UNE FLEUR AU GUIDON

ANDRÉ LEDUCQ avec la collaboration de Roger BASTIDE

UNE FLEUR AU GUIDON

Préface de Michel DROIT

PRESSES DE LA CITÉ PARIS La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes cita- tions dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa premier de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Presses de la Cité, 1978. ISBN : 2-258-00449-7 PREFACE

André Leducq est entré dans ma vie — oh ! ce n'était pas hier ! — par l'intermédiaire d'un étrange appareil qui ressemblait un peu à une sorte de soucoupe volante en galalithe grenat. Une soucoupe volante de dimensions domestiques, bien sûr. En vérité, il s'agissait d'un de ces haut-parleurs qui constituait alors l'in- dispensable compagnon du volumineux poste de TSF sur le cadran duquel on pouvait effectuer un choix ému et tâtonnant entre la Tour Eiffel, Paris PTT, Radio-Vitus, le Poste Parisien, etc. Cela se passait durant l'été 1932. A cette époque, mes parents louaient, de juillet à septembre, une maison entourée d'un parc à demi sauvage, situé aux lisières d'un village nommé Presles, à quelques kilomètres de L'Isle-Adam, J'avais découvert, dans un vieux hangar, une antique drai- sienne, c'est-à-dire un de ces bizarres instruments de locomotion fort à la mode sous le Directoire, composé de deux roues que réunissait un cadre de bois, et qu'on enfourchait pour se propul- ser à l'aide des pieds traînant sur le sol. Bref, l'ancêtre de la bicyclette. C'est juché sur cette curieuse monture que j'essayais conscien- cieusement de reproduire, dans les allées mal débroussaillées du parc, les exploits d'André Leducq sur les routes du Tour de , tels que nous les décrivaient les premiers radio-reporters, qui deviendraient plus tard mes aînés, lors de mes débuts dans le journalisme radiophonique. Dès lors, le palmarès d'André Leducq et, chaque année, les différents épisodes de sa saison me devinrent beaucoup plus fami- liers que les départements ou la table de multiplications. Mes parents avaient pourtant trouvé une astucieuse façon de stimuler mes ardeurs scolaires : la promesse d'un dimanche au Vel' d'Hiv' quand Leducq y courait, ou — récompense des récom- penses — d'un mercredi soir aux Six Jours. La fuite du temps possède au moins une vertu : celle de rap- procher des générations longtemps séparées par la barrière de l'âge, permettant ainsi à des amitiés, inconcevables trente ans plus tôt, de se nouer avec naturel. Un jour de 1963, nous devîn- mes donc amis, André et moi. J'eus alors l'impression de réaliser un rêve d'enfant. Joie précieuse et finalement très rare dont je remercie le sort. Et puis, tout bien pesé, quand je vouais à André Leducq une admiration sans borne, il me paraît bien, avec le recul, qu'instinc- tivement j'avais alors fait le bon choix, comme on dit à présent. D'abord, parce que Leducq reste aujourd'hui, et restera tou- jours, l'un des plus prestigieux champions du sport cycliste français. Mais aussi, me semble-t-il, parce qu'il n'en exista jamais de plus « populaire » au meilleur et au sens le plus total du terme, c'est-à-dire pas un qui fût à ce point et spontanément aimé du public. Henri et Francis Pélissier, célébrés par la plume d'Albert Londres, étaient certes devenus des « monstres sacrés ». Pour- tant, si on les admirait pour leur exceptionnel talent de coureurs et pour leur caractère, on gardait un peu ses distances vis-à-vis d'eux. Charles, qui était leur cadet, avait ce que nous appellerions, de nos jours, un côté « play boy » plus séduisant pour l'œil que pour le cœur. Le sage et taciturne Antonin Magne n'appelait pas la familia- rité. Plus tard, Louison Bobet, malgré tout son panache, affichait une certaine réserve qui, en dépit des enthousiasmes qu'il susci- tait, se prêtait mal aux effusions. Chacun sait que apparaissait trop froid, trop calculateur pour inspirer les grands sentiments. Et la malchance de dans le compta sans doute plus pour son succès auprès des masses que ses victoires qui, pourtant, ne furent pas négligeables. André Leducq avait tout pour lui. Il parlait comme le Mont- martrois qu'il est, bien que né à Saint-Ouen ; il avait le rire facile et savait le provoquer chez les autres d'un mot, d'une repartie ; il éclatait de santé ; il plaisait aux femmes et aux foules ; il était généreux dans l'effort comme dans le contact humain ; il possé- dait le goût de la victoire et celle-ci le lui rendait bien ! enfin, quand il lui arrivait de perdre, cela se lisait au classement, jamais sur son visage ! Il n'est pas exagéré de dire qu'en France du moins, la popu- larité légendaire d'un Leducq a égalé celle d'un Carpentier, d'un Ladoumègue, d'un Borotra. Cela dépassait le sport. Leducq était une figure nationale. Aujourd'hui encore on le reconnaît, on lui adresse la parole, on l'appelle Dédé ! C'est un signe qui ne trompe pas. Le voici dans ce livre exactement tel qu'il fut toujours et qu'il est resté. J'aime ces pages, car elles ne sont pas seulement les souve- nirs d'un champion qui raconte sa carrière. D'abord, Une fleur au guidon est un document sur une certaine époque du cyclisme et sur tout son « environnement », pour employer une expression à la mode. Et puis, c'est aussi le témoignage d'un homme à qui sa réussite sportive a sans doute fait recevoir de l'existence davan- tage qu'il n'en attendait, mais qui a toujours su le lui rendre. De toutes les façons. Et aujourd'hui encore, en racontant ce que fut son aventure, en disant ce qu'est resté son amour de la vie, en laissant percevoir ce qu'est devenue sa sagesse.

Michel DROIT.

CHAPITRE I

Tout compte fait, nous ne sommes pas encore tellement toc pour des ancêtres de soixante-dix balais qui ont beaucoup bour- lingué dans leur jeunesse et encaissé quelques dures secousses, par obligations professionnelles, sur divers endroits de leur anatomie. Mais laissez-moi vous présenter Antonin et Pierre Magne, anciens coureurs cyclistes professionnels, tout comme votre serviteur. On ne s'était pas revu depuis un certain temps, et les congra- tulations d'usage ont d'abord été accompagnées de furtifs regards pour un constat sournois des ravages du temps... chez les copains. Une amitié de plus de cinquante années ne préserve pas de cette égoïste réaction tellement humaine. Nous nous sommes retrouvés dans une brasserie-tabac de l'avenue de Courcelles, proche de la clinique de la rue de Chazelles où Germaine, épouse de Tonin, venait de subir une intervention chirurgicale. Pas de complications. La patiente est entrée en convalescence et nous attendons l'heure de la visite. Tonin est encore anxieux, mais n'aurait-il aucun motif à l'être qu'il garderait le même air de gravité. Henri Desgrange l'a comparé un jour à un notaire, de province, naturellement. Vous remarquerez que les notaires, dans les citations et comparaisons, sont généralement « de province ». Tonin me fait plutôt penser, avec son œil som- bre et méditatif, ses épais sourcils qui partent en flèche et ses vastes oreilles qui finissent en pointe, à un Méphisto d'Opéra- Comique. De province, si vous y tenez. Pierre est aussi affûté que lorsqu'il courait. Mais l'âge a rendu les veines du cou plus saillantes et creusé davantage encore son visage qu'on croirait sculpté au couteau dans un tronc d'olivier. Et moi ? Comment m'ont-ils trouvé ? Chacun de nous s'est fort civilement extasié sur la belle mine des deux autres. Mais en vérité ? Disons que mon visage, naturellement sanguin, plus haut en couleur encore, pourrait laisser supposer une attirance immo- dérée pour la bonne chère, alors que je me plie, au contraire, à un régime assez strict en raison d'une allergie tenace. Pour le reste, je suis à 78 kilos. J'en pesais 70, pour une taille de 1 m 74, à 25 ans, dans tout l'éclat de ma forme. La tension est normale, et je me sens encore plein de sève. Bon pied, bon œil et le reste, oui Mesdames ! Je trouve la vie toujours belle à 75 ans, et cela m'a incité à vous conter la mienne. Un secrétaire confident m'a été affecté à cet usage. Qui pose toutes sortes de questions à la manière du fidèle Watson auprès de Sherlock Holmes, encore qu'il n'y ait point dans cette affaire de mystère à éclaircir ou d'énigme à résoudre. Non, tout droit et tout sim- ple, tout au grand jour. Mais j'ai des choses à dire et quelques petites vérités historiques à rétablir sur notre monde cycliste. Cela dit, n'allez pas nous prendre pour des anciens combattants qui se racontent interminablement leurs campagnes. Je précise : c'est moi qui ai invité Tonin et Pierre à la reconstitution de quelques grands moments de notre carrière. Celui du Tour de France 1930 pour commencer. Je vous situe le décor : Henri Desgrange, directeur de l'Auto, quotidien spor- tif, et maître tout-puissant de l'organisation, a décrété un chan- gement de formule révolutionnaire. Les coureurs d'équipes de marques de cycles ont été regroupés, « redistribués », peut-on dire, par nationalités. Nous faisons tous trois partie de l'équipe de France formée de huit coureurs. Au départ de la 16e étape, Grenoble-Evian (331 kilomètres), je porte le maillot jaune de leader du classement général, et Tonin est troisième. Imaginez à quel point notre situation est florissante : le prudent Tonin m'a invité la veille, au repas du soir, à offrir trois bouteilles de vin d'un grand millésime qu'il a choisi lui-même, en connais- seur et sans se soucier du prix. Nous avons quitté Grenoble avant l'aube, sur le coup de 3 heures. Le ciel était plein d'étoi- les, le fond de l'air plutôt froid. Un temps de montagne, mais on a connu pire. Aux premiers rayons de soleil, on a retiré les grosses jambières de laine avant d'aborder le chemin caillou- teux et malaisé du Galibier, principale difficulté du jour. Et maintenant Pierre Magne prend la parole, avec l'appli- cation du bon soldat soucieux de ne rien oublier dans son rapport : — J'attaque avec Benoît Faure, le maître grimpeur des tou- ristes-routiers 1 dans la montée du Galibier pour la prime de mille francs au sommet. Je gagne la prime. Je savais André pas très loin derrière. Je « coupe » un peu mon effort dans la descente. Il était bien meilleur descendeur et j'avais intérêt à le prendre en point de mire. J'étais donc une cinquantaine de mètres derrière lui et, tout d'un coup, dans un virage, il est parti des deux roues à la fois... un vol plané par-dessus son guidon à plus de 70 à l'heure, et il s'est retrouvé assommé sur la route une dizaine de mètres devant son vélo... La première chose que j'ai faite, je l'ai pris sous les aisselles, et je l'ai tiré sur le bas-côté... Il était groggy, hébété, les mains et les genoux en sang, hors d'état d'arranger son vélo... — La première image un peu claire dont je me souviens, dis-je, je te revois en train de remettre mes freins en état. — Marcel Bidot est arrivé, reprend Pierre. Il essayait de te réconforter. Moi, je continuais de m'occuper du vélo. — Non, cela c'est après la seconde chute, interrompt Tonin. — Non, après la première, maintient Pierre. Je tranche : — Après ma première chute, il n'y avait que Pierre et Marcel avec moi. Tonin hérisse le sourcil mais doit concéder : — Exact. Je suis arrivé après ta seconde chute. Il y avait eu la descente du Galibier. Et nous sommes arrivés sur vous, avec Charles Pélissier et Julou Merviel, après Valloire, dans la mon- tée du col du Télégraphe. Tu étais assis sur une grosse pierre, accroupi, la tête dans les mains et tu chialais. Sacré Tonin ! J'aurais voulu le voir à ma place... Je me vidais un bidon de thé sur le genou saignant, machinalement... Je n'avais qu'une pensée : tout était fichu... Et j'appelais : « Maman ! Maman ! »... Comme un môme ! J'avais mal dans tout le corps. Dans la fin de la descente du Galibier, déjà... Le plus ter- rible, c'était de ne pouvoir serrer le guidon avec tous mes doigts à vif. Mais c'est dans la montée du col du Télégraphe que je suis tombé pour la seconde fois, presque à 5 à l'heure, une pédale endommagée dans la chute précédente avait cassé net. — On était tous affolés, assure Pierre. On avait prélevé une pédale sur le vélo d'un spectateur. Je ne sais même pas si on lui avait demandé l'autorisation, d'ailleurs... Je proteste : — Mais si, et j'ai fait sa connaissance, plus tard, pour le remercier.

1. On appelait ainsi des coureurs, en général plutôt modestes, qui prenaient le départ du Tour à titre individuel. Il s'appelait Monsieur Bez et il était cheminot à Modane. Il est décédé depuis. — Une pédale, c'était très bien, commente Tonin, mais il fallait retirer du vélo d'André le corps de la pédale brisée resté dans la « cage » de pédale, et cela, on ne peut le faire à la main. Il faut, pour dévisser, une clé plate spéciale. Nous n'en avions pas. Et l'unique camionnette de dépannage affectée à l'échelon course, à cette époque, roulait derrière le dernier coureur, c'est-à-dire hors de notre portée. André allait rester là avec un vélo indépannable. Et nous avec lui, notre leader... Il n'y avait pas foule dans ce coin isolé de montagne, Marcel Bidot courait de l'un à l'autre, demandant inlassablement : « Vous n'avez pas une clé ? Vous n'avez pas une clé ? » Et le miracle, car ce fut un miracle, s'est produit ! Il s'est trouvé un spectateur ayant dans sa trousse une clé plate exactement de la largeur de la pédale, au dixième de millimètre près. Le plus curieux, cet homme qui avait une clé pour vélo était sur une moto. — On n'a plus pris, dis-je, le temps de lui demander son nom, à notre sauveur. La pédale était déjà vissée, vous m'avez porté sur le vélo, on est reparti, tous les six. — Le hasard seul nous regroupait, précise Tonin, les six rescapés de l'équipe de France. Arrivés à Saint-Michel-de-Mau- rienne, on nous crie : « Neuf minutes de retard ! » Il y avait devant l'Italien Guerra, second du classement général, et le Belge Demuysère. J'objecte : — Il n'y avait pas Demuysère ! Tonin, cette fois, n'accepte pas. Il hausse même le ton : — Demuysère était dans le coup ! Qu'est-ce que tu crois ! Et devant, j'imagine qu'ils ont bricolé. Cela n'a pas été très franc entre Guerra et Demuysère... — Nous, en revanche ! s'exclame Pierre avec un accent de ferveur rétrospective. Je crois qu'on a parcouru cent kilomètres sans s'adresser un mot. On se relayait, on roulait, on se repla- çait, on reprenait son tour de relais. — Le premier largué, hélas ! a été Julou Merviel, déplore Tonin. Il n'a pu digérer les cinq premiers kilomètres. Nous étions moralement « dynamisés », c'est certain. Nous avons parcouru cent kilomètres à une allure de poursuiteurs olympi- ques. Vous rendez-vous compte, aujourd'hui, quel boum cela ferait à la télévision ? Neuf minutes et des poussières de retard, pas loin de dix minutes, et on est revenus ! J'interviens en contre : — Nous avions plus que cela de retard ! J'avais perdu le maillot jaune ! Mais il s'obstine : — Tu ne l'avais perdu que d'une dizaine de secondes. L'im- portant, c'est que nous avons écrit ce jour-là une grande page de l'histoire du Tour. La chute de Petit-Breton en 1913, Chris- tophe brasant sa fourche à la forge de Sainte-Marie-de-Campan, et nous ce jour-là. Ce sont ces morceaux de bravoure qui font la légende du Tour ! » Il adore les belles phrases des manuels classiques, notre Tonin. Une pause, pour bien apprécier, et il revient à nos moutons : — Une fois dans la vallée, on en a recueilli quelques-uns dans notre poursuite, relance-t-il. Des touristes-routiers, des Belges, des Espagnols. Ils se sont mis dans la roue. Ils ont eu l'élégance de ne pas nous gêner. Alors là, je ne peux pas le laisser aller, je coupe : — Voyons, rappelle-toi, Tonin, quelques-uns nous ont aidés parmi les touristes-routiers, Mazeyrat, par exemple. — Non ! soutient-il sèchement. Et Pierre vole au secours de son frère : — D'abord, on ne leur demandait pas de nous aider ! Tonin donne maintenant dans le doctoral : — Ce qui est gênant, c'est de couper une ligne de chasse. Ils ne l'ont pas fait, je leur rends hommage sur ce point. Pas de doute, ils tiennent à leur image devant la postérité, les frères Magne : « La poursuite infernale des tricolores seuls contre tous. » Me voilà en minorité, mais en mon âme et conscience, je peux vous certifier que des gars, parmi les tou- ristes-routiers, nous ont donné un coup de main. Mazeyrat, de Clermont-Ferrand, le premier, a relayé. Et Berton, le Troyen, qui était un élève de Marcel Bidot. Le sentiment national a joué, et l'amitié. Mais je ne me permets plus d'insister. — On nous communiquait les temps, dit Tonin. A quatre minutes de retard, André avait repris le « paletot ». Informés aussi, devant, Guerra et les autres n'ont plus insisté. Ils se sont relevés. Nous étions une quinzaine dans le peloton de tête. Le train est tombé à 2 à l'heure. J'approuve : — Le col des Aravis, pour finir, on l'a monté plan-plan, on était tous ratatinés. Nous et les autres. Je m'étais rebecqueté petit à petit, au cours de cette longue chasse. La douleur s'estompe dans l'action, c'est bien connu. Et puis, la volonté de chacun de nous était multipliée par celle qu'il sentait chez les autres. Le grand Charles, en premier, notre capitaine, avait été formidable, payant plus que d'exemple durant toute la durée de la poursuite. Et quand on a aperçu, enfin, au bout de la route qui conduit vers Albertville, la poussière du groupe Guerra-Demuysère (puisqu'il était devant, Demuy- sère) et des voitures qui le suivaient, un énorme poids a été retiré de ma poitrine. J'ai eu envie de rigoler, de lancer des blagues autour de moi, mais sûr qu'il s'en serait trouvé un pour me rappeler : « Tiens, tu n'appelles plus ta maman ? » Nous avions repris la situation en main, et nous avons tous pensé, dans l'équipe, à faire gagner l'étape à Charles. Je l'ai prévenu : — Pierre lancera le sprint au dernier kilomètre. Tu te mets dans ma roue. Je le relaye, puis tu passes. Pierre et moi avons bien manœuvré comme prévu, sous la pluie d'orage qui s'était mise à tomber, mais Charles, je l'ai vainement attendu, il n'est pas apparu à ma hauteur, et j'ai dû franchir la ligne le premier. Comme je m'en étonnais un peu plus tard, alors que nous venions tout juste de reprendre notre souffle, Charles a répondu simplement : « Passer ? Il aurait fallu pouvoir... » — La vérité doit être rétablie sur ce point, insiste Pierre. Leducq vainqueur, après tout ce qui s'était passé au cours de cette étape, cela a pu paraître bizarre. On a pu croire qu'il y avait eu complaisance de la part de certains de nos adversai- res. Or, c'est Charles que nous voulions faire gagner, dans l'équipe de France. Mais il avait tout donné, il était à bout... André, au contraire, était ressuscité, et le soir, il nous a chanté : « Le pinard, c'est de la vinasse ! » — Et toi, dis-je, tu as sauté sur ton crayon pour vérifier combien nous avions gagné. Mais Pierre dément : — Faut pas vous tromper, c'est Julou Merviel qui faisait les comptes. — Accordez vos violons, les gars ! Le jour de la réception de nos 70 ans avec Tonin, à l'Equipe, Jef Mauclair m'a dit que c'était lui le comptable. — Mais il n'était plus là, oppose Pierre, il avait abandonné ! — Bah, je savais bien, dans le fond, que ce n'était pas lui le comptable, cela lui faisait plaisir de le dire, je n'ai pas voulu le contrarier. Mais il me semblait que c'était toi. Tu nous lisais tout de même l'Auto, chaque soir, pour nous signaler les primes attribuées dans les traversées des villages et des villes de l'étape du lendemain. Tiens, j'ai gagné un superbe pardessus qui m'a duré de nombreux hivers. Il était offert par un tailleur du faubourg Montmartre, installé dans la cour de l'Auto, qui est aujourd'hui celle de l'Equipe. On continue d'évoquer des petits détails de ce genre, entre vieux professionnels. Et voilà que mon Watson, si discret jus- que-là, nous remobilise pour l'épopée ! — Ce qu'il y eut d'admirable dans votre aventure, risque-t-il, ce qui enflamma les foules de l'époque, ce fut cette entente sans arrière-pensée, cette amitié qui vous unit spontanément. Vous étiez adversaires jusqu'au départ de ce Tour de France. Leducq, coureur des cycles Alcyon, Antonin et Pierre Magne des cycles Alleluia, et on vous demandait de faire cause com- mune. Cela ne vous a-t-il pas posé des problèmes ? Parole, il parle comme Antonin Magne, mon Watson !... Et c'est Tonin, bien sûr, qui explique : — D'adversaires, nous devenions équipiers, c'est vrai. Mais nous n'y avons jamais pensé, cela nous a paru tout naturel. Le frangin vient au relais : — Tenez, Charles Pélissier. C'était le chouchou d'Henri Des- grange, le grand patron. Il n'y en avait que pour lui dans les colonnes de l'Auto, cela nous irritait parfois, et on ne lui faisait pas de cadeaux. Eh bien, Charles dans l'équipe nationale avec nous, il s'est trouvé dans la famille. Tonin-la-Sentence hoche le chef : — Jusqu'en 1934, ce fut merveilleux. Ce changement de for- mule, ce n'est pas nous qu'il dérangeait, il a d'abord provoqué la colère des constructeurs de cycles. Le plus puissant d'entre eux, M. Edmond Gentil, patron des cycles Alcyon, avait eu une sévère prise de bec avec Henri Desgrange. Puis il a découvert ceci : Desgrange, organisateur, prenait les coureurs entièrement en charge pendant la durée de l'épreuve. Il leur fournissait une bicyclette de marque anonyme, de couleur jaune et portant le label de l'Auto, journal organisateur. Du coup, les construc- teurs de cycles économisaient les primes de victoires d'étape et du classement général, et ils supprimaient même à leurs cou- reurs leur mensualité du mois de juillet. Cela devenait une affaire pour eux, et il ne faut pas oublier que l'industrie fran- çaise du cycle était dans une période de crise depuis 1922. Là j'approuve, je bondis : — Tu l'as dit, Tonin ! Cela n'a pas empêché M. Edmond Gentil de se faire une publicité énorme sur mon nom après ma victoire : André Leducq est un champion d'Alcyon, pneus Dunlop. Vous pigez la nuance : je gagnais le Tour sur un vélo anonyme, mais j'étais quand même un champion d'Alcyon ! Et je n'ai pas touché un fifrelin sur cette publicité. Et le vélo sur lequel j'ai gagné ce Tour, comme je tenais à le garder, je l'ai racheté avec mon propre argent à l'organisation ! C'est plus fort que moi, ces petits trucs mesquins, je ne les ai pas encore encaissés, même cinquante ans après. Mais mon Watson provoque une apaisante diversion : — Comment cette équipe de France, formée de coureurs de marques différentes, a-t-elle pris contact et dressé ses plans ? Excellente question. Nous avons été réunis, les huit coureurs sélectionnés, quelques jours avant le départ, dans un restaurant du Marché Saint-Honoré. J'en suis devenu un client, par la suite, mais je n'arrive plus à en retrouver le nom. — Henri Desgrange était-il présent ? interroge encore Watson. — Oui, dis-je. — Non, rétorque Tonin, c'est Lucien Cazalis, son âme dam- née, qui le représentait. Pierre reste indécis. (Je dois avoir raison, mais il n'ose contrarier le grand frère.) On se chamaille un moment, on ne se souvient plus. Ah ! Ce n'est pas si facile de refaire l'histoire ! Desgrange ou pas, peu importe, Pierre revient sur un problème plus réaliste : — Ce qui nous intéressait, c'était la façon dont on parta- gerait l'argent gagné. On a décidé que ce serait en parts égales, au prorata des étapes parcourues en cas d'abandon. On ne nous avait pas affecté de directeur sportif. On a nommé Charles Pélis- sier capitaine. C'était un gentleman, Charles. On avait du res- pect pour lui. Il parlait sérieux, on l'écoutait. Et puis, quel ambassadeur pour nous auprès de Desgrange ! Vous avez dû mesurer, depuis le début de notre entretien, le bon sens et la lucidité de Pierre. Pourtant, au nom de Magne, c'est le prénom d'Antonin que l'on associe. Et pour cause. C'est Tonin qui a gagné deux Tours de France et qui a été champion du Monde, entre autres victoires. Pierre, de trois ans son cadet, est passé à côté de la cible. Pourtant, je ne suis pas sûr qu'il n'ait pas été meilleur grimpeur, et même, meilleur tacticien. Dans les rangs amateurs déjà, il nous faisait plus de misères qu'Antonin, à nous autres les petits seigneurs du Vélo-Club de Levallois, le célèbre V.C.L., conservatoire du cyclisme français. « Creuset de l'élite », dirait Tonin. Dans Paris-Evreux, une clas- sique très recherchée, en 1925, nous attaquons dès le départ, nous sommes une demi-douzaine du V.C.L. en tête : Hamel, Bocher, Sausin, Robert Georges, Wambst, Leducq. Rien que des « gros-bras », comme l'on disait déjà, avec dans notre ombre, le seul Pierre Magne de la Société Sportive de Suresnes. Et il nous a tous battus ! — Et pourtant, je n'ai jamais été invité à entrer au V.C.L., rappelle-t-il d'un ton amer. Je m'excuse au nom de notre défunt maître bien-aimé Paul Ruinart, le « Père La Ruine », mais en même temps... j'en rajoute involontairement ! — Et Ruinart n'a jamais voulu prendre Tonin non plus. Allez savoir pourquoi ! Gros froissement de dignité, Tonin s'est raidi sur sa chaise : — Quinze ans plus tard, laisse-t-il tomber, il a fait amende honorable, ton Ruinart. « Ce fut l'une des grosses erreurs de ma carrière » a-t-il déclaré publiquement dans un banquet après ma victoire au championnat du Monde de 1936 à Berne. Allons, l'honneur est sauf de ce côté. Il avait l'œil pour détecter les jeunes talents, le « Père La Ruine », sa longue carrière d'éducateur en témoigne, mais il était capricieux et sectaire en diable, et il avait ses têtes. Bien élevés, bien sérieux et bien modestes, ces frères Magne étaient peut-être, précisé- ment, trop effacés à son goût. Il aimait bien, le Vieux, qu'une jeune personnalité s'exprime, même avec une pointe d'imperti- nence. Ce n'était pas le genre de la famille Magne. — A l'intérieur du V.C.L., vous étiez unis mais, à l'extérieur, vous ne connaissiez plus personne ! me reproche encore Pierre, comme si le départ de notre dernier inter-club datait de l'avant- veille. C'est parfaitement injuste. J'étais copain avec ceux du C.A.S.G. Blanc-Garin, Vugé et avec beaucoup d'autres, même s'ils nous tiraient la bourre. On était fiers d'être du V.C.L., c'est vrai, mais on ne croyait pas pour cela appartenir à une race supérieure. Il le sait bien, Pierre, mais je comprends qu'il veuille lancer quelques pointes. Et à propos de pointes, son destin de champion a tenu à une aiguille qui s'est plantée... bref, manque de pot, c'est le cas de le dire. Je le branche sur la question. Il a un petit rire désabusé : — C'était juste avant le départ du Tour de France 1932 que j'allais courir dans l'équipe de France, évoque-t-il. A l'époque nous n'étions pas dorlotés comme aujourd'hui. J'étais à la ferme familiale de Livry-Gargan, et je réparais mes boyaux. Je pose l'aiguille sur une chaise à plateau de bois, mon attention est détournée par d'autres occupations, je l'oublie et, un peu plus tard... je m'assois dessus ! Elle a pénétré pronfondément dans les chairs... N'émergeait plus que le têton. J'ai dû marcher pour me rendre à la clinique, et elle s'est déplacée un peu plus encore. L'incision a été très délicate et il n'était plus question que je participe au Tour. Je compatis : — C'était la poisse, mon pauvre Pierre... Mais cela me paraît un peu faible, et j'imagine d'amener un peu plus de gaieté en plaçant une anecdote : — Tu étais hors de combat, et je suis allé voir Desgrange pour lui suggérer de te remplacer par Julien Moineau. On était à 48 heures du départ, je crois, il était furieux, et sais-tu quelle

1. CASG : Club Athlétique des sports généraux. fut sa réflexion à ton sujet : « Insensé ! Comment peut-on pren- dre son cul pour une pelote d'épingles ! » Je pensais qu'il y avait prescription, mais ce joli trait de gentillesse ne déride pas les deux frangins. Bien au contraire. Tonin a pris son air des petits matins d'exécution capitale : — Cela ne me surprend pas, dit-il. En 1934, j'ai proposé Pierre à Desgrange pour compléter l'équipe de France du Tour. « Il n'y a pas de Pierre, m'a-t-il signifié aussi sec. C'est vous ou rien ! » Il fallait plier, je n'avais pas le choix. En somme, le Père Desgrange, comme Napoléon auquel on l'a souvent comparé, se refusait à promouvoir un homme qui n'avait pas la chance avec lui. Pierre était définitivement banni du Tour. Il refait le compte de ses malheurs : — J'ai débuté dans le Tour en même temps que vous deux, en 1927 et je l'ai couru, avec vous, jusqu'en 1930. Je progressais d'une année à l'autre, j'avais 25 ans en 1932, mais du jour où j'en ai été écarté, je n'ai plus apporté la même conviction à faire le métier. Dans une soirée d'euphorie à Evian, en 1930, Desgrange est venu nous féliciter, et il nous a annoncé que l'équipe serait reconduite intégralement l'année suivante. Mais l'engagement n'a pas été tenu en ce qui concernait Marcel Bidot, Julou Merviel et moi-même. Victor Fontan, lui, s'était retiré des compétitions. C'est la poisse, mon pauvre Pierre, « la griffe implacable du destin », dirait Frère Tonin. Je l'aime bien, Pierre. Il avait l'habitude de manger les œufs au plat retournés, le jaune voilé par le blanc. Quand nous approchions d'un ravitaillement sur la route, je lui criais souvent : « Bien cuits, les œufs ! » Ce rappel de notre bonne vieille plaisanterie aurait dû l'amu- ser... Mais non, j'ai encore raté une marche ! — Un œuf en appelle un autre, enchaîne-t-il presque avec rancune. Souviens-toi de cette étape en Bretagne, en 1930. Tu m'as demandé s'il ne me restait pas un œuf dans ma musette, et je te l'ai donné. Tu as visé un touriste-routier qui nous agaçait depuis un moment avec ses tentatives de démarrages, et l'œuf a atterri sur la tête bandée d'un Italien, Frascarelli, tombé la veille. Cela lui a fait très mal, et il a cherché l'auteur de ce mauvais coup. Sans le trouver. Un an plus tard, je dispute le Tour d'Allemagne. La fatalité a voulu que ma chambre, un soir, soit en face de celle de Frascarelli. On se retrouve nez à nez sur le palier. Il pousse un hurlement de commando : « Ouovo ! Ouovo ! » et me saute dessus ! On a déboulé tout l'étage comme dans une bagarre de western. C'est Julien Moi- neau qui nous a séparés. Je me demande bien comment il avait pu apprendre que c'était moi qui t'avais donné l'œuf dans l'étape du Tour. Peut-être même croyait-il que c'était moi qui l'avais lancé ! Pas d'erreur, pauvre Pierre, c'est bien « la griffe implacable du destin »... Et à Tonin, combien de coups fourrés lui ai-je faits ! D'abord déconcerté, perdu, il en étudiait ensuite le mécanisme avec un sérieux imperturbable pour finir immanqua- blement par un hochement de tête à la fois désolé et admiratif dont la traduction pouvait être : « Il ne changera jamais, ce sacré Dédé ! » Un échantillon ? Cela doit se situer en 1939. Nous voyageons en train, tous les deux, avec Maurice Archambaud. Tonin doit s'absenter du compartiment. Je saute aussitôt sur sa valise, j'en fais le rapide inventaire, et je découvre une superbe paire de chaussettes neuves, encore cousues, avec l'étiquette du prix, 10 francs, je crois. Je les fais disparaître dans ma poche et remets la valise en place. Et au retour de Tonin, négligemment : — Dis donc, j'ai une affaire à te proposer. L'intérêt chasse progressivement la méfiance de son œil sombre : — De quoi s'agit-il ? — Une paire de chaussettes toutes neuves, pur fil, pour 10 francs seulement. Elles sont malheureusement trop grandes pour moi, mais elles devraient t'aller. Il demande à les voir, les examine longuement. On mar- chande un petit moment, pour le principe. Adjugé, je touche les 10 francs, et Tonin prend possession des chaussettes... qui lui appartiennent. Il ne le découvrira que le lendemain matin, en ouvrant sa valise pour prendre sa trousse de toilette. Non, ce n'était pas un coup d'arnaque. Je lui ai rendu ses deux thunes. Magne-Leducq, Leducq-Magne. Equipiers unis, rivaux amis, nous avons accompli toute notre carrière côte à côte. Nous appartenons à la même classe de mobilisation, la 24. Nous sommes nés tous deux en février 1904, Tonin le 15 et moi le 27. Ensemble, nous avons fêté nos 70 ans dans les salons du journal l'Equipe sur l'invitation de Jacques Goddet et de Felix Levitan, directeurs du Tour de France. De vieux compa- gnons étaient venus d'un peu partout, et nous savons que ce n'était pas uniquement pour figurer sur la photo. Nous avons gagné deux Tours de France chacun, ce qui nous situe à égalité de classe encore dans la hiérarchie cycliste. Et nous avons fait nos adieux au Tour la main dans la main, en nous partageant en frères, sur la défunte piste du Parc des Princes, la victoire dans la 21 et dernière étape Lille-Paris, le dimanche 31 juillet 1938. Voyez Tonin, le dur-à-cuire, ses traits se détendent, le regard s'adoucit, il fond à l'évocation de cette héroïque chevauchée. Dédé et Tonin, les deux vétérans glorieux, unis comme les doigts de la main, ont échappé à la meute déchaînée. Il va nous servir du Castor et Pollux. De l'Oreste façon Pylade... Non ? Il fronce les sourcils... Je sais, je sais, je ne serai jamais sérieux. — Eh bien : à toi Tonin, raconte ! Il s'éclaircit d'abord la voix. Parole, c'est pourtant vrai qu'il a la petite boule dans la gorge : — 1938, c'est un Tour que je n'aurais jamais dû faire, expose-t-il, et que je n'aurais pas couru sans l'insistance de mon entourage. André et moi étions dans notre trente-cinquième année. Nous sentions que c'était la fin, mais les organisateurs ont encore réussi à nous enrôler. André pour éduquer les jeu- nes de l'équipe des « Cadets » qui, soit dit en passant, était patronnée, déjà, par une firme publicitaire, « Pernod », et moi pour exercer les fonctions de capitaine de l'équipe nationale. En ce qui me concerne, cela a plutôt mal tourné. Le journal l'Humanité m'avait proposé de donner mes impressions dans ses colonnes. J'avais d'abord refusé pour ne pas avoir d'his- toires avec les organisateurs... et c'est Henri Desgrange lui- même qui m'a demandé d'accepter, sans doute pour démon- trer son impartialité. Mais la tension politique était vive, à l'époque et la presse de droite, dans son ensemble, me voyant collaborer à l'Humanité, ne m'a pas épargné. Il paraît que je ne me conduisais pas en bon équipier auprès de notre leader, le jeune Victor Cosson, troisième du classement général. Je précise que ce n'était nullement l'opinion de Cosson lui-même et qu'on peut le lui demander aujourd'hui encore. Mais on connaît la toute-puissance de la presse écrite (plus encore avant l'avènement de la télévision), et j'étais assez affecté par ces cri- tiques malveillantes. Venons-en à cette dernière étape, Lille- Paris. Il fait une chaleur à crever. Le résultat est acquis, Gino Bartali est vainqueur du Tour et le peloton traînaille. On chasse la canette à tout va, mais j'observe qu'André, lui, n'en prend pas une seule. On continue dans les mêmes dispositions som- nolentes. On va bientôt aborder la côte de Vallangoujard et je me souviens : c'est dans cette côte qu'André Leducq a démarré, dans le Tour de France de nos débuts, en 1927, pour enlever la dernière étape, Dunkerque-Paris. Alors, vigilance, vigilance ! Je le vois se rapprocher des trois ou quatre premiers. Je me rap- proche aussi, mine de rien. Mais je ne me place pas dans sa roue afin de ne pas éveiller son attention, je laisse toujours un gars ou deux entre nous. Je voyais juste... Il est parfois difficile de déceler, chez Tonin, s'il joue les naïfs ou s'il l'est vraiment. Une mise au point s'impose : — Bon, tu voyais juste, mais pour Tonin-le-Sage qui me connaissait depuis quinze ans, cela ne valait pas une question à vingt balles. Et tu te figures vraiment que je ne me doutais pas que tu « borgnotais 1 »? Je suis parti comme une flèche, avoue ! Je les avais retrouvées, dans cette côte, mes jambes de 1927, mes jambes de vingt-trois ans ! Je l'ai piqué au vif : — N'empêche, réplique-t-il, que cent mètres après ton démar- rage, j'étais revenu dans ta roue. Tu ne t'en es pas aperçu. Tu as pensé que tu étais tout seul. Tu as fait toute la fin de la côte sans te retourner. Il y tient, décidément, au coup du naïf. Je le rembarre : — Il fallait d'abord creuser l'écart et je n'avais pas pour habitude, souviens-toi, de me retourner à tout bout de champ. — Tu as roulé pendant deux cents mètres encore une fois arrivé sur le plateau. — Tout juste, Auguste ! Puis je me suis retourné... enfin ! Et je t'ai crié : « Allez Tonin, on part tous les deux ! » Et qu'est-ce que tu m'as répondu ? — Que je ne pouvais pas faire cela. — J'ai réitéré : « Allez Tonin ! » Et tu m'as expliqué que tu allais encore être accusé de haute trahison vis-à-vis de ton lea- der, Victor Cosson. Qu'est-ce que je t'ai dit alors ? Un silence « made in Livry-Gargan ». Du béton. — Qu'est-ce que je t'ai dit ? Le silence se solidifie à vue d'œil. Eloignez le bout brûlant de la cigarette, il ne parlera pas : — Je t'ai dit : « Tu seras toujours aussi con ! », et j'ai conti- nué de foncer. Ouf ! Le plus dur est fait. Tonin se ressaisit. Exactement comme il le fit ce fameux jour : — Je me suis retourné, dit-il. Le trou était fait... par toi tout seul. A partir de là, j'ai relayé. On ne pouvait plus rien me reprocher. On roule tous les deux comme des jeunes fous. Allégresse. Puis angoisse : ma cuvette fixe de pédalier s'était desserrée. A chaque tour de pédale, la manivelle tapait dans le cadre et je n'ai pas pu suivre Tonin dans la montée du Cœur-Volant : — J'aurais pu arriver seul, souligne-t-il en appuyant d'un clin d'œil ironique. Mais nous avions conclu un pacte, je t'ai attendu. On l'a escaladé à 2 à l'heure, ce Cœur-Volant, j'ai eu l'impression qu'on n'en finirait jamais.

1. Borgnoter : quelqu'un par-dessous, hypocritement. C'eût été bien cruel, Marquise, avec le triomphe qui nous attendait au Parc des Princes. Aux portes mêmes du vélodrome, dans la rue de la Tourelle, nous avons mis notre scénario au point. Pas de sprint, on allait entrer en frères. Tonin s'est écarté, je me suis porté à sa hauteur, mon bras droit autour de sa taille, son bras gauche sur mes épaules. Clameurs. Explo- sions. Foule en délire. C'était la chanson de Piaf avant la lettre ! Notre minute d'attendrissement a été interrompue par Watson. On commençait à l'oublier alors qu'il n'a cessé de veiller au grain : — En toute sincérité, interroge-t-il, l'aviez-vous ou non mis au point ce numéro des adieux ? Tonin s'est forgé aussitôt une expression distante de citoyen au-dessus de tout soupçon. Mais je ne vois aucune raison de ne pas apporter mon témoignage : — Nous en avions parlé une fois, dis-je, quelques jours auparavant, mais d'une manière assez vague, comme d'un miri- fique projet impossible à réaliser. C'était dans le bas du col de l'Iseran. Et j'ajoute, puisque nous en sommes aux confessions : — En haut, je n'aurais pas pu discuter, j'étais tout seul... et très, très loin derrière, en danger même d'être éliminé. Le conducteur de l'ambulance me criait de m'accrocher à sa por- tière. Nous étions seuls dans la nature. J'ai refusé. C'était mon dernier Tour de France, je ne voulais pas le finir dans le déshonneur. — Plus d'un l'a fait, pourtant, assure Pierre Magne. Mais le record, je crois que c'est Charles en 1929. Il était plus qu'accro- ché, littéralement aspiré sous les yeux de Desgrange impassible dans sa Hotschkiss. « Vous ne voyez pas clair ? » lui ai-je crié. Il m'aurait fusillé sur place ! Cela a fait toute une histoire à la Fédération de cyclisme. Le premier moment de colère passé, nous autres, coureurs, n'aurions pas donné suite, mais notre directeur sportif de l'équipe Alleluia, Léopold Alibert, nous a forcés à témoigner. Drôle de situation : si nous chargeons Char- les, nous sommes sûrs de ne plus faire le Tour ! Nous sommes arrivés devant la table ronde du président de la Fédération, M. Achille Legros et nous avons tout nié. En bloc ! Le prési- dent, après nous avoir copieusement enguirlandés, n'a plus su comment nous prendre. Nous nous en sommes finalement tirés... » Je ricane et conclus méchamment : — Bravo, mais c'est comme ça qu'on fait de la mauvaise justice ! Et je sais maintenant pourquoi le Père Desgrange n'aimait pas tellement voir ce brave Pierre Magne sur son Tour... Nous nous sommes séparés après avoir rendu visite, en cli- nique, à Germaine Magne, optimiste et impatiente de regagner ses foyers. Mais les frères Magne ont encore été pour moi, sans s'en douter, de précieux équipiers. Ils m'ont permis d'amorcer mon histoire en vous présentant Paul Ruinart, Henri Desgrange, Charles Pélissier, autant de personnalités qui ont profondément marqué ma carrière. Nous les retrouverons dans le cours de mon récit. La distribution n'est pas encore complète. De beau- coup s'en faut. Il y manque notamment les rôles féminins. Patience, nous y viendrons en temps voulu. Il me paraît plus convenable de vous présenter d'abord ma famille. CHAPITRE 2

Je roule doucement dans Saint-Ouen, en pèlerinage pour ainsi dire. Je prends soin de ne pas m'écarter, au volant de ma Fiat, d'un itinéraire qui me fut autrefois familier... autre- ment je me paumerais, tout a tellement changé. Il reste pour- tant quelques vestiges de ma jeunesse : j'ai participé à la construction de cette grande marquise qui abrite une épicerie, avenue Gabriel-Péri. Apprenti dans une entreprise de charpen- tes métalliques, à quinze ans, j'aidais à poser les rivets. Me voici avenue Michelet. Thoin, le marbrier, a toujours son magasin. Mon père a couru à vélo avec son père (ou grand-père ?). Ils étaient sociétaires du C.T.O., le Cyclo-Touriste Ouennais. On disait alors les Saintouennais et non les Audoniens. Je revois encore, sur cette avenue, au passage d'une course, un gars étendu, tout en sang, sur le bitume. Je devais avoir quatre ou cinq ans. Et je me revois, un peu plus tard, en 1912, derrière le corbillard de mon grand-père. Ça marque, à huit ans, l'enter- rement d'un patriarche bien-aimé. Ici se dressait l'usine de lithinées du docteur Gustin. Ma grand-mère paternelle habitait tout près, au 78 de l'avenue. Les clameurs du stade de Saint- Ouen proche arrivaient jusqu'à l'appartement, et grand-mère commentait immanquablement : « C'est encore le foutebaalle ! » Me voici rue des Rosiers. Un peu plus loin derrière, la rue de la Chapelle et la première école communale que j'ai fré- quentée. Nous les mômes l'appelions : « Cayenne » et enton- nions un chant un brin séditieux commençant par : « En chas- sant tous les Cayennes... » Ce qui traduisait assez fidèlement notre opinion sur l'instruction laïque et obligatoire. Cette petite maison aux volets verts, dans la rue Paul-Bert, mon père l'avait aménagée en entrepôt pour son affaire de récu- pération de vieux pneus. Je tourne à gauche, rue Jules-Vallès, et voici le passage Vidal où vécut ma grand-mère maternelle. Une bande de terre et d'herbes folles de moins de deux mètres entre deux rangées de maisons basses délabrées et de cabanes en bois. Je descends de voiture. Une petite vieille à cheveux gris, alerte et proprette, vient au-devant de moi : — Ce passage, c'est encore ce qui a le moins changé dans le coin, dis-je. Elle semble prendre cela pour un compliment : — Mais dans un mois, tout sera démoli, m'informe-t-elle sur un ton réprobateur. — Vous allez être obligée de partir, alors ? Elle me désigne le monstrueux building vitré qui mange le ciel, au bout du terrain vague hérissé d'échafaudages, une cen- taine de mètres sur la gauche, aux frontières du périphérique : — Ils m'offrent quelque chose là-dedans, lâche-t-elle avec mépris, mais cela ne me plaît pas. Je préfère aller chez des neveux qui ont une bicoque dans la Nièvre. Et ce ne sera pas pour elle un déménagement, mais un exode. Je progresse dans le passage en pateaugeant dans les flaques. Cela, du moins, est bien resté comme au temps de ma grand- mère. Je dois avoir l'air fin, en tenue de ville... Le gars qui m'observe, immobile sur le seuil de son jardin, vingt mètres plus loin, est mieux adapté au terrain : bottes de caoutchouc, blouson et casquette de cuir munie de rabats pour protéger ses oreilles. Massif et grisonnant, il paraît avoir mon âge. Je le salue et me présente : Leducq. « Mais je connais ! » s'exclame- t-il. Ce qui est toujours agréable à entendre. Il se tourne vers la maison et appelle : « Simone ! » Sa compagne, dans nos âges, apparaît. Elle traverse le jardin sans se presser, frottant ses mains, qui portent des traces de farine, contre son tablier. « C'est un Leducq ! » annonce l'homme. Et la voilà qui s'anime : « Vous êtes un Leducq ? » — Je confirme. Je leur parle de ma grand-mère, de mes parents. Mais oui ! Ils les ont connus ! La dame prend un air attristé : « Cette pauvre Raymonde qui est morte récemment... » — Je prends un air surpris : « Comment, ma cousine ? » La voilà étonnée : « Ce n'était pas votre soeur ? » — Pas du tout ! Ma sœur, c'est Marcelle. Elle est retirée en Normandie avec son mari. Elle se porte très bien à 77 ans. Raymonde, c'était une cousine. Celle qui était mariée avec Zanfretta, du cirque Zanfretta. — Vous ne saviez pas, alors, qu'elle était morte ? Et la brave femme se sent soudain gênée comme si elle avait une part de responsabilité dans cette fâcheuse nouvelle. Je bre- douille : — Euh, non... On s'était perdu de vue... Faudra que j'écrive... Quelques mots encore et je prends congé. Je poursuis ma quête de souvenirs. Rue Biron, à une encâblure du Marché-Biron. N'oubliez pas le guide, mesdames, messieurs : ici, au 17 de la rue, est né l'illustre André Leducq, artiste en vélocipédie et accessoirement joyeux drille... La maison de deux étages est toujours debout, habitée même. Ses murs craquelés, écaillés, grisâtres, s'efforcent de garder bonne apparence. On a peine à imaginer que des mômes ont pris du bon temps dans ce jardin avec ses maigres touffes d'herbe fanée entre les cailloux. Je n'arrive plus à me rappeler si mes parents habitaient au premier ou au second. Le rez-de-chaussée était occupé par mes grands-parents pater- nels. Ma grand-mère était blanchisseuse. Georges, mon frère, est né à côté, au numéro 19. Et maintenant, on efface tout, on revient soixante ans en arrière, avant la guerre, celle de 14. Passé le périphérique (qui n'existait pas !), c'est-à-dire au-delà de la Porte de Clignancourt, il y avait une vaste et morne plaine faite d'une succession de jardins bordés de ter- rains vagues ; on distinguait les premiers des seconds aux clô- tures de fortune. Leur composition hétéroclite faisait honneur à l'ingéniosité des propriétaires. Les tas d'immondices et de carcasses tordues d'appareils et véhicules les plus divers signa- laient les terrains vagues. J'ai gardé une vision précise de ma plus lointaine enfance. Je suis chez mes grands-parents paternels, rue Biron, au rez-de-chaussée. Apparaît sur le plancher une forme grise et trottinante qui se met à progresser dans ma direction. J'ai hurlé de terreur. Ma grand-mère est accourue et la souris effrayée a disparu. Elle avait semblé énorme et menaçante au bébé que j'étais alors. Elle m'avait profondément marqué. Les proportions ont été respectées, un peu plus tard. A six, sept ans, j'étais confronté à des rats visqueux, pustuleux, mons- trueux, qui circulaient en patrouilles insolentes dans les ter- rains vagues. J'en ai gardé longtemps une répulsion profonde. Un reptile, un crapaud, je les prenais dans la main. Mais un rat provoquait en moi un mouvement de recul que je ne pou- vais contrôler. Cela m'est un peu passé pendant la « drôle de guerre ». Nous entrions dans des maisons abandonnées, et des rats nous y accueillaient en toute simplicité. On les dérangeait à peine, et ils battaient en retraite sans aucune hâte. La guerre les humanise. De la Porte du Poteau à la rue Paul-Bert, on devait passer par ce que l'on appelle les petits chemins, des pistes de noma- des plutôt, à travers tout un dédale de jardins. Enfants, nous d'accrocher discrètement la main à la portière... J'ai refusé. Il me restait encore cette force... Mon dernier Tour, je ne voulais pas le finir lamentablement, sur une disqualification... Je me répétais mécaniquement : « L'Iseran, vingt-cinq kilomètres... L'Iseran, vingt-cinq kilomètres... » C'était interminable... Avoir été vain- queur du Tour, deux fois, et se retrouver le dernier, avec la voi- ture-balai aux fesses, vous imaginez ce qui peut vous défiler dans la tête... Là, j'ai failli m'arrêter définitivement... Et j'ai été sauvé par une erreur d'appréciation... Je comptais, dans mes vingt-cinq kilomètres, la longue partie de faux plat que nous avions déjà passée... En réalité, il ne restait plus que cinq kilomètres de vraie montée, et j'ai été tout surpris d'apercevoir le sommet... Les coyotes n'ont pas eu ma carcasse. Je me suis payé une somptueuse descente. Là je restais égal à moi-même et, dans la vallée, où le vent s'était calmé, je me suis complètement rebec- queté. Rejoignant un groupe d'attardés, j'ai terminé dans une sécurité relative. La veille, à Briançon, j'étais arrivé cinquante et unième... Les commissaires commençaient à fermer la porte. J'avais eu tout juste le temps de mettre la main sur la poignée pour entrer dans les délais. Tous les coureurs arrivés après moi avaient été élimi- nés, notamment Raoul Lesueur, mon cadet, qui allait réussir bril- lamment dans le demi-fond dès l'année suivante, Marcel-Adalbert Laurent, vainqueur de Bordeaux-Paris et le petit Auguste Mallet, qui connaîtrait une fin tragique dans un accident de la circula- tion en plein Paris. Nous avions escaladé Allos, Vars, l'Izoard, et Gino Bartali, à proximité de la frontière italienne, nous avait offert son grand numéro : plus de 5 minutes d'avance sur son compatriote le roux Mario Vicini second, mais 2 minutes sur le coriace Félicien Vervaecke qui l'inquiétait encore, jusque-là, au classement géné- ral. Gino, j'ai dû attendre dix ans pour apprécier son style de grimpeur, quand je suis devenu suiveur. En 1938, je ne le voyais jamais, car j'étais régulièrement parmi les premiers lâchés à l'attaque d'un col. Il m'avait aimablement tiré un coup de cas- quette : « Je souhaiterais, quand j'aurai son âge, pédaler encore comme Leducq. » A trente-quatre ans, précisément, il est revenu gagner son second Tour de France, en 1948. A trente-neuf ans, il était encore champion d'Italie, « Il Vecchio ». Les cigarettes qu'il fumait inlassablement, l'une après l'autre, et aujourd'hui encore, ne lui ont pas coupé le souffle. Les Alpes franchies, je suis redevenu gai comme un pinson. Plus de souci à se faire : en route pour Paris ! J'ai déjà raconté que nous sommes même arrivés les premiers au Parc des Princes, avec ce vieux Tonin, et notre accolade en passant la ligne nous a valu cent francs d'amende, les commissaires, sans pitié, estimant que nous n 'avions pas défendu notre chance personnelle jusqu'au bout. Mais ces cent francs, je crois que je ne les ai pas encore payés. CHAPITRE 19

Selon notre accord moral avec Henri Desgrange, un contrat pour les Six Jours de Paris devait m 'être offert après le Tour de France 1938. Mais le nouveau directeur du Vel' d'Hiv, Louis Del- blat, n'était pas de cet avis : « Ce n'était valable que lorsque vous faisiez partie de l'équipe de France », m'avait-il écrit. Nous étions en hiver et je m'entraînais sur la Côte d'Azur avec Auguste Wambst, le stayer de la famille, en délicatesse également avec la direction du Vel' d'Hiv'. Henri Desgrange séjournait pré- cisément à Sainte-Maxime, dans sa « villa Mia », avec la dame de sa vie, Jeanne Delay. Je lui ai téléphoné. Il nous a invité à déjeuner. Je lui ai montré la lettre de Delblat. Il a pris note. Deux jours plus tard, l'affaire était réglée. J'étais engagé dans les Six Jours avec Fernand Wambst comme équipier, et Auguste Wambst devait faire sa rentrée en demi-fond au cours d'une pro- chaine réunion du Vel' d'Hiv'. Aucun papier n'avait été signé. Sans importance, car Henri Desgrange était homme de parole. Dur en affaires mais droit. Sévère parfois dans ses écrits mais assez agréable dans ses rap- ports avec nous. L'air bourru, fermé, avec pourtant des moments de bonhomie. Il m'accueillait immanquablement quand j'entrais dans son bureau par la même phrase : « Mais c'est Antonin Magne ! » Il aimait les plaisanteries ayant fait leurs preuves. C'était un homme sincère et passionné sous des apparences distantes. Le Tour de France lui inspirait de grandioses envolées, mais il devenait drôlement mauvais si on l'attaquait. Il se voulait objectif, pourtant. En 1930, je ne sais plus trop pour quelle raison, sans doute à cause d'articles déplaisants, nous avions décidé de ne pas rendre visite à Paris-Soir le lendemain de l'arrivée du Tour. Desgrange aurait pu se réjouir de ce véto contre un concurrent. Charles avait pris la tête du mouvement. Il l'a désapprouvé. Nous nous devions de passer toutes les salles de rédaction parisiennes, c'était la coutume. Il n'aurait pas voulu être soupçonné de mettre l'embargo sur nous. Le plus dur était de débattre des problèmes d'argent avec lui. En 1930, l'organisation du Tour nous avait retenu une somme de 2 000 francs pour « suppléments personnels et non prévus ». Charles a défendu notre cause et H. D. a consenti à lever cette retenue. Mais il fallait que ce fût Charles... notre meilleur ambas- sadeur, disait Pierre Magne. Desgrange a été, ne l'oublions pas, le premier coureur offi- ciellement inscrit sur les tablettes du record du Monde de l'heure : 35 km 325 couverts le 11 mai 1893 sur la piste du vélo- drome de Buffalo-Montrouge. Adepte de la culture physique, du cross-country et de l'hébertisme, il s'imposait une sévère disci- pline. Nous l'aurions sûrement vu, de nos jours, au départ du cross du Figaro, catégorie... centenaires. C'était aussi un gros bûcheur, mais il n'aurait pas imposé aux autres plus qu'il ne s'imposait à lui-même. Il relevait à peine d'une intervention chi- rurgicale grave avant le Tour 1936. Contre l'avis des médecins, il prit le départ, mais il dut renoncer le second jour et rentrer de Charleville à Paris. Il n'a pas été remplacé dans les fonctions de directeur de course par Jacques Goddet, ainsi qu'on le prétend généralement, mais par Charles Faroux, le mathématicien maison, épicurien et gros fumeur de cigares. Pendant la course, Desgrange était incorruptible et infatigable. Sa voiture ne s'arrêtait prati- quement jamais. Il emportait un bidon pour satisfaire ses petits besoins naturels (comme on dit dans les contrôles antidoping). Ce détail est entré dans la légende. Aujourd'hui, je me suis laissé dire qu'un système spécial d'écoulement sous le siège était étudié pour les voitures des directeurs sportifs, Jacques Goddet et Félix Levitan. On n'arrête pas le progrès. Puisque nous en sommes aux bidons... Dans une étape du Nord, sur un trottoir cyclable, j'avais cueilli au passage un bidon tendu par un spectateur. Henri Desgrange, qui avait vu la manœuvre, m'a sermonné : « Ne faites jamais cela ! Méfiez-vous. N'acceptez rien des inconnus... Dubocq a été empoisonné de cette façon, et il a perdu le Tour en 1911. » Je ne l'ai pas écouté. Au cours d'une étape de montagne, un peu plus tard, il n'y avait que deux spectateurs dans la nature, au bout d'une descente. J'ai pris au vol le bidon que l'un d'eux me tendait... Mais quand j'ai bu une gorgée, un peu plus loin, j'ai constaté qu'ils l'avaient rempli... de leur liquide organique ! Horreur et putréfaction... Henri Desgrange avait raison. On ne se méfie jamais assez. J'ai renoncé, en 1939, aux grandes ambitions dans les classi- ques sur route. Je ne courais plus que des épreuves sur piste et des critériums. Je commençais à m'initier au demi-fond, sur la piste du Parc des Princes, derrière la moto d'Adolphe Laval, le pacemaker un peu mince de carrure, mais très habile. Pour être plus près du vélodrome, j'étais venu loger chez Albert Pré- jean, à Auteuil. Car j'étais seul désormais, sans compagne. Le fil avait fini par craquer. Elle était partie, toujours capricieuse et assoiffée. J'avais fait tout mon possible... Je pensais être au point comme stayer, mais Delblat, quand je lui demandai la date de mes débuts, se montra évasif : « On verra... » venait de rater son entrée dans la spécialité et Delblat ne voulait pas tenter une nouvelle expérience du même genre à un intervalle trop rapproché. Nous projetions, avec mon vieux compagnon d'enfance Bibi Sausin, d'ouvrir un magasin de cycles avenue de la Grande-Armée, et cela ne s'est pas fait non plus Je lanternais, je tournais en rond... Un événement est venu mettre fin à mes indécisions... J'étais chez Albert Préjean le jour où nous avons appris que la guerre était déclarée. Mimile Pru- d'homme, l'accordéoniste, était là en visite. Mais il ne nous a pas joué la Marseillaise. J'ai disputé ma dernière course le 2 août 1939 sur la piste du vélodrome de Commercy, patrie de Louis Gérardin. Une américaine de cent kilomètres avec Antonin Magne pour équi- pier. Et même que nous l'avons gagnée. Comme la dernière étape du Tour, un an plus tôt. Histoire de « raccrocher » en beauté. Il y avait de nombreuses primes de cinq et dix francs, et je poussais les régionaux pour leur permettre de se faire un peu de beurre... Mais Antonin protestait : « T'es fou, André ! Cinq francs, ça fait un bidon d'essence de cinq litres ! » Ah ! il n'était pas pour le geste gratuit, le Tonin et, comme j'allais plus vite que lui, j'ai bien été obligé de faire les sprints ! Charles était également au programme. Notre carrière de coureurs s'est ter- minée officiellement ce jour-là. Antonin a repris le train, bien sagement, pour Paris. Toto Gérardin, en régional attentionné, m'a présenté, le soir, une cavalière fort avenante. Nous sommes allés nous promener dans le bois et ce fut charmant. La Patrie prenait donc mon avenir en main avec un contrat d'une durée indéterminée. J'ai été mobilisé au 241e régiment d'infanterie cantonné à Mouzon, dans les Ardennes. Albert Pré- jean avait été nommé capitaine dans cette même unité, sans avoir jamais fait ses classes. L'état-major avait dû être séduit par son prestige sous l'uniforme à l'écran, dans un rôle d'officier. J'ai été un bon petit soldat français sans dispositions parti- culières pour l'héroïsme. Je ne savais pas très bien me servir de mon fusil, mais nous n'avions, de toute façon, pas de cartouches. Le 10 mai 1940, l'ennemi a déclenché l'offensive, et nous nous sommes retrouvés dans la forêt du Chêne, au carrefour de La Besace. Les communiqués ont peut-être appelé cela un repli stra- tégique. Je crois que c'était plutôt l'instinct grégaire. On ne savait pas très bien où aller... Mais on y allait tous ensemble. Un artilleur m'a prêté un matelas qu'il avait soustrait d'une chambre dans l'un des trois bistrots du carrefour, mais il me l'a repris dans la nuit. Il poursuivait le repli stratégique à titre personnel en emportant ses prises de guerre. On commençait à se faire mitrailler par les zincs allemands, et un gars a pris une balle dans l'épaule. Je venais juste de quitter la place qu'il occupait à ce moment. Nous avons fait retraite, comme tout le monde, jusqu'à Limo- ges. Nous nous sommes arrêtés pour reprendre souffle, et l'ar- mistice nous a surpris ! Il ne nous restait plus qu'à attendre d'être démobilisés. Dans cette pagaille invraisemblable de mili- taires et de civils qui se croisaient et se bousculaient sans plus savoir très exactement ce qu'ils cherchaient, j'ai aperçu, un après-midi, Georges Briquet, alors grand maître de la radiodiffu- sion nationale, son épouse et sa fille. Nous les avons invités à notre popote où notre ordinaire était devenu très supérieur à celui de ces pauvres civils. M'attirant discrètement à l'écart, Bri- quet m'a demandé, à mi-voix, si je ne pourrais lui trouver un peu d'essence. Mystère et urgence, il était attendu à Paris, mais surtout, que cela ne se sache pas... « C'est comme si c'était fait, Georges ! » ai-je répondu. J'ai donné l'alerte à tous les potes, dans la discrétion comme il se doit. Vous savez combien débrouil- lard est le soldat français, surtout en période d'armistice, quand le gradé bat du galon. En moins de temps qu'il n'en faut pour remplir un réservoir, Briquet a eu assez de bidons pour rallier Paris sans escale... Et il aurait même pu pousser jusqu'à Berlin tellement nous avions mis d'entrain à l'approvisionner. Et nous lui avons tous crié, en sourdine bien entendu : « Bonne route, Georges, bien le bonjour à Paris ! » Instrument du destin j'avais sauvé mon ami Georges... ou je l'avais perdu ?... Grâce à ces précieux bidons d'essence, il a pu prendre son poste à Paris. Il a fait son devoir. Bref, il a été arrêté, dirigé sur le camp de Dachau. Sans essence, cloué à Limoges, il se serait sans doute épargné bien des souffrances. Mais il m'a donné sa réponse, la guerre finie. Descendant de voiture un jour, porte de la Chapelle, je reconnais la silhouette d'un quidam qui débarquait, au même instant, d'une autre automobile devant moi : « Georges ! » J'ai hurlé son pré- nom. Il s'est retourné et jeté dans mes bras. Il ne retenait pas ses larmes. J'étais le premier ami à le revoir à Paris. Il rentrait d'Allemagne après maintes péripéties... Et il me remerciait cha- leureusement pour les bidons de Limoges. Moi, je l'avoue humblement, je n'ai pas été un héros. La guerre, l'occupation tombaient dans un tournant de ma vie où je me libérais, personnellement, des contraintes de la discipline sportive observée pendant tant d'années. A trente-six ans, j'aspi- rais à une vie plus détendue. Certains sont faits pour le combat, d'autres pas. Mais je n'ai causé, non plus, de tort à personne. Et j'ai même rendu service à bien des gens dans la mesure de mes moyens. Peu avant la déclaration de guerre, j'avais fait la connaissance de Mistinguett et la Miss était une idole pour moi. Avec un ami commun, Goze, animateur du Moulin Rouge, nous étions allés l'attendre à la sortie du Casino de Paris. Elle nous avait invités chez elle, passé minuit. Elle avait improvisé, vite fait, un casse- croûte saucisson-rillettes. Puis elle avait téléphoné à Jane Sourza, qui faisait partie de la bande à Préjean : « Arrive vite, je suis avec deux beaux garçons ! » Tout cela sans arrière-pensée, sur le ton de la plaisanterie. Nous sommes devenus de bons amis. J'étais en permission, le 1 mai 1940. Je la rencontre, par hasard, dans la rue. Elle allait porter du muguet à une vieille dame : « Accompagne-moi », pro- pose-t-elle. La Miss me tutoyait et je la vouvoyais. J'ai protesté : pas dans cette tenue de troufion, le sac au dos ! Elle s'en est beaucoup amusée : « Au contraire, on croira que j'ai embarqué un gigolo ! » Elle était pleine de bonne humeur, de vitalité, et je n'ai jamais compris la réputation de pingrerie qui lui a été faite. A Megève elle a invité, un soir, une vingtaine de personnes. Elle valsait, infatigable, avec Nino Carenzio, son chevalier servant, et elle devait bien avoir, à l'époque, soixante-dix ans. Elle a offert son concours à Megève encore pour une fête de charité. Porfirio Rubirosa avait gagné une paire de skis à la tombola. On a réclamé une chanson à la Miss. Elle était à côté de moi : « Tu deman- deras : Mon homme », m'a-t-elle soufflé. Elle a interprété d'abord : Je suis un millionnaire. Quand les applaudissements ont com- mencé à décroître, bon baron maison, je me suis mis à crier : « Mon homme ! Chantez-nous : Mon homme ! » C'était sa chanson préférée, toute pleine, pour elle, de souve- nirs. Elle y mettait tout son cœur. Elle nous invitait aussi chemin du Croutiers, à Juan-les-Pins. Elle nous faisait visiter le sous-sol où étaient entreposés, bien rangés, les costumes de toutes ses tournées. Il nous arrivait, à Paris, d'aller déjeuner ensemble, et nous prenions le métro comme de bons prolos... Mais on va dire encore que c'était par avarice ! Et quand mon fils est né, elle est venue rendre visite à la maman en clinique, boulevard Montmorency. Bon, me voilà papa ! De Jean-François, né le 21 mars 1944, le jour du printemps. Mais je vais vous parler d'abord de la maman. Blanche travaillait au service des clichés d'un grand journal du soir, rue Réaumur. Elle était naturelle, gaie, faubou- rienne comme moi. J'étais seul, on s'est aperçu qu'on avait un tas de choses en commun. On s'est mis ensemble et cela marchait très bien. Tenez, elle me demande un soir, aux Six Jours, si j'en avais déjà couru. Je me récrie : « Bien sûr ! » un peu vexé, intérieurement, qu'elle ait ignoré si longtemps ce détail dans ma glorieuse carrière. Elle me demande : « Combien en as-tu gagné ? » J'ai été obligé de répondre : « Aucun ! » Et c'est elle qui s'est sentie vexée devant nos amis. Vous voyez que ce n'était pas le reflet ou le vernis du champion qui l'avait attirée... J'étais aimé pour moi-même ! En mars 1944, nous habitions rue Raffet. La clinique du 57, boulevard Montmorency était donc toute proche. Je n1e tenais au chevet de Blan-Blan pour la soutenir moralement dans la grande épreuve... Mais l'horaire probable n'était pas respecté... Histoire de me calmer les nerfs, je suis parti me faire deux œufs sur le plat, chez nous, à deux cents mètres de là. Quand je suis revenu, quarante minutes plus tard, tout était consommé. Jean- François avait franchi la ligne d'arrivée dans les meilleures condi- tions. L'infirmière m'a annoncé : un garçon. J'ai été, sur le moment, un peu déçu. Nous aurions, avec Blan-Blan, préféré une fille. Mais aujourd'hui, nous ne regrettons rien. Nous avons eu, vraiment, un bon petit garçon. Je le revois, en août 1944, six mois après sa naissance. Les chars de la division Leclerc arrivent rue Molitor. Un beau mili- taire me saute dessus : « Dédé ! » Cameraman correspondant de guerre, il avait suivi plusieurs Tours de France. Il a pris Jean- François, l'a tendu au gars casqué dont le buste sortait de la tou- relle du char. Pour ses premières photos, mon fils passait à la postérité ! Il a fait, depuis, carrière dans la télévision... mais comme dépanneur de postes. Je vous ai parlé de Mistinguett. J'évoquerai aussi Maurice Chevalier et Jean Gabin. Et vous voyez tout de suits les affinités : l'accent faubourien, la blague au coin des lèvres, les souvenirs de Ménilmontant. Pour moi, autant de passeports pour la sympathie. Maurice Chevalier a voulu à toute force m'inviter un jour, à Cannes. Mais oui, lui aussi savait ouvrir son morlingue parfois. Remarquez, ce n'était que pour un apéritif à « La Malmaison » et rien que nous deux, avait-il précisé. Mais ce n'était pas par avarice. Il voulait m'entendre parler. Pas pour le brillant de ma conversation ou la profondeur de mes pensées. Uniquement pour l'accent, les expressions de langue verte, les réparties. Et je lui en ai donné pour son argent, si je puis dire. J'étais plus lié avec Jean Gabin qui aimait fréquenter les spor- tifs. Il s'intéressait beaucoup au vélo, à la boxe, au football. Nous avons passé huit jours de permission ensemble, en février 1940 à Auron, au-dessus de Nice. Il était avec Michèle Morgan. Il vou- lait absolument apprendre à jouer de l'accordéon. Non qu'il pen- sât devenir, un jour, président de la République, mais il aimait la rengaine populaire et aurait voulu pouvoir se la jouer lui- même. Nous sommes descendus dans le Vieux-Nice pour acheter un piano à bretelles. Le marchand, lui aussi, s'attardait avec un client venu faire réparer un violon. Gabin examinait les instru- ments, me demandant si je m'y connaissais, et j'ai avoué mon incompétence. Le vieux marchand ne tenait toujours aucun compte de notre existence. — Au lieu de vendre des hameçons, il ferait mieux de s'oc- cuper de nous, a maugréé Gabin. Des hameçons ? Mais où ? J'ai regardé de tous côtés avant de comprendre que Jean avait voulu parler des cordes à violon comparables à des lignes de canne à pêche. Impatienté, il est sorti, je l'ai suivi. Je lui ai demandé, plusieurs semaines plus tard, quand je l'ai revu, s'il avait finalement acheté un accordéon. — Oui, m'a-t-il répondu... Ailleurs ! avec une intonation de rancune. Il n'oubliait pas facilement. Ne se liait pas facilement non plus. D'un abord bourru, abrupt même, il avait ses têtes. Si la vôtre lui revenait, il se déridait, plaisantait, mais allait rarement jusqu'à la confidence. Ce n'était pas un grand bavard. Mais la fréquentation du beau monde ne suffit pas à nourrir son homme, aurait dit ma grand-mère. Il fallait aussi travailler pour survivre. Sacha Guitry, dont la signature figure sur mon livre des célébrités, a dit à peu près : « La moitié du monde est à la recherche de l'autre moitié, et il n'est pas mauvais de se trouver entre les deux pour établir le contact. » On vendait et on achetait un peu tout et n'importe quoi sous l'occupation. Mon nom et mes relations dans les milieux du cycle et accessoires m'ont permis de me rendre utile. Avec la Libération et la paix, la vie a repris progressivement un cours plus normal. Blan-Blan avait, plus que moi, le sens des affaires. Elle avait repéré un café-tabac fermé à Mériel, en Seine-et-Oise. Nous en avons fait l'acquisition, comptant le remet- tre en valeur et le revendre au bout d'un an ou deux. Et nous sommes restés dix-sept ans ! Blan-Blan assumait la bonne marche de l'affaire. Je m'encroû- tais, j'avais besoin de plus de mouvement. Au cours d'une réunion au Vel' d'Hiv', je me suis confié à Francis Pélissier : je cherchais un emploi stable. Directeur sportif de l'équipe « La Perle », il m'a conseillé d'aller voir son jeune P.-D.G. constructeur, Maurice Guyot. J'avais besoin, pour travailler dans une autre marque de cycles, de l'autorisation d'Emile Mercier. Il me l'a accordée sans trop de difficultés (j'aurais dû me méfier...) m'assurant qu'il allait écrire sans tarder à Maurice Guyot. Il l'a fait... mais pour l'accu- ser de débauchage déloyal ! Je suis retourné voir Emile Mercier pour une explication : — J'ai réfléchi, a-t-il déclaré. Vous m'intéressez, je vous prends comme inspecteur des ventes. J'ai débuté dans ce nouvel emploi le 29 octobre 1949. Je ne peux pas oublier, ce fut le jour de la mort de Marcel Cerdan et de la violoniste Ginette Neveu dans un accident d'aviation aux Açores. Je suis resté neuf ans chez Mercier. Ce travail itinérant ne me déplaisait pas. Je retrouvais, parmi les marchands de cycles, de nombreux anciens équipiers ou adversaires. La plupart, heureux de me revoir, certains réticents ou complètement indifférents. Je profitais de ces voyages pour revoir aussi les amis qui n'évoluaient plus dans les milieux cyclistes. Victor Fontan, par exemple, à Nay, directeur d'une compagnie d'autocars. Il m'a reçu avec une énorme gentillesse et m'a appris que son fils était devenu un éminent médecin à Bordeaux. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de déjeuner dans l'hôtel-res- taurant tenu, dans l'Orne, par Violette Nozière et son mari. Apprenant qui j'étais, elle me courut après, un jour, dans la rue, pour me faire bénéficier de la ristourne accordée aux VRP. J'ai refusé en riant et nos relations, ensuite, sont devenues amicales. C'était une personne aimable et réservée, qui en imposait, même par son air de dignité. Sur la fin du Tour de France 1953, je dînais avec Emile Mer- cier à Neuville, près de Lyon, le soir de l'étape. Je lui ai suggéré de lancer une marque au nom de Louison Bobet. — Vous êtes bien dur avec vous ! s'est-il exclamé sans pou- voir dissimuler sa surprise. — Pas du tout, ai-je répondu. Je travaille pour la maison. J'appartiens au passé, et il faut infuser un sang neuf ! Je dois préciser que j'avais eu, auparavant, une conversation avec Louison, et il m'avait fait part de son désir de lancer sa propre marque. Plusieurs semaines plus tard, en déplacement à Angers, j'ai appris dans l'Equipe que l'affaire était conclue. On ne m'avait plus tenu au courant de rien. Antonin Magne non plus ne savait rien, et il était très fâché. Contre moi, car il estimait, en sa qualité de directeur sportif de l'équipe Mercier, que tout aurait dû passer par lui, qu'il aurait au moins dû être tenu au courant. Il me soupçonnait d'avoir monté le complot et me battait froid. Pour la première fois, depuis tant d'années, un nuage passait sur notre vieille amitié. Mais il m'a été facile de lui démontrer que je n'avais eu aucun intérêt, aucun bénéfice matériel dans cette trac- tation et tout, entre nous, est redevenu comme avant. Jean Leulliot, journaliste à l'Aurore, organisateur de plusieurs épreuves cyclistes, notamment de Paris-Nice pour les profes- sionnels, de la Route de France pour les amateurs, et père, ce qui n'enlève rien, de Jean-Michel Leulliot, talentueux reporter, a tou- jours été un volcan à idées. Au début de 1950, il m'a fait part de sa future création : un Tour de France cyclo-touristes, avec une catégorie réservée aux « anciennes gloires » du cyclisme. Il comp- tait, entre autres, sur moi. Je lui ai demandé, en rigolant, s'il m'avait bien regardé : quarante-six ans, le teint émérillonné, reflet d'une nourriture saine, variée et surtout abondante, et douze kilos excédentaires répartis plus spécialement tout autour de la ceinture abdominale. Non, très peu pour moi, ce n'était pas sérieux ! Mais c'est un obstiné, Leulliot. Il faisait miroiter une liste de prix fort intéressants (c'était vrai) et un itinéraire pépère (ça l'était moins). Je restais sur la défensive, mais je faiblissais : — Est-ce qu'il y aura des cols ? Il a pris un air offensé : — Surtout pas, André, pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas fou ! Lui, peut-être que non. Moi sûrement : j'ai donné mon accord. Et Leulliot aussitôt m'a chargé, en plus, de former une équipe. J'en ai parlé à Emile Mercier. Il a eu la même réponse que moi : ce n'est pas sérieux. Et puis, comme moi, il s'est laissé convaincre. Il nous a apporté son soutien moral et matériel. Je crois même que ce fut le sommet de la cordialité dans nos relations. Et j'ai monté une équipe qui aurait fait sensation au bon vieux temps : Georges Speicher, Marcel Bidot, Maurice Archam- baud, Jean Aerts, Fernand Cornez et moi-même. Il suffisait d'ou- blier les dates de naissance. Notre benjamin, Archambaud, n'avait jamais que quarante-deux printemps et notre doyen, Marcel Bidot, quarante-huit automnes. Il ne me restait plus qu'à déclarer la guerre à mes kilos excédentaires. Je m'entraînais pendant mes tournées d'inspec- tion, le vélo dans le coffre de la voiture. Je parcourais une cin- quantaine de kilomètres le soir, ou bien le matin à partir de six heures, s'il avait plu la veille. Je partais alors l'estomac vide, car tout le monde dormait encore dans l'hôtel. Excellent pour la ligne ! Après trois semaines de ce régime, je commençai tout de même à reprendre une certaine allure. Dans le Tour de France (le vrai), que je suivais chaque année à titre de journaliste occa- sionnel, je suis allé faire la reconnaissance d'un col, celui d'Au- bisque, pendant la journée de repos à Pau. Cela ne m'était jamais arrivé pendant toute ma carrière de coureur ! J'ai persuadé Mar- cel Bidot, directeur technique de l'équipe régionale du Nord- Est-Ile de France, de venir avec moi. Il n'était pas entraîné du tout, Marcel, il se figurait que ce Tour cyclo-touristes serait une promenade de santé. Et pourtant, il est arrivé jusqu'au sommet d'Aubisque, alors que j'ai dû m'arrêter en route. Il était devenu meilleur grimpeur que moi ! Au fait, pourquoi reconnaître Aubisque, allez-vous demander ? Parce que Jean Leulliot, le traître, une fois nos engagements obtenus, avait dévoilé un itinéraire tout plein de cols, et non des moindres. Il fut bien émouvant, le cérémonial du départ, Porte de la Chapelle, le 19 août 1950. Impressionnante était la liste des par- tants : France : Speicher, Archambaud, Marcel Bidot, Merviel, Maré- chal, Gallien, Cornez, Leducq. Belgique : Jean Aerts, Romain Gyssels, Omer Taverne, Wierinckx, Audenauert. Italie : Rafaele Di Paco, Molinar. Espagne : Cadona. Une grosse partie du gotha, quoi. Il ne manquait qu'Henri Desgrange. Nous nous retrouvions chenus ou chauves, ventrus, voûtés, essoufflés, claudicants, perclus et tout émus sans vouloir le laisser paraître. Remarquez, certains avaient gardé d'inqué- tantes silhouettes de jeune homme. Première étape, Paris-Lille. Une classique déjà. Vent dans le dos. Du gâteau ! On a roulé en fumant la pipe. Le soir, à la table commune, on rigolait comme des troufions en perm'. Deuxième étape, Lille-Reims. Vent de face, changement total de décor. D'autant plus que quelques petits gars, des jouvenceaux de trente-cinq ans, commençaient à rouler les mécaniques. Reconstitution des grands moments, je crève sur un trottoir en cendrée de l'enfer du Nord. Il faut vous dire que nous avions des pneumatiques et non des boyaux. Alors... opération Eugène Christophe 1910 ! Les réflexes n'ont pas été oubliés, ce bon Marcel m'attend. On s'était planqués derrière un arbre pour se protéger du vent et chercher le trou de la chambre à air. Là, le vent soufflait tellement fort aussi que nous n'arrivions pas à entendre le petit pfuitt qui nous aurait fait repérer le trou. Et la chambre à air de rechange crevée aussi ! Enfin, on a réussi à réparer, à repartir. Et vlan ! une crevaison de Bidot, une seconde de Leducq, et plus de chambre à air de rechange... On pourrait abandonner ? Mais Jean Leulliot nous guettait, comme Desgrange autrefois, et il nous a crié de sa voiture, autoritaire et menaçant : « Attention, dépêchez-vous, roulez plus vite, vous allez être élimi- nés ! » C'était fait, on était redevenus forçats, vent de face avec nos jambes de quasi-quinquagénaires. On s'encourageait mutuelle- ment et on a fini dans les délais. Arrivé dans la chambre d'hôtel, j'ai réédité l'exploit d'Henri Pélissier à Luchon en 1923. Je me suis écroulé sur mon lit et, deux minutes après... plus personne ! Je dormais comme un enfant. Un homme de mon âge... Troisième étape, Reims-Nancy, un désastre ! L'équipe Mercier- Leducq, c'étaient les armées Soubise et Bourbaki réunies. Tous en formation Bérésina, loin dans les arrières. Marcel Bidot, le roc même, qui mollit, qui parle d'abandonner, de m'abandonner. Qu'est-ce que je vais devenir ? Comment le relancer au combat ? Je cherchais. En plus des prix, fort alléchants il faut en convenir, un superbe Frigidaire était promis en prime au premier de l'équipe. Ce qui avait aussitôt fait rêver notre Marcel. Je lui ai crié alors : « Fonce, mais fonce donc, tu vois pas devant toi ! Regarde les pieds du frigo qui te font la malle ! » L'homme d'in- térieur a réveillé le champion défaillant. Marcel a eu encore le sursaut pour rentrer dans les délais. Ce n'était qu'un début. Sont arrivés les cols. Il avait fait bonne mesure, Jean Leulliot ; à des champions de légende, il offrait une montagne de légende. Mais la montagne, elle, n'avait pas vieilli. Nous avions pris pour soigneur un excellent ami, Vincent Denarié. Bel homme, charmeur, grand buveur de scotch et noc- tambule distingué. En java « Nanar », avec son magnétisme sur les personnes du sexe, était le partenaire idéal. Mais comme soi- gneur, nous avions commis une grosse erreur de diagnostic. Il te pinçait une jambe, quelquefois la seconde, et te faisait un grand geste de la main : « Salut les gars, excusez, je suis pressé... un rancard avec une nana ! » Et nous, on restait allongés, pantelants, avec des tringles à rideaux dans les genoux et une barre de fer sur les reins. Le col du Chat... je n'en pouvais plus, je l'aurais étranglé ce Leulliot. Je lui jetais l'anathème au passage : — Je t'avais pourtant bien précisé : pas de cols ! Mais il ne risquait plus rien. A ce degré d'épuisement, ma voix même ne portait plus ! Et exigeant, avec cela, Leulliot. Il m'avait donné comme consi- gne formelle : surtout, que personne n'abandonne dans ton équipe ! Pour lui comme pour le baron de Coubertin, l'essentiel, en somme, était de participer... jusqu'au bout. Je grimpais dans une position à peu près convenable, à mon train, pas trop loin des premiers, et il venait m'alerter : — Dis donc, André, il y a derrière Jean Aerts qui est largué. Il vient de s'arrêter ! J'ai donc attendu Jean Aerts... très longtemps. Il souffrait le martyre, pas entraîné du tout, car il avait cru que ce serait une douce plaisanterie, ce Tour cyclo-touristes. Je l'ai pris en remor- que et je n'arrêtais pas de lui répéter : « Allez, Jean, accroche-toi, ce ne sera plus très long. » Et lui n'arrêtait pas de me répondre : « Ce n'est pas possible... Ce n'est pas possible ! » Ah ! Il était beau notre fringant six-dayman dont on admirait autrefois le style élégant et facile ! Naturellement, les anciens les mieux préparés s'étaient piqués au jeu. La première étape avait été gagnée par un nommé Galle qui avait fait une carrière honorable dans les rangs amateurs. Et qui maintenant nous dominait avec la fraîcheur de ses trente- huit ans. Alors, la consigne a été passée parmi les glorieux anciens : « Surtout pas celui-là vainqueur ! Tous contre Galle ! » Pierre Gallien (trente-neuf ans), discret, régulier, efficace, a tiré profit de la situation. Un ancien titulaire de l'équipe natio- nale du Tour 1938, vainqueur de l'étape de la boucle de Sospel en 1939, c'était tout de même mieux pour notre dignité. Gallien l'a finalement emporté devant le Belge Wierinckx, Speicher et Archambaud. On avait redressé la barre dans l'équipe Mercier- Leducq ! Georges Speicher était resté teigneux comme en ses plus beaux jours, et il avait offert, avec Rafaele Di Paco, quelques arrivées dans la meilleure tradition du de France. Bouscula- des, tassages, prises de maillot et de gueule. Toujours superbe, Rafaele, marié et fixé à Paris depuis des années et qui s'était entraîné comme jamais il ne l'avait fait au temps de sa splen- deur. Nous arrivions, dans la dernière étape, porte de Versailles, au Parc des Expositions. J'avais calculé de tirer mes petites car- touches. Je me suis sauvé... et j'ai été repris. L'infernal Leulliot nous faisait escalader, en apothéose, la côte des Gardes. Il y avait heureusement beaucoup de monde et quelques supporters m'ont manifesté leur fidélité d'une manière... touchante. Leurs pous- settes « non sollicitées » n'ont pas été repoussées. Eh oui... on devient plus vulnérable avec l'âge. Nous terminions tous, dans notre équipe, à force de courage et d'amour-propre. Et malgré nos souffrances, nous devions bien admettre avoir connu quelques beaux moments. De vieux comé- diens ne peuvent rester insensibles aux feux de la rampe. ... Mais il faudrait que Jean Leulliot soit très, très éloquent pour obtenir mon concours s'il a l'intention d'organiser un nouveau Tour de France des anciennes gloires septua-quadragé- naires ! CHAPITRE 20

Je ne travaillais plus pour la firme Mercier. Nous avions eu, avec Emile-Napoléon, quelques incompatibilités d'humeur. Il était bien normal, dans sa spécialité, qu'il se préoccupât du renouvellement... des cadres. Nous nous étions quittés mi-figue — ou mi-fugue — mi-raisin. J'étais devenu représentant pour une firme de produits diététiques. Je ne suivais plus les manifes- tations cyclistes qu'en spectateur et puis, un matin de fin avril 1961, je reçois un coup de fil de l'ami Claude Tillet, jour- naliste et publiciste : « Que dirais-tu, André, d'un voyage en Espagne ? » Il ne s'agissait pas de vacances, Tillet me proposait le poste de directeur sportif de l'équipe française engagée dans le Tour d'Espagne, la « Vuelta ». Comme cela, tout à trac. Bizarre, bizarre... L'affaire se présentait curieusement. Aucune équipe française de marque ou de groupe sportif ne s'était engagée dans cette « Vuelta ». Mais les dirigeants de l'Association française des constructeurs et associés sportifs (AFCAS) avaient promis aux organisateurs de leur déléguer une sélection formée de coureurs de différentes marques et groupes sportifs. Ils avaient pourtant éprouvé de sérieuses difficultés pour rassembler un effectif conve- nable. De défections en remplacements, l'équipe n'avait pris tournure que dans la semaine précédant le départ de l'épreuve. Les dix coureurs étaient cependant de très bonne valeur : , vainqueur de la Vuelta 1955 et Louis Bisilliat (groupe Libéria-Grammont), François Mahé (groupe Leroux-Alcyon), Marcel Rohrbach (groupe Peugeot-BP), André Le Dissez, Francis Pipelin (groupe Mercier-BP), Raymond Hoorelbeke, Claude Sau- vage (groupe Helyett), Gérard Thiélin, Guy Ignolin (groupe Saint- Raphaël-Gitane) . Il ne manquait plus qu'un directeur sportif. On avait alors pensé à ce brave Leducq. Homme providentiel ? Non, plus modes- tement : dépanneur. Je n'étais pas dupe. Je n'avais jamais été directeur sportif, et cela ne m'emballait guère, mais je n'ai pas osé refuser. On cherchait également un deuxième soigneur. J'ai proposé un vieil ami, René Bénard, spécialisé dans la clientèle des jockeys à Maisons-Lafitte. Il n'avait pas de passeport. Je me suis débrouillé pour le lui faire obtenir dans les délais les plus rapides. Que n'ai-je échoué dans mes démarches !... Cyclistes et jockeys, ce n'est pas du tout le même milieu. Sans doute, ont-ils des manières différentes d'exprimer leurs besoins et exigences. Une course par étapes impose une existence itinérante très parti- culière, vous avez pu le constater dans le cours de ce récit. René Bénard n'est pas d'un caractère facile. Il y eut bientôt des coups de gueule qui ne firent que s'amplifier. Pour savoir, par exemple, qui, du soigneur ou du coureur, devait nettoyer la baignoire après usage, et qui devait porter les valises de la camionnette dans la chambre. Et cent autres détails de ce genre. Avec Gérard Thiélin notamment, teigneux et rouspéteur, cela faisait des étin- celles. Nous étions confrontés, d'autre part, à la joyeuse improvi- sation espagnole. Nos demandes, pour le ravitaillement du len- demain, étaient reçues avec infiniment de courtoisie. De larges sourires de l'hôtelier, du chef cuisinier et la formule magique qui promet tout : « Manana por la manana ! » Tout baignait dans l'huile, si l'on peut dire. Mais le lendemain matin... on débou- chait dans une cuisine déserte ! Je ne sais plus dans quelle ville étape, nos coursiers et ceux des deux autres équipes logées dans le même hôtel ont pris la cuisine d'assaut... opération d'autant plus facile qu'elle n'avait pas de défenseur. Ils se sont confectionné eux-mêmes des œufs au plat, des omelettes, des « bocadillos » (je commençais à manier la langue de Cervantès, et c'est tout de même plus expres- sif que sandwiches). Ils étaient une quinzaine à se disputer le contenu du frigo avec la férocité de naufragés qui vont sauter dans les embarcations de sauvetage. L'hôtelier, porté absent aux pluches, était tout simplement sur les lieux du départ de l'étape, en spectateur très intéressé. Il nous a prodigué de chaleureux encouragements. Mais la musique a changé quand il a découvert, à son retour, la cuisine dévastée. Ce n'était plus : « Manana por la manana ! » Il n'était plus du tout nonchalant pour nous agonir de malédictions. A Madrid, dans une petite pension de famille de la rue Velas- quez, nos coureurs étaient cinq dans une chambre. J'ai dû déloger deux commissaires qui avaient tout leur confort dans une « carrée » voisine pour leur donner un peu plus d'espace. Là encore, ils ont fait leur cuisine eux-mêmes sous les regards, cette fois, d'un hôtelier passif toujours, mais débonnaire et admiratif devant toute cette agitation qui le dépassait. Je faisais l'apprentissage du métier de directeur sportif. Tenez, passer les musettes de ravitaillement, cela n'a l'air de rien. Mais ce n'est pas si facile que l'on croit. Vous avez, enfilées sur le bras, six ou huit musettes... Le peloton vous arrive dessus, compact. Il vous faut repérer vos coureurs dans l'instant, et hop ! hop ! faire glisser la musette de l'avant-bras dans la main et la tendre au coureur qui la saisit à la volée... Et parfois un gars d'une autre équipe, qui vient de rater la sienne, vous cueille votre musette sans prévenir ! Je me souvenais de mes propres mésaven- tures de coureur, un Paris-Tours dans lequel j'avais failli aller dans le décor en ratant la musette que me tendait notre brave mécanicien Dizy. Et ce ravitaillement de Cosnes dans un Paris- Saint-Etienne 1934... Francis Pélissier, mon directeur sportif d'alors, m'avait envoyé malencontreusement au pavé pour le compte... J'avais repris connaissance un peu plus tard, allongé dans une voiture. Cette Vuelta 1961 débutait, à Saint-Sébastien, par une épreuve de 10 km 500 contre la montre par équipes. Nous nous sommes classés troisièmes. L'après-midi Marcel Rohrbach, un petit Berri- chon (comme son nom ne l'indique pas), rouquin et futé, gagnait le secteur d'étape en ligne Saint-Sébastien-Pampelune, 91 kilo- mètres, devant Le Dissez, et se plaçait en troisième position au classement général à 1 mn 6 s de l'Espagnol Eusebio Velez du groupe Kas. François Mahé gagnait la deuxième étape, courue sur 174 kilo- mètres en circuit autour de Pampelune. Et le lendemain, cin- quième à Huesca, il prenait le « mayo amarillo » (vous avez lu, bien sûr, le maillot jaune) avec 35 secondes d'avance sur Velez. Elle avait été très pénible cette étape Pampelune-Huesca, toute en montées et descentes étroites, dans le froid et la grêle. Mêlées à la boue, les feuilles tombées des arbres formaient une sorte de glu sur les routes ravinées dans un décor qui me rappelait le Galibier des temps héroïques. Je rajeunissais de trente ans. Je me laissais emporter par mon optimisme naturel, fredon- nant dans la tempête, le buste dressé hors du toit ouvrant de mon char de directeur sportif : « Avec l'ami Acaasse, on n'le quitt' jamais le François Mahé Car il est sur les tra-a-ces, du beau maillot doré... » Ce n'était pas la richesse d'inspiration qui comptait, mais le ton de bonne humeur. Nous avions eu aussi quelques désagréments. Nous perdions le charmant Louis Bisilliat, un Savoyard toujours souriant qui accusait une baisse de tension inquiétante. Jean Dotto, victime d'une crevaison dans la descente du col de Mont-Repos, en pleine bagarre, avait dû réparer tout seul. Les doigts raidis par le froid, il avait perdu près de dix minutes et m'en tenait sourdement rigueur. Mais je suis de ceux qui se réjouissent devant une bou- teille à moitié pleine au lieu de déplorer qu'elle soit à moitié vide. Inconscient que j'étais... le « mayo amarillo » de François Mahé ne réjouissait pas tout le monde. Nous étions un assem- blage de circonstance et non une véritable équipe. Chacun pensait d'abord à ses propres intérêts, et l'on ne tenait pas grand compte de mes directives. Sans doute avaient-ils discuté finances dans le secret de leurs chambres, sans arriver à se mettre d'accord sur les chiffres... François Mahé s'est senti bien seul sur la route de Huesca à Barcelone, et il a choisi de ne pas défendre le « mayo amarillo » qui est allé sur les épaules d'un Espagnol, José-Luis Talamillo. Puis, dans la sixième étape, Tortosa-Valence, Le Dissez et Pipelin, les deux coureurs de la marque Mercier, roulent à fond, en tête, sans se soucier de la position de Mahé (groupe Saint-Raphaël) au classement général. J'ai beau leur crier de mettre le frein, ils n'entendent plus ! Ils prétendront, à l'arri- vée, n'avoir rien compris de ce que je leur disais. Résultat : Mahé perdait dix minutes. Un équipier de , le Belge Marcel Seynaeve, devenait leader. Et Le Dissez n'avait même pas le bénéfice de l'étape : il s'était fait battre par un Espagnol du groupe Faema qu'il avait entraîné dans son sillage, . Nous devenions l'armée de Bourbaki, avec havresacs d'em- brouilles et soupe à la grimace. Chacun tirait de son côté... En cherchant bien, je pourrais retrouver dans ma carrière de cou- reur, des situations où j'avais eu le même comportement égoïste. On n'est pas louis d'or... Mais on oublie vite ! Et maintenant, j'étais de l'autre côté de la barrière. Je découvrais combien le peloton est un monde à part, très secret, très fermé, auquel même les directeurs sportifs n'ont pas accès. Ce qui se traite dans le peloton, on ne le sait jamais exactement, ou bien on l'ap- prend beaucoup plus tard, et généralement trop tard. Et puis, les soins, soir et matin dans les chambres : piqûres intraveineuses, ampoules, suppositoires... Ils n'avaient besoin de personne... Certains avaient leur seringue hypodermique, leur appareil pour prendre la tension... Et moi qui ne m'étais pas préoccupé de la mienne avant l'âge de quarante-cinq ans ! J'étais sidéré, mais comment leur faire entendre raison ? Je ne disposais d'aucun élément de véritable autorité. Je n'étais pas celui qui les dirigeait et les appointait à longueur d'année, mais seulement un directeur sportif intérimaire, un étranger à leurs yeux, un vieux machin d'une autre époque, dépassé par leur rythme moderne. André Le Dissez, un vrai Parigot, contribuait heureusement à détendre un peu l'atmosphère avec sa joyeuse humeur et ses reparties de gavroche. Employé dans l'administration des PTT, il s'était fait mettre en disponibilité pour tenter l'aventure cycliste, et l'on s'était naturellement empressé de le baptiser « le Facteur ». « El Cartero » traduisaient les Espagnols amusés par ses pirouettes. Le Dissez allait tout de même sur ses trente et un ans, et ce vieux briscard nous persuadait que le seul homme à battre était le champion de Belgique, Frans De Mulder, excellent grimpeur. Des offensives se développaient : « Ne vous inquiétez pas, assurait « El Cartero » de l'avenue de Choisy (Paris, 75013). De Mulder est resté avec nous, et c'est lui seul que nous devons surveiller. » Ils avaient fait mieux encore, mes Talleyrand du petit braquet, en concluant un pacte franco-belge ! Les coureurs espagnols étaient moins bien payés, dans la Vuelta, que les étrangers indispensables pour une affiche internationale, et cela les rendait agressifs. On avait même vu Vicente Iturat, un violent, sortir un couteau de sa poche, sans arrêter de rouler, pour en menacer le Belge Van Meenen ! Chaque jour, le ou les régionaux de l'étape se lançaient, à tour de rôle, dans la course de leur vie, obligeant les nôtres à d'épuisantes poursuites. On faisait donc cause commune avec De Mulder et ses « Grone Leeuw » (les « Lions verts ») contre les assauts ibères, on s'expliquerait ensuite, entre soi, dans les étapes de montagne. Les « Groene Leeuw », plus unis, se débrouillaient bien mieux que nous. Ils portaient au commandement Marcel Seynaeve, puis André Messelis, des lieutenants de De Mulder. Mais rien n'en- tamait la confiance du Facteur qui avait adopté la formule de Paul Reynaud : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » On gardait l'œil fixé sur De Mulder... qui ne remuait pas le petit doigt. Marcel Rohrbach s'est rapproché dans les cols de la Castille au cours de la neuvième étape Albacete-Madrid, puis le placide François Mahé s'est déchaîné dans la dixième, de Madrid à Madrid, se détachant, dans le col de Nevacerrada, avec Luis Otano, un ancien équipier de Roger Rivière. Au classement géné- ral nous avions, derrière Seynaeve leader, Le Dissez, second à 6 mn 2 s, Mahé, sixième à 8 mn 40 s et Rohrbach, septième à 9 mn. Mais Le Dissez était visiblement à la peine alors que Fran- çois s'étonnait lui-même de sa facilité. Et il a eu enfin, à l'adresse de ses petits camarades, les paroles de paix et d'espérance : « Je ne serai pas ingrat envers ceux qui m'aideront à gagner ! » Mais c'était presque trop tard : Guy Ignolin, blessé dans une chute, et Jean Dotto souffrant d'un genou n'étaient plus là. Rohr- bach, vidé de ses forces, affreusement malade au lendemain de l'étape contre la montre Valladolid-Palencia (48 kilomètres) aban- donnait à son tour. Pipelin vomissait tout ce qu'il pouvait et même davantage sur la route, et plusieurs coureurs espagnols lui tenaient compagnie dans ce pitoyable exercice. La quatorzième étape, Santander-Vitoria, allait être celle de la vérité. François Mahé attaquait dans le col de Las Munecas (Les Poupées) tandis que De Mulder s'effondrait ! Le Dissez s'était trompé : le champion de Belgique, dans cette Vuelta, n'avait été qu'un leurre, prolongeant l'illusion le plus longtemps possible pour favoriser la course de ses équipiers. Vainqueur de l'étape, Mahé remontait à la deuxième place du classement général der- rière Angelino Soler... celui-là même que Le Dissez et Pipelin avaient joyeusement emmené dans leur roue au cours de la sixième étape Tortosa-Valence. Mahé, ce jour-là, avait perdu dix minutes, et il n'était plus maintenant qu'à 51 secondes de Soler. Au départ de la dernière étape sur 159 kilomètres en circuit autour de Bilbao, François ne disposait plus que de trois équi- piers : Pipelin, Hoorelbeke et Sauvage. Un écart malheureux de l'Espagnol avait envoyé au tapis, la veille, Le Dissez et Tiélin. Couverts de plaies, ils n'avaient pu continuer. Angelino Soler, en revanche, faisait partie de la seule équipe encore complète, celle du groupe Faema, et il pouvait se reposer sur des gaillards aguerris tels que le rouleur Antonio Suarez, vainqueur de la Vuelta 1959 devant Roger Rivière. François n'est pas du genre démonstratif. Il affichait, cette fois, une franche résolution. Il sentait que la chance de sa car- rière s'offrait enfin à lui dans sa trente et unième année. Jamais, sans doute, il ne retrouverait une telle occasion. 51 secondes, cela représente moins de 300 mètres. François « voltigeait », et il y aurait quatre rudes escalades : le Puerto de Areitio, l'Alto de San Miguel, le Puerto de Solube et l'Alto de San Domingo, pour disperser les équipiers d'Angelino Soler. Après, ce serait le « mano a mano », cher aux Espagnols. Le coup était jouable et nous nous étions tous appliqués à gonfler François moralement. On se rendait au départ en cortège dans les rues de Bilbao. La voiture du directeur de la course, Luis Bergareche, ouvrait la marche. Elle a pilé net, pour une raison inconnue. François qui suivait n'a pas eu le temps de freiner ou de se détourner. Il a buté dans l'arrière de la carrosserie... Nous l'avons relevé incons- cient, le visage en sang, avec une plaie profonde sur toute la lon- gueur de l'arête nasale. Il est resté un quart d'heure dans l'ambulance. On l'a pansé sommairement en lui obstruant les narines de ouate pour arrêter l'hémorragie. François avait encore la vue trouble sur la ligne de départ. Dans le Puerto de Solube pourtant, il a suivi une attaque de Jesus Lorono et il a constaté en se retournant qu'Angelino Soler, collé à sa roue depuis le départ, avait perdu deux longeurs. C'eût été le moment, et François se sentait le jarret impatient. Mais il ne pouvait respirer normalement avec toute cette ouate dans les narines. Le coup n'était plus jouable... Blessé avant d'être monté en ligne, vaincu sans avoir pu combattre, même Marcel Bidot et Poulidor, les plus célèbres « poissards » du cyclismes françois, n'ont jamais connu, je crois, une aussi cruelle infortune. Je n'étais même pas un directeur sportif qui porte chance. Cette expérience n'a pas eu de lendemain. Directeur sportif, ce n'était vraiment pas mon job. Je n'ai pas le goût du comman- dement et je manquais, en plus, de pratique. La fonction ne se limite pas à suivre un coureur en attendant qu'il gagne. Il faut être en mesure de le renseigner à tout moment, et savoir lui dire s'il doit prendre l'initiative ou rester dans les roues. Il y a aussi la rapidité d'intervention sur une crevaison, un incident méca- nique ou une chute. Dans la dernière étape de la Vuelta, Sauvage a crevé, et je me suis arrêté pour le dépanner. Pendant ce temps, François Mahé, devant, crevait également. Pipelin a dû lui donner sa roue, et il est resté sur le bord de la route à m'attendre. François n'avait plus qu'Hoorelbeke pour l'aider dans la pour- suite, et il est très dur, dans de telles conditions, de boucher un trou de quatre cents mètres. Nous ne pouvions cependant couvrir exclusivement François Mahé, notre leader. Sauvage, si nous l'avions laissé se débrouiller seul, ne serait sans doute pas revenu et cela aurait fait un équipier de moins. Mais il fallait faire très vite pour secourir tout le monde et cela, c'est l'ABC du métier. Mais la base du directeur sportif est d'être psychologue pour apprendre à bien connaître son coureur et d'avoir le sens inné de la course, ce qui n'est pas donné à tout le monde, croyez- moi. Le type même du directeur sportif, pour moi, a été Francis Pélissier. Il possédait, comme tous les Pélissier, le sens de la course au plus haut degré. Julou Merviel, par exemple, vous confirmera qu'il lui doit sa victoire dans Paris-Tours 1933. Le Grand avait prévenu ses coureurs : « Attention, " on " va démar- rer de bonne heure, dans la traversée de Versailles. Méfiez-vous, tenez-vous prêts, soyez en tête à ce moment. » Merviel a écouté, il a été dans le coup, et il a gagné. Ce n'était pas de la sorcellerie. Francis, après une minutieuse reconnaissance du parcours, a compris que la boucle de Versailles inciterait quelques audacieux, se sachant barrés au sprint, à attaquer de loin. Dans le Circuit de Paris, il nous recommandait de répondre à toutes les attaques dès le bas de la côte du Cœur-Volant, car l'une d'elles ne manquerait pas de réussir. Et puis, Francis avait la présence et le culot pour s'imposer. Il fallait le voir, au volant de son énorme Buick, balayer toute la largeur de la route pour faire le barrage aux voitures des autres directeurs sportifs. C'était un Fangio... de choc. Il ne fallait pas craindre pour l'affronter de froisser ses ailes ou de rayer sa car- rosserie. Il eut des duels épiques avec Camille Narcy, directeur sportif de Peugeot après-guerre. Ils ont été, sans le savoir, des précurseurs du stock-car, car ils en étaient venus à monter des fragments de rails de chemin de fer en pare-chocs ! Dans un Paris-Tours, en 1949 ou 1951, , dans une période d'accalmie, roulait une trentaine de mètres derrière le peloton, pour porter la main à sa musette. D'un coup, la bagarre a éclaté, devant, et Rik a été surpris. Il aurait sans doute recollé sans histoire au peloton, en profitant du passage d'une ou deux voitures offrant momentanément un écran contre le vent qui souf- flait de trois quarts face. Mais Francis a bondi pour dresser un barrage impitoyable, et Rik est bel et bien resté en équilibre, alors qu'il aurait eu les plus grandes chances de l'emporter au sprint. Francis, enfin, n'avait pas son pareil pour gonfler ses gars au moral. Il vous transformait un paisible gaillard, sorti tout droit de sa cambrousse, en un féroce pédaleur de commando. Il était le roi de la psychologie à l'esbrouffe. On ne résistait pas à ses élans de chaleur humaine. Léo Véron était un attentiste, de même que mon vieil ami Antonin Magne, aussi économe des efforts de ses coureurs que de son porte-monnaie, ce porte-monnaie de maquignon, tout gonflé de papiers et dont je n'ai jamais pu connaître le contenu. Mais Tonin était un modèle d'organisation. En correspondance suivie avec chacun de ses coureurs, il leur communiquait les plans d'en- traînement, le régime alimentaire à suivre, les conseils sur la manière de s'équiper, le programme de la saison, les déplace- ments minutés dans leurs moindres détails sur des fiches établies avant le départ de chaque épreuve. Tonin était un adepte du pendule. Sourcils froncés, visage hermétique, il le faisait osciller au-dessus du ventre du coureur allongé sur la table de massage. Un silence, puis la sentence tombait : « Vous serez au sommet de votre forme dans une semaine », ou bien : « Vous êtes en état dépressif, vous avez besoin de deux semaines de repos. » Dans ces moments, Tonin avait l'air du vieux sage de la tribu, et le gars était très impres- sionné. Antonin Magne imposait le respect parce qu'il respectait ses coureurs. Il n'en a tutoyé qu'un seul durant toute sa carrière de directeur sportif : le fils de son vieux compagnon de combat Julien Moineau, Alain, dont il est le parrain. Ludovic Feuillet et Pierrard étaient d'une autre génération. Directeurs sportifs des marques les plus puissantes, ils dispo- saient des meilleurs coureurs, et il leur suffisait d'attendre que l'un ou l'autre de leurs jockeys gagnât. C'était du tout cuit. Mais ils marquaient la distance : le coureur restait pour eux un employé dont ils n'auraient pas admis une manifestation de trop grande familiarité. Et l'atmosphère, à table, n'était évidemment pas aussi joyeuse et déboutonnée qu'avec Francis Pélissier. J'ai donc tiré un trait définitif sur d'éventuelles activités de directeur sportif, mais j'allais vivre, trois années plus tard, en 1964, une expérience d'éducateur cycliste assez originale. J'avais un ami en relations d'affaires avec l'Iran, et il m'ar- rivait de lui dire, dans le cours de nos conversations, qu'un séjour dans ce pays de rêve ne me déplairait pas. Comme cela, sans plus y penser l'instant d'après. Et voilà qu'il m'annonce, un jour de mai 1964 : — C'est fait ! On t'attend à Téhéran, le billet d'avion est réservé et ta chambre retenue à l'hôtel. J'ai cru, d'abord, à une blague. Mais c'était la stricte vérité. Le gouvernement iranien m'invitait pour un séjour d'éducateur cycliste ! La compagnie Air-France était en grève au moment de mon départ. J'ai pris d'abord la micheline jusqu'à Bruxelles et j'ai eu beaucoup de peine à faire admettre mon vélo, car je ne pou- vais naturellement partir sans lui. Formellement interdit à bord. Mais les employés de chemin de fer et les douaniers se sont finalement montrés compréhensifs avec le vieux champion en transit. La grève s'étendait à la Belgique et j'ai dû prendre, par le train encore, la direction de Francfort après une nuit passée en clochard sur un banc de la gare de Bruxelles. Toujours traî- nant mes valises et mon vélo. Mais quel accueil à Téhéran malgré mes trois jours de retard ! Les petits coursiers, mes futurs élèves, m'attendaient à ma des- cente d'avion avec des couronnes de fleurs, comme pour un cheval de Grand Prix. J'ai pensé qu'ils prenaient tout de même un peu d'avance sur le cimetière ! Ils m'ont accompagné jusqu'à ma (luxueuse) chambre d'hôtel, et les questions ont fusé de toutes parts. Ils s'exprimaient en anglais. Pour tout dire, je n'ai jamais réussi l'agrégation dans la langue de Shakespeare. Mais il s'est trouvé un de mes futurs poulains, heureusement élevé chez les Pères, qui parlait couramment français. — Quand allons-nous commencer l'entraînement ? — Dès demain. — Et combien de fois par semaine ? — Tous les jours. Ah ! vous auriez vu les mines stupéfaites, consternées. — Tous les jours, vraiment ? Mais ce n'est pas possible ! Mais comment peut-on être Persan ? Salut Montesquieu ! La compétition cycliste, leur ai-je expliqué, est une longue patience. Il faut arriver à respirer au rythme de sa bicyclette, à ne plus faire qu'un avec elle. Ils se refusaient à le croire, tous soufflés, écœurés avant même d'avoir commencé. Et au bout de la première semaine d'un entraînement pourtant léger, ils n'en pouvaient plus ! Je me suis mis en colère : — J'ai mon billet pour Paris, je rentre, au revoir, messieurs ! Ils ont alors repris le guidon par en dessous. Je ne crois pas que c'était par amour pour le vélo, mais plutôt pour me faire plaisir. Ils m'avaient à la bonne et commençaient à s'habi- tuer à moi. Nous partions à l'entraînement sur les routes brûlées de soleil. Une camionnette nous suivait avec un grand tonneau de deux cents litres plein d'eau, au centre du plateau. Mes cour- siers se laissaient décoller à tour de rôle pour tendre leur bidon à remplir. L'opération se renouvelait de plus en plus sou- vent, et la moyenne s'en ressentait fâcheusement. Les premiers temps, oubliant mes soixante ans, je roulais à vélo avec eux. Il me fallait bien payer d'exemple et leur expliquer. Je leur montrais comment démarrer, en prenant une borne ou un poteau télégraphique comme point de repère, comment essayer de surprendre l'adversaire en partant de derrière lui ou bien du côté qu'il ne surveillait pas... Et eux me répondaient : « Mais nous ne devons pas nous lâcher. Nous sommes tous camarades ! » Le capitaine qui supervisait les entraînements — tous les postes officiels étaient tenus par des militaires — m'annonçait le matin au rassemblement : — Aujourd'hui, nous faisons une course. Et je répondais : « Ah ?... Bon ! » Je ne m'étonnais plus de rien. Je ne cherchais plus à com- prendre. Je devenais comme eux, contemplatif et fataliste. Inch' Allah ! Ils avaient été très surpris, encore, en apprenant que l'on devait s'alimenter en course. Ils passaient le matin au marché mais n'achetaient pas de bananes. Trop cher ! Le capitaine dépiau- tait des pistaches et les leur tendait, de sa voiture, pendant qu'ils roulaient. Je m'étais fait envoyer les règlements officiels des fédérations internationales, pour amateurs et professionnels. Le capitaine avait survolé ces manuels d'un coup d'œil rapide : — Ce ne sont pas des règlements mais des lois, avait-il observé d'un ton savant. Puis il ne s'en était plus soucié. Nous avons enfin décidé de faire une course sérieuse, officielle, baptisée le Prix André-Leducq. J'avais apporté un maillot jaune. Il serait offert au vainqueur. L'arrivée devait être jugée en plein centre de Téhéran le jour même où le Shah rentrait d'Amérique. Vous voyez le tableau : une foule envahissante, indisciplinée, les rues encombrées de tacots, de carrioles branlantes et de bourricots surchargés, les gosses virevoltant et piaillant, les filles voilées effarouchées et les coureurs lancés dans cette pagaille. Sur la trentaine de concur- rents, un, du moins, avait retenu mes leçons, et il a gagné en s'échappant. Le capitaine m'a fait part du mécontentement des provinces qui prétendaient profiter aussi de mon enseignement. Nous devions décentraliser et aller à Meched, la Ville Sainte. Vingt- quatre heures de train à travers la montagne... Je n'étais pas partant ! Comme je me trouvais là à titre gracieux — j'avais oublié de vous le préciser : on me payait simplement mes frais de déplacement et de séjour — je restais libre de mes décisions, mais je n'ai pu, décemment, me dérober quand le capitaine m'a proposé de voyager par avion. J'ai voulu, à Meched, entrer dans la mosquée du Dôme d'Or. Le gardien m'a écarté d'un geste dédaigneux. Je ne suis, sans doute, pas parfait, mais je ne me croyais pas aussi impur ! Nous avons organisé une course entre les sélections de Téhé- ran et de Meched. On se serait cru au départ du Tour de France 1903. Les coureurs de Meched avaient des positions invrai- semblables, sur des vélos archaïques d'une étonnante diversité. Les miens, ceux de Téhéran, déjà plus évolués, dans des beaux maillots au nom de mon ami constructeur d'Arras, André Bertin, se moquaient d'eux avec des airs de supériorité. Ils ont gagné facilement. J'ai été présenté au Shah et à la Shabanou lors de la cérémo- nie d'inauguration d'une piscine. Nous étions une quinzaine au garde-à-vous. Le Shah s'est arrêté devant moi : « Je vous connais depuis longtemps, monsieur Leducq, m'a-t-il assuré avec un sou- rire bienveillant. Je suivais votre carrière de coureur lorsque je faisais mes classes en Suisse. » Ce n'était peut-être pas tout à fait vrai, mais ça ne manquait pas de gentillesse. Le commandant qui faisait office de ministre des Sports s'exprimait en français avec une pointe d'accent du Sud-Ouest, car il avait fait ses études à Toulouse. Mon capitaine responsable du cyclisme m'a fait un signe discret pour me rappeler la mission dont il m'avait chargé : — Il serait souhaitable, Majesté, d'envoyer deux ou trois coureurs aux Jeux Olympiques de Tokyo à titre expérimental, ai-je suggéré. Le Shah a éludé, sur un ton courtois mais ferme. Il devait, finalement, avoir plus de connaissance cycliste que le capitaine. Que seraient-ils allés faire à Tokyo, les malheureux ? J'avais dû manquer de conviction dans ma demande. La Shabanou riait, à deux mètres de moi. Elle avait compris aussi : le capitaine pensait s'offrir un beau voyage aux frais de l'empereur. Il a été très déçu. Un autre jour, j'ai été invité à une garden-party chez le frère du Shah. Il n'était pas encore là quand nous sommes arrivés. Tout à coup, j'ai vu se pointer un beau type en uniforme, tout chamarré, galonné, décoré... Pour détendre l'atmosphère qui, jus- que-là, était un peu guindée, j'ai crié avec l'accent de la rue Lepic : — Tiens, v'la le facteur ! C'était le frère du shah ! En personne. On mène, dans ce pays de chaleur, une existence à part. Tout au ralenti, avec une grosse consommation de Coca-cola et de melon sans sel. Et pour la voluptueuse langueur orientale des Mille et Une Nuits, je peux vous certifier que ce n'est guère à la portée d'un étranger de passage. Drôlement réticentes sont les bergères... Nous nous retrouvions entre compatriotes au Club Français, dans une ambiance très convenable avec un grand souci du respect des hiérarchies. Je passais beaucoup de temps à me baigner. Avec la teneur en sel de la mer Gaspienne, j'avais l'im- pression de nager dans du sable. J'avais le spleen de Paris. Je m'ennuyais. J'ai tenu trois mois, de mai à juillet 1964. Une céré- monie d'adieux a été organisée au cercle militaire. Mes petits coursiers se sont rués vers le buffet somptueux, dressé sur une table immense. Ils vivaient un conte de fées. Après les discours d'usage par les hautes personnalités, le plus souffreteux de mes gars, le plus minable d'entre eux s'est approché timidement et m'a tendu une petite médaille achetée avec ses quatre sous. Je la garde précieusement dans mon musée personnel. Je les aimais bien, mes petits coursiers. Pas doués, mais si candides et spontanés. L'ami qui m'avait embarqué dans cette aventure affirmait que je vendrais des vélos comme des petits pains, par centaines... J'ai éprouvé d'infinies difficultés à brader le mien avant de partir. En vérité, je vous le dis, les Iraniens ne sont pas faits, mais alors pas du tout, pour la compétition cycliste. En dehors de ces activités épisodiques de directeur sportif ou de conseiller technique en terres loitaines, je suis resté, jusqu'en 1958, un respectable vétéran que l'on ressortait régu- lièrement pendant le Tour de France pour l'inviter à publier ses jugements. La mode s'est prolongée et même intensifiée. Pouli- dor, après Anquetil, est entré dans la carrière, et Merckx suivra, j'en suis certain. J'étais donc sollicité, non pas pour raconter la course, mais pour donner une opinion recueillie et mise en forme par un jour- naliste professionnel. C'était dans la règle, et je ne lésais per- sonne. Je ne pense pas avoir privé qui que ce soit de son gagne- pain. Comme tous mes frères anciens champions, je n'étais là qu'en supplément au programme. Il y a eu des réticences pour-