Continents manuscrits Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora

14 | 2020 Photographie algérienne : de la genèse à la représentation Dossier coordonné par Rym Khene

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/coma/5097 DOI : 10.4000/coma.5097 ISSN : 2275-1742

Éditeur Institut des textes & manuscrits modernes (ITEM)

Référence électronique Continents manuscrits, 14 | 2020, « Photographie algérienne : de la genèse à la représentation » [En ligne], mis en ligne le 15 avril 2020, consulté le 22 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/ coma/5097 ; DOI : https://doi.org/10.4000/coma.5097

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SOMMAIRE

La photographie algérienne : de la genèse à la représentation. Introduction Rym Khene

La révolution algérienne

À la recherche de Mohamed Kouaci, artisan de la Révolution par l’image Plongée dans une archive inédite de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) Marie Chominot

La Révolution algérienne dans Paris Match : construction d’une mémoire photographique (1954-1962) Fadila Yahou

Les années 1990

Les archives photographiques de la guerre des années 1990. Une approche par l’ethnographie Awel Haouati

Pratique artistique et prise en charge de la mémoire : Sofiane Zouggar, artiste et archiviste Rym Khene

Expériences photographiques

L’acte photographique comme acte politique Sabri Benalycherif

La photo que j’ai ratée Saïd Djaafer

L’image manquante du récit national Sid Ahmed Semiane

Portrait d’une ville, Alger Halim Zenati

Entretiens

Loin des murs Entretien mené par Rym Khene Fatima Chafaa

Faire collectif Entretien avec Collective220, mené par Rym Khene Collective220

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Les Archives numériques du cinéma algérien : une plateforme alternative pour la valorisation d’archives Entretien avec Nabil Djedouani, mené par Rym Khene Nabil Djedouani

Varia

Entre le don et la traduction. Formes de la critique génétique en Argentine Graciela Goldchluk et Delfina Cabrera

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La photographie algérienne : de la genèse à la représentation. Introduction

Rym Khene

1 L’idée de consacrer un numéro de Continents Manuscrits à la photographie algérienne est née il y a un an et demi environ. Nous avions alors décidé de questionner la place de la photographie en Algérie, en croisant pratiques photographiques d’artistes et usage des archives photographiques. Notre volonté était de bâtir un numéro interdisciplinaire qui invite chercheurs et artistes à réfléchir ensemble au rôle de la photographie en Algérie. Entretemps, l’Algérie a connu de grands bouleversements. Avec, durant plus d’un an, le déferlement pacifique de millions d’Algériennes et d’Algériens dans toutes les villes du pays, la révolution du 22 février 2019 a transformé le paysage politique. Elle a aussi donné lieu à l’émergence d’une nouvelle esthétique dans la société. Depuis le 22 février 2019, la pratique photographique fait événement. Mais si celle-ci acquiert cette dimension nouvelle dans le paysage politique et culturel actuel, c’est aussi parce qu’à l’unisson de l’évolution historique de la société, elle se nourrit d’une tradition déjà ancienne qui s’est particulièrement affirmée pendant la guerre de libération nationale. Marie Chominot, historienne et commissaire d’expositions, nous emmène à la recherche des archives Mohamed Kouaci, photographe attitré du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne), et l’une des figures principales de la médiatisation du combat pour l’indépendance. Fadila Yahou, doctorante en Histoire de l’art (Université Paris I Sorbonne), explore le fonds photographique de Paris Match et analyse la construction visuelle de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) que le magazine opère. Par une approche ethnographique, Awel Haouati, doctorante en anthropologie à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), étudie la trajectoire de photographies de presse des années 1990 pour faire émerger des « images latentes » à interroger aujourd’hui.

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Le projet Memory of Violence de Sofiane Zouggar est un travail sur l’image et la violence des années 1990. C’est ici l’occasion de suivre le geste archivistique de l’artiste. Dans ce numéro figurent également, des « expériences photographiques » de photographes, d’écrivains et de journalistes. L’acte photographique se mue en acte politique, la photo que l’on rate, l’image manquante, ou encore le désir de tout archiver. Sabri Benalycherif fait part de la solitude du photographe qui, grâce au mouvement révolutionnaire, découvre un peuple « jusqu’ici imaginé ». Saïd Djaafer, quant à lui, se demande comment il a pu « rater » une photo. Faire l’expérience de la révolution peut conduire, comme ici, à l’impossibilité d’en capturer certaines images. Sid Ahmed Semiane marche dans la ville – et dans la mémoire –, dans un texte poignant à la recherche de l’image manquante du récit national. Halim Zenati nous livre un aperçu de ses photographies algéroises. De 1979 à 2020, vingt photographies qui sont autant de portraits de la ville. Fatima Chafaa raconte sa quête des archives familiales pour faire le lien entre deux générations, deux histoires qui retrouvent leur chemin, « loin des murs ». Le Collective220 pose un regard rétrospectif sur son parcours et sa pratique de la photographie ainsi que sur les défis à relever dans le paysage visuel algérien actuel. Une conversation avec Nabil Djedouani a été l’occasion de montrer le travail du réalisateur et chercheur indépendant qui, à travers des plateformes numériques, valorise le patrimoine cinématographique algérien et réhabilite des images et des figures peu accessibles au public. Par son approche interdisciplinaire, ce numéro de Continents Manuscrits réunit donc chercheurs, écrivains et photographes qui donnent à voir une réalité de la photographie algérienne : expressive et complexe. Enfin, une absence. La disparition brutale de Nasser Medjkane crée un grand vide. Le photographe laisse derrière lui une œuvre importante, par sa beauté, son humanité et sa poésie. Lors de nos déambulations dans les rues d’Alger, nos conversations ne s’éloignaient jamais trop de la photographie. Le cadre, la contre-plongée, le hors-champ, et tout ce que le photographe voit et construit avant même d’appuyer sur le déclencheur, étaient sa manière de regarder le monde. Nous marchions et je le voyais saisir par le regard des images bleues de portes en bois, de rires d’enfants, et de murs marqués par le temps. Ce numéro est aussi pour lui.

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Nasser Medjkane, Alger, 1985 © Nasser Medjkane - Fonds privé. Reproduit avec l’aimable autorisation de Meriem Medjkane.

INDEX

Mots-clés : Algérie, Algérie ; années 1990 ; guerre ; conflit ; violence ; photographie ; photojournalisme ; archives ; presse ; passé dans le présent Keywords : , Algeria; 1990s; war; conflict; violence; photography; photojournalism; archives; press; past in the present

AUTEUR

RYM KHENE

RYM KHENE est doctorante en littérature comparée (Thalim - Sorbonne Nouvelle), chercheuse associée à l’équipe Manuscrits Francophones de l’Institut des Textes et Manuscrits (Item, Ens- CNRS) et photographe. Ses recherches portent sur les représentations littéraires et photographiques des villes. www.rymkhene.com

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La révolution algérienne

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À la recherche de Mohamed Kouaci, artisan de la Révolution par l’image Plongée dans une archive inédite de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962)

Marie Chominot

1 Je n’ai jamais rencontré Mohamed Kouaci. Il était mort depuis presque dix ans lorsque j’entamai, en 2005, le terrain algérien de ma thèse, consacrée aux pratiques et aux usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance. Son nom revenait régulièrement au fil de mes lectures et, surtout, lors des entretiens menés à Alger et à Paris avec des acteurs de la politique d’information du Front de libération nationale (FLN) entre 1954 et 1962. Sans autre indice que l’existence d’une boutique qu’il avait tenue pendant des années sur le Front de mer, je me mis alors à arpenter les rues d’Alger à la recherche de ce lieu, malheureusement disparu et à questionner mes interlocuteurs tous azimuts pour retrouver les traces laissées par celui que l’on me présentait comme « le » photographe de la Révolution algérienne. Incontournable, et pourtant devenu quasiment introuvable, comme effacé. Son œuvre photographique n’avait jamais été publiée de son vivant1 et ses archives n’étaient pas déposées dans une institution publique. Les hasards et les bonheurs des réseaux algérois ayant fait leur œuvre, j’ai eu la chance de rencontrer quelques-uns de ses proches et plusieurs personnes qui avaient travaillé avec lui à Tunis, du temps de la guerre d’indépendance. Mais ce n’est qu’après une longue année d’attente que je pénétrai enfin dans l’appartement familial où il avait vécu au centre d’Alger et rencontrai sa veuve, Safia Kouaci, gardienne de la mémoire et des archives de son mari.

2 Pour la jeune historienne que j’étais alors, habituée aux salles de consultation des bibliothèques et des archives nationales, mon expérience de l’archive prit un tour nouveau. Pendant quasiment un mois, je me rendis chaque matin chez Safia qui sortait pour moi du placard où elles étaient soigneusement empilées, des boîtes de papier photographique devenues boîtes d’archivage. Je travaillais sur la table de la salle à manger et, en fin de matinée, repliais soigneusement tout ce matériel pour passer en cuisine aider mes hôtesses à préparer le repas que nous allions partager sur cette même table. C’est là, dans les gestes du quotidien, au rythme des rituels féminins, que la

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parole s’est libérée, bien plus que dans le cadre strict d’entretiens dirigés. Je ne souhaitais pas forcer la mémoire d’une femme pudique et réservée, affectée par la vieillesse et la perte de son mari. Prendre le temps de se découvrir mutuellement, accepter de se livrer aussi, laisser la confiance s’installer. Petit à petit, l’espace de la recherche est devenu un espace d’intimité. C’est donc en pelant des poivrons, en confectionnant la rechta, en faisant la vaisselle ou en préparant le thé que j’ai recueilli, bribe par bribe, les informations qui allaient me permettre de retracer le parcours de Mohamed et Safia Kouaci au coeur de la Révolution algérienne. La voix de Safia m’a guidée tout au long de cette histoire dont elle fut aussi actrice. Au-delà de la trajectoire singulière d’un photographe militant, l’exploration des archives conservées par Mohamed Kouaci m’a confronté à des questions de méthodologie complexes et finalement permis, grâce au croisement avec d’autres sources de nature différente – orales, écrites et photographiques – de mieux comprendre comment la photographie devint une arme de choix au service de la popularisation de la cause de l’indépendance algérienne à travers le monde.

Parcours d’un photographe militant

3 Le 1er novembre 1954, lorsque quelques militants nationalistes du FLN déclenchèrent la lutte armée sur le sol algérien, Mohamed Kouaci était à Paris depuis plus de sept ans. Né à Blida en 1922, il avait grandi à Alger, d’abord dans la Basse Casbah puis dans le quartier de Saint-Eugène (Bologhine), sur la corniche. Il fut formé à l’école française (la célèbre école Sarrouy de la Casbah) mais ne put poursuivre ses études au-delà du certificat d’études primaires. En tant qu’aîné, il seconda rapidement son père commerçant, pour subvenir aux besoins de la famille. Dès les années 1940, il pratiquait la photographie en amateur. Safia dit l’avoir toujours connu « un appareil photo entre les mains, une boîte de quatre sous ». La relative aisance du milieu commerçant dans lequel il évoluait explique peut-être l’acquisition d’un boîtier photographique et la pratique d’une activité très largement réservée, pendant l’époque coloniale, à la société européenne et à quelques membres de l’élite urbaine « indigène ». Militant au PPA- MTLD de Messali Hadj2, il fixait sur la pellicule réunions et manifestations nationalistes. C’est dans ce cadre qu’il a rencontré un des oncles de sa future femme, Safia Khris, devenu un de ses plus proches amis. Safia a alors neuf ans. À Alger, Kouaci fréquentait des cercles intellectuels et artistiques et photographiait les activités de la troupe théâtrale dirigée par cet homme, également poète et musicien.

4 Quelques années plus tard, c’est à Paris que Kouaci perfectionna cette pratique photographique et s’orienta progressivement vers une maîtrise professionnelle du médium. En 1946, après avoir épousé Safia, il quitta en effet Alger en compagnie d’un oncle de sa femme, pour « aller tenter sa chance en France ». Les raisons de ce départ étaient moins directement économiques que politiques et culturelles : sur tous ces plans, la situation leur paraissait bloquée en Algérie. Son compagnon d’émigration avait déjà vécu dans la capitale française où il avait été le muezzin de la mosquée de Paris. Safia le rejoignit bientôt et après quelques moments difficiles où ils furent hébergés à la mosquée, tous deux s’installèrent dans un petit studio rue du Cardinal Lemoine, non loin du Panthéon. Pendant ses années parisiennes, Kouaci partageait son temps entre le travail à l’usine, la journée et les cours de photographie, le soir. Safia, quant à elle, se forma à la couture et à la sténodactylo. Comme bon nombre d’étudiants,

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d’intellectuels ou d’artistes algériens émigrés, prolétarisés, ils menaient en effet pour subsister une vie ouvrière. Parmi d’autres petits métiers, il fut longtemps fraiseur sur métaux à l’usine de la Précision Moderne, dans le XVe arrondissement. Le soir, il étudiait la photographie dans une école privée, probablement l’école de Vaugirard, lieu de formation réputé. Passionné, Kouaci fréquentait les photo-clubs où il côtoyait nombre de photographes français.

5 Avec la création de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) en juillet 1955, les Kouaci ont trouvé un lieu idéal pour militer dans le sillage de la Fédération de France du FLN, entourés d’étudiants, d’intellectuels, de lettrés. Safia se souvient que leur petit appartement était devenu un lieu de rassemblement pour les étudiants, qu’ils fréquentaient également à la mosquée de Paris ou au 115 boulevard Saint-Michel (siège de l’Association des étudiants algériens de Paris puis de l’UGEMA). Il n’est donc pas étonnant que les époux Kouaci aient fait partie de la délégation organisée par l’UGEMA pour représenter l’Algérie au Festival Mondial de la Jeunesse qui, en août 1957, s’est tenu à Moscou. Partie de Paris en train, elle gagna Moscou en traversant l’Allemagne et les pays de l’Est, acclamée à chaque arrêt. Sur place, l’enjeu était de taille : pour la première fois, une délégation algérienne était présente dans une grande manifestation internationale et le drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l’étoile fut promené sur le stade Lénine lors de la cérémonie d’ouverture. On frôla l’incident diplomatique avec la délégation française.

Figure 1 : Août 1957, photographie de Mohamed Kouaci.

La délégation algérienne défile au stade Lénine, à Moscou, lors de l’inauguration du 6e Festival Mondial de la Jeunesse et des Étudiants pour la Paix et l’Amitié. Archives Kouaci, Alger, D.R.

6 En constituant le groupe, l’UGEMA avait recruté des danseurs, des musiciens, des chanteurs et des comédiens. Safia fut leur costumière. Ils jouèrent une vaste fresque

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qui, mêlant danse, chant et théâtre, souhaitait transmettre l’histoire et la culture algériennes. Par la culture, qui devenait ainsi une arme dans le combat indépendantiste, les militants cherchaient à démontrer l’existence d’une Algérie qui n’était pas française, assimilée ou intégrée à la France. Pour Kouaci, le festival de Moscou fut l’occasion de mettre, pour la première fois, sa compétence photographique au service de l’organisation nationaliste. Il fut le reporter officiel du groupe et fixa sur ses pellicules tous les moments du séjour moscovite. S’il fallait absolument définir une origine, on pourrait dire que c’est à Moscou qu’il devint un photographe au service de la Révolution algérienne.

7 Le Festival de la Jeunesse de l’été 1957 constitue une date clé dans le destin des époux Kouaci. Acte militant d’envergure, il fut surtout une manifestation publique de leur appartenance au FLN et les exposa donc rapidement à un changement de vie. En effet, dès le retour à Paris, plusieurs membres de la délégation furent arrêtés. Comme bien d’autres, les Kouaci étaient désormais fichés par la police, leur appartement surveillé. Sortis de l’anonymat à Moscou, ils durent envisager de se retirer du circuit militant parisien et passer dans la clandestinité. En janvier 1958, un décret du gouvernement français prononça la dissolution de l’UGEMA. La Fédération de France du FLN organisa la filière de leur sortie de France. Pendant plusieurs mois, ils se tinrent prêts à partir et finirent, au printemps 1958, par rejoindre l’organisation FLN installée à Tunis, via Rome et la Sicile.

8 Là, ils furent d’abord intégrés à la troupe théâtrale du FLN (comme photographe et costumière), et partirent avec elle dans une tournée qui les mena notamment en Lybie et en Yougoslavie. À l’automne 1958, la troupe rejoignit la Chine sans eux puisque Mohamed Kouaci venait d’être appelé au ministère de l’Information du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), dont la constitution avait été proclamée le 19 septembre au Caire et qui installa bientôt la majorité de ses services dans la capitale tunisienne. On lui confia la direction d’un grand service photographique travaillant pour l’ensemble des ministères du GPRA. Recruté en tant que photographe, il devint un permanent du ministère où Safia le rejoignit bientôt, au Centre de documentation, puis comme assistante du ministre M’Hamed Yazid et, en décembre 1961, au sein de l’agence de presse nouvellement créée : Algérie Presse Service (APS).

9 Au 14 de la rue des Entrepreneurs, siège du ministère de l’Information, dans les trois pièces en enfilade attribuées à l’activité photographique, sur l’un des côtés du patio, Mohamed Kouaci reprit les rênes d’un service dont l’existence remontait à 1956 mais qui était resté embryonnaire du fait du départ de ses responsables successifs (Djamel Chanderli puis Ahmed Dahraoui) pour filmer dans les maquis. Un an avant la création du GPRA, en septembre 1957, Abane Ramdane avait pris la décision de centraliser dans la capitale tunisienne les moyens d’information du FLN, dont l’activité s’était jusque là développée à partir de plusieurs pôles (Le Caire, Tétouan, Tunis3) et d’en rationaliser le fonctionnement pour plus d’efficacité. Les équipes de journalistes et les archives furent donc rassemblées à Tunis et l’on abandonna la publication du premier journal, Résistance Algérienne, pour se consacrer au seul organe d’information de la Révolution : El Moudjahid.

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Informer, à tout prix

10 Depuis le déclenchement de l’insurrection, l’information avait en effet été conçue comme une arme parmi d’autres : à cause de la trop grande différence des forces, le combat contre les Français ne pourrait se gagner uniquement par la lutte armée, la bataille devrait aussi se mener à l’échelle internationale et sur le terrain médiatique. L’internationalisation du problème algérien figurait en bonne place parmi les objectifs de la Proclamation du 1er novembre 1954. Puisque la puissance coloniale monopolisait les médias disponibles pour transmettre son interprétation du conflit en cours, l’enjeu était d’ouvrir des brèches dans cette forteresse médiatique en produisant et en diffusant soi-même de l’information. Le recours à la photographie fut l’un des moyens pour rendre la presse du FLN attractive. Ses promoteurs avaient bien compris que la presse n’était pas seulement une question de contenu mais aussi, et peut-être avant tout, une affaire de contenant et que la forme donnée à l’information participait de la création de celle-ci et assurait sa diffusion la plus large.

11 Face à l’immense machine de guerre médiatique déployée par les Français, les indépendantistes algériens disposaient de faibles moyens pour produire eux-mêmes des photographies. Ils eurent pourtant très tôt la conviction que l’image était indispensable pour concurrencer l’adversaire sur les terrains médiatique et diplomatique et qu’il leur fallait mettre en scène un autre récit, pour faire connaître et pour défendre, auprès du peuple algérien comme aux yeux du monde entier, la cause de leur combat pour l’indépendance. Tous les moyens étaient bons pour réaliser ou pour se procurer des images. Au cœur des maquis, simples combattants et commissaires politiques, dotés de petits appareils amateur, photographièrent les soldats de l’Armée de Libération Nationale (ALN), au repos, à l’entraînement et au combat, mais aussi les traces laissées dans les villages par la répression de l’armée française. Autant de preuves visuelles de l’existence d’une véritable armée organisée, en lieu et place des bandes de « hors-la-loi » dont parlait la presse adverse. Preuves aussi des exactions de l’armée coloniale contre les populations civiles, loin des clichés de soldats apportant la paix, le développement et la civilisation. Pas de laboratoires clandestins dans les montagnes : les pellicules étaient acheminées jusque dans les villes où elles étaient développées par des militants, parfois avec l’aide de réseaux de soutien européens. Ces images étaient ensuite transmises aux services d’information installés hors des frontières qui les publièrent dans les journaux du FLN (Résistance Algérienne puis El Moudjahid) mais également dans des brochures d’information, dont certaines étaient éditées en plusieurs langues (arabe, français, anglais, espagnol) pour toucher l’opinion internationale.

12 Pour illustrer ces publications, les Algériens organisèrent par ailleurs des filières d’approvisionnement en dehors de l’organisation, afin de s’assurer un flux constant et renouvelé d’images en provenance de sources occidentales. Par l’intermédiaire de journaux marocains et tunisiens, de journalistes étrangers et des réseaux de soutien à travers le monde, ils récupéraient les photographies diffusées par abonnement par les grandes agences de presse mondiales. À Tétouan, une société espagnole leur servit même de prête-nom pour intercepter les clichés transmis par le bélinographe, ancêtre du fax, qui permettait la transmission d’images fixes par le réseau téléphonique. Faute de moyens, il fallait faire feu de tout bois, quitte à utiliser les photographies prises par l’adversaire pour mieux les détourner par l’adjonction d’une nouvelle légende.

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13 Afin d’accroître leur capacité de production et leur impact médiatique, les Algériens ont aussi eu recours à des journalistes étrangers, accueillis dans les rangs de l’ALN pour réaliser des reportages exceptionnels au cœur des maquis. Les médias internationaux, las de recevoir toujours les mêmes images militaires françaises, étaient friands de ces scoops journalistiques, qui montraient enfin l’autre versant de la guerre. Au passage, ces reporters laissaient des copies de leurs photographies aux services d’information du FLN, qui les ont utilisées comme un fonds de roulement iconographique pour leurs propres publications. Par ailleurs, insérés par leurs auteurs dans le système médiatique international, ces clichés gagnèrent une crédibilité et une audience que n’auraient pu leur donner à eux seuls les nationalistes algériens. Cette expérience pionnière, initiée fin 1956 avec les Américains Herb Greer et Peter Throckmorton4, tendit à devenir un système à partir de la fin de l’année 1957, alors que les services d’information du FLN, regroupés à Tunis, accueillirent de nombreux journalistes étrangers. Ces derniers restèrent cependant cantonnés aux bases de l’ALN installées en Tunisie et à la zone du no man’s land entre les deux pays, suite à la construction par l’armée française du barrage électrifié sur la frontière algéro-tunisienne, connu sous le nom de « ligne Morice ».

Mohamed Kouaci, photographe du GPRA

14 Dans le cadre du GPRA, Mohamed Kouaci reprit, amplifia et officialisa cette politique d’information à travers l’image : il pouvait désormais apposer au dos des clichés le tampon du « Service Photo du ministère de l’Information, Gouvernement Provisoire de la République Algérienne », puis celui de l’agence « Algérie Presse Service » (APS) après sa création en décembre 1961. Il y ajouta une dimension essentielle de production endogène, puisqu’il était lui-même photographe. Son activité de reportage se trouva cependant fortement contrainte par l’existence de la « ligne Morice ». Après l’arrestation d’Ahmed Dahraoui par l’armée française dans la région de Bône (aujourd’hui Annaba), en octobre 1958, le GPRA n’envoya plus de reporters dans les maquis. Les missions de Kouaci se concentrèrent donc sur la zone frontalière, où il photographia les soldats de l’ALN groupés du côté tunisien, dans leurs bases et leurs camps d’entraînement et les suivit parfois dans les actions de harcèlement lancées contre le barrage ou les postes français implantés dans le no man’s land entre les deux lignes électrifiées. Sous son objectif se déroulaient des revues de troupe et des défilés parfaitement orchestrés : les hommes possédaient uniformes et armement standardisés et impeccables, ils marchaient au pas cadencé, la tête haute, le regard dur, ou en chantant. Rien à voir avec les petits groupes de combattants des maquis de l’intérieur, en pénurie constante d’armes et de matériel. L’équipement fourni à l’armée des frontières par les soutiens étrangers permit de développer ces représentations d’une armée structurée, forte et moderne, apte à rivaliser avec celle de l’adversaire. Même s’ils ne témoignaient que partiellement de la réalité du terrain (puisque ces soldats étaient en grande partie bloqués hors d’Algérie), ces portraits héroïques devinrent des icônes et structurent aujourd’hui encore l’imaginaire collectif de cette guerre.

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Figure 2 : Mohamed Kouaci en reportage dans un camp de l’ALN en Tunisie, à la frontière algérienne. Sans date, photographe inconnu.

Archives Kouaci, Alger, D.R.

15 Mohamed Kouaci consacra également de nombreux clichés aux réfugiés algériens installés à la frontière tunisienne. Ses portraits de femmes et d’enfants, réalisés dans un style humaniste maîtrisé, servirent, plus encore que ses photographies de combattants, à éveiller la conscience internationale au problème algérien et à faire croître l’aide humanitaire qui arrivait en Tunisie à leur intention. Ses images furent régulièrement publiées dans le journal El Moudjahid et illustrèrent des brochures comme Les Réfugiés algériens (éditée par le Croissant-Rouge en juin 1959) L’Armée de Libération Nationale ; Génocide en Algérie : les camps de regroupement et À travers les wilayas d’Algérie (publiées par le GPRA respectivement en mai, octobre et novembre 1960). Elles permirent également d’éditer trois pochettes de dix cartes postales, imprimées à Belgrade pour le compte du ministère de l’Information du GPRA, dans le cadre de l’aide technique apportée par la Yougoslavie de Tito à la Révolution algérienne : « Images de l’ALN », « Enfants » et « Réfugiés ».

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Figure 3 : « Algérie. Images de l’ALN ».

Pochette de dix cartes postales éditée par le ministère de l’Information du GPRA à partir de photographies de Mohamed Kouaci. Août 1960. Collection particulière, Alger, D.R.

16 En dehors de ses missions à la frontière, Kouaci travaillait à Tunis où il documentait la vie interne du GPRA (réunions, conférences de presse, réceptions d’hôtes étrangers…). Parallèlement, la collecte de documents iconographiques à toutes les sources disponibles se poursuivait inlassablement. À Tunis, comme à Tétouan autrefois, des filières de récupération de documents furent montées. Elles étaient complétées par des réseaux activés en France, en Suisse et en Belgique, dans le cadre de la Fédération de France et des réseaux de soutien au FLN. Beaucoup de clichés d’agences occidentales parvenaient ainsi rue des Entrepreneurs. Sporadiquement, l’équipe complétait cette documentation par des repiquages sauvages dans la presse française ou dans des ouvrages. Le 29 janvier 1961, la photographie qui parut en « une » d’El Moudjahid était ainsi empruntée au livre de Marc Flament et Jean Lartéguy, Les Dieux meurent en Algérie, publié en octobre 1960 par les éditions de La Pensée Moderne.

Constituer les archives d’une Révolution

17 Dans le laboratoire de la rue des Entrepreneurs, Kouaci triait, classait et contretypait au besoin tout ce matériel récupéré, avec l’aide de Daniel Leterrier, un photographe français déserteur, recruté par Mahieddine Moussaoui à Bruxelles, dans le service de faux papiers de la Fédération de France alors animé par Adolfo Kaminsky5. En décembre 1961, le nombre des clichés archivés au service photo était estimé à neuf mille6. Les documents inlassablement rassemblés et pieusement conservés, s’ils servaient les besoins immédiats d’une communication de guerre, étaient aussi conçus comme le corpus auquel pourraient venir puiser « la future télévision et le futur cinéma algériens7 » mais aussi les historiens et les citoyens. Car, comme le disait Mahieddine Moussaoui, qui fut à l’époque la cheville ouvrière de ce travail d’archivage : « Un peuple sans histoire n’est pas un peuple, un pays sans archive n’est pas un pays8. »

18 Durant le second semestre de l’année 1961, le service photo du GPRA entreprit, en parallèle d’un vaste « effort d’organisation de ses archives photographiques », de regrouper en un seul lieu (la rue des Entrepreneurs) tous les fonds photographiques relatifs à la Révolution afin de donner à ces archives « un caractère national »9. Des contacts furent pris avec la Fédération de France, l’état-major général de l’ALN (EMG)

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et le ministère des Liaisons générales (MALG) pour que chacun de ces services verse au ministère de l’Information les clichés qu’il avait produits ou rassemblés pendant le conflit. Ces versements n’eurent jamais lieu, contrariés par la crise ouverte entre le GPRA et l’EMG et le chaos qui caractérisa les derniers mois de la guerre, mais leur programmation témoigne de la dimension patrimoniale que les acteurs de l’information au sein du GPRA donnaient à leur action.

19 C’est également animés d’un désir de transmission envers les jeunes générations et d’une conscience aiguë de l’importance des cadres dans le futur État souverain que les responsables du ministère de l’Information conçurent la formation de photographes. Dans le courant de l’année 1961, des stages furent ainsi organisés à Tunis pour de « jeunes éléments envoyés par les différents ministères ou services (syndicat Union Générale des Travailleurs Algériens et ministère de la Jeunesse notamment) », tandis qu’ils aidèrent le service photo de l’ALN à s’installer à Garn El Halfaia, dans la région tunisienne du Kef (don de matériel et formation)10. Pendant toute la durée de son séjour à Tunis, Mohamed Kouaci assura quant à lui la formation continue des jeunes photographes qui le secondaient au service photo, tant dans le domaine des prises de vue que dans celui du laboratoire. Certains le suivirent à Alger lorsqu’il prit, après l’indépendance, la tête du service photographique du ministère de l’Information de la République algérienne démocratique et populaire avant de se mettre à son compte en ouvrant en 1969 une boutique sur le Front de mer, au 4 boulevard Zighout Youcef.

20 Soigneusement emballées, les archives du ministère de l’Information du GPRA quittèrent Tunis en juillet 1962 dans des camions de l’armée algérienne. Elles arrivèrent à Alger dans le contexte de la crise ouverte entre l’ALN des frontières et les responsables des maquis de l’intérieur11. Déposées en vrac dans les sous-sols du bâtiment de l’ancien Gouvernement général, elles furent alors laissées sans surveillance pendant plusieurs mois, en partie pillées et détériorées par l’humidité. Il est bien difficile aujourd’hui de savoir ce qu’est devenu ce qu’il en reste, démantelé en tant que fonds propre et probablement éparpillé entre plusieurs institutions et des particuliers. Pourtant, la consultation des documents conservés par Kouaci m’a permis de formuler l’hypothèse que la totalité des archives ainsi constituées à Tunis n’avait pas disparue.

L’historienne face aux archives Kouaci : enjeux méthodologiques

21 Naviguer au sein des archives mises à ma disposition chez les Kouaci ne fut pas chose aisée. Comme souvent dans les fonds privés, point d’inventaire ni de plan de classement. En l’absence du photographe pour me guider, sa logique de rangement était de prime abord difficile à élucider, tout comme la datation ou l’origine de certaines images, quand aucune mention écrite ne les accompagnait. J’étais un peu décontenancée, ayant autant que possible tenté, tout au long de ma recherche, de faire parler les photographes pour faire parler leurs photos. Sans la parole du photographe, une autre approche s’imposait. Le premier constat fut celui d’une archive métissée, mixte, tant du point de vue des sources d’images qui la composaient que de la chronologie de sa constitution. Je n’étais pas face à un fonds photographique tel que j’avais pu en consulter précédemment, que l’on pourrait qualifier de « fini », reflet d’une seule époque de production et d’un seul producteur. Kouaci a évidemment continué à produire lui-même des photographies après 1962, mais il a également, dans

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le cadre du ministère de l’Information de l’Algérie indépendante puis de son activité personnelle, travaillé à des projets de publication sur la guerre12, à partir de sources diverses rassemblées pour l’occasion, dont un certain nombre de documents conservés dans ses archives portent la trace : indications de recadrage au feutre rouge sur des tirages et mentions manuscrites pour la composition et la mise en page (formats des images à reproduire, pagination et, parfois, des indications de titres ou de légende). En d’autres termes, il s’agit d’un fonds « ouvert » dont l’enrichissement a accompagné pendant des décennies le travail du photographe et dont le classement reflète ces usages successifs dans le temps.

22 Un des enjeux méthodologiques fut donc de tenter d’identifier et d’isoler dans la masse des documents classés dans une quinzaine de boîtes aux intitulés thématiques (Portraits, ALN, Troupe du FLN, Réfugiés, Festival mondial de la Jeunesse Moscou…), sans indication chronologique, ceux qui se référaient à la période de production qui m’intéressait : la guerre d’indépendance algérienne. Je portai alors mon attention non plus seulement sur le recto – la face « image » des photographies, ce qu’elles figurent – mais sur leur verso pour y traquer toutes les informations scripturales qui témoignent de l’histoire du cliché : mentions manuscrites ou dactylographiées donnant des indications de date, de lieu ou de légende, parfois le nom du photographe, mais également les tampons ou cachets qui y sont apposés, traces des services ayant commandé ou diffusé l’image.

Figure 4 : Tampon du Service Photo du ministère de l’Information du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, apposé au dos d’une photographie de Mohamed Kouaci.

Archives Kouaci, Alger, D.R.

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Figure 5 : Tampon et fiche de légende dactylographiée de la Section Photo de l’agence Algérie Presse Service (APS). Mai 1962.

Archives Kouaci, Alger, D.R.

23 Ensuite, il fallut envisager le croisement avec d’autres sources. J’eus recours au témoignage oral de Safia Kouaci, bien sûr, mais également à celui d’autres acteurs de la politique d’information du FLN, qui avaient travaillé aux côtés de Mohamed Kouaci au ministère de l’Information à Tunis et à la rédaction du journal El Moudjahid. Malgré le passage du temps, la mémoire sûre de Mahieddine Moussaoui et de Pierre et Claudine Chaulet, notamment, me permit d’identifier, de dater et de documenter un certain nombre de clichés et de les intégrer à mon corpus. Enfin, un long et minutieux travail de comparaison avec les publications du FLN pendant la guerre s’imposait, afin de déterminer quelles images présentes dans les archives Kouaci avaient été diffusées pendant le conflit. J’ai eu la chance de pouvoir consulter et reproduire, chez des particuliers, les collections complètes originales des deux journaux du FLN : Résistance Algérienne et El Moudjahid. Il s’agit de documents rares et précieux, dont il existe peu d’exemplaires accessibles. Seuls quelques numéros originaux de ces journaux sont disponibles à la Bibliothèque nationale de France et dans les archives françaises (Service Historique de la Défense et Archives nationales d’outre-mer à Aix-en- Provence). En Algérie, il ne m’a pas été donné la possibilité, faute de temps et des autorisations nécessaires – complexes à obtenir – de travailler sérieusement à la Bibliothèque nationale Algérienne et aux Archives nationales. Beaucoup de chercheurs doivent encore se contenter de la réédition d’El Moudjahid réalisée à Belgrade immédiatement après l’indépendance, mais ces volumes ne sauraient satisfaire ceux qui travaillent précisément sur les images : en effet, ils ne contiennent que les fac- similés des « unes », tandis que les articles des pages intérieures sont uniquement retranscrits, sans les images qui les accompagnaient à l’origine. Outre ces journaux, j’ai

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pu rassembler, au fil des années, un certain nombre d’autres publications illustrées produites par le FLN : brochures, tracts, livrets, dépliants, pochettes de photographies, pochettes de disques … Quelques-uns de ces supports très divers, issus de fonds privés, m’ont été communiqués par des témoins en Algérie, mais la majorité provient, ironiquement, des archives françaises. Armée et services de renseignement français surveillaient en effet toutes les activités de l’adversaire et collectaient soigneusement ces publications.

Figure 6 : Photographie de Mohamed Kouaci, parue en « une » du journal El Moudjahid, le 20 juillet 1959.

Collection particulière, Alger, D.R.

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Figure 7 : La même photographie fait la couverture de la brochure L’Armée de Libération Nationale, éditée par le ministère de l’Information du GPRA en mai 1960.

Collection particulière, Alger, D.R.

24 En croisant toutes ces sources, j’ai réussi à circonscrire un corpus de plusieurs milliers d’images, réparti en trois sources principales, dont la plus abondante est évidemment la production de Mohamed Kouaci lui-même (négatifs, planches-contacts et tirages clairement identifiés comme étant de la main du photographe). Le reste se compose, à parts plus ou moins égales, de photographies prises dans le camp algérien et, plus surprenant, de photographies prises dans le camp français. Côté production algérienne, dominent les photographies amateurs issues des maquis, à la matérialité desquelles il faut prêter attention : des tirages de petit format à la bordure blanche, parfois crantée, qui portent souvent des traces d’usure (pliures, déchirures, tâches d’humidité, effacement partiel de la matière photographique) et, parfois, des mentions manuscrites au verso (un lieu, une date, des noms, rarement la référence à un événement précis). Autant d’objets rescapés qui, malgré l’anonymat qui les entoure, dessinent en creux des récits de combat et de vie et dont la présence dans les publications du FLN indique clairement qu’ils ont circulé, pendant la guerre, depuis les maquis où ils ont été réalisés, vers l’extérieur de l’Algérie où étaient installés les services d’information.

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Figure 8 : Photographies amateurs en provenance des maquis.

Le cliché en haut à droite porte au verso la mention manuscrite : « Sabotage de la voie ferrée Constantine Alger le 9/12/1956 au Sud Ouest d’Oued-Rahmou ». Archives Kouaci, Alger, D.R.

25 Je m’attendais moins à trouver dans ce corpus des tirages photographiques originaux provenant d’agences de presse françaises et internationales, clairement identifiables grâce aux tampons apposés au verso : Associated Press, UPI, Universal Photo, AGIP, Dalmas, Keystone, AFP, Intercontinentale et même une agence chinoise, Hsinshua News Agency… mais aussi SCA, c’est-à-dire des photos produites par le Service cinématographique des Armées françaises ! Pour les avoir déjà vus dans d’autres archives, je connaissais bien ces tirages de format 13x13 ou 18x18, avec tampon au dos, accompagnés de leur fiche de légende dactylographiée. C’est sous cette forme que l’armée française (via le service d’information du Gouvernement général, le Service Presse Information du commandement militaire, à Alger et le service d’information du ministère de la Défense nationale, à Paris) faisait parvenir chaque semaine une sélection de ses clichés aux journaux et aux agences de presse, dans des « enveloppes » gratuites, avec pour consigne de ne pas indiquer la source lors de la publication, « pour éviter de donner l’impression d’une information dirigée »13.

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Figure 9 : Verso d’un tirage photographique trouvé dans les archives Kouaci.

Il s’agit d’un cliché du service photo de l’Agence France Presse (AFP), daté du 1er novembre 1961. Archives Kouaci, Alger, D.R.

Figure 10 : Verso d’un tirage photographique trouvé dans les archives Kouaci.

Il s’agit d’un cliché de l’agence de presse chinoise Hsinhua News Agency, daté de février 1961. Archives Kouaci, Alger, D.R.

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Apports historiographiques et perspectives archivistiques

26 L’approche de ce corpus par le prisme de l’origine des images m’a convaincue que Mohamed Kouaci n’avait pas seulement préservé ses propres archives de photographe, mais également une petite partie du fonds iconographique constitué par les services d’information du FLN tout au long de la guerre, dont il avait hérité en prenant la tête du service Photo du ministère de l’Information du GPRA à Tunis. On y retrouve ainsi certaines images des reporters américains Herb Greer et Peter Throckmorton, qui avaient laissé à Tétouan, avant de rejoindre les États-Unis, un jeu complet de leur reportage dans les maquis de la wilaya 5 (Ouest algérien), à la fin de l’année 1956. Autre indice : la présence au dos de certains clichés d’un tampon qui témoigne de l’organisation d’une politique d’information antérieurement à la création du GPRA (« Bureau de Presse et d’Information du FLN (Algérie). Service Photos. Mention obligatoire »).

27 Consultées à la fin de mon parcours de recherche, les archives Kouaci m’ont permis de corroborer et d’illustrer les informations recueillies précédemment auprès d’autres sources (témoignages d’acteurs, publications du FLN, archives écrites du FLN, de l’ALN et du GPRA, trouvées dans les archives publiques françaises et chez des particuliers en Algérie) et d’étayer l’hypothèse d’un usage constant, précoce et ingénieux de l’image au service de la médiatisation de la cause algérienne dans le monde, qui finit par porter ses fruits. Cette action révolutionnaire fut menée dans une logique collective où la notion d’auteur n’avait pas de sens : aucun article n’était signé, les photographies jamais créditées. Dans ce cadre, Mohamed Kouaci fut donc un artisan au service d’une œuvre collective et cela explique peut-être pourquoi il est aujourd’hui aussi difficile d’entreprendre un inventaire de son œuvre photographique. Après la guerre d’indépendance, ses photographies ont continué à circuler largement, dans l’anonymat, sans aucun respect du droit d’auteur.

28 Une forme « d’usage de combat » de l’image s’est ainsi dessinée pendant la guerre. Quelle qu’en soit l’origine, même si l’on ne pouvait déterminer avec certitude par qui, où et dans quelles circonstances exactes elle avait été prise, et même si elle avait été réalisée par l’adversaire, l’essentiel était de la publier à l’appui d’un discours destiné à contrer la propagande française et à faire entendre une voix algérienne libre. Les images rescapées des maquis permettaient de témoigner coûte que coûte de l’existence de la lutte armée organisée de l’ALN sur le territoire national et de ses liens étroits avec la population algérienne quand la France parlait de bandes anarchiques de « hors-la- loi » terrorisant des civils qui ne demandaient qu’à rester dans le giron d’une France « civilisatrice ». Les photographies de source française étaient choisies pour retourner et rendre caduc le message de propagande adverse : dénoncer l’armée française comme une armée d’occupation et non comme l’armée de « pacification » qu’elle prétendait être.

29 En 2006, dans le cadre de la recherche doctorale dont cet article est le reflet avec un recul de presque quinze ans, mon objectif n’était pas de me focaliser sur le photographe en tant qu’auteur ni d’entreprendre une sorte de catalogue raisonné de son œuvre, mais de resituer son parcours et son activité dans un contexte plus large, comme un des nombreux acteurs, la plupart anonymes, de la politique d’information du FLN pendant

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la guerre. Depuis, le photographe, quasiment inconnu hors des frontières de l’Algérie, est progressivement sorti de l’anonymat, notamment grâce à la pièce de l’artiste plasticienne Zineb Sedira Gardienne d’images, présentée en décembre 2010 au Palais de Tokyo14. Ces dernières années, plusieurs expositions consacrées à l’Algérie dans des musées français ont inclus dans leur parcours une sélection de photographies de Mohamed Kouaci : Made in Algeria, au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Marseille) en 201615 et plus récemment, Photographier l’Algérie à l’Institut du Monde Arabe-Tourcoing, au printemps 201916.

30 En 2013, Safia Kouaci s’était elle-même lancée dans la préparation d’une rétrospective du travail de son mari, présentée en novembre de la même année au Bastion 23, à Alger, sous le titre Mohamed Kouaci. Témoignages photographiques (1958-1963). Ce fut pour elle l’occasion de se replonger dans les archives et de prendre à bras le corps une vaste collection de négatifs dont je n’avais pu consulter que quelques bribes lors de mon court séjour en 2006, faute de table lumineuse. La numérisation et les agrandissements des bandes sur ordinateur donnaient enfin accès à l’intégralité du travail du photographe et permirent de révéler de nouvelles images, qui n’existaient pas sous forme de tirage papier dans les archives et qui n’avaient pas, ou peu, circulé jusque-là. De gardienne, elle se muait en « inventeuse » d’archives, comme on qualifie d’inventeur celui qui trouve un trésor ou un gisement archéologique. De passage à Alger pour un colloque au printemps 2013, je découvris ébahie, sur la table même qui avait abrité mes premières découvertes, ces planches-contacts numérisées restituant des séries entières, au gré desquelles on pouvait suivre les mouvements du photographe et son dialogue avec ses sujets, sa manière de se rapprocher petit à petit pour se focaliser sur un individu, un visage. Car Mohamed Kouaci était d’abord et avant tout un grand portraitiste.

31 Réalisé dans le cadre bien précis de la préparation d’une exposition, ce travail, mené par la famille, ne saurait être comparé dans ses méthodes à celui d’un chercheur ou d’un archiviste, mais il a révélé l’existence d’un « fonds Kouaci » dont les nouvelles générations s’empareront peut-être. Les questions de conservation, d’inventaire, de numérisation raisonnée, de documentation et de valorisation d’un tel fonds privé restent posées, en particulier dans un pays comme l’Algérie qui manque de culture patrimoniale en la matière et d’institutions fiables et compétentes pour envisager éventuellement un dépôt. Entre déficit de confiance dans les institutions et manque de moyens des particuliers, l’accessibilité à des fonds de ce type, essentiels pour l’écriture de l’histoire algérienne, n’est pas garantie à l’avenir.

NOTES

1. Le seul ouvrage sur le travail de Mohamed Kouaci a été publié, en arabe, aux éditions Casbah (Alger), en 2007. 2. Considéré comme le père du nationalisme algérien, Messali Hadj (1898-1974) a contribué à fonder les premières organisations politiques prônant l’indépendance de l’Algérie : l’Étoile Nord- Africaine (ENA) en 1927, puis le Parti du Peuple Algérien (PPA) en 1937 et le Mouvement pour le

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Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) en 1946. C’est au sein de la façade légale de ce parti et de son organisation armée clandestine que se sont formés les cadres de la lutte de libération nationale qui créent, en 1954, le Front de Libération Nationale (FLN) et décident le passage à la lutte armée. 3. Marie Chominot, « Quand la photographie vint à la Révolution. Petite contribution à l’histoire des services d’information du FLN pendant la guerre d’indépendance algérienne », dans Omar Carlier (dir.), Images du Maghreb, Images au Maghreb (XIXe-XXe siècles). Une Révolution du visuel ?, L’Harmattan, 2010, p. 239-255. 4. Marie Chominot, « 1956-1957 : l’ALN sous l’objectif de deux reporters américains », dans Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, La Découverte/Barzakh, Paris/Alger, 2012, p. 610-613. 5. Sarah Kaminsky, Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire, Paris, Calmann-Lévy, 2009. 6. Rapport dactylographié de la section « Images et sons » du ministère de l’Information du GPRA, décembre 1961. Archives Chaulet (Alger). 7. Ibidem. 8. Interview de Mahieddine Moussaoui filmée par Youcef Aggoun, dans le cadre de la préparation du colloque sur El Moudjahid, tenu les 18 et 19 décembre 2006 à la Bibliothèque Nationale d’Alger. 9. Rapport dactylographié de la section « Images et sons » du ministère de l’Information du GPRA, décembre 1961. Archives Chaulet (Alger). 10. Ibidem. 11. Ali Haroun, L’été de la discorde. Algérie 1962, Casbah éditions, Alger, 2000 12. En 1984, le musée de l’Armée inauguré à Alger le 1 er novembre, à l’occasion du 30e anniversaire du déclenchement de la Révolution, a ainsi confié à Mohamed Kouaci la préparation d’un ouvrage rassemblant plusieurs centaines de photographies amateurs et anonymes prises au maquis, dont le photographe a assuré la collecte patiente pendant des mois : Compagnons de lutte, Musée central de l’Armée, 1984. 13. Nota joint à une fiche d’exploitation d’un reportage du SCA/AL, 15 septembre 1958, SHD/DAT, 1H 2515/2. 14. Morad Montazami, « Les aveux de l’archive : sur Zineb Sedira Gardienne d’images (2010) », https://www.zerodeux.fr/guests/zineb-sebira/ 15. Made in Algeria. Généalogie d’un territoire, Paris, éditions Hazan, 2016 16. http://www.lm-magazine.com/blog/2019/03/01/photographier-lalgerie/

RÉSUMÉS

Mohamed Kouaci (1922-1996) est le photographe algérien le plus connu de la période de la guerre d’indépendance (1954-1962). Pourtant, ses archives, conservées par la famille, restent en grande partie inédites. Peu explorées, elles n’ont jamais fait l’objet d’un inventaire raisonné. Elles posent à l’historien qui souhaite les appréhender comme sources des questions de méthodologie complexes. Basé sur le croisement de sources écrites, orales et photographiques, cet article propose une expérience de recherche en terrain algérien, centrée sur un fonds d’archives privé. Il retrace le parcours singulier de ce photographe militant, émigré à Paris en 1946 et que l’on retrouve à Tunis en 1958, devenu responsable du service photographique du ministère de l’Information du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. L’analyse fine de son

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fonds photographique permet de resituer son activité dans un contexte plus large : il fut l’un des nombreux artisans, la plupart anonymes, de la politique d’information menée par les indépendantistes du Front de libération nationale pendant la guerre, afin de proposer un autre récit et de s’opposer à la vision univoque donnée par la France. La photographie occupa en effet une place centrale dans les stratégies de médiatisation et d’internationalisation de la cause algérienne, qui ont fini par porter leurs fruits.

Mohammed Kouaci (1922-1996) is the best-known photographer of the of independence (1954-1962). However, his archives, preserved by his family, remain for the most part unpublished. Very seldom explored and studied, they were never inventoried. The historian who wishes to use these photographs as a source is faced with complex methodology questions. This article, based on the interaction of written, oral and photographic sources, explores a research experience in Algeria centered on a private archive. It traces the singular itinerary of the militant photographer who migrated to Paris in 1946 and who we find in Tunis in 1958 when he becomes head of photography of the Provisional Government of the Algerian Republic’s Ministry of Information. The analysis of the photography archive allows to restore his activity in a broader context: Mohammed Kouaci was one of the many artisans, anonymous for the most part, of the information policy led by the National Liberation Front during the war of independence, which offered a counter narrative to the one imposed by France. Photography played a central role in media strategies and the internationalization of the Algerian cause which, in the end, proved to be fruitful.

INDEX

Mots-clés : Kouaci ; guerre d’Algérie ; FLN ; ALN ; GPRA ; militantisme ; information ; propagande ; fonds privé ; archives orales ; croisement des sources

AUTEUR

MARIE CHOMINOT Historienne, Marie Chominot a consacré une thèse aux pratiques et aux usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne (Paris VIII, 2008, direction Benjamin Stora). Elle a publié en 2016, aux éditions Gallimard, Regards sur l’Algérie (1954-1962), un ouvrage qui met en lumière des archives photographiques pour la plupart inédites. Elle est également commissaire d’expositions.

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La Révolution algérienne dans Paris Match : construction d’une mémoire photographique (1954-1962)

Fadila Yahou

1 Lors du déclenchement de la Révolution algérienne, Paris Match en fait l’annonce en Une du numéro 293, du 6 au 13 novembre 1954, par l’encart suivant : « LA VAGUE TERRORISTE A FRANCHI LA FRONTIÈRE DE L’ALGÉRIE ». Cette proclamation détonante ne surprendrait pas si elle ne côtoyait une photographie affriolante de l’actrice Gina Lollobrigida.

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Fig. 1.

Paris Match, n° 293, du 6 au 13 novembre 1954. © D.R.

Cette combinaison abrupte est symptomatique du traitement de l’information par Paris Match, lui-même emblématique de son époque. De novembre 1954 à septembre 1962, les numéros successifs de Paris Match nous renseignent sur la France des Trente Glorieuses. Elle est insouciante. Elle découvre les joies du confort, de la société de consommation, le twist, le jazz et la vitesse en voiture. La France ne paraît presque pas en guerre. Le magazine se veut le symbole d’un pays en pleine reconstruction après la Seconde Guerre mondiale et heureux d’avoir regagné sa liberté. En effet, l’American way of life fascine et se diffuse après la Seconde Guerre mondiale. De 1954 à 1962, vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires, le magazine d’actualité hebdomadaire, touche un large public1. Et à la manière de Life, sa formule consiste à couvrir les bouleversements du monde, l’actualité internationale et nationale tout en documentant l’évolution du monde, les premières DS, les avancées technologiques et médicales et les exploits sportifs. Il y étale surtout les réussites et les déboires des rois et des reines, des princes et des princesses, des vedettes et des stars.

2 L’actualité algérienne, mise en spectacle, dramatisée ou minimisée selon l’évolution du conflit, se dilue dans l’actualité économique, politique, sociale, « people », du pays et du monde. L’intensification de la société du loisir contribue à masquer le conflit, du moins, à le distancer de manière significative. La guerre ne se déroule pas – encore – sur le territoire métropolitain et apparaît ainsi bien lointaine.

3 En outre, bien que l’Occupation soit terminée, la propagande et la censure sévissent toujours ; le gouvernement parle de « pacification », d’« opérations de police » et la censure s’abat sur de nombreux journaux de gauche et/ou militant2. Plus réfractaires à la politique coloniale, selon Christophe Barthélémy, « les saisies en métropole touchent

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entre 1955 et 1957, à quelques rares exceptions près, uniquement des journaux de gauche et d’extrême gauche. À partir de 1958 des journaux de droite sont saisis (deux en 1958, 1960 et 1961) plus fréquemment en 1962 (onze journaux soit près d’un tiers des saisies), les journaux d’extrême droite sont saisis à partir de 1959 et ils représentent de 1959 à 1962 entre un sixième et un tiers des saisies3. »

4 Paris Match documente ainsi les grandes étapes de la guerre et accorde une place de choix à la photographie. En cela, il constitue un cas d’étude exceptionnel. Aux Unes encore aujourd’hui légendaires, les nombreuses images publiées durant la guerre d’indépendance algérienne sont des témoignages historiques uniques. D’autant que, proche du pouvoir, il échappe à la censure. Cet atout, non négligeable, lui autorise une liberté de ton et de traitement sans égal. Son alignement sur la ligne gouvernementale fait aussi sa faiblesse et son équivoque. Appartient-il alors à une presse d’opinion ou de propagande ? Quelle vision de la guerre véhicule-t-il ? Et surtout, dans quelle mesure les images diffusées ont-elles contribué à construire la mémoire que nous avons aujourd’hui du conflit ?

5 Pour donner quelques éléments de réponse, il nous a semblé nécessaire de privilégier, en source principale, les archives de la revue. Hebdomadaire, Paris Match publie quatre numéros par mois. Disponibles à la Bibliothèque nationale de France, en microfilms de 1954 à 1959 et en ouvrages reliés à partir de 1960, plus de 330 numéros ont ainsi fait l’objet d’un dépouillement minutieux, de novembre 1954 à septembre 1962. Dans la perspective d’une Histoire visuelle, il est question d’étudier les photographies publiées par la revue. Les gros titres et les légendes, quand ils orientent considérablement le propos, nous ont semblé tout aussi essentiels.

6 Il s’agit ainsi de préciser la démarche journalistique de la revue en proposant une analyse des représentations qu’elle a choisi de diffuser sur la guerre. Nous allons voir, tout au long de cet article et à travers différents exemples, que le traitement du conflit évolue au gré des évènements politiques et militaires tandis que la veine partisane et le positionnement idéologique du magazine demeurent inchangés.

7 Contrairement aux terminologies employées par le pouvoir, le magazine nomme la guerre dès 1955. Il emploie toutefois une dramatisation constante du discours – à travers les titres et légendes – qui contraste avec le choix d’images anecdotiques, niant ou édulcorant le contexte de guerre. Son point de vue se centre sur les militaires et la perspective métropolitaine et française4. Lors du déclenchement de la guerre, il rapporte par exemple la série d’attentats déclarant le début de la Révolution algérienne mais surtout l’arrivée de la nouvelle à Paris ainsi que la réaction de l’exécutif5.

8 Deux périodes se distinguent nettement. Durant la première, jusqu’en 1959, qui correspond à la déclaration du général de Gaulle sur l’autodétermination, la France apparaît à travers ses représentants politiques, ses militaires ou la population française d’Algérie. L’arrivée du général de Gaulle ravit les éditeurs de la revue et il est constamment encensé. Lorsqu’il déclare le « droit à l’autodétermination », Paris Match s’aligne sans difficulté. Quant aux Algériens, lorsqu’ils sont montrés, ils sont diabolisés. Durant la seconde période, à partir de 1960, alors que la guerre arrive en métropole et que des négociations s’organisent, le langage change ; le magazine insiste dès lors sur les notions de « fraternisation », de « paix » et sur la mort des civils. La monstration de la guerre se fait à travers des images tantôt anecdotiques tantôt spectaculaires mais toujours orientées par des légendes ou des mises en scènes. À tel point que nous pourrions nous demander dans quelle mesure cette démarche ne s’apparente pas plus à

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une volonté de choquer ou de provoquer l’intérêt du lecteur que d’informer véritablement. Le ton général de la revue se fait racoleur, presque systématiquement sensationnel, les nombreuses Unes, alliant annonces détonantes sur la guerre et photographies d’actrices affriolantes sont à cet égard édifiantes6.

Fig. 2.

Florilège de couvertures. © D.R.

La rédaction orchestre, en effet, par des mises en page et des légendes, des mises en scènes marquées idéologiquement, en particulier pour les reportages photographiques7.

9 Si bien que, dans les formats adoptés, les exemples que nous verrons se rapprochent quelquefois du roman-photo, d’autres fois du roman noir ou encore du fait divers8. Ces formes contribuent à faire apparaître la guerre comme anecdotique, voire même fictionnelle. Du moins, à montrer la supériorité de la France et sa maîtrise de la situation. La présence d’articles de fond, avec des analyses quelquefois plutôt pertinentes, compensent néanmoins une distorsion fréquente entre l’image et les légendes ou le texte. Il est toutefois incertain que les lecteurs lisaient les articles dans leur intégralité surtout lorsque leurs longueurs s’avéraient importantes. Il apparaît en revanche plus probable qu’en feuilletant le magazine, les images n’ont pu leurs échapper.

Une équipe remarquable de photoreporters

10 Conscient de l’influence de la photographie sur les consciences et pour intéresser ses lecteurs, Paris Match s’entoure de rédacteurs de talent, plutôt marqués à droite – Jean Farran, Raymond Cartier, Pierre Joffroy, Jean-Raymond Tournoux9 – et d’une équipe

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d’une soixantaine de photoreporters, volontiers mise en lumière, comme lors de la publication d’un « portrait de famille » dans un numéro de l’été 1960.

Fig. 3.

Paris Match, n° 582, 4 juin 1960. © D.R.

11 Pour être au cœur de l’actualité et couvrir les « évènements » d’Algérie, selon les termes employés à l’époque par les autorités françaises, une équipe de vingt et un photoreporters est déployée. Ces derniers sont habitués aux situations extrêmes et aux terrains. Sur les vingt et un, six seront appelés en Algérie : bien que réformé, Claude Azoulay y fait son service militaire ; Patrice Habans est appelé 33 mois parmi les parachutistes du 3e Régiment de Chasseurs Parachutistes (il réalise deux reportages : sur les opérations aéroportées en mai 1956 et sur l’opération « Jumelles » en août 1959) ; Jean-Claude Sauer se retrouve également chez les parachutistes durant deux ans de service militaire ; Jean Tesseyre part pour l’Algérie en 1962 et travaille pour le magazine des armées ; Izis Bidermanas rejoint la légion à Sidi Bel Abbès et Jean Tassouan, les commandos Delta de l’OAS.

12 Quatre d’entre eux ont combattu en Indochine dont Daniel Camus qui s’engage chez les parachutistes à l’âge de 17 ans ; Philippe Le Tellier est ancien militaire et Georges Ménager avait un père colonel. Tous ont un lien avec l’armée ou feront eux-mêmes la guerre. Ils bâtissent leur crédibilité sur le fait d’être au cœur de l’action et de l’information, rapportant ainsi des photographies saisissantes. La devise, « le poids des mots, le choc des photos », est ainsi soigneusement appliquée.

13 La revue dispose, en outre, d’un bureau à Alger dans lequel Jean-Pierre Biot, photographe permanent de 1958 à 1961, est rejoint par des confrères parisiens pour les évènements importants10. Collaborant avec des journalistes sur place tels que René

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Sicart, contributeur à l’Écho d’Alger, ou Georges Melet, photographe de la Dépêche d’Algérie, Paris Match reste au plus proche de l’actualité algérienne11. Il défend la position officielle d’une Algérie française et adopte tout au long du conflit les prises de positions de l’exécutif français, en particulier lors de l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958, qu’il défend de manière inconditionnelle.

« En Algérie, la France ne fait pas la guerre, mais la police »

14 Ce titre est tiré du n° 294 (du 13 au 20 novembre 1954).

15 Bien que tous les moyens soient mis en place pour couvrir le confit algérien, la discordance entre la France et son ancienne colonie est telle que la question algérienne est reléguée à un rang secondaire dans l’opinion publique française12. Du moins, jusqu’en 1960, année durant laquelle le procès du réseau Jeanson contribue à donner une dimension nationale au conflit. Toute une génération, notamment celle née dans les années 1930, va être plongée dans une guerre où la pratique de la torture est systématisée, les confrontant ainsi à des questions morales épineuses. Et malgré l’envoi de plus en plus massif du contingent en Algérie à partir de 1955, la Guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique et la menace atomique dominent les préoccupations des Français.

16 L’ordre du monde ainsi constitué, l’adhésion à la colonisation allait de soi et était amplement majoritaire13. Nées sous un régime colonial, des générations successives de Français pensent que « l’Algérie, c’est la France ». Les revendications nationalistes des Algériens sont incomprises ou éludées. C’est dans ce contexte que Paris Match tient la chronique du conflit. Que donne-t-il donc à voir ?

17 Au fil des numéros, le décalage entre la France et l’Algérie est flagrant. Dans le numéro 293, du 6 au 13 novembre 1954, le journaliste, Jean Farran, rapporte le déroulement des événements ; la guerre débute, pour lui, à la frontière tunisienne et est donc commandée de l’extérieur. Plus loin, les titres nomment la source de cette menace : « Dernier venu sous l’étendard vert : le terrorisme algérien », « l’étendard vert » faisant référence ici à l’Islam. Pour illustrer l’article, le lecteur est confronté à la photographie d’un militaire pointant son arme sur un prisonnier, qu’il tient enchaîné par une corde, tel un animal, au cou et aux poignets (fig. 4).

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Fig. 4.

Paris Match, n° 293, du 6 au 13 novembre 1954 et L’Humanité, 6 novembre 1954. © D.R.

Cette photographie rejoue l’iconographie esclavagiste du XIXe. Elle est d’autant plus choquante que l’homme enchaîné paraît être un simple paysan ou civil algérien. Sans autre preuve, la légende accompagnant la photographie déclare : « Le fellagha Djilani vient d’être arrêté. Il avait massacré de sa main trois Français et un Tunisien. » Illustrant les divisions idéologiques, cette photographie suscite déjà des commentaires à l’époque. Elle est également publiée par le journal L’Humanité le 6 novembre 1954 avec une toute autre légende14 : « Regardez cet homme pieds nus, les chaînes aux poignets, la corde au cou. Et cet autre casqué, la mitraillette au point ; il pose pour le photographe de Paris Match qui ose publier ce cliché sans un mot de réprobation à l’égard de ce que symbolise la mitraillette mais qui traite l’homme enchaîné de « fellagha » et d’assassin – le malheureux est tunisien en effet… Pour Paris Match l’homme enchaîné est un “terroriste”, mais la mitraillette c’est la civilisation et l’ordre. Quel symbole de ce qu’est, en effet, l’ordre colonialiste que cet odieux document photographique15 ». Tout en dénonçant la propagande de Paris Match, le journal communiste applique la sienne, en s’arrêtant par exemple sur le symbole de la mitraillette plutôt que sur les chaînes au cou et aux poignets du prisonnier.

18 De la même façon, en 1955, le photographe Charles Courrière montre un prisonnier ligoté, au sol, devant un militaire, debout, arme au repos16.

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Fig. 5.

Charles Courrière, Aurès, 1955, et Paris Match , n° 295, du 20 au 27 novembre 1954. © D.R.

19 Le numéro 370 du 12 mai 1956 montre un prisonnier les mains derrière le dos à terre entouré par deux militaires et un autre « combattant du FLN ». Dans le numéro 295 du 20 au 27 novembre 1954, un militaire tient en joue six « prisonniers » adossés à un mur. La figure du prisonnier semble incarner l’archétype d’une iconographie de la soumission développée par le magazine tout au long du conflit pour représenter les Algériens.

20 Le journaliste propose ainsi principalement une analyse religieuse et géopolitique du début du conflit précisant : « Écartelé en 35 États et 350 millions d’hommes, l’Islam demeure uni par les 400 pages du Coran ». Il n’est donc pas hasardeux que le reportage suivant traite de l’Égypte de Nasser. Croyant à une « nation arabe » unie par l’Islam, Jean Farran présente l’Algérie comme commandée par Nasser et par les communistes. Jusqu’en 1955, elle est examinée en lien et comme une composante des « pays arabes ». La question algérienne est ainsi inscrite dans une analyse plus globale, parfaitement illustrée par la Une du numéro 336.

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Fig. 6.

Paris Match, n° 336, du 3 au 10 septembre 1955. © D.R.

Jean Farran revient néanmoins sur les luttes indépendantistes d’avant novembre 1954 et, à cette occasion, un portrait de Messali Hadj17 est reproduit18.

21 Durant l’année 1954, le ton alarmiste contraste avec des images finalement anecdotiques, du moins, sans grand intérêt informatif. Le lecteur y découvre de larges paysages envahis par les militaires. Dans le numéro suivant du 13 au 20 novembre 1954, en Une, l’annonce « nos envoyés spéciaux dans le maquis de l’Aurès » côtoie la nouvelle de la mort de Matisse, immortalisé par une photographie le montrant dans son atelier en train de peindre.

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Fig. 7.

Paris Match, n° 294, du 13 au 20 novembre 1954. © D.R.

22 L’article consacré à l’actualité algérienne est titré « La Toussaint rouge d’Algérie a fait sortir de l’ombre 3000 hors-la-loi en uniforme ». L’auteur n’est autre qu’Armand Gatti. Personnage pivot, il connaît bien les milieux culturels parisiens et algérois. Il raconte ici l’exécution du « caïd Sadok » et d’un couple d’instituteurs, les Monnerot, dont on apprend que l’épouse survit à l’attaque. Après avoir détaillé l’horrible exécution du caïd et de Guy Monnerot, il retranscrit l’arrivée de la nouvelle en métropole. Il déclare en fin d’article, contrairement au discours officiel, que « les services de renseignements de la police et de l’armée précédaient et suivaient mesures d’urgence et de mise en place qui donnent à ces opérations policières l’aspect théâtral d’une guerre de reconquête, et à ces images de guerre, des premiers plans de chasse à l’homme ».

La diffusion d’un discours de domination

23 En effet, en image, la guerre n’est présente qu’à travers le déploiement sur un vaste terrain des militaires et de l’armée française. Les photoreporters rejouent ici l’idée d’une guérilla où l’ennemi est pourchassé, insaisissable et invisible. Dans le numéro 295, dix jours seulement après le déclenchement de la guerre, les images sur le conflit montrent l’armée française en pleine maîtrise du terrain. Les titres vont également dans ce sens : « En Algérie, paras et blindés traquent le nouveau terrorisme » ; « Contre les fellagha, l’armée prend l’offensive ». Dès le début du conflit, Paris Match met en place une iconographie particulièrement manichéenne. Il joue des antagonismes autant du point de vue sémantique qu’iconographique. Il défend en outre une véritable idéologie militariste, magnifiant le rôle de l’armée et des militaires, en

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particulier l’élite militaire française, les gradés, les légionnaires et les parachutistes, invariablement montrés en position de héros, secourant les blessés et servant courageusement le pays19.

Fig. 8.

Paris Match, n° 294, du 13 au 20 novembre 1954 © D.R.

24 L’armée française est ainsi montrée se déployant à la frontière tunisienne, sur le territoire algérien, en totale possession du terrain. Le magazine dessine deux camps : d’un côté, les « hommes léopards » représentés dans le feu du déploiement, de l’action, forts et servant héroïquement la patrie, face à une « force obscure », « invisible » et « mystérieuse ». Les qualificatifs se déclinent à souhait pour nommer les combattants algériens : « fantômes », « ennemis », « fellagha », « hors-la-loi », « rebelles » ou « terroristes ». Au fil des numéros, les légionnaires et les parachutistes sont montrés en position de sauveurs, quand ils ne sont pas humanisés par des scènes de vie quotidienne et de répit20.

25 En face, soumis à la force militaire française, le fellagha est qualifié de « fourbe » ou « violent ». Invisible, il n’a pas de visage, il est « mystérieux et dangereux »21. Ou lorsqu’il en a un, il est menaçant ou enchaîné, maîtrisé et fait prisonnier.

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Fig. 9.

Paris Match, n° 371, 19 mai 1956. © D.R.

26 Faisant fi du contexte réel, ces images sont d’autant plus douteuses qu’elles montrent quelquefois de simples civils algériens. Il s’agit pour le magazine d’affirmer, ou plutôt de réaffirmer, la position dominante de la France, et de montrer ainsi aux citoyens métropolitains que la situation est sous contrôle. Pour cela, il multiplie les titres sur une supposée reddition des combattants algériens : « Au pied de l’Aurès un rebelle se rend22 » ; « Aux confins tunisiens un commando FLN23 qui cherchait à fuir s’est rendu sans combat24 », et montre « l’ennemi » pénitent et prosterné face à une puissance militaire charitable : « Dix mille rebelles au rendez-vous du pardon25. »

Fig. 10.

Paris Match, n° 352, 7 janvier 1956, et n° 370, 12 mai 1956. © D.R.

27 Les combattants algériens sont animalisés, dans une « chasse » où ils sont « traqués » : « L’ennemi est chassé du verger à la grenade26 » ; « Algérie : les fellagha traqués27 » ; « Traqués par les zouaves dans leur repaire les rebelles en uniforme se rendent28 ». Captifs, apeurés ou ensanglantés29, ils peuvent aussi avoir l’air hébété, fraternisant avec le colon ou le militaire bienfaisants. L’iconographie de la soumission se décline ainsi à souhait.

28 Par ailleurs, pour appuyer l’idée que le FLN tient en otage la population musulmane, et qu’ils sont minoritaires, la revue prend soin d’appliquer une distinction iconographique entre « fellagha » et population « musulmane ». Cette dernière est représentée dans des scènes de fraternisation au contact des Français30. Dans le numéro du 31 mars 1956, le

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lecteur suit « l’aventure du transalgérien » où « voyageurs en képi et voyageurs en djellabah dorment côte à côte »31. La population musulmane apparaît massive, le plus souvent en groupe, en vêtements traditionnels, démunie et l’air hébété lors de fouilles ou de quadrillage32.

Fig. 11.

Paris Match, n° 374, et n°du 9 juin 1956. © D.R.

29 L’idée de la « France civilisatrice » est accentuée. Les combattants du FLN sont quant à eux quasiment anonymes ou représentés en guerriers fourbes, captifs, maîtrisés par des militaires33. Seuls les leaders des mouvements indépendantistes bénéficient de véritables portraits, en pied, le regard défiant le photographe pour Yacef Saadi34 lors de son arrestation en 195735 (fig. 12A). Messali Hadj a droit à son portrait au début de la guerre36et un reportage de quatre pages lui est consacré en janvier 195937. Ahmed Ben Bella38 apparaît dans le numéro 395 au moment du détournement de l’avion des chefs du FLN39 et lors des négociations en 196140. En mai 1961, il est aux côtés de Mohammed Khider41 et Hocine Aït Ahmed42. De manière insolite, le vice-président du Gouvernement provisoire de la République Algérienne43, Krim Belkacem44, est photographié à la descente d’un hélicoptère, luttant contre le vent. Il réapparaît en chef politique deux semaines après45 (fig. 12B). La dépouille d’Amirouche46, colonel de l’armée de libération nationale, commandant de la wilaya III (Kabylie) est exhibé en arrière-plan d’une photographie dans le numéro 522 du 11 avril 195947 (fig. 12C). Ferhat Abbas48 quant à lui apparaît dans le numéro 637 du 24 juin 1961 dans la rubrique « ces hommes qui font l’événement » avec un portrait de profil peu flatteur et grimaçant (fig. 12D).

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Fig. 12.

A) Yacef Saadi, Paris Match, n° 443, 5 octobre 1957. B) Krim Belkacem, Paris Match, n° 634, 3 juin 1961. C) Paris Match, n° 522, 11 avril 1959. D) Ferhat Abbas, Paris Match, n° 637, 24 juin 1961. © D.R.

Benyoucef Benkhedda49, nouveau président du GPRA, occupe la même rubrique, avec un portrait confiant et mystérieux, vêtu d’un costume et de lunettes de soleil, quelques mois après50. Ces leaders politiques sont tantôt photographiés comme des chefs militaires dangereux ou tantôt surpris dans des expressions ou des positions cocasses et/ou peu flatteuses, au même titre que des vedettes.

30 Dans le numéro 295, du 20 au 27 novembre 1954 (fig. 13), au début de la guerre, l’un des premiers reportages porte sur « l’offensive de l’armée contre les fellagha ». Il prend la forme du roman-photo, créant des personnages stéréotypés. Les lecteurs sont invités à suivre, de manière artificielle, une opération supposée : nous parcourons des vignettes sur « les prisonniers », six personnes sont alignées et gardées par un militaire, « la ruse du fellagha », double photographie dans laquelle nous voyons un jeune homme portant une veste de combat puis sans sa veste, qu’il enlève derrière un minuscule bureau. La légende déclare : « sous son uniforme kaki, un fellagha portait une chemise et un pantalon bleus. Il n’eut pas le temps de se métamorphoser en paisible Tunisien avant sa capture. Les gendarmes ont ainsi découvert la ruse des hors-la-loi : faire peau neuve pour échapper aux poursuites51. » Le mouvement est autant que possible privilégié, de sorte à créer l’illusion d’une participation à l’action. Nous sommes ainsi plongés dans « la formation de combat », dans « l’opération ratissage », la « réunion au Q.G. », « la messe des armées » etc.

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Fig. 13.

Paris Match, n° 295, du 20 au 27 novembre 1954. © D.R.

31 En 1955, l’actualité algérienne est peu présente mais le magazine prend soin de rapporter sur sept pages la conférence de Bandoeng où, selon le journaliste, « 29 nations d’Afrique et d’Asie mettent l’homme blanc en accusation52 », et les massacres du Constantinois en août53. Sur une carte géographique, l’Algérie est représentée comme pays non participant alors que la conférence des non-alignés reçoit une délégation du FLN. Les interventions de Benyoucef et Taïeb Slim, représentant du néo- Destour sont toutefois retranscrites dans l’article. La revue rapporte l’accusation des indépendantistes : « Soudain, Taïeb Slim lança sa bombe : il déclara avec émotion que “la terreur de la Gestapo pendant la guerre n’était rien comparée aux tortures et aux arrestations faites par la France en Afrique du Nord”.54 » Un journaliste anglais les interroge alors sur cette comparaison et la présence de camps de concentration. Benyoucef, visiblement mécontent de la question, l’invite à sortir. « Les obsèques de Philippeville »55 sont quant à elles rapportées avec dignité, montrant les innombrables cercueils enveloppés de drapeaux français et fleuris, ainsi que la foule venue rendre hommage aux victimes.

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Fig. 14.

Paris Match, n° 336, du 3 au 10 septembre 1955. © D.R.

32 À partir de 1956, le sujet est de plus en plus présent et la guerre n’est plus niée ; les rédacteurs parlent d’une « réalité ignorée », de « guerre » et « d’insécurité » pour une partie des « Français ». Dans le numéro 353 du 14 janvier 1956, le journaliste Jean Farran parle, malgré « les pudeurs officielles », d’un « état de guerre ». De là, la revue prend position en faveur des Européens d’Algérie et « le désespoir des Français d’Algérie » est régulièrement rapporté. Il dessine des camps bien distincts ; les titres opposent « l’armée de fantômes » aux « 950 000 Français d’Algérie » qui disent : « la métropole nous a trahis ». C’est d’ailleurs la première actualité à apparaître en Une du magazine. La « journée des tomates »56 est annoncée dans le numéro 358 du 18 février 1956 par le titre de « Tumulte à Alger » et par une photographie d’une scène d’émeute, montrant une masse de policiers échappant à une énorme fumée.

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Fig. 15.

Paris Match, n° 358, 18 février 1956. © D.R.

33 Au lendemain du vote des pouvoirs spéciaux, le 13 mars 1956, la Une de couverture de Paris Match avertit : « Sur le sol algérien, la patrie engagée ». La photographie qui l’accompagne est un portrait en pied d’un chasseur alpin dans les montagnes de Kabylie. Les « diables blancs » sont alors suivis par les photoreporters de Paris Match et le « drame algérien » est développé sur seize pages57. Les rappelés ne semblent pas être une préoccupation centrale du magazine et n’arrivent que dans le numéro 369 du 5 mai 1956, dans lequel les reporters documentent le départ du « contingent 53-1 ». Quelques pages plus loin, la revue rapporte que « l’Algérie soulève à Paris, salle Wagram où Claude Bourdet doit intervenir, une tempête de chaises » entre « partisans et adversaires de la répression ». Engagé à gauche, ancien résistant, compagnon de la libération, Claude Bourdet est très engagé sur la question des appelés. Il est arrêté en mars 1956 suite à un article intitulé « Pas de contingent dans votre guerre » dans France-Observateur. Il est également très actif sur la question des tortures, qu’il dénonce très tôt dans les colonies françaises et en Algérie à partir de 1955, publiant un article intitulé « Votre gestapo d’Algérie » dans France observateur du 13 janvier 1955.

34 Les rappelés sont ensuite montrés dans le numéro 372 du 26 juin 1956 en héros « acclamés à Philippeville » (fig. 16A), puis le mois suivant en « messagers de la paix » proches de la population et intégrés à l’armée58. Nous les retrouvons en mai 1961 après le putsch des généraux dans le numéro 631 du 13 mai 1961 dans lequel leur loyauté au général De Gaulle est saluée59 (fig. 16B).

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Fig. 16.

A) Paris Match, n° 372 du 26 juin 1956. B) n° 631, 13 mai 1961. © D.R.

35 En revanche, l’embuscade de Palestro émeut la France. La section, composée uniquement d’appelés du contingent et commandée par le sous-lieutenant Hervé Artur, est massacrée par le FLN le 18 mai 1956. Pierre Dumas est le seul survivant. Paris Match y consacre une dizaine de pages dans le numéro 373 du 2 juin 195660 (fig. 17A). Il illustre en photographies leur départ de Marseille et affiche en pleine page le portrait ensanglanté de Pierre Dumas, seul rescapé.

Fig. 17.

A) Paris Match, n° 373, 2 juin 1956. B) n° 373, 2 juin 1956. © D.R.

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Les intérêts de la France en jeu

36 La fin de l’été 1956 est consacrée à l’actualité internationale, principalement à la crise de Suez et, en fin d’année, à l’insurrection de Budapest. Bien que celle-ci soit centrale, la revue accorde six pages à la « capture en plein ciel » des « 5 chefs fellagha » dans le numéro du 3 novembre 1956. Une photographie de Ben Bella, Khider, Boudiaf, Lacheraf et Ait Ahmed61 autour de Moulay Hassan, prince du Maroc est affichée 62. Éludant les conséquences diplomatiques, il célèbre le fait que « la rébellion a dû livrer tous ses secrets »63. Chacun des chefs a droit à son propre portrait et la revue assure qu’ils « sont courtoisement traités », ce que le lecteur peut vérifier grâce au portrait en pied d’une magnifique hôtesse, Nicole Lambert, qui « occupa les passagers ». La femme semble symboliser la réconciliation, incarner la paix. Si bien que lorsque des femmes sont représentées, elles sont associées aux termes de « fraternisation » et de « paix ». La revue en donne un exemple édifiant dans le numéro 683 du 12 mai 1962, dans lequel deux Européennes et une Algérienne en haïk se croisent, faisant « rêver de la paix » malgré la présence des chars à leurs côtés.

Fig. 18.

Paris Match, n° 683, 12 mai 1962. © D.R.

37 En outre, à partir de 1956, au niveau national, la question du pétrole au Sahara est introduite. Plus la guerre s’enlise, plus elle devient cruciale, en particulier lors de l’arrivée du général De Gaulle au pouvoir en 1958. Les intérêts de la France en Algérie deviennent en effet essentiels lorsque la question algérienne secoue les institutions au sommet de l’État. Jusqu’en 1959, de nombreux reportages photographiques sont consacrés à « la bataille du grand sud » et à la « lutte pour le pétrole »64. Paris Match met en avant les infrastructures mises en place par la France pour exploiter le sol et les

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protéger. De l’extraction au convoi, tout y est arboré. La France est ainsi représentée en tant que puissance disposant des meilleurs moyens techniques et humains. Le lecteur découvre, une fois de plus, des images de militaires, explorant le désert sur d’énormes camions, en pleine possession des lieux. Ils parent aux dangers d’un environnement désertique et inhospitalier ou vont à la rencontre des locaux65. Nous suivons ainsi les « routiers du pétrole » et, là encore, la revue privilégie une sémantique de l’opposition ; une France apportant sa technologie et son savoir-faire est mise en concurrence avec une Algérie sous-développée et archaïque. Les photographies sont censées témoigner de « Deux époques (qui) se croisent sur la piste du pétrole : camions et chameaux66 ».

38 La revue rassure ses lecteurs sur la présence et le contrôle de l’« or noir » : « Sous cette gerbe de “brut” une nappe grande comme Paris » et « Du ciel et de la route on veille sur le convoi »67.

39 Dans le numéro 451 du 30 novembre 1957, la revue rapporte « l’attaque de la colonne pétrole » par les « rebelles ». Cette annonce s’accompagne d’une photographie somptueuse sur deux pages des dunes du Sahara68. Il assure que l’armée « vengera les douze morts ». Puis dans un récit sur deux pages pleines, « les rescapés racontent l’embuscade du désert rouge ». Là encore, nous suivons, comme sous la forme du roman-photo, une dizaine de photographies sur « la grande aventure des prospecteurs » qu’ils auraient eux-mêmes prises avant l’attaque69. En Une du numéro 405 du 11 janvier 1958, un encart annonce que « Le PETROLE DU SAHARA COULE VERS LA FRANCE » accompagné d’un portrait du chef spirituel Karim Aga Khan70. Consciente que le contrôle sur le pétrole est un « capital d’énergie qui peut bouleverser l’économie de l’Europe »71, la revue s’attache donc à rendre régulièrement compte de l’« histoire française du désert »72.

La question algérienne, une actualité internationale

40 En somme, l’année 1956 marque un durcissement du conflit et les images de guerre et de domination française se multiplient. Par ailleurs, jusque-là, la question algérienne est traitée comme une question de politique intérieure. Or, elle devient retentissante au niveau international à partir de février 1957, durant la bataille d’Alger73. Paris donne les pleins pouvoirs au général Massu et la généralisation de la torture scandalise. L’opération est un succès militaire mais l’action de la France est discréditée au niveau international. Une résolution de l’ONU préconise, en outre, l’ouverture de pourparlers avec le FLN et contredit la compétence exclusive de la France dans le règlement de la guerre74. Mais pour Paris Match le « drame algérien » n’acquiert sa dimension internationale qu’en février 1958, lors du bombardement du village tunisien, Sakiet Sidi Youssef75. Une commission anglo-américaine de bons offices est alors imposée76.

41 Pour préserver l’image de la France, la revue persiste à montrer un pays sous contrôle. Dans le numéro du 19 janvier 1957, un long article de Jean Farran est consacré à la « l’opération Casbah qui annonce la reprise en main de la sécurité par les paras du général Massu ». Quatre photographies l’accompagnent où des policiers sillonnent la Casbah d’Alger, soumettant les Algériens à des contrôles et à des fouilles77. Le 9 février 1957, « la riposte de la Casbah » rapporte des images des attentats du FLN dans différents cafés de la ville et l’appel à la grève générale. La propagande de Paris Match est formelle lorsqu’il affirme que les « forces de l’ordre investissent la casbah pour protéger les musulmans qui veulent se rendre à leur travail » en légende d’une

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photographie de la population quadrillée78. Plus cocasse est la photographie d’une fanfare en plein Alger assaillie par des enfants venus récupérer des bonbons généreusement distribués79. Alors que la bataille d’Alger fait rage et que le pays est entaché par les scandales liés à la torture, ce choix de photographie accentue la propagande d’une France généreuse envers les innocents et la population civile. Le 9 mars 1957 « les paras de Massu » sont mis en scènes, triomphants80.

42 Le 16 février 1957, « l’affaire France à l’ONU » est narrée. Un face à face photographique est orchestré entre Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères et M. Zeineddine (Syrie). Les vignettes photographiques montrent les différents participants quand les légendes les font parler81. La question algérienne est alors traitée du point de vue international même si la revue insiste sur la « propagande » de l’ONU et la maîtrise du terrain par les militaires. En outre, à partir de juin 1957, les crises gouvernementales font régulièrement l’actualité et l’arrivée du général de Gaulle en mai 1958 est accueillie avec ferveur. Elle fait la Une du numéro 477 du 31 mai 1958 dans lequel les photographies de fraternisation et d’euphorie se multiplient (fig. 19A). De Gaulle bénéficie de deux pages pleines apparaissant en pleine déclamation de son discours (fig. 19B).

Fig. 19.

A) Paris Match, n° 477, 31 mai 1958. B) n° 477, 31 mai 1958. © D.R.

Il devient très présent et fait régulièrement la Une du magazine ; son arrivée à la tête du pays, ses voyages et ses visites en France et en Afrique sont documentés82. Il est suivi à Dakar, Abidjan, au Libéria, à Madagascar, au Congo, etc83. Les images où il est accueilli par une foule enthousiaste, et où V et croix de Lorraine sont arborés dominent. De nouvelles rubriques apparaissent – « la vie privée de la politique », « l’instantané de la semaine » – et sont prétextes à ériger De Gaulle en sauveur face à la question algérienne, en souverain et guide incontesté non pas seulement en France mais également dans le monde84.

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1960 : l’arrivée de la guerre en métropole

43 L’année 1960 marque un tournant. Alors que le procès du réseau Jeanson, réseau français d’aide au FLN, s’ouvre au tribunal militaire de Paris le 5 septembre 1960, la population française de métropole découvre une dissidence de l’intérieur et prend véritablement conscience de la guerre en train de se mener. Profitant de ce contexte de visibilité, le lendemain, une déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie dit Manifeste des 121 est publiée le 6 septembre 1960. Les auteurs légitiment le combat contre le colonialisme en refusant de prendre les armes ou en apportant une aide concrète aux Algériens. À l’initiative de Marcel Péju, Maurice Blanchot, Dyonis Mascolo et Claude Lanzmann aidés de Jérôme Lindon qui suggère une première liste de signataires à 121, la liste comprend d’illustres personnalités de la culture : François Maspero, Jérôme Lindon, Françoise Sagan, Édouard Pignon, Robert Lapoujade, André Masson, Sartre, Beauvoir, Alain Resnais, Simone Signoret, Alain Robbe-Grillet, etc. Certains d’entre eux sont appelés à témoigner lors du procès, comme c’est le cas pour Claude Lanzmann, Nathalie Sarraute, Claude Roy, Jérôme Lindon, André Mandouze, etc.

44 Le manifeste crée de vifs débats dans l’espace public et devient un élément-clé du procès, amplifiant de fait sa médiatisation85.

45 Féru de procès, Paris Match rapporte successivement le procès Dominici en 1954, le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 et des généraux séditieux, Lagaillarde et Challe après le putsch en avril 1961. En revanche, rien n’est rapporté au sujet du procès Jeanson86. La seule mention arrive le 1er octobre 1960 et concerne seulement l’implication de Sartre. Un éditorial en début de magazine est titré : « Sartre machine à guerre civile87 » dénonçant les propos de ce dernier lors du procès Jeanson. En effet, la réaction de Sartre, proche de Francis Jeanson, était très attendue. Une lettre, appuyant le combat des « porteurs de valises », est lue lors du procès. Or, Sartre était alors en voyage au Brésil. Il ne prend connaissance du contenu de la lettre, qui consacre d’ailleurs l’expression de « porteurs de valise », qu’à son retour. Il refuse de rentrer à la demande de Marcel Péju, et c’est ce dernier, au nom de l’équipe des Temps modernes qui rédige la lettre après autorisation de Sartre de la signer en son nom et de la transmettre au tribunal88.

46 Paris Match ne fait absolument pas état non plus de l’arrestation et du viol de Djamila Boupacha. Ce sont au contraire des images de « paix » entre les communautés qui sont privilégiées.

47 Restant noyée dans l’information nationale, « people » et internationale, l’actualité algérienne est en revanche systématiquement discutée, à travers une nouvelle rubrique « Editorial » en début du magazine. Par ailleurs, les pages publicitaires augmentent significativement, l’arrivée du colorama, soit de l’utilisation importante de la couleur en photographie et dans les publicités, et l’insertion de suppléments, quelquefois détachables, achèvent de faire entrer la revue dans la modernité. Lorsqu’il s’agit de défendre la politique du général de Gaulle après sa déclaration sur le principe d’autodétermination, en septembre 1959, la revue adopte le langage de l’exécutif et du plaidoyer. « Le sujet brûlant de l’Algérie » est traité dans un dossier Algérie de presque vingt pages, où Raymond Cartier interroge : « l’Algérie vaut-elle la peine d’être gardée ? 89 » Les conditions d’un État fédéral où les minorités seraient respectées sont débattues. Le traitement iconographique ici se veut plus scientifique ; le texte est dominant et s’accompagne de différentes cartes géographiques de l’Algérie.

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48 En début d’année, la semaine des barricades est suivie avec attention. Le numéro du 30 janvier 1960 contient un supplément spécial Algérie où des images documentent le retranchement des généraux Lagaillarde et Ortiz90 ainsi que le rassemblement de la foule en plein centre d’Alger. D’autres montrent les gendarmes à terre victimes d’une fusillade91. Dans le numéro suivant, du 6 février 1960, les « heures tragiques d’Alger » font la Une. Les photographies des barricades érigées par les Français d’Algérie côtoient l’image des cercueils alignés lors de la cérémonie officielle rendue en l’honneur des 14 gendarmes morts. Un long article détaille « le drame vu de Paris » et la réaction du général De Gaulle qui affirme que « l’ordre doit être rétabli »92. L’ambivalence de la revue se manifeste lorsqu’elle s’aligne sur les propos de De Gaulle tout en privilégiant des photographies flatteuses des militaires séditieux93.

49 Bien qu’une sémantique de l’opposition perdure, pour la première fois dans le numéro du 2 juillet 1960 l’Algérie en tant que pays à part entier apparait en Une dans laquelle Ferhat Abbas est photographié aux côtés de De Gaulle.

Fig. 20.

Paris Match, n° 586, 2 juillet 1960. © D.R.

Une paix sur fond de violences

50 L’affirmation du droit à l’autodétermination modifie la politique française vis-à-vis de l’Algérie. Au début de l’année 1961, le contingent et la population sont photographiés votant en faveur du référendum pour le droit à l’autodétermination. Le portrait de Ben Bella est reproduit, à partir de mars 1961, dans le cadre du « dossier secret des négociations » avec De Gaulle94. Les chefs du Gouvernement provisoire de la République

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Algérienne deviennent de plus en plus présents95. Ben Khedda est mis à l’honneur dans une nouvelle rubrique, « ces hommes qui font l’événement », du 9 septembre 196196. Le conflit est abordé au travers de la question de la paix et des négociations difficiles entre gouvernement français et FLN, entre FLN et OAS également. Car l’année 1961 est également celle de la création de l’Organisation de l’armée secrète. La revue rapporte alors les différents attentats qu’elle commet en France, notamment celui à la mairie d’Évian, lieu des négociations97. Les images de violences, de blessés et de lieux démolis s’accumulent98. Là encore, les blessés français sont montrés rapidement secourus. Le putsch d’Alger apparaît en Une du 6 mai 1961.

Fig. 21.

Paris Match, n° 630, 6 mai 1961. © D.R.

51 Les images des militaires séditieux restent très présentes ; leur action est détaillée aux lecteurs et ces derniers sont régulièrement informés de leur fuite en Espagne et de leur procès après leur arrestation99. Le massacre du 17 octobre 1961 fait la Une du numéro 655 du 28 octobre 1961 et Paris Match traite le sujet comme un fait divers. Une photographie montre des personnes, mains en l’air, sortant du métro et escortées par des gendarmes. Elle est accompagnée du titre suivant : « Le drame arrive en métro ». L’un des sous-titres énonce que « des milliers de travailleurs nord-africains sont venus de leurs banlieues ignorées et surgissent, inquiétants, sous les lumières de la ville ». Le lecteur découvre ensuite une foule massive et agitée dans les rues de Paris. La répression apparaît au travers de deux cadavres étendus au sol quand d’autres personnes se sont réfugiées près d’un mur. Cette série de photographies se termine par des images de l’arrestation des manifestants, encore une fois montrés soumis à l’autorité, les mains en l’air et entrant dans un autobus qui les mènera au Palais des sports.

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Fig. 22.

Paris Match, n° 655, 28 octobre 1961. © D.R.

52 À partir de 1962, la question algérienne fait les gros titres en Une. En mars, toutes les Une sont consacrées à l’Algérie. Le traitement du conflit évolue à travers les différentes rubriques dans lesquelles il est développé : d’abord dans la rubrique « Actualité », puis à partir de mai dans la rubrique « affaire algérienne » et enfin à partir de juillet dans celle « le monde » qui acte la décolonisation (fig. 23A). Le ton sensationnel perdure quand de nouveaux thèmes sont introduits – les négociations, le terrorisme de l’OAS, le sort des « harkis », « pieds-noirs » et bien sûr l’arrivée des nouveaux dirigeants, notamment de Krim Belkacem, en Algérie (fig. 23B).

Fig. 23.

A) Paris Match, n° 691, 7 juillet 1962. B) Paris Match, n° 690, 30 juin 1962. © D.R.

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53 Les luttes de pouvoir qui s’ensuivent sont discutées100. Le journal rapporte aussi régulièrement les violences subies par les Européens d’Algérie et les « Harkis »101. Un reportage est consacré à l’arrivée des « pieds-noirs » en métropole.

Fig. 24.

Paris Match, n° 686, 2 juin 1962. © D.R.

Conclusion

54 Ainsi, malgré son orientation idéologique, Paris Match a de toute évidence participé à construire une histoire visuelle de la guerre d’indépendance algérienne. Cet échantillon montre à quel point son fonds photographique est massif, sachant en outre, que le magazine réalisait une sélection et ne publiait pas toutes les photographies prises par ses photoreporters. Les images publiées témoignent du fossé qui séparait la métropole et son ancienne colonie ainsi que de l’évolution des mentalités, en France, face à une décolonisation difficile. Son étude nous interroge également sur les imaginaires construits autour de l’Autre et de la guerre. La guerre d’indépendance algérienne a longtemps été qualifiée de guerre « sans nom », « sans images »102. Or, l’étude des archives nous prouve le contraire, bien que ce soit de manière orientée idéologiquement, la guerre était non seulement nommée mais aussi montrée. Le retour aux sources primaires nous permet par conséquent de mieux déconstruire les discours de domination véhiculés et qui imprègnent sans doute encore aujourd’hui nos imaginaires.

NOTES

1. L. Gervereau, J.P. Rioux, B. Stora, La France en guerre d’Algérie, novembre 1954-juillet 1962, Cat. Exp., Musée d’Histoire Contemporaine – BDIC, Paris, Exposition du 4 avril au 28 juin 1992, p. 228.

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2. Sur la censure dans la presse, voir l’article de Christophe Barthélémy, dans L. Gervereau, J.P. Rioux, B. Stora, La France en guerre d’Algérie, novembre 1954-juillet 1962, op. cit. 3. Ibid., p. 122. Les saisies sont plus importantes sous la Ve que sous la IVe République. Les années les plus fortes de saisies sont : 1960 (154), 1961 (127) et 1962 (120). 4. La revue met en avant la perspective française en rapportant régulièrement la « réaction de Paris ». 5. Paris Match, n° 293, du 13 au 20 novembre 1954. 6. Paris Match, n° 293, du 13 au 20 novembre 1954 ; Paris Match, n° 438, 22 juin 1957 ; Paris Match, n° 464, 1er mars 1958 ; Paris Match, n° 674, 10 mars 1962 ; Paris Match, n° 677, 31 mars 1962. 7. Pour exemple, les discours des représentants des différents pays à l’ONU sont mis en scène dans le Paris Match, n° 410, 16 février 1957. C’est la crise de mai qui est orchestrée dans le Paris Match, n° 476, 24 mai 1958 ; le lecteur peut voir l’arrivée des ministres en DS tel un événement mondain. 8. Paris Match, n° 295, du 20 au 27 novembre 1954, et Paris Match, n° 451, du 30 novembre 1957, prennent la forme du roman-photo. Le traitement du fait divers est plutôt orienté sur l’assassinat des français d’Algérie. Ex : « Des vacances finies dans le sang : massacrés parce que français » (Paris Match, n° 360, 13 mars 56) ; « Cible des fellagha cette famille heureuse » (Paris Match, n° 352, 7 janvier 1956). La forme du roman noir est plutôt utilisée pour rapporter des évènements liés à la vie politique française. Ex : « Les nuits du régime, lumières à Matignon, fièvre chez les ministres, ronde des DS à l’Elysée » (Paris Match, n° 476 du 24 mai 1958). 9. Jean Farran (1920-1998) est successivement grand reporter, rédacteur en chef puis directeur de Paris Match de 1950 à 1966. Il transforme en 1966 Radio Luxembourg en RTL et est à l’initiative de la création de la fameuse émission Les Grosses Têtes. Raymond Cartier (1904-1975), co-fondateur de Paris-Match au côté de Jean Prouvost en 1949, est nommé directeur de l’hebdomadaire. Dans les années 1930, il a milité au sein des Jeunesses patriotes. Pétainiste, il a résisté aux tentations de l’hitlérisme et est resté jusqu’à la guerre anti-allemand. Il est officier de l’état-major du maréchal de Lattre en Allemagne. Pierre Joffroy (1929-2008) est journaliste à Paris-Match de 1953 à 1976. Il écrit sur les grands procès et traquent les criminels nazis. Il publie en 1971 Eichmann par Eichmann en collaboration avec Karin Königseder. Il est également l’auteur avec Armand Gatti d’une biographie de Winston Churchill en 1954, de pièces de théâtre et du scénario de L’Enclos (1961). Il écrit aussi des romans et des nouvelles. Jean-Raymond Tournoux (1914-1984) est journaliste et historien. En 1949, il rejoint l’hebdomadaire. Durant la Seconde Guerre mondiale, après sa démobilisation, il rejoint la zone libre et devient correspondant de presse du Gouvernement de Vichy. Journaliste à la radio de Vichy et à La Légion, le maréchal Pétain le récompense de la Francisque gallique. Sa proximité avec le maréchal, qu’il accompagne dans ses déplacements, intéresse les services de renseignements. Il entre alors au service du réseau de renseignements Andalousie, dans le sous-réseau Sarrazin, sous le pseudonyme « Latour ». En mai 1949, son action au sein de ce réseau, centrée sur la recherche d’informations et le recrutement d’agents, lui vaut d’être décoré de la croix de guerre. Il est également décoré de la croix du combattant volontaire de la Résistance. 10. L. Gervereau, J.P. Rioux, B. Stora, La France en guerre d’Algérie, op. cit., p. 217 et 219. 11. Ibid., p. 217. 12. Selon Alice Cherki, Fanon le constate lors d’une visite à Paris en 1956. « Il faut dire que le contraste est saisissant entre l’atmosphère de la France et celle de l’Algérie. Il [Fanon] vient de quitter un pays où toute la population est concernée et atteinte par la guerre. » etc. A. Cherki., , portrait, Paris, Le Seuil, 2000, p. 169-170. 13. Rencontre Christian Bernadac avec François Mauriac le 24 octobre 1968 à propos de la publication du Nouveau bloc-notes 1961-1964 : « Nous avons tous été victimes de ce mensonge initial qui nous avait fait apprendre que l’Algérie c’était la France », Archives INA. F. Dosse., La Saga des intellectuels 1944-1989. I. À l’épreuve de l’Histoire 1944-1968, Paris, Gallimard, p. 316.

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14. L. Gervereau, J.P. Rioux, B. Stora, La France en guerre d’Algérie, op. cit., p. 223. 15. Ibid., p. 223. 16. Photographie de Charles Courrière, Aurès, 1955. Cf. B. Gysembergh, Paris Match, 60 ans, 60 Photographes, Paris, La Martinière, 2009, p. 82. 17. Messali Hadj (1898-1974) est un homme politique et militant nationaliste algérien. Il fut le premier à réclamer l’indépendance de l’Algérie et formera tous les futurs militants dissidents. Il fonde en 1946 le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) qui sera interdit par la suite. Le 1er novembre 1954 avec le déclenchement de la Révolution par le Front de libération national (FLN), qui opte pour une lutte armée, il perd de son autorité et crée le Mouvement national algérien (MNA). Ces deux mouvements (FLN et MNA) représenteront deux tendances politiques différentes et s’affronteront tout au long de la guerre. 18. Paris Match, n° 293, du 6 au 13 novembre 1954. 19. Paris Match, n° 336, 1er janvier 1955 ; n° 370, 12 mai 1956 ; n° 426, 8 juin 1957 ; n° 476, 24 mai 1958. 20. Paris Match, n° 328, du 9 au 16 juillet 1955 ; n° 413, 9 mars 1957 ; n° 672, 24 février 1962. 21. Paris Match, n° 295, du 20 au 27 novembre 1954 ; n° 426, 8 juin 1957. 22. Paris Match, n° 352, 7 janvier 1956. 23. LE FLN (Front de Libération national) est créé par Mohamed Boudiaf, Moustapha Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem, et Rabah Bitat. Afin d’obtenir l’indépendance de l’Algérie, ils optent pour une lutte armée et déclarent le début de la guerre par une série d’attentats sur le territoire algérien le 1er novembre 1954. 24. Paris Match, n° 441, 21 septembre 1957. 25. Paris Match, n° 336, 3 au 10 septembre 1955. 26. Paris Match, n° 371, 19 mai 1956. 27. Paris Match, n° 370, 12 mai 1956. 28. Paris Match, n° 371, 19 mai 1956. 29. Paris Match, 19 mai 1956 ; n° 677, du 31 mars 1962. 30. Paris Match, 31 mars 1956 ; 7 juillet 1956 ; 31 mai 1958 ; 7 juin 1958. 31. Paris Match, n° 363, 31 mars 1956. 32. Paris Match, n° 441, 21 septembre 1957 ; n° 406, 19 janvier 1957 ; n° 673, 31 mars 1962. 33. Paris Match, n° 374, 16 juin 1956 ; n° 406, 19 janvier 1957. 34. Yacef Saadi (1928-) est un militant nationaliste algérien. Après le déclenchement de la Révolution, il entre en contact avec les chefs du FLN dont Rabah Bitat et Krim Belkacem et les héberge. Il devient chef de l’organisation militaire du FLN à Alger avec Ali la pointe comme adjoint. Son arrestation, le 24 septembre 1957, marque la fin de la Bataille d’Alger. Il restera emprisonné jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance algérienne. 35. Paris Match, n° 443, 5 octobre 1957. 36. Paris Match, n° 293, du 6 au 13 novembre 1954. 37. Un second portrait en pied cette fois est reproduit où Messali Hadj se promène, tête baissée, dans le n° 512 de Paris Match du 24 janvier 1959. 38. Ahmed Ben Bella (1916-2012), premier président de la République Algérienne est l’un des chefs historiques, lançant le début de la Révolution algérienne. 39. Alors que les cinq chefs du FLN partaient pour la conférence de Tunis après avoir été reçus par les autorités marocaines, leur avion est détourné le 22 octobre 1956 et se pose à Alger suivant un ordre des autorités militaires françaises. Ben Bella est alors emprisonné jusqu’à l’indépendance. Cet épisode crispe les relations diplomatiques franco-marocaines et fragilise la place de la France à l’ONU. 40. Paris Match, n° 395, 3 novembre 1956 ; n° 624, 25 mars 1961 ; n° 512, 25 novembre 1961. Dès juillet 1956, sous le gouvernement de Guy Mollet, des négociations secrètes ont lieu entre Paris et le FLN. C’est après 1958 avec l’arrivée du général de Gaulle et sa déclaration sur le principe

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d’autodétermination que de véritables négociations s’organisent même si elles n’aboutissent pas. En juin 1960, une délégation algérienne accepte le dialogue avec le gouvernement français et les rencontres se poursuivent jusqu’à aboutir aux accords d’Évian le 18 mars 1962. 41. Mohammed Khider (1912-1967) sera le premier chef de l’organisation extérieure du FLN. 42. Paris Match, n° 633, 27 mai 1961. Hocine Aït Ahmed (1926-2015) est l’un des chefs historiques du FLN, membre de la délégation extérieure du FLN. Il assiste à la conférence de Bandung en avril 1955 puis séjourne à New York avant d’être arrêté en 1956 et emprisonné jusqu’à la fin de la guerre. 43. Le Gouvernement provisoire de la République Algérienne (GPRA) est créé le 19 septembre 1958 au Caire. Il se compose de dix ministres – Krim Belkacem, Mohamed Lamine Debaghine, Mahmoud Cherif, Lakhdar Bentobbal, Abdelhafid Boussouf, Abdelhamid Mehri, Ahmed Francis, M’hamed Yazid, , Ahmed Taoufik El Madani – auxquels s’ajoutent trois secrétaires d’État à l’intérieur de l’Algérie (Lamine Khène, Omar Oussedik, Mostefa Stambouli) et des quatre chefs historiques emprisonnés en France (Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat), désignés « ministres d’État ». 44. Krim Belkacem (1922-1970) est l’une des figures de proue de la Révolution algérienne. Chef historique, il sera également vice-président du GPRA (Gouvernement provisoire de la République Algérienne) et chef de la délégation algérienne aux accords d’Évian. Il est assassiné à Francfort en 1970. 45. Paris Match, n° 636, 17 juin 1961. 46. Amirouche (1926-1959) est un colonel de l’armée de libération nationale. D’abord militant au sein du MTLD, il rejoint les rangs de l’ALN en 1954. Il devient alors commandant de la wilaya III (Kabylie). Il meurt le 29 mars 1959 après une embuscade de l’armée française. 47. Le lecteur découvre une photographie du colonel ensanglanté. Il est allongé sur une civière entourée par des militaires. La légende annonce : « LA FIN DU COLONEL TERREUR » et une sous- légende : « C’était un combat comme les autres… Parmi les cadavres restés sur le terrain, le chef sanguinaire Amirouche. Il est bien mort : la Kabylie respire. » 48. Ferhat Abbas (1899-1985) rejoint le FLN en avril 1956 et deviendra le premier président du Gouvernement provisoire de la République Algérienne. 49. Benyoucef Benkhedda (1922 -2003) coordonne avec Abane Ramdane l’action du FLN à Alger. Il se réfugie à Tunis en février 1957. En août 1961, il succède à Ferhat Abbas à la tête du GPRA. 50. Paris Match, n° 646, 9 septembre 1961. 51. Voir fig. 11, Paris Match, n° 295, du 20 au 27 novembre 1954. 52. Paris Match, n° 317, 30 avril 1955. 53. Paris Match, n° 335, du 27 août au 3 septembre 1955. 54. Paris Match, n° 317, du 23 au 30 avril 1955. 55. Le massacre de Philippeville a lieu le 20 août 1955 dans le Constantinois. Le FLN organise des manifestations violentes où des centaines d’Européens sont massacrés. La colère et l’émotion des colons et des militaires est grande. Ils réagissent en massacrant à leur tour des musulmans pris au hasard. Plusieurs centaines de victimes innocentes seront assassinées. Jusque-là, la population algérienne n’est pas très engagée du côté indépendantiste. Cet événement participera à la faire basculer du côté du FLN. Elle provoquera également l’envoi du contingent par les autorités françaises. La guerre s’intensifie. Les historiens la considèrent comme le véritable déclenchement de la guerre. Cf. B. Stora, « Le Massacre du 20 août 1955, récit historique, bilan historiographique », Revue Historical Reflections, été 2010. 56. Guy Mollet, Président du Conseil, en visite à Alger le 6 février 1956 est conspué par la foule européenne. Il revient alors à une politique de présence française en Algérie. 57. Paris Match, n° 360, 13 mars 1956. 58. Paris Match, n° 378, 7 juillet 1956.

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59. Les titres déclarent : « Dans le dédale de la casbah le contingent a remplacé les hommes léopards » ; « Des tracts imprimés témoignent pour les jeunes qui n’ont pas marché ». 60. Selon l’historienne Raphaëlle Branche, cet événement émeut l’opinion publique. Les médias s’emparent de l’événement et affirment que les corps sont retrouvés mutilés et émasculés. Or, l’historienne explique que les preuves des mutilations sont ténues : les conclusions du médecin légiste n’ont pas été accessibles, et que seul un procès verbal de gendarmerie est disponible. Ce dernier précise qu’il y a effectivement des corps égorgés, cisaillés mais aucune émasculation. Il y a donc eu mutilations mais pas autant et pas aussi affreuses que les médias l’ont laissé dire. Cf. R. Branche, L’Embuscade de Palestro : Algérie 1956, Paris, Armand Colin, 2010. 61. Mohamed Boudiaf (1919 – 1992) est l’un des membres fondateurs du FLN. Il est vice-président du GPRA de 1958 à 1962. Il est président de la République Algérienne quelques mois avant d’être assassiné en juin 1992. 62. Paris Match, n° 395, 3 novembre 1956. 63. Cette photographie montre les cinq chefs du FLN devant un avion d’Air Maroc. Ce dernier sera détourné le 22 octobre 1956 et se posera à Alger suivant un ordre des autorités militaires françaises (les pilotes étaient français). Ben Bella sera alors emprisonné jusqu’à l’indépendance. Cet épisode crispe les relations diplomatiques franco-marocaines et fragilise la place de la France à l’ONU. 64. Paris Match, n° 380, 21 juillet 1956. 65. Paris Match, n° 562 du 16 janvier 1960. 66. Paris Match n° 435, 12 août 1957. 67. Paris Match, n° 405, 11 janvier 1958. 68. Paris Match, n° 451 du 30 novembre 1957. 69. Ibid. 70. Paris Match, n° 450, 11 janvier 1958. 71. Paris Match, n° 562, 5 avril 1958. 72. Ibid. 73. La bataille d’Alger débute en janvier 1957 et se termine en septembre 1957 avec l’arrestation de Yacef Saadi. Cette dernière est célébrée par une photographie dans le numéro du 5 octobre 1957 de Paris Match. 74. Jeffrey James Byrne, « L’action internationale du FLN », Abderrahmane Bouchène éd., Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962, La Découverte, 2014, p. 651-657. 75. N° 463 du 22 février 1958. 76. Cette commission est censée mettre en place une médiation entre la France et l’Algérie. 77. Paris Match, n° 406, 19 janvier 1957. 78. Paris Match, n° 409, 9 février 1957. 79. Ibid. 80. Paris Match, n° 413, 9 mars 1957. 81. Paris Match, n° 410, 16 février 1957. 82. Paris Match, 31 mai 1958 ; 7 juin 1958 ; 14 juin 1958 ; 6 septembre 1958 ; 13 septembre 1958 ; 20 septembre 1958 ; 27 septembre 1958 ; 4 octobre 1958. 83. Paris Match, n° 490, 30 août 1958. 84. Paris Match, n° 487, 2 août 1958 ; n° 479, 14 juin 1958. 85. F. Dosse, La Saga des intellectuels français 1944-1989, op. cit., p. 347-354. 86. Paris Match, n° 606, 19 novembre 1960 ; n° 607, 26 novembre 1960. Ces deux numéros rapportent le procès des instigateurs de la semaine des barricades, notamment de Lagaillarde, suivi et montré aux côtés de sa femme. 87. Paris Match, n° 599, 1er octobre 1960. 88. F. Dosse, La Saga des intellectuels français 1944-1989, op. cit., p. 359. 89. Paris Match, n° 520, 28 mars 1959.

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90. Pierre Lagaillarde, député d’Alger et ex-parachutiste, et Joseph Ortiz, leader du Front national français, appellent à la grève générale et à des manifestations suite au rappel du général Massu à Paris par de Gaulle et à sa déclaration sur le « droit à l’autodétermination » des Algériens. Une grande partie des Français d’Algérie se joignent à la contestation et arrivent en masse. Quand les généraux tentent de disperser la manifestation, une fusillade retentit, c’est l’escalade, le bilan officiel fait état de 22 morts dont 14 gendarmes et 92 blessés. Dans la soirée, le général Challe annonce à la radio qu’Alger est en état de siège. Les généraux se retranchent et dressent des barricades en plein Alger du 24 janvier au 1er février 1960, soutenu et ravitaillés par la population française d’Algérie. Ils conviennent d’un compromis avec Paul Delouvrier et se rendent. Pierre Lagaillarde réussi à s’enfuir en Espagne, alors qu’il est mis en liberté provisoire. Au cours du procès des Barricades, il est condamné par contumace à 10 ans de prison et Joseph Ortiz est condamné à mort. Ils seront amnistiés en 1968. Cf. B. Chastagner, O. Simoncelli, A. Mazurel, La Semaine des barricades, Alger, 24 janvier-1er février 1960, Archives ECPAD, janvier 2010. 91. Paris Match, n° 564, 30 janvier 1960. 92. Paris Match, n° 565, 6 février 1960. 93. Paris Match, n° 610, 17 décembre 1960 ; n° 605, 12 novembre 1960 ; n° 607, 26 novembre 1960. 94. Fig. 25, Paris Match, n° 624, 25 mars 1961. 95. Paris Match, n° 659, 25 novembre 1961. 96. Paris Match, n° 646, 9 septembre 1961. 97. Paris Match, n° 626, 8 avril 1961. 98. Le 4 avril 1961, un attentat de l’OAS frappe la bourse de Paris et fait 14 blessés. Paris Match, n° 627, 15 avril 1961. 99. Paris Match, n° 654, 21 octobre 1961. 100. Paris Match, n° 692, 14 juillet 1962. 101. Ibid. 102. Voir P. Rotman, B. Tavernier, La Guerre sans nom. Les appelés d’Algérie (1954-1962), Paris, Le Seuil, 1992 ; B. Stora, « L’hyper violence d’une guerre sans nom », Revue Histoire, oct. 2007 ; « Algérie, guerre sans images », Médiapart, 21 sept. 2013. Toutefois, le travail de nombreux historiens va depuis quelques années dans le sens d’une déconstruction de ce mythe du « sans » ; voir les travaux de Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche ou encore Marie Chominot : M. Chominot, « Guerre des images, guerre sans image. Pratiques et usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) », Insaniyat, n° 39-40 | 2008, 175-195 ; M. Chominot, dans M. Harbi, B. Stora (dir.), La Guerre d’Algérie. La fin de l’amnésie (1954-2004), Robert Laffont, 2004

RÉSUMÉS

À partir de 1954, alors que la propagande gouvernementale nie la guerre d’indépendance algérienne et la qualifie de « pacification », Paris Match, adoptant la position du pouvoir officiel et disposant d’une équipe de 21 photos-reporters, traite de façon régulière de l’actualité algérienne. Quelle vision de la guerre véhicule la revue ? Dans quelle mesure les images diffusées ont-elles contribué à façonner la mémoire – visuelle – que nous avons encore aujourd’hui du conflit ? Cet article se fonde sur les archives de Paris Match de novembre 1954 à septembre 1962. Il examine les évènements clés de la Révolution algérienne à travers l’analyse des photographies publiées par le magazine.

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From 1954, as the French government propaganda denies the Algerian War of Independence and describes it as “pacification”, Paris Match, adopting the official line and working with a team of 21 photo reporters, regularly covers the Algerian news. What vision of the conflict do they convey ? To what extent do the published images contribute to shaping the visual memory we still have today of the conflict ? This article is based on Paris Match’s archives from November 1954 to September 1962. It aims to highlight key milestones of the Algerian Revolution through the analysis of the photographs published by the magazine.

INDEX

Mots-clés : Guerre d’indépendance algérienne, décolonisation, photojournalisme, “Paris Match”, archives, histoire visuelle et culturelle Keywords : Algerian war, decolonization, photojournalism, “Paris Match” magazine, archives, cultural and visual studies

AUTEUR

FADILA YAHOU

FADILA YAHOU est doctorante en Histoire de l’art contemporain au sein du laboratoire d’Histoire sociale et culturelle de l’art (HICSA) de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Sa thèse, sous la direction de Philippe Dagen, vise à reconstituer une histoire culturelle de la guerre d’indépendance algérienne, étudiant en particulier les arts plastiques, le cinéma et la littérature, de 1955 à 1965.

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Les années 1990

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Les archives photographiques de la guerre des années 1990. Une approche par l’ethnographie

Awel Haouati

1 « L’archive existe, mais elle n’est pas palpable. Je ne peux pas t’en donner l’accès, je ne peux pas te les montrer.1 » Les mots sont ceux d’une employée dans un quotidien national algérien, qui m’explique que les archives du journal sont actuellement inaccessibles, y compris pour le personnel. Suite à l’interruption d’un déménagement dans un nouveau bâtiment, pour des raisons politiques et juridiques, seule une partie de ce qui avait été déplacé a pu retourner dans les anciens locaux du journal, les seuls occupés à ce jour. Si le matériel informatique a pu être ramené, les archives, elles, sont restées dans ce nouveau bâtiment, jamais inauguré, et depuis sous scellés. Les photographies que je cherchais à consulter y seraient non seulement bloquées mais désorganisées, de sorte qu’il soit impossible de les consulter. L’affaire est en suspens depuis près de trois ans.

2 Cette scène a eu lieu à Alger, lors d’une enquête en cours que je mène dans le cadre de mes recherches doctorales sur la production photographique dans le contexte du conflit des années 19902 en Algérie. Après deux années principalement passées à faire des entretiens avec différents acteurs de la presse et du photojournalisme, j’ai voulu entamer un travail sur les photographies elles-mêmes, en cherchant à dépouiller des journaux et à consulter ce que je désigne moi-même comme des « archives » photographiques. La plupart du temps, les photographes, journalistes et documentalistes avec lesquels je travaille emploient les mots « archive » et, plus couramment, « les archives3 » lorsqu’ils se réfèrent à des photographies conservées au sein d’une institution ou d’un journal. Les archives désignent donc l’ensemble des photographies, mais aussi des documents, dossiers de presse et reliures de journaux, rassemblés, constitués en collection et conservés par le journal dans un lieu dédié à cela (une pièce, une cave, une armoire, des boîtes d’archives). Le mot « archives » est plus rarement employé par les photographes lorsqu’ils désignent leurs propres images, conservées à leur domicile, dans un espace privé. Celles-ci sont simplement désignées

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comme des photographies (photos, tsawer en dardja, parler algérien), des photographies de la période des années 1990 ou du « terrorisme ». Pour désigner ce que je cherchais à consulter, j’ai souvent introduit le mot « archives » dans des discussions avec les enquêtés, lesquels le reprenaient par la suite. Afin de simplifier la lecture et éviter les répétitions, les mots « archives » et « archives photographiques » désigneront dans ce texte des photographies produites dans le contexte du conflit des années 1990, qui ne font plus l’objet d’un usage courant et qui constituent un ensemble, plus ou moins ordonné, conservé par des particuliers ou des journaux. Leur consultation n’a cependant pas toujours été évidente pendant mes recherches, les conditions d’accès étant spécifiques à chaque situation et pouvant évoluer au fil du temps. La visibilité de ces photographies, leur accessibilité, dépend en effet du contexte dans lequel elles existent et des personnes qui les conservent, les manipulent – dans le sens tenir dans ses mains –, les font circuler. Le plus souvent, ces archives épousent les contours de la trajectoire, de la vie de celles et ceux qui les détiennent.

3 Afin de mieux comprendre dans quelles conditions ont été réalisées ces photographies, j’ai mené des entretiens avec des personnes qui ont, d’une façon ou d’une autre, participé à leur fabrication et/ou à leur diffusion : photographes, journalistes, éditeurs, rédacteurs en chef, directeurs de publication, documentalistes4. Ces discussions étaient une occasion de revenir sur leurs trajectoires et leurs pratiques dans les années 1990, ainsi que sur leur rapport actuel à cette période et aux images de cette guerre. L’objectif était, entre autres, d’essayer de reconstituer une chaîne de fabrication allant du moment de la prise de vue par le photographe à la version imprimée de l’image dans un journal ou diffusée sous une autre forme. Si les entretiens et les observations sur le terrain constituent le matériau principal de cette recherche, le problème de savoir quelle place y occupent les photographies, en tant qu’objets matériels, s’est posé dès le début. Face à des archives photographiques lacunaires, fragmentaires, parfois difficilement accessibles, j’ai été amenée à m’interroger sur la méthode à adopter pour les appréhender. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas de les considérer comme de simples sources visuelles sur la période des années 1990, et de réaliser ainsi ce qui a pu être désigné comme une histoire de la photographie ou par la photographie 5. Cette dernière consisterait en effet en une étude qui se baserait principalement sur les photographies, alors que ce sont davantage les récits des acteurs, leurs pratiques, ainsi que l’ensemble des interactions existant autour des photographies du conflit, qui sont au cœur de mes recherches. D’autre part, parce qu’il existe une réelle difficulté à accéder à certains pans de la production photographique de cette période. Il est, notamment, ardu d’effectuer une « archéologie du document photographique », consistant à remonter aux négatifs des images ou aux tirages de première génération pour en reconstituer la « valeur documentaire originelle »6.

4 Cet article propose certaines pistes d’une réflexion en cours pour une approche des archives photographiques par l’ethnographie, dans le contexte algérien7. L’enquête ethnographique, encore en cours, a jusqu’ici consisté en une série d’entretiens, semi- directifs, approfondis et répétés au fil des mois, avec une cinquantaine de personnes, en Algérie principalement, mais aussi en France. Ces entretiens, sur le temps long et qui nécessitent de nouer une relation de confiance avec mes interlocuteurs, ont été complétés par un dépouillement de titres de presse algériens, ainsi que par la consultation d’archives photographiques, lorsque cela a été possible. Je me pencherai ici sur le cas des images réalisées par des photographes de presse algériens dans les années 1990, diffusées dans la presse nationale. Celles-ci sont appréhendées comme des

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objets photographiques, matériels, façonnés par divers contextes et acteurs, à des moments différents. Deux temps rythment la structure de l’article : celui des années 1990 et celui de l’enquête, réalisée entre 2017 et 2020. Le temps des années 1990 est celui dans lequel ont été fabriquées et diffusées ces photographies. Il désigne à la fois un contexte historique et politique, et un environnement social et professionnel, celui de la presse algérienne à cette période. Temps de crise, il est marqué par l’urgence, la violence et l’instabilité. Ce contexte, de même que les pratiques des acteurs de la presse à cette période, ont participé à façonner les archives, leur donnant la forme sous laquelle elle se présentent aujourd’hui. Le temps de l’enquête, quant à lui, est celui du retour sur le passé effectué par les acteurs au moment de l’entretien. Il est aussi celui de l’exhumation de ces photographies dans le présent, par différents acteurs. En partant de la notion de « vie sociale » des objets et des images8, l’article retrace la trajectoire de photographies de presse, entre la période à laquelle elles ont été produites, dans les années 1990, et le temps présent. Diffusées à l’origine comme des images rattachées à une actualité, celle de la guerre et de la violence, elles rejoignent aujourd’hui d’autres régimes d’existence, de circulations et de conservation. Je mobiliserai en ce sens les réflexions de l’artiste libanais Akram Zaatari9 autour de la vie des archives photographiques et leur passage par différents régimes d’existence au cours du temps. Cette approche permettra également d’interroger le rôle que joue le chercheur – acteur parmi les acteurs qui manipulent les images – qui, dans sa quête d’archives pour nourrir son projet, peut intervenir, de façon spontanée ou consciente, sur la vie de ces images et en modifier la trajectoire. Il s’agira enfin de présenter une ébauche de cartographie, non seulement des archives photographiques de la « décennie » 1990, mais des pratiques liées à ces archives, à la fois dans l’espace des rédactions de journaux et dans l’espace privé, domestique.

La photographie de presse dans le contexte des années 1990 : une pratique de l’urgence

5 La brève ouverture démocratique qui a lieu en Algérie à partir de la réforme de la Constitution en 1989, consacrant la fin du parti unique et l’autorisation des « associations à caractère politique » (les partis), se fait simultanément à une ouverture du champ de la presse. En mars 1990, une circulaire rédigée par le gouvernement de Mouloud Hamrouche, premier ministre, suivie par la promulgation du code de l’information en avril de la même année, encourage les partis nouvellement créés et les journalistes voulant quitter la presse gouvernementale à lancer leurs propres publications. Trois années de salaire sont ainsi octroyées aux anciens journalistes de la presse publique voulant se lancer dans la presse privée10. C’est ainsi que sont créés les premiers journaux privés comme El-Watan, Le Soir d’Algérie ou encore El-Khabar, à partir d’équipes majoritairement issues de la presse étatique, notamment du journal El- Moudjahid, alors organe du parti du FLN (Front de libération nationale).

6 De nombreuses personnes se forment alors au journalisme. Souvent décrit par mes interlocuteurs comme une brèche historique et politique, c’est un moment d’exaltation et d’expérimentation dans le milieu de la presse. Certains journaux, s’inspirant de revues publiques comme Révolution africaine, organe central du FLN, ou de publications françaises comme Libération, accordent une importance non négligeable à l’image et au graphisme. Des photographes déjà actifs au sein de la presse gouvernementale passent

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dans la presse privée, alors qu’une nouvelle génération se forme sur le tas au métier de photographe de presse. S’il existe une formation en journalisme à cette période, ce n’est pas le cas pour les métiers visuels de la presse écrite, en dehors d’une formation de courte durée au CNDPI (Centre national de documentation de presse d’images et d’information) à Alger et de stages de photographie proposés par les Maisons de jeunes. La plupart des photographes rencontrés ont appris le métier en le pratiquant lorsqu’ils ont rejoint une rédaction. En janvier 1992, l’arrêt du processus électoral des législatives, après la victoire du Front islamique du salut (FIS)11 et la démission du président Chadli Bendjedid, précipite progressivement le pays dans la violence. Plusieurs groupes s’affrontent alors, d’une part, l’armée islamique du salut (AIS) et les groupes islamiques armés (GIA), d’autre part l’armée nationale populaire, ainsi que différentes forces de sécurité et milices civiles. La pratique de la photographie de presse se développe dans ce contexte politique, fortement polarisé par la violence.

7 La couverture de la guerre, qui n’est pas désignée comme telle, se fait parallèlement à celle des événements culturels, politiques et des reportages dits de société. Mais c’est « l’actualité » ou « le news » – pour reprendre le mot d’une de mes interlocutrices – qui prend une place prépondérante dans la presse. Si le fonctionnement du traitement de l’actualité par la presse quotidienne est comparable à d’autres contextes, la spécificité de l’Algérie des années 1990 se situe dans le rythme auquel s’enchaînent les événements. Les faits ou les actes de violence – attentats, assassinats et, plus tard, massacres – se succèdent à un rythme quasi quotidien, et il est possible d’en suivre la trame en feuilletant les journaux année après année. Dans les récits oraux, les dates et les années se confondent, et accentuent cette impression d’un temps compressé, rapide.

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Figure 1

Chemise contenant les tirages photographiques classés dans la thématique « Explosions de bombe. Actes de sabotage » dans les archives d’un quotidien public algérien francophone. Photographie de l’auteure, Alger, avril 2019.

8 De la même façon que le chroniqueur et auteur Sid-Ahmed Semiane parle d’« écriture de l’urgence » en évoquant le contexte dans lequel il a rédigé les articles réunis dans son recueil paru en 200512, il semble juste de désigner l’ensemble des pratiques liées à la photographie de presse dans le contexte du conflit des années 1990 comme des pratiques de l’urgence. Cette urgence est décelable dans les récits des acteurs évoquant la rapidité avec laquelle les événements se déroulent entre le moment où une information est transmise aux équipes du journal et celui où sont dépêchés, sur les lieux d’un attentat ou d’un massacre, les journalistes et les photographes. Ces derniers arrivent en effet après l’événement, souvent en même temps que les autorités (forces de sécurité, gendarmerie, police scientifique) et les pompiers. Il faut alors travailler rapidement pour ne pas se faire remarquer, recueillir les informations, essayer de compter les victimes et inscrire leurs noms quand cela est possible, faire des photographies à la hâte, des réticences et des interdictions pouvant provenir des différents acteurs présents sur place. Cette urgence se fait aussi ressentir dans les récits relatant le retour dans les rédactions après la couverture d’un événement, lorsque les photographes doivent développer leurs films rapidement pour proposer une sélection de tirages à la rédaction chargée de choisir une image à publier dès le lendemain.

9 Si les actes de violence, quotidiens et survenant en différents points du territoire national, sont trop nombreux pour faire l’objet d’une couverture journalistique systématique, la sélection des événements à couvrir et à mettre en avant est réalisée par les équipes de rédaction en fonction de leurs lignes éditoriales, de leur marge de manœuvre dans le champ politique de cette période et de différentes formes de

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censures. La couverture de ces événements par les photographes se fait elle aussi de manière ponctuelle. En feuilletant par exemple les journaux Liberté, El-Watan et Horizons13, entre 1990 et 1999, l’on s’aperçoit que les faits de violence font rarement l’objet d’une Une. La plupart de ces informations sont publiées à l’intérieur ou en dernière page, dans un encadré qui porte tour à tour les titres : « incidents », « ordre public », « terrorisme » ou encore « lutte antiterroriste ». Le nom de ces rubriques peut changer au fil des mois et des années, parfois au sein d’une même publication. Souvent les textes sont brefs, télégraphiques, et ne sont accompagnés d’aucune photographie. Les articles plus longs et publiés avec une photographie concernent des faits mis en avant dans les journaux comme des événements plus importants que les autres. Ces derniers sont dans certains cas publiés en Une, avec un gros titre et une photographie « éclatée » occupant la moitié ou la presque totalité de la page. Une telle hiérarchisation des faits dépend de différents paramètres et enjeux, aussi bien pratiques et éditoriaux que factuels et politiques, qui ne seront pas développés dans cet article. Dans ce contexte de violence, d’instabilité et d’urgence, les photographies du conflit sont diffusées par la presse quotidienne comme des images d’actualité. Rattachées à des événements précis, elles ont une « valeur d’information »14 dans la mesure où elles sont diffusées pour accompagner, appuyer ou simplement illustrer des articles portant sur ces événements. Lorsqu’un événement n’a pas fait l’objet d’une couverture photographique, les équipes de la documentation ont la possibilité de puiser dans leurs archives, ou dans celles d’autres organes et agences de presse nationales ou internationales, pour proposer à la rédaction les images d’un événement similaire, survenu plus tôt. Dans ce cas de figure, les images sont détachées des événements auxquels elles se réfèrent à l’origine, pour être rattachées à des thématiques plus larges, ce qui permet de les diffuser à nouveau. Le fait d’être classées en thématiques et archivées, pour potentiellement être réutilisées, fait passer ces images d’une temporalité quotidienne à une temporalité plus étendue. Elles demeurent des images d’actualité exploitables pour la presse, tant que le contexte reste plus ou moins le même, celui de la violence, de la guerre.

« On n’utilise plus ces photos, donc on les a oubliées. »

10 Au cours de mes recherches, j’ai pu consulter des archives photographiques au sein de quotidiens nationaux algériens. Dans les boîtes d’archives où sont conservés les tirages15 des années 1990, le classement et les thématiques qui avaient été mis en place par les documentalistes à cette période sont plus ou moins restés les mêmes. Des mots- clés inscrits sur la cote de ces boîtes indiquent les catégories suivantes : « terrorisme », « massacres », « assassinats », « actes de sabotage », « armée », « police », « patriotes »16. À l’intérieur de ces boîtes, chaque événement est classé dans un sous-dossier portant une légende indiquant la date et souvent le lieu de l’événement. Par exemple « Massacre de Oued el Alleug. Blida (13.11.96) ». Le matériel utilisé pour ces sous-dossiers se résume à des chemises en papier de différentes couleurs ou des enveloppes de courrier recyclées pour cet usage. Ce détail peut indiquer l’urgence dans laquelle a été réalisé le tri et le classement de ces tirages, comme il peut être le signe d’un manque de moyens investis dans l’archivage des photographies par les journaux, dans les années 1990 mais aussi aujourd’hui. Pendant

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que je consulte les images conservées dans l’une des deux rédactions, une documentaliste me dit : « On n’utilise plus ces photos, donc on les a oubliées17. » J’avais alors passé plusieurs jours dans son bureau, dans l’entresol du bâtiment, et l’avais sollicitée pour aller chercher les journaux (ces derniers se présentent souvent sous la forme de reliures compilant deux ou trois mois) et quelques boîtes de photographies accessibles. La pièce où sont rangées les archives – plusieurs dizaines de boîtes – est sombre et humide. L’aération ne fonctionne pas très bien et la poussière a recouvert les boîtes et les reliures. La documentaliste m’explique qu’« ils » – la direction du journal – n’ont jamais investi dans du matériel pour conserver ces archives dans de bonnes conditions. Une photographe dans le même journal m’avait parlé de ces archives quelques mois plus tôt dans ces mots : « Toi tu veux faire une thèse, tu viens au journal, tu demandes les archives. Si tu voyais dans quel état elles sont, les archives… Tu en pleurerais18. » Ma présence dans les locaux du journal relance la discussion sur les archives entre les travailleurs, sur l’état de conservation des photographies et les moyens fournis par la direction. La photographe avait lancé un projet de numérisation quelques années auparavant, mais l’équipe qui s’en chargeait avait reproduit les tirages et les négatifs en très basse définition ; ils étaient inexploitables. Dans le bureau du directeur de publication, elle me présente, lui parle de mon souhait de consulter les archives photographiques et de la possibilité de relancer le projet de numérisation. Le directeur la soutient mais ajoute que le journal peine à sortir et ne peut se permettre d’investir de l’argent dans ce genre de projet. Dans un autre journal, les boîtes contenant les photographies des « années noires » et du « terrorisme » sont conservées dans la cave du bâtiment, avec toutes les archives du journal. L’humidité et l’odeur de moisissure y sont si fortes que le personnel de la documentation lui-même est réticent à l’idée de s’y rendre pour me faire remonter quelques boîtes à consulter.

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Figure 2

Le documentaliste d’un quotidien public algérien lors d’une brève visite dans les sous-sols du bâtiment où sont conservées les archives, notamment photographiques, du journal. Photographie de l’auteure, Alger, juin 2019.

11 Les photographies du conflit des années 1990 cessent d’être des images d’actualité à partir du moment où l’Algérie sort progressivement de la violence, au début des années 2000. Les attentats et les massacres se font plus rares, sans s’arrêter complètement dans les années 2000. La politique de lutte antiterroriste de l’État algérien et de son armée n’est plus autant mise en avant dans les médias, cédant la place à une politique de « réconciliation » et d’amnistie mise en place par le président Abdelaziz Bouteflika à son arrivée au pouvoir19. Pour la presse, ces images basculent dans un statut obsolète qui poussent la plupart des journaux encore existants à les reléguer dans des armoires, des caves, d’où elles ne sont quasiment jamais extirpées. Plusieurs facteurs peuvent expliquer le fait que ces photographies n’ont plus circulé au- delà de la limite temporelle de l’actualité à laquelle elles se rattachent. D’abord, le fait que les journaux ne considèrent pas comme une priorité la question de la préservation et de la numérisation de leurs archives photographiques et, par conséquent, n’investissent pas dans des structures et du matériel qui leur permettrait non seulement de conserver ces images mais aussi de les exploiter. Ensuite, la rareté de canaux de diffusion et de supports à travers lesquels ces images pourraient circuler : publications, revues spécialisées, magazines, expositions. Si quelques publications existent sur les années 1990, elles ne mobilisent généralement pas d’images ; cette période reste peu investie, notamment par la recherche. Les photographies de cette période ne sont quasiment jamais exhumées, sinon par des artistes et des cinéastes20. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure les images des années 1990 ont leur place dans le contexte actuel, à quel moment elles sont les plus à même de réapparaître et sous quelles formes. La remise en circulation de photographies du conflit soulève en

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effet plusieurs problèmes, pour leurs auteurs, mais aussi pour les publics qui pourraient les recevoir et les acteurs qui cherchent à les exhumer et les montrer : photographes, chercheurs, artistes, héritiers, éditeurs. Comment les diffuser dans le contexte actuel, qu’est-il possible de montrer et où ? Faut-il attendre le moment opportun pour les diffuser et comment définir ce moment ? Sont-elles diffusées comme des documents historiques ou des œuvres d’art ?

Des archives privées en fragments, reflets d’une instabilité du quotidien pendant la guerre

12 Dans le contexte d’instabilité et d’urgence des années 1990, toutes les photographies réalisées pour la presse ne sont pas systématiquement conservées par les journaux. Plusieurs photographes ont fait le choix, à cette période, de garder leurs négatifs, pour ne remettre aux rédactions et à la documentation des journaux que des tirages. Ainsi, Ammar Bouras, artiste plasticien et photographe de presse dans les années 1990, explique : « À Alger Républicain […]. J’ai conclu un accord, avec l’administration, quand je suis arrivé : je garde mes négatifs. C’est-à-dire que les négatifs, c’est les miens, coûte que coûte, je ne peux pas les laisser, je ne peux pas. C’est à moi21. » Bouras est donc resté propriétaire de ses clichés, tandis que le journal au sein duquel il travaillait pouvait diffuser les images issues des tirages qu’il remettait. À cette période (comme aujourd’hui), la question de la propriété et des droits de l’image n’est pas rigoureusement établie dans la presse algérienne, aussi bien d’un point de vue légal que dans les pratiques. Des photographes ont ainsi évoqué leurs « bagarres » quotidiennes au sein des rédactions pour ajouter leur signature aux photographies publiées dans le journal. C’est aussi un moment où les journalistes et les photographes changent souvent de poste, « papillonnent » (selon le terme d’une interlocutrice) de journal en journal, pour différentes raisons. Dans un contexte de multiplication des titres et d’expérimentation, on pouvait être à la recherche de meilleures conditions de travail et d’un meilleur salaire, mais aussi aller vers un titre dont la ligne éditoriale était plus souple ou correspondait davantage à des positions politiques personnelles. Subissant d’importantes pressions, notamment de la part du pouvoir algérien, plusieurs journaux ont connu des épisodes de suspension temporaires ou définitifs, conduisant des équipes entières à se répartir entre les rédactions subsistantes. L’incertitude quant à l’utilisation des images par les rédactions, ajoutée à ces différentes formes d’instabilité et au développement du travail en freelance, a ainsi joué un rôle dans le choix de certains photographes de garder leurs clichés chez eux. De plus, le fait que les journaux accordent peu d’importance, voire négligent parfois leurs archives, et n’allouent pas de moyens à leur conservation, amène les photographes à vouloir garder leurs archives dans des endroits plus sûrs.

13 Au cours de mes recherches, parallèlement au travail sur les fonds photographiques conservés dans les journaux, j’ai ainsi pu consulter les archives privées d’une demi- douzaine de photographes, conservées à leur domicile, sur leur lieu de travail dans un espace privatif (une armoire, un bureau) ou dans un atelier. L’accès, même partiel, à ces archives dans la sphère privée permet non seulement de voir les photographies mais aussi d’étudier un ensemble de pratiques ordinaires et domestiques de l’archivage. Certains photographes ont mis en place un système personnalisé de rangement et de classement de leurs propres archives (par thématiques et par années), souvent avec les

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moyens du bord (enveloppes récupérées, feuilles A4 pliées et enroulées autour des négatifs de chaque série, boîtes de papier photo réutilisées pour ranger les tirages). Dans certains cas, une partie ou la totalité de leur production a été numérisée et copiée sur des disques durs ou, quand le travail a été fait plus tôt, sur des CD. L’ensemble de ces photographies a ainsi été organisé de façon systématique par leurs auteurs de sorte à constituer des archives, c’est-à-dire des collections conservées dans le but de durer dans le temps.

14 Mais les cas où les photographies conservées dans l’espace privé se présentent sous la forme d’un ensemble uniforme, complet et à la chronologie continue sont rares. La plupart des photographes n’ont pu me montrer que des fragments de leur travail des années 1990, dont des parties avaient été éparpillées, perdues au cours de leur trajectoire, jamais récupérées auprès de leurs anciens employeurs (agences, journaux) ou de proches. Dans certains cas, des photographies ont été détruites, le plus souvent par accident du fait de mauvaises conditions de conservation (humidité, inondations). Pendant le conflit, nombreuses sont les personnes qui déménagent pour des raisons de sécurité, par précaution pour leur entourage et par peur. Les travailleurs de la presse font alors partie des catégories les plus visées par les assassinats. Les menaces, notamment de la part des branches armées des islamistes, et les rumeurs sont fréquentes, poussant les journalistes à quitter leur domicile familial pour s’installer ailleurs. Certains d’entre eux habitent pendant plusieurs années des chambres dans des « logements sécuritaires » mis en place pour la presse par l’État algérien, notamment dans des hôtels de la banlieue ouest d’Alger22. Parmi les photographes qui ont accepté de me montrer leur travail, certains en ont laissé une partie dans la maison de leurs parents, ou dans ces anciennes chambres d’hôtels, et par manque d’espace, ou parce qu’ils n’ont pas eu le temps de s’en occuper, leurs photographies demeurent là où ils les ont les laissées. Rassembler l’ensemble de ces photographies dispersées entre plusieurs journaux, dont certains ont fermé, et en différents lieux, représente en effet un travail colossal qu’il n’est pas aisé d’entreprendre seul.

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Figure 3

Un photographe de presse apporte les quelques tirages qu’il a gardés chez lui, lors de l’entretien. Il affirme que ces photographies sont tout ce qu’il a pu conserver de son travail pendant les années 1990. Photographie de l’auteure, Alger, octobre 2018.

Les photographies de la « décennie » dans le présent : des images latentes ?

15 À l’exception de quelques expositions organisées en Algérie et en France, faisant la rétrospective de la production photographique algérienne dans un sens large23, les occasions de voir ces images resurgir aujourd’hui sont rares. Il arrive que des photographies soient publiées sur les réseaux sociaux, à l’occasion de dates commémoratives d’événements de la « décennie » (attentats, assassinats, massacres). Mais, le plus souvent, il s’agit de photographies diffusées par des agences de presse internationales, donc, accessibles sur Internet24. Des images devenues iconiques connaissent aussi une diffusion ponctuelle, comme la célèbre photographie de Hocine Zaourar prise au lendemain du massacre de Bentalha et diffusée en 1997 par l’AFP et largement diffusée depuis plusieurs années, ou le travail du photographe suisse Michael Von Graffenried, circulant sous forme de livres et de catalogues. En dehors de ces quelques exemples, le constat est le même pour une grande partie des photographies de presse du conflit des années 1990 : celles-ci ne circulent plus et ce depuis le début des années 2000. Cette observation nous amène à émettre l’hypothèse que ces photographies sont, pour un temps donné, latentes25. Elles peuvent ainsi resurgir dans le présent, à la lumière d’un événement ou d’une conjoncture – politique, historique – spécifique, ou du fait de l’intervention de personnes qui agissent sur leur

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trajectoire, la modifient en remettant ces images en circulation, en les rendant à nouveau visibles.

16 Dans un entretien avec Anthony Downey, professeur en culture visuelle, l’artiste libanais Akram Zaatari évoque son projet autour du studio Shehrazade, tenu par le photographe Hashem El Madani dans la ville de Saïda, au Liban, qui a été actif entre les années 1950 et les années 1970. Pour Zaatari, si lui-même a pu avoir accès aux archives d’El Madani, les déplacer de leur contexte d’origine et les intégrer à son œuvre, c’est parce que le studio n’était déjà plus fonctionnel à l’époque où il a sollicité le photographe : « […] si le studio avait été actif aujourd’hui, si l’économie de la photographie avait été active aujourd’hui, Madani ne m’aurait pas laissé prendre un seul de ses négatifs en dehors de son archive. […] La mort de son économie a donc permis à mon projet d’exister…26 » De la même façon que Zaatari parle d’une économie propre au studio d’El Madani, il est possible de désigner le contexte de production et de diffusion des photographies de presse de l’Algérie des années 1990 comme une économie spécifique à une période donnée. Celle-ci se développe tout au long des années 1990 et « meurt » au début des années 2000, faisant basculer l’ensemble de ces images d’actualité dans d’autres formes d’économie, de régimes d’existence à la fois sociaux et politiques.

17 Parmi ces nouvelles formes d’économie, dans lesquelles les images sont susceptibles de circuler, nous pouvons citer celle du livre et de l’édition. Si plusieurs photographes ont le projet de faire un livre pour regrouper l’ensemble de leur travail, notamment celui des années 1990, la plupart ne l’ont pas encore concrétisé. Le livre du photographe et plasticien Ammar Bouras, 1990-1995. Algérie, chronique photographique est aujourd’hui l’un des seuls qui réunisse des photographies produites à cette période et qui ait été édité en Algérie27. La parution de l’ouvrage au début de l’année 201928, alors que le pays connaît le plus important soulèvement depuis 1988 et 2001, bénéficie d’une grande couverture médiatique et suscite beaucoup d’intérêt, signe de la rareté de ce genre de projets autour des images des années 1990. Le livre est le fruit d’un travail de numérisation de ses négatifs, que Bouras a mené pendant près de trois ans, et a vu le jour suite à une suggestion de son ami et collègue Adlène Meddi, journaliste et écrivain. Lorsque je rencontre le photographe en novembre 2018, celui-ci m’explique que Meddi lui avait rendu visite à son atelier et l’avait trouvé en train de scanner ses négatifs. Il lui a alors suggéré d’en faire un livre et a proposé le projet à une maison d’édition, qui a accepté. Ainsi, l’intervention de différents acteurs – du photographe au journaliste, en passant par l’équipe de la maison d’édition – participe à modifier la trajectoire des photographies de Ammar Bouras, du moins une sélection issue de son œuvre, et à faire entrer celle-ci dans une nouvelle forme d’existence. Ces images circulent à présent sous la forme d’un beau-livre, acquérant une nouvelle valeur, commerciale, marchande, mais aussi mémorielle et culturelle. Le fait que plusieurs photographes aient le projet de faire un livre à partir de leur travail pendant les années 1990, ainsi que l’entrée de l’Algérie dans une nouvelle séquence historique et politique depuis février 2019, pourrait amener une partie de ces images à circuler davantage dans le présent, sous cette forme ou sous une autre.

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Figure 4

Archives du photographe et plasticien Ammar Bouras. Photographie d’Ammar Bouras publiée dans son livre 1990-1995. Algérie, chronique photographique, Barzakh, Alger, 2018.

Exhumer, déplacer et catégoriser l’œuvre d’un photographe disparu : la genèse d’une archive ?

18 Effectuer un travail de recherche n’est pas non plus sans conséquences sur la trajectoire des images et leur « vie sociale ». En cherchant à consulter des fonds au sein des journaux ou chez les photographes, j’amène les différents acteurs avec lesquels je suis en contact à aller chercher dans leurs cartons pour exhumer des objets photographiques qui n’avaient, souvent, pas bougé depuis plusieurs années. Le fait de les pousser à chercher ces photographies, rangées dans des armoires, des sacs et des boîtes, pour les regarder ensemble, en parler, y apposer des récits, est une forme d’intervention dans la vie sociale de ces objets photographiques mais aussi dans celle des personnes qui les conservent.

19 À l’été de l’année 2017, je repris contact avec les enfants d’un photographe de presse algérien, décédé à la fin des années 1990. J’exposai mon sujet de recherche au fils du photographe, qui est un ami d’enfance – appelons-le B. – et de mon intérêt pour le travail et l’histoire de son père. Il se trouva qu’il avait récupéré, peu de temps avant notre échange, une partie de photographies de son père auprès d’un proche, et me proposait de me les montrer. Nous avons donc convenu d’un rendez-vous chez sa sœur. Le soir du rendez-vous, B. ramène les photographies dans une grande valise rouge, plus facile à transporter que les cartons et sachets dans lesquels le proche les lui avait remises. Après le repas, il nous propose de nous mettre « au travail », c’est-à-dire ouvrir la valise, commencer à regarder et trier les images qui se présentent alors sous la forme de tirages, de négatifs classés dans des feuillets transparents et de diapositives. Nous déballons les sacs, ouvrons les boîtes contenant les tirages et en étalons le

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contenu sur le tapis du salon, bientôt recouvert de tirages noir et blanc. L’ensemble est impressionnant, c’est la première fois que je vois des photographies de cette période, de la guerre, de ses lieux et de ses acteurs. Si B. y a déjà jeté un coup d’œil, sans s’y plonger véritablement, sa sœur, elle, découvre les images en même temps que moi. Spontanément, nous constituons différents tas à partir des tirages, selon des thématiques inventées sur place, que nous inscrivons sur des feuilles blanches pliées en deux et dans lesquelles nous glissons les photos : patriotes et chnabet (gardes communaux), militaires, policiers, scènes de vie diverses, attentats, rassemblements et meetings du FIS, manifestations politiques, photos du Sahara, portraits d’hommes politiques… Nous essayons tant bien que mal de pallier au manque d’informations sur les tirages – dont le dos ne porte aucune légende, aucune date – en nous appuyant sur les quelques connaissances que nous avons sur le contexte des années 1990 et les différents acteurs de la scène politique d’alors. Après ce premier rendez-vous, B. m’apporte les photographies à la maison pour continuer « le travail » dans un espace plus grand, où nous pouvons étaler et classer les triages à notre rythme, avant de les ranger. Nous nous renseignons alors sur les techniques d’archivage, le matériel nécessaire, auprès de personnes dont c’est le métier et sur Internet. En près de trois mois, nous avions trié les tirages, isolé ceux qui étaient atteints par la moisissure et classé les autres dans des enveloppes et des boîtes d’archives, en reprenant les thématiques évoquées précédemment. J’ai par la suite entrepris d’en scanner une partie pour les avoir sur mon ordinateur et ainsi les montrer plus facilement pendant mes entretiens, pour avancer dans l’enquête concernant le travail du photographe. À ce jour, l’inventaire de ses archives compte près de sept-cent tirages photographiques, noir et blanc pour la plupart et de différentes dimensions, dont près de deux cents ont été numérisés.

20 À la mort du photographe, son travail a été dispersé entre son domicile et ceux d’amis ou de collègues. Un membre de sa famille, N., a entrepris de récupérer les photographies et de les rassembler. Certaines d’entre elles ont fait l’objet d’expositions en hommage au photographe, organisées en partie par N. Une partie de ces images a, semble-t-il, été vendue ou donnée, peut-être à l’époque où elles avaient encore valeur d’images d’actualité. Nous nous sommes en effet aperçu, avec son fils, en classant les tirages et en croisant les sources (entretiens avec des amis et collègues du photographe, journaux), qu’il manquait tout un pan des tirages, mais surtout des négatifs, de ses reportages. Il est aussi possible que certaines parties aient été abîmées ou détruites, suite aux immenses inondations qui ont touché la capitale en 2003, notamment dans le quartier de Bab-el-oued où se trouvait la maison dans laquelle étaient stockées les photographies. Répondant aux sollicitations du fils du photographe, N. a donc remis à celui-ci la production de son père, du moins ce qu’il en restait, avant que le fils ne me les apporte à son tour à mon domicile. Ces photographies ont donc connu plusieurs itinéraires au cours de ces vingt dernières années. Chacune des personnes qui les a eues entre les mains y est intervenue de différentes façons, chaque contexte traversé a eu un impact sur leur forme globale et leur matérialité. Ces interventions et ces gestes, spontanés et a priori anodins, constituent peut-être le point de départ de la genèse des archives de ce photographe, en tant que collection plus ou moins cohérente de photographies. En ce sens, les notions de « performance », de « déplacement » (displacement) et de « fouille » (excavation, digging), développées par Akram Zaatari, sont utiles pour décrire ce processus par lequel se constituent les archives, entre les mains de différents acteurs. Celles-ci sont appréhendées non pas comme quelque chose de fixe

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et de figé, mais en constante évolution au fil du temps. En déplaçant, en classant et en apposant des catégories sur des objets photographiques, nous avons, avec le fils du photographe, ajouté une « couche » (layer)29 d’interprétation et de « vie » à ces images et participé, par nos gestes et nos pratiques ordinaires, quotidiennes – qui désignent ici un ensemble de pratiques et de gestes non professionnels, domestiques ou encore amateurs – à les faire entrer dans un nouveau régime d’existence, celui des archives ou de l’archive. Mon intervention en tant que doctorante, tout comme celle de B. et avant lui N., pourraient donc être appréhendées comme des « performances », aussi bien dans la vie sociale, économique et politique de ces photographies, que dans celle des personnes elles-mêmes.

21 Un tel cheminement à travers les archives photographiques du conflit algérien des années 1990 amène à interroger la notion « d’images manquantes », souvent mobilisée pour parler de cette période. Dans certains écrits académiques comme dans les médias, on a en effet souvent désigné ce conflit comme une « guerre sans images », une « guerre invisible »30. Une telle affirmation paraît excessive, même s’il est vrai que la photographie – notamment dans le contexte de la presse et du photojournalisme – a fait l’objet d’un contrôle politique, de censure et de processus de sélection qui ont conduit certains aspects du conflit à ne pas être mis en images ou certaines images, même si elles avaient été réalisées, à ne pas connaître de diffusion. L’enquête menée dans le cadre de cette thèse auprès des photographes et des acteurs qui ont participé à produire et à diffuser des images (photographiques et filmiques) tout au long du conflit, et celle menée autour de certains fonds d’archives, bouscule quelque peu ce poncif. D’autant plus que cette idée fait l’objet de vives critiques parmi celles et ceux qui ont vécu et couvert le conflit. Posée autrement, la question des images manquantes concernerait non seulement les images qui n’ont pas été produites, mais les « modalités » par lesquelles certaines images « manquent ou viennent à manquer », selon la formulation du philosophe Dork Buzanyan31, aussi bien pendant les années 1990 qu’aujourd’hui. C’est la réflexion que j’ai tenté d’amorcer à travers cet article, en décrivant, d’une part, le contexte économique, politique et les conditions matérielles de production, de diffusion et de conservation des photographies du conflit ; d’autre part, en présentant une ébauche de cartographie des archives qui m’ont été ouvertes, des pratiques et des interactions entre les différents acteurs qui les détiennent et les manipulent au fil des années. Toutefois, il semble qu’une grande partie des images de ce conflit soient davantage latentes que manquantes, puisque leur résurgence dans le présent dépend de facteurs, d’événements et d’acteurs pouvant aussi bien provoquer, catalyser leur réapparition, que les amener à être reléguées dans une forme d’oubli, d’état latent. La question de la circulation et de la diffusion de ces images se pose en particulier dans le contexte de l’après 22 février 2019 – date symbolique du commencement du soulèvement populaire en cours depuis plus d’un an en Algérie – dans lequel la période de la « décennie » (el ‘achriya, les années 1990) fait l’objet de débats et de remises en question, plus visibles qu’auparavant dans l’espace public, notamment à travers les slogans et les chants, mais aussi les affiches et les photographies (par exemple, les portraits des disparus brandis par leurs proches dans les manifestations).

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Traduction personnelle depuis le dardja (parler algérien) d’un extrait d’entretien avec G., octobre 2018 : « L’archive, kayna, bessah machi palpable. Ma nendjemch na’tilek l’accès, ma nendjmech nwerihomlek. » Exceptionnellement, les mots en italique dans cet extrait sont prononcés en français. Dans le reste du texte et dans les notes de bas de page, les mots en italique sont en arabe ou en dardja. Toutes les traductions sont de l’auteure. 2. Dans les entretiens, les expressions employées pour désigner cette période sont davantage celles de « terrorisme » ou « irhab » en dardja, « waqt el irhab » (temps du terrorisme), « la décennie » (el ‘achriya) ou « décennie noire », que celui de « guerre » ou « guerre civile », bien

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moins souvent mobilisés. L’État algérien emploie quant à lui l’expression de « tragédie nationale » dans les textes officiels, évitant ainsi toute politisation de la question. Si la notion de « guerre civile » permet en effet d’échapper à une lecture partisane du conflit et de dépasser le discours des protagonistes (Martinez, 1998), elle reste largement rejetée en Algérie. N’ayant pas l’espace pour développer ce point, j’utiliserai ici les expressions employées par mes interlocuteurs pour désigner cette période, ainsi que les mots « conflit » et « guerre », plutôt que « guerre civile ». 3. Il s’agit ici de préciser quels mots sont employés par mes interlocuteurs dans nos échanges pour désigner ces photographies aujourd’hui. Le terme « archives », s’il renvoie à un vaste champ théorique, particulièrement en Europe (Arlette Farge, Jacques Derrida, notamment), est avant tout mobilisé dans cet article en tant que catégorie « native », employé par les acteurs. 4. J’ai fait le choix d’anonymiser les noms des personnes avec lesquelles je travaille tant que mon enquête de terrain est en cours et de ne dévoiler que les noms des acteurs dont la production photographique des années 1990 fait déjà l’objet d’une médiatisation aujourd’hui, à l’exemple du travail d’Ammar Bouras depuis la parution de son livre de photographies : Ammar Bouras, 1990-1995. Algérie, chronique photographique, Alger, Barzakh, 2018. 5. Ilsen About, Clément Chéroux, « L’histoire par la photographie », Études photographiques, n° 10, novembre 2001. [URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/261]. 6. Ibid. 7. Une telle démarche rejoint, par exemple, les propositions des politologues Mauricio Aranda et Nicolas Simonpoli à propos de la possibilité d’appréhender les archives comme un terrain à part entière. Mauricio Aranda, Nicolas Simonpoli, « Aller aux archives, entrer sur le terrain ? Sur les conditions sociales d’enquêtes en “terrain archivistique” », Genèses, vol. 112, n° 3, 2018, p. 123-139 [URL : https://www.cairn.info/revue-geneses-2018-3-page-123.htm?contenu=article]. 8. Arjun Appadurai, The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press, 1988. 9. Akram Zaatari, in conversation with Anthony Downey, « Photography as apparatus », Ibraaz, 006, janvier 2014 [URL : http://www.ibraaz.org/interviews/113]. 10. Concernant le contexte politique de la création de la presse privée, se référer notamment aux écrits suivants : Abed Charef, Algérie. Le grand dérapage, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994, p. 11-14 ; Noureddine Khelassi, « Rôle et marge de manœuvre de la presse algérienne », Esprit, no 248 (12), 1998, p. 225-235 ; Ghania Mouffok, Être journaliste en Algérie, 1988-1995, Paris, Reporters sans Frontières, 1996. 11. Parti islamiste majoritaire en Algérie à cette période. 12. Sid-Ahmed Semiane, Au refuge des balles perdues, Paris, La Découverte, 2005. 13. Liberté et El-Watan sont des journaux privés francophones. Horizons est un journal public, dont une partie de l’équipe fondatrice est issue d’El Moudjahid, organe du FLN. 14. Valentina Grossi, « Produire l’actualité des images. Le travail d’assemblage dans les bureaux de l’Agence France-Presse », Réseaux n° 212, no 6, 11 décembre 2018, p. 179-206. 15. La plupart des photographes que j’ai rencontrés affirment n’avoir remis aux rédactions que des tirages et avoir conservé leurs négatifs. 16. « Patriotes » est le mot désignant les membres d’une catégorie de milices civiles constituées pendant les années 1990 et armées par l’État algérien. 17. Entretien avec O., juillet 2019. 18. Entretien avec M., avril 2017. 19. La loi dite de la Concorde civile est promulguée par référendum en septembre 1999. Elle est suivie de la Charte pour la réconciliation nationale et la paix, promulguée suite à un référendum en août 2005 et mise en œuvre à partir de février 2006. Ces deux lois restent controversées en Algérie.

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20. Par exemple, des artistes comme Sofiane Zouggar, Ammar Bouras, Katia Kameli et des réalisateurs comme Djamel Kerkar ont, chacun à sa façon, mobilisé des photographies et des vidéos du conflit des années 1990 dans leurs récentes productions et leurs recherches. 21. Entretien avec le photographe, novembre 2018. 22. Ces logements sécuritaires ont été aménagés pour les travailleurs de la presse à partir de 1993, alors qu’une série d’assassinats ciblant les journalistes avait commencé. 23. Par exemple : en 2003, « L’Algérie, les faits et les effets. 12 ans de photojournalisme », dans le cadre de l’événement « Algérie, un autre regard » organisé en partenariat avec la Fnac dans plusieurs villes de France ; en 2005, « Panoramas de la photographie algérienne », organisé avec la Wilaya de Tipaza en Algérie dans plusieurs villes ; en 2012, le Festival de la photographie algérienne (FesPA) à Tlemcen, Algérie. 24. Citons, par exemple, le site de Getty images, qui donne accès à une partie des archives de l’agence Sygma, aujourd’hui inactive, celui de l’agence Gamma, ou encore celui de la fondation Magnum, qui contient quelques photographies du conflit des années 1990, notamment celles de Abbas et de Paolo Pellegrin. Des photographies sont aussi publiées sur certains sites d’informations et blogs, notamment celles de Michael Von Graffenried et des photographes d’agences de presse et d’agences photographiques précédemment citées. 25. L’image latente en photographie désigne l’image « en devenir » présente sur un film exposé mais pas encore développé. C’est le sentiment d’être confrontée à des images latentes, plutôt qu’à des images absentes ou manquantes, tout au long de ce travail de recherche, qui m’a amenée à emprunter ce terme, à l’origine technique et lié à la chimie de la photographie, pour désigner un ensemble d’images qui existent matériellement mais ne sont pas visibles et dont on ignore si leur trajectoire les amènera ou non à ressurgir dans le présent. 26. Traduction personnelle : « […] had the studio been an active studio today, had the economy of photography still been active today, Madani would not let me take one negative out of his archive. […] So the death of his economy made my project possible… », dans Akram Zaatari, Anthony Downey, art. cit., p. 5-6. 27. Il existe une dizaine de livres de photographies portant sur la période des années 1990 en Algérie. Parmi eux, les livres de photographies de presse ou de photographies documentaires sont ceux de Akram Belkaïd et Jean-Pierre Peyroulou, L’Algérie en guerre civile, Paris, Calmann- Lévy, 2002, de Chérif Benyoucef, Une saison en enfer, Parangon, 2003, et les livres de Michael von Graffenried, publiés dans plusieurs pays (France, États-Unis, Allemagne, Algérie). 28. Le livre a paru à la fin de l’année 2018 chez les éditions Barzakh, à Alger, mais n’a été commercialisé qu’au début de l’année 2019. 29. Ces notions sont développées dans l’entretien entre Akram Zaatari et Anthony Downey, art. cit. 30. Par exemple, Michael von Graffenried, Algérie. Photographies d’une guerre sans images, Paris, éditions Hazan, 1998 ; Benjamin Stora, La Guerre invisible : Algérie, années 1990, Paris, Presses de Sciences Po, 2001. 31. Dork Zabunyan, « Les images manquantes, ouverture », Les Images manquantes, Les Carnets du Bal, Paris, Le Bal, 2012.

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RÉSUMÉS

L’article propose une réflexion autour des archives photographiques du conflit des années 1990 en Algérie. En s’appuyant sur une ethnographie réalisée dans le présent, il retrace la trajectoire de photographies produites par des photographes de presse dans les années 1990, et questionne la place qu’elles occupent aujourd’hui, à la fois en tant qu’objets matériels et images. Interrogeant la notion d’archive(s) dans le contexte algérien, l’article propose une description des contextes et des pratiques qui ont participé à façonner ces photographies à travers le temps, en s’intéressant aux images dans les rapports que les acteurs entretiennent avec elles.

The article examines the photographic archives of the 1990s conflict in Algeria. Based on an ethnography carried out in the present, it traces the trajectory of photographs produced by press photographers in the 1990s, and questions the place they occupy today, both as material objects and images. Questioning the notion of archive(s) in the Algerian context, the article attempts to describe the contexts and practices that have helped shape these photographs over time, focusing on the images and their relationships to the actors.

INDEX

Mots-clés : Algérie ; années 1990 ; guerre ; conflit ; violence ; photographie ; photojournalisme ; archives ; presse ; passé dans le présent Keywords : Algeria; 1990s; war; conflict; violence; photography; photojournalism; archives; press; past in the present

AUTEUR

AWEL HAOUATI

Awel HAOUATI est doctorante à l’EHESS (Paris, Anthropologie sociale et ethnologie). Ses recherches portent sur les pratiques et les usages politiques de la photographie dans le contexte du conflit des années 1990 en Algérie. Elle s’intéresse aux trajectoires de photographes de presse qui ont travaillé en Algérie à cette période.

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Pratique artistique et prise en charge de la mémoire : Sofiane Zouggar, artiste et archiviste

Rym Khene

Of course, the ‘I’ who writes here must also be thought of as, itself, ‘enunciated’. We all write and speak from a particular place and time, from a history and a culture which is specific. What we say is always ‘in context’, positioned.1

1 Mon travail de thèse porte sur la ville d’Alger pendant les années 1990, et pose la question du passage de l’image à la représentation en interrogeant les modalités par lesquelles s’élaborent les représentations d’une ville. Mon choix d’Alger dans les années 1990 est en partie déterminé par certaines continuités qui trouvent leur racine dans la constitution même de la ville dès les débuts de la colonisation, ainsi que par des discontinuités, qui placent Alger au cœur d’une histoire où le passage de l’image à la représentation est le fruit d’évolutions historiques que j’ai choisi de saisir par le prisme commun de la littérature et de la photographie.

2 Lorsque j’ai entrepris mon travail de recherche, et avant de le recentrer sur la ville et les questions spatiales, je me suis interrogée sur le fait qu’on dise de la guerre intérieure2 des années 1990 qu’elle est sans images. « Une guerre sans images3 » : cette expression, tant de fois entendue pendant plus de deux décennies résonne désormais comme une formule, ou un adage.

3 La guerre intérieure est-elle réellement une guerre sans images ? Cette question semble être un passage obligé lorsque l’on parle – et que l’on part – du contexte algérien. Depuis la guerre d’indépendance, alors que le FLN utilise la photographie comme un des outils de la guerre de libération contre une puissance qui utilise aussi la photographie pour asseoir le pouvoir colonial, la réception des images à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur du pays interroge, et ces interrogations sont exacerbées par les événements des années 1990, période pendant laquelle est entretenu un mythe autour de la visibilité et/ou de l’invisibilité de la guerre, et des images. Ainsi, l’idée fort

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répandue, qui consiste à insister sur le manque d’images est telle que mon premier réflexe a été de faire appel à ma propre mémoire. Je me suis remémoré ce dont je me souvenais de cette période et je me suis demandé quel était mon rapport à certaines images que j’ai croisées, dans la rue, à la télévision, en photographie, dans un livre. Ce processus de faire défiler des images m’a menée à interroger le rapport à la réalité de certaines d’entre elles ainsi que l’expérience des années 1990 d’où ces images proviennent.

4 J’ai également systématiquement posé cette question, lors des différents entretiens avec les photographes que j’ai rencontrés au long de ma recherche, tout en sachant que cette question était convenue : « Les années 1990 sont-elles sans images ? » La réponse a toujours été la même. Sans équivoque. Assurément, il y a des images, un surplus même d’images. Les consciences et les mémoires en sont habitées. Or, ce qui devient apparent au cours des conversations, est que finalement, les images sont souvent orphelines ; même si leur auteur est parfois connu, elles se situent dans un espace étroitement lié à l’expérience de la violence, comme son illustration en quelque sorte, qui côtoie une mise en scène, un récit intime de cette violence. Cette expérience particulière de l’image mène alors à se demander quand et comment une image est-elle lue.

5 Si l’on admet qu’il existe bel et bien des images, ce qui ressort des différents entretiens, est le fait que ces images ne sont pas assez interrogées. La photographie reste un domaine négligé dans la culture visuelle algérienne, même si depuis une dizaine d’années environ, il y a une progression certaine de la pratique photographique ainsi que de son étude, à l’université et à travers la pratique artistique.

6 Les travaux de Sofiane Zouggar, artiste algérien né en 1982 et formé à l’école des Beaux- Arts d’Alger, sont en grande partie ancrés dans la période des années 1990. J’ai découvert son travail et rencontré l’artiste à Alger en 2012 lors d’une exposition collective au Box24, une structure indépendante d’art contemporain, où il présentait une installation vidéo intitulée Time machine, un télescopage d’images des années 1990 et de la guerre de libération ponctuées de scènes de vie, de danse et de pratiques sportives. En 2012, je n’étais pas encore « chercheuse » puisque je m’inscrirai en thèse deux années plus tard, mais je m’étais déplacée à Alger pour faire les photographies de ce qui deviendrait Détours ; cette série photographique née d’une absence. Alger est une ville dans laquelle j’ai grandi enfant et vers laquelle je retourne souvent, physiquement ainsi que par la photographie et les livres. En photographiant, j’étais à la recherche de la ville et de ses habitants, je voulais saisir ce que je voyais dans le cadre d’une photographie mais aussi ce qui intervient hors-champ. Cette absence, celle qui trouvait sa source dans le fait d’être partie à l’âge de dix ans était aussi la recherche d’une autre absence, voisine et simultanée, celle d’images des années 1990. L’art et la recherche académique m’ont alors semblé être les chemins d’une quête commune.

7 Memory of Violence de Sofiane Zouggar prend naissance en 2013 et continue à ce jour. Ce projet met en miroir la pratique de l’artiste avec celle du chercheur. En quelques années, Sofiane Zouggar a accumulé une archive considérable constituée de photographies, d’entretiens et de dessins, matériau qu’il ne cesse d’interroger. À travers la mobilisation de ce fonds d’archive, il exhume des photographies pour rendre à la mémoire individuelle et collective des images délaissées de la narration de la guerre intérieure.

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8 Dans cet article, je me propose d’explorer le projet Memory of Violence, afin d’interroger le geste archivistique de l’artiste dans sa spécificité mais aussi en le rapprochant du geste du chercheur, dans le contexte de la guerre intérieure en Algérie.

La genèse du travail de mémoire : une rencontre photographique « sans nom »

9 Au début de toute entreprise de recherche ou projet artistique, il y a une intuition. L’artiste et le chercheur ne savent pas, au préalable, ce qu’ils trouveront, mais une lecture, un document, une image vont impulser le travail des années qui vont suivre. Pour Sofiane Zouggar, l’aventure débute avec trois photographies confiées par un jeune homme qui a fait son service militaire, à Jijel et Constantine pendant les années 1990. Lorsqu’il le pouvait, il prenait des photographies avec des appareils jetables qu’il s’était procurés avant de commencer son service militaire de deux ans. Il ne savait pas ce qui l’attendait, et ne soupçonnait pas que ses photographies allaient susciter l’intérêt de l’artiste qui s’en empare comme d’un matériau vivant et complexe, pétri de récits intimes qui vont nourrir le regard et impulser l’entreprise de grande ampleur que va devenir Memory of violence.

10 Un fonds de près de trois cents photographies est alors à sa disposition. D’emblée, Zouggar en extrait trois qui deviendront le triptyque « sans nom » (c’est ainsi que l’artiste légende les photographies d’archive qui ne sont pas les siennes). Dans un souci de protection de l’anonymat de l’auteur des photographies, et certainement par une intuition qui va être la matrice de son travail, Sofiane Zouggar entreprend de découper les figures visibles de deux photographies. En résultent des figures armées qui deviennent alors anonymes. L’aspect quasi fantomatique et l’apparence irréelle de la nouvelle texture proposent instantanément un discours sur l’archive. En effet, l’archive qu’on a pensée inexistante est en réalité silencieuse et invisible jusqu’au jour où elle est exhumée. En partant d’un récit personnel, du souvenir photographique d’un individu, rendre ces figures anonymes contribue aussi à rendre à la photographie sa dimension collective ; certains spectateurs, nous confie l’artiste, demanderont même si ces photographies sont issues de la période de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962).

11 Avec ce triptyque, Zouggar ressuscite des images et par ce geste, crée un nouvel espace d’écriture de la mémoire. En modifiant l’archive, l’artiste bouscule la mémoire et ainsi la fait sortir du silence.

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Figures 1 et 2

Sofiane Zouggar, les deux premiers tableaux du triptyque « Sans nom ». Impression digitale, de la série The Memory of Violence, 65 x 43 cm, 2014. © Musée d’Art Moderne et Contemporain d’Alger

Figure 3

Sofiane Zouggar, troisième tableau du triptyque « Sans nom ». Impression digitale, de la série The Memory of Violence, 65 x 43 cm, 2014. © Musée d’Art Moderne et Contemporain d’Alger

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In and Out - Tours de surveillance comme « lieux de mémoire »

12 Lors des différents entretiens menés par Sofiane Zouggar, l’image des tours de surveillance a été plusieurs fois évoquée. Aujourd’hui désertées, elles étaient, dans les années 1990, un poste de surveillance des activités terroristes. L’un des témoignages récoltés par Zouggar est celui d’un habitant d’un village proche de Khemis Miliana. L’homme lui raconte qu’aujourd’hui, alors que la guerre est terminée, il ne peut s’empêcher lorsqu’il passe à côté de l’une de ces tours, de penser à ces années, au sentiment de sécurité qu’il éprouvait à la vue de ces tours qui protégeaient le périmètre environnant. Le témoin ne s’est pas attardé sur des souvenirs précis mais cette remarque a mené l’artiste à se demander ce que l’on pouvait ressentir face à ces constructions, aujourd’hui inhabitées, mais qui pour certains, recèlent encore des fantômes ; des lieux, même si personne ne les occupe, qui projettent sur les passants, l’impression qu’ils sont surveillés.

13 Les tours projettent une mémoire et leur fonction en est ainsi changée. L’artiste se demande alors quelles sont les histoires de ces tours et ce qu’elles évoquent. Comment aujourd’hui les raconter, les signifier ou leur donner corps ? Zouggar a décidé de les photographier. À la manière des passants qui reviennent sur des lieux de mémoire, l’artiste, lui aussi, s’approprie ce mouvement ; sur un temps long, il revisite les tours et les photographie, peut-être pour « faire émerger les virtualités cachées de l’espace- temps4 ».

14 Lorsqu’il accepte l’invitation d’exposer une partie du projet Memory of Violence à New York5, Zouggar choisi de mettre en regard trois photographies des tours de surveillance avec la projection d’une quarantaine de photographies qui lui ont été confiées par un ancien terroriste aujourd’hui repenti. En effet, après la première série « sans nom », Zouggar souhaite explorer l’envers de cette histoire, celle dont on ne parle plus, et que l’on a voulu même réduire au silence par la loi6. Il entreprend alors des entretiens avec le repenti qui, en voyant le travail de suppression des figures que Zouggar avait opéré, fait la même chose, à l’aide d’un logiciel informatique, pour protéger son anonymat. Ensuite, il enverra des copies de ces photographies à l’artiste. Avec ce geste, le repenti partage son expérience et crée, lui aussi, une nouvelle archive.

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Figure 4

Détail. Memory of Violence de Sofiane Zouggar. © Sofiane Zouggar

15 Dans le cadre de cette exposition, juxtaposer les photographies des tours de surveillance avec celles du repenti, met en scène le mouvement d’aller-retour des deux protagonistes, à savoir celui de l’artiste qui photographie les constructions et celui du repenti qui, à l’occasion de chaque tombée de neige, retourne dans les montagnes, sur les lieux de ses prises de vues. Télescoper ainsi les regards et les histoires est pour l’artiste, une manière de faire voir les différents volets du projet Memory of Violence jamais exposé en entier, mais, il propose quelque chose de plus subversif, au vu du traitement de l’histoire de cette période.

16 En effet, confronter les regards et interroger les lieux de mémoire, c’est mettre à mal l’histoire en rendant visible ce que le temps a voulu taire. Placer des photographies de tours de surveillance qui ne surveillent plus, en miroir de photographies prises par un repenti, cristallise un point de tension réel qui prend sa source dans le silence imposé par la loi, celle d’une « réconciliation nationale » qui ne réconcilie ni les victimes ni les bourreaux avec l’histoire.

17 Ainsi, avec le travail de Sofiane Zouggar, des années après la guerre intérieure, les potentialités artistiques – et politiques – de cette période deviennent apparentes et passent dans un premier temps, par l’accumulation d’archives. Ces archives, au parcours parfois aléatoire, vont constituer une mosaïque d’images à inscrire dans un récit collectif.

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Figure 5

Photo de l’exposition collective Waiting for Omar Gatlato: A Survey of Algerian Contemporary Art, Columbia University, The Wallach Art Gallery, New York (2019). © Sofiane Zouggar

Figure 6

Photo de l’exposition collective Waiting for Omar Gatlato: A Survey of Algerian Contemporary Art, Columbia University, The Wallach Art Gallery, New York (2019). © Sofiane Zouggar

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Mosaïque d’images animées

18 Un autre volet de Memory of Violence prend la forme d’une installation. Sofiane Zouggar entreprend de rassembler des dizaines d’images qui ont circulé pendant les années 1990. Toutes sortes d’images isolées qui circulent sans récit clair, sans représentation, mais qui sont perçues comme autant de cristallisations de la violence de la guerre intérieure. L’idée, ingénieuse est simple : installer des socles dans de la terre et y poser des écrans qui diffusent en boucle des images des années 1990, comme seule source de lumière. L’objectif : faire pousser des plantes. La question qu’il pose est donc de savoir si l’on peut faire grandir une génération, toute une population en les nourrissant d’images sans qu’elles soient mises en récit. L’expérience était compromise d’avance puisque la lumière émise par les écrans n’était pas assez forte pour réellement faire grandir des plantes mais le geste, symbolique à travers l’installation, permet à l’artiste d’interroger le traitement de la mémoire de la guerre en demandant en filigrane : comment faire sens des images des années 1990 ?

19 Les photographies ont été en partie récupérées sur Internet, et d’autres sont des photographies de particuliers issues des différentes régions d’Algérie et qui représentent, selon l’artiste, les événements marquants de cette période, tels que l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, le massacre de Bentalha, les assassinats de Mostaganem, l’attentat devant le commissariat du boulevard Amirouche… Il ajoute des extraits de documentaires des télévisions française et algérienne, d’embuscades, de terroristes, des photographies de Michael von Graffenried et de Hocine Zaourar, lauréat du prix World Press 1998, pour sa photographie La Madone de Bentalha. Il s’agit d’un ensemble hétéroclite de plus de 90 images, orphelines.

20 Avec cette installation, Zouggar propose alors un regard sur l’histoire qui par l’utilisation et la réutilisation de photographies diffusées tout au long de cette décennie, interroge la notion d’événement et propose de cartographier l’impact de la violence. Ainsi, Zouggar pose la question du support et de la réutilisation des images, qui n’offrent pas la même lecture selon le lieu où elles sont diffusées, mais propose également une réflexion sur la visualité de la guerre intérieure qui est l’objet d’une série d’opérations discursives7 qui sont un moyen de « justifier une autorité qui imaginera l’histoire8 ». Pour Nicholas Mirzoeff, cette visualisation de l’histoire se situe dans le « droit de voir » (the right to look) qui appartient à ceux qui ont la possibilité d’agencer le visible et le dicible, mais pas seulement. Le droit de voir « n’est pas seulement un assemblage d’images visuelles mais le terrain dans lequel ces assemblages peuvent inscrire une interprétation significative d’un événement donné9 » ; c’est aussi cette tension, entre qui regarde et ce que l’on donne à regarder, qui transparait, de façon implicite, dans Memory of Violence. Y a-t-il une image manquante ? Comment avoir une image globale de cette période ? Est-ce nécessaire ? Pour ceux qui n’ont pas vécu les années 1990 mais qui sont aussi le produit de cette histoire, quelles images constituent cette période pour eux ? Toutes ces questions viennent à l’esprit lorsque l’on est confronté au travail de l’artiste qui, au jour d’aujourd’hui, n’a pas encore eu la possibilité d’exposer ce travail en Algérie. L’installation devient elle-même une image qui deviendra archive pour continuer d’interroger la mémoire.

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Figures 7, 8 et 9

Installation Memory of Violence de Sofiane Zouggar à Sharjah, 2018. Écrans, boîtes en bois, terre et tripodes. Dimensions variables. Installation commissionnée par Sharjah Art Foundation en collaboration avec A.R.I.A (Artist Residency in Algiers). © Sofiane Zouggar

Fabriquer une archive « contre la photographie »

21 Pour l’artiste et chercheur Akram Zaatari, aller « contre la photographie, c’est […] s’appuyer contre l’histoire de la photographie afin de se déplacer, d’aller ailleurs où l’on peut sauver la photographie de son destin.10 » Pour ce « faiseur d’image », la pratique photographique permet « de renverser les narrations historiques dominantes » ainsi que de se distancier de la photographie comme document afin de pouvoir la faire dialoguer avec d’autres documents11.

22 Dans sa pratique artistique, Sofiane Zouggar opère ce double mouvement qui devient un déplacement narratif, une démarche qui passe par la fabrique d’archive. Créer sa propre archive, « contre la photographie » parfois, devient alors un processus fondamental pour faire exister, à sa manière et dans un récit personnel, des images qui habitent les imaginaires ; les faire dialoguer en les retirant des représentations invariables et durables qui sont proposées. C’est ce qu’il fait avec le triptyque « sans nom », et reproduit ce déplacement avec le projet d’animation intitulé What remains?, autre volet de Memory of Violence.

23 L’artiste reprend des plans-séquences de documentaires, isole les images qui l’interpellent et les dessine, afin de construire une trame narrative qui serait le reflet de son expérience personnelle des années 1990. Il me dit : « ce film, toujours en cours, est une exploration des images qui restent. J’ai voulu prendre ce que je perçois comme

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essentiel, et cela peut être une silhouette, pour faire mon propre montage, écrire mon histoire de ces images que j’ai vu défiler sous mes yeux pendant des années. » De ces films, il extrait donc des photographies afin, en quelque sorte, de les libérer et de leur donner une nouvelle vie. Près de 2 000 dessins permettent à Zouggar de saisir un mouvement qui, tout en prenant sa source dans des images photographiques, l’en éloigne et offre une distance nécessaire pour les lire. Dessiner à la main, prendre le temps de répéter les mouvements, les circonscrire ; voyager entre la photographie et la vidéo, entre des archives mises à nu et des dessins, pour se les approprier davantage, afin de tenter un récit complexe et parfois contradictoire. Sofiane Zouggar s’empare de différents matériaux et navigue entre les supports, « contre la photographie », pour entrevoir « ce qu’il reste ».

Figures 10 et 11

Dessins. Extraits de l’animation What remains (Volet de Memory of Violence). © Sofiane Zouggar

Le Hirak, une archive en train de se faire

24 Memory of violence est un projet qui a aujourd’hui sept ans, et les bouleversements que connaît l’Algérie depuis le 22 février 2019 sont une source supplémentaire dans laquelle Sofiane Zouggar va puiser. Il continue de prendre des photos, à saisir les mouvements de foule d’une population qui de manière très visible et très audible investit l’espace public et les villes en particulier. Lorsque je lui demande s’il va inclure les photographies prises lors des manifestations de l’année qui vient de passer, il me répond que oui, certainement.

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25 Ce projet au souffle long verra encore la naissance d’un autre volet. Les archives des années 1990, des portraits de disparus de la guerre intérieure par exemple, ont investi les rues en 2019 car elles ont manifestement encore beaucoup de choses à dire, à révéler et à mettre en regard des représentations qui ont jusque-là dominé la sphère visuelle.

26 Depuis plus d’un an, Sofiane Zouggar a pris des centaines de photographies qui deviennent son fonds d’archive personnel, son témoignage à lui, sans intermédiaire. Il était jeune pendant les années 1990 et s’il continue à interroger cette période, les nouvelles photographies vont permettre d’explorer, par un prisme nouveau, la guerre intérieure, et de dresser une cartographie de l’expérience, de la mémoire et de la violence.

Conclusion

27 En Algérie, Sofiane Zouggar est l’artiste qui travaille le plus avec l’archive. À travers la photographie d’abord mais sans s’y limiter, il intervient sur l’archive, la détourne, afin d’interroger l’expérience de la violence. Il n’est pas anodin que la pratique d’archive se fasse à l’intérieur de la pratique photographique car si l’on peut avoir l’impression qu’une image fixe, arrête les choses, les images, les mouvements et l’histoire, pour les baliser et les circonscrire en quelque sorte, la photographie, elle, saisit. Dans le même mouvement, alors que la période historique des années 1990 s’éloigne, exhumer des archives photographiques et les rendre vivantes au sein d’une pratique artistique, permet de revisiter cette période afin de « nous donner à voir l’histoire, éventuellement notre propre histoire12 ».

28 Edward Said écrit que « le politique est partout13 ». Ce qu’il propose comme étant l’incarnation du rôle de l’intellectuel qui se doit de proposer de manière visible son regard sur le monde, apparaît de manière limpide dans le projet Memory of violence. D’une certaine manière, le travail de recherche de Sofiane Zouggar est celui d’un archiviste résolu à découvrir ce que le récit historique dominant ne lui a pas dit. Il retrouve les archives, les lit et les lie. Il les fait respirer et leur donne une nouvelle place qu’il refuse encore de fixer mais qu’il situe quelque part dans la mémoire de la violence des années 1990.

29 D’image en image, la mémoire et la violence deviennent des lieux collectivement partagés. À travers des archives, par un travail d’investigation et de création, Sofiane Zouggar propose de rendre visible ce qui est collectivement considéré comme invisible. Les narrations sur la guerre intérieure manquent, et à travers ce grand projet, l’artiste pallie, à son niveau, le besoin de replacer les images dans leur contexte mais également de les (dé)placer dans un temps de récit car, comme le rappelle John Berger, « le temps du récit devient un temps historique lorsqu’il est assumé par la mémoire et l’action sociales. Le temps du récit fabriqué se doit de respecter le processus de la mémoire qu’il espère stimuler14 ».

30 C’est précisément ce que Sofiane Zouggar propose avec Memory of Violence, par le prisme commun de l’archive et de son art, en croisant son rôle d’artiste et de chercheur, par sa poursuite, déterminée, de la mémoire complexe de sa société.

Sofiane Zouggar (1982) est un artiste multimédia diplômé de l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger. Ses projets sont issus de processus de recherche complexes

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nourris par un travail étroit avec des fonds d’archive publics et privés. Les différents médiums tels que la photographie, la vidéo et le dessin sont autant de potentialités pour ses réflexions artistiques. Artiste-résident de la Villa Romana à Florence en 2013, il est régulièrement invité à participer à des festivals et expositions. Il vit et travaille à Alger. www.sofianezouggar.com.

BIBLIOGRAPHIE

BERGER John, Understanding a photograph, New York, Aperture, 2013. FOUCAULT Michel, Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009. HALL Stuart, “Cultural Identity and Diaspora”. J. Rutherford (Ed.), Identity: Community, Culture, Difference London: Lawrence & Wishart. 1990. p. 222-237. KRAUSS Rosalind, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Éditions Macula, (1990), 2013. LAZALI Karima, le trauma colonial, Paris, Éditions de la Découverte, 2018. MIRZOEFF Nicholas, “The right to look”, Critical Inquiry, vol. 37, n° 3 (printemps 2011), p. 473-496. SAID Edward, Representations of the Intellectual, New York, Vintage Books, 1996. WESTPHAL Bertrand, La Géocritique, Paris, Éditions de Minuit, 2007. ZAATARI Akram, « Against Photography: Conversation with Mark Westmoreland », Aperture, n° 210, Hello, Photography (printemps 2013), p. 60-65.

NOTES

1. Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora », dans Identity: Community, Culture, Difference, J. Rutherford (ed.), Londres, Lawrence & Wishart, 1990, p. 222-237. 2. Voir Karima Lazali, le trauma colonial, Paris, Éditions de la Découverte. 2018. Lazali parle de guerre intérieure lorsqu’elle se réfère aux violences des années 1990. Jusque-là, il était communément convenu de parler de « guerre civile », de « décennie noire », voire de « décennie rouge ». La difficulté de nommer cette tranche historique est certainement symptomatique du nombre très réduit d’ouvrages (toutes disciplines confondues) qui en traite. Le terme de « guerre intérieure » par sa dimension topographique et psychanalytique me semble être le plus approprié et saisit la complexité et les contradictions auxquelles toute personne qui souhaite travailler sur cette période sera susceptible d’être confrontée. 3. L’expression « Guerre sans image » est popularisée à la suite notamment de la publication de La Guerre invisible. Algérie, années 90, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2001, de l’historien Benjamin Stora. 4. Bertrand Westphal, La Géocritique, Paris, Éditions de Minuit, 2007. 123. 5. Exposition collective, Waiting For Omar Gatlato: Contemporary Art from Algeria and its Diaspora, Wallach Art Gallery, Columbia University, New York, (26 octobre 2019 – 15 mars 2020). 6. La Charte pour la Paix et la réconciliation nationale, votée par référendum en 2005, dans la continuité de la « Concorde civile » de 1999, sanctionne juridiquement la fin de la guerre en accordant l’amnistie aux protagonistes.

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7. À ce sujet, voir Nicholas Mirzoeff, « The right to look », Critical Inquiry, vol. 37, n° 3, printemps 2011, p. 473-496, 476. L’auteur résume la série d’opérations de la visualité par trois mouvements. 8. Ibid., p. 473-496, 485, « […] visuality was a technique for waging war appropriated as a means to justify authority as the imagining of history ». 9. Ibid., p. 473-496, 477. Ma traduction de « Following this direction, the right to look is not simply a matter of assembled visual images but the grounds on which such assemblages can register as meaningful renditions of a given event ». 10. Akram Zaatari, « Against Photography: Conversation with Mark Westmoreland », Aperture, n° 210, Hello, Photography (printemps 2013), p. 60-65. Ma traduction de « Against photography also means leaning against photography’s history in order to move elsewhere, where we can save photography from its fate », p. 63. 11. Ibid., p. 60-65, 62. « My relation to photography is mainly one of study; it is a medium I rely on in my art practice; I am an image maker. Having explained how I admire photography’s ability to overthrow dominant historical narratives, to present us with multiple histories, even contradictory narratives, I want at the same time to stress that what stimulates me in this study is being able to look at documents with critical distance (both temporal and situational) and being able to compare them with other documents ». 12. Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Éditions Macula, (1990), 2013, p. 17. 13. Edward Said, Representations of the Intellectual, New York, Vintage Books, 1996. 14. John Berger, Understanding a photograph, New York, Aperture, 2013, p. 54. Ma traduction de « Narrated time becomes historic time when it is assumed by social memory and social action. The constructed narrated time needs to respect the process of memory which it hopes to simulate ».

RÉSUMÉS

C’est par le prisme commun de l’archive et de l’art que l’artiste algérien Sofiane Zouggar s’attèle aux questions de l’image et de la violence de la période des années 1990. Cet article explore les différents volets du projet toujours en cours, Memory of Violence, en interrogeant le geste archivistique de l’artiste dans sa spécificité mais aussi en le rapprochant du geste du chercheur.

It is by the common vantage point of archives and art that the Algerian artist Sofiane Zouggar tackles questions of images and violence during the 1990s. This article explores the different facets of his on-going project Memory of Violence by questioning the artist’s gesture of archiving in its specificity but also its proximity to that of the researcher.

INDEX

Mots-clés : photographie ; archive ; violence ; mémoire, Algérie ; art Keywords : photography ; archive ; violence ; memory ; Algeria ; art

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AUTEUR

RYM KHENE

RYM KHENE est doctorante en littérature comparée (Thalim- Sorbonne Nouvelle), chercheuse associée à l’équipe Manuscrits Francophones de l’Institut des Textes et Manuscrits (Item, Ens- CNRS) et photographe. Ses recherches portent sur les représentations littéraires et photographiques des villes. www.rymkhene.com

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Expériences photographiques

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L’acte photographique comme acte politique

Sabri Benalycherif

1 Ma pratique photographique récente a été intimement liée au mouvement de protestation que connaît la rue algérienne depuis février 2019. Dès que cet élan populaire a inondé les rues du pays, j’ai immédiatement ressenti comme un besoin vital de documenter et de témoigner. De façon instinctive, j’ai saisi mon appareil. Sans recul. Sans démarche artistique particulière. Dans un mélange de photojournalisme et militantisme, j’ai voulu voir cette rue. Ce peuple. Cette cohésion. Et mon appareil m’en a, pour une fois, rapproché. Il a été comme un aimant. Comme un outil qui m’a permis de découvrir un peuple imaginé. Comme si cette pratique photographique m’avait enfin fait ressentir mon appartenance légitime à ce Peuple, à cette Nation. Cette Nation dont on m’avait si souvent parlé mais que je n’avais jamais vraiment rencontrée. Ou d’aussi près. J’ai aussi senti qu’il fallait faire vite. Très vite saisir l’instant de peur que celui-ci ne se répète plus. De peur d’avoir à retomber dans un no man’s land visuel et de retrouver un espace public où l’interdiction de s’exprimer et de photographier librement redeviendrait la norme.

2 Avec le recul de quelques mois de témoignages photographiques, et en m’inscrivant dans une perspective historique plus large, j’ai aussi pris conscience que je photographiais aussi et surtout pour ne plus avoir à rater des étapes. Car j’ai le sentiment de ne pas avoir eu assez de clés de compréhension et de mémoire visuelle sur les grands évènements de l’histoire contemporaine algérienne. Comme si on avait voulu construire pour moi un imaginaire national collectif dans des souvenirs cotonneux que j’ai fini par accepter. L’histoire de ce qu’on appelle communément la « décennie noire » est particulièrement symptomatique. Je ne vivais pas en Algérie à cette époque mais cette guerre qu’on disait sans image m’a hanté et a contribué à me couper d’une réalité dont on m’a souvent dit : « rien ne sert de chercher à comprendre ». Et puis, une rencontre récente avec un livre est venue me secouer. Les clichés d’Ammar Bouras dans son livre Algérie, chronique photographique 1990-19951 ont été comme une révélation et une clé de compréhension que j’avais fini par abandonner de chercher. Pour moi, cela a contribué à lever un voile sur ces années qui, malgré leur

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atrocité, n’ont pas été que noires. Au-delà d’images photo-journalistiques, on y voit des scènes de vie. Et on comprend que la vie continuait. Et je me suis parfois surpris et autorisé à la regretter.

3 Aujourd’hui, je considère mon acte photographique comme un acte politique et documentaire qui me permet de refuser cette dimension de mystère qui a été savamment distillée à toutes les étapes de la vie politique et sociale de l’Algérie contemporaine. La diffusion de ces photographies sur les réseaux sociaux m’a aussi permis de mesurer l’écho et le besoin d’images que nous avons, toutes générations confondues. Dans ce moment particulier que nous vivons, ces espaces de diffusion m’ont aussi permis de découvrir le travail remarquable fait par de nombreux artistes sur l’Algérie contemporaine. Un pays que je connaissais peu et que je continuais d’observer avec le prisme d’un imaginaire imposé. Prendre conscience de cela réconforte. On se sent moins seul.

4 Alger, le 23 juillet 2019

Figure 1. Sabri Benalycherif

Le 8 mars, troisième vendredi de manifestation qui tombe en même temps que la journée internationale des droits des femmes. Un jeune garçon, drapeau à la main s’apprête à rejoindre la manifestation depuis le quartier du Telemly. C’est le premier visage du Hirak croisé – Alger, 8 mars 2019.

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Figure 2. Sabri Benalycherif

Le jeune homme (Nassim), drapeau sur le dos, marche dans la foule compacte en protégeant sa grand-mère qui sort manifester pour la première fois de sa vie. Quelques heures plus tard, je les retrouve dans des escaliers remontant vers les hauteurs de la capitale. Nassim porte alors sa grand- mère, fatiguée par cette journée harassante, dans les bras. Un symbole de ces marches pacifiques et intergénérationnelles – Alger, 8 mars 2019.

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Figure 3. Sabri Benalycherif

Des supporteurs du MCA, club historique de football d’Alger, escaladent un immeuble et chantent à la gloire de cette révolution. La rue et les habitants des immeubles avoisinant les observent. Le rôle des ultras a été décisif pour que les langues de libèrent car beaucoup de revendications sont nées dans les stades – Alger, 8 mars 2019.

Figure 4. Sabri Benalycherif

Au niveau de la Grande Poste d’Alger où les manifestants convergent, des ultras commencent un clapping repris par la foule – Alger, 22 mars 2019.

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Figure 5. Sabri Benalycherif

Un jeune ultra du MCA reprend les chants de ses aînés en tapotant sur le capot d’une voiture – Alger, 22 mars 2019.

Figure 6. Sabri Benalycherif

En plein pogo, les ultras reprennent les codes du stade en plein rue – Alger, 22 mars 2019.

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Figure 7. Sabri Benalycherif

Un groupe de manifestants s’arrêtent pour étendre et agiter un drapeau géant de l’Algérie – Alger, 5 avril 2019.

Figure 8. Sabri Benalycherif

Louisette Ighilahriz, militante nationaliste pendant la Guerre d’Algérie est présente à la manifestation. Les manifestants se suivent et se bousculent pour lui serrer la main – Alger, 19 juillet 2019.

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Figure 9. Sabri Benalycherif

Inlassablement et comme chaque vendredi depuis le 22 février 2019, les supporteurs participent aux rassemblements dans le centre-ville de la capitale pour réclamer l’avènement d’une deuxième République algérienne – Alger, 19 avril 2019.

Figure 10. Sabri Benalycherif

Devant la Grande Poste, un manifestant agite un drapeau algérien et respire l’euphorie du moment – Alger, 22 mars 2019.

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NOTES

1. Ammar Bouras, Algérie, chronique photographique 1990-1995, Alger, Éditions [Barzakh], 2019, 246 p.

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Mots-clés : photographie, militantisme, protestation populaire, Algérie contemporaine, Nation algérienne

AUTEUR

SABRI BENALYCHERIF Sabri Benalycherif est un photographe indépendant basé entre Lisbonne et Alger. Il travaille sur les enjeux sociétaux nord-africains à travers une approche documentaire et photo-journalistique. Son travail a notamment été publié dans Le Monde diplomatique et Télérama, et sa série « Quand les Ultras révolutionnent » a été exposée dans le cadre du festival d’Avignon en juillet 2019.

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La photo que j’ai ratée

Saïd Djaafer

1 À une cinquantaine de mètres de l’entrée du Tunnel des facultés, ce trou où les vibrations de notre colère souriante s’amplifient chaque jour, et les vendredis encore plus, sur un balcon, un homme, un vieux, debout à côté d’un drapeau, regarde la jeunesse déferler. Entre ahurissement et enchantement, il observe. Il bouge lentement, agite les mains avec prudence en direction des jeunes, puis soudain, il les lève vers ciel, comme une prière pour être libéré, ne serait-ce que pour un instant fugace, de ce corps usé qui entrave et contraint, qui l’empêche de faire partie pleinement de cette colère heureuse qui déferle sur le pays depuis le 22 février1.

2 Une prière muette pour être de cette fête de combat, pleine de fougue et d’énergie, pour être dans la rue malgré le poids des ans. Je le vois, je m’arrête, suffoqué, incapable de mettre des mots pour dire le poignant de l’instant. Je ne suis pas seul. Des jeunes aussi lèvent la tête, ils s’arrêtent. Et spontanément, ils trouvent les mots qu’il faut. Des mots simples, directs, malins, comme ils ont appris à en tricoter dans les tribunes des stades où ils minaient le régime en se moquant de lui et de ses lamentables mokhaznis, de ces grotesques personnages serviles, imposés au pays durant de longues années. Si longues qu’on a fini par douter d’en voir la fin un jour.

3 Je ne sais quel chef d’orchestre invisible leur donne les mots et le tempo, mais ils lèvent les mains vers le vieux au balcon, établissent un contact physique et se lancent dans un chant lancinant : Mazal al baraka, ya baba, mazal. Il y a encore de la baraka, le pays ne s’est pas asséché, la vie coule encore dans ses veines, il a du ressort. Mais tout cela est chanté avec la simplicité qui va droit au but, au cœur. Les mots de l’espoir, les mots qui libèrent, allègent, enchantent.

4 Le vieux tend les bras à son tour, il bouge sur place, il s’accroche à la rambarde, comme prêt à sauter pour faire partie de la marche. Il prend le drapeau, l’embrasse. Il est ému, il rit. Les jeunes sautent, ils s’élèvent vers lui, ils insistent, il y a encore de la baraka. Il chavire. Il pleure. Nous pleurons. Il n’est plus seul, dans son balcon, il n’est plus enfermé dans un corps fatigué. Son corps n’est plus une entrave, il se dilate, se déploie, il est avec nous dans la rue, il est nous, nous sommes lui. Il chante avec nous, il vibre, c’est nous le peuple, c’est nous qui décidons… Blad bladna oua ndirou raina ! Tout un programme, une révolution qui se cherche une voie, même si tout reste encore

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incertain en ce septième vendredi où le peuple encercle le régime pour le pousser, pacifiquement, hors de lui, hors de son histoire.

5 Je n’ai pas eu le réflexe de prendre une photo du vieux. Un « ratage » selon le jargon du métier de journaliste que j’exerce depuis des dizaines d’années. Pourquoi n’ai-je pas eu le réflexe de le faire alors que j’avais le téléphone mobile en main ? Sans doute que le moment était trop privilégié, trop puissant, d’une intimité sacrée, même s’il se déroulait dans la rue, dans une communion soudaine entre un ancien et une centaine de jeunes. Ma femme, non plus, n’a pas eu ce réflexe. C’était trop fort pour penser à faire une photo.

6 De toutes les images que j’ai pu rater – mon téléphone est plein de photos de nos vendredis où nous nous regardons, tout surpris de découvrir que nous pensions la même chose en même temps – la plus forte, c’est celle de ce vieux monsieur mis en communion avec la rue par un chant improvisé, avec des jeunes qui marchent pour se libérer et nous libérer de ce long état d’indignité imposé au pays de Novembre. Ce moment – il y en a eu beaucoup d’autres – de dignité qui se rétablit en marchant ensemble était d’une telle puissance que j’en sortais définitivement convaincu, au-delà des méandres des batailles à venir, que les Algériens n’accepteront plus jamais de revenir avant le 22 février, à ces jours où le « cadre » d’un homme malade, illustration d’un régime malade, insultait son passé et obstruait son avenir. En cela, le 22 février 2019 de la jeunesse algérienne est l’héritier légitime de novembre 1954, celui qui revitalise les promesses d’un pays de femmes et d’hommes libres.2

NOTES

1. 22 février 2019. 2. Article paru pour la première fois dans Marcher ! Nous Autres, éléments pour un manifeste de l’Algérie heureuse, dir. Amin Khan, Alger, Éditions Chihab, 2019, p. 101-103.

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Mots-clés : photographie, Algérie, révolution, représentation

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AUTEUR

SAÏD DJAAFER

SAÏD DJAAFER est né en 1957 à Alger. Licencié en sciences politiques et relations internationales, il a été journaliste à l’APS (1984-1991), au Quotidien d’Algérie (1990-1992), à l’hebdomadaire La Nation (1994-1996) et au Quotidien d’Oran (1996-2014). Membre fondateur de l’agence Interface Média qui édite le journal électronique Maghreb Émergent, il a été directeur éditorial du Huffpost Algérie. Il a traduit plusieurs ouvrages dont, en arabe, Les Mémoires d’un combattant, l’esprit d’indépendance de Hocine Aït Ahmed, en collaboration avec Zineb Kobbi.

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L’image manquante du récit national

Sid Ahmed Semiane

1 « Collectionner des photos, c’est collectionner le monde. » C’est Susan Sontag, sublime New-Yorkaise du raffinement et de l’intelligence, femme de lettres et de goût, qui le dit. L’élégance de cet aphorisme-sentence est suspendue à l’évidence même de son énoncé. Mais une évidence, ou ce qui paraît en être, peut – parfois, en étant délocalisée (déterritorialisée, pour confisquer un concept philosophique précieux à Deleuze) – ne plus être aussi évidente qu’il y paraît. Alors pourquoi une pensée qui semble être l’évidence même à New York, temple de la photographie, ne l’est plus tout à fait une fois atterrie à Alger, temple de l’histoire cadenassée ? Longtemps, cette phrase de Susan Sontag a trouvé refuge dans mes pensées, parmi d’autres fulgurances de l’esprit, d’autres bons mots, qu’on aime savoir à ses côtés, bien au chaud, dans un coin de la tête, prêts à rebondir comme une cavalerie, à tout moment, pour venir à la rescousse d’une probable défaillance du propos. Laissons quelques instants Susan Sontag à son temple new-yorkais et revenons à notre temple et à nos cadenas.

2 À Alger, à 200 mètres du MAMA (Musée d’art moderne), à l’entrée de la rue Ben M’hidi, pas très loin de la mythique cinémathèque (le musée du cinéma), collé presque à l’arrière du grand bâtiment néo-mauresque de la Grande Poste, existe, sans aucune forme de concurrence déloyale, un autre « musée », non homologué celui-là, plus discret, un musée de rue qui s’ignore, qui se contente d’une planche en bois, de quelques vieux tréteaux, trois ou quatre cordes fines suspendues à un mur et de quelques pinces à linge pour accrocher l’Histoire. Une exposition-photos permanente, plus ancienne que le musée lui-même… Une préfiguration, une anticipation postmoderne, en quelque sorte… C’est comme une installation d’art contemporain en version pop… sans artifices… sans budgets… sans rien… juste trois bouts de ficelle.

3 Le monsieur qui possède ce « musée » de rue propose à la vente (depuis toujours, depuis mes plus lointains souvenirs d’errance en ville) des photos dans un pays qui n’en

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produit pas, ou si peu. Je trouvais le paradoxe intéressant et la prouesse, parce que c’en est une, louable. Alors forcément, ce lieu étrange attirait constamment notre curiosité.

4 Il n’y avait pas d’autres lieux proposant de la photographie. Il y avait quelques journaux utilisant le plus souvent celle-ci comme illustration accessoire et quasi médiocre ; il y avait aussi quelques livres pittoresques ventant le bleu de la mer, le prestige des paysages et la mystique du désert. Voilà tout.

5 Les photos proposées ici, dans ce que j’appelle de manière très paresseuse un « musée de rue », sont pourtant les mêmes depuis le tout début. Elles ne changent quasiment pas, figées dans l’espace et le temps au fil des ans. Et pourtant, les années passaient, et elles continuaient à m’intéresser, ces photographies, malgré la répétition de la vision qu’elles offraient. Identiques. Sans surprises. Et c’est d’ailleurs cette répétitivité qui m’a permis de mieux voir les choses. Mieux les distinguer, mieux appréhender une amorce de réponse, qui était là, pourtant, devant les yeux, aussi absurde que l’évidence même. Il fallait juste creuser. La première victoire de l’esprit était de saisir qu’il y avait en face de nous, accrochées sur ces fils, deux types de photographies proposées à notre regard : D’abord celles de la colonisation, une photographie condescendante et ethnographique, faite d’ailleurs le plus souvent par des militaires… Rarement, surgissait, comme une curiosité de l’objectif, le relief d’un « indigène » fatigué et mal fagoté ; sinon, le plus souvent, c’étaient des silhouettes d’Européens heureux et souriant au soleil de la ville. Il y avait des « photographies topographiques » aussi, les plus nombreuses, les plus en vue, les plus convoitées, où l’on distinguait des lieux anciens avec leurs vieux noms français, en noir et blanc, en sépia, des photographies de bouts quartiers, de bouts de villes « tranquilles » que chacun, comme dans un jeu, tentait de restituer, d’identifier et de situer dans une appropriation géographique de l’histoire nouvelle et une nouvelle perception de l’œil.

6 Et puis, il y avait les autres photographies, celles d’après la colonisation, les photographies d’un pays indépendant, on y voyait les plus prestigieux acteurs de la Révolution algérienne pendant et après la lutte de libération… Pendant la guerre dans le maquis (posant fièrement avec leurs armes, ou immortalisant un moment clef de la lutte) et après la guerre, à la tête d’un État en devenir. Le comique de la situation était que ces acteurs prestigieux étaient, eux aussi, des militaires, sauf que ce n’étaient plus eux qui prenaient les photos, comme les militaires français au temps de la colonisation, mais eux qui étaient pris en photo, c’était le temps de la gloire, le temps de l’euphorie révolutionnaire.

7 J’aimais à chercher du détail, les traits jeunes et vigoureux de tel chef militaire ou de tel autre, devenu ministre depuis ou chef d’État… Je voyais ces hommes, jeunes et fiers en compagnie d’autres hommes prestigieux de ce monde qui faisaient escale à Alger, La Mecque des révolutions, de l’utopie d’un monde meilleur, plus juste… Le Che, Tito, Nehru, Castro... Parfois, comme pour dérouter l’esprit, semblable à un interlude, le « musée » alignait des portraits de quelques vedettes de la chanson chaâbi : El Anka, Dahmane, Ezzahi… Mais ce n’était qu’un interlude.

8 Je me suis toujours arrêté devant cette curiosité, à chacun de mes passages. Lieu rare de pèlerinage visuel. Je ne voulais rien de particulier mais, au fond, je savais que je cherchais de l’inédit dans le familier. Je cherchais une réponse mais à laquelle me manquait la question. L’équation devenait plus complexe. Il y avait une interrogation dans ce chaos de l’image… Il y avait une réponse, aussi. Forcément. Mais où trouver l’une et l’autre ? Une seule chose était sûre : j’aimais regarder ces photographies ; mais

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plus je les regardais, plus elles suscitaient un malaise indéfini. Impalpable. C’est stupide. C’est vrai. Pourquoi être mal à l’aise devant une succession d’images sans volonté particulière de nuire ? Sans volonté autre que celle de montrer ? Qu’est-ce qu’elles montraient ces photographies, au fait ? Qu’est-ce qu’elles ne montraient pas ?

9 Je revenais et je continuais à chercher une réponse au fil des ans. Au hasard des balades. Toujours. Elle était là. Je le savais. Quelque part, accrochée à ce fil tendu, entre ces mêmes photos, images d’une histoire muette qui tente de chuchoter une évidence. Mais laquelle ? Il y avait une image manquante. Je venais de le comprendre. Seconde victoire de l’esprit. J’ai appris à le savoir.

10 « Collectionner des photos, c’est collectionner le monde… » Non ? Oui, Madame Sontag. Mais de quel monde est-il question si l’on tentait de s’approprier un instant cet aphorisme saisissant ? Il y a un monde, le grand, l’infiniment grand, dans lequel est attribué à chacun le droit de creuser une tombe pour pouvoir s’y glisser tout au fond avec son destin sous le bras. Mais qu’en est-il de l’autre monde, infiniment plus petit ? Plus intime ? Se jouant parfois à l’échelle d’un bout de terre, d’un pays avec les altérités d’une histoire, d’un parcours, d’une langue ? D’une géographie ? D’un destin ? Que vaut ce monde si nous en sommes exclus ?

11 Et c’est là que les propos de Sontag échouent (sans vraiment se noyer) sur le récif d’un musée de rue. Le malaise que provoquaient en moi ces photos était dû au fait que l’image manquante, c’était nous. Les gens, leur histoire, ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus. La société. Le peuple. Notre monde à nous.

12 Deux types de photographies s’affrontaient devant nos yeux : celles de la colonisation ; et les autres, celles d’après. Des photos institutionnelles, de petite propagande, du parti-État qui avait subtilisé l’objectif de la photographie en le détournant vers lui et ce qu’il croyait être la construction d’une nation. Nous sommes restés en hors champ. Dans le dos de la photographie. Invisibles. On manquait à l’appel. C’est comme faire une photo de classe sans les élèves. Avec juste les professeurs, debout, alignés fièrement, chacun dans la solitude de son savoir, dans l’infinité de sa science, tenant contre sa blouse blanche une ardoise avec l’année scolaire marquée dessus à la craie blanche.

13 Et nous dans tout cela ? Où étions-nous ? Où sommes-nous ? À quoi ressemblons-nous ? Comment sommes-nous dans la rue ? Dans l’intimité ? Comment vivons-nous ? Comment rions-nous ? Quels sont nos rêves ? Quelles sont nos peurs ? Où sont nos amours ? Quels sont nos fantasmes ? Nous sommes l’image manquante du récit national. Et c’est cette image manquante que nous sommes en train de restituer cahin-caha.

14 D’autres ont tenté de le faire, plus tôt… Nasser Medjkane, Hocine Zaourar, Kader Boukerche, Abdelkrim Amirouche, transgressant ainsi les frontières du photojournalisme pour mener leurs images dans un ailleurs qui va au-delà de leurs métiers respectifs. Mais ils sont restés longtemps à la marge. Sans véritable visibilité. Aujourd’hui, de nouvelles figures, plus jeunes, marquent leurs territoires. Il y a de nouvelles mœurs qui s’installent. Une nouvelle façon de faire. L’avancée de la technologie y est pour quelque chose. La photographie, avant de s’imposer comme une vision du monde, s’installe comme une pratique de notre quotidien. Et s’il y a une pratique, il y a forcément un témoignage. Une trace.

15 On photographie les mariages, les manifestations, leurs répressions, les vacances, les sorties entre amis, les salons de thé entre copines, les déjeuners à la pizzeria…

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16 Il en sortira bien quelque chose de ce magma d’images, une empreinte singulière, peut- être, qui nous permettra enfin de mettre la main sur le nouveau Lartigue de l’intime, le Cartier-Bresson réformateur, le Man Ray déconstructiviste, le Michael Ackerman subtil et déroutant… La photographie nous permettra de nous voir, de mieux nous voir… voir ce que nous avons été, ce que nous sommes et forcément ce que nous serons un jour… Elle permet une meilleure perception de la complexité de l’Histoire, de ses nuances… de gris et de blancs… Elle permet de voir l’Homme dans toute sa splendeur, dans toute sa laideur aussi… Elle montre à quel point nous sommes si semblables et à quel point nous pouvons être si différents.

17 On ne se voit pas assez. Il est nécessaire qu’on apprenne à se voir. C’est ce que permet la photographie. De voir. Se voir. Mieux comprendre notre temps. C’est peut-être une autre utopie… Mais c’est de cette façon, et uniquement de cette façon, que nous pourrons un jour nous dire que « celui qui collectionne des photos collectionne le monde » pour être à notre tour dans le monde… Et reprendre ainsi notre place dans la photo de classe...

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Mots-clés : photographie ; Algérie ; image manquante ; récit ; Alger ; musée

AUTEUR

SID AHMED SEMIANE

SID AHMED SEMIANE est auteur réalisateur. Chroniqueur du quotidien algérien Le Matin pendant de longues années, il a collaboré avec différents médias algériens. En 2002, il arrête la chronique pour se consacrer exclusivement à la photographie, au cinéma et à l’écriture. Il est l’auteur, entre autres, des livres : Octobre, ils parlent, Au refuge des balles perdues, La nuit tous les morts sont gris et Mes nuits dans mon rétroviseur. Il est aussi réalisateur de Sortie d’usine (2005). Ses deux longs métrages, Babylone Constantina et L’étrange Monsieur Daoud, seront diffusés en 2020.

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Portrait d’une ville, Alger

Halim Zenati

1 Depuis un an, le photographe Halim Zenati a entrepris la numérisation de ses archives, un fonds de plusieurs milliers de photographies prises en l’espace de quarante ans. Il nous en livre ici un aperçu ; vingt photographies algéroises qui vont de 1979 à 2020.

2 Avec ces clichés, apparaît une ville vivante ; tantôt imposante, tantôt minuscule mais dans laquelle les individus, furtifs ou patients devant l’objectif, ont toute leur place.

Figure 1. Alger, 1979

©Halim Zenati

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Figure 2. Alger, 1981

©Halim Zenati

Figure 3. Alger, 1982

©Halim Zenati

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Figure 4. Alger, 1983

©Halim Zenati

Figure 5. Alger, 1983

©Halim Zenati

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Figure 6. Alger, 1983

©Halim Zenati

Figure 7. Alger, 1983

©Halim Zenati

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Figure 8. Alger, 1984

©Halim Zenati

Figure 9. Alger, 1985

©Halim Zenati

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Figure 10. Alger, 1986

©Halim Zenati

Figure 11. Alger, 1986

©Halim Zenati

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Figure 12. Alger, 1987

©Halim Zenati

Figure 13. Alger, 1990

©Halim Zenati

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Figure 14. Alger, 1991

©Halim Zenati

Figure 15. Alger, 1999

©Halim Zenati

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Figure 16. Alger, 1999

©Halim Zenati

Figure 17. Alger, 1999

©Halim Zenati

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Figure 18. Alger, 2002

©Halim Zenati

Figure 19. Alger, 2003

©Halim Zenati

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Figure 20. Alger, 2020

©Halim Zenati

AUTEUR

HALIM ZENATI

HALIM ZENATI fait ses premiers pas en photographie à Alger en 1976. Influencé par Henri Cartier- Bresson, Robert Doisneau ou encore Édouard Boubat, il expose pour la première fois en 1979 à la salle El Mouggar (Alger). Tout au long de sa carrière, la photo de spectacle côtoie la photo urbaine et de presse. Il prépare actuellement une rétrospective de quarante ans de photographie. Ses principales publications : Livret de famille, Paris, Marsa, 1999 ; Salut les artistes, Alger, Dalimen 2002 ; Algérie, regards croisés, Paris, Éditions Milan, 2003 ; Chronique algéroise, Alger, Dalimen, 2007. Ses principales expositions : « Femmes algériennes », FNAC, Grenoble, 1999 ; « Famille algérienne », Hôpitaux de Paris, 1999 ; « Les enfants d’Algérie », L’Institut du monde arabe, Paris, 2003 ; « La condition humaine », MAMA, Alger, 2014 ; « La Havane », Musée du Bardo, Alger, 2016 ; « Festival Panafricain », MAMA 2009.

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Entretiens

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Loin des murs Entretien mené par Rym Khene

Fatima Chafaa

1 Cet entretien a été réalisé en septembre 2019.

Rym Khene : Votre projet, « Loin des murs de Takamra », est le récit de la découverte de ce village. À travers une installation photographique, vous mettez en scène des photos de famille, comme pour rendre visible une généalogie et raconter l’histoire familiale pour proposer un récit de l’histoire algérienne. En utilisant le médium photographique, vous proposez également une réflexion sur l’utilisation de cet outil et invitez le spectateur à réfléchir sur le rôle de la photographie. Avec cette installation, vous mettez en scène des portraits de famille réalisés par votre oncle photographe Bachir Chafaa. Tous sont nés à Takamra, et tous ont été déracinés. Ces photographies sont emboîtées dans la pierre, incrustées presque, pour rendre vivants la pierre, la terre, l’histoire, et bien sûr les visages et les corps.

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Figure 1 : Oncle Ali

Détail de l’installation « Loin des murs », 2010. Photos d’archives familiales mises en scène par Fatima Chafaa. © Fatima Chafaa

Figure 2 : Oncle Faudile

Détail de l’installation « Loin des murs », 2010. Photos d’archives familiales mises en scène par Fatima Chafaa. © Fatima Chafaa

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Figure 3 : Oncle Rachid

Détail de l’installation « Loin des murs », 2010. Photos d’archives familiales mises en scène par Fatima Chafaa. © Fatima Chafaa

Figure 4 : Tante Djida

Détail de l’installation « Loin des murs », 2010. Photos d’archives familiales mises en scène par Fatima Chafaa. © Fatima Chafaa

Connaissez-vous l’histoire « photographique » de Bachir Chafaa ? Dans quelles conditions a-t-il exercé son métier de photographe ? Quel genre de photos faisait-il ? Était-ce essentiellement des portraits ? Photographiait-il régulièrement les membres de sa famille ou bien était-ce exceptionnel ? Parlait-il du métier de photographe et de l’importance de la photographie ? Fatima Chafaa : Mon oncle Bachir est né en 1931, à Takamra, village situé sur les hauteurs de la Kabylie. Très jeune, il rejoint mon père en France, où il apprend la photographie. Je ne sais pas dans quelles conditions, ni avec qui. Toujours est-il, qu’en 1962, après l’indépendance, il rentre en Algérie et s’installe à Aïn Benian, à 16 km de la capitale. Aïn Benian est composée d’une grande communauté kabyle qui y trouve refuge après les bombardements de la Kabylie par l’armée française en 1956. Dès son arrivée, mon oncle a commencé à prendre en photo la vie quotidienne des habitants du village de Takamra désormais installés à Aïn Benian. Il était en général spontané dans ses prises de vue, très discret lorsqu’il faisait des photos. Parfois, il tendait aussi vers des mises en scène familiales, dont la forme était très simple : il aimait rassembler les membres de la famille autour d’un café et les photographier.

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Figure 5 : Oncle Bachir

Bachir Chafaa, photographe. Autoportrait. © Archives personnelles de Fatima Chafaa. Date incertaine (1963-1970)

Son appareil photo toujours sur lui, il immortalisait ainsi les événements familiaux. Quelques membres de la famille ont marché sur ces traces, parmi eux mon oncle Mouloud qui travaillait au cinéma Soummam à Aïn Benian ainsi que deux de mes cousins qui ont fondé des studios photographiques très connus à Aïn Benian, le studio-photo Marouf et Akram. Dans les années 1970, mon oncle Bachir devient photographe pour l’Armée nationale populaire, jusqu’à sa retraite. Il meurt en 2013.

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Figure 6

Mise en scène familiale. Photographie prise par Bachir Chafaa. © Archives personnelles de Fatima Chafaa. Date incertaine (1963-1980)

RK : Pourquoi avoir placé les photographies dans la pierre ? FC : Le mur en pierre est un mur de la maison de mes grands-parents à Takamra. C’est un mur qui porte une légende de la région. Takamra, village perché, sur les hauteurs de la Kabylie, région montagneuse de l’Algérie, est aussi le village où naissent et grandissent mes parents. Il est l’un des trois villages équidistants qui constituent le Arch (ou tribu) maraboutique des Ath Sidi Moussa. Selon la mythologie locale, les trois filles de notre aïeul, le saint marabout Sidi Moussa, fondèrent les trois villages à qui elles donnèrent leurs prénoms, Takamra, Fetala, Taourirt. C’est pour cela que, jusqu’à ce jour, dans la salle principale de chaque maison de ces trois villages, à l’endroit où l’on garde le feu du foyer, trois trous rectangulaires sont creusés dans le mur qui fait face à la porte. C’est en quelque sorte l’autel des trois saintes, symboles de fécondité et de prospérité. En 1956, pour cause de son soutien à la résistance algérienne, l’armée coloniale française déclare nos trois villages zone interdite, elle les rase et décime leurs populations. Je n’ai pas de traces visuelles, ou d’archives de cette période-là, à part une photographie de mon grand-père et de son frère, condamnés par l’armée française1.

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Figure 7

Le grand-père de Fatima Chafaa et son frère condamnés par l’Armée française en 1956. La photographie a été retrouvée en 1962 au poste de la commune d’Adekar (Wilaya de Bejaïa). Ils seront libérés et s’installeront à Aïn Benian (anciennement appelé Guyotville). © Fatima Chafaa

À l’indépendance de l’Algérie en 1962, le gouvernement propose une aide financière aux villageois déracinés pour un retour sur leurs terres, mais mes parents ne sont jamais retournés vivre à Takamra. Pour moi, placer les photos dans la pierre, c’est raconter à ces pierres ce que sont devenus ces fiers paysans et leurs familles. Chassés de leur terre natale, ils se sont retrouvés sur les routes de l’errance. Une chose est pourtant sûre ; ils n’ont jamais renié leur terre et leur culture. Je trouve qu’il est important de transmettre cela aux générations futures, de leur faire découvrir des traces de leur histoire, de leur passé.

RK : Les murs pour symboliser la solidité d’un héritage, d’une histoire, d’une mythologie ? Lorsque je regarde la photo, j’ai l’impression que ces visages vivent sur une frontière. Cette frontière n’est pas forcément géographique, puisque, comme vous l’indiquez, dans le titre de votre installation, nous sommes « loin des murs », mais il y a un jeu temporel et une multiplicité géographique, comme si, en exhumant ces photos d’archives, vous proposiez d’interroger une narration, une histoire, mais d’une façon nouvelle, comme si la narration « classique » ne suffisait pas. FC : Malgré notre vie citadine, nos parents ont toujours tenu à nous transmettre notre culture amazighe, et nous ont toujours parlé de leur village Takamra et de ses coutumes ancestrales. D’ailleurs, durant ma jeunesse, ma mère me confectionnait toujours des robes kabyles pour la fête de l’Aïd. En souvenir de son village natal, mon père a planté des figuiers de Barbarie dans son jardin à Aïn Benian, comme s’il voulait garder près de lui ses souvenirs. C’est en 2006 que j’ai ressenti, pour la première fois, le besoin d’aller à Takamra, de me rapprocher de la culture de mes parents, de parler à ces murs, de leur raconter ce

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que les villageois déracinés étaient devenus loin de leur protection, et leur dire que même en allant dans un autre village, ils avaient transmis leur héritage. Mon installation photographique se compose d’une photo que j’ai prise du mur de la maison de mes grands-parents. J’y ai placé des photos prises par mon oncle Bachir que j’ai récupérées d’un album familial. Dans le mur en pierre, j’ai également placé les photos des membres de ma famille nés à Takamra et qui vivent, ou vécurent à Alger ou en France. J’ai essayé de raconter des petites histoires à ce mur de pierre qui les a protégés, et de montrer ce qu’ils étaient devenus loin de lui. Raconter par exemple l’histoire de mon père, longtemps émigré en France, où il était ouvrier dans une tannerie et qui, lors d’un accident du travail, a perdu un doigt. Ou encore cette « photo mur » représentant l’histoire de ma mère Ouardhia qui quitta son village natal à l’âge de 17 ans, ne parlant que sa langue maternelle, le kabyle… Peut-être que raconter son histoire aux autres passe d’abord par le geste de la raconter à la pierre et à la terre.

RK : Quelle a donc été votre démarche, votre réflexion ? FC : À un certain moment, j’ai voulu faire le lien entre deux générations : une génération qui a vécu ce passé (à travers les photos de mon oncle) et une autre, à qui on a transmis cet héritage culturel (à travers les miennes). Pour cela, il a fallu aller vers Takamra, et se rendre au mausolée de Sidi Moussa, qui se trouve dans le village de sa fille Fatala. En 2006, je l’ai découvert pour la première fois, en compagnie de ma mère. Là, j’ai vu que la maison de mes parents était en ruines. J’ai réalisé des photographies en me concentrant surtout sur le mur principal de la maison où se trouvent les trois trous. Ainsi, j’ai commencé à me remémorer la légende que me racontait mon père… je voulais, je pense, leur rendre hommage.

RK : Quelle est la différence pour vous, entre une exposition photographique et une installation ? Que permet l’une que ne permet pas l’autre ? FC : Une installation est une œuvre à trois dimensions, elle me permet d’inclure l’environnement et des éléments d’archives qui interagissent avec leur environnement. Pour ce projet, une exposition de photographies aurait figé les images. Le travail s’est fait essentiellement dans mon atelier à Aïn Benian. J’ai utilisé l’album photo familial, et surtout les photos prises par mon oncle Bachir. L’installation photographique a été exposée à Alger à l’occasion du 2e Festival national de la photographie au Musée national d’art moderne et contemporain (MAMA), en Suisse (AB galerie) et à Moscou (Family Unity is the Unity of the world : Ekaterinbourg Art Foundation).

NOTES

1. Pour le récit du déplacement de la famille Chafaa vers Aïn Benian, voir le film réalisé par Fatima Chafaa : https://vimeo.com/user89809824.

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Mots-clés : photographie, archives, histoire photographique, installation, Algérie

AUTEUR

FATIMA CHAFAA

FATIMA CHAFAA est née aux environs d’Alger. Après une formation en agronomie, elle rejoint ses cousins et ses oncles au sein du studio photo familial. En 2000, elle intègre l’école des Beaux-Arts d’Alger (spécialité peinture). Son travail mêle photographie, installation et arts plastiques. À travers une approche souvent intime, elle interroge l’histoire, les normes sociales et sociétales. Elle expose régulièrement en Algérie et à l’étranger. https://chafaafatima.jimdofree.com/

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Faire collectif Entretien avec Collective220, mené par Rym Khene

Collective220

1 Dans cet entretien mené au printemps 2020, le Collective220 pose un regard rétrospectif sur son parcours et sa pratique de la photographie. Si le collectif existe depuis cinq ans seulement, il est certain qu’il contribue déjà à dynamiser le paysage visuel algérien par les regards neufs et originaux de ses photographes. Nous les avons interrogés sur leur pratique et les défis à relever.

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Figure 1 : Autoportrait du Collective220

De gauche à droite : Youcef Krache, Abdo Shanan, Houari Bouchenak, Fethi Sahraoui, Ramzy Bensaadi © Collective220 / 2018

Rym Khene : Comment est né le projet de mettre en commun vos regards et vos expériences ? Collective220 : Collective 220 est né en 2015, dans la chambre 220 de l’hôtel Albert Ier à Alger1. Au départ, nous étions un groupe de photographes qui participions au Festival national de la photographie (FesPA2). Nous nous étions réunis pour échanger sur nos différentes pratiques et visions de la photographie, et avons décidé, sur place, de former un collectif. Le nombre de photographes a évolué au fil des années et certains d’entre eux, alors qu’ils ont contribué à la mise en place de la structure et des objectifs, ne sont plus des membres actifs du collectif, mais sont toujours présents par leurs conseils et suivis de différents projets. Aujourd’hui, le collectif compte cinq personnes : Ramzy Bensaadi, Houari Bouchenak, Youcef Krache, Fethi Sahraoui et Abdo Shanan. Nous avons voulu rassembler les énergies créatrices des différents photographes afin de structurer nos actions, clarifier nos démarches et nos regards et, ainsi, préciser les enjeux esthétiques que nous percevions en Algérie. Il y avait aussi un ras-le-bol des clichés et de la manière avec laquelle l’image de l’Algérie est exportée à l’étranger, souvent par les Occidentaux. Le constat de l’invisibilité de la photographie dans le champ culturel national nous a confrontés à l’obligation de combler ce vide, notamment en multipliant l’accès à la photographie par le biais de différents canaux : ateliers, expositions, festivals, publications, rencontres, débats, projets d’édition… L’ambition du collectif est aussi celle de créer une banque d’images qui servira de repères visuels mais qui sera aussi

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une source d’archives, un vecteur par lequel une histoire contemporaine de la photographie algérienne pourra être élaborée.

RK : Votre travail en tant que collectif, semble offrir une multiplicité de regards sur l’Algérie mais aussi sur le monde. Collective220 : On n’est jamais objectif par rapport à un sujet, chacun des membres du collectif a sa propre approche, ses recherches, qui évoluent au fil du temps, naturellement. Nous sommes tous dans une démarche documentaire, mais qui prend pour chacun une forme et une trajectoire singulières. En ce moment, Abdo Shanan propose des travaux autour des questions de quête identitaire et d’exil avec sa série Dry, réalisée dans le cadre du programme Arab Documentary Photograhy ; Fethi Sahraoui est plus porté vers la jeunesse des stades et celles de régions rurales et citadines, tout un monde que l’on pourra bientôt découvrir dans un livre, Triangles de vues3, ainsi que dans une pièce multimédia, Youthupia, réalisée en partenariat avec la fondation Magnum. Youcef Krache4, quant à lui, est à la recherche d’esthétiques populaires, avec un souci de rendre visible et tangible la pratique photographique dans la cité. Ramzy Bensaadi5 a un côté un peu plus « underground », il offre, avec cette distance bienveillante qui est la sienne, un regard au plus près de la population qu’il rencontre. Enfin, Houari Bouchenak6 a une approche plus intimiste avec ses travaux sur le portrait notamment.

Figure 2 : Extrait de la série « Dry »

Abdo Shanan © Collective220 / 2017

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Figure 3 : Extrait de la série « Dry »

Abdo Shanan © Collective220 / 2018

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Figure 4 : Extrait de le série « B as in Bouchentouf »

Fethi Sahraoui © Collective220 / 2017

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Figure 5 : Extrait de le série « B as in Bouchentouf »

Fethi Sahraoui © Collective220 / 2017

Figure 6 : Extrait de la série « Séoul »

Youcef Krache © Collective220 / 2017

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Figure 7 : Extrait de la série « Séoul »

Youcef Krache © Collective220 / 2017

Figure 8 : Extrait de la série « Oran »

Ramzy Bensaadi © Collective220 / 2014

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Figure 9 : Extrait de la série « Oran »

Ramzy Bensaadi © Collective220 / 2014

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Figure 10 : Extrait de la série « Kulturuge »

Houari Bouchenak © Collective220 / 2014

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Figure 11 : Extrait de la série « Kulturuge »

Houari Bouchenak © Collective220 / 2014

En général, nous sommes dans une perspective documentaire, à la recherche de nouvelles façons de créer des récits bien ancrés dans notre réalité. Et, c’est peut-être la dimension de l’humanité qui anime notre travail à tous, à la fois découvrir et offrir un regard sur les Algériennes et les Algériens tels que nous les voyons et connaissons. Il y a aussi une dimension importante de notre travail qui consiste à échanger avec d’autres artistes en Afrique et dans le monde, par le biais de festivals et rencontres photographiques notamment. Les dernières années ont été très riches, nous avons par exemple participé aux Rencontres photographiques de Bamako, et aux Rencontres d’Arles sur invitation de l’agence Myop, et nous avons aussi été invités à présenter nos travaux à Barcelone ou à New York. C’est souvent l’occasion d’échanger avec d’autres photographes, d’autres collectifs, ainsi qu’avec le public, et c’est passionnant, particulièrement dans le contexte algérien où la pratique photographique n’a pas de réel statut et où Internet et les réseaux sociaux jouent encore un rôle fondamental dans la communication autour de nos travaux. Finalement, Internet nous a non seulement permis de nous rencontrer, mais aussi de diffuser de nouveaux regards sur un pays qui est trop souvent perçu comme monolithique.

RK : Quel est, selon vous, le rôle de la photographie en Algérie ? Quels sont les défis à relever ? Collective220 : En Algérie, la photographie n’a pas encore la place qu’elle mérite. Elle a souvent été un matériau anthropologique ou a eu une fonction purement

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journalistique ou politique. La photographie comme pratique artistique est encore invisible en quelque sorte. Concrètement, les défis à relever sont de taille. Il y a d’abord, la question du statut du photographe qu’il faut encore préciser puisqu’il y a encore un flou juridique dans lequel le photographe oscille entre la fonction de journaliste et de plasticien. Puis, et cela rejoint le premier point, il y a la question institutionnelle. Il n’existe pas à ce jour de Maison de la photographie, ou de musée exclusivement dédié à la pratique photographique. Comment alors rassembler toutes les initiatives privées pour créer des banques d’images ? Cela arrivera peut-être lorsque le travail de sensibilisation à la photographie, et à l’image en général, sera plus répandu… C’est tout un écosystème qui est à construire. Youcef Krache par exemple, avec une initiative qu’il a voulue militante, a investi la rue Didouche Mourad dans le centre-ville d’Alger, un matin, le 5 juillet 2015, en collant des centaines d’images sur les murs. Il a utilisé un support simple, des feuilles de format A4, qu’il a collées sur les murs de la ville. La majorité a été décollée dans la journée, mais certaines ont été rescapées, et il y a eu, le temps de quelques jours, des traces photographiques sur les murs d’Alger… L’idée était de délocaliser les rares lieux d’exposition et tenter, à son niveau, de rendre la photographie accessible à tous.

Figure 12 : Collage de photographies de Youcef Krache à Alger

Alger, 5 juillet 2015 © Collective220

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Figure 13 : Collage de photographies du Collective220 à Barcelone

Collage en partenariat avec Jiser, 2018 © Éric Pàmies

RK : Comment le manque d’institutionnalisation et de réelle politique culturelle dans le domaine influe-t-il sur votre manière de travailler ? Collective220 : Cela nous oblige à être créatifs, à toujours innover dans nos pratiques et nos démarches. C’est aussi, si l’on veut être optimiste, une liberté dans le sens où nous ne sommes rattachés à aucune institution et restons donc indépendants dans nos regards et nos expérimentations. Par la force des choses, nous sommes autodidactes et cela est peut-être une force finalement. Le rôle de l’artiste est de rendre visible son regard, son opinion, sans les soumettre aux aléas des médias ou des agendas politiques, et c’est ce que nous faisons. Dans cette perspective, nous avons lancé un nouveau festival, Les Rencontres photographiques de Mascara, dont la première édition devait avoir lieu le 19 mars 2020 mais a été reportée au vu de la pandémie du coronavirus actuelle. De plus, Youcef Krache a fondé La Chambre claire. Soutenue par le collectif, la maison d’édition en est encore à ses débuts, mais elle vient combler un réel vide dans le monde éditorial algérien. Elle est aussi prometteuse dans ce qu’elle propose : une manière nouvelle d’éditer des images, en jouant avec les formats et la mise en page. Mais, ce qui est important aussi, c’est la matérialité-même d’un livre de photographies. C’est fondamental au moment où tout semble être tourné vers le numérique. C’est aussi une manière de faire voyager, rendre accessible, faire corps avec le lecteur.

RK : L’Algérie est un pays qui n’a jamais été étranger à la photographie. Dès le début de la conquête coloniale qui coïncide avec les débuts de la photographie, des codes de représentations ont été élaborés. Les représentations évolueront tout au long de l’histoire, d’abord pendant la guerre d’indépendance ou le FLN mène, comme composante de la guerre, une guerre médiatique, puis pendant les années 1990 où l’image prend encore une

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dimension différente. Quels sont pour vous, les moments ou les figures qui ont marqué ces différentes tranches historiques ? Pourquoi ? Collective220 : Les traces photographiques de l’histoire algérienne sont toutes importantes puisqu’au minimum, elles représentent des repères de notre histoire visuelle. En ce sens, il est important d’explorer et d’interroger les travaux de Marc Garanger sur les femmes algériennes par exemple. Le contexte de leur production est connu et controversé, ces femmes qu’il a photographiées dans le cadre de la politique de recensement de la population pendant la guerre d’indépendance, mais il est important de s’interroger, encore aujourd’hui, sur la signification de ces images. Pierre Bourdieu ou Raymond Depardon ont également une production photographique algérienne conséquente qui nous informe sur les luttes visuelles de l’époque. Ce sont autant de traces de la période coloniale à interroger encore aujourd’hui. Du côté algérien, le travail de Mohammed Dib dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture7 est fondamental. Écrivain, et finalement photographe également, il offre dans ce livre un regard singulier sur la ville de Tlemcen avec des photographies prises en 1946 mais aussi sur l’histoire visuelle de ce territoire grâce au texte qu’il écrit en 1993. Il y a aussi Lazhar Mansouri, photographe qui travaillait essentiellement en studio et qui est encore méconnu. Il a mis en scène nombre d’Algériennes et d’Algériens, dans des postures différentes, qui montrent une joie et une certaine légèreté, caractéristiques des années qui suivent l’indépendance. Dans sa manière de traiter ces images prises en studio nous trouvons les éléments d’une possible tradition photographique algérienne. Enfin, la décennie 1990 est une période visuellement complexe. Il y a bien sûr La Madone de Bentalha de Hocine Zaourar, lauréat du World Press Photo 1998, qui s’est imposée comme photographie phare de ces années. Mais cette période qui a pourtant été photographiée reste largement invisible8.

RK : Quel est, selon vous (ou pour vous) le rôle de l’archive dans ces différents processus ? Collective220 : Ce qui est apparent est que les archives photographiques, toutes périodes confondues, qui sont une source précieuse à la fois pour les chercheurs et pour les artistes, se trouvent essentiellement dans des fonds privés. Il est donc difficile de construire des récits qui sur le temps long. C’est peut-être pour cela que les projets éditoriaux prennent autant de temps à se concrétiser. Le patrimoine visuel existe mais il reste en grande partie inaccessible. Nous ne travaillons donc pas avec des fonds d’archive, mais l’envie y est.

RK : La pratique de la photographie change-t-elle à partir du 22 février 2019 ? Collective220 : Le 22 février a marqué un vrai bouleversement pour la pratique de la photographie en Algérie. Nous nous sommes spontanément, chacun de son côté, donné l’obligation de couvrir ces événements. Rendre visible ce qu’il se passe, de manière subjective, et couvrir un maximum les marches hebdomadaires citoyennes du vendredi ainsi que les marches estudiantines du mardi. L’une des forces du collectif est que chaque membre habite une région différente du pays. Nous sommes donc présents dans plusieurs villes, et nous avons ainsi pu rassembler une sorte de panorama des manifestations du mouvement populaire. Ce qui était délicat, c’est que nous ne sommes pas dans une démarche journalistique, mais documentaire, et nous avons donc l’habitude de travailler sur un temps plus ou

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moins long. Or, depuis un an, il fallait parfois construire des récits sur des temps très courts. Notre manière de travailler a changé. Nous communiquions quotidiennement nos images et nos impressions. Cette révolution nous a aussi renvoyé aux travaux faits par nos prédécesseurs pendant les années 1990. Nous voulions examiner comment différents événements avaient été couverts, tout en étant toujours dans l’actualité mouvementée de cette année pendant laquelle nous nous demandions lesquelles de nos photographies diffuser, publier, et dans quels médias, et lesquelles garder pour plus tard. Nous avons publié un premier dossier dans Le Monde, et par la suite, dans d’autres organes de presse tels que Libération, le Washington Post ou encore le New York Times. Notre participation à Marcher !9, livre paru en mai 2019, a été également l’occasion de publier en Algérie des photographies de ce mouvement, de poser certaines traces, impressions, images en temps réel. Cela a aussi été une manière de créer une archive, un matériau tangible, esthétique et documentaire du mouvement populaire. Certains d’entre nous ont également fait le choix de mettre en accès libre sur les réseaux sociaux de nombreuses photographies et de participer au mouvement de la population qui d’une manière ou d’une autre commençait à s’approprier – à prendre en main –, avec un appareil ou un téléphone, la photographie. Pour la première fois, le photographe a eu une place entière – ce qui n’était pas sans risque non plus puisque la répression est devenue une nouvelle fois une réalité –, dans la rue et dans l’espace public. Le 22 février, c’est aussi un nouvel espace qui s’est ouvert à la photographie.

Figure 14 : Sans titre

Houari Bouchenak © Collective220

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Figure 15 : Extrait de la série « A little louder »

Abdo Shanan © Collective220

Figure 16 : Sans titre

Youcef Krache © Collective220

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Figure 17 : Sans titre

Fethi Sahraoui © Collective220

Figure 18 : Sans titre

Ramzy Bensaadi © Collective220

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NOTES

1. Lors de ce premier rendez-vous, étaient présents : Yacine Bellahsene, Arslane Bestaoui, Houari Bouchenak, Youcef Krache, Fayçal Rezkallah et Abdo Shanan. Les débuts du collectif ont également, par moments, rassemblé, Awel Haouati, Sonia Merabet et Naima Kaddour. Fethi Sahraoui et Ramzy Bensaadi, aujourd’hui membres du collectif l’ont officiellement rejoint plus tard mais faisaient partie des initiateurs du projet. 2. Le FesPA (Festival national de la Photographie d’Art) existe depuis 2010 et est hébergé par le Musée d’Art Moderne d’Alger (MAMA). 3. Fethi Sahraoui, Triangles de vues, Alger, La chambre claire, à paraître. 4. Fondateur de la maison d’édition La Chambre claire. 5. Régulièrement publié par Le Monde. Voir par exemple, en Une : https://www.lemonde.fr/ afrique/visuel/2014/04/10/l-algerie-sur-le-vif-par-ramzy-bensaadi_4398730_3212.html 6. Fondateur de La Maison de la photo de Tlemcen en collaboration avec l’Association La Grande Maison. 7. DIB Mohammed, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Paris, Éditions de La Revue noire, 1994. À paraître aux Éditions Barzakh, Alger, en 2020. 8. Voir notamment Ammar Bouras, Algérie, chronique photographique, Alger, Barzakh, 2018 ; et Michael Von Graffenried, Inside Algeria, Aperture, 1998. 9. Marcher ! Nous Autres, éléments pour un manifeste de l’Algérie heureuse, dir. Amin Khan, Alger, Éditions Chihab, 2019.

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Mots-clés : Collectif ; Photographie ; Algérie Keywords : Collective ; Photography ; Algeria

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Les Archives numériques du cinéma algérien : une plateforme alternative pour la valorisation d’archives Entretien avec Nabil Djedouani, mené par Rym Khene

Nabil Djedouani

1 Dans cet entretien mené le 21 octobre 2019 à Paris, Nabil Djedouani, chercheur indépendant et fondateur des Archives numériques du cinéma algérien, partage son expérience et son approche autour de la valorisation du patrimoine cinématographique algérien. Si sa recherche ne relève pas directement de la photographie, il nous a semblé important pour ce numéro, de mettre en regard des pratiques d’archive alternatives. Les Archives numériques du cinéma algérien est une plateforme numérique hébergée par Youtube et par Facebook sur laquelle on retrouve des extraits de films et parfois des films dans leur intégralité, des entretiens et des reportages. L’ambition de ce projet, depuis près de dix ans maintenant, est à la fois de valoriser les archives visuelles algériennes et de réhabiliter des images et des figures peu accessibles. Nous avons interrogé Nabil Djedouani sur son parcours et sa pratique.

Rym Khene : Pouvez-vous dire quelques mots sur votre parcours, et sur ce qui vous a amené à l’image ? Nabil Djedouani : Je suis né en France de parents algériens. J’ai fait des études de cinéma à l’université Lyon 2. Durant ces années d’étude, je me suis intéressé au cinéma algérien sans doute parce que depuis très petit, c’est un pays qui m’a toujours intéressé et dans lequel on allait régulièrement avec mes parents. Pour explorer ce pays et son histoire, je passais aussi par sa littérature et son cinéma. J’ai écrit un premier mémoire de Master sur le cinéma algérien et un second dans lequel j’interroge les représentations dans l’art contemporain et la littérature dans le contexte violent des années 1990. L’idée était d’analyser comment les arts étaient

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entrés en crise et comment les artistes ont tenté de poursuivre leur travail et de représenter cette crise. C’est à travers l’écriture de ces deux mémoires que j’ai constaté qu’il y avait une grande difficulté à accéder aux différentes sources, aux films et aux écrits sur le cinéma algérien, et que, en dehors de « l’âge d’or » du cinéma algérien des années 1970, il y avait très peu de choses accessibles. C’est à partir de ce moment-là que j’ai décidé de collecter tous les documents relatifs à cette cinématographie. Collecter, ça consiste à aller à la recherche de documents, être dans une sorte de veille constante dans le but de constituer un fonds documentaire et audiovisuel. Après mes études et après avoir passé du temps en Algérie, en 2012, je me suis dit qu’il fallait créer un espace où diffuser et rendre accessible ce que je trouvais. Idéalement, j’aurais voulu créer un site Internet, mais c’est passé, dans un premier temps, par les réseaux sociaux.

RK : Vous évoquiez une crise de la représentation dans les années 1990. Quelles étaient vos conclusions dans ce second mémoire ? ND : Crise de la représentation dans le sens où il y a eu une telle situation en Algérie, que les artistes ont été poussés à l’exil et qu’il y a eu moins de production cinématographique. La violence que traversait le pays a créé une sidération, peut- être même une incapacité à donner à voir, à dire, ce qu’il se passait. En littérature, cette situation a donné lieu à ce qu’on a appelé la littérature de l’urgence, et je m’étais intéressé à comment les arts contemporains avaient tenté de représenter cette crise. Il y avait une sorte d’invisibilité du conflit, à la fois médiatique et journalistique mais aussi artistique, pendant un temps, jusqu’à ce que ça resurgisse comme des actes de résistance. À travers l’exploration de cette période, je me rendais compte que d’une certaine façon, la production visuelle et la littérature ont continué d’exister, mais peut-être que ce sont les relais médiatiques qui étaient moins présents, et on a eu cette sensation d’omerta sur la situation algérienne pendant dix, quinze ans. Il n’est pas anodin de voir, ces dernières années, de nombreux films sur ce que l’on appelle « la décennie noire » (noir du deuil, noir de l’aveuglement ?) qui resurgissent, mais vingt ans après les faits, et qui se situent dans les années 1990, avec plus ou moins de précision. Cela m’interroge beaucoup : comment représenter, vingt ans plus tard ? Pourquoi vingt ans plus tard ? Est-ce le temps de la douleur, du traumatisme ? Est-ce l’omerta volontaire sur cette période décidée par le pouvoir en place ? En Algérie, actuellement, il se passe des choses qu’il faut documenter. Je pense que les créateurs doivent être en phase avec ce qu’il se passe, le Hirak, la rue, les mouvements populaires. Je ne dis évidemment pas qu’il faille tourner la page des années 1990. Au contraire, j’ai même le sentiment qu’un travail profond s’amorce en ce sens. Mais je crains que les longs métrages, de fiction en particulier, qui sont une nouvelle tendance du cinéma algérien viennent en fait répondre à un courant plus global. La situation algérienne des années 1990 s’est en quelque sorte étendue au reste du monde, avec un terrorisme qui n’a plus de frontière, qui peut frapper partout et à chaque instant. Et l’on voit donc nombre de films, partout, qui traitent de ces problématiques. Cela pose la question de l’idéologie finalement, le cinéma est

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peut-être toujours idéologique, les arts aussi… Là où nous croyons voir une expression libre, il n’y a peut-être que le reflet d’un courant de pensée plus global, politiquement correct, obéissant à une logique de marché. Pendant vingt ans, on n’a pas voulu voir de films qui traitent de cela – à part quelques productions1 évidemment, qui ont échappé à cette sorte de doctrine. C’est généralement ce genre d’objets qui m’intéressent, ceux qui font exception.

RK : Ne retrouverait-on pas ce désir-là dans le contexte actuel, post-22 février 2019 ? On voit en ce moment, à l’occasion des marches en Algérie, que l’histoire investit la place publique : par le biais de photographies, de pancartes, en référence à la guerre intérieure et à la révolution de novembre 1954, mais aussi par le biais d’images de films. Donc, dans la rue, on a des archives de l’histoire algérienne, avec un peuple qui demande un récit, ou plutôt qui impose son récit. ND : Tout à fait, il y a une réappropriation du roman national, qui se fait publiquement, avec beaucoup de beauté et de grâce.

RK : Et, c’est une réappropriation qui se fait en 2019. ND : Comme s’il y avait eu une déviation de l’histoire algérienne que les gens veulent corriger aujourd’hui. C’est l’image du fleuve détourné chère à Mimouni. Les gens sortent et disent, nos martyrs ce sont ceux-là et pas d’autres. Notre histoire, c’est celle-ci et pas celle qu’on nous a imposée. Et effectivement, peut-être qu’aujourd’hui, il est temps de régler quelques questions.

RK : Retrouve-t-on cette tendance-là dans le cinéma ? ND : Peut-être, mais est-ce que cela veut dire qu’il faudra attendre vingt ans pour raconter ce qui est en train de se passer aujourd’hui ? Je ne pense pas, parce qu’on est passé à une accélération de l’histoire, où justement tout est en train de voler en éclats, et qu’à travers cette accélération de l’histoire, on veut effectivement régler les choses du passé, mais aussi repartir sur de nouvelles bases avec d’autres façons de faire, peut-être beaucoup plus ancrées dans le réel et dans le direct2. Et, les outils de prises de vue et de son se sont démocratisés. Aujourd’hui, tout le monde peut filmer, photographier, garder une trace, ne serait-ce qu’avec un smartphone. Il y a d’ailleurs, depuis une dizaine d’années, une explosion de la photographie en Algérie qui répond, selon moi, à ce silence médiatique que nous évoquions. Il y a toute une génération qui est train de faire des choses éclatantes, et qui vient répondre finalement, encore une fois, à un vide, à un silence, à un aveuglement qui a été imposé pendant des décennies. Là, on veut tout montrer, tout prendre en photo, tout raconter. Il y a un vif désir d’images.

RK : Et un désir d’archives ? On le voit de manière très concrète pendant les marches, des archives sont exhumées et investissent la rue. ND : Exactement. Je m’en rends compte à chaque fois que je dépose un document sur la plateforme des Archives numériques du cinéma algérien, il y a un engouement, une réponse. On se rend compte que les choses ont été très peu montrées, parfois censurées, et que l’on montre toujours les mêmes images, on réduit un patrimoine à quelques objets, toujours les mêmes, alors qu’il y a toute une partie immergée qui est extraordinaire.

RK : Y a-t-il une évolution, un intérêt grandissant dans la réaction des internautes entre les débuts d’Archives numériques du cinéma algérien et aujourd’hui ? ND : Oui, l’intérêt est grandissant mais il passe aussi par le médiatique, comme beaucoup de choses à notre époque. À la base, c’est une démarche que j’ai toujours

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voulue anonyme. Je me suis toujours caché derrière « Archives numériques du cinéma algérien », personne ne savait vraiment ce que c’était ; s’agissait-il d’une institution, d’une équipe ? Et j’ai toujours entretenu ce flou. Depuis que je suis sorti du bois, à travers un reportage qui a eu lieu en début d’année [2019], et le fait qu’il y ait une personne qui explique sa démarche, l’engouement s’est intensifié. Les comptes Facebook et Youtube, en termes de visibilité et de likes ont explosé, ce reportage a touché beaucoup de gens. Il y avait là, peut-être, une quête d’identité, d’histoire, qui résonnait avec certains. Ensuite, dans une sorte de démarche éditoriale, j’ai souvent fait attention de raccorder ce que je proposais sur la page avec ce qui se passe dans l’actualité. Je vais à la recherche des extraits de films ou de photos qui, pour moi, sont en rapport avec ce qui est en train de se passer, une façon d’éclairer le présent à travers les images du passé.

RK : Avez-vous le souvenir des premiers éléments mis en ligne ? ND : Au début, j’étais dans un désir très scolaire de faire les choses chronologiquement. La première image animée que j’ai mise sur la chaîne Youtube, est un extrait de film des frères Lumière, Vues d’Alger, tourné à Alger. Je voulais peut- être marquer le début du cinéma algérien et le poser avec ce film-là qui date de 1896 et qui est tourné à Alger ; on y voit la baie d’Alger, on y voit des gens, et il y a déjà des Algériens à l’image ! C’est aussi pour poser une question : Qu’est-ce qu’un film algérien ? Un film tourné en Algérie ? Un film tourné par un Algérien ? Je n’ai toujours pas la réponse. La seconde vidéo était la visite de Che Guevara à Alger. L’idée n’était pas toujours de montrer du cinéma à proprement parler mais de l’image. De l’image et du politique afin de documenter ce territoire qu’on appelle Algérie. Peu à peu, s’est imposée la volonté de se poser en marge, dans une sorte de contre- histoire. Il me paraissait important de valoriser des figures et du cinéma qu’on connaît peu, une parole politique qui n’a pas toujours été montrée, toujours dans un désir de documentation et de poser cette démarche en termes critiques. Et de rendre justice à des personnes qu’on a oubliées, occultées, bannies. Le véritable objectif est de créer un fonds qui soit vivant, partagé en utilisant les nouvelles technologies avec leurs vitesse et simplicité, afin de donner accès à une documentation au plus grand nombre. Je n’ai pas la prétention d’être le dépositaire de la mémoire du cinéma algérien ; il y a énormément de choses qui sont dispersées, c’est une mémoire très éclatée, et l’idée serait plutôt que chacun puisse apporter sa pierre à l’édifice. Le fonds actuel n’est pas exhaustif : quelques revues, quelques photos, quelques dossiers de presse, des affiches, quelques pellicules.

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Figure 1

Détail du fonds d’archive personnel de Nabil Djedouani. © Nabil Djedouani

Figure 2

Détail du fonds d’archive personnel de Nabil Djedouani. © Nabil Djedouani

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RK : Vous faites une distinction entre un fonds physique et un fonds numérique qui est finalement constitué d’extraits de films ? Comment travaillez-vous à ce niveau-là ? ND : Je vole [rires]. Je travaille avec une chaîne Youtube, mais c’est de plus en plus compliqué puisqu’aujourd’hui, avec les algorithmes, je me retrouve coincé pour des questions de droits. Quand la page est née c’était très facile de partager des choses sans se soucier de leur appartenance. Mais maintenant, c’est de plus en plus compliqué, il suffit de quelques secondes pour que le contenu disparaisse. Mais, pour répondre à la question, en fait, c’est une forme de piratage assumé. Je numérise du contenu et je le mets en ligne. Parfois à partir de DVD ou de VHS, et parfois à partir de plateformes numériques en France, en Belgique, en Suisse, en Norvège… Des films qui ont un lien avec l’Algérie, ou qui ont été tournés en Algérie à une certaine époque. Je fais en sorte de toujours citer mes sources et de créditer les auteurs. Dernièrement, j’ai pris connaissance de films burlesques tournés par un Américain, James Blue, à l’Indépendance. J’ai écrit aux producteurs, en leur expliquant ma démarche, et ils ont numérisé les films et me les ont envoyés gracieusement. Ce qui est intéressant est que ces films, quasiment inédits, vont avoir une nouvelle vie car nous allons en faire : un ciné-concert, CineMusica, avec les musiciens Mouss et Hakim du groupe Zebda.

RK : Parce que vous avez désormais une légitimité. ND : Apparemment. Je pense que la durée de cette expérience et le fait d’essayer de toujours donner à voir des choses inédites et rares, ont effectivement créé une certaine légitimité. Nombre d’universitaires aussi me contactent, me remercient pour les œuvres partagées. La semaine dernière, j’apprenais qu’on parlait des Archives numériques du cinéma algérien lors d’un colloque à New Delhi. J’ai l’impression qu’il y a, en ce moment, beaucoup de recherches sur le cinéma algérien. Je suis contacté par des Allemands, des Italiens, des Américains, des Français, des Algériens, qui trouvent à travers ces pages des objets qu’ils n’avaient pas vus, ou qu’ils n’avaient pas réussi à trouver. Si cela permet d’avoir une meilleure connaissance de cette cinématographie j’en suis très heureux.

RK : La recherche débute-t-elle avec un objet, une photographie, un livre, ou un extrait de film ? ND : Oui, je pars toujours d’un document. Parfois un mot suffit, un titre, pour m’entrainer dans des enquêtes, des objets qu’il faut aller chercher, des parcours à reconstituer. Comme je le disais, ce qui m’intéresse, ce sont les figures oubliées. Je suis habité par le désir de réhabilitation, un désir de mettre en avant des figures qui me paraissent essentielles, qui ont eu une écriture, une esthétique différente de ce qu’on a l’habitude de voir. Je cherche tout le temps et ça me passionne encore. Cela fait presque dix ans maintenant que je travaille sur ces archives, inlassablement. Et, ce qui est merveilleux, c’est de continuer à apprendre, à découvrir des choses totalement inattendues.

RK : Êtes-vous spécialisé dans une tranche historique en particulier ? ND : Pas vraiment, je dirais plus des figures. C’est comme s’il y avait deux histoires du cinéma algérien : l’histoire écrite par Rachid Boudjedra et l’histoire écrite par Younes Dadci (Première histoire du cinéma algérien 1895-1979, Paris, Éditions Dadci, 1980). Eh bien, moi, je situerais ma démarche plutôt du côté de Younes Dadci, qui était un

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critique algérien vivant à Paris, et qui est pour moi le premier historien du cinéma algérien, un personnage dans la marge, qui publiait à compte d’auteur. Je me sens de cette école-là, plus iconoclaste. Je suis plus Mohamed Zinet que Lakhdar Hamina, plus Ali Djenadi que Tahar Hanache. Je suis plus sensible à une certaine trajectoire que je trouve plus belle, plus aventureuse, plus riche, plus foisonnante, et plus en accord avec l’idée de l’Algérie que je me fais.

RK : Y voyez-vous donc deux tendances esthétiques ? ND : Bien sûr, c’était l’objet de mon premier mémoire, où je parlais de standardisation et de quête d’authenticité. Prenons l’exemple de René Vautier. C’est une figure importante de l’histoire du cinéma algérien, mais j’estime, qu’avec d’autres, il a participé à une certaine « dénaturation » du cinéma algérien en se passant notamment de la fantaisie et de l’humour, qui font partie de l’identité, de l’âme algérienne et qui sont tout aussi politiques. C’est un cinéma qui est devenu idéologique. C’est un cinéma qui est devenu idéologique très vite, trop vite, et trop intensément de mon point de vue. C’est un cinéma qui a toujours été politique, on le présente comme cela, comme étant né au maquis etc. Mais, le maquis n’empêche pas la fantaisie, n’empêche pas l’humour… La grande majorité des cinéastes algériens, ce sont des gens qui ont été formés à l’étranger, qui ont adopté le modèle hollywoodien ou le modèle russe très rapidement, et qui les ont transposés à l’Algérie. Était-ce l’Algérie et les Algériens que l’on montrait ? Il y a eu de nombreux écrits sur la représentation du cinéma algérien, la façon de montrer les gens, la guerre d’indépendance, le côté binaire, manichéen, alors qu’il y avait des cinéastes beaucoup plus subtils qui souhaitaient prendre des chemins de traverse. Mohamed Zinet, par exemple, avait écrit une œuvre qui s’appelait Tibelkachoutine, dont j’ai réussi à retrouver le scénario (qui fait partie des objets précieux que j’ai miraculeusement retrouvés). Pendant la guerre d’indépendance, c’était une pièce de théâtre qu’il a ensuite transformée en film, une œuvre fantaisiste sur la guerre d’Algérie qu’il n’avait jamais pu produire parce qu’il était censuré par les mêmes personnes qui étaient les tenants du courant officiel, qui disaient que la guerre d’Algérie c’était le maquisard, la figure héroïque, sans nuance. Le cinéma algérien est, encore aujourd’hui, idéologique et étatique. Il perdure une vision très « soviétique » de l’art en Algérie, c’est très ancré.

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Figure 3

À gauche : scénario de Tibelkachoutine, Mohamed Zinet. À droite : scénario d’Alger Insolite, Mohamed Zinet. © Nabil Djedouani

RK : Avez-vous le souvenir des premières images qui vous ont marqué, et qui pourraient d’une manière, même détournée parfois, constituer votre regard ? ND : C’est plus l’absence d’image qui est à la base de ce que j’ai entrepris. Une figure qui est absente des photos de famille, un disparu : mon grand-père, qui est mort pendant la guerre d’Algérie. Je crois que tout part de là. Mon désir de cinéma vient de là : raconter l’histoire de mon grand-père qui est mort pendant la guerre, et dont je n’ai pas d’images. Les photos ont été brûlées, ou du moins, c’est ce qu’on m’a raconté. L’absence de cette image-là a été déterminante pour moi. On me racontait le passé mythifié de cet homme quand j’allais en Algérie, et je sentais qu’il y avait quelque chose de trouble, d’où certainement un désir d’enquête et de recherche. Je pense que tout part de là. Il y a une absence, un fantôme, dans mon histoire. En réalité, c’est le cas de tous les Algériens. C’est peut-être pour cela que les Archives numériques du cinéma algérien ont un impact considérable, elles viennent d’une certaine façon, reconstituer une part manquante qui nous est commune. Je n’ai sans doute que cette quête à mener. Elle passe par cette recherche des archives du cinéma algérien qui aujourd’hui tend à dépasser le cinéma puisqu’elle s’étend à la musique, la bande dessinée, à tout ce que l’on peut appeler la pop-culture3.

RK : Vous collectionnez également des archives musicales via la plateforme Raï and Folk. Est-ce la même démarche ? ND : Oui, c’est un peu la même démarche, mais c’est plus au coup de cœur. Avec Raï and Folk, je voudrais dire que la musique algérienne, ce n’est pas que ce qu’on croit. Encore une fois, montrer qu’il y a d’autres figures que Cheb Khaled, ou la musique Arabo-Andalouse, qu’il y a eu des tentatives très intéressantes, à tel ou tel moment…

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Et là, je dirais que je me focalise essentiellement sur les années 1980 qui furent des années d’expérimentation et de créativité.

RK : La suite ? ND : Continuer ce travail ! Enrichir le fonds et le diffuser.

NOTES

1. Par exemple, Le Démon au féminin de Hafsa Zinaï-Koudil (1993) ; L’Honneur de la tribu de Mohamed Zemmouri (1993) ; Bab El Oued City de Merzak Allouache (1994). 2. Voir l’exemple de la cinéaste Drifa Mezenner qui filme depuis le 22 février 2019 chacune des manifestations, les monte et, dans la foulée, les rend disponibles en ligne : https:// www.youtube.com/user/dreefa111. 3. Raï and Folk, qui rassemble des archives de la musique algérienne : https://soundcloud.com/ raiandfolk.

INDEX

Mots-clés : archives numériques ; archives visuelles ; cinéma ; Algérie Keywords : digital archive ; visual archive ; cinema, Algeria

AUTEUR

NABIL DJEDOUANI

NABIL DJEDOUANI est le fondateur des Archives numériques du cinéma algérien, plateforme numérique hébergée par Youtube et par Facebook sur laquelle on retrouve des extraits de films et parfois des films dans leur intégralité, des entretiens et des reportages. L’ambition de ce projet, depuis près de dix ans maintenant, est à la fois de valoriser les archives visuelles algériennes et de réhabiliter des images et des figures peu accessibles. Nabil Djedouani est aussi cinéaste.

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Varia

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Entre le don et la traduction. Formes de la critique génétique en Argentine

Graciela Goldchluk et Delfina Cabrera

L’émergence d’une théorie pour les archives du Sud

1 En raison de l’histoire de la réception de la critique génétique dans notre pays, nous avons décidé de présenter aujourd’hui les diverses formes que ce courant a prises depuis les années 1980 à l’université de Buenos Aires et, un peu plus tard, à l’université de La Plata. Ces formes se situent entre le don et la traduction.

2 Depuis plus de vingt ans, notre équipe travaille à l’université de La Plata et en 2011 nous avons créé un programme de recherche en critique génétique et archives d’écrivains (le CriGAE) dans le Centre de théorie et de critique littéraires de notre faculté. C’est dans ce même centre de recherche que la professeure Élida Lois, dans les années 1980, a introduit « l’école française » – ainsi qu’elle l’appelait – comme outil de réflexion sur les processus créatifs des écrivains argentins, dont les archives et manuscrits devaient être localisés, récupérés et restaurés. Élida a été notre guide formée en linguistique, philologie et littérature du XIXe siècle ; elle a su lire de manière créative la nouveauté théorique que la critique génétique représentait à l’époque et l’a mise en dialogue avec une facette peu prise en compte des recherches philologiques d’Amado Alonso, linguiste et philologue espagnol, qui dirigea l’Institut de philologie de l’Université de Buenos Aires jusqu’à 1946. En effet, Lois récupère les développements théoriques des intellectuels espagnols républicains comme Alonso, exilés en Argentine pendant le franquisme, qui s’éloignaient notamment de la philologie espagnole classique en proposant une perspective plus culturelle que scientifique et en envisageant l’histoire des langues romanes et les traditions des littératures nationales en Amérique latine1. Par conséquent, et contrairement au contexte français de la seconde moitié du XXe siècle qui a vu naître l’ITEM, le développement de la critique

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génétique argentine maintient une continuité avec la philologie tout en ouvrant un champ de débats pour la réorientation de la discipline.

3 La tâche la plus urgente était alors de sauver la mémoire scripturale du continent et, pour atteindre ce but, il était impératif de développer un appareil critique, méthodologique et théorique, capable de valoriser ces documents qui étaient exposés aux intempéries, dépourvus de toute protection institutionnelle ; et déposés (dans le meilleur des cas) dans des collections privées ou dans des maisons familiales. Ainsi, nous pouvons affirmer qu’en Argentine la critique génétique est née de la réflexion sur les archives émergentes qu’il fallait récupérer et rendre visibles, et de la nécessité de les protéger.

4 Dans ce contexte, quelques années plus tard, nos réflexions autour de la problématique des archives ont trouvé une voie singulière en se liant aux pratiques génétiques de nos collègues Fernando Colla et Sylvie Josserand Colla dans le Centre de recherches latino- américaines de l’Université de Poitiers, où sont conservés de nombreux fonds d’archives latino-américains, sous forme de dépôt, organisés, catalogués et numérisés2. Ce principe de garde, mais non de donation, s’explique par des raisons pratiques autant qu’éthiques, puisqu’on considère que les manuscrits doivent retourner au pays natal ou choisi des écrivains, même s’ils ont subi l’exil. Ce fait a conduit à la diffusion et à la diversification des formes de pratique de la critique génétique par de nombreux chercheurs qui ont été en contact avec le CRLA-Archivos. La pratique localisée et à la fois doublement décentralisée de ce projet d’édition – dans la mesure où il est mené dans une zone périphérique d’un pays central à travers une politique que l’on pourrait bien qualifier de décoloniale –, a favorisé d’intenses discussions théoriques au cours des quinze dernières années. Ainsi, ce projet qui met en dialogue textes et manuscrits et qui produit des volumes scientifiques accessibles, a ouvert une possibilité inédite de développer une forme de pensée singulière avec les manuscrits argentins et latino- américains.

5 Dans les années 1990, ce fut dans la bibliothèque des collègues de Poitiers que nous avons lu « Archive et brouillon ». Conversations avec Jacques Derrida. Table ronde du 17 juin 1995, publié dans Pour quoi la critique génétique ? Méthodes, théories3, un texte devenu une référence permanente pour notre équipe, au point que nous l’avons traduit en espagnol et publié en Argentine dans Palabras de archivo4, grâce à la médiation de l’un de ses éditeurs, Daniel Ferrer. Nous soulignons les mots de Derrida avec lesquels les éditeurs ont décidé de clore ce livre : « L’archive doit être dehors, exposée au dehors », car c’est une réflexion sur laquelle nous revenons encore dans les discussions que nous menons avec notre équipe au sein de nos institutions, où nous essayons de mettre en place une politique de creative commons.

6 Cette forme de pensée-active est fondamentalement un savoir-faire théorique qui se manifeste et implique davantage des croisements disciplinaires. Nous opérons des transferts et des réinvestissements continuels entre la critique génétique, l’archivistique, la théorie littéraire, la philologie, la communication visuelle et l’histoire de l’art, entre autres domaines ; et ce travail peut seulement avoir lieu si nous nous appuyons sur ce que Walter Benjamin appelait dans « la loi de traduction5 », une loi fondatrice d’une singularité basée sur le déplacement des langues, leurs contagions et leurs juxtapositions. Nous voulons être claires sur ce point : nous ne transportons pas la critique génétique à nos archives comme s’il s’agissait « d’appliquer » la théorie et la méthodologie génétiques à l’étude des manuscrits latino-américains, qui ressemblent si

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peu à ceux canonisés par la culture européenne. Mais nous lisons avec la critique génétique cette remise en question magnifique de l’unité du texte, de la langue et de la tradition.

7 Pour mieux comprendre ce point, il faut que nous revenions sur nos pas et que nous nous concentrions sur la réception de « l’école française » sur la scène critique argentine. En 1983, Ana María Barrenechea publie une édition facsimilée du « Journal de bord de Rayuela [Marelle] », de Julio Cortázar, précédée d’une longue étude où elle affirme suivre « l’école française de critique génétique »6. Barrenechea avait reçu ce carnet multilingue de son auteur au début des années soixante, suite à sa recension généreuse du roman. Pour Cortázar, ce cahier était « inutile », un souvenir, jusqu’au moment où Barrenechea dévoile tout son potentiel à l’aide de la nouvelle « école française ». En effet, l’étude développée par Barrenechea à l’Institut de Philologie de l’Université de Buenos Aires marque un tournant critique fondamental, non seulement en ce qui concerne l’histoire des analyses de Rayuela, mais surtout en tant qu’intervention originale dans les débats épistémologiques de l’époque. Tel qu’Élida Lois le signale : Barrenechea ne se contente pas d’analyser une poétique de l’écriture de Cortázar à partir de sa dynamique créative : elle y perçoit le sens d’un nouveau courant dans les études philologiques et elle en théorise l’apparition. Elle le place dans le cadre général d’un mouvement scientifique qui modifie les paradigmes : la psychologie et ses progrès dans la réflexion sur les processus cognitifs ; la psychanalyse avec ses notions de pulsion, de déplacement, de condensation et ses modèles qui remettent en question l’unité du Moi ; la linguistique dans son versant générativiste et son utilisation des opérations de transformation ; la sociolinguistique ; les théories du discours qui introduisent la pragmatique et envisagent l’interaction verbale comme un ensemble de stratégies en procès ; les théories marxistes sur la production – utilisées de manière plus ou moins réussie dans le domaine de la littérature ; le déconstructionnisme de Derrida et une science littéraire qui stimule une critique de l’écriture et de la lecture7.

8 Presque dix ans plus tard, en 1994, cet héritage critique de Barrenechea sera officiellement introduit dans le champ intellectuel argentin à la faveur d’un numéro spécial de la revue Filología de l’Université de Buenos Aires, sous la direction d’Élida Lois.

9 Comme nous pouvons l’observer dans la table de matières de ce numéro, des textes des principaux chercheurs de l’ITEM sont publiés pour la première fois en espagnol, suivis d’études génétiques sur des écrivains locaux (Jorge Luis Borges, Macedonio Fernández, Leónidas Lamborghini, Darío Canton, entre autres). La traduction constitue donc une pratique fondatrice de la réception du courant génétique dans notre pays, mais nous tenons à souligner qu’il s’agit d’une réception marquée par une appropriation singulière, c’est-à-dire une incorporation créative et attentive aux conditions et temporalités locales.

10 Au moment de l’apparition de ce volume et après un séminaire mené par Barrenechea à l’Université de Buenos Aires, un groupe de recherche sur la critique génétique prenait forme à l’Université de La Plata autour des archives de l’écrivain Manuel Puig, conservées chez sa famille. Ainsi en Argentine, la question « pour quoi la critique génétique ? » a toujours trouvé des réponses auprès des archives. Dans ce sens, c’est précisément la « coupure épistémologique » avec la pensée téléologique, établie par Levaillant avec l’affirmation « le brouillon n’est plus la préparation, mais l’autre du texte8 », qui retire les manuscrits du domaine de l’utilité et les place dans le domaine de

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la nécessité. Face à une pile de papiers « qui-ne-servent-à-rien » (une phrase que nous entendons souvent, même prononcée par des fonctionnaires publics), nous avons compris que ce qui n’est plus utile pour le marché éditorial est en revanche nécessaire pour nous, qui menons des pratiques qui visent à donner une « sur-vie » à l’œuvre et à l’écriture des écrivains sur lesquels nous travaillons. Les traces de ces écritures continuent de montrer une instabilité qui ne se résout jamais et, en même temps, elles nous poussent à comprendre des changements esthétiques, linguistiques et idéologiques qui n’étaient pas évidents au moment de leur apparition, mais qui deviennent lisibles quand nous les étudions. La « gratuité » revendiquée par Michel Contat au début de la table ronde mentionnée devient « nécessité » de l’autre côté de l’Atlantique, mais seulement à condition de mettre en suspens la question qui se répète encore des deux côtés : « à quoi ça sert ? » C’est aussi pourquoi nous choisissons de continuer à opérer avec la logique du don, de la perte, et que nous rejetons l’utilité et l’instrumentalisation capitaliste de nos archives et leurs langues.

Traduire, dire, offrir : une politique de lecture

11 En postulant que notre perspective est traductrice, nous voulons affirmer que l’écriture, ou au moins certaines écritures, remettent en question la fonction de la langue comme porteuse de l’identité nationale et c’est pour cela que cette perspective de lecture reconnaît une fonction critique dans certaines pratiques littéraires qui, à partir de l’usage particulier qu’elles font de la langue, s’éloignent, précisément, du rôle identitaire que les États nationaux avaient accordé à la littérature en tant que garante de l’homogénéité culturelle. De même, cette perspective établit une différence épistémologique entre le moment historique quand la littérature latino-américaine se traduisait en suivant des paramètres identitaires (surtout pendant les années 1960 et 1970) et le moment actuel, où nous recommençons à lire et quand nous nous concentrons là où la langue tremble (sans aucun doute, dans les manuscrits), là où la langue cesse d’être une possession et devient un lieu de passage toujours étranger.

12 Alors, afin d’établir l’une des formes que la critique génétique a prises en Argentine, nous pouvons dire maintenant que ce courant est devenu pour nous une politique de lecture. Avec ces outils, nous menons des recherches autour de plusieurs archives et manuscrits d’auteurs9, tout en développant une réflexion nécessaire pour que nos pratiques soient possibles. Dans ce contexte, nous voudrions citer deux productions collectives récentes : la première est le volume Palabras de archivo dont l’objectif principal a été de faire connaître nos travaux et d’établir un dialogue original entre archivistes et critiques littéraires d’orientation génétique (c’est dans ce livre que nous avons publié la traduction du texte de Derrida « Archive et brouillon »). La deuxième production du groupe est un numéro spécial du journal Escritural du CRLA-Archivos intitulé El archivo como política de lectura / L’archive en tant que politique de lecture, à paraître prochainement en version bilingue, en français et en espagnol. Ce numéro, co- édité avec Fernando Colla, offrira aussi un texte inédit de Raúl Antelo, critique littéraire argentino-brésilien, professeur à l’Université de Santa Catarina, responsable de l’édition des œuvres du poète Oliverio Girondo dans la collection « Archivos » et référence majeure dans le domaine de la critique génétique dans le contexte latino- américain10. Au lieu d’investir nos ressources dans une publication papier (très coûteuse), nous avons décidé de les utiliser pour traduire nos travaux en français et les

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mettre à disposition en ligne, afin de promouvoir un dialogue entre deux langues si proches et pourtant si distantes.

13 En outre, au-delà des publications, nous sommes en train de développer une cartographie latino-américaine d’archives d’écrivains latino-américains, c’est pourquoi nous avons créé le site Orbescrito.org, un espace collaboratif destiné à localiser les archives dispersées et à rassembler des données de localisation grâce à une enquête conçue par nos collègues archivistes de La Plata. Jusqu’à présent, le site offre la description et les coordonnées de 45 archives d’écrivains. Cette tâche de localisation, comme nous le savons, est presque infinie et très lente, mais nous croyons que le fait de l’entreprendre de manière artisanale et collaborative produit de nouvelles connaissances sur les fonds et la possibilité de travailler avec eux (puisqu’ils deviennent visibles et repérables).

14 Maintenant, pour faire référence aux formes que cette lecture prend dans nos éditions, nous allons nous concentrer sur les archives de Manuel Puig, écrivain contemporain de Julio Cortázar qui a déconcerté autant qu’enthousiasmé les critiques des années 1960 et 1970 lors de son utilisation des formes narratives expérimentales mélangées à des éléments de la culture populaire.

15 Puig est mort en 1990 au Mexique et il a laissé des centaines de documents comptabilisant 18 051 feuilles, que nous avons organisées ensuite en 920 classeurs qui sont les unités de description, et conservées dans 28 boîtes spéciales achetées par la famille pour protéger le fonds.

16 Nous sommes arrivés aux archives en 1995, lorsque Barrenechea donnait un séminaire à l’Université de Buenos Aires et préparait le numéro spécial sur la critique génétique dont nous avons déjà parlé. Une année plus tard, en 1996, une équipe de La Plata publiait Materiales inciales para La traición de Rita Hayworth11, où nous présentions pour la première fois un ensemble important d’avant-textes et de manuscrits rédactionnels de deux chapitres du premier roman de Manuel Puig, La traición de Rita Hayworth. Pour ce volume, nous avons suivi le modèle Archivos mais nous l’avons inversé : nous avons placé la première écriture au centre de la page et, sur les marges, les réécritures et les ajouts. La version publiée du roman n’a pas été prise en compte, car notre équipe souhaitait être fidèle aux postulats de la génétique textuelle récemment découverte.

17 Le deuxième moment de notre travail avec les archives Puig est rendu public en 2002 avec la publication d’El beso de la mujer araña dans la collection « Archivos » dirigée à l’époque par Amos Segala, dans un volume coordonné par José Amícola et Jorge Panesi12. Pendant la préparation du volume, nous avons transcrit tellement de manuscrits que nous avons décidé d’incorporer pour la première fois dans la collection un dossier numérique sur CD contenant la totalité des documents génétiques ainsi que des éléments biographiques visuels et sonores.

18 Une fois cet énorme travail publié, du point de vue des études littéraires traditionnelles, il semblait qu’il n’y avait plus de raisons de poursuivre des recherches sur ces documents. Au-delà de ces deux publications, on comptait une thèse de doctorat sur ces archives et, selon l’avis de plusieurs chercheurs, rien de plus ne pouvait en être extrait ou, en tout cas, rien qui n’apporterait des bénéfices académiques. Cependant, les archives Puig étaient là et la famille de l’écrivain avait commencé un travail artisanal de numérisation qu’il fallait guider, et auquel nous nous sommes consacrés activement grâce à l’aide de l’archiviste Mónica Pené qui collaborait à cette époque à la numérisation des témoignages de victimes du terrorisme d’État. Alors, une fois que le

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caractère utile des archives semblait être épuisé, nous nous sommes intéressés à ce qui était nécessaire (« quelqu’un devait le faire »), et c’est là, à ce moment précis, que la réflexion la plus engagée dans notre pratique génétique est apparue.

19 Nous retournons ainsi à l’idée de « gratuité » à laquelle Contat fait référence dans ce texte qui nous a tant marqués, car d’une part, la valeur sociale du témoignage des victimes du terrorisme d’État est évidente ; d’autre part, le fait de produire des connaissances sur certains brouillons de Puig (même si cette tâche pouvait entrer dans le domaine de sauvegarde de la mémoire scripturale du continent inauguré par Élida Lois) nous semblait évidemment bien moins urgent.

20 Cette expérience montre bel et bien l’importance de la « coupure épistémologique » avec la téléologie que propose la critique génétique : pour les fonctionnaires publics, les archives Puig sont des documents qui ne servent à rien (aucune institution argentine n’a réussi à les acheter pour les rendre publics) ; mais de notre point de vue généticien, c’est l’inverse : si nous savions à quoi ils servent, ces documents seraient inutiles, ils resteraient lettre morte. Ainsi, c’est avec ce regard, dans le sens qui va au-delà de l’acte de voir et qui comprend aussi le souci, la garde, l’égard, la sauvegarde, que nous continuons à travailler sur les archives de Manuel Puig et sur beaucoup d’autres, que nous concevons encore des projets de recherche dans la perspective génétique et que nous construisons notre propre bibliothèque avec des lectures que nous avons trouvées très enrichissantes au fil de ces dernières années, comme c’est le cas des travaux de Raúl Antelo ou de Werner Hamacher13.

21 Depuis les années 2000, un certain « tournant archivistique » a eu un impact particulier sur les universités argentines et cela a signifié, concrètement, plus de place pour garder ces papiers qui sont maintenant considérés comme des « sources primaires » de recherche. En 2016, grâce au travail constant avec la famille Puig, nous avons obtenu la permission de mettre en ligne sur le site ARCAS de La Plata les archives complètes, en libre accès et sous la licence creative commons. Cette politique de libre accès, qui nous a été était naturelle dès le départ, a rencontré de nombreux détracteurs. Pour nous, ce n’est pas un choix conditionné par le pouvoir d’achat des archives, mais une décision explicite fondée sur une critique de la privatisation des savoirs et de la culture, c’est-à- dire, une critique des données et savoirs privatisés et utilisés comme des marchandises académiques. La connaissance est toujours une construction collective et c’est précisément dans l’acte de donner, de donner à voir et de partager la production d’une personne ou d’un groupe de personnes que cette connaissance devient souveraine, c’est-à-dire qu’elle peut être reprise par la communauté.

22 En même temps, pendant que le site ARCAS conservait ces documents sous la responsabilité académique de Graciela Goldchluk (qui garantissait leur ordre de provenance), un groupe de recherche formé de jeunes chercheurs de La Plata et dirigé par Maria Eugenia Rasic, regarda de nouveau toutes les images numérisées des manuscrits de Puig et proposa de parcourir à nouveau les archives en offrant une disposition plutôt poétique du matériel, ce que nous pourrions appeler avec Hamacher « une disposition archifilologique ». Ce travail a eu comme résultat l’Album Puig14 (voir Annexe), un livre dans lequel les manuscrits et les documents des archives ne sont pas présentés par ordre chronologique. Au contraire, la perspective génétique utilisée cherche à offrir des connexions inattendues entre les documents, des connexions qui peuvent être examinées plus en détail et dans leur contexte « d’origine » grâce à l’accès en ligne aux documents, sur le site ARCAS, tels qu’ils sont placés dans les archives.

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Toute la réflexion sur le processus qui a mené à ce livre est présentée dans les premières pages de celui-ci, alors que le volume principal est consacré à présenter (avec toute la force de ce terme) la définition fondatrice d’Almuth Grésillon du manuscrit en tant qu’objet « visilisible15 », un concept qui, pour nous, a gagné de l’épaisseur en dialogue avec d’autres disciplines comme le design graphique et l’histoire de l’art.

23 Pour conclure, nous voudrions signaler que cette expérience nous a amenés à dialoguer avec les humanités numériques, un champ de savoir que nous considérons comme « l’avenir de la critique génétique », car il nous permet de mener à terme des publications papier. C’est-à-dire, qu’un livre comme l’Album Puig ne serait qu’un divertissement de spécialistes munis d’un pouvoir archontique exclusif si ARCAS n’existait pas. Grâce au support numérique, nous avons pu revenir au papier, un retournement qui, selon nous, est nécessaire pour récupérer, même à travers des illustrations, l’expérience tactile de toucher les manuscrits. En même temps, le papier permet, paradoxalement, d’expérimenter une simultanéité et une permanence (chez soi, dans l’œil, dans la main) que l’écran ne permet pas. Même les limitations imposées par une publication papier sont liées aux limites posées par le temps de lecture. Ainsi, la temporalité du papier, c’est celle de l’arrêt et c’est sa disposition, au moins dans le cas de l’Album, qui permet de rendre plus évident le geste de lecture des archives et, par conséquent, invite à mener de nouvelles recherches dans un autre temps et dans d’autres corps de l’archive.

BIBLIOGRAPHIE

AMÍCOLA, José (comp.), GOLDCHLUK, Graciela ; Páez, Roxana et ROMERO, Julia (col.), Manuel Puig : materiales iniciales para La traición de Rita Hayworth, vol. I, La Plata, Centro de Estudios de Teoría y Crítica Literaria, publicación especial Orbis Tertius, n° 1, 1996. ANTELO, Raúl, Archifilologías Latinoamericanas. Lecturas tras el agotamiento, Villa María, Eduvim, 2015. BARRENECHEA, Ana María, Cuaderno de bitácora de Rayuela de Julio Cortázar, Buenos Aires, Sudamericana, 1983. BENJAMIN, Walter, « La tâche du traducteur », dans Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p. 245-259. BIASI, Pierre-Marc de, CONTAT, Michel et FERRER, Daniel, Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS Éditions, 1998. COLLA, Fernando (éd.), Archivos : cómo editar la literatura latinoamericana del siglo XX, Poitiers, CRLA- Archivos, 2005. GOLDCHLUK, Graciela et PENÉ, Mónica (éd.), Palabras de archivo, Santa Fe, UNL-CRLA Archivos, 2013. GRÉSILLON, Almuth, Éléments de critique génétique : lire les manuscrits modernes. Paris, P.U.F., 1994. HAMACHER, Werner, 95 Thesen zur Philologie, Francfort-sur-Main, Engeler, 2010. LEVAILLANT, Jean, Écriture et génétique textuelle : Valéry à l’œuvre, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1982. LOIS, Élida, « Amado Alonso, precursor de la crítica genética », Cauce, n° 18-19, Universidad de Sevilla, 1995-1996, p. 401-408. LOIS, Élida, « La critique génétique en Argentine : précurseurs, irruption et état actuel », Genesis,

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n° 33, 2011, 149-156. LOIS, Élida, Génesis de escritura y estudios culturales. Introducción a la crítica genética, Buenos Aires, Edicial, 2001. PUIG, Manuel et RASIC, María E., Álbum Puig, La Plata, Malisia, 2017. PUIG, Manuel, El beso de la mujer araña. Edición crítica, Amícola, José et Panesi, Jorge (coord.), coll. « Archivos », n° 42, Madrid ; Barcelone ; La Havane ; Lisbonne ; Paris ; México ; Buenos Aires ; San Pablo ; Lima ; Guatemala ; San José ; Caracas ; ALLCA XX, 2002.

ANNEXES

Fig. 1 : Manuel Puig et María E. Rasic, Álbum Puig, La Plata, Malisia, 2017, p. 102.

Fig. 2 : Manuel Puig et María E. Rasic, Álbum Puig, La Plata, Malisia, 2017, p. 103.

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NOTES

1. Élida Lois, « Amado Alonso, precursor de la crítica genética », Cauce, n° 18-19, Universidad de Sevilla, 1995-1996, p. 401-408 ; Génesis de escritura y estudios culturales. Introducción a la crítica genética, Buenos Aires, Edicial, 2001 et « La critique génétique en Argentine : précurseurs, irruption et état actuel », Genesis, n° 33, 2011, p. 149-156. 2. Fernando Colla (éd.), Archivos : cómo editar la literatura latinoamericana del siglo XX, Poitiers, CRLA-Archivos, 2005. 3. Pierre-Marc de Biasi, Michel Contat et Daniel Ferrer, Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS éditions, 1998. 4. Graciela Goldchluk et Mónica Pené (éd.), Palabras de archivo, Santa Fe, UNL-CRLA Archivos, 2013. 5. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000. 6. Ana María Barrenechea, Cuaderno de bitácora de Rayuela de Julio Cortázar , Buenos Aires, Sudamericana, 1983. 7. Élida Lois, « La critique génétique en Argentine : précurseurs, irruption et état actuel », Genesis, n° 33, 2011, p. 151. 8. Jean Levaillant, Écriture et génétique textuelle : Valéry à l'œuvre, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1982. 9. Parmi les archives d’écrivains avec lesquelles nous avons travaillé, nous pouvons citer celles de José Hernández, Manuel Puig, Héctor Tizón, Mario Bellatin, Edgardo Vigo, Niní Marshall, Arturo Carrera, Juan Bautista Alberdi, Ezequiel Martínez Estrada, Juan José Saer, Ricardo Piglia, Leónidas Lamborghini, Felisberto Hernández, Andrés Caicedo, Violeta Parra, Darío Cantón, Adelina Demate de Alaye, Horacio Quiroga, Omar Favero. 10. La table de matières est la suivante : Introduction des éditeurs Fernando Colla et Graciela Goldchluk ; « La potentialité de l’archive » (Raúl Antelo) ; « Vers le paradigme des archive

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d’artistes et d’écrivains » (Ana Bugnone) ; « Walter Benjamin face aux postphilologies » (Juan Antonio Ennis et Juan Pablo Cuartas) ; « Les corps d'une archive. La construction comme mode d'affectation de l'archive » (Paula Calvente et Victoria Calvente) ; « L’archive au chantier. Une lecture située » (María Eugenia Rasic) ; « Tensions autour des archives dans les bibliothèques. Réflexions sur la conservation et la diffusion de fonds archivistiques » (Mónica G. Pené, Florencia Bossié et Victoria Calvente) ; « Histoires universelles de l’art : pour une archive de la collection » (Juan José Pedroni) ; « Les revues en tant que dispositifs de sensibilité. Un regard sur les archives » (Verónica Stedile Luna) ; « Idées autour des Archives Saer. Une pile de papiers-qui-ne- servent-à-rien » (Víctor Gonnet) ; « Lire la persistance de l'écriture, une politique de lecture à partir des brouillons. Le cas des archives de Juan José Saer » (Verónica Bernabei) ; « Proust et ses avant-textes : enjeux théoriques d'une relation problématique » (Lisandro Relva). 11. José Amícola (comp.), Graciela Goldchluk, Roxana Páez et Julia Romero (col.), Manuel Puig : materiales iniciales para La traición de Rita Hayworth, vol. I, La Plata, Centro de Estudios de Teoría y Crítica Literaria, publicación especial Orbis Tertius, n° 1, 1996. 12. Manuel Puig, El beso de la mujer araña. Edición crítica ; José Amícola et Jorge Panesi (éd.), Coll. Archivos, n° 42, Madrid ; Barcelona ; La Havane ; Lisbonne ; Paris ; México ; Buenos Aires ; San Pablo ; Lima ; Guatemala ; San José ; Caracas ; ALLCA XX. 13. Voir en particulier Werner Hamacher, 95 Thesen zur Philologie, Francfort-sur-Main, Engeler, 2010 ; Raúl Antelo, Archifilologías Latinoamericanas. Lecturas tras el agotamiento, Villa María, Eduvim, 2015. 14. Manuel Puig et Mariá E. Rasic, Álbum Puig, La Plata, Malisia, 2017. 15. Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique : lire les manuscrits modernes, Paris, P.U.F., 1994.

RÉSUMÉS

Cet article présente les formes que la critique génétique a prises en Argentine. La réception de ce courant critique aurait été impossible sans la pratique de la traduction, conçue comme un mode de lecture situé dans un contexte dont la sauvegarde du patrimoine scripturaire était la tâche prioritaire. Il était donc nécessaire de construire des outils théoriques et méthodologiques qui permettraient de rendre lisibles les manuscrits disponibles et de découvrir ceux qui avaient été oubliés.

Este artículo propone un recorrido por las formas que adoptó la crítica genética en Argentina. La recepción de esta corriente hubiera sido imposible sin la práctica de la traducción entendida como modo de leer situado en el contexto argentino, en el cual la prioridad es rescatar, proteger y publicar el patrimonio escritural. Para ello fue necesario construir herramientas teóricas y metodológicas propias que permitan hacer legibles los manuscritos disponibles y descubrir otros olvidados.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, archives, Argentine, traduction Palabras claves : crítica genética, archivos, Argentina, traducción

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AUTEURS

GRACIELA GOLDCHLUK

GRACIELA GOLDCHLUK est docteur en lettres et professeure des universités de philologie hispanique à l’Université nationale de La Plata (Argentine). Elle est responsable des archives de Manuel Puig (Argentine) et de Mario Bellatin (Mexique). Actuellement, elle mène ses recherches à l’Institut de recherche en sciences humaines et sociales (UNLP-CONICET), qui fait partie du Groupement de recherche international « Critique génétique et humanités numériques » (GRDI-DIGEN). Elle est l’auteur d’El diálogo interrumpido. Marcas de exilio en los manuscritos de Manuel Puig et Palabras de archivo, co-edité avec Mónica Pené.

DELFINA CABRERA

DELFINA CABRERA est docteur en lettres (Université de Perpignan/Université de Bergame) et chercheur à l’ICI Berlin Institute for Cultural Inquiry où elle est responsable des archives photographiques de l’écrivain mexicain Mario Bellatin. Ses recherches portent sur les rapports entre la traduction, le multilinguisme et la création dans la littérature latino-américaine contemporaine. Elle est l’auteur de l’ouvrage Las lenguas vivas. Zonas de exilio y traducción en Manuel Puig, ainsi que de nombreuses traductions vers l’espagnol.

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