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L'UiWTRS EPIQUE: UNE COHERENCE LINGUISTIQUE Dans la seconde partie de la Chanson de Roland, Baligant, émir de Babylone, qui regne sur quarante royaumes, s'adresse A Charlemagne lors du combat qui va décider du sort de la chrétienté et lui ordonne de se soumettre: Deven mes hom, en fedeltet voeill rendre, Ven mei servir d'ici qu'en Ofiente! (3593.94);' Charles comprend parfaitement ce iangage et répond avec mépris: Carles respunt: Mult gran viltet me sernbl; Pais ne amor ne dei a paien rendre (3595-963. S'il est vrai que cet échange s'opere dans la langue du texte épique, c'est-2-dire l'anglo-normand du manuscrit d'oxford, il convient de se demander si ce dialecte représente, pour I'auditeur de la geste, la langue commune aux deux adversaires, ou bien s'il faut supposer que Charlemagne comprend et parle la langue sarrasine, voire que chacun des combattants s'exprime dans une langue tierce permettant l'échange, et qu'il s'agirait de déterminer.. l. Voir la Chanion de Roland, éd. G. Moigner, Paris, 1969. 258 PRANCOIS SUARD En fait, aucun indice ne permet de supposer que le paien utilise un langage différent de celui auquel recourt le texte, ce parler roman dans lequel est rédigée la ~chartreel muster de Loüm» (2097), et dont I'auteur serait saint Gilles. Ainsi, dans cet affrontement décisif, la clangue officiellex parait &re celle de I'empereur chrétien, c'est- 2-dire la langue de la chanson de geste. Notre propos est de réfléchir sur I'extension et la signification d'un te1 phénomene. Si les marques de la différence linguistique sont rares dans I'épopée fransaise médiévale -alors que les chrétiens d'Espagne ou les croisés de Palestine sont témoins et acteurs de la polyglossie -, quelle fonction peut-on atribuer au choix d'une koiné imaginaire, dans laquelle des univers antagonistes peuvent com- muniquer sans la moindre difficulté? Tres générale parait etre I'indifférence manifestée par les textes épiques 2 l'égard de I'origine linguistique des locuteurs, et I'exemple du Roland est décidément caractéristique puisque, des le début du poeme, les conseils tenus successivement par Marsile et par Charlemagne, ainsi que les échanges d'ambassadeurs, paraissent se dérouler dans une langue unique: aucune allusion n'est faite 2 la nécessité de changer d'idiome, ou aux moyens d'éviter un te1 changement, grice i la connaissance de la langue d'autmi. 11 est facile de trouver dans l'épopée médiévale de nombreux exemples concordants. Aiisi, dans le Couronnement Louis, le roi Galafre s'adresse sans interprete i I'apostoile: Parlez a mei, sire al chaperon large; Ne dites mie que je nul ton vos face De la cité qui est mon eritage (475-77),> et le pape comprend son propos, acceptant la proposition de duel entre deux champions: Quant par dous omes nos covendra plaidier. Vo charnpion verreie volentiers Qui contre Deu vuelr Rome chalengier (500-502). 2. Voir le Coumnnemenl de Laris, M. E. langloii, Paris, CFMA 2e éd. reme, 1925. Nous ne sommes donc pas surpris de voir le terrible Corsolt, dont le portrait, on s'en souvient, est celui &un véritable monstre: Plus hisdos om ne puet de pain rnangier (5101, s'adresser également au pape dans une langue immédiatement comprise: A vais escrie: oPetiz om, N que quiers? Est ce tes ordenes que halt iés moigniez? -Sire, "fait il", je serf Deu al mostier.. (512.14). A partir de la fin du xie siecle, les chansons de geste connaissent des débuts de plus en plus longs opposant la valeur de la religion du Christ et de celle de Mahomet: l'occasion en est un duel, souvent interminable, entre deux champions. Aucune différence linguistique n'est signalée, chaque combattant se faisant parfaitement comprendre de son adversaire, comeBréhier qui, dans la Cheualerie Ogier, feint de se convertir pour mieux attaquer le chrétien: aAhi! Ogier, gentis dux et honestes, Con poissant Deus a en ton roi celeste!... n Dont cuide Ogiers qe il deist a certe; De la pitié ses elx mollent de lennes. (11084-85; 11096.97)) Des textes plus tardifs, que viennent enrichir des éléments amoureux ou aventureux, montrent la meme évidence dans la communication linguistique entre chrétiens et Samasins. Dans les Saisnes de Jean Bodel, I'épouse du saxon Guitechin plaisante courtoisement avec le chrétien Baudoin, qui vient de franchir le fleuve Rune afin d'aller trouver la belle: Baudolns, dist Sebile, qui de nen ne le boise, Onques mais ne peschastes por si riche vendoise. -Dame, dist Baudoins, ten vous est la richoise. (1617-16191.' 3. Voir La Chaalole d'0gin. de Dnnnnarche, éd. M. Eusebi, Milano-Vaose, 1963. 4. Voir lec Saisnes, éd. A. Brasseur, 2 vol., Droz, 1989. Huon de Bordeaux, lorsqu'il amve i Babylone, demande au portier de le laisser entrer; I'autre veut savoir i qui il a affaire: Se t'ies Fransois, t'aras le puing copé, Et se tu ¡es Sarrasins et Esclers, Tout par amors t'iert li pons devalé. (5458-6015 et Huon de s'inventer aussitot une identité sarrasine: Voirement sui Sdmsins apielés (5464). La situation est inverse de celle des exemples précédents, puisque c'est un chrétien qui veut se faire passer pour sarrasin, et y pawient en effet.6Comment le portier peut-il croire Huon, dont rien ne nous dit A cet endroit du texte qu'il s'expnme dans une autre langue que le sienne propre? Le portier le comprend cependant: tous deux parlent donc la meme langue. On pourrait imaginer que les épopées du mesiecle, et notarnment les remaniements, dont le souci de vraisemblance est assez fréquemment marqué, ont le souci de signifier la différence linguistique: il n'en est souvent rien. Aisi Renaut de Montauban, dans le remaniement du manuscrit R,7 n'a aucun effort 5 faire pour se faire comprendre du Sarrasin Malaquin: Paiem, qui estes vous? Ne vous alés chelant: Je croy que vous m'alés si endroit espiant. -Non fay, dist Malaquin, par Mahon le poissant, Je ne say qui vous estes n'a coy ale2 pensant (11405-408). Le bilan est donc tres clair: qu'il s'agisse des textes les plus anciens ou des plus récents, la chanson de geste ne parait pas attacher d'importance A la distance linguistique qui devrait normalement séparer chrétiens et sarrasins. 11 existe pourtaiit, dans I'épopée 5. Huon de Bordeaux, M. P. Ruelle, Rnixelles, 1960. 6. Ce mensonge est égalemenr pris en compre par Auberon, qui punirl bien[& son protége devenu pajure. 7. Voir Rmaut de Montauban, édition critique du ms. de Pans, BN. fr. 764 par Ph. Verelst, Gent, 1988. médiévale, des exemples inverses, que nous devons maintenant analyser. Ces exemples se répartissent en deux catégories. 11 s'agit d'une part de textes savants, qui revendiquent a un titre ou un autre la vérité historique, de l'autre de chansons qui se situent délibérément dans la fiction, mais qui mettent en évidcnce, dans une perspective précise, la différence linguistique. Dans le premier groupe .on placera d'abord, en raison de son ancíenneté et de ses liens avec la tradition du Roland, 1'Historia Karoli Magna et Rotholandi8 Cette relecnire édiiiante de la conquete de I'Espagne par Charlemagne et des événements de Roncevaux est placée, comme on sait, sous la prétendue autorité d'un témoin oculaire, ce Turpin qui déclare avoir assisté aux exploits de l'empereur «xiiii annis perambulans Yspaniam et Galleciam una cum eo et exercitibus suis»? Un témoin comme celui-ci est un lettré, qui écrit en latin: le texte qu'il propose ne peut etre qu'irrécusable. Rien d'étonnant par conséquent i ce qu'a deux reprises, au cours de débats de grande ampleur menés par un chrétien et par un sarrasin, le rédacteur, dans un souci probable de vraisemblance historique, ne puisse négliger la question de la différence linguistique, meme s'il la résoud de maniere fantaisiste. On trouve d'abord. au chapitre XII le débat entre Charles et Aigoland, au cours duque1 est évoquée la valeur respective de la foi chrétienne et de la foi sarrasine, et qui aboutit i faire s'affronter des champions opposés, jusqu'au moment oii le paien se déclare pr&t a se faire baptiser.Io C'est I'empereur qui a commencé le débat, accusant son adversaire d'avoir fait périr les chrétiens, détruit villes et chateaux et dévasté le pays par le fer et le feu, «unde multum conqueror in presentin." Or le latin, langue de l'Historia, n'est pas le langage dans lequel est censé s'exprimer le locuteur, car le texte poursuit: 8. Vou I'éd. C. Meredith-Jones, Paris, 1938; Slarkine RepNirs, Geneve, 1972. 9. aparcourant pendanr quatorze années 1'Espagne et la Calice en meme remps que lui et que ses méesa, éd. cit:, p. 89. 10. On sair que le mépris dans lrquel sont tenus les pauvres au camp de Charlernagne fair renancer Aigoland son projer (éd.cit., p. 139). 11. "ce dont je me plains vigoureusement aujourd'huia (@d.cit., p. 130. Mox ut Aigolandus. agnovit loquelam suam arabicam, quam Karolus loquebamr, miratus est multum et gavisus est. Didicerat enim Karolus linguam smacenicam apud urbem Toletam in qua, cum esset juvenis, per aliquot tempus commoratus est." Le chroniqueur souhaite visiblement expliquer pourquoi le dialogue entre les deux adversaires s'engage dans de bonnes conditions: Aigoland est satisfait d'entendre Charles s'exprimer dans sa propre langue. Le texte souligne donc i la fois que les interlocuteurs ne parlent pas habituellernent la méme langue, et que la langue de I'Historia (le latin) est différente de celle des protagonistes (l'arabe).