L'UiWTRS EPIQUE: UNE COHERENCE LINGUISTIQUE

Dans la seconde partie de la Chanson de , , émir de Babylone, qui regne sur quarante royaumes, s'adresse A lors du combat qui va décider du sort de la chrétienté et lui ordonne de se soumettre:

Deven mes hom, en fedeltet voeill rendre, Ven mei servir d'ici qu'en Ofiente! (3593.94);'

Charles comprend parfaitement ce iangage et répond avec mépris:

Carles respunt: Mult gran viltet me sernbl; Pais ne amor ne dei a paien rendre (3595-963.

S'il est vrai que cet échange s'opere dans la langue du texte épique, c'est-2-dire l'anglo-normand du manuscrit d'oxford, il convient de se demander si ce dialecte représente, pour I'auditeur de la geste, la langue commune aux deux adversaires, ou bien s'il faut supposer que Charlemagne comprend et parle la langue sarrasine, voire que chacun des combattants s'exprime dans une langue tierce permettant l'échange, et qu'il s'agirait de déterminer..

l. Voir la Chanion de Roland, éd. G. Moigner, Paris, 1969. 258 PRANCOIS SUARD

En fait, aucun indice ne permet de supposer que le paien utilise un langage différent de celui auquel recourt le texte, ce parler roman dans lequel est rédigée la ~chartreel muster de Loüm» (2097), et dont I'auteur serait saint Gilles. Ainsi, dans cet affrontement décisif, la clangue officiellex parait &re celle de I'empereur chrétien, c'est- 2-dire la langue de la . Notre propos est de réfléchir sur I'extension et la signification d'un te1 phénomene. Si les marques de la différence linguistique sont rares dans I'épopée fransaise médiévale -alors que les chrétiens d'Espagne ou les croisés de Palestine sont témoins et acteurs de la polyglossie -, quelle fonction peut-on atribuer au choix d'une koiné imaginaire, dans laquelle des univers antagonistes peuvent com- muniquer sans la moindre difficulté? Tres générale parait etre I'indifférence manifestée par les textes épiques 2 l'égard de I'origine linguistique des locuteurs, et I'exemple du Roland est décidément caractéristique puisque, des le début du poeme, les conseils tenus successivement par Marsile et par Charlemagne, ainsi que les échanges d'ambassadeurs, paraissent se dérouler dans une langue unique: aucune allusion n'est faite 2 la nécessité de changer d'idiome, ou aux moyens d'éviter un te1 changement, grice i la connaissance de la langue d'autmi. 11 est facile de trouver dans l'épopée médiévale de nombreux exemples concordants. Aiisi, dans le Couronnement Louis, le roi Galafre s'adresse sans interprete i I'apostoile:

Parlez a mei, sire al chaperon large; Ne dites mie que je nul ton vos face De la cité qui est mon eritage (475-77),> et le pape comprend son propos, acceptant la proposition de duel entre deux champions:

Quant par dous omes nos covendra plaidier. Vo charnpion verreie volentiers Qui contre Deu vuelr Rome chalengier (500-502).

2. Voir le Coumnnemenl de Laris, M. E. langloii, Paris, CFMA 2e éd. reme, 1925. Nous ne sommes donc pas surpris de voir le terrible Corsolt, dont le portrait, on s'en souvient, est celui &un véritable monstre:

Plus hisdos om ne puet de pain rnangier (5101, s'adresser également au pape dans une langue immédiatement comprise:

A vais escrie: oPetiz om, N que quiers? Est ce tes ordenes que halt iés moigniez? -Sire, "fait il", je serf Deu al mostier.. (512.14).

A partir de la fin du xie siecle, les chansons de geste connaissent des débuts de plus en plus longs opposant la valeur de la religion du Christ et de celle de Mahomet: l'occasion en est un duel, souvent interminable, entre deux champions. Aucune différence linguistique n'est signalée, chaque combattant se faisant parfaitement comprendre de son adversaire, comeBréhier qui, dans la Cheualerie Ogier, feint de se convertir pour mieux attaquer le chrétien:

aAhi! Ogier, gentis dux et honestes, Con poissant Deus a en ton roi celeste!... n Dont cuide Ogiers qe il deist a certe; De la pitié ses elx mollent de lennes. (11084-85; 11096.97))

Des textes plus tardifs, que viennent enrichir des éléments amoureux ou aventureux, montrent la meme évidence dans la communication linguistique entre chrétiens et Samasins. Dans les Saisnes de Jean Bodel, I'épouse du saxon Guitechin plaisante courtoisement avec le chrétien Baudoin, qui vient de franchir le fleuve Rune afin d'aller trouver la belle:

Baudolns, dist Sebile, qui de nen ne le boise, Onques mais ne peschastes por si riche vendoise. -Dame, dist Baudoins, ten vous est la richoise. (1617-16191.'

3. Voir La Chaalole d'0gin. de Dnnnnarche, éd. M. Eusebi, Milano-Vaose, 1963. 4. Voir lec Saisnes, éd. A. Brasseur, 2 vol., Droz, 1989. Huon de Bordeaux, lorsqu'il amve i Babylone, demande au portier de le laisser entrer; I'autre veut savoir i qui il a affaire:

Se t'ies Fransois, t'aras le puing copé, Et se tu ¡es Sarrasins et Esclers, Tout par amors t'iert li pons devalé. (5458-6015 et Huon de s'inventer aussitot une identité sarrasine:

Voirement sui Sdmsins apielés (5464).

La situation est inverse de celle des exemples précédents, puisque c'est un chrétien qui veut se faire passer pour sarrasin, et y pawient en effet.6Comment le portier peut-il croire Huon, dont rien ne nous dit A cet endroit du texte qu'il s'expnme dans une autre langue que le sienne propre? Le portier le comprend cependant: tous deux parlent donc la meme langue. On pourrait imaginer que les épopées du mesiecle, et notarnment les remaniements, dont le souci de vraisemblance est assez fréquemment marqué, ont le souci de signifier la différence linguistique: il n'en est souvent rien. Aisi Renaut de Montauban, dans le remaniement du manuscrit R,7 n'a aucun effort 5 faire pour se faire comprendre du Sarrasin Malaquin:

Paiem, qui estes vous? Ne vous alés chelant: Je croy que vous m'alés si endroit espiant. -Non fay, dist Malaquin, par Mahon le poissant, Je ne say qui vous estes n'a coy ale2 pensant (11405-408).

Le bilan est donc tres clair: qu'il s'agisse des textes les plus anciens ou des plus récents, la chanson de geste ne parait pas attacher d'importance A la distance linguistique qui devrait normalement séparer chrétiens et sarrasins. 11 existe pourtaiit, dans I'épopée

5. Huon de Bordeaux, M. P. Ruelle, Rnixelles, 1960. 6. Ce mensonge est égalemenr pris en compre par Auberon, qui punirl bien[& son protége devenu pajure. 7. Voir Rmaut de Montauban, édition critique du ms. de Pans, BN. fr. 764 par Ph. Verelst, Gent, 1988. médiévale, des exemples inverses, que nous devons maintenant analyser. Ces exemples se répartissent en deux catégories. 11 s'agit d'une part de textes savants, qui revendiquent a un titre ou un autre la vérité historique, de l'autre de chansons qui se situent délibérément dans la fiction, mais qui mettent en évidcnce, dans une perspective précise, la différence linguistique. Dans le premier groupe .on placera d'abord, en raison de son ancíenneté et de ses liens avec la tradition du Roland, 1'Historia Karoli Magna et Rotholandi8 Cette relecnire édiiiante de la conquete de I'Espagne par Charlemagne et des événements de Roncevaux est placée, comme on sait, sous la prétendue autorité d'un témoin oculaire, ce Turpin qui déclare avoir assisté aux exploits de l'empereur «xiiii annis perambulans Yspaniam et Galleciam una cum eo et exercitibus suis»? Un témoin comme celui-ci est un lettré, qui écrit en latin: le texte qu'il propose ne peut etre qu'irrécusable. Rien d'étonnant par conséquent i ce qu'a deux reprises, au cours de débats de grande ampleur menés par un chrétien et par un sarrasin, le rédacteur, dans un souci probable de vraisemblance historique, ne puisse négliger la question de la différence linguistique, meme s'il la résoud de maniere fantaisiste. On trouve d'abord. au chapitre XII le débat entre Charles et Aigoland, au cours duque1 est évoquée la valeur respective de la foi chrétienne et de la foi sarrasine, et qui aboutit i faire s'affronter des champions opposés, jusqu'au moment oii le paien se déclare pr&t a se faire baptiser.Io C'est I'empereur qui a commencé le débat, accusant son adversaire d'avoir fait périr les chrétiens, détruit villes et chateaux et dévasté le pays par le fer et le feu, «unde multum conqueror in presentin." Or le latin, langue de l'Historia, n'est pas le langage dans lequel est censé s'exprimer le locuteur, car le texte poursuit:

8. Vou I'éd. C. Meredith-Jones, Paris, 1938; Slarkine RepNirs, Geneve, 1972. 9. aparcourant pendanr quatorze années 1'Espagne et la Calice en meme remps que lui et que ses méesa, éd. cit:, p. 89. 10. On sair que le mépris dans lrquel sont tenus les pauvres au camp de Charlernagne fair renancer Aigoland son projer (éd.cit., p. 139). 11. "ce dont je me plains vigoureusement aujourd'huia (@d.cit., p. 130. Mox ut Aigolandus. agnovit loquelam suam arabicam, quam Karolus loquebamr, miratus est multum et gavisus est. Didicerat enim Karolus linguam smacenicam apud urbem Toletam in qua, cum esset juvenis, per aliquot tempus commoratus est."

Le chroniqueur souhaite visiblement expliquer pourquoi le dialogue entre les deux adversaires s'engage dans de bonnes conditions: Aigoland est satisfait d'entendre Charles s'exprimer dans sa propre langue. Le texte souligne donc i la fois que les interlocuteurs ne parlent pas habituellernent la méme langue, et que la langue de I'Historia (le latin) est différente de celle des protagonistes (l'arabe). Mais pour justifier la compétence de Charles dans la langue arabe -ompétence totalernent imaginaire-, la chronique recourt i la légende de Mainet, avec le motif de l'exil i Tol6de.l3 Un autre passage, non moins célebre, le débat entre Rolant et , au chapitre XVII,14 montre un nouvel exemple de polyglossie, dont se trouve encore une fois crédité un chrétien. Ici, le paien s'exprirne dans sa langue, et Roland le comprend; I'indication est do~éeau rnornent ou le géant, qui a dormi la tete sur une pierre que Roland a obligearnment placée sous sa tete, révele i'endroit ou ii est vulnérable.

Per nullum, inquit gigas, vulnerar¡ possum, nisi per umbilicum. Loquebahlr ipse lingua yspanica quam Rot~landussatis intelligebat.'l

Le texte ne nous dit pas en quelles circonstances Roland a appns la langue du paien, mais il souligne le fait que le géant s'expnrne dans un idiome différent du roman, idiome cependant cornpris par Roland et qui n'est évidemment pas le latin de PHhtoria. Ces allusions 2 la polyglossie paraissent relever du souci di- dactique &un texte réputé savant, souci inséparable &une certaine

12. .Des qu'Aigoland reconnut I'arabe, sa propre langue, il hit émcrvcillé et se réjouit beaucoup. En effet Charles avait appris la langue sarrasine aTolede, villr dans laquelle, lorsqu'il était jeune, il avait séjourné quelque rempsu. (ibid) 13. Voir J. Horrent, La versionr fran~aireset étrangeres des Enfonces de Charlemagne, Bmxelles, 1979. 14. *De hello Ferracuti gigantis et de obrima dispuracione Rotolandin, éd. clt, p. 147 594- 15. ~Penonnene peut me blesser, dit le géant, sinon au nombril. II parlair pour sa part en langue hispaniquc (=íarrasine), que Roland comp~naitparfaitementn, éd cit., p. 153. vraisemblance historique. 11 en va de meme pour les premieres épopées de la croisade qui, surtout la Chanson d'tintioche, sont plus fideles a la réalité historique que les chansons de geste traditio~eues.'~ Ici, il est clair que la langue des chrétiens +elle des chansons- n'est pas la langue universelle, puisque les chrétiens eux-memes ne se comprennent pas entre eux: dans Antioche, l'empereur de Constantinople -un grec- doit recourir A un interprete, un «durgemans», pour faire savoir aux Normands et a Godefroi que la nourriture ne leur manquera pas (992-951." A plus forte raison les sarrasins doivent-ils faire appel aux interpretes, tels ces cdurgemensn, I'uns fu Gnus, I'autre Heiinines, molt sorent bien plaidier (56921,

que Garsion adresse a Bohémond afin de négocier une trgve. Sans vouloir, a propos d'Antioche, multiplier les exemples -le Professeur Isabel de Riquer traite plus loin de cette question- nous rappellerons encore le cas de Pierre l'Ermite, que le poete présente de maniere étonnante, précisément 3 cause de l'importance qu'il attache aux faits de bilinguisme. Apres le désastre de Civetot, il nous montre le chrétien réussissant a traverser les lignes sarrasines grice a un déguisement devenu traditionnel:18 Bien sambloit Sarrazin del viaue et del nés Car il esroit &une herbe noircis et lazerés (676-77)

mais surtout parce qu'il connait la langue de l'adversaire: Bien s'en ira Permites, ja n'ert araisonés, Car del sarrasinois estoit enlatiniés (678-79). De la meme fason, ainsi que le fait remarquer S. Duparc-Quioc,19 Graindor ou son modele modifient l'origine du personnage, qu'ils

16. Vair K-H. Bender, uDe Godefroy Saladhn, dans GRI.844 V2. fas. 5, Heidelberg, 1986, p. 43: %Elle/ Antioche / livre des domées précises et historiquemenr fideles sur une mulrinide de penonnes et d'événemene, ainsi que S"r la ropogmphie et la sunc6gie de I'expéditianu. 17. Voir la Chanson d'Anlioche, éd. S. Duparc-Quioc, 2 vol. Pads, 1977-78. 18. Voir infra, p. 220. 19. Ed. cit., p. 48. donnent comme né en Arménie (Ermine, 2681, zone d'intenses contacts linguistiques, et non l'hiénois. Bien que plus éloignée q~i'rinliochede la vérité historique, mais soucieuse également de vrai~emblance,~~la Chanson de Jéwalern présente elle aussi plusieurs exemples de plurilinguisme. Lorsqu'Ysabart et Malcolon, princes sarrasins, sont faiw prisonniers par les chrétiens et conduits dans la tente de Godefroi, nous apprenons qu'ils sont capables de parler la langue de leurs geoliers:

Tres bien sorent parler et latin er romans Car apns en cstoicnt grant pieca dés lonc tans (3695-96).21

Plus tard, la chanson nous montre un interprete 3 l'oeuvre, lorsque Soudant envoie un messager aupres de Godefroi pour le sommer de rendre Jérusalem. Ce messager est un latimier (71731, et le roi Godefroi convoque de son caté son latimier Morant (7248). Deux interpretes sont donc en présence, mais seul le latimier de Godefroi use de sa double compétence linguistique:

Tor en sarrazinois parole al mescreant, Aprés ~oudist au roi le raison en romant (7249-j0># et le texte montre le travail du traducteur, qu'il distingue parfaitement des réactions du roi. Godefroi exprime d'abord son refus de se convertir (7263.671, puis dicte une réponse au latimier Morant:

IJuis dist al latimier: uDites que jo li mant Par droit doivcnt paicn estre as Frans apendanb Tout $0 que li rois dist et vait la devisant A Fait au mesagier dire coi cn oiant (7268-69; 7288-89). Qu'il s'agisse donc du Pseudo-Tupin ou des premieres épopées de la croi~ade,~~la mention des différences linguistiques et des

20. Voir K-H Uender, op. c2t, p. 47-51. 21. Voir me OId Fmch C-de Cvcle. VI.La Chanson de Iémalem. ed. Ninel- R. Thom.. . The University oí Ahbama Press, ~uscaloosaand Landon, lj92. 22. On peut reconnaitre un méme souci de vraisernhlance dans une nouvelle prochr des recits de misade, Lrr Fille du Comte de Pontieu (td. CI. Bmnel, Paris, Charnpion, 1926). le sultan d'Aumarie, ayanl capniré la dame, I'intenoge «par latinien» (p. 10); clle apprend L'UNVERS ÉPIQUE: UNE COHÉRENCE LWGUISTiQUE MiWüQUE 265 moyens utilisés pour les dépasser fait partie d'une sorte d'argument de vraisemblance. Un autre groupe de textes fait intervenir la connaissance de la langue d'autmi dans le cadre d'une mse qui se déploie parallelement aux procédés classiques de la guerre entre chrétiens et sarrasins. Les exemples, peu nombreux, sont bien connus. On peut citer la Pr&e d'orange, ou Gilebea, guidant Guillaume et Guielin, s'adresse au portier dans la langue sarrasine:

Gileben le portier apelé, En son langaige I'a colfois aparlé: ~Oevte,portier, lai nos leanz entrer; D~gementsomes d'Aufnque er d'outre mer» ... (419-22).U

De meme, dans la Chanson de G~illaurn2~ou dans A1W-cae5 le héros abandonne son propre langage parce qu'il souhaite éviter le combat contre des adversaires trop nombreux. Dans Lion de Boulges, Alis, épouse du duc Herpin, qui vit incognito aupres de Marsile, l'émir de Tolede, apprend la langue sarrasine pour préserver son secret:

Du langaige au paien fut bientost ansignie, Car saige et preus estoit s'elle y met c'estudie (789-901.''

Le langage de I'autre -1'ennemi de la foi- n'est cependant pas évoqué de maniere objective; il est présenté 2 plusieurs égards de maniere dépréciative. Lorsqu'un chrétien se met a parler «sarrasin», cene langue apparalt, non comme un parler unique, fédérateur de toutes les différences, mais comme une Babel d'idiomes. Ainsi, lorsque Guillaume évoque le plurilinguisme de Gilebert, il lui dit:

Tu as el regne assez parlé turquois Et aufriquant, bedoin et basclois (327-28); ensuite la languc du pays: uEIle hi de Ic canpengnie a la gent er parh er entendi samsinoiso (¡bid.>. . 23. Voir CI. Régnier. Les Rddactions ai WK de las Pv&e d'orange, Pañs, 1966 24. Voir ia Cham de GuiUaume, éd. de F. Suard, Pañs, 1991, 2169-75. 25. Voir Aliscans, éd. CI. Régnier, Paris, 190, 2 vol., 1714-32, 1780-1832. 26. Voir Lion de Bourger, éd. W. Kibler, Geneve, Droz, 1980, 2 vol. la langue de l'ennemi est donc une constellation de langages hétéroclites, 06 le "bas~lois"~~se trouve assimilé aux parlers de l'orient. On peut meme reconnaitre un parti-pris de dérision dans l'énumération des langues parlées par Guillaume a Larchamp:

Salamoneis parlat, tieis e barba~in, Grezeis, alemandins, aleis, hermin, E les langages que li ben out ainz apris (2170-72).

Ni le grec, ni I'arménien, le tiois ou I'allemand ne sont langues barbaresques; le salamoneis est peut etre l'hébreu; quant a l'ale,is, «il conserve son mystere)), comme I'écrit J. Wathelet-Willem.z8La recherche de l'effet comique est sensible dans l'accumulation des termes ou leur détournement (l'hébreu, s'il s'agit bien de lui, devient un parler sarrasin): l'aleis, des lors, pounait bien etre un mot forgé a plaisir. Dans Aliscans, I'énumération est plus sobre:

Grezois parole, qu'il en hi doctrinez; ~arrazinoi'sresavoit il assez; De toz langages ert bien enlatinez (1730-321, mais la mention du grec n'est guere indispensable dans le contexte. Le fait de parler le «sarrasin», cette langue éclatée, n'offre pas non plus, la plupart du temps, de protection tres efficace; il ne peut rien lorsque le déguisement qu'il accompagne est percé i jour. Ainsi, dans la PrZse d'orange, lorsque Salatré frappe Guillaunie au visage et fait apparaitre la blancheur de sa peau sous le barbouillage qui le faisait ressembler a «deable et aversierx (381), inutile de recourir a un langage controuvé. Les multiples parlers de Guillaume ne dispensent pas davantage le héros de combattre; Z9 dans Aliscans, ils donnent le change pendant quelque temps, mais un déguisement imparfait trahit le héros:

27. CI. Régnier, rlans son glossaire, identifie ce parler 2 la langue des basquei; J. Bédier, pour sa pan, ne pensait pas pouvoir recomabe a cene désignition sude valeur echnique précise~ (Tigendes épiques, 1, p. 159, n. 1). 28. Voir Kecherches sur la Chanson de Guilhume, Liege, 1975, 1, p. 437, n. 220. 29. Voir la Chanron de Guillaume, 2174-7). Bien s'en alast li quens sor Folatin, Mes li paien ont veü son hennin Et ses .ii. chauces, qui furent de sanguh, Par ce conurent n'estoit pas lor cosin (1802-1805). In~itile,en somme, pour un chrétien, de connaitre les parlers sarrasins: ils sont ridicules30 et ne constituent pas une protection efficace. Mais qu'en est-il si un sarrasin connait le roman? Tout dépend alors de ses intentions vis-i-vis des chrétiens. S'il veut les tromper, sa compétence linguistique ne le protégera pas. Dans Antioche, le drugeman (1232) de Soliman est envoyé i Nicée sous un déguisement

A guise de paumier vestis et conreés (1233). afin d'annoncer I'arrivée prochaine du secours. Parvenu pres de la muraille de la ville, le drugeman s'adresse aux Sarrasins, mais Bohémond et Tancrede, qui montent la garde, le surprennent:

Le parole entendirent qui fu dite as Esclers (1251). Le message du drugernan est sans doute communiqué en arabe («le parole as Esclersn), mais l'essentiel est que les connaissances linguistiques de l'interprete et son déguisement ne le protegent en rien. 11 en va tout autrement lorsque le sarrasin est bien disposé i l'égard des chrétiens. Alors qu'Aiol emmene en France Mirabel, une jeune sarrasine qu'il aime, mais qui rehse pour l'instant de se convertir, le poete la présente comme maitrisant de nombreux langages:

Ele fu enparlee de .xiiü. latins, Ele savoit parler et grigois et hermin, Flamenc et borgengon et tout le samasin, Poitevin et gascon, se li vient a plaisir (5421-24)."

30. 0ii trouve dans les Narbonnair un autre exemple de dérision exercée 3 I'égard du parler sarrasin. Les deux espions qui voulaient tuer Guiben er Romnn mnt conduits au palais du roi, e1 Le jongleur se rnoque alors de leur langage, associé 2 leurs blasphhrnes antichrétiens: cQui les oist latimeret tancier / Et nostre loi honir et abessier / Et Mahamet lever er essaucier!~ (Ed. H. Suchier, SATF, 1898, t. 1, 5755-57). 31. Vou Aiol et Mirabel, éd. W. Foerster, Heilbronn 1876-1882. Cette polyglossie est incontestablernent mise i I'actif de Mirabel, dans la rnesure oii sa conduite va presque immédiatement rnettre en évidence sa loyauté: elle prévient bientot Aiol d'une attaque sarrasine, puis, érnerveillée par la vaillance du chrétien, accepte de se convertir. De merne Corbaran, l'un des principaux adversaires des chrétiens dans Antioche, mais qui se convertit aprks la conquete de Jénisalem, est dit connaitre le roman:

Corbarans d'olifeme fu plains de grant bonté. Bien sot parler rommans qu'il en hi doctriné -.i. latimier li ot enseigné et monsué Quant il fu jones enfés- si a en haut ~arlé,'~

et ce savoir est associé au long cherninernent qui l'a préparé i annoncer sa volonté de se convertir:

Nous venons resoivre sainte crestienté, En Dieu volommes croire, le roy de majesté, Car ne prisons Mahom .i. denier rnonnaé.')

Plus exemplaire encore est I'histoire du turc d'htioche, Datien, qui livrera la ville aux croisés. Lorsque son fils est capturé par les chrétiens, il leur envoie un interprete chargé d'offrir des présents en échange de l'enfant; le texte insiste nettement sur la différence linguistique:

Molt hi dolans li peres por amor son enfant. Isnelement et tost a pris un durghemant Et un grant dromadaire cargié de dras d'argant, Samit sont apelé en cest nostre mant (5516-19).

On peut également penser que c'est l'interprkte qui a rédigé le message que les barons chrétiens lisent avec satisfaction (5533-34). Mais apres le retour de l'enfant dans la ville, Datien, dont le fils

32. Voir The Old Fmnch Cmade Cycle, vol. Vil, The Jmalem Conrinuationr, Pan 1, Lo Chrerienré Corhrrrun, rd. P. Grillo, The Univrrsicy ol Alabama PRSS, Tuscaloosa and London, 1984, v. 18043. 33. Ed, cit., v. 209-211. célebre les merveilles du Dieu des chrétiens, va trouver Bohémond pour lui apprendre l'anivée de renforts: il n'a, dans cette mission qui est entierement au bénéfice des chrétiens, nul besoin &interprete:

A Buiemont parole, si li dist erranment Ke devers Oriant vient li os de lar gent, Or pensent del garir et de lar salvement (5587-90).

En somme, plus les paiens se rapprochent des chrétiens, mieux ils connaissent leur langue, de sone que la position du poete épique vis-a-vis du plurilinguisme semble ambigue. D'une pan le fait, pour un chrétien -ou pour un sarrasin qui pense 2 se convertir- de connaitre d'auwes langues que la sienne est une marque de valeur que partagent Guillaume, Mirabel ou Corbaran, et qui rapproche l'épopée de l'idéal romanesque pour l'éducation du héros, telle qu'on le trouve par exemple dans le Roman d'Ale~andre.~~Mais la seule langue possible reste en définitive le mman, langue des chrétiens, langue de la chanson de geste. Comment expliquer cette perspective?

Sans doute la langue épique ne suppose-t-elle pas toujours I'interlocution: dans bien des récits de combat, les coups portés a I'adversaire et ceux que I'adversaire inflige font sens. Et si des cris de ralliement, des défis ou des sarcasmes fusent de pan et d'autre, le dialogue ou le débat ne sont pas en eux-memes indispensables: le carnage est une sorte de langage. 11 en est ainsi, par ekemple, dans la , lors des combats menés par Vivien. Le héros s'adresse a plusieurs reprises a ses compagnons, afin de les encourager; il demande aussi 2 Girard d'aller prévenir Guillaume, Guibourc et Guiot, mais il n'adresse pas la parole aux paiens, sauf pour un sarcasme que sa victime ne peut plus entendre:

34. Voir, dans la venion en octosyllabes, nMagesues ab beyn affacraz / De totas arz beyn enseynaz,,.. (82-83); uCuns I'enseyned beyn parv mischin / De grec samon er de latin / Et leroa fayr en pargamin / Ec en ebrey et en eminn (88-91), in Paul Meyer, Alerandre le Grand dans la Iinératurefran~aUedu Mopn Age, Paiis, 1886, t. 1, p. 7-8. Od ice1 colp I'a trebuché mort. ~Ultre,lecchere, malveis Barbarin! Co li ad dir Vivien le meschin, Ne repeireras al regne dunt ni venis,, ... (789-91)

Pourtant la langue de I'épopée n'est pas uniquement vouée i i'évocation des coups portés, car I'échange de paroles avec I'ennemi fait aussi partie des motifs du combat. Aelroth, neveu de Marsile, termine son défi en déclarant:

Fols est li reis ki vos laissat as porz! (1193); ces paroles sont comprises par Roland, que la colere bouleverse:

Quant I'ot Rollant, Deus! si grant doel en out (1196); il me Aelroth, et le sarcasme final rappelle que les propos du paien étaient mensongers:

Ultre, culvert! Carles n'est mie fol (1207).

11 en va de meme dans les combats d'olivier et de Falsaron (1.94) ou de Turpin contre Corsablix (1.99, oh les propos outrageants du paien sont compris du chrétien et hautement démentis par lui. De tels échanges, on le sait, sont appelés 5. recevoir des développements considérables lors des duels qui doivent décider du sort &une g~erre.3~Par ailleurs, les chansons présentent de fréquents échanges d'ambassadeurs, qui s'expriment dans une langue que comprennent leurs destinataires, sans pour autant étre considérés comme des interpretes. Comment une langue unique -que rien ne distingue de celle du texte- peut-elle s'imposer si facilement 2 tous que personne n'éprouve la nécessité de la désigner et d'en justifier l'usage?

35. Oum le debat entre Ogier et Bréhier dans la Cheuaiene Ogier de Danemarche, on peut songer au duel, a la fais verbal et guerner, entre Olivier et dans Fierabras, les exernples se rnultiplient a partir du XiIIe s., le point de dépan éranr le débar enve Roland et Prrfagur dans le Pser~do-Turpin Notre hypothese sera que, tout en gardant possible le recours a l'argument de vraisemblance, la langue de I'épopée -soit, pour nos textes, le roman- se considere comme une langue universelle parce que son unité, assurée sur cette terre par le pouvoir fédérateur de I'empereur, est, dans les cieux, autorisée par Dieu, dont les héros épiques défendent les droits. Des lors, au moment meme ou les ennemis de l'empereur et du Dieu des chrétiens contestent leur puissance, ils sont conduits a se mesurer a eux sur leur propre terrain, donc a accepter la langue dans laquelle ils s'expriment. Le recours au vraisemblable n'est pas a pnon exclu. Le paumia (pelerin), cet avaleur de distances, a traversé lentement des régions nombreuses ou sont parlées des langues diverses: son costume est souvent associé au pl~rilinguisme~~et aussi, on l'a vu, a la tr~mperie.~'La chanson de geste connait aussi le cas du captif, comme Gilebert dans la Prise d'orange, ou du chrétien qui, vivant sous une fausse identité aupres des paiens, apprend leur langue, comme Alis dans Lion de Bourges. Elle n'interdit pas davantage de penser que des adversaires qui s'affrontent souvent peuvent connaiue la langue de leurs adversaires. Pourquoi les guerriers de Charles qui

Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne (Roland, 2), pourquoi Guillaume, comte de Barcelone, quise trouve, comme tous les chrétiens d'Espagne, au contact de musulmans parlant I'arabe, ne seraient-ils pas familiarisés avec la langue sarrasine? D'une certaine madre, les chansons de geste vont beaucoup plus loin encore, lorsqu'elles évoquent, come dans Mainet, le service effectué par un prince chrétien aupres d'un émir. Enfin le marchand, qui a libre acces a tous les territoires, est ressenti par I'épopée comme une sorte de medium entre des pays et des langues différentes. Nul ne s'étonne de voir Guillaume, dans le Chami de Nimes, converser avec Otran, puisqu'il affume avoir

36. Voir I'rxernple, cité supra, du dmgement de Soliman. 37. 11 en est ainsi en dehors de [out contexte de luve entre chrétiens et Sarrasuis. C'est sous le déguisenlent du Hlerin que Bemiel., dans Raoul de Carnbrai (1.3001, saura retrouver son épouse; Maugis s'invoduit de la méme fqon dans Ic camp de Charlemagne er comair le son qui est réservé a Richard (Renauf de Montauban, éd. de J. lhomas, 8944 sqq.). circulé i travers toute I'Europe, et notamment dans des territoires dominés par les Sarrasins ou passant pour tels:

Of si m'en vois de voir en Lonbardie Et en Calabre, en Puille et en Sezile, En Alernaigne desiqu'en Rornenie, et en Tozquane, et d'iluec en Hongrie; Puis m'en revieng deca devers Galice, Par mi Espaigne, une terre garnie. (1191-9638).

Mais si le recours ?il'argument de vraisemblance est possible, il ne s'impose presque jamais, dans la mesure ou la langue du texte -le roman- exprime symboliquement une idéologie unificatrice, dont le Roland fournit un exemple majeur. Dans cette chanson, les Franceis 4eux dont le texte parle la langue- sont les héros essentiels, et la compréhension variable du teme manifeste sa vocation fédérauice et celle de la langue qui lui correspond. Dans la premiere partie du poeme, le terme de Franceis renvoie tour i tour aux barons de France, ces mille guerriers que Gautier de 1'Hum emmene en éclaireurs:

Li quens Rollant Gualter de I'Hum apelet: d'ernez mil Francs de France, nostre tere Od mil Franceis de France, la lur tere, Gualter desrenget les destreiz e les temes (803-804; 808-809),

et i I'ensemble des combattants de Roncevaux qui écoutent, par exemple, i'exhortation de Turpin et re~oiventsa bénédiction:

Franceis descendent, a tere se sunt mis, E l'arcevesque de Deu les beneist (1136-37).

Plus tard, au moment o6 sont constituées les échelles pour lutter contre Baligant, le poete énumere les guerriers qui en seront membres: les «vassal de Baiveren (3028) forment la troiseme échelle, les Allemands la quatrieme (30381, les Normands la cinquieme (30451, les Bretons la sixikme (3052); la septieme est faite

38. Voir le Chami de Nimes, &d. D. McMillan, Paris, 1972. L'WB ÉPIQUE: UNE COH&ENCE WGUISTiQUE MYTFUQUE 273

De Peitevins e de barons d'Alveme (30621,

De Flamengs es1 e des barons de Frise 00691,

De Loherengs e de cels de Borgoigne (3077). Mais I'ensemble est encadré par des Frangais, les deux premieres De Franceis sunt les premeres escheles (3026)

La disme eschele es1 des bamns de France (3084). Ainsi les Frangais, tant6t abaruns de France~,tant6t barons de Charlemagne, sans distinction d'origine, constituent le bras guerrier de i'empereur. 11s sont aussi la source de ses décisions, ceux qui, par exemple vont juger et que le poete, alternativement, distingue de l'ensemble des conseillers:

Bavier e Saisnes sunt alet a conseill E Peitevin e Norman e Franceis; Asez i ad Alemans a Tiedeis: Icels d'Alverne i sunt li plus cuneis (1793-961, et confond avec l'ensemble des juges:

Dist : .Vos serez guarit sempres. N'i ad Francés ki vos juget a pendren (3788-89). Leur langue, le mman, est donc celle de I'empire, langue unique exprimant, face 2 la pluralité des idiomes paiens, i'unité de l'effort chrétien contre la volonté dominatrice des Sarrasins. C'est en cette langue que se manifeste, dans Aspwmont, l'opposition entre le désir conquérant d'Aumon: FRANCOIS SUARD

S'ai non Aumons et sui fur . Moie est Aifagne, Befanie la grant; Moie est Persie que tienent li Persant; Moie est Surie desci q'al flun Jordant. La terre tient de moi presue Johant.. Tot est a moi par devers Ofiant. Se or peüsce conquester Occidant, Lors hst a moi tos li mons apendanr (5357.60; 5365; 5370-72") et le pouvoir unificateur de Charles:

J'ai a non Karle; si ai Pcance a ballier Si sont a moi et Normant et Ponhier, Et Alemant et Prisson et Bavier Et Loherenc, Mansel et Bermier. Desci a Rome ai tot a justicier (5833-38).

Toute volonté unificatrice, serait-elle, come celle d'Aumon, usurpée, ne peut en effet s'exprimer que dans la langue de celui qui, sous I'autorité divine, énumere les parties d'un empire qu'il est seul a pouvoir unir. Voili pourquoi Aumon, s'adressant aux barons de Charles, leur parle dans leur propre langue, pourquoi Baligant, sommant I'empereur de se soumettre a son pouvoir, utilise le roman de l'épopée. La vraisemblance essentielle est donc la, plut6t que dans les circonstances historiques, réelles ou supposées, qui favorisent I'intercompréhension. Certaines diférences entre le Pseudo-Tuqin, texte savant, et 1'Entrée d'fipagne, chanson de geste tardive, le montrent bien. Alors que la chronique expliquait pourquoi Roland peut comprendre la langue de Ferragut, la chanson franco-italienne montre que la discussion entre Francs et Sarrasins ne peut se faire que dans une seule langue, celle dont les tenants ont pris le parti du vrai Dieu. 11 en est ainsi pour les messagers de Marsile:

Le roi saluerent en lengue Cristiaine Da part le roi Marsille qe Espaigne demaine (437-38Y0

39. Vair h Chanson d'hpremont, éd. L. Brandin, Pans, 2 vol., 2e éd. revue, 1923-24. 40. Vair L'Enlrée d'Espagne, &d.A. Thomas, Paris, 1913, 2 vol. L'UNIVERS Éi'IQUE: UNE COHÉ~U?.NCELWGUISTIQUE MYIHIQUE 275 ou pour Feragu, dont on n'évoque plus la langue ~hispaniquen, puisqu'il s'adresse i ses adversaires chrétiens dans leur propre langue, notamment au cours de I'interminable bataille qui I'oppose i Roland. A l'inverse, la langue des Sarrasins apparait come le langue de I'infidélité, une fausse langue, en somme. Dans les Chétif, des paiens s'adressent aux chrétiens en ces termes:

Cil qui vinrent avant les ont mis a raison: .Va, quels gens estes vos? Creés vos en Mahon, Margot st Apolin, ~u~iterBaraton?~ Cou disr li quens Herpins: aN'ai soing de te1 sernon.. (3997-4000)4'

De fason symbolique, le terme de semon, qui désigne les propositions hérétiques des Sarrasins, renvoie aussi i la langue qui les communique. Ailleurs, et de facon malicieuse, Renouart saura exprimer dans la langue ennemie des propositions de foi, dénaturant le parler de I'émir Balan:

En sun latin ad raisun comencé: .Comen[, diable, es N dunc crestien..?~ Dist Renewatt «Jo sui ben baptisez.>r (Chanson de Guillaume, 3248-49, 3252)

Meme si les poetes épiques restent relativement discrets sur la question du plurilinguisme, il apparait bien une certaine antinomie entre une Babel linguistique et la notion de langue épique rapportant les exploits &un pouvoir imperial centralisateur, autorisé par la défense de la foi. Sans doute les poetes savent-ils que la langue des idideles -les parlers arabes, dont ils se plaisent parfois a multiplier et i parodier les dénominations n'est pas la langue de I'épopée, ce mman preté a Charlemagne et i ses successeurs, qu'entendent les auditeurs du poeme. 11s s'en souviennent de temps i autre, soit que la revendication de véracité historique impose des effets de réel, soit lorsqu'ils veulent dénoncer dans un maniement des langues non controlé par la vraie foi, un redoutable pouvoir de fausseté. Ainsi, et contrairement au texte romanesque, le plurilinguisme n'est pas ressenti généralement comme une valeur: pour les pdtes épiques, le langage est fragile et méme suspect s'il n'est pas authentifié par une pratique, autrement dit la prédication de i'évangile et sa défense par les armes. Si Guibourc entend la voix de Guillaume alors que celui qui parle ne se comporte pas en héros, il ne s'agit pas de Guillaume, pense la dame,

Quar plusors homes se sarnblent de parler (2055).

L'unique langue possible est donc le roman de I'épopée 4'est- i-dire, pour nos textes, le frangais- et l'on en a une illustration plaisante dans Huon de Bordeaw, lorsque le héros vient de provoquer la géant Orgueilleux. Ce dernier s'adresse au jeune homme sur un ton menacant:

Vasal, dist il. ki t'a chi amen&? Petit t'ama ki t'i laissa entrer. (5009-101, mais il s'exprime dans une langue que Huon connait bien:

-Par foi, dis Hues, puis que fran~oissavés, ]e vous dirai ki m'i a amené (5011-12).

Pour le lecteur du xine également, la chose allait de soi