LES PRÉSIDENTS DE LA RÉPUBLIQUE

PIERRE MIQUEL

LES PRÉSIDENTS

DE LA

RÉPUBLIQUE

GENERIQUE La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Générique, 1990. ISBN 9782866470722 Avant-propos

Les républicains fondateurs de la troisième République ont toujours eu pour la Présidence méfiance, aversion et mépris. Ils ont longtemps manifesté leur hostilité envers une magistrature qui leur semblait une survivance du trône des rois et des empereurs, un archaïsme hérité du XIX siècle. Jamais la première Républi- que n'a envisagé de se donner un président. Si la seconde s'y est résignée, c'était contre l'avis des vrais républicains et elle s'en est mordu les doigts, l'institution ouvrant légalement la voie du pouvoir personnel au candidat-prince Louis Napoléon Bona- parte. Un tour de passe-passe du même genre était prévu par les monarchistes, quand ils approuvaient les lois constitutionnelles de 1875. Que l'on crée une présidence de la République, soit ! A condition d'y mettre plus tard un roi.

Les réticences sont donc explicables. La présence de Thiers, le premier assis sur le trône, a finalement rassuré, celle de Mac- Mahon a inquiété. La très longue présidence de Jules Grévy, le seul homme politique qui, avant 1900, ait assumé sa charge jusqu'à son terme, inquiète de nouveau : réélu, il doit partir sous l'effet d'un scandale. On se rend compte que la fonction a ses dangers, même si elle n'offre plus de risque politique depuis que le Président a renoncé à utiliser la seule arme efficace dont il dispose : le droit de dissolution de la Chambre. Qu'il le veuille ou non, le Président est un souverain, il représente à la fois le régime et l'Etat. Il ne peut braver les règles de bonne conduite et doit être irréprochable. Le roi sans couronne de l'Elysée a été l'objet de tous les sarcasmes : a-t-on assez répandu la formule probablement fausse de Clemenceau « je vote pour le plus bête » ? On a présenté l'hôte de l'Elysée comme un inaugurateur de chrysanthèmes, on l'a représenté mille fois dans les caricatures de presse comme une outre vide et pompeuse, présidant les monstrueux banquets de mille couverts, inaugurant les expositions coiffé de son « huit reflets » ridicule. Par un paradoxe remarquable, les plus vifs détracteurs de la fonction ont été élus eux-mêmes présidents, comme Grévy, ou candidats malheureux à la Présidence. On est surpris de lire deux fois la candidature d'un Freycinet en 1885 et 1887. Le collaborateur direct de Gambetta, le spécialiste des armées, l'ancien président du Conseil n'est certes pas un homme politique de seconde zone. Pas plus que Ferry, candidat malheu- reux en 1887. Que ce père de la République ait songé à l'Elysée indique suffisamment qu'il ne considérait pas la fonction comme dénuée d'importance. Que dire de Waldeck-Rousseau, candidat opportuniste contre Félix Faure en 1895 ? Le « Périclès de la République » était-il pris soudain par la tentation des voyages officiels ? Méline, le dernier des « Jules », est à son tour candidat contre Loubet en 1899 et le radical franc-maçon contre Fallières en 1906. Poincaré doit son élection de 1913 à la menace de guerre, qui porte à l'Elysée un homme responsable. Clemenceau lui-même est candidat, en 1919. Painlevé, ancien président du Conseil, se présente plusieurs fois et l'on n'est pas peu surpris de trouver le nom de Briand dans l'élection de 1931 contre Paul Doumer. Même Herriot est sensible à la brigue puisqu'il se présente contre Lebrun en avril 1939, la dernière élection présidentielle de la troisième République. Certes, quelques-uns de ces candidats, comme Clemenceau ou Briand, sont à l'extrême fin de leur carrière. Il ne leur déplairait pas de disparaître en pleine gloire, en occupant des fonctions officielles, laissant leur nom dans les registres de l'histoire institutionnelle. Mais Waldeck-Rousseau, Poincaré, Méline, Painlevé ou Paul Doumer sont des consuls de première grandeur, qui ne conçoivent pas l'élection comme l'abandon de la vie active. A l'évidence, le président de la République a beaucoup plus de pouvoir qu'on ne l'a dit. C'est pour cette raison que les plus grands noms de la République ont été écartés avec acharne- ment par les parlementaires. Ni Gambetta, ni , ni Waldeck-Rousseau, ni même Jules Méline n'ont été acceptés par le Congrès : on les jugeait trop forts pour ne pas être tentés d'abuser d'une situation prépondérante. D'où venait cette singu- lière fascination de l'Elysée ? Le Président avait-il un pouvoir occulte ? Disposant du droit de désigner le président du Conseil, sinon les ministres, il avait en fait les moyens d'écarter tous ceux qu'on ne jugeait pas souhaitables à la poursuite d'une politique d'intérêt national, en particulier dans les domaines réservés et sacro-saints de la défense et de la diplomatie. Selon les périodes, les présidents se sont notoirement préoccupés de ces questions, allant jusqu'à imposer aux chefs de gouvernement l'obligation de poursuivre une certaine politique et de prendre à leur cabinet les mêmes hommes pour la défendre. Ainsi s'explique le paradoxe de la continuité dans l'instabilité des cabinets : un Delcassé est resté au Quai sous plusieurs gouvernements, un Ferry rue de Grenelle, un Freycinet rue Saint-Dominique, un place Royale. Dans la lettre de course que recevait le président du Conseil en sortant de l'Elysée figuraient constamment la défense de l'école laïque, la sauvegarde de l'alliance russe ou plus tard la mise en application de la loi de trois ans.

Le Président avait à l'évidence les moyens d'assurer ce qu'on appelait la continuité républicaine. Il disposait d'un pouvoir d'influence sur le monde politique et devait réagir aux mouve- ments en profondeur qui se manifestaient dans les assemblées. Il était ainsi, dans la continuité, l'interprète du changement. A la manière du chef d'orchestre, il ne devait rester sourd à aucune voix. Quand on prit l'habitude de porter à l'Elysée un ancien président du Sénat, on choisit le parti de la sagesse : un tel homme avait forcément l'oreille de ses collègues et l'habitude du régime. Il pouvait à la fois enregistrer les influences dominantes et s'assurer qu'elles trouvaient une issue politique. A ce jeu subtil, il fallait de l'expérience, de l'honnêteté et beaucoup d'adresse. Il était tout aussi nécessaire d'être à l'abri de tout reproche. Le précédent de Jules Grévy avait marqué. Le souverain républicain devait être d'une parfaite honnêteté, d'une honorabi- lité incontestable. Ainsi s'expliquent certains choix dans les dynasties républicaines d'hommes dont le nom était une garantie et la richesse une sauvegarde : Carnot et Perier. Poincaré répondra plus tard à cette exigence d'honnêteté. Encore était-il nécessaire que le Président fût populaire, qu'il eût une bonne cote dans la presse et qu'il sortît indemne des campagnes des caricaturistes et libellistes. Félix Faure, plus tard Gaston Doumer- gue étaient, après Loubet et Fallières, des exemples de la bonhomie républicaine : ils faisaient peuple et sortaient du peuple, ils s'en flattaient à l'occasion, sans pour autant renoncer à la majesté du trône.

La fonction n'était pas de tout repos : deux présidents, et Paul Doumer, finirent assassinés. Un autre, Deschanel, dut quitter ses fonctions en raison de son état mental. Certains durent abandonner le pouvoir, poussés par un Parlement hostile ou par une opinion déchaînée. C'était déjà le cas de Thiers, démissionné par l'Assemblée avant le vote des lois constitution- nelles, plus tard d'un Mac-Mahon contraint par la victoire républicaine à se « démettre ». Casimir-Perier s'est de lui-même découragé ; Millerand a dû partir sous la poussée de la presse de gauche, après les élections de 1924 gagnées par les radicaux et les socialistes. Grévy a démissionné sous l'effet d'un scandale. n'a pas terminé son deuxième mandat du fait de la guerre qui a contraint la république à se saborder. Rares sont les présidents qui ont pu accomplir leur mandat sans troubles : Loubet, Fallières, Poincaré, Doumergue. Félix Faure aurait été de ceux-là s'il n'avait été victime d'un accident de parcours. Retrouver les péripéties de ces charges la plupart du temps mouvementées et périlleuses, c'est restaurer la vie d'une époque, de la grande France des années 1900 dont les soixante-dix ans de République ont fait la gloire. C'est aussi faire revivre la politique de la France, au moment où les Français se passionnent pour les grands affrontements, d'autant plus qu'ils mettent en jeu leurs principes et leurs convictions. La succession des présidents répond le plus souvent aux convulsions de l'opinion publique accaparée non seulement par les crises et les scandales, mais par la guerre, la menace de guerre, les troubles sociaux et les avatars de la conquête coloniale. La charge présidentielle peut donc être à bon droit considérée comme l'illustration d'une partie de l'his- toire de France. On imagine bien que la plupart des présidents de la troisième République étaient déçus de leur passage au palais de l'Elysée ; ils s'estimaient prisonniers, coupés du milieu politique, impuissants. On trouve dans les Mémoires de Poincaré de ces cris de rage. La quatrième République n'a pas pour autant jugé utile de renforcer puissamment la charge présidentielle, si peu conforme au pro- gramme des rénovateurs démocrates de la Résistance. On a fait l'essai d'un régime d'assemblée plus volatil encore que celui de la troisième. L'échec de ces quinze ans d'expérience, où les problèmes les plus graves ne recevaient plus de traitement politique convenable, a conduit à la définition d'un nouveau pouvoir, sous la cinquième République, dont l'analyse est une tarte à la crème pour les journalistes politiques quand ils abordent la période de l'après-gaullisme. Que la République des fonda- teurs, continuée sous deux autres régimes, ait finalement accouché d'une monarchie républicaine où le sacre est remplacé par le suffrage universel correspond à une exigence de renforce- ment du pouvoir exécutif qui se manifestait en France depuis la fin du XIX siècle. Le fonctionnement du régime a conduit à une altération progressive de l'institution parlementaire, jusqu'à réali- ser en France une démocratie d'opinion assez confusément définie. La participation personnelle des présidents à cette évolution qui ne semble pas contrarier l'opinion publique n'en est que plus passionnante à retracer. Ainsi peut-on peindre à grands traits, dans le quotidien et le vécu, le jeu des ambitions déçues, des mirages évanouis, mais aussi des continuités assurées et des grandes directions tracées et maintenues. L'hôte de l'Elysée n'est jamais autre, il n'est jamais le même. Il hérite d'une tradition et cependant il innove, par sa seule présence, parce que l'élection au suffrage universel le rend dépositaire des mouvements sociaux, moraux, intellectuels qui agitent la nation. Une version de la République qu'auraient certes récusée les Gambetta et les Cle- menceau épouse à tâtons l'âge post-industriel tout en conservant au visage de la Marianne des timbres, sous des identités diverses, une exigence de jeunesse, comme si la République s'identifiait plus parfaitement que jamais au devenir de la France. CHAPITRE 1

ADOLPHE THIERS, LE RASTIGNAC MARSEILLAIS

Il est, en titre, le premier président de la troisième République. Il occupe sa fonction du 31 août 1871 au 24 mai 1873. S'il est ainsi promu au premier rang par une Assemblée royaliste élue à , c'est pour une double raison. Les Prussiens occupent le territoire et la paix n'est pas signée. La France a besoin d'un sauveur qui fasse taire les divisions, et accepter par le pays la suprême humiliation : la perte des deux provinces d'Alsace et de Lorraine. Thiers est le parlementaire le plus connu de France. Constamment dans l'opposition sous l'Empire, il sera le sauveur. Il faut en outre éviter de définir le régime de demain. Il y a en 1870 trois candidats au trône : le comte de Chambord, légitimiste, le duc d'Orléans, comte de Paris, orléaniste, et l'empereur en exil ou son héritier. Il ne faut donc pas se prononcer sur la forme d'un régime futur dont on n'aperçoit pas encore les couleurs. C'est Thiers qui fait accepter le terme « président de la République » par des députés en majorité royalistes qui ne peuvent s'accorder sur un prétendant. Il est ainsi l'élu de la seule Assemblée, qui peut le démettre, ce qu'elle s'empresse de faire dès que la paix est signée et l'indemnité réglée. La présidence de la République est pour Adolphe Thiers l'aboutissement d'une longue carrière de Rastignac marseillais. Car l'homme s'est fait lui-même, sans rien devoir à sa famille, si ce n'est aux soins et à l'affection de sa mère et de sa tante. L'enfance du petit homme

Il est du Sud, du plein Sud, de . C'est un enfant naturel, et quand l'officier de santé accouche sa maman, Marie-Madeleine Amic, le père, Pierre Louis Thiers est absent. Le jeune Adolphe n'est légitimé que le 13 mai 1797, après le mariage de ses parents. Il était né le 15 avril à Marseille, 15, rue des Petits-Pères, aujourd'hui rue Thiers. Marie-Madeleine Amic n'est pas riche, mais elle est de bonne famille. Son père Claude est un vrai Marseillais, qui s'est établi à Constantinople pour y faire du commerce. Il travaille pour de très riches négociants connus à la chambre de commerce de Marseille, les Seymandi. La mère de Marie-Madeleine, Marie, est la fille d'un riche antiquaire, Antoine Lhomaca ou Lomaka. Marie est née à Constanti- nople et sa famille est catholique. Son père est fournisseur en bijouterie des dames du harem de Sa Majesté le Sultan. Une des sœurs de Marie a épousé Louis de Chénier : voilà donc le jeune Adolphe parent d'André et de Joseph Chénier, qui sont les deux plus illustres poètes de la période révolutionnaire. Quand Adolphe naît en 1797, André a déjà été guillotiné. Il faut croire que la nouvelle République, qui n'avait pas besoin de savants, n'avait pas non plus besoin de poètes. Adolphe est élevé par des femmes et ne voit jamais son père. Sa mère et la grand-mère Marie Lhomaca s'occupent de sa première enfance, guident ses premiers pas. Le père s'est absolument désinté- ressé de la jeune femme et de son enfant. Il a filé vers Paris, les abandonnant sans crier gare. Thiers ne reverra son père que beaucoup plus tard. En est-il affecté ? Certes pas. Comment peut-on souffrir d'un être que l'on ne voit pas? La grand-mère comprend tout de suite l'intelligence de l'enfant. Elle le fait placer dans une pension particulière, puis il entre en 1808 au lycée au son de tambours bonapartistes, un de ces lycées au régime militaire créés par Napoléon dans toute la France. Ce lycée impérial, actuellement appelé lycée Thiers, est alors installé dans l'ancien couvent des Bernardins. Il est sale, vieillot, humide et d'aspect misérable. On s'y lève tous les jours à cinq heures du matin.Il n'importe ! Thiers n'est pas là pour s'amuser, mais pour faire plus tard partie de la toute petite minorité de privilégiés qui, sachant le latin et le grec, seront, nantis du baccalauréat, jugés aptes aux fonctions de l'Etat, aux postes juteux des affaires. Thiers ne garde pas un mauvais souvenir du futur lycée Thiers. Pas d'hygiène, une puanteur effroyable dans les classes, une odeur de réfectoire qui imprègne tout l'établissement. Il n'importe, l'enfant s'applique. Il a du mal à mordre. Dans les petites classes, il est seulement moyen. Il faut lui laisser le temps de s'habituer aux études et d'abord à son isolement. Il doit accepter aussi le régime militaire, dur au début, mais qu'il supporte assez bien et qui lui forge une santé. C'est plus tard qu'il devient bon élève, parce qu'il rencontre un professeur qui le comprend et qu'il admire, un crack de Polytechni- que, un ancien bon élève perdu au lycée de Marseille, qui n'a pas les moyens sociaux de faire la conquête de Paris. Le professeur est revenu à Marseille, résigné, distingué et orgueilleux, méprisant les jeunes bourgeois qu'on lui impose au lycée impérial, les exécrant tous, sauf Adolphe Thiers qui a compris son génie. Il enseigne pour Thiers, il ne voit que cet enfant pauvre et perdu, cet isolé à grosse tête dont il rêve de faire un champion. La classe est un dialogue entre le jeune Maillet Lacoste, et le tout jeune élève. Les progrès sont rapides. Adolphe met les bouchées doubles, il rafle tous les prix et fait l'admiration de ses camarades qui se pressent pour l'entendre raconter des histoires dans la cour du lycée car il est un excellent narrateur. Il est à la fois bon en mathématiques, grâce à Maillet Lacoste, et bon en lettres. Est-ce la raison pour laquelle le proviseur du lycée conseille à sa mère de lui faire étudier le droit ? Choix singulier et bizarre : le jeune homme n'a nulle envie d'être avocat. Pour l'heure, il n'est occupé que de philosophie. Il admire l'armée de Napoléon qu'il voit défiler en , partant pour l'Italie ou pour l'Espagne. Il se procure tous les bulletins de la Grande Armée qu'il apprend par cœur. Il aime l'Empire, contrairement aux Marseillais qui le haïssent parce qu'il a ruiné le commerce du port. Il crierait volontiers Vive l'Empereur ! au passage des régiments. Voilà qui ne prédispose pas à l'étude du droit, ni à l'étude tout court. Que ne s'engage-t-il dans la Grande Armée ! Il n'en a pas le temps. Il ne serait peut-être pas recruté : trop petit de taille ! La Restauration arrive, puis le vol de l'aigle, puis la seconde Restauration, sanglante à Marseille où l'on tue les amis de l'empereur et de la République. La ville est occupée par les habits rouges. Pour Thiers, c'est une honte : le gouvernement de Louis XVIII est celui de l'étranger. Maman et grand-maman sont inquiètes : que faire de ce jeune homme qui n'arrête pas de pester contre le gouvernement légitime de la France? Bonnes chrétiennes, presque dévotes, elles n'ont qu'admiration et respect pour le bon roi Louis XVIII. Il est temps qu'Adolphe se mette au travail, pense la grand-mère. Quand part-il pour Aix ? L'atmosphère de Marseille ne lui vaut plus rien.

Le droit à Aix est une nouvelle épreuve. Il faut apprendre mécaniquement un cours qui n'a aucun intérêt. Thiers est d'abord parti seul pour la ville et s'est installé chez un menuisier rue des Pénitents noirs. Il loge ensuite chez un maçon. La mère et la grand- mère sont inquiètes. Que va devenir le petit? Saura-t-il se défendre dans cette ville froide et méprisante pour tous ceux qui viennent de Marseille, une ville de bourgeois de robe, de privilégiés? Thiers n'échappe pas aux femmes de sa famille. Elles s'installent rue Silvacane. Le voilà de nouveau en famille. Toujours pas de nouvelles du père. A quoi bon ? Il est oublié ! Il ne pourrait apporter dans la vie de l'enfant que la perturbation. Il vaut mieux qu'il ne se manifeste pas. La rue Silvacane est dans les faubourgs. Thiers y est parfaitement heureux. Les saintes femmes ont arrangé la maison à sa convenance. Un charmant petit jardin avec des arbres fruitiers, une tonnelle qui fait charmille avec sans doute de la vigne et des figuiers. La maison est simple, mais elle a une terrasse à l'étage, protégée par une treille. Un lieu idéal pour l'étudiant studieux. Adolphe comprend que les cours de droit n'ayant aucun intérêt, il faut seulement s'y rendre pour répondre à l'appel, pour être en règle avec les professeurs. On est ensuite parfaitement maître de son temps. Il suffit d'apprendre par cœur le cours de ces messieurs, au moment des examens. A quoi occuper son temps, quand on a l'esprit curieux ? Le jeune homme ne s'intéresse pas au billard et il n'est pas en mesure de regarder les filles. Il choisit un parti raisonnable : la bibliothèque Méjanes. C'est un des hauts lieux d'Aix, ville de gens cultivés, aimant lire. On trouve tout à la Méjanes, et d'abord de quoi devenir un honnête homme. Thiers lit avidement tout ce qui lui tombe sous la main, philosophie ou littérature, Rousseau et Montesquieu, Vauve- nargues et Bernardin. Il lit aussi des classiques, Virgile et Homère, dont il raffole. Il est fou des Martyrs de Chateaubriand, fou de Chateaubriand lui-même. Le petit homme serait-il devenu romanti- que? C'est la mode, et Adolphe Thiers se laisse emporter. Au café près de la Rotonde où il se réunit avec ses camarades il passe pour libéral et ses exagérations lyriques inquiètent les quelques protecteurs juristes et très bourgeois qu'il a pu se procurer en ville. Il joue aux boules en chapeau haut de forme avec un certain Mignet, un peu plus âgé que lui, dont il devient l'ami fidèle. Il se fait plusieurs amis en ville, jusqu'à constituer une sorte de cénacle de jeunes gens ambi- tieux. Car le jeune Adolphe a de l'ambition. Pour la satisfaire, il sait qu'il doit quitter Aix, gagner au plus vite la capitale. — Je ne suis pas heureux, dit-il à Mignet. J'éprouve de grands besoins et je suis pauvre. J'aimerais les femmes, la table, le vin, le jeu, et je n'ai pas d'or. Pellenc, l'ancien secrétaire de Mirabeau, a remarqué son talent. Il fait de lui un vif éloge devant le duc de La Rochefoucauld- Liancourt, un vieux libéral de soixante et onze ans qui a connu toute la Révolution. Le duc l'engage. Le voilà aux appointements de mille cinq cents francs par an ! La mère et la grand-mère le laissent partir terrorisées, mais rien ne peut le retenir.

A nous deux, Paris !

Thiers est réellement Rastignac. Il a inspiré le personnage à Balzac. Dans les Secrets de la princesse de Cadignan, quand Rastignac est pris en charge par Marsay, c'est Thiers qui est soutenu par Talleyrand. Sans doute n'a-t-il pas la noble figure, l'aisance, la prestance du personnage balzacien. Il n'est pas, comme Rastignac, titré. Il ne vient pas du Sud-Ouest mais de Marseille et il porte le plus roturier des noms roturiers. Il est enfant naturel reconnu et pas fils de famille. Mais il a tous les caractères du héros de Balzac, et d'abord son immense appétit de réussite. Il pourrait dire comme lui : Paris, à nous deux ! Personne ne l'attend, sauf le vieux duc de La Rochefoucauld- Liancourt qui le prend à son château comme secrétaire. Qui l'a recommandé? Le secrétaire de Mirabeau, son homme à tout faire, Pellenc, en qui le duc a confiance. — Qui est ce jeune Thiers ? lui demanda-t-il. Sait-il rédiger ? — Il est très petit de stature, répond Pellenc, le son de sa voix n'est pas très agréable. Il a beaucoup d'accent, il lit mal et quoiqu'il ait la tête énorme avec un toupet... Le duc l'interrompt : — Je vous demande ce qu'il a dans la tête, pas sur la tête. Cela seul m'intéresse. — Il a beaucoup d'écrits dans son portefeuille, répond Pellenc. Il me semble qu'il est né et formé pour l'éloquence. Il me rappelle quelquefois Rousseau. Pellenc parle d'or. Il a connu Rousseau. Rien ne peut plus exciter le vieux duc, toujours soucieux de se frotter aux jeunes intellectuels. Un nouveau Rousseau ! Qu'il entre ! Voilà Adolphe le Marseillais introduit dans Paris par la plus noble porte qui soit, mais aussi la plus dangereuse, car, dans la monarchie des Bourbons, le vieux duc passe pour un esprit fort. Il est un de ces nobles libéraux qui ont accumulé les difficultés sous les pas de Louis XVI. Rastignac entre dans Paris, mais c'est dans le Paris de gauche, celui de la contestation de la nouvelle Restauration. Rien ne peut mieux lui convenir : il aime Robespierre, Napoléon, les grands caractères disparus, et il déteste du fond de son âme tout ce que peuvent représenter les Bourbons. — N'a-t-il pas écrit quelque chose ? demande le duc. — Si fait, répond Pellenc, une brochure qui lui a valu, on ne sait comment, un prix à l'Académie d'Aix. — Que vaut-elle ? — Il y a de l'homme d'Etat dans deux ou trois chapitres, du sophisme dans beaucoup d'autres et du rhéteur partout. Le secrétaire de Mirabeau n'est pas si mauvais juge. Monsieur Thiers sera en effet sophiste, rhéteur et homme d'Etat. Tel est le destin de notre Rastignac.

Que laisse-t-il à Aix? Sa famille, sa mère et sa grand-mère, ses tantes, ses amis et quelques protecteurs qui daignaient le recevoir dans leurs beaux hôtels de pierre aux grilles de fer forgé comme ce d'Arlatan Lauris, d'une vieille famille d'Arles, président à la Cour d'Aix depuis 1811, un président fort convenable et libéral de bon ton ; ou Henri Jean André Arnaud, chirurgien en chef de l'hôpital, qui a reçu le jeune homme. Chez lui, Thiers a connu la petite demoiselle Emilie Bonnefoux. Il s'aperçut un jour en la regardant, dans le salon du chirurgien, qu'il était sensible, plus qu'il ne voulait l'avouer, au charme des filles, et qu'il avait envie de séduire. Est-il timide? Nullement. Avec les femmes comme avec les ducs il parle d'abon- dance, sans les voir, sans les regarder en face. Il a mille anecdotes à citer, mille histoires passionnantes à raconter. Pas d'état d'âme ni de regard vague, il intéresse, il captive, il brille de tous ses feux. Est-ce assez pour faire la conquête des cœurs? Certes non. Thiers attribue ses mauvaises fortunes au fait qu'il n'a pas de position, qu'il est un jeune homme pauvre. Aussi est-il follement reconnaissant à Emilie Bonnefoux parce qu'elle l'écoute et ne l'écarte pas. Se pourrait-il qu'il eût du succès? Il n'ose y croire. Il se renseigne. On lui dit qu'elle est absolument sans fortune. Il découvre qu'elle a tous les talents, avec toutes les grâces. Elle joue Mozart au piano et peint comme Vigée- Lebrun. Elle connaît même la cuisine de Provence. Une femme parfaite, une merveille. Lui fait-il des promesses? Il en est bien incapable, il doit partir, se faire connaître à Paris. Elle doit attendre. Elle attendra. Ils se contentent de rêver ensemble le soir, dans Aix, au son discret des fontaines et dans le frémissement des ifs. Le voilà parti ! Le chirurgien d'Aix lui a donné une lettre de recommandation pour le député Manuel, une des vedettes du Palais- Bourbon où les libéraux brocardent Louis XVIII à longueur de sessions. Nous sommes en septembre 1821, l'année de la mort de Napoléon. Paris déçoit beaucoup Thiers, qui a du mal à s'acclimater. Il maudit la ville où l'on a, dit-il, « de la boue sous les pieds et de l'eau sur la tête ». Pourquoi n'a-t-on pas établi à Marseille la capitale de la France ? Il abandonne bientôt le château de Liancourt pour loger avec Mignet dans un méchant garni du passage de Montesquieu : la pension Vauquer de Rastignac dans Balzac. A peine sorti de chez le duc, il se précipite chez le député Manuel, un Provençal de Barcelon- nette. Manuel était engagé volontaire en 1792, un héros de l'an II. Voilà qui le rend sympathique au jeune homme, véritablement frustré de gloire et de vie militaire. Comme Fabrice dans , il aurait aimé participer à la bataille de Waterloo. Ce petit homme laid à la voix de fausset a des rêves de héros romantique. On ne dirige pas ses rêves. Manuel est député de Vendée. Le suffrage est alors censitaire et les notables de Vendée, furieux lecteurs de Voltaire, détestent la monarchie des hommes en noir, des Jésuites. Manuel le présente au banquier Laffitte, un homme fin et cultivé qui subventionne les libéraux et leur presse. Laffitte, ce « banquier des rois et ce roi des banquiers », se prend d'amitié pour le jeune homme qu'il estime. Il est frappé de la justesse de son esprit, de ses saillies qui font mouche. — Il faut qu'il soit journaliste, dit-il à Manuel. Il a du talent. Manuel le présente à Etienne, le patron du journal d'opposition . Le voilà engagé. Ses articles plaisent. On s'arrache le petit chroniqueur. Il fait la connaissance de La Fayette, le héros des deux mondes, toujours en selle pour une autre révolution, ainsi que de Talleyrand et de sa nièce, l'émouvante duchesse de Dino : c'est pour lui une révélation, il n'avait jamais vu de femme du monde. Oubliée la petite Emilie Bonnefoux ! Le jeune Thiers, dans les salons, a autre chose à faire qu'à soupirer. Il ne songe nullement à prendre femme, ni même à se lier. Les femmes qu'il rencontre sont trop belles, trop riches, trop intelligentes, trop nombreuses surtout. Il n'a que l'embarras du choix. S'il ne pense pas à Emilie, le père d'Emilie pense à lui. Il a appris, dans Aix, sa rapide fortune à Paris. Le chirurgien lui a expliqué le début de son irrésistible ascension. Il doit tout à Manuel, qu'il a connu par le chirurgien Arnaud. Bonnefoux va se plaindre à Arnaud. — Allez à Paris, lui conseille-t-il. Vous verrez notre grand homme. Peut-être pourrez-vous le convaincre. M. Bonnefoux est absolument persuadé — peut-être se persuade- t-il lui-même — que Thiers a promis le mariage à sa fille. Il lit la signature de Thiers tous les jours dans ses journaux. Il connaît un peu Rabbe, un ancien militaire influent dans le parti libéral. Il va le voir à Paris et lui dit que Thiers a manqué à l'honneur. Rabbe ne veut pas le croire. Le père noble en rajoute. Thiers se serait engagé fermement. Rabbe réagit en ancien militaire. Si c'est une question d'honneur... Il va voir Thiers et lui propose un duel. L'autre ne refuse pas. Ainsi donc Rabbe, cet officier de l'Empereur, lui fait l'honneur de lui offrir un combat ? Il accepte. La rencontre a lieu à Montmartre. Thiers a pour témoins le député Manuel et son ami Mignet. On a choisi le pistolet. Thiers va se faire tuer. Il n'est pas entraîné au tir. De son côté, l'officier hésite à viser. Pourquoi supprimer sottement un des espoirs du parti libéral ? Chacun vise à côté. — Ce jeune homme, proclame Rabbe d'une voix de stentor, a fait tout ce que commande l'honneur et moi je lui défends de faire davantage car il se doit à son pays ! Les deux adversaires tombent dans les bras l'un de l'autre. Le père Bonnefoux est furieux. Il se consolera. Sa fille se mariera très bourgeoisement deux ans plus tard. Et Thiers est désormais disponi- ble pour les duchesses.

Les révolutions

Etrange Monsieur Thiers ! Il arrive à Paris pour les salons libéraux, il est de gauche, comme le député Manuel, son protecteur, comme le vieux duc de La Rochefoucauld-Liancourt, un libéral d'avant la grande Révolution. Et pourtant, comme il est seul au milieu des libéraux ! Ce journaliste de talent, que tout Paris a déjà remarqué dans les années 1820, n'est jamais de l'avis du troupeau, il ne reçoit pas les opinions dominantes de sa secte, il faut toujours qu'il se singularise, et l'événement lui donne raison. Il devient vite insuppor- table à plus d'un augure du parti libéral. Ce n'est pas un mystère, le gouvernement de Louis XVIII a mauvaise presse en France pour une seule raison : il est rentré dans les fourgons de l'étranger. Pour se rendre populaire, le roi décide d'intervenir en Espagne pour aider le roi Ferdinand VII, un Bourbon qui a des problèmes. Tous les libéraux de la bonne presse d'opposition sont en totalité hostiles à l'expédition. Ils flambent, ils fulminent, ils condamnent. Ils promettent à l'armée française qui se prépare à intervenir les pires catastrophes, comme au temps de Napoléon, quinze ans plus tôt. De nouveau les Français capituleront en rase campagne et le roi Louis XVIII aura ridiculisé le drapeau. Thiers est le seul dans le camp de la gauche à expliquer que les libéraux espagnols ne représentent rien, que le roi est aimé des nobles, du clergé, du petit peuple, et que les Français n'auront aucun mal à venir à bout des bandes dépenaillées qui prétendent destituer le roi Ferdinand. La victoire du Trocadero est trop belle : les Français n'ont pas eu d'adversaire à leur taille. Ils ont fait en Espagne une promenade militaire. Le régime se sert de l'expédition pour sa propagande. Il construit à Marseille un pour célébrer sa victoire. « On ne peut dire, écrit alors Stendhal, que les Bourbons avaient été rétablis avant la dernière guerre d'Espagne. » Cette fois ils le sont, le régime s'est crédibilisé. Les Français sont chauvins et patriotes. Ils savent gré au roi d'avoir fait flotter les couleurs au-delà des Pyrénées. C'est Adolphe Thiers qui avait raison. Ses amis libéraux se sont trompés et ils payent cher leur erreur. On n'a pas le droit de se tromper quand on est au pouvoir. Mais encore moins si l'on est dans l'opposition.

Thiers est un drôle de libéral ! Il a ses têtes, il a ses gens. Il faut toujours qu'il juge par lui-même, ce qui est intenable en politique. Les gens de son parti ne manquent pas de le lui faire savoir. Il n'en a cure et suit son chemin. Il flétrit les Grecs qui se battent pour leur indépendance. Il les trouve bavards et indociles, incapables de constituer une véritable armée contre les Turcs. Il n'a pas confiance dans les Grecs. Il ne fait grâce, comme Napoléon, qu'aux Polonais. Il souhaite le rétablissement de la Pologne parce qu'il faut allumer des contre-feux contre le très menaçant empire des tsars qui, si l'on n'y prend garde, risque d'être demain l'Etat le plus envahissant d'Europe. Donc, Thiers crie Vive la Pologne ! S'il est plein d'admiration pour Louis XVIII et pour son ministre Villèle, les successeurs de Villèle ne lui plaisent pas, pas plus que le nouveau roi dont il perçoit tout de suite la légèreté et l'instabilité mentale. Il pressent qu'une révolution se prépare et se retrouve alors pleinement dans les rangs des libéraux. Est-ce pour restaurer la République ? Thiers vient de publier une Histoire de la Révolution française en deux volumes qui l'a beaucoup enrichi. Le succès est très vif. A gauche, on y voit le réveil en fanfare de la Révolution. On a osé en reparler! Jusqu'alors la Révolution était enterrée à dix pieds sous terre. On ne se permettait pas, dans la presse ou l'édition, la moindre allusion. Les crimes de la Révolution étaient seuls célébrés. La parution des volumes de Thiers déchaîne toutes les plumes, Stendhal, Chateaubriand et Sainte-Beuve le commentent. Pas tous favorables ! Mais tous alertés ! Le petit Marseillais a réussi son coup : son livre est lisible par tout le monde. Il a touché plus de douze mille francs d'avance et six mille de plus à la quatrième édition : le voilà tiré d'affaire. Il est un auteur à succès, un spécialiste de la Révolution, un libéral aimé des bourgeois de gauche. Vive Monsieur Thiers !

1830 dépasse ses espérances. Comme toujours, il est à la pointe de l'événement, en avant des autres. Il a prévu les difficultés de Charles X. Chateaubriand pense alors que la France va vers la République : ce n'est pas l'avis de Thiers, esprit froid. Elle peut très bien aller seulement vers un changement de dynastie, vers la substitution d'un Orléans à un Bourbon. Charles X prend pour Premier ministre un Polignac, le fils de la favorite de Marie-Antoinette. Même si ce Polignac est un modéré ami des Anglais, voilà qu'on lui donne pour ministre un Labourdonnaye qui demandait en 1815 pour les anciens de la Révolution « des fers, des bourreaux, des supplices ». Le ministre de la Guerre est Bour- mont. Qu'on ne vienne pas parler de Bourmont, qui a trahi le premier jour de la campagne, aux anciens combattants de Waterloo, des hommes jeunes, en pleine force (les lanciers et les cuirassiers qui se sont fait tuer au Mont Saint-Jean à vingt ans en auraient à peine trente-cinq). Ils ont la canne à épée à la main : gare à Bourmont ! Personne de convenable ne veut entrer dans le dernier ministère de Charles X. Casimir. Perier se dérobe. Les bourgeois ne veulent plus du pouvoir : c'est très mauvais signe ! La Fayette fait alors un voyage en Auvergne. Il est reçu mollement. La foule n'est plus en extase, depuis longtemps, devant le héros des deux mondes. Mais quand on apprend la désignation de Polignac, La Fayette, à sa grande surprise, est de nouveau acclamé. Les gens s'accrochent à sa selle et baisent son cheval, comme à la belle époque ! L'heure de Thiers a sonné. Il s'en ouvre à la belle duchesse de Dino. Pourquoi ne viendriez-vous pas en parler avec Talleyrand ? lui dit-elle. Talleyrand aime les jeunes gens, surtout quand ils viennent lui proposer une révolution pour rire, une révolution qui, dès l'origine, se propose d'escamoter la République. — Faites entrer votre petit protégé, dit-il à sa nièce. Elle s'empresse. Thiers vient expliquer que la situation en France peut se comparer à l'Angleterre du siècle dernier : Guillaume d'Orange a occupé le trône vacant. La révolution qui s'annonce va créer la même vacance en France. Si l'on ne veut pas de la République, il faut mettre sur le trône le descendant du duc d'Orléans, ce Louis-Philippe qui s'est bien conduit à Jemmapes. Talleyrand ne dit rien. Pour une fois il reste muet, pas une boutade, pas un mot. « Il vieillit », pense Thiers. Il se rend compte peu après que le vieil homme d'Etat a tout enregistré. Il attend l'événement avec une certaine impatience. Thiers s'y prépare fébrilement avec ses armes, celles d'un journaliste. Il fonde avec Mignet un journal, , qui n'a d'autre ambition que de préparer le nouveau régime. Le banquier Laffitte et le baron Cotta ont souscrit médiocrement, les autres souscripteurs sont des comparses. Il ne faut pas alors beaucoup d'argent pour tirer un journal. Le ralliement le plus spectaculaire est celui d'un libéral de choc, Armand Carrel, qui s'est engagé dans les bandes espagnoles hostiles à Ferdinand VII. Exactement ce que Thiers trouvait absurde ! Mais Carrel est revenu de la bataille auréolé de gloire pour une seule raison : il a été condamné à mort par un conseil de guerre en France. La sentence a été annulée mais le prestige du héros est intact. Stendhal écrit de la fondation du National, avec sans doute beaucoup d'inexactitude et de méchanceté, quelques lignes qui en disent long sur le crédit que l'on accorde à Monsieur Thiers dans les milieux libéraux avancés. Il faut remarquer que Stendhal prête lui-même sa plume, sous pseudonyme, au Natio- nal, le journal des révolutionnaires de 1830 : « MM. Thiers et Mignet, l'imprimeur Stapfer, traducteur de Goethe, et Carrel, officier, ont fondé le National. Ils y mettent leur petit avoir et M. de Talleyrand le reste. Les beaux yeux de Mme de Dino inspirent Thiers. » Le voilà entré en révolution par une duchesse. Faut-il croire Stendhal ? C'est peut-être une manière un peu romantique de présenter l'engagement du petit Marseillais.

Une révolution pour rire

En 1830, Thiers est un révolutionnaire en peau de lapin. Mais enfin c'est lui qui déclenche la révolution, qui place le détonateur avec ses articles du National. La pulpeuse duchesse de Dino, qui l'a aidé, n'est pas absolument désintéressée. Son oncle prend le vent. Il sait bien que le roi Charles X est au bout de son règne, que rien ne peut le maintenir parce que la bourgeoisie d'affaires et d'argent n'en veut plus, et que le peuple, assailli par la famine, les crises de subsistances et la cherté des prix, est aisément mobilisable. Voilà Thiers en selle ! A lui de jouer. On verra bien s'il saura être « un homme d'Etat ou un brouillon », selon le mot de Chateaubriand. Il mène l'affaire rondement. Tout commence par une fronde de journalistes dont il essaie de prendre la tête. Le jour est venu. Il faut tonner contre le pouvoir. On verra bien s'il tombe. Pendant cet été de 1830, les riches ne sont pas dans Paris. Laffitte se repose chez lui, en son château de Breteuil, dans l'Eure. Les députés sont aux champs. Tous sont riches et propriétaires. On ne peut être député et pauvre car dans le système censitaire il faut être riche pour être candidat, et riche aussi pour être électeur. Avec la plus grande maladresse, le pouvoir interdit les journaux, traque les journalistes présents dans leurs rédactions parisiennes. C'est eux qu'il faut rallier. Monsieur Thiers s'en charge. Il est aidé par son ami Charles de Rémusat, un jeune homme distingué qui se pique de libéralisme et jouit d'une certaine influence dans la presse. On rédige une protestation collective contre les ordonnances de Charles X et l'on s'emploie à la faire signer par toutes les plumes de qualité. Thiers signe en premier. Tous ne répondent pas. Ceux du Journal des débats se dérobent. Mais le Figaro et le Temps sont présents, comme le Globe et la Tribune, et naturellement toute la rédaction du National. La police veut intervenir. Elle se précipite dans les locaux du National pour saisir tous les exemplaires du journal. Trop tard, ils sont déjà partis. Ils ont été distribués en moins d'une heure par des mains diligentes. La révolution est en marche. Les journalistes, et parmi eux, au tout premier rang, Adolphe Thiers, ont mis un régime par terre, celui des Bourbons, celui du frère de Louis XVI. Quand il voit dans la rue fleurir les premiers drapeaux tricolores, le petit Marseillais respire à pleins poumons : pour lui, l'histoire est en marche et il est dans l'histoire. Il n'est pas loin de se prendre pour Napoléon.

La duchesse de Dino suit attentivement les progrès de son protégé dans le complot révolutionnaire de l'été 1830. Que ce jeune homme marche bien, comme il est empressé ! Soudain, elle s'inquiète. Elle vient de réaliser que Thiers ne s'est pas présenté à son hôtel. Que lui est-il arrivé ? Le roi vient de lancer des mandats d'amener contre les journalistes. Adolphe est-il sous les verrous? Providentiellement, il est à l'abri. Il s'est réfugié près de Pontoise, à Bessancourt, chez la sœur d'un collaborateur du National, Mme de Courchamp. La duchesse est-elle jalouse? Non, pas d'une Mme de Courchamp! Quand va-t-il revenir? On ne sait. Son ami Charles de Rémusat se cache dans une chambre de bonne de l'hôtel de Broglie, rue de l'Université. Est-ce la fin de la révolution? Non ! la poudre parle, les gavroches sont aux barricades. Les gens qui arborent les trois couleurs ne veulent plus des Bourbons, ils veulent, dit Alexandre Dumas, « venger Waterloo dans les rues de Paris ». Beaucoup sont d'anciens soldats qui n'ont pas digéré la défaite et la mort affligeante de l'empereur à Sainte-Hélène. Thiers ne tient plus en place, il rentre dans Paris. Il remarque rue de Richelieu qu'il n'y a plus d'enseignes suivies de la mention « fournisseur de la famille royale » dans les magasins. On a arraché les petites lettres d'or. Par contre, les fournisseurs de la famille d'Orléans continuent à afficher leurs références. C'est bon signe. Il faut travailler à ramener un nouveau roi, ce Louis-Philippe d'Orléans qui était à Jemmapes dans les rangs républicains et dont le père, Philippe Egalité, a voté la mort du tyran. Très bien ! Mais acceptera-t-il ? Le paradoxe de ces chaudes journées, c'est que Thiers a devant lui non des prétendants assoiffés de pouvoir, mais des gens qui se dérobent : une famille qui veut continuer à vivre bourgeoisement de ses rentes ! Le problème de la restauration de Louis-Philippe est d'abord de trouver le roi — introuvable — pour le persuader de s'asseoir sur son trône. Impossible ! Le roi se dérobe, le roi est invisible. Thiers rencontre son confident, le général Sebastiani. Il n'en obtient rien. Que faire ? Thiers rédige un placard qui est un appel à Louis-Philippe sur le trône. « Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la révolution », écrit-il. C'est l'historien qui parle, peut-on le croire ? Pas le peuple. Il faut autre chose pour le convaincre. Alors Thiers trouve les mots qui conviennent : « Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous, le duc d'Orléans était à Jemmapes ! Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores. » Voilà le langage qu'on attend. Celui de la revanche. Et le paradoxe final : « C'est du peuple français que le duc d'Orléans tiendra sa couronne ». Allons, bon peuple, agite-toi, nous te ferons un roi!

Encore faut-il que le royal candidat accepte le trône. On est toujours sans nouvelles de lui. Qui obtiendra son accord? La course est engagée. — Dépêchez-vous, dit la duchesse de Dino qui a enfin retrouvé Thiers. Je crois savoir que le baron Louis est déjà en route pour voir le duc. S'il arrive le premier, vous êtes perdu, oublié, trompé. Il en tirera tout le mérite. Thiers se précipite avec , professeur de dessin des filles du duc. Il saute sur un cheval que lui prête le duc de la Moscova et galope jusqu'au domicile des Orléans à Neuilly. Pas de duc ! Il n'est pas là ! La duchesse reçoit Thiers avec froideur. Cette princesse napolitaine n'a aucune envie d'être reine. Elle est reconnaissante au roi Charles X de ses bons procédés et ne veut pas trahir sa confiance. Très pieuse, elle déteste ces bourgeois libéraux de Paris et encore plus les journalistes. Elle gourmande le professeur de dessin, l'accuse d'avoir abusé de sa confiance. Comment ose-t-il intervenir? « Nous ne vous pardonnerons jamais cela ! » lui dit-elle. Reste Madame Adélaïde. La sœur de Louis-Philippe se souvient de la Terreur, elle a souvent parlé avec son frère de ces heures tragiques. Elle pressent qu'il ne doit pas manquer le rendez-vous de l'Histoire. — Décidez-vous, lui dit Thiers brusquement. Elle accepte. Ils écrivent ensemble une lettre au duc pour lui demander de venir à Paris. Il s'y résigne, et sa sœur lui tresse une petite cocarde tricolore qu'il porte à sa boutonnière, discrètement. Il arrive de nuit au palais royal. On n'a jamais vu un candidat au trône aussi modeste. La Fayette, Laffitte et Thiers le sollicitent tous les trois. Thiers est donc placé dans le tiercé gagnant. Il le fait savoir à la pulpeuse duchesse. Tout va bien ! L'après-midi du 31 juillet 1830 un étrange cortège se rend à l'Hôtel de Ville. C'est la journée du triomphe. Thiers est tout près du duc. Deux chaises à porteurs suivent : Laffitte, qui s'est cassé une jambe, et l'homme de lettres Benjamin Constant, très vieux et à demi paralysé, idole des journalistes libéraux. La Fayette, retrouvant l'alacrité de ses vingt ans, conduit le duc au balcon de l'Hôtel de Ville, lieu historique, lieu du sacre. Il enveloppe Orléans dans les plis du drapeau tricolore, celui de Jemmapes. Il l'embrasse. La foule applaudit à tout rompre. Le tour est joué. Les républicains rentrent chez eux, au coup de sifflet. Certains, comme Godefroy Cavaignac, sont furieux et ruminent de noires pensées. Ils comprennent parfaitement qu'ils ont été floués. Est-ce leur faute si la vue du drapeau tricolore suffit ce jour-là à faire le bonheur du peuple ? Les républicains ne sont pas assez organisés pour s'emparer du pouvoir. L'intrigue de Thiers, relayée par Laffitte, mûrie par Talleyrand, ourdie par les journalistes complices et par ceux des grands seigneurs qui, comme Broglie, veulent en finir avec les Bourbons, fait le reste. Monsieur Thiers n'est ce jour-là que l'instrument de grands intérêts qui demandaient depuis longtemps à s'exprimer. Lui en sera- t-on reconnaissant? Il y compte bien. Mais la duchesse lui fait savoir qu'il ne faut rien précipiter. Pourquoi se hâter ? Le petit Marseillais est jeune. Il a tout le temps de venir au pouvoir. On y veillera le moment venu, cela est sûr. Pour l'heure, il faut faire le modeste, le dévoué, l'attentif. Un rôle qui convient mal au bouillant Adolphe. Mais il a le meilleur des mentors. Il se résigne. D'un long regard appuyé, la duchesse de Dino lui promet alors un avenir radieux. La curée

La course aux postes suit inévitablement les changements politi- ques. En 1830, c'est la curée, et Thiers, bizarrement, se montre modeste. Celui qui sera le premier président de la troisième Républi- que française vient de faire un roi et ne lui demande rien. Quelle étrange discrétion ! Ceux qui étaient du complot ont été servis, et bien servis. Les intellectuels d'abord. Le grand philosophe est immédia- tement récupéré. On lui propose d'entrer au conseil royal de l'Instruction publique. Il est radieux. A soixante-seize ans Talleyrand n'a rien perdu de son pouvoir ni de son influence. Il est ambassadeur à Londres et veille comme un chat qui fait semblant de dormir sur le foyer fondamental de la politique française : l'alliance anglaise, l'entente avec le cabinet britannique. Il est le conseiller écouté des Affaires étrangères, le vrai ministre, murmure-t-on dans Paris. On exagère, mais son pouvoir occulte est intact. Le bouillant Carrel, le héros de la guerre d'Espagne — dans les rangs libéraux — est nommé préfet dans le Cantal. Une sinécure de première classe. Veut-on l'éloigner ? Il ne rejoint pas son poste. On dit qu'il est retenu à Paris par une affaire de cœur qui l'occupe jour et nuit. Le nouveau pouvoir préfère que les républicains fassent l'amour plutôt que la politique. Mignet, l'ami très cher, reçoit un poste doré à sa convenance : conseiller d'Etat en service extraordinaire, ce qui lui donne une position, un bon traitement et une retraite pour ses vieux jours. Il est de plus archiviste du ministère des Affaires étrangères. Et Thiers ? Il n'a rien, il ne demande rien dans l'immédiat. Ni ministère, ni ambassade. Il accepte avec reconnaissance la Légion d'honneur. Il n'est pas de ceux qui boudent la croix, n'ayant pas trouvé de décorations dans son berceau. On le nomme, comme son ami Mignet, conseiller d'Etat : la matérielle est assurée. On lui demande comme un service d'être secrétaire du ministre des Finances. Il accepte ce pensum. On assure au roi qu'il est seul capable de lire un budget. Il rend service petitement, dans un des postes les plus importants et les plus obscurs de l'administration française. Il acquiert ainsi une compétence qui lui sera plus tard précieuse : il fait partie du tout petit nombre des hommes politiques — ils se comptent sur les doigts de la main — qui entendent la finance. La meilleure formation pour un futur homme d'Etat.

Il faut connaître beaucoup de choses pour devenir un homme d'Etat. Les finances et les femmes de Paris sont l'essentiel. Il faut y ajouter le ministère de l'Intérieur, où l'on tient en mains les dossiers politiques de tous ses concurrents. Poste précieux, que Thiers ne demande pas tout de suite. Il se contente d'abord de servir ses amis : il nomme préfet des Bouches-du-Rhône — son département — l'avocat Thomas et Bonnefoux, le père de la petite Emilie, entreposeur des tabacs : un poste dont l'Etat et ses finances disposent. Il choisit de se présenter comme député à Aix. Mais il n'a pas encore fait fortune et il en coûte, dans le régime censitaire, d'être député. Pour voter et être élu, il faut payer un certain chiffre d'impôt, avoir un certain niveau de fortune. Les Français qui votent sont rares. Il faut encore payer mille francs par an d'impôts pour être élu. En réformant la Constitution, on obtiendra bientôt que ce chiffre soit abaissé à cinq cents francs. C'est encore beaucoup. A l'époque, on ne paye pas les députés, c'est le député qui paye. S'il n'est pas assez imposé, on lui dénie le droit d'être élu. Monsieur Thiers n'a pas d'argent mais il plaît aux dames de Paris et dispose d'une influente maîtresse, fort active et entreprenante, Mme Dosne. Son mari s'est associé à un ancien notaire, Sensier, et à un propriétaire parisien, Loison. Ils ont fondé l'Immobilière Saint- Georges dans le quartier de la Nouvelle Athènes. Rothschild n'est pas loin, en bas de la Butte, dans l'actuelle . Banquiers et riches rentiers prennent l'habitude de construire de beaux hôtels dans ce nouveau quartier qui bénéficie de l'océan de verdure du jardin Tivoli. Les danseuses et les cocottes s'y font loger, les artistes, les écrivains s'y installent volontiers. L'Immobilière Saint-Georges est au cœur de ce quartier à la mode. On peut y faire fortune. M. Dosne a un programme : il veut construire une partie de l'actuelle rue des Martyrs. Bon prince, homme d'affaires avisé, il vend pour cent mille francs à Thiers un de ses immeubles neufs. Le petit homme n'a pas d'argent ? Qu'importe ! Il en aura, il paiera par annuités. On lui fait confiance. N'est-il pas un peu de la famille ? On appellera plus tard la maison l'hôtel Thiers. Le voilà installé à Paris sur un grand pied. Ce n'est pas le boulevard Saint-Germain des duchesses, mais c'est le quartier des sculpteurs, des peintres, des banquiers et des artistes. Cela vaut mieux pour un homme nouveau. Du haut de son mètre cinquante-cinq, Thiers peut enfin toiser Paris à ses pieds. Il est sur la Butte, au-dessus de la mêlée, tiré pour toujours de la misère et de l'anonymat. Il exulte. Merci, monsieur Dosne ! Le mari complaisant recevra un poste de receveur général à Brest. Un poste juteux. Et Mme Dosne continuera d'habiter Paris. Voilà qui arrange tout le monde. Devenu propriétaire, Thiers peut briguer la députation. Il est élu par 1777 suffrages, pour la première fois dans les Bouches-du-Rhône, le 22 octobre 1830. Il y sera plusieurs fois réélu. Après la révolution, son nom est si célèbre, surtout dans le Sud, qu'il suffit à assurer le succès. Il se montre très peu dans sa circonscription, mais n'en a pas besoin. Il lui suffit d'intervenir de Paris pour que les demandes formulées par le préfet Thomas soient suivies d'effet. Thiers y manque bien souvent. On ne lui en veut pas. On est flatté à Aix d'être représenté par un homme célèbre.

Thiers a bien fait d'attendre. Bientôt le roi ne peut se passer de lui. Aux finances d'abord, où il le supplie de rester auprès du ministre, Laffitte, « pour le soulager ». « Je ne pouvais refuser, explique Thiers, ni M. Laffitte, ni le roi. » Il a, dit-il, « accepté avec répugnance mon désir de m'en aller le plus tôt possible ». Ce qu'il fait, mais pour revenir dans le cabinet du maréchal Soult, l'homme qui, par sa négligence, a compromis la fortune française à la bataille de Waterloo. Soult, le grand maréchal de l'Empire, est en effet Premier ministre de Louis-Philippe et donne l'Intérieur à Thiers. Enfin un poste dans le pouvoir où il peut donner sa mesure. Il prend ensuite le Commerce et les Travaux publics, puis de nouveau l'Intérieur. Il est désormais constamment ministre. Tou- jours en ayant l'air de refuser les postes. Louis-Philippe finit par s'en agacer. — Vous voudriez me persuader, lui dit-il, que vous ne tenez pas à un portefeuille. — Sire, réplique Thiers aussitôt, toutes les fois que Votre Majesté m'a dit qu'Elle avait accepté avec désespoir le fardeau de la couronne, je l'ai toujours crue. A l'Intérieur, Thiers se fait vite une réputation d'homme d'Etat parmi les notables, c'est-à-dire d'homme ferme dans les principes, sans scrupules quant aux moyens. Il arrête la duchesse d'Angoulême, la belle-fille de Charles X, la mère du duc de Bordeaux, héritier du trône. La romanesque duchesse avait débarqué près de Marseille pour y faire la révolution légitimiste. Elle n'avait guère rencontré qu'une cinquantaine de partisans marseillais. En Vendée, elle n'avait pas été plus heureuse et avait dû trouver le salut dans une maison perdue de . Un traître consentit à vendre sa retraite pour un million à Thiers. D'autres disent cinq cent mille francs, mais nul ne conteste que le ministre de l'Intérieur a payé fort cher son indicateur, Deutz. Voilà la duchesse en résidence surveillée au fort de Blaye, sur la Gironde, et le royalisme désarmé. Les républicains subissent à leur tour la dure répression du ministre. Il fait tirer la troupe à sur les ouvriers : cent soixante- dix victimes. Il fait tirer encore à Paris, rue Transnonain, prenant lui- même la tête d'une colonne de l'armée commandée par Bugeaud. Il apparaît ainsi comme le sauveur du régime. Il l'est encore quand il déploie tout un attirail de lois répressives après une série d'attentats républicains contre le roi. Celui du boulevard du Temple tue le maréchal Mortier. Six généraux, deux colonels républicains sont guillotinés, leur presse est traquée, leurs chefs en prison, leurs sociétés dissoutes. Thiers le libéral a changé de visage. En s'installant sur les flancs de la colline de Montmartre, dans la belle maison construite par M. Dosne, il apparaît dans le monde politique comme un féroce défenseur de l'ordre. On lui en saura gré pendant toute sa carrière dans cette bourgeoisie des notables qui au XIX siècle fait et défait en France non seulement les gouvernements, mais les régimes eux- mêmes.

CHAPITRE 2

UN HOMME DE POUVOIR

Il faut un peu fouiller, passer au peigne fin la carrière d'Adolphe Thiers pour comprendre à la fois sa popularité dans le pays en 1871 et la confiance que lui accordent les « honnêtes gens ». Il a fait sa carrière sous Louis-Philippe, dans le cadre d'une monarchie censi- taire, où les gens qui votent et ceux qui sont élus sont les plus riches des Français. Les pauvres du « pays réel » n'ont que le droit de se taire. Seuls les plus aisés sont députés, ministres, font les lois pour tous et les font appliquer sans faiblesse. Thiers vient de montrer, comme ministre de l'Intérieur, qu'il était un homme à poigne, tout à fait digne du pouvoir que lui confiaient les notables ses pairs et le roi bourgeois Louis-Philippe, qui ne lit le matin qu'un journal britanni- que, le très conservateur Times. Les rapports du roi et de son ministre, bientôt Premier ministre, ne sont pas toujours calmes et sereins. Thiers a un adversaire redoutable en la personne de Guizot. Il n'est pas surpris par la révolution de 1848, qui est à la fois démocratique et sociale. Il croit n'avoir cette fois rien à dire. Il ne sait pas encore, en février 1848, qu'il deviendra le grand homme de la réaction sociale et que les possédants lui feront confiance pour rétablir, dans le cadre républicain, la sécurité des fortunes. Thiers vient de nouveau de franchir une étape : hélas, en portant au pouvoir le prince Napoléon, il ne sait pas qu'il se condamne, pour longtemps cette fois, à une cure d'opposition ! L'homme le plus haï de Paris

En quelques années, Monsieur Thiers, le jeune journaliste adoré du public, estimé de ses lecteurs et populaire dans les rues d'Aix, est devenu l'homme politique le plus haï de Paris. Il a mis les journalistes en prison, traqué la romantique duchesse du Berry en payant un indicateur, massacré les ouvriers dans les rues de Paris et de Lyon. Quand il tente un voyage dans le Midi, les charivaris sont tels qu'il en garde l'idée durable que le peuple le déteste et qu'il ne doit pas s'en soucier. A-t-il assez entendu crier à ses oreilles « à bas le petit Poucet » ? Ses relations avec Mme Dosne furent rapportées avec fiel par son ami Rémusat qui ne passa à la postérité aucun détail. On n'est jamais si bien servi, en ce domaine, que par ses intimes. Les parents de Mme Dosne vendaient des parapluies. Elle avait appris le chant, le piano et la peinture : éducation bourgeoise, dans l'arrière-boutique. Elle s'appelait Eurydice mais trouvait ce prénom démodé et lui préférait celui de Sophie. Les parents acceptaient tout d'une jeune fille aussi raisonnable. Elle se maria bien avec le fils d'un conseiller du roi notaire au Châtelet de Paris et marguillier de la Madeleine. Ce M. Dosne était agent de change. Il avait démissionné en 1823 pour spéculer à la Bourse et dans l'immobilier. La Bourse, l'immobilier, la politique... L'astucieux Dosne voit tout de suite le parti qu'il peut tirer d'un jeune homme à l'avenir aussi prometteur que ce Thiers, que lui présente le commandant de Bracke. Mme Dosne voit mieux encore. Elle l'attire, elle l'invite constam- ment dans son appartement de la rue de Provence. Thiers est vite conquis par son solide bon sens, amusé par ses formules à l'emporte- pièce. Il lui trouve de l'esprit et du jugement. Il est déjà fort installé dans la maison quand M. Dosne lui vend l'hôtel de Saint-Georges, construit sur des terrains achetés au célèbre Ruggieri, qui en 1793 avait ouvert un bal privé dans ce quartier de la Nouvelle Athènes encore très faubourien. Ce que Thiers apprécie le plus chez Mme Dosne, c'est la famille. Elle a une fille, qui grandit vite, la petite Elise, et une tantine, Félicie, la sœur de Sophie. Thiers reconstitue rue de Provence au domicile de l'agent de change souvent absent la cellule familiale du faubourg d'Aix : la mère, la sœur, la fille. Il est de nouveau entouré de femmes, heureux. Il boit le soir de la tisane en entendant parler Sophie. Il brille à son salon devant ses amis. Rémusat assure qu'il est aussi dans sa chambre. Elle n'est pas éclatante de beauté et n'est plus de première jeunesse. Le mètre cinquante-cinq de Monsieur Thiers, sa grosse tête et son toupet ne font pas du « poney blanc » comme l'appelle la sœur du roi un séducteur balzacien. Il n'en a cure, et Mme Dosne aussi. Elle ne croit pas à l'amour sentiment et se montre aussi peu romantique que possible. Attachée désormais à la fortune de Thiers, elle brûle de servir sa carrière. Il ne souhaite pas autre chose qu'un foyer dans Paris où il se sente chez lui. C'est un homme du Sud.

La duchesse de Dino n'est évidemment pas favorable à cette Mme Dosne, surtout quand elle se mêle de faire épouser sa fille, âgée de quinze ans, par son illustre amant. « Je croyais à Mme Dosne des restes de beauté, écrit-elle en 1833, mais il m'a paru qu'elle n'avait jamais pu être jolie. Elle a un rire déplaisant, qui a de l'ironie sans gaieté. Sa conversation est spirituelle et animée. Sa toilette était d'un rose, d'un jeune, d'une simplicité affectée qui m'a étonnée. » C'est dit : Thiers épousera Lise. Il a trente-cinq ans, la rosette de la Légion d'honneur. Il est ministre et académicien. Un beau parti pour une enfant de quinze ans. Thiers est alors très endetté. Il n'a que 10000 francs de meubles et d'effets, et 60 000 francs comptant, plus sa maison d'Aix. Pourquoi ne pas épouser la petite Dosne, qui offre une dot de 300 000 francs, dont 100 000 iront au remboursement de la maison de la place Saint-Georges ? Ses amis essaient de l'en dissuader. Dans sa position, estime Mignet, il peut viser plus haut. Thiers leur tient alors le langage de la vertu : — Quand je vins à Paris, Mignet s'en souvient, nous étions deux pauvres camarades sans argent et sans protection. Je trouvai l'une et l'autre dans la famille Dosne qui m'accueillit, m'aima, m'adopta. Je lui dois mes premiers succès, et aujourd'hui que la fortune me sourit, que le crédit et le pouvoir sont entre mes mains, je serais un ingrat si je ne faisais pas partager mes honneurs à ceux qui ont partagé mes débuts. Il écrit à Lebrun, son ami : « J'épouse Mlle Dosne, je lui suis très attaché et je le suis beaucoup à sa famille, et depuis longtemps. » Le mariage de Thiers n'est pas une histoire d'amour. On reçoit mal sa femme dans le grand monde : les duchesses la boudent, l'humilient comme si elle sentait encore la boutique de parapluies des grands-parents. Thiers a pourtant fait l'impossible pour qu'elle soit reçue dans le monde avec égards. « Vous serez heureux, j'en suis sûr, lui écrit aimablement Talleyrand à l'annonce de son mariage, parce que vous portez à vous tout seul, à la personne que vous épousez, tout ce qu'on peut avoir d'esprit, de talent, de gaieté, de douceur et de bon caractère. » Le colonel de Bracke, qui a introduit Thiers chez les Dosne, écrit à la belle-mère : « Vous voilà donc, chère amie, avec vos petits pieds, sur le chemin des grand-mamans et vous allez sans doute vous vieillir pour qu'on ne vous prenne plus pour la sœur de votre fille. » On ne peut être plus galant. Le colonel, en post-scriptum, demande à tout hasard si Thiers peut le faire nommer général. Quant au mari, nommé à Brest, il envoie son consentement par lettre à sa fille, l'assurant qu'il a rencontré en Thiers toutes les qualités qui rendent une femme heureuse. Monsieur Thiers ne comprend pas que l'on accueille dans le monde son mariage avec une telle méchanceté.

Il a tout fait pour éblouir Paris à l'occasion de son mariage avec la jeune Elise, qui avait tout juste seize ans le jour de la cérémonie. Il n'a pas eu besoin de se concilier le curé de Notre-Dame-de-Lorette, sa paroisse, dont l'église neuve était en construction. Il a trouvé son billet de confession sous sa serviette quand il est allé déjeuner chez le bon père. Au dessert celui-ci lui demande un calorifère. — Un calorifère ? Vous m'embarrassez ! dit Thiers en riant, les calorifères n'entrent pas dans mes attributions. Mais je n'oublierai pas votre église, et vous pouvez compter sur un souvenir de moi. La signature du contrat est une cérémonie quasi officielle. Le maréchal Soult, chef du gouvernement, est bien entendu présent avec tous les ministres. Assistent aussi les présidents de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés, de la Cour royale, le bâtonnier de l'ordre des avocats, les maréchaux de France, les généraux, les aides de camp du roi, le préfet de police, le préfet de la Seine, le directeur des Beaux-Arts, des membres de l'Académie française et de l'Institut, des pairs de France dont Victor Cousin. Tout le gratin de la société de Juillet, tout l'Etat. Monsieur Thiers a fait la monarchie. Il veut que toute la monarchie soit dans la corbeille de noces. Il requiert des notaires qui ont rédigé le contrat de mariage qu'ils l'accompagnent aux Tuileries, au palais royal. Le roi et la reine des Français apposent solennellement leurs signatures sur le document. Ce mariage est traité comme une affaire d'Etat, comme un mariage princier. La toute jeune mariée est accueillie avec les plus grands égards et le luxe le plus éblouissant. Elle porte le jour du mariage à l'église une redingote de mousseline des Indes brodée, doublée et garnie de dentelles. Elle a appris la valse à deux temps et la polka avec le meilleur professeur de Paris, Cellarius. Le rose aux joues, les cheveux superbement coiffés, elle fait l'admiration du public. Mais que dit le monde? Il est affreusement critique. « Elle ressemble, dit Sainte-Beuve de la mariée, à une de ces journées qui ne sont pas rares dans Paris où il y a un soleil brillant, mais où l'on sent de l'aigreur dans l'air. » Talleyrand, bon prince, invite toute la famille à dîner. « Elle n'a aucun maintien, dit de la mariée la duchesse de Dino, aucun usage du monde, mais tout cela peut venir, elle ne fera peut-être pas trop de frais pour d'autres que son petit mari, qui est très amoureux, très jaloux, mais jaloux honteux à ce qu'il m'a avoué. Les regards de la jeune femme pour lui sont bien froids. Elle n'est pas timide, mais elle a l'air boudeur et sans aucune prévenance. » Le monde lui tourne le dos. Mme de Flahaut proteste auprès de Madame Adélaïde parce qu'elle lui a donné Mme Thiers pour pendant à la quête de Saint-Roch. La princesse de Lieven refuse de se rendre aux invitations de la place Saint-Georges. Thiers s'est donné beaucoup de mal pour rien. Les duchesses pensent qu'il s'est mésallié et ne veulent pas recevoir sa femme. Le petit homme venu du Sud n'y peut rien : Paris lui a fait sa place, la première place, mais il le hait.

Une soirée scandaleuse

Monsieur Thiers est constamment ministre au début de la monarchie de Juillet, et même Premier ministre. Le régime est morne, moral, strict sur les convenances. La reine et la sœur du roi ne plaisantent pas avec les usages et ne pardonnent pas les fautes de goût. Elles détestent le scandale et veillent à la bonne renommée bourgeoise de la cour des Tuileries. Dans ce climat de dévotions, de ventes de charité, de messes solennelles et de messes des pauvres, la jeune Mme Thiers ne se sent pas à l'aise, mais elle fait ce qu'elle doit faire, sous la haute surveillance de sa maman, Mme Dosne, qui veille à ce que la femme de Thiers se conforme strictement aux usages. Lui-même doit se faire un peu violence pour se conformer à ces modèles de comportement social, à ces bondieuseries, à ces génu- flexions de cour, car il ne croit ni en Dieu ni en diable. Il doit se surveiller sans cesse car il ne serait pas convenable qu'un Premier ministre du juste milieu, régime d'ordre, de vertu et de moralité, fût surpris dans des sarabandes. La presse d'opposition en ferait ses choux gras. C'est pourtant ce qui se produit. Moins d'un an après sa réception à l'Académie française, Thiers défraye la chronique. Tout le monde se souvient de la cérémonie car elle avait été éblouissante. Le 13 décem- bre 1834, alors qu'un vent très froid balayait les quais, le Tout-Paris, s'était précipité sous la coupole, la duchesse de Dino la première, avec la fille de lord Cunning, le Premier ministre anglais, et les Castellane, les Molé, les Massa, les Rambuteau. Un vieillard revêtu de l'habit vert avait fendu la foule pour s'asseoir au premier rang. On remarquait sa chevelure de lion, ses sourcils rudes, ses yeux gris éteints. C'était le prince de Bénévent, M. de Talleyrand-Périgord. Il venait assister au triomphe de son protégé. Chateaubriand, drapé dans un grand manteau sombre, côtoyait la longue redingote bordée de fourrure d'. Thiers avait acheté un parapluie à manche de coraline que l'on avait ouvert à son entrée pour le protéger des giboulées. Il était si petit qu'on ne l'aperçut que lorsqu'il commença à parler à la tribune, devant les dames pâmées. Enthousiasmée, la duchesse de Dino lui avait demandé les trois premiers exemplaires de son discours pour les expédier aussitôt à Londres. Elle tenait absolument à ce que le duc de Wellington, lord Grey et sir Robert Peel lussent cette merveille. Tel était l'homme adulé dans les hautes classes qui devait se laisser aller à la plus infâme des provocations.

A l'automne de 1835, le propriétaire du château de Grandvaux, Vigier, reçoit une longue lettre du préfet de police Gisquier sur papier officiel. Les termes de la lettre ne sont pas sans surprendre. Qu'on en juge : « Mon cher député et ami, écrit le préfet, je me hâte de vous informer qu'un grand complot est formé contre vous, contre votre château, votre gibier, votre cave, votre cuisine... Deux ministres, des généraux, des colonels, des chefs d'administration, des députés, en un mot une vingtaine de gaillards mangeant bien, buvant beaucoup et chassant mal, se sont associés pour vous faire un mauvais parti. Ils arriveront chez vous samedi pour dîner à huit heures, puis ils vous demanderont à coucher ; puis le dimanche ils chasseront, déjeune- ront, dîneront et vous quitteront quand il ne vous restera que les yeux pour pleurer sur leurs dévastations. Obligé par état à veiller sur la sécurité des personnes et d'assurer leur subsistance aussi bien que de pourvoir à leurs amusements par des jeux, spectacles, etc., je crois m'acquitter d'un devoir en vous offrant mes bons offices pour obtenir, à vos frais, une partie des approvisionnements des halles et marchés, plus la boutique à chevet. Plus des danseurs, des saltimbanques, des acteurs. Plus cinquante gardes municipaux. Plus le sérail de mesdames telle et telle. En attendant des instructions, je commencerai les envois par un beau feu d'artifice que notre cher amphytrion recevra demain. Son tout dévoué serviteur et ami. » Des précisions suivent, au bas de la lettre du préfet de police : « Il faudra au moins 100 bouteilles de champagne, 50 de Constance, 200 de diverses qualités superfines, 50 poulets, 30 dindes, 10 bœufs, 20 veaux, moutons, cochons, canards et une centaine de douzaines d'œufs, plus le gibier et les accessoires en proportion. Il faudra 200 rabatteurs pour la chasse et 10 charrettes pour le gibier. La première liste des individus faisant partie de ce grand complot : MM. Thiers, Ducharel, Jacquemin, Benoit, Guizard, Léon Pillet, Lavocat, Allart, Ledieu, un manchot, etc. etc. » Le malheureux Vigier fait le nécessaire et son château est envahi au jour dit. On dîne plantureusement, comme on sait le faire à l'époque. Au dessert, un des convives, Ducharel, se sauve en courant. Une pièce du feu d'artifice vient d'éclater entre ses jambes. Il a pris la poudre d'escampette sous les rires sans fin de l'assistance. On tire aussitôt le feu d'artifice. Les dames recrutées pour l'occasion se pâment. On boit force champagne en écoutant des vers de circons- tance, lestes, dits par plusieurs convives. Le champagne coule partout, même dans les bottes des invités. C'est une grande soirée dans la tradition rabelaisienne que la caste politique française reprend volontiers à son compte. Une soirée entre hommes, un repas de chasse. Il faut bien la terminer, car l'aube risque de surprendre les dîneurs en fâcheuse posture. On jaserait au village. Chacun va se coucher, clopin-clopant. Les chambres du château sont accueillantes et l'on s'efforce de loger tout le monde, dans un ordre approximatif. Les grands buveurs s'écroulent sur les lits à baldaquin, s'apprêtant à terminer la nuit sans demander leur reste. Soudain, les plus sourds se réveillent, comme sous l'effet d'un tremblement de terre. On frappe à toutes les portes, avec une force herculéenne. Les plus forcenés dormeurs se frottent les yeux et sortent, car la plupart se sont jetés sur le lit tout habillés. Le frappeur infernal est un petit homme tout guilleret, qui n'a pas du tout sommeil. Il s'est enveloppé tout nu dans un plaid écossais. C'est Monsieur Thiers. Un bonnet de coton sur la tête, il n'a pas perdu ses lunettes et se lance dans une improvisation oratoire débridée, qui fait mourir de rire ce public complaisant. Toutes les saillies y passent, les mots les plus crus sur le monde politique de Paris, sans épar- gner les dames. Le discours est émaillé des plaisanteries les plus infernales. Un chahut d'étudiants, dans la tradition aixoise. Pliés en deux de rire, les convives ne s'aperçoivent pas que le petit homme est parti. Furieux d'être privés de sa présence, ils lui offrent un charivari. Même ivre, Monsieur Thiers n'aime pas les charivaris. Ils lui rappellent fâcheusement les manifestations dont il a été trop fréquemment victime quand il a voulu se risquer à un voyage dans son Midi. Les convives ont sorti des cuisines les instruments les plus bruyants. Ils frappent à l'envi en poussant des cris d'animaux. Le tapage est immense. Soudain, une fenêtre du château, celle de la chambre de Thiers, s'ouvre toute grande. Médusés, les charivariens voient les rideaux s'écarter. Deux chandeliers à gauche et à droite. Au centre, le derrière nu de Monsieur Thiers. L'histoire fait immédiatement le tour des rédactions de Paris et de province. Ce n'est pas le genre d'anecdote que l'on peut tenir secrète. Pas de censure dans ces cas-là : Broglie et Guizot, les concurrents de Thiers, sont aux anges. Le cher petit homme vient de se laisser surprendre. Le régime de l'ordre moral risque de rejeter un Premier ministre aussi mal élevé. Les journalistes se donnent du cœur à l'ouvrage, multiplient les lazzis, les dessina- teurs illustrent leurs propos et l'affaire de Grandvaux devient le symbole d'un régime cynique et corrompu qui abuse de la confiance des Français. Un journaliste du faubourg Saint-Germain fait beaucoup rire les duchesses en prétendant que Monsieur Thiers veut ramener ses contemporains à la sans-culotterie et aux mœurs de cette Révolution dont il raffole. Les républicains grin- cent des dents : voilà donc l'homme qui fait la noce et ne recule devant rien, ayant assuré dans les massacres de Paris et de Lyon l'ordre bourgeois ! Le roi lui-même se pose des questions. Au fond, ce Monsieur Guizot, un protestant de Nîmes, est beaucoup plus convenable que Monsieur Thiers. Lui, au moins, ne fait pas jaser les journalistes par sa conduite indigne. Monsieur Guizot est irréprochable. Il faudra y songer. Ce n'est pas avec des Guizot que l'on a des révolutions. Il respecte le peuple parce qu'il a de la décence, tandis que Thiers... Une dizaine d'années plus tard, Thiers verra de sa fenêtre le peuple de Paris dresser des barricades contre le très convenable Monsieur Guizot, le nouveau favori du roi, et il rira à gorge déployée. Pour l'heure, il rit jaune en lisant dans la presse ce quatrain que l'on attribue au jeune poète Gérard : Je viens de mettre en un trou rond Ce qu'un jour avec impudence Thiers, ministre, sur un balcon Fit voir aux citoyens de France.

Ah ! Quel malheur d'avoir un père !

On n'est pas responsable de ses parents. Quand Thiers est né, son père n'était pas là. Il ne l'a déclaré et reconnu que plus tard, avant de l'abandonner, ainsi que sa mère, pour aller à Paris chercher fortune. Thiers a été élevé par des femmes, sa mère, sa grand-mère, sa tante. Il n'a jamais connu son père au temps de son enfance, et de son adolescence à Marseille et à Aix. Le père ne s'est manifesté qu'après sa réussite. Mais avec quelle insistance gênante ! Il faut dire que la vie de ce père indigne n'a rien d'édifiant : étrange personnage engagé aux côtés d'un certain chevalier de Fonvielle dans la contre-révolution, il désole son père Louis Charles Thiers, avocat au barreau d'Aix, qui l'a placé dans une des meil- leures maisons de commerce de Marseille. Il a accumulé les dettes, au point que le père a dû le faire expédier en Morée chez son oncle. Il ne s'est pas amendé. On l'a fait enfermer chez les frères observan- tins. Pas d'amélioration. A peine sorti, il tente fortune aux Antilles, sans succès, et se lance dans l'arène politique. Poursuivi dès les débuts de la Révolution, il ère en Suisse, en Italie, en Espagne aux côtés de Fonvielle. On trouve sa trace au milieu des royalistes à Toulon pendant le siège. Sa chance est d'avoir été nommé accusateur militaire après le 9 Thermidor. On poursuit alors les terroristes. Ceux de la famille Bonaparte, Lucien et Napoléon, ne sont pas sans susciter la colère des thermidoriens. a été dénoncé aux représentants en mission Chambon et Guérin par la municipalité de Saint-Maximin où il a joué les Saint-Just. Il est en prison à Aix. Son frère Napoléon et sa mère veulent le tirer de là. Thiers s'en charge. Une intervention qui est un véritable investisse- ment. Quand Fonvielle le voit en effet faire surface en 1799 en plein Paris, il est ébloui. Le fugitif a les poches pleines d'or et de diamants. Fonvielle s'étonne. D'où lui vient ce pactole? — Je suis au service des vivres de l'armée d'Italie, répond Thiers. Lucien Bonaparte m'a nommé là. Il mène grand train à l'Hôtel de l'Europe, ayant volé tout ce qu'il a pu en Italie. Il vit avec une certaine Catherine Cavalieri qu'il a ramenée de Bologne. Il s'est fait nommer percepteur à Beaucaire. Dangereuse nomination : comment confier à cet aventurier les caisses de l'Etat ? Il disparaît bientôt avec l'argent des contribuables. Il est recherché par toutes les polices.

Tel est l'individu peu recommandable que Thiers a pour père. On finit par l'arrêter, en juin 1805. Il ne reste pas longtemps en prison. On retrouve sa trace à Lyon, en compagnie de la Cavalieri. Il a écrit au ministre des Affaires étrangères Talleyrand : « Il y a dix-huit mois, j'eus l'honneur de vous être particulièrement recommandé, Monsei- gneur, par Mme Bonaparte, mère de notre auguste empereur, et par M. Lucien, son frère. » Il demande à Talleyrand « la première place vacante dans sa diplomatie ». Si Thiers est élargi, il ne semble pas qu'il le doive à Talleyrand mais à Lucien lui-même qui paye ainsi sa dette de 1794. Catherine Cavalieri retourne en Italie et la fille qu'elle a eue avec Thiers est élevée à Marseille. Thiers père repart pour Paris, il s'installe chez son ami le chevalier de Fonvielle. Il ne se manifeste auprès de son fils qu'en 1825, quand il apprend qu'il commence à réussir dans la capitale. Ce père a eu des quantités d'enfants, qui tous demandent des secours au ministre. Louis Alexandre Thiers, avant de connaître la mère d'Adolphe, Marie-Madeleine Amic, a eu une première femme dont il a un fils, Louiset, un misérable. Engagé dans l'armée en 1805, l'année de la bataille d'Austerlitz, il devient, après la Restauration, sous-officier au régiment des chasseurs de l'Allier à Colmar. Il se met du dernier bien, en se prétendant bonapartiste ou républicain, avec deux opposants conspirateurs, le colonel Caron et le lieutenant Roger. Il participe à un soulèvement en leur compagnie, crie avec eux « A bas les Bourbons, vive Napoléon II », puis il les arrête et ils sont condamnés à mort. Sa carrière est terminée dans l'armée. On le nomme sous-lieutenant aux chasseurs de la Sarthe mais les officiers de ce régiment refusent de le recevoir. Il entre dans la gendarmerie, puis dans la police, mais sa réputation le suit. Il va se plaindre à son frère Adolphe qui lui trouve une place de juge de paix et de juge d'instruction... à Chandernagor, un des comptoirs des Indes. Voilà l'un des Thiers neutralisé. De Mlle Cavalieri, le père de Thiers a une fille et deux fils. La fille, l'aînée, épouse un sieur Ripert qui est nommé directeur d'une maison centrale. Comme Napoléon, Thiers s'occupe de toute sa famille — encore un trait méridional de son caractère. La femme Ripert ouvre un restaurant à Paris, rue de la Ville-l'Evêque, où elle inscrit sur l'enseigne le nom d'Adolphe Thiers, ancien président du Conseil. Le préfet de Paris doit la faire enlever. Le premier fils Cavalieri, Charles Louis Marie, est le plus intelligent. Thiers lui fait ouvrir la carrière des consulats. Il sera honorablement en poste à l'étranger, notamment à Ancône. Le deuxième fils, Alexandre François Germain, lui donne plus de soucis. Il lui a confié un poste de conducteur des ponts et chaussées, avec l'entreprise de tabac de Montargis. Il spécule sur les fonds et se fait pincer. On le retrouve peintre en bâtiment à Paris. Il abuse aussi de l'enseigne : « Thiers, peintre en bâtiments et frère de M. le Ministre de l'Intérieur » ! De nouveau le préfet doit faire enlever. On enlève aussi le peintre, il est nommé vice-consul à Calcutta : les Indes deviennent une colonie de famille. Thiers père connaît encore une femme, Eléonore Euphrasie Chevalier, cousine de Dupont de l'Eure, dont il a une fille, Marie Louise Antoinette, future Mme Brunet. Encore une fille à caser ! Son mari est horloger mais elle est bientôt veuve. Thiers lui fait donner un bureau de tabac dans l'Yonne. Il nomme la femme de Louiset directrice des postes à Carpentras. Il fait tout ce qu'il peut pour ne pas avoir d'ennuis avec la nombreuse descendance, légitime et illégi- time de son aimable père qui n'a jamais donné un sou pour son éducation.

Il revendique, le père de Thiers ! Il se plaint sans cesse, il sait se faire plaindre. Thiers peut-il rester sourd ? Il lui a une fois répondu : — Mes devoirs envers ma mère ne sont pas assez complètement remplis pour que je songe à pourvoir à des besoins qui ne sont rien moins que prouvés, et qui sont ceux d'un homme dont je porte le nom, mais qui ne fut jamais mon père et que je ne regarderai jamais comme tel. Il est pourtant bien obligé de s'intéresser à ce père indigne qui multiplie les provocations. Il se prévaut d'Adolphe pour emprunter de l'argent qu'il ne rend pas, il est expert en indélicatesses qui frisent l'escroquerie. Thiers a un ami sous-préfet à Carpentras, Joseph Floret. Il lui envoie son père, en résidence surveillée en quelque sorte. Il lui donne une pension et lui recommande de ne plus mettre les pieds à Paris. Voilà l'occasion d'un chantage efficace. Si mon fils, se dit le vieil homme, ne veut pas me revoir dans la capitale, il faut qu'il paye plus cher l'exil volontaire où il me tient relégué. Le voilà qui se plaint, et qui écrit pour obtenir de l'argent. « Je ne vous dois rien, lui répond Thiers, absolument rien que des aliments... Je sais bien que vous avez l'infamie de supposer et de m'écrire que j'ai fait une grande fortune. C'est une calomnie d'autant plus odieuse qu'elle part de la plume d'un père. » Et d'employer les menaces les plus persuasives : « Si vous quittez Carpentras pour venir à Paris, je vous réduis sur-le-champ de 1200 à 600 francs, et j'abandonne Louiset et sa femme à leur triste sort. » Le père vient tout de même à Paris, où il passe les soirées chez Fonvielle, chancelier de « l'Académie des ignorants » et inlassable auteur de pamphlets. On plaint le « vieil ami », on affecte de le croire victime de la sévérité de son fils. On lui fait faire des conférences où il parle de son fils dénaturé. Le « père de l'illustre » se répand ainsi dans la société marginale, et ses propos ne manquent pas de toucher l'oreille des journalistes d'opposition qui en font leur profit. Le vieux Thiers est réexpédié à Carpentras. On lui paie le voyage en trois étapes, pour être sûr qu'il parte. Il touche ainsi station par station les frais de retour. Il retrouve enfin sa vie d'exilé. Non sans maugréer et écrire à son fils, à Fonvielle, à la terre entière. Il recommence son chantage, menace sans cesse d'écrire aux journaux. Thiers finit par s'y habituer. Le gros des attaques s'émousse. Il y a tant d'autres sujets de campagnes contre lui que les journalistes laissent de côté sa malheu- reuse famille. Le père glapit en vain. Personne ne l'écoute plus. On se lasse de tout. Il meurt auprès de sa belle-fille, Mme Louis Thiers, à quatre- vingt-trois ans, à Carpentras. Adolphe a réussi à le fixer. En 1843 il n'a que trop souffert de l'odieux chantage d'un homme à qui il ne devait rien, si ce n'est le nom qu'il portait.

Thiers l'Égyptien

Il est marseillais, il a vu les mamelouks de l'empereur se faire massacrer dans le Vieux Port en 1815 par les fanatiques de la Terreur blanche. Dans le fond de son cœur, Monsieur Thiers estime que la France a une revanche à prendre en Egypte. Il vient d'obtenir du roi le de Napoléon. Les bonnets à poil dans l'armée bombent le torse et redressent la tête. Ils se souviennent tout d'un coup de l'ancien temps, celui où l'Angleterre nourrissait de ses guinées les coalitions contre la France. Ils sont prêts à reprendre du service si le petit Poucet, le Premier ministre de Louis-Philippe, fait battre le tambour. Car sur l'Egypte il semble décidé à jouer le tout pour le tout contre son adversaire anglais, le redoutable Palmerston, un homme froid et méprisant qui veut donner une leçon à la France et à Thiers. L'Egypte est aussi furieusement à la mode dans Paris que pouvait l'être la Grèce dans les années 20, quand elle cherchait son indépen- dance contre les Turcs. Le héros égyptien s'appelle Méhémet Ali. Il est très populaire dans la presse française en raison de son opposition à la Porte. Il a rossé les Turcs à la bataille de Nézib en 1839. C'est assez pour qu'on l'appelle dans les journaux parisiens le Napoléon du Caire. Méhémet Ali veut se donner une armée moderne et engage des techniciens français. Il veut tirer le pays de l'ornière où le maintient depuis des siècles la domination des Turcs. C'était déjà l'idée de Napoléon. Cela ne peut que susciter la sympathie d'un Thiers. Mais Palmerston ne l'entend pas du tout de cette oreille. Les Anglais veillent à la Méditerranée orientale avec un soin jaloux. C'est la route des Indes, le plus riche continent de leur empire. La malle des Indes passe par Marseille. Thiers s'en souvient. Il sait que les Anglais se sont installés à Aden, qu'ils organisent la domination du Golfe et qu'ils entendent se réserver la maîtrise de la mer Rouge. Ils ne peuvent accepter une puissance militaire moderne sur le Nil et regrettent que les Turcs n'aient pas mis à la raison le Napoléon du Caire. Ils enragent de voir les Français aider de tout leur poids l'aventurier égyptien. S'il faut envoyer les frégates de la Royal Navy contre un second Napoléon, fût-il égyptien, ils y sont prêts. Ils ne prennent pas du tout à la légère les velléités d'indépendance nationale des Egyptiens. Encore moins l'appui que Thiers veut leur apporter.

Contre Nabot-Léon ou le petit Poucet, contre ce Thiers, mousti- que importun qui réveille le léopard d'Angleterre, Palmerston utilise la bonne vieille méthode qui a fait ses preuves en 1813 contre le grand Napoléon, dont on veut faire revenir les cendres dans Paris. Il refait la sainte alliance des nations les plus réactionnaires d'Europe contre la France. Il réunit l'Autriche, la Russie et la Prusse et tous ensemble décident de porter un coup d'arrêt aux ambitions de Méhémet Ali, qui revendiquait l'indépendance de son pays et le rattachement de la Syrie à l'Egypte. Il n'en est pas question ; rien ne changera plus en Orient. Les quatre puissances s'en portent garantes. Avec une superbe hypocrisie, lord Palmerston exprime son « vif regret » d'être « momentanément séparé » de la France. Thiers avait voulu favoriser un accord direct entre Méhémet Ali et le sultan. Il s'était beaucoup dépensé pour l'obtenir. Si cet accord était signé, et tout lui donnait à penser qu'il pouvait l'être, l'Angleterre arriverait trop tard à Constantinople et ne pourrait plus rien pour empêcher l'éveil de la jeune puissance égyptienne. Tout était prêt mais Thiers fut trahi. Palmerston fut averti à temps. Par qui? Un espion? Un transfuge? Non pas, par le roi des Français lui-même, par Louis- Philippe I Pas directement. Le roi en a parlé à l'ambassadeur d'Autriche à Paris, Apponyi. Celui-ci a alerté son collègue de Londres, et Palmerston a aussitôt reçu le message. Il a pu conclure en toute tranquillité son pacte à quatre contre Méhémet Ali et contre Thiers. — Je connais les Français, dit-il. Ils tempêteront, ils s'agiteront, mais ils ne feront pas la guerre. Il joue à coup sûr : il sait parfaitement que le roi des Français est de son côté... contre son Premier ministre. Situation orientale, qui scandalise le grand vizir de Paris, furieux contre son sultan. Monsieur Thiers lui collerait bien un coup de babouche dans sa culotte de nankin, mais il n'ose pas. La flotte anglaise est là, qui menace. Peut-il au moins réagir? L'opinion l'attend, elle l'exige. Elle est lasse des humiliations. La situation devient explosive. « La guerre viendra, écrit notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, non pas la guerre de 1792 mais celle de 1813. » Que peut faire Thiers? Il sait que son roi l'a trahi. Il sait que Palmerston mène tout à Londres, mais que de bons esprits Tories sont hostiles au risque de guerre. C'est ceux-là qu'il faut rallier, c'est en Angleterre qu'il faut mener la vraie bataille, une bataille de presse, d'opinion. Thiers connaît ce genre de champ de bataille. D'abord il prend des mesures de réarmement, entraîne le roi dans une visite des alentours de la capitale. Il veut installer une ceinture de fortifications et il sait que Louis-Philippe est acquis à cette idée, non pas qu'il craigne la guerre extérieure, mais il redoute toujours une nouvelle révolution. Le roi traverse au galop le bois de Boulogne pour étudier la ceinture ouest sur place. Voilà qui ne passe pas inaperçu. On rappelle des classes car la France manque de soldats. Elle en a engagé beaucoup en Algérie. Thiers sait que l'armée n'est pas prête, qu'il faut au moins neuf mois pour rassembler et instruire un nombre convena- ble de bataillons, qui puisse rendre crédible une menace de guerre. Qu'importe ! Il joue au poker ; comme Palmerston, il pense que le cliquetis des armes suffira à faire réfléchir le Premier ministre anglais. Effectivement, celui-ci commence à être pris à partie par les journaux conservateurs. Le Times lui fait grise mine. Diable ! Comment jouer contre la presse ? Thiers accélère le mouvement qui se dessine. Il n'hésite pas à expédier à Londres un agent habile à inspirer des articles favorables à la France. Thiers emploie la méthode moderne des attachés de presse et des relations publiques. Il poursuit sa bataille, il peut la gagner si Palmerston recule. Il a confiance : les hommes d'affaires anglais détestent l'idée de la guerre au moins autant que les français. Il suffit d'attendre, et de ne pas faiblir. Mais peut-on gagner au poker contre un adversaire constamment renseigné sur votre jeu ?

La presse française soutient furieusement le parti de Thiers. Sur ce point, il ne s'était pas trompé. Malheureusement elle exagère, elle devient passionnée, chauvine, même en parlant de la reine Victoria. C'en est trop, les excès des journaux les plus calmes comme le Journal des débats risquent de réveiller l'opinion britannique. Le roi, qui dévore le Times tous les matins, en prend conscience : Thiers joue avec le feu. James de Rothschild vient lui dire que la rente baisse en raison du programme de construction de fortifications autour de Paris. Le roi supporte beaucoup de Thiers, mais pas la baisse de la rente. Son siège est fait, il se promet d'intervenir. Dans son jeu, Palmerston attend avec impatience ce revirement qui ne peut manquer de se produire. Arrivera forcément le moment où le roi jettera son jeu sur la table en disant : j'arrête. Palmerston a envoyé la Navy en Proche-Orient. L'amiral Napier ne s'est pas gêné pour bombarder Beyrouth et s'emparer de la ville. Moins encore pour mettre le siège devant Alexandrie. Thiers a-t-il les moyens de défendre Méhémet Ali ? Peut-il envoyer la flotte royale ? Il n'en est pas question. — Je ne me laisserai pas entraîner trop loin par mon petit ministre, dit Louis-Philippe à Saint-Aulaire, ambassadeur à Vienne. Je le briserai plutôt que de rompre avec toute l'Europe. Quand Thiers demande une nouvelle levée de cent cinquante mille hommes au conseil des ministres, le roi s'y oppose avec fermeté. Il ne reste à Thiers qu'à partir. Le roi a déjà nommé son successeur, le maréchal Soult. Il a fait revenir de Londres Guizot pour lui confier les