’installer dans la région, elles n’embauchent que peu d’anciens sidérurgistes.

25 L’autre dispositif public, la société de diversification belgo-luxembourgeoise, a pour objectif d’assainir le site de l’usine (aménagement d’espaces verts, destruction des friches industrielles, éradication des crassiers) et de redévelopper une activité économique dans la région. Quelques entreprises s’installent sur l’ancien site grâce aux aides à la reconversion et une trentaine d’emplois sont créés pour les anciens ouvriers de l’usine d’Athus. Ces sociétés, mal constituées, profitant des subventions publiques, sont liquidées quelques années voire quelques mois à peine après leur création. Sur les 498 travailleurs qui ont retrouvé un emploi en 1980, 163 ont décroché un poste dans des organismes publics, dans l’armée ou dans l’enseignement. Une centaine d’autres sont recrutés par des entreprises soutenues directement ou indirectement par les pouvoirs publics21. La relance économique régionale semble avoir fait long feu : les mesures prises par le gouvernement belge ont davantage permis de soutenir financièrement les ouvriers licenciés que de mettre sur pied une nouvelle dynamique industrielle.

De la production aux frontières à l’échange dans le Marché commun

26 Néanmoins, la relance a lieu quelques années plus tard avec le Pôle européen de développement (PED) considéré à l’époque par Jacques Delors comme un laboratoire de l’Europe à l’échelle un millième. L’idée directrice du pôle est de transformer ces trois culs-de-sac nationaux que sont la Lorraine belge, la Lorraine française et le sud-ouest du Luxembourg en un centre économique européen leur permettant de surmonter la crise sidérurgique22. Concernant plus directement l’usine d’Athus, une ingénieuse hypothèse de reconversion est imaginée par huit sidérurgistes d’Athus emmenés par Paul Viot, ancien chef du service traction23. Très rapidement, ils perçoivent le potentiel géographique d’une région bénéficiant d’un réseau de voies de communication hérité du passé industriel et située au cœur du marché commun au point de rencontre de trois États membres24. À l’instigation de Paul Viot, l’idée émerge de mettre à profit leur expérience professionnelle pour développer une entreprise de transport de containers entre les grands ports de la mer du Nord et un espace géographique qui deviendra la future grande région Saar-Lor-Lux. Ce projet inattendu tourne à la success story d’une petite société, Terminal Container, qui de 2 000 containers traités en 1979, devient le plus grand port sec de la mer du Nord avec un acheminement annuel de 120 000

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containers en 2006. L’entreprise recrute vingt-sept anciens sidérurgistes d’Athus et voit le départ du dernier « recasé » en 200325.

27 À l’image des conflits sociaux examinés précédemment, la stratégie des huit travailleurs d’Athus repose sur un triple constat. Premièrement, la possibilité de retrouver de l’emploi dans un secteur sidérurgique en crise est minime, voire quasi nulle, pour des travailleurs âgés qui pressentent la possible extinction de leurs hauts fourneaux depuis le milieu des années 1960. Deuxièmement, la reconversion dans l’industrie lourde ou manufacturière locale paraît illusoire ou promise aux ouvriers plus jeunes disposant de diplômes plus récents (BASTIN, 1977). En dernier lieu, ces ouvriers, qui ont participé à la première usine sidérurgique transfrontalière, ont une expérience pratique du fonctionnement du marché commun, ne serait-ce que par le transfert des marchandises et des personnes entre la Belgique et le Grand-Duché tout au long des six semaines de conflits. Leur discernement précoce anticipe au fond les projets européens de reconversion qui fleurissent dans les années 1980. La société créée par les anciens d’Athus devient un exemple et un point de fixation pour une régénération économique dont le marché commun et le transfrontalier devaient être les pierres angulaires (AIT OUMEZIANE, 2000). Pour l’ancien chef du service traction de l’usine sidérurgique, l’avenir d’Athus et de sa région passe par la prise en considération de la situation géographique idéale du Sud-Luxembourg au cœur de la Communauté européenne. Au début des années 1980, l’échec de plusieurs tentatives d’implantation d’entreprises manufacturière et de transformation métallique (Arc, Ocribel, Lord Marine, etc.) soutenues par les pouvoirs publics semble confirmer son intuition. À partir de ce constat, une forme de symbiose se développe entre les initiatives publiques locales et européennes de reconversion industrielle et l’essor progressif du terminal de containers. L’expérience de ces ouvriers au service traction de l’usine leur a permis de pressentir une reconversion axée autour de l’échange et de la logistique. Ils se sont ensuite appropriés le marketing public à destination des investisseurs potentiels, qui fait de la région des trois frontières, le carrefour des échanges commerciaux du Marché commun.

Contractions budgétaires et initiative privée

L’usine Levi’s à Arlon en 1984 ou la fin du secteur textile en Belgique

28 Le dernier exemple, qui illustre pour la Wallonie l’évolution des stratégies ouvrières lors des restructurations industrielles au regard des mutations du contexte et du discours économique, est consacré à la fermeture de l’usine de confection Levi’s à Arlon dans l’extrême sud de la Belgique en 1984. L’histoire de cette usine et du conflit social qui fait suite à l’annonce de sa restructuration est mal connue. Peu d’archives ont été conservées, les ouvrières en lutte n’ont été que faiblement médiatisées alors que le contexte économique ne favorisait pas l’éclosion d’un élan social émancipateur tel celui apparu dans la seconde moitié des années 1970 (MOLITOR, 1978).

29 Dernier grand atelier dans le secteur de la confection en Wallonie, sa disparition clôt un cycle de restructurations qui frappent cette industrie depuis plus de dix ans. Alors que les utopies sociales perdent de leur superbe et que le gouvernement applique une politique néolibérale, marquée par un gel des revenus incluant l’indexation automatique des salaires, l’examen de la fermeture de l’usine Levi’s apporte un

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éclairage saisissant sur le développement d’une initiative ouvrière destinée à attirer les investisseurs potentiels et donner la priorité aux ouvrières licenciées de Levi’s lors de futurs recrutements. La société américaine installe un atelier de confection à Arlon en 1970, profitant de l’importante réserve de main-d’œuvre féminine dans une région où les conflits sociaux sont peu nombreux et faiblement radicalisés. Comme dans tous les ateliers de confection, les conditions de travail sont difficiles, rythmées par une cadence infernale où chaque dépassement des quotas de production par poste dégage quelque complément de salaire. Une ouvrière explique : « Je suis devenue au fil des ans, une spécialiste de la pose des fermetures éclair, même si je suis polyvalente. Je parviens à poser entre 11 000 et 13 000 “tirettes26” par jour [sic]. Le rythme est soutenu et je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour bavarder ou lever le nez de ma machine à coudre. J’éprouve presque du soulagement à savoir que je vais plus travailler là… » (Entretien avec Francine Jacob, deuxième ouvrière européenne en productivité de Levi’s, in Libelle, n° 81, 18 décembre 1984.)

30 Au 27 septembre 1984, l’usine compte 397 travailleurs, presque exclusivement des femmes d’une moyenne d’âge de 31 ans et au faible niveau de qualification27. Une fois encore, les possibilités de reclassement sont minimes dans le secteur manufacturier. L’atelier de Levi’s à Arlon est la plus grande entreprise de confection de Wallonie au début des années 1980 et occupe 10 % de la main-d’œuvre totale de ce secteur. Quatre années après la restructuration, 225 ouvrières sont toujours au chômage. Paulette Henquinet, ouvrière chez Levi’s et fer de lance de la mobilisation, explique le désarroi des jeunes femmes en ces termes : « Nous étions surprises de la fermeture, l’usine marchait bien, on avait la même productivité et nos jeans avaient la meilleure qualité. Pourquoi fermer l’usine d’Arlon et pas celles de France ou de Flandres ? » (Entretien avec Paulette Henquinet, ouvrière et déléguée syndicale CSC chez Levi’s, 18 août 2011.)

31 L’esprit combatif est pourtant bien présent. Ainsi, à l’annonce de la fermeture de l’usine, les ouvrières entament rapidement un bras de fer avec la direction belge de Levi’s. Les tensions sont devenues très fortes à cause d’un manager flamand très peu apprécié des ouvrières. Lors des négociations, la direction menace ainsi de donner les noms « des mauvaises ouvrières » au nouvel investisseur en cas de remous28. Le conflit social rappelle des formes culturelles de la protestation qui ont marqué le paysage socio-économique de la Belgique dans les années 1970 (BETTENS, GEERKENS, 2010).

32 Mais l’heure n’est plus aux occupations d’usine, la radicalité dans la lutte ouvrière étant peu répandue dans le mouvement ouvrier du Luxembourg belge. En outre, l’éloignement géographique est un obstacle conséquent tant pour la venue de militants extérieurs que pour la circulation de l’information. À vrai dire, peu nombreuses sont les personnes véritablement informées sur la situation des ouvrières de Levi’s. Bien qu’aucun projet d’autogestion n’ait jamais été explicitement formulé et soutenu, la question est abordée notamment lors de l’organisation d’une visite des Textiles d’Ere en 1986, entreprise autogérée par des ouvrières dans la région de Tournai. Une cinquantaine d’ouvrières de Levi’s lancent alors une autoproduction de jeans dans un entrepôt mais elle s’essouffle très vite par manque de rentabilité et de discipline29. L’utopie autogestionnaire laisse place à un pessimisme croissant sur l’avenir de l’industrie manufacturière marquée par la rigueur néolibérale des deux législatures libérales-chrétiennes des ministres Jean Gol et Wilfried Martens. Cette période caractérisée par une réduction des dépenses publiques et par une forte modération

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salariale assomme littéralement les organisations ouvrières qui en gardent encore aujourd’hui un souvenir amer.

La collectivisation des indemnités pour « attirer » les repreneurs

33 Pour les ouvrières de Levi’s en 1984, les options économiques et professionnelles sont inexistantes. Si les perspectives de reconversion régionale, de l’économie de services et de l’échange ont pu fournir des alternatives crédibles aux mineurs, aux ouvrières de Siemens et aux sidérurgistes licenciés, aucune option de ce genre ne s’offre aux « filles de Levi’s » comme on les appelle alors. Le monde politique est dans une phase de désengagement, le « droit au reclassement » n’est plus pensé en termes collectifs mais sous l’angle de l’employabilité individuelle et le mouvement ouvrier entre dans une phase d’invisibilité médiatique. Les ouvrières de Levi’s n’ont donc pas l’opportunité de bénéficier d’une cellule de l’emploi et sont, pour la plupart, bien trop jeunes pour obtenir un plan de préretraite sur une large échelle. Ce sont surtout les politiques d’austérité des années 1980 qui expliquent l’absence d’une cellule de l’emploi suite à la suppression des indemnités de formation professionnelle, qui offrent un complément aux allocations de chômage, des allocations de reconversion (HEGALE, LAYON, 2002)30. En somme, il reste aux ouvrières de Levi’s à choisir entre se résigner à un combat ouvrier qui serait perdu d’avance et se lancer dans l’initiative privée comme autre forme de réussite professionnelle, deux marqueurs forts des années 1980 en Belgique.

34 En l’absence d’un acteur politique et syndical soucieux de leur reclassement dans une région où l’emploi manufacturier féminin est quasi inexistant, les ouvrières créent une association à but non lucratif dont la principale activité est de gérer les indemnités de licenciement et de faire pression pour recevoir des garanties de réemploi dans toute entreprise qui viendrait s’implanter dans la région31. L’intérêt pour ce qui est appelé le volet économique de la restructuration est bien une spécificité de ce conflit social. Une des revendications principales des ouvrières mobilisées est l’obtention du titre de propriété de l’atelier par les pouvoirs publics locaux, malgré l’opposition de la direction américaine, afin de disposer d’un bien immobilier permettant d’attirer un éventuel investisseur et qui leur servirait de gage pour leur reclassement. Cette revendication est clairement transposée dans le compromis de vente du bâtiment et du terrain de l’usine Levi’s aux pouvoirs publics, sous l’appellation Idélux, dans son article 7 : « Idélux s’engage à tout mettre en œuvre afin d’installer ou de faire installer dans le bien vendu une entreprise […] qui recrutera son personnel par priorité auprès du personnel employé par Levi’s dans le bien vendu et qui sera licencié par Levi’s, dans le cadre de la fermeture de l’usine d’Arlon32. » En outre, les représentants syndicaux de la FGTB et de la CSC se sont engagés auprès de la direction américaine à éviter tout acte de sabotage sous réserve que leur soit proposé un volet économique au plan de restructuration que la direction de San Francisco souhaite sans conflit. Les ouvrières obtiennent une indemnité de licenciement équivalant à 90 % de leur salaire la première année et à 70 % la deuxième année (maintien de 90 % pour les ouvrières « cheffes » de ménage).

35 Mais surtout, une part du montant obtenu est collectivisée pour être utilisée en tant que fonds d’investissement. Cette initiative originale est critiquée par le syndicat socialiste (FGTB) et considérée comme une « frivolité » par les pouvoirs publics locaux. De telles prises de position recouvrent en grande partie le clivage politique opposant socialistes et démocrates-chrétiens, la FGTB et l’intercommunale locale étant sur la

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même longueur d’onde. Ainsi, le principal représentant syndical FGTB dans la région, Joseph Binet, déclare aux ouvrières à propos de ce fonds d’investissement destiné à attirer de potentiels investisseurs : « Ne vous faites pas d’illusion, le promoteur peut très bien ne pas vous engager33. » Les indemnités atteignent un total de 51 millions de francs belges dont 9 millions doivent être versés au fonds d’investissement34. L’Association des ouvrières de Levi’s a en outre conclu une convention avec les pouvoirs publics locaux pour être tenues informées de l’évolution des projets d’investissement et recevoir un traitement préférentiel. À ce titre, elles engagent un avocat qui intervient lorsque la société italienne Ferrero envisage de s’installer dans la région en 1989. Dans un premier temps, il a été contacté pour défendre les ouvrières contre la multinationale du jean et pour représenter les intérêts du collectif des ouvrières licenciées auprès des institutions locales. Avec l’arrivée possible de Ferrero, l’Association des ouvrières licenciées se mobilise immédiatement et fait pression sur les responsables politiques locaux pour qu’ils respectent leurs engagements et qu’elles obtiennent d’être prioritaires dans le recrutement du personnel lors de l’implantation de l’usine à Arlon. Ainsi, 106 ouvrières de Levi’s sont recrutées dans les deux années qui suivent l’arrivée de Ferrero ; il reste alors 76 ouvrières sans emploi35. L’éloignement géographique du conflit chez Levi’s et le recul de la mobilisation syndicale durant cette période d’austérité ont fait de la stratégie déployée par les ouvrières un cas atypique et isolé. À l’inverse de la cellule de l’emploi chez les sidérurgistes d’Athus, leur initiative n’a pas fait école et reste encore aujourd’hui mal connue.

Contre-propositions ouvrières et paradigmes économiques

36 Les contre-propositions ouvrières que nous venons de présenter nous semblent illustrer l’évolution des paradigmes économiques depuis la fin des années 1950 jusqu’au milieu des années 1980. Il semble, en effet, qu’en l’absence de perspectives de reclassement crédibles, l’analyse de l’évolution des activités industrielles régionales par les ouvriers subissant une restructuration converge avec l’émergence d’un discours économique dominant. Ni doctrine, ni théorie arrêtée, un paradigme économique peut être assimilé à un effet de mode ou, pour supprimer la connotation péjorative, à une modification des interprétations habituelles du fonctionnement de l’économie à une période historique donnée. La notion s’inspire des travaux de Thomas KUHN (1962) sur l’évolution de la pensée scientifique ; Kuhn y définit le « paradigme » comme un consensus partagé par les chercheurs autour d’une théorie scientifique. À la différence de la démonstration de Kuhn, notre recherche ne tente pas d’étudier la succession des paradigmes économiques de 1959 à 1984 mais d’observer comment les ouvriers et ouvrières en sont venus à proposer une nouvelle lecture des transformations industrielles et à l’instrumentaliser dans le cadre de leur quête de reclassement professionnel. Le renouveau paradigmatique est en ce sens une opportunité pour surmonter une crise sectorielle profonde et un outil dans la lutte sociale pour que la reconversion économique s’accorde avec le reclassement du personnel licencié. Pour paraphraser la métaphore artistique utilisée par Charles TILLY (1984), si la musique de ces stratégies ouvrières est commune, les paroles en sont modifiées au gré de la mise à l’agenda de nouvelles prédications économiques.

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37 Précisément, le milieu des années 1970 marque une césure dans l’histoire économique de la deuxième partie du XXe siècle. Décennie décrite comme une période charnière entre un avant et un après, c’est un no man’s land affublé des préfixes pré- ou post- (SCHULMAN, 2001 ; CHASSAIGNE, 2008 ; KAELBLE, 2004). De nouvelles interprétations apparaissent alors pour définir, et dans une certaine mesure, pour légitimer les transformations qui agitent les sociétés occidentales. Les références à la société postindustrielle et au développement d’une économie de services symbolisent ce bouleversement paradigmatique (GRAF, PRIEMEL, 2011). Les travaux du sociologue Daniel BELL (1976) ou de l’économiste Jean FOURASTIÉ (1979) servent de cadre analytique et prospectif pour acter de la transition du travail manuel vers le travail intellectuel et pour offrir une explication scientifique à la fin des Trente Glorieuses.

38 Les stratégies déployées par les ouvriers et ouvrières dans les quatre cas de figure envisagés dans cet article ne relèvent pas d’initiatives extérieures et ont été élaborées empiriquement au gré des circonstances. Pour autant, il ne faudrait pas réduire ces contre-propositions aux situations sociales et économiques spécifiques dans lesquelles elles s’inscrivent. Un survol de quelques autres exemples de restructurations en Wallonie montre que ce type de stratégie a également parfois été mis en œuvre, le plus souvent avec l’appui des syndicats. Dans les quatre cas considérés ici, les structures syndicales nationales semblent certes peu motrices. Mais les organisations syndicales apprivoisent progressivement les méthodes et techniques de soutien à la reconversion du personnel. Ainsi, chez les ouvriers des soieries synthétiques de Fabelta en 1981, les syndicalistes FGTB et CSC présents dans la cellule de l’emploi montent une structure « création d’entreprises » pour soutenir les ouvriers licenciés qui élaborent un projet de reconversion. La participation syndicale à la formation et à la reconversion du personnel est loin d’avoir été systématique mais elle a connu quelques épisodes mémorables en Belgique, notamment lors de la gestion de la fermeture des Laminoirs de Jemappes ou de la restructuration de la clinique Cavell à Bruxelles en 1982. Pour la première fois dans l’histoire de la Belgique, les organisations syndicales deviennent un acteur central de la création d’entreprises et de la reconversion individuelle, et non plus seulement du reclassement (TILLY, 2007) ; par la suite, ils se sont investis fortement dans ce rôle d’accompagnateur social36. Toutefois, la spécificité de nos quatre cas d’étude envisagés réside dans leur rapport à l’évolution des paradigmes économiques pour fonder leur contre-proposition ouvrière de reconversion.

39 Lorsque survient la crise charbonnière de 1958, les syndicats ne considèrent pas à l’époque qu’accompagner les ouvriers dans leurs trajectoires de reconversion professionnelle fait partie de leurs missions. L’enjeu consiste alors surtout à tenter de maintenir de l’activité dans les anciennes régions industrielles wallonnes sur fond de tensions économiques et politiques entre le Nord et le Sud du pays. Dans ce contexte, la Haute Autorité de la Ceca a joué un rôle moteur dans le revirement face au principe économique selon lequel c’était l’implantation des entreprises qui devait déterminer le déplacement des populations et non l’inverse. Il est possible d’identifier l’articulation entre le discours tenu sur la nécessité d’une relance industrielle régionale et les revendications des mineurs dans le cadre du déclin charbonnier. Les organisations syndicales ont très rapidement repris ce discours, soutenu par la population boraine et les élites politiques locales. La création d’immenses parcs industriels au début des années 1960 témoigne de l’engouement pour une régénération des activités productives autres que liées au charbon. Toutefois, malgré de multiples tentatives

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historiographiques, l’évaluation quantitative de la reconversion des mineurs demeure très approximative37.

40 Dans la seconde moitié des années 1970, les ouvrières de Siemens sont loin d’être les seules à constater la disparition de l’industrie manufacturière en Wallonie. À vrai dire, l’ensemble des luttes ouvrières au cours de cette période peut se résumer en une crise de l’avenir et de l’identité ouvrière wallonne. Mais la volonté des ouvrières de Siemens de se reconvertir collectivement dans le secteur tertiaire ne se retrouve dans aucun autre conflit social de l’époque. Comme dans le cas des huit sidérurgistes d’Athus, les stratégies ouvrières mises en œuvre montrent que là où les conditions le permettent, le changement de paradigme économique peut être un moteur du reclassement ouvrier. La prise d’initiative des ouvriers renverse les rôles classiquement attribués au sein du dialogue social belge et souligne la responsabilité des pouvoirs publics et des employeurs. Ceci expliquerait le succès manifeste des tentatives d’autoproduction en Belgique où la substitution de l’ouvrier à l’employeur est tour à tour perçue comme une microrévolution ou comme une démarche pragmatique de maintien de l’outil productif dans l’attente d’un repreneur.

41 Comme mentionné plus haut, c’est peut-être parce que la production chez Siemens était destinée au secteur administratif que les ouvrières ont cru que le travail de bureau pouvait constituer une échappatoire aux restructurations qui frappaient le secteur manufacturier. La présence d’intellectuels, d’artistes et de militants de la Nouvelle Gauche lors de l’occupation de l’usine est peut-être aussi un facteur explicatif de leur engagement dans cette voie (HEMMERIJCKX, 2007). Plusieurs syndicalistes issus de régions à l’industrialisation récente prennent en effet part à la lutte chez Siemens, et dans une certaine mesure, influencent la forme prise par le conflit. Plus jeunes et plus indépendants, ils sont plus ouverts aux nouvelles idées et stratégies de lutte. Cette mobilisation pour le reclassement collectif dans le secteur tertiaire s’avère finalement être un échec en raison des qualifications insuffisantes des ouvrières. Mais le conflit Siemens a d’autres conséquences dans la mesure où il ouvre la voie à la contestation ouvrière féminine qui prend des formes aussi diverses que les événements du Balai libéré en 197538 ou l’autoproduction par les ouvrières chez Daphica39.

42 Les pistes qui mènent certains sidérurgistes de l’acier à la logique européenne du marché commun sont plus faciles à suivre. Des responsables de la reconversion régionale rappellent combien le marché commun et la position de carrefour européen de la Province du Luxembourg peuvent être des éléments moteurs d’une relance économique pour Athus et ses ouvriers40. La campagne de communication visant à attirer les investisseurs étrangers cible justement son argumentation autour de la centralité européenne de la région, au cœur de l’ancien croissant prospère qui s’étirait des Pays-Bas à la Toscane. Dans les faits, le bassin d’emplois est saturé pour les sidérurgistes et la probabilité de pouvoir les reclasser à moyen terme dans des entreprises implantées ultérieurement, semble bien faible. L’expérience professionnelle de certains cadres et ouvriers du service traction de la société leur a permis de concevoir une opportunité de reclassement. Le discours tenu par les institutions européennes lors de la crise sidérurgique des années 1980 et la perspective d’un Pôle européen de développement alimentent le potentiel de réussite du projet. L’idée d’un marché commun producteur de richesse a en outre l’avantage de replacer Athus au centre d’un appareil productif plus large, souhaité par les hommes politiques locaux, à commencer par Jacques Planchard, gouverneur de la Province du Luxembourg, ancien

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fonctionnaire en charge de la politique territoriale de la Ceca et instigateur du plan de relance économique de la région. Le slogan « faire de trois culs-de-sac nationaux un centre européen » a parfaitement été assimilé par les anciens sidérurgistes. Cette initiative serait-elle un cas isolé de tentative de relance collective d’une activité industrielle ? Des événements similaires se sont pourtant produits à l’étranger41.

43 Si des perspectives nouvelles ont pu être théoriquement proposées aux mineurs du Borinage, aux ouvrières de Siemens ainsi qu’aux sidérurgistes d’Athus, rien de tel pour les couturières de jeans Levi’s d’Arlon. Ce « rien » leur sert en quelque sorte de moteur pour prendre la main et développer leur propre initiative en l’absence de soutien des syndicats et des autorités locales. Les fonds publics importants disponibles pour les sidérurgistes et les mineurs ne le sont plus pour ces ouvrières dont les salaires sont en fin de compte encore considérés comme des salaires d’appoint.

44 Au cœur de cette décennie marquée par les gouvernements Martens-Gol inspirés des politiques reaganiennes et thatchériennes, le mouvement ouvrier belge est en net repli et en panne d’inspiration. C’est de cette absence totale de perspective de reclassement que surgit l’idée d’utiliser l’argent du fonds de licenciement afin que la force du nombre leur permette de devenir des acteurs économiques disposant d’une capacité d’influence. Le résultat n’est pas négligeable, bien que tardif puisque une centaine d’ouvrières de Levi’s est reclassée dans la nouvelle implantation Ferrero.

45 Un quart de siècle sépare la mobilisation des mineurs du Borinage de celle des couturières d’Arlon. En vingt-cinq ans, les ouvriers et ouvrières confrontés aux restructurations de leur secteur industriel ont développé des stratégies variées et inédites pour les surmonter. Les quatre cas décrits dans l’article ne sont pas représentatifs de l’ensemble des stratégies mises en œuvre en Wallonie face à des restructurations et ne constituent pas des « modèles » des réponses ouvrières auxquelles elles ont donné lieu. Les propositions de reconversion initiées par les ouvriers s’inscrivent dans des contextes économiques, sociaux et politiques variés tout en témoignant de fortes singularités. Ainsi, la constitution d’une association avec l’utilisation d’une partie des indemnités de licenciement en guise d’appât pour un investisseur ou la tentative de requalification collective vers un emploi de bureau sont insolites dans le dispositif contestataire des ouvriers en Wallonie.

46 De ce parcours exploratoire des contre-propositions ouvrières aux restructurations, de nombreuses zones d’ombre nécessiteraient des investigations complémentaires. Au vu du rôle primordial des organisations syndicales dans le système politique et le dialogue social belges, il n’est pas étonnant qu’elles aient pris part activement au processus de reconversion. Mais dans la mesure où leur participation n’a été ni linéaire, ni systématique, il conviendrait d’observer quel rôle jouent la mise en place de structures et l’intervention d’experts spécialisés dans l’émergence de ces contre-propositions ouvrières. Le rôle de la « Form’Action André Renard » pour la sidérurgie (LOMBA, 2013) ou de l’association « Aide à la reconversion » dans la région de Charleroi par l’insertion professionnelle et la création d’emplois locaux (Archipel) constitueraient des pistes pertinentes d’autant plus que ces structures sont conçues dans une perspective collective de réponse à la situation des sans-emploi. Dans un second temps, il s’agirait d’examiner les différentes dimensions de ces contre-propositions ouvrières : des plus

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immédiates (autoproduction pour entretenir l’outil productif et quête d’un repreneur) aux plus insolites et utopiques (création d’un circuit commercial autogestionnaire parallèle au circuit traditionnel). Dans tous les cas de figure, la démarche consisterait à dépasser les effets de mode, tels que la vague autogestionnaire, pour accéder à une parole ouvrière qui associerait vécus au travail, expériences de la restructuration et projections pour un avenir incertain.

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NOTES

1. À l’image de la France en 1945, le gouvernement belge se lance dans une bataille de la production, une bataille qui est appelée à se gagner dans le secteur charbonnier. L’échec des projets de nationalisation lance un très mauvais signal aux mineurs belges déjà réticents à redescendre au fond en raison des conditions de travail dans des mines considérées parmi les plus dangereuses et vétustes d’Europe. 2. En 1954, les Charbonnages de France avaient essayé de déplacer 5 000 ouvriers du Centre vers les mines de Lorraine. Il s’agissait alors du plus grand projet de relocalisation de main-d’œuvre en France dans les années 1950. L’échec sera retentissant : seuls 387 ouvriers acceptèrent de tenter l’expérience. En outre, la campagne de dénonciation de ce projet par les communistes autour des thèmes de la déportation ou du service de travail obligatoire fut très efficace. 3. Sur l’influence des géographes français pour la prise en considération de la problématique régionale, voir l’interview de Michel Bonnemaison, fonctionnaire à la Ceca en charge de la reconversion industrielle, par Yves Conrard et Ghjiseppu Lavezzi. Entretien avec Michel Bonnemaison par Yves Conrad et Ghjiseppu Lavezzi à Bruxelles le 12 février 2004 : http:// www.eui.eu/HAEU/OralHistory/bin/CreaInt.asp?rc=INT704 ;consulté le 18 mars 2014. 4. Ces enquêtes sociologiques sont conçues avec une finalité pragmatique, à savoir analyser la situation économique et sociale du Borinage, tirer les conséquences du déclin charbonnier et envisager des possibilités de reconversion régionale. La première étude d’après-guerre est publiée dans la Revue de l’Institut de sociologie en 1950. Une nouvelle enquête socio-économique est menée quelques années plus tard par l’équipe du Centre d’économie régionale de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et publiée en 1957. Enfin, la dernière étude est réalisée par l’Institut de sociologie de l’ULB avec l’appui de l’Institut de recherches économiques du Hainaut et de la Société coopérative d’étude et d’assistance pour la reconversion économique des régions touchées par les fermetures de charbonnage : Les régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion, Bruxelles, Institut de sociologie Solvay, 1962. 5. L’Est républicain, 19 février 1959, p. 12. 6. Archives historiques de la Ceca, CEAB 7, n° 306, Fermeture de sièges au Borinage, Avis relatif à la lettre du ministre des Affaires économiques et des Classes moyennes, 27 novembre 1954. 7. Le Journal de Mons et du Borinage, 19 février 1959. 8. Lorsque les Italiens sont partis pour la Belgique, ils n’étaient bien souvent pas au fait du travail qui leur serait demandé. L’arrivée aux puits et la première descente étaient très impressionnantes et les tentatives de retour au pays se multiplièrent. Les conditions de travail étaient déplorables mais le contrat d’engagement de cinq années les empêchait de chercher un autre métier. La fermeture des puits leur offrit ainsi en quelque sorte une première grande opportunité de reclassement.

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9. La fermeture de l’usine de matériel roulant Anglo-Germain est la première vaste restructuration d’une industrie dans la région de La Louvière, à l’exception du secteur charbonnier. L’accord de licenciement prévoit notamment le reclassement du personnel au sein d’autres entreprises spécialisées dans la construction de matériel roulant ainsi que, fait notable, l’assurance de commandes importantes auprès des usines de construction métallique. 10. Institut d’histoire ouvrière économique et sociale, Centrale des métallurgistes de Belgique, section de Mons-Borinage, farde 1, Liste du personnel, 1971. 11. Pour l’ensemble du pays, la Confédération des syndicats chrétiens a chiffré le montant des aides publiques directes et indirectes à Siemens (achat de matériel, déduction fiscale, construction d’ateliers, formation professionnelle des ouvrières, etc.) entre 5,1 milliards et 7,6 milliards de francs belges (Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, Archives du MOC Mons-Borinage, n° 107, conflit à Siemens, CSC, Stratégie des multinationales vis-à-vis des pouvoirs publics, le cas Siemens). 12. Centre d’animation et de recherches en histoire ouvrière et populaire, Archives du Mouvement ouvrier chrétien de Mons-Borinage, farde n° 107, conflit à Siemens, Stratégie des multinationales vis-à-vis des pouvoirs publics, le cas Siemens. 13. La Nouvelle Gauche est un ensemble hétérogène d’organisations situées à l’extrême gauche du spectre politique. C’est lors de la grève des mineurs du Limbourg de 1966 que ces mouvements apparaissent pour la première fois accompagnés d’étudiants militants. Ils se caractérisent par un activisme politique très important, des modes d’actions inédits et variés et la recherche d’un contact immédiat avec la classe ouvrière. 14. Les Marie Mineur est un mouvement féministe apparu en Belgique en 1970 en lien avec la création des Dolle Mina en Flandres. Les deux mouvements utilisent une icône ouvrière féminine du XIXe siècle comme référence historique. 15. La Cité, 21 août 1978. 16. Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, Fonds Salik – L’Espérance, carton 8, Séminaire « Sans emploi », 8 et 9 septembre 1979. En lien avec l’occupation de l’usine Salik, des délégués syndicaux de la CSC avaient organisé une rencontre de deux jours avec des ouvrières afin de leur proposer des alternatives de reclassement possible en rapport avec leurs qualifications et la situation industrielle du Borinage. 17. Amsab – Instituut voor Sociale Geschiedenis, Archives Émilienne-Brunfaut, dossier relatif à un projet pilote de formation professionnelle des ouvrières de Siemens, 1977. 18. Ainsi est dénommée la région sidérurgique englobant les localités française, belge et luxembourgeoise d’Athus, Longwy et Rodange-Pétange. 19. Cette somme dégressive est ajoutée aux allocations de chômage afin que l’ouvrier licencié touche un revenu équivalant à 100 % de son dernier salaire la première année, 90 % la deuxième année et 80 % la troisième année de chômage. 20. Le blooming est une étape de la fabrication de l’acier qui consiste à sortir des lingotières des produits d’acier semi-finis. 21. L’Avenir du Luxembourg, 30 juillet 1980. 22. Les résultats du Ped varient fortement d’un pays à l’autre. Le Sud-Luxembourg belge doit beaucoup à la réussite économique du Grand-Duché. L’épisode malheureux de Daewoo en Lorraine française a également été vécu en Belgique sur une plus petite échelle avec des investisseurs opportunistes : ARC, Lord Marine, Ocribel, etc. 23. Ce département de l’usine était chargé de la circulation des trains de manœuvre (lingotières et autres contenants de métal en fusion ou solide) à l’intérieur de l’usine. 24. Sur les luttes et les expériences traditionnelles et originales dans la région longovicienne, voir : HAYES I. (2013), « Les limites d’une médiation militante. L’expérience de Radio Lorraine Cœur d’acier, Longwy, 1979-1980 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, pp. 84-101 ;

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AZZAOUI B., NOIRIEL G. (1980), Vivre et lutter à Longwy, Paris, Maspero ; CHARASSE D. (1980), Lorraine Cœur d’acier, Paris, Maspero. 25. Le Soir, 16 septembre 2003. 26. Belgicisme : fermetures éclair. 27. Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées à Ciney, boîte 320, Lettre de Michel Hanson à Jean Devile, président de la Fondation André-Oleffe, 22 septembre 1987. 28. Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées à Ciney, boîte 321, rapport du Conseil d’entreprise extraordinaire, 17 octobre 1984. Dans le procès-verbal modifié de cette réunion, la référence aux mauvaises ouvrières a été supprimée (le brouillon du premier procès-verbal, présent dans les archives, comportait la mention biffée et l’information a été confirmée par Paulette Henquinet, déléguée syndicale CSC). 29. Pour un récit de l’intérieur sur la gestion au quotidien d’une usine en autoproduction par des femmes en 1977 en Angleterre, voir l’ouvrage de Judy Wajcman (1983), Women in control : dilemmas of a workers’ co-operative, New York, St. Martin’s Press. 30. Il existe néanmoins dans le Sud-Luxembourg, à Weyler, une cellule de formation- reconversion créée en juin 1984, censée se substituer à la société de diversification belgo- luxembourgeoise créée au lendemain de la restructuration de l’usine sidérurgique d’Athus. L’existence de cette cellule de formation-reconversion explique l’absence d’une structure dédiée à l’accompagnement des licenciements chez Levi’s mais les ouvrières n’ont pas pu en profiter longtemps, car elle s’arrête après une année de fonctionnement. 31. Le délégué socialiste de la FGTB, Joseph Binet, souhaite obtenir des primes de licenciement importantes et n’accorde que peu d’attention aux propositions alternatives telles que d’éventuelles tentatives d’autogestion. Si la CSC y est davantage ouverte, c’est surtout la personnalité de Paulette Henquinet, déléguée CSC, qui est le moteur de la mobilisation. 32. Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées à Ciney, boîte 196, compromis de vente entre Levi Strauss and Co Europe S. A. et l’Association intercommunale d’équipement économique « Idélux ». 33. La Meuse, 24 et 25 octobre 1984, p. 3. 34. Soit près de 15 000 000 d’euros actuels en indemnités de licenciement. 35. Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire, archives de la CSC du Luxembourg conservées à Ciney, boîte 320, Procès-verbal de la réunion Idélux-ASBL et des responsables Ferrero, 23 novembre 1989. 36. Des sociologues belges travaillent actuellement sur le rôle des syndicats dans les cellules de reconversion, cf. BINGEN A. (2008), Le rôle de l’accompagnateur social au sein des cellules de reconversion wallonnes, Rapport de recherche pour la FGTB wallonne dans le cadre du projet européen Paros (Professionnaliser l’accompagnement des reconversions par les organisations syndicales) ; BINGEN A., CORTESE V., STROOBANTS M. (2008), Les modalités d’accompagnement des travailleurs licenciés collectivement, Rapport de recherche réalisé pour l’Institut wallon pour l’évaluation, la prospective et la statistique (Iweps) ; BINGEN A. (2012), Licenciements collectifs et reconversion de la main-d’œuvre. Le cas des cellules de reconversion wallonnes, Thèse de doctorat soutenue à l’Université libre de Bruxelles. 37. Sur 4 059 emplois créés dans le bassin du Borinage dans les années 1960 et sur lesquels une étude a été menée, seulement 10 % de ces emplois sont occupés par d’anciens mineurs. 38. Le Balai libéré est une entreprise de nettoyage à Louvain-la-Neuve, en autogestion, lancée en 1975 après le licenciement symbolique du patron par les ouvrières. 39. La reprise en main par les ouvrières de l’usine de laine Daphica à Tournai déclarée en faillite en 1974 représente la réussite la plus accomplie d’une coopérative de production ouvrière de cette période.

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40. Entretien avec Daniel Gheza, comptable à la Société de diversification du bassin belgo- luxembourgeois (SDBL) et employé à l’intercommunale Idélux, 18 avril 2012. Entretien avec Henri Demortier, employé à l’intercommunale Idélux, 3 mars 2011. Tous deux ont contribué à la politique de relance économique du Sud-Luxembourg au lendemain de la fermeture de l’usine d’Athus. 41. En 1994, les mineurs gallois de la Tower Colliery avaient utilisé leur indemnité de licenciement pour racheter l’exploitation de la mine, une réminiscence des coopératives de production du XIXe siècle qui s’achèvera en 2008. Voir Brigitte Pätzold (1999), « Autogestion dans une mine du pays de Galles », Le Monde diplomatique, juillet, n° 544, p. 14.

RÉSUMÉS

Parcourant vingt-cinq ans de l’histoire industrielle de Wallonie, cet article offre une analyse des contre-propositions industrielles portées par les collectifs ouvriers lors des restructurations qui affectent leur secteur d’activité entre 1959 et 1984. Après, ou à côté de, l’opposition à la fermeture de leur lieu de travail, ils se sont inspirés de l’émergence ou de l’absence de nouveaux paradigmes économiques pour proposer leurs solutions originales de reclassement. Les notions de répartition économique régionale, de post-industrialisation, de tertiarisation, d’entrepreneuriat et d’économie de marché se trouvent réappropriées par les collectifs ouvriers pour formuler d’autres scénarii de reconversion, plus ou moins réalistes. Contre-propositions ouvrières en Wallonie

Looking at twenty-five years of industrial history in Wallonia, this article provides an analysis of workers’ strategies during an industrial restructuring period that spans from 1959 to 1984. Beyond their opposition to the closure of their factory, workers developed strategies aiming to overcome this upsetting event and formulate their own reemployment alternatives. These strategies rest upon a blurry interpretation of economic paradigms which epitomized the restructuring context in its historical dimension. Notions such as balanced regional economic growth, postindustrial society, service economy, entrepreneurship and free market economy were claimed by these dismissed workers and considered as a way out of the restructuring crisis in the industrial or manufacturing sector.

INDEX

Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues) Keywords : restructuring, postindustrialisation, reconversion, working class, Wallonia, workers’ strategies, industrial redeployment, closing factories Mots-clés : restructuration, post-industrialisation, reclassement professionnel, reconversion, classe ouvrière, Wallonie

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AUTEUR

NICOLAS VERSCHUEREN Center for Transatlantic Relations, SAIS, Johns Hopkins University ; [email protected]

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Lutter pour partir ou pour rester ? Licenciements et aide au retour des travailleurs immigrés dans le conflit Talbot, 1983-1984 Fighting to leave or to stay? Migrant workers, dismissals and financial assistance to go back to their native countries during the Talbot dispute, 1983-1984

Vincent Gay

1 « Quelle image garder des événements Talbot ? […] Des robots tentant de refouler des immigrés dans leur village d’origine1 ? » En quelques mots, cet extrait d’une brochure syndicale consacrée au conflit de l’usine Talbot en 1983-1984 synthétise les enjeux qui sont au cœur de cet article.

2 Après une longue période d’expansion, rendue possible dans certaines usines par l’emploi massif d’ouvriers immigrés, cantonnés aux métiers les plus durs et les moins bien payés (PITTI, 2002), l’industrie automobile française traverse, à partir de la fin des années 1970, une crise et subit des restructurations profondes ; quel sort peut alors être réservé à la fraction la moins qualifiée du groupe ouvrier, et en particulier aux ouvriers spécialisés (OS) immigrés, face aux transformations du travail ? Le groupe PSA (Peugeot société anonyme) est particulièrement touché par les restructurations au début des années 1980, en premier lieu dans son usine Talbot à Poissy (Yvelines), où la direction souhaite se séparer d’une partie de ses ouvriers non qualifiés. Suite à l’annonce par PSA de 2 905 licenciements, une grève d’un mois secoue l’usine entre décembre 1983 et janvier 1984 et constitue un test d’importance pour différents acteurs : ouvriers et syndicalistes, direction de l’usine et gouvernement.

3 Étudier ces licenciements et la grève qu’ils provoquent nécessite de les situer dans un contexte industriel, social et politique général, mais aussi dans l’histoire et les spécificités de cette usine. Sans nous livrer à une analyse exhaustive du conflit, nous voudrions éclairer certains de ses enjeux à partir d’un fait : alors que la grève débute pour la défense de l’emploi et contre les licenciements, une nouvelle revendication émerge au bout de deux semaines, à savoir l’obtention d’une aide au retour dans leurs pays d’origine pour les ouvriers immigrés. Cette revendication n’est pas portée par les

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syndicats mais par un groupe d’OS immigrés grévistes, et oblige les organisations syndicales comme le gouvernement à réajuster leurs stratégies respectives. Plus qu’une simple revendication, cette demande peut être considérée comme un événement, au sens où elle produit des effets, des déplacements (BENSA, FASSIN, 2002) et doit être analysée tant dans ce qu’elle produit que dans ce qu’elle dit de la situation des travailleurs immigrés et de la perception de leur avenir. En effet, elle reconfigure en partie les enjeux du conflit, les positions des différents acteurs et les réponses à apporter aux licenciements, dès lors qu’ils concernent une fraction particulière du groupe ouvrier. D’autre part, est ici en jeu autant un problème propre au monde du travail – est-ce que les ouvriers peu qualifiés ont encore leur place dans une industrie automobile en mutation ? – qu’une question qui relève de l’État et de sa politique à l’égard des étrangers, puisqu’à travers les licenciements et l’aide au retour, c’est la légitimité de leur présence en France qui est interrogée. Après avoir évoqué le contexte économique, industriel et social de PSA et de l’usine Talbot, il s’agira donc d’analyser les effets de la demande d’aide au retour sur différents acteurs. Nous nous intéresserons d’abord à la manière dont les grévistes considèrent cette revendication : que dit-elle de leur appréhension de leur avenir professionnel, de leur avenir en France et du contexte social et économique auquel ils sont confrontés ? Comment le syndicalisme est-il bousculé et remis en question par une telle demande, qui semble tourner le dos à la lutte pour l’emploi ? Puis, nous examinerons en quoi cet événement constitue un effet d’aubaine pour le gouvernement, tenté de voir en l’aide au retour un recours efficace pour éviter la mise au chômage de centaines d’ouvriers. Nous centrerons notre étude essentiellement sur les réactions des grévistes, des syndicalistes et des représentants ou conseillers du gouvernement, mais une recherche exhaustive nécessiterait de prendre en compte d’autres protagonistes du conflit : salariés non- grévistes, ambassades des pays d’origine, en particulier marocaine, médias, associations d’immigrés, administrations d’État, et, bien entendu, les directions de PSA et de Talbot. Cet article s’appuie sur des archives de différentes natures : sources syndicales tirées de réunions internes, de comités d’entreprise ou du matériel militant des organisations, ainsi que des documents de cabinets ministériels2. Des entretiens avec des acteurs du conflit, anciens salariés et syndicalistes de Talbot, ainsi qu’avec un ancien conseiller du Premier ministre, complètent les sources écrites.

Talbot-Poissy : une usine marquée par l’immigration et le syndicalisme indépendant

4 Si l’usine de Talbot de Poissy est marquée, comme l’ensemble de la filière automobile, par une période de crise, celle-ci s’y manifeste d’une façon bien particulière étant donnée la composition de sa main-d’œuvre ; de la même manière, les formes que prend le conflit de 1983-1984 ne peuvent être comprises que si on le situe dans l’histoire sociale et syndicale de l’usine.

5 Un rapport consacré à la formation des OS de Talbot en 1983 permet d’avoir une description sociologique précise de l’usine3. Sur 16 000 salariés, 13 500 sont ouvriers ; environ 10 800 d’entre eux sont des ouvriers non qualifiés, alors que les OS représentent 42,2 % des salariés de l’automobile française. Ils travaillent en priorité dans des ateliers d’assemblage (39 % de l’effectif ouvrier total), d’emboutissage et ferrage (18 %), et de mécanique (8 %). Les étrangers composent 52,3 % de l’effectif

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ouvrier, contre 27,5 % sur l’ensemble du groupe PSA, et 25,8 % chez Renault. Si le nombre de nationalités parmi les ouvriers étrangers est important, les Marocains sont majoritaires (4 402, soit 58 % de la population étrangère), suivis des Algériens (792, soit 10 %), des Turcs (5 %), des Sénégalais (4,5 %), des Espagnols (4 %), des Portugais (4 %) et des Africains subsahariens. Sur l’ensemble du groupe ouvrier, 16,5 % ont moins de 30 ans ; 42,1 % ont entre 30 et 39 ans ; 28,8 % entre 40 et 49 ans et 12,6 % plus de 50 ans. Dans l’usine, 87,6 % des ouvriers étrangers ont un niveau d’éducation en deçà du primaire, 8,7 % de niveau primaire (contre 37,5 % pour les Français), et 3,7 % de niveau secondaire (62,4 % pour les Français). Les classifications des emplois occupés reflètent également ces écarts : alors que 96 % des Marocains ont un coefficient4 entre 160 et 190, celui de 86 % des ouvriers français est situé entre 180 et 255. Pour résumer, le groupe ouvrier de Poissy est très massivement masculin (il compte 4 % de femmes) et peu qualifié ; résultat d’une politique de recrutement menée depuis le début des années 1960, la part des étrangers y est deux fois plus importante que dans l’ensemble du secteur automobile. Les trois quarts (73 %) d’entre eux ont une ancienneté de plus de dix ans. Le travail à la chaîne ou sur des postes pénibles est leur lot commun. Concentrée sur les ouvriers professionnels et hautement qualifiés, la formation des salariés au sein de l’entreprise renforce cette situation. De fait, elle exclut la plupart des ouvriers étrangers, qui sont nombreux à être analphabètes aussi bien en français que dans leur langue maternelle. Un certain consensus entre la direction de l’entreprise, le gouvernement, voire parmi les rédacteurs du rapport sur la formation des OS, décrit les ouvriers immigrés comme un groupe vieillissant, donc incapable de s’adapter aux mutations en cours ; pourtant, une très forte majorité des OS a moins de 50 ans. Cette représentation commune va peser sur la façon de concevoir leur avenir, dans ou hors de l’entreprise. Les relations sociales présentent également des traits spécifiques. L’usine de Poissy est en effet depuis les années 1950 un fief du syndicalisme indépendant : la Confédération française du travail (CFT), qui prend le nom de Confédération des syndicats libres (CSL) en 1977 (LOUBET, HATZFELD, 2002), est à la fois un outil dans la lutte contre le syndicalisme considéré comme révolutionnaire, incarné par la CGT et la CFDT5, et un instrument d’intégration coercitive pour les salariés, en particulier les travailleurs immigrés. Pour ceux qui l’acceptent, la carte de la CSL permet de ne pas avoir d’ennui, d’être bien vu de ses supérieurs hiérarchiques, voire de bénéficier de certains avantages. L’usine reste pendant longtemps à l’écart des conflits sociaux, y compris en mai 1968. Cependant, elle n’échappe pas au cycle de conflits dans l’automobile qui débute en septembre 1981. L’ensemble des constructeurs et de très nombreuses usines, en province comme en région parisienne, sont alors touchés par des grèves et des débrayages de durées variables (RICHTER, LAURET, 1983). Si dans les usines Renault et Peugeot, les revendications des ouvriers portent essentiellement sur les salaires, les classifications ou l’organisation du travail, chez Citroën et chez Talbot, au printemps 1982, les grévistes réclament également davantage de liberté et le respect de leur dignité. Contre la mainmise de la CSL et les pratiques de la direction de l’entreprise, une grève de quatre semaines éclate en juin 1982, qui fait non seulement vaciller l’ordre patronal mais débouche également sur une syndicalisation massive des OS immigrés, surtout à la CGT et, dans une moindre mesure, à la CFDT. Parmi eux sont désignés des délégués de chaîne, 220 à la CGT, une soixantaine à la CFDT. Pendant un an, l’usine est le lieu d’un conflit latent et quasi permanent, notamment contre l’autoritarisme des petits chefs (LOUBET, HATZFELD, 2001 ; GAY, 2011) 6. Les rapports de force électoraux s’en ressentent, puisqu’entre les élections qui précèdent la grève, en

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mai 1982, et celles qui la suivent en mars 1983, dans le premier collège (celui des ouvriers), la CSL passe de 50,7 à 34,7 %, la CGT de 29,3 à 42,3 %, la CFDT de 5,3 à 8,2 %, la Confédération autonome du travail (CAT) de 6,5 à 8,1 % tandis que FO réalise 3,7 %7. Cependant, les menaces sur l’emploi, qui s’accentuent au cours de l’année 1983, modifient le sens même de l’action des salariés.

Menaces sur l’emploi, menaces sur l’usine

6 Entre les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, débuts symboliques d’une crise économique mondiale, et jusqu’aux années 1980, l’industrie automobile connaît une période d’importantes mutations tant en termes de rachats et de rapprochements entre groupes, que de nombre d’usines et de salariés, ou encore d’organisation du travail (LOUBET, 2001). Ces années marquent la fin des recrutements massifs de main-d’œuvre et ouvrent la voie au développement de la sous-traitance et de l’intérim (BOUQUIN, 2006 ; GORGEU, MATHIEU, 2005). Le groupe PSA est au premier chef concerné par ces changements, puisqu’en quelques années, suite aux rachats de Citroën puis de Chrysler-Europe (anciennement Simca), il passe du statut de groupe industriel de taille moyenne à celui de premier groupe européen du secteur. Cependant, ces opérations n’ont pas lieu à un moment florissant. Citroën rencontre de grosses difficultés depuis la fin des années 1960 avec un effondrement de ses ventes, ce qui fait craindre un rachat par une entreprise étrangère ou une intervention de l’État ; si la situation se redresse dans la seconde moitié des années 1970, l’harmonisation entre Peugeot et Citroën revient cher et nécessite donc de réduire un certain nombre de coûts. Quant à Chrysler- Europe, son rachat est aussi lié à la peur de sa reprise par un constructeur étranger. Mais le groupe qui en résulte se compose de plus de 30 usines, de 220 000 salariés et produit 26 modèles (LOUBET, 1994) : le besoin de réaliser des économies d’échelle et de coordonner les différentes activités se fait d’autant plus pressant. Une diminution du nombre de salariés, plus ou moins importante selon les usines, est désormais d’actualité ; différents dispositifs permettent sa mise en œuvre : fin des embauches, non-remplacement des départs, prêts de salariés à d’autres entreprises, départs volontaires, préretraites, aides au départ pour les ouvriers immigrés, usage important du chômage technique.

7 Le début des années 1980 se caractérise par un effondrement de la production et des problèmes de productivité qui affectent la compétitivité de PSA. À l’usine Talbot de Poissy, la baisse de la production est plus importante que dans l’ensemble du groupe ; elle est de 30 % entre 1979 et 1980, avec 31 jours chômés cette année-là, puis 59 en 1981. Malgré une légère reprise en 1982, le début de l’année 1983 montre à nouveau des signes inquiétants : 25 jours sont ainsi chômés au premier semestre. Face à ces difficultés, la direction de PSA cherche à s’adapter à un marché au ralenti en réduisant en priorité les coûts de fabrication et, partant, la masse salariale. La menace d’un dépôt de bilan de Talbot que fait peser Jacques Calvet, président-directeur général de PSA (LOUBET, HATZFELD, 2001) est prise au sérieux tant par le gouvernement8 que par la CGT. Le 12 juillet 1983 est donc annoncé un plan massif de suppressions d’emplois : Talbot doit en perdre 4 1409.

8 Si plusieurs usines automobiles ont été ou vont être touchées par des réductions drastiques d’effectifs, l’impact de ces plans de licenciements diffère selon les histoires sociales et syndicales et les caractéristiques sociologiques des entreprises. À l’usine de

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Talbot-Poissy se conjuguent plusieurs difficultés : une restructuration industrielle, une crise commerciale marquée par une baisse de la production et un début d’automatisation. De plus, le profil des salariés concernés par les sureffectifs favorise, chez différents observateurs, l’idée selon laquelle ils ne seraient pas adaptés aux transformations de l’appareil productif. Dès lors, se pose la question d’un traitement social des licenciements prenant en compte les particularités sociologiques de ces ouvriers. Suite aux décisions de PSA, les analyses et orientations des deux principaux syndicats qui vont s’opposer aux licenciements, CGT et CFDT, divergent. La CFDT souhaite poser le problème de l’avenir de l’ensemble de la branche automobile, estimant que c’est à ce niveau que des alternatives aux destructions d’emplois peuvent être trouvées. En particulier, elle défend une réduction du temps de travail à l’échelle européenne, en lien avec la campagne des syndicats allemands sur ce thème. Elle plaide également pour une action de reclassement sur les bassins d’emplois des usines concernées. Elle émet des doutes sur les évaluations économiques de PSA, sans nécessairement remettre en cause la notion de sureffectifs10. La lutte contre les licenciements à Poissy s’inscrit donc dans un cadre plus large, celui d’une campagne pour la réduction du temps de travail11. Les analyses de la CGT insistent beaucoup plus sur la nécessité de sauver Talbot alors que le groupe PSA menacerait de fermer l’usine. Tout en n’évacuant pas la question de la réduction du temps de travail, la CGT exige d’abord le maintien de la marque, l’élargissement des productions (pour les gammes en cours comme pour les nouveaux modèles), la réorganisation des réseaux commerciaux, de nouveaux investissements et une formation professionnelle qui permettrait aux ouvriers de s’adapter aux mutations du travail12. Il s’agit donc d’articuler une valorisation des atouts de Poissy à une dénonciation de la stratégie industrielle de PSA dont Talbot ferait les frais depuis 197813. Au-delà des revendications, le discours cégétiste trahit une vraie crainte de voir fermer l’usine, sentiment partagé par une partie des salariés, qui va peser dans l’appréciation des événements ultérieurs.

La grève : pour l’emploi, pour l’industrie, ou pour l’avenir des OS immigrés ?

9 Plusieurs séquences se succèdent ou se superposent à partir de juillet 1983. Entre l’annonce des licenciements en juillet et le mois de décembre, le plan social et les propositions de l’entreprise se précisent, puis une grève commence, au cours de laquelle apparaît la revendication d’aide au retour des travailleurs immigrés.

10 Lors du comité d’entreprise du 21 juillet 1983, la direction détaille comment seront ventilées les suppressions d’emplois : 1 235 mises en préretraite, avec l’aide du Fonds national pour l’emploi (FNE) et 2 905 licenciements qui concernent uniquement les ouvriers de production. Après le rejet de ses premières moutures de plan social, PSA réitère sa demande de licenciements le 21 novembre, assortie de nouvelles propositions, parmi lesquelles l’assurance que le site de Poissy sera sauvé. L’idée de « faciliter la réinsertion du personnel immigré volontaire pour le retour dans son pays d’origine14 » figure dès le mois de juillet dans le plan social présenté par la direction, et elle est de nouveau présente en septembre. Cependant, les suggestions relatives aux travailleurs immigrés se limitent au cadre fixé par l’accord franco-algérien de 198015, et à des possibilités de congés sans solde, même si ne sont pas exclues d’éventuelles opérations menées avec l’Office national d’immigration16.

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11 Entre juillet et décembre, un certain attentisme règne parmi les salariés, suspendus à des décisions qui se prennent en dehors de l’usine et échappent largement aux délégués de base qui forment l’ossature des organisations syndicales. Quatre heures de débrayage ont lieu le 24 novembre, et la CGT demande l’intervention du gouvernement dans le dossier ; elle met l’accent sur le fait que toutes les catégories de personnels sont concernées, « de l’OS à l’ingénieur17 », évoque les interrogations des professionnels et des techniciens, et appelle la clientèle à se joindre aux salariés. Face aux risques pesant sur l’avenir du site de Poissy, la CGT cherche à rassembler tous les salariés autour de la défense de l’emploi, faisant l’impasse sur la réalité des catégories visées par les licenciements. Suite au maintien des 2 905 licenciements, la CGT, puis la CFDT, proposent aux salariés de débuter une grève reconductible le 7 décembre.

Une grève et 1 905 licenciements

12 Contrairement au conflit de 1982 où de violents affrontements avaient marqué les premières heures de la grève, cette fois la mobilisation démarre calmement, et la production du B3, l’atelier d’assemblage, déjà central lors de la grève de 1982, est rapidement arrêtée. La désunion syndicale est déjà forte, et les mots d’ordre relativement différents entre la CGT et la CFDT, sans que cela n’entame pour autant la dynamique de l’occupation. Les propositions de la CFDT, minoritaire18, sur la nécessité de manifester en dehors de l’usine ou d’élire des comités d’atelier pour contrôler et organiser la lutte rencontrent peu d’écho19, la CGT ne laissant de plus que peu d’espace.

13 La première séquence de la grève se déroule entre le 7 et le 17 décembre. Parallèlement, le gouvernement, en la personne de Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales, et de Jack Ralite, ministre délégué chargé de l’Emploi, reçoit Jacques Calvet, puis la CGT, le 14 décembre. Celle-ci manifeste plutôt une certaine satisfaction au sortir de cette rencontre, le gouvernement s’étant voulu rassurant sur la question qui est au cœur du discours cégétiste : le maintien du site de Poissy. L’accord sur la construction à Poissy de la future C28 semble augurer de possibles négociations sur « la réduction du temps de travail, l’avancée de l’âge de la retraite pour les travailleurs sur chaîne, le développement de la formation, le recyclage20 ». La question des licenciements n’est pas au cœur des revendications cégétistes, tandis que la CFDT défend le mot d’ordre « zéro licenciement21 ». Outre les revendications, la dissension syndicale porte également sur les formes de la lutte des salariés. La CFDT regrette en effet la façon dont est mené le début de la grève, héritage selon elle des pratiques en usage pendant la période d’hégémonie CFT-CSL, marquée par de « fortes tendances à la délégation22 », qui privent les grévistes de la possibilité d’influer sur le cours du conflit.

14 Le 17 décembre constitue un premier tournant dans la grève. Les négociations entre PSA et le gouvernement aboutissent à un accord, qui diminue le nombre de licenciements de 2 905 à 1 905, et offre certaines garanties aux licenciés : toute entreprise embauchant un licencié de Talbot touchera 20 000 F, chaque licencié pourra obtenir une réduction de 20 000 F sur l’achat d’un véhicule Peugeot en cas de création d’entreprise, et une formation sera mise en œuvre, pour 100 salariés au sein de l’entreprise, pour 1 300 en dehors, avec maintien du salaire pendant neuf à douze mois ; de plus, 500 reclassements sont prévus. La fédération CFDT de la métallurgie reconnaît là une première avancée tandis que le syndicat du site appelle à poursuivre la grève pour la suppression des 1 905 licenciements restants23. L’appréciation de la CGT est

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encore plus positive : « des solutions sont aujourd’hui avancées qui permettent aux travailleurs de ne pas aller au chômage […]. Des 2 905 licenciements annoncés initialement, le chiffre a chuté de 1 000. Pour les 1 905 restants, la négociation doit s’ouvrir dans les prochaines heures sur notamment des stages de formation professionnelle de longue durée, des reclassements avec des contrats à durée indéterminée. Ce qui est acquis, c’est qu’aucun travailleur de Talbot n’ira pointer à l’ANPE, ne sera au chômage. C’est un acquis d’importance24. » Le syndicat CGT de Talbot appelle donc à l’ouverture de négociations avec la direction de l’usine. Invitant les salariés à prendre en compte la nouvelle situation ouverte par l’accord PSA- gouvernement, la CGT n’évoque pas la poursuite de la grève25.

15 Si l’écart entre les positions des deux syndicats ne semble pas toujours très important, les conséquences que chacun en tire sont notables et les divergences plus ou moins latentes s’exacerbent alors. Se confrontent deux visions des restructurations et de la gestion des sureffectifs à Talbot. Pour la direction de la CGT, la peur du dépôt de bilan a des effets sur l’appréciation de l’accord entre PSA et le gouvernement : il s’agit d’abord d’en atténuer les conséquences et de proposer des solutions aux salariés, y compris en dehors de l’entreprise. Mais dans l’usine, ceux qui, parmi les salariés sont des victimes potentielles des licenciements (voir encadré), ont peu d’espoir pour leur avenir professionnel hors de Talbot. La montée du chômage et la désindustrialisation offrent de maigres perspectives à des ouvriers spécialisés immigrés, peu formés, parfois illettrés, qui manifestent souvent une peur de l’avenir et un attachement à leur entreprise26. Les discours gouvernementaux ou syndicaux sur leur formation et leur reconversion paraissent donc en décalage avec l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent de se projeter dans un avenir professionnel.

Encadré Qui sont les licenciés ? Les licenciés sont, pour 64 %, des agents de production. Les autres se répartissent entre magasiniers, ouvriers de travaux divers, peintres, contrôleurs, personnels de restaurant, etc. Il y a parmi eux 20 % de Français (dont une majorité vient des départements et territoires d’outre-mer), 40 % de Marocains, 11 % de Sénégalais, 7 % d’Algériens27. Par ailleurs, les critères de licenciements semblent arbitraires et ne correspondent pas à ceux fixés par l’administration ; sont ainsi concernés des travailleurs arrêtés pour accident ou maladie, ou des salariés handicapés ou âgés de plus de 50 ans28. Enfin, 50 délégués de chaînes de la CGT et 15 de la CFDT figurent parmi les licenciés29.

L’aide au retour et le déplacement des enjeux du conflit

16 Un second tournant, qui reste relativement minoré dans les chronologies respectives que font les syndicats des événements, déplace en partie les enjeux du conflit. Le 23 décembre, quatre ouvriers immigrés, délégués de la CGT, organisent une conférence de presse au cours de laquelle ils réclament, face au blocage de la situation, une prime de retour dans leur pays de 204 000 F30 ; ce chiffre correspond à une évaluation des coûts d’un travailleur immigré sortant de l’emploi, soit 80 000 F pour une année de formation (maintien du salaire et coûts de formation), 61 000 F d’allocation-chômage pendant un an après la formation, 45 000 F d’allocations familiales pendant trente mois

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et 18 000 F d’aide au logement. Après la première fêlure consécutive à l’accord du 17 décembre, et l’incompréhension de la stratégie de la CGT par certains, cette conférence de presse apparaît comme un second moment de cassure qui met en lumière des différenciations sociales, nationales ou politiques au sein du groupe ouvrier et du syndicalisme. Le rapport aux licenciements et au conflit n’est pas le même chez les délégués de chaîne, d’une part, et chez les permanents syndicaux, d’autre part, qui participent aux négociations en dehors de l’usine ; en outre, le discours cégétiste qui cherche à rassembler de l’OS à l’ingénieur muselle, aux yeux de certains ouvriers, une parole spécifique dont ils s’estiment porteurs et qui n’est ni réductible ni soluble dans un groupe salarié qui ferait fi des différenciations et des clivages. Leur rhétorique insiste donc sur la « nécessité d’exposer le problème de l’immigré par l’immigré à travers les médias31 », et c’est en tant qu’immigrés qu’ils veulent se faire entendre. Ils ne s’adressent pas à l’entreprise mais à la France qui, après s’être enrichie grâce à eux, doit leur assurer une « réinsertion dans la dignité32 ». Alors que la dignité, centrale dans la grève de 1982, appelait à une égalité de traitement avec l’ensemble des travailleurs de France, s’opère à ce moment un déplacement de sens, la dignité étant mobilisée en vue d’un avenir hors de l’usine et hors de France. Cependant, ce n’est pas la première fois que l’aide au retour est évoquée depuis le début de la grève. Elle est mentionnée les jours précédents dans des témoignages recueillis par des journalistes33, mais aussi par le ministre délégué à l’Emploi34, voire la CGT35. Mais ce qui est inédit ici est l’expression publique, dans le conflit, d’une voix non autorisée, en dehors de tout appareil syndical, dont la seule revendication est l’aide au retour, hors de toute perspective de formation ou de reclassement. Il s’agit certes là d’un élément latent mais sa manifestation lors d’une conférence de presse en modifie la portée et reconfigure en partie le conflit. En effet, le fait qu’une parole revendiquée comme immigrée trouve une voie pour s’exprimer brouille les contours du groupe mobilisé ; les syndicalistes, incarnant les travailleurs dans leur ensemble, ne sont désormais plus les seuls à prendre publiquement la parole puisqu’un segment du groupe ouvrier, qui ne se définit pas seulement par sa position dans le travail, la prend à son tour. Cette parole profane témoigne de l’existence d’intérêts divergents, sinon antagonistes, qui traversent le groupe ouvrier, à rebours des approches syndicales sur la nécessaire unité de classe. Une telle prise de position déplace donc en partie les enjeux du conflit. Elle oblige les différents protagonistes à prendre position, fait entrer en scène des acteurs qui y étaient jusque-là extérieurs, et en fait même apparaître de nouveaux. Ainsi, le groupe désigné comme « dissidents de la CGT » est l’objet d’un certain nombre d’attentions médiatiques, politiques et syndicales. Cette expression des travailleurs immigrés, ou qui se présente comme telle, recèle cependant un certain nombre de contradictions : alors que la revendication d’aide au retour peut passer pour un renoncement à la lutte pour l’emploi, et même à la lutte tout court, elle devient un motif de poursuite du combat, mais dans des termes distincts de ceux formulés par les directions syndicales – sauvegarde de l’entreprise pour la CGT, zéro licenciement pour la CFDT. La dissidence va au-delà d’un simple ressentiment vis-à-vis de la CGT ; elle témoigne d’une prise de distance avec des logiques syndicales qui seraient incapables de prendre en compte le devenir social des travailleurs immigrés, contrairement à la grève de 1982 où des intérêts en partie différents entre syndicalistes et OS immigrés avaient pu converger.

17 Les relations avec ce groupe de travailleurs immigrés deviennent donc un enjeu syndical, pour la poursuite de la grève ; quant au gouvernement et à l’entreprise, ils cherchent à faire émerger de nouveaux interlocuteurs susceptibles de représenter ceux

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qui, parmi les ouvriers, seraient concernés au premier chef par les licenciements. Enfin, la question d’une aide au retour peut ouvrir la voie à une négociation pour le départ d’une partie des ouvriers immigrés de l’industrie française.

Des stratégies syndicales fluctuantes

18 La prise de parole de travailleurs immigrés ne peut être réduite à cette demande d’aide au retour. Elle doit être située dans le contexte plus général du conflit et de l’usine de Poissy, au regard des modalités de mobilisation des ouvriers immigrés et des pratiques syndicales, ainsi que des formes d’encadrement. Ce qu’ils expriment au moment du conflit et dans les semaines qui suivent, interroge les approches qu’ont les syndicats de la lutte contre les licenciements ainsi que leur traitement de la question de l’immigration. Cette parole immigrée autonome devient un enjeu syndical, parce qu’elle incarne un groupe que chaque organisation cherche à capter.

La dissidence comme enjeu syndical

19 Après la conférence des « dissidents de la CGT », les tensions sont de plus en plus palpables, notamment entre la CGT et la CFDT. Si la première, dans l’usine, prétend toujours refuser les 1 905 licenciements, sa position est ambiguë sur la poursuite de la grève, tandis que la CFDT, en appelant à poursuivre l’occupation, semble recueillir l’assentiment d’une part importante des OS ; les journaux présentent d’ailleurs à plusieurs reprises une CFDT en train de damer le pion à la CGT36, ce qui ne fait qu’exacerber la concurrence et les accusations réciproques. Une tentative de la direction pour faire reprendre par le personnel d’entretien le bâtiment occupé échoue, générant une montée de violence, suivie de l’expulsion des ouvriers de l’usine par les CRS le 31 décembre. Pour le gouvernement et la direction de Talbot, sinon pour certains syndicalistes, le conflit semble terminé : l’usine a été nettoyée et repeinte dès le 1er janvier. Pourtant le 3 janvier, le B3 est réoccupé à l’appel de la CFDT, même si le nombre des grévistes présents tombe rapidement à environ 20037. Les deux jours suivants, de très violentes bagarres éclatent dans l’usine : les occupants doivent affronter les agressions en règle de groupes de salariés, dirigés par la CSL, faisant de très nombreux blessés. Lorsqu’ils tentent de sortir, les grévistes sont accueillis par des slogans racistes et par la Marseillaise38. Les anti-grévistes et la CSL sont ce jour-là secondés par des militants d’extrême droite du Parti des forces nouvelles39 qui revendiquent avoir « aidé les militants de la CSL Poissy et de tout le groupe Peugeot venus de Sochaux, Aulnay, Nanterre, Rennes, Paris, etc. à entreprendre une vaste opération de nettoyage à l’usine de Poissy40 ». Le niveau de violence incite la CGT et la CFDT à faire appel aux forces de l’ordre pour s’interposer entre les protagonistes et évacuer les ouvriers grévistes de l’usine. Le 5 janvier, l’occupation et la grève se terminent donc, tandis que la direction organise la reprise du travail sous contrôle policier.

20 Malgré la présence de syndicalistes lors de cette phase de la grève, la situation échappe largement au contrôle des organisations syndicales. Dans cette situation embrouillée, alors que les tensions entre CGT et CFDT et les accusations réciproques sont au plus fort, « qui parle ? » et « au nom de qui ? » sont des questions d’autant plus difficiles à résoudre ; la dissidence d’ailleurs est dénoncée par la CGT comme une invitation aux

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travailleurs immigrés à se battre seuls, voire à « s’organiser exclusivement entre eux41 ». Les évolutions du conflit produisent des déplacements dans les positionnements syndicaux, des rapprochements et des éloignements, souvent instables et peu durables, qui se cristallisent en partie autour de ceux qui ont pris la parole au nom des immigrés. Suite à leur conférence de presse, ceux-ci agissent en effet indépendamment des structures syndicales tout en étant l’objet de leurs attentions. En rupture de ban avec la CGT, ils semblent opérer dans les derniers jours de la grève un rapprochement avec la CFDT ; celle-ci, qui dispose d’un noyau militant assez faible, espère avoir capté à travers ce rapprochement une partie de la base immigrée de l’usine, et peut annoncer fin janvier que « quelque 35 militants immigrés “dissidents CGT” ont rencontré à leur demande la section CFDT, la décision est prise : ils adhèrent à la CFDT. Parmi eux figurent les principaux leaders immigrés, notamment marocains42 ». Ces espoirs seront finalement déçus. A posteriori, un militant de la CFDT estime que la confiance de son syndicat à ce moment-là n’était pas justifiée, les dissidents, ou certains d’entre eux, essayant « de jouer une carte personnelle, […] ils étaient complètement paumés dans tout ce truc, et ils voulaient être des porte-paroles, des notables. Et les mecs commençaient à perdre pied43 ». Dans le même temps, l’action des dissidents ne se limite pas à l’usine de Poissy : ils tissent ainsi des liens avec d’autres travailleurs immigrés mais aussi avec le collectif jeunes d’accueil de la marche pour l’égalité et contre le racisme qui s’est achevée à Paris le 3 décembre 1983, et avec lequel ils organisent une manifestation le 14 janvier44. Ce rapprochement scelle une alliance qui peut apparaître contradictoire entre des travailleurs immigrés qui revendiquent une aide au retour dans leur pays d’origine et des jeunes héritiers de l’immigration qui demandent l’égalité des droits en France. Cependant, il témoigne d’une tentative commune de porter une parole immigrée contre un racisme ambiant qui, d’après eux, s’emparait alors de la société française, et se traduisait d’un côté par les licenciements des OS, de l’autre, par les crimes racistes. Le fait pour ces travailleurs d’énoncer leurs propres solutions, en dehors des revendications syndicales et des injonctions étatiques, notamment en fixant le montant de l’aide au retour, peut être compris comme leur volonté de décider de leur propre sort, au moins une fois dans leur vie. Mais cela peut aussi passer pour une intériorisation de l’inéluctabilité du rejet par la société française, que les violences des derniers jours de la grève signifieraient radicalement.

21 Pendant quelques semaines, les dissidents de la CGT se trouvent donc dans une position militante inédite, instable, pendant laquelle ils agissent de leur propre chef, à une certaine distance des consignes syndicales. Mais par la suite, certains d’entre eux poursuivent une carrière syndicale en adhérant à Force ouvrière. Si les sources ne permettent pas de détailler cette évolution, une série d’indices et de témoignages laisse penser qu’elle a été rendue possible par différents acteurs, parmi lesquels André Bergeron, secrétaire général de la confédération FO45, la direction de Talbot46 ou l’ambassade du Maroc en France47, qui suit de près les conflits de l’automobile où sont impliqués les travailleurs marocains et qui, depuis juin 1982, exerce des pressions pour que ses ressortissants quittent la CGT48.

22 La dissidence met donc en branle des processus qui échappent aux syndicalistes de la CGT dès lors qu’ils ne parviennent plus à organiser le conflit. En dénonçant des manœuvres de division, ils expriment aussi un réel sentiment de gâchis par rapport à ce qui avait commencé à se construire syndicalement depuis le début des années 1980, et au capital symbolique accumulé par la CGT. Le 3 janvier, Nora Tréhel, secrétaire de la

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CGT Talbot, tout en défendant l’aide au retour pour ceux qui le souhaitent, insiste en effet sur l’état de division du mouvement : « Et parmi nous qui luttons, c’est la division. On se bagarre… mais maintenant ce n’est plus sur les mêmes motifs. C’est au plus offrant… à cause des surenchères. On en rajoute au fur et à mesure. Tantôt c’est non aux licenciements, tantôt c’est oui aux licenciements avec les droits estimés à 20 millions de francs. Faudrait savoir ce que nous voulons au juste49. »

23 L’attitude des « dissidents » fait aussi preuve, pour les syndicalistes, d’un profond manque de reconnaissance vis-à-vis de la CGT qui les a défendus pendant tant d’années50. Un sentiment de trahison s’ancre dans un discours où la CGT est victime d’une opération, d’un complot qui vise à déstabiliser la seule réelle opposition au patronat et à la CSL51.

24 L’attitude des organisations syndicales vis-à-vis de la demande d’aide au retour est liée tant à la pertinence de la revendication elle-même, qu’à la façon dont elle est portée, et par qui. Aucun syndicat n’en exprime un rejet total, mais des nuances existent entre leurs positions ; surtout, alors que la CFDT espère capter la parole dissidente à travers son engagement dans la grève et face aux tergiversations de la CGT, cette dernière, surprise, dénonce les dissidents. Mais finalement, l’aide au retour est acceptée, à défaut d’être défendue avec allant, par les organisations syndicales.

L’aide au retour, une revendication syndicale ?

25 En 1983, le principe d’une aide au retour des immigrés n’est pas chose nouvelle en France. En 1977, Lionel Stoléru, secrétaire d’État chargé des Travailleurs manuels et immigrés, avait déjà mis en place une telle aide ; celle-ci avait alors été critiquée et combattue par les associations de soutien aux immigrés, les partis de gauche et les syndicats, la CGT y voyant une « duperie52 ». Le nouveau gouvernement l’a annulée d’ailleurs, dès 198153. Talbot a, de son côté, mis précédemment en œuvre des « opérations concertées d’aide au retour », supprimées en 1982, qui ont conduit au départ de 629 travailleurs54. Malgré cela, « un certain nombre d’entreprises (publiques et privées) accordent de manière plus ou moins occulte des “primes au départ” qui sont parfois des aides au retour55 », oscillant entre 60 000 et 200 000 F.

26 Parmi les organisations syndicales, les positions divergent. Force ouvrière estime, dès août 1983, qu’au vu de l’énorme difficulté des salariés immigrés à retrouver des emplois durables, les pouvoirs publics doivent les aider à satisfaire leur désir de retour dans leurs pays d’origine par divers dispositifs, parmi lesquels une aide financière56. La CSL propose, lors de son congrès de novembre 1983, la création d’un « carnet social de départ » pour « tous les volontaires et notamment les chômeurs immigrés57 ». Pour la CGT et la CFDT, la question des aides au retour n’est pas si évidente. Le souvenir des mesures de Lionel Stoléru est encore frais, et il n’est pas question de cautionner un dispositif similaire. Cependant, cette revendication est peu à peu reprise, mais sous des formes qui révèlent le malaise que suscite l’aide au retour parmi les syndicats. La CGT de Talbot et l’union locale de Poissy proposent que « sur la base du volontariat, [les travailleurs] se prononcent soit pour une formation, une reconversion ou pour le retour au pays, avec des indemnités substantielles58 ». Bien qu’affichant un refus des « licenciements arbitraires59 », les syndicats cherchent désormais à trouver des solutions individuelles pour les licenciés et à répondre à leurs aspirations personnelles, telles que le retour avec un pécule60. La CGT revendique même le fait d’avoir été la première à porter cette demande auprès des pouvoirs publics61. Cependant, la

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fédération de la métallurgie comme la confédération se montrent plus réservées et indiquent que l’aide au retour n’est pas une revendication nationale de la CGT62. Bien que défendant une autre orientation dans le conflit, la CFDT est interpellée également par la demande d’aide au retour. Un de ses responsables et animateur de la grève y voit un effet direct du conflit : « Quand ça s’est posé, ça a été véritablement une contre-réaction au conflit lui-même […] ; ceux qui étaient impliqués ne voyaient pas d’issue, ils voyaient très bien qu’on allait vers un échec et y’avait cette espèce de réaction qui était : on veut plus de nous, donc on n’a pas d’autre solution que de s’en aller, mais il faut qu’on parte avec ce qui nous est dû. […] Mais c’était essentiellement une réaction de colère. […] On a été percuté, on a été obligé de voir comment on l’intégrait ou on l’intégrait pas. La question s’est posée de manière interne, parce qu’y compris y’avait un certain nombre de militants CFDT qui commençaient à s’en faire l’écho. On a essayé de gérer pour montrer que ce type d’approches, on n’y était pas opposé si c’était vraiment le choix des gens, mais on faisait remarquer que les sommes demandées étaient incompatibles avec les marges de manœuvre des entreprises, que c’était une illusion et que c’était pas une revendication syndicale63. »

27 La CFDT situe également cette revendication dans un contexte plus général d’inquiétudes des immigrés liées non seulement aux diminutions d’effectifs dans l’industrie, à la montée de la violence et du racisme, mais aussi à « la dénonciation de l’intégrisme chiite par plusieurs ministres au moment des conflits de l’automobile début 1983, [les] succès électoraux de l’extrême droite sur le thème de l’immigration, [qui] ont renforcé l’idée d’une cohabitation quasi impossible64 ». Le syndicat estime qu’une telle demande risque d’isoler les ouvriers de Talbot et compromet toute possibilité d’unification pour une lutte en faveur de la réduction du temps de travail. En ce sens, elle n’est pas syndicale, mais s’impose aux syndicats qui s’y rallient, tout en proposant, dans le cas de la CFDT, que les retours soient basés sur le volontariat et ne s’adressent pas seulement aux licenciés. Par ailleurs, le syndicat souligne une autre dimension de l’aide au retour ; à travers la fixation par les travailleurs eux-mêmes des montants qu’ils estiment leur être dus, « les ouvriers expriment ce qu’ils mettent derrière les droits acquis ; ils ne sont pas prêts à accepter des discussions de “marchands de tapis” sur des montants insuffisants. En ce sens, le rapport de force nécessaire pour obtenir satisfaction sur les revendications du retour, ne sera pas négligeable, car nul doute que les pouvoirs publics hésiteront à aller très loin pour ne pas créer des précédents dont voudraient se saisir tous les travailleurs – Français comme immigrés – pour quitter une entreprise en cas de compression d’effectifs65 ».

28 Le syndicat met le doigt ici sur deux aspects importants. Qui décide du montant permettant de quitter l’entreprise et la France, et sur quels critères ? Les primes au départ volontaire des entreprises, si elles peuvent concerner l’ensemble des salariés de l’industrie, ne représentent-elles pas un risque d’impasse financière auquel le gouvernement refusera de faire face ?

29 Dans les deux syndicats, l’expression formelle d’un refus de principe de l’aide au retour, cohabite donc avec une acceptation de la mesure, du fait de la demande et des impasses du conflit et, plus largement, du contexte socio-économique. Cependant, l’aide au retour ne fait pas consensus chez tous les ouvriers immigrés, y compris les syndicalistes. Pour certains, « il faut tenir compte du désir. Chez Talbot, les travailleurs ne veulent pas devenir les “chômeurs de 81” avec 1 000 F par mois pour vivre. Si le gouvernement de gauche propose une prime, ce n’est pas après qu’on l’aura66 ». Mais le principe de distinction et de division qui organise l’aide au retour, continue de poser

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problème, peut-être même plus fortement pour les délégués marocains. A posteriori, certains font plutôt preuve de méfiance, voire d’un rejet de la mesure, et racontent avoir incité des volontaires à l’aide au retour à retirer leurs demandes67. C’est ainsi qu’un des plus anciens délégués immigrés68 de la CGT s’élève contre l’aide au retour qu’il assimile à un marchandage de sa dignité. Ce faisant, il répond directement aux dissidents et à la CFDT, et questionne le sens et la pertinence d’une parole revendiquée comme immigrée69. Dénonçant toute tentation de création d’un syndicat immigré, et donc tout ce qu’il perçoit comme particulariste, il voit derrière la parole immigrée une dévaluation du statut de travailleur : « Quand j’entends au micro de la CFDT, certains dire “Moi, je parle comme immigré”, ça me fait bondir. Ça veut dire quoi ? Qu’un immigré n’a pas les moyens intellectuels d’être responsable syndical à part entière ? Quand je m’exprime, c’est comme responsable syndical de la CGT et avec tout ce que je suis70. » Après dix-sept ans passés dans l’usine, il estime avoir conquis le droit de parler en tant que travailleur, alors que la demande d’aide au retour le ramènerait au seul statut d’immigré. Il y oppose le droit à la formation qui démontrerait la capacité des travailleurs immigrés à évoluer, le retour marquant l’inéluctabilité de leur sortie du groupe ouvrier.

30 Malgré des orientations différentes face au conflit et aux licenciements, les deux syndicats finissent donc par adopter des positions relativement proches, qui consistent à accepter des aides au retour pour les volontaires ; mais le volontariat, dans un contexte de crise et de restructurations, est une notion ambiguë, qui individualise les situations, tandis que la lutte pour l’emploi permettait de répondre collectivement aux licenciements. Cette rhétorique du volontariat et du choix individuel se trouve également au cœur des réflexions et des discours gouvernementaux.

Une voie de sortie partielle pour le gouvernement

31 Talbot est le premier conflit d’ampleur contre des licenciements que le gouvernement d’union de la gauche doit traiter. S’appuyant sur la demande d’aide au retour, il doit dans le même temps répondre à des attentes contradictoires. La création d’un nouveau dispositif à partir du cas de Talbot pose ensuite de nouvelles questions.

Agir face à la demande d’aide au retour

32 Les dispositifs pour faire face aux licenciements collectifs sont encore balbutiants en 1983. La solution la plus souvent préconisée est la mise en place de préretraites financées par le Fonds national pour l’emploi71. Entre 1974 et 1983, plus de deux millions de salariés, hors sidérurgie, en ont bénéficié (CORNILLEAU et al., 1990). L’aide au retour, qui sera finalement baptisée aide à la réinsertion72, peut permettre de compléter la palette de ces dispositifs pour les entreprises employant de nombreux travailleurs immigrés. Le gouvernement se saisit donc de la demande de certains ouvriers de Talbot pour faire de nouvelles propositions. Les ouvriers qui ont organisé la conférence de presse du 23 décembre sont reçus au secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés, afin que soient mieux cernées leurs doléances. La peur de licenciements futurs est prégnante ; l’enjeu est de trouver rapidement des solutions individuelles avant que la situation n’empire, alors que l’âge de ces travailleurs leur permet d’envisager une seconde carrière professionnelle et que

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« le temps qui passe réduit les chances de réintégration au pays73 ». Le gouvernement y voit là « un élément nouveau, dont il est souhaitable de tirer le meilleur parti », pour répondre « à une demande – aussi fugace risque-t-elle d’être », et signifier aux pays d’origine que « la demande ne provient pas seulement de la France, mais de leurs propres émigrés aussi74 ». Il s’agit alors, à partir de projets très vagues de « faire émerger des projets concrets », d’« inciter les intéressés à les faire connaître, notamment auprès des gouvernements de leurs pays75 ». L’aide au retour est donc pensée et présentée comme un élément dans la négociation, d’abord vis-à-vis des pays d’origine qui rechignent à voir revenir leurs ressortissants, et vis-à-vis des syndicats et de l’entreprise à qui l’on peut proposer une solution moins violente que des licenciements secs ou d’hypothétiques reclassements. À partir du cas de Talbot, le gouvernement envisage donc de mettre en œuvre un nouveau dispositif ; les propositions à faire aux salariés de Talbot sont déterminantes car elles fixeront le minimum qui pourra être accordé dans les cas ultérieurs de licenciements de travailleurs immigrés76. Le sort des licenciés de Talbot n’est pas envisagé comme un cas isolé, mais comme un précédent sur lequel bâtir un dispositif permettant d’envisager le départ de l’industrie française de 20 000 immigrés. Les échanges au sein du gouvernement concernent également l’affichage et la communication qui doivent accompagner les nouvelles mesures. Où en effet situer l’aide à la réinsertion ? Relève-t- elle des politiques d’immigration ou des politiques industrielles et d’emploi ? Comment peut-elle être intégrée aux orientations en matière d’immigration, redéfinies depuis août 1983 dans un sens plus restrictif ? Comment marquer une rupture avec l’aide au retour de Lionel Stoléru ? De plus, l’aide à la réinsertion doit répondre à des attentes contradictoires : celles des pays d’origine ; celles des « communautés immigrées » demandeuses d’une politique d’insertion et qui refusent une aide assimilable à « la formule “Mohamed prends ta valise !” »77 ; et enfin, celles d’une opinion publique française, perçue a priori comme hostile aux immigrés, si ce n’est xénophobe. Afin d’éviter de nourrir tout sentiment de rejet, le gouvernement n’entend pas proposer l’aide à la réinsertion comme une réponse directe aux restructurations industrielles afin d’éviter qu’elle soit assimilée à l’idée de « retour-débarras » qu’il faut à tout prix éviter78. En revanche, la présenter conjointement à la création du titre de séjour de dix ans est le signe d’une politique équilibrée susceptible de répondre aux attentes jugées « partiellement contradictoires » de franges de l’opinion publique française et d’une opinion publique immigrée79.

Les prémisses d’un nouveau dispositif d’aide à la réinsertion

33 Depuis le début de l’année 1983, le gouvernement estime que sa politique d’immigration est une des orientations les moins bien perçues par l’opinion (WEIL, 1995) et opère une réorientation en la matière qui intègre un volet sur la réinsertion dans les pays d’origine dans le cadre d’une coopération Nord-Sud80. Un groupe de travail interministériel est créé, présidé par Paul-Marc Henry, ancien ambassadeur, qui insiste sur « le caractère souple et novateur des solutions à inventer81 », tout en reconnaissant l’échec des procédures antérieures et l’ignorance des pouvoirs publics sur ce qu’il convient de faire. De plus, les objectifs affichés de coopération avec les pays d’origine, censés marquer une différence avec les mesures du précédent gouvernement, butent sur les réticences de ces États à accueillir leurs ressortissants82. Les licenciements de Talbot accélèrent un processus encore balbutiant, et des propositions plus précises font

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l’objet d’échanges au cours du conflit. Les conseillers ministériels édictent des principes généraux devant régir les aides au retour. Celles-ci doivent être versées à des volontaires, licenciés de leur entreprise et viser autant que possible une réinsertion professionnelle s’inscrivant dans une politique de coopération qui nécessite donc des accords bilatéraux et proscrit toute action publique unilatérale83.

34 Au fur et à mesure que se précisent les propositions gouvernementales, de nouvelles interrogations surgissent, qui sont autant de signaux des problèmes de cadrage politique dans l’élaboration du nouveau dispositif. Quelle est la contrepartie de l’aide accordée par l’État ? Tout en favorisant la réinsertion des travailleurs immigrés, il s’agit aussi de réduire leur présence sur le territoire français. La remise des titres de séjour et de travail aux autorités françaises semble alors la « contrepartie “logique” de l’octroi d’une aide publique spécifique »84. Mais elle nécessite soit des accords bilatéraux soit une loi ; les premiers permettent d’impliquer les pays concernés mais sont susceptibles d’essuyer un éventuel veto de leur part, sans compter que le processus a toutes les chances d’être assez lent ; la loi est plus rapide mais n’autorise pas à cibler certaines nationalités, et appelle un débat public que le gouvernement souhaite éviter. L’autre possibilité est de créer un « droit du retour au retour », qui reconnaît la possibilité d’un échec de la réinsertion et n’exige donc pas des travailleurs immigrés qu’ils rendent leurs titres de séjour et de travail ; elle se démarque du « retour-débarras » de l’ère Stoléru et rend ainsi la mesure « comestible politiquement aux yeux de la gauche et crédible aux yeux des immigrés85 ». Comparée aux mesures du gouvernement précédent, la nouvelle mesure ne doit donc pas heurter les sentiments antiracistes de la gauche, tout en étant suffisamment incitative aux yeux des premiers concernés. À qui doit s’adresser l’aide à la réinsertion ? Si le projet est d’abord une réponse au sort des licenciés de Talbot, son élargissement doit faciliter la gestion d’autres restructurations d’entreprises employant des étrangers. Faut-il alors l’accorder seulement aux licenciés ou à tous les travailleurs étrangers réguliers qui en feraient la demande ? Certes, cela renforcerait le caractère volontaire des demandes d’aide, l’éloignerait du « retour- débarras » et permettrait de traiter les situations à froid, contrairement au cas de Talbot ; cependant, son coût ainsi que les réactions de l’opinion française n’incitent pas à emprunter cette voie. Quel doit être le sort des ayants droit ? L’objectif est de s’assurer du départ et du non-retour des immigrés licenciés ; pour autant, le sort de leurs conjoint et enfants est tout aussi important, puisque si le conjoint reste en France, l’immigré ayant bénéficié d’une aide au retour pourrait de nouveau demander à venir en France en faisant valoir le rapprochement familial. Faut-il alors privilégier « la contrainte ou simplement l’incitation86 » par majoration de l’aide ? Enfin, suite aux premiers échanges avec les gouvernements des pays d’origine, les accords bilatéraux, dont la nécessité est énoncée en 1983, se révèlent être une question particulièrement épineuse. Le gouvernement français se voit donc dans l’obligation d’édicter ses propres règles malgré les réticences, une base unilatérale pouvant être un premier pas « en vue d’obtenir des bases bilatérales87 ».

35 Finalement, une démarche en deux temps est adoptée : un dispositif temporaire, dédié aux licenciés de Talbot uniquement, est mis en place. Il servira par la suite de base à la mesure qui sera destinée aux cas de restructurations où des salariés immigrés sont concernés. Le dispositif Talbot s’articule autour d’une aide de 20 000 F au titre de l’entreprise, d’un versement de 20 000 F par les Assedic, et d’une aide de 17 000 à 20 000 F conditionnée par le retrait des titres de séjour et de travail et financée par les

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budgets destinés à la formation des licenciés de Talbot88. Parmi ces derniers, dans un premier temps, une minorité choisit de demander une aide à la réinsertion ; ils sont ainsi seulement 202, six mois après les licenciements89 ; par la suite leur nombre augmente, à la surprise des syndicalistes qui n’imaginaient pas que la mesure puisse intéresser beaucoup de salariés90. Le dispositif d’ensemble est quant à lui défini de la manière suivante91 : le salarié licencié doit être en possession de titres de séjour et de travail, avoir été licencié depuis moins de six mois et avoir été salarié d’une entreprise ayant passé une convention avec l’Office national d’immigration (ONI). Il ne doit pas être ressortissant d’un pays de la Communauté économique européenne (CEE) ou en cours d’adhésion à cette dernière, et doit repartir avec son conjoint. Enfin, il doit élaborer un projet de réinsertion professionnelle, validé par l’ONI. L’aide en elle-même consiste en un versement de 20 000 F de la part de l’État, accompagné d’une aide au déménagement, en un versement par les Assedic, et en une aide de l’entreprise au moins égale à celle de l’État. En moyenne, un bénéficiaire touche 90 000 F92. Le dispositif évoluera ensuite tout au long des années 1980, notamment de façon à inclure les chômeurs de plus longue durée, l’année 1985 marquant un pic des retours, avec le départ de 32 898 personnes.

36 La grève de 1983-1984 doit être replacée dans le contexte du cycle de luttes des OS de l’automobile qui débute en 1981 et se termine au milieu de l’année 1984, au moment des licenciements chez Citroën. Des phases distinctes se succèdent. Jusqu’au début de l’année 1983, les conflits sont offensifs, les ouvriers revendiquant des augmentations salariales, l’amélioration des conditions de travail, des libertés syndicales et le respect de leur dignité. Dans les usines Citroën et Talbot, les grèves de 1982 semblaient ainsi avoir constitué une voie d’intégration dans la vie sociale et syndicale française. Un an et demi plus tard pourtant, une partie des grévistes, d’origine immigrée, revendique une aide pour quitter leur entreprise et la France. Un tel revirement questionne les conditions du conflit antérieur à Talbot, qui profite d’une configuration particulière rendant possible une grève victorieuse. Par contre, dès que le maintien des emplois semble perdu, l’aide au retour devient un recours. Les revendications pour l’emploi, puis pour le retour alternent, se percutent, voire entrent en concurrence, mais c’est seulement quand la lutte pour l’emploi s’épuise que la demande de retour prend toute sa force et conduit à un repositionnement des acteurs – syndicalistes, OS immigrés, direction de l’entreprise, gouvernement. Enjeu de lutte ou élément de division pour certains syndicalistes, elle finit pourtant par dessiner une forme de consensus qui s’appuie sur les notions de choix et de volontariat. Ce consensus est cependant ambigu dans la mesure où il pose la question de la légitimité des travailleurs immigrés en France, alors que ceux qui font de l’immigration un problème en appellent également au retour des immigrés dans leur pays93. La notion de choix dans le contexte du début des années 1980 dissimule mal le fait que le retour est un produit de la pensée d’État qui fonde la légitimité de la présence immigrée en France sur la condition de travailleur (SAYAD, 2006). Les immigrés eux-mêmes, ou du moins une partie d’entre eux, partagent cette conception, dont le retour est une composante essentielle, de même que les organisations syndicales dès qu’elles ne parviennent plus à défendre l’emploi.

37 Par ailleurs, alors que les mesures d’aide à la réinsertion concernent un segment particulier du salariat, elles constituent également l’une des nombreuses modalités de

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prise en charge par l’État de la socialisation des coûts des restructurations industrielles. Depuis le milieu des années 1970, et plus encore avec l’aggravation de la crise, les gouvernements successifs ont poursuivi dans cette voie, incitant d’autant plus les entreprises à procéder à des licenciements économiques alors que le retrait de l’activité de certaines catégories de travailleurs est facilité (COLIN et al., 1981) ; les coûts de la politique de l’emploi en sont d’autant augmentés, passant, entre 1973 et 1988, de 0,9 % à 3,5 % du PIB94 ( CORNILLEAU et al., 1990). Les mesures d’âge ont été particulièrement utilisées dans l’automobile pour réduire l’effectif permanent tout au long des années 1980 et 1990 ; celles relatives aux travailleurs immigrés obéissent à la même logique car elles évitent une partie des licenciements secs tout en diminuant le nombre d’emplois stables.

38 D’autres aspects nécessiteraient d’être approfondis pour saisir l’ensemble des dimensions de ce conflit, qui, des ateliers aux plus hauts sommets de l’État, a eu des incidences sur plusieurs échelles ; ainsi, c’est chaque champ (politique, syndical, industriel, etc.) qui mériterait d’être scruté à différents niveaux. Par exemple, les pratiques syndicales des délégués immigrés dans les ateliers entrent ici nettement en tension avec celles de leurs dirigeants ; au vu de leurs positions sociales respectives, quelle cohérence trouver entre ceux qui sont en grève et ceux qui négocient ? Cette question se pose aussi pour les directions d’entreprise tiraillées entre les responsables du groupe, d’une part, et ceux qui, dans les usines, sont confrontés au conflit, d’autre part. Le champ politique local pourrait également faire l’objet d’une étude dans cette période tendue au cours de laquelle les conflits du travail interrogent les changements des équilibres politiques, à Poissy particulièrement où, en 1983, le maire communiste, ancien secrétaire de la CGT de l’usine automobile, époux de la secrétaire en place, est battu par un élu du Rassemblement pour la République (RPR), ancien membre de la CSL. Sans envisager de causalité stricte entre ce qui se déroule dans ces différents champs, on peut questionner leur porosité et la façon dont les acteurs sont affectés.

39 Enfin, ce conflit ne peut être appréhendé en dehors du contexte politique. Les premiers succès du Front national et la campagne des élections municipales de 1983 témoignent de la montée en puissance de thèses xénophobes auprès de l’électorat, qui participe aux réorientations gouvernementales en matière de politique d’immigration, mais modifie aussi la perception de l’avenir des OS immigrés. Il est dès lors indispensable d’envisager les positions des salariés dans un contexte qui dépasse la seule situation économique des entreprises afin de saisir comment il travaille leur perception des enjeux et des opportunités.

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NOTES

1. « L’effet Talbot ou les raisons profondes d’un conflit », 1984, Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 2. Les archives des cabinets ministériels ont été déposées au centre des archives contemporaines (CAC) de Pierrefitte, au centre des archives diplomatiques de Nantes ou dans les fonds rassemblés par Patrick Weil à la Fondation nationale de sciences politiques (FNSP/WE). 3. Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile, Rapport de la commission d’étude pour le développement de la formation des ouvriers spécialisés, 7 janvier - 12 octobre 1983, CAC, versement 19960442, art. 15, liasse 3. 4. Les coefficients définissent la place de chaque salarié dans les grilles de classification des entreprises, et par conséquent leur salaire. 5. CGT : Confédération générale du travail. CFDT : Confédération française démocratique du travail. 6. Un mouvement similaire, et pour des causes semblables, a lieu quelques semaines auparavant dans l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois.

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7. Néanmoins, sur l’ensemble des collèges, la CSL reste majoritaire avec 38,7 %, contre 36 % à la CGT et 8,9 % à la CFDT. 8. Entretien, réalisé en avril 2013, avec René Cessieux, conseiller technique auprès du Premier ministre entre 1981 et 1984. 9. « Emploi : les grosses charrettes de Talbot-Peugeot-Citroën », Libération, 13 juillet 1983. 10. « Déclaration de la CFDT au CCE du 9 septembre 1983 », Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 11. Tract CFDT-Talbot, 3 janvier 1984, idem. 12. « Talbot vivra à Poissy », tract, 4 p. de la CGT Talbot, juin 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 13. « Déclaration de la CGT au CCE du 9 septembre 1983 », Archives URIF-CGT, versement 49J568. 14. « Plan social présenté au CCE du 21 juillet 1983 », Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 15. Les échanges de lettres franco-algériennes du 18 septembre 1980 consacrées au retour en Algérie des travailleurs algériens et de leur famille fixent un accord qui court jusqu’au 31 décembre 1983 et comporte un volet sur l’aide financière au retour des Algériens, accompagnée d’une aide à la formation. 16. « Intervention de M. Collaine, président du CCE », au CCE du 9 septembre 1983, op. cit. 17. « Pour assurer votre emploi et avec un salaire décent, débrayez massivement le jeudi 24 novembre », tract du syndicat CGT Talbot, 24 novembre 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 18. La section CFDT de Talbot est par ailleurs animée par des militants opposés à la ligne confédérale d’Edmond Maire, qu’ils jugent trop conciliante à l’égard du pouvoir socialiste ; cependant, le soutien de la confédération à sa section lors du conflit donnera lieu à une prise de distance entre le parti socialiste et la CFDT. 19. « L’effet Talbot ou les raisons profondes d’un conflit », doc. cit. 20. « Courrier fédéral n° 767, 23 décembre 1983, spécial Talbot, Fédération de la Métallurgie CGT », Archives URIF-CGT, versement 49J568. La CGT n’exclut donc pas que les salariés de Talbot puissent se recycler dans une autre usine, avec une formation à laquelle pourrait contribuer Talbot. 21. « Les travailleurs le crient : non aux licenciements », tract CFDT Talbot, 21 décembre 1983, Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 22. « Contre PSA, nous voulons peser sur les décisions gouvernementales », interview de J.-P. Noual, secrétaire de la section CFDT, Rouge, 16 décembre 1983. 23. « Nous sommes sur la bonne voie… accentuons notre pression ! », tract CFDT Talbot, 18 décembre 1983, Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 24. Conférence de presse fédération de la métallurgie et syndicat Talbot CGT, 18 décembre 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 25. « Pour une juste appréciation », tract CGT Talbot-Poissy, 19 décembre 1983, Archives syndicat CGT PSA Poissy. 26. Cette dimension avait été relevée par le rapport Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile, doc. cit. 27. « Courrier de l’adjoint au directeur de l’ANPE au président du FAS », 9 janvier 1984, archives FNSP/WE/32. Le Fonds d’action sociale (FAS) destiné à l’origine aux travailleurs musulmans d’Algérie en métropole et à leur famille, a été créé en 1958 lors du plan de Constantine. Chargé à l’origine de mener une action sociale en direction des migrants algériens pendant la guerre d’Algérie – il finance notamment la Sonacotra à ses débuts –, il étend ensuite ses prérogatives à tous les migrants. L'Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) créée en 2006 en est l’héritière.

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28. « L’effet Talbot... », doc. cit. 29. Richter R. (1984), « Entre fracture et recomposition du champ social », Alternative syndicale, n°2, février. 30. Voir le texte manuscrit de la conférence de presse du 23 décembre 1983, Centre des archives diplomatiques de Nantes, versement 558PO/1/322. 31. « Talbot : “La génération usée” demande son compte », Libération, 26 décembre 1983. 32. Texte manuscrit de la conférence de presse, doc. cit. 33. « Talbot-Poissy, la nuit la plus longue », Libération, 19 décembre 1983. 34. « Talbot : Ralite prêt à aider les licenciés qui souhaitent réémigrer », Libération, 22 décembre 1983. 35. « Talbot, discutez avec nous », L’Humanité, 20 décembre 1983. 36. Par exemple, « Talbot, l’OPA de la CFDT », Le Matin, 20 décembre 1983. 37. « L’effet Talbot… », doc. cit. 38. « Les douze heures de la violence », Libération, 6 janvier 1984. 39. Né en 1974, le PFN est pendant une dizaine d’années un concurrent du Front national à l’extrême droite, tout en maintenant des liens avec la droite classique. Après l’élection de François Mitterrand, il mène des actions contre le nouveau gouvernement, et en particulier le Parti communiste, mais disparaît ensuite lorsque le Front national connaît ses premiers succès électoraux. 40. « Poursuivons le nettoyage », tract PFN, distribué à Poissy le 5 janvier 1984, Archives interfédérales CFDT, versement 10B34. 41. « La CGT à tous les travailleurs immigrés », communiqué de la confédération CGT, 29 décembre 1983. 42. « Circulaire de la FGM aux unions Métaux », 26 janvier 1984, Archives interfédérales CFDT, versement 10B34. 43. Entretien avec Michel Beaugeois, ouvrier professionnel et syndicaliste CFDT, réalisé en mars 2013. 44. « Beurs et immigrés de Talbot défilent coude à coude », Libération, 14 et 15 janvier 1984. 45. Entretien avec M’Hammed Mharam, réalisé en février 2011. Cet ancien OS et délégué de la CGT fait partie des dissidents qui passent à FO. Au sein de ce syndicat, mais en changeant d’entreprise, il poursuit une carrière syndicale jusqu’à siéger au comité central européen de l’entreprise qui l’emploie. 46. Entretiens avec Nora Tréhel et Abdallah Fraiguy, respectivement secrétaire et délégué de la CGT Poissy, réalisés en février et mai 2011. 47. « De la CGT à FO : la conversion des brebis égarées », Le Canard enchaîné, 7 mars 1984. 48. Note manuscrite d’une réunion de l’Association des travailleurs marocains de France, non datée, février ou mars 1984, Archives du syndicat CGT PSA Poissy. Depuis le milieu des années 1970, des travailleurs marocains immigrés en France qui s’engagent dans le syndicalisme sont arrêtés lors de leur retour au Maroc ; c’est le cas notamment d’un ouvrier de Talbot-Poissy en 1977 (entretien réalisé en octobre 2010 avec Driss Lafdil). Pendant et après les grèves de 1982, le consulat marocain intervient, via les amicales de Marocains en France ou d’autres associations, auprès de travailleurs marocains de l’automobile pour les appeler à ne pas rejoindre les syndicats ; il convoque également les syndicalistes pour leur enjoindre à ne pas s’occuper de politique. Pour le cas de Citroën, voir la note des Renseignements généraux, « Des recommandations de l’ambassade du Maroc à ses ressortissants employés à l’usine de Citroën- Aulnay », 30 novembre 1982, Archives CAC, versement 19960134/8. 49. « Discours de Nora Tréhel, 3 janvier 1984, dans le bâtiment B3 de Talbot-Poissy », Archives URIF-CGT, versement 49J575.

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50. Voir par exemple les reproches adressés à un dissident dans un courrier interne : « Lettre du secrétariat du syndicat CGT Talbot à Mohamed Chougrani », 26 janvier 1984, Archives du syndicat CGT PSA Poissy. 51. Dans le récit du conflit par la CGT, il est fait mention de « quatre syndiqués CGT en liaison avec le journal Libération [qui] organisent une conférence de presse pour mettre en cause les dirigeants de leur syndicat. Certains moyens d’information interviennent directement dans le conflit. Un véritable complot contre la CGT se dessine » (« Peugeot ça suffit », tract confédéral CGT, 4 p., janvier ou février 1984, Archives URIF-CGT, versement 49J568). 52. « Renvoi massif des immigrés : la CGT se dresse contre cette politique absurde, inique et dangereuse », Le Peuple, n° 1018, 15-31 juillet 1977. 53. Arrêté du 25 novembre 1981. 54. « Note relative aux opérations concertées d’aide au retour, notamment avec l’entreprise Talbot (1980-1981) », Direction de la population et des migrations, 16 janvier 1984, Archives FNSP/WE/32. À côté des primes de licenciement d’un montant de 10 000 F, les immigrés qui acceptaient de partir avaient le choix entre une prime de 20 000 F, une prime de 16 000 F accompagnée d’une formation de trois mois, ou une formation de neuf mois. 55. « Note sur l’aide au retour des salariés licenciés de Talbot », Direction de la population et des migrations, 22 décembre 1983, Archives FNSP/WE/32. 56. « Problème Talbot : constat, réflexion et revendications du syndicat Force ouvrière des métallurgistes de Poissy, section Peugeot Talbot Poissy et de l’union départementale Force ouvrière des Yvelines », 22 août 1983, Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 57. Tract. Mensuel d’information de la CSL, n° 62, février 1984. 58. Tract UL CGT Poissy et syndicat CGT Talbot, 24 décembre 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 59. Idem. 60. « Déclaration CGT Talbot », 27 décembre 1983, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 61. « Peugeot ça suffit », doc. cit. 62. « Lettre d’André Sainjon à M. Mauroy », 8 janvier 1984, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 63. Entretien réalisé en mai 2010 avec Daniel Richter, ingénieur à Renault Flins, secrétaire de la fédération CFDT de la métallurgie de la vallée de la Seine et de l’Oise au moment du conflit. À ce titre, il anime le conflit aux côtés des militants CFDT de l’usine de Poissy. 64. « Les enjeux d’un conflit », tract de la CFDT Talbot, 3 janvier 1984, Archives interfédérales CFDT, versement 1B440. 65. « Les enjeux d’un conflit », doc. cit. 66. « Quelques réflexions après la réunion du 7 février 1984 à la fédération CGT de la métallurgie », Secrétariat national CGT immigration, 15 février 1984, Archives Institut d’histoire sociale-CGT, versement 105CFD32. 67. Entretien, réalisé en mars 2013, avec Yadih Baddouh, ouvrier spécialisé et délégué CGT au moment du conflit. 68. Il a adhéré à la CGT en 1972. 69. Cette tension entre parole ouvrière et parole immigrée dans les grèves existe dès les années 1970, voire avant (PITTI, 2001). 70. Tract spécial de la fédération métallurgie CGT, « Ma dignité n’est pas à vendre », interview d’Abdallah Fraiguy, janvier 1984, Archives URIF-CGT, versement 49J568. 71. Entretien avec René Cessieux. 72. Sur les enjeux sémantiques et politiques des expressions « aide au retour » et « aide à la réinsertion » au sein du gouvernement, voir l’interview de Georgina Dufoix, Le Monde, 19 janvier 1984.

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73. Note d’Élizabeth Lion à Georgina Dufoix, ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, 6 janvier 1984, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 558PO1/322. 74. Note confidentielle d’Alain Gillette, directeur de cabinet au secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés, 6 janvier 1984, archives FNSP/WE/32. 75. Note d’Élizabeth Lion à Georgina Dufoix, doc. cit. 76. Note confidentielle d’Alain Gillette, doc. cit. 77. Note sur l’aide à la réinsertion dans les pays d’origine, secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés, 13 janvier 1984, Archives FNSP/WE/32. « Mohamed prends ta valise » fait référence à l’aide au retour instaurée par Lionel Stoléru, assimilée souvent par ses critiques à une expulsion déguisée. 78. Note de René Cessieux, conseiller technique auprès du Premier ministre, et Gilles Johanet, chargé de mission auprès du Premier ministre, adressée à Alain Gillette, 13 février 1984, Archives FNSP/WE/32. 79. Note de Gilles Johannet, chargé de mission du Premier ministre, 26 mars 1984, Archives FNSP/WE/32. 80. « Lutte contre l’immigration illégale et insertion des populations immigrées », communication de Madame Georgina Dufoix au Conseil des ministres, 31 août 1983, Archives FNSP/WE/17. 81. Compte rendu de la première réunion du groupe interministériel permanent de coordination en faveur de la réinsertion, 10 novembre 1983, Archives FNSP/WE/32. 82. Idem. 83. « Note confidentielle du directeur de cabinet du secrétariat d’État chargé de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés », 26 décembre 1983, Archives FNSP/WE/32. 84. Idem. 85. « Note sur l’aide au retour » de Gilles Johannet, chargé de mission auprès du Premier ministre, 3 février 1984, Archives FNSP/WE/32. 86. Idem. 87. Note d’Élizabeth Lion à Georgina Dufoix, 29 février 1984, Archives FNSP/WE/32. 88. « Relevé de décisions de la réunion interministérielle du 2 janvier 1984 », Archives FNSP/ WE/32. 89. « Liste des personnels licenciés par Talbot début 1984 ayant déposé un prédossier de réinsertion », 19 juin 1984, CAC, versement 19940732/2. 90. Jean-Pierre Noual, secrétaire de la CFDT Talbot, avoue s’être trompé et constate que l’aide au retour, « ça marche ». Voir « Le vertigineux succès de l’aide au retour », Le Matin, 25 juin 1985. 91. Décret du 27 avril 1984 et loi du 17 juillet 1984. 92. Note de Christian Nguyen, conseiller technique auprès du ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, à Charles-Henri Filippi, directeur de cabinet de Georgina Dufoix, 20 août 1984, Archives FNSP/WE/32. 93. « Le retour, une arme à double tranchant », entretien avec Ahsene Zehraoui, Libération, 14 et 15 janvier 1984. 94. On entend ici par dépenses pour l’emploi, l’indemnisation du chômage, les préretraites et la formation professionnelle des adultes occupés.

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RÉSUMÉS

La phase de restructurations dans l’industrie automobile à la fin des années 1970 et au début des années 1980 se traduit par une diminution massive des emplois les moins qualifiés. À l’usine Talbot de Poissy, la direction procède à des licenciements massifs, particulièrement en 1983, provoquant une grève d’un mois. Alors que le point de départ de celle-ci est le refus des licenciements, la défense de l’emploi et la survie de l’usine, l’épuisement de ces revendications conduit une partie des ouvriers spécialisés (OS) immigrés, premiers concernés par les licenciements, à réclamer une aide au retour dans leurs pays d’origine. Surgissant au milieu du conflit, cette demande oblige les différents protagonistes à se repositionner. Si les organisations syndicales sont, à des degrés divers, mal à l’aise avec une telle revendication, qui apparaît comme un renoncement à la lutte pour l’emploi, elles finissent pourtant par l’accepter. Le gouvernement de son côté y voit une opportunité ouvrant la voie à un nouveau dispositif d’aide au retour des travailleurs immigrés.

In the late seventies and early eigthies, the restructuring of the car industry brought about a significant decrease in the number of unskilled jobs. When the Board of directors of the Talbot site, in Poissy near Paris, laid off several workers in 1983, a one-month strike started to defend the factory and to oppose the dismissals. But as these claims remained unmet, some of the unskilled migrant workers, the first to be threatened by dismissals, called for financial assistance to go back to their countries. Arising in the middle of the conflict, this new demand forced the strikers to take new positions. If union members were uncomfortable with this claim, which they viewed as a renunciation to fight for employment, they ended up accepting it. As to the government, it considered it as an opportunity, creating a new regime to help migrant workers to go back to their countries of origin.

INDEX

Mots-clés : immigration, travailleurs immigrés, industrie automobile, restructurations industrielles, licenciements, syndicalisme, conflits sociaux, grève, Talbot, État, aide à la réinsertion, politiques d’immigration Keywords : immigration, migrant workers, car industry, industrial restructurings, dismissals, trade unionism, labor disputes, strike, Talbot, State, reintegration assistance program, policies of immigration Code JEL J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; , L62 - Automobiles; Other Transportation Equipment, J6 - Mobility; Unemployment; and Vacancies, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues), G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance

AUTEUR

VINCENT GAY Université d’Évry, Laboratoire LHEST-IDHES (Laboratoire d’histoire économique, sociale et des techniques-Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société) ; [email protected]

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De quoi les Conti sont-ils le nom ? Radicalisation des luttes sociales et restructurations financières What are the Conti the name of? Radicalisation of social struggles and financial restructurings

Pascal Depoorter et Nathalie Frigul

1 Depuis les manifestations musclées des sidérurgistes lorrains du début des années 1980 (MONTLIBERT, 1989), le temps n’était plus, semble-t-il, aux luttes mais à l’adaptation de l’appareil de production à la mondialisation (ASKENAZY, 2011). En dépit de quelques mouvements épars (BÉROUD, MOURIAUX, 2001), les décennies 1980 et 1990 marquent un recul assez net des grèves ouvrières. Néanmoins, de nouvelles formes d’action collective apparaissent, se caractérisant davantage par des pétitions, des débrayages et des arrêts de travail plus courts que par le passé (BÉROUD et al., 2008).

2 Au tournant des années 2000, quelques mouvements sociaux qui attirent l’attention des journalistes sont perçus comme des actes désespérés pour le maintien de l’emploi. L’entreprise Cellatex dans les Ardennes a ainsi occupé la scène médiatique pendant plusieurs semaines en juillet 2000 (LAROSE et al., 2001). Pour se faire entendre, les ouvriers de cette petite usine avaient menacé de déverser de l’acide dans la Meuse. L’action militante se situait dans la continuité des modes virils des mobilisations populaires et prenait en même temps une forme réactualisée. Ces conflits sont mis en scène et jouent sur les symboles, inspirés sans doute par les « nouveaux mouvements sociaux dont la particularité est d’être portés par des militants très au fait des modes d’accès au traitement médiatique (MATHIEU, 2011). Présentés auparavant dans la rubrique des faits divers, les fermetures d’entreprises et plans sociaux alimentent dès lors les pages politiques et sociales de la presse locale et aussi nationale1. Ce renouveau des mouvements sociaux semble, à bien des égards, annoncer le retour au premier plan de la question ouvrière. Temps fort de la protestation sociale, le conflit qui se développe à Continental Clairoix au printemps 2009 constitue un épisode récent de telles luttes. À la fois protestataire et porteur d’une critique sociale, il se traduit par des actions « coup-de-poing », dont la destruction des éléments de mobilier à la sous- préfecture de Compiègne a été le point d’orgue. Comment expliquer le caractère violent et « radical » de la lutte des Conti ?

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3 Cette lutte s’inscrit tout d’abord dans les premières répercussions de la crise financière et bancaire qui a éclaté en septembre 20082. L’année 2009 est marquée par une augmentation d’une ampleur sans précédent du nombre de fermetures d’entreprises, phénomène qui se traduit par un recul historique de l’emploi en France3. Au moment où se développe le conflit social à l’usine Continental, début mars, des milliers de personnes sont en train de perdre leur travail. Les intérimaires et les salariés en situation précaire qui constituent traditionnellement « la variable d’ajustement » du marché de l’emploi sont touchés les premiers. Mais l’annonce de la fermeture de l’usine Continental se distingue des cas majoritaires de faillites, car cette unité de production moderne affiche des taux annuels de productivité honorables et dégage un résultat bénéficiaire en 2008. Par la condamnation d’un de ses sites français, le groupe allemand entend, se justifie-t-il, anticiper les effets de la « crise » sur le marché du pneumatique en raison notamment du ralentissement de la production automobile. Si cette décision est incompréhensible pour les salariés locaux, elle ne permet pourtant pas à elle seule d’expliquer l’ampleur et la forme de ce conflit social très médiatisé.

4 Le contexte politique national du début de l’année 2009 entre aussi en ligne de compte. Il est caractérisé par de fortes mobilisations pour la défense du pouvoir d’achat et de l’emploi. En janvier et en mars, contestant la politique gouvernementale, des centaines de milliers de manifestants battent le pavé à l’appel de l’ensemble des confédérations syndicales (CFTC, CFDT, CFE-CGC, CGT, FO, FSU, Solidaires, UNSA4). Cependant, faute de stratégies claires et de perspectives données à ces journées de mobilisation, le mouvement s’essouffle. Au sein de syndicats traditionnellement contestataires, comme la CGT ou Sud, une partie de la base s’interroge sur la volonté réelle de leurs confédérations de maintenir un rapport de force qui commence à se construire par l’action de rue. Le bilan controversé de cette mobilisation discontinue conduit à s’interroger sur les conséquences qu’a pour l’action syndicale la progressive préférence pour la négociation d’entreprise et le « dialogue social » (BÉROUD, YON, 2009). Le conflit qui se déroule à cette période à l’usine Continental de Clairoix apparaît en tout point à rebours d’une stratégie syndicale réformiste. Dès les premiers jours, le mouvement s’affranchit de la tutelle des institutions syndicales et se dote d’un comité de lutte, instance chargée de débattre des moyens donnés à un mouvement se présentant comme l’expression concrète d’antagonismes de classe. Faut-il alors y voir l’expression par les ouvriers d’une critique « par le bas » des confédérations ?

5 Pour comprendre la radicalisation de ce mouvement social, nous avançons dans cet article qu’il faut surtout la réinscrire dans son contexte sociopolitique local et sa temporalité, afin de saisir les relations entre les salariés, leurs représentants et la direction. Ce conflit émerge dans l’une des premières entreprises à avoir mis en place les accords de retour aux quarante heures en 2007, dits « travailler plus pour gagner plus », signés ici par un syndicat CFTC majoritaire et la CFE-CGC. Il s’inscrit également dans un bassin industriel marqué par des décennies de restructurations, avec un possible transfert de « capital militant » (MATONTI, POUPEAU, 2004) et de savoirs sur les stratégies de lutte entre usines. Dans un premier temps, nous mettrons en exergue les conditions locales de cette mobilisation marquée par des dissensions syndicales et des conflits sociaux antérieurs, qui contredisent l’idée d’une pacification des relations ouvrières. Nous poursuivrons par l’étude des acteurs, internes et externes à l’usine, qui ont infléchi la contestation sociale en lui donnant une portée plus générale et politique de « critique sociale » (voir encadré 1) : cette radicalisation a été portée par la majorité

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des salariés, même ceux éloignés des organisations syndicales, qui partageaient les mêmes sentiments d’humiliation et de colère. Dans un troisième temps, en nous inspirant de la notion d’économie morale d’Edward P. THOMPSON (1988a), nous examinerons les ressorts subjectifs de cette mobilisation collective qui reposent sur un double registre, matériel et symbolique, de la « réparation » : compensation financière de la perte d’emploi et du salaire, mais bien au-delà, réparation morale qui impose la reconnaissance sociale, publique, de la légitimité de la lutte.

Encadré 1 Méthodologie d’une enquête encore en cours L’article s’appuie sur une enquête sociologique menée depuis avril 2009, quelques semaines après le début du conflit social. Elle s’est largement appuyée sur l’observation directe qui a suivi le calendrier du mouvement : assemblées générales sur le parking de l’usine, nombreux échanges et discussions à cette occasion avec les salariés de Continental, participation à plusieurs manifestations (Amiens, Beauvais, Compiègne, Paris, Sarreguemines), aux meetings organisés devant l’usine mais aussi à Compiègne et à Amiens, concernant le procès des sept salariés poursuivis pour les destructions commises à la sous-préfecture de Compiègne et les audiences où comparaissait Xavier Mathieu, un des délégués de la CGT, pour avoir refusé le prélèvement de son ADN par la police. Nous sommes ainsi entrés progressivement en relation avec des anciens salariés et tous les responsables syndicaux, quelle que soit leur affiliation. La permanence de ces contacts, qui ont survécu à la liquidation de l’usine, nous a permis ensuite de réaliser une enquête quantitative (janvier 2013), à partir des listes d’adresses des anciens salariés (1 100 au 31 décembre 2009) détenues par le comité d’entreprise. Sa finalité est d’objectiver certaines réalités du reclassement des anciens salariés. Des entretiens ont ensuite commencé auprès des personnes qui, dans le questionnaire (390 ont été retournés5), ont donné leur accord pour nous rencontrer (soit une centaine d’ex-salariés de Continental). Ce travail de recherche s’inscrit donc dans la longue durée, temps ici nécessaire pour créer une relation de confiance entre les enquêteurs et les enquêtés. Les modalités de l’enquête ont été contraintes par la nature particulière des événements observés, qui, dans un premier temps, rendait l’entretien formel inenvisageable. Certains matériaux sont encore à l’état brut ou demandent des recoupements et ne seront donc pas traités ici (essentiellement les données ethnographiques). L’article oriente essentiellement le propos sur un contexte local de lutte qui est reconstruit, à froid, à partir des premiers entretiens réalisés entre octobre 2013 et janvier 2014 avec des élus syndicaux ayant participé au mouvement. Certains ont siégé au comité d’entreprise (CE) qui a été dissous définitivement fin février 2014. Quoique les principaux protagonistes du mouvement nous accordent leur confiance, quoique nos identités soient bien connues, certains salariés, très actifs dans le Comité de lutte, ont pour l’instant esquivé tout entretien, au premier chef Xavier Mathieu. Notre corpus se trouve donc à ce jour épars, non clos et informé par les différents entretiens qui ont pu aboutir. Compte tenu de son hétérogénéité actuelle, nous avons décidé de nourrir le propos de cet article des significations que les militants du Comité de lutte, constitué de syndicalistes CGT ou FO, ont donné à ce mouvement. Il laisse dans l’ombre d’autres points de vue attachés aux positions et rôles investis par certains

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adhérents et représentants de la CFTC, de la CFDT et de la CFE-CGC. Les entretiens utilisés ici ont été réalisés avec des membres du Comité de lutte (Michel Bonte et François Lefèvre de FO, Jacques Pichon et Patrick Lachambre de la CGT), un responsable de la CFDT (Julien Robin), de la CFTC (José Munes) et un ancien ouvrier (Robert Jaquin), qui a participé à ce mouvement social sans avoir pris part au Comité de lutte. Afin de préserver leur anonymat, nous leur avons donné un prénom et un nom fictifs. Nous avons utilisé de nombreux documents et articles de presse qui donnent des traces factuelles. En même temps, nous nous appuyons sur une recherche précédente réalisée dans le cadre d’une thèse. Elle a conduit l’un d’entre nous à rencontrer des salariés de l’entreprise Chausson, qui ont mené un long conflit social contre la fermeture de leur entreprise au milieu des années 1990. Le leader de ce mouvement, Roland Szpirko, réapparaît dans le conflit des Conti (DEPOORTER, 2006).

Un symbole de la « casse sociale »

6 Implanté à Clairoix, dans l’Oise, le site de l’usine Continental abrite durant un siècle une filature de soie avant de se reconvertir dans la fabrication de chambres à air et de pneumatiques en 1936, à la suite de son rachat par la société Englebert. L’usine prend rapidement de l’essor et devient une entreprise majeure du Compiégnois6, comptant 1 500 salariés au début des années 1960 (LAZZAROTTI, 1968, p. 327). Intégrée au groupe Uniroyal à la fin des années 1950, elle passe sous le contrôle de l’entreprise allemande Continental en 1979, au moment de la reprise de la totalité de l’activité pneumatique européenne du fabricant américain. À la fin de l’année 2008, l’usine de Clairoix emploie 1 125 salariés dont 922 ouvriers (82 %) pour 132 Etam (Employés, techniciens et agents de maîtrise) et 71 cadres7. Malgré la tendance à une réduction des effectifs liée à la modernisation des outils de production, les recrutements sont nombreux durant les dernières années. Les chiffres du bilan social montrent que 22 % des salariés sont présents dans l’entreprise depuis moins de six ans alors que la moitié des personnels a plus de quinze ans d’ancienneté8. Nous retrouvons ces caractéristiques dans l’enquête par questionnaires réalisée en janvier 2013 qui, bien que non représentative de l’ensemble des salariés, permet de préciser l’analyse. Si un tiers des salariés répondants habite Compiègne ou les villages voisins de Clairoix, un second tiers est domicilié dans les communes plus éloignées (entre 10 et 20 kilomètres). Enfin, un troisième tiers demeure à plus de 30, voire 40 kilomètres de l’usine. Autrement dit, la zone de recrutement des salariés allait au-delà de l’Oise pour atteindre les départements de la Somme et de l’Aisne. L’enquête donne à voir une classe ouvrière à la fois ancrée dans le monde rural et installée dans une histoire industrielle depuis plusieurs générations. Cette représentation est confortée par le faible taux de travailleurs étrangers (4 % de l’effectif), bien en dessous des moyennes observables dans les usines du sud de l’Oise, comme Chausson ou d’autres entreprises du bassin creillois voisin. Dans quel contexte la fermeture de cette usine intervient-elle ?

« Travailler plus pour gagner plus ! »

7 L’annonce est faite très tôt le matin du 11 mars 2009, par voie de presse. Elle est confirmée aux salariés vers 8 heures par « un grand directeur venu d’Allemagne », nous dit

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Robert Jaquin, 56 ans, ouvrier pendant trente ans, se souvenant encore aujourd’hui (l’entretien a été réalisé en janvier 2014) des conditions dans lesquelles il apprend la nouvelle. « Je me rappelle comme si c’était hier. On nous réunit dans un grand entrepôt pour nous dire que la boîte elle ferme parce qu’on est trop cher… comme cela du jour au lendemain ! […] nous réunir comme cela pour nous dire ça comme cela ! Vous auriez vu la tête des gens qui pleuraient, qui sortaient pour aller dans leur vestiaire… ça nous a fait tout drôle ! » Cette annonce provoque un effet de sidération. L’information passe en boucle sur les ondes des radios. Très vite, le travail est arrêté. Des salariés se rassemblent devant les portes de l’usine. Ils sont bientôt rejoints par les médias qui vont couvrir quasi quotidiennement cet événement jusqu’à la signature des accords entérinant le plan de sauvegarde de l’emploi. Les conditions de la fermeture font vivement réagir les ouvriers de Clairoix, qui l’interprètent comme une véritable trahison et y décèlent un grand mépris de la direction à leur égard : « il y avait eu beaucoup de sacrifices avant la fermeture », nous dira Jacques Pichon, ouvrier, délégué CGT. Il fait ici référence à l’accord organisant le retour aux quarante heures de travail hebdomadaire et en vertu duquel la direction s’était engagée à maintenir la production sur le site jusqu’en 2012.

8 Après plusieurs mois de négociations, l’accord de retour aux quarante heures avait été signé en septembre 2007 par la CFTC, le syndicat majoritaire, et la CFE-CGC. Cet accord était mal passé dans les ateliers et avait fait l’objet de vives contestations de la part de la CFDT et de la CGT. Néanmoins, aucun mouvement de grève ne s’était déclenché. Les relations sociales dans l’entreprise étaient-elles donc apaisées depuis ce moment où, agissant en « syndicat responsable », le syndicat chrétien parvint, en 2004, à remporter les élections professionnelles ? Cette année-là, il obtint 43 % des voix aux élections du comité d’entreprise devant la CGT (27 %) et la CFDT (26 %) et ravit à cette dernière le poste de secrétaire grâce à une alliance avec la CFE-CGC. La CGT, longtemps majoritaire, réussit à garder deux délégués. Cette redistribution des mandats était inscrite dans l’histoire syndicale de l’entreprise, qui avait vu la section CGT perdre progressivement sa position dominante au milieu des années 1990, à la suite du départ d’une partie de ses membres à Force ouvrière et du licenciement d’un délégué, Jean-Marc Iskin, qui fut un des animateurs d’une grande grève en 1994. Les entretiens menés auprès des différents délégués syndicaux, quelle que soit leur affiliation, désignent les événements qui entourèrent cette grève de 1994 comme le moteur du basculement des forces syndicales. Elle constitue un tournant dans l’histoire de cette usine où le modèle de « dialogue social » voulu par la direction s’était imposé par le truchement d’un syndicalisme réformiste. Il s’est accompagné d’un « chantage à l’emploi » et de sanctions pour produire du consentement, voire d’une certaine violence physique assumée par cette direction (voir encadré 2).

Encadré 2 La grève de 1994 Le licenciement de Jean-Marc Iskin, responsable syndical CGT et militant de Lutte ouvrière, intervient en 2002 au terme de huit années de procédure judiciaire. Une décision du Conseil d’État vient alors clore une affaire qui a pour origine le déclenchement d’un conflit social en juin 1994. Revendiquant une augmentation des salaires et l’embauche en contrat à durée indéterminée d’intérimaires, les ouvriers bloquent l’usine durant une dizaine de jours. Après cet épisode, dix-neuf personnes sont licenciées, puis réintégrées quelques mois plus tard, à l’exception du militant trotskiste. La direction lui reproche d’avoir « réitéré des appels au

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blocage de l’usine, empêchant ainsi la libre circulation des marchandises, même après que les salariés aient décidé la reprise du travail9 ». Si, dans un premier temps, l’inspection du travail refuse le licenciement, sa hiérarchie le valide. La décision du ministère est ensuite cassée par le tribunal administratif. Le militant de Lutte ouvrière, ouvrier professionnel, embauché au milieu des années 1980, est finalement exclu en 2002. Mais c’est surtout un autre épisode, survenu durant ce conflit social, qui reste gravé dans les mémoires : l’intervention de vigiles sur le piquet de grève, affaire dont la presse nationale s’était fait l’écho10. Les ouvriers décrivent une véritable « action commando » qui se déroule le 30 juin, vers 3 heures du matin, précise Patrick Lachambre (ouvrier, délégué syndical CGT à l’époque). Elle était manifestement bien préparée. Les vigiles avaient pris soin de couper les lignes téléphoniques avant de foncer sur le petit groupe d’ouvriers. Leur brutalité obligea quelques grévistes à fuir et à se jeter dans l’Oise, qui longe le parking de l’usine. D’autres eurent moins de chance et furent durement molestés, comme le rappelle Patrick Lachambre en janvier 2014 : « Le patron les a fait monter dans le camion et quand ils sont arrivés devant le portail, il y avait très peu de monde dehors. Les mecs sont sortis et ont tabassé, les copains se sont foutu la gueule dans l’eau parce qu’ils ne voulaient pas prendre des coups de matraque. Le local syndical a été broyé. J’ai un copain qui s’est fait tapé dessus, on l’a fait hospitaliser, il a eu la rate éclatée. » Le directeur de l’époque est finalement reconnu responsable de cette action violente qui, à sa façon, donne une idée de la nature des relations sociales de l’époque. Le tribunal de grande instance de Compiègne le condamne à une peine de quatre mois de prison avec sursis. À la suite de cette grève, le groupe Continental décide de baisser la production de l’usine de Clairoix, de la placer sous surveillance pendant une année et annonce un plan de licenciements de 149 personnes. La violence qui s’est exercée lors de ce mouvement de grève, les démêlés judiciaires qui ont suivi et les sanctions infligées par le groupe allemand ont contribué à modifier durablement les relations sociales et les alliances syndicales et, très certainement, pour la frange la plus à gauche de la CGT, à nourrir un sentiment d’injustice.

9 En 2007, la CFTC a donc la main pour engager des négociations avec la direction concernant un accord de quarante heures. Celui-ci est mis en œuvre dans un contexte où, depuis des années, l’épouvantail de la fermeture est constamment agité par le groupe Continental, qui place ses sites en concurrence et en lutte permanentes pour leur survie – une méthode que le cabinet chargé de l’expertise économique pour le comité d’entreprise qualifiera de « véritable darwinisme industriel11 ». Soumis à la pression de la direction, le responsable de la CFTC négocie ce qu’il considère être un bon accord pour la pérennisation du site : « Si je signe un accord, je m’engage à quelque chose. Si je mets une durée de deux ans, qu’est-ce que je vais gagner dans l’histoire en deux ans ? Je n’ai pas voulu mettre de date. J’ai voulu mettre le mot “pour la pérennité du site et des emplois”. C’est tel quel. Ça me paraissait moi, plus sensé et beaucoup plus porteur que de dire, on va faire un accord pour deux ans et je vous garantis l’emploi pour deux ans. Mais bien sûr cet accord, je l’ai refusé pendant un an ! J’étais majoritaire, j’avais ce pouvoir de dire non pendant un an. […] Je m’y oppose. Travail gratuit, je dis non ! J’ai dit non et la menace de la fermeture était sur mon dos à moi ! La direction me pointait du doigt en disant : “Il ne veut pas, il ne veut pas.” J’ai dit : “La CFTC

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dit non, mais propose.” […] On a signé à une condition : vous m’embauchez les 130 intérimaires, vous donnez 100 € par mois aux salariés pour deux heures et demie de travail en plus par semaine, dont une heure rémunérée non imposable… C’était au moment de cette loi de Sarkozy, “Travailler plus pour gagner plus”, vous savez… On a été la première entreprise à l’appliquer. » (Entretien avec José Munes, ouvrier, représentant CFTC, réalisé en janvier 2014.)

10 La fabrique du consentement (BURAWOY, 2011) reposait ainsi, depuis des années, sur les compensations financières de la pénibilité du travail mais également sur les possibilités de faire carrière dans l’usine12 et sur la sécurité de l’emploi qu’incarnait la puissance du groupe allemand. L’entreprise continuait à recruter, ce que l’accord de 2007 programmait, de même qu’il prévoyait des investissements devant assurer la pérennité du site. Ainsi, après une période probatoire, les fils des salariés pouvaient espérer bénéficier d’une priorité à l’embauche. « On gagnait bien quand même. Je vois, en étant toujours du matin, sans faire de nuit, je gagnais 2 100 €. C’est quand même pas mal en faisant quarante heures. On était arrivé à avoir beaucoup de primes. On travaillait dans les produits quand même où il y avait beaucoup de séquelles, on acceptait… On avait une prime de chaleur au-dessus de 30 o ; quand tu travaillais le dimanche, tu avais une journée de récupération. » (Entretien avec Patrick Lachambre, militant CGT, réalisé en janvier 2014.)

11 Le compromis salarial qu’incarnait à sa manière la CFTC s’établissait à la fois sur des contreparties matérielles et un contrat moral sur l’avenir du site. Néanmoins, l’accord des quarante heures cristallisa plus de tensions et de divisions syndicales qu’il n’y parut d’abord. Il ne fit pas l’unanimité. Le délégué CFTC le reconnaît lui-même : « On m’a dit que je cédais à la direction, mais non, non, on gagnait sur tout […]. C’était un super accord. D’ailleurs, il n’y a pas eu de grèves… même les gens de la CFDT ont suivi… » De son côté, la CFDT, selon les propos que nous avons recueillis auprès de l’un de ses représentants de l’époque, disait le contraire : « Ni la CFDT ni la CGT n’étaient d’accord… Quel était le gain ? Le seul gain, on travaillait le week-end et les jours fériés… J’ai toujours dit qu’on perdait en fait… » (entretien avec Julien Robin en janvier 2014). Cet accord a alimenté les contentieux qui sont allés grandissants entre courants syndicaux. Ils ont ressurgi avec force lors de la mobilisation de 2009, contribuant à consommer les fractures entre CGT et CFTC, puis entre CGT et CFDT.

« Une stratégie pour faire fermer la boîte ! »

12 La position de la CFTC locale était que la crise de 2009 était passagère car, précise José Munes, pour cette usine française, « le carnet de commandes de l’entreprise était plein ». Le but du groupe Continental, poursuit-il, était certes de fermer à moyen terme le site de Clairoix : « On le savait, c’était une menace depuis 1994. » Mais, selon lui, l’usine n’aurait pas fermé aussi rapidement si le conflit avait su trouver dans la négociation d’entreprise et dans le Code du travail les ressorts pour entamer des procédures administratives et faire les recours qui s’imposaient. La CFDT locale, quant à elle, s’engagea dans une autre voie. Elle n’eut de cesse de lancer des signaux d’alerte dès qu’elle percevait des indices tangibles d’une restructuration à venir, réclamant des réponses de la part de la direction. Ses délégués provoquèrent notamment, en fin d’année 2008, une réunion extraordinaire du comité d’entreprise, sans toutefois obtenir la moindre information de la part de leur employeur. En novembre, l’un d’entre eux, nous dit Julien Robin, délégué syndical CFDT, avait en effet reçu un courrier anonyme, envoyé sans doute par

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un cadre du site, dans lequel se trouvait un tableau de bord datant de janvier 2008. Ce document, qui fut publié par la presse locale dès le début du conflit13, prévoyait l’augmentation progressive des coûts de production de l’usine de Clairoix. Très vite, pour ce responsable syndical, l’explication lui sembla évidente. L’accord sur les quarante heures s’inscrivait dans une « stratégie [qui] avait été faite pour fermer le site. La direction a commencé à investir, à en faire une vitrine. On était la vitrine de Continental. On avait les meilleurs outils, on avait la meilleure amélioration de production […] ; sur le coup tu te dis, ben ça a l’air de bien se dérouler ». Au service des méthodes où il était technicien, Julien Robin observait néanmoins que, parallèlement, rien n’était fait pour endiguer la dégradation des coûts de production, bien au contraire : « En deux ans, on a détérioré tous les coûts […]. Ils [la direction] sont venus pour fermer l’usine […]. Le matériel, l’outil a été détérioré, sciemment. On ne réparait pas. Les absences n’étaient pas remplacées, les congés non plus… » Bien plus, selon lui, les remaniements successifs de postes à la direction de l’entreprise étaient programmés : « C’était organisé. La direction a reçu des ordres de Hanovre. Ça a duré un an et demi… Les accords n’ont fait qu’aggraver le coût horaire… La CFTC n’y croyait pas… il faut dire que la direction la tenait un peu en otage en lui rappelant qu’elle avait signé les quarante heures… » Ce délégué CFDT avertit les autres syndicats et les élus qui, bientôt, partagèrent son analyse : « Tout cela, nous dit Michel Bonte, ouvrier, délégué FO, lors d’un entretien réalisé en octobre 2013, c’était orchestré, organisé de longue date, tout cela était préparé et ils ont profité de la crise pour s’engouffrer dans la brèche… ils se sont dit, c’est le moment ou jamais de se débarrasser d’un site, c’est le moment. »

13 Les expertises commanditées par le comité d’entreprise confirment les soupçons des responsables syndicaux CFDT, CGT et FO : la moindre profitabilité du site a été méticuleusement organisée pour justifier la fermeture14. Devant le mutisme de la direction, les syndicats lancent une procédure d’alerte et attendent la réunion du comité central d’entreprise du 16 mars 2009 à Reims. Dès les premiers jours de mars, « des rumeurs », relayées par la presse spécialisée15, se font plus insistantes sans, pour autant, être confirmées par la direction. Au contraire, celle-ci apporte même un démenti dans un bulletin d’information adressé le 5 mars à l’ensemble des personnels. « Ils nous ont menti jusqu’au dernier moment », nous dit Jacques Pichon, délégué CGT. Cette stratégie de la direction est vue comme un acte ultime de forfaiture qui a contribué, d’après les militants CGT, à alimenter la défiance envers la parole patronale, à arc- bouter les positions et à radicaliser le conflit. Le syndicat majoritaire (CFTC) se retrouve alors isolé dans ses positions. Jusqu’au bout, son représentant élu s’emploie à rassurer les salariés, garantissant que la direction ne peut se dédire de son « contrat moral » : « La CFDT dit quelque chose dans le journal, la CGT dit la même chose, la CFE-CGC commence à percuter et lui [le responsable de la CFTC], à chaque fois que je fais une intervention pour dire que ça ferme, il tient avec la direction […]. Jusqu’au bout du bout, la direction lui a fait comprendre que ce n’était qu’une rumeur. Mais quand il est alerté, comme moi à 6 heures du matin que Continental faisait une réunion extraordinaire à 8 h 30 pour l’ouverture des livres 3 et 416, il est devenu fou. Il est obligé de se rendre compte que la direction ment sur les chiffres, ment sur la stratégie. » (Entretien avec Julien Robin, délégué CFDT, réalisé en janvier 2014.)

14 La médiatisation des premiers jours du conflit participe à en faire un problème politique. Il devient alors le symbole d’une « casse sociale » menée par une entreprise peu scrupuleuse, trahissant ses engagements à l’égard de ses salariés qui avaient pourtant accepté de revenir sur des acquis sociaux pour accroître la compétitivité de leur site de production. Les réactions consternées de l’ensemble des élus locaux, quelle

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que soit leur appartenance politique, et du gouvernement ne se font pas attendre. Son porte-parole, Luc Chatel, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Économie, chargé notamment de l’Industrie, qualifie même cette décision de « trahison17 », précisant « que si, le groupe persistait dans sa volonté d’une restructuration du site de Clairoix, il aurait à justifier devant les tribunaux de la motivation de tels licenciements ». Le ministre de l’Emploi s’était déjà exprimé sur le sujet, le 11 mars matin, rappelant les obligations de la firme allemande en matière d’information des salariés18. L’affaire prend aussi une dimension internationale quand, au cours de la même journée, le président de la République, en déplacement à Berlin, intervient publiquement, interpellant directement la Chancelière. Devant ce concert d’indignations, y compris au plus haut sommet de l’État, les salariés, délégués syndicaux CGT et FO en tête, se mobilisent, organisent plusieurs rassemblements, en appellent aux élus et responsables politiques alors que, parallèlement, la direction confirme dans la presse le caractère irrévocable de sa décision19.

15 La perspective de la fermeture a un tel impact que les élus locaux de tous bords ouvrent les portes de leurs bureaux. Les élus UMP apportent publiquement leur soutien aux salariés, comme ici, Michel Gonnot, député de la circonscription : « D’abord, je suis totalement solidaire des salariés de l’entreprise et de leurs représentants dont la direction se moque depuis des mois […] ; je reste persuadé, qu’au-delà de la crise de l’automobile qu’il subit mais dont il se sert aussi, le groupe Continental a un sinistre projet à Clairoix qu’il va falloir intelligemment contrecarrer au plan local20. » Les responsables syndicaux de l’usine sont entendus par Claude Gewerc, socialiste, président du conseil régional de Picardie, reçus par Philippe Marini, sénateur maire UMP de Compiègne et bientôt par Raymond Soubie, conseiller social du président de la République, en marge de la manifestation parisienne du 25 mars. Ils demandent à l’État de s’impliquer dans le dossier en provoquant une réunion tripartite avec la direction de Continental. Durant ce mois de mars émaillé de manifestations, ceux que les médias commencent à appeler les Conti mesurent le vaste élan de sympathie qu’ils suscitent dans la population du Compiégnois et bien au-delà. C’est dans cette période que le mouvement se construit, consolidant ses raisons d’être. Il affine aussi ses moyens d’expression et ses modes de représentation. Deux noms sont bientôt associés au mouvement : Xavier Mathieu, qui devient la figure emblématique du Conti contestataire, et Roland Szpirko, leader du mouvement social qui eut lieu chez Chausson, appelé en renfort. Ce dernier, perçu comme un personnage un peu énigmatique, du fait de son engagement à Lutte ouvrière (LO, dont il ne fait pas mystère), a tenu un rôle important dans la construction et la politisation du mouvement, notamment dans la constitution d’un comité de lutte. Cette alliance de la CGT et de LO peut contribuer à expliquer comment le conflit social a pu changer de registre, passant d’un conflit du travail à une lutte politique ; néanmoins elle n’explique pas les conditions sociales de cette rencontre et de l’adhésion de la majorité des salariés. C’est ce que nous allons maintenant analyser.

Dans l’arène politique

16 Très rapidement, le conflit social (voir encadré 3) entre pleinement dans l’arène politique et fait craqueler le vernis de l’apparent consensus. Le rôle de la presse dans la couverture des faits a sans doute contribué à lui donner une ampleur certaine mais, de

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façon réciproque, le mouvement des Conti est un exemple de la façon dont les ouvriers se sont appropriés avec habileté les codes sociaux de l’univers médiatique, réussissant à le mobiliser en permanence autour d’actions revendicatives ou de meetings de soutien à leur cause. L’utilisation qu’ils ont faite des médias est révélatrice d’une stratégie consistant à vouloir agir directement dans le champ politique (CHAMPAGNE, 1984), avec pour objectif d’engager l’État à entrer dans le jeu des négociations avec leur direction.

Encadré 3 Chronologie des principaux événements 11 mars 2009 : Continental annonce la fermeture de deux sites de production : Clairoix dans l’Oise et Stöcken près de Hanovre en Allemagne. Le site de Clairoix fermerait le 31 mars 2010 à la suite de deux plans de licenciement (octobre 2009 et mars 2010). 12 mars 2009 : Réunis en assemblée générale, les salariés décident la grève. Le site est bloqué à 20 heures. 13 mars 2009 : Publication dans la presse locale (Courrier picard) du document attestant la programmation de la « dégradation » des coûts de production qui devait justifier la fermeture de l’usine de Clairoix. Une délégation formée de responsables syndicaux est reçue au siège du conseil régional. 16 mars 2009 : Près de 800 salariés manifestent à Reims devant les locaux où se tient la réunion du comité d’entreprise. 19 mars 2009 : Journée de mobilisation nationale. La manifestation des Conti, partie de Clairoix, rejoint le cortège compiégnois. Plus de 10 000 personnes manifestent dans la cité impériale. 23 mars 2009 : Reprise du travail après onze jours de grève. 25 mars 2009 : 700 Conti (18 cars) partent manifester à Paris. Une délégation est reçue par Raymond Soubie, conseiller du président de la République. 31 mars 2009 : Une audience en référé visant à annuler le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) se tient au tribunal de Sarreguemines (siège social de Continental France). Elle est demandée par les organisations syndicales, qui, par ailleurs, boycottent la réunion du comité central d’entreprise (CCE) à Nice où la direction doit présenter les éléments du plan social. Celui-ci prévoit une indemnité d’un sixième par année d’ancienneté, sans toutefois pouvoir excéder au total vingt mois de salaire pour les plus anciens, et un congé de mobilité de cinq mois. Les organisations syndicales demandent une prime de 200 000 euros et le maintien de leur contrat de travail jusqu’en 2012. 16 avril 2009 : Le secrétaire du CE est assigné en référé devant le tribunal de Compiègne pour avoir refusé de signer la convocation au comité d’entreprise du 20 avril au cours duquel la direction informe les représentants des salariés de son intention de retirer les moules servant à la fabrication des pneus. 21 avril 2009 : Le tribunal de Sarreguemines déboute la demande d’annulation de la procédure de fermeture de l’usine. Les salariés qui étaient à la sous-préfecture de Compiègne « saccagent » des bureaux et du matériel informatique. Le même jour, le local de sécurité de l’usine est rendu inutilisable. 22 avril 2009 : L’usine de Clairoix est totalement à l’arrêt, les salariés sont placés en chômage technique. 23 avril 2009 : Plus d’un millier de salariés et leurs familles partent à Hanovre en train depuis Compiègne pour manifester devant l’assemblée générale des

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actionnaires. Ils sont accueillis à la gare par 1 500 salariés allemands du groupe Continental AG. Le même jour, le gouvernement annonce un projet de reprise du site par une société de Dubaï (MAG). Ce projet n’aboutit pas, Continental lui adressant une fin de non-recevoir. 27 avril 2009 : 500 Conti se rendent à Creil pour soutenir les sept salariés convoqués par le SRPJ (service régional de police judiciaire) à la suite des dégradations commises à la sous-préfecture de Compiègne. Le même jour, sur son blog, le député François-Michel Gonnot affirme, concernant la destruction du poste de garde que « les casseurs voulaient rendre – et ont rendu – l’ensemble de l’usine inutilisable. […] Les casseurs, une bande de salariés instrumentalisés par les trotskistes de Lutte ouvrière ont mené ces opérations […] de façon précise et organisée ». Xavier Mathieu lui répond : « Si François-Michel Gonnot a l’habitude de côtoyer des moutons dans son monde, qu’il sache que ce n’est pas le cas à Clairoix. Personne n’est instrumentalisé, ni manipulé. » 29 avril 2009 : Première réunion « tripartite » à Bercy et manifestation des Conti pour soutenir leurs représentants. Le responsable de la CFDT déclare à la presse (Courrier picard) : « Nous venons avec des revendications claires. Nous souhaitons un plan de reconversion de 48 mois, soit jusqu’en 2012, ainsi qu’un plan de départs en préretraite à 52 ans pour tous les volontaires. Enfin, nous demandons une somme de 200 000 € par ouvrier en compensation du préjudice moral subi. » 1er mai 2009 : Les Conti défilent à l’occasion de la fête du travail à Compiègne où le rassemblement est massif (plusieurs milliers de personnes). Une manifestation festive se déroule l’après-midi à Thiécourt. 6 mai 2009 : 300 à 400 salariés de Clairoix occupent l’usine de Sarreguemines afin d’obtenir un rendez-vous avec la direction allemande. Lors de l’assemblée générale du lendemain, le lancement de quatre procédures émanant de l’intersyndicale, du comité d’entreprise et du comité central d’établissement est annoncé. 12 mai 2009 : Le Courrier picard publie les premiers éléments du rapport du cabinet d’expertise, Secafi, mandaté par le comité d’entreprise. Les experts réfutent l’argument du manque de compétitivité du site pour justifier la fermeture, qu’ils expliquent plutôt par une « délocalisation rampante » de la production vers les pays à bas coût. La direction annonce le report d’un mois de la mise en œuvre du PSE, se donnant plus de temps pour négocier les mesures d’accompagnement social des licenciements. En contrepartie, les syndicats s’engagent à retirer les procédures judiciaires en cours et acceptent une reprise du travail prévue le 2 juin après la remise en état du local de garde. 14 mai 2009 : Réunion du comité central d’entreprise à Nice. 18 mai 2009 : 600 salariés de Continental manifestent devant la Bourse de Paris. 27 mai 2009 : Plusieurs centaines de salariés de Continental manifestent devant le siège du Medef (Mouvement des entreprises de France) à Paris. 29 mai 2009 : Accord entre la direction et les représentants des salariés sur le contenu du plan social qui prévoit une prime extra-légale de 50 000 € pour tous les salariés, quelle que soit leur ancienneté, en sus des indemnités légales de licenciement, et un congé de mobilité de 24 mois. 30 mai 2009 : L’assemblée générale réunie devant l’usine accepte les accords. 1er janvier 2010 : L’usine Continental de Clairoix est officiellement fermée.

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La radicalisation

17 Les premiers signes d’une radicalisation du mouvement se manifestent lors du déplacement, le 16 mars 2009, de la maire de Beauvais, future tête de liste aux élections régionales, accompagnée de sept autres élus de l’UMP. Malmenés par les ouvriers qui reprochent au gouvernement dirigé par la droite de n’avoir pas tenu ses promesses de campagne, ils quittent le site prématurément, ce dont la presse locale se fait l’écho21. Mais le clivage politique est encore plus net après les incidents survenus le 21 avril 2009 à la sous-préfecture de Compiègne, en réaction à la décision du tribunal de Sarreguemines déboutant les représentants du personnel de leur demande d’annulation du plan social et à l’impossibilité de tenir la réunion tripartite demandée. Le « saccage » des bureaux est filmé en direct et diffusé sur les ondes dans les heures qui suivent. Peu après, la destruction du local de garde placé à l’entrée de l’usine et la détérioration du système de sécurité constituent un point de non-retour dans le conflit puisque ces faits sanctionnent l’impossibilité matérielle de retourner à son poste de travail.

18 Ces actes signent bien une seconde phase de la mobilisation. Ils marquent un engagement non seulement plus politique mais aussi ostensiblement plus contestataire dans la démonstration d’usages symboliques de la violence. Du statut médiatique de « victime » à celui de « délinquant », le pas est très vite franchi. Les actes de dégradation d’éléments de mobilier de la sous-préfecture sont, en effet, aussitôt dénoncés par le gouvernement Fillon qui promet de poursuivre les responsables22. Ces derniers sont bientôt vilipendés par une partie de la gauche et certains responsables syndicaux qui voient dans la présence de Roland Szpirko sur le site de Clairoix la main séditieuse de l’extrême gauche23. Cette seconde phase du mouvement est aussi symbolisée par l’émergence de Xavier Mathieu, ouvrier cégétiste, promu porte-parole du collectif. La fascination de la presse pour la personnalité de celui qu’elle présente comme le leader de la lutte contribue également, sans nul doute, à la populariser et à en faire le récit. La presse construit, à l’image du portrait publié dans Libération le 31 août 2009, une figure modernisée du héros ouvrier, à la fois romantique et révolté. Or, réduire ce mouvement social à un binôme de leaders charismatiques – certes, Xavier Mathieu et Roland Szpirko sont les plus exposés médiatiquement – ne rend pas compte des logiques et dynamiques collectives qui l’ont rendu possible. D’autres militants mais aussi des salariés non-syndiqués ont, souvent dans l’ombre, œuvré au plus près à l’encadrement et à l’organisation des actions. Certains, comme Jacques Pichon et Patrick Lachambre de la CGT ou François Lefèvre de Force ouvrière sont très actifs et assurent l’intendance du mouvement, tandis que d’autres travaillent à la mobilisation de leurs compagnons de lutte.

Une lutte dans la lutte : imposer « un syndicalisme de combat »

19 Dès les premiers instants suivant l’annonce de la fermeture, des tensions entre les syndicats sont visibles. Comme le dit Julien Robin en janvier 2014, le responsable de la CFTC va très vite se trouver débordé par la situation : « La CFTC qui était majoritaire, a été complètement discréditée, complètement discréditée. […] S’il avait dit : “J’ai signé l’accord mais…” Mais à chaque fois il faisait un tract, il tenait avec la direction. Alors au moment où on annonce la fermeture, il

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n’avait plus d’arme. Au début du conflit, c’était très chaud pour lui, c’était le traître ! Il a été pris comme un traître. »

20 Appelant à la discussion, le délégué CFTC ne parvient pas à contenir le mouvement de la foule rassemblée dans l’usine, lorsque le directeur du site vient confirmer la nouvelle à l’équipe de l’après-midi. Il y voit les tactiques habiles de la CGT pour l’écarter en le rendant complice de la duperie patronale pour avoir signé les « quarante heures » : « Le fait de mettre “pour la pérennité du site et des emplois” dans l’accord des quarante heures en 2007, c’est là où j’ai fait une erreur, parce que dans la tête des gens, c’était : “On a fait un accord, l’usine ne peut plus fermer” … et c’est là que la CGT arrive très fort et dit : “Je vous l’avais dit, il était dans le coup… il savait que l’usine allait fermer, c’est pour ça qu’il vous a fait passer à quarante heures” … Trop fort ! Ça, dans la nuit noire, dans la foule, avec les spots, vous êtes mort, vous êtes mort. D’un seul coup, je suis presque le complice de la direction… » (Entretien avec José Munes, délégué CFTC, réalisé en janvier 2014.)

21 De fait, il perd irrémédiablement tout crédit auprès de la plupart des Conti. Michel Bonte, délégué FO, dénonce en octobre 2013 : « C’était une trahison complète. » François Lefèvre, technicien qualité, autre délégué FO, explique : « Le fait d’être repassé aux quarante heures, les gens l’avaient en travers de la gorge. On te dit que t’es tranquille jusqu’en 2012 et un an après on ferme ! » Quant au responsable de la CFDT, il a été le premier à alerter sur le risque de fermeture, mais il savait n’avoir aucune chance objective de prendre le « leadership » étant donné sa position hiérarchique : « Moi je faisais partie de l’encadrement. Dans une boîte comme cela, il y a 1 000 ouvriers et ce n’est pas un cadre qui peut prendre la parole. » La CGT, pour sa part, adopte une position radicale, appelant l’ensemble du personnel à se mobiliser. Suivie par Force ouvrière, elle organise une assemblée générale dès le matin de l’annonce de la fermeture de l’usine et tente de préparer la riposte. Toutefois, elle ne dispose que d’une faible base militante, pas très organisée et, surtout, ne possède pas les ressources pour construire un rapport de force consistant et durable face à la direction qui a pris les salariés de cours. Le besoin des conseils d’un stratège, expérimenté dans ce genre de conflits, explique, sur la forme, l’arrivée de Roland Szpirko (voir encadré 4).

22 La recherche, à ce point de l’enquête, ne peut établir de faits convergents sur les discussions qui ont présidé à sa venue. La célérité avec laquelle il intervient, dès les premières heures, laisse supposer que des relations préexistaient au mouvement. Elles étaient assez solides pour être mobilisées dans l’urgence, certainement par l’entremise de Jean-Marc Iskin, qui avait gardé des contacts avec la CGT de l’usine et qui a été régulièrement présent sur le site durant le mouvement. Il n’est pas établi, par contre, que les représentants élus CGT fréquentaient les réseaux de Roland Szpirko. Xavier Mathieu est souvent décrit comme protestataire et libertaire, avec « la fibre écolo ». D’autres, comme Patrick Lachambre notamment, sont proches du Parti communiste qui compte nombre d’élus dans le Compiégnois (conseiller régional ancien député, conseillers généraux, maires). La présence de Roland Szpirko est d’ailleurs de nature à tendre ces relations de proximité construites depuis longtemps. Néanmoins, en raison de son expérience des luttes, il apparaît comme un allié de poids, doté d’un savoir-faire militant mobilisable face à une situation exceptionnelle devant laquelle les syndicalistes se sentent démunis. Xavier Mathieu le reconnaît quelques mois plus tard dans la presse : « Tout seul je ne me sentais pas capable de faire face au conflit24. » Michel Bonte, un des représentants de FO, approuve cette initiative même si, au début, il est un peu réticent :

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« J’étais une quiche comme les autres… et voilà le conflit, je n’avais pas les épaules. Je vais te dire franchement, moi, une stratégie, j’en avais aucune. Je représentais la FO mais je n’avais aucune stratégie. Tu prends tout ça en pleine gueule… c’est pour cela quand Roland est arrivé, c’est lui qui a donné la marche à suivre. » (Entretien réalisé en octobre 2013.)

Encadré 4 L’arrivée de Roland Szpirko : un militant Lutte ouvrière chez les Conti Engagé en politique depuis sa jeunesse, Roland Szpirko est devenu une figure politique du département de l’Oise, en particulier dans l’agglomération creilloise. Il est élu au conseil municipal de Creil depuis 2008 et siège un temps au conseil régional de Picardie. Roland Szpirko arrive dans l’Oise en 1978, au moment où il est embauché comme ouvrier à l’usine Chausson25. Militant révolutionnaire, il s’engage rapidement sur le plan syndical, à distance des confédérations26. Mais c’est surtout durant le conflit social qui se développe au moment de la fermeture de l’usine que cet ouvrier militant se fait connaître du grand public27. Renouant avec des méthodes « d’action directe » (PIGENET, 2012), les salariés de Chausson investissent la Bourse et le plateau de France 2 (1993), occupent le siège national de l’ANPE à Noisy-le-Grand ou la direction des impôts de Creil (1995). Au terme de trois années de combat, ils parviennent à arracher un plan social que d’aucuns qualifient d’exemplaire (LINHART et al., 2002 ; MASSERA, GRASON, 2004). Peu médiatisée au niveau national, cette lutte a néanmoins constitué une référence pour nombre de syndicalistes et notamment pour ceux de l’usine Continental. Xavier Mathieu y fait d’ailleurs référence dans un propos rapporté par le journal Libération : « Si les Chausson ont obtenu ce qu’ils ont obtenu, c’est grâce à lui28. » Les journalistes commencent, en effet, à s’intéresser à la présence de cette figure emblématique de la lutte Chausson et tenant d’un syndicalisme radical. Le problème est souvent posé en termes d’infiltration ou d’instrumentalisation des mouvements sociaux par des organisations d’extrême gauche. Or, la question n’est pas tant, ici, de savoir si Lutte ouvrière a « noyauté » les Conti que de se demander ce qui lui a permis d’être au cœur de cette lutte. Il s’agit alors de s’interroger sur les raisons de son arrivée pour tenter de comprendre comment les salariés l’ont suivi.

23 Au-delà des étiquettes syndicales, l’engagement dans le conflit repose sur des hommes qui ont déjà appris à se connaître et construit des solidarités dans le travail. Quant aux représentants élus de la CFTC et de la CFDT que nous avons interviewés sur ce point, la présence de Roland Szpirko fut, pour eux, une surprise. Mis devant le fait accompli, réprouvant à des degrés divers cette initiative (DIF-PRADALIER, REIX, 2012), ils apparaissent dès lors en retrait tandis que Force ouvrière est beaucoup plus impliquée.

24 L’intégration de Roland Szpirko au Comité de lutte, votée à la quasi-unanimité en assemblée générale, lui ouvre la possibilité de participer aux instances de direction qu’il va contribuer à élaborer. Il apporte un répertoire d’actions et une lecture politique de la situation. Les manifestations constituent, chaque fois, à la manière de celles des Chausson dans les années 1990, de véritables démonstrations de force. Cela est le cas, par exemple, à Sarreguemines, le 6 mai 2009, pour obtenir une date de réunion avec la direction de Continental et l’État ou, un peu avant, lors du voyage à Hanovre, le 23 avril, à l’occasion de l’assemblée générale des actionnaires :

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« L’Allemagne… c’était un grand moment ! Est-ce que tu crois qu’on aurait pensé à ça… qu’est-ce qui a pensé à ça ? C’est le petit grain de sable ! Ne serait-ce que l’idée de le faire. Nous le combat, il se menait ici. Quand il nous dit, il faut un train pour l’Allemagne, je me dis, qu’est-ce qu’il nous fait encore ? » (Entretien avec Michel Bonte, représentant FO, réalisé en octobre 2013.)

25 Le succès et la médiatisation des premières mobilisations galvanisent les Conti, renforçant l’idée que la stratégie de Roland Szpirko est payante. « Si on n’avait pas eu cet homme-là, je pense qu’on n’aurait pas eu ce qu’on a obtenu », dit aujourd’hui Robert Jaquin.

Une critique par le « bas » des confédérations

26 On peut observer de fortes similitudes entre la lutte des salariés de Chausson du début des années 1990 et celle des Conti. La particularité du mouvement des ouvriers de Creil tenait tout autant à la radicalité des formes d’actions qu’aux façons de les organiser. Dans l’effervescence liée à la réussite des opérations de début 1993, les militants du SDC (Syndicat démocratique Chausson) étaient parvenus à imposer aux autres organisations syndicales leur conception de la grève. Ils avaient pu mettre en place des méthodes de conduite du mouvement rompant avec la représentativité établie, le dotant d’un véritable organe exécutif qui poursuivait un double objectif : une appropriation de la lutte par les acteurs et, tout autant, son autonomisation par rapport aux organisations établies, soumises à l’influence des instances fédérales. Le Comité de lutte des Conti qui dirige le mouvement social de 2009 est construit sur le modèle retenu à Creil en 1993 : « C’est la stratégie de Roland. C’est tenir des assemblées générales régulières, tenir au courant tout le monde. Ce n’est pas les syndicats, les fédérations qui décident pour les ouvriers. C’est-à-dire que tout le monde était acteur du truc, chaque ouvrier était acteur de son destin. […] Ce n’est pas moi, Jacques ou Xavier qui décidait pour l’ensemble du personnel, c’était tout le monde qui décidait pour tout le monde. C’est pour ça qu’on avait 800 personnes. Tout ça, c’est bien simple, c’est Roland qui l’a amené. » (Entretien avec Michel Bonte, représentant FO, réalisé en octobre 2013.)

27 Aussi, quand la discussion s’est engagée sur l’opportunité de recourir aux services de Roland Szpirko, il s’agissait en réalité de débattre, pour reprendre les mots de Pierre BOURDIEU (1984), de la légitimité des moyens à employer. Devant l’enjeu de la situation, la section CGT de Clairoix parvient assez facilement à imposer le modèle d’action collective proposé par Roland Szpirko : « Il avait déjà géré un plan social chez Chausson, il a expliqué plein de choses et on est arrivé à mettre en place plein de choses », justifie Robert Jaquin.

28 Durant les quatre mois que dure le conflit, un groupe composé de plus d’une cinquantaine de volontaires impliqués dans le comité se réunit dans les locaux du réfectoire pour discuter la stratégie de lutte et décider les actions qui sont ensuite proposées aux assemblées générales. Contestant la représentativité établie, le Comité de lutte entend avoir la maîtrise de l’organisation du mouvement et des négociations avec l’État. La présence d’hommes réfractaires aux ordres et aux instructions dictés « d’en haut », comme Xavier Mathieu, contribue à autonomiser les décisions du groupe des injonctions confédérales. La création de ce comité, dès le début du conflit, et le poids qu’il va bientôt prendre font éclater l’intersyndicale qui s’était constituée dès les premiers moments du conflit. Elle permet également au militant de Lutte ouvrière d’entrer dans le jeu et de porter ce mouvement dans le champ politique. Si la CFDT et la

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CFTC refusent de reconnaître la légitimité de cette organisation, le représentant de la CFE-CGC lui apporte son soutien et, plus globalement, celui des cadres.

29 L’expérience des premières semaines conduit les Conti à prendre la mesure de la portée politique de leur mouvement. Les plus engagés vont beaucoup apprendre de leur confrontation avec ces univers du pouvoir, jusque-là totalement méconnus, et découvrir la réalité des règles de la négociation. Non seulement leur rencontre avec le conseiller social de la présidence de la République, le 25 mars 2009, ne permet aucune avancée sur l’organisation de la réunion tripartite qu’ils demandent, mais ils ont en outre l’impression que leurs interlocuteurs font preuve d’un comportement empreint de duplicité. Michel Bonte, délégué FO nous l’explique en octobre 2013 : « Ils nous disent qu’ils n’ont pas de contact avec Continental et pendant ce temps-là Continental était en réunion avec Chatel… donc voilà… et on l’a appris par des journalistes. » De même, les manœuvres des centrales syndicales au moment de la préparation de la rencontre conduisent à un incident sérieux avec une base déjà soupçonneuse. Michel Bonte raconte l’épisode : « On réussit à décrocher une réunion avec Raymond Soubie. Donc, D [un des responsables de la section FO] a un coup de téléphone et il me dit : “Michel, toi tu ne viens pas, H. le fédé chimie, le boss de la fédé chimie FO nationale, il me l’a dit.” Je téléphone, je lui dis : – C’est quoi tu veux prendre ma place ! – Oui, je suis secrétaire de la fédé chimie, ça a été décidé. – Tu viendras me le dire devant les 900 Conti que tu prends ma place, à moi délégué, alors que vous ne nous avez jamais apporté le moindre soutien depuis le début du conflit. À côté, Xavier [il évoque ici l’appel reçu par Xavier Mathieu au même moment], c’est le patron de la fédé chimie de la CGT. Et Xavier a démarré au quart… “On ne vous a jamais vus.” Dring CFDT, rebelote…. CFE-CGC…. Le même jour à cinq minutes d’intervalle, c’était impressionnant ! Tous ces gens-là, on aurait dit qu’ils étaient en réunion avec je ne sais qui et tous dans le même bureau. Ils téléphonaient un à un et ça se trouve avec le même téléphone ! […] Nous on s’est dit, il faut leur couper l’herbe sous le pied. Et c’est ce qu’on a fait, mais crois-moi, encore aujourd’hui, c’est difficile de communiquer avec la fédé. »

30 Les responsables fédéraux, informés avant les Conti de la réunion à l’Élysée, tentent de s’imposer à la table de négociation en déléguant un représentant de chaque confédération. La volonté des centrales syndicales est, selon les sources de Julien Robin (responsable CFDT), de prendre la main sur un mouvement social qui leur échappe, de contrôler Xavier Mathieu et de neutraliser l’action politique de Lutte ouvrière. Devant l’hostilité du Comité de lutte, personne ne prévoit de participer à la réunion de l’Élysée, à l’exception d’un responsable fédéral de la CFDT, mais qui préfère finalement renoncer. Cet épisode est un moment crucial du conflit. Pour les membres de la CGT et de FO, il vient non seulement justifier les mises en garde du militant de Lutte ouvrière mais lui donne également totalement raison sur la stratégie à poursuivre. L’échec du projet des fédérations est vécu par les responsables locaux de la CFDT et de la CFTC comme le signal d’une impossibilité de reprendre la main sur la direction du mouvement. Dès lors, l’action syndicale procède d’un renversement de pouvoir : la CGT et FO, minoritaires, tiennent, à travers le Comité de lutte et son porte-parole charismatique, les rênes de la contestation, tandis que la CFTC, syndicat majoritaire, reste l’allié objectif incontournable de tout accord négocié et signé.

31 Si la présence de Roland Szpirko a conduit à tendre les rapports avec les confédérations syndicales, l’incident relaté ci-dessus officialise la rupture. Les liens avec les grands leaders nationaux de la CGT et de FO deviennent alors des plus distants, voire

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inexistants. Seul le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque, vient dans l’Oise soutenir ses cadres locaux un peu ébranlés par la tournure des événements, mais ne se déplace pas sur le site. La rupture, consommée dès les premiers moments du conflit, apparaît au grand jour quelques mois plus tard en août 2009, quand Xavier Mathieu, interviewé sur les ondes de France info, utilise le terme de « racaille » pour dénoncer le manque de soutien des instances syndicales à la cause des ouvriers de Clairoix. Au-delà des mots qui témoignent un fort ressentiment, le propos révèle surtout que la base militante se sent en déphasage complet avec des organisations bureaucratiques qu’elle perçoit éloignées des terrains de lutte et dont elle conteste l’approche. La lutte des Conti et la mobilisation plus large qui se construit autour d’elle montrent que les luttes dites « défensives » ne se traduisent pas nécessairement par un repli sur soi. Les manifestations et meetings organisés durant les trois mois de conflit sont le théâtre de rencontres avec d’autres salariés en lutte, aux appartenances syndicales diverses et souvent en désaccord avec leurs centrales. Ces temps forts engagent également des militants associatifs et politiques qui dénoncent à la fois le capitalisme et la pénalisation de l’action syndicale, à la suite des poursuites engagées contre les sept salariés de Continental pour les dégradations commises à la sous-préfecture de Compiègne.

32 Soucieux de leur indépendance, les Conti prennent soin, en dépit du désaccord de leur allié de Lutte ouvrière, d’inviter aux événements qu’ils organisent les dirigeants locaux et nationaux des partis politiques de gauche, toutes tendances confondues. Ils souhaitent neutraliser les effets d’un mouvement trop marqué à l’extrême gauche, en offrant l’image d’un vaste rassemblement d’opposition à la majorité présidentielle. L’expérience de ce conflit est aussi un temps de socialisation politique qui débouche sur une critique sociale forte, portant à la fois sur les nouvelles formes de la domination capitaliste et sur les structures militantes traditionnelles qui leur apparaissent inopérantes. Un an après la fermeture, en octobre 2010, alors que les salariés sont encore en congé de mobilité, de nouvelles élections professionnelles sont organisées afin de renouveler les représentants du personnel. Même si l’usine est fermée, le contrat de travail n’est pas encore rompu. À l’exception des salariés ayant refusé d’entrer dans le dispositif de reclassement (environ 70 personnes), la base électorale est inchangée29. Les candidats de la CGT et de FO qui ont fait liste commune obtiennent près de 66 % des voix aux élections au comité d’entreprise. Les syndicats qui ont été en retrait durant ce mouvement (CFTC et CFDT) perdent la plupart de leurs représentants. La CFTC, majoritaire depuis 2004, recueille 27 % des voix et voit disparaître près de la moitié de son électorat, alors que la CFDT ne parvient pas à franchir la barre des 10 % (7 %). Les résultats de ce vote donnent une écrasante majorité aux animateurs du Comité de lutte, semblant valider à la fois la stratégie et les actions retenues durant le conflit. Comment le discours politique a-t-il rencontré les attentes de la majorité des salariés ?

Les ressorts de la mobilisation

33 Comme d’autres recherches sur la conflictualité sociale ont pu le montrer, lors de la fermeture des usines Chausson (LINHART, 2005), Cellatex (LAROSE et al., 2001) ou encore Moulinex (ROUPNEL-FUENTES, 2011), l’effet de sidération produit par l’annonce du projet de fermeture s’accompagne d’un sentiment de duperie. Les salariés de Continental se

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sentent doublement trompés par une direction qui leur a promis de maintenir la production en contrepartie de l’accord de 2007 au titre duquel, pendant deux ans, ils ont consenti des efforts supplémentaires. Ils ne se font guère d’illusion sur l’avenir de leur site même si, secrètement, ils gardent en eux un espoir, tellement cette décision leur paraît inconcevable. L’usine est en effet un outil de production moderne, doté des machines les plus sophistiquées : « C’était robotisé… c’est des trucs qui valaient des… Quinze jours avant on montait encore des robots dans l’usine ! Je n’ai pas compris… la veille un gars se faisait embaucher dans l’usine et du jour au lendemain on nous dit on ferme ! », s’indigne encore aujourd’hui Robert Jaquin, l’ancien ouvrier de production. Il nous parle ensuite de la difficulté à faire face à la fermeture et à la perte de son emploi : « Heureusement que j’ai une femme qui m’a soutenu ! Heureusement, parce que c’est dur à vivre… J’ai pensé plus d’une fois à sauter d’un pont… perdre son emploi, surtout Continental… Passer trente ans de sa vie, c’est beaucoup hein ! » Les messages qui accompagnent le retour des questionnaires réalisés dans le cadre de l’enquête sur le reclassement disent la même chose, un ressentiment encore très présent, qui se fige désormais, pour bien des Conti, dans l’instabilité de la précarité et du chômage. La blessure reste profonde et térébrante, comme « une grande cicatrice ouverte pendant longtemps », note dans le questionnaire renvoyé en janvier 2013 Éric Tallant, technicien de maintenance, 45 ans.

Un monde qui s’écroule, une injustice inacceptable

34 Leur monde – constitué en grande partie par l’histoire commune et collective du travail et les valeurs qui y sont attachées – s’écroule comme un château de cartes, à l’image de ce qui s’est passé ailleurs (LINHART et al., 2002 ; BURGI-GOLUB, 2002 ; MAGLOIRE, 2002 ; FAJARDIE, 2003 ; GOERGEN et al., 2007). Dans notre recherche, le désarroi et l’anéantissement sont évoqués dans de nombreux témoignages recueillis en marge des manifestations et assemblées générales. Ils se lisent aussi dans un espace que nous avons laissé ouvert aux commentaires dans l’enquête par questionnaires de janvier 2013 : « Le mental en a pris un coup », concède Alain Marchand, ouvrier polyvalent de 49 ans. « Depuis la fermeture de l’usine, ma vie s’est effondrée, j’ai connu le divorce, l’invalidité », confie Jean-Pierre Leullier, opérateur tringles de 42 ans, ou encore, « Je suis rentré chez Continental par la grande porte et je suis sorti par la petite porte ! », ironise Marc Doré, magasinier de 56 ans, trente-deux ans d’ancienneté. Quel bilan tirer de cette fermeture ? « Pour moi c’est une grande perte, un gâchis ! Retrouver un emploi comme Continental ! C’était dur les 3/8, les 4/6 mais on avait des primes de vacances, intéressement, mutuelle. Maintenant pour retrouver cela, on ne retrouvera plus jamais », résume Robert Jaquin. Néanmoins l’unité du mouvement ne s’exprime pas par le champ lexical de la souffrance. Elle est plutôt nourrie par le sentiment d’injustice et l’idée insupportable d’avoir été manipulé, humilié et déconsidéré socialement. C’est, pour les Conti, le « contrat moral » pour lequel ils se sont engagés subjectivement dans le travail qui n’a pas été respecté : « Depuis le licenciement, le moral a souffert. Les recherches sont quasiment néantes et mon âge ne m’aide pas ! […] L’avenir est incertain… Les patrons veulent tout et surtout ne plus payer les efforts et les sacrifices que fait un ouvrier. » (Philippe Perrin, ouvrier confectionneur, 56 ans, six ans d’ancienneté, travail posté en week-end. Enquête par questionnaires de janvier 2013.) « J’ai perdu 1 200 € nets par mois. […] L’Europe n’aurait jamais dû exister ! La preuve : Continental est parti en Roumanie sans aucun scrupule pour les personnels qui leur ont fait gagner des bénéfices énormes ! »

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(Stéphane Pillon, cariste puis agent polyvalent, 45 ans, sept ans d’ancienneté, travail posté en week-end. Enquête par questionnaires de janvier 2013.)

35 Les discours dénoncent aussi bien la brutalité de la fermeture qui les met en danger socialement et économiquement que le mépris d’une direction qui ne reconnaît pas le mérite attaché au travail et ne règle pas correctement ce qu’elle doit. « C’était ma deuxième maison, j’étais bien là-bas. Il y avait des horaires, des inconvénients mais moi, Continental, moi je pensais qu’une boîte comme cela, je pensais terminer jusqu’à ma retraite là-bas. » (Entretien avec Robert Jaquin en janvier 2014.)

36 Au tournant des années 1990, le passage à « l’entreprise néolibérale » (COUTROT, 1998) rend caduc le « compromis fordiste » sur lequel était fondée la société salariale et qui avait réussi à pacifier les relations de travail après la seconde guerre mondiale. Le paysage industriel est alors transformé par un mouvement de restructurations et de rachats incessants, qui imposent un nouvel ordre productif. Le management rappelle ainsi aux salariés que leurs unités de production sont susceptibles, du jour au lendemain, de changer de propriétaire ou de fermer purement et simplement si la rentabilité n’est pas conforme aux attentes des conseils d’administration (FAVIER, 2008). Qu’est-ce qui est en jeu dans ces fermetures ?

37 Comme l’a rappelé Axel HONNETH (2000), le travail est constitutif d’un système de reconnaissance qui permet aux individus, à partir de la contribution qu’ils apportent, de se sentir appartenir à une société. L’acte professionnel se trouve ainsi au cœur d’un processus par lequel les travailleurs attendent en retour non seulement un salaire, établi contractuellement, mais également des marques d’estime sociale (RENAULT, 2004). Le consentement au travail est aussi fondé, comme le montrent les témoignages précédents, sur des usages, des conventions, des obligations réciproques, des codes implicites, bref sur toute une « économie morale » pour reprendre le fameux concept de THOMPSON (1988a). Les analyses de l’historien britannique peuvent nous aider à poursuivre la réflexion. Étudiant les révoltes populaires du XVIIIe et début du XIXe siècles en Angleterre au moment où se constitue le capitalisme industriel, il propose des hypothèses qui contestent les approches d’un marxisme vulgaire. Pour lui, les conditions matérielles ne peuvent pas à elles seules expliquer les raisons pour lesquelles les individus se révoltent contre ceux qui les dominent. Il s’intéresse ainsi aux représentations, aux émotions, aux façons dont sont appréhendées subjectivement les situations. Contre le « réductionnisme économique », il suggère une lecture plus anthropologique pour tenter de saisir de l’intérieur les mobiles réels de ces luttes (1988a, p. 31). Pour le dire autrement, les révoltes peuvent naître non seulement de la raréfaction des ressources ou d’une baisse des moyens matériels d’existence, mais aussi du sentiment que les règles, normes ou engagements n’ont pas été respectés (FASSIN, 2009).

38 À la suite de l’annonce faite par la direction dans l’entrepôt, les réactions ont été, en premier lieu, d’ordre émotionnel, se rappelle Robert Jaquin. Certains ouvriers, ne parvenant pas à masquer leur douleur, s’effondrent ; d’autres s’enfuient pour se mettre à l’abri des regards. L’expérience sociale du mépris va rapidement se fondre en colère. Robert Jaquin explique en janvier 2014 comment il a réagi à l’époque : « Au début, c’est de la colère parce que l’usine ferme et que je savais qu’elle faisait des bénéfices. Si elle était en déficit et en dépôt de bilan, OK, on aurait compris. Mais là on ne peut pas comprendre qu’une boîte comme Continental, une grosse

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boîte comme ça elle ferme. Quand on fait des bénéfices, on ne doit pas foutre en l’air des gens comme cela ! »

39 L’injustice se situe, ici, à deux niveaux. Le premier est celui de l’arbitraire. Pour l’ouvrier, la rentabilité avérée de l’entreprise ne peut, en aucun cas, justifier la fermeture. Continental est un groupe industriel prospère qui engrange chaque année des profits conséquents. Corrélativement, cette fermeture lui apparaît d’autant plus illégitime que la rentabilité du site est le fruit de l’engagement productif des salariés, au risque de leur santé et de leur intégrité physique. Le second niveau est celui de la déloyauté à l’égard des salariés. Non seulement le groupe industriel ne se soucie pas du devenir de ceux qui, à son service depuis des années, vont perdre leur statut social, mais de plus, il leur inflige une humiliation publique par l’annonce brutale, sans préavis, de leur licenciement. Ces deux niveaux d’injustice vont prendre corps dans le sentiment de trahison envers les engagements contractés avec « l’accord des quarante heures » : le « contrat moral » est rompu.

Du registre de la dignité à la lutte des classes

40 Peu après l’annonce faite dans l’usine, les salariés se retrouvent à l’extérieur et chacun tente d’avoir des informations complémentaires. Ils sont abasourdis par la nouvelle ; le spectre de la fermeture si souvent agité est devenu réalité. Robert Jaquin raconte : « On se retrouve dehors, les gens disaient : putain tu te rends compte ! » La résistance, qui commence à s’organiser, trouve sa légitimité dans la conviction, bientôt partagée par toutes les catégories de salariés, de devoir se dresser ensemble contre la direction. François Lefèvre, syndicaliste FO, précise en octobre 2013 : « Ils ont annoncé la fermeture d’usine totale. Tout le monde dans la même merde, les ouvriers, les Etam, les cadres. » Lors des assemblées générales, Xavier Mathieu a souvent recours à la sémantique de la dignité, appelant à la justice sociale et dénonçant le mépris de classe. En mobilisant ainsi les répertoires de l’expérience collective, l’enjeu est, ici, de construire un rapport de force pour « ne pas, dit-il, crever comme des chiens ». Le travail militant consiste à faire en sorte que la conscience d’injustice, la « conscience de tort » (HONNETH, 2000) prenne une dimension sociale et politique. Robert Jaquin la manifeste en ces termes : « C’est comme cela la boîte, elle est fermée et on ne reviendra pas en arrière, c’est comme cela, c’est là-haut qui a décidé ! Que voulez faire à part être mécontent, casser, balancer des œufs, casser… la colère c’est ça, il faut l’exprimer ! » Mobilisant les émotions sur le registre de l’indignation, de la révolte, les syndicalistes de la CGT leur donnent un sens collectif, et, en corollaire, se sentent pleinement légitimes à conduire le mouvement social. C’est grâce à leur capacité à canaliser la colère et à l’inscrire dans un schéma de compréhension et d’action que les salariés ont pu se rassembler et agir dans le même sens ainsi que l’indique Robert Jaquin : « Après, il a bien fallu qu’on se batte. Et heureusement qu’on s’est battu, sinon on n’aurait pas eu tout cela, le congé de mobilité, les primes, les mesures d’âge, l’accompagnement. » Le premier combat des syndicalistes est donc de faire reconnaître auprès de leurs compagnons de travail le bien-fondé de la lutte et de lui donner un objectif.

41 Parallèlement, comme le font observer les membres du Comité de lutte lors des entretiens que nous avons réalisés avec eux, il leur a fallu rapidement être en mesure de socialiser la colère et d’éviter tout débordement : « La colère des gens était légitime mais nous, on a essayé de temporiser », précise Michel Bonte avant de poursuivre, « s’il y a un truc qu’on a fait, c’est d’éviter la casse parce que, regarde l’usine, ç’aurait été un tas de

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cendres ». Rappelant la grande tension qui régnait à l’époque, François Lefèvre dit la même chose : « C’est nous qui avons empêché les gens de tout broyer. Mais c’est vrai que si les machines sont parties aussi belles qu’elles sont arrivées… si on n’avait pas été là, ça explosait. » Dans ces moments de crise, le rôle des délégués, précisent nos interlocuteurs, est de travailler à la mobilisation tout en œuvrant à contrôler au mieux la situation afin d’éviter tout incident. Comme le montre LAROSE (2001) à propos de Cellatex, le syndicat a un rôle de pacification d’autant plus, note-t-il, que « les salariés n’ont confiance qu’en leurs luttes et ne croient qu’aux rapports de force » (p. 16). Aussi, l’enjeu des premiers jours a été de construire un cadre suffisamment structurant, à la fois pour maintenir une cohésion collective et se constituer en partenaires de négociation crédibles aux yeux de la direction, qui pouvait craindre la dégradation de son parc machines, et d’un État soucieux de l’ordre public. Les processus de légitimation de l’action collective ainsi que le sort qui lui est réservé dépendent étroitement de la manière dont elle se manifeste dans l’espace public et de l’environnement social et politique. Autrement dit, il faut également que l’injustice soit reconnue socialement injuste. À cet égard, le contexte de 2009 s’est caractérisé par un soutien populaire aux luttes sociales, même les plus radicales, comme le montre notamment une enquête de l’Ifop30.

42 Mais cette légitimité sociale reste fragile. Elle est soumise au moindre incident susceptible de dégénérer ou au moindre jugement dépréciatif sur le bien-fondé de la lutte, d’autant plus que celle-ci constitue un enjeu politique de premier plan. Ainsi, les Conti ont-ils pu être perçus, parfois même de la part de militants, plus enclins à négocier des indemnités de licenciement substantielles qu’à lutter pour le maintien de l’emploi, contrairement à ce qui s’est passé lors d’autres conflits, comme celui de Goodyear à Amiens notamment (DIF-PRADALIER, REIX, 2012). Cette critique, qui s’appuie sur le registre moral (les ouvriers doivent se battre pour le travail, non pour l’argent), a pu, en corollaire, comme lors des événements survenus à la sous-préfecture, concourir à délégitimer le mouvement. L’obtention de la prime extra-légale de 50 000 € et du congé de mobilité de deux ans a certainement aussi contribué à brouiller le message en présentant les Conti comme des privilégiés. « Nous, ce qu’on voulait, c’est que l’usine reste ouverte », se défend Michel Bonte en octobre 2013 avant de poursuivre : « Le combat, ce n’était pas les primes mais que l’usine reste ouverte et vive. Mais par contre, on a été vite calmé avec la décision du tribunal de Sarreguemines… Là, le rouleau compresseur était en route… Donc ce jugement, ça a été notre mort. » « La cause de l’emploi » (DIDRY, TEYSSIER, 1996) s’est, ici, construite sur le registre moral de la « trahison », du non-respect des engagements pris par la direction du groupe Continental. Si l’argument a permis de constituer un rapport de force et d’inscrire le mouvement dans la vague de contestations de 2009, aucun élément tangible, aux yeux de la justice, ne permettait de justifier l’annulation de la procédure de licenciement collectif. La décision du tribunal de Sarreguemines, le 22 avril 2009, rejetant le recours engagé par le comité d’établissement, a non seulement ruiné les espoirs d’arrêter le plan social, mais a aussi lancé le compte à rebours. Sans recours possible devant les juridictions pour arrêter le processus de fermeture, les Conti se sont alors battus pour obtenir des garanties matérielles (indemnités et congé de mobilité) suffisamment étendues afin de mettre à l’abri de la précarité, le plus longtemps possible, les salariés les plus fragiles. Mais au-delà, une fois la fermeture entérinée, il s’agissait de faire payer le plus cher possible le « mépris social » en évaluant le niveau de réparation du « préjudice moral » et des dommages sociaux subis.

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43 L’idée d’une dette incommensurable, jamais soldée, pour reprendre l’image développée par Sylvie MALSAN (2007) au sujet des ex-salariées d’Alcatel, attise le ressentiment et le besoin de justice sociale. Pour les Conti, le mouvement social qui se construit dès mars 2009 confère progressivement à ses représentants une double responsabilité : promouvoir à la fois les attentes de réparation (matérielle) et la demande de considération (symbolique) du groupe humilié. L’expression collective qui se déploie alors dans la sphère publique s’adosse à un éventail de revendications matérielles tout en dénonçant l’exploitation capitaliste qui se caractérise par un déni de reconnaissance et l’inégale redistribution des bénéfices (FRASER, 2005). Les propos tenus dans le questionnaire, bien après la fin du « temps chaud » du mouvement, portent encore les traces de la radicalisation politique : « C’est une France de merde, des capitalistes à brûler [… Je suis] un citoyen usé par le travail… qui se voit aujourd’hui comme un Kleenex. Vive les Conti ! ! ! » (Marc Maupin, opérateur de fabrication, 56 ans, dix ans d’ancienneté, travail posté en 3/8.) « Pour l’enrichissement de quelques-uns, on n’hésite pas à sacrifier des centaines de familles ! ! ! » (Lionel Toupart, dépanneur en 4/6 puis polyvalent posté en 3/8, 50 ans, quinze ans d’ancienneté.) « Continental n’avait aucune raison de fermer ! C’est le profit ! … détruire des vies et des familles. » (Yoann Perrès, agent de production, 31 ans, neuf ans d’ancienneté, posté en 3/8.)

44 Les Conti ont ainsi remis au goût du jour un lexique de luttes des classes offensif, suggérant la spoliation, l’exploitation « des patrons », « des capitalistes », déplaçant la sémantique des injustices matérielles et morales subies – « les efforts, les sacrifices » des ouvriers non récompensés avant et après la fermeture de l’usine – sur le terrain des inégalités sociales – « l’enrichissement et le profit de quelques-uns » au détriment du plus grand nombre. Sans doute ces témoignages, deux ans après la fermeture, sont-ils portés par les salariés dont l’indignation perdure au fil du temps et que l’enquête, les sollicitant, participe aussi à reconstruire (MONJARET, 2005). Mais ils convoquent également une mémoire du conflit médiatisée par la figure de Xavier Mathieu. Ses discours se sont largement appuyés sur le registre d’une critique sociale fortement ancrée à gauche.

45 Il faut prendre ici la mesure du rôle tout à fait central de Roland Szpirko, qui ne s’est pas réduit à celui de conseil. Il a contribué à la production de cette parole radicale, qui s’est imposée au sein des Conti en lutte. Roland Szpirko a accompagné ce mouvement d’un travail militant, visant à qualifier l’expérience des rapports sociaux de classes et à l’inscrire dans l’histoire des luttes ouvrières. Les nombreuses démonstrations de force lors de manifestations31 ont ainsi permis de faire exister ce conflit social en un conflit de classes au sens que lui donne Oscar NEGT (2007). Il a incarné le retour de la révolte ouvrière dans un contexte, rappelons-le, favorable au mouvement social. La contestation exprimée dès janvier 2009 reste vive et prête à redescendre dans la rue. Ainsi, les manifestations du 1er mai, cette année-là, de mémoire de syndicaliste, ont connu une affluence jamais atteinte dans la cité impériale : « Il n’y a jamais eu de manifestation comme cela à Compiègne ! C’était impressionnant. Moi, j’étais devant, j’avais la chair de poule. » (Entretien avec Michel Bonte, délégué FO, réalisé en octobre 2013.)

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« Quand j’ai vu le 1er mai, je me suis dit, c’est Mai 68 qui redémarre. Je pensais qu’on redémarrait. » (Entretien avec Jacques Pichon, délégué CGT, réalisé en octobre 2013.)

46 L’expérience de l’action collective a été le support d’un processus de transformation sociale pour nombre d’individus qui y ont acquis une véritable conscience politique. Pour beaucoup, ce conflit a permis une découverte de la lutte collective, aiguisant une « subjectivité rebelle » (NEGT, 2007) qui a pu donner aux ouvriers le sentiment, durant le « temps chaud » du conflit, d’être à l’avant-garde d’un combat politique. Les Conti interviennent même en soutien d’autres salariés en lutte : « On est allés aider beaucoup de boîtes qui essayaient de s’accrocher au bateau. Tu arrivais avec cinq vestes Continental et le conflit était réglé tout de suite », se souvient Michel Bonte. Les usages que les Conti ont faits de leur veste de travail évoquent une résistance qui s’est forgée dans l’expérience de la lutte et figurent le renversement des rapports de domination. Ornée le plus souvent d’autocollants de la marque, cette veste n’a pas été le symbole du travail aliéné mais celui d’une identité rebelle qui cherche à recouvrer dans la lutte honneur et dignité de classe. Mais les Conti en ont été aussi prisonniers, comme le souligne Patrick Lachambre, délégué CGT en janvier 2014 : « Cette image de Conti, on nous l’a foutue sur les épaules malgré nous si tu veux, car on nous a élevés un peu trop haut, je pense. On a fait notre boulot, on a fait le boulot qu’on devait faire. Je pense que c’est les autres qui n’ont pas fait leur boulot ! Parce que sinon, ça n’arriverait pas ces licenciements. Mais il y en a beaucoup qui nous prennent pour beaucoup trop. Pour eux, ils ne nous prennent pas pour des dieux mais pas loin. »

47 Les Conti n’ont été que des porte-paroles d’une contestation sociale qui avait commencé début 2009 avec les journées nationales de mobilisation interprofessionnelle, mouvement resté trop éphémère, regrette Patrick Lachambre, pour peser réellement sur la gestion de la « crise » et offrir un véritable débouché politique.

48 La lutte des Conti ne s’est pas arrêtée en juin 2009. Elle a connu de multiples rebondissements et se poursuit encore aujourd’hui dans une action engagée en premier lieu auprès du conseil des prud’hommes de Compiègne, qui réunit 678 plaignants. Le 31 août 2013, le groupe allemand Continental a été condamné pour défaut de motif économique et pour non-respect des obligations de reclassement. Le recours judiciaire des Conti, au-delà de la réparation financière, a un objectif d’ordre moral, celui de faire recouvrer aux ouvriers leur dignité par une décision de justice leur donnant raison. Leur lutte ainsi que ses modes opératoires et les discours militants expliquant sa légitimité ne s’appuient pas uniquement sur le caractère inhumain, immoral ou injuste de la perte d’emploi mais bien sur l’illégalité des procédures et des mesures de restructuration au regard du droit du travail, et sur les inégalités sociales qu’elles engendrent. Ce discours militant, peu observé et analysé, montre que l’identité collective et son expression politique n’ont pas totalement disparu sous l’effet des recompositions des classes populaires et du brouillage de plus en plus grand des messages politiques et syndicaux.

49 Cette page d’histoire sociale écrite par les Conti nous invite donc à porter une réflexion plus générale sur les transformations des classes sociales. Comme l’écrit Miguel ABENSOUR (1988), elles « ne luttent pas parce qu’elles existent, elles en viennent à exister

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parce qu’elles luttent ». Aujourd’hui encore, l’action collective est portée par le Comité de lutte qui, depuis la fermeture, continue de défendre les intérêts des anciens salariés. Les militants de la CGT et de FO ont dirigé pendant trois ans le comité d’entreprise qui a été dissous fin février 2014. Ils ont accompagné la grande majorité des plaignants dans la procédure judiciaire qui s’est poursuivie en avril 2014, avec l’audience en appel de la décision du conseil des prud’hommes de Compiègne. De son côté, la CFTC coordonne le recours judiciaire d’environ deux cents personnes qui continuent de lui faire confiance, comme le dit son représentant, José Munes. Les différends révélés durant le conflit restent vifs. Des tensions existent encore entre les courants syndicaux même si l’ancien responsable de la CFDT a quitté l’arène syndicale après la défaite aux élections professionnelles de 2010. Plus de la moitié des Conti est encore au chômage ; certains sont en fin de droit. En l’absence de structures stables, l’enjeu a été de maintenir un collectif qui s’est révélé actif. Toutefois, les situations de chômage et de précarité, les mobilités professionnelles rendent de plus en plus aléatoires les rencontres entre Conti et creusent le lit de l’isolement. L’action prud’homale est un des derniers supports de la mobilisation qui, indubitablement, s’effrite.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. La liquidation des sites industriels, sans qu’il y ait pour autant dépôt de bilan, fait ainsi une brève apparition au début de la campagne présidentielle de 2002 quand le journal de vingt heures de TF1 montre les images de Lionel Jospin aux prises avec un syndicaliste de Lu. La défaite électorale du candidat socialiste est imputée à la défection du vote des classes populaires dont Le Monde tente de saisir les contours quelques mois plus tard dans un dossier documenté, « La France des oubliés », autrement dit la France des classes populaires qui subissent le plus durement les effets des mutations économiques. Depuis, elles constituent un enjeu de communication politique qui met la question du travail au cœur de la campagne présidentielle de 2007 et place le déclin industriel au centre de celle de 2012. 2. Cette crise qui va conduire à la plus importante récession économique depuis la grande dépression des années 1930 démarre aux États-Unis en 2007 par l’éclatement de la bulle immobilière (crise des subprimes). Elle se poursuit à l’automne 2008 par un krach boursier et la faillite de plusieurs établissements financiers, dont la banque d’investissement Lehman Brothers. Cette crise bancaire, qui touche bientôt le reste de la planète et particulièrement l’Europe, engage les gouvernements européens et la Banque centrale européenne (BCE) à intervenir massivement en injectant des fonds pour sauver le système bancaire. 3. Goarant C., Minni C. (coord.), Pasquereau A., Rémy V., Tovar M.-L., Debauche E., Thélot H. (2010), « Emploi, chômage, population active : bilan de l’année 2009 », Dares Analyses, n° 50, juillet. 4. Confédération française des travailleurs chrétiens ; Confédération française démocratique du travail ; Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres ; Confédération générale du travail ; Force ouvrière ; Fédération syndicale unitaire ; Union syndicale solidaires ; Union nationale des syndicats autonomes. 5. Un traitement qualitatif des commentaires libres ayant accompagné les réponses au questionnaire est proposé dans l’article. 6. Troisième pôle industriel de Picardie, le Compiégnois compte plus d’un quart d’emplois industriels, soit trois points au-dessus de la moyenne d’une région pourtant placée au troisième rang régional pour l’emploi dans l’industrie. Avec, à l’époque, trois grandes usines de fabrication de pneumatiques (Continental, Dunlop et Goodyear qui vient également de fermer), la Picardie était, pour l’emploi dans ce secteur, la seconde région française, derrière l’Auvergne. Pour plus

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de détails, voir Insee Picardie (2006), « Compiègne : une zone d’emploi urbaine très industrialisée », in L’industrie dans les territoires picards, novembre, pp. 67-74. 7. Bilan social d’établissement, 2007-2008-2009. 8. 40 % des salariés de l’usine sont alors âgés de moins de 40 ans. Dans cette usine dont l’activité nécessitait beaucoup de travaux de manutention, les hommes étaient fortement majoritaires. Ils représentent alors 94 % de l’effectif total (et 96 % des ouvriers). 9. Conseil d’État, décision du 26 juin 2002, n° 219940. 10. Libération, 23 février 1995. 11. Rapport Secafi, décembre 2010 portant sur l’analyse de l’exercice 2009. A priori non public, il nous a été présenté lors d’une entrevue avec un membre du CE. 12. Notre enquête sur le reclassement montre que la quasi-totalité des agents de maîtrise de la production était d’anciens ouvriers. Ils ont bénéficié des conditions « d’employabilité » (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999) ordinairement mises en œuvre dans les phases de pérennité économique. Les possibilités d’évolution professionnelle et de carrière s’inscrivaient ainsi dans des processus de coproduction collective (ZIMMERMANN, 2011) entre employeur et salariés et ces derniers y formaient également le projet d’assurer l’avenir de leurs enfants (LINHART, 2005). Les transformations productives en cours depuis la fin des années 1980 sont venues fragiliser ces formes de valorisation sociale qui semblaient acquises pour les familles ouvrières (BEAUD, PIALOUX, 1999). 13. Le Courrier picard, 13 mars 2009. 14. Rapport Secafi, décembre 2009. 15. « Menace de fermeture de l’usine Continental de Clairoix », L’Usine nouvelle, 2 mars 2009. 16. C’est-à-dire l’ouverture de la procédure d’information-consultation dans le cadre de la mise en œuvre du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). 17. « Lagarde choquée par la fermeture de l’usine Continental à Clairoix », L’Express.fr, 13 mars 2009. 18. « Clairoix (60). Colère chez Continental et ses 1 120 salariés sur le carreau », Le Courrier picard, 12 mars 2009. 19. « Continental “ne reviendra pas” sur sa décision », Le Courrier picard, 16 mars 2009. 20. « Continental : le sinistre projet », billet publié sur le blog de Michel Gonnot, député UMP de la circonscription Compiègne-Nord ; en ligne à l’adresse : http://gonnot.over-blog.com/ article-28657369.html ; consulté le 25 mars 2014. 21. « La droite renvoyée à ses promesses », Le Courrier picard, 17 mars 2009. 22. « Fillon promet des poursuites », Libération, 23 avril 2009. 23. « L’ami d’Arlette chez les Continental », Le Journal du dimanche, 3 mai 2009. 24. « Un homme en colère », Libération, 31 août 2009. 25. L’entreprise Chausson de Creil était une usine de production automobile appartenant au groupe éponyme, filiale de Renault et Peugeot. Il fut le plus grand site industriel de Picardie avec, dans les années 1970, près de 5 000 salariés. 26. Après avoir été exclu de la CGT puis de la CFDT, il crée avec un carré de fidèles le Syndicat démocratique Chausson (SDC) dont l’audience culmine à 21 % des suffrages aux élections professionnelles de 1990. 27. Ce conflit touche l’ensemble du groupe Chausson mais l’essentiel des actions est mené par les salariés du site de Creil, condamné à fermer. Si quelques responsables syndicaux de Gennevilliers, comme Bernard Massera, représentant au CCE, appuient cette lutte, Roland Szpirko en est, localement, l’un des principaux animateurs. 28. « Trois combats emblématiques », Libération.fr, 5 mai 2009. 29. Le comité d’établissement poursuit son activité jusqu’en février 2014, date du licenciement des salariés protégés.

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30. « Les Français et la séquestration des patrons », sondage réalisé par l’Ifop (Institut français d’opinion publique) en avril 2009, commandité par le journal L’Humanité. Ce sondage note que 63 % des personnes interrogées disent comprendre les actions de séquestration des patrons ; la moitié d’entre elles les approuvent même. 31. De multiples manifestations se sont déroulées notamment à Paris, Compiègne, Beauvais, Sarreguemines, Hanovre, Amiens avec les salariés de Goodyear et plusieurs meetings ont été organisés sur le parking de l’usine, devant le palais de justice d’Amiens ou de Compiègne.

RÉSUMÉS

Cet article étudie l’un des mouvements sociaux les plus emblématiques de l’année 2009, qui s’est déroulé dans l’Oise à l’usine Continental. À partir d’une recherche encore en cours, les auteurs essayent d’appréhender les façons dont cette lutte sociale s’est construite et s’est radicalisée. Dans un premier temps, ils la resituent dans l’histoire de l’usine, des conflits antérieurs, et examinent les conditions de l’annonce de la fermeture. Ensuite, les auteurs s’intéressent aux modalités et aux moyens donnés à la lutte en se centrant sur les acteurs du mouvement. Ils analysent ainsi les éléments les plus marquants d’une critique sociale et des formes de politisation qu’elle engage. Enfin, ils tentent de saisir les ressorts de la mobilisation collective qui reposent sur un double registre, matériel et symbolique : indemnisation financière de la perte d’emploi et de salaire et réparation de la violence sociale subie à la suite d’une fermeture qui a été vécue sur le mode de l’injustice.

This paper examines one of the most iconic social movements of 2009 that took place in the Oise county at the Continental factory. Using the results of a still ongoing research, the authors try to understand the ways in which this social struggle has been built and radicalized. First they situate this struggle in the history of the factory and previous conflicts, and examine the conditions of the announcement of its closure. Then, the authors concentrate on the ways and means given to the fight by focusing on the actors of the movement. The goal here is to show the most expressive elements of the social critique and its forms of politicization. Finally they try to grasp the motivation of the collective mobilization which is based on a double register, both material and symbolic : financial compensation for the loss of employments and wages, and the reparation for the violence of a closure that has been experienced as an injustice.

INDEX

Mots-clés : lutte sociale, économie morale, syndicats, mobilisation, restructuration, politisation du conflit Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J51 - Trade Unions; Objectives; Structure; and Effects, J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; Collective Bargaining, L65 - Chemicals; Rubber; Drugs; Biotechnology, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues) Keywords : social struggle, moral economy, trade unions, mobilization, restructuring, politicization of the conflict

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AUTEURS

PASCAL DEPOORTER CURAPP-ESS UMR 7319 (Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, épistémologie et sciences sociales), université de Picardie Jules-Verne ; pascal.depoorter@u- picardie.fr

NATHALIE FRIGUL CURAPP-ESS UMR 7319 (Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, épistémologie et sciences sociales), université de Picardie Jules-Verne ; nathalie.frigul@u- picardie.fr

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Contester, retarder ou empêcher les licenciements via le chômage partiel ? Usages syndicaux de la Cassa Integrazione Guadagni en Italie Contesting, delaying or preventing lay-offs thanks to partial unemployment ? Unions’ uses of the Cassa Integrazione Guadagni in Italy

Mara Bisignano

1 Autrefois circonscrites à des crises sectorielles touchant les modèles productifs des industries traditionnelles (textile, métallurgie, sidérurgie, etc.), les restructurations relèvent désormais davantage d’un phénomène d’ajustement diffus et permanent des organisations à la recherche de flexibilité et de compétitivité (AGGERI, PALLEZ, 2005). En ce sens, elles représentent un processus continu par lequel les organisations modifient leur structure interne et externe en introduisant des changements majeurs sur la structure de l’emploi. Même s’il n’est pas possible d’établir une relation systématique entre un processus de restructuration et une stratégie de suppression d’emplois, force est de constater les « impacts plus ou moins directs sur l’emploi, tant dans son volume que dans des dimensions plus qualitatives » (DIDRY, JOBERT, 2010, p. 11). L’emploi devient alors l’enjeu au cœur de la gestion des restructurations, surtout si elles s’accompagnent d’une procédure de licenciements collectifs. Trois considérations majeures s’imposent pour l’analyse. Premièrement, le cadre institutionnel et légal : le contexte réglementaire national définit les procédures et les conditions de mise en œuvre d’un plan de restructuration. Deuxièmement, le rôle joué par l’ensemble des caractéristiques sociétales dans la détermination des dispositifs d’accompagnement et/ou de prévention. In fine, le système de relations professionnelles, qui détermine à la fois le rôle des acteurs concernés (État, patronat et syndicats) et leur marge de manœuvre dans la négociation.

2 Depuis la crise économique de 2007, on assiste partout en Europe à une accélération et à une multiplication des plans de restructuration. L’Italie ne fait pas exception. Parallèlement, et selon une distribution territoriale inégale entre nord et sud du pays

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qui est liée à un développement économique fortement polarisé, l’Italie enregistre dans les années récentes une hausse continue de son taux de chômage : il atteint 10,7 % en 2012, soit un niveau équivalent à celui de la fin des années 1990.

3 Cet article se propose dans une première partie de situer l’importance du recours au chômage partiel en Italie et en Europe afin de s’interroger sur son rôle, notamment lors de la crise de 2008. Une deuxième partie sera consacrée à la présentation de deux expériences emblématiques de ce dispositif dans deux établissements du secteur de l’électroménager. Ces deux cas permettront d’interroger, en fonction de la nature de la restructuration, les stratégies collectives et le comportement des salariés victimes de la suspension de leur activité, l’usage et la réappropriation du dispositif de chômage partiel par l’acteur syndical majoritaire dans l’établissement et les effets produits par son utilisation sur l’emploi. En analysant les plans de restructuration qui se sont succédé dans ces deux établissements, nous montrerons comment les syndicats s’approprient le dispositif pour contester, retarder ou empêcher les licenciements. Enfin une troisième partie s’attachera à caractériser les perceptions contrastées qu’en ont les salariés.

Le chômage partiel, un modèle de flexicurité dans l’emploi ?

4 La crise économique est souvent invoquée pour réactualiser sous un angle nouveau des dispositifs de régulation de l’emploi auparavant considérés comme conjoncturels. C’est le cas notamment du chômage partiel qui connaît en Europe un nouvel essor. Couramment considérés comme des outils de flexibilité quantitative interne (BOYER, 1986 ; OCDE, 1995), les dispositifs de chômage partiel sont présentés comme une alternative aux licenciements dans la gestion des difficultés temporaires rencontrées par les entreprises. De plus, l’idée selon laquelle le recours au chômage partiel permettrait de mieux répondre aux problèmes des entreprises nourrit l’hypothèse de la possible existence d’un compromis acceptable entre flexibilité et protection de l’emploi (DELORS, DOLLE, 2009). Ces solutions de régulation de l’emploi, transitoires et en apparence plus souples, sont parfois mobilisées afin d’éviter des restructurations productives drastiques pouvant aboutir à des licenciements. Toutefois, elles sont loin de représenter une panacée pour les salariés : si le recours au chômage partiel en raison d’une restructuration (industrielle ou financière) a l’intérêt d’amortir une situation temporaire de crise, il n’évite pas par défaut le risque de la perte d’emploi.

Un recours au chômage partiel varié selon les pays en Europe

5 Les stratégies d’usage du chômage partiel varient selon les pays et la crise a relancé le débat sur la place à lui accorder dans un contexte de progression du taux de chômage et de processus diffus de restructurations des entreprises. Dès 2008, de nombreux pays ont modifié leur régime de chômage partiel en renforçant le montant et la durée de la prestation. C’est le cas de l’Allemagne, dont le gouvernement se prononce en 2008 pour un assouplissement transitoire des conditions d’éligibilité et de durée du chômage partiel conjoncturel (konjunkturelle Kurzarbeit) (EICHHORST, MARX, 2009).

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6 La France a également procédé à des aménagements réglementaires. D’une part, en 2009, un accord national interprofessionnel augmente, sauf dans certains cas particuliers, le taux d’indemnisation (qui passe de 50 % à 60 % du salaire horaire brut) tandis que le contingent d’heures autorisé par salarié passe de 600 à 800 heures par an. Depuis 2010, il a été porté à 1 000 heures, quelle que soit la branche professionnelle. D’autre part, simultanément, une négociation tripartite a conduit en 2009 à la création de l’activité partielle de longue durée (APLD) avec l’objectif d’améliorer à la fois le niveau d’indemnisation pour les salariés concernés (75 % contre 60 %) et la durée de recours à la mesure, qui passe de trois à douze mois. Par ailleurs, l’employeur s’engage à ne pas déclencher dans l’immédiat une procédure de licenciements économiques.

7 Le recours au chômage partiel comme outil de flexibilisation interne est présenté comme une voie à privilégier afin d’atténuer les impacts négatifs sur l’emploi. Cette préconisation se retrouve notamment dans les publications de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qui estime dans ses Perspectives de l’emploi 2010 que le chômage partiel joue un rôle primordial pour limiter les suppressions d’emplois, voire pour préserver, dans certaines situations, les emplois sur le court terme. À partir d’une série de variables telles que le taux de recours moyen et l’ampleur des dispositifs nationaux, elle élabore une estimation du nombre d’emplois permanents sauvés sur la période 2008-2009. À titre d’exemple, si la France grâce au chômage partiel a sauvegardé près de 18 000 emplois, l’Allemagne en a préservé environ 221 500 (voir graphique 1). Cependant, et tout en reconnaissant l’intérêt du chômage partiel durant la crise, un document de la COMMISSION EUROPÉENNE (2012) invite à la prudence quant à sa capacité à représenter une alternative permanente au risque de licenciements collectifs en cas de conjoncture économique défavorable. À cela s’ajouterait le risque de non-viabilité économique d’un tel régime de protection de l’emploi.

Graphique 1 : Impact du chômage partiel sur l’emploi permanent entre 2008 et 2009

* signale les pays ayant instauré un nouveau dispositif d’indemnisation du chômage partiel en réaction à la crise. Source : OCDE (2011), Perspectives de l’emploi 2010.

8 Des caractéristiques sociétales spécifiques permettent d’appréhender l’hétérogénéité des expériences nationales en matière de recours au chômage partiel. La configuration des systèmes productifs, la structure de l’emploi, les dispositions légales issues ou non de la négociation interprofessionnelle et de branche ou encore l’implantation syndicale (et son organisation) sont autant d’éléments à considérer. Le fait que ce soit le secteur industriel qui ait principalement expérimenté l’utilisation d’un tel dispositif n’est pas sans incidence sur sa centralité dans les politiques publiques de l’emploi. Les pays qui

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enregistrent des recours massifs à ces dispositifs de modulation de l’horaire de travail sont ceux dont les effectifs du secteur industriel (y compris la construction) demeurent importants1.

9 L’Italie est le deuxième pays de la zone euro à avoir recouru massivement au chômage partiel après l’Allemagne. Le nombre de salariés concernés par au moins une heure de réduction du temps de travail au titre du chômage partiel a été de 1 407 000 en 2011, soit environ deux fois plus qu’en 2008, après avoir concerné près de 1 669 000 travailleurs en 20092. Sur un contingent d’environ un milliard d’heures autorisé, 527 925 773 d’heures ont été utilisées en 2011, avec une large prédominance de l’industrie, ce qui n’est pas sans lien avec le poids de l’industrie italienne et une désindustrialisation moindre qu’en France. À l’inverse, en France, l’utilisation du dispositif de chômage partiel paraît plus résiduelle, malgré une progression récente. Après une forte augmentation entre fin 2008 et 2009 du nombre d’heures utilisées au titre du chômage partiel (près de 31 millions), ce dernier s’est stabilisé en 2011 à 12 millions d’heures (CALAVREZO, LODIN, 2012). Au total, si sur la période 2008-2009 la mesure a concerné en moyenne 260 000 salariés par mois, cet effectif est retombé à 34 000 salariés en 2011 (BEAUVOIR, CALAVREZO, 2012). D’une manière générale, le secteur industriel est dans les deux pays le premier utilisateur du dispositif : 85 % des heures consommées entre 2007 et 2010 et 75 % en 2011 pour la France, contre près de 80 % pour l’Italie.

10 Dans le cas italien, c’est l’importance du rôle joué par les syndicats qui peut contribuer à expliquer la centralité du dispositif. Fort d’un taux de syndicalisation important dans toutes les branches professionnelles (en moyenne 35 % des salariés), les syndicats sont des interlocuteurs centraux dans les débats portant sur l’organisation du travail et l’emploi (LEONARDI, 2003). Leur capacité d’intervention, notamment au niveau de l’entreprise, leur confère un rôle déterminant à la fois dans la négociation décentralisée et au sein des commissions régionales chargées d’évaluer les causes de recours au chômage partiel. De plus, dans les entreprises, les délégués œuvrent à l’application du dispositif et veillent au respect d’un principe de rotation de la main-d’œuvre (BISIGNANO, 2013).

Le chômage partiel en Italie : un pilier consensuel de la politique de l’emploi

11 En Italie, le régime de chômage partiel incarne l’un des piliers fondamentaux de la politique économique et de l’emploi avec la Cassa integrazione guadagni (CIG), littéralement « caisse d’intégration des gains » que l’on propose de traduire par « caisse de compensation salariale ». Elle se distingue d’un régime d’assurance chômage par le caractère temporaire de la suspension de l’activité de travail et le centrage sur certains secteurs d’activité. Originairement instituée comme mesure provisoire pendant la dernière phase du fascisme en 1941, elle a fini par devenir structurelle. À sa création, elle était limitée à certains bassins d’emploi du nord du pays, répondant à une volonté politique de soutien temporaire à la grande industrie : elle se proposait à la fois d’y éviter la mobilité intersectorielle des salariés vers les secteurs en pleine expansion (par exemple l’armement) et d’y préserver l’appareil industriel d’après-guerre (CHERCHI, 1958). Son extension, six ans plus tard, à l’ensemble du territoire peut davantage être interprétée comme un moyen d’accompagner le développement industriel et de

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maîtriser des fluctuations conjoncturelles de l’activité productive. Ainsi, le boom économique qui caractérise la décennie 1955-1965 est marqué par une importante transition productive qui signe l’avènement d’un appareil industriel spécialisé et diversifié.

12 Depuis son instauration, ce dispositif a permis aux salariés mis au chômage technique, essentiellement dans les moyennes et grandes entreprises, de bénéficier d’un salaire de remplacement pendant la cessation (complète ou partielle) temporaire de leur activité tout en préservant leur poste de travail au sein de la même entreprise (BISIGNANO, 2014). Le système de chômage partiel a donc évolué au fil du temps pour devenir une mesure politique de soutien de l’appareil productif et des emplois lors de périodes de contraction de l’activité productive.

13 Depuis 1968, la législation prévoit deux modalités d’application distinctes afin de faire face à des situations de difficultés économiques conjoncturelles ou structurelles. La première, la CIG ordinaire, intervient pour atténuer les effets imputables à un ralentissement temporaire de l’activité alors que la deuxième, la CIG extraordinaire, peut être demandée pour soutenir un processus de crise d’entreprise, de restructuration et/ou de réorganisation. Dans le premier cas, la durée de recours est limitée à 52 semaines tandis que pour la CIG extraordinaire, elle varie, selon le motif d’interruption de l’activité, entre un an en cas de crise d’entreprise et quatre ans en cas de restructuration3. Le recours au chômage partiel devient donc un préalable à toute forme de restructuration et de réorganisation visant à réduire totalement ou partiellement le volume d’emploi : la construction de la CIG extraordinaire trouve son origine dans la volonté première d’accompagner des processus de réorganisation industrielle et d’amortir des crises sectorielles (MOSLEY, 1996).

14 En tout état de cause, dans ces deux cas de figure, le maintien du contrat de travail est assorti d’une réduction du salaire. Certes, les salariés perçoivent une indemnité de remplacement équivalente à 80 % du salaire qui aurait été perçu pour les heures chômées dans la limite d’un plafond révisé annuellement : en 2013, ce plafond mensuel est fixé à 959,22 € bruts pour les salaires inférieurs ou égaux à 2 075,21 € bruts et à 1 152,90 € pour les salaires supérieurs. De plus, cette indemnité est soumise à un prélèvement fiscal spécial de 5,84 %. Comparativement au régime d’indemnisation du chômage, la CIG ouvre droit à un niveau de couverture plus important et plus long alors même que la réforme du marché du travail mise en œuvre par le gouvernement Monti4 tend à un alignement des deux prestations en termes de montant.

15 La place occupée par la CIG au sein des politiques de l’emploi est de facto tout à fait singulière : amortisseur industriel incontestable, outil direct et indirect de régulation de l’emploi et, tout à la fois, instrument de garantie salariale pour les salariés en emploi et de réduction salariale pour les employeurs. En raison également de son caractère structurel, le financement de ce dispositif demeure central pour comprendre sa place dans la régulation des processus de fluctuations de la main-d’œuvre. De fait, la protection de l’emploi via le maintien du contrat de travail au sein des marchés internes fait du système de la CIG un outil concurrent au régime commun d’indemnisation du chômage.

16 Depuis 1975, la CIG est un régime mixte dont le financement relève principalement d’une logique de type assurantiel. D’après la loi n° 164 / 1975, la CIG ordinaire est financée par des cotisations patronales dont le taux varie en fonction de la taille et du secteur d’activité de l’entreprise5. Quant à la CIG extraordinaire, son fonctionnement

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est garanti par des cotisations versées par les employeurs et les salariés6 auxquelles s’ajoute un financement public. L’indemnisation du chômage partiel relève d’une institution spécifique, l’Institut national de prévoyance sociale (Istituto Nazionale della Previdenza Sociale, INPS) à laquelle sont confiés la collecte et le versement des indemnités pour les heures chômées. Ce régime assurantiel, hors période de crise, est loin d’être déficitaire : avant 2008, les caisses de compensation salariale présentaient un solde largement positif. À titre d’illustration, entre 2003 et 2007, les deux caisses de CIG comptaient un actif cumulé de plus de 13 milliards d’euros (dont 10,855 milliards pour la CIG ordinaire et 2,4 milliards pour la CIG extraordinaire)7. Au cours de ces cinq années, les cotisations patronales annuelles au titre de la CIG ordinaire oscillent entre 2,329 (en 2003) et 2,870 milliards (en 2007) d’euros tandis que les prestations versées chaque année sur la même période sont comprises entre 278 (en 2007) et 516 (en 2005) millions d’euros. Parallèlement, le montant des cotisations patronales et salariales perçues au titre de la CIG extraordinaire progresse, passant de 826 millions d’euros en 2003 à 998 millions en 2007. Les prestations versées par l’INPS passent, pour leur part, de 300 millions d’euros en 2003 à 424 millions en 2007.

17 Ce système de protection engendre une flexibilité accrue (numérique, horaire et organisationnelle) tout en assurant la sécurité dans l’emploi pour les salariés assujettis à une réduction horaire. Une procédure obligatoire de consultation des représentants syndicaux d’entreprise est en outre prévue. Durant la période de mise en œuvre du dispositif, les salariés, tout en conservant leur poste de travail, restent néanmoins exposés au risque de licenciements collectifs. En effet, si dans le cadre de la CIG ordinaire aucune procédure particulière n’est nécessaire, la demande de CIG extraordinaire est susceptible de s’accompagner d’une déclaration préalable de l’employeur du nombre de salariés en sureffectif. C’est cette déclaration qui peut justifier une réduction du temps de travail (partielle ou totale, dans la limite de la durée légale du travail) établie pour chaque unité productive. De fait, en période de chômage partiel, des mesures peuvent être prises afin de faciliter la mobilité externe des salariés, telles que des primes de départs volontaires ou encore des plans d’accompagnement à la retraite.

La CIG, rempart contre la crise de 2008 ?

18 Dans le cas italien, l’évolution des missions remplies par la CIG doit être rapportée aux transformations des systèmes productifs, des secteurs d’activité ainsi qu’à l’utilisation variée qui est faite du dispositif (SCHENKEL, ZENEZINI, 1986). Ainsi, les années 1980 marquent le début d’une période de recours intensif qui contribue à amortir les conséquences sociales de la baisse temporaire de l’activité dans certains secteurs. Si plusieurs auteurs ont relevé un effet de segmentation de la main-d’œuvre et de frein à la mobilité sur le marché externe (GARONNA, PANIZON, 1982 ; DARDI 1983), d’autres analyses montrent l’absence d’un lien de causalité entre le comportement de la main-d’œuvre en CIG et la mobilité externe (SERAVALLI, 1986). Les modifications législatives intervenues à partir des années 1990 (nouvelles durées d’utilisation du dispositif, plafonnement du montant, élargissement à d’autres secteurs d’activité, etc.)8 accompagnent davantage, dans la période récente, la régulation des processus de restructuration et/ou de réorganisation. Certains auteurs considèrent que le recours au chômage partiel a constitué pour l’Italie à la fois le principal instrument de politique publique adopté pour atténuer l’impact social de la crise et un moyen de légitimer les syndicats du fait

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de leur participation à la négociation au niveau décentralisé (SACCHI et al., 2011, pp. 78-89 ; pour les statistiques de recours, cf. supra).

19 Parallèlement, et afin de limiter cette progression du taux de chômage, un recours inédit au dispositif de modulation horaire a été enregistré. Globalement, pour la période 2008-2012, les deux modalités d’intervention de CIG ont été largement utilisées selon deux mouvements superposés que révèle l’exploitation des statistiques de l’INPS (voir graphique 2).

Graphique 2 : Évolutions du nombre d’heures utilisées de CIG, entre 2008 et 2012

Source : Graphique construit sur la base des rapports annuels de l’INPS de 2008-2011 et du « Coordinamento Generale Statistico Attuariale » (2012).

20 Le premier mouvement coïncide avec l’amorce de la crise. Face à ce qui alors paraissait être un ralentissement temporaire de l’activité, une augmentation significative du volume d’heures utilisées9 pour la modalité ordinaire de CIG (+ 395 % entre 2008 et 2009) a été enregistrée. Cette augmentation équivaut, en valeur absolue, à 71,8 millions d’heures de CIG ordinaire en 2008 et à 355,6 millions en 2009. La CIG ordinaire enregistre ensuite une baisse importante, de 58,3 %, sur la période 2009-2012 (de 355,6 millions à 148,2 millions d’heures).

21 Le deuxième mouvement correspond au prolongement de la crise et à ses conséquences désormais structurelles, d’où le recours massif à la CIG extraordinaire10. Entre 2008 et 2009, la progression approche les 140 % : la CIG extraordinaire passe de 101 à 242,3 millions d’heures, ce qui représente 40,5 % du total des heures de chômage partiel consommées. Entre 2009 et 2010, on enregistre une nouvelle hausse de près de 70 % avec 412 millions d’heures utilisées, ce qui représente 67,7 % du total des heures de CIG. Sur la période plus récente, 2010-2012, on constate que malgré une légère baisse des recours « extraordinaires » (- 7,8 %), leur part reste très élevée (71,9 % du total). Le contexte actuel souligne que la portée du chômage partiel dépasse largement celle d’une mesure destinée à seulement amortir les effets de la conjoncture. En limitant

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notre attention à la CIG extraordinaire, on constate que l’industrie demeure le principal utilisateur du dispositif (en 2011, 79,9 % du total), suivi par le bâtiment et les services.

Le chômage partiel : un outil de défense syndicale face aux restructurations ?

22 S’intéresser aux restructurations présuppose de se doter d’une définition assez large, capable d’englober les processus qui affectent la structure de l’organisation, les pratiques de travail et les relations d’emploi (BEAUJOLIN-BELLET, SCHMIDT, 2012). Lorsque les restructurations impliquent également des plans de suppression d’emplois, des actions collectives à l’initiative des salariés et de leurs représentants sont expérimentées. Afin d’interroger les mécanismes de mise en œuvre d’un plan de restructuration prévoyant une réduction d’effectifs, deux monographies d’entreprises d’électroménager sont présentées. Elles sont issues d’un travail empirique conduit sur 54 établissements (voir encadré 1) éligibles au régime de chômage partiel. La recherche a porté sur trois volets complémentaires : les causes du recours au chômage partiel, son usage / son appropriation par l’acteur syndical et les effets produits par l’utilisation du dispositif sur l’emploi. S’agissant des causes, des difficultés économiques conjoncturelles ou une crise structurelle induisent un recours différencié à la CIG ordinaire ou extraordinaire. Dans la plupart des établissements de l’échantillon (près de 85 % des cas), l’analyse a révélé des recours successifs et/ou alternés aux deux modalités de CIG sur la période 2005-2012.

Encadré 1 Méthodologie Cet article s’inscrit dans un travail de recherche mené entre 2009 et 2012 auprès de 54 établissements localisés dans quatre zones géographiques (nord-ouest, nord- est, centre et sud de l’Italie) et employant entre 50 et 1 500 salariés. Sans avoir la prétention de constituer un échantillon représentatif des entreprises ayant subi un plan de restructuration, la recherche se veut néanmoins transversale et couvre plusieurs secteurs d’activité présentant des caractéristiques socio-économiques diverses : métallurgie, automobile, plasturgie, informatique, chimie, électroménager-électronique. Chaque établissement a fait l’objet d’une série d’entretiens semi-directifs auprès de différents acteurs syndicaux, patronaux et salariés. Parallèlement, et afin de reconstruire la position syndicale sur le chômage partiel, des responsables syndicaux nationaux et territoriaux des deux principales confédérations (CGIL, Confederazione Generale Italiana del Lavoro et CISL, Confederazione Italiana Sindacato Lavoratori) et de leur fédération de la métallurgie (FIOM-CGIL [Federazione Impiegati Operai Metallurgici] et FIM-CISL [Federazione Italiana Metalmeccanici]) ont été rencontrés. Issues toutes deux de la Confederazione Generale del Lavoro (Confédération générale du travail), la CISL était à l’origine inspirée par la démocratie chrétienne alors que la CGIL était à sa création proche des courants communistes et socialistes. Le présent article retient de ce travail deux monographies d’entreprises (Bialetti et Fagor-Brandt) implantées dans le bassin d’emploi de Brescia et relevant de la branche de la métallurgie et du secteur de l’électroménager. Afin de mesurer et de caractériser l’ampleur du recours au chômage technique

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(partiel ou total) durant la période récente, 2008-2012, plusieurs bases de données ont été interrogées. Pour dresser une cartographie sectorielle et territoriale des entreprises concernées par un processus de restructuration / réorganisation, deux sources ont été mobilisées : – les données produites par l’Observatoire CIG de l’INPS (Istituto Nazionale della Previdenza Sociale, Institut national de prévoyance sociale). Elles permettent d’interroger des variables d’analyse, telles que le nombre d’heures autorisées pour les ouvriers et les employés, le type d’intervention (ordinaire ou extraordinaire), selon la branche ou le bassin d’emploi ; – les données issues du « Coordinamento Generale Statistico Attuariale », qui permettent de recenser le volume d’heures effectivement utilisées sur le contingent d’heures autorisées à partir des demandes administratives transférées à l’INPS par les entreprises. En vertu de la centralité de la négociation sur l’emploi au niveau de l’établissement, les stratégies des acteurs syndicaux sont primordiales pour comprendre les mécanismes de régulation « multiniveaux » d’un processus de réorganisation productive. Les deux expériences de restructurations présentées ici illustrent la manière dont les élus syndicaux et les salariés s’approprient le dispositif de chômage partiel. Nous mobilisons huit entretiens semi-directifs réalisés entre avril et octobre 2011 auprès de deux catégories d’acteurs principales : responsables syndicaux et salariés. Nous avons ainsi rencontré deux délégués syndicaux d’entreprise élus, respectivement membres de la FIOM (Fagor- Brandt) et de la FIM (Bialetti), ainsi que deux salariés ayant subi les processus successifs de restructuration. Nous mobilisons également quatre entretiens complémentaires, au niveau de la branche et du territoire, avec deux responsables nationaux de la branche de la métallurgie appartenant à la FIOM-CGIL et à la FIM- CISL et deux responsables syndicaux territoriaux qui nous ont permis d’établir un état des lieux des établissements et des caractéristiques socio-économiques du bassin d’emploi. Enfin, plusieurs types de documents ont contribué à compléter les deux monographies : négociation des plans sociaux, accords d’entreprises, accords ministériels, communiqués de presse syndicale ou encore bilans sociaux. Les entretiens nous ont permis de dégager deux interrogations majeures relatives aux stratégies différentes des acteurs collectifs et individuels. La première porte sur l’appropriation du dispositif de chômage partiel selon que le recours présente un caractère conjoncturel (Bialetti) ou structurel (Fagor-Brandt). La deuxième concerne davantage les solutions envisagées en termes d’emploi pour les deux établissements, à la fois sur la période récente (2008-2012) et sur une temporalité plus longue (2005-2012), à l’aune des mesures d’anticipation ou d’accompagnement (programme de requalification, activité de formation, etc.) envisagées par les délégués syndicaux dans le cadre de la négociation.

23 Concernant l’appropriation du dispositif par l’acteur syndical, le travail conduit sur l’ensemble des établissements ayant recouru à la CIG extraordinaire a montré deux orientations différentes d’accompagnement vers le marché du travail ou de tentative de maintien dans l’emploi. Indépendamment du secteur d’activité ou de la majorité syndicale, l’ensemble des acteurs interrogés manifestent leur attachement unanime au dispositif. Bien qu’il ne soit pas possible d’établir une relation systématique, la présence

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d’un syndicat fortement majoritaire influence néanmoins l’adoption de l’une ou de l’autre des orientations collectives mentionnées ci-dessus. En ce sens, les termes de la négociation ou encore la stratégie de l’établissement sont également des variables déterminantes. Tous secteurs d’activité confondus, lorsque la CISL (Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori) est majoritaire, la logique de maintien dans l’emploi des salariés touchés par le dispositif se retrouve dans moins de 40 % des cas observés contre les trois quarts lorsque la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro) est majoritaire.

24 Parallèlement, ce n’est pas tant le type d’entreprise que l’affiliation à une branche professionnelle qui conditionnerait le choix d’une stratégie. La branche métal- mécanique, comparativement à d’autres, semble ainsi constituer un cadre particulièrement propice à l’expérimentation du maintien dans l’emploi, en raison notamment d’un fort taux d’adhésion syndicale (près de 33 %). La branche semble avoir un effet propre, au-delà de stratégies syndicales qui restent bien différenciées autour de l’objectif du maintien dans l’emploi (dans plus d’un cas sur deux pour la FIM-CISL [Federazione Italiana Metalmeccanici] et près de huit cas sur dix pour la FIOM-CGIL [Federazione Impiegati Operai Metallurgici]).

25 S’agissant des effets sur l’emploi, si la CIG peut incarner une forme d’intériorisation du risque de la perte d’emploi, les conséquences peuvent être diverses selon que la CIG est mobilisée en tant que réponse à un risque temporaire ou irréversible. Deux cas de figure non exhaustifs peuvent se présenter dans le cadre d’une intervention extraordinaire, qui doit être demandée par l’entreprise (cf. supra). Lorsque, dans un contexte de restructurations, les pressions sur l’emploi sont supposées être transitoires, la CIG extraordinaire peut produire un « effet d’amortisseur ». À l’inverse, lorsque les suppressions d’emplois apparaissent comme inévitables, la CIG extraordinaire agit comme un « sas », c’est-à-dire comme un dispositif qui, tout en préservant les emplois des salariés pour une durée déterminée, les place dans une situation transitoire vers le marché du travail. Cette distinction doit être interprétée comme un outil heuristique permettant de déchiffrer les conséquences du dispositif sur l’emploi. Toutefois et compte tenu de la complexité des cas étudiés, il n’est pas toujours possible d’inscrire les effets de la CIG dans ces deux cas de figure. Des effets d’aubaine, notamment liés au niveau de qualification professionnelle, peuvent être constatés pour certains groupes de salariés confrontés à une stratégie collective de maintien dans l’emploi. Dans certains secteurs d’activité à haute spécialisation et qualification (par exemple dans l’informatique), nous pouvons observer que la CIG produit à la fois un effet d’amortisseur sur l’emploi et, indirectement, individuellement, un effet de sas. Autrement dit, si le recours collectif au dispositif vise à amortir une crise, cette période est parfois mise à profit par les salariés les plus qualifiés pour préparer un changement d’emploi.

26 En prenant en compte les trois niveaux d’analyse (causes, usages, conséquences) et par le biais des deux monographies d’entreprises, nous nous efforcerons de tester l’hypothèse selon laquelle l’usage et l’appropriation du chômage partiel mis en avant par la stratégie collective défendue lors de la négociation par l’acteur syndical influencent les effets induits sur l’emploi (CIG-amortisseur ou CIG-sas).

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Des monographies contrastées d’industries en restructuration

27 Dans chacun des deux établissements analysés, la stratégie syndicale a conduit à une utilisation différente de la même modalité de chômage partiel.

28 Pourtant, appartenant au même secteur d’activité, les deux établissements se rapprochent par les nombreux changements de périmètre organisationnel et stratégique entrepris par Bialetti Industrie, d’une part, et par la multinationale coopérative Mondragón pour sa branche Fagor Electrodomésticos, d’autre part. Par ailleurs, leur ancrage territorial est identique : la province de Brescia se caractérise par un développement industriel et productif indéniable et un taux de chômage, certes en hausse depuis 2008, mais qui demeure bien inférieur à la moyenne nationale (6,8 % en 2012 contre 3,1 % en 2008). Afin d’appréhender les évolutions de l’organisation productive et du volume d’emploi, l’analyse intégrera la nature des processus de restructurations ainsi que le recours à des dispositifs légaux et conventionnels visant à gérer les parcours professionnels de salariés à l’activité partiellement ou totalement suspendue.

29 Dans les deux établissements étudiés, les processus de restructuration paraissent dépendants de facteurs exogènes : la crise des marchés et la concurrence des pays émergents représentent les principales causes invoquées pour légitimer des plans de réductions d’effectifs. Mais ils prennent des formes différentes.

30 Chez Fagor-Brandt, les restructurations successives s’inscrivent dans une stratégie européenne de fusion / acquisition tant financière que productive du groupe coopératif, difficile à cerner sur le long terme (AMADO-BORTHAYRE, 2009) mais qui, dans le cas italien, a conduit à une reconversion productive partielle du site. Inversement, le cas de Bialetti relève davantage d’une stratégie d’externalisation, puis de délocalisation et enfin, de reconversion partielle.

31 Dans les deux cas présentés, le recours au chômage partiel n’est qu’une des conséquences d’un mouvement plus large de restructuration : Bialetti engage de 2008 à 2013 deux négociations sur le chômage partiel alors que chez Fagor-Brandt, pour la période 2003-2013, cinq accords ont été signés.

32 Un tel contexte influence en partie la manière dont s’organisent les initiatives des représentants syndicaux. Par ailleurs, l’environnement syndical lui-même joue un rôle dans les négociations. Dans les deux cas, les deux principales fédérations de la métal- mécanique (FIOM et FIM), rattachées respectivement aux confédérations syndicales CGIL et CISL, bénéficient d’une solide représentativité11. Si, dans le cas de Bialetti, les négociations ont été conflictuelles, chez Fagor-Brandt, elles ont été menées de manière plus unitaire et dans les deux cas, la stratégie collective adoptée a été soumise au vote des salariés réunis en assemblée (voir encadré 2).

33 Les deux monographies reflètent deux stratégies syndicales différentes dont les effets sur l’emploi illustrent, d’une part, une utilisation de la CIG fonctionnant comme un « sas » et, d’autre part, comme un « amortisseur ».

34 Le cas de Bialetti est caractéristique d’un processus de restructuration dans lequel le recours à la CIG sert à la fois de variable d’ajustement du volume d’emploi et de réorganisation productive. Face au caractère irréversible des suppressions d’emplois, la négociation a donné lieu également à des procédures de licenciements collectifs et à un recours au chômage partiel. Dans ce cas de figure, la stratégie syndicale

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d’accompagnement des salariés vers le marché externe du travail a conduit à une utilisation de la « CIG-SAS ».

35 Inversement, Fagor-Brandt incarne un cas emblématique de stratégie syndicale de refus des licenciements et d’usage de la CIG comme tentative pour maintenir les salariés dans leur emploi. Néanmoins, plusieurs dispositifs conventionnels ont été mis en œuvre pour réduire le volume d’emploi : plans de départ volontaire et dispositifs de fin de carrière. Dans ce contexte, la mobilisation collective autour de la CIG induit un effet d’amortisseur sur l’emploi en prévision d’une reprise de l’activité productive.

Encadré 2 Climat syndical et déroulement des négociations Dans les deux cas analysés, le climat syndical semble avoir une incidence sur le déroulement des négociations. Dans le cas de Fagor-Brandt, la stratégie unitaire a permis de fédérer l’action syndicale autour du refus des licenciements. À cet égard, la presse syndicale faisait état, dès 2006, du fait que « les assemblées de travailleurs ont donné mandat aux représentants syndicaux pour négocier la mise en place d’un plan industriel excluant le recours aux licenciements mais aussi pour obtenir des garanties sur l’emploi, les salaires et les perspectives du site » (« Senza investimenti non si può garantire il futuro di Brandt Italia », Metalfiom, Anno XV, n° 54, ottobre 2006, p. 6). C’est à cette seule condition que les syndicats ont accepté d’entamer une négociation sur l’usage des amortisseurs sociaux nécessaires à la reprise car selon la FIOM, « depuis 2001, les difficultés perdurent. Les travailleurs doivent affronter un ensemble de problèmes sans lien avec la production et la capacité productive de l’établissement » (« Ancora difficoltà alla Brandt di Verolanuova », Metalfiom, Anno XVI, n° 57, giugno 2007, p. 7). L’objectif défendu était donc de permettre « dans un contexte de crise industrielle sans précédent, d’affronter avec des mesures alternatives et non traumatisantes, la question des sureffectifs » (Communiqué de presse, FIOM, 16 mars 2009) en refusant les licenciements et en privilégiant des systèmes d’accompagnement vers la retraite. Inversement, chez Bialetti, les fortes tensions entre les équipes syndicales ont alimenté une controverse qui se manifestera tout au long des négociations. Ainsi, « la FIOM n’a jamais considéré comme irréversible le choix de Bialetti et a maintenu pour toute la durée des négociations une position de refus des licenciements » considérant qu’il était « immoral que des travailleurs votent sur le licenciement d’autres travailleurs » (« Licenziano e firmano i licenziamenti… hanno proprio toccato il fondo », Metalfiom, Anno XVII, n° 62, marzo 2009, p. 5). En revanche, la FIM a toujours affirmé que « l’objectif est de sauver le travail qu’il y a, [...] d’essayer d’obtenir de la part de l’entreprise tout ce qu’il est possible d’obtenir pour accompagner vers un nouvel emploi les sureffectifs. D’un côté, on a les barricades [FIOM] et d’un autre côté, la responsabilité de sauver les postes de travail qu’il est possible de sauver » (Communiqué de presse, FIM, 21 mai 2011).

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Le chômage partiel, « sas » pour préparer à la mobilité externe : le cas de Bialetti

36 Chez Bialetti (voir encadré 3), la gestion des restructuration s’est déroulée dans un contexte de négociation assez conflictuel entre les différents représentants syndicaux quant à la légitimité des plans de réorganisation annoncés par la direction. Dans les deux phases de restructurations connues par l’établissement Bialetti, les divergences syndicales ont conduit à la conclusion d’accords signés uniquement par la FIM (la FIOM s’étant positionnée contre). La négociation a été plus favorable à l’orientation promue par les élus de la FIM-CISL12 qui s’est appuyée sur le vote d’adhésion exprimée en assemblée par les salariés. Si le choix de la direction de procéder à des licenciements n’a pas été contesté, l’action syndicale a néanmoins permis de négocier un recours au chômage partiel pour les salariés en sureffectifs. Dans ce contexte, l’usage de la CIG traduit une volonté syndicale de faire appel au dispositif afin d’accompagner, sur un temps plus long, la transition et la mobilité des salariés vers un nouvel emploi.

Encadré 3 Bialetti SA Bialetti Industrie est une entreprise spécialisée dans la production et la distribution de petit électroménager et d’articles culinaires. Fondée en 1919, elle emploie aujourd’hui environ 900 salariés dans le monde. Avant 2010, le groupe était présent en Italie sur deux sites, dans le Piémont et en Lombardie. Entre 2008 et 2012, le chiffre d’affaire du groupe recule de 48,2 millions d’euros. Bialetti enregistre également, sur la même période, un fort recul de son bénéfice net qui, pour 2012, est de 876 000 euros contre 2,8 millions pour 2011 (et 23,5 millions en 2008). Dans ce contexte, les deux établissements italiens sont confrontés à une restructuration qui conduit à une délocalisation partielle et à une diversification de l’activité productive. La baisse des ventes dans un contexte de forte concurrence est d’environ 27 % entre 2008 et 2010 et amène le groupe à déclencher trois plans sociaux. Le premier concerne le site piémontais qui est définitivement fermé en 2010 et dont la production est délocalisée en Roumanie. Environ 120 salariés sont touchés par la fermeture de l’établissement. Parallèlement, l’établissement de Brescia, qui nous intéresse ici, connaît deux phases de restructuration entre 2008 et 2012. Elles semblent étroitement liées à la forte concurrence, sur le marché de l’acier, des producteurs installés dans les pays émergents mais également à la volonté du groupe de réduire ses coûts de production. La première phase de restructuration débute au cours de l’année 2008 : elle coïncide avec l’externalisation d’une partie de la production et la suppression de 75 emplois. La deuxième, en 2011, correspond à la cessation totale de la fabrication d’articles culinaires et à sa délocalisation en Turquie. Ce dernier plan concerne 85 salariés sur un volume total de 293 travailleurs début 2011. Fin 2011, tous types de contrats confondus, les femmes représentent 49,2 % des effectifs (Bilan social).

37 Une telle orientation syndicale est cohérente avec un référentiel d’action privilégiant une logique de sécurisation des parcours individuels. À cet effet, les délégués ont prôné une stratégie d’accompagnement visant à renforcer l’employabilité des salariés sur le

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marché du travail par le biais de programmes de suivi personnalisé et d’actions de formation. En cela, ils rejoignent la vision de la fédération sur la place centrale à attribuer aux actions de formation lors d’une phase de restructuration. « En ce qui concerne la formation, dans le cas des restructurations elle est nécessaire […]. En gros, une fois que des actions de formation sont négociées, cette offre doit devenir une obligation parce qu’il est bien que les travailleurs, eux aussi, s’activent pour avoir plus de chances de trouver un emploi […]. Plus le travailleur a une professionnalité élevée et plus il pourra se vendre sur le marché. Quand il y a une CIG, les plus qualifiés sont les premiers à partir en optant pour les démissions. Voilà l’intérêt de la formation pendant ces périodes parce que si tu es formé, tu augmentes les possibilités de retrouver un emploi, sinon tu restes en CIG. » (Extrait d’entretien avec le secrétaire général de la FIM, avril 2011.)

38 Ainsi, le secrétaire général de la fédération, tout en reconnaissant les différences majeures entre les causes de recours, se prononce très favorablement sur l’utilisation et l’utilité de la CIG : « La CIG est un amortisseur social important aussi parce que c’est le seul. À part cela, il y a l’allocation-chômage. Mais dans ce cas, on est déjà face à un licenciement. La CIG, au contraire, n’interrompt pas la relation d’emploi mais la maintient […]. Donc il s’agit là d’un instrument fondamental pour la gouvernance des variations [d’activité], des situations impliquant la gestion des entreprises, pour gérer les difficultés que peuvent rencontrer les entreprises sans les faire peser sur les travailleurs. C’est un instrument de flexibilité, de gestion de la main-d’œuvre et du marché mais aussi des crises transitoires ou plus structurelles. Chez nous, cela a toujours bien fonctionné, c’est un instrument important qui, je crois, ne doit pas être supprimé. » (Extrait d’entretien avec le secrétaire général de la FIM, avril 2011.)

39 Dans le cas de Bialetti, l’action collective s’est donc orientée vers la conclusion d’accords prévoyant une période de chômage partiel préalable aux licenciements collectifs dans les deux phases de restructuration.

40 La première, débutée en novembre 2008 pour externaliser une partie de la production, se conclut par une procédure de licenciements collectifs pour 75 salariés dont 56 ouvriers. Parallèlement, un recours au chômage partiel pour restructuration a été demandé dès février 2009 pour une durée d’un an. Dans ce cas particulier, le recours au chômage partiel a servi à « dissimuler » la condition de chômeurs à laquelle les salariés étaient déjà confrontés. D’ailleurs, un délégué syndical FIM, responsable service clientèle étranger, ne nie pas ce risque (octobre 2011) : « Je pense que parfois la CIG extraordinaire peut représenter un moyen de camouflage du chômage. Lorsque la CIG a comme finalité une restructuration importante, elle ne garantit rien, seulement un peu plus de salaire pour les personnes. Dans notre cas, la première CIG avait permis d’éviter que toute la production disparaisse. »

41 Dans le même temps, comme il le précise, une prime supplémentaire à l’indemnité de chômage partiel légalement due a été négociée avec la direction : « Attention, nous avons quand même négocié une prime de 200 à 300 euros mensuels en plus de leur indemnité moyenne de 800 euros. Ce n’est pas rien ! »

42 Quant au dialogue avec les autres élus syndicaux, il n’a pas été sans heurt : le plan social ciblant 75 salariés a en effet été l’occasion d’un conflit ouvert autour de sa légitimité. Le délégué syndical FIM explique en octobre 2011 : « Il n’y a pas eu d’unité syndicale car, selon la FIOM, il n’était pas admissible qu’une unité de production, c’est-à-dire les travailleurs,

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puissent être en CIG totale et licenciés. Raison pour laquelle selon eux aucun accord n’était possible. »

43 De fait, cette première restructuration laisse entrevoir une stratégie de délocalisation du groupe bien plus importante, qui s’est traduite, quelques années plus tard, par le transfert progressif des activités moins rentables vers les pays à moindres coûts salariaux.

44 Le deuxième plan de restructuration intervenu en juin 2011 prévoit la cessation totale d’une partie de l’activité et le licenciement de 85 ouvriers sur 13513 ainsi que la délocalisation définitive de la production. Cette fois, les délégués FIM, en appelant les salariés à se prononcer sur la viabilité de l’accord signé avec la direction, s’assurent de la légitimité de leur action par le biais d’un vote en assemblée générale, qui leur est favorable à 84,6 %. Cependant, ce referendum sera fortement contesté par les délégués syndicaux FIOM-CGIL, ce qu’atteste cet extrait du communiqué de presse de la FIOM du 25 mai 2011 : « 156 votants parmi lesquels 82 employés, qui ne seront pas touchés par les licenciements, se sont exprimés. Encore une fois, on demande aux salariés les plus protégés d’ouvrir la voie au licenciement des ouvriers sans que ceci se traduise par la moindre perspective future. »

45 Pour autant, les résultats de cette consultation constituent une forme de légitimation nouvelle de l’action collective. Contrairement à la précédente restructuration, celle-ci prévoit le développement d’une nouvelle activité (la fabrication de capsules de café) et le redéploiement d’environ 50 salariés précédemment concernés par le plan social et qui avaient été intégrés dans un parcours de requalification professionnelle. Comparativement à la première restructuration, elle favorise la négociation de dispositifs conventionnels visant, d’une part, à accroître l’employabilité des salariés et, d’autre part, à faciliter les départs anticipés14. Dans ce contexte, la CIG est utilisée comme un sas, c’est-à-dire mise à profit pour encadrer et préparer la mobilité des salariés vers un autre emploi. Plusieurs mesures sont donc négociées afin d’attribuer aux parcours de formation un rôle déterminant dans la réinsertion professionnelle des salariés licenciés.

46 Bialetti met à disposition de ses salariés plusieurs actions de formation, tandis que des primes de requalification professionnelle de 2 500 € sont versées aux entreprises du territoire qui recrutent les salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) sur leur niveau de qualification antérieur. Au cours des vingt-quatre mois de CIG, la stratégie syndicale s’est donc concentrée sur la requalification professionnelle, comme le souligne le délégué FIM en octobre 2011 : « En négociant la CIG pour vingt-quatre mois, on a laissé le temps aux salariés de trouver un autre emploi, disons, une requalification professionnelle qui pouvait les rendre plus attractifs sur le marché du travail. »

47 Sur l’opportunité de recourir au chômage partiel, la position syndicale majoritaire a évolué depuis la première restructuration. Le délégué FIM explique : « C’est par la négociation que nous avons obtenu la CIG pour deux ans. Le pouvoir syndical a consisté à dire que, même dans la pire hypothèse, il est possible de garantir le maintien dans l’emploi pour 50 personnes et la requalification pour les autres. S’agissant de cette requalification, moi je ne peux pas ne pas être réaliste… S’ils souhaitent devenir astronautes, ça va être difficile. Moi, je peux leur donner un aperçu des besoins du marché et s’ils sont d’accord, leur offrir les formations

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nécessaires pour les aider à se requalifier dans ce sens. En tant que représentant syndical je leur dis quoi faire. »

48 Si, lors de la première restructuration, le recours au chômage partiel pouvait s’interpréter comme une démarche dont l’objectif était d’assurer une période de protection dans l’emploi plus importante que celle qu’offre le droit commun du chômage, lors de la seconde, le choix assumé d’accompagnement des salariés touchés par le plan social vers le marché du travail externe traduit pour l’acteur syndical une utilisation plus « pragmatique » des périodes chômées.

Le chômage partiel, « amortisseur » pour retarder la perte d’emploi : le cas de Fagor-Brandt

49 À compter de 2001, l’établissement Fagor-Brandt de Brescia (dont l’origine remonte aux années 1950, voir encadré 4) connaît une succession quasi ininterrompue de procédures de restructuration. On peut y distinguer trois périodes.

Encadré 4 Fagor-Brandt Les processus de restructurations auxquels a été confronté l’établissement Fagor- Brandt remontent au début des années 2000. Avant cette date, cet établissement familial (Ocean, créé en 1950) était la propriété du groupe italien d’électroménager Nocivelli par l’intermédiaire de la holding El-fi. À la fin des années 1980, le groupe emploie plus de 1 200 salariés en Italie. Il entreprend une stratégie d’expansion au cours des années 1990 conduisant à la prise de contrôle de plusieurs entreprises. En 1997, le groupe compte près de 9 500 salariés en Europe. Cette stratégie culmine avec l’acquisition en 2000 du groupe Brandt et une prise de participation majoritaire dans le groupe Moulinex. En 2001, le groupe traverse une grave crise financière et productive qui le conduit à la faillite et au rachat, en 2006, par la coopérative basque espagnole Mondragón pour sa branche Fagor Electrodomésticos. Cette multinationale réalise en 2011 un chiffre d’affaires de 13,7 milliards d’euros (secteur bancaire, distribution et industrie). Fagor-Brandt y concentre la production d’appareils électroménagers dont l’actionnaire unique est Fagor-group. Ce dernier compte quatorze sites de production en Europe et un chiffre d’affaire de 1,3 milliard d’euros en 2011.

50 La première, de septembre 2001 à mars 2003, coïncide avec la gestion d’une situation de crise déclenchée par la faillite du groupe. Afin de préserver l’équilibre économique et l’activité de l’entreprise, l’État nomme un administrateur provisoire. Un an plus tard, le tribunal de Brescia désigne un administrateur judiciaire, ce qui conduit, en 2003, au rachat du site par le groupe israélien Elco dont la coopérative basque Fagor détient 10 % du capital. Au cours de cette période, le maintien dans l’emploi de près de 860 travailleurs est garanti par le recours au dispositif de chômage partiel extraordinaire.

51 Lors de la deuxième phase, d’avril 2003 à mai 2006, le nouvel acquéreur tente de développer un nouveau plan industriel. Toutefois, le groupe Elco-Brandt se trouve confronté à des difficultés économiques15 qui conduisent l’entreprise à envisager 180 suppressions d’emplois sur les 669 salariés que compte l’établissement en avril 2005 (dont 155 ouvriers entre 2005 et 2007).

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52 En avril 2006, l’acquisition de 100 % du capital d’Elco-Brant par la coopérative espagnole Fagor marque le commencement d’une troisième phase. Le site, qui regroupe encore 650 salariés (dont 509 ouvriers, 120 employés) devient une filiale de Fagor- Brandt. Dès mars 2007, aux 180 suppressions de postes annoncées en 2005 s’en ajoutent 70, soit un total de 250 (dont 198 ouvriers et 52 employés) sur 636 salariés (dont 503 ouvriers et 125 employés). Le groupe communique sur d’importants investissements cependant qu’il engage un processus de restructuration. Une procédure de chômage partiel mise en place entre 2008 et 2010 concerne 450 salariés sur les 575 restants ; elle prévoit notamment le départ de 108 salariés (accompagnement vers la retraite et départs volontaires).

53 L’utilisation du chômage partiel se poursuit entre 2010 et 2012 pour les 463 salariés restants ; 26 salariés quittent l’établissement. Le recours continu et alterné au chômage partiel ne s’arrête pas, puisqu’en mai 2012 Fagor-Brandt annonce la fin de la production d’électroménager avec la fermeture du site d’ici juillet 2013 et la création d’une nouvelle activité productive (scooters électriques, recyclage d’appareils électriques, etc.) avec réintégration progressive de 266 salariés sur les 437 restants.

54 Fagor-Brandt représente un cas emblématique d’une stratégie syndicale qui a cherché à retarder et à amortir par un recours prolongé au chômage partiel les effets de la perte d’emploi. Afin d’éviter une procédure de licenciements collectifs, l’action syndicale s’est orientée vers la négociation de mesures conventionnelles alternatives dans l’objectif de mettre en place une régulation des sureffectifs moins traumatisante qu’un retour direct sur le marché du travail externe. Ajustement du temps de travail, plans de requalification professionnelle, mobilité interne, plans de départs volontaires avec primes, accompagnement vers la retraite sont les dispositifs les plus couramment mobilisés pour contester les procédures de licenciement.

55 Tout au long du processus de négociations, les délégués de la FIOM cherchent à défendre et à maintenir l’emploi. À la suite des élections professionnelles, la FIOM est le syndicat le mieux représenté avec huit délégués sur treize en 2011. Par ailleurs, l’établissement enregistre un taux de syndicalisation très important (près de 90 % des salariés adhèrent à une organisation syndicale), ce qui n’est pas conséquence sur les enjeux de la négociation.

56 S’inscrivant dans un référentiel d’action qui privilégie une logique de maintien du poste de travail, les délégués poursuivent, par leur action collective, l’objectif d’amortir sensiblement le traumatisme provoqué par le licenciement. « Certes, il est vrai que les dispositifs comme la CIG ont beaucoup aidé dans cette phase de crise. Il est aussi vrai qu’en Italie […], il manque une politique industrielle. Aujourd’hui, on assiste de plus en plus à des situations dans lesquelles des multinationales font du shopping… dans le sens où elles viennent, puis décident où il est convenable d’investir, puis on ferme d’un côté, on délocalise de l’autre, et à la fin, aucune perspective du point de vue de l’emploi n’est envisageable. » (Extrait d’entretien avec le secrétaire national de la FIOM, avril 2011.)

57 Plus qu’incarner une orientation collective de refus des processus de restructuration, l’action syndicale s’inscrit plutôt dans une stratégie d’évitement du licenciement et d’accompagnement, sur un registre « volontariste », des salariés ayant décidé de quitter l’entreprise, en préférant les sorties du marché du travail – accompagnement vers la retraite – aux sorties sur le marché du travail – mobilité externe. Ainsi, les organisations syndicales prônant l’utilisation du chômage partiel afin de gérer une crise diffèrent le risque de la perte d’emploi tout en permettant à l’entreprise d’opérer

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des mutations organisationnelles et productives sur une longue période. En ce sens, l’expérience Fagor-Brandt est symptomatique de l’utilisation de la CIG comme amortisseur pour l’emploi, ce qu’approuve le délégué FIOM, ouvrier spécialisé (octobre 2011) : « La réduction horaire est un instrument qui donne quelques garanties parce que de toute façon, on part du présupposé qu’on est tous là, on travaille moins, certes… mais tous travaillent. C’est l’esprit que devrait avoir un amortisseur social… pouvoir répartir entre tous la réduction de salaire. »

58 De fait, le recours continu à l’ajustement du temps de travail a permis à la fois de sauvegarder temporairement les postes de travail et de réduire les coûts salariaux tout en étalant dans le temps le départ des salariés considérés en sureffectif. La préservation des postes est en effet un objectif mis en avant avec force par le délégué FIOM (octobre 2011) : « On a réussi à donner la garantie qu’au moins tu gardes ton poste de travail. Il est clair que tu as un revenu minimum chaque mois mais si tu n’avais même pas ça, ce serait bien pire aujourd’hui. Notre objectif depuis 2001 était de faire un accord syndical pour essayer de maintenir dans l’entreprise tout le monde et tenter de ne laisser personne dehors. »

59 Toujours afin d’assurer le maintien dans l’emploi, une autre mesure phare fait l’objet de négociations en 2009, à savoir la possibilité accordée aux salariés mis en CIG d’expérimenter pendant cette période un détachement professionnel vers d’autres entreprises implantées sur le territoire16. Le délégué FIOM détaille (octobre 2011) : « Avec l’option du détachement temporaire auprès d’autres entreprises, certains, si tout se passe bien, peuvent être embauchés en CDI. Dans notre cas, il y a eu quatre ou cinq personnes pour qui cela a fonctionné. Les autres restent quand même dans l’entreprise. Par exemple, il y a eu des employés qui ont expérimenté cette solution même si officiellement ils sont encore employés chez nous. »

60 La stratégie syndicale d’opposition aux procédures de licenciement s’est exprimée non seulement par un fort attachement au dispositif de chômage partiel mais également par la négociation de procédures de mobilité externe volontaire : « Les entreprises, surtout les multinationales, ont leur logique […]. Si elles pouvaient recourir tout de suite aux licenciements, elles n’hésiteraient pas un instant. Il est clair que pour nous, la grande bataille est d’empêcher le recours au licenciement et de réfléchir à des solutions moins drastiques pour les salariés. » (Extrait d’entretien avec le secrétaire national de la FIOM, avril 2011.)

61 Les divergences entre les différentes organisations syndicales se sont notamment cristallisées sur ce principe du volontariat. En effet, pour la FIOM, syndicat majoritaire, il s’agissait d’encourager en priorité les départs pour les salariés pouvant faire valoir leurs droits à la retraite à la suite de trois ans d’indemnités alors que pour la FIM, il aurait fallu ne pas se concentrer exclusivement sur cette partie de la force de travail. Le délégué FIOM explique (octobre 2011) : « La concertation a été difficile avec les autres syndicats. Pour nous, mais aussi pour les travailleurs qui ont validé notre proposition en assemblée, le départ est seulement volontaire… c’est-à-dire seulement pour ceux qui peuvent accéder à la retraite […]. Pour la FIM, quand on est dans ce dispositif, vu qu’il y a des exonérations de cotisations pour les entreprises, les travailleurs sont plus attractifs sur le marché du travail. »

62 Dans les faits, les accords de 2010 prévoient également (et comme pour Bialetti) des incitations financières dégressives pour les démissions en fonction de la période de

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départ (de 12 000 € à 8 000 €). Dans le cas de Fagor-Brandt, le recours au chômage partiel est devenu une constante dans un processus de gestion des restructurations qui culmine avec l’accord signé entre les parties en mai 2012. Rappelons que l’utilisation du chômage partiel extraordinaire intervient alors non plus pour réguler le volume des sureffectifs mais pour une réorganisation productive due au développement d’une nouvelle activité. L’accord entérine de fait l’interruption définitive de la production d’électroménager d’ici fin juillet 2013 et le redéploiement progressif vers une autre activité de 266 salariés sur les 437 salariés que compte le site.

63 Tout en déclarant une opposition ferme aux licenciements, les acteurs syndicaux ont adopté une position conciliante vis-à-vis de la direction dans la négociation de dispositifs conventionnels destinés à réduire le volume d’emploi. Les syndicats ont donc participé à un processus de restructuration « plus en douceur » puisqu’en acceptant une modération salariale, les salariés ont pu conserver leur emploi et les droits attachés au contrat de travail.

Le chômage partiel : des perceptions variées d’un dispositif « accepté » par les salariés

64 Les processus de restructuration auxquels ont été confrontés les deux établissements observés illustrent deux expériences emblématiques d’utilisation du chômage partiel. Dans le cas de Fagor-Brandt, le recours répété à la CIG a pour objectif d’amortir – on peut parler de CIG amortisseur – les conséquences sur l’emploi de la stratégie globale du groupe et d’éléments conjoncturels défavorables au site de Brescia. Inversement, dans le cas de Bialetti, la CIG peut, pour les salariés concernés, davantage être considérée comme un sas, une phase de transition vers le marché du travail. Les causes de recours au dispositif ont un impact sur les stratégies collectives défendues mais également sur les orientations syndicales prônées dans les deux établissements. Incontestablement, ces dernières ont une influence sur les comportements individuels des salariés. Si, dans les deux cas observés, les travailleurs soumis aux restructurations se retrouvent exposés à un processus indépendant de leur volonté, et sans réelle capacité à s’y soustraire (COURPASSON, 2000), une partie d’entre eux a fait le choix de s’inscrire néanmoins dans une démarche positive vis-à-vis des actions de formation proposées. Autrement dit, et bien que leur situation soit conditionnée par le risque de perte d’emploi, l’analyse montre que certains ont choisi d’adhérer à des parcours de formation et/ou de requalification professionnelle. Ainsi, afin d’appréhender les conséquences sur le plan individuel des restructurations, nous avons privilégié deux angles principaux d’étude : la nature des activités de formation visant à encadrer les parcours de transition ou de réinsertion professionnelle et l’avis des salariés sur l’utilisation du chômage partiel.

Un rapport positif aux actions de formation / requalification

65 Chez Bialetti, les négociations ont été caractérisées par une forte division syndicale. En mettant en avant une stratégie visant à accroître le niveau d’employabilité des salariés licenciés ou en CIG, la négociation aboutit à la mise en œuvre de dispositifs d’accompagnement vers l’emploi : activités d’outplacement17 pour la reconversion professionnelle et plans de requalification personnalisés. À cet effet, deux principaux

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types d’action de formation sont proposés aux salariés. Si le premier, par le biais d’un diagnostic individualisé, accompagne les salariés dans le choix d’un parcours de formation visant à améliorer des compétences professionnelles spécifiques, le deuxième se propose de définir une trajectoire de formation cohérente et adaptée aux besoins requis par un secteur d’activité ou un métier particulier.

66 D’une manière générale, les salariés accueillent favorablement la possibilité de suivre des actions de formation dans le but de développer leur employabilité et y adhérent librement.

67 Toutefois, parmi les 70 travailleurs ayant suivi des actions de formation de reconversion professionnelle avant mars 2012, certains expriment leur scepticisme quant à la possibilité qu’elles se traduisent par une réinsertion durable sur le marché du travail : « Avant de partir, j’ai accepté comme d’autres collègues de suivre un cours de formation professionnelle d’aide cuisinier. Apparemment, c’est une profession recherchée ici, sur le marché du travail, sur le territoire. Mais au final, personne n’embauche, juste pour quelques heures pour des remplacements dans des cantines, des écoles. » (Extrait d’entretien, ouvrière spécialisée, section emballage, mariée, 34 ans, un enfant, octobre 2011.)

68 Ces plans de formation s’inscrivent dans une démarche négociée visant à financer la mobilité vers d’autres entreprises du territoire. En d’autres termes, les périodes de CIG sont utilisées par les salariés pour développer des compétences susceptibles d’être valorisées sur le bassin d’emploi local. Afin de favoriser l’insertion professionnelle et par le biais d’un organisme paritaire de formation continue, l’établissement a sollicité la collaboration de plusieurs partenaires institutionnels, notamment la Région, pour la définition de parcours de formation spécifiques aux besoins du marché du travail. Le délégué FIM détaille en octobre 2011 : « Ces cours ont indubitablement produit une requalification ou un enrichissement professionnel. Certains ont pu obtenir des certifications pour le contrôle numérique ou le dessin industriel, d’autres ont passé le permis de conduire poids lourds. Donc, on a essayé d’accroître au moins pendant le temps de la CIG leur employabilité […]. Après, ceux qui sont partis ont été embauchés pour la plupart en CDD [contrat à durée déterminée], les autres avec des contrats mensuels, quand ça va bien. Ceux qui ont trouvé un CDI sont repartis de zéro sans reconnaissance de leur ancienneté chez Bialetti. »

69 Dans l’établissement Fagor-Brandt, l’action syndicale de défense de l’emploi a d’importantes conséquences pour les salariés. L’utilisation continue de la CIG a pour effet d’engendrer une modération salariale et ce, malgré la négociation d’une répartition équitable des heures travaillées entre tous afin d’en limiter l’impact. Les menaces présumées transitoires sur l’emploi constituent le leitmotiv de l’action collective et expliquent l’utilisation de la CIG comme amortisseur et ce, au même titre que l’orientation syndicale de défense de l’emploi portée par la fédération.

70 Comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, les syndicats encouragent la mise en œuvre de dispositifs d’accompagnement vers la retraite qui prévoient le maintien du contrat de travail pendant les périodes de CIG ainsi que de plans de démissions volontaires. Dans ces deux cas particuliers, la négociation n’a pas abouti au déclenchement d’actions de formation.

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71 Inversement, et s’agissant des formations destinées aux autres salariés, seules celles prévoyant une requalification interne ont été fortement suivies. Le délégué FIOM précise (octobre 2011) : « Les cours que nous faisons sont d’une durée de quatre mois et ce sont des cours de perfectionnement. Au final on n’apprend rien de nouveau, on se met à jour. »

72 Confronté en 2010 à une situation juridique dérogatoire à la CIG, l’établissement propose d’autres programmes de formation organisés par la Région afin de soutenir d’éventuels parcours de reconversion professionnelle18. Remarquons que, dans certains cas, ils ciblent certains métiers (par exemple aide-soignante ou employé de cantine) et n’aboutissent pas toujours à un changement d’orientation professionnelle : « J’ai fait un cours de formation l’année dernière pour devenir agent hospitalier. Après j’ai fait un stage dans un hôpital psychiatrique et après deux mois, j’ai renoncé parce que c’est trop dur. Alors, j’ai décidé de retourner faire des frigos chez Fagor même si c’est difficile de travailler à la chaîne. » (Extrait d’entretien avec une ouvrière de chaîne de montage, mariée, 51 ans, deux enfants, octobre 2011.)

Un dispositif de protection des droits liés à la relation d’emploi

73 L’utilisation de la CIG produit, selon les cas, des effets différents sur l’emploi. Si dans le cas de Bialetti, elle doit être interprétée comme une phase préparatoire aux licenciements, chez Fagor-Brandt, elle doit l’être comme un moyen de sauvegarde, même temporaire, des postes de travail. Même s’ils ont conscience du caractère irréversible des suppressions d’emplois, certains salariés de Bialetti acceptent plutôt bien la mise en place de la CIG : « La CIG n’est pas forcément mauvaise mais quand on a vu deux plans de CIG, on a compris que c’était fini […]. En même temps, quand tu es en CIG, tu es protégé, tu sais que tu es en contrat, je veux dire que le contrat te protège et il t’assure des droits comme la maladie, la retraite ou autres. » (Extrait d’entretien avec une ouvrière spécialisée, section emballage, mariée, 34 ans, un enfant, octobre 2011.)

74 Sur le plan individuel, le volet de protection garanti par le dispositif n’empêche toutefois pas certains salariés de Bialetti d’accepter des primes de départ négocié (vingt salariés depuis 2011) ou anticipé (dix salariés). Parmi ceux-ci, selon le délégué FIM (octobre 2011) : « Les femmes représentent un bon 45 % de ceux qui sont partis et qui ont le plus de difficultés à retrouver un emploi, aussi parce que la moyenne d’âge est de 35/40 ans et [que] cela constitue un obstacle par rapport aux contraintes familiales […]. Pour ce que j’ai pu constater moi-même, les femmes sont celles qui sont les moins incitées à retrouver un travail parce que dans la plupart des cas, leur travail n’est que secondaire par rapport au revenu familial. »

75 Les deux plans de restructurations ont également un impact sur les collectifs de travail de salariés pourtant non soumis à la CIG. La stratégie syndicale, qui avait remporté en 2009 l’adhésion d’une large majorité des travailleurs réunis en assemblée générale, semble moins bien reçue en 2011, comme en témoigne la baisse du taux de syndicalisation (34 % en 2011, contre 43 % en 2009) qui affecte massivement la FIM. Celle-ci perd en effet près de 45 % de ses inscrits en passant de 114 adhérents en 2008 à 63 en 2011 alors que la FIOM, sur la même période, reste stable19.

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76 Inversement, l’analyse réalisée sur le cas de Fagor-Brandt montre que la CIG est perçue comme une alternative positive au licenciement par les salariés en emploi : « En travaillant une semaine par mois, j’arrive à gagner environ 1 100 €. Ici, sur le territoire, avant, il y avait le secteur textile qui faisait travailler beaucoup de monde. Maintenant, il n’y a plus la grosse entreprise qui fait travailler les petites autour et qui te permettait de retrouver comme autrefois un emploi facilement […]. Disons que c’est mieux de rester en CIG que sans travail du tout. » (Extrait d’entretien avec une ouvrière de chaîne de montage, mariée, 51 ans, deux enfants, octobre 2011.)

77 De plus, la conviction que les représentants syndicaux veillent à une répartition de la réduction horaire alimente un sentiment de solidarité entre les salariés.

78 L’incertitude sur le devenir du site et sa capacité réelle à dépasser les difficultés conjoncturelles n’affaiblit pas véritablement le consensus des salariés autour de la stratégie collective défendue lors des différentes phases de restructuration.

79 Les deux monographies permettent d’appréhender les enjeux collectifs et individuels d’un processus de restructuration. Au cœur des discussions avec la direction, la défense de l’emploi a sensiblement influencé l’orientation de l’action syndicale. Outil à la fois réglementaire et négocié de régulation des restructurations, le chômage partiel est diversement appréhendé par les acteurs concernés. Il est évident que l’emploi était au cœur des négociations. Toutefois, dans les deux cas étudiés, le recours à la CIG ne permet pas de consolider l’emploi existant dans la mesure où, dans le cas d’une CIG extraordinaire, l’entreprise est souvent amenée à déclarer les salariés en sureffectifs. Pour autant, la manière dont l’action collective s’organise, renseigne sur l’usage syndical du dispositif, en particulier au regard de la protection de l’emploi.

80 Si, dans le cas de Bialetti, le choix de l’entreprise de mettre un terme aux activités productives a conduit à la mise en place d’une stratégie d’accompagnement des salariés vers le marché du travail, dans le cas de Fagor-Brandt, l’incertitude sur le devenir du site conduit à la mise en œuvre d’une gestion de l’emploi qui privilégie les sorties du marché du travail plutôt que les sorties sur le marché du travail.

81 Confrontée à l’impossibilité apparente d’éviter la suppression des postes de travail, l’action syndicale chez Bialetti s’organise essentiellement autour de l’accompagnement des salariés tant collectivement qu’individuellement. Collectivement, le recours à la CIG lors de la seconde phase de restructuration traduit une volonté syndicale d’offrir aux salariés une protection dans l’emploi plus longue, mise à profit pour que soit organisé un accompagnement individualisé visant au renforcement de l’employabilité. Cette posture est d’ailleurs cohérente avec l’orientation portée par la FIM-CISL. Inversement, chez Fagor-Brandt, l’action syndicale témoigne davantage d’une orientation de maintien dans l’emploi, que l’on retrouve en partie dans les discours de la FIOM. Sans pouvoir éviter la réduction des effectifs souhaitée par le groupe, les délégués syndicaux choisissent de négocier des actions d’accompagnement vers la retraite et de démissions volontaires plutôt que des plans sociaux.

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NOTES

1. En 2012, l’emploi industriel représente 26,2 % de l’emploi total en Italie, 24,7 % en Allemagne, et 18,7 % en France contre respectivement 28,4 %, 25,5 % et 19,8 % en 2008 (Eurostat, Enquête sur les forces de travail). 2. Istituto Nazionale della Previdenza Sociale (INPS) (2011), Rapporto Annuale, Rome. 3. S’agissant de la CIG classique (hors agriculture et construction), sont éligibles toutes les entreprises industrielles et artisanales de plus de quinze salariés. La durée de recours ne peut excéder les trente-six mois sur un quinquennat de référence. En cas de crise d’entreprise, elle est fixée à douze mois (renouvelable jusqu’à vingt-quatre mois) ; en cas de restructuration / réorganisation ou de reconversion, elle est de vingt-quatre mois (deux prorogations de douze mois chacune sont possibles). 4. Loi n° 92/2012. 5. Pour le secteur industriel, le taux de cotisation pour les entreprises de moins de cinquante salariés est fixé à 1,90 % du salaire brut et à 2,20 % pour les entreprises de plus de cinquante salariés. Sont exclus du calcul les apprentis, les travailleurs en contrat d’insertion et de réinsertion. Sauf cas de force majeure, l’employeur est tenu de verser une contribution additionnelle calculée sur la base du montant de l’indemnité de CIG (de 4 % pour les entreprises de moins de cinquante salariés à 8 %). 6. Depuis la loi n° 407 / 1990, la cotisation patronale est de 0,6 % du salaire mensuel brut et la cotisation salariale de 0,3 %. Les entreprises employant moins de 50 salariés doivent s’acquitter d’une contribution additionnelle équivalente à 3 % du montant de l’indemnité de CIG ou de 4,5 % si les effectifs sont supérieurs à 50 salariés. 7. Communication générale sur la situation économique du pays pour l’année 2008, Ministère de l’Économie et des Finances, XVIe législature, acte n° 3-00964, session n° 261, 30 septembre 2009. 8. Pour plus de détails, voir notamment PAPALEONI M. et al. (1993). 9. Nous entendons par « utilisées », les heures effectivement consommées et payées au titre du chômage partiel. 10. Les statistiques traitant de la CIG extraordinaire incluent les situations de restructuration, de réorganisation ou de crise d’entreprise mais également un dispositif dit « CIG en dérogation ». Ce dispositif temporaire financé par l’État et les régions s’adresse principalement aux salariés et entreprises n’entrant pas dans le champ d’application de la CIG extraordinaire. Après autorisation administrative, il peut être élargi à titre exceptionnel aux entreprises ayant épuisé la durée maximale autorisée de recours à la CIG. 11. La spécificité de la représentation syndicale italienne réside dans l’articulation entre les structures provinciales et les représentants élus dans les entreprises (RSU, Rappresentenza Sindacale Unitaria).

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12. Le collegium syndical est composé de six membres, dont trois appartenant à la FIM. 13. Au moment des entretiens, en octobre 2011, l’établissement comptait 270 salariés dont 142 employés, 117 ouvriers et 11 dirigeants. 14. L’accord prévoit des primes dégressives selon la période de départ : 17 000 € avant le 31 décembre 2011, 15 000 € de janvier à juin 2012, 10 000 € de juillet à décembre 2012. À partir de janvier 2013, la prime n’est plus que de 7 500 €. 15. Ces difficultés sont dues à la concurrence des pays émergents ainsi qu’au recul des ventes, notamment au Royaume-Uni. 16. Cette possibilité légale ouvre le droit à une exonération des cotisations pour les entreprises décidant d’embaucher ces salariés temporairement suspendus de leur activité (alinéa 3 de l’art. 8 de la loi n° 236 / 1993). 17. Les activités d’outplacement renvoient aux actions mises en œuvre par des opérateurs privés d’accompagnement au reclassement professionnel. 18. Le dispositif dérogatoire prévoit la participation obligatoire à des formations articulées sur la base des besoins en emploi exprimés sur le territoire. 19. Dix-neuf salariés victimes du premier plan de restructuration ont décidé de contester la légitimité de leur licenciement. Dans ce cas précis, un soutien juridique individuel a été apporté par la section syndicale FIOM de Brescia (« A volte ritornano i padroni delle ferriere », Metalfiom, Anno XVIII, n° 66, mars 2009, p. 4).

RÉSUMÉS

En Italie, la régulation des restructurations d’entreprises est définie par un cadre réglementaire fixant les modalités de sa gestion. Le système normatif prévoit notamment la possibilité de recourir au chômage partiel afin de gérer des mutations conjoncturelles ou structurelles. Ce dispositif est alors l’instrument direct et indirect de négociation de l’emploi. L’article propose une analyse des stratégies d’utilisation du chômage partiel mises en œuvre par les syndicats au niveau de l’entreprise. À partir de deux monographies d’établissements du secteur de l’électroménager, l’article interroge les registres d’action et de justification mobilisés par les acteurs sur le rôle à attribuer au chômage partiel, ainsi que les conséquences individuelles pour les salariés. Selon que l’acteur syndical utilise le dispositif pour privilégier les sorties du marché du travail ou les sorties sur le marché du travail afin de contester, retarder ou limiter les licenciements, le chômage partiel produit des effets que l’on peut qualifier de « sas » ou « d’amortisseur ».

In Italy, the regulation system of company restructuring is defined by a legal framework determining its application. The Italian normative system gives the possibility of using partial unemployment in order to manage cyclical or structural changes. This measure thus becomes the direct and indirect instrument for collective bargaining on employment. The article offers an analysis of unions’ strategies from this point of view. Using two case studies on companies belonging to the household appliance sector, it highlights the role given to partial unemployment by the actors, considering more particularly their means of action and how they justify its use. Depending on whether it is used as a tool to secure employment or as a means for external mobility, in order to contest, delay or limit lay-offs, a “buffer” or “airlock” effect can emerge from unions’ practices.

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INDEX

Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues), J38 - Public Policy, J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; Collective Bargaining, L68 - Appliances; Other Consumer Durables Keywords : restructuring, partial unemployment, industrial relations system, Italy, action Mots-clés : restructuration, chômage partiel, système de relations professionnelles, Italie, action syndicale

AUTEUR

MARA BISIGNANO IDHES-UMR 8533 (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société), université Paris-Ouest-Nanterre La Défense ; [email protected]

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Grande distribution globale et contestations locales : Les salariés de Walmart entre restructurations discrètes et nouvelles stratégies syndicales Global retail and local mobilizations. Walmart employees facing organizational restructuring

Mathieu Hocquelet

1 En 1962, l’ouvrage de Michael HARRINGTON, The Retail Clerks (les employés du commerce de détail), dresse un état des lieux de l’une des plus grandes organisations syndicales du XXe siècle, la Retail Clerks International Association (RCIA 1) face au développement des chaînes de magasins en libre-service : « Aspirant au partage des valeurs, attitudes et aspirations des cols blancs, les employés de commerce se sont rapprochés des cols bleus par les évolutions technologiques et structurelles. Ils n’ont ainsi jamais été considérés comme une base syndicale prometteuse » (pp. 1-2). La même année, Samuel Walton fonde Walmart et ouvre son premier magasin de la chaîne à Rogers dans l’Arkansas. Géant de la grande distribution mondiale (2,2 millions de salariés dans plus de quinze pays), coté en bourse, l’entreprise, comptant aujourd’hui plus de 4 000 magasins et 1,3 million de salariés aux États-Unis, dont près de 60 % de femmes, est particulièrement connue pour ses pratiques de management antisyndicales (LICHTENSTEIN, 2006 ; COUTU, 2007), discriminatoires envers les femmes (FEATHERSTONE, 2004) et peu protectrices (« easy hired, easy fired » ; EHRENREICH, 2002). Walmart est souvent décrite comme l’archétype de la grande entreprise empruntant en matière salariale la « low road » (CARRÉ et al., 2010), pourvoyeuse de « mauvais emplois » (WARHURST et al., 2012) et ayant, durant près d’un demi-siècle, pratiqué avec succès la chasse aux syndicats. Pourtant, au cours de l’année 2012, dans un cadre institutionnel américain particulièrement défavorable aux salariés et aux syndicats, l’entreprise a pour la première fois été confrontée à des formes de contestation d’une ampleur inédite. Comment expliquer cet essor inattendu de la conflictualité au sein des magasins Walmart ? La crise économique de 2008 et la critique du capitalisme financier ont-elles rendu plus audibles les discours des syndicats pour les salariés de Walmart ?

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2 À partir d’une enquête qualitative réalisée auprès des salariés des magasins du groupe Walmart aux États-Unis (voir encadré 1), cet article montre que depuis 2000, l’enseigne connaît des « restructurations discrètes » (CAMPINOS-DUBERNET, 2003), c’est-à-dire peu visibles et difficilement appréhendables, touchant autant le travail que l’emploi. L’annonce tardive ou inexistante de réaménagements techniques et organisationnels au sein de l’entreprise, le difficile accès à des données sociales chiffrées (effectifs, rémunérations, promotions) et un turn-over élevé mais discret, sans licenciements collectifs, fermetures d’établissements ou délocalisations comme dans l’industrie, font la particularité de ces restructurations. Par une contextualisation sociohistorique du cadre organisationnel et syndical dans lequel ces contestations se sont produites, il s’agit, à travers cet article, de nous intéresser au déclenchement des mobilisations nationales, autrement dit d’étudier comment les obstacles verrouillant l’expression des salariés et leur mobilisation collective ont été dépassés.

3 Une meilleure compréhension des restructurations et de leurs enjeux passe par l’analyse articulée des transformations structurelles de l’entreprise, des mutations organisationnelles et des modes de contestation survenus au cours des années 2000 au sein des hypermarchés Walmart (Supercenters) aux États-Unis. Dans cette optique, nous nous intéresserons, tout au long de cet article, au hiatus apparu au sein de l’enseigne entre, d’un côté, le fait qu’elle soit exposée à la critique sociale sur son marché domestique et à la nécessité de communiquer auprès de multiples parties prenantes à différentes échelles – actionnaires, clients, élus, organisations non gouvernementales (ONG), communautés – et de l’autre, l’influence croissante du capitalisme financier et des logiques gestionnaires dans la gouvernance de l’entreprise (BAUD, DURAND, 2012).

4 Nous verrons d’abord que ces deux fronts conduisent la direction à mener des restructurations productives discrètes visant à améliorer la rentabilité de ses grands magasins tout en tentant d’éviter la diffusion des critiques internes et sociétales. Malgré tout, la montée d’une conflictualité au sein de l’entreprise peut être lue comme le fruit direct des mutations du travail et de l’emploi dans les magasins depuis le début des années 2000 et de la remise en question des préceptes de Sam Walton, fondateur de l’entreprise. Ensuite, nous montrerons qu’en dépit de nombreux obstacles endogènes et exogènes, de nouvelles prises propices à la contestation émergent et semblent favoriser la diffusion d’un mouvement collectif proche des syndicats, appelé Our Walmart. Il s’agira de comprendre le contexte d’apparition d’une parole collective critique des salariés envers le management de Walmart, les répertoires d’actions utilisés et le rôle spécifique de leurs alliés, syndicats comme associations.

Encadré 1 Méthodologie : étudier la contestation de l’intérieur et de l’extérieur Cette recherche est le fruit d’une enquête qualitative s’appuyant sur une première série de vingt entretiens semi-directifs, réalisés auprès d’anciens et actuels hourly associates, employés occupant des entry jobs (cashiers, stock, seller associates, truck unloaders, zone associates) et department managers travaillant dans des hypermarchés (Supercenters). Nous avons également interviewé trois membres de l’association de défense des travailleurs LAANE (Los Angeles Alliance for a New Economy), sept syndicalistes et organizers de l’UFCW (United Food and Commercial Workers), de la FCWA (Food Chain Workers Alliance) et de la WWU (Warehouse Workers United) ainsi que deux chercheurs spécialistes de la branche. Menée dans la périphérie de Chicago, Los Angeles et Miami en janvier et

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février 2010 et dans la périphérie de Los Angeles en avril 2013, notre enquête a aussi consisté en des observations in situ du travail dans les grandes surfaces américaines à différents horaires (les Supercenters étant le plus souvent ouverts 24 heures sur 24), de réunions stratégiques entre membres des syndicats (organizers) et salariés adhérents à Our Walmart (leaders locaux), et de manifestations qui se sont déroulées devant des magasins de l’enseigne en avril 2013, dans le sud de la Californie. Alors que les entretiens effectués en 2010 s’attachent particulièrement aux trajectoires professionnelles, au rapport au travail et aux mutations du travail vécues par les salariés, ceux menés en 2013 reviennent sur la naissance du mouvement de contestation ayant débouché sur la création de Our Walmart en 2012. Les données chiffrées proviennent de rapports internes, d’études syndicales et du Federal Bureau of Labor Statistics, obtenues en partie grâce à des salariés, syndicalistes, activistes et chercheurs. Enfin, l’analyse des changements organisationnels repose sur les témoignages recueillis lors des entretiens et sur le suivi et l’entrecroisement de discussions ayant eu lieu sur les forums critiques les plus dynamiques depuis 2009 de salariés du groupe (Walmart-blows.com en particulier, actif sur la période 2008-2012 et fermé depuis).

Les principes fondateurs de la « famille » Walmart aux prises avec le capitalisme financier

5 Les restructurations touchant les Supercenters s’inscrivent dans un mouvement devenu permanent, à la fois influencé par une transformation du rapport global entre capital et travail (FREEMAN, 2007), par la remise en question récente du modèle commercial du supermarché – adapté au fordisme (MOATI, 2001) – ainsi que par les possibilités d’augmenter la productivité en magasin, jusqu’à présent restées au second plan derrière l’optimisation de la chaîne logistique (ASKENAZY et al., 2012). L’analyse des transformations du travail et de l’emploi au sein des magasins nous amène à étudier les mutations des dispositifs et des actes de gestion considérés comme des instruments favorisant l’ordre politique (BOUSSARD, MAUGERI, 2003) au sein de l’organisation et de l’entreprise. Autrement dit, notre première hypothèse interroge les mutations du travail ou restructurations productives en tant que contribution à la remise en question de l’ordre politique dans l’entreprise.

Notre Walmart : une critique des désorganisations du travail

6 Le mouvement mené à travers la campagne Our Walmart depuis 2011 (voir encadré 2) laisse à penser, ne serait-ce que par son nom (littéralement « Notre Walmart »), qu’il existe une disjonction forte entre les décisions prises par la direction et la vision que les salariés ont de leur entreprise : il marque ainsi une rupture entre le « eux » et le « nous » (HOGGART, 1970) et aboutit à deux visions de l’entreprise. De la sorte, il invite à analyser l’évolution du rapport au travail des salariés des magasins au regard des transformations de l’organisation du travail depuis le début des années 2000, période identifiée par tous les anciens salariés rencontrés comme un moment charnière en matière de transformation des normes de travail et d’emploi dans les magasins.

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Encadré 2 Des débrayages contre les bas salaires et le manque de respect des managers En septembre 2012, une quinzaine de salariés du Supercenter Walmart de Pico Rivera, situé dans la banlieue est de Los Angeles, demande à la direction de leur magasin que soit organisée une réunion avec l’encadrement. Pour la plupart employés de rayons, ces travailleurs souhaitent faire part à leur hiérarchie de problèmes récurrents : sous-effectif en rayons et managers menaçants. Face au silence de la direction du magasin, repoussant indéfiniment la date d’une éventuelle réunion, un tiers des salariés travaillant le matin (morning shift), soit une trentaine de salariés, manifeste le 4 octobre devant le magasin. Fin octobre, 160 employés du secteur du commerce participent, à l’initiative d’employés des Supercenters Walmart, à des piquets de grève et à des débrayages devant quelques magasins du groupe dans différents États, certains allant même, comme Colby Harris, employé d’un magasin de Lancaster au Texas, jusqu’à manifester seul devant son magasin2. Ce dernier est l’un des leaders du mouvement Our Walmart (Organization United for Respect at Walmart [OWM]), fruit d’une campagne syndicale lancée en début d’année 2011 par le principal syndicat des travailleurs du commerce, l’UFCW, visant à fédérer et à former à l’action les salariés de l’entreprise ainsi qu’à multiplier les actions locales coordonnées à l’échelle nationale. Le 23 novembre 2012, journée de soldes au lendemain de Thanksgiving (Black Friday), lors de laquelle le distributeur enregistre son plus important chiffre d’affaires de l’année, plus de 500 salariés accompagnés de membres de diverses associations et syndicats se mobilisent. Selon Our Walmart, son principal instigateur, près de 100 magasins Walmart dans 46 États ont été touchés. Les salariés en grève réclament davantage d’heures de travail, une planification des horaires, de meilleurs salaires, et dénoncent aussi le manque de respect de la part de l’encadrement. En effet, si les clients connaissent l’enseigne pour ses prix bas, ses employés sont, pour leur part, coutumiers des faibles salaires, des assurances santé au coût élevé et d’un dialogue inexistant avec la direction, adepte des représailles (retaliation).

Samuel Walton ou le mythe de la « porte ouverte » et du respect des « associés »

7 Walmart s’est construit sur des principes et outils de gestion définis par son fondateur et patron charismatique, Samuel Walton, tel celui rappelé par OWM dans la « Déclaration pour le respect » (Declaration for Respect) présente sur le site de l’association3 : « Écoutez tous les membres de votre entreprise et contribuez par tous les moyens à leur expression. » Dès les années 1960, Walton met en effet en récit l’histoire et les valeurs de son entreprise en dressant un tableau idyllique des relations entre employeur et employés. Ces derniers sont rapidement rebaptisés « associés » (associates) et sont mis au travail « en toute amitié » ( MATHIS, 2007). Partisan d’un partenariat entre employés et direction, Walton instaure une politique de la porte ouverte (Open Door Policy) censée les autoriser à s’adresser à n’importe quel niveau hiérarchique, quelle que soit la nature de leurs problèmes4. Ainsi, la gestion des magasins doit se nourrir des initiatives et suggestions des salariés en matière d’organisation du travail (SODERQUIST, 2005). Par ce récit, le dirigeant encourage ses

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managers et employés à dépasser quotidiennement le rôle correspondant à leur statut dans l’entreprise pour mieux répondre aux variations de l’activité en magasin. Ce partenariat entre direction et employés est inculqué à travers une variété de programmes de formation favorisant un rapport idiosyncrasique à l’entreprise et à sa hiérarchie. En parallèle, l’entreprise se développe rapidement et les incitations salariales sont nombreuses : participation, bonus de performance, remises sur achat mais surtout, Walton s’emploie à impliquer tous les salariés dans une organisation qu’il décrit comme une entreprise atypique, dont tous les membres sont égaux de sorte qu’ils n’auraient nul besoin d’un syndicat pour s’exprimer, et qui est donc loin du modèle tayloriste alors dominant d’organisation scientifique du travail. C’est ainsi que Walton s’est rapidement défini comme un « servant leader » ( EHRENREICH, 2002), un dirigeant au service de ses associés, leur accordant confiance et responsabilités.

8 À l’époque, la gestion est relativement décentralisée, puisque les magasins peuvent s’organiser de manière différente en fonction des spécificités sociodémographiques de leur zone de chalandise (WALTON, HUEY, 1992) ; elle est également à la discrétion du directeur et de l’encadrement du magasin, quasiment toujours des hommes, dont le rôle est de compléter ou d’adapter la politique opérationnelle diffusée depuis le siège de Bentonville, Arkansas. Le discours conservateur adressé aux salariés et aux clients, par la mise en avant de valeurs telles que la famille, la foi, ou le respect des traditions, se trouve donc en contradiction avec une gestion libérale des salariés et des points de vente (LICHTENSTEIN, 2006). Et lorsqu’un problème survient dans un de ses magasins, Walton l’attribue généralement aux lacunes des managers : « Prenez soin des vôtres. Traitez-les bien, impliquez-les, et vous ne dépenserez pas tout votre temps et votre argent à embaucher des juristes du travail pour lutter contre les syndicats » (WALTON, HUEY, 1992, p. 130). Et en effet, faire grand cas des employés dans la communication interne a contribué à les mobiliser avec efficacité tout en limitant les contestations internes.

9 Cependant, après le décès de Samuel Walton en 1992, les principes qu’il avait initialement promus s’érodent peu à peu et ont moins de prise sur le travail réel. Avec l’arrivée de Lee Scott comme président-directeur général (PDG) de l’entreprise en 2000, la nouvelle direction entame un virage radical dans ses relations avec les salariés des magasins dont le rôle dans les activités et dans la communication de l’enseigne se restreint. Le slogan de l’entreprise au cours des années 1980 « Nos associés font la différence » devient dans les années 1990 « Des prix bas en permanence » puis au milieu des années 2000, « Économisez, vivez mieux ». Ces déplacements dans la communication du groupe ont de multiples sources. Auparavant orientée en direction des employés (GIBSON, BLACKWELL, 1999), la communication, accompagnant les changements technologiques (codes-barres et gestion intégrée des données d’achat et des commandes), a évolué vers la clientèle qu’il s’agit de fidéliser pour connaître ses goûts et améliorer le suivi au plus juste des commandes, des livraisons, des stocks et des volumes de main-d’œuvre. En outre, les actions en justice (plus de 5 000 par an5), notamment celles liées aux infractions sur le lieu de travail, se sont multipliées et sont attribuées par la nouvelle direction au modèle Walton6. Enfin, l’expansion de l’entreprise à l’international (DURAND, WRIGLEY, 2009), combinée aux économies d’échelle permises par le développement et la mise en œuvre des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), conduit à une rationalisation de la gestion de la main-d’œuvre de l’enseigne sur son marché domestique. Si les principes définis

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par Walton sont encore présents, ils ne le sont plus, chez les plus anciens, que par des souvenirs de visites de Walton et de ses cadres en magasin. Le pouvoir charismatique laisse place à une structure plus bureaucratique, dont l’objectif prioritaire est l’amélioration de la productivité par la rationalisation croissante des tâches routinières. Les principes et valeurs de Walton ne sont plus valorisés auprès des nouveaux managers recrutés. Les associés se mettent progressivement à considérer les outils censés favoriser l’expression de leurs problèmes, tels que l’Open Door Policy, au mieux comme une porte tambour sans issue, au pire, comme un piège tendu par la direction, qui, s’ils l’utilisent, est susceptible de les identifier comme fauteurs de trouble (MATHIS, 2007).

Des « associés » orphelins et une recentralisation de la gestion

10 Depuis deux décennies, de nombreuses restructurations, faillites, réductions d’effectifs, fusions, rachats ou expansions d’entreprises ont marqué la distribution nord- américaine (GRAFF, 2006). Chez Walmart, il faut attendre la fin du XXe siècle pour observer un mouvement à la fois lent et beaucoup moins spectaculaire. Alors que la plupart des salariés masculins considéraient Walmart comme un environnement propice à la construction de leur carrière professionnelle (CHARAN, 2006), les mutations survenues depuis le début des années 2000 changent la donne.

11 Les nouveaux dirigeants estiment indispensable de remplacer les principes de Samuel Walton qui, selon eux, accordent trop de latitude aux directeurs de magasin. Ils les rendent responsables de la publicité négative faite à l’enseigne et des litiges de plus en plus nombreux dans lesquels elle est mise en cause. Les méthodes managériales passées – vision conservatrice, pratiques particulièrement discriminatoires envers les femmes7, trop grande liberté accordée à l’encadrement local et abus qui en découlent – sont dénoncées et les politiques internes remaniées en conséquence. Lee Scott, pour se dédouaner, pointe alors du doigt une minorité d’anciens managers bornés (knuckleheads) appliquant les méthodes dures (rogue managers), caractéristiques de l’ancienne école. En réponse, la direction multiplie les règlements et durcit les injonctions adressées à l’ensemble des magasins. La main-d’œuvre est pour la première fois la cible directe et principale des changements opérés dont l’objectif est par ailleurs un meilleur contrôle des coûts opérationnels. La multiplication des Supercenters s’accompagne ainsi d’une baisse du temps dédié aux formations individuelles des managers. Ces Supercenters devant gérer des livraisons et des rayons plus importants et la plupart d’entre eux étant ouverts en permanence, leurs department managers (chefs de rayon) ont moins de temps à consacrer aux committees chargés du recrutement, de la formation (sponsor) et de la sécurité au sein du magasin, fonctions chères à Walton. Parmi les principes de base promus par l’ancien dirigeant, l’attention portée au client est devenue prioritaire alors que le respect dû à chaque individu dans les relations entre salariés a disparu des engagements de la direction. Les employés émettent rapidement des réserves, voire des critiques, face aux changements qui remettent en question ce qu’ils nomment « la culture Walton » (MATHIS, 2007).

On ne vieillit plus chez Walmart : les pressions au départ sur les plus âgés

12 La gestion de la main-d’œuvre en magasin est l’une des principales variables d’ajustement (BEAUJOLIN-BELLET, 1998 ; COUTROT, 1998) de restructurations devenues de

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véritables reflexes inscrits dans une dynamique répétitive, permanente et protéiforme (BEAUJOLIN-BELLET, GRIMA, 2009). Il faut attendre fin 2005 pour que ces restructurations discrètes, opérées en magasin au nom de la réduction des coûts et de la stratégie financière, soient explicitées par la direction. Le New York Times révèle en effet les détails d’un rapport rédigé par Susan Chambers, alors vice-présidente exécutive chargée des avantages sociaux des salariés8. Elle y signale au conseil d’administration de l’entreprise la forte augmentation des coûts liés à l’ancienneté des salariés9 ainsi qu’aux avantages sociaux dont ils bénéficient et propose un plan de réorganisation pour les réduire drastiquement. Si une telle fuite a fait scandale une fois relayée par les principaux quotidiens nationaux, Chambers est néanmoins promue vice-présidente du département ressources humaines (People Division) et ses suggestions sont appliquées à partir de 200610.

13 Particulièrement agressive, la refonte des principes de gestion de la main-d’œuvre, du travail et de l’emploi a pour objectif premier la réduction des coûts opérationnels. Cible prioritaire, la main-d’œuvre vieillissante est considérée par la direction comme non rentable notamment parce qu’elle revient cher en dépenses de santé alors que son efficacité n’est pas optimale. De nombreux moyens sont mis en place pour inciter les salarié/es ancien/nes à quitter l’entreprise de leur plein gré : accroître rapidement le taux de temps partiels (qui passe de 20 % à 30 % en un an, avec un objectif de 40 % à deux ans)11, augmenter significativement le montant des cotisations à une couverture santé12 (de manière générale et, en particulier, dans le cas où le/la salarié/e veut inscrire son conjoint/e) ou le seuil minimum d’heures travaillées par semaine pour pouvoir y prétendre (à partir de 24 heures aujourd’hui). Parallèlement, Walmart cible ses embauches sur de jeunes salariés en meilleure santé, plus productifs et ne faisant que rarement usage des avantages sociaux auxquels ils accèdent de toute façon plus difficilement que leurs aînés.

14 Dans cette même optique, chaque fonction du magasin est repensée et inclut désormais une proportion non négligeable de tâches physiques de manière à exclure les plus faibles. Les fonctions managériales subissent par ailleurs une refonte. Dès 2004, l’organigramme de tous les nouveaux magasins est réorganisé en fonction d’une nomenclature des emplois refondue. De nombreux chefs de rayon (department managers) auparavant considérés comme employees deviennent des supervisors, statut de niveau supérieur qui limite leur possibilité de se syndiquer selon le droit américain (voir encadré 3). Moins nombreux, ils s’occupent de davantage de services et rayons et leurs emplois sont désormais à temps partiel13. En outre, la direction opère des modifications d’horaires importantes. Les department managers travaillent par exemple trois jours d’affilée suivis de trois jours de repos, sont à leur poste tous les samedis et dimanches et changent toutes les semaines de shift (horaires de nuit, matin, après-midi). La diminution du nombre de department managers par magasin conduit certains à être rétrogradés employés et d’autres à être promus zone manager supervisors, une fonction rémunérée à l’heure qui remplace progressivement celle d’assistant manager (chef de secteur payé au forfait et bénéficiant d’une meilleure couverture sociale) et couvre un nombre de rayons plus grand. Enfin, pour la majorité des salariés exerçant les emplois du bas de l’échelle salariale dans l’entreprise – entry jobs – comme caissier/ères, associé/es de vente et employé/es chargé/es des stocks (cashiers, seller associates, stockers), des expérimentations débouchent sur le chronométrage des tâches et l’adaptation des horaires en conséquence. La gestion automatisée des horaires en

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fonction des flux de marchandises (workload driven scheduling) accroît la variabilité des horaires de travail (rotating shifts14). Les horaires fixés selon le principe du « juste à temps » sont censés permettre de réduire les frais de main-d’œuvre tout en améliorant le service aux clients. L’informatisation facilite le contrôle centralisé de ces changements en temps réel. Les shifts sont ainsi alloués par des ordinateurs du siège et non plus par le Store Manager et l’encadrement, et les salariés disposent d’un numéro vert à appeler en cas d’absence ou de retard. Toute absence d’au moins trois jours est décomptée comme un congé exceptionnel.

15 En raison de la lourdeur de ces prescriptions, les tâches en magasin sont de moins en moins diversifiées et réduites aux plus simples. C’est ainsi qu’en une décennie, le nombre de managers mensualisés (salaried, payés au forfait, comprenant les fonctions de haut encadrement dans les magasins) a considérablement baissé, alors que se généralise le statut de travailleur rémunéré à l’heure (hourly), y compris pour des postes de managers. Ces salariés sont dès lors très précaires, sans aucune protection contre le licenciement. Certains rayons spécialisés nécessitant une main-d’œuvre qualifiée, spécialement formée, ou d’autres jugés superflus (confection, consigne, armurerie, laboratoire photographique, centre optique, centre automobile, greeters15) ont été supprimés dans la plupart des magasins ; d’autres ont fusionné, entraînant la réduction du nombre de managers. Cette compression des effectifs, des services et des fonctions hiérarchiques parmi les mieux rémunérées, requérant des formations et compétences spécifiques diminue en conséquence les possibilités de promotion au sein des magasins. De plus, comme la rémunération de chaque fonction est comprise dans une fourchette, une fois le salaire plafond atteint, la rémunération est gelée16. Enfin, l’abandon des augmentations au mérite et la réduction des heures de travail hebdomadaires complètent l’homogénéisation par le bas du travail et de l’emploi au sein des magasins.

16 Tout en poursuivant sa croissance au cours des années 2000, Walmart fait face à une dégradation majeure de son image17. La politique sociale « low cost » menée par l’enseigne est totalement assumée puisque le nombre important d’associés qui, avec leurs enfants, dépendent de l’aide publique18, est mentionné dans les documents officiels. Pour autant, en tant que vice-présidente du département ressources humaines, Susan Chambers suggère de « clarifier et améliorer le message à propos de la couverture santé offerte et [de] s’engager dans une campagne durable de communication. Ce genre de communication nous aidera à recadrer la perception que le grand public a de notre offre en matière de santé. C’est le seul moyen pour nous de l’emporter sur nos détracteurs » (2005, p. 16).

La crise économique : accélérateur des mutations et catalyseur des tensions

De nouveaux profils de salariés

17 Dès 2008, la récession frappant les États-Unis catalyse ces transformations. Les entretiens que nous avons menés en 2010 en Illinois, Floride et Californie montrent que, sur la période récente, les profils qui ont tendance à être de plus en plus souvent recrutés sont ceux d’étudiants mais aussi d’anciens salariés du secteur bancaire, des assurances ou de l’administration. Contraints de combiner deux ou trois emplois, le plus souvent titulaires d’un diplôme universitaire (Bachelor ou Master Degree), ces

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nouveaux associés ont connu, peu avant leur embauche, une interruption brutale de leur carrière. Renouvelant sa main-d’œuvre, profitant d’un turn-over de 40 % 19 (LICHTENSTEIN, JOHANSON, 2011), Walmart intègre ces nouveaux profils à différents échelons hiérarchiques avec pour effet de nourrir les tensions internes. Dans cette période de crise économique, les nouveaux arrivants font souvent preuve d’un grand zèle alors que les emplois dans la grande distribution, s’ils ne sont pas épargnés, s’avèrent parmi les moins touchés par la récession qui sévit depuis 2008 (voir graphique 1). Généralement recrutés à temps partiel, beaucoup sont en sous-emploi et tentent, en se rendant disponibles, flexibles et polyvalents, d’accéder au temps plein. Ils doivent adapter l’organisation de leur journée de travail aux imprévus, en particulier aux aléas liés aux livraisons, aux mises en rayon ou à l’encaissement. Très peu informés, leur embauche ne faisant l’objet, selon les principes de l’employment at will, d’aucun contrat signé, certains des associés interrogés apprennent au bout de quelques semaines de travail à temps complet (quarante heures hebdomadaires) qu’ils travailleront à temps partiel (d’une vingtaine à une trentaine d’heures) et que les heures effectuées lors des premières semaines seront déduites des semaines suivantes en fonction de l’activité du magasin. Ils ne découvriront que plus tard, que l’embauche sur un emploi d’entrée à plein-temps est désormais le plus souvent réservée aux postulants acceptant de travailler de nuit (overnight shift).

Graphique 1 : Évolution comparée de la croissance des emplois dans la grande distribution alimentaire/restauration et dans le secteur privé (en %), 1990-2011

Source : Bureau of Labor Statistics, 2012.

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2012 : difficultés financières et fronde des actionnaires

18 Après une décennie de transformations majeures, l’année 2012, qui marque les cinquante ans de l’entreprise, semble cristalliser toutes les difficultés (MARSHALL, 2012) : émergence d’affaires de corruption dans les activités internationales du groupe (violation du Foreign Corrupt Practices Act au Mexique) ; doutes et révoltes sans précédent des actionnaires face à l’absence de stratégie crédible20, aux résultats négatifs de l’activité des hypermarchés sur les trois dernières années et au faible rendement de l’action21 comparé à celui des principales entreprises du secteur ; multiplication des débats politiques sur la responsabilité des grandes sociétés (corporations) dans les inégalités économiques et sociales croissantes, en lien avec l’activisme politique pro-républicain des héritiers Walton22 ; et coups de projecteurs médiatiques sur les manifestations de mécontentement des salariés des entrepôts et magasins, y compris des sous-traitants, sur l’ensemble du territoire nord-américain, notamment lors du Black Friday.

19 Face à ces difficultés entraînant une perte de confiance des actionnaires institutionnels, la direction tente de convaincre en multipliant les opérations sur différents fronts. Elle procède régulièrement au rachat d’actions et à leur destruction pour favoriser à la fois une hausse mécanique de leur cours et une augmentation du bénéfice par action23. Elle multiplie les acquisitions internationales à la croissance rapide mais qui dégagent de faibles profits (MARSHALL, 2012). En outre, la pression actionnariale s’accentue de nouveau sur son marché domestique qui représente encore 75 % des bénéfices du groupe. Les réductions des coûts d’exploitation impliquent en magasin une productivité du travail accrue qui entraîne de sérieux problèmes organisationnels dus au manque de personnel. Le modèle commercial qui se redessine par défaut dans les Supercenters est officiellement acté dans un projet de nouveau format de magasin censé permettre un meilleur retour sur investissement.

Du « cercle vertueux de la productivité » à la dégradation du service au client

20 Lorsque l’on interroge les salariés les plus anciens sur les mutations de leur travail, ils estiment en premier lieu que, pour une quantité de travail identique, la main-d’œuvre a décliné en magasin de près de 20 % au cours de la dernière décennie. Cette nouvelle donne implique non seulement davantage de flexibilité horaire, de polyvalence et d’entraide contrainte entre rayons et services, mais aussi de tensions avec le management et la clientèle. L’évolution comparée des ouvertures de magasin, de l’accroissement des surfaces de vente et des effectifs rejoint le constat des salariés rencontrés (voir graphique 2).

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Graphique 2 : Évolution du nombre de magasins, des surfaces de vente, des ventes et de la main- d’œuvre des magasins Walmart aux États-Unis, 2008-2012

Source : UFCW (MARSHALL, 2012).

21 Si l’on constate une augmentation du nombre de magasins (+ 8,2 %), des surfaces de vente (+ 9,8 %) et des ventes (+ 12,3 %) aux États-Unis entre 2008 et 2012 – Walmart tirant profit de son fort potentiel de développement sur le territoire américain –, cela s’accompagne d’une baisse des effectifs de 1,4 % sur la même période. Les dirigeants affirment, quant à eux, que de telles compressions de la main-d’œuvre n’affectent pas l’organisation des magasins ni le service à la clientèle. Elles participeraient au contraire au « cercle vertueux de la productivité » – productivity loop ( MARSHALL, 2010) – en permettant à l’enseigne de proposer des prix bas, ce qui tire la fréquentation des magasins et des ventes vers le haut et contribue à une nouvelle baisse des prix. Cependant, une étude menée auprès de 200 fournisseurs par le journal spécialisé Retailing Today24 souligne une dégradation de la gestion des magasins (baisse dans la qualité du référencement et dans la présence de leurs produits en rayon) sans qu’aucune mesure ne soit prise pour remédier à la situation. Pour les salariés, le cercle vertueux est au contraire un cercle vicieux. Le sous-effectif toujours plus important entraîne une dégradation des conditions de travail et d’emploi, des problèmes d’absentéisme, une augmentation de la pression des managers de proximité (surveillance permanente) sur les employés les plus vulnérables pour pallier les manques en main-d’œuvre à différents horaires et dans différents rayons. Les tensions entre collègues se multiplient, qui concernent l’entraide et la quantité de travail réalisée par chacun. Enfin, en raison du manque d’employés disponibles et des pénuries de produits en rayon, les conflits avec la clientèle sont de plus en plus fréquents ; les employés, trop peu nombreux, ne peuvent être présents dans tous les rayons et services du magasin en même temps, tout en mettant en rayon les marchandises pourtant présentes en réserve.

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22 L’afflux de nouveaux embauchés depuis 2008 a contribué à nourrir les tensions avec les managers et l’insatisfaction des plus anciens, qui voient les maigres avantages et égards dont ils bénéficiaient auparavant progressivement disparaître : moindres possibilités de promotion pour les hommes peu diplômés, salaires à la baisse pour tous, moindre couverture santé mais aussi, plus symboliquement, comme le souligne un manager présent depuis seize ans, suppression du bon d’achat donnant droit à une dinde à Thanksgiving. De nombreux/euses salarié/es, notamment des femmes faiblement « employables » (mères seules, ou femmes issues des minorités ethniques), se montrent tout de même résigné/es ou reconnaissant/es de ne pas avoir été renvoyé/es dans un contexte de récession majeure25.

23 Mais ces nouvelles recrues apportent également, en raison de leur profil, de nouvelles ressources pour l’expression d’insatisfactions collectives. Ceux qui proviennent d’autres secteurs (banque, télécommunications, secteur postal), peuvent comparer les pratiques de management de Walmart à celles de leurs anciennes entreprises à la culture syndicale ancrée. Ils travaillent aux côtés de salariés plus anciens pour lesquels la perspective d’une contestation est difficilement imaginable, d’autant qu’ils n’ont jamais rencontré de syndicat. Ils peuvent simplement évaluer les transformations de l’entreprise à l’aune de la période antérieure. Alors que leur emploi chez Walmart n’avait d’autre but que de financer leurs études, de nombreux étudiants finissent par en faire leur activité principale faute de perspectives d’embauche à court terme dans leur domaine de spécialité. S’il n’est bien sûr pas écrit qu’une telle variété de trajectoires conduise automatiquement à la mobilisation, leur rencontre inédite au sein des Supercenters est un catalyseur d’expression d’insatisfactions partagées. Elles deviennent un mouvement collectif organisé au niveau national par la rencontre avec une stratégie offensive de syndicalisation ciblée sur Walmart.

De nouvelles prises à la contestation dans une entreprise globale de service

24 Outre la dénonciation du fossé se creusant entre salariés et direction sur la conception du travail et de l’entreprise, la campagne Our Walmart (l’adjectif possessif n’est pas anodin) témoigne d’une volonté de prendre la parole (stand up, speak up). Cependant, Our Walmart n’est pas un mouvement spontané de salariés mais avant tout une campagne de syndicalisation, appelée organizing, menée par l’UFCW.

Syndiquer un bastion de l’antisyndicalisme : une bataille symbolique

Un contexte législatif peu favorable

25 Malgré une tradition de luttes dures, le mouvement syndical nord-américain s’est effrité. Depuis les années 1960, la baisse de la syndicalisation de la main-d’œuvre est régulière, particulièrement dans le secteur privé où, à la fin des années 2000, elle atteint moins de 8 % contre plus de 35 % dans les années 195026 (SAUVIAT, LIZÉ, 2010). D’après les lois encadrant le travail aux États-Unis, aucune négociation avec une organisation syndicale ou avec des salariés ne peut aujourd’hui avoir lieu au sein du géant de la distribution sans que la direction ne l’autorise (voir encadré 3). La législation, qui est donc plutôt favorable aux dirigeants, permet à Walmart de licencier

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aisément des salariés aux velléités revendicatives et d’organiser en toute quiétude des réunions internes promouvant l’antisyndicalisme. En l’absence de syndicat, il n’existe aucune négociation d’accord collectif au sein de l’entreprise. L’employeur peut décider seul de modifications apportées aux grilles de salaire, primes, promotions ou aux mesures de protection sociale même si des lois fédérales ou propres à chaque État définissent des minima. En matière de rémunération horaire, Walmart propose des salaires d’entrée légèrement supérieurs au minimum légal dans chaque État pour en faire un argument de recrutement comme de légitimation de ses pratiques. Le contexte institutionnel, auquel s’ajoutent les spécificités organisationnelles de Walmart, n’est pas propice au déclenchement de grèves qui demeurent des événements rares.

26 Jusqu’à présent, l’antisyndicalisme radical pratiqué par Walmart a toujours réussi à mettre rapidement un terme à toutes les contestations, notamment par le déploiement de nombreux consultants juridiques au cours des années 1990 (LOGAN, 2002 ; JULLIARD, 2013), empêchant toutes les tentatives d’implantations locales ou, plus récemment, grâce à un turn-over élevé : l’entreprise a préféré sacrifier une partie de son efficacité pour bénéficier d’une main-d’œuvre plus docile. D’autres mesures, plus radicales, ont servi d’exemples afin de décourager toute nouvelle tentative de syndicalisation. Les plus célèbres se sont soldées par la suppression des rayons de boucherie traditionnelle (meat cuting departments) de l’ensemble des magasins américains en 2000 après que des salariés des rayons de boucherie au Texas ont cherché à se syndiquer, et par la fermeture immédiate et définitive d’un magasin canadien en 2005 à Jonquière au Québec après l’obtention de l’accréditation syndicale du magasin (COUTU, 2007). Ces deux cas extrêmes de restructurations et fermetures d’établissement par Walmart, non pour des raisons économiques mais bien par idéologie, s’appuient sur la faiblesse du droit du travail nord-américain.

Encadré 3 Les principales lois régissant le droit du travail aux États-Unis Le système syndical américain est moniste : une fois élu, le syndicat est le seul interlocuteur de l’employeur et la décision de rejoindre un syndicat se prend collectivement. Par ailleurs, seuls les salariés syndiqués sont couverts par les accords négociés. En 1935, le National Labor Relations Act ou loi Wagner oblige dans un premier temps tout employeur à négocier avec un syndicat dès lors qu’au moins trois salariés l’ont désigné comme leur représentant. Il interdit toute forme de discrimination à l’encontre des salariés syndiqués. En 1947, la loi Wagner est amendée. Le Labor Management Relations Act, ou loi Taft-Hartley, limite le pouvoir des syndicats qui ne peuvent plus exiger que chaque nouvel embauché soit syndiqué ; de plus, afin d’assurer l’indépendance des syndicats vis-à-vis des employeurs, ils ne peuvent accueillir dans leurs rangs des salariés en position d’autorité sur d’autres et considérés comme proches de la direction (supervisors). Les relations de travail et les conflits entre direction et syndicats sont arbitrés par le National Labor Relations Board (NLRB), instance fédérale en charge de poursuivre chacune des parties en cas de violation de la législation et de contrôler le processus de désignation d’un syndicat. Comme indiqué ci-dessus, pour pouvoir se syndiquer, un groupe de salariés d’une même entreprise doit, au préalable, procéder au choix d’une organisation syndicale ; puis, 30 % des salariés doivent signer une carte d’autorisation qui indique leur volonté de se syndiquer. Le NLRB

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décide ensuite de l’opportunité et de l’organisation d’une élection et de son périmètre (tout ou partie des établissements de l’enseigne, tout ou partie des salariés en fonction de leur type de contrat par exemple), tous les salariés de ce périmètre ayant alors à se prononcer sur leur volonté d’être ou non représentés par le syndicat à l’origine de la procédure. Comme le soulignent Lucy APROBERTS et Maud SIMONET (2009), les arbitrages relatifs aux contours de l’unité de négociation ont un impact considérable sur les chances de succès d’une campagne syndicale. Le NLRB peut choisir de ne pas valider la demande si les catégories d’employés réunies (fonctions, niveaux de formation, de rémunération, conditions de travail) ne lui paraissent pas pertinentes. En cas de validation, il fixe une date pour le vote et contrôle son bon déroulement. S’il y a plus de 50 % de signataires de cartes d’autorisation, l’employeur peut reconnaître directement le syndicat mais, dans la plupart des cas, il attend la tenue d’une élection. Enfin, une fois élu, le syndicat est accrédité, généralement pour trois ans et doit, tout comme l’employeur, négocier de bonne foi des accords collectifs au cours de sa première année d’exercice. S’il ne parvient pas à conclure un accord avec la direction au bout d’un an, cette dernière n’ayant que peu d’intérêt à le faire, il perd son statut de représentant des salariés. Dans les faits, force est de constater que le droit de propriété l’emporte bien souvent sur la démocratie en entreprise et ce, depuis bien longtemps. Dans les années 1960, le shopping center, première forme de centre commercial (mall) périurbain fait son apparition ; il a pour caractéristiques de rassembler plusieurs enseignes et donc de concentrer de nombreux travailleurs. C’est pourquoi, l’enjeu de l’une des principales luttes de la RCIA concerna le droit d’approcher les salariés sans être arrêté pour violation de propriété (HARRINGTON, 1962). De nos jours, les militants syndicaux ne sont toujours pas autorisés à démarcher dans les magasins ni à obstruer le passage des clients qui y entrent et en sortent. Ils ne peuvent s’adresser aux salariés qu’en dehors de leur lieu de travail alors que les employeurs ne se privent pas d’organiser, comme chez Walmart depuis la fin 2012, des réunions obligatoires, animées par des cadres venus spécialement du siège, pour prévenir les employés contre le « danger » que représentent les syndicats pour eux-mêmes et pour l’avenir de l’entreprise. Au même moment, chez Walmart, ont été installés des écrans dans les salles de pause, qui diffusent en permanence des messages sur les syndicats et le mouvement OWM, accusé de répandre des mensonges et proférer des calomnies à l’encontre de l’enseigne pour rallier de nouveaux salariés à sa cause et prendre leur argent. Effet collatéral non prévu par Walmart, révélé par nos entretiens les plus récents : une telle débauche d’efforts contribue à informer les employés des critiques dont l’entreprise fait l’objet et à faire découvrir OWM à ceux qui n’en avaient pas encore entendu parler. Enfin, en matière de droit de grève, tout syndicat (défini par le NLRB comme « toute organisation ou comité auquel participent des salariés, créé dans le but principal ou secondaire de traiter avec les employeurs à propos d’abus en matière salariale notamment liés au salaire, au taux de rémunération, aux horaires ou aux conditions de travail »27) est censé, lorsqu’il a tenu un piquet de grève pendant au moins trente jours, demander aux salariés de signer une pétition qui lui accorde le droit de les représenter28. Our Walmart, en tant qu’association organisée en centres

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locaux d’aide aux travailleurs (), est considéré comme une organisation à but non lucratif et échappe ainsi à la législation.

La critique sociale désamorcée et récupérée par la communication d’entreprise

27 En dépit de leur multiplication au milieu des années 2000, les campagnes critiques envers les pratiques de Walmart s’avèrent peu efficaces. Wake Up Walmart, affilié à l’UFCW, et Walmart Watch, ONG29 liée au SEIU (Service Employees International Union), reposent sur de nouvelles approches qui visent non plus un secteur ou une branche dans son ensemble mais plus directement certaines entreprises emblématiques (corporate campaign) en dénonçant leurs pratiques : Walmart Watch est ainsi créée, selon ses fondateurs, « dans le but d’étudier l’impact des grandes entreprises sur la société afin de développer de nouveaux standards pour des entreprises plus responsables30 ». Mais, bien que ces initiatives syndicales aient pour but premier de favoriser une émulation au sein des communautés locales, elles demeurent au stade de campagnes de relations publiques en produisant de nombreux rapports sans pour autant parvenir à fédérer localement les nombreux acteurs impliqués, dans la mesure où elles s’adressent aux consommateurs citoyens avant de cibler les employés.

28 En parallèle, afin de redorer son image auprès du public, l’enseigne fait appel à un cabinet spécialisé dans les relations publiques31. Le « nouvel âge de Walmart » s’ouvre sur un changement de communication radical, autour du développement durable et des communautés locales. L’entreprise souhaite ainsi convaincre qu’une nouvelle manière de vendre, qui prend en considération les dimensions sociales et environnementales de l’activité, est possible et souhaitable. Critiqué par les porte-parole de l’association Wake Up Walmart en 2008, le nouveau PDG Mike Duke affirme alors qu’« on ne peut créer de fausse image, d’autant moins dans un monde de transparence tel que le nôtre » (FABER, 2009). Pourtant, quelques années auparavant, Walmart a fondé, en collaboration avec l’entreprise de relations publiques Edelman, le groupe de défense Working Families for Walmart (WFWM). Ce collectif virtuel32 relève en fait de l’astroturfing33, mouvement en apparence populaire et spontané, construit de toutes pièces par l’entreprise et censé se répandre via internet. La manipulation n’est découverte par la presse qu’un an plus tard34. Cette dernière révèle, par la même occasion, qu’un second site de défense de Walmart, Paid Critics (dont l’objectif est de lever le voile sur les liens financiers entre les mouvements critiquant la marque et les organisations syndicales), ainsi qu’un blog, Walmarting accross America (journal en ligne d’un couple traversant les États-Unis en camping-car et faisant étape sur les parkings des magasins de l’enseigne), sont également administrés et rédigés par des employés du groupe Edelman.

29 En outre, la multiplication des contentieux collectifs (class actions) lancés par des salariés contre le groupe Walmart à partir des années 1990 rencontre à son tour d’importants obstacles. Tout d’abord, l’entreprise fait l’objet du procès pour discrimination systématique à l’égard du personnel féminin, en matière de rémunérations et de promotions, le plus important, en nombre de plaignantes, de toute l’histoire des États-Unis (FEATHERSTONE, 2004). Walmart Versus Dukes, qui repose sur une expertise sociologique réalisée par William Bielby35, implique 1,6 million de salariées et ex-salariées de l’enseigne. La plainte en nom collectif est finalement déboutée par la Cour suprême en juin 2011 car les juges estiment que les plaignantes, employées dans différents magasins, ne peuvent toutes avoir été discriminées pour le même motif36.

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C’est le même type d’arguments que Walmart utilise en 2006 pour se défendre dans un second procès majeur qui rassemble les plaintes de près de 200 000 anciens et actuels salariés (Braun Vs. Walmart) dénonçant le non-paiement d’heures de pause et d’heures supplémentaires. Leur demande est considérée comme recevable par les juges de la cour de Pennsylvanie. Suite à ce verdict confirmé en appel, Walmart opère alors un virage radical en matière de respect de la législation sur les pauses, qui lui permet de mener à bien, discrètement, ses restructurations en magasin sans risquer de s’exposer à la critique.

30 Même si les militants syndicaux ou associatifs parviennent parfois, par leurs campagnes de mobilisation, à atteindre leur but qui est de dénoncer les pratiques du management et d’amener à une prise de conscience des salarié/es, Walmart continue d’innover en choisissant de s’adapter rapidement à la critique sociale. Renonçant aux infractions fréquemment commises et constatées à l’endroit des emplois à bas salaire (BERNHARDT et al., 2009)37, Walmart applique désormais si strictement le droit du travail qu’il en vient à se retourner contre ses propres salariés. Comme le souligne Betty, Seller Associate dans l’Illinois, « les salariés ont une heure de pause pour le repas et deux autres pauses de quinze minutes. La direction insiste pour qu’on les prenne. Tout manquement est puni par un renvoi. Beaucoup oublient de la prendre ou la prennent après la cinquième heure de travail et ça c’est un manquement grave » (février 2013).

Lutter contre « l’effet Walmart » sur les services : les enjeux pour l’UFCW

31 Les avertissements figurant aussi bien sur les tracts qu’en bas de page du site internet de l’association précisent que Our Walmart a pour seul but d’aider les salariés à améliorer leurs conditions de travail et d’emploi et n’a aucunement l’intention de former un syndicat représentant les salariés du groupe lors de négociations salariales38. L’apparition de ce message fait suite à une plainte adressée le 20 novembre 2012 par Walmart au National Labor Relations Board (NLRB) : l’entreprise reproche en effet à l’UFCW, fondateur et principal financeur de Our Walmart, d’avoir enfreint le National Labor Relations Act car, pendant plus de trente jours, elle a organisé des manifestations devant les magasins et aurait cherché à être reconnue comme syndicat représentatif sans passer par une pétition et par des élections (voir encadré 3). Fin janvier 2013, le verdict du NLRB est suspendu sous réserve que l’UFCW nie publiquement ces accusations et s’engage à ne pas s’impliquer dans un conflit qui atteindrait soixante jours de piquet de grève39.

32 L’UFCW partage avec Our Walmart la volonté de faire reconnaître à Walmart devant tous qu’il doit respecter la législation et les normes de travail. Deux autres enjeux majeurs commandent l’intérêt de l’UFCW pour OWM. D’une part, l’entreprise compte 2,2 millions de salariés alors que huit des plus grands distributeurs américains réunis (Target, Costco, Kroger, Safeway, Supervalu, CVS, Walgreen et Rite Aid) en représentent un peu moins d’1,8 million. Le potentiel de Walmart en matière d’adhésions syndicales est donc sans équivalent. D’autre part, les principales enseignes les plus syndiquées de la branche exercent, depuis les années 2000, des pressions sur le travail et sur l’emploi, si bien que l’UFCW a davantage cherché à retenir les salariés syndiqués qu’à fédérer de nouvelles recrues. En Californie par exemple, suite à la multiplication du nombre de magasins Walmart à la fin des années 1990, différentes chaînes déjà implantées et dont une partie des employés est syndiquée (Ralphs, Albertsons, Vons) dénoncent une concurrence déloyale, les bas prix pratiqués par l’enseigne de Bentonville étant, selon

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eux, liés au fort turn-over et aux faibles salaires corrélés à l’absence de syndicat. L’« effet Walmart » (FISHMAN, 2006 ; LICHTENSTEIN, 2006) opère alors. Les enseignes concurrentes syndiquées en viennent donc à compresser les coûts opérationnels, comme le leader du secteur. Suite à la logique de nivellement par le bas des conditions de travail et d’emploi dans les magasins, les syndicats en viennent à limiter leur action à la défense des intérêts des salariés déjà adhérents. Richard, trésorier d’un syndicat local majeur du sud de la Californie, indique que la plus longue grève qui ait eu lieu dans le secteur aux États-Unis s’est déroulée autour de Los Angeles entre octobre 2003 et février 2004. Selon lui, « les membres du syndicat ont payé un prix important mais ils ont obtenu une amélioration de leur assurance santé et de leur pension » (février 2010).

33 Toutefois, malgré cette longue grève qui a impliqué 70 000 membres de l’UFCW répartis dans 900 magasins et l’enthousiasme affiché par notre interlocuteur, la pression exercée par les directions des enseignes sur l’UFCW l’a pourtant contrainte à accepter le principe des « deux tiers » (CARRÉ et al., 2010) : dans l’accord signé entre les distributeurs et l’UFCW, il est notamment prévu que les avantages sociaux et les salaires soient garantis pour les deux tiers de salariés les plus anciens ; le tiers restant de nouveaux salariés est pour sa part soumis à un régime beaucoup moins favorable. Ainsi, leur salaire est amputé d’environ 45 %, et comprend une couverture santé moindre et une part d’intéressement réduite. En outre, l’éligibilité des salariés aux droits à la retraite est repoussée de sept ans environ pour la plupart d’entre eux. Enfin, une grande majorité des anciens, qui appartiennent pourtant au « haut du panier », consentent à une flexibilité accrue de leurs heures de travail et acceptent un emploi à mi-temps, ce qui augmente mécaniquement le nombre d’heures allouées aux nouveaux salariés – ceux du dernier tiers –, heures de travail moins coûteuses pour l’employeur (GIBSON, 2004). En réponse aux critiques, l’UFCW a affirmé avoir mis un terme à cette hémorragie des droits, qui « se serait achevée par la disparition des prestations de santé et de retraite pour tous les employés40 ». Mais il semble tout de même difficile, dans un tel contexte, de rallier de nouveaux membres.

34 Les syndicats du secteur de la distribution, tels que le SEIU et l’UFCW, animés par la volonté de ne pas perdre leurs adhérents et l’espoir d’en rallier de nouveaux, ont concentré leurs attaques sur Walmart : ils se sont ainsi interrogés sur les possibilités de syndicalisation des salariés de Walmart (RATHKE, 2005) et ont multiplié les campagnes critiques dénonçant l’influence socio-économique néfaste de l’enseigne. Une telle stratégie est directement liée aux bouleversements qui traversent le syndicalisme américain. En particulier, le monopole de la plus grande centrale syndicale américaine depuis 1955, l’AFL-CIO (American Federation of Labor & Congress of Industrial Organizations), est remis en question ; en effet, en 2005, les principaux syndicats de travailleurs agricoles (United Farm Workers), de routiers (International Brotherhood of Teamsters) et des services, dont l’UFCW et le SEIU, ont quitté l’AFL-CIO pour former la CWF (Change to Win Federation), notamment en raison de désaccords sur les orientations stratégiques. Si l’AFL-CIO reconnaît l’importance de la syndicalisation des travailleurs immigrés dans les emplois faiblement rémunérés (VOSS, SHERMAN, 2000), la CWF en fait une priorité en s’appuyant sur des stratégies d’organizing, c’est-à-dire en tentant de relancer un syndicalisme de contestation sociale (FANTASIA, VOSS, 2003) face aux tentatives peu fructueuses de renouvellement du syndicalisme de métier portées par l’AFL-CIO. La campagne OWM s’inscrit dans cette dynamique.

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Quelles stratégies syndicales pour infiltrer le bastion Walmart ?

35 Depuis la fin des années 2000, Walmart semble plus exposé que jamais aux critiques extérieures réclamant plus de justice sociale, qui s’inscrivent dans un contexte de mise en place progressive du Patient Protection and Affordable Care Act (PPACA ou Obamacare) au niveau fédéral et de réapparition de formes de protestations populaires contre la finance et les multinationales (mouvement Occupy et, plus récemment, Fight for 15 et la mobilisation des salariés des fast-foods). Menée sur le terrain, la campagne Our Walmart partage ainsi avec le mouvement Occupy la rhétorique de « justice économique » (les salariés mobilisés arborant des t-shirts estampillés « How the 1 % hurts the 99 % »). Elle ambitionne avant tout d’attirer l’attention du grand public sur des travailleurs à bas salaires, souvent invisibles, qui sont majoritairement des femmes et issus de minorités ethniques. La campagne Our Walmart s’inscrit dans une approche pragmatique de syndicalisation pilotée par l’UFCW ; elle combine une impulsion nationale inspirée de groupes de défense des travailleurs pauvres (top-down advocacy) avec une approche d’organizing s’appuyant sur les communautés locales (bottom-up) dont le but est de mobiliser des établissements implantés dans des territoires politiques, économiques et culturels variés.

Fédérer des actions locales de contestation

36 Conscient des difficultés, voire de l’impossibilité, d’implanter à court terme un syndicat au sein de Walmart, l’UFCW s’est appuyé sur le développement dynamique des centres d’aide aux travailleurs pauvres (worker centers), présents dans tout le pays. Ces centres sont pourtant nés d’un rejet des organisations syndicales traditionnelles alors perçues comme obsolètes, bureaucratiques et inadaptées aux défis de la fin du XXe siècle. Dès les années 1980, ils se multiplient et permettent aux travailleurs immigrés, clandestins, le plus souvent des femmes occupant des emplois à bas salaire, de trouver du soutien et d’accéder à des services tels que, par exemple, des cours d’anglais ou des consultations juridiques dans le cas de litiges du travail (MILKMAN, 2006 ; BONZOM, 2012). En concentrant avant tout leur énergie sur la défense des travailleurs et la mise en avant de leaders sur le terrain, les centres d’aide aux travailleurs sont loin de la posture syndicale traditionnelle de négociations collectives avec les employeurs. Le flou juridique entourant leur statut leur confère de plus grandes possibilités d’action que les syndicats puisqu’il les autorise à manifester de manière répétée devant les magasins ou à distribuer des tracts à l’intérieur. D’autre part, le statut associatif permet de rallier de manière plus consensuelle de nouveaux membres : le soutien des membres de la « communauté » se joignant aux actions est davantage mis en valeur alors que l’éventuelle affiliation syndicale (UFCW) est masquée. Ainsi, chargés d’entretenir un lien permanent entre les niveaux locaux et nationaux, entre action et coordination, les militants, appelés « organizers », que nous avons rencontrés ne s’opposent pas aux figures de l’activiste, du défenseur charitable (relevant de l’advocacy) ou du travailleur social (CHAUVIN, 2007). Ils semblent, dans leurs pratiques comme dans leurs discours, composer avec les registres de ces différentes figures.

37 Comme dans la plupart des campagnes de syndicalisation aux États-Unis (VOSS, SHERMAN, 2000), les financements et les orientations sont centralisés. La majorité des organizers rencontrés est rémunérée par les sections syndicales locales ; quelques autres directement par l’UFCW, basée à Washington. Ces derniers sont en contact permanent

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avec leur hiérarchie, du directeur de campagne au directeur régional, et rendent régulièrement compte de leurs démarches et résultats en matière de recrutement et d’actions médiatiques. À l’aide d’outils communs à tous (tracts reçus de Washington ensuite régionalisés, c’est-à-dire comprenant un argumentaire national et un témoignage d’un employé local), ils sont chargés de repérer et de former des leaders locaux parmi les salariés des magasins, autrement dit des employés capables, une fois formés, de rallier seuls de nouveaux membres41. De même, ils doivent tenter de convaincre les pasteurs locaux et les membres d’associations de défense des travailleurs pauvres de prendre part à leurs actions et d’en parler autour d’eux. Malgré un cadrage national fort, la dimension locale joue un rôle majeur dans la progression de la campagne. Des réunions entre organizers, salariés, activistes et coordinateurs nationaux sont ainsi régulièrement organisées à l’échelle locale comme nationale.

38 Les militants ont des expériences variées d’engagement dans différentes causes. Anciens étudiants, le plus souvent entrés en mobilisation pour des causes variées (droits civiques, droits des travailleurs immigrés, défense des droits des homosexuels et transgenres), certains ont été démarchés par l’UFCW pour mener à bien différentes campagnes, notamment les plus longues et les plus importantes comme celles des agents d’entretien (« justice for janitors ») (MILKMAN, 2006). D’autres, plus classiquement, sont d’anciens salariés de l’industrie ou du commerce devenus délégués syndicaux (stewards) dans une entreprise avant de s’orienter vers des fonctions spécifiques d’organizers. Une telle diversité s’avère nécessaire afin d’éviter une trop grande distance à la fois avec les employés et avec les organisateurs de la campagne. Elle est néanmoins génératrice de tensions, principalement liées à l’incertitude inhérente à une campagne s’annonçant très longue (les organizers ne restant que deux ans au maximum sur une même campagne) et au ton virulent. Nos observations soulignent d’ailleurs moins les frictions entre salariés et organizers (SHARPE, 2004) qu’entre organizers eux-mêmes. Lors de la préparation d’une action devant se dérouler devant un Supercenter, nous entendrons à plusieurs reprises qu’il serait judicieux de canalyser le comportement enthousiaste mais jugé peu professionnel de Maya, 20 ans, ex-étudiante recrutée au sein de l’association de défense Jobs with Justice. Ainsi, Eduardo, coordinateur de l’équipe, 41 ans et un parcours de délégué (steward) au sein d’une entreprise locale de découpe de viande, s’entend dire, par le pasteur d’un temple proche d’un Supercenter, dont il est venu négocier les conditions de la présence lors de la prochaine action : « Cela ne doit pas être une fête. Il y a des familles qui souffrent derrière. Si j’interviens lors de la conférence de presse, j’aimerais être pris au sérieux. » Eduardo comprend qu’il évoque le comportement de Maya, sa manière de solliciter les salariés et d’animer les manifestations. À plusieurs reprises, Eduardo en discute avec Jose, organizer au profil proche du sien ; il lui demande de coacher Maya, dont la conduite s’apparente davantage à celle de l’activiste amateur et idéaliste ( CHAUVIN, 2007) qu’à celle de la syndicaliste responsable. Mais elle a un bon contact avec les jeunes salariés et, surtout, des compétences clés dans l’usage des réseaux sociaux et des contacts étendus avec les autres worker centers, ce qui s’avère particulièrement utile pour réunir de nombreux manifestants lors des actions « shaming » devant les grandes surfaces, telles que celles organisées lors du Black Friday.

39 Dans l’idéal, le modèle de l’organizing vise à transformer les salariés en militants de leur propre cause (contrairement au modèle du syndicalisme de services ou « »42), notamment en développant le leadership des premiers salariés mobilisés.

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Respectant ces principes, les réunions observées obéissent à une logique similaire. Se déroulant toutes les deux à trois semaines ; elles ont en général lieu en fin de shift, à 8 heures du matin pour les salariés de nuit, ou à 17 heures pour ceux de jour, dans des lieux dits « neutres » par les organizers (restaurant, domicile des employés). Après avoir présenté les thèmes à discuter (prochaines actions locales et nationales, moyens d’approcher les associés réticents), les organizers donnent la parole aux salariés et notent leurs suggestions et les points qui font débat, ponctuant les interventions de chacun d’encouragements répétés. Lors des actions menées devant les magasins, le rituel est généralement le même. Après avoir scandé des slogans et distribué des tracts aux clients du magasin sous l’œil de la police et d’un cadre venu spécialement de l’Arkansas, les salariés s’expriment tour à tour devant une ligne de managers souriants et imperturbables. Les associés grévistes reprennent alors en cœur les messages délivrés par leurs collègues qui ont pris la parole ; les managers des magasins invitent ensuite ces derniers à s’entretenir avec eux, en tête-à-tête et au calme, mettant en avant la politique de la porte ouverte affichée par Walmart. Ainsi, en incitant les salariés à passer du « nous » au « je », la direction cherche à circonscrire le cas de chaque employé à des dimensions interpersonnelles et à empêcher toute approche collective des problèmes rencontrés par les associés dans leur travail. A contrario, les salariés engagés dans le mouvement OWM soulignent unanimement s’être impliqués dans la contestation après avoir subi diverses pressions au travail, qu’ils ont ressenties au départ comme personnelles, généralement de la part d’un manager en particulier.

S’appuyer sur un canevas d’associations et d’universitaires engagés

40 Marquée historiquement par un syndicalisme industriel plutôt mou, Los Angeles apparaît aujourd’hui comme un laboratoire social en matière de mobilisations syndicale et associative autour des emplois de services peu rémunérés. C’est l’une des rares villes où la syndicalisation n’a pas reculé depuis le milieu des années 1990. Les flux d’immigrants arrivant dans la région depuis les années 1970, en majorité originaires du Mexique et d’Amérique centrale, ont contribué à revigorer le mouvement des travailleurs (WALDINGER, DER-MARTIROSAN, 2000 ; WELLS, 2000) confronté à la dégradation des salaires et des conditions de travail. En outre, depuis les années 1980, se sont développés d’étroits et denses réseaux de collaboration entre syndicats, activistes et chercheurs pour faire avancer les intérêts des salariés de la région.

41 Avec la campagne Our Walmart, l’UFCW semble avoir adopté une approche similaire à celle des centres d’aide aux travailleurs (worker centers). Elle suit également la voie tracée par d’autres syndicats qui, déjà engagés dans la syndicalisation des immigrants comme la SEIU et Unite here43, ont, après une longue période de scepticisme, opté pour des méthodes de lutte d’organizing, après avoir observé la montée en crédibilité des centres d’aide aux travailleurs (MILKMAN ET AL., 2010). Si Los Angeles n’a ni le plus fort taux de syndicalisation des grandes villes américaines ni le nombre de centres d’aide aux travailleurs le plus important, syndicats et worker centers y communiquent davantage (FINE, 2006) et sont particulièrement bien intégrés, en grande partie grâce aux efforts du L. A. County Federation of Labor, l’un des conseils régionaux du travail les plus actifs du pays. Rassemblant différents syndicats autour des grandes métropoles, ces conseils se chargent principalement de faire pression au niveau politique pour défendre les intérêts des salariés. En outre, les liens entre organisations se sont renforcés grâce à la circulation fréquente des membres des unes aux autres.

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42 Des laboratoires universitaires tels que l’Institute for Research on Labor and Employment de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) jouent également un rôle majeur dans la formation des activistes, leur circulation entre organisations et le partage d’informations relatives aux actions à mener (THOMAS, 2011). Le Downtown Labor Center (DLC) est ainsi le fruit du partenariat entre l’université, les syndicats et les worker centers. Ouvert en 2002 face au McArthur Park, au cœur d’un quartier rassemblant les principaux syndicats et centres d’aide aux travailleurs, mais aussi une large majorité d’immigrants latinos, en particulier guatémaltèques, c’est un lieu d’animations, de rencontres entre activistes, de séminaires et de colloques. Par le biais du Center for Labor Research and Education, il apporte son soutien aux projets collaboratifs entre syndicats, centres d’aide aux travailleurs et chercheurs. Son action mobilise aujourd’hui le thème de la justice sociale, repris des luttes précédemment menées auprès des employés du secteur du nettoyage et de l’hôtellerie. En outre, les campagnes de syndicalisation des immigrés des années 1980 et 1990 comptaient parmi leurs architectes de nombreux anciens ouvriers agricoles saisonniers syndiqués de l’UFW, United Farm Workers ; c’est, de nos jours, encore le cas de certains chercheurs et activistes. Ainsi, à l’instar de la SEIU et de Unite here, l’UFCW et OWM s’appuient sur leur expérience et le répertoire d’actions de l’UFW : recherche d’alliances au sein d’une large communauté, ciblage des paroisses et des organisations y opérant, tentatives de former des coalitions susceptibles de permettre au mouvement syndical de dépasser les difficultés d’accès aux travailleurs de Walmart et de convaincre les plus sceptiques par la mobilisation d’une variété de registres (politiques, religieux, communautaires).

Utiliser la chaîne logistique comme le chaînon manquant

43 Alors que les autres grandes métropoles américaines ne bénéficient pas d’un tel réseau associatif concerté, le mouvement s’est appuyé sur les caractéristiques locales afin de trouver des points de ralliement concrets pour pouvoir mobiliser au sein de Walmart. En Louisiane et dans le Middle West par exemple, les grèves en magasin ont fait suite à celles déclenchées en amont dans les entrepôts de l’entreprise et de ses fournisseurs. Les revendications des grévistes portaient notamment sur des problèmes récurrents du travail en entrepôt : conditions sanitaires déplorables, négligences entraînant des mises en danger des travailleurs. Elles se sont par ailleurs ajoutées aux luttes menées par les différents chaînons de l’industrie agroalimentaire en fonction de leurs spécificités propres : travail de mineurs dans l’agriculture, santé et sécurité précaires dans l’industrie agroalimentaire, intérim dans les entrepôts, temps partiel dans la grande distribution, rémunération et pourboires dans la restauration44. Ces différentes grèves ont contribué à catalyser les mouvements en magasin en insistant sur les dimensions communes de la contestation (faible salaire, pression constante et traitement managérial arbitraire). Dans un entrepôt de l’Illinois, une grève de trois semaines a débouché sur la réintégration de quatre salariés licenciés45.

44 Tout en démontrant qu’un mouvement de contestation pouvait émerger et obtenir gain de cause, ces actions ont aussi révélé le pouvoir des salariés, non seulement au sein de chaque entité (magasin, usine, entrepôt), mais en tant qu’acteurs de la chaîne logistique. Bien que faisant l’efficacité de groupes de distribution à l’échelle mondiale comme Walmart, celle-ci en est également le talon d’Achille (BONACICH, 2005 ; BONACICH, WILSON, 2008). Pour les syndicats, elle est la « veine jugulaire » qui manquait aux actions menées dans la grande distribution pour dépasser les grèves locales (HARRINGTON, 1962)

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et faire prendre au mouvement une autre ampleur : ainsi, en décembre 2012, une grève de huit jours mobilisa 600 employés parvenus à bloquer l’activité des ports jumelés de Los Angeles/Long Beach où transite plus de la moitié des produits importés d’Asie. Les ports et autres zones de transport des marchandises représentent un atout pour les syndicats qui forment ainsi des coalitions de l’échelle locale à l’échelle internationale (BRONFENBRENNER, 2007), parfois au sein d’un même secteur d’activité (The Food Chain Workers Alliance) pour mieux coordonner des actions de grande ampleur allant des producteurs jusqu’aux consommateurs.

45 Our Walmart apparaît comme la première étape d’un processus de syndicalisation long et incertain. De la pression à la productivité vécue comme un conflit interpersonnel à la contestation collective, de l’enfermement des magasins sur eux-mêmes à une contestation globale des pratiques de la multinationale, les chantiers sont vastes et nombreux. Les stratégies d’organizing récemment adoptées par l’UFCW, à la suite d’autres syndicats américains, pour entrer en contact avec les travailleurs de Walmart, semblent fructueuses : la première grève nationale (en novembre 2012) des salariés de Walmart en 50 ans d’existence de l’entreprise n’a pas donné lieu à des représailles directes ou radicales, comme par le passé, de la part de la direction ; la manifestation du 24 avril 2013, qui s’est déroulée dans plus de 150 magasins, aurait par ailleurs débouché sur un premier accord avec la direction relatif à une meilleure planification des horaires46. Pourtant, ce même 24 avril, à Paramount en Californie, nous avons pu observer une action dénonçant les cas de représailles envers les salariés qui avaient manifesté lors de la grève de novembre. Un mois plus tard, nous apprenions que l’un des manifestants présents en avril devant le magasin, un associé ayant dix-sept ans d’ancienneté, avait été licencié. Enfin, le 19 novembre 2013, soit dix jours avant la seconde action nationale du Black Friday, le Labor National Relations Board a pour la première fois reconnu que des menaces avaient été proférées envers les salariés souhaitant faire grève47 et qu’une vingtaine de salariés avaient été renvoyés abusivement dans une quinzaine d’États ; ils réclament alors le lancement d’une enquête interne et la réintégration des salariés licenciés48.

46 La mise en contexte des actions de protestation de novembre 2012 souligne la rencontre de conditions organisationnelles (dégradation des conditions de travail et d’emploi) et de modes d’actions syndicales propices à la diffusion de la critique sociale. Toutefois, le nombre de membres de l’organisation Our Walmart, environ 2 000 en avril 2013 selon l’un des responsables de la campagne, ne représente aujourd’hui qu’entre 0,1 et 0,2 % des associés américains, un taux encore éminemment loin des 30 % requis pour organiser une élection syndicale. La réapparition sur le devant de la scène politique d’un discours critique envers les multinationales et la finance avec le mouvement Occupy ou d’une volonté de renforcer la place des travailleurs pauvres dans la vie civique avec l’Obamacare49 sont des facteurs externes qui peuvent influencer favorablement la réception de ces actions de protestation.

47 Une interrogation demeure sur la capacité d’Our Walmart à gagner de nouveaux membres tout en stabilisant en parallèle l’engagement de ceux déjà présents alors que le turn-over de l’entreprise dépasse les 40 %. Si d’un côté, les mutations du travail et de l’emploi favorisent les tensions organisationnelles en multipliant les motifs potentiels

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d’insatisfaction, elles contribuent en retour à favoriser la voie de l’exit plus que de la voice (HIRSCHMAN, 1970). Une seconde interrogation porte, quant à elle, sur les stratégies de défense de Walmart, très doué pour désamorcer toute tentative de contestation. Un nouveau site internet, Worker Center Watch, lancé en 2013 pour dénoncer des campagnes telles Our Walmart et celles consacrées aux fast-foods (Fast Food Forward et Fight for 15), toutes trois financées par les syndicats des services, a ainsi pour créateur l’ancien président des affaires publiques de Walmart, Joseph Kefauver50. Dans le même temps, son entreprise de conseil et de lobby antisyndical auprès d’entreprises du secteur des services (Parquet Public Affairs) s’attaque aux formes de syndicalisme alternatif tout en tentant de faire pression au niveau politique pour les inclure dans le périmètre de la loi Wagner.

48 Le retour en août 2013 de l’UFCW, qui compte 1,3 million de membres, au sein de l’AFL- CIO représente pour cette dernière un apport de 10 % d’effectifs et d’environ 10 millions de dollars annuels supplémentaires en cotisations syndicales51. Pour l’UFCW, cette affiliation peut fournir les moyens humains et matériels que nécessite la poursuite de la campagne Our Walmart, qui semble devoir être menée sur le mode de l’organisation locale à long terme. La lutte pour la mobilisation des employés semble ainsi désormais bien engagée entre le mouvement syndical états-unien et les multinationales des services telles Walmart et McDonald’s.

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NOTES

1. La RCIA a fusionné en 1979 avec l’Amalgamated Meat Cutters (AMC) pour former l’United Food and Commercial Workers (UFCW). 2. Eidelson J. (2012), « The Great Walmart », The Nation. 3. http://forrespect.nationbuilder.com/sign_the_declaration; consulté le 3 mars 2014. 4. « Si vous avez une suggestion ou un problème, vous pouvez en parler à votre superviseur sans crainte de représailles. Les problèmes peuvent être résolus plus rapidement si vous vous adressez à votre supérieur hiérarchique direct. Toutefois, si vous pensez que ce dernier en est la source ou s’il n’a pas traité votre problème avec attention, vous pouvez vous adresser à n’importe quel supérieur hiérarchique dans l’entreprise. Cette politique garantit que vous serez écouté mais pas que votre point de vue prévaudra » (Walmart [2006], Associate Benefits Book, janvier ; traduction de l’auteur). 5. Van Riper T. (2005), « Walmart Stands up to Wave of Lawsuits », Forbes, 11 octobre. 6. Parmi les principes définis par le fondateur de l’entreprise, une certaine latitude était en effet accordée aux managers locaux jusqu’aux années 2000. Ainsi, de nombreux aspects ne figurant pas dans les livrets définissant la politique opérationnelle de l’entreprise étaient « à la discrétion du directeur de magasin » : politiques commerciales, tolérance en matière de tenues vestimentaires des employés, polyvalence d’un rayon ou d’une fonction à l’autre, augmentations de salaire. Face à la multiplication des litiges, ce pouvoir local a été restreint par la direction centrale. 7. Au-delà de différences en matière de rémunération, la hiérarchie rend alors difficile aux femmes l’accès aux fonctions d’encadrement et aux programmes de formation des managers, les

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orientant uniquement vers des formations merchandising ou relationnelles (people issues) (MATHIS, 2007). 8. Greenhouse S., Barbaro M. (2005), « Walmart Memo Suggests Ways to Cut Employees Benefit Costs », New York Times, 26 octobre. 9. Chambers souligne qu’un salarié ayant sept ans d’ancienneté a un coût, pour l’entreprise, qui est 55 % plus élevé qu’un salarié avec un an d’ancienneté. 10. « Out with the old Walmart’s year-long pursuit of a younger, cheaper workforce », Walmart Watch report (rapport publié dans le cadre de la campagne Walmart Watch financée par l’UFCW), 2006, 14 p. 11. En 2005, Walmart, qui avait l’un des taux de salariés à temps plein les plus élevés de la distribution (80 %), vise à le réduire à 60 % dès 2007. Leur taux de rémunération horaire, salaire et avantages sociaux inclus, s’avère significativement supérieur à celui des salariés à temps partiel. 12. Lorsque l’entreprise affirme en 2006 prendre « historiquement » en charge deux tiers des frais des employés et de leurs familles ayant souscrit à une couverture santé, ce taux est redescendu depuis 2011 à 50 % des frais à hauteur de 6 % du salaire annuel des employés voire, suivant la formule choisie, à 1 000 dollars de couverture. 13. Une partie de leur travail étant prise en charge par les employés situés sous leur responsabilité ou par les structures centralisées, ils voient leurs horaires et tâches de plus en plus planifiés et leur temps de travail réduit. Ce type de réorganisation est appliqué dans toutes les grandes enseignes, en France comme aux États-Unis, depuis la fin des années 1990. 14. Un employé de rayon travaillant auparavant durant le service du matin va travailler entre 8 heures et 17 heures durant trois jours avant de travailler entre 11 heures et 20 heures. L’amplitude horaire pour une journée standard de neuf heures peut ainsi atteindre les treize heures selon les managers rencontrés, leurs journées de travail débutant dans des intervalles de quatre heures (entre 6 et 10 heures du matin par exemple) pour terminer entre 15 heures et 19 heures. 15. Le greeter est une fonction emblématique de l’enseigne créée dans les années 1980 et récemment disparue. Occupée par des employés de plus de 70 ans souhaitant compléter leur retraite, elle consiste à saluer les clients à l’entrée du magasin à toute heure. 16. Walmart Stores Pay Plan 2013, effectif au 11 novembre 2013. Document fourni par un membre de LAANE. 17. En 2003, un rapport interne souligne notamment qu’entre 2 et 8 % des clients ne font plus leurs achats dans les magasins de l’enseigne en réaction à la multiplication des reportages et articles critiques (FABER, 2009). 18. Ce même rapport mentionne que 46 % des enfants des associés ne sont pas assurés ou bénéficient de Medicaid, un programme d’assurance santé subventionné par les États et le gouvernement fédéral destiné aux familles à faibles ressources. 19. En 2001, l’ancienneté moyenne était d’environ trois ans et huit mois avec de grandes disparités entre les femmes (entre deux et trois ans en moyenne) et les hommes (entre quatre et cinq ans en moyenne) (DROGIN, 2003). Aujourd’hui, très peu d’employés interrogés en magasin dépassent les quatre ans d’ancienneté. 20. Près du tiers des actionnaires externes s’est opposé aux renouvellements des mandats du PDG Mike Duke et de l’ancien PDG Lee Scott en tant que membre du conseil d’administration ; de même, Rob Walton, président du conseil d’administration et Chris Williams, président du comité d’audit n’ont pas été reconduits dans leurs fonctions. 21. Le retour sur investissement (RSI ou ROI en anglais, Return On Investment) a ainsi chuté de 20 % en 2007 à 18 % en 2013 alors que le « ratio cours/bénéfices » (C/B ou PE, Price Earning ratio) est divisé par deux entre 2004 et 2012.

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22. Walmart est l’un des soutiens les plus fidèles du parti républicain ; la famille Walton compte parmi ses principaux donateurs, finance la plupart des campagnes locales ou nationales de ses représentants et contribue à son expansion dans un grand nombre d’États du Sud des États-Unis (LICHTENSTEIN, 2006). Pour autant, il s’agit là d’une relation non exclusive puisqu’Hilary Clinton a siégé six ans (1986-1992) au conseil d’administration. Au moment où son mari est élu gouverneur de l’Arkansas, région d’origine de l’entreprise, elle devient la première femme nommée pour siéger parmi les quinze membres du conseil d’administration. 23. Au troisième trimestre 2012, le contrôle de la famille Walton se renforce ; elle détient désormais 50 % d’actions alors que le nombre d’actions en circulation a fortement diminué entre 2010 et 2013. 24. « Working with Walmart. Supplier Survey 2012 », Retailing Today, décembre 2012. 25. En 2013, l’Illinois et la Californie figuraient, avec un taux de chômage de 9,2 % et 8,9 % (contre 4,6 % et 4,9 % en 2006) parmi les cinq États les plus touchés par le chômage après la crise de 2008. (Source : Bureau of Labor Statistics ; http://www.bls.gov/lau/lastrk13.htm ; consulté le 7 avril 2014.) 26. Chiffres d’autant plus bas que, dans le système nord-américain, seuls les salariés syndiqués sont couverts par les accords collectifs. 27. « National Labor Relations Act », section 2 (5) ; consulté le 3 mars 2014 à l’adresse : http:// www.nlrb.gov/resources/national-labor-relations-act (traduction de l’auteur). 28. National Labor Relations Board, « Recognitional » ; consulté le 5 mars 2104 à l’adresse : http://www.nlrb.gov/rights-we-protect/whats-law/unions/recognitional-picketing- section-8b7 29. Fondée en 2005 par le CCCE (Center for Community and Corporate Ethics), organisation à but non lucratif. 30. Walmartwatch.com, consulté le 8 novembre 2009. Site fusionné depuis avec makingchangeatwalmart.org. 31. Jusqu’alors particulièrement centralisée autour du siège de Bentonville et de l’État de l’Arkansas, la communication de l’entreprise est alors confiée à Daniel J. Edelman Public Relations, notamment connu pour avoir travaillé pour l’industrie du tabac à la fin des années 1980 et pour Microsoft à la fin des années 1990 lors des plaintes anti-trust (Daniel Edelman on PR and Why it’s a Powerful Alternative to Advertising, publié dans knowledge@emory, Emory Goizeta Business School, 12 janvier 2005). 32. N’ayant pas les statuts d’organisation à but non lucratif, WFWM n’est pas soumise à l’obligation de révéler ses sources de financement. Nulle part, son site internet ne mentionne ses liens étroits avec Walmart et le groupe Edelman, de sorte que le grand public est porté à croire qu’il s’agit d’une organisation défendant spontanément l’entreprise face aux critiques. 33. Désigne, par la marque de pelouse synthétique (Astroturf), des mouvements citoyens (grassroots) artificiels. 34. « PR Firm Admits it’s Behind Walmart Blogs », CNN Money, 20 octobre 2006. 35. Source: Expert report William T. Bielby, Betty Dukes et al. v. Walmart Stores Inc., 3 février 2003. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.walmartclass.com/all_reports.html ; consulté le 7 avril 2014. 36. Décision de la Cour suprême des États-Unis, Walmart Stores, Inc. V. Dukes et al., n° 10-277, 20 juin 2011. 37. Non-respect du salaire minimum, de la rémunération des heures supplémentaires, des heures de pauses (notamment de la pause déjeuner), travail dépointé (off the clock), prélèvements illégaux sur la fiche de paie, etc. 38. « L’objectif de Our Walmart est d’aider les employés de Walmart, en tant qu’individus ou groupes d’individus, dans leurs démêlés avec Walmart pour tout ce qui relève du droit du travail, et de les soutenir dans les efforts qu’ils entreprennent pour que Walmart s’engage publiquement

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à respecter le droit du travail. Our Walmart ne souhaite nullement que Walmart le considère comme un représentant des employés de l’enseigne, pas plus qu’il ne souhaite négocier avec Walmart » (traduction de l’auteur). 39. Source : http://www.nlrb.gov/news-outreach/news-story/nlrb-charge-alleging-illegal- picketing-wal-mart-held-abeyance ; consulté le 5 mars 2014. 40. « Statement of UFCW Int’l President Doug Dority On the Southern California Strike », 27 février 2004 ; consulté le 21 janvier 2013 à l’adresse : http://www.ufcw.org/2004/02/ (traduction de l’auteur). 41. Si dans les campagnes classiques, les organizers distinguent trois types de salariés (leader, favorable et défavorable à la campagne), ceux travaillant pour Our Walmart les classent en cinq catégories : leader, militant (activist, pouvant s’exprimer devant les médias sans toutefois recruter parmi ses pairs), adhérent/sympathisant, possible membre (movable) et « anti- organisation ». 42. Le syndicalisme d’affaires (business unionism) se focalise avant tout sur les intérêts et la pérennité des syndicats en tant qu’institutions. Il s’oppose ainsi au syndicalisme de terrain (grassroots) ou « de détail » (retail), qui suit, lui, une logique de remontée vers ses dirigeants (bottom up) répondant non plus aux nécessités internes des centrales syndicales mais aux problèmes spécifiques rencontrés par les salariés sur leur lieu de travail. 43. Unite here est un syndicat représentant les intérêts des travailleurs aux États-Unis et au Canada, notamment dans l’hôtellerie, l’industrie des jeux (casinos), la restauration, la confection, la blanchisserie. Il est particulièrement connu pour les luttes qu’il a menées dans le secteur hôtelier. 44. The Food Chain Workers Alliance (2012), The Hands that Feed Us. Challenges and Opportunities for Workers Along the Food Chain, report, June; disponible en ligne à l’adresse: http:// foodchainworkers.org/wp-content/uploads/2012/06/Hands-That-Feed-Us-Report.pdf ; consulté le 7 mars 2014. 45. Eidelson J. (2012), « The Great Walmart Walkout », The Nation, 19 décembre. 46. Cet accord reste toutefois incertain : en effet, lorsque les organizers présentent aux membres d’OWM cet accord comme une victoire significative, fruit des actions menées depuis plusieurs mois, la direction de Walmart dément tout lien entre les protestations et les innovations introduites récemment en matière de planning des salariés. 47. Le vice président de Walmart avait affirmé dans la presse que les salariés protestataires « pourraient en subir les conséquences » (« could face consequences »). Eidelson J. (2012), « The Great Walmart Walkout », The Nation, 19 décembre. 48. « NLRB Office of the General Counsel Authorizes Complaints against Walmart, Also Finds No Merit to Other Charges »; page consultée le 7 mars 2014 à l’adresse: http://www.nlrb.gov/ news-outreach/news-story/nlrb-office-general-counsel-authorizes-complaints-against-walmart- also 49. Lichtenstein N. (2013), « Obamacare’s other benefit », Los Angeles Times, 12 mars. 50. Fang L. (2013), « Former Walmart Exec Leads Shadowy Smear Campaign Against Black Friday Activists », The Nation, 26 novembre. 51. Elk M. (2013), « UFCW rejoins AFL-CIO », In These Times, 8 août.

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RÉSUMÉS

Cet article s’appuie sur l’analyse des mutations en cours du travail, de l’emploi et du syndicalisme au sein et autour des magasins du géant de la grande distribution Walmart, aux États-Unis. Alors que l’entreprise connaît d’importantes transformations techniques et organisationnelles depuis le milieu des années 2000, on assiste à une montée de la critique sociale qui nous invite à interroger conjointement la nature des mutations du travail au sein des magasins et les registres de contestation dans cette multinationale de services dont la main-d’œuvre dans les grandes aires urbaines est essentiellement peu rémunérée et féminine. Cet article repose principalement sur une série d’entretiens de salariés des magasins et de syndicalistes du secteur ainsi que sur des observations in situ de réunions et manifestations menées par ces derniers. Par une approche diachronique, il souligne les dimensions organisationnelles et institutionnelles de la difficile émergence de formes de contestation dans une entreprise qui, en un demi-siècle, est parvenue à tenir en échec toutes les tentatives de syndicalisation de sa main-d’œuvre. La crise économique de 2008 semble être paradoxalement un facteur favorable à la contestation, via l’arrivée de nouveaux profils de travailleurs et la relance de campagnes offensives de syndicalisation se nourrissant du mécontentement social envers les multinationales et la finance.

This article is based on the analysis of ongoing mutations of work, employment and trade unionism in and around the US Walmart stores. While the global corporation has been experiencing significant technical and organizational transformations since the middle of the 2000s, rising criticism invites us to question both the nature of mutations of work in the stores and the different types of protest in a global service firm whose workforce is mainly made up of low paid women. This article is based on a series of interviews with employees, organizers, activists and union members as well as on in situ observations of meetings and organized by unions and associations. Through a diachronic approach, it emphasizes the organizational and institutional dimensions of the difficult emergence of protests in a firm that in half a century has come to thwart all the attempts at unionization of its workforce. Paradoxically, the 2008 economic downturn appears to be a favorable factor to the mobilization of the employees through the introduction of new profiles of workers and a series of new offensive organizing campaigns fuelled by social discontent against finance and corporations.

INDEX

Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues), J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; Collective Bargaining, L81 - Retail and Wholesale Trade; Warehousing; e-Commerce Keywords : retail, union, mobilizations, Our Walmart, United States, restructuring, crisis Mots-clés : grande distribution, syndicat, mobilisations, Our Walmart, États-Unis, restructurations, crise

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AUTEUR

MATHIEU HOCQUELET Centre Maurice-Halbwachs (CMH), École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Centre Pierre Naville, université d’Évry ; [email protected]

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Chœurs de fondeurs : Interpellations créatives et mises en mémoire Chœurs de fondeurs : practice creative calling outs and remembering processes

Judith Hayem

Merci à tous les Chœurs de fondeurs et tout particulièrement au « trio infernal » qui se reconnaîtra.

1 Il y a dix ans, en 2003, l’usine métallurgique de Metaleurop à Noyelles-Godault, à 30 kilomètres de Lille, établie depuis 1894 dans le Pas-de-Calais sous divers patronymes (Malfidano, Penarroya), et premier producteur de zinc et de plomb d’Europe, fut présentée comme l’une des premières usines rentables à être fermée et délocalisée dans des pays à bas coût de main-d’œuvre par un actionnaire américain ne respectant pas le droit français1. Insaisissable, la direction (GAULIN, 2005) laissa salariés et représentants de l’État sans vis-à-vis pour négocier. Comme le montrèrent par la suite plusieurs enquêtes menées par des journalistes et des réalisateurs (voir encadré 3, pp. 110-111), aidés par les salariés et leurs avocats2, Glencore, principal actionnaire, avait organisé depuis plusieurs années le démantèlement progressif de l’usine et sa mise en faillite frauduleuse afin, le moment venu, de se dédouaner derrière un montage de sociétés, de toute responsabilité relative à la fermeture du site. Olivier MAZADE (2013a) a notamment étudié l’incapacité des cadres de l’entreprise, confrontés pour certains à la surdité de leurs interlocuteurs, frappés pour d’autres d’une forme de déni de réalité, à prendre acte et dénoncer en temps réel le démantèlement progressif de Metaleurop. En janvier 2003, Metaleurop SA, annonça ainsi, par la voix de cet actionnaire principal, qu’elle ne prendrait en charge ni les frais de licenciement des 830 salariés, ni les dépenses de dépollution du site, particulièrement lourdes dans ce type d’industrie, pour ne pas compromettre sa stabilité financière.

2 Le retentissement médiatique de l’affaire, tant à l’échelon local que national, fut puissant et de longue durée. La presse nationale commenta l’événement pendant de longues semaines et le scandale écologique (ZUINDEAU, LETOMBE, 2010), ajouté au désastre économique local, provoqua immédiatement de nombreuses réactions politiques – notamment des Verts, très critiques sur le premier aspect, et du gouvernement, de la Région et du Fonds social européen, sur le second. Ces derniers se substituèrent pour

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partie à l’employeur dans la gestion de l’après-fermeture, en particulier pour l’aide au reclassement des salariés. C’est en parlant de Metaleurop que Roselyne Bachelot, alors ministre déléguée à l’Écologie, puis Jacques Chirac, président de la République, utilisèrent avec un fort retentissement médiatique le terme de « patrons voyous3 » qui a fait florès depuis.

3 En dépit des conséquences graves sur le plan professionnel, personnel, familial et financier (LINHART et al., 2002 ; MAZADE, 2010), de leur abandon par l’entreprise dans une région déjà lourdement touchée par le chômage4, les anciens salariés se sont battus pendant près de dix ans pour faire reconnaître « le préjudice moral » qu’ils avaient subi et démontrer que l’usine aurait pu vivre et que la fermeture n’était pas une fatalité.

4 Après une première phase de mobilisation, organisée au travers d’une intersyndicale (CGT, FO, CFTC, CFDT, CFE-CGC5) pour tenter d’empêcher la fermeture de l’usine (deux mois et demi d’assemblées générales, de manifestations, d’adresses aux pouvoirs publics, d’interventions dans les médias, etc.), les salariés en lutte – ouvriers, personnels administratifs, contremaîtres et ingénieurs6 – se sont constitués, dès la signature du plan social, en une association baptisée Chœurs de fondeurs7. Son ambition explicite était de pouvoir continuer le combat pour contester les licenciements et affirmer l’importance de l’usine pour ceux qui y travaillaient et pour son territoire d’implantation. Et ce, au-delà de la fermeture définitive de celle-ci. Cette réorganisation inventive a permis aux ex-salariés de sortir du cadre défensif de la première phase de lutte contre les licenciements et la fermeture du site (CORTEEL et al., 2009) pour poursuivre la mobilisation sous des formes renouvelées et diversifiées (voir encadré 1).

Encadré 1 Actions mises en œuvre par Chœurs de fondeurs – Une longue bataille juridique pour faire reconnaître le caractère illégal du désengagement de l’employeur Metaleurop vis-à-vis de ses employés, le « lâchage » comme l’appellent les intéressés (voir encadré 2), et obtenir des dommages et intérêts. – Un engagement pour la redynamisation économique du territoire8 : participation à l’audit des entreprises volontaires pour la reprise du site, accompagnement à la création d’entreprises dans la région par d’anciens salariés (action étudiée par CORTEEL, 2009a et 2009b). – Un travail dit « d’accompagnement social » qui s’est traduit par l’appui de Chœurs de fondeurs à la cellule de reclassement de l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi, devenue Pôle Emploi) destinée à favoriser le retour à l’emploi des anciens fondeurs (travail détaillé dans MAZADE, 2005 et 2010). – Une lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles, notamment celles liées à l’amiante, aboutissant là-encore à un contentieux juridique (voir encadré 2). – Et enfin, plus inattendue et originale, une série d’interpellations que je qualifie de « créatives » et qui cheminent au côté de ces différentes activités.

Encadré 2 Metaleurop, une bataille juridique de longue haleine L’affaire Metaleurop a fait l’objet de deux procès distincts étudiés par Olivier MAZADE (2013b) : le premier devant les tribunaux, le second devant les

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prud’hommes. Ils sont retracés dans le documentaire de John Paul Lepers, Jean- Michel Meurice et le DVD, Les Naufrageurs démasqués, réalisé par Attac-Romans et Chœurs de fondeurs. La question de la responsabilité sociale de l’entreprise à l’égard d’une de ses filiales, enjeu du premier procès, a fait l’objet de plusieurs décisions successives et contradictoires. Après que le 16 décembre 2004, « la cour d’appel de Douai [ait étendu] la liquidation de Metaleurop Nord au groupe Metaleurop SA [de sorte que] sa responsabilité dans la faillite industrielle de la fonderie de Noyelles-Godault est établie […], le 19 avril 2005, la Cour de cassation (Paris) annule l’extension de la liquidation judiciaire de Metaleurop Nord à sa maison mère estimant que la cour d’appel de Douai “s’était déterminée sur des motifs impropres pour [d’une part] caractériser la confusion de patrimoines entre Metaleurop Nord et Metaleurop SA” et, d’autre part, estimer que les deux sociétés entretenaient “des relations financières anormales constitutives d’une confusion du patrimoine” » (Cass. chambre commerciale, 19 avril 2005, nº 05-10094). L’opération de « restructuration artificielle », attaquée devant le tribunal de grande instance de Béthune, a par ailleurs fait l’objet d’une condamnation par l’AMF (Autorité des marchés financiers) le 18 mai 2005. Début 2006, l’association Chœurs de fondeurs entame un second procès et dépose une procédure devant le conseil des prud’hommes de Lens contre Metaleurop SA pour « licenciement abusif sans cause réelle ». Cette fois Recylex9 est condamnée en 2008 pour « licenciement sans cause réelle ni sérieuse » et doit verser 50 000 euros à environ 600 ex-salariés. Ce jugement est confirmé en appel par la cour d’appel de Douai pour 30 000 euros en décembre 2009. Le groupe Recylex pose un recours en cassation : son pourvoi est rejeté le 28 septembre 2011, la chambre sociale confirmant le jugement (Cass. soc., 28 septembre 2011, nº 10-12278). Un troisième procès s’est ouvert très récemment : en 2013, 299 ex-salariés de Metaleurop attaquent leur employeur aux prud’hommes pour préjudice d’anxiété lié à leur exposition à l’amiante et au bouleversement de leurs conditions d’existence, avec des demandes approchant les 10 millions d’euros. Recyclex se défend par un communiqué de presse dans lequel il fait état de sa situation difficile suite aux procès successifs qui lui sont intentés10. En l’absence de conciliation entre les parties lors des rencontres précédentes, la décision sur le préjudice d’anxiété est toujours pendante à ce jour. Le calendrier des procédures judiciaires concernant Metaleurop Nord est disponible sur http://www.recylex.fr/fr,actualites,calendrier-procedures- judiciaires.html (page consultée le 24 mars 2014).

5 Les quatre premières tâches présentées dans l’encadré 1 sont explicitement désignées comme buts de l’association dans ses statuts et sont organisées par des « commissions » en son sein. C’est sur la dernière, les interpellations créatives, qui sont absentes des statuts mais vont occuper une place importante dans son activité, que l’article se concentre : des œuvres littéraires, cinématographiques, musicales, créées par des ex- salariés eux-mêmes, avec ou par des artistes de métier ont rencontré un large écho et ont été débattues grâce à l’association ; elles visaient à faire connaître la lutte des Metaleurop et, selon leurs propres termes, faire « entendre la voix des ouvriers ». J’appelle ici interpellation créative l’usage fait par les Chœurs de fondeurs de ces œuvres, non pas seulement pour « recouvrer une intégrité » (BERGERON, DORAY, 2005), dénoncer une

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situation ou conserver une mémoire, mais pour dire soi-même la place qu’on occupe ou celle qu’on aimerait occuper et qui n’est pas celle qu’assignent les acteurs des champs médiatiques, politiques, économiques, détenteurs du pouvoir de parler sur et pour les classes populaires (BOURDIEU, 1982). Les ex-salariés qui pratiquent l’interpellation créative ne peuvent en effet prétendre constituer une organisation ou un processus politique à proprement parler ; cependant leurs initiatives ont bien pour objectif de transformer le champ des possibles et en ce sens, elles touchent à la politique. Ces réflexions s’inspirent des propositions de Jacques RANCIÈRE (2000, 2007) sur la notion de « dissensus » dans le domaine artistique. Le philosophe démontre en effet que la création peut susciter des « scènes nouvelles », génératrices d’un questionnement politique.

6 Si je choisis cette référence plutôt que les catégories habituelles de la sociologie ou des sciences politiques dans l’examen de l’usage de la création, qui est loin de se limiter à cette seule mobilisation (BALASINSKI, MATHIEU, 2006 ; SINIGAGLIA, 2012), c’est en raison de son adéquation à la posture11 des salariés de Metaleurop. RANCIÈRE (2000, 2007) évoque l’efficacité du « dissensus » pour désigner « non pas le conflit des idées ou des sentiments » mais le « conflit de plusieurs régimes de sensorialité ». Il ajoute que c’est par là que l’art, dans le régime de la séparation esthétique, se trouve toucher à ce qu’il nomme « la politique » soit, ce qui « rompt l’évidence sensible de l’ordre “naturel” qui destine les individus et les groupes au commandement ou à l’obéissance, à la vie publique ou à la vie privée, en les assignant d’abord à tel type d’espace ou de temps, à telle manière d’être, de voir et de dire » (RANCIÈRE, 2000, p. 66).

7 En l’occurrence, les Chœurs de fondeurs dénoncent le sort qui est le leur et militent aussi pour que soient trouvés les moyens d’empêcher les délocalisations brutales, non seulement dans leur cas mais aussi dans d’autres. Surtout, ils affirment qu’il faut reconnaître l’existence des ouvriers, de l’usine et du travail, les spécificités et les qualités de celui-ci, ses apports et son importance pour l’industrie locale et nationale, et refusent le verdict économique de la fermeture imposée. Ils entreprennent ainsi de réinstaller de manière positive la question des ouvriers et du travail industriel dans le débat national et même, au-delà des frontières. J’examinerai cette volonté et interrogerai sa spécificité au regard des luttes qui l’ont précédée et de la conjoncture des années 2000. Comment les Chœurs de fondeurs qui pratiquent l’interpellation créative se représentent-ils leurs actes, leur impact, leurs enjeux ? Et pourquoi interrompent-ils ces créations fin 2007 alors que l’association, elle, perdure ? Avec une remarquable longévité, Chœurs de fondeurs a tenu sa dixième assemblée générale le 9 avril 201312, devant un parterre toujours dense mais dans une ambiance sensiblement distincte des premières années.

8 Cet article se base sur l’examen diachronique des activités et du devenir de l’association mené sur la période de cinq ans (2005-2010) qu’a duré mon enquête. Il s’appuie sur vingt-trois entretiens recueillis par l’écrivain Frédéric FAJARDIE (2003) juste après l’annonce de la fermeture de l’usine ainsi que sur divers travaux consacrés à l’affaire Metaleurop et à l’association. Je mobilise également quinze entretiens réalisés par mes soins auprès des acteurs des mobilisations créatives, dix autres recueillis par CORTEEL et par DUHIN (2009)13 ainsi que l’analyse des créations produites et de nombreuses observations effectuées lors des différentes assemblées générales (AG) de l’association et à l’occasion d’interpellations et de sessions de travail dans les locaux de l’association14.

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Une association originale pour une lutte de longue haleine

Continuer « tous ensemble »

9 Après la liquidation de Metaleurop qui ôte à l’intersyndicale toute représentativité, Chœurs de fondeurs se constitue comme un outil de combat afin notamment de porter la requête de ses membres devant les tribunaux – c’est là, les « piliers de l’association » ne s’y trompent pas, une motivation centrale pour y adhérer15. L’association (loi 1901) est lancée en avril 2003 dès qu’il devient évident que la fermeture du site est inéluctable ; elle se définit comme « une association ajustée au sort des anciens Metaleurop […] » vouée à « [les] identifier comme [une] entité par rapport aux communes pour obtenir des locaux et des subventions afin d’innover, de fonctionner ». L’adhésion est massive (600 adhérents dès la création puis rapidement 90 % des 830 ex-salariés16) d’autant que Chœurs de fondeurs naît dans la continuité de la lutte, sans laisser aux salariés le temps de se laisser (trop) gagner par l’amertume d’un premier revers. Ils sont seuls à pouvoir adhérer, moyennant une cotisation modeste de dix euros annuels. Tous ne sont pas des membres actifs de l’association. « Ceux qui font confiance » à Chœurs de fondeurs, et lui délèguent notamment la bataille devant les tribunaux, se distinguent de ceux qui vont parfois jusqu’à consacrer tout leur temps libre à l’association (voir tableau en annexe). Tous les salariés licenciés ne s’étaient pas non plus mobilisés contre la fermeture. Les plus engagés évaluent à « 250-300 » au moins le nombre stable de « ceux qui luttent » et sont de toutes les manifestations, présents à toutes les audiences au tribunal17.

10 Dans les entretiens, c’est cette dichotomie entre « ceux qui luttent » et « ceux qui ne luttent pas » qui exprime le choix de l’engagement. Pour les ex-salariés, s’engager dans la lutte est une question de « dignité », à recouvrir et à affirmer, qui fait d’eux des membres de ce qu’ils nomment « la classe ouvrière ». Cette affirmation mérite qu’on s’y arrête. En effet, si la question de la dignité est récurrente dans toutes les luttes contre les fermetures de site, la notion de « classe ouvrière » en tant que telle est de moins en moins employée par les protagonistes. Elle réapparaît ici pour incarner une nouvelle figure ouvrière dans une période qu’avec Sylvain LAZARUS (2001) je qualifierais pourtant de postclassiste. Elle exprime la subjectivité particulière des Metaleurop dans une acception originale du terme. L’expression, appliquée à la situation considérée, évoque de manière conjointe chez un certain nombre de salariés leur passé d’ouvrier18, leur grand-père mineur, leur milieu d’origine populaire ou encore l’histoire sociale de la région. Elle ne se réfère pas principalement à un statut, un métier, un salaire, ou à d’autres conditions objectives de travail et de vie, puisque certains sont contremaîtres, comptables, voire ingénieurs. Elle désigne d’abord, pour tous ceux qui l’emploient, le choix de lutter ensemble et de refuser le sort prescrit par d’autres, contre « l’indignité » du renoncement à la lutte. C’est là la subjectivité commune, la décision qui fonde le collectif autant que l’antagonisme avec un patron ou des actionnaires. En effet, dans l’opposition à la fermeture, dans la volonté de proposer un autre possible, les ex- salariés mobilisés se considèrent comme des égaux, membres de la « classe ouvrière » et ce, quels que soient leurs statuts professionnels et hiérarchiques à l’usine et leurs

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origines sociales. En témoignent ces propos sur l’unité recueillis par FAJARDIE pendant la première phase de la mobilisation au début 2003 : « Ce qu’il faut comprendre, c’est que, c’est pas une division ouvriers, maîtrises et cadres, la division c’était entre ceux qui luttent et les autres. Quand vous militez, le gars d’à-côté, c’est plus un fondeur ou un ingénieur, c’est un gars qui lutte avec vous. » (Entretien recueilli par FAJARDIE avec Jean-Claude, 52 ans, ancien comptable [FAJARDIE, 2003, p. 35].) « Durant la lutte, la maîtrise a été très responsable, absolument solidaire. C’est pareil pour les cadres, vraiment sur les positions des ouvriers. C’est pour ça que notre histoire est exceptionnelle. Ça, et le côté improvisé, je veux dire que les ordres n’arrivaient pas d’en haut, on discutait tout, on prenait les décisions entre nous, sans aucune hiérarchie d’aucune sorte. » (Entretien recueilli par FAJARDIE avec Gérard, 54 ans, agent de maîtrise au laboratoire de contrôle et d’analyse [FAJARDIE, 2003, p. 35].)

11 Selon eux, la lutte aurait aboli les anciennes différences de statut hiérarchiques et professionnelles et rendu légitime tout un chacun à prendre la parole. De sorte que le « tous ensemble », traditionnellement scandé dans les manifestations depuis les mobilisations contre les retraites de 1995 et repris par les Metaleurop martèle l’unité mais aussi l’égalité de place et de poids au sein du collectif militant. « On est tous ensemble […]. Y’a pas de cadre, pas d’ouvrier, c’est ça qui fait notre force19 », résume Suzy, ancienne représentante de la CFE-CGC. Cet état d’esprit s’explique par le poids de la CGT dans l’usine, dont le discours unitaire sur les ingénieurs solidaires avec les ouvriers porté par l’UGICT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT), paraît mis en acte. Il doit aussi beaucoup à Farid, chef de file incontesté de l’intersyndicale. Fils d’un mineur marocain, ancien leader de la mobilisation étudiante contre les lois Devaquet, Farid est âgé de 36 ans au moment de la fermeture. Agent de maîtrise à l’atelier fusion depuis 1993 après une embauche à Metaleurop en 1991, Farid est devenu délégué syndical CGT en 1994, et assume lui-même la déconnexion potentielle entre son statut professionnel et son engagement syndical à la CGT : « J’ai adhéré à la CGT parce que j’avais ces idées-là, […] j’ai pas ressenti de problèmes entre mon appartenance à la classe ouvrière et mes études ; et pas de gêne non plus, quand je suis devenu agent de maîtrise, même si les agents de maîtrise adhèrent presque automatiquement à la CGC. » (Entretien recueilli par FAJARDIE avec Farid, 36 ans, agent de maîtrise à l’atelier plomb, employé comme agent de maîtrise chez Sita [FAJARDIE, 2003, pp. 125-132].)

12 Alors que les anciens délégués de la CGT avaient mauvaise presse auprès de nombreux salariés – qu’ils soient cadres ou ouvriers –, qui évoquent souvent leur corruption, leurs luttes d’influence au sein de l’usine, leur racisme latent, voire leur proximité avec le Front national20, Farid incarne le renouveau et l’unité entre différents niveaux hiérarchiques, entre générations, et ne fait pas l’objet des soupçons qui flottaient sur ses prédécesseurs. L’adhésion à cette acception revisitée de l’unité de la classe ouvrière est cependant contestée par certains. À l’instar de Mario, agent de maîtrise, qui se souvient des différences de statut très marquées du temps de l’activité de l’usine. Selon lui, cette solidarité des cadres avec les ouvriers est conjoncturelle : « Quand on a fait les postes pendant trente ans, on appartient vraiment à la classe ouvrière. […] Je ne crois pas aux cadres qui se sentent d’un seul coup ouvriers quand leur cul sent le bûcher […] [et] qu’on n’avait jamais vus dans les grèves d’avant et qui vous auraient marché dessus21. »

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(Entretien recueilli par FAJARDIE avec Mario, 52 ans, agent de maîtrise [FAJARDIE, 2003, pp. 61-67].)

13 Symétriquement, si l’association est présentée comme un lieu où les anciennes étiquettes doivent s’effacer pour permettre la poursuite du « tous ensemble », on verra que le poids respectif des différentes confédérations et des anciennes hiérarchies professionnelles y est encore latent et va se réaffirmer au fil du temps. Cependant, le principe d’égalité va être efficace pendant plusieurs années et connaître une mise en œuvre originale via le travail d’interpellations créatives.

L’association et ses bénévoles

14 Au local de l’association, initialement sis à la mairie de Noyelles-Godault, on trouve toujours trois ou quatre personnes, voire plus, occupées à mettre sous pli le bulletin semestriel de l’association, réunir les pièces manquantes pour le dossier des prud’hommes, saisir des cotes d’archives, etc. sans compter les visites plus ponctuelles des anciens salariés. Conformément à la composition salariale de l’usine (environ 6 % de femmes), on trouve plus d’hommes que de femmes dans l’association. La moyenne d’âge des membres actifs tourne autour de 50 ans, un âge légèrement supérieur à celui de l’ensemble des salariés ; une partie d’entre eux est dispensée progressivement de recherche d’emploi22. Pour les plus jeunes, le retour à l’emploi ou le temps consacré à la quête de celui-ci a rapidement pris le pas sur les engagements associatifs. Quant aux ouvriers plus âgés et proches de la retraite au moment de la fermeture, ils ne sont assidus qu’aux AG ou lors des opérations mémorielles (expositions, commémorations). Les animateurs et dirigeants de l’association ont en commun d’avoir souvent été des « militants » avant la fermeture (voir tableau en annexe). On retrouve parmi cette trentaine d’individus des ex-délégués syndicaux ou des militants associatifs, qui inscrivent leur engagement actuel dans la continuité de leurs expériences passées.

15 Comme le révèle le tableau en annexe, les cadres et agents de maîtrise sont largement surreprésentés par rapport aux ouvriers et aux employées dans le conseil d’administration de l’association. Ils y assument notamment des tâches de comptabilité, de rédaction ou d’expertise en rapport avec leurs compétences passées. Au sein de cet ensemble plus vaste, les porteurs d’interpellation créative représentent un sous-groupe fluctuant au gré des initiatives. Le trio le plus actif et le plus improbable réunit trois hommes, Pierre, Vladimir et Louis, soit un ingénieur, un agent de maîtrise et un ouvrier conducteur de locomotive sur le site, qui ne se connaissaient pas avant la fermeture. Pierre a fait une partie de sa carrière à l’étranger et est passionné d’égyptologie quand Louis affecte à l’occasion de parler ch’ti pour bien marquer sa condition ouvrière et son ancrage local.

16 Les outils artistiques choisis ne relèvent pas du hasard. Il s’agit le plus souvent de passions et de pratiques anciennes qui ont trouvé, dans la mobilisation puis au sein de l’association, l’occasion de s’employer ou de se révéler : premières expériences d’écriture, salvatrice pour Vladimir, agent de maîtrise « traumatisé par la fermeture » (Knopik, 2004, voir encadré 3), ou enthousiasmante pour Pierre, ingénieur passionné d’histoire et d’archéologie ; documentation photographique de la destruction de l’usine et des actions menées par l’association pour Louis, conducteur de train qui « a commencé la photo en même temps que sa première cigarette » ; enregistrement d’un disque de chansons pour faire connaître la lutte par Timothée, électricien, musicien semi-

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professionnel ; création de films au service du témoignage ou pour reconstituer l’histoire du site par Alain, vidéaste amateur ; acteur inattendu du documentaire qui lui est consacré pour Michel, par exemple (voir tableau en annexe et encadré 3).

Encadré 3 Œuvres relatives à Metaleurop 1. Œuvres réalisées par ou avec des professionnels Films documentaires – Bruandel J., Michel G. (2004), Metaleurop : du chômage au braquage, film documentaire, 20 min., présenté par Benoît Duquesne pour l’émission de France 2, Complément d’enquête. Production : France 2. – Czubeck S., Lallement G. (2004), Le conflit Metaleurop, film documentaire, 1 h 18. Coproduction : Flight Production. Avant-première le 11 septembre 2004 à Roubaix. Première diffusion télévisée : 15 janvier 2005 sur France 3, Nord-Pas-de-Calais. – Czubeck S., Mournaud C. (2008), Les années de plomb, film documentaire, 52 min. Coproduction : CRRAV, France 3, Nord-Pas-de-Calais. Première diffusion : octobre 2008. – Lepers J. P. (2003), Metaleurop : l’autre guerre…, film documentaire, 1 h. Coproduction : Canal +. Première diffusion télévisée : avril 2003 sur Canal +. – Mazery P. (2004), Glencore : la multinationale des flibustiers de l’économie, film documentaire pour Lundi investigation, 39 min. Coproduction : Canal +. Première diffusion télévisée : 5 janvier 2004 sur Canal +. – Meurice J.-M., Dauriac C. (2004), L’éléphant, la fourmi et l’État. Aujourd’hui Metaleurop, demain… ?, film documentaire, 1 h 30. Coproduction : Arte France, Cinétévé, Anthracite. Première diffusion télévisée : 2 février 2004 sur Arte. – Venemmani J.-M. (2004), Metaleurop, Germinal 2003, film documentaire, 1 h. Coproduction : Phares & Balises. Première diffusion télévisée : mars 2004 sur France 3. Livres – Betaucourt X., Loyer J.-L., Barroux S. (2006), Noir métal, au cœur de Metaleurop, Paris, Delcourt. – Dessaint P. (2010), Les derniers jours d’un homme, Paris, Rivages. Fajardie F. (2003), Metaleurop : paroles ouvrières, Paris, Mille et une nuits. Photographies – Dhaluin C. (2003), Reportage photographique sur Metaleurop, consultable sur le site de divergence images : http://www.divergence-images.com/recherche/ metaleurop%20nord/; consulté le 24 mars 2014. 2. Œuvres réalisées par des amateurs Films documentaires – CDF, Attac-Romans (2004), Metaleurop : les naufrageurs démasqués, film documentaire, 50 min. Coproduction : CDF et Attac-Romans (diffusion Chœurs de fondeurs). Première diffusion : avant-première le 16 décembre 2004 après le délibéré du tribunal de Douai. – Fondre en chœurs, Metaleurop… 3 ans après, film documentaire collectif des ex- Metaleurop, 60 min. Production : CDF. Première diffusion lors de l’exposition Fondre en chœurs en 2006. Déposé aux Archives du monde du travail de Roubaix. – Puchband L. (2004), Metaleurop : les fondeurs se souviennent, film documentaire, 5 min. Production : CDF.

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Livre – Fermetures de boîtes… et après ? (2007), Actes des rencontres à la Maison des hommes et des techniques à Nantes, mars 2005, Maison des hommes et des techniques, Édition du Centre d’histoire du travail, Nantes (livre + cédérom). – Knopik S. (2004), Jour comme un autre, Lille, Éditions du Sansonnet. Photographies – Pruvost A. et D. (2006), Stanis, Jacques et les autres, Montage photos et sons d’une dizaine de minutes réalisé avec des photos de Jacques Wyart et le texte de Stanis Knopik lu par J.-C. Van Fluten, récompensé par le premier prix de la Ligue des droits de l’Homme. – Wyart J., Metaleurop 2003-2006, CD, 171 photos. – Wyart J., Conflit Metaleurop, 3 mois de lutte, CD, 830 photos. Disques de musique – Chevallier P. (2003), Métallo, CD 11 titres, Droit de cité, Mairie de Harne, Sing Studio. – Marie-Lore, Monde ouvrier, CD 2 titres enregistré et écrit par Marie-Lore, propriétaire du café-restaurant de Noyelles-Godault, situé dans la rue principale.

Les interpellations créatives

17 Plus encore que la qualité intrinsèque des œuvres, qu’elles soient amateures ou professionnelles, c’est la façon dont certains Chœurs de fondeurs les ont nourries, présentées, débattues, commentées en de multiples occasions et devant des publics variés (lycéens, cinéphiles, magistrats, politiques, étudiants, ouvriers et/ou syndicalistes en lutte dans d’autres usines et parfois même dans d’autres pays, etc.) qui leur confère le statut d’interpellations créatives (voir encadré 4). L’ouvrage de FAJARDIE (2003) en est un exemple paradigmatique en regard duquel je présenterai ensuite les autres œuvres et leurs usages par les Chœurs de fondeurs.

Le travail des « porteurs de parole »

18 Metaleurop. Paroles ouvrières. Tel est le titre significatif donné par l’auteur de polars et de romans historiques, Frédéric FAJARDIE (2003) au livre d’entretiens qu’il a recueillis auprès des salariés licenciés de Metaleurop Nord début 2003 et dont l’intégralité des droits d’auteur a été reversée à l’association. Comme le soulignait un des membres de Chœurs de fondeurs, en rendant hommage à l’écrivain décédé en 2008, « en donnant la parole » aux gens, en s’intéressant « au sort des ex-Metaleurop, de leur vie, de leur lutte et de ce monde ouvrier si absent [des] médias et des préoccupations des élus23 », et en créant l’opportunité pour cette parole d’être diffusée sous la forme d’un livre, FAJARDIE a offert des moyens financiers aux fondeurs24 mais il a surtout proposé un ton et une manière : la prise de parole directe et l’interpellation qui font apparaître et/ou perdurer de nouveaux enjeux dans le débat public. Sollicité par des lecteurs ouvriers pour « donner une forme à leur mémoire25 », FAJARDIE a préféré consigner leurs idées et leur ressenti sur le licenciement que leur faire évoquer le passé. Dans la préface de l’ouvrage, il replace son choix dans la lignée de ses études de sociologie et plus encore, dans la suite de son passé de militant « maoïste » (ROSS, 2005). Cette ancienne secrétaire

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l’a bien noté qui souligne, « je trouvais ça bien […] qu’on puisse dévoiler le fond des personnes […], de ce qu’ils pensent en fait, de ce que les gens pensent26 ». L’auteur ne s’est fait ni biographe, ni représentant des ouvriers au sens où ils lui auraient délégué le soin de parler pour eux et à leur place au titre de sa capacité d’écrivain, de son aura ou de sa légitimité. Au contraire, il offre à la parole ouvrière une modalité d’expression autonome et adopte un rôle de messager et non d’interprète. Il se fait non pas porte- parole mais « porteur de paroles », selon le titre même que lui confèrent les ex-salariés. « Ces paroles […], ces voix qui se sont élevées toutes ensemble dès le lendemain [de la fermeture] et se firent entendre toutes ensemble sans interruption », rappelle l’éditorial du premier Écrit du Chœur27 ; « c’est le rôle des intellectuels de nous aider à les porter28 », affirme explicitement un bénévole à l’occasion d’une rencontre avec des réalisateurs et l’écrivain. Ce vocabulaire (maoïste, rôle des intellectuels) et les prescriptions qui l’accompagnent dénotent une filiation avec les luttes des années 1970 (MATHIEU, 2009) mais on est ici face à des décisions individuelles et non plus de collectifs organisés de sorte qu’on ne saurait parler d’une « personnalisation » de la lutte pour les artistes / intellectuels discrets qui s’intéressent à Chœurs de fondeurs (MOUCHARD, 2009), ni d’un « établissement » pour décrire la pratique de FAJARDIE. Moins que les artistes ce sont leurs œuvres en devenir et ce qu’elles pouvaient porter qui ont mobilisé les Chœurs de fondeurs avec la conviction que « même s’il s’agit de livres, de CD, de cassettes, ce qui peut paraître “ludique” est en fait porteur de nos messages, ceci donne lieu à des contacts, initie des débats29 ».

19 Effectivement, les six films et documentaires consacrés à Metaleurop (voir l’encadré 3) ont souvent été réalisés en collaboration étroite avec les ex-salariés. D’une part, parce que ceux-ci en sont les acteurs directs ou indirects, lorsque Stéphane Czubeck les suit dans toutes les AG et toutes les manifestations, dès les premiers moments du conflit, ou quand Jean-Michel Vennemani plante, pendant plusieurs mois, sa caméra dans l’intimité d’une famille frappée par le licenciement, suivant heure par heure, sans jamais intervenir, ce qu’il advient de leur vie après la fermeture, selon le principe même de l’émission Strip Tease pour laquelle il tourne. Mais ils sont aussi les interlocuteurs directs des réalisateurs pendant le tournage des films. Ainsi, plutôt que d’avoir recours à une voix off, Jean-Michel Meurice choisit d’intercaler dans son film des plans fixes sur fond noir devant lesquels les salariés de l’usine s’expriment. Seul John Paul Lepers choisit, lui, d’aller interroger avec impertinence les responsables de la fermeture, traquant jusque dans le canton de Zug en Suisse les grands patrons de Glencore et les parlementaires décisionnaires, dans un style qui rappelle celui de ses débuts au Vrai Journal de Karl Zéro sur Canal +.

20 Certains films sont descriptifs et témoignent simplement de ce qui s’est passé (Metaleurop, Germinal 2003 ou Le conflit Metaleurop). D’autres sont des films ouvertement militants, construits comme des tracts ou des réquisitoires. Ils interrogent : à quand des lois prévenant les licenciements ? À quel niveau prendre des mesures (national, européen, mondial) pour empêcher les délocalisations ? Beaucoup démontrent et expliquent ce qui a eu lieu, ce qui a rendu possible un tel « lâchage » de l’entreprise et mettent aussi en valeur la ténacité du combat des ex-salariés confrontés au licenciement. Et lorsque dans L’éléphant, la fourmi et l’État, Meurice déclare : « Avec ce film, nous souhaitons dénoncer les patrons voyous et interpeller nos politiques », on retrouve là l’un des leitmotive des entretiens recueillis. Ce n’est pas une coïncidence. En effet, une longue correspondance par mails entre le réalisateur et certains Chœurs

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de fondeurs, consignée dans les archives de l’association, témoigne du caractère co- construit du film. Forts de leurs investigations juridiques sur les malversations de Glencore et Metaleurop, certains cadres et ingénieurs avaient pu guider Meurice ou Lepers vers les interlocuteurs pertinents pour leurs enquêtes en France ou en Suisse. Enfin, la coproduction est encore plus explicite dans le cas du documentaire rigoureux produit par Attac-Romans et les Chœurs de fondeurs pour « dégager [des] propositions qui doivent permettre d’introduire un débat30 ».

21 Hormis FAJARDIE, la rencontre de ces artistes avec Metaleurop ne relève pas d’un engagement volontaire et au long cours aux côtés de l’association. Les réalisateurs ont probablement autant vu dans Metaleurop un « bon sujet », une « bonne occasion31 » qu’une cause à défendre. Cependant les échanges noués avec certains ex-salariés font que la plupart de leurs films dépassent le simple témoignage pour porter des thèses élaborées avec eux autant qu’à leur endroit. Les Chœurs de fondeurs ont bien cherché à faire d’eux des « porteurs de [leurs] paroles » et ce sont ces thèses dont ils vont explicitement se saisir pour poursuivre l’interpellation et les débats après la sortie des films.

22 A contrario, quand les initiatives artistiques sur Metaleurop se font sans leur appui, ou leur déplaisent, les Chœurs de fondeurs les boycottent parfois. La pile de bandes dessinées Noir metal (Betaucourt, Loyer, 2006, voir encadré 3) fraîchement publiées, a ainsi passé toute l’exposition Fondre en chœurs organisée par l’association en 2006 sous une table, sans être proposée à la vente après que les anciens salariés l’aient feuilletée. Cette « caricature de l’ouvrier nordiste […] alcoolique et raciste » a déplu : « Je ne me suis pas reconnu dans l’histoire du mec qui arrive bourré au boulot qui picole dans les ateliers et [qui va pêcher] du poisson plombé », déplore un des interviewés, même s’il admet que « ça correspond p’têt à une réalité chez certaines personnes32 ». Pour le scénariste et le dessinateur, originaires de la région, et dont la famille a été touchée par des cancers consécutifs à la pollution industrielle, il y avait sans doute là une réalité bonne à dire. Mais elle n’était pas celle que les fondeurs voulaient promouvoir. Ce n’était pas l’image d’eux-mêmes qu’ils souhaitaient voir diffuser. Pas plus qu’ils n’ont apprécié le second opus de Czubeck sur le thème de la plombémie consécutive à la pollution causée par le site industriel dans lequel le réalisateur déploie la thèse d’une omerta : de peur de perdre leur emploi si l’usine fermait, les ex-salariés auraient préféré faire silence sur la pollution dont ils étaient victimes. Fait notable, si minutieusement documentées soient-elles, aucune de ces deux œuvres ne parle jamais de la lutte contre la fermeture, ni de la mobilisation des Chœurs de fondeurs pour la reconnaissance des maladies professionnelles, notamment celles liées à la pollution au plomb et à l’amiante. Si les ouvriers y sont interrogés comme tels, c’est en tant que victimes passives ou même volontaires de la pollution.

23 En s’appuyant sur d’autres œuvres pour leurs interpellations créatives, les ex-salariés ne cherchent pas à falsifier la réalité, ils prennent une position alternative dans le débat. Ils rejettent tout particulièrement le rôle de victime passive et/ou impuissante. L’un d’entre eux le fit savoir lors du débat houleux entre militants écologistes et militants communistes qui suivit la projection du film Les Années de plomb au Cabaret de l’union à Roubaix le 21 novembre 2005. Pierre, ancien ingénieur de Metaleurop, insista sur la lutte menée par les salariés contre la fermeture en mettant en avant l’impact social et pas seulement écologique de cette dernière sur le bassin d’emploi. Il signala au public que j’enquêtais sur les Chœurs de fondeurs, m’enjoignant à témoigner de la

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situation des ex-salariés. C’est bien là tout l’enjeu des interpellations créatives : ne pas laisser confisquer de manière univoque, ni par des journalistes, ni par des militants politiques ou des analystes économiques, ni même par des artistes, la pluralité du possible, qu’il soit advenu (ce qui s’est vraiment joué à la fermeture de l’usine et ce qui aurait pourtant pu se jouer d’autre) ou encore à venir. Il est ici question d’une « réinvention de la prise de parole », explique un de mes interlocuteurs, ou encore, au sens même de RANCIÈRE, d’une « réappropriation des moyens de communication ». Pour l’apprécier, examinons à présent l’usage que Chœurs de fondeurs a fait des films et autres créations (voir encadré 4) et surtout ce que les interviewés disent du sens de leur action.

Encadré 4 Interventions et interpellations créatives des Chœurs de fondeurs, une sélection Interventions radiophoniques des membres de CDF – 15 janvier 2004, intervention dans l’émission Passé simple avec Myriam Schelscher et Cédric Faiche ; – 12 février 2004, intervention sur RFI dans l’émission Le monde change de Patrick Champré ; – 24 janvier 2005, intervention sur Radio libertaire ; – 4 juin 2005, participation à une émission sur France culture avec Olivier Mazade, Frédéric Fajardie, Stéphane Czubeck. Déplacements des CDF, individuellement ou en groupe de 2 à 3 personnes pour accompagner et commenter des œuvres ou des événements – octobre 2003, intervention au séminaire du syndicat de la magistrature, Forum social européen, Paris ; – octobre 2003, création d’un groupe de travail avec Attac-Romans dans la perspective de réaliser Les Naufrageurs démasqués, Romans (Rhône-Alpes) ; – 18 octobre 2003, invitation à l’Ire en fête au Palais Saint-Waast dans le cadre de l’association Colères du présent, Arras (Pas-de-Calais) ; – 11 mai 2004, projection d’un documentaire à l’initiative de l’association Envie d’agir au collège Paul-Langevin : échanges avec les élèves de troisième autour de l’histoire du bassin minier à Rouvroy (Pas-de-Calais) ; – 15 mai - 15 juin 2004, exposition des photos de Metaleurop de Cédric Dhalluin au Transphotographique 2004, Lille (Nord) ; – 1er juin 2004, intervention auprès d’étudiants de Master de l’université Lille-2, en parallèle de l’exposition des photos de Cédric Dhalluin, Lille ; – décembre 2004, participation aux Bobines sociales de Belleville, autour du film Metaleurop, Germinal 2003, Paris ; – janvier 2005, Projection de Metaleurop, Germinal 2003 et présentation des photos de Cédric Dhalluin, MJC, Saint-André (Nord) ; – courant 2005, diffusion du film Le conflit Metaleurop, avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme, à Boulogne le 24 février 2005, Calais le 25, Lille le 28, Arras le 3 mars, Hénin-Beaumont le 16 mars, Campagne-lès-Hesdin le 19 mars, Saint-Pol- sur-Ternoise le 25 mars, Lens le 7 octobre, Wingles le 18 octobre (Nord et Pas-de- Calais) ; – mars 2005, colloque Fermetures de boîtes… et après ?, Maison des hommes et des techniques, Nantes (Loire-Atlantique) ;

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– avril 2005, invitation aux journées de l’Afip (Association de formation et d’information pour le développement d’initiatives rurales), sur le thème « Nouvelles formes de mobilisation », Villeurbane (Rhône) ; – 21 avril 2005, rencontre entre les anciens salariés et Stéphane Czubeck autour de son film, au Cabaret de l’union, en collaboration avec les Archives du monde du travail, Roubaix (Nord) ; – 28 avril 2005, lectures du livre de Frédéric Fajardie à Heuringhem (Pas-de- Calais) ; – décembre 2005, rencontre avec les étudiants et enseignants de la MST (maîtrise des sciences et techniques) Banlieues à l’université Paris-8 en présence de Jean- Michel Vennemani et Frédéric Fajardie, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ; – 25-29 août 2005, participation des Chœurs de fondeurs et des Lustrucru (ex- salariés de l’usine de pâtes Lustucru d’Arles, Bouches-du-Rhône) à l’université du Mouvement national des chômeurs et précaires, Paris ; – 25 mars - 4 avril 2006, exposition Fondre en chœurs à Courcelles-les-Lens (Pas- de-Calais). L’exposition est très fréquentée, écoles et lycées de la région y affluent ; des lycéens de Nantes font même le déplacement ; – 1er juin 2006, concert et présentation du montage des photos de Jacques Wyart sur le texte de Stanislas Knopik, à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) ; – 2007, intervention à l’université de Reims auprès d’étudiants d’une formation en travail social, Reims (Marne) ; – janvier 2008, intervention devant les syndicats portugais à Coïmbra (Portugal).

« Réinventer la prise de parole ouvrière »

24 Pour la plupart des porteurs d’interpellations créatives, prendre la parole à la radio ou en public, se rendre à l’université ou dans un congrès syndical ou simplement prendre le train pour traverser la France à la rencontre de collègues en lutte comme ils le firent régulièrement entre 2003 et 2007, était impensable avant la fermeture. Interrogés sur le sens qu’ils attribuent à leurs créations et à la diffusion et au commentaire des œuvres créées, les Chœurs de fondeurs déclinent une série d’arguments que nous allons maintenant examiner.

Une affirmation d’existence

25 Janvier 2008, Coïmbra. Devant un parterre de syndicalistes portugais à l’invitation desquels il a répondu, Pierre ancien ingénieur à Metaleurop déclare33 : « Chaque fois, c’est avec une grande émotion de revoir aujourd’hui tous ces films documentaires. […] Jean-Michel Meurice, dans un des plus fameux films documentaires sur l’affaire Metaleurop-Glencore, L’éléphant, la fourmi et l’État : aujourd’hui Metaleurop, demain… ?, posait la question des rapports entre l’État, le patron voyou – l’éléphant, Glencore – et les salariés de Metaleurop, les 830 fourmis. Et chaque fois aussi, c’est avec une grande émotion de reprendre la parole et de dire à tous ceux qui luttent : nous, les petites fourmis, nous sommes avec vous et redire à tous que la plus petite fourmi peut rendre fou le plus gros des éléphants. »

26 À l’instar, des propos rapportés ci-dessus, le premier enjeu de la prise de parole est une affirmation d’existence et de capacité d’action de la part de ceux qui s’expriment ; et ce, quel que soit le rapport de forces initial. La prise de parole manifeste la volonté que ces

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existences ne soient pas niées mais reconnues. Tous les entretiens indiquent combien la fermeture soudaine qui s’est imposée à l’ensemble du personnel a été vécue comme un triple déni d’existence. D’abord, parce qu’elle intervient si brutalement que les Metaleurop ont le sentiment d’être attaqués dans leur intégrité physique. Certains parlent de « tremblement de terre34 » d’autres vont jusqu’à parler de « viol » pour décrire l’effet de cette fermeture sans « négociation, sans préparation, sans plan social, du jour au lendemain, clac35 ! », comme si aucune mesure n’était nécessaire car personne ne serait en réalité concerné par cette cessation d’activité. En second lieu, c’est sur le plan de leur identité que les Metaleurop se sentent niés. Non seulement ils perdent leur emploi et le statut qu’il leur confère mais la disparition physique de leur lieu de travail, dernier fleuron de la métallurgie en Nord-Pas-de-Calais, qui fut au final entièrement rasé, les prive de tout repère objectif pour se définir aux yeux du monde et de leur famille et se remémorer ce qu’a été leur vie. L’image qu’ils veulent donner en contrepoint de cet effacement est celle des « ouvriers qui ont travaillé là-dedans, qui aiment ce qu’ils faisaient ! […] 80 % des ouvriers [qui] ont travaillé dans cette usine-là […] n’iraient pas ailleurs pour tout l’or du monde. C’était leur usine36 ! ! » Enfin, troisième aspect du déni, ce qui est dit et présenté au public de la situation privilégie la problématique écologiste au point de leur donner le sentiment de ne pas avoir eux-mêmes leur place dans le tableau, comme si leur point de vue et leur sort étaient indifférents : « On n’a pas lutté que contre les patrons voyous et les flics : contre nous on avait les Verts. […] La télé, la presse, tout le monde reprenait ce que disaient les Verts sur la pollution [du site] : pour Glencore, pendant des mois ça a été du pain béni. » (Entretien réalisé par Frédéric FAJARDIE, avec Ginette et Claude, comptables, mari et femme [FAJARDIE, 2003, p. 35].) « Toujours le point de vue des Verts. Par contre, le point de vue des ouvriers qui ont des familles et tout… Pourtant on était plus exposés que tout le monde. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et directeur de la Scop Aced.)

27 En prenant la parole en leur propre nom et à leur propre endroit, les Metaleurop entendent manifester leur présence et leur importance et contrer des propos jugés « diffamatoires » ou « avilissants37 » de manière récurrente. Ils entendent restaurer leur « dignité » et celle de leur région atteintes par ce qu’ils perçoivent comme des mensonges et surtout comme une volonté de les faire disparaître, sinon physiquement, en tout cas intellectuellement comme enjeu et objet de ce qu’il y a à penser à propos de la fermeture de l’usine et aussi comme personnes capables de cette pensée : « La dignité, c’est la lutte, ne pas couler, ne pas se laisser avilir. On a montré au Nord-Pas-de-Calais et à la France qu’on était là. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 11 décembre 2006 avec Richard, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi.) « Tout s’explique par cette prise de parole qu’on a voulue les uns et les autres par rapport à la presse et la volonté de prendre la parole. Cette volonté de prendre la parole, de reconnaître le témoignage des gens qui se sont vraiment sentis diffamés. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 11 décembre 2006 avec Pierre, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi.)

28 Qui plus est, en l’absence d’interlocuteurs patronaux, prendre la parole est une manière de contrer ce que mon interlocuteur précédent appelle, à juste titre, « la violence du non- dialogue ».

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« La médiatisation à l’envers »

29 Le second enjeu de la prise de parole consiste à faire émerger « la vérité » sur la fermeture, son processus, son impact, ses effets sur les employés et sur le territoire. Pour ce faire, et dans la continuité du conflit social initial, les membres de l’association ont conscience qu’il faut occuper le terrain médiatique avec leur propre version des faits, ce que l’un d’entre eux appelle « la médiatisation à l’envers38 ». C’est là que les outils créatifs trouvent leur utilité. Pour démontrer les rouages de l’opération réalisée par Glencore d’abord. Mais les outils créatifs servent aussi à « montrer » les choses, les rendre visibles telles qu’elles sont vécues par les salariés. Ainsi, l’un d’entre eux, musicien, qui a produit le disque Métallo au moment du conflit, explique : « J’ai fait un disque parce que j’étais bousculé ; montrer la simple vie d’un ouvrier, le contexte général depuis 77 déjà, le chômage qui a empiré Metaleurop, le textile, la sidérurgie. […] Faire parler de l’action des CDF, comme Allende les chansons pour le Chili. Laisser une trace, c’est la vérité, c’est pas égocentrique pour moi, c’est bien quand ça fait pleurer les collègues. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Thimothée, ancien ouvrier électricien, retravaille dans l’automobile.)

30 Tandis que Michel, héros de Metaleurop, Germinal 2003, se justifie face aux critiques éventuelles de voyeurisme et explique : « Bon y’a des gens qui l’ont plus ou moins bien pris, Germinal 2003, certains m’ont dit : “c’est du cinéma”, d’autres : “ça t’a aidé”. Mais pour moi, c’est tout du moins… laisser… faire montrer le mal que ça peut faire une fermeture d’usine sur… une famille hein [il est très ému et sa voix tremble], détruire des gens comme ça, simplement sur des… » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 26 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et directeur de la Scop Aced.)

31 Il s’agit de rétablir le « drame humain39 » qui se cache derrière les chiffres des licenciements et les informations factuelles. Incarner ce drame, en se mettant soi- même en scène est aussi une manière de faire exister ces ouvriers que l’on voudrait balayer. Notons cependant que si l’usage de l’émotion et de l’empathie est ici explicite, dans l’esprit de nos interlocuteurs, le propos des films et des livres évoqués n’est ni misérabiliste, ni nostalgique. Tout au contraire, parler du « drame » est une modalité de combat, d’où les propos du protagoniste de Metaleurop, Germinal 2003 : « Il faut redresser la tête et même quand on est au fond du trou, y’a toujours un espoir. Parce que, quand on est au fond du trou, y’a celui qui dit, ben soit j’me fous en l’air, soit il se fout dans l’alcool et puis il se détruit quand même, soit il prend son courage à deux mains et puis bon… C’est de se dire, rien n’est jamais fini40. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et directeur de la Scop Aced.)

32 De même, l’auteur du petit livre Jour comme un autre explique la nécessité de « parler du drame » parce qu’il « fallait que ce soit une mise en garde41 ». Il décrit une rage de dénoncer dans laquelle « les films, la manif [sont] du même ordre d’action. Une arme pacifique42 ».

33 Cette « arme pacifique », les Chœurs de fondeurs entendent l’utiliser pour « alerter » afin de prévenir de tels licenciements. Les anciens salariés de Metaleurop ont en effet une conscience très claire du caractère exceptionnel de la fermeture dont ils font l’objet en 2003 et mobilisent le terme de « référence » ou d’« exemple » de manière récurrente pour en parler mais aussi pour désigner la spécificité et la valeur de leur combat. C’est à ce titre qu’ils entendent faire « œuvre de pédagogie43 » en partageant leurs expériences,

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leurs acquis et leurs apprentissages et répondent aussi bien aux sollicitations des entreprises confrontées au même sort les années suivantes qu’aux invitations des syndicalistes de Coïmbra (Portugal). Ceux qui maîtrisent bien les dossiers prodiguent même des conseils extrêmement pointus sur les modalités d’intervention du comité d’entreprise, la façon de s’adresser à la presse, de guider les experts, de concevoir une association, etc. Il s’agit à chaque fois de disposer de nouveaux possibles et de suggérer que les salariés, victimes de licenciements, ont toute légitimité non seulement à les contester mais encore à se prononcer sur ces derniers et sur les suites à leur donner.

34 Par-delà la diversité des raisons évoquées, ce qui unit les interpellations créatives est la conviction de leurs promoteurs de ne pas parler en leur seul nom, quand bien même ils agissent de manière individuelle, mais de s’exprimer dans l’intérêt collectif, celui des salariés mobilisés et, plus largement, celui de la société dans son ensemble. Cette « subjectivation civique » (HAYEM, 2010) qui autorise, suscite et légitime la prise de parole et l’expression de chacun, même ceux qui n’en sont pas coutumiers comme les ouvriers, est le fruit de la mobilisation contre la fermeture et de l’inter-reconnaissance qu’elle a induite entre salariés. Celle-ci a donné à ceux qui avaient fait le choix de la lutte le sentiment d’appartenir à un collectif et d’y tenir chacun une place égale, ce qui les légitimait à se prononcer sur ce qui avait lieu, personnellement certes mais au nom de l’intérêt général. Ressource majeure de la mobilisation, « cette égalité universelle parlante » (RANCIÈRE, 1995) est cependant fragile car elle ne tient que tant que le principe d’égalité entre membres de l’association se maintient lui aussi. Or l’observation de l’association sur la longue durée révèle que cela n’a pas été le cas.

Coups d’arrêt à l’interpellation créative

35 Fin 2007, les interpellations créatives cessent. Au même moment, l’association connaît deux tournants notables dont je voudrais montrer ici l’articulation avec cette interruption.

36 Les tensions au sein de Chœurs de Fondeurs se font vives si bien qu’insensiblement, elle se divise en deux groupes opposés et rivaux, autrefois opposés par leur appartenance (ou leur proximité) syndicale respective à la CFE-CGC ou à la CFTC, et la CFDT. Désormais, la division est également structurée par des différences d’âge, entre les plus de 50 ans dispensés de recherche d’emploi et les plus jeunes en quête d’un autre emploi.

37 Ces deux groupes s’engagent à peu près au même moment dans des entreprises distinctes : création d’un projet de Centre du métal (Metallia), pour l’un ; dépôt de ce qui reste des archives de Metaleurop aux Archives du monde du travail à Roubaix, pour l’autre.

38 En observant comment se mettent en place ces opérations, on comprend que l’égalité a fait long feu et que les rapports hiérarchiques sont de retour. L’orientation de ces nouvelles activités créatives vers la mémoire plutôt que vers le possible découle directement de ce changement marquant dans la subjectivité collective de l’association.

39 C’est l’autonomisation financière et physique de la fonction dite « d’accompagnement social » du reste des activités de l’association qui a suscité les premières tensions, bien que chacun reconnaisse le travail remarquable accompli par les deux anciens délégués syndicaux qui en ont pris la responsabilité. Dans ses travaux, CORTEEL (2009a, 2009b)

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analyse l’important exercice de « médiation » que ces derniers ont réalisé avec les institutions en faveur du retour à l’emploi des ex-salariés de Metaleurop et met en lumière l’importance et l’originalité de cette démarche. Ce n’est donc pas la qualité du travail qui pose problème mais sa rémunération et son indépendance. Alors que les membres de Chœurs de fondeurs sont des bénévoles44, l’accompagnement social a été financé par des CDD que se sont partagés, sous le titre de « référents sociaux », deux anciens cadres commerciaux, Suzy et Didier, ex-délégués syndicaux de la CFE-CGC. S’ils n’ont pas ménagé leur peine souvent au-delà des heures rémunérées, cette différence de statut a fait grincer quelques dents, suscitant des remarques acerbes sur la façon dont certains ont su mieux tirer avantage de la situation que d’autres dans l’association45. Il ne fait aucun doute par ailleurs que leurs anciennes fonctions les ont dotés de qualités et de compétences essentielles pour le travail à mener (MAZADE, 2010). Reste que certains y ont vu une forme d’instrumentalisation des objectifs de l’association en vue de retrouver / conserver un emploi. À y regarder de plus près, on constate que ce sont des personnes autrefois proches de la CFDT qui s’expriment de la sorte et il paraît évident qu’on retrouve là la trace de rivalités et de conceptions syndicales plus anciennes. Ce ressentiment latent s’accentue lorsque, après la fin de la cellule de reclassement pilotée par l’ANPE, la commission « accompagnement social » dont les deux intéressés ont la charge prend résidence non pas dans les locaux de Chœurs de fondeurs, mis à sa disposition en mairie, mais dans un préfabriqué situé face à l’église du village, arguant que celui-ci offre plus de confidentialité. Ce local appartient à la Scop Aced (Au cœur de l’emploi durable) fondée par Michel, qui demeure par ailleurs membre de Chœurs de fondeurs. Exigu et lieu de passage incessant d’anciens salariés venus papoter, ce local n’est objectivement pas plus adapté aux entretiens confidentiels que la salle privée prévue en mairie, à l’écart du bureau des Chœurs de fondeurs. Mais en allant place de l’église on sait qu’on évitera de croiser « ceux de la mairie ». Cette séparation est donc vécue comme l’incarnation d’une scission.

40 Or ce conflit ne parvient pas à se verbaliser et encore moins à se résoudre ouvertement au sein du conseil d’administration ou des assemblées générales. Et ce, d’autant moins que le président d’honneur et ancien chef de file de l’intersyndicale, Farid, qui a retrouvé un emploi d’agent de maîtrise mais dans le Sud de la France, n’assume plus désormais sa fonction de conciliateur et d’arbitre. C’est bien là une indication que quelque chose s’est rompu dans l’unité du collectif et quant à la liberté et l’égalité de parole. D’ailleurs, ceux de la place de l’église se mettent dans le même temps à critiquer les décisions de certains de leurs collègues du conseil d’administration, jugées « autoritaires et abusives46 », et les rapprochent de ce qui se passait autrefois à l’usine.

41 Comme pour confirmer la division, les deux entités rivales ainsi constituées s’engagent dans deux projets patrimoniaux distincts rattachés au passé de Metaleurop47. Le groupe de la mairie, autour de Richard l’ingénieur, se lance dans le dépôt des archives de l’usine aux Archives du monde du travail (AMT) à Roubaix. L’opération est officiellement promue par Chœurs de fondeurs et montée avec l’aide de l’archiviste en chef des AMT. Ce projet est entièrement bénévole et vise notamment à inciter la recherche en histoire sociale sur cette usine. Dans ce groupe, les cadres n’ont souvent plus d’enjeux personnels d’emploi, étant préretraités ou dispensés de recherche d’emploi, eu égard à leur âge.

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42 Le groupe de la place de l’église s’attelle quant à lui avec une grande discrétion à un projet de Centre du métal voué à parler du passé de l’usine mais surtout de l’avenir des métaux et de leur usage dans le monde. Le projet est porté par certains membres de Chœurs de fondeurs, triés sur le volet, et avec l’appui d’Aced. Pour le mener à bien, Suzy et Didier sont parvenus à obtenir un nouveau financement du FSE au titre de chargés d’étude. Ils espèrent s’employer durablement dans la structure si elle vient à exister et rêvent que la démarche attire de nombreux touristes et crée ainsi de nouveaux emplois dans la région. L’atmosphère de travail qui règne lors de la réalisation des deux projets manifeste symptomatiquement que l’égalité des statuts et l’égale capacité de penser qu’elle conférait à tous sont désormais des principes caducs. Les promoteurs du musée, Suzy, Didier et Alain m’expliquent qu’ils restent discrets car ils craignent de se voir « piquer » une bonne idée dans un environnement régional concurrentiel sur le tourisme industriel : Musée de la mine à Leuwarde, Louvre-Lens, Cockerie de Drocourt, etc. Surtout, ils développent en substance l’idée que « les autres » Chœurs de fondeurs ne sont pas « prêts à entendre la démarche globale » de ce tourisme industriel, ils sont « restés sur la mémoire de Metaleurop Malfidano » ; « Eux, ne sont pas concrets, on leur présente [le projet] mais eux n’ont pas, je crois, pris conscience. » Ces extraits d’entretiens48 ne sont que quelques exemples parmi d’autres de la division statutaire qui se réinstalle : « nous » sommes capables de mener à bien le projet de Centre du métal et de l’animer, « eux » ne le sont pas, argumentent mes interlocuteurs. Les Chœurs de fondeurs autrefois ouvriers ou agents de maîtrise ne s’y trompent pas, et moins encore ceux qui ont pratiqué l’interpellation créative. Louis, sollicité par les promoteurs du Centre du métal, en raison de ses talents de photographe, m’explique : « Dans le musée, t’as ceux qui gèrent et t’as ceux qui trient. Donc être dans le groupe, je le fais pas. Je me suis retiré. […] C’est la mentalité Metaleurop. T’as les gens qui sont au-dessus et t’as les gens qui sont en bas. Bon moi, j’étais que l’ouvrier, j’étais au niveau le plus bas quoi. » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 15 novembre 2007 avec Louis, 56 ans, ancien ouvrier conducteur de locomotive sur le site, dispensé de recherche d’emploi. Louis rejoindra finalement le projet de Centre du métal quand il sera avéré que les interpellations créatives n’auront plus lieu. Il n’a pas non plus participé au dépôt des archives aux AMT.)

43 À la même période, certains participants au projet d’archivage dénoncent un phénomène du même ordre en parlant du comportement de Richard, pilier de l’association, ancien ingénieur à l’usine, à l’égard de ses anciens subordonnés. Vladimir s’emporte ainsi : « Il a gardé l’usine dans la tête, il se comporte comme un chef, il se croit à l’usine, il a oublié qu’après le licenciement, on était tous pareils ! » (Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en recherche d’emploi.)

44 À entendre la description que Robert, un de ses responsables me fait du travail d’archivage, on pourrait d’ailleurs croire qu’il décrit un protocole opérationnel ayant trait au fonctionnement d’un département de l’usine : ce sont les mêmes mots, les mêmes tournures, les mêmes procédures aussi : « On a fixé un ordre de travail en se fixant sur l’organigramme de l’usine, l’organigramme qualité, en disant on va récupérer des documents là, là, là. […] On a choisi un certain nombre de personnes […] agréées par [le leader du projet] et l’ensemble des chefs d’équipe […] sachant qu’il fallait des gens sérieux, honnêtes et confidentiels […] parce que les archives, c’est confidentiel […]. »

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(Entretien recueilli par Judith Hayem le 30 novembre 2007 avec Robert, 61 ans, directeur de l’atelier raffinage zinc, retraité.)

45 La logique choisie a du sens pour un travail d’archivage mais l’écho avec les processus du temps de l’activité de l’usine est manifeste et troublant. Loin du « tous pareils », les procédés hiérarchiques et statutaires sont réinstaurés et avec eux cesse la possibilité des interpellations créatives. Que Chœurs de fondeurs se consacre à la mise en mémoire et en histoire49 – qui n’était pas, elle non plus, dans les statuts de l’association – participe d’une manière renouvelée à la manifestation positive du travail de l’usine (GIMEL, 2009). Il s’agit là encore de laisser des traces et une forme de « vérité » sur ce qui était fait à Metaleurop, son importance, son intérêt. Cependant, cette focalisation nouvelle50 représente une forme de clôture sur le passé, qui semble désormais révolu. En cela, elle se distingue nettement de la création du dissensus qui offrait, y compris à propos de faits passés, la capacité de mettre en présence des politiques différentes : logique des salariés, logique des institutions, logique de l’écologie, logique des actionnaires, etc., chacune ouvrant vers différents possibles advenus ou non advenus, et offrant donc la possibilité de lutter contre la fermeture de Metaleurop et partant, de lutter contre d’autres fermetures similaires.

46 À l’heure actuelle, les archives de Metaleurop sont consultables à Roubaix. Aced compte plus de « 100 membres dont 95 % d’anciens métallos51 ». Metallia, le Centre du métal, reste de proportions modestes, et n’a pas les ressources nécessaires pour embaucher ses fondateurs en CDD, mais organise annuellement des manifestations « pour conserver la mémoire de Metaleurop et parler de l’avenir de l’acier52 ». La scission de 2007 n’a entamé ni les effectifs ni la poursuite des actions juridiques en cours mais le fonctionnement associatif semble être entré dans une forme de routinisation et sa polarisation vers les actions mémorielles s’accentue.

47 Cette enquête au long cours révèle trois séquences distinctes53 : la phase défensive du combat contre la fermeture (de janvier à avril 2003) qui a mobilisé un répertoire d’action classique ; la poursuite du « tous ensemble » au sein de Chœurs de fondeurs avec le travail de cinq commissions et la pratique originale des interpellations créatives (d’avril 2003 à avril 2007) ; puis, après 2007, la division de l’association en deux entités, sans dissolution de celle-ci, mais avec le retour d’un fonctionnement hiérarchisé et une inflexion de ses activités vers la patrimonialisation.

48 Qu’est-ce qui dès lors distingue l’action de Chœurs de fondeurs d’expériences anciennes ou plus récentes dans lesquelles des salariés font appel aux ressorts de la création ? Portées par quelques-uns, sans anticipation initiale, les interpellations créatives ont été légitimées par l’association qui les a soigneusement répertoriées dans l’Écrit du Chœur et leur a attribué un budget de fonctionnement ; mais elles n’ont pas fait l’objet d’une stratégie préalablement définie comme lors de la création de la Radio Lorraine Cœur d’acier initiée par la CGT au début des années 1980, qui envoyait des journalistes parisiens à Longwy par exemple (HAYES, 2013). En outre, même quand l’interpellation créative s’appuie sur le travail des professionnels de la culture ou en appelle aux « intellectuels », il ne s’agit pas pour autant de déléguer à d’autres le soin de parler pour soi ou de solliciter une prise de parti de la part de quelqu’un d’éminent mais d’utiliser la puissance de diffusion de ces « porteurs de paroles ». Projections, débats,

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lectures, expositions ou créations personnelles sont donc autant d’occasions saisies pour faire connaître la pensée des Chœurs de fondeurs et proposer d’autres possibles après que le travail initial mené en direction des journalistes et des réalisateurs a permis de poser dans le débat public la question de la responsabilité sociale des entreprises, tant en termes de délocalisation que de pollution industrielle, et surtout sans que les ouvriers soient oubliés ou désignés comme coupables de ce qui leur arrive. Grâce aux questions posées, aux recommandations formulées et aux débats ouverts, ces interpellations ont contribué, au moins localement, à l’ouverture de « scènes politiques nouvelles ». Et ce, au point que l’évocation du conflit à chaque occasion possible soit parfois saluée par les politiques locaux d’un soupir éloquent : « Encore les Chœurs de fondeurs54 ! … »

49 Avec les interpellations politiques, auxquelles se sont joints le combat juridique et la volonté de participer à la revitalisation du territoire, les Chœurs de fondeurs ont permis que la question d’une législation contre les délocalisations soit aujourd’hui débattue de façon contradictoire. De ce point de vue, la « médiatisation à l’envers » constitue une manière inventive et efficace de prendre la mesure des enjeux contemporains de l’accès à et surtout du contenu de l’information, tout en restaurant une place pour la parole ouvrière. En dépassant le témoignage, la mise en mémoire, et l’important enjeu de reconstruction de soi et en donnant une ambition préventive et prescriptive à ses pratiques culturelles et créatives, Chœurs de fondeurs se distingue d’autres associations de salariés qui, dans les années 2000, ont, elles aussi, fait de l’expérience de l’usine et de la fermeture des créations artistiques55. Dans une séquence politique où la représentativité politique et syndicale des ouvriers est affaiblie, où le mot « ouvrier » lui-même est quasi absent du débat public, les porteurs d’interpellations créatives se présentent comme des membres de la « classe ouvrière » – parfois en dépit de leur statut social réel – pour prendre la parole au nom du collectif et pour prescrire l’avenir plus encore que conserver le passé.

50 Cependant, cette pratique inventive ne parvient pas à se stabiliser dans la longue durée. Passés l’émulation et l’enthousiasme des luttes, le repli sur les identités professionnelles et les anciennes rivalités entre syndicalistes, mais aussi les enjeux de création d’activité professionnelle pour certains, brisent la notion revisitée de « classe ouvrière » et la « subjectivité civique » qui avaient émergé. Alors que se cherche, avec les interpellations créatives, un nouveau type d’organisation et d’intervention politique, Chœurs de fondeurs, association loi 1901 originale et interlocutrice efficace des institutions, peine à discuter de son organisation interne et de l’évolution de ses objectifs. Pour que perdure une subjectivité collective unifiée, capable d’affirmer au présent l’existence des ouvriers, il a probablement manqué à l’association, et en particulier aux porteurs d’interpellations, la possibilité de débattre collectivement des principes dont ils se dotaient et de l’idée qu’ils se faisaient du collectif qu’ils formaient.

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ANNEXES

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Tableau : Le noyau des adhérents actifs de l’association Chœurs de fondeurs (CDF)56

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NOTES

1. En 2002, les employés de Daewoo subissaient le même sort en Lorraine. Cet événement a d’ailleurs aussi fait l’objet d’un travail artistique avec les salariés (BON, 2004). Les processus de délocalisation n’étaient cependant pas une nouveauté dans d’autres secteurs, voir par exemple pour l’industrie textile (SURUBARU, 2010). 2. Plusieurs cadres de Metaleurop ont mené leur propre enquête sur les malversations de Glencore, maison mère de Metaleurop, et ont transmis des informations aux journalistes, ce qui leur a valu pressions et menaces mais a permis à ces derniers de faire éclater l’affaire (cf. par exemple La Tribune, « Comment Glencore a fait main basse sur Metaleurop », 30 janvier 2003 ; Le Monde, « Comment Glencore a peu à peu dépecé Metaleurop », 1er mars 2003 ou encore Les Échos, « Derrière Metaleurop, un actionnaire très discret, Glencore, le trader devenu industriel », 18 février 2003). 3. « Interview de Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de l’Écologie et du Développement durable, à Europe 1 le 23 janvier 2003, sur la faillite de l’entreprise Metaleurop, la pollution du site par le plomb et sur la pollution due au naufrage du pétrolier Prestige », disponible en ligne à l’adresse : http://discours.vie-publique.fr/notices/033000310.html ; consulté le 8 avril 2014 et MAZADE (2013b). 4. Dans le Pas-de-Calais, selon l’Insee, le chômage concerne 12,4 % de la population en 2003 (contre 9,8 % à l’échelle nationale), conséquence de la délocalisation de l’industrie textile dans les années 1960 et des fermetures successives de mines dans les années 1970. La fermeture de Metaleurop impacte aussi de nombreux sous-traitants locaux dépendant de son activité. 5. Confédération générale du travail ; Force ouvrière ; Confédération française des travailleurs chrétiens ; Confédération française démocratique du travail ; Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres. 6. « En 2002 , l’usine compte 830 salariés au total dont 40 cadres et ingénieurs [4,8 %], 333 employés, techniciens et agents de maîtrise [40,2 %], 457 ouvriers [55 %] (dont 316 dans les fonderies de plomb et de zinc) » (MAZADE, 2010, pp. 28-29). 7. Les statuts de l’association établis le 10 avril 2003 stipulent que « chaque organisation syndicale représentée au CE de Metaleurop Nord peut proposer un membre, au moins 6 jours ouvrables avant l’Assemblée générale de création : la délégation obtenue organise le scrutin pour désignation des autres membres » ; statuts disponibles en ligne à l’adresse : http:// www.choeursdefondeurs.fr/56040650, consultés le 2 février 2014. 8. Cette initiative, postérieure à la fermeture ici, n’est pas sans rappeler l’investissement des salariés belges de Cockerill - Arcelor Mittal lors de la progressive fermeture de l’usine métallurgique de l’autre côté de la frontière, investissement qui a été décrit par LOMBA (2013). 9. Recyclex est le nom qu’a pris l’entreprise après la fermeture de Metaleurop Nord. 10. Ce communiqué fut jusqu'à récemment disponible en ligne à l’adresse : www.recylex.fr/ download.php ?fileid =871 ; consulté le 24 mars 2014. 11. Nous étudierons principalement ici la subjectivité des ex-salariés et secondairement seulement, les choix artistiques et militants des artistes comme l’a fait Audrey MARIETTE (2005) à propos des films sur les fermetures. Les parcours des réalisateurs et des artistes qui ont travaillé sur Metaleurop présentent d’ailleurs certaines similarités avec les réalisateurs engagés contre le néolibéralisme qu’elle a étudiés. 12. « Dix ans après, Chœurs de fondeurs continue de battre le fer », La voix du Nord, 9 avril 2013. 13. Après un travail collectif dans le cadre d’un Bonus qualité recherche (BQR) de l’université Paris-8, qui a donné lieu à un premier article, les trois chercheuses initialement réunies pour le projet ont chacune approfondi l’un des aspects de la mobilisation mais se sont communiqué les matériaux qu’elles avaient recueillis. Plusieurs entretiens ont été réalisés avec les mêmes

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interlocuteurs au fil du temps. Contrairement à FAJARDIE, et pour respecter l’anonymat auquel je me suis engagée auprès de mes interlocuteurs, les prénoms utilisés sont des pseudonymes. 14. Ce travail a fait l’objet d’une contribution, sur laquelle je m’appuie et dont j’utilise des extraits à plusieurs reprises dans cet article, au programme de recherche financé par le Puca (Plan urbanisme construction architecture) et dirigé par Bernard Eme, professeur à Lille-1, sur « La citoyenneté urbaine : formes d’engagement et enjeux de solidarité » sous le titre « La mobilisation créative des ex-ouvriers de Metaleurop Nord ». 15. Ce paragraphe se fonde sur des notes de terrain recueillies le 18 octobre 2006 par CORTEEL, DUHIN et moi-même et réunies dans un document unique. Propos entre guillemets tenus par Richard, ancien ingénieur et membre du CA de l’association. 16. L’adhésion à l’association est restée stable au fil du temps. Il faudra donc attendre l’assemblée générale de 2014 pour juger si l’extinction des poursuites juridiques se traduit par une désaffection des membres. 17. Dans ses notes de terrain, D UHIN indique par exemple qu’une centaine de personnes est présente lors des audiences aux prud’hommes du 23 mars 2007 et du 8 juin 2007. 18. Beaucoup sont entrés à l’usine à des postes peu qualifiés et ont fait l’expérience d’une importante promotion professionnelle en interne. 19. Entretien recueilli par CORTEEL le 18 octobre 2006 avec Suzy, 52 ans, ancienne comptable, salariée en contrat à durée déterminée (CDD) par le biais du Fonds social européen (FSE) pour le suivi de la cellule de reclassement de l’ANPE. 20. Metaleurop Nord est située à quelques kilomètres d’Hénin-Beaumont où le Front national a remporté les élections législatives de 2013 avec plus de 55 % des voix. Parmi la main-d’œuvre de l’usine, on trouve des ouvriers d’origine polonaise et maghrébine. 21. Dans le livre, Mario est le seul à tenir cette position. 22. Au moment de la fermeture, la moyenne d’âge de l’ensemble des salariés est de 47 ans : 6,9 % des effectifs à reclasser ont plus de 55 ans et s’approchent d’une mesure d’âge les exonérant de recherche d’emploi ; 63,2 % ont plus de 44 ans. Pour plus de détails voir (MAZADE, 2006, 2010). 23. Extrait d’un courrier, communiqué à l’auteure et adressé à la veuve de FAJARDIE par Pierre, 61 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi. 24. Vendu 10 euros, le livre a permis à la caisse de l’association d’engranger d’emblée plusieurs milliers d’euros. 25. L’auteur s’exprime en ces termes dans la préface du livre, p. 15. 26. Entretien recueilli par Judith Hayem le 27 novembre 2007 avec Marie, 55 ans, ancienne secrétaire, en recherche d’emploi. 27. Écrit du Chœur. Journal de l’association des ex-salariés de Metaleurop, n° 1. Nul hasard non plus dans le choix de l’appellation du collectif qui a bien trait à la capacité de dire à l’unisson. 28. Propos de Pierre, 59 ans, ancien ingénieur, recueillis par Judith Hayem lors de la rencontre organisée le 15 décembre 2005. 29. Écrit du Chœur. Journal de l’association des ex-salariés de Metaleurop, n° 1. 30. Jacquette du DVD, Metaleurop, les naufrageurs démasqués. 31. Czubeck a commencé à filmer la lutte par hasard en faisant des repérages pour un sujet sur la pollution, objet de son second film Les années de plomb. 32. Propos recueillis lors de l’exposition auprès de Louis, 55 ans, ancien ouvrier conducteur de locomotive dans l’entreprise, retraité. 33. Pour l’occasion et afin de préparer la traduction, Pierre a rédigé son texte, dont il m’a remis une copie. 34. Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en recherche d’emploi.

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35. Entretien recueilli par Judith Hayem, le 26 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et directeur de la Scop Aced. 36. Entretien recueilli par Judith Hayem le 11 décembre 2006 avec Louis, 55 ans, ancien ouvrier conducteur de locomotive sur le site, retraité. 37. Entretien recueilli par Judith Hayem le 26 novembre 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en recherche d’emploi. 38. Propos recueillis lors de multiples conversations informelles avec Pierre, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi. 39. Entretien recueilli par Judith Hayem le 14 novembre 2007 avec Michel, 53 ans, ancien agent de maîtrise, créateur et directeur de la Scop Aced. 40. Dans le film, l’ouvrier qui s’exprime passe par les étapes successives décrites avant de se redresser et de créer sa Scop dans le but de décontaminer le site métallurgique. 41. Entretien recueilli par Judith Hayem le 25 novembre 2007 avec Vladimir, 49 ans, ancien agent de maîtrise, en recherche d’emploi. 42. Idem. 43. Idem. 44. Les « référents sociaux », devenus « chargés de mission » pour leur projet de musée, sont toujours parvenus à faire financer par le Fonds social européen les postes qu’ils se sont créés. 45. Propos recueillis lors d’une discussion téléphonique en préparation d’une mission par Judith Hayem auprès de Richard, 60 ans, ancien ingénieur, dispensé de recherche d’emploi. 46. Entretien recueilli par Judith Hayem le 29 novembre 2007 avec Suzy, 56 ans, Didier, 58 ans, et Alain, plus de 60 ans, respectivement anciens acheteurs et formateur. Suzy et Didier sont en CDD financés par le FSE comme chargés de mission pour le futur centre Metallia. 47. La tension manifeste au sein de l’association et les propos que je recueillais à l’époque m’ont placée dans une situation difficile. Il me paraissait évident que seuls un dialogue et une confrontation franche entre les deux entités pourraient sauver l’association dont le CA connaissait alors une « épidémie de démissions » selon les termes de Pierre. Or susciter ce débat aurait signifié rompre l’anonymat des entretiens et outrepasser mon rôle de chercheuse en me faisant arbitre et en devenant militante au sein du collectif – ce que, du reste les statuts de l’association ne permettent pas légalement. Malgré ma sympathie politique pour Chœurs de fondeurs et mon amitié pour plusieurs acteurs des interpellations créatives, j’ai décidé de ne pas intervenir. 48. Tous ces extraits sont tirés de l’entretien recueilli par Judith Hayem le 29 novembre 2007 avec Suzy, 56 ans, Didier, 58 ans et Alain plus de 60 ans, respectivement anciens acheteurs et formateur. 49. L’exposition Fondre en chœurs, initiative de l’association en 2006, a été un précédent dans le registre mémoriel. 50. La mise en valeur du patrimoine industriel répond ici, comme dans d’autres régions, à la demande des institutions politiques et connaît de nombreux antécédents dans le Nord de la France ; c’est aussi une manière de donner une attractivité touristique à un territoire qui se désindustrialise et d’éteindre le militantisme de l’association. Voir par exemple les analyses de Laurent BAZIN, sur Metallia (2014, à paraître) et l’épilogue de mon rapport de recherche (HAYEM, 2010) qui décrit, à la veille des élections régionales, la présentation du projet par Aced en présence de tous les élus de la région. 51. Propos du vice-président de l’association recueillis par la télévision de l’agglomération de Hénin-Carvin dans le reportage « Gros plan sur Aced Metallia » ; disponible en ligne à l’adresse : http://www.iltv.fr/Services-en-ligne/Espace-documentaire/Videos/LE- JOURNAL-2013/2013_03_06_journal/Gros-plan-sur-ACED-Metallia ; consulté le 5 juin 2013. 52. Idem.

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53. Pour apprécier dans quelle phase nous sommes aujourd’hui, un retour sur le terrain serait nécessaire. L’examen du nouveau site des CDF m’incite à penser que nous sommes toujours dans la phase 3 : http://www.choeursdefondeurs.fr/, consulté le 5 juin 2013. 54. Entretien recueilli par Judith Hayem le 29 novembre 2007 avec Suzy, 56 ans, Didier, 58 ans et Alain, plus de 60 ans, respectivement anciens acheteurs et formateur. 55. Par exemple et de manière non exhaustive Levi’s, Daewoo, Cellatex, Mosley, Mollex (MARTIN, 2001 ; BON, 2004 ; BERGERON, DORAY, 2005). 56. Sont présentées ici les principales caractéristiques des personnes interviewées pendant l’enquête. Celle-ci n’ayant pas pris la forme d’entretiens biographiques, certaines informations concernant le parcours des interviewés ne sont pas disponibles. Les informations présentées correspondent à ce que l’interviewé a souhaité mettre en avant de son parcours pour expliquer ses engagements au moment de l’entretien.

RÉSUMÉS

L’article examine comment, après s’être mobilisés contre la fermeture brutale de leur usine – qui eut lieu sans plan social ni dépollution du site – les ex-salariés de Metaleurop ont continué à la contester au sein de l’association Chœurs de fondeurs. Issue d’une intersyndicale, l’association fut créée immédiatement après la fermeture. Elle fut ralliée d’emblée et de manière durable par la quasi-totalité des 830 salariés. Certains de ses membres ont entrepris de rétablir la parole des ouvriers sur ce qui avait eu lieu et de questionner, mettre en garde et proposer des alternatives aux délocalisations, en s’appuyant sur des créations artistiques. S’inspirant de la notion de « partage du sensible » chez RANCIÈRE, l’auteure qualifie cette pratique d’interpellations créatives et montre qu’elle est soutenue par une subjectivité égalitaire mais séquentielle. L’enquête sur la longue durée (2005-2010) montre en effet que les interpellations s’interrompent avec le retour des rapports hiérarchiques au sein de l’association qui se tourne alors vers des pratiques mémorielles plus classiques.

This paper studies how former Metaleurop employees kept on protesting against the violent shutting down of their factory –without the company getting rid of pollution or organizing redundancy plan– within an association called Chœurs de fondeurs. Coming out of an interunion, it was created just after the shutdown and was joined straight away by most of the 830 former employees. By using artistic creations, they meant to restore workers’ words about the situation and to question, warn and suggest alternatives to relocations. Drawing on Ranciere’s “distribution of the sensible”, the author calls this practice creative calling outs ; they are supported by an egalitarian subjectivity that does not last. Long lasting fieldwork (2005-2010) shows that creative calling outs stop when hierarchical relationships reappear in the association. The latter then turns towards more usual memory practices.

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INDEX

Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues), J51 - Trade Unions; Objectives; Structure; and Effects, J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; Collective Bargaining, D71 - Social Choice; Clubs; Committees; Associations, L61 - Metals and Metal Products; Cement; Glass; Ceramics Keywords : shutdown, relocation, struggle, artistic creation, association Mots-clés : fermeture, délocalisation, lutte, création artistique, interpellation, association

AUTEUR

JUDITH HAYEM Université Lille-1, Clersé (Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques) ; [email protected]

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« On est resté l’écume du métier. » Le groupe des mineurs de la Vallée du Jiu (Roumanie) disloqué par les restructurations, 1997-2013 “We remained the foam of the trade.” The impact of industrial restructurings on Jiu Valley coal miners (Romania), 1997-2013

Maria Voichiţa Grecu

Je remercie particulièrement David Roze et Julien Gros pour leurs relectures et remarques précieuses.

1 En tant qu’acteur collectif, les mineurs du bassin charbonnier de la Vallée du Jiu, dans le sud-ouest de la Roumanie, n’ont rien d’ordinaire. Incarnation par excellence de la classe ouvrière roumaine et porteurs privilégiés de l’idéologie du socialisme d’État avant 1989, ils ont propagé leur renommée après la chute du régime par de nombreuses mobilisations collectives, et ont constamment fait peser la menace de troubles sur les différents gouvernements. L’intensité, la violence et les succès relatifs de leurs actions syndicales ont fait d’eux un acteur politique fort en Roumanie, au début des années 1990. Figure d’exception parmi les mouvements ouvriers postsocialistes, d’ordinaire dans une position sociale et politique défavorable et considérés, globalement, comme impuissants (ASHWIN, 1999 ; CROWLEY, OST, 2001 ; CROWLEY, 2004), les mineurs de la Vallée du Jiu ont semblé, pendant un certain temps, pouvoir tirer eux-mêmes les fils de leur destin.

2 Cependant, c’est au titre d’« ouvriers ordinaires », sans légitimité particulière à faire valoir pour être entendus (BEAUD, PIALOUX, 1999, p. 33 et p. 435), qu’on leur a prêté une voix dans les travaux de sciences sociales et, notamment, d’anthropologie. Pour reprendre les mots de Vintilă MIHĂILESCU (2006), « c’est seulement après que l’opinion publique a mis à distance les gueules noires et en a fait un “Autre” de la société roumaine » (p. 32) que les chercheurs ont commencé à les étudier. Avec le déclenchement des restructurations de l’industrie charbonnière en 1997, l’image de forteresse ouvrière de la Vallée du Jiu s’est rapidement estompée, dévoilant la fragilisation de ses habitants et la dégradation de leurs conditions d’existence. Les recherches ont révélé une communauté locale hétérogène (CRĂCIUN et al., 2002), divisée

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et fortement touchée dans son vécu par les effets négatifs du chômage de masse, des subjectivités marquées par des sentiments d’angoisse et de honte (FRIEDMAN, 2003, 2007) et, globalement, une classe ouvrière en profonde déstructuration (KIDECKEL, 2002, 2008). Les journalistes tendent, eux aussi, à brosser un portrait sombre de ce que certains surnomment la « Vallée des larmes »1.

3 Comment expliquer l’effondrement brutal du groupe social des mineurs ? Est-il aussi net et définitif que les enquêtes menées jusqu’au milieu des années 2000 le laissent entrevoir ? Tout en s’inscrivant dans la continuité des travaux cités, cet article tente d’apporter à ces questions quelques éléments nouveaux d’interprétation. Partant d’un aspect souvent négligé, à savoir la forte propension que les mineurs ont manifestée dès le début des restructurations à répondre favorablement aux plans de départs dits « volontaires », nous montrerons qu’aux déterminations économiques et politiques du déclin minier, s’ajoutent aussi des facteurs sociaux qui tiennent au processus même de construction du groupe ouvrier. La morphologie de ce dernier pèse comme critère ultime dans son affaiblissement et sa segmentation et joue, par la suite, sur ses recompositions identitaires. Une analyse longitudinale des expériences subjectives des restructurations permet de révéler leur ambivalence et de montrer comment, en fonction des différenciations internes du groupe des mineurs et en lien avec divers changements sociaux plus larges, les licenciements ont été vécus à la fois comme destructeurs et avantageux, comme une contrainte et une opportunité. Encore d’actualité aujourd’hui, les restructurations des mines de la Vallée du Jiu ont engendré des transformations identitaires qui rendent compte aussi bien de la division initiale du groupe ouvrier que d’un ensemble de réajustements nécessaires pour sa continuité.

4 S’appuyant sur un matériau empirique recueilli lors d’enquêtes ethnographiques successives menées entre juillet 1999 et mai 2013 (voir encadré 1), l’analyse se développe en trois temps. La première partie retrace à grands traits l’histoire récente de la Vallée du Jiu et la relative apathie des syndicats face à la politique spécifique de privatisation-restructuration des houillères. Ensuite, la deuxième partie insiste sur la morphologie du groupe des mineurs, leur attitude vis-à-vis du départ volontaire s’avérant être un révélateur des rapports différenciés des ouvriers au travail à la mine. Enfin, la troisième partie examine la transformation des expériences subjectives de la restructuration et met l’accent sur les réaménagements identitaires que celles-ci laissent entrevoir.

Encadré 1 Une ethnographie de longue durée sur un groupe disloqué Cette enquête repose sur des observations ethnographiques, des archives de nature variée, et sur plus de soixante-dix entretiens réalisés auprès d’hommes et de femmes, qu’ils soient salarié/es de la mine (mineurs, autres ouvriers et cadres), salarié/es dans d’autres entreprises locales ou sans emploi. Nous avons également suivi de près, dans une perspective longitudinale, plusieurs trajectoires individuelles et familiales. L’enquête ethnographique de longue durée, menée dans le cadre d’une recherche doctorale en anthropologie, s’est déroulée entre mai 2005 et janvier 2007. Les données recueillies avant 2005 correspondent à des stages de terrain collectifs et à des enquêtes individuelles conduites dans le cadre de notre formation en sociologie à l’université de Bucarest. Les retours sur le terrain postérieurs à 2007 ont complété l’enquête ethnographique et s’expliquent en partie par la difficulté à laquelle nous avons été confrontée pour obtenir des

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données statistiques et archivistiques. Notre dernier séjour sur le terrain a eu lieu en mai 2013, lorsque nous avons participé à un atelier franco-roumain organisé par une équipe d’architectes sur le thème du patrimoine industriel.

Le contexte d’émergence de la politique des restructurations des mines

5 On l’a souvent fait remarquer : depuis l’effondrement des régimes socialistes, les ouvriers d’Europe centrale et de l’Est ont été les grands « perdants » des transformations économiques (BAFOIL, 2000 ; PLESSZ, 2012). Sous l’effet des chocs internes et externes engendrés par la libéralisation des marchés, les salaires réels des ouvriers ont fondu d’un tiers, pendant les années 1990, ranimant ainsi le spectre de la Grande Dépression (CROWLEY, 2004). La chute de la production et des emplois dans le secteur industriel et, notamment dans l’industrie lourde, a été sévère dans tous les pays de la région. En Roumanie, la part de l’industrie dans le PIB (produit intérieur brut) a diminué considérablement entre 1990 et 2009, passant de 40,5 % à 24,5 %, et les effectifs industriels ont atteint 1,7 million de salariés en 2012, alors qu’ils s’élevaient à 4,7 millions vingt-deux ans auparavant. De même, les activités extractives ont subi un déclin important perdant, depuis la chute du régime, plus de trois quarts de leur main- d’œuvre (soit presque 200 000 personnes)2.

6 Toutefois, à l’image de la complexité et de la variété des transitions postsocialistes (BURAWOY, VERDERY, 1999 ; DOBRY, 2000), cet effondrement industriel a enregistré des formes multiples et des décalages temporels significatifs selon les pays, les secteurs d’activité et les entreprises. À cet égard, le cas des houillères de la Vallée du Jiu s’avère intéressant à examiner. Alors que, sous la pression internationale, dès le début des années 1990, les pays voisins comme la Hongrie, la Bulgarie ou la Pologne, certes un peu plus éloignée, commencent à prendre, non sans difficultés et résistances, des mesures de réduction d’effectifs et de privatisation des entreprises d’État3, la politique de restructuration économique des mines de cette vallée ne débute qu’en 1997. En ce qui concerne la privatisation, la question n’a été soulevée que très récemment, après la division en 2013 de la Compagnie nationale de la houille (CNH) en deux sociétés regroupant, selon leur performance économique, les sept mines restantes : la première société (la Société nationale de fermeture des mines) a pour objectif de liquider les trois mines qu’elle chapeaute tandis que la seconde (la Société nationale de la houille Petroşani) doit privatiser les autres.

7 Traversées par d’importants enjeux politiques, ces particularités s’inscrivent dans une histoire complexe et souvent opaque du bassin de la Vallée du Jiu4. D’innombrables scandales de corruption, endémique et liée au détournement des fonds publics et au pillage de l’ancien patrimoine industriel socialiste d’État, l’assombrissent et en limitent la compréhension. Dans ce qui suit, nous allons nous arrêter sur trois types de causes généralement avancées pour expliquer le déclin minier : des facteurs d’ordre économique et géopolitique qui ont joué de manière incontestable sur la politique économique de la Roumanie et sur le destin des anciennes entreprises socialistes d’État ; la modification des rapports politiques et la disparition des alliances plus ou moins explicites entre le gouvernement et les mineurs (GLEDHILL, 2005) ; des facteurs internes au syndicalisme minier enfin qui, selon certains auteurs, ont dissimulé,

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derrière l’image d’un lobby puissant, des « faiblesses stratégiques » qui n’ont fait qu’augmenter la vulnérabilité du groupe des mineurs (KIDECKEL, 2001). La conjonction de ces trois facteurs explique l’existence, en 1997, d’un changement des rapports de force, à la fois en défaveur des mineurs par rapport à l’État et de ce dernier par rapport aux instances internationales comme l’Union européenne et le Fonds monétaire international (FMI) (SZNAJDER, 2006).

Des mines d’État reflets de l’industrialisation à outrance

8 Depuis l’ouverture des premiers puits il y a 150 ans, ce bassin que les habitants ont l’habitude d’appeler « la Vallée5 » a représenté le haut lieu de l’extraction de la houille en Roumanie. À son importance stratégique en tant que pourvoyeur principal de charbon du pays, se sont ajoutés différents enjeux après la guerre. Nationalisées en 1948, les mines sont devenues le moteur principal du projet de rattrapage de modernisation du pays (MURGESCU, 2010) et ont constitué un des piliers économiques et idéologiques du régime socialiste. La politique accélérée d’industrialisation et la pression exercée par l’agenda énergétique ont poussé la production nationale de charbon de 3,9 millions de tonnes en 1950 à plus de 66 millions en 1989. Même si la part de la houille a baissé durant cette période de 64 % à 16 % en faveur du lignite (extrait notamment dans les mines à ciel ouvert du bassin de l’Olténie), l’importance de la Vallée en tant que secteur industriel prioritaire de l’économie roumaine n’a eu de cesse de s’accroître6.

9 L’expansion de l’industrie charbonnière avant 1989 ne s’est pas faite sans d’importantes contradictions. Bien que les ressources en houille de la Roumanie aient été, à la différence de celles des autres producteurs du bloc socialiste, plus modestes et réservées à la consommation interne, les moyens mobilisés pour l’accroissement du secteur minier n’ont pas été pour autant plus modérés qu’ailleurs, témoignant bien du processus d’« industrialisation à outrance » (BAFOIL, 2002) si répandu dans les pays de l’Est. De 1970 à 1989, le nombre de mines du Combinat minier de la Vallée du Jiu (CMVJ) a presque doublé (s’élevant à 15 mines en 1989), et les effectifs sont passés de 26 000 salariés à plus de 60 000, concentrant 73 % de l’ensemble des salariés du bassin à la chute du régime7. Les conditions géologiques particulières du gisement ont rendu l’exploitation extensive de la houille difficile et coûteuse. À cela s’ajoutent les déficiences du système d’économie planifiée, le gaspillage démesuré lié au productivisme, qui s’est concrétisé notamment par l’ouverture de puits ayant fourni très peu de charbon (voire pas du tout), les échecs de modernisation technologique et des dépenses considérables dus à une main-d’œuvre pléthorique dont le turn-over a toujours été extrêmement élevé8.

10 La dissolution juridique du CMVJ après 1989 et la création de la Régie autonome de la houille (RAH jusqu’en 1998 et CNH depuis) a renforcé la centralisation administrative des mines et les a maintenues sous le contrôle de l’État. La légère restructuration organisationnelle des années 1990 n’a pas entraîné une véritable rénovation : les services externalisés sont revenus plus chers et différentes activités industrielles destinées à être privatisées ont servi essentiellement les intérêts des managers et le commerce émergent de revente de vieille ferraille9. La dépendance financière de la RAH à l’aide publique s’est intensifiée, le renflouement périodique des mines leur permettant de survivre à leurs déficits chroniques, tout en perpétuant les effets

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néfastes du « syndrome de contrainte budgétaire lâche » (KORNAI, 2001). Ainsi, les arriérés de paiement se sont multipliés par huit entre 1993 et 1996, la grande majorité (plus de 80 % en 1996) concernant les obligations envers les budgets d’État et de la sécurité sociale10.

Des syndicats miniers influents mais passifs face aux licenciements

11 Selon l’avis général des chercheurs, si la comparaison entre l’avant et l’après-1989 dans le secteur minier révèle plus de continuités que de ruptures, cela est dû dans une grande mesure à la force collective des mineurs et au rôle politique qu’ils ont joué au début de la transition. L’histoire des révoltes minières dans la Vallée, depuis l’affirmation politique d’une volonté d’autonomie régionale ouvrière lors de la déclaration de la « République du diamant noir » en novembre et décembre 191811 jusqu’à la grève générale emblématique des 2 et 3 août 1977, célèbre pour avoir fait venir Ceauşescu dans le bassin pour calmer les esprits12, conforte l’image traditionnellement attachée aux mineurs d’« aristocrates du mouvement ouvrier » (CROWLEY, 1997). C’est généralement dans la continuité de cette représentation et en mettant en avant le capital matériel et symbolique acquis par les mineurs sous le socialisme d’État, que plusieurs auteurs justifient la propension des mineurs à l’action collective durant les années 1990 (KIDECKEL, 2008 ; VASI, 2004). Il convient de souligner l’aspect fondateur que prennent, pour l’ensemble des mobilisations de l’époque, les trois premières descentes des mineurs de la Vallée sur Bucarest en janvier, février et juin 1990, appelées depuis mineriade13. La tournure prise par ces événements – considérés comme des exemples de politiques mises en œuvre par le pouvoir en place par le biais « d’autres moyens » (GLEDHILL, 2005) – et notamment, celle de la descente de juin dont la violence a été extrême14 – révèle les mineurs sous un jour nouveau : agissant à la manière de milices populaires, ils scellent une alliance politique avec le pouvoir et, particulièrement, avec Ion Iliescu, ex-cadre communiste et président entre 1990 et 1996. Bien qu’ils ternissent l’image des mineurs et contribuent ultérieurement à leur déclin (KIDECKEL, 2008), ces événements marquent la naissance d’un acteur syndical qui a réussi à jouer de son influence pour retarder les décisions de réforme systémique des houillères.

12 À la suite de la première grève des mineurs organisée en mars 1990, qui s’achève avec l’acceptation intégrale de leurs vingt-neuf revendications15, les nouveaux syndicats des mines s’unissent au sein d’une confédération qui prend le nom de Ligue des syndicats miniers de la Vallée du Jiu (LSMVJ). Dirigée d’une main de fer par Miron Cozma16, la LSMVJ rassemble la quasi-totalité des mineurs (le taux de syndicalisation s’élevant, à l’époque, à plus de 95 %, selon les témoignages des anciens délégués), et représente pendant sept ans différentes autres catégories d’ouvriers et de cadres au niveau local et national. Grâce à son influence, cette ligue contribue sur le plan politique au maintien du statu quo et protège la RAH, à la différence, par exemple, de ce qui se produit dans le secteur minier russe et ukrainien (ASHWIN, 1999 ; CROWLEY, 1997), par un octroi privilégié de subventions publiques garantissant aux mineurs la stabilité de l’emploi et un rapport salarial favorable. Cependant, ces succès ont été qualifiés rétrospectivement de « réussites tactiques » au nom de la défense des intérêts privés et collectifs immédiats, dissimulant en réalité, sur le long terme, des déficiences structurelles du mouvement

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syndical qui n’auraient fait que renforcer la position dominée des ouvriers (KIDECKEL, 2001, 2002).

13 L’arrivée, suite aux élections de 1996, d’un gouvernement issu de l’opposition démocratique (avec à sa tête le Parti national paysan chrétien-démocrate)17, désireux de prouver sa volonté d’assumer des réformes structurelles et de se plier aux conditions économiques exigées de la Roumanie en vue de son adhésion à l’Union européenne, met au jour à la fois les alliances politiques flottantes du mouvement syndical et la compétition extrême qui y règne en interne (KIDECKEL, 2001 ; MUNTEAN, 2011). Si l’arrestation de Miron Cozma fragilise certainement la LSMVJ et contrarie l’action collective, l’orientation libérale et réformiste des acteurs syndicaux les amène, comme dans les autres pays est-européens (OST, 2009 ; GUILLAUME, POCHIC, 2010) à accompagner les privatisations plus qu’à s’y opposer. Lancé par le Premier ministre Victor Ciorbea, avocat de profession et ancien leader syndical d’une confédération nationale, le protocole de réforme de l’industrie minière est signé au niveau national par une commission tripartite à laquelle prennent part des partenaires syndicaux proches du gouvernement, dont la Centrale nationale confédérative des syndicats miniers de Roumanie qui représente les mineurs du bassin de l’Olténie et non ceux de la Vallée du Jiu. Dans ces conditions, la LSMVJ se retrouve devant le fait accompli et, à l’exception d’une augmentation des salaires obtenue suite à la grève déclenchée dans la Vallée en juin 1997, elle ne parvient pas à négocier de protections supplémentaires en faveur des mineurs.

14 Les restructurations sont déclenchées en septembre 1997 sur la base d’un court texte législatif de huit articles (Ordonnance d’urgence gouvernementale 22/1997) qui permet, à tous ceux qui le désirent, d’arrêter leur travail dans l’industrie charbonnière en échange d’indemnités de départ, dont le montant maximum s’élève à environ 2 300 $, soit environ dix mois du salaire moyen d’un salarié de la CNH. Appelé dans le langage courant disponibilizare (i. e. action de rendre disponible), ce décret consacre le commencement d’une « thérapie de choc retardée » (FRIEDMAN, 2007) aux effets dévastateurs pour le groupe des mineurs. En moins de trois mois, 15 900 salariés des mines de la Vallée, soit 39 % des effectifs, quittent leurs postes. Depuis, la CNH a connu un même nombre de départs collectifs échelonnés au fil des années (voir annexe, graphiques 1 et 2). Articulé exclusivement autour des mesures d’incitation financière et des mesures passives de protection sociale des chômeurs (voir encadré 2), le programme de restructurations s’appuie à la fois sur les contraintes exercées sur le travail et sur le choix délibéré des mineurs de quitter le secteur.

Encadré 2 Modalités techniques des indemnités de départ / allocations de chômage La politique de restructuration a été initiée sans programme préalable, une « stratégie minière » n’étant esquissée qu’en 2002 et fixée par la loi en 2004 (décision gouvernementale 615/2004). Le support légal des restructurations est fait essentiellement d’ordonnances d’urgence gouvernementales (OUG 22/1997, 60/1997, 68/1998, 8 /2003, 116/2006 et 36/2013) qui précisent les conditions d’attribution des indemnités de départ et de chômage. De 1997 à 1999, les sortants touchent douze, quinze ou vingt mois du salaire moyen d’un salarié dans l’industrie extractive (avec un supplément de trois mois octroyé par la RAH en 1997), suivant la tranche d’ancienneté à laquelle ils appartiennent (entre six mois et cinq ans, entre cinq et quinze ans, ou supérieure à quinze ans).

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Ces indemnités représentent, en 1997, entre six et dix mois du salaire moyen brut d’un salarié de la CNH et entre dix et seize mois du salaire net d’un mineur d’abattage. En 1999, à la différence des années précédentes, le versement des indemnités de départ est échelonné sur plusieurs mois, leur paiement en une seule fois étant soumis à la condition d’investir l’argent dans une entreprise ou une association. Parallèlement, à l’époque, les salariés sortants bénéficient, pendant neuf mois, d’indemnités de chômage variables en fonction de l’ancienneté et du métier, dont le montant maximum s’élève à 60 % de leur ancien salaire moyen brut au cours des trois derniers mois de travail. À partir de 2002, les montants des primes de départ sont fixés par la CNH, d’abord sans tenir compte de l’ancienneté dans l’entreprise et ensuite, à partir de 2010, selon des tranches d’ancienneté spécifiques. Ainsi, au milieu des années 2000, tous les sortants reçoivent, au moment du licenciement, environ neuf et, plus tard, dix mois du salaire moyen brut d’un salarié de la CNH, soit presque 5 000 $ en 2004 et 2005, et 7 000 $ en 2006. En 2010, les sommes varient de 2 000 $ à 8 000 $, soit de trois à douze mois du salaire moyen net d’un salarié de la CNH, selon l’ancienneté au travail des sortants (de un à cinq ans, de cinq à quinze ans, de quinze à vingt- cinq ans, et supérieure à vingt-cinq ans). À ces primes s’ajoutent, tout au long des années 2000, une somme équivalente à deux mois du salaire moyen net national. Selon leur situation, les sortants reçoivent ensuite entre six et douze mois d’allocations de chômage (alors égales à 75 % du salaire minimum brut national) et, parallèlement, entre treize et vingt-quatre mois d’indemnités « additionnelles », variables selon les cas mais nécessairement inférieures au salaire moyen national.

Disponibilizare et rapports différenciés au travail à la mine

15 Après avoir brièvement analysé les ressorts économiques et politiques des restructurations, il est important de s’interroger sur les significations du consentement des mineurs au programme de départs volontaires avec indemnités (disponibilizare). Comment expliquer le fait que les départs dits « volontaires » prennent une telle ampleur en septembre 1997 alors que, quelques mois auparavant, les mineurs ont fait grève, à l’appel de la LSMVJ, contre le plan de restructuration annoncée par le gouvernement ? Quel sens donner, en outre, à l’acceptation des licenciements de la part des mineurs, sachant que, selon l’administration et les représentants syndicaux, elle est unanime, y compris au cours de l’importante crise économique qui frappe le bassin au tournant des années 2000 ?

Un consentement massif aux départs volontaires a priori surprenant

16 À la fin des années 1990, les médias se servent de l’amplitude des départs collectifs pour renforcer la stigmatisation des mineurs à travers des propos moralisateurs qui mettent en avant leur apparente ignorance, fainéantise et goût exagéré pour l’argent. Les chercheurs, au contraire, voulant se distancier d’une telle perception, remettent en question la dimension « volontaire » des départs et insistent sur les diverses médiations qui marquent leur mise en œuvre. Laissant dans l’ombre les motivations réelles des

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mineurs et le caractère délibéré de leur décision de quitter leur poste, ils soulignent les incertitudes inhérentes au commencement des restructurations, les rumeurs abondantes concernant la fermeture imminente des mines, la création de nouveaux emplois, ou encore la réembauche des sortants dans les mêmes mines au bout d’un an (GRECU, 2002 ; KIDECKEL, 2008 ; KIDECKEL et al., 2000).

17 Sans aucun doute, le constat de la « réussite » des disponibilizări n’est intelligible que s’il est replacé dans sa configuration sociopolitique. D’abord, sous la pression européenne relative à l’attribution de l’aide d’État pour la restructuration des secteurs publics, les réductions d’effectifs s’imposent comme une mesure incontournable à laquelle il faut se résigner. Ensuite, ratifiées dès le début par un accord tripartite national, les disponibilizări en semblent d’autant plus inévitables et, dans la confusion ambiante, passent pour une opportunité. D’après le leader actuel de la LSMVJ, les représentants syndicaux en poste en 1997 ont manqué à leur devoir : il les accuse de ne pas avoir informé correctement les salariés et d’avoir participé, certains délibérément, d’autres inconsciemment, à un jeu politique obscur censé fragmenter et affaiblir le mouvement ouvrier. C’est ce que dénonce d’ailleurs encore à présent un ancien mineur, représentant syndical entre 1990 et 1995, qui a décidé de partir lors de la première vague de restructurations : « Incompétents, lâches ou traîtres…, je ne sais pas comment les qualifier. Tu m’as demandé si j’ai su ce qui allait venir. Non. Décidément non. Personne ne m’a dit quoi que ce soit. Je ne peux pas dire que j’étais encore proche de la Ligue, je l’avais quittée quand même parce que je n’étais pas d’accord avec leurs affaires, mais personne n’a dit “Hé, Costin18, attends un peu, ne pars pas maintenant” ou…, je sais pas. » (60 ans, mineur retraité, février 2012.)

18 En outre, quelques anciens délégués interviewés laissent entendre que les syndicats ont dû cautionner le premier plan social, rapprochant ainsi leur position de celle prise par les directions des mines. À travers des témoignages plus mesurés que ceux des cadres de l’administration et ponctués par d’importants non-dits, ils évoquent une certaine « épuration » par rapport à une main-d’œuvre considérée comme pléthorique : « Les mines étaient remplies de toutes sortes d’hommes, vous vous imaginez bien qu’il fallait qu’ils partent. Il n’y avait pas d’intérêt à garder tout le monde et donc il n’y avait pas d’intérêt à s’opposer à tout départ. » (54 ans, mineur retraité, ancien délégué syndical, février 2012.)

19 Mais la volonté, assumée de façon plus ouverte par les directions, de se livrer à un tri entre les travailleurs estimés indispensables et ceux qui sont considérés comme indésirables, a dans les faits un effet assez limité en raison de l’absence de moyens légaux pour interdire ou freiner les demandes de départ. Celles-ci dépassent finalement les attentes des syndicats et des dirigeants ; si les tentatives pour convaincre les ouvriers de rester à la mine échouent, c’est, comme l’affirme un ancien directeur, parce qu’ils souhaitent vraiment partir : « Tous auraient voulu partir s’ils l’avaient pu, mais moi, j’ai essayé de les arrêter. Ils ont crié au scandale, comme quoi on voulait garder nos fauteuils et qu’on ne les laissait pas partir à cause de ça. Bon, j’ai dit “d’accord, vous pouvez partir”, mais j’ai discuté personnellement avec environ 400 personnes, jour après jour, je ne pouvais pas leur parler en groupe puisque j’étais, entre guillemets, le représentant du gouvernement. C’était en vain. Après, je leur ai dit que pour tous les autres, j’avais de la pitié mais pour eux non, parce que je leur avais dit de ne pas partir. […]. Et ils sont repartis dans leurs villages où ils ont bien vécu tant qu’ils ont eu de l’argent et ensuite ils sont rentrés ici sans rien. »

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(58 ans, directeur successivement de deux mines entre 1996 et 2001, retraité, avril 2012.)

20 Ces propos vont dans le sens d’une lecture qui voit le programme de disponibilizare comme une réussite en termes de médiations sociopolitiques spécifiques, avec des syndicats que nous pouvons supposer ouverts au principe des départs « volontaires », par crainte aussi des restructurations à venir, aux conditions de départ supposées moins avantageuses. Mais ils mettent également en relief une question sous-explorée et pourtant centrale dans la compréhension du phénomène : la morphologie du groupe des mineurs. Sous l’effet des restructurations, la communauté minière s’éloigne de l’image d’un tout homogène à l’intérieur duquel les individus auraient un rapport à la mine d’une même nature et intensité. Elle se dévoile comme un espace aux formes d’investissement et d’appartenance variées. Approchée dans cette perspective, la propension des mineurs à répondre favorablement aux disponibilizări met à mal une conception idéalisée de l’identité minière (voir encadré 3) et prend sens sur fond de paradoxes et de divisions qui traversent la classe ouvrière roumaine.

Encadré 3 Combien de « mineurs » dans les effectifs des mines et les départs volontaires ?19 Le langage courant utilise le terme générique de « mineur » pour désigner tout ouvrier qui travaille à la mine, que ce soit au fond ou en surface. C’est généralement ainsi que nous l’employons dans l’article, sauf précision contraire. Il convient néanmoins de souligner son sens spécifique, qui fait référence au niveau maximal de qualification qu’un ouvrier peut atteindre dans le travail au fond de la mine suite à un stage de formation. Pour les ouvriers, outre cette identification, d’autres critères de reconnaissance doivent être pris en considération, comme la maîtrise du métier et la capacité de prendre des risques et des responsabilités aussi bien par rapport aux tâches à réaliser que par rapport à la vie des membres de l’équipe. Bien que les positions objectives dans la hiérarchie professionnelle ouvrière puissent correspondre à un certain niveau d’investissement dans le travail, elles rendent difficilement compte du choix de rester ou de quitter la mine. Généralement, les « mineurs » représentent moins de 20 % des ouvriers et leur proportion parmi les salariés qui quittent le travail reste significative tout au long des restructurations. Dans la mine Zarea, par exemple, presque 18 % des sortants sont des mineurs en 1997, 13 % en 2003, plus de 30 % en 2004 ou 23 % en 2010. Ainsi, bien qu’il soit un signe d’intégration plus importante dans le travail minier, le fait d’avoir un poste au fond de la mine ou de posséder la qualification de mineur ne semble pas quantitativement influer sur les départs. Il faut également noter qu’il s’agit là exclusivement d’hommes. Les femmes, ouvrières et cadres recensées en tant que salariées ayant un poste au fond de la mine sont celles qui, par la nature de leur travail, doivent de temps à autre descendre au fond (évaluatrices20, topographes, ingénieures, etc.). Avant les premières disponibilizări, un peu plus de 15 % des salariés étaient des femmes, ce ratio se maintenant au cours des années 2000.

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Un révélateur de la morphologie fracturée du groupe des mineurs

21 Célébré par la propagande communiste en tant que symbole incontestable de la classe ouvrière, le groupe des mineurs de la Vallée a toutefois connu une évolution plus fracturée et différenciée que ce que les récits historiques ont l’habitude d’évoquer. Amplement renouvelé après la guerre (de 1950 à 1958, les effectifs sont composés majoritairement de militaires, leur proportion atteint 71 % en 195421), il se constitue, à partir des années 1960, de nouveaux arrivants, principalement d’origine rurale et agricole, issus de flux migratoires incessants et massifs qui s’ajoutent aux populations anciennement installées. Même si la pression politique d’uniformisation par le travail et le logement progresse, et est bien réelle, le groupe des mineurs ne cesse de se diversifier jusqu’à la veille des restructurations en raison de deux phénomènes : d’une part, après la grève de 1977, l’amplification des recrutements, à des fins politiques, notamment de travailleurs provenant des régions pauvres et moins industrialisées de l’est et du nord-est de la Roumanie (dans les départements de la Moldavie) ; d’autre part, la poursuite des embauches jusqu’en 1997 étroitement liée à un turn-over démesuré22.

22 Cette évolution, par ailleurs caractéristique, dans ses traits principaux, des processus de formation des classes ouvrières dans les pays est-européens (BAFOIL, 2000), convoque, comme le rappelaient Gérard ALTHABE et Laurent BAZIN (1999), la notion d’ouvrier industriel rattaché symboliquement, socialement et économiquement au village. Étant données les spécificités du bassin charbonnier, la description sociologique doit également s’intéresser aux formes d’enracinement minier23. Pour saisir les différentes fractions constitutives du groupe des mineurs, il est nécessaire de penser ensemble les diverses formes d’ancienneté sur le territoire et dans la mine, les rapports à la mobilité géographique et les projets de vie que celle-ci sous-tend, les significations attachées au statut de mineur et au travail, et les liens socio-économiques avec le lieu d’origine.

23 Si quelques indications quantitatives font ressortir un premier clivage à l’intérieur du groupe lié à l’ancienneté au travail (voir encadré 4), nos entretiens, doublés par la reconstitution d’une trentaine de trajectoires individuelles, permettent d’affiner le constat et de dégager cinq profils d’ouvriers. Loin de se structurer en une typologie statique qui opposerait différentes catégories trait pour trait, ces figures incarnent, d’une manière différenciée, la dynamique des ajustements sociopsychologiques, de positionnements et d’attitudes réclamés par la confrontation au milieu minier24. Elles symbolisent les variations en nature et degré de l’ancrage des ouvriers dans la Vallée et rendent compte de la stabilité ou instabilité des rapports des ouvriers au travail à la mine.

Encadré 4 Évolution du profil des salariés qui ont quitté les mines entre 1997 et 2010 : un effet d’ancienneté circonstancié Selon les archives administratives, les deux mines Zarea et Lumina comptent ensemble, au 1er janvier 1997, environ 7 380 salariés, dont 2 800 ont quitté le travail entre septembre et novembre de la même année. Les salariés partis en premier sont jeunes et nouveaux dans l’industrie charbonnière : 75 % des salariés sortants de la mine Zarea sont dans la tranche d’âge 18-37 ans et ont une ancienneté de huit ans en moyenne. La moitié de ces salariés a commencé à

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travailler à la mine après 1989 et 80 % d’entre eux à partir de 1986. Sans pouvoir apprécier le nombre de ceux qui ont pu prendre leur retraite juste après leur départ de la mine, il ressort clairement que cela ne concerne qu’une minorité d’entre eux (moins de 10-15 %). Cependant, d’après nos estimations (limitées par la nature partielle des données longitudinales), l’âge et l’ancienneté au travail ne sont corrélés statistiquement au départ de la mine que pour la catégorie des plus âgés. Autrement dit, au début des restructurations, les salariés les plus anciens sont moins prédisposés à partir (ou plus disposés à rester), sans doute en raison de leurs faibles chances de retrouver un emploi ailleurs, de leur aspiration à continuer à cotiser pour leur retraite et, comme nous allons le montrer plus loin, de leur possible ancrage local (minier ou paysan). De 1998 à 2003, la distribution des âges des salariés sortants de la mine Zarea reste pratiquement inchangée, tout en tenant compte de l’arrêt des embauches et du vieillissement des effectifs : 50 % d’entre eux ont moins de 33 ans en 1998, moins de 34 ans en 1999 et moins de 37,5 ans en 2003. Le profil change par contre à partir de 2004, quand la présence de ceux âgés de plus 45 ans devient majoritaire. La part des sorties vers la retraite devient depuis plus importante, voire dominante (environ 43 % en 2005, 50 % en 2006 et 61 % en 2010), ce qui s’explique par le vieillissement des mineurs restés après les premiers départs (qui étaient en moyenne déjà plus âgés) et l’introduction de critères de hiérarchisation des départs qui privilégient les retraites anticipées.

24 Les cinq figures suivantes se distinguent donc en fonction de leur degré d’enracinement dans une communauté locale et du type de communauté de rattachement (rurale- paysanne ou minière-urbaine). Les deux premières figures représentent deux « pôles de stabilité », malgré une opposition quant au rapport au travail à la mine. La troisième, tout en s’inscrivant dans une logique de stabilité, témoigne d’un moindre enracinement minier quand les deux dernières figures symbolisent une absence d’enracinement, vécue différemment selon l’âge et le sentiment de pouvoir, ou non, encore s’adapter au travail dans les mines.

25 La figure du « mineur périphérique » fait référence à la catégorie des ouvriers momîrlani – ethnonyme local attribué aux paysans locaux d’avant l’ouverture des mines –, qui ne se sont intégrés dans l’industrie qu’après la seconde guerre mondiale, tout en gardant leur mode de vie et leurs activités traditionnelles (notamment l’élevage), ainsi qu’un niveau élevé d’endogamie communautaire. Formant des communautés rurales compactes, relativement séparées des espaces urbains, ces ouvriers-paysans ont composé avec la réalité minière à partir d’une position « périphérique » qui a privilégié la distinction identitaire paysanne (CRĂCIUN, 2002) au détriment de l’appartenance à la communauté professionnelle. À la mine, ils occupent le plus souvent les emplois d’entretien, emplois en surface ou dans les services annexes, ce qui leur permet d’économiser leur corps, l’effort physique étant nécessaire dans le travail domestique, qui est leur activité principale. D’après une expression indigène, la mine représente pour eux une « vache à lait », un travail secondaire, source supplémentaire de revenus, leur condition ouvrière ayant à leurs yeux une signification plus alimentaire que sociale. Paradoxalement, leur statut d’ouvriers à mi-temps ne les a pas rendus plus vulnérables au moment des restructurations, bien au contraire : lorsque les plans de départs des deux mines Zarea et Lumina sont mis en place

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entre 1997 et 1999, ces ouvriers-paysans semblent avoir été bien moins nombreux à choisir de quitter leur emploi en échange d’une indemnité25.

26 À l’opposé, la figure du « mineur de tradition » désigne les ouvriers qui se revendiquent d’une génération d’anciens et ont tendance à chercher refuge dans une certaine « tradition minière ». Ils partagent un culte du mineur et du travail à la mine, un répertoire de valeurs traditionnelles véhiculées par le folklore minier et une identité collective enracinée dans une culture de l’effort et de l’honneur appuyée historiquement sur l’image de l’ouvrier stakhanoviste. Leur investissement effectif et affectif dans la mine est élevé. Ces hommes occupent le plus souvent des emplois à responsabilité, notamment de mineurs chefs de taille et trouvent dans le travail une forme de « légitimité haute » (SCHWARTZ, 1990, p. 311), résumée par certains par l’expression « un beau métier à travers lequel on mesure ses propres forces ». Le statut de mineur est complètement intégré et représente, sans aucune équivoque, une source de légitimité spécifique. Face aux restructurations, leur appartenance objective et subjective à la communauté professionnelle les protège, la perspective de quitter le travail avant la retraite étant rejetée sans hésitation. Ils sont de fait moins nombreux, en proportion, à quitter la mine à l’occasion des vagues de départs volontaires. Leur ancrage professionnel est manifeste et n’est pas remis en question par d’autres logiques économiques ou familiales. On peut remarquer que les délégués syndicaux sont eux- mêmes souvent des mineurs qualifiés, plutôt âgés, qui ont tendance à dévaloriser le travail réalisé par les autres figures moins « intégrées » et au rapport plus alimentaire et distancié à la mine.

27 La figure du « mineur adapté » correspond aux ouvriers qui se distinguent par un investissement affectif plus restreint dans le travail à la mine. Même si, dans un autre contexte historique, ils ont pu partager avec les « mineurs de tradition » les mêmes valeurs de travail, ils se révèlent plus vulnérables une fois confrontés à l’affaiblissement du statut de mineur dans la société. Leur attachement à la mine semble être davantage le fruit d’habitudes et de contraintes ; pour autant, ils ne sont pas prêts à la quitter sans un projet bien défini. Face aux restructurations, leur ancrage local (professionnel ou familial) ou leur ancrage d’origine acquiert une importance capitale et structure les réévaluations qu’ils font de leurs vies. Une partie des ouvriers d’origine rurale envisagent un retour éventuel sur leur terre natale et reconstruisent ou renforcent dans ce but les échanges socio-économiques avec leurs familles d’origine. Large et très hétérogène, cette catégorie semble avoir comme pilier une conception pratique de la stabilité. On peut y inclure aussi bien des mineurs de première que de deuxième génération, des ouvriers nés dans la Vallée ou originaires d’autres régions, ceux qui ont pris la disponibilizare à différents moments et qui ont définitivement quitté le bassin pour rentrer au village, et les mineurs qui comptent travailler jusqu’à la retraite ou pour une durée déterminée en fonction du temps qu’ils pensent mettre à réaliser leurs projets.

28 La figure du « mineur d’occasion » reflète la position de certains ouvriers, souvent jeunes, qui ne se sont jamais adaptés au travail à la mine et ont peu intériorisé les valeurs qui lui sont attachées. Ils se caractérisent principalement par une conduite d’aventurier et un désir de mobilité. Attirés par les avantages matériels du statut de mineur ou contraints, faute d’autres options, de travailler à la mine, ils se sont pliés aux exigences du secteur au prix d’un effort qu’ils pensaient limité dans le temps. Ils occupent des emplois variés au fond de la mine ou en surface et se situent

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généralement parmi les échelons les plus bas de la hiérarchie ouvrière. Les restructurations répondent à la fois à une volonté réelle de sortir de la mine et à un esprit d’entreprise, les indemnités de départ étant perçues comme une occasion d’entamer quelque chose de nouveau, surtout de partir travailler à l’étranger. On les retrouve en grand nombre dans les premières vagues des disponibilizări dès 1997 mais également dans les séquences ultérieures ; ils se distinguent par leur rejet explicite du travail à la mine, qu’ils manifestent par exemple par l’utilisation d’expressions comme « je n’entre plus là-bas que si on y met des fenêtres ». Malgré les difficultés économiques qui touchent la plupart des ouvriers qui quittent les mines et qui se retrouvent obligés de rester dans la Vallée, ils ne regrettent pas leur décision et mettent en avant une certaine aversion pour le travail au fond.

29 La figure du « mineur déraciné » concentre les principales ambiguïtés et contradictions qui traversent la condition des mineurs en Roumanie. Elle se caractérise par un rapport flottant et indécis au travail à la mine, qui est le propre d’un ensemble d’ouvriers d’origine agricole qui n’ont pas pu ou su choisir entre leur univers social d’origine et la Vallée. Cette figure est marquée par l’instabilité et l’ambivalence entre deux mondes sociaux et symboliques différents, entre le village et la ville, entre le travail agricole et le travail minier. Elle désigne aussi bien une perte d’appartenance liée au lieu d’origine qu’une appartenance locale et professionnelle inachevée dans la Vallée. Les histoires de vie de ces hommes sont constituées de multiples hésitations, de divers changements d’emploi et, parfois, de plusieurs tentatives antérieures pour quitter la mine et le bassin charbonnier. C’est au moment des restructurations que cette ambiguïté se révèle pleinement avec des conséquences dramatiques (voir encadré 5). Nombreux parmi ceux qui ont répondu favorablement aux disponibilizări entre 1997 et 1999, ils ont subi douloureusement les répercussions de leur décision lorsqu’ils ont pris conscience de leur déracinement, car leur « chez moi » rêvé s’est révélé bien peu accueillant.

Encadré 5 « Et l’idée de rentrer chez moi m’est revenue » Dans le récit de Tinu, chaque étape de sa vie d’adulte est ponctuée par une phrase récurrente : « Et l’idée de rentrer chez moi m’est revenue. » Né en 1959 dans l’est du pays, en Moldavie, il quitte son village natal pour entrer au lycée industriel. Abandonnant le lycée au bout de deux ans, il se voit obligé de racheter le contrat d’apprentissage signé avec une entreprise qui payait ses études et part en 1978 dans la Vallée du Jiu. « En six mois, j’ai acquitté le contrat mais je n’étais plus attiré par la Moldavie, ici [dans la Vallée] il y avait de la tune. […] Le boulot, c’était vraiment du boulot mais j’étais jeune…, ça m’importait peu. » Il travaille comme ouvrier peu qualifié dans l’abattage jusqu’à l’explosion de 1980 de la mine de Livezeni. Ouvrier ensuite sur différents chantiers hydrotechniques du pays, il retourne chez ses parents avec lesquels il a rapidement des conflits. Il retourne dans la Vallée en 1985 et y reste. Avec une femme au foyer et cinq enfants, sa vie n’est pas facile. Les indemnités de départ proposées en 1997 lui semblent être alors une solution inespérée pour payer les dettes accumulées et rentrer définitivement dans son village. Mais en octobre 1999, son désarroi est profond car les liens familiaux, garants de son projet de retour et leviers du partage successoral au sein de la fratrie, s’avèrent fragilisés : « Mon père est mort le 18 juin…, et de crainte que je rentre et que je fasse scandale, [mes sœurs et ma mère] m’ont envoyé la lettre quatre mois après. […] Je

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n’avais pratiquement rien à exiger, un morceau de terre, peut-être, pour bâtir une maison… à un moment donné. […] Je n’ai pas toujours été un homme de la Vallée de Jiu, j’étais aussi un homme qui avait des droits à une place là-bas, à une partie [de l’héritage]. […] Qu’est- ce qu’ils se sont dit ? Celui-là ne vient qu’une fois toutes les “je ne sais pas” combien d’années. Il vient et il part avec les sacs pleins. Y’a pas de place pour lui ici ! » En 1999, il travaille au noir quelques mois dans une entreprise de réparation de postes de télévision. Plus âgé que la moyenne des autres chômeurs, à 40 ans, il a des difficultés à trouver un travail salarié. Embauché après plusieurs années d’inactivité comme ouvrier non qualifié dans la construction de tunnels, il est victime en 2006, au bout de cinq mois de travail, d’un accident vasculaire cérébral (AVC) qui le paralyse à moitié. Il vit aujourd’hui, petitement, avec sa femme de sa retraite d’invalidité.

Recul de l’emploi et réaménagements identitaires

30 Le bilan démographique et socio-économique des restructurations dans la Vallée du Jiu est fortement négatif. Le nombre de salariés des mines s’élève en 2013 à environ 7 700. Mais depuis octobre 2013, de nouvelles disponibilizări vont réduire encore les effectifs, poussant vers la sortie 20 % des 2 400 salariés restants des trois mines vouées à la liquidation imminente. En l’absence de mesures véritables de créations d’emplois, nous remarquons que trois phénomènes se sont accentués de manière dramatique. D’abord, le chômage, auquel les mineurs n’avaient jamais été confrontés jusqu’au début des restructurations, devient une réalité endémique, s’élevant, dans la première moitié des années 2000, à un taux global de 22 % qui cache d’importantes disparités selon les tranches d’âge26. Ensuite, le travail temporaire, précaire, mal rémunéré et souvent informel devient la norme pour une large partie des familles anciennement ouvrières du bassin. Enfin, les départs vers d’autres régions du pays ou à l’étranger renversent l’image traditionnelle de la Vallée de zone d’immigration en zone d’émigration, le bassin ayant perdu depuis 1997 plus d’un tiers de sa population27.

31 Cette dernière section de l’article dévoile comment les expériences subjectives des restructurations varient dans le temps et entend montrer, d’une part, les effets des disponibilizări sur la valeur que les ouvriers accordent au travail à la mine et, d’autre part, les réaménagements identitaires qui s’opèrent en dehors de la mine sous l’influence d’une valorisation croissante des pratiques de consommation.

D’une trahison stigmatisée à une opportunité contrainte

32 L’importance accordée au travail à la mine au début des années 2000 se révèle au travers des réactions indigènes à l’égard de ceux qui l’ont quitté et qui ont été appelés aussitôt disponibilizaţi (i. e. personnes ayant été rendues disponibles).

Au début, la condamnation morale des « profiteurs » et des « paresseux »

33 Deux ans après le commencement des restructurations, en 1999, la figure du disponibilizat est investie de traits exclusivement négatifs qui éclairent la nature de la disqualification qui lui est attachée. De manière générale, tous les mineurs interviewés à l’époque (et notamment les syndicalistes) reprochent à leurs ex-camarades de travail

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d’avoir choisi d’empocher les indemnités de départ. Leur hostilité explicite varie peu en intensité : dans le meilleur des cas, elle se réduit à des sentiments de pitié ; dans d’autres, la condamnation de l’acte est d’ordre stratégique, la précipitation des disponibilizaţi à accepter l’argent proposé annulant d’emblée la possibilité d’une négociation meilleure des conditions de départ. Pour la plupart cependant, la sanction est morale : quitter la mine représente, à leurs yeux, une déviation par rapport à la norme de travail conçue comme attitude morale et comme source d’honneur. C’est dans ce sens que plusieurs considèrent leurs ex-camarades comme des « profiteurs » et des « paresseux » et s’auto-attribuent, en revanche, l’image de « vrais mineurs » par une expression largement partagée : « on est resté l’écume du métier. » Ils accusent les disponibilizaţi d’avoir dérogé à une morale de travail qui va plus loin que l’intérêt économique immédiat : « T’es mineur tant que t’es mineur. Quand tu n’aimes plus le travail, c’est fini, t’es plus mineur, sinon pourquoi t’es parti ? Moi, c’est comme ça que je leur parle s’ils [les disponibilizaţi] veulent savoir pourquoi je leur montre pas du respect. Depuis que je suis venu à la mine, je me suis toujours occupé de mon travail, j’ai pris le taureau par les cornes. Et par rapport à ceux qui n’ont pas aimé le travail, j’étais toujours au-dessus. C’est pareil maintenant… » (40 ans, mineur chef de taille, mars 2000.)

34 Au tournant des années 2000, la rupture entre les mineurs qui restent et ceux qui quittent leurs postes se renforce sur fond de contexte économique défavorable. La reconversion et la création d’emplois dans le bassin se révèlent rapidement un leurre tandis que les taux d’inflation atteignent à l’époque des valeurs très élevées, ce qui renforce le sentiment des disponibilizaţi d’avoir été roulés28. Les conditions de vie d’une grande partie des disponibilizaţi se dégradent visiblement ; une fois dépensées les primes de départ qui avaient pu faire auparavant l’objet de jalousies, l’arrêt des indemnités de chômage (limitées à neuf mois), ainsi que le retour dans la Vallée de ceux qui n’ont pas réussi à refaire leurs vies ailleurs, accentuent les divisions au sein de l’ancien groupe des mineurs. Ainsi, malgré l’hétérogénéité interne du groupe, ceux qui ont quitté la mine se retrouvent, au début, brutalement exclus de la communauté professionnelle. L’incidence de cette fracture sur l’action collective, désormais divisée, est manifeste. Les premières manifestations organisées sous l’égide de la toute nouvelle Association des Disponibilizaţi29, qui compte en 1999 environ 2 000 adhérents, ne reçoivent ainsi aucun soutien de la part des mineurs. Surtout, le rejet dont les disponibilizaţi font l’objet lors de la grève des mineurs de janvier 1999, suite à l’annonce des premières fermetures des mines, rend encore plus visibles les limites de la solidarité professionnelle : « Ils nous regardaient avec haine, comme si on était venu pour voler. Voler quoi ? Leurs sandwichs et leurs bières ? Tous nous regardaient comme si on était des tsiganes, prêts à prendre leur bouffe… Mais nous on était avec eux, pour leurs droits, car notre vie dépend aussi de l’avenir de la mine. S’ils tombent, on tombe. S’ils montent, espérons qu’on monte aussi. […] J’ai vu des anciens collègues là-bas, ils étaient tous ensemble, ils bavardaient, buvaient des bières, comme autrefois. Aucun d’entre eux ne m’a pas dit : “Dumitre ! Viens nous rejoindre !” Ils n’ont même pas tourné la tête vers moi, me faire un signe d’amitié, de plaisanterie, rien. » (32 ans, ancien ouvrier au fond, chargé de différents travaux, de formation maçon, mars 2000.)

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Ensuite, une opportunité de départ régulée collectivement

35 Les expériences subjectives des restructurations changent, à partir du milieu des années 2000, sous l’effet de plusieurs phénomènes. D’abord, les modifications du cadre législatif conduisent à un contrôle accru des réductions d’effectifs. Après le laisser-faire non encadré et non informé de 1997, les décrets ultérieurs confèrent conjointement au ministère de l’Économie et à la CNH la capacité de prédéfinir le volume de suppressions d’emplois en fonction des exigences budgétaires et des nécessités internes des mines. En outre, parallèlement aux évaluations du nombre de salariés désireux de partir, menées annuellement par les directions et les syndicats, sont introduits, à partir de 2004, une série de critères pour trier les départs, ce qui permet à la direction de maîtriser la main-d’œuvre. Alors que l’on a favorisé constamment les retraites anticipées30, les autres critères sont mobilisés, de manière différenciée selon les années, en fonction des besoins du moment : fautes graves, deux jours d’absence injustifiée, cumul de plus de 60 et 90 jours de congés médicaux pour trois diagnostics différents, refus de changer de lieu de travail suite à la réorganisation de l’activité, ou souhait du salarié. Comme le souligne l’actuel leader de la LSMVJ, le départ volontaire est maintenu comme critère de réserve ; par exemple, pour les restructurations d’octobre 2013, son application correspond au besoin de retenir dans les mines une partie des ouvriers qualifiés et expérimentés qui seraient autrement obligés de partir en retraite anticipée.

36 Si ces changements laissent entrevoir une amplification des pressions exercées sur le travail et une réorganisation des formes d’exercice du pouvoir au sein des mines, il serait toutefois simplificateur de considérer que les ouvriers perdent toute capacité de résistance. Après une période d’effondrement syndical entraîné par l’éclatement de la LSMVJ en 1999, suite à la deuxième arrestation de Miron Cozma, la recomposition progressive du mouvement minier au fil des années 2000 permet de parler aujourd’hui d’un certain « regain du syndicalisme » (OST, 2009). Selon différents représentants, la diversité syndicale et la compétition interne au sein du mouvement minier (plus de vingt syndicats affiliés à trois confédérations nationales) dissimuleraient des intérêts économiques et politiques privés, qui nuisent aux intérêts collectifs du groupe. Néanmoins, le taux général de syndicalisation reste important, s’élevant en 2013 à environ 90 %31. En ce qui concerne les avantages matériels, les mineurs semblent relativement mieux protégés que les autres catégories d’ouvriers. D’une part, tout au long de la décennie, le salaire de base des mineurs reste nettement supérieur à la moyenne au sein du secteur industriel (les écarts varient entre 50 % et 100 %) et légèrement supérieur à la moyenne de celui de l’industrie extractive32. D’autre part, dans les contrats collectifs, les indemnités spécifiques au travail de fond sont maintenues, ce qui rend les postes au fond de la mine plus attractifs financièrement (le salaire moyen brut du secteur souterrain est globalement supérieur de 10 % au salaire moyen brut au sein de la CNH)33. Le gouvernement et la CNH évitent, en règle générale, les retards dans le paiement des salaires et des indemnités de départ, tout ajournement étant aussitôt sanctionné par des grèves ou des menaces de grève. Mais par rapport au dispositif de sélection des sortants, le pouvoir des syndicats reste limité, ce qu’illustrent les propos tenus par un leader syndical actuellement en poste : « Il est difficile de démontrer que tel ou tel salarié ne doit pas être inscrit sur les listes de disponibilizare. On a eu une action de ce genre mais on a perdu. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’un grand nombre de salariés inscrits abusivement. La

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mesure a été objective, le plus souvent, mais certainement, il y a eu un ou deux cas où cette mesure était contestable, enfin, en tout cas, c’est difficile de le prouver. » (50 ans, ingénieur minier retraité, mai 2013.)

37 Ce glissement vers un vécu des restructurations sur un mode plus contraignant ressort également dans les récits recueillis auprès des mineurs. Les disponibilizări sont acceptées comme une réalité qui ne peut plus être remise en cause mais qui, en revanche, acquiert graduellement le sens d’une opportunité, dont le montant augmente alors même que le niveau de vie moyen dans la Vallée se détériore. La disparition définitive du terme de disponibilizat du répertoire local en faveur de l’expression a băga ordonanţa ( i. e. prendre l’ordonnance), s’associe à une interprétation des départs collectifs davantage sous l’angle des avantages pécuniaires. L’arrêt de l’inflation, ainsi que la relative amélioration des conditions d’indemnisation des chômeurs, font de l’acte de quitter la mine une contrainte potentiellement profitable. En outre, les pressions sur la hausse de la productivité du travail sont mal vécues et les témoignages font apparaître que les ouvriers sont convaincus d’une détérioration des conditions de travail et d’une augmentation des risques d’accidents dus aux méthodes d’exploitation employées.

38 Ainsi, aujourd’hui, la disponibilizare n’équivaut plus à une sortie du rang. Les restructurations ne s’accompagnent plus d’exclusion ni de stigmatisation, bien au contraire, elles font partie intégrante du travail minier et introduisent à la fois des pressions et des repères en fonction desquels les ouvriers réévaluent leur vie et leur identité.

Enjeux de dignité : travail versus pratiques de consommation

39 Comme le montrent bien Florence WEBER (1989) ou Olivier SCHWARTZ (1990), ce qui est toujours en jeu dans l’existence sociale des classes populaires, c’est d’affirmer que l’on est quelqu’un. Sous l’effet des transformations quantitatives et qualitatives du travail et de l’emploi dans la Vallée du Jiu, la question de comment reconstruire sa respectabilité et sa dignité en dehors de la mine est devenue centrale.

Perte de respectabilité et de solidarité des disponibilizaţi ?

40 Dès les premières restructurations, le problème s’est posé d’une manière radicale, et le plus souvent douloureuse, pour les disponibilizaţi. Les récits recueillis au tournant des années 2000 auprès d’une trentaine d’ouvriers qui ont quitté les mines et n’ont pas retrouvé d’emploi salarié stable ensuite, font ressortir nettement des sentiments d’humiliation et la conscience d’avoir perdu la légitimité sociale que le travail confère ; ils se sentent de fait marginalisés et stigmatisés. Les propos de Gigi, trentenaire et ancien aide-mineur, expriment bien cet état d’esprit (mars 2000) : « Ça me gêne pas qu’ils passent à côté de moi sans me regarder, je m’en fous…, qu’ils répondent pas à mon salut, très bien…, mais plutôt ces idées-là, bêtes, ces idées dépassées, comme quoi eux, ils sont restés travailler à la mine, qu’ils sont quelqu’un. Non, on est tous les mêmes. Ils sont restés à la mine, moi, je suis parti, mais ça veut pas dire qu’ils ont un pied de plus ou des cornes, ou qu’à moi, des cornes ont poussé sur ma tête puisque je suis parti. Moi, je pense que je suis toujours un être humain, il n’est pas écrit sur mon front que je suis un disponibilizat. »

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41 Rentré dans son village d’origine en 1998 pour changer de mode de vie et de travail, Gigi est retourné dans la Vallée à peine un an plus tard où il a dû reprendre tout de zéro. Il a réussi à s’installer avec sa famille dans l’immeuble dans lequel ils avaient habité auparavant, dans l’espoir de retrouver quelque chose de l’ancienne solidarité qui caractérisait les relations professionnelles et de voisinage dans le milieu minier. Mais le choc qu’ils ont ressenti est considérable, à tel point que Lena, la compagne de Gigi, parle à ce moment-là d’une mort sociale : « Je pourrais tomber et mourir dans la rue sans que personne ne s’en aperçoive… Mes enfants mourraient de faim sans qu’un seul voisin d’ici leur donne un bout de pain. Didi [sa fille de 12 ans] s’est presque évanouie l’autre jour en sentant sur l’escalier l’odeur des chiftele [boulettes de viande] et j’ai dû m’humilier devant la porte de la voisine pour qu’elle m’en donne… »

42 Le couple est coupé de toute forme de solidarité familiale, professionnelle et même de voisinage et vit avec ses deux enfants au gré des revenus instables obtenus généralement par Gigi par l’acquisition et la revente plus ou moins illégale de vieille ferraille ainsi que par un emploi au noir dans une scierie. Les deux réalisent de véritables acrobaties pour s’en sortir et cherchent à tirer profit du moindre événement qui traverse leur vie. Les rapports d’entraide avec les proches, structurés antérieurement autour du travail à la mine, sont quasiment absents. Les seules ressources qu’ils peuvent encore mobiliser sont le savoir-faire d’électricien de Gigi et leur propre force physique sur lesquels ils arrivent parfois à s’appuyer pour offrir la contrepartie nécessaire pour entamer des échanges économiques et sociaux. Leur sociabilité est extrêmement réduite sous l’effet conjugué du mépris, que la plupart des voisins et des anciens collègues de travail de Gigi leur témoignent, et du repli sur soi.

43 Cinq ans plus tard, en septembre 2005, malgré la vulnérabilité économique qui caractérise toujours leur condition, les propos qu’ils tiennent ne sont plus les mêmes : Gigi : « Ça n’existe plus ce truc du disponibilizat d’un côté et le mineur de l’autre côté. Il y a, tu vois, des mineurs qui sont partis [ont quitté le travail] cette année et sont déjà ou seront bientôt à la retraite, ça n’a plus rien à voir. L’argent non plus, c’est plus la même chose du tout qu’il y a sept-huit ans. » Lena : « Ce n’est plus la même chose parce que je peux me sentir supérieure, oui, même si je n’ai pas l’argent et je ne suis pas mineriţă [féminin du mot mineur employé pour désigner les femmes des mineurs] comme beaucoup de femmes d’ici, j’ai su peut-être m’en tirer mieux qu’elles… »

44 La nature des changements qui ont lieu au cours des années 2000 s’éclaire par la dynamique de construction des réputations dans un milieu d’interconnaissance totale comme, par exemple, l’immeuble dans lequel Gigi et Lena habitent. Les observations ethnographiques menées après 2005 révèlent comment mineurs et anciens mineurs, ainsi que leurs conjointes, s’engagent quotidiennement dans la recherche et la défense de leur dignité et de la réaffirmation de soi face aux épreuves qu’ils traversent. Parmi les éléments qu’ils mobilisent pour forcer le respect et éviter d’être confrontés à la honte, deux se retrouvent en interaction, tantôt en rapport de complémentarité, tantôt en rapport d’opposition : le travail et les pratiques de consommation.

45 En ce qui concerne les hommes, la baisse des anciennes sociabilités professionnelles, formelles et informelles, structurées par et à travers la mine est manifeste ; à cela s’ajoutent un entrecoupement des lieux traditionnels de sociabilité masculins et féminins et un repli progressif sur l’espace domestique (voir l’étude sur les chômeurs du nord de la France, SCHWARTZ, 1990). Les mineurs se retrouvent, de plus en plus, pris

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dans des logiques de différenciation où le critère du travail s’efface devant les pratiques de consommation. Sous l’effet des disponibilizări et de l’affaiblissement du statut social du mineur, ils se voient moins armés symboliquement pour défendre leur respectabilité sur la base du travail et sont souvent confrontés à des injonctions d’ordre matériel pour prouver leur valeur sociale. Celles-ci se traduisent notamment par les crédits à la banque et à la Caisse d’entraide réciproque (institution financière non-bancaire) que la grande majorité des mineurs de l’immeuble ont contractés pour pouvoir faire des travaux dans leurs appartements et acquérir des signes extérieurs de richesse. Le travail à la mine n’est pas seul garant de respectabilité, comme l’affirme par exemple, Marcel, mineur et ancien camarade de Gigi, après un conflit déclenché entre deux hommes dans la cour de l’immeuble : « On est arrivé à se bagarrer comme les femmes ! Il n’y avait pas de ces choses avant, se manquer de respect entre nous comme ça et dire à un autre mineur qu’il n’a pas ceci, qu’il n’a pas cela, que sa maison est un trou et ainsi de suite. Moi aussi je rame pour payer les dettes, pour montrer que je ne suis pas plus bas que les autres, je pense que j’exploserais si je me prenais des mots comme ça dans la gueule. » (33 ans, mineur, janvier 2007.)

Mise au travail des femmes de mineurs et consommation distinctive

46 Les pratiques de consommations captent toute l’attention des femmes et deviennent des critères ordinaires de distinction des ménages. Les conversations quotidiennes font apparaître la compétition continue dans ce domaine, que ce soit par rapport à la nourriture, à la marque des cigarettes, aux habits ou à l’aspect et à la décoration des appartements. Avant 1997, la plupart des femmes de l’immeuble étaient femmes au foyer, avec des expériences diverses, pendant leur jeunesse, d’ouvrières qualifiées ou non qualifiées. Les premières restructurations ont contraint les conjointes des disponibilizaţi à chercher du travail, les options à l’époque étant, cependant, très limitées : collecte de fruits des bois et de champignons, travail domestique ou agricole payé à la journée chez les momârlani (surtout durant les périodes de fauchage du foin), contrats à durée déterminée (CDD) précaires pour la municipalité (travaux de salubrité publique, de nettoyage et d’entretien des cours d’eau, etc.), ou travail informel et faiblement rémunéré dans les nouvelles entreprises d’habillement et de confection de chaussures où elles sont soumises au pouvoir arbitraire des employeurs. Les années 2000 connaissent une légère hausse du nombre d’emplois occupés par des femmes que les conjointes des mineurs actifs et des mineurs retraités commencent également à investir : emplois de vendeuses ou d’ouvrières non qualifiées ou peu qualifiées dans l’habillement et la petite industrie alimentaire, situés dans la Vallée et parfois dans des petites villes limitrophes. Toujours précaires et peu rémunérés, ils apportent cependant un revenu essentiel pour boucler les fins de mois, d’autant que les crédits à la consommation pèsent sur les salaires des hommes.

47 À certains égards, la centralité du souci consumériste dans les rapports sociaux évoqués ci-dessus conforte la thèse d’une attention croissante portée au confort matériel au détriment d’une valorisation par le travail et s’inscrit dans un processus global caractéristique des sociétés postsocialistes (KIDECKEL, 2008). Cependant, il convient de noter que la « compétition médiocre », comme dirait Daniel MILLER (2001), pour l’acquisition de signes de prestige social est portée, pendant des années, par des individus et ménages aux ressources sociales et économiques comparables, qui, selon

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les contextes, trouvent dans le statut du mineur ou dans la nouvelle condition ouvrière des femmes, un rempart subjectif contre les failles de respectabilité. Elle maintient, en outre, dans une étroite interdépendance ce milieu d’interconnaissance. Durant ces dernières années, ce « champ de concurrence communautaire » (WEBER, 1989) semble être mis à l’épreuve sous l’influence des migrations de travail à l’étranger. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre le regard que porte l’épouse de Marcel sur l’une des femmes de l’immeuble, compagne d’un collègue de travail de son mari qui, depuis cinq ans, enchaîne des contrats saisonniers dans le secteur agricole en Allemagne et rapporte ainsi des salaires plus élevés que les mineurs : « C’est une dame, maintenant, elle ne nous connaît plus. Dieu nous garde, on n’arrive plus à sa cheville depuis qu’elle est partie. Quand tu l’entends parler ! Personne n’a, tu vois, un appartement comme le sien. » (Épouse de Marcel, juillet 2012.)

48 En revenant sur l’histoire des restructurations des mines de la Vallée du Jiu, cet article a eu pour ambition d’examiner les métamorphoses du groupe des mineurs à la fois dans une perspective diachronique et en variant les échelles d’analyse. Il a cherché à combler un écart relativement courant « entre les descriptions des ouvriers faites en termes de prolétariat occasionnellement conscient, actif et engagé dans l’action industrielle et la figure d’une classe de marginaux et de dépossédés en souffrance, vivant passivement la dissolution de leurs moyens d’existence et de leur identité collective » (STENNING, 2005, p. 989). Ce travail a permis de sonder les facteurs qui ont contribué à la division et à l’affaiblissement du groupe des mineurs, ainsi que les ressorts de sa continuité. D’abord, en s’intéressant tout particulièrement à la morphologie du groupe, il montre que sa déstructuration, devenue manifeste à la suite du déclenchement des restructurations, était, dans une certaine mesure, en germe dans ce que l’on pourrait appeler les contradictions du processus de formation de la classe ouvrière en Roumanie. Protégés, depuis la chute du régime socialiste, par un syndicat très influent, les mineurs se retrouvent néanmoins totalement vulnérables et désorganisés face aux premières restructurations de 1997 et choisissent de quitter massivement le travail à la mine, dévoilant ainsi des rapports différenciés d’attachement au monde minier. Alors que le poids de l’héritage du socialisme d’État a été invoqué notamment, dans la littérature sociologique, en tant que variable explicative de la faiblesse du mouvement ouvrier à l’Est (CROWLEY, 2004 ; OST, 2009), cette étude donne à voir les répercussions de cet héritage sur les formes d’enracinement des ouvriers dans le milieu minier. Ensuite, en suivant les restructurations au fil des années sous l’angle double de leur configuration sociopolitique et de leur vécu subjectif, cet article révèle les manières dont les mesures de réduction des effectifs participent à la sélection de la main-d’œuvre et expose ainsi les sens différents que revêt le dicton local « la mine trie ses hommes, il n’y a que les plus forts qui y sont restés ».

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ANNEXES

Graphique 1 : Les effectifs de la CNH, 1980-2009 (moyennes annuelles)

Source: CNH.

Travail et Emploi, 137 | janvier-mars 2014 214

Graphique 2 : La part des départs collectifs dans les effectifs* de la CNH (1997-2011)

Source: CNH. * Y compris les effectifs de deux mines de la région de Banat (Anina et Ţebea), qui comptaient ensemble en 1997 environ 4 300 salariés.

NOTES

1. Cf. « Les mineurs oubliés de la Vallée des larmes » (Die Tageszeitung, 13 janvier 2012, en version française sur PressEurope) ou « La vallée minière du Jiu, une catastrophe économique et humaine » (Romania Libera, 25 février 2012, en version française dans Courrier international). 2. Sources : Institut national de statistique (http://statistici.insse.ro/shop/ ; Annuaire statistique de la Roumanie, 2008 et 2011), SURUBARU (2007). 3. Pour la Pologne, voir par exemple BAFOIL (1996) ou DUNN (2004). 4. À l’exception d’une thèse en cours à l’université de l’Illinois, il n’existe pas de véritable étude d’histoire sociale ou économique traitant de l’évolution du bassin après 1940. 5. Il se trouve dans la dépression de Petroşani dans les Carpates méridionales et s’étale le long des deux affluents est et ouest du Jiu, sur les rives desquels se sont développées six villes avec les mines afférentes. 6. Sources : CNH, BARON (1998), MURGESCU (2010). 7. Sources : CNH et Archives départementales Hunedoara, Direction régionale de la statistique 1948-1991, Inv. 904, Dossier 35/1990. 8. D’après les archives de la CNH, on constate que, pendant toute la durée du régime, le volume des flux de main-d’œuvre sur vingt-quatre mois était généralement deux fois plus important que la moyenne des effectifs des mines sur ces mêmes vingt-quatre mois. 9. Par exemple, les directeurs des entreprises issues de la privatisation des anciennes usines de réparation et de production d’équipement minier du CMVJ ont fait l’objet, durant les années 1990 et 2000, de plusieurs enquêtes pour fraude fiscale. Ces managers sont par ailleurs accusés par les ouvriers d’avoir dérobé les fonds des entreprises et d’avoir tiré profit des contrats signés avec la RAH puis la CNH en leur nom propre. En outre, il est établi que le rétrécissement de l’activité industrielle a aussi permis un autre type de profit résultant de la revente informelle des outils et structures métalliques auprès des nombreuses entreprises de collecte de ferraille qui ont émergé dans la Vallée.

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10. Source : archives CNH. 11. Je remercie Ancla Glonţ d’avoir attiré mon attention sur cet épisode peu connu qui est, par exemple, évoqué dans les mémoires de Dominic Stanca (1935). 12. Voir, par exemple, « Une lettre angoissée de 22 mineurs roumains », Libération, 12 octobre 1977, p. 16. 13. Pour un aperçu des controverses associées aux mineriades, se référer à RUS (2009). 14. Les contestataires opposés au président et au gouvernement, rassemblés depuis plusieurs semaines dans une manifestation-marathon pacifique sur la place de l’Université, se trouvent à cette occasion réprimés avec brutalité. Le bilan officiel dénombre 6 morts, plus de 550 blessés et 1 000 arrestations. 15. Notamment l’augmentation des salaires et de différentes indemnités, la diminution du temps de travail de 48 heures à 40 heures par semaine (plus tard, à 30 heures par semaine), et la baisse de l’âge de la retraite à 45 ans pour 20 ans de travail au fond de la mine. 16. Figure des plus controversées, il se fait remarquer lors des négociations avec le gouvernement en mars 1990 et devient quelques jours après leader des mineurs. Il est arrêté en 1997 pour sa participation à la mineriada de juin 1990 et à celle de septembre 1991, qui débouche sur la démission du gouvernement. Il sort de prison en 1998 puis, accusé d’« instigation à la sape du pouvoir d’État » pour ces mêmes événements de 1991, est de nouveau incarcéré en février 1999. Ses liens avec Ion Iliescu ont toujours été sujet à débat. Gracié par celui-ci à la fin de son troisième mandat présidentiel (2000-2004), il retourne en prison quelques jours plus tard pour être libéré définitivement en décembre 2007. 17. Précisément une coalition entre, d’une part, la Convention démocrate roumaine (CDR), structurée autour des libéraux, des chrétiens-démocrates et de différentes associations civiques et, d’autre part, l’Union sociale-démocrate (USD). 18. Il convient de préciser que les extraits d’entretien ont été traduits par l’auteure et que tous les noms des mines et de personnes citées sont fictifs. 19. Deux importantes limites à nos affirmations tiennent à la grande mobilité des personnes dans les mines et à la nature fragmentaire des données statistiques existantes. 20. Qui déterminent les tâches qui doivent être accomplies et établissent des normes de travail. 21. Archives départementales Hunedoara, Direction régionale de statistique Hunedoara-Deva, Dossier 3/1959. 22. Le volume total des salariés gérés par la CNH entre 1990 et 1996, en tenant compte des flux de main-d’œuvre, est deux fois plus important que la moyenne des effectifs en 1989, soit environ 110 000 personnes. 23. Quelques données quantitatives, aussi imprécises qu’elles soient, éclairent ce point. Sur un échantillon non représentatif de 1 024 chômeurs enregistrés en 2001, Irinel STEGAR (2007, pp. 95-96) recense les raisons pour lesquelles les travailleurs souhaitent quitter la mine : alors que 12 % des enquêtés invoquent comme motif principal leur état de santé, les autres mettent en avant la crainte des prochaines restructurations (32 %), le désir de quitter la Vallée (10 %), l’envie de partir à l’étranger, la peur des accidents, les conditions de travail et salariales, etc. 24. L’analyse reprend et développe une idée de typologie proposée au début de nos recherches (MIHAILESCU, GRECU, 2001). 25. Seulement 12 % et 14 % des momîrlani qui travaillaient dans les deux mines de Zarea et Lumina sont partis. Les taux relatifs sont très nettement plus élevés parmi les salariés allochtones, originaires des départements de l’Olténie (37 % et 41 %) ou de la Moldavie (53 % et 52 %), que nous retrouvons surtout parmi les catégories des deux dernières figures de la typologie. 26. Le taux de chômage s’élève à 38 % pour les actifs âgés de moins de 30 ans (cf. « The Jiu Valley region : multi-dimensional assement », Rapport de la Banque mondiale, mars 2004). 27. Au recensement de 2011, le bassin compte 114 665 habitants.

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28. Le taux d’inflation passe de 56,9 % en décembre 1996, à 151,4 % en décembre 1997, pour redescendre l’année suivante à 40,6 %. Il se maintient au-dessus de 30 % jusqu’en 2001. Source : OCDE (2002), OECD Economic surveys : Romania 2002, OECD Publishing. 29. Créée en décembre 1997 par un ancien délégué syndical qui avait quitté le travail à la mine deux mois auparavant, l’association fait office de porte-parole des disponibilizaţi et présente au gouvernement une liste de revendications. Y figurent des initiatives d’ordre législatif pour faciliter la reconversion des disponibilizaţi en petits entrepreneurs, le maintien de certains droits miniers durant la période d’attribution des allocations de chômage (un repas chaud par jour ou l’équivalent monétaire, les primes accordées lors des fêtes de Noël et des réductions sur les tarifs d’électricité), une communication régulière avec les décideurs politiques et l’accès transparent aux informations les concernant, la retraite pour limite d’âge pour tous ceux qui remplissent les conditions à partir du 1er janvier 1998, ou encore l’accès prioritaire à l’embauche dans des entreprises locales et à des contrats de travail à l’étranger. L’association dispose durant environ dix-huit mois d’un bureau dans les locaux de la LSMVJ. Elle est ensuite obligée de déménager dans l’enceinte de la mairie de Petroşani et se retrouve peu après sans local. Elle est touchée par un manque chronique de moyens financiers et, en janvier 2000, son président et son vice- président se déclarent « déçus » et « vaincus ». D’après un procès-verbal signé en septembre 2004, l’association est reprise, après plusieurs années d’inactivité, par un ancien adjoint syndical de Miron Cozma qui disparaît avec les papiers et s’installe (selon les rumeurs) à l’étranger. 30. Un ouvrier qui a travaillé vingt ans au fond de la mine et qui est âgé de 44 ans peut bénéficier des primes de départ et des allocations de chômage, pendant douze mois, et demander ensuite la retraite. 31. Les estimations du taux de syndicalisation données par les leaders syndicaux varient : il se situerait « entre 80 et 90 % », selon un des leaders, ou « au-dessus de 90 % », d’après un autre. 32. Source : INS (http://statistici.insse.ro/shop/). 33. Source : CNH. Il convient de rappeler que le « mineur » est l’ouvrier le mieux payé de la mine.

RÉSUMÉS

« Nous avons démarré la restructuration du secteur minier et obtenu en quelques mois ce que d’autres pays ont réalisé en plusieurs dizaines d’années. » Ces mots, prononcés par le chef du gouvernement roumain en décembre 1997, évaluent quantitativement le succès des départs volontaires avec incitation financière qui se sont soldés, dans le cas du bassin de la Vallée du Jiu, par une réduction des effectifs des mines de 39 % en moins de trois mois. L’article revient sur cet événement et le resitue dans l’histoire longue des restructurations qui se sont succédé jusqu’en 2013. Il dégage des pistes d’interprétation, avec des variations d’échelle et une perspective longitudinale, pour expliquer pourquoi les mineurs ont accepté les plans de départs collectifs et comment cela a affecté, objectivement comme subjectivement, le groupe social que composent les mineurs. L’objectif de l’article est ainsi double : il s’engage dans le débat sur la part de l’« héritage » du socialisme d’État dans les transformations qu’a subies la condition ouvrière après 1989 et analyse les recompositions identitaires du groupe des mineurs sous l’angle de l’évolution de ses rapports au travail.

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“We started the restructuring of the mining sector and have accomplished within a few months what took several decades for other countries to complete.” These words, pronounced by the Romanian prime minister in December 1997, evaluate quantitatively the success of buy-outs which led, in less than three months, to a reduction of 39 % of the workforce in the Jiu Valley mining industry. This article analyzes this event by placing it in the context of the following buy- outs until 2013. It offers new interpretations, combining various levels of analysis and a longitudinal perspective, in order to explain the miners’ consent to voluntary redundancies and the way restructuring affected, objectively and subjectively, the miners’ social group. The aim of this paper is twofold. On the one hand, it elaborates on the importance of the legacy of state socialism in the transformations of labor after 1989. On the other hand, it examines ongoing identity transformations in relation to the meanings and values attached to work.

INDEX

Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers; seniority issues), L71 - Mining; Extraction; and Refining: Hydrocarbon Fuels Keywords : coal mine, working class, postsocialism, restructuring, voluntary redundancies, sense of belonging, dislocation, work value, Romania Mots-clés : mine de charbon, classe ouvrière, postsocialisme, restructurations, départs volontaires, appartenance, déracinement, valeur du travail, Roumanie

AUTEUR

MARIA VOICHIŢA GRECU École des hautes études en sciences sociales, Centre Maurice-Halbwachs, Équipe Enquêtes, terrains, théories (ETT) / École nationale des sciences politiques et administratives, Bucarest ; [email protected]

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Notes de lecture

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Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2013

Bernard Gazier

RÉFÉRENCE

Catherine Spieser (dir.), L’emploi en temps de crise. Trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique, Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2013, 265 p.

1 Les onze contributions de cet ouvrage collectif dirigé par Catherine Spieser ont été écrites par des chercheurs du Centre d’études de l’emploi (CEE). Combinant analyses statistiques et enquêtes qualitatives, articulant des points de vue économique, sociologique, juridique et de sciences politiques, le livre présente un tableau très riche de la crise de l’emploi en France et en Europe et des réactions et politiques qu’elle a suscitées. Compte tenu des délais de production et de mise à disposition des données, la période couverte va le plus souvent jusqu’en 2010, mais s’étend parfois jusqu’en 2012.

2 Le recueil est composé de trois parties, précédées d’une préface par Jean-Louis Dayan, directeur du CEE, et d’une introduction par Catherine Spieser. La première partie, intitulée « L’état de la crise », propose deux analyses statistiques, l’une consacrée aux trajectoires d’emploi en France (Véronique Simonnet, Danièle Trancart et Élisabeth Danzin) et l’autre à l’évolution de la qualité du travail en Europe (Thomas Amossé et Ekaterina Kalugina). Elles encadrent deux contributions plus focalisées, l’une effectuant une comparaison entre l’Allemagne et la France à propos du chômage des femmes et des hommes (Anne Eydoux), et l’autre consacrée aux attitudes des jeunes en formation

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se destinant au secteur bancaire (François Sarfati et Nadège Vezinat). La seconde partie, « La bataille de l’emploi », rassemble trois textes dont les deux premiers étudient en détail deux expériences de restructurations industrielles, emblématiques l’une d’un contre-exemple (Molex, analyse d’Anne Bory et Alexandra Oeser) et l’autre d’une réussite au moins provisoire (Bosch Vénissieux, analyse d’Annette Jobert et Marie Meixner). Le dernier texte, signé par Catherine Spieser, reprend la comparaison France-Allemagne et s’intéresse à la manière dont les ajustements de l’emploi ont été négociés (ou non) dans ces deux pays. La dernière partie, « Action publique et instruments de gestion de la crise », s’ouvre sur deux analyses du chômage partiel en France (Oana Calavrezo et Richard Duhautois), puis en France et en Italie (Raphaël Dalmasso). La perspective comparative internationale s’étend à l’Europe, voire à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), dans la contribution de Christine Erhel et Charlotte Levionnois qui examinent les transformations des politiques de l’emploi durant les premières années de la crise. Le dernier texte propose un autre type de prise de recul, temporel cette fois : il examine, dans le cas de la France, et d’un point de vue juridique et sociologique, les transformations qui ont affecté sur quarante ans les réformes du contrat de travail et ses modalités de rupture (Raphaël Dalmasso, Bernard Gomel et Évelyne Serverin).

3 Quand on évoque une crise de l’ampleur de celle qui a commencé en 2007, le premier réflexe est de supposer une dégradation forte et généralisée de la situation économique de tous les acteurs, conduisant à des réactions de relance et de solidarité. Le principal apport de ce livre est de mettre en évidence des phénomènes bien plus complexes et différenciés, et souvent pris dans des tendances beaucoup plus longues, en ce qui concerne l’emploi en France et en Europe.

4 Les résultats inattendus sont nombreux, et présents dans chaque partie, voire dans chaque contribution. En voici quelques-uns : l’égalité ironique des taux de chômage des femmes et des hommes, qui découle du fait que c’est d’abord l’emploi masculin qui souffre ; l’amélioration paradoxale de la qualité de l’emploi en Europe au début de la crise, principalement parce que ce sont les emplois les plus précaires qui sont d’abord détruits ; les difficultés des reconversions professionnelles durant la crise, qui renvoient à des processus bien plus anciens que celle-ci ; les effets ambigus du chômage partiel qui, certes, protège les salariés mais qui contribue souvent, dans un second temps, à aménager des licenciements simplement différés ; les inflexions des politiques publiques de l’emploi qui, modestes et temporaires, ne modifient pas une tendance à la flexibilisation déjà bien amorcée. Le livre montre ainsi qu’au-delà des chocs financiers, des reculs et stagnations économiques, la crise est un processus de différenciation souvent violent et assez opaque, qui agit comme un révélateur, de forces aussi bien que de faiblesses auparavant établies, et parfois comme un accélérateur de décompositions ou de réformes.

5 Ce tableau, finalement très sombre, n’est du reste pas complet en dépit de sa richesse : il y manque, par exemple, une analyse des emplois précaires, notamment du dérapage des contrats à durée déterminée (CDD) en France : de 70 % des entrées en emploi en 2007, ces derniers en ont représenté 80 % en 2009, sans que le taux baisse depuis, la plupart étant de très courte durée. D’autre part, il aurait été possible et utile de « cadrer » sur le plan macroéconomique l’évolution divergente des produits intérieurs bruts (PIB) des pays de la zone euro, afin de situer les transformations du marché du travail au sein des déterminants de la croissance et de la stagnation.

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6 Par construction, le livre rencontre deux limites. La première est qu’il ne peut considérer que la première partie de la crise, et ne peut donc apprécier les séquences qui, on l’espère dans un futur pas trop éloigné, devraient permettre de voir le redémarrage de la croissance, qu’elle demeure ralentie ou non. D’autre part, il interroge les faits et les politiques beaucoup plus qu’il ne suggère de pistes de sortie ou même de gestion de l’emploi dans la crise. Dans la mesure où les contributions associent des économistes de tendances diverses, la tendance dominante qui se dégage du recueil est celle d’une critique des espoirs mis dans les stratégies et comportements de flexibilisation, sans toutefois qu’une voie alternative soit vraiment esquissée au-delà d’un éloge des pratiques de négociations collectives lorsqu’elles permettent de sécuriser l’emploi au prix de flexibilisations en interne.

7 Il s’agit ainsi d’un ouvrage maïeutique, renvoyant le lecteur à ses propres certitudes ou incertitudes, mais à partir d’une base remarquable d’informations et d’analyses. Échantillon exemplaire de ce que produit le Centre d’études de l’emploi, le livre est une contribution de première main et de premier ordre à un véritable débat sur l’emploi qui peine à s’instaurer en France.

AUTEURS

BERNARD GAZIER Université Paris-1

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Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Recherche, santé, social », 2013

Sylvie Célérier

RÉFÉRENCE

Anne-Chantal Hardy, Travailler à guérir : sociologie de l’objet du travail médical, Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Recherche, santé, social », 2013, 301 p.

1 Le livre d’Anne-Chantal Hardy nous invite à la réflexion sur des objets dont on pensait tout connaître. À la question : « que font les médecins ? », chacun répond en effet que ces professionnels guérissent ou tentent de guérir les personnes venues les consulter sur les problèmes de santé qu’elles rencontrent. Si l’on se méfie de cette expérience immédiate, les sciences humaines offrent quelques rayonnages de références essentielles où la profession médicale miroite de multiples facettes que les chercheurs ont minutieusement explorées au cours des cinquante dernières années. L’autonomie professionnelle des médecins, cette capacité à s’auto-instituer et à contrôler sa propre activité, est un des ressorts de ce large intérêt qui explique aussi le statut d’archétype régulièrement conféré à la profession médicale par les analystes des professions. Bref, on sait bien des choses sur les médecins, leurs pratiques ainsi que sur leurs patients que nous sommes tous à un moment ou l’autre de notre vie.

2 Anne-Chantal Hardy parvient cependant à rafraîchir notre regard sur cet univers si émotionnellement et conceptuellement peuplé. Elle y emploie un riche matériau empirique accumulé au cours de son expérience de recherche sur les mondes de la médecine, sur la formation professionnelle, les métiers de la coiffure ou la professionnalisation de la marine nationale. La sociologie que défend l’auteure ne

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s’enferme pas en effet dans les frontières du social et, ce qui s’observe ici, doit profiter de ce qui a été compris ailleurs. Au-delà de cette solide assise empirique, Anne-Chantal Hardy emprunte une voie originale pour entrer dans la profession. Elle y combine trois grands principes, rarement rassemblés, qui innervent l’ensemble de l’ouvrage en lui donnant la forme d’un développement plutôt qu’une distribution rigide entre les quatre parties qui le composent. Parties qui se font donc mutuellement écho.

3 Premier principe : une profession ne se comprend vraiment qu’en élucidant l’activité concrète de ses membres et ce qui fait sens pour eux. Ce principe, Anne-Chantal Hardy le traduit en une interrogation sur l’objet du travail médical qu’elle place au cœur de son ouvrage, dans une troisième partie qu’il faut comprendre comme un nœud dans le raisonnement. En amont, les deux premières parties ont exploré ce qui rend socialement possible, nécessaire et reproductible cet objet de travail et, en aval, la quatrième partie suit l’impact de cet objet pour ceux auxquels il s’applique, c’est-à-dire les patients.

4 La formation de l’objet médical (parties 1 et 2) est renvoyée à quelques moments clefs de l’institutionnalisation et de la transformation du groupe professionnel au cours de la première moitié du XXe siècle en France. Chaque fois, l’auteure y découvre une complexité de relations et d’enjeux qui dépasse la lutte pour la reconnaissance et pour l’autonomie que les analystes des professions privilégient dans leur compréhension de la dynamique des groupes qu’ils étudient. Il faut, nous dit Anne-Chantal Hardy, élargir ce cadre et y intégrer la variété et la complexité des relations que la profession entretient avec les acteurs institutionnels qui participent de sa (re)production sociale. Elle décrit ainsi des rapports de délégation ou d’allégeance aux pouvoirs publics avec lesquels les segments dominants de la profession collaborent pour maintenir leur position et orienter le cours et le sens de l’activité médicale. La réforme de l’internat de médecine en 1982 qui bouleverse les règles de sélection et d’affectation aux différentes spécialités en donne un exemple très convaincant. L’auteure pointe également les rapports de contrôle, voire de contrainte, qu’exerce l’assureur public, qui structurent l’activité quotidienne des médecins et fixent leurs rémunérations. Rapports de dépendance, pourrait-on ajouter, à la recherche biomédicale, domaine des laboratoires, qui échappe à la médecine praticienne, mais qui en oriente toutes les pratiques. Anne- Chantal Hardy finit de nous convaincre de la (re)production sociale de la médecine en rappelant que son renouvellement enrôle aujourd’hui de plus en plus de femmes qui la transforment de l’intérieur par les valeurs qu’elles promeuvent, bien différentes de celles qui animaient les générations antérieures dominées par les hommes, notamment par leur moindre attrait pour l’exercice libéral.

5 L’activité des médecins est donc une activité déléguée, orientée, prescrite par des intérêts variés qui échappent aux professionnels et auxquels leur profession s’ajuste constamment, voire se soumet. Cette activité est ainsi pluridimensionnelle et déborde le cadre ordinaire de la rencontre des professionnels et de leurs patients que les médecins aiment à penser sur le mode du « colloque singulier » auquel ils sont chèrement attachés. Ce « colloque » est infiniment plus socialisé qu’il n’y paraît. Dans la quiétude du cabinet, quantité d’acteurs ou d’intérêts interviennent qui, pour être imperceptibles dans l’expérience immédiate, n’en sont pas moins agissants. Ce qui prévaut et guide l’action de ces professionnels ne se décide donc pas (seulement) à hauteur de leur compétence ou de leur probité – que l’auteure ne met nullement en cause –, mais dans les mouvements complexes des logiques économiques, sociales et

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politiques qui traversent et remodèlent constamment leur profession. L’objet du travail médical perd donc de son évidence, devient instable, mouvant, et Anne-Chantal Hardy nous invite à en poursuivre l’examen du point de vue de la guérison, objectif affiché de la profession et espoir des profanes qui recourent aux services qu’elle propose.

6 L’exploration de ce versant de l’activité médicale conduit à des constats troublants. L’objectif de guérison qui lie les deux parties en présence se traduit dans les faits par une mise à mal – « pour le bien des malades » – du corps sur lequel le professionnel agit. Les étudiants en font l’amère expérience à l’occasion du stage de deuxième année qui organise souvent leurs premiers contacts avec les corps souffrants. Cette violence des soins est patente dans les traitements des cancers dont Anne-Chantal Hardy saisit les enjeux dans le face-à-face des oncologues et des parents d’enfants atteints ; parents, plus ou moins convaincus par la nécessité de la dureté des protocoles et parents différemment traités, eux aussi, selon les dispositions sociales que les médecins croient détecter en eux. Les hiérarchies du social restent ici particulièrement actives et dessinent des itinéraires de soin bien différents selon les familles. Au fil de la réflexion, la notion de guérison se fait, elle aussi, plus incertaine jusqu’à déboucher sur une inquiétante béance entre ce que les professionnels tiennent pour guérison et ce que les malades expérimentent dans leur propre corps. Déclarés « guéris », ils sont aussi, souvent, définitivement « mutilés ».

7 L’auteure fait alors surgir deux interrogations majeures où s’entend l’influence des travaux sur la norme et la normalité de Georges Canguilhem et de Michel Foucault son élève. Elle souligne d’abord combien les « actes » de soin restent à la seule discrétion des experts qui en conservent jalousement (et obscurément) le contrôle, éthiquement abrités par une finalité de guérison dont on ne sait finalement pas grand-chose. L’auteure montre par ailleurs la puissance performative du décret de guérison que profèrent ces experts : être « guéri » ou « en rémission » équivaut en effet à se voir déclarer actif, disponible pour la production, quelle que soit l’ampleur des séquelles ou des empreintes que les « traitements » ont laissées sur les corps. Être « guéri » suppose encore que les obligations, morales aussi bien qu’économiques, de la communauté sont levées. L’opacité qui entoure les pratiques de guérison participe ainsi du partage du normal et du pathologique, partage décisif pour le malade et pour l’ensemble des membres de la communauté ; soit une forme renouvelée de biopouvoir, plus diffuse que par le passé, mais non moins contraignante.

8 Deuxième principe : les médecins sont des travailleurs (à peu près) comme les autres. Pour comprendre leurs situations de travail, Anne-Chantal Hardy engage une approche classique de sociologie du travail écartant l’hypothèse fragile d’une irréductible spécificité de ces professionnels sur laquelle débutent la plupart des travaux sur les professions. Elle s’intéresse donc à la formation des médecins, leur sélection et, plus largement, aux conditions de reproduction de leur groupe. Elle en obtient plusieurs résultats intéressants. Elle note d’abord le paradoxe d’un mode de recrutement proche de celui des grands corps de l’État, mais qui, pour l’essentiel, alimente des emplois indépendants. On voit aussi la constance des sélections sociales qui privilégient les enfants des catégories supérieures et des familles de médecins ; inégalités qui persistent dans le renouvellement plus féminin de la profession.

9 L’intérêt pour les modalités de recrutement amène l’auteure à s’interroger sur le rôle qu’y prend l’université qui paraît, là encore, bien paradoxal. L’institution détient le monopole des diplômes, mais semble ne rien transmettre à ses étudiants,

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particulièrement lors de leurs deux concours, quand ils auraient le plus grand besoin de cette transmission. Symétriquement, elle réussit pleinement à leur apprendre à se passer d’elle et à composer par eux-mêmes les ressources qui leur sont nécessaires ; soit un apprentissage de l’autonomie forcé et coûteux pour les individus. De la formation initiale des médecins, on retient aussi la singularité de leur processus de socialisation qui enchaîne brutalement des phases de fragmentation intense du groupe par le jeu agonistique des rivalités induit par les concours et des phases de rassemblement tout aussi intenses pour ceux qui ont franchi les épreuves.

10 Considérer la médecine comme un espace de travail ordinaire oblige enfin à interroger la nature de sa contribution au processus productif. L’auteure lie cette contribution à la naissance et à l’extension des assurances sociales après la seconde guerre mondiale qui changent radicalement les conditions d’exercice de la médecine en France. Le nombre de médecins explose à cette occasion et les assurances prennent une part décisive dans leur rémunération. Qu’ils soient ou non favorables à cette évolution – Anne-Chantal Hardy rappelle en effet la vivacité des débats qui opposèrent les tenants d’une médecine libérale et ceux qui défendaient une médecine plus sociale –, tous ont pris une part active dans la production et le contrôle des corps de travailleurs que réclamait (et réclame encore) le système productif. Anne-Chantal Hardy reprend ici la puissante intuition de Talcott Parsons1 quant au rôle de la médecine dans le contrôle de la déviance que constitue la maladie. Les médecins du travail ne sont donc pas seuls engagés dans les rapports entre la santé et le travail, la médecine, au sens large, y contribue tout autant, même si son activité se tient apparemment loin des institutions de travail.

11 Dernier principe que propose l’auteure : les phénomènes ne sont jamais réductibles à une dimension unique et ils doivent leur dynamisme aux multiples traits qui constamment les traversent. S’attachant à la médecine, Anne-Chantal Hardy fait effort pour en dérouler les composantes, suivant chacune dans sa profondeur historique, sous des angles variés et depuis d’autres champs disciplinaires que la sociologie, notamment le droit. D’où son goût pour les paradoxes et les contradictions qui sont signe, pour elle, que quelque chose de décisif se tient en coulisse de la scène qu’elle observe qu’il faut impérativement saisir pour en restituer le sens. Ces paradoxes, contradictions et autres discordances contribuent à raviver ainsi notre curiosité sur des objets que les théories ont parfois excessivement figés.

12 Certains regretteront peut-être que cette méthode ne livre ni synthèse définitive ni nouveau schéma explicatif de la profession médicale. Les traces encore perceptibles de l’exercice académique d’habilitation à diriger des recherches qui est à l’origine de l’ouvrage participent peut-être aussi d’un léger désarroi du lecteur devant la multiplicité des fils tirés et entrecroisés dans l’ouvrage. On ne retient pour notre part qu’un étonnement devant l’absence de deux références qu’on pensait incontournables sur le sujet traité. Anne-Chantal Hardy reconnaît à plusieurs reprises sa dette envers Eliot Friedson et son remarquable travail sur la profession médicale2, mais elle ne cite ni le travail classique d’Haroun Jamous et Bertrand Peloille sur la reproduction des élites lors de la formation des médecins3 ni, surtout, les travaux d’Andrew Abbott4, hors une rapide citation en conclusion.

13 Or, ce dernier auteur – aujourd’hui largement mobilisé dans les travaux sur les professions – accorde lui aussi une place prépondérante aux activités concrètes des professionnels qu’il tente également de rapporter à des espaces sociaux plus larges et

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plus variés que l’organisation professionnelle. La conflictualité dans chacun de ces espaces joue chez lui un rôle considérable et l’on pressent qu’Anne-Chantal Hardy serait portée à nuancer, voire à contester ce postulat, elle qui souligne les sujétions et les allégeances auxquelles la profession doit son institutionnalisation. De même, Abbott s’attache à l’abstraction des savoirs qu’il considère comme la « monnaie ultime de la concurrence entre les professions » dans tous les espaces où la profession s’institue. Anne-Chantal Hardy la comprendrait plutôt dans le cadre d’un apprentissage forcé d’une autonomie qui sera ensuite contrôlée à distance par différentes institutions régulatrices. Pour Abbott cependant, ces savoirs abstraits offrent aussi une solution à l’obsolescence régulière des professionnels au fil de leur carrière. N’est-ce pas là une proposition intéressante pour les praticiens du soin ? Bref, l’ouvrage d’Anne-Chantal Hardy fait espérer une suite, ce qui est bon signe.

14 Fermant l’ouvrage, on ne dispose donc pas d’une vision totalisante de la médecine, mais, certainement, d’une idée plus juste de cette profession. Son autonomie archétypale est vérifiée, mais uniquement pour la part de son activité qui la lie aux profanes, à ceux qui constituent sa matière et ses objets : les patients et leur corps. Pour les rapports avec les instances légitimantes, les sujétions et les allégeances fondées sur des coalitions de classes priment sur les luttes pour la reconnaissance. L’objet du travail médical, les notions de soin et de guérison ont perdu de leur évidence, mais on a compris l’urgence de s’y intéresser et d’éclairer, par le débat public, ce qui se fait aujourd’hui au nom de ce tourment qu’est, depuis le début de l’humanité, la guérison et qui nous concerne tous de si près.

NOTES

1. Parsons T. (1955), Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, chap. 3 : « Structure sociale et processus dynamique. Le cas de la pratique médicale moderne ». 2. Freidson E. (1984), La profession médicale, Paris, Payot (1re éd. 1970). 3. Jamous H., Peloille B. (1970), « Professions or self-perpetuated systems? Changes in the French university-hospital system », in Jackson J. A. (ed.), Professions and Professionalization, London, Cambridge University Press, pp. 109-152. 4. Abbott A. D. (1988), The system of professions: an essay on the division of expert labor, Chicago, University of Chicago Press, 452 p.

AUTEURS

SYLVIE CÉLÉRIER Centre d’études de l’emploi, Centre Pierre-Naville, Université d’Évry-val-d’Essonne

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Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012

Arnaud Mias

RÉFÉRENCE

Marc Loriol, La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers dans l’action publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012, 214 p.

1 Dans cet ouvrage issu de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Marc Loriol propose une réflexion de synthèse à partir des travaux qu’il a menés depuis vingt ans sur l’influence des milieux de travail dans la « construction du social ». Cette construction se manifeste notamment à travers la genèse d’entités cliniques en santé mentale et leur usage privilégié par certains salariés pour qualifier leur mal-être au travail. Elle fonde aussi la manière dont des fonctionnaires catégorisent les usagers qu’ils ont en face d’eux pour réaliser leur activité. Dans les deux cas, qui nourrissent les développements des chapitres 2 et 3 de l’ouvrage, Marc Loriol révèle un même travail de mise en forme de l’expérience des contraintes vécues dans l’activité et de la perception des situations de travail, qui soutient la gestion collective des difficultés rencontrées et tend à faire coïncider les pratiques quotidiennes avec les conceptions plus ou moins idéalisées que les individus se font de leur activité professionnelle.

2 En appui de ces développements, un premier chapitre trace « Les espaces du constructivisme » et revient sur les principales controverses que cette approche suscite. Marc Loriol montre clairement la distance qui sépare sa démarche du relativisme. Plutôt que d’affirmer que le monde, matériel comme social, n’existe qu’à travers les représentations que les individus s’en font, le constructivisme interroge les liens complexes, parce que circulaires, qu’entretiennent les deux ordres de réalité : si

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les faits objectifs contraignent les représentations et les connaissances qui s’y rapportent, le sens subjectif qui leur est attribué contribue à les altérer, à les transformer. Ce sens est le produit de processus collectifs, de schèmes, de façons de voir qui résultent eux-mêmes de constructions sociales passées, stabilisées voire cristallisées et qui agissent telles des institutions, contraignant les pensées, actions et interactions des individus. C’est ce caractère éminemment processuel et multiniveaux qui rend le social si complexe à appréhender, et qui justifie en même temps l’adoption d’une posture de recherche relevant d’un constructivisme modéré et pragmatique. Car pour Marc Loriol, l’enjeu est d’abord d’adopter la perspective méthodologique la plus efficace pour comprendre un monde social qui fonctionne comme un « ensemble de constructions sociales, plus ou moins achevées, plus ou moins abouties (donc plus ou moins contraignantes pour les individus) » (p. 34). Cela rend décisive la définition de l’objet de la recherche : dans cet ensemble inachevé et évolutif, que va-t-on considérer comme acquis ou stable, que l’on va donc se contenter d’appréhender comme un contexte contraignant ? Sur quel phénomène va-t-on concentrer l’analyse pour en retracer au contraire la genèse ? Cette définition de l’objet d’étude conduit à limiter la démarche à une des multiples perspectives constructivistes disponibles.

3 C’est ici que réside certainement l’un des apports fondamentaux de l’ouvrage de Marc Loriol à la théorie sociologique. Partant d’une « mosaïque » constructiviste, l’auteur circonscrit progressivement l’espace d’analyse à quatre perspectives : l’action collective à travers le « claim making process », l’élaboration d’une cause, d’un enjeu collectif qui sert de support aux mobilisations collectives ; la définition de la situation ; l’étiquetage et la catégorisation ; la carrière et la trajectoire. Cette typologie permet de souligner les articulations plutôt que l’opposition entre ces différentes approches constructivistes. Elle sert surtout à confirmer le pragmatisme de la méthodologie défendue : « suivant que la “construction” est plus ou moins le résultat d’un mouvement social conscient ou organisé ou le produit conflictuel de la confrontation de “définitions de la situation” divergentes, les analyses en termes de construction des problèmes publics ou de “définition de la situation” seront plus ou moins appropriées » (pp. 57-58). On perçoit d’ailleurs des articulations plus fortes entre certaines perspectives : « le moment clé de cette “carrière”, l’étiquetage, le diagnostic du patient comme buveur pathologique peut être l’objet d’une étude en soi. En fait, la carrière est jalonnée par des moments d’évaluation, de qualification de la personne » (p. 72). Cela étant, comme ces perspectives privilégient des méthodes d’enquête distinctes (corpus documentaire conséquent, entretiens, observation in situ ou récits de vie), un programme de recherche qui entendrait les embrasser toutes ensemble semble hors d’atteinte.

4 Le chapitre 2 articule, autour de la question des risques psychosociaux, deux de ces perspectives, la définition de la situation et le « claim making process ». Il s’agit d’abord de comprendre comment on produit du sens sur des situations de travail : « Les différents acteurs sociaux concernés par le mal-être au travail produisent, adaptent, transforment ou rejettent les différentes entités cliniques pour donner du sens à la situation à laquelle ils sont confrontés et qu’ils contribuent ainsi à faire évoluer » (p. 75). En sens inverse, Marc Loriol retrace également la genèse de différentes entités cliniques (syndrôme de fatigue chronique, stress, burn out), en portant une attention particulière au moment décisif où une nouvelle catégorie est ou non authentifiée, démontrée, justifiée, qui permet alors de proposer une nouvelle définition de la réalité.

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Selon les catégories, différentes tactiques de validation scientifique et sociale ont été employées, sur lesquelles l’auteur fait porter l’analyse.

5 Un même mouvement dialectique anime le troisième chapitre, consacré au travail relationnel développé par les agents publics en contact avec les « usagers » des politiques publiques (« street-level bureaucrats »). Marc Loriol montre que, pour exécuter leur travail de la façon la plus proche de la conception idéale qu’ils se font de leur activité, les salariés reconstruisent l’usager, le mettent en forme à partir de catégories de pensée qui fonctionnent comme des routines, orientent le « traitement » de la situation, restreignent le champ des activités professionnelles autorisées, des tâches légitimes, et se protègent ainsi de toute remise en cause de leur identité professionnelle. Deux groupes professionnels sont étudiés : les infirmières hospitalières et les policiers de voie publique, aux prises avec leurs « bons » malades et leurs « vrais clients »-délinquants. Les mécanismes de catégorisation des usagers, accomplis par ces « street-level bureaucrats », exercent un effet en retour sur les politiques publiques, influençant très directement leur mise en œuvre. Marc Loriol prolonge alors sa réflexion en analysant comment décideurs et praticiens ont fait des « jeunes » et des « vieux » des catégories à risque, cadrant le parcours et les expériences des personnes ainsi qualifiées. Là encore, la circularité de la construction du social se donne à voir, les réactions des usagers conduisant elles-mêmes à des ajustements, à des réorientations de ces politiques publiques. Elle se manifeste plus largement dans l’influence réciproque entre groupes professionnels et politiques publiques : si les premiers influencent la mise en œuvre et la conception des secondes, celles-ci façonnent en retour la morphologie et l’identité de ceux-là.

6 Dans cet ouvrage, Marc Loriol propose une construction théorique magistrale tout en étant très pédagogique dans son déploiement. Il réussit à rendre limpides des perspectives complexes et souvent audacieuses. Certes, certains passages paraissent plus stimulants, parce que plus originaux, que d’autres. Mais l’application du cadre analytique aux différents matériaux d’enquête traités est tout à fait convaincante et constitue un apport à la connaissance des métiers de la fonction publique. Au final, loin de tout subjectivisme, l’auteur rappelle la centralité des collectifs de travail dans l’activité professionnelle, collectifs qui viennent appuyer un jugement, une définition de la situation, une catégorisation ou un cadrage de l’interaction. Par extension, le rôle des syndicats dans cette construction du social est à plusieurs reprises souligné. Si ces collectifs sont si importants, c’est que les situations de travail se caractérisent par une profonde ambivalence. Le sens qui leur est donné, les façons de les vivre sont multiples et largement dépendantes de la définition intersubjective que les acteurs en donnent.

7 L’ouvrage représente une balise précieuse pour explorer avec recul et intelligibilité une « mosaïque constructiviste » qui peut donner l’impression de couvrir un territoire extrêmement large, voire dominant, des sciences sociales. D’où l’intérêt de la typologie qui propose des définitions limitées et pragmatiques – parce qu’inspirées d’une démarche de recherche empirique – des traditions constructivistes. Outre qu’il est dommage, vu l’ambition du propos, que plusieurs contributions évoquées dans ce tableau général aient été omises dans les références indiquées en bibliographie, on peut relever certains angles morts de l’impressionnante revue de littérature proposée. L’économie des conventions, et notamment la contribution d’Alain Desrosières, n’est ainsi pas située dans l’ensemble. Aucune référence n’est faite non plus à la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, alors même qu’est au cœur de cette

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approche l’idée d’une construction sociale contingente, résultat d’un travail collectif. Ce n’est pas un des moindres mérites de l’ouvrage que d’inciter ainsi son lecteur à reconsidérer le positionnement et les apports d’autres traditions et corpus théoriques à l’aune des perspectives stimulantes tracées par son auteur.

AUTEURS

ARNAUD MIAS Université de Rouen ; IDHES (UMR CNRS 8533, Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société)

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Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012

Anni Borzeix

RÉFÉRENCE

Christel Coton, Laurence Proteau (dir.), Les paradoxes de l’écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012, 260 p.

1 Les paradoxes de l’écriture est un ouvrage de sociologie des professions qui défriche, dans une perspective critique, un domaine empirique encore mal connu : celui des écrits professionnels utilisés dans les institutions d’encadrement. Une série d’excellentes monographies de métiers, richement documentées, servent une économie générale robuste. L’objet original choisi – la division sociale du travail d’écriture – illustre une thèse répandue : celle de la « montée en puissance de la logique gestionnaire » dans les administrations publiques. La cohérence de cette perspective confère au volume une unité indéniable et l’on « voit », cas après cas, comment les dispositifs d’évaluation, de contrôle, de traçabilité se multiplient, accroissant ainsi la standardisation, la formalisation et la rationalisation des procès de production et de travail. Si la thèse n’est pas entièrement nouvelle, le matériau l’est davantage. Il est passionnant. Mais la question que l’on peut se poser, celle qui permettrait de valider la thèse défendue – écrit-on plus ou autrement aujourd’hui qu’autrefois pour accomplir sa tâche quand on exerce le métier de policier, de magistrat, de greffier, de médecin et surtout, pour quoi faire ? – n’est pas vraiment traitée. Pourtant la réponse à la question va, semble-t-il, de soi, puisque les professionnels, eux, nous disent les auteurs, l’affirment et le déplorent.

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Faut-il s’en tenir à leur opinion et sinon, comment pourrait-on procéder ? Le parti pris dans ces textes est d’écouter parler les professionnels. Que disent-ils, que font-ils, que pensent-ils de ces écritures administratives en tout genre, peu analysées pour elles- mêmes par les chercheurs, et qui vont donc faire fonction de témoins à charge ?

2 L’ouvrage se divise en quatre grandes parties aux titres particulièrement suggestifs qui livrent d’emblée les clés de la lecture. La première, « L’écriture, un capital ambigu », décrit la conversion des officiers combattants en officiers rédacteurs (« Passer au fil de la plume », Christel Coton) et relève les ambivalences de l’écriture dans la division du travail policier (« Scribe ou scribouillard », Laurence Proteau). La seconde, intitulée « Standardisation de l’écriture et enjeux professionnels », passe en revue la rationalisation du travail policier (« Pratiques d’écriture, de tri et de traitement des plaintes », Élodie Lemaire), les transformations du métier de magistrat (« De la plume aristocratique à la plume gestionnaire », Christian Mouhanna) et celui des greffières (« Se distinguer dans un espace standardisé », Sabrina Nouiri-Mangold). Une troisième partie, « Scribes sous contrainte du droit », nous mène en prison, chez les gradés d’abord (Gaëtan Cliquennois) puis dans les unités de visite familiale (Élodie Janicaud et Camille Lancelevée), et enfin au cœur de l’assistance éducative à l’épreuve du droit des usagers (Coline Cardi et Fabien Deshayes). Avec la thématique choisie pour la quatrième partie, « Des écrits pour asseoir sa position », on croise des médecins face à la prescription (Claude Thiaudière), un substitut et son mandat de dépôt (Léonore Le Caisne) et des visiteurs de prison face à leurs rapports (Benjamin Pécoud).

3 Les coordonnateurs optent résolument pour une problématisation en termes de paradoxe : l’écriture, saisie comme un rapport social et une structure élémentaire des pratiques professionnelles, est toujours à la fois une contrainte et une ressource – pour l’activité, la mobilité, la carrière. Et si « tout se passe comme si » l’écriture était la « part d’ombre du travail, l’aspect honteux de la fonction » dans ces métiers emblématiques que sont la police, la justice et le pénitentiaire (qui servent ici de types idéaux) – métiers qui valorisent traditionnellement plutôt l’oral et l’action –, si elle peut même être une « source de discrédit symbolique », elle est aussi, aujourd’hui, une condition de la mobilité professionnelle. On le voit, cet ensemble de textes représente une contribution substantielle à la sociologie des professions administratives. Car ces écrits y font toujours l’objet d’une interprétation argumentée, tâche réservée ici au sociologue : écrits-supports, écrits-symptômes, écrits-signes, considérés moins pour eux-mêmes, pour ce qu’ils « font » ou font faire, dans une perspective pragmatiste, que pour ce qu’ils révèlent. Sur quoi ? Sur les évolutions en cours dans ces métiers, sur les logiques managériales qui accompagnent la modernisation des services de l’État, sur les nouvelles formes du capital scriptural, sur l’inflation des dispositifs d’évaluation et de contrôle, sur des garanties de transparence et du respect des droits des administrés. L’activité d’encadrement « en actes », ou à réaliser – ce qu’encadrer veut dire et implique, concrètement, aujourd’hui – par le truchement de ces pratiques écrites, n’est pas vraiment le sujet examiné dans cet ouvrage. On y voit bien, en revanche, l’usage stratégique fait des ressources écrites – par les institutions comme par les agents eux- mêmes – comme autant d’instruments de classement, de placement ou de domination qui accompagnent les transformations en cours.

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AUTEURS

ANNI BORZEIX École polytechnique, Centre de recherche en gestion

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Liste des rapporteurs en 2012 et 2013

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Liste des rapporteurs en 2012 et 2013

La revue Travail et emploi remercie les rapporteurs qui ont contribué à l’évaluation des projets d’article soumis en 2012 et 2013

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Sarah ABDELNOUR Philippe HAMMAN Emmanuel ABORD DE CHATILLON Matthieu HÉLY Élisabeth ALGAVA Odile HENRY Guillaume ALLÈGRE Sabina ISSEHNANE Anne-Marie ARBORIO Antoine JEAMMAUD Christelle AVRIL Gilles JEANNOT François BAFOIL Annette JOBERT Olivier BAGUELIN Nicolas JOUNIN Olivier BARRAT Nathalie LAPEYRE Luc BEHAGHEL Thomas LE BARBANCHON Daniel BENAMOUZIG Thomas LE BIANIC Mathieu BENSOUSSAN Sophie LE CORRE Céline BESSIÈRE François LEGENDRE Élodie BÉTHOUX Séverine LEMIÈRE Antoine BEVORT Nathalie LEROUX Émilie BILAND Dominique LHUILIER Sylvie BLASCO Danièle LINHART Pierre BOISARD Marc LORIOL Annie BORZEIX Pascal MARICHALAR Stephen BOUQUIN Philippe MARTIN Reynald BOURQUE Lilian MATHIEU Valérie BOUSSARD Salvatore MAUGERI Thomas BRODATY Caroline MAZAUD Axelle BRODIEZ-DOLINO Christine MENNESSON Anne-Sophie BRUNO Bérengère MESQUI Marie BUSCATTO Dominique MEURS Pascal CAILLAUD Arnaud MIAS José CALDERON Julian MISCHI Damien CARTRON Frederik MISPELBLOM-BEYER Rémy CAVENG Frédéric MOATTY Thomas CAYET Vincent MOENECLAEY Sylvie CÉLÉRIER Sylvie MONCHATRE Florent CHAMPY Eva MORENO GALBIS Karine CHASSAING Sophie NADAL Alain CHATRIOT Alexandra OESER Sébastien CHAUVIN Ariane PAILHÉ Jacques CHEVALLIER Anne PAILLET Ève CHIAPELLO Florence PALPACUER Valérie COHEN Tommaso PARDI Pierre CONCIALDI Sylvain PATTIEU Bernard CONTER Jérôme PÉLISSE Delphine CORTEEL Hélène PÉRIVIER Chantal COSSALTER Jean-Marie PERNOT Olivier COUSIN Héloïse PETIT

TravailThomas et Emploi, COUTROT 137 | janvier-mars 2014 Michel PIALOUX Aï-Thu DANG Emmanuel PIERRU Fanny DARBUS Michel PIGENET Lucie DAVOINE Marie PLESSZ Christian Patrick