Cahiers du monde russe Russie - Empire russe - Union soviétique et États indépendants

47/4 | 2006 Varia

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/monderusse/4522 DOI: 10.4000/monderusse.4522 ISSN: 1777-5388

Publisher Éditions de l’EHESS

Printed version Date of publication: 30 December 2006 ISBN: 978-2-7132-2098-2 ISSN: 1252-6576

Electronic reference Cahiers du monde russe, 47/4 | 2006 [Online], Online since 23 November 2007, connection on 06 October 2020. URL : http://journals.openedition.org/monderusse/4522 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ monderusse.4522

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TABLE OF CONTENTS

Articles les fêtes révolutionnaires russes entre 1917 et 1920 Des pratiques multiples et une matrice commune Emilia Koustova

Torgsin : Zoloto dlja industrializacii Elena OSOKINA

Administrer la religion en URSS Le cas de la Biélorussie et de la Lituanie AlÉna Lapatniova

Sources et ouvrages de référence

Quelques livres importants ou utiles sur l’histoire de la Russie ancienne Parutions 2004-2006 André Berelowitch

• • • Comptes rendus • • •

Russie ancienne et impériale

S. N. Kisterev, éd., Očerki feodal´noj Rossii Anna Joukovskaïa

[Meletij Smotryc´kyj], Rus´ Restored Михаил Дмитриев - Mihail Dmitriev

Alessandra Tosi, Waiting for Pushkin Rodolphe Baudin

Z. I. Peregudova, « Ohranka » Benjamin Guichard

De la fin de l’Ancien Régime à la guerre civile

Leopold H. Haimson, Russia’s Revolutionary Experience, 1905-1917 Jean-Paul Depretto

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John W. Steinberg, Bruce W. Menning, David Schimmelpenninck van der Oye, David Wolff, Shinji Yokote, eds., The Russo-Japanese War in Global Perspective Dany Savelli

Peter Gatrell, Russia’s First World War Alexandre Sumpf

Reinhard Nachtigal, Kriegsgefangenschaft an der Ostfront 1914 bis 1918 Christian Ingrao

Žanna Kormina, Provody v armiju v poreformennoj Rossii Françoise Daucé

Hyacinthe Destivelle, Le concile de Moscou (1917-1918) Jutta SCHERRER

Simona Merlo, All’ombra delle cupole d’oro Laura Pettinaroli

Vincent Burnett, The Russian Revolutionary Economy, 1890-1940 Alessandro Stanziani

Période soviétique et postsoviétique

Instituty upravlenija kul´turoj v period stanovlenija : 1917-1930-e gg Alexandre Sumpf

Elizabeth A. Wood, Performing Justice François-Xavier Nérard

Lynn Mally, Revolutionary Acts | Julie A. Cassiday, The Enemy on Trial | Elizabeth A. Wood. Performing Justice Alexandre Sumpf

Svetlana Malyševa, Sovetskaja prazdničnaja kul´tura v provincii Emilia Koustova

Marie-Christine Autant-Mathieu, éd., Le Théâtre d’Art de Moscou Gaïané Spach

N. S. Troubetzkoy, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits Catherine Depretto

Dorena Caroli, Ideali, ideologie et modelli formativi Alessandro Stanziani

Diane P. Koenker, Republic of Labor Jean-Paul Depretto

Christina Kiaer, Eric Naiman, eds., Everyday Life in Early Soviet Russia François-Xavier Nérard

Pavel Chinsky, Micro-histoire de la Grande Terreur Alain Blum

Nicolas Werth, L’île aux cannibales Alain Blum

Josette Bouvard, Le métro de Moscou Dietmar Neutatz

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Kevin Platt, David Brandenberger, eds., Epic Revisionism Georges Nivat

Une arme visuelle : le photomontage soviétique, 1917-1953 Alexandre Sumpf

Jochen Hellbeck, Revolution on my Mind Malte Griesse

Ben Shepherd, War in the Wild East Christian Ingrao

Natal´ja Viktorovna Suržikova, Inostrannye voennoplennye Vtoroj mirovoj vojny na Srednem Urale Vanessa Voisin

Juliane Fürst, ed., Late Stalinist Russia Nathalie Moine

Mihail Panteleev, Agenty Kominterna Jean-François Fayet

G. N. Sevost´janov, éd., Sovetsko-amerikanskie otnošenija Andreï Kozovoï

À la recherche du kolkhozien perdu Travaux russes récents sur la paysannerie après la collectivisation Jean Lévesque

Polly Jones, ed., The Dilemmas of De-Stalinization Larissa Zakharova

Thomas C. Wolfe, Governing Socialist Journalism Kristin Roth-Ey

S. V. Žuravlev et al., Avtovaz, meždu prošlym i buduščim Cécile Lefèvre and Yves Cohen

Christopher Andrew, Vasili Mitrokhin, The World Was Going Our Way Andreï Kozovoï

Michele Rivkin-Fish, Women’s Health in Post-Soviet Russia Sophie Hohmann

V. Kurennyj, éd., Mysljaščaja Rossija Myriam Désert

Identités nationales. Empires. Régions

Nicholas V. Riasanovsky, Russian Identities John Keep

Marlène Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle David Schimmelpenninck van der Oye

Robert D. Crews, For Prophet and Tsar Juliette Cadiot

W. N. Basilow, Sibirische Schamanen Roberte N. Hamayon

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Ekaterina Pravilova, Finansy imperii Alessandro Stanziani

Oleg Kutafin, Rossijskaja avtonomija Françoise Daucé

O. B. Budnickij, éd., Arhiv evrejskoj istorii Boris Czerny

Theodore R. Weeks, From Assimilation to Antisemitism Catherine Gousseff

L. S. Gatalova, L. P. Košeleva, L. A. Rogovaja, CK RKP (b)–VKP (b) i nacional´nyj vopros Isabelle Ohayon

Geoffrey Hosking, Rulers and Victims Gregory Dufaud

Laada Bilaniuk, Contested Tongues Alexandra Goujon

Olaf Mertelsmann, éd., Vom Hitler-Stalin-Pakt bis zu Stalins Tod Masha Cerovic

Olaf Mertelsmann, Der stalinistische Umbau in Estland David Feest

Isabelle Ohayon, La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline Marco Buttino

Edward Schatz, Modern Clan Politics Isabelle Ohayon

Natal´ja Kosmarskaja, « Deti imperii » v postsovetskoj Central´noj Azii Marlène Laruelle

Habiba Fathi, Femmes d’autorité dans l’Asie centrale contemporaine Stéphane A. Dudoignon

Jonathan Wheatley, Georgia from National Awaking to Rose Revolution Silvia Serrano

Thomas Parland, The Extreme Nationalist Threat in Russia Marlène Laruelle

Ouvrages généraux

Nikolaj Koposov, Hvatit ubivat´ košek ! Tamara Kondratieva

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Articles

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les fêtes révolutionnaires russes entre 1917 et 1920 Des pratiques multiples et une matrice commune

Emilia Koustova

1 Notre connaissance des fêtes révolutionnaires russes vient le plus souvent des images fortes passées à la postérité, images souvent marquées par la présence et l’engagement des grands artistes de l’avant-garde. Il n’est alors pas surprenant que ces expériences artistiques, d’autant plus remarquables qu’elles sont en décalage tout en étant profondément liées au contexte de la guerre civile, ont attiré l’essentiel de l’attention des chercheurs, orientant leurs approches et leurs intérêts. Elles sont ainsi au centre de l’étude passionnante que James von Geldern a consacrée aux célébrations révolutionnaires russes de 1917 à 19201. Qu’il s’agisse des arts plastiques qui cherchèrent à investir les rues à travers la décoration festive, ou du théâtre qui tenta de rompre avec les limites de la rampe pour atteindre une fusion entre l’art et la vie dans les mises en scène de masse, organisées notamment à Petrograd à la fin de la guerre civile, ces expériences fournissent aux historiens un riche matériel permettant entre autre de reconstituer la « mythologie révolutionnaire », faite des visions nouvelles de l’histoire, de l’espace et de la société humaine2.

2 Cependant, ces épisodes ne sont qu’une dimension de la fête révolutionnaire, celle de ses splendeurs, concentrées voire limitées à Petrograd, à Moscou et à quelques autres villes, comme Vitebsk ou Kazan. À côté, et même le plus souvent en lieu et place, une autre dimension existait et de loin dominait, celle de la fête « ordinaire », avec ses bricolages et ses misères, ses trouvailles et ses échecs.

3 C’est ce « quotidien » des célébrations de la Révolution russe -- quotidien prépondérant mais si souvent oublié de l’historiographie -- qui constitue l’objet de cet article. Faut-il parler des fêtes au plurielou bien évoquer des balbutiements et expériences qui seront peu à peu fondus en un modèle unique, expression ou fruit d’une politique déterminée de célébrations et commémorations ? Sans cette question qui est au cœur de notre analyse, il serait difficile, voire impossible, de dresser un tableau, même mosaïque, qui ait une ambition synthétique et, d’autre part, de concevoir son articulation avec les célébrations « exceptionnelles » évoquées ci-dessous. À l’instar de Mona Ozouf qui

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posait cette question à propos des célébrations de la Révolution française, nous montrerons que ces fêtes constituaient un kaléïdoscope de mises en scène de pratiques qui prenaient le plus souvent leurs sources dans la tradition révolutionnaire et ouvrière, mais exprimaient aussi de façon très riche les incertitudes des acteurs qui mettaient en œuvre ces rituels, acteurs tiraillés entre cet héritage révolutionnaire et leur souhait de faire de la fête l’expression unanime de l’adhésion au nouveau pouvoir, leurs propres représentations et celles des participants aux célébrations. Parallèlement, nous découvrirons avant même toute politique d’harmonisation ou tout simplement, avant toute « politique festive », une relative homogénéité de formes et d’instruments festifs à l’échelle de la Russie toute entière, y compris les villes qui se distinguèrent par des mises en scène spectaculaires ou des programmes festifs particulièrement ambitieux et novateurs.

4 Cette matrice -- qui nous permettra de parler de la « fête révolutionnaire » à l’échelle de la Russie soviétique dans les années de la Révolution et de la guerre civile -- s’articulait autour de la manifestation et du meeting, avec éventuellement, un rajout de quelques autres éléments, notamment des « distractions » (spectacles, concerts). Selon un programmede base, l’entrée dans la fête commençait la veille au soir par des meetings et par les réunions solennelles des organismes les plus divers. Le jour de la fête, d’autres meetings avaient lieu à l’intérieur ou en plein air et une manifestation occupait une grande partie de la journée ; au soir de la fête, des distractions étaient organisées dans les clubs, les théâtres, les rues -- là où le temps et les ressources le permettaient ; le même jour, des fêtes pour les enfants avaient lieu, ainsi que, parfois, quelques activités exceptionnelles.

5 La matrice de meeting/manifestation correspondait au modèle révolutionnaire de la célébration qui remontait aux traditions du mouvement ouvrier et révolutionnaire, renforcée et enrichie par Février, et que nous distinguons ici de la célébration soviétique dont l’invention difficile et souvent contradictoire marqua les années vingt. À travers ses origines et ses instruments, le modèle festif révolutionnaire entretenait des liens étroits avec le champ des luttes politiques et sociales. En effet, tout comme les rituels du mouvement ouvrier d’avant la Révolution qui étaient naturellement inscrits dans ces luttes, les fêtes de la Révolution faisaient partie des mobilisations et des différentes formes de participation à la politique. Les formes, mais aussi leur sens, leurs fonctions étaient partagés et, dans les premières années, le meeting et la manifestation festifs continuèrent à représenter, au moins en partie, des moments de communication et de prise de la parole performative,de vote et de mobilisation, des expressions de l’adhésion ou de la contestation.

6 Nous chercherons donc ici en premier lieu à analyser les différentes composantes, techniques et formes de ces deux éléments essentiels que sont le meeting et la manifestation, pour retrouver leur place et leur sens à l’intérieur de la célébration et pour retracer, dans un second temps, les tensions, les contradictions et les accommodations que provoque et subit la matrice forgée par les luttes révolutionnaires dans le contexte perpétuellement changeant de l’après-Octobre.

7 Pour ce faire, nous devrons nous appuyer essentiellement sur les images que la fête révolutionnaire et ses acteurs ont cherché à (se) donner. Procès-verbaux, programmes et projets des commissions responsables de l’organisation des fêtes à tous les niveaux et, surtout dans les villes de province, la presse centrale ou locale qui publie en abondance les programmes de festivités édités par les organisateurs ainsi que les

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descriptions rédigées a posteriori par les journalistes -- les sources ne manquent pas, malgré les limites dues à leur caractère habituellement qualifié d’officiel. Celles-ci ne sont cependant pas infranchissables, grâce, par exemple, aux témoignages personnels dont nous disposons ou encore à la presse d’opposition qui, durant la première moitié de l’année 1918, portait souvent un regard très différent sur les premières célébrations bolcheviques et, surtout, offrait un éclaircissement sur les enjeux et les modalités de leur organisation. Il importe de rappeler par ailleurs que dans les réalités complexes et mouvantes de ces années, la notion et la pratique de l’« officiel » restaient floues et perméables, ce qu’illustrent les célébrations de l’époque.

I. Le meeting : la cellule de la fête révolutionnaire

1.1. Un élément de base, universel, indispensable, omniprésent et parfois unique

8 Le meeting est sans doute l’élément de base de toute fête bolchevique. Son caractère indispensable tenait à l’union de deux actions : rassembler et véhiculer la parole. Pas de fête sans rassemblement populaire, pas de rassemblement, aux temps de la Révolution russe, sans prise de parole. Donc, pas de fête sans meeting.

9 Ceci pouvait être compris littéralement, car le meeting représentait ce minimum minimorum de la fête révolutionnaire auquel pouvait se voir réduire la célébration et en-deçà duquel, il n’y avait pas de fête. C’était le risque que couraient les jours du « calendrier rouge » à la campagne. L’organisation d’un meeting devenait pour les acteurs locaux un enjeu majeur et parfois -- face à la menace d’échec total -- un moyen de dernier recours qui devait permettre à la fête d’exister, du moins dans les rapports. « Aucun travail préparatif parmi les instituteurs et la population n’ayant été fait, il a fallu se limiter à l’organisation d’un meeting... », -- écrivait un militant du parti à propos de la Journée de la propagande soviétique qui avait ainsi pu avoir lieu dans un village de la région de Nižnij Novgorod en septembre 19193. Deux ans plus tard, une commission chargée de l’organisation du 7 novembre dans un autre district de cette région autorisait les organisateurs de la célébration dans les villages à se limiter aux meetings là où il était impossible de faire autre chose, notamment un spectacle4.

10 N’omettons pas de préciser cependant qu’il s’agissait bien de faire quelque chose en plus et non pas au lieu du meeting. Celui-ci était un élément indispensable, qui permettait à une manifestation culturelle ou autre d’accéder au titre de « célébration révolutionnaire ». Quoi de plus choquant que de constater l’absence de meeting ! Telle fut l’expérience d’un représentant du gubkom envoyé dans la ville de Gorbatov (région de Nižnij Novgorod) pour participer à la Journée de la propagande soviétique le 7 octobre 1919. Seul à être venu dans le lieu où était censé se tenir un rassemblement, tout au long de la journée il vit la célébration se réduire à un seul élément -- un spectacle. Celui-ci n’étant guère suffisant, il tenta de sauver la situation, mobilisa un autre militant du parti de passage en ville et improvisa un meeting devant le public venu assister au spectacle du soir5. Ainsi, un meeting devenait le moyen de corriger une version de la fête erronée ou détournée, de remettre les accents nécessaires, de rétablir le cadre de la fête révolutionnaire.

11 Le rapport révélateur de cet envoyé nous renseigne sur une autre pratique courante, celle des mobilisations à l’occasion de chaque célébration de toutes les forces

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disponibles du parti, des syndicats, du Komsomol et d’autres institutions des villes. Leur but était d’envoyer un maximum d’orateurs et de militants dans les villages, afin d’y porter la fête révolutionnaire, de marquer le temps, d’inclure la campagne dans les rites, de célébrer -- au moins par un meeting. Parfois, ceci pouvait même obliger à décaler la célébration dans les villages, la reportant d’un ou deux jours, ce qui ne manquait pas de mettre en question la simultanéité de la fête6.

12 Dans les villes ou dans les villages les plus importants, la célébration incluait d’autres éléments, mais le meeting restait l’une des composantes centrales du programme, prenant la forme de rassemblements en plein air, de meetings en salles ou encore de réunions des membres de diverses organisations. Dans ce domaine, l’omniprésence d’éléments du meeting rend toute classification difficile. Les discours, en effet, n’étaient pas l’apanage des meetings proprement dits. Ils étaient associés à tout élément du programme festif. Les concerts et les spectacles s’ouvraient par des discours, une incinération des insignes de l’Ancien régime devait se terminer par un « meeting improvisé », des orateurs étaient spécialement envoyés dans les fêtes d’enfants7. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. Sans courir un risque d’exagération, nous pouvons dire que la fête soviétique ne connaissait pas d’élément de programme qui ne puisse donner (et ne donne) lieu à des discours. Seuls les feux d’artifice contredisaient ce principe. Ce sont eux qui furent bannis en premier lieu, au moment où, en 1919, un régime d’économie et de rigueur particulière cherchait à s’imposer dans la matière festive.

1.2. Les formes du meeting

13 Dans les multiples occasions où intervenait la parole révolutionnaire, et parmi toutes les formes que pouvait prendre le meeting, nous distinguerons quelques variantes principales. Ainsi, en fonction de l’endroit qui abritait ces cérémonies (et bien qu’en russe,le terme utilisé est toujours le même, miting), nous parlerons des rassemblements en plein air et des meetings dans des espaces clos. Dans les deux cas, le meeting pouvait soit représenter un but en soi, c’est-à-dire constituer un élément du programme festif à part, soit faire partie d’une autre cérémonie (ou bien en intégrer une). Ainsi, dans les premières années après la Révolution, nous trouvons le plus souventdes meetings intégrés dans la manifestation, des meetings « couplés » avec un spectacle ou un concert et, enfin, des meetings accompagnant une inauguration (ou un autre événement particulier). Des réunions et des séances solennelles (toržestvennoe sobranie ou zasedanie) de différents organes du pouvoir, des institutions ou des organisations soviétiques représentaient une autre variation du meeting. Celui-ci pouvait à son tour s’enrichir d’éléments supplémentaires, comme l’hommage aux héros du travail, donnant parfois naissance à des genres nouveaux, tels que la soirée commémorative (večer vospominanij), réunion consacrée entièrement ou en partie aux interventions des participants de la Révolution ou de la guerre civile qui partageaient leurs souvenirs avec le public.

14 Le rassemblement en plein air reste la forme de base la plus « naturelle » et, en même temps, souvent la plus difficile à réaliser. Forme la plus simple, à la fois en quelque sorte « embryonnaire » et idéale, en théorie, elle ne nécessitait rien d’autre qu’un espace ouvert et la présence du peuple (comment ne pas penser au rêve de Rousseau, si cher aux organisateurs de célébrations révolutionnaires aussi bien en France que dans

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la Russie soviétique ?). En l’absence d’espaces clos suffisamment vastes pour accueillir les participants, elle constituait souvent la seule forme possible, la campagne étant confrontée au même problème que les grandes villes. À l’instar des meetings dans des espaces clos qui venaient se greffer sur tout spectacle, concert ou soirée organisés le jour de la fête, le meeting en plein air constituait également un moyen de marquer, de charger de sens tout autre élément de célébration, même celui qui a priori ne portait en soi rien de véritablement « révolutionnaire ». Enfin, dans les premières années qui suivent la Révolution, un rassemblement en plein air était partout indispensable et présent dans la mesure où il faisait partie de la manifestation, l’inaugurant, la scandant ou constituant son apogée. Ainsi, une manifestation s’ouvrait par un meeting, ce qui permettait d’attendre l’arrivée de tous les participants et de préparer l’assistance à ce moment solennel qu’était la marche du peuple révolutionnaire. Dans les villes de province, cette marche était souvent interrompue par des arrêts donnant lieu à d’autres meetings, alors qu’à Moscou, les cortèges étaient pressés d’atteindre leur destination principale, la place Rouge, où se tenait un grand rassemblement central8.

15 Qu’il soit ou non un élément de la manifestation, le meeting en plein air connaissait les mêmes limites et contraintes que celle-ci. Pour réussir ce geste d’union, il fallait avant tout, un minimum de participation et d’adhésion des « masses ». Ici, plusieurs facteurs échappaient au contrôle des responsables : ainsi, le mauvais temps menaçait-il constamment le bon déroulement des fêtes, y compris celle du 1er mai. Notons au sujet de cette journée que le changement du calendrier entrepris par les bolcheviks, ne fit qu’empirer les choses : cette fête censément printanière se déroulait désormais deux semaines plus tôt, période à laquelle il n’était pas rare de trouver encore de la neige dans de nombreuses régions de la Russie. À lui seul, le mauvais temps n’explique pas l’absence des masses. Les organisateurs avaient beau faire de leur mieux pour assurer leur présence, leurs moyens d’action étaient limités dans le cas des rassemblements en plein air. Non seulement ils avaient plus de mal à contrôler les arrivées et les départs, mais aussi, malgré les tentatives de déterminer leurs extrémités, de définir avec précision la composition des cortèges et la disposition des groupes de participants-- l’assistance même, le « corps humain » des meetings représentait une masse aux contours flous. Les photos de l’époque rendent bien compte de ces rassemblements au noyau dense et aux abords fluctuants, clairsemés, mal définis9. La question plus générale du contrôle se heurtait également à diverses difficultés. Les acteurs et les organisateurs des célébrations soviétiques étaient conscients que les meetings en plein air étaient plus vulnérables aux dangers de détournement et de subversion. Ceci les obligeait parfois à opter pour d’autres solutions comme à Petrograd où, durant les mois particulièrement instables de l’hiver et du printemps 1918, les meetings furent transférés dans des espaces clos10.

16 Notons par ailleurs que pour les rassemblements, la question de la présence des masses était probablement plus complexe que dans le cas des manifestations. On devine une contradiction intrinsèque, une sorte de double tension entre l’impératif d’assurer une présence massive, et d’autre part, le risque sous-jacent de ne plus pouvoir véhiculer la parole et communiquer efficacement en cas de succès et de grande affluence. Il convient de souligner à ce propos la primauté de la parole dans ce type de meetings qui correspondait aux premières années de la Révolution. En effet, si les populations étaient réunies lors d’un rassemblement central, c’était bien pour écouter (et entendre !) les discours, pour ouvrir leurs ouïes et leurs âmes à la parole révolutionnaire, pour se laisser persuader et transformer dans le creuset du verbe.

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Pour répondre à cet impératif de communication et atteindre toute l’assistance par la parole, les organisateurs de grands rassemblements étaient prêts à sacrifier l’unité du rite et de l’espace en dispersant les participants autour de centres et d’actes multiples. Ainsi en 1918 et 1919 à Moscou, les rassemblements centraux se caractérisaient par leur polycentrisme : « Des tribunes grandes et petites sont dispersées partout sur la place. Sur chacune, les orateurs se succèdent, et autour de chacune, il y a un auditoire attentif »11. Puisqu’observer le chef de loin ne suffit pas à cette époque, Lénine lui- même se déplace entre les tribunes, multipliant les discourset cherchant ainsi à porter sa parole à tous et chacun sans exclusion : Le camarade Lénine parle en premier. Passant d’une tribune à l’autre, il tient sur chacune un court discours consacré à la fête du 1er mai [...] En même temps, d’autres orateurs bien connus du prolétariat russe interviennent sur d’autres tribunes. [...] L’assistance écoute avec beaucoup d’attention et de concentration. [...] Tantôt d’un coin de la place, tantôt d’un autre, les applaudissements retentissants viennent couvrir les discours des orateurs.12

17 Pour mieux comprendre cette particularité des premiers grands rassemblements, il est utile de suivre leur développement ultérieur. Leurs formes subirent des changements importants liés à l’augmentation du nombre de participants, mais aussi à l’évolution du sens et des fonctions des rassemblements festifs. Au moment de rétablir la tradition de la grande manifestation générale après la période de « disgrâce » qu’elle avait connue en 1920 et 1921, à l’instar du rassemblement central, le choix fut fait à Moscou de remplacer l’ancien meeting « polycentrique » par un rite de passage des manifestants devant la tribune centrale d’où les dirigeants de l’État et du Parti ainsi que les invités échangeaient des salutations avec les participants de cortèges13. Ainsi la parole cédait- elle la place à un geste, certes fortement symbolique, et la communication bien réelle était-elle substituée par une mise en scène de celle-ci.

18 Compte tenu des contraintes qui pesaient sur les rassemblements en plein air, il n’est pas étonnant de voir que, quand ils n’étaient pas liés à la manifestation ou à une autre cérémonie se déroulant dans la rue (plantation d’arbres, inauguration de monuments, etc.), les meetings étaient souvent transférés dans les espaces clos, les clubs ouvriers, les écoles, les usines. Les avantages de ce type de rassemblements étaient multiples : ils facilitaient le contrôle général du déroulement du meeting et permettaient aussi de garantir la présence tout en filtrant l’accès. La mobilisation des participants était d’autant plus aisée que souvent il s’agissait des réunions du personnel dans les entreprises où toutes sortes d’incitations et de contraintes étaient pratiquées. Le témoignage d’un fonctionnaire moscovite rend compte des méthodes de la mobilisation des « masses », aussi bien que de la fréquence de ces actions de propagande : On nous fait violence avec ces meetings, ces réunions de fractions, tous portant la mention « présence obligatoire ». Tu cours à la maison, sans avoir mangé de la journée, et... la porte de sortie est fermée, avec un gardien à côté...14

19 Il est vrai que ce récit se réfère aux meetings en général, pas nécessairement festifs, mais nous aurons encore l’occasion de constater que, surtout dans les petites et moyennes villes de province, les employés (avec les élèves des écoles et les membres du Parti et des soviets locaux) constituaient l’un des principaux contingents de participants aux meetings et aux manifestations festives. Ce constat nous laisse deviner, sinon observer directement, les méthodes utilisées pour assurer cette présence.

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20 Si les employés, les membres de différentes organisations ou encore les ouvriers représentaient les catégories les plus sollicitées, personne ne pouvait se croire réellement à l’abri des meetings. Non seulement ils étaient prévus comme un pendant à la plupart des éléments du programme festif, y compris des distractions, mais il n’était pas rare non plus de voir les discours surgir de façon improvisée et inattendue, en s’imposant ainsi au public : l’attitude de la population étant passive, on s’est trouvé dans l’obligation d’utiliser le rassemblement en vue d’un spectacle, pour présenter auparavant le rôle de la propagande soviétique et l’actualité [politique].15

21 Une autre histoire évoquée plus haut permet de juger de l’envergure, voire de la démesure que pouvait revêtir ce phénomène de « détournement propagandiste » des distractions : les habitants d’une petite ville de la région de Nižnij Novgorod venus le jour de la fête assister à un spectacle, se trouvèrent pris dans un « piège » par un propagandiste de passage qui fit retarder le début du spectacle pour improviser un discours de deux (!) heures avant de passer la parole à son collègue...16 Il n’y a pas besoin d’avoir une imagination particulièrement vive pour deviner les sentiments du « public paresseux de la ville de Gorbatov » (épithète employé par le propagandiste) qui ne put voir le spectacle qu’après avoir supporté plusieurs heures de discours !

22 Nous ne pouvons pas savoir si, dans les cas décrits, plus haut l’attraction des spectacles annoncés (qui représentaient sans doute un événement apprécié, car plutôt rare dans le contexte de pénurie de la vie culturelle en province) était suffisante pour retenir le public, ou bien, d’autres méthodes, telles que les portes fermées, furent utilisées. Il arrivait cependant que les portes fussent fermées, non pas pour retenir à l’intérieur, mais pour ne pas laisser pénétrer, les meetings dans les espaces clos permettant de contrôler et, le cas échéant, de limiter l’accès du public à la réunion. En effet, si un rassemblement en plein air mettait en scène l’unité17 et si les meetings, souvent obligatoires, cherchaient à embrasser des couches plus larges de la population et les inclure dans les rites révolutionnaires, il y avait également place dans la fête révolutionnaire soviétique pour des divisions et des ségrégations, mettant en scène des hiérarchies de valeurs et de catégories sociales.

23 De telles mises en scène ont souvent pris la forme de meetings et de réunions réservés aux « initiés ». Ces derniers pouvaient être compris assez largement, comme, par exemple, dans les meetings organisés par le Comité du Parti de Moscou à l’occasion du premier anniversaire de l’Armée rouge. L’accès y était réservé aux ouvriers, aux membres du Parti, des syndicats et « des autres organisations soviétiques », l’entrée s’effectuant après un contrôle de la carte de membre des organisations correspondantes18. Cette « promotion » était peut-êtreminimale, mais elle désignait clairement les catégories de la population auxquelles le pouvoir s’adressait en premier lieu, celles dont il escomptait le soutien et dont il valorisait l’image. C’était, si l’on voulait utiliser le vocabulaire de l’époque, des tovarišči [camarades] distingués -- dans les discours, mais aussi dans les rites -- des graždane [citoyens]19.

24 Même à ce niveau minimal, les divisions pouvaient être importantes et très visibles quand il s’agissait de communautés plus petites ou de programmes de célébrations davantage marqués par une telle division. Ainsi, dans un village, la commémoration du 9 janvier 1919 donna lieu à deux meetings distincts. Le premier se déroula dans le club du Parti, rassemblant des ouvriers et des membres du Parti. Les participants formèrent ensuite une manifestation qui traversa le village pour aboutir à la place du marché. Là-

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bas, un deuxième meeting se tint, avec un discours sur le même sujet, mais adressé à un public majoritairement paysan20.

25 Il faudrait cependant nuancer cette vision. La participation aux célébrations représentait-elle un privilège ou plutôt une obligation ? Les rituels révolutionnaires étaient-ils destinés avant tout aux initiés ou bien visaient-ils un public très large ? Dans ce domaine, les ambiguïtés n’étaient pas rares. Si les organisateurs des célébrations dans les grandes villes semblent être plus clairs et catégoriques dans leurs visées (à en juger, par exemple, par les annonces de réunions publiées dans les journaux centraux, qui précisaient avec soin les catégories de population concernées), leurs collègues travaillant à une échelle plus petite, notamment en province, oscillaient entre plusieurs contraintes, tendances et choix possibles : avant tout, l’impératif d’assurer une participation (d’où la présence obligatoire des militants) ou l’ambition d’ouvrir la cérémonie à tout le monde (pour embrasser les couches plus larges ou pour remplir tout simplement la salle), la crainte de ne pas avoir assez de place et de moyens (ce qui obligeait de nouveau à définir les catégoriesprivilégiées) ou la volonté explicite de ne s’adresser qu’à des groupes particuliers, le besoin de construire des hiérarchies au sein de la société ou enfin, la recherche d’un « entre soi » des militants. Cette hésitation était parfois explicite, comme dans ce plan de la célébration du 7 novembre 1921 dans le district de Lukojanovsk (région de Nižnij Novgorod), qui prévoyait d’organiser la veille une soirée de commémoration « avec présence obligatoire des membres du RKPb, du komsomol, du syndicat, des travailleurs de l’éducation et de la culture socialiste et, si la salle le permet, des citoyens »21. Ces doutes témoignaient non seulement d’une contradiction entre la volonté de promotion et l’aspiration à l’inclusion massive, d’une tension entre les ambitions et les possibilités, mais également de la difficulté qu’éprouvaient les propagandistes soviétiques dans ces premières années, à évaluer l’attractivité de leurs actions pour les « masses », difficulté qui les obligeait souvent à travailler à tâtons.

26 D’autres cérémonies étaient marquées davantage par la volonté de distinguer, de « mettre à part », de promouvoir. Un type particulier de réunions se démarqua très tôt pour se développer plus tard en un véritable rituel. Dans toutes les villes, la veille ou le jour de la fête, une séance solennelle rassemblait les membres du soviet et du comité du Parti locaux, avec la participation des représentants de l’Armée, des syndicats et de quelques autres organisations. Dans cette réunion, comme partout, les discours alternaient avec l’Internationale et des hymnes funèbres, puis la séance adoptait une résolution. Là où les moyens le permettaient, la réunion se concluait par un concert, voire par un dîner pour les invités22. Pour les contemporains, c’était, par ailleurs, ce dernier élément qui représentait le signe le plus visible et le plus provocateur de la mise en place des nouvelles hiérarchies. Des repas copieux et des distributions de cadeaux aux représentants des nouvelles élites (ou de tous ceux que l’on s’apprêtait à considérer comme tels), organisés à l’occasion des fêtes, allaient nourrir des rumeurs et provoquer nombre de dénonciations venues des « masses », mais aussi parfois des « élites » elles-mêmes. Dans ces critiques, on trouve des éléments similaires, à savoir une mention des « rumeurs » courantes à propos de telles pratiques, puis la condamnation de ces dernières et parfois une analogie avec les privilèges et les rites de l’Ancien régime23. Ceci n’était que l’une des expressions d’un conflit plus général entre les aspirations égalitaristes d’une révolution sociale et les tendances contraires présentes dès les premiers jours après Octobre24.

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27 Ces réunions par définition sélectives pouvaient néanmoins elles aussi s’ouvrir à des couches plus larges de population. Ainsi, au début des années vingt, une nouvelle tendance semble être née. Au moment où les consignes de développer un « caractère de masse » des célébrations et d’y inclure la campagne étaient répétées à tous les niveaux, des cas d’invitation des représentants des « masses de sans-parti » aux séances solennelles des organes du Parti et de l’État se multipliaient25. Une étude approfondie des fêtes des années vingt pourra aider à comprendre s’il s’agissait d’un scénario totalement nouveau ou si les séances solennelles servaient toujours à structurer la société et à construire des hiérarchies, mais d’une façon plus fine et mieux adaptée au nouveau contexte de la NEP.

1.3. Les gestes du meeting et la parole

28 Il semblerait logique de s’arrêter maintenant en détail sur le déroulement des meetings festifs, décrivant notamment leurs gestes et leurs mises en scène, cherchant à discerner les différences entre les principaux types de rassemblements évoqués ci-dessus et à reconstituer l’évolution de leurs programmes durant les premières années. Cette tâche, à première vue banale, s’avère en réalité difficile. Force est de constater que la plupart du temps, nos sources, souvent bavardes par ailleurs, passent ce sujet sous silence. Ceci est vrai autant pour les rassemblements festifs que pour le cadre plus général des meetings et des réunions « de tous les jours ». Si nous trouvons des informations sur les rassemblements exceptionnels, ceux auxquels par exemple participaient les chefs et les grands orateurs du parti bolchevique (Lenin, Trotskij, Lunačarskij, Kollontaj, Volodarskij)26, les descriptions des meetings « ordinaires » (festifs ou pas) sont beaucoup plus rares et laconiques.

29 Le caractère banal ou habituel du geste et de la situation que représentait le meeting dans la Russie révolutionnaire peut en partie expliquer ce vide. Peu de choses en effet distinguaient les rassemblements festifs des simples meetings alors que ceux-ci, depuis Février, étaient devenus un élément de la vie quotidienne, au moins pour certaines catégories de la population urbaine, notamment pour les ouvriers.

30 Un autre élément d’explication se trouve dans le caractère de ces descriptions qui sont orientées vers un aspect particulier. En effet, qu’il s’agisse des programmes de réunions, de leurs procès-verbaux ou des rapports rédigés a posteriori, les auteurs de ces descriptions s’intéressaient en premier lieu au contenu de la communication, à ce qui était dit et non pas à la mise en scène de la communication ou aux gestes qui l’accompagnaient. Ainsi, par exemple, le procès-verbal d’une séance solennelle présente en général le contenu des discours, prenant le soin de nommer les intervenants et leur appartenance institutionnelle, mais, tout en faisant parfois part des réactions de l’assistance ou évoquant d’autres points, il passe sous silence la mise en scène et la gestuelle. Ces descriptions permettent cependant de reconstruire un « canevas » général : l’Internationale qui ouvrait et clôturait la réunion, puis les discours qui se succédaient, alternant parfois avec d’autres chansons révolutionnaires ou un hymne funèbre et une minute de silence en mémoire des camarades morts pour la Révolution (cérémonie qui n’était pas réservée uniquement aux célébrations explicitement commémoratives, comme le Dimanche rouge, mais qui pouvait être présente à d’autres occasions, les fêtes soviétiques étant fortement marquées par le thème commémoratif). L’évocation fréquente du vote des résolutions et, surtout, leurs

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textes, conservés en masse dans les archives, témoignent de la forte présence de cet élément, sans que dans la plupart des cas, nous possédions pour autant des détails sur la procédure de leur adoption27.

31 Les silences de nos sources peuvent ainsi être parlants en soi, faisant ressortir la primauté de la parole face au geste. L’hypothèse de la priorité accordée à la communication verbale par les acteurs(organisateurs et participants) et par les témoins des rassemblements festifs se confirme à l’étude des critiques formulées par les propagandistes à l’égard des meetings au début des années vingt, moment qui peut être caractérisé comme celui de la crise du modèle de la propagande et des fêtes issu de la Révolution. Parmi les quatorze (!) principaux défauts des meetings soviétiques évoqués par V.A.Nevskij, professionnel de la propagande soviétique, treize portent sur le contenu des discours (utilisation abusive des clichés ; langue incompréhensible ; absence de logique dans les propos ; manque de conviction chez les orateurs eux- mêmes ; leur faible niveau culturel ; « louanges sans limites » aux autorités ; « exagérations », voire déformations dans la présentation des faits ; caractère trop abstrait et général des thèmes choisis ; manque de liens avec les objectifs politiques concrets, etc.). La seule critique qui concerne la « forme », constate justement la pauvreté de celle-ci et l’incapacité des organisateurs à « rendre plus vivants » les meetings, leur donner des formes nouvelles, abandonner le modèle de discours propagandistes « nus » pour emprunter des voies nouvelles (meetings-concerts, meetings-mises en scène, meetings-discussions, etc.)...28

32 La question de « voies nouvelles » pour les fêtes soviétiques se posera avec force au début des années vingt. Jusque-là, les critiques de ce type étaient extrêmement rares, voire inexistantes (la synthèse de V.Nevskij, par exemple, fut publiée en 1925, même si elle correspondait aux cours que son auteur avait animés auparavant à l’Université communiste des travailleurs de l’Orient). Avant 1920-1921, la pauvreté formelle des meetings et la prédominance de la parole « nue » -- pour reprendre l’expression de V.Nevskij -- ne semblaient pas poser de problème, car elles correspondaient à une sorte de consensus autour de la place, du sens et des fonctions des rassemblements et de la fête en général.

33 De nombreux rapports rédigés par les organisateurs des célébrations mentionnent les résolutions adoptées à l’issue des meetings et des réunions. Les textes de ces résolutions sont d’ailleurs souvent envoyés en pièce jointe, tel un compte rendu du travail réalisé, une sorte de preuve de l’existence réelle des fêtes et une illustration de l’état d’esprit des populations. Il serait cependant erroné de conclure d’emblée -- se fondant sur leur adoption unanime (évoquée fréquemment dans les rapports) ou sur les expressions du soutien inconditionné au pouvoir bolchevique (rédigées dans les meilleures traditions de la langue de bois) dont elles abondent -- sur leur caractère d’une pure formalité imposée d’en haut. Même si dans la tradition du mouvement ouvrier occidental, l’adoption des résolutions, comme quelques autres procédures de réunions, n’était guère exempte d’un « formalisme » comme but en soi29, et que ce caractère formel -- la conformité à des strictes règles dont l’un des principaux objectifs est de prévenir tout risque de détournement et de déviation -- deviendra par la suite l’un des traits distinctifs de la culture politique soviétique, ceci ne doit pas nous faire perdre de vue l’aspect effectif, pragmatique, performatif que pouvaient comporter les résolutions. Durant les premières années de la Révolution, ce geste pouvait représenter une forme de communication et de prise de parole, de mobilisation et d’engagement, de participation au politique et de contestation. Ce caractère était évidemment le plus

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prononcé dans le cas des résolutions adoptées lors des meetings de grévistes ou dans le cadre d’autres manifestations de mécontentements ou de mouvements contestataires, mais il n’était guère absent des résolutions issues des rassemblements festifs. D’ailleurs, ceci ne doit pas surprendre, étant donné la place qu’occupaient les célébrations et le sens qu’elles avaient dans les luttes politiques et sociales de ces années-là.

34 Ainsi, en 1917 et 1918, en présence de différentes forces politiques concurrentes ou opposées aux bolcheviks, l’adoption de telle ou telle résolution représentait souvent un moment de discussion, de confrontation et de décision réelles, car il s’agissait de choisir entre les textes concurrents, éventuellement en les complétant et en les modifiant, ou d’en rédiger collectivement un nouveau30. Telles résolutions pouvaient avoir des conséquences politiques immédiates, influençant, par exemple, la configuration des forces dans les Soviets locaux. La description détaillée de la procédure de vote d’une résolution à l’issue de la commémoration du Dimanche rouge à Velikie Luki (dans la région de Pskov) rend bien compte des tensions et des enjeux qui pouvaient animer des réunions commémoratives et festives : Le 9 janvier 1918, en mémoire des morts du 9 janvier 1905, il y a eu chez nous à Velikie Luki une manifestation et un meeting de deuil; il y a eu des drapeaux pour l’Assemblée constituante et pour le pouvoir de Soviets, on a manifesté ensemble. Le soir, il y a eu un grand meeting. Une résolution bolchevique a été adoptée. Elle a été votée de la façon suivante : ceux qui étaient pour, devaient se mettre à gauche, ceux qui étaient contre -- à droite. Les soldats sont allés à gauche, les ouvriers à droite. Adoptée par une majorité relative31.

35 Ces lignes permettent également de saisir à quel point les célébrations et les rituels politiques pouvaient représenter un moment de division, de décompte et de matérialisation des soutiens, aussi bien pour le pouvoir bolchevique qui cherchait à s’ériger en autorité publique, que pour ses adversaires. Enfin, remarquons par ailleurs la façon dont se fait le vote de la résolution : les participants du meeting à Velikie Luki choisissent de procéder « à la villageoise », c’est-à-dire, de voter en se séparant en groupes32.

36 La même année, de véritables luttes s’étaient déroulées dans les usines lors des rassemblements ouvriers destinés à préparer la célébration du 1er mai 1918. La résolution finale représentait un enjeu majeur car elle concernait la participation des usines aux manifestations officielles. Le débat portait aussi bien sur la présence des ouvriers dans les rangs du défilé pro-bolchevique, que, le cas échéant, sur les modalités de telle participation, notamment, sur les slogans auxquels les manifestants allaient se joindre. Ainsi, à l’instar de cette célébration particulièrement mitigée, l’adoption de la résolution devenait un moment de prise de parole et de « vote », non seulement au sens propre, mais aussicomme un moyen, pour les participants, de se prononcer, de se rallier à une force ou de se mobiliser en faveur d’une cause33.

37 Avec une élimination progressive des adversaires et notamment, avec une interdiction des autres partis socialistes, les alternatives se trouvaient réduites mais, pendant un certain temps encore, les meetings pouvaient toujours donner lieu à l’expression de désaccords et à des détournements, notamment sous forme de résolutions « non orthodoxes ». Non orthodoxes par leur contenu, mais non par leur forme, car aussi bien avant qu’après Octobre, les participants aux mouvements contestataires, en premier lieu aux grèves, avaient largement recours au langage et aux rites « officiels » et formalisés, telle la désignation du président de la séance ou la rédaction des résolutions selon les règles du genre. Les historiens qui se sont intéressés à ce phénomène, y voient

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une tentative de légitimer les revendications et les actes de contestation34, mais aussi parfois une expression d’autocensure de la part des grévistes.

38 Avec le temps, les mécanismes de pression se mettaient en place et la pratique d’imposition des résolutions « préfabriquées » se diffusait35. Néanmoins, même dans le cas des résolutions sanctionnées et des meetings encadrés par les autorités, la fonction de vote restait présente dans les procédures d’adoption des résolutions et dans différentes manifestations publiques bolcheviques. Si l’on veut rester à cette métaphore parlante du vote, il importe toutefois de signaler le passage des « élections à plusieurs candidatures » à un modèle de « plébiscite », où un refus de participer à une manifestation ou de voter une résolution « proposée » par un propagandiste du Parti (c’est-à-dire, dans la plupart des cas, dictée d’après un modèle préétabli), devenait « une arme de faibles »36, un moyen d’exprimer un mécontentement et, peut-être, d’exercer une pression sur les autorités locales. Telle fut notamment la lecture faite par le pouvoir bolchevique qui interprétait ces refus comme une expression d’hostilité de la population, signe d’une situation dangereuse et peu stable dans la région et souvent, preuve de la présence d’opposants politiques, de koulaks ou d’autres ennemis réels ou imaginaires37.

39 À ce propos, soulignons l’attitude ambiguë des autorités. Celles-ci cherchaient à prévenir les expressions de mécontentement, à contrôler le déroulement des meetings et à encadrer leurs décisions. Mais dans le cas où leurs efforts étaient couronnés de succès, elles déploraient la soumission du public, interprétée comme une expression d’apathie et d’indifférence politique. Aucune satisfaction ne transparaît dans ce rapport de la section d’agit-prop du comité du parti de l’arrondissement de Vyborg à Petrograd rédigé au printemps 1920 : Il importe de noter une mollesse générale de l’assistance en ce qui concerne les sujets de la propagande abordés lors des réunions. Point de questions aux orateurs. Le plus souvent, les réunions votent la résolution proposée par le conférencier38.

40 En effet, les résolutions imposées faussaient l’idée de la réalité aux yeux des autorités et ne pouvaient donc pas leur servir de « baromètre » destiné à mesurer « l’état d’esprit » (nastroenije) des masses. Cette pratique risquait également de compromettre l’effet pédagogiqueet propagandiste des résolutions sur la société, car à partir du moment où tout le monde connaissait les réalités de leur adoption « unanime », la valeur de l’acte de soutien que devait représenter une résolution, était mise en doute39. Enfin, chez V.A.Nevskij, on trouve un autre argument contre les résolutions imposées d’en haut. En dénonçant les pressions et les ruses utilisées par les organisateurs des meetings pour faire voter la « bonne » résolution, il souligne que l’importance des résolutions résidait avant tout dans le « processus de leur discussion » et dans la « participation » directe de l’assistance40. Cette idée fait un écho étonnant aux thèses de chercheurs contemporains qui insistent sur le rôle de ce genre de pratiques en tant que formes d’inclusion dans les nouveaux rites et d’appropriation du « parler bolchevique »41.

II. La manifestation : le pivot de la fête

41 La manifestation représente un événement plus complexe et plus compliqué à organiser qu’un meeting. Dans les années 1918-1919, elle était donc un élément souhaitable, mais pas obligatoire. En pratique cependant, elle était très répandue. Et partout où une manifestation avait lieu, elle structurait la fête, organisait autour d’elle

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son cérémonial, reliait les différents éléments de celui-ci et en constituait un pivot. Le programme de la manifestation prévu par les organisateurs en dit probablement le plus sur leurs intentions et sur leurs ambitions, tandis que son déroulement effectif -- sur lequel nous disposons de beaucoup moins d’informations -- peut rendre le mieux compte du caractère et du succès de la fête.

42 En l’absence, pour l’instant, de nouvelles formes festives, la manifestation portait la plus lourde « charge » rituelle et c’est dans son cadre que se faisait l’essentiel de recherches du symbolique. En même temps, vues a posteriori par les acteurs de cette histoire -- témoins, organisateurs ou théoriciens de la fête soviétique-, les manifestations de cette période apparaissaient comme particulièrement sobres, « militarisées », au langage formel extrêmement simple, voire pauvre42. Il convient donc d’analyser ici avec une attention particulière leur déroulement, leurs parcours et la composition des cortèges, pour essayer de reconstituer, à partir de ces éléments certes laconiques, le message des manifestations festives.

43 Dans les années 1918-1919, une manifestation était prévue pratiquement partout où l’on préparait quelque chose pour la fête. À partir de 1920 et pendant deux ou trois ans, cette pratique fut généralement suspendue par des décisions du pouvoir central. Pendant cette période, d’autres solutions cérémonielles furent expérimentées, surtout dans les villes centrales. Sinon,les célébrations se contentèrent de formes extrêmement modestes et réduites, telles que les meetings dans les arrondissements et dans les entreprises. Puis les manifestations reprirent, présentant nombre de traits nouveaux importants.

44 Dans les premières années, malgré une diversité cérémonielle relativement grande, nous distinguons deux modèles principaux de déroulement du cortège et de son organisation dans l’espace -- que ce soit pour le choix du jour de la manifestation, ou la place qu’on lui attribuait dans le programme des fêtes. Le premier prenait naissance dans les villes centrales, et c’est à Moscou qu’il apparaît le mieux. Le second était courant en province. Avec la même base que le précédent, il pouvait cependant décliner une grande diversité de détails, due à des recherches et à une inventivité locales. Dans d’autres villes et surtout dans les villages, ce modèle apparaissait dans toute sa simplicité initiale.

45 Généralement, la manifestation avait lieu le premier ou le deuxième jour de la fête, selon les directives du Centre concernant la durée des célébrations ou les « libertés » locales. Dans les deux cas, elle était précédée par des séances solennelles et des meetings, organisés le plus souvent la veille dans les clubs et sur les lieux de travail. Ces réunions représentaient une sorte de préparation à l’entrée dans le moment solennel, assurant un passage du temps du travail à celui de la fête. La manifestation commençait donc dans la matinée, pour durer souvent plusieurs heures. Ceci n’est pas étonnant, si nous prenons en considération la longueur des parcours prévus dans les grandes villes et le temps accordé aux discours qui interrompaient la marche. Une durée trop longue des manifestations,qui devenaient alors « fatigantes et prenaient trop de temps aux ouvriers », était un constat reconnu par leurs organisateurs mêmes43, et des efforts étaient parfois faits pour limiter le temps du parcours. En guise d’exemple, évoquons le programme de la manifestation dans la petite ville de Pavlovo qui, pour le 7 novembre 1919, prévoyait un grand meeting et trois autres plus petits au cours de la manifestation. Un effort fut fait pour réduire la durée de la cérémonie, en limitant à quinze minutes chaque discours (mais il y en avait plusieurs à chaque meeting)44.

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2.1. Moscou et Petrograd : le « modèle n° 1 »

46 Le premier modèle d’organisation de la manifestation fut expérimenté dans les années de la guerre civile à Moscou, à Petrograd et dans quelques autres grandes villes. Il allait ensuite être préconisé par les auteurs des instructions et des manuels au cours des années vingt, période de grande diffusion de ce genre de littérature45. Selon ce modèle, les participants à la manifestation se rassemblaient le matin du 7 novembre ou du 1er mai dans des lieux spécifiques. Des colonnes étaient formées. Elles passaient par certains points d’importance particulière avant d’arriver au point final où les chefs locaux les attendaient et où un grand rassemblement avait lieu46. Un tel type de parcours répondait à la nécessité de gérer l’organisation des colonnes dans les arrondissements, et aussi celle de démontrer la force et le symbolisme de la cérémonie.

47 Ainsi, le rassemblement central, qui pouvait réunir des dizaines de milliers de personnes, devenait le moment le plus solennel et le plus important de la manifestation et, peut-être, de toute la fête. La manifestation qui passait par la ville traduisait la progression vers le but final. Pour Lunačarskij, qui préconisait ce modèle dans son article publié au printemps 1920, c’était l’apothéose de la fête, le moment de la « transfiguration » du peuple qui, de cette façon, « manifeste son âme devant lui- même », sa puissance, ses sentiments et ses espoirs47.

48 Cependant, en 1918-1919, ce type de procession n’avait pas encore de formes tout à fait stables et élaborées. Ainsi, parfois il n’y avait pas de décision claire sur le choix du point final de la manifestation, ni sur les modes d’organisation du rassemblement central.

49 Le point de destination devait posséder une forte valeur symbolique et était choisi avec un soin particulier. Heureux étaient les organisateurs de manifestations dans les villes qui détenaient déjà un tel centre incontestable (et unique). C’était, à quelques détails près, le cas de Moscou. Certes, la place du Soviet (Sovetskaja ploščad´) et celle de la Révolution (Ploščad´ Revoljucii) donnaient également lieu à des rassemblements importants et furent « marquées » le 7 novembre 1918 par l’érection de monuments, à savoir l’Obélisque de la Liberté et le monument à Marx et à Engels. C’est cependant la Place Rouge qui, grâce à ses caractéristiques initiales, et à celles qu’on allait lui conférer, satisfaisait aux requêtes les plus exigeantes. Elle présentait de grands avantages d’ordre urbanistique, notamment sa taille et sa situation centrale, et était également un lieu hautement symbolique. Elle était investie symboliquement par le présent, grâce à la proximité du Kremlin, « lieu du pouvoir » où étaient rassemblés les dirigeants du Parti et de l’État, et, probablement, par l’avenir, le Kremlin étant considéré comme le « berceau du Komintern » et de la révolution mondiale48. Le passé de la tradition nationale et de la mémoire populaire y était très présent, mais le passé révolutionnaire lui manquait. Une solution fut trouvée facilement, grâce à l’installation sur la place près du mur du Kremlin d’un « cimetière fraternel des camarades morts pour la révolution ». Ces tombeaux devinrent l’objet d’une attention particulière de la part des organisateurs des fêtes. Tombés en désuétude dans les mois de l’hiver et du printemps 1918, ils furent rapidement aménagés et décorés pour le 1er mai49.

50 À l’occasion de cette célébration, l’ordre fut donné à tous les manifestants de « passer de façon obligatoire par la Place Rouge ». Arrivés sur la place, les colonnes défilaient devant les tombeaux, les saluaient et rendaient hommage à la mémoire des camarades morts en inclinant les drapeaux et jouant les hymnes funèbres50. Pour le 7 novembre

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1918, dans le cadre de la réalisation du plan de propagande monumentale (plan monumental´noj propagandy), un nouveau pas fut fait avec l’installation en cet endroit d’une plaque commémorative (due au sculpteur S.Konenkov) portant l’inscription « À ceux qui sont tombés dans la lutte pour la paix et la fraternité »51.

51 La charge symbolique de toute la place fut ainsi confirmée avec pour point de tension symbolique majeure les tombes des héros de la lutte révolutionnaire. Dans l’avenir, l’une comme l’autre seraient consolidés par le développement de la dimension commémorative de ce lieu, qui allait trouver sa forme la plus explicite et expressive dans la construction du mausolée de Lénine près des tombeaux et de la plaque. Le jour de la fête, donc, les manifestants se rassemblaient dans leurs arrondissements, dans les endroits désignés par la Commission centrale de la ville. Celle-ci élaborait et publiait un itinéraire détaillé, précisant les horaires et le parcours des colonnes définis dans les arrondissements52. À l’exception du 1er mai 1918 où les manifestants étaient passés par la Place Rouge sans s’y arrêter, les autres grandes célébrations des premières années donnèrent lieu à un grand rassemblement sur cette place, comme, par exemple, en 1919 : Vers midi, le vaste espace de la place Rouge déborde des masses qui y sont venues [...] Les entreprises prennent leurs places et attendent près de la tribune les interventions des chefs du prolétariat et de leurs compagnons de lutte les plus proches.53

52 À Petrograd, des principes similaires étaient utilisés pour la composition de l’itinéraire. La manifestation y commençait dans les quartiers, puis les colonnes des arrondissements arrivaient au centre de la ville, pour participer à un rassemblement central et regagner ensuite leurs quartiers.

53 Mais dans cette ville, plusieurs endroitsse disputaient le rôle de lieu de destination de la manifestation. Cette rivalité symbolique était héritée de 1917, quand les organisateurs des grandioses Funérailles des victimes de la Révolution (le 23 mars 1917) avaient hésité entre la place du Palais d’Hiver et le Champ de Mars et avaient finalement opté pour le second choix. Octobre rajouta un troisième concurrent, le Palais Smol´nyj, lieu fortement marqué par la mémoire révolutionnaire bolchevique et par la présence du pouvoir54.

54 En 1918-1919, la préférence fut plutôt donnée au Champ de Mars. La présence des tombeaux et du monument aux Victimes de la Révolution devait jouer un rôle décisif dans ce choix, en raison de l’importance des rites commémoratifs dans les premières célébrations. Ainsi, au cours des quatre principales fêtes de ces années-là, les manifestations arrivaient sur cette place pour assister à des meetings dispersés, comme à Moscou, pour accomplir des rites commémoratifs ou quelques gestes symboliques, des serments, par exemple55.

55 La place du Palais d’Hiver, dans une moindre mesure, et surtout le Smol´ny jouaient cependant un rôle très important : ils étaient inclus dans le parcours des manifestations et devenaient des lieux de cérémonies solennelles, telles l’inauguration du monument à Marx le 7 novembre 1918 ou les salutations des manifestants par les chefs56.

56 Avec la suspension des manifestations générales au moment du passage à la NEP, la concurrence des lieux ne prit pas fin. Ainsi, le jour du grand subbotnik, organisé le 1er mai 1920, les actions symboliques du « travail libéré et joyeux » se déroulèrent sur la place du Palais d’Hiver et sur le Champ de Mars. La répartition de tâches entre les deux endroits était également symbolique, sans qu’il y ait eu, semble-t-il, d’intentions

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explicites de la part des organisateurs. Sur l’un, on combattait le passé en détruisant l’enceinte du Palais, sur l’autre, on se projetait vers l’avenir en plantant des buissons...

57 Dans les années 1920, au moment de la reprise des grandes manifestations, la place du Palais d’Hiver, « délivrée » du poids du passé, allait devenir le centre des célébrations. Ainsi, au cours de la célébration du 7 novembre 1922, cette place rebaptisée place Urickij devint le lieu du déroulement de la « fête de la Constitution », l’une des composantes centrales du Ve anniversaire57. Le Champ de Mars avec les tombeaux des victimes de la Révolution devait cependant garder un rôle important dans les célébrations révolutionnaires de Petrograd.

2.2. La manifestation en province

58 Alors que Moscou incarnait le premier modèle de parcours de la manifestation, articulé autour d’un centre symbolique unique, Petrograd, avec ses « hésitations » entre de multiples centres de célébrations, se plaçait ainsi entre deux types d’organisation de la manifestation. Le second modèle, en revanche, était caractéristique des villes et des villages de province. Partout où l’on dispose de données, l’ordre était identique : rassemblement des manifestants sur une place, défilé de la manifestation à travers la ville, avec des arrêts donnant lieu à des discours, le tout clôturé par un dernier meeting important.

59 L’omniprésence de ce type d’organisation s’explique avant tout par un héritage de la tradition ouvrière d’avant la Révolution. Dans la Russie tsariste, les manifestations du 1er mai ouvrier se déroulaient selon les mêmes principes 58. Des ressemblances avec la procession de la croix ont été également observées par les contemporains aussi bien que par les chercheurs aujourd’hui59. Mais s’il s’agissait d’une influence, celle-ci devait être bien antérieure à la Révolution. Enfin, quelques autres facteurs, y compris ceux d’ordre urbanistique, incitaient à opter pour ce type de parcours.

60 Si dans la plupart des villes de province, la manifestation « visitait » plusieurs lieux, ce n’était pas tant à cause d’une richesse en lieux hautement symboliques, mais plutôt en raison de l’absence de ceux-ci, un manque auquel s’ajoutaient, la pauvreté des formes d’expression cérémonielles à la disposition des organisateurs locaux ainsi que le besoin et la volonté chez certains d’enrichir ces moyens. Manquant d’appuis symboliques dans la topographie, le cortège révolutionnaire en province parcourait la ville, cherchant à recueillir (et à construire) une par une des « significations » qui, ailleurs, étaient concentrées en un seul lieu. Ayant à sa disposition des procédés extrêmement laconiques -- bien qu’ils consistaient en une profusion de paroles --, le peuple révolutionnaire en fête se mettait en chemin, espérant trouver dans le mouvement ce qui lui manquait dans les rassemblements statiques. La « visite » de plusieurs lieux pouvait également permettre parfois de trouver des gestes nouveaux pour enrichir, voire créer le rituel de ces mêmes rassemblements. Enfin, la seule multiplication de ces derniers -- c’était là, semble-t-il, le cas le plus fréquent -- ne faisait-elle pas espérer de plus grands effets de la parole ?

61 Aussi, la recherche de gestes qui accompagnaient la manifestation allait-elle de pair avec l’élaboration de ses parcours. Dans cette dernière sphère, une solution était la plus courante. Il s’agissait de faire passer la manifestation par les lieux du nouveau pouvoir. Ainsi, par exemple, à Pavlov (région de Nižnij Novgorod) le 7 novembre 1918, la manifestation avait-elle commencé par un rassemblement devant le bâtiment du

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Comité exécutif du Soviet du district, puis elle s’était dirigée vers le Comité du Parti pour un nouveau meeting, pour passer ensuite devant la « Première Maison du Soviet », avant de s’achever par un « grand meeting » dans le « petit jardin Trotskij » (sadik imeni Trockogo)60. D’autres lieux de ce type, tels que les bâtiments occupés par le Commissariat militaire du district ou par la Section du NKP, pouvaient être inclus dans le parcours, reflétant les implantations du pouvoir soviétique dans les villes et les villages russes, témoignant parfois d’un rapport de forces entre différentes institutions ou du degré de leur implication dans l’organisation de la fête61. Cette mise en scène topographique du pouvoir révolutionnaire offrait également la possibilité de varier quelque peu le déroulement de la manifestation, les arrêts devant les administrations donnant lieu non seulement à des discours, mais aussi aux « salutations solennelles » des manifestants par les chefs de ces organes, des salutations « accueillies avec joie par les masses », comme le notait l’auteur d’un rapport62.

62 Dans les villes plus importantes, et surtout là où il y avait eu auparavant des événements liés à l’histoire du mouvement révolutionnaire, les parcours étaient souvent plus variés et marqués davantage par un symbolisme de type commémoratif. Ainsi, à Vitebsk, tout au long des années 1920, les manifestations avaient repris le même itinéraire peu pratique -- car trop long et trop compliqué -- mais plein de sens. Tracé à l’occasion de la « fête de la Révolution » en mars 1917, il parcourait les lieux de la Révolution de 1905, cette dernière ayant donné lieu dans cette ville à des barricades et des manifestations63.

63 Si une tradition locale faisait défaut, elle pouvait être inventée, d’autant plus que durant la guerre civile, les occasions pour la création des nouveaux cultes de héros tombés ne manquaient pas... Dans un bourg ouvrier, la manifestation du 22 janvier 1919, consacrée à la mémoire du 9 janvier 1905 et à l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, commença sur le lieu du meurtre d’un militant local par un discours prononcé par le frère du défunt64. Ainsi, l’universel et le local, le passé et le présent se trouvaient rassemblés en un seul acte. Ce type de rites témoignait d’initiatives spontanées et d’une « recherche rituelle » à la base, du moins parmi les activistes locaux. Comparé à de nombreuses actions de la propagande soviétique, si souvent accusées de revêtir un caractère « abstrait » et étranger aux masses, il devait sans doute posséder un potentiel symbolique majeur.

2.3. La manifestation révolutionnaire à la recherche des symboles et des rituels

64 Dans les premières expérimentations, les organisateurs des « grandes » célébrations au centre et des « petites » à la périphérie étaient souvent confrontés à des problèmes et des défis similaires. Leurs trouvailles pouvaient également être similaires, témoignant d’une logique commune, comme c’était le cas des rites commémoratifs présents dans la plupart des célébrations de ces années. D’autres, sans doute, relevaient de l’imitation, avec des organisateurs locaux cherchant à faire « comme dans la capitale »65. Publiant des détails de préparatifs de la fête à Moscou et à Petrograd, la presse centrale contribuait à la diffusion d’exemples, de modèles et de modes. Il est vrai que le pouvoir central avait également fait des tentatives plus explicites pour suggérer ou pour ordonner quelques modèles.

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65 Le plan de propagande monumentale est un exemple d’une telle suggestion qui eut du succès. Celui-ci fut très probablement renforcé, voire déterminé par l’existence de tendances spontanées qui allaient dans le même sens.

66 Le 7 novembre 1918, à Moscou, à Petrograd, Kaluga, Novaja Ladoga et même dans le village de Petrovskoe dans la région de Saratov, des cérémonies solennelles se déroulèrent autour des nouveaux monuments66. Qu’il se fût agi d’inaugurer, ou, faute de temps et de moyens, de poser seulement la première pierre, peu importait. Cet acte donnait à la célébration révolutionnaire ce qui souvent lui manquait tellement, un geste symbolique, une rupture de la quotidienneté -- car les meetings pouvaient eux aussi faire partie de cette dernière -, un signe d’enracinement dans l’espace et dans le temps. À Moscou, les cérémonies d’inauguration revêtirent un caractère particulièrement solennel, devenant un véritable centre symbolique de la manifestation et des rassemblements, du rassemblement central avant tout, car l’une des inaugurations eut lieu sur la Place Rouge, en présence des manifestants et des chefs du Parti et de l’État : La procession s’approche de la plaque. L’orchestre interprète une marche funèbre. Tous les drapeaux s’abaissent. Le moment est solennel. [...] Le camarade Lenin monte vers la plaque et l’inaugure [...] La marche funèbre terminée, le camarade Lenin monte sur la tribune. [...] Toute la place répond à son chef par une longue ovation [...] Le cérémonial commence : les colonnes passent devant la plaque.67

67 Au retour de la Place Rouge, les manifestants allaient participer à l’inauguration des monuments dans leurs arrondissements et à des meetings qui accompagnaient ces actes.

68 Ce jour-là, le plan était à son sommet, du moins pour la partie qui le liait aux célébrations révolutionnaires. Des inaugurations de quelques autres monuments eurent lieu à Moscou et à Petrograd dans les mois qui suivirent. Parfois, elles furent intégrées dans les célébrations postérieures, dans ces villes et en province, sans occuper cependant une place aussi importante dans le cérémonial festif.

69 Un autre élément prévu par le plan et lié aux parcours des manifestations connut une diffusion importante dans les célébrations de 1918, surtout à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution. Le décret du 12 avril évoquait un changement des noms des rues, mais la « révolution toponymique » qui éclata en Russie en 1918 témoigne de l’existence d’un mouvement spontané. Ainsi, dans la correspondance du Commissariat aux affaires intérieures avec les soviets de province, nous trouvons des traces d’initiatives précoces, datées de l’hiver 191868. Plusieurs changements de noms furent opérés à l’occasion de la célébration du 7 novembre, fournissant à celle-ci un nouveau cadre toponymique, une nouvelle symbolique de l’espace. La ville restait la même, la manifestation avait toujours comme fond les mêmes églises, les mêmes palais, les mêmes lieux marqués par le passé : l’installation des soviets, des comités du Parti ou des clubs ouvriers dans les anciens hôtels particuliers du centre ne pouvait pas tout changer69. Mais désormais, la « rue de la Noblesse » devenait celle « des Paysans pauvres », celle « du Fusil », la rue « de la Paix », celle « des Philistins » (Mešanskaja), la rue « des Citoyens », etc. Là où la logique de l’inversion de sens ou celle de l’analogie historique (à Petrograd, par exemple, les rues où les attentats contre les tsars avaient été perpétrés, reçurent les noms des révolutionnaires auteurs de ces actes terroristes) ne pouvaient pas fonctionner, l’imagination était sollicitée. Celle-ci incitait à rebaptiser la « rue Ivan » en « rue Socialiste » et la rue « Nicolas » en « rue Marat »70. Grâce à cette

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liberté toponymique, les organisateurs des célébrations révolutionnaires se trouvaient dans une situation exceptionnelle. Ils avaient la possibilité non pas de « réciter un récit, [...] légende, mythe déjà inscrit dans l’ordre des lieux et de leurs noms »71, comme le faisait la plupart de leurs « collègues », organisateurs de processions dans des lieux et des circonstances différentes, mais de créer un récit nouveau à partir d’éléments, c’est- à-dire de noms de lieux, nouveaux.

70 Cette possibilité théorique a-t-elle été utilisée ? On trouve, certes, une « armée des impitoyables » se dirigeant par l’avenue Marx vers la place des Impitoyables dans une ville qui, de Staraja Ladoga [Vieille Ladoga], était devenue Novaja Ladoga [Nouvelle Ladoga]72. Dans une autre ville, la manifestation part de la place du Soviet pour emprunter la rue des Barricades et entrer ensuite dans celle de la Liberté. Dans ce dernier cas, le « récit » semble être bien plus clair et cohérent, la manifestation se déroulant à Sormovo, une banlieue industrielle de Nižnij Novgorod et un des lieux de la Première Révolution russe. Cette célébration incluait d’ailleurs l’inauguration de la plaque commémorative dédiée à la mémoire de 190573. Dans d’autres villes cependant, des manifestations continuaient à arpenter des rues et des places « de l’Archange » et « du Marché », « d’Alexandre » et « de la Gare »74.

71 Un changement de noms énergique et rapide pouvait, sans doute, témoigner des ambitions ou d’un élan iconoclaste des pouvoirs locaux. Mais il pouvait parfois être dû à quelque chose d’autre, à l’opposé de l’activité et de l’engagement, du moins quand il s’agissait des « rues du Socialisme », des « avenues Marx » ou des « places du Soviet » que, bientôt, on allait trouver partout. En effet, changer de noms pouvait être un geste relativement facile : il ne demandait pas de grandes dépenses matérielles (voire aucune), ni souvent de longues recherches. Le résultat, du moins sur le papier, par exemple, comme on le lit dans les rapports envoyés aux supérieurs ou publiés dans les journaux, était obtenu immédiatement, la manifestation arrivant désormais dans un « petit jardin Trotskij »...

72 La quête d’une symbolique poursuivie par les organisateurs les amenait à s’intéresser au corps même de la manifestation. Avant d’évoquer les premières expériences en matière de décoration et d’animation des cortèges, il convient de s’adresser à cette source « naturelle » de symbolique que constitue la composition de cortèges.

73 Il n’est pas rare de trouver dans nos sources (procès-verbaux des commissions festives, programmes de célébrations ou leurs descriptions publiées dans les journaux ou envoyées sous forme de rapports aux instances supérieures), des plans de cortèges très élaborés, pouvant inclure jusqu’à vingt ou vingt-cinq positions. Dans cette organisation minutieuse, au moins sur le papier, nous devinons une volonté de construire des catégories, capables de structurer la nouvelle société, de nommer et de décrire ses composantes. Ces données s’avèrent cependant insuffisantes, en premier lieu du point de vue quantitatif, pour conclure à une mise en scène d’une hiérarchie précise, unique et univoque : en effet, aucun modèle universel n’en ressort, tous les organisateurs cherchant quelque chose et leurs trouvailles étant souvent différentes les unes des autres et, surtout, interprétables de plusieurs façons. Il est cependant tout à fait possible de discerner quelques tendances majeures. Ainsi, à la fin du cortège, nous trouvons les employés soviétiques (sovetskie služašie), suivis parfois par les travailleurs de la culture (rabotniki kul´tury) et les enseignants -- ces derniers ayant cependant quelques chances d’être promus vers les premiers rangs quand ils accompagnent les enfants -- voire les médecins et le corps sanitaire, relégués au limes, là où commence

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« le reste du public » (ostal´naja publika), symbole du flou, de l’indéfinissable, du non- structurable et du potentiellement hostile... C’est ainsi que les employéssoviétiques, dont ne peut se passer aucun scénario festif, servent d’une sorte de « bouc émissaire » de la fête soviétique : toujours les premiers à être mobilisés, ils ne sont jamais valorisés75.

74 De façon générale, le milieu du cortège est composé par les ouvriers, encadrés par les syndicats et répartis par entreprises et par métiers -- choix qui, avec les années, sera de plus en plus mis en scène grâce aux représentations symboliques de leurs appartenances professionnelles et à l’aide de moyens artistiques tels que les affiches, les tableaux vivants ou les « agit-automobiles ». Quand les sources le permettent, il est intéressant d’étudier l’ordre dans lequel se suivent les différents syndicats ouvriers ou les usines, car, tout comme la présence des représentants d’une entreprise industrielle particulière au sein de la commission chargée de l’organisation des fêtes dans la ville, il peut en dire long sur la construction des appuis, la mise en place du pouvoir soviétique et le rapport de forces à l’échelle locale, entre les différents acteurs et institutions.

75 Paradoxalement, plus on est proche de la tête de la manifestation, plus les divergences et les variations sont grandes. Il s’agissait, en effet, d’attribuer la « place d’honneur », située derrière l’orchestre qui ouvrait le cortège. Dans la plupart des cas, nous y retrouvons, l’un des trois ou quatre principaux « prétendants » : le soviet et/ou le Parti, l’armée, les enfants. Entre le soviet et le Parti, l’ordre n’était pas clair et leur place dans la procession n’était pas non plus fixée (pouvant aller de la tête de la manifestation jusqu’à une place modeste entre les syndicats et les « travailleurs de la culture »76), sans que la tendance à les placer au début du cortège ne soit démentie. Quant aux enfants, ils présentaient un double avantage : élément au fort potentiel symbolique (qui n’échappera guère aux organisateurs de fêtes soviétiques, même si, contrairement à leurs « collègues » français, ils développeront rarement une véritable rhétorique des âges de la vie), ils étaient aussi une force facilement mobilisable à travers les écoles et avec l’aide des instituteurs, dont le soutien, en 1918 ou en 1919, restait encore souvent à gagner...77 Notons à ce sujet, que tout comme en France au moment des grandes célébrations républicaines, dans la Russie Soviétique, les « professionnels de la médiation »78, en premier lieu les instituteurs, se voyaient investis d’un rôle important dans les fêtes. Ils étaient sollicités à tout moment des préparatifs pour enseigner des chants révolutionnaires aux enfants, leur expliquer la signification de l’événement célébré, les prendre en charge le jour de la fête, en amenant les plus grands à la manifestation ou en organisant une matinée à l’école pour les plus petits, mais aussi pour ouvrir les portes de l’école à un meeting général -- faute d’un autre bâtiment public suffisamment grand -- ou encore offrir au public adulte un spectacle d’amateurs le soir de la fête79. Pendant les premières années, l’engagement du corps enseignant pouvait même représenter, avant tout dans les villages, une question de vie ou de mort pour les célébrations bolcheviques, car en l’absence d’autres appuis, aussi bien pour l’organisation que pour la réalisation de la fête, les instituteurs s’avéraient les seules personnes capables de porter la célébration à la campagne, avec les élèves comme principaux, voire seuls participants80.

76 Enfin, après quelques hésitations et polémiques en 1918, l’Armée rouge trouva une place importante et valorisée au sein des manifestations. Sa présence à la tête des cortèges était certes due aux mêmes raisons que celle des élèves (force organisée et par définition mobilisable, charge symbolique que la guerre civile ne fera que

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développer...), mais aussi à son poids dans les rapports de force locaux, les jeux et les conflits de pouvoir, qui débordaient parfois du cadre institutionnel pour devenir explicites, sinon publics dans les célébrations81.

77 En raison de son caractère « agonistique », la manifestation ouvrière traditionnelle faisait une utilisation minimale des éléments décoratifs et symboliques. À partir des « fêtes de la Révolution » de 1917, des tentatives, sans doute limitées, furent faites pour changer l’aspect visuel des cortèges festifs et développer leur potentiel symbolique. Les drapeaux rouges et les banderoles portant des mots d’ordre prédominaient, mais nous trouvons également quelques bannières (stjag) ou des affiches peintes par des artistes professionnels ou amateurs. Comme dans d’autres sphères où un art de la Révolution était en train de chercher ses principes et ses procédés figuratifs, la variété de styles et de sujets était grande. Elle faisait voisiner des allégories féminines de la Liberté et des locomotives de la Révolution mondiale, des soldats portant couronnes de laurier et glaives et des emblèmes du travail cubistes82.

78 Une autre direction du travail menait aux premières expériences de la théâtralisation des processions, grâce à l’introduction de groupes costumés et de « tableaux vivants » représentant, par exemple, la solidarité des ouvriers du monde entier, l’union de la campagne avec la ville ou les peuples de la Russie83. Plus tard, ces groupes transportés par des voitures allaient recevoir le nom bien moderne d’« agitautomobiles » (agitavtomobili), mais pour lors, ils répondaient encore à leur appellation traditionnelle de « chars » (kolesnicy), chers aux organisateurs des fêtes les plus diverses84. En Russie, l’amour pour les chars symboliques était partagé par les organisateurs de la fête du 1 er mai dans une petite ville de la région de Nižnij Novgorod et par une Commission artistique auprès du Commissariat à l’instruction publique à Petrograd. À Pavlov, on allait mettre en scène « Le triomphe de la Révolution sur le Capital »85. À Petrograd, les artistes préparaient un « grandiose cortège de chars » : devant, il y aura quatre chars qui symbolisent la vie sous l’ancien régime. Ici, il y aura un dragon qui doit personnifier l’ordre capitaliste, un aigle bicéphale; un char qui représente les classes, les états (soslovija) et les vieilleries de tout l’Ancien régime. Une borne frontière les séparera des chars du « monde nouveau » où il y aura un char du travail et une image générale.86

79 Ainsi, cherchait-on à exprimer l’« essence » de deux mondes opposés et à signifier la rupture avec le passé de la manière la plus claire possible.

80 Il ne faudrait cependant pas surestimer l’ampleur de l’introduction des éléments artistiques et théâtralisés dans les premières manifestations festives dans la Russie soviétique. Même si elle est attestée en dehors de Moscou et de Petrograd, leur présence restait limitée, y compris dans les deux villes principales. Pour un développement important de cet aspect des célébrations, il faudra attendre le milieu des années 1920 et une participation des cercles auto-actifs à l’animation des fêtes.

81 Le meeting et la manifestation revêtaient diverses formes répondant à des fonctions bien précises qui jouèrent, chacune à sa manière, des rôles particuliers dans la célébration révolutionnaire. Tous deux furent empruntés à la tradition du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Les meetings mirent au cœur de la fête des années 1918-1920 la parole avant le geste, la volonté de convaincre par le verbe, celle de trouver une adhésion par le vote de motion ; ils reprenaient parfois également la fonction de contestation. Les différents éléments de ces meetings et notamment, le verbe qui les animait, avaient une fonction performative et des formes encore peu

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ritualisées. Les manifestations contribuèrent à conquérir et modeler l’espace urbain, à déterminer les lieux symboles du nouveau pouvoir ou de l’histoire révolutionnaire, mais aussi à définir et classer le corps social en de multiples groupes, qui devaient fournir les éléments constitutifs d’une société postrévolutionnaire naissante en quête de nouvelles hiérarchies.

82 Ces fonctions ne pouvaient cependant pas être constamment renouvelées : une fois l’histoire dite, une fois l’adhésion recherchée imposée plutôt qu’acquise, une fois la volonté de convaincre devenue devoir d’affirmer d’un côté et d’accepter de l’autre, tant manifestation que meeting ne pouvaient plus se dérouler de la même manière. L’usage d’un procédé protestataire qui avait fourni dans les représentations révolutionnaires le creuset de la prise du pouvoir, ne pouvait pas conserver longtemps des attributs susceptibles de se retourner facilement contre ceux qui organisaient ces fêtes avec l’objectif d’obtenir et de mettre en scène l’adhésion, de construire et d’offrir l’histoire.

83 Si la parole ou le geste gardaient leurs rôles, ils devaient être ritualisés, et cette spontanéité -- constamment prônée et encouragée -- devait être canalisée. Les parcours allaient être figés dans une géographie en passe d’être établie de l’espace urbain. Au fur et à mesure que les hiérarchies étaient définies, les cortèges cessaient d’être un lieu de négociations de telles hiérarchies, ils n’avaient plus pour fonction la ségrégation, l’exclusion ou la recherche d’une union impossible, mais simplement la mise en scène d’une société construite selon un ordre légitime et accepté -- ou censé l’être -- de tous. Le geste prenait la place de la parole et le passage devant une tribune centrale des manifestations remplaçait la multiplicité des lieux d’une prise de parole au sein de la foule rappelant les épisodes révolutionnaires. La fonction performative de la fête ne pouvait que disparaître au profit d’un formalisme qu’il fallait élaborer à partir de tous ces éléments constitutifs, puis figer en un modèle unique.

84 Mais avant que ce modèle ne s’établît définitivement, il fallait encore en passer par la crise du modèle festif issu des traditions ouvrières et de la Révolution. Les signes d’une telle crise étaient rassemblés à un moment charnière de l’histoire soviétique, c’est-à- dire à la sortie de la guerre civile : masses lassées par les célébrations qui étaient fondues dans les journées, les semaines, les mois consacrés aux innombrables campagnes de propagande, responsables désireux d’une pédagogie plus explicite et efficace, meetings et manifestations perdant leur sens originel à force d’être canalisés... Cette énumération montre bien qu’il s’agissait de l’expression de la crise beaucoup plus générale qui toucha tout le système de communication et de propagande bolchevique au moment de la transition entre la période révolutionnaire et la NEP.

85 Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen, EHESS

86 Emilia. Koustova@ ehess. fr

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NOTES

1. James von Geldern, Bolshevik Festivals 1917-1920, Berkeley: University of California Press, 1993. 2. Ibid.; F.C.Corney, Telling Octobre: Memory and the Making of the Bolshevik Revolution, Ithaca-London: Cornell UP, 2004; S.Malyševa, Sovetskaja prazdničnaja kul´tura v provincii : Prostranstvo, simvoly, istoričeskie mify (1917-1927), Kazan: Ruten, 2005. Pour compléter ce rapide rappel bibliographique, évoquons les recherches consacrées par Richard Stites aux premières fêtes de la Révolution russe, organisées en 1917 et 1918 dans les capitales, avec une attention particulière portée aux positions des dirigeants bolcheviques, aux contributions des artistes et au plan de la propagande monumentale : R.Stites, Revolutionary Dreams : Utopian Vision and Experimental Life in the Russian Revolution, New York-Oxford :Oxford University Press, 1989 ; « Festival and Revolution : The Role of Public Spectacle in Russia, 1917-1918 », in J.W.Strong, ed., Essays on Revolutionary Culture and Stalinism, Selected Papers from the Third World Congress for Soviet and East European Studies, Columbus 3. Compte rendu des célébrations organisées dans le district de Voskresensk, GOPANO (Gosudarstvennyj obščestvenno-političeskij arhiv Nižegorodskoj oblasti -- Archives de l’histoire sociale et politique de la région de Nižnij Novgorod), f.1, inv.1, d.423, f.5 verso. 4. Procès-verbal de la réunion de la commission chargée de l’organisation du quatrième anniversaire de la révolution d’Octobre dans le district de Vasil´sursk, GOPANO, f.1, inv. 1, d.2192, f.16. 5. Procès-verbaux et matériaux des réunions de l’agit-commission, relatifs à l’organisation du deuxième anniversaire de la révolution d’Octobre, GOPANO, f.1, inv.1, d.409, f.4. 6. Même dans sa version « minimale » (c’est-à-dire, le meeting) et malgré les efforts déployés, l’étendue de la fête soviétiquesemble assez modeste durant les premières années. D’ailleurs, les appels à inclure la campagne dans les rites, appels qui s’intensifient à partir du début des années vingt semblent témoigner, a contrario, de l’importance de sa non-inclusion dans les années antérieures. De la même façon, dans les années précédentes, l’évocation des militants de la ville envoyés à la campagne pour y organiser les célébrations peut être lue comme une avancée, un succès qui, par son caractère plutôt exceptionnel, a attiré l’attention des auteurs des rapports. 7. Ces exemples sont empruntés à la célébration du 7 novembre 1918 à Moscou, (Pravda, 242, 9 nov. 1918), mais on en trouve plusieurs autres dans tout programme des fêtes de ces années-là. 8. On trouve le même principe d’organisation du cérémoniel dans certaines autres villes russes, comme à Petrograd, où deux modèles coexistent. Ces différents cas de figure sont analysés en détail ci-dessous, dans la partie consacrée aux manifestations. 9. Plusieurs témoignages photographiques de ce type peuvent être trouvés parmi les matériaux d’archives publiés dans : V.P.Tolstoj, éd., Agitacionno-massovoe iskusstvo : Oformlenie prazdnestv (1917-1932) [Art de la propagande de masse. Décoration des fêtes], vol. 2, M. : Iskusstvo, 1984.

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10. Pour plus de détails sur cet épisode, voir : E.Koustova, « De la ‘fête partisane’ à la ‘fête d’État’ : Célébrations et rituels révolutionnaires au lendemain d’Octobre », Mouvement social, n° 212, juillet-septembre 2005, p. 67. 11. Izvestija VCIK, 93, 3 mai 1919. 12. Pravda, 93, 3 mai 1919. 13. Procès-verbal n° 6 de la Commission d’Octobre de Moscou, 1923, RGASPI (Rossijskij gosudarstvennyj arhiv social´no-političeskoj istorii -- Archives d’État de Russie de l’histoire socio-politique), f.17, inv.60, d.613. 14. N.P.Okunev, Dnevnik moskviča (Journal d’un Moscovite), vol. 1 : 1917-1920, M. : Voenizdat, 1997, p.252, 253. Sur les contraintes et les méthodes d’organisation des réunions dans le cadre de la campagne électorale en décembre 1918 à Petrograd, voir A.N.Čistikov, « U kormila vlasti » [Aux commandes de la ville], in V.Šiškin, éd., Petrograd na perelome èpoh : Gorod i ego žiteli v gody revoljucii i graždanskoj vojny [Petrograd à la charnière de deux époques : La ville et ses habitants pendant la Révolution et la guerre civile], SPb. : D.Bulanin, 2000, p. 22. 15. Compte rendu des célébrations organisées dans le district de Voskresensk, GOPANO, f.1, inv.1, d.423, f.5 verso). 16. Procès-verbaux et matériaux des réunions de l’agit-commission, relatifs à l’organisation du deuxième anniversaire de la révolution d’Octobre, GOPANO, f.1, inv.1, d.409, f.4). 17. Très tôt, à côté du discours « de classe », qui dénonçait les ennemis intérieurs et les « éléments étrangers » et appelait à leur exclusion de la fête révolutionnaire, on trouvait une aspiration à créer une image de l’union du peuple dans les festivités. Une telle recherche de l’union était présente, notamment dans les descriptions des fêtes dans les journaux qui, tout en 18. Pravda, 39, 20 févr. 1919. 19. Dans les discours adressés aux masses à l’occasion des fêtes, on trouve souvent l’invocation « camarades et citoyens ». Sur la signification de camarades comme citoyens actifs ou citoyens de la première catégorie, voir B.I.Kolonickij, Simvoly vlasti i bor´ba za vlast´: k izučeniju političeskoj kul´tury rossijskoj revoljucii 1917 goda [Symboles du pouvoir et lutte pour le pouvoir : Pour une étude de la culture politique de la Révolution russe de 1917], SPb. : D.Bulanin, 2001, p.312. 20. Note sur le déroulement de la journée de deuil et de commémoration des premières victimes de la Révolution russe et de la future Révolution mondiale, GOPANO, f.1, inv.1, d.441, f.25. 21. Rapport de la Section d’agitation et de propagande du district de Lukojanovsk (région de Nižnij Novgorod), GOPANO, f.1, inv. 1, d. 2192, p. 32. 22. Procès-verbal de la séance solennelle tenue à Voronež le 7 novembre 1918, GARF, f. 393, inv.5, d.75, f.103-105 ; « Ceremonial prazdnovanija godovšiny Oktjabr´skoj revoljucii » [Cérémonial de la célébration de l’anniversaire de la révolution d’Octobre], Severnaja Kommuna, 149, 6 nov. 1918. 23. Okunev, Dnevnik..., p.248 ; rapport du responsable de la célébration du 7 novembre 1919 à Nižnij Novgorod, GOPANO, f.1, inv.1, d.358, f.65 ; « Meloči žizni » [Les bagatelles de la vie], Pravda, 51, 6 mars 1919 ; une « lettre au pouvoir », citée par : A.Ja.Livšin,

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I.B.Orlov, « Revoljucija i spravedlivost´ : posleoktjabr´skie ‘pis´ma vo vlast´’ » [La Révolution et la justice : les ‘lettres au pouvoir’ après Octobre], in S.V.Tjutjukin, éd., Oktjabr´skaja revoljucija: ot novyh istočnikov k novomu osmysleniju [Révolution d’Octobre: des sources nouvelles vers une interprétation nouvelle], M. : IRI RAN, 1998, p.262. 24. Un élément pour la compréhension de ce conflit est fourni par l’ouvrage de Tamara Kondratieva qui analyse notamment la mise en place d’une hiérarchie soviétique de la consommation. Elle s’intéresse cependant davantage aux pratiques quotidiennes de cette dernière, plutôt qu’aux rites « exceptionnels », liés par exemple aux fêtes. T.Kondratieva, Gouverner et nourrir : Du pouvoir en Russie (XVIe-XXe siècles), P. : Éd. des Belles lettres, 2002). Voir également l’article cité dans la note précédente. 25. Ainsi, pour le 7 novembre 1921 à Nižnij Novgorod, la commission d’Octobre prévoyait d’organiser « [...] la veille à Sormovo et à Kanavino, des séances solennelles des soviets avec les représentants des masses de sans-parti : souvenirs des participants de la Révolution, [lecture] de poésies et de récits sur la Révolution. La même chose en ville [de Nižnij Novgorod], au théâtre de la ville. Avant la séance, des petites réunions dans les usines, avec l’invitation des sans-parti », GOPANO, f.1, inv.1 ; d.2184, f.8. Pour les orientations de la politique festive au niveau général, voir notamment la circulaire du CC RKPb relative à la célébration du 1er mai 1921, Pravda, 76, 9 avril 1920 ; Procès- verbal n°80 du Présidium du VCSPS relatif à la célébration du 1er mai 1921, RGASPI, f. 17, inv. 60, d. 44, f. 34 ; Circulaire de la Commission centrale panrusse d’Octobre relative à la célébration du IVe anniversaire de la révolution d’Octobre, Izvestija CK RKPb, 33, oct. 1921 ; Circulaire du VCSPS relatif à la célébration du 7 novembre 1921, GARF, f.5451, inv.5, d.615, f.12. 26. Voir, par exemple, les descriptions du 7 novembre 1918 à Moscou (Pravda, 242, 9 nov. 1918) et à Petrograd (Severnaja Kommuna, 151, 12 nov. 1918)ou celle du 1er mai 1919 à Moscou (Pravda, 93, 3 mai 1919). 27. Dans les archives du Parti de Nižnij Novgorod, les résolutions et les procès-verbaux des meetings (festifs ou autres) sont souvent regroupés dans des dossiers spéciaux, GOPANO, f.1, inv.1, d.134 (1918) ; f.1, inv.1, d.428, 441, 443 (1919). 28. V.A.Nevskij, Massovaja političesko-prosvetitel´naja rabota revoljucionnyh let: Kritičeskij obzor važnejših form agitacii i propagandy [Le travail de l’éducation politique de masse des années de la Révolution: Aperçu critique des principales formes de l’agitation et de la propagande], M.-L.: Gudok, 1925, p.11. 29. E.Hobsbawm, « The transformation of labour rituals », in E.Hobsbaw, ed., Workers: Worlds of Labour, New York: Pantheon Books, 1984, p.75. Voir également Michèle Perrot qui, parlant des assemblées de grévistes, souligne : « Les assemblées sont rarement des lieux de discussion ou d’étude. En dépit des nombreuses consultations, leur fonction est moins de décision que de communion », M.Perrot, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, Paris-La Haye : Mouton, 1974, vol. II, p.594, 595. 30. À titre de comparaison, voir sur la question d’auteurs, collectifs ou individuels, des pétitions et des résolutions paysannes de la première révolution russe : O.G.Buhovec, Social´nye konflikty i krest´janskaja mental´nost´ v Rossijskoj imperii načala XX veka : novye materialy, metody, rezul´taty [Les conflits sociaux et la mentalité paysanne dans l’Empire russe au début du XXe siècle : matériaux, sources et résultats nouveaux], M.: Mosgorarhiv, 1996, p.69-73.

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31. Lettre de E.Lobanov, membre du comité du RSDRP(o) de Velikie Luki, adressée au CC RSDRP(o), publiée dans Z.Galili, A.Nenarokov, eds., Men´ševiki v 1918 g. [Les Mencheviks en 1918], M.: Rosspen, 1999, p.219-222. 32. Voir les remarques d’Orlando Figes sur les procédures des élections de soviets en 1919, O.Figes, « The Village and Volost Soviet Elections of 1919 », Soviet Studies, 40(1), janv. 1988, p. 41. 33. E.Koustova, « De la ‘fête partisane’ à la ‘fête d’État’... », p. 67-70. 34. Voir Figes et Kolonitskisur la signification de l’adoption du « langage légaliste », y compris des procédures et des formes symboliques qui le véhiculent, par les ouvriers et les paysans dans la Révolution de 1917, O.Figes, B.Kolonitskii, Interpreting the Russian Revolution : The Language and Symbols of 1917, New Haven-London: Yale University Press, 35. Jarov, « Ljudi i politika », p.238, 243. 36. Voir J.C.Scott, Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, 1987 (1re éd. New Haven-Londres: Yale University Press, 1985) ; Domination and the Arts of resistance: Hidden Transcripts, New Haven-Londres: Yale University Press 1990. 37. Ces observations sont basées essentiellement sur les matériaux des rapports analytiques (svodki) de la Tcheka de la région de Nižnij Novgorod, notamment : GOPANO, f.1, inv.1, d.422, f.8 ; f.1, inv.1, d.428, f.42 (1919) ; f.1, inv.1, d.932 (1920) ; f.1, inv.1, d.1875, f.1, 26 verso (1921). 38. Jarov, « Ljudi i politika », p.236. 39. Cet effet pédagogiqueet propagandiste prenait une importance particulière dans un contexte de conflits et de tensions comme, par exemple, dans le cas des contestations du printemps 1920 à Petrograd, où les résolutions votées par les ouvriers de telle ou telle usine contribuaient à la diffusion du mouvement de protestation à d’autres entreprises ou, au contraire, à l’étouffement du conflit, id., p.235-239. 40. V.A.Nevskij, Massovaja političesko-prosvetitel´naja rabota..., p.26. 41. Voir notamment S.Kotkin,Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkeley: University of California Press, 1995. 42. A.Piotrovskij, « Hronika leningradskih prazdnestv 1919-1922 gg. » [Chronique des fêtes de Leningrad, 1919-1922], in : Massovye prazdnestva : Sbornik komiteta sociologiceskogo izučenija iskusstv, L. : Academia, 1926, p.57. 43. Procès-verbaux de la commission chargée de la préparation de la Journée de propagande à Nižnij Novgorod, GOPANO, f.1, inv.1, d.766, f.59. 44. Procès-verbal de la commission chargée de la préparation du 2 e anniversaire d’Octobre, GOPANO, f.1, inv.1, d.409, f.3. 45. Ne citons que quelques uns des plus importants : O.Beskin, ed., Kak prazdnovat´ Oktjabr´ : Posobie dlja gorodskih politprosvetrabotnikov [Comment fêter Octobre : Manuel pour les travailleurs de l’instruction politique dans les villes], M.-L.: GIZ, 1925 ; E.Rjumin, Massovye prazdnestva [Les fêtes de masse], M.-L.: GIZ, 1927 ; V.Åemčužnyj, Kak organizovat´ Oktiabr´skuju demonstraciju [Comment organiser la manifestation d’Octobre], M.-L., 1927. 46. Åemčužnyj, Kak organizovat´..., p.8-10 ; Rjumin, Massovye prazdnestva, p.42 ; « Massovoe dejstvo » pervomajskij prazdnik 1932 goda [« Action de masse », la fête du 1er mai 1932], M.-L.: Učpedgiz, 1932.

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47. A.Lunačarskij, « O narodnyh prazdnestvah » [Des fêtes populaires], Vestnik teatra, 62, 27 avr. 1920. 48. Vestnik teatra, 19, 9 avr. 1919. 49. Correspondance du VCIK, GARF, f.1235, inv.79, d.15, f.212) ; Tolstoj, éd., Agitacionno- massovoe iskusstvo..., t.1, p.44. 50. Izvestija, 82, 25 avr., 88, 3 mai 1918. 51. Izvestija, 244, 9 nov. 1918. Un obélisque temporaire y existait déjà au moment de la célébration du 1er mai, Izvestija, 88, 3 mai 1918. 52. On retrouve systématiquement ces itinéraires dans les journaux datés de quelques jours avant la fête, par exemple : Pravda, 83, 28 avr. et 236, 31 oct. 1918 ; 90, 29 avr. 1919. 53. Pravda, 93, 3 mai 1919. 54. En 1917, les bolcheviks avaient choisi cet édifice pour y installer leur état-major. Après la Révolution, il continua à abriter les dirigeants de la ville. 55. Ainsi, lors de la célébration du 1er mai 1919, les chefs des colonnes de manifestants frappaient sur une enclume installée sur le Champ de Mars, geste qui devait symboliser un serment. Piotrovskij, « Hronika leningradskih prazdnestv 1919-1922 gg. », p.56. 56. Izvestija, 88, 3 mai 1918 ; Severnaja Kommuna, 149, 6 nov. 1918 ; Pravda, 95, 6 mai 1919 ; Tolstoj, éd., Agitacionno-massovoe iskusstvo..., t.1, p.41. 57. Piotrovskij, art. cit., p.79, 80. 58. Pervoe maja v carskoj Rossii, 1890-1916 [Le 1er mai dans la Russie tsariste, 1890-1916], M., 1939, p.59, 98, 104. 59. H. De Man, Au-delà du Marxisme, (trad. de l’allemand),Bruxelles: L’Églantine, 1927, p. 136 ; Ch.A. P.Binns, « The Changing Face of Power : Revolution and Accomodation in the Development of the Soviet Ceremonial System », Man 14 (4), 1979 ; 15 (1), 1980, p. 589 ; V.Glebkin, Ritual v sovetskoj kul´ture [Les rites dans la culture soviétique], M., 1998, p.97. 60. Procès-verbaux et compte rendu de la Commission d’Octobre de Pavlov, 7 novembre 1919, GOPANO, f.1, inv.1, d.409, f.2, 3, 5, 47, 48. 61. Programme de la célébration du 7 novembre 1918 à Kovrov et dans le district, GARF, f.393, inv.2, d.29, f.17 ; compte rendu de la célébration de la Journée de la Propagande à Sergač, le 7 septembre 1919, GOPANO, f.1, inv.1, d.426, f.9. 62. Programme de la célébration du 23 février à Voskresensk, GOPANO, f.1, inv.1, d.423, f.1. 63. L.V.Mihnevič, « Vitebskie uličnye prazdnestva1917-1923 godov » [Les fêtes de rue à Vitebsk dans les années 1917-1923], in : Russkij avangard 1910h -- 1920h godov i teatr [Les avant-gardes russes de 1910 à 1920 et le théâtre], SPb. : D.Bulanin, 2000, p.145. 64. Procès-verbaux des meetings consacrés à la mémoire du 9 janvier 1905 et à l’assassinat de K.Liebknecht et de R.Luxembourg, GOPANO, f.1, inv.1, d.441, f.25, 26. 65. Severnaja Kommuna, 138, 24 oct. 1918. 66. Severnaja Kommuna, 141, 27 oct., 155, 16 nov. 1918 ; Pravda, 230, 24 oct. 1918. 67. Izvestija, 244, 9 nov. 1918. 68. GARF, f.393, inv.1, d.81.

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69. La décoration festive des bâtiments, avant tout par les drapeaux rouges, représentant l’une des grandes passions des organisateurs de tous les niveaux, visait entre autres, à transformer la ville ancienne et quotidienne. 70. Ces exemples viennent de Petrograd où un grand changement de noms eut lieu en novembre 1918, Severnaja Kommuna, 152, 13 nov. 1918. 71. L.Marin, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé, procession », inid., De la représentation, P. : Seuil, 1994, p.55. 72. Severnaja Kommuna, 155, 16 nov. 1918. 73. Procès-verbal de la commission du 1er mai 1919, Sormovo, GOPANO, f.1, inv.1, d.766, f.21. 74. Programme de la célébration du 7 novembre 1918 à Lodejnoe Pole, GARF, f.393, inv. 3, d.253, f.125. 75. Programme de la célébration du 7 novembre 1918 à Kovrov, GARF, f.393, inv.2, d.29, f.17 ; Programme de la célébration du 7 novembre 1918 à Lodejnoe Pole, GARF, f.393, inv.3, d.253, f.125 ; Programme de la fête du 1er mai 1919 à Pavlov, GOPANO, f.1, inv.1, d. 409, f.2 verso ; Pravda, 241, 6 nov. 1918. 76. Ce dernier cas, attesté à Petrograd dans le contexte particulier de la célébration du 1er mai 1918 -- dernière célébration soviétique à laquelle des partis non bolcheviques pouvaient encore participer -- représente plutôt une exception. 77. Cf. Figes et Kolonitskij sur le rôle des instituteurs comme agents de communication avec les paysans en 1917, Interpreting the Russian Revolution..., p.133. 78. Cf. sur le rôle de tels « médiateurs » en France : P.Ory, Une nation pour mémoire. 1889, 1939, 1989 : trois jubilés révolutionnaires, P. : Presses de la FNSP, 1992, p.26. 79. Pravda, 249, 17 nov. 1918 ; Compte rendu des célébrations organisées dans le district de Voskresensk en 1919, GOPANO, f.1, inv.1, d.423, f.5 ; Procès-verbal de la commission d’organisation du 2e anniversaire d’Octobre, district de Lukojanovsk, GOPANO, f.1, inv. 1 ; d.428, f.15 et 57. 80. Le fait que dans les villages la participation des masses à la fête se limite aux écoliers avec les enseignants, et parfois quelques fonctionnaires, est souvent déploré par les rapporteurs, Compte rendu des célébrations organisées dans le district de Voskresensk en 1919, GOPANO, f.1, inv.1, d.423, f.6 ; Plan de la célébration du 1er mai 1919, région de Nižnij Novgorod, GOPANO, f.1, inv.1, d.766, f.24 verso ; Prazdnik propagandy [Fête de la Propagande], M. : GIZ (série « Vneškol´nyj otdel. Biblioteka vneškol´nika », 3), 1920, p.10. 81. Nous trouvons un exemple évocateur d’une telle situation dans la célébration du7 novembre 1919 à Nižnij Novgorod où un conflit se noua autour du rôle de l’armée dans la manifestation et de la place -- jugée comme insatisfaisante par les intéressés -- accordée 82. Cf. de nombreux matériaux iconographiques provenant des célébrations à Moscou et à Petrograd dans : Tolstoj éd., Agitacionno-massovoe iskusstvo..., t.2 (par exemple, ill. 14, 15, 19, 118-121, 151-154). Sur la recherche du style par les peintres de la Révolution, cf. : A.S.Gusin, Izo-iskusstvo v massovyh prazdnestvah i demonstracijah [Les arts figuratifs dans les fêtes et les manifestations de masse], M.: HIAO, 1930, p.10-13 ; F.-X.Coquin, « L’affiche révolutionnaire soviétique (1918-1921) : mythes et réalités », in Tsarisme,

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bolchevisme, stalinisme : vingt regards d’historiens, P. : Institut d’études slaves, 1990, p. 180-201. 83. Tolstoj, éd., op. cit., t.2, ill.160-164, 168, 169, 171. 84. Sur la popularité des chars symboliques en Europe à la fin du XIXe siècle et sur leur reprise ensuite dans les fêtes communistes des années 1930, voir Ory, Une nation pour mémoire..., p.100. 85. Programme de la fête du 1er mai 1919 à Pavlov, GOPANO, f.1, inv.1, d.409, f.5. 86. Petrogradskaja pravda 75, 25 avr. 1919.

RÉSUMÉS

Résumé Cet article étudie les premières années de l’histoire des fêtes bolcheviques, période qui correspond à la prédominance du modèle de la célébration révolutionnaire, issu des traditions du mouvement ouvrier et distingué ici du modèle postérieur soviétique. L’analyse des deux principaux instruments de la célébration, meeting et manifestation, menée à partir des expériences aussi bien des capitales que de la province, permet de voir l’héritage ambigu de cette tradition, au fort potentiel mobilisateur, mais aussi contestataire, donc potentiellement dangereux. Ce travail s’intéresse ainsi aux bricolages qui s’effectuent au sein de ce modèle, dans la tentative de son adaptation aux nouvelles conditions, et aux balbutiements qui précèdent l’invention de la fête soviétique qui gardera la matrice révolutionnaire tout en changeant ses significations initiales.

Abstract Russian revolutionary celebrations between 1917 and 1920: multiple practices with a common origin This article studies the early years of the history of Bolshevik celebrations. At the time, the revolutionary celebration model inherited from the traditions of the labor movement predominated. For the author, it stands apart from the subsequent Soviet model. Her analysis of the two principal ingredients of celebration --rallying and marching --, based on experiences in the capitals as well as the provinces, reveals the ambiguity and potential danger of this tradition which, while it can stir people into action, can also bring them to protest against the establishment. The article also deals with ad hoc adaptations of the model to new conditions and with the beginnings of the Soviet celebration type, which remained true to the revolutionary prototype while nonetheless altering its initial meaning.

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Torgsin : Zoloto dlja industrializacii

Elena OSOKINA

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RÉSUMÉS

Résumé Torgsin : de l’or pour l’industrialisation À la fin des années vingt, le pouvoir stalinien lance un programme d’industrialisation, alors que les coffres sont vides. Le pays s’enlise dans les dettes et n’a plus les moyens d’honorer ses créanciers : la réserve d’or de l’Empire de russe est épuisée depuis longtemps et les exportations de matières premières et de produits alimentaires, « principale source de devises », se sont effondrées dans le contexte de la grande dépression. Le gouvernement se met alors fiévreusement à chercher de l’or. C’est précisément à cette époque que l’État ouvre les magasins Torgsin (torgovlja s inostrancami) dans lesquels les Soviétiques peuvent obtenir de la nourriture et des biens de consommation en échange de devises étrangères, de métaux et de pierres précieuses. En quatre ans seulement, les citoyens vont échanger près de cent tonnes d’or pur ! Pendant la grande famine de 1933, les revenus de Torgsin couvrent un tiers des importations industrielles soviétiques, en 1934, plus du quart et, en 1935, le cinquième. Torgsin a accompli une mission sociale considérable en sauvant des millions personnes de la famine. En s’appuyant sur une étude conséquente des archives, l’auteur analyse l’évolution des réserves d’or et de devises

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de l’URSS, depuis la Révolution jusqu’au début de l’industrialisation, il révèle les secrets des statistiques soviétiques portant sur la production d’or et éclaire un certain nombre d’activités de Torgsin tenues secrètes.

Abstract Torgsin: Gold for industrialization At the end of the 1920s Stalin’s leadership started the industrial leap forward with “an empty wallet.” The country was sinking deeper into debt with little means to pay its creditors: the gold reserve of the Russian Empire had been exhausted long ago, while exports of raw materials and foodstuff, “the major hope for currency,” failed under the condition of the worldwide Depression. The government feverishly sought gold. This was exactly the time when the state opened Torgsin stores, where Soviet citizens could get food and goods in exchange for foreign currency, precious metals and stones. In four years alone (1932-1935), people brought to Torgsin almost 100 tons of pure gold! During the mass famine of 1933, Torgsin’s income covered nearly one third, in 1934 more than a fourth, and in 1935 a fifth part of Soviet industrial imports. Torgsin accomplished a great social mission by saving millions from starvation. Based on considerable archival research, the article analyzes the dynamics of the gold and currency reserves of the USSR, from the Revolution to the beginning of industrialization, reveals the secrets of the Soviet statistics of gold production as well as the numerous secrets of the activities of Torgsin.

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Administrer la religion en URSS Le cas de la Biélorussie et de la Lituanie

AlÉna Lapatniova

1 Si la mort de Stalin marque un tournant décisif dans l’histoire de l’URSS, comment qualifier les changements politiques, économiques et culturels qui ont suivi et pris forme à la fin des années cinquante ? On évoque le plus souvent la déstalinisation, le dégel -- autant de termes dont chacun marque fortement la négation de l’étape précédente. Aujourd’hui, les chercheurs soulignent davantage que ces changements n’ont été ni immédiats, ni entièrement imputables à la disparition de Stalin, qu’une partie des réformes avaient déjà été mises en route à la fin des années quarante et enfin, que la déstalinisation n’équivaut pas à la libéralisation, c’est-à-dire que pour certains groupes de population, parmi lesquels les croyants, les persécutions furent renforcées1. Afin de dépasser les ruptures propres à une périodisation classique trop tranchée, il est apparu opportun de se situer au cœur même du changement, c’est-à- dire au sein d’une institution en cours de transformation. Ainsi, nous analyserons l’évolution du fonctionnement quotidien de l’administration du Conseil pour les affaires de l’Église orthodoxe et du Conseil pour les affaires des cultes, créés respectivement en 1943 et 1944 dans le but de gérer les relations entre l’État et les Églises, et réunis à la fin de l’année 1965 en un seul Conseil pour les affaires religieuses.

2 D’importants travaux ont déjà été menés sur le fonctionnement de l’appareil central de chacun des Conseils et sur le rôle qu’ont joué ces derniers dans l’élaboration des relations entre l’État soviétique et les Églises2. Ces recherches ont notamment éclairé les raisons de l’adoucissement de la politique religieuse pendant la guerre, le processus de formation de l’administration des Conseils, leur pratique d’ouverture ou de fermeture des lieux de culte et d’enregistrement des communautés religieuses. Elles ont aussi abordé la question de l’inégalité des cultes en URSS et examiné la coopération privilégiée de l’État soviétique avec l’Église orthodoxe qui fut favorisée au détriment des autres cultes. Enfin, elles ont mis en évidence l’existence de nombreux conflits qui, entre 1948 et 1962 puis dans les années 1980, ont opposé les Conseils à d’autres institutions soviétiques, que ce soit au Comité Central du parti ou aux soviets locaux.

3 En nous appuyant sur les résultats de ces recherches, nous voudrions ici nous intéresser davantage à un autre aspect du travail des Conseils en étudiant le rôle qu’ils

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ont tenu dans l’élaboration d’un savoir officiel sur le phénomène de la croyance dans la société soviétique. Rappelons-le, depuis que le décret sur la séparation de l’Église et de l’État du 23 janvier 1918 a déclaré illégale toute mention d’appartenance à un culte, une seule grande enquête a été effectuée sur la religion : il s’agit du recensement de 1937 qui a fait apparaître qu’au moins 56,7 % de la population soviétique étaient croyants3. L’analyse des données permettait d’établir une corrélation entre le niveau de croyance et le sexe, l’âge, le niveau d’éducation et le lieu de résidence des personnes interrogées, mais les résultats du recensement, jugés erronés, n’avaient pas été publiés4. Par l’intermédiaire de leurs structures locales, les Conseils organisent dès 1946 une collecte d’informations sur la vie religieuse qu’ils analysent à partir de regroupements et de classifications de la population et de la pratique. Mais que cherchent-ils à savoir véritablement et quelles sont leurs méthodes ? Examiner les catégories et les classifications utilisées apparaît particulièrement révélateur car celles-ci montrent avec précision la façon dont l’État soviétique athéiste envisage de gérer la religion, sur quelles populations il entend orienter son contrôle, ses discriminations, positives ou négatives, sa répression ou son assistanat5. Les Conseils utilisent-ils dans leurs classifications des critères socio-économiques, nationaux ou politico-idéologiques déjà existants ou en créent-ils d’originaux ? Leur impose-t-on des catégories et des classifications qui puissent servir à d’autres institutions, en particulier au NKVD-KGB ? Quelles sont les « zones d’ombre » et les non-dits de ces classifications ? Comment enfin les classifications élaborées au sortir de la guerre évoluent-elles avec le durcissement de la politique religieuse au lendemain de la mort de Stalin ?

4 Sous ces différentes approches, l’étude des cas de la Biélorussie et de la Lituanie représente un intérêt particulier car le pouvoir soviétique a dû gérer dans ces républiques le problème de l’occupation de populations traditionnellement considérées comme hostiles ou indésirables tant par leur nationalité (Lituaniens, Polonais et juifs) que par leur religion (la majorité étant non orthodoxe). En effet, l’organisation du travail de l’administration des Conseils débute ici dans une atmosphère de conflits sociaux particulièrement violents6. Après la retraite des nazis en 1944, les territoires de la Lituanie et de la Pologne orientale annexés par l’URSS en 1939-1940 subissent une deuxième vague de soviétisation accompagnée de réformes très impopulaires, telle que la collectivisation. Le nouveau régime suscite ainsi une résistance de guérilla lituanienne, biélorusse et polonaise et, pendant près de cinq ans, des troupes spéciales du MVD dénommées bataillons d’extermination « nettoient » les territoires des « bandits, collaborateurs et éléments anti-soviétiques »7. La « pacification » n’est finalement réalisée dans chaque république qu’au prix de la mort ou de l’arrestation de dizaines de milliers de combattants et de la déportation en tant que « koulak » ou parent de « bandit, nationaliste ou collaborateur » de quelque 100 000 Lituaniens et 40 000 Biélorusses entre 1948 et 1952, ainsi que du déplacement en Pologne de 452 000 Polonais dans le cadre d’échange des populations d’après-guerre (dont 274 000 de Biélorussie et 178 000 de Lituanie)8.

5 Comment les fonctionnaires des Conseils, originaires des pays de leur nomination, qualifient-ils la résistance de la population et les répressions menées ? Voient-ils en la religion, et en particulier le catholicisme, une forme de résistance nationale ? Comment plus tard percevront-ils la dissidence religieuse, et plus spécialement celles des baptistes biélorusses et des catholiques lituaniens qui se mettent respectivement en place en 1962 et 19729 ? Autant de questions que nous aborderons à travers l’étude des

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archives locales de l’administration soviétique, du parti et du NKVD-KGB en Lituanie et en Biélorussie10.

À nouvelle politique religieuse, nouvelle institution

6 Avant de se pencher sur la question de l’analyse de la religion par les Conseils, rappelons quelques détails significatifs de leur mise en place. En effet, la naissance du Conseil pour les affaires de l’Église orthodoxe, puis celle du Conseil pour les affaires des cultes sont rendues possibles par un important infléchissement de la politique religieuse au cours de la guerre11. À cette évolution, plusieurs raisons12. D’une part, dès le début de la guerre, l’Église orthodoxe, les musulmans, les baptistes et les chrétiens évangéliques, ainsi que les vieux croyants et les juifs, affichent leur loyauté à l’égard du régime soviétique, tous appelant, face au danger commun, à la résistance aux nazis et apportant une aide financière à l’État13. Par ailleurs, Stalin souhaite améliorer la réputation du gouvernement aux yeux des Alliés et bénéficier ainsi d’un avantage supplémentaire dans ses négociations sur l’ouverture du second front. Enfin, il s’agit pour le pouvoir soviétique d’adoucir son image au moment où l’Armée rouge s’apprête à pénétrer dans les territoires des pays d’Europe centrale14. Le changement de la politique religieuse touche d’abord et par-dessus tout les relations avec l’Église orthodoxe qui, soutien traditionnel du nationalisme russe dont la renaissance est encouragée par les autorités pendant la guerre, devient l’allié du régime. Le 4 septembre 1943, Stalin invite au Kremlin les trois plus hauts dignitaires de l’Église orthodoxe et cette réunion, largement rapportée par la presse, débouche sur une série de mesures en faveur de l’Église orthodoxe, dont la réouverture de 1 084 églises et de huit séminaires entre 1943 et 1946, l’élection d’un nouveau patriarche dont le siège était vacant depuis la mort de Tihon en 1925, ainsi que l’exemption du service militaire pour les prêtres, l’autorisation d’activité caritative et de publication religieuse, l’allégement des impôts, la libération, enfin, d’un certain nombre de prêtres condamnés et déportés durant la décennie précédant la guerre. C’est au Conseil pour les affaires de l’Église orthodoxe, dont la création est personnellement décidée par Stalin quelques heures avant la réunion avec les trois métropolites, qu’est confiée la réalisation de cette nouvelle politique.

7 Ce Conseil est également chargé de la gestion des affaires des autres cultes jusqu’à la création, huit mois plus tard, du Conseil pour les affaires des cultes, comprendre autres que le culte orthodoxe. Une recherche de compromis est alors lancée à l’adresse du Vatican : recevant avec Molotov à deux reprises en 1944 un ami de Roosevelt, Orlémanski, prêtre catholique d’origine polonaise, Stalin se déclare prêt à négocier avec le Pape et assure son interlocuteur -- et à travers lui l’Occident -- qu’il n’envisage pas de réprimer les prêtres et les fidèles de l’Église catholique. Les représentants de l’Église gréco-romaine (uniate) sont à leur tour accueillis par le président du Conseil pour les affaires des cultes qui confirme leurs droits, égaux à ceux des autres confessions. Mais les déclarations anti-communistes et anti-soviétiques de Pie XII au début de l’année 1945 mettent fin aux négociations avec le Vatican, et les rapports avec les communautés catholiques et uniates sont immédiatement reconsidérés. L’Église gréco-romaine est liquidée en 1946 et ses fidèles forcés à embrasser l’orthodoxie ; l’activité de l’Église catholique est alors toujours plus limitée et de nombreux prêtres

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sont arrêtés et accusés (nous y reviendrons) de soutenir ou même diriger la guérilla nationaliste.

8 Les autres cultes profitent de manière inégale de l’adoucissement de la politique. Si les différences de traitement sont officiellement justifiées par le degré de loyauté des Églises à l’égard de l’État pendant la guerre, on retrouve cependant les clivages traditionnels datant de l’époque tsariste. La politique générale à l’égard de ces cultes, qui s’est donné pour but leur « centralisation », consiste à rassembler les communautés de chaque confession sous une seule hiérarchie, instaurée dans les limites de l’URSS, afin de faciliter leur gestion et le contrôle par les autorités. C’est le cas notamment des baptistes réunis en 1944 avec les évangélistes dans une seule union, la VSEHiB15. Un an plus tard, les pentecôtistes, considérés comme une secte dangereuse, sont contraints de rejoindre l’union et de se dissoudre dans les communautés baptistes et évangélistes. D’autres « centres » religieux sont également prévus pour les musulmans d’Asie Centrale, les bouddhistes, les vieux-croyants, et les fidèles d’autres confessions.

9 À leur création, il n’a pas été prévu d’autoriser les Conseils à prendre des décisions de leur propre chef, et leur fonction essentielle consiste à relayer la communication entre le gouvernement et les hauts représentants des cultes religieux. Par conséquent, le Conseil pour les affaires de l’Église orthodoxe est initialement pensé comme une structure centrale unique auprès du gouvernement (Sovnarkom) de l’URSS. Le poste du président du Conseil qui, en 1943, comptait 25 fonctionnaires, y compris le personnel technique, est confié au colonel du NKGB, G. G. Karpov, qui continua jusqu’en 1955 à diriger parallèlement le 4e département du NKVD responsable de la « lutte contre la contre-révolution religieuse et sectaire »16 ; huit autres principaux fonctionnaires du Conseil sont également issus du NKGB. Rapidement, l’activité du Conseil dépasse largement le projet initial en tant que simple relais de sorte qu’il devient nécessaire de mettre en place des institutions locales dans les républiques et les régions. Mais à la proposition de Karpov de créer des Conseils nationaux est opposé le refus du gouvernement de déléguer une partie des responsabilités aux républiques. Une solution de compromis prévoit alors l’ouverture d’un poste de délégué, upolnomočennyj, par république (assisté par un inspecteur et une dactylo), et les républiques divisées en régions bénéficient de plus d’un poste de délégué régional17. De la même façon est créé huit mois plus tard le Conseil pour les affaires des cultes composé de délégués républicains et régionaux à l’exclusion de tout Conseil national. Par conséquent, la structure locale du Conseil est faible et parfois même déséquilibrée, le contraste apparaît flagrant entre les républiques qui nous occupent : en Biélorussie, divisée en douze régions, treize délégués du Conseil pour l’Église orthodoxe gèrent 1 067 communautés en 1948, tandis que leurs treize collègues du Conseil pour les cultes s’occupent des 634 communautés restantes. En revanche, en Lituanie, qui ne connaît pas de régions, le déséquilibre est considérable : un délégué gère les affaires des 68 communautés orthodoxes et un second celles des 856 communautés de tous les autres cultes. Enfin, dans ces deux républiques comme partout ailleurs, les postes des délégués républicains sont initialement confiés à des ex-agents du NKVD sur proposition de Molotov18. Les délégués du Conseil des cultes sont originaires du pays de leur nomination, dont ils n’ont pas vécu l’occupation nazie, leurs collègues pour les affaires de l’Église orthodoxe étant eux-mêmes tous russes. Si l’on en juge d’après les données lituaniennes, les premiers délégués sont très jeunes (âgés de 24 à 35 ans) et manquent d’expérience de travail administratif. Cependant, en 1947-1948, les premiers délégués

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issus du NKVD sont remplacés par de « simples » fonctionnaires du parti ou de l’État, plus âgés et également plus expérimentés.

L’enregistrement des communautés

10 Les délégués lituaniens et biélorusses enregistrent les communautés religieuses existantes19 dont ils rapportent le nombre pour chaque confession sur des formulaires spécialement créés à cet usage. Ainsi s’ordonne la première vision du monde religieux -- vision quantitative des communautés et non pas des fidèles par confession. L’opération n’est pas anodine car en autorisant ou en refusant l’enregistrement, les Conseils ont la possibilité de modifier la répartition des cultes et d’organiser, ou réorganiser, une nouvelle « diversité » religieuse factice20 dont les premières victimes sont les cultes non orthodoxes, et en particulier, les juifs, les uniates, les vieux-croyants et les groupes religieux désignés comme « sectes anti-soviétiques »21.

11 En effet, décimés à 90 % par les nazis aidés par la population locale, les juifs subissent une nouvelle vague d’anti-sémitisme22 et voient leurs demandes de réouverture de synagogues systématiquement rejetées en Biélorussie comme en Lituanie. Après guerre, ils ne sont guère plus de 120 000 en Biélorussie et 24 000 en Lituanie23, respectivement regroupés en dix-sept et sept communautés parmi lesquelles seules deux biélorusses et deux lituaniennes reçoivent l’accord de l’enregistrement. Aucune justification du refus n’est donnée et, embarrassés par les demandes incessantes des fidèles, les délégués des Conseils sollicitent sans succès leur direction afin de trouver un prétexte acceptable. Par ailleurs, l’activité des « sectes anti-soviétiques » est purement et simplement interdite, les Conseils reçoivent l’ordre de ne pas considérer ces communautés comme « objet de travail » et de transmettre toute information au NKVD, lequel procède en 1951 à l’arrestation et à la déportation de leurs membres.

12 Quant aux communautés catholiques, le problème est inverse : les Conseils souhaitent soumettre l’Église catholique à la loi et faire enregistrer toutes les communautés, mais l’Église résiste en raison de l’incompatibilité de la procédure avec ses propres canons. La hiérarchie catholique affirme notamment reconnaître d’une part exclusivement l’autorité du Pape, seul propriétaire des édifices religieux et de ce fait habilité à les louer, et d’autre part l’autorité du prêtre, seul responsable de la gestion de la paroisse. Le premier délégué lituanien entreprend alors de longues et difficiles négociations avec la hiérarchie catholique représentée par six archevêques, cherchant des points de désaccord et utilisant des conflits internes pour attirer les moins hostiles, lesquels acceptent de collaborer dans le but de constituer une Église nationale qui s’émanciperait du Vatican24. Parallèlement cinq des six archevêques, ainsi que 362 prêtres, sont arrêtés entre 1944 et 1953 par le NKVD, puis déportés ou exécutés pour soutien apporté aux « bandes nationalistes »25. Si les historiens sont encore aujourd’hui divisés sur la question de l’implication réelle des prêtres catholiques dans la lutte armée de guérilla26, le plus plausible semble qu’il s’agissait non pas de punir l’Église catholique pour sa contribution offerte aux mouvements nationalistes, mais plutôt d’une répression préventive du pouvoir soviétique contre un réseau social puissant et jugé traditionnellement dangereux27. La question se pose alors de savoir si le délégué lituanien du Conseil a été impliqué dans cette répression préventive, notamment à l’égard des archevêques. L’étude des archives du Conseil apporte une réponse partielle : il n’existe d’une part aucun document de cette période signé par le délégué à

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destination du NKVD lituanien qui suggérerait la nécessité d’une telle opération, qui n’est pas évoquée dans les comptes rendus du délégué à sa direction à Moscou. Ceux-ci, qui détaillent les refus des archevêques d’accepter la législation soviétique, ont pu être transmis au NKVD et considérés comme motif d’arrestation. Quoi qu’il en soit, et en dépit de ces répressions, les négociations sur l’enregistrement ne donnent pas de résultat avant mai 1948, date à laquelle s’opère la déportation de près de 50 000 « bandits, nationalistes, leurs complices et les membres de leurs familles » (dont 108 prêtres), et l’Église catholique se plie alors à la nouvelle législation. Le pouvoir soviétique, à la suggestion du délégué de Conseil soutenu par le secrétaire du parti et le président du conseil des ministres lituaniens, accepte un compromis en confiant aux évêques et aux prêtres l’enregistrement des communautés ainsi que la composition des listes des vingt représentants et des membres des organes de gestion des églises.

13 En Biélorussie, l’enregistrement entraîne des conflits avec des soviets locaux. Rappelons que pendant l’occupation de cette république, les nazis avaient choisi de favoriser l’Église orthodoxe pour encourager les sentiments anti-soviétiques, et considéré l’Église catholique essentiellement polonaise, laquelle représentait sous cet angle un danger politique28. Avec l’autorisation de l’administration allemande, l’Église orthodoxe reprit alors ses anciens édifices religieux réquisitionnés pendant la période précédente par le pouvoir soviétique, ainsi que quelques-uns ayant appartenu aux catholiques et aux uniates. Mais avec la restauration du pouvoir soviétique, les soviets locaux responsables de la location de l’édifice, jugeant que l’adoucissement de la politique religieuse n’était qu’une mesure temporaire pour séduire les Alliés, rejetèrent les demandes de location et réquisitionnèrent les églises rouvertes pendant l’occupation pour une utilisation non cultuelle -- école, club, etc. Les fidèles se tournèrent alors vers les délégués du Conseil pour les affaires de l’Église orthodoxe qu’ils considéraient comme leurs défenseurs, leur apportant en pots-de-vin de la nourriture -- c’est l’après-guerre -- et autres cadeaux pour mieux les motiver29. De son côté, la nouvelle hiérarchie orthodoxe nommée par le Patriarcat en accord avec la direction du Conseil, qui remplaçait celle de l’occupation qui avait quitté le pays, ne posait aucun obstacle à l’enregistrement de ses communautés.

14 Le sort de l’Église catholique en Biélorussie est complètement incertain à la Libération car les autorités prévoient un départ massif des catholiques polonais, les fidèles comme les prêtres : des 552 prêtres catholiques, il n’en reste en 1947 que 203 pour les 287 communautés30. L’effectif ne cesse de diminuer par suite des répressions : en 1949, 129 prêtres exercent dans 229 communautés catholiques et il n’en reste que 79 pour 149 communautés en 1951. Une autre question concerne l’absence de hiérarchie catholique en Biélorussie où toutes les églises catholiques étaient depuis 1922 rattachées aux diocèses de Vilnius et de Pinsk -- le premier se retrouvant, à la Libération, en territoire lituanien, tandis que le second est liquidé. Les prêtres restants refusent dans un premier temps l’enregistrement sans ordre de leur hiérarchie, mais cèdent finalement l’un après l’autre sous la menace de fermeture de l’église. Toutefois, ici comme en Lituanie, la procédure légale n’est pas toujours respectée : ce sont encore les prêtres qui s’occupent de l’enregistrement ; le plus souvent les contrats de location ne sont pas signés, tandis que les fidèles sont rarement avertis de l’opération en cours.

15 Si l’enregistrement est mené à bien en Lituanie et en Biélorussie à la fin de l’année 1948, un conflit éclate aussitôt entre les Conseils et le Comité central du parti qui proteste contre la nouvelle politique religieuse et critique ouvertement l’activité des

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Conseils dont il réclame la liquidation dans les républiques et les régions. La nouvelle vague de lutte anti-religieuse pousse les soviets locaux à la fermeture des églises en un processus contrôlé, parfois modéré ou au contraire encouragé par les délégués des Conseils. On aurait pu s’attendre à ce que ces fermetures aient des effets notables sur les cultes non orthodoxes . Or, contre toute attente -- et c’est un fait remarquable -- ni en Lituanie ni en Biélorussie, la fermeture d’églises ne modifie la répartition des confessions établie en 1948 et, notamment, la position des cultes majoritaires ; plus encore, les archives établissent que les délégués des Conseils ont personnellement veillé à ce que les fermetures n’entraînent pas de déséquilibre entre les orthodoxes et les catholiques. Ainsi en Lituanie, entre 1948 et 1973, les effectifs des diverses communautés régressent tous (à l’exception des communautés juives dont le nombre est déjà extrêmement réduit en 1948), mais cette diminution est moindre pour les communautés catholiques dont il reste 89 % de l’effectif initial contre 62 % pour les orthodoxes, 74 % pour les vieux-croyants, 57 % pour les luthériens, 42 % pour l’Église réformée et 20 % pour les musulmans31. Équilibrées en Biélorussie, les fermetures d’églises concernent autant les catholiques que les orthodoxes : en 1973, il ne reste plus que 36 % des communautés présentes en 1948, que celles-ci soient catholiques (à l’ouest) ou orthodoxes (à l’est et à l’ouest du pays)32.

La collecte de l’information de la fin de la guerre à la mort de Stalin

16 En 1946, la direction des Conseils prescrit aux délégués de procéder à une collecte régulière « d’information » sur la vie religieuse en distinguant trois catégories de personnes : les prêtres, les représentants des communautés et les « simples » croyants. Concernant les premiers, les délégués, en se renseignant auprès des représentants de l’administration locale et des croyants en visite sur place, ou bien encore lors de rendez-vous avec les prêtres eux-mêmes, doivent enquêter sur leurs opinions politiques, leur passé et leurs activités en dehors de la paroisse33. La direction du Conseil pour les affaires des cultes propose dans un premier temps une classification reposant sur les « caractéristiques sociopolitiques » du clergé par rapport à celles des fidèles, en cherchant à mettre en avant l’appartenance de ces deux groupes de population à des catégories sociales distinctes et antagonistes34. De fait, en Biélorussie comme en Lituanie, les premiers rapports des délégués présentent les prêtres comme des koulaks victimes d’expropriation (d’où leur nature anti-soviétique et réactionnaire), par opposition aux fidèles répertoriés comme des paysans très pauvres, pauvres ou moyennement pauvres. Mais à peine établie, cette classification est aussitôt et définitivement abandonnée car peu opérante (tous les prêtres sont des koulaks), elle ne permet pas de distinction à l’intérieur du groupe. Elle cède alors la place à une autre qui distingue désormais les prêtres à l’aune de leur loyauté à l’égard du pouvoir soviétique, loyauté non pas supposée à partir de leur origine sociale mais effective, et jaugée en fonction de l’acceptation ou non de la législation soviétique en général et de mesures ponctuelles de différentes sortes. Ce changement de classification s’opère dans la mesure où la politique des Conseils consiste non pas à liquider les Églises, mais à construire avec elles des relations stables, et de ce fait la bonne politique n’est pas de stigmatiser le clergé dans son ensemble, mais plutôt de sélectionner certains de ses membres avec lesquels les relations s’établiront dans la direction voulue. Pourtant,

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cette deuxième classification paraît aux délégués aussi vague que la précédente et ne suscite pas davantage d’analyse : la plupart des rapports sur le clergé se présentent comme de simples récits sur des rumeurs de mauvaises mœurs. L’information sur les prêtres orthodoxes est également très rare et souvent reprise d’un rapport à l’autre. Dans les régions biélorusses, la tendance est de présenter les prêtres orthodoxes comme des malhonnêtes, profiteurs, alcooliques en grande part, qui perdent toute considération aux yeux de leurs fidèles, tout en distinguant un groupe différent de quelques « prêtres dynamiques » qui s’occupent bien de leurs paroisses35. En Lituanie, l’information sur les prêtres se présente souvent sous la forme de compte rendu d’entretien avec tel ou tel, ou d’un avis général sur la loyauté des officiants orthodoxes. Rappelons par ailleurs qu’en dehors des enquêtes directes les délégués possèdent, concernant les prêtres, des renseignements très précis que ces derniers leur fournissent lors de la procédure d’enregistrement : y sont ainsi mentionnés entre autres l’évêque ayant procédé à l’ordination, ainsi que les lieux d’études et de service de chaque prêtre.

17 Si la direction des Conseils accepte que l’analyse du clergé ne progresse pas avec le temps, c’est parce qu’elle sait qu’une autre institution, beaucoup plus forte, le NKVD- MGB, devance les Conseils dans leur tâche. Le caractère lacunaire des archives du NKVD-MGB ne permet pas d’établir un schéma général du fonctionnement du MGB lituanien vis-à-vis des Églises mais les dossiers de surveillance des prêtres montrent la primauté de décision du MGB concernant le sort des prêtres. L’étude de ces documents montre bien que la majorité des prêtres catholiques étaient sous surveillance et que nombre d’entre eux furent forcés de collaborer avec les services secrets36. Le but de l’opération n’était pas de détruire l’Église catholique mais de s’assurer sa loyauté et de constituer une église nationale, indépendante du Vatican. Bénéficiant d’un effectif beaucoup plus important que celui des Conseils37, les agents du MGB cherchaient d’une part à accuser et faire avouer les prêtres les plus déloyaux d’aider les bandes nationalistes et ainsi à les emprisonner (les délégués des Conseils sont mis devant le fait accompli) et, d’autre part, à se procurer des détails compromettants sur la vie privée des autres prêtres pour mieux les contraindre à collaborer et les rendre ainsi plus dépendants et dociles38. Quoique que fragiles et éphémères, des liens existaient cependant entre les deux institutions : ainsi divers documents d’archives des Conseils montrent-ils que le délégué Pušinis (qui n’était pas un ex-agent du NKVD) discutait régulièrement avec l’adjoint du ministre du MGB lituanien Martavičus de tel ou tel prêtre et que c’est avec lui qu’il prit certaines décisions sans même consulter son supérieur à Moscou39. Quelques jours seulement avant la plus grande opération de déportation des « nationalistes bourgeois » du 25 mars 1949, le délégué envoie, de sa propre initiative semble-t-il, plusieurs lettres à Martavičus contenant des informations compromettantes sur des prêtres catholiques40. Il n’en reste pas moins que dès 1949 les deux hommes entrent en conflit et le délégué se tient dès lors à l’écart du MGB-KGB jusqu’à la fin de sa carrière de délégué en 1957.

18 Concernant la deuxième catégorie, les représentants des communautés ou l’« actif » dans le langage des délégués des Conseils, notons qu’en imposant la procédure d’enregistrement qui prévoit les élections des vingt représentants officiels de chaque communauté ainsi que quelques membres des conseils d’églises et des commissions de contrôle, l’État envisage de retirer une partie de pouvoir aux prêtres en introduisant le principe démocratique de participation des fidèles dans la gestion des paroisses. L’idée

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de renforcer le rôle des fidèles dans la vie des paroisses n’est pas propre aux bolcheviques : de vives discussions sur ce sujet animent la presse russe dès le début du siècle et se soldent par la mise en place d’un nouveau statut de paroisse, adopté par Le Concile panrusse de l’Église orthodoxe de 1917-1918, qui prévoit des élections d’un conseil de paroisse (prihodskoj sovet) composé à la fois de membres du clergé et de paroissiens41. Mais les autorités soviétiques se rendent vite compte des dangers de l’existence de ce type de regroupement plus au moins autonomes que représentent désormais les paroisses. En effet, les dossiers des communautés contenant des comptes- rendus de leurs assemblées générales42 montrent que les paroissiens légalisent à travers la procédure d’élections leur ancienne hiérarchie locale, laquelle constitue désormais une sorte de contre-pouvoir aux institutions soviétiques. De ce fait, la maîtrise de l’information sur les représentants des paroisses gagne en importance et vise à identifier les individus les plus déloyaux au régime afin de les remplacer.

19 La procédure d’enregistrement, nous l’avons vu, fournit aux délégués une information à caractère personnel (nom, prénom, date de naissance, adresse, nationalité et profession43) sur un minimum de vingt membres de chaque communauté et cinq à sept de ses représentants officiels, en des listes périodiquement vérifiées à partir de 1948. Sous la pression du Comité central du parti, il est alors imposé aux Conseils de procéder au réenregistrement des conseils des églises et des commissions de contrôle suivant un formulaire spécial : les membres des institutions en question y sont répartis par sexe, âge, nationalité, position sociale, éducation, lieu de travail, service dans l’Armée blanche, présence sur le territoire occupé, privation du droit de vote, période de travail dans les organisations religieuses et éventuelles distinctions officielles44. Par ailleurs, les archives centrales indiquent que différentes personnes sont remplacées au cours de la procédure, dont certaines pour avoir refusé de donner des informations personnelles45. Par la suite, des tableaux similaires concernant les membres des conseils d’églises sont dressés de manière concise mais non systématique en comparaison de ceux de 1948 (sexe, âge, éducation et profession des personnes). L’information plus générale sur l’état d’esprit de ces personnes est quasi-absente et le délégué de la région de Minsk confie qu’en raison de leur bas niveau d’éducation, les représentants des communautés orthodoxes n’ont pas accès à la gestion des communautés et que le prêtre gère seul toutes les affaires46. À la fin de l’année 1952, la direction des deux Conseils adresse aux délégués une nouvelle demande qui consiste à étudier la composition des organes de gestion des communautés. Selon la direction, il y aurait encore parmi les membres de ces institutions d’anciens koulaks, des commerçants, des proches de personnes condamnées pour activité anti-soviétique et « toutes sortes de nationalistes bourgeois », ce à quoi le délégué lituanien répond qu’il n’y a personne d’autre pour les remplacer47. Nous dresserons ici le constat de l’échec de l’État dans sa tentative d’imposer aux communautés, sous la forme voulue, une structure légale basée sur l’élection de représentants, et cet échec pourrait expliquer le fait que les Conseils se désintéressent peu à peu de ces derniers, probablement au profit du NKVD-MGB.

20 Un sort différent attend les représentants des communautés dont la demande d’enregistrement a été rejetée mais qui existent de facto, les délégués les désignant comme des « groupes de croyants non enregistrés »48. Parmi eux, selon les instructions de leur direction, sont isolés des groupes « définitivement non enregistrables » du fait de leur activité à « caractère anti-soviétique », notamment les témoins de Jéhovah et certaines communautés de pentecôtistes49. Les délégués envoient directement au MGB- KGB les documents les concernant, en particulier les listes de signataires50 dont il est

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permis de penser qu’elles ont constitué la base des déportations des témoins de Jéhovah en 1951 et de membres de certains autres groupes en 195251.

21 Le traitement des groupes « non enregistrés mais appartenant aux cultes enregistrables » (les communautés orthodoxes, catholiques, juives ou autres dont la demande d’enregistrement a été rejetée) est différent : les listes des signataires sont envoyées au comité régional du parti et au comité exécutif de la région qui se chargent de prendre contact avec les dirigeants des groupes (et les propriétaires des appartements qu’ils louent) pour les prévenir des infractions commises. En cas de récidive, les mesures répressives ne vont pas au-delà de l’amende que les soviets locaux infligent aux dirigeants des groupes religieux pour les sacrements administrés, ainsi qu’aux propriétaires des appartements loués pour les loyers perçus.

22 Dans un troisième temps, il est enfin demandé aux délégués, dès 1946, d’étudier « l’état de la croyance » (sostojanie religioznosti) et de présenter dans chaque rapport des renseignements sur « la fréquentation des églises, l’âge et le sexe des « personnes qui s’y rendent » (posetiteli) -- en distinguant jours fériés et jours de semaine, l’observation des « rites religieux » (religioznye obrjady) et des jeûnes, les méthodes de propagande et le niveau de participation des jeunes gens aux activités religieuses52. Il ne s’agit donc pas d’étudier les croyants en tant que personnes civiles, mais plutôt la pratique évidente et massive. Notons également l’évolution sémantique : les sacrements disparaissent au profit des « rites religieux », ainsi que la foi, devenue croyance53. Soulignons que l’information n’est pas demandée sous forme chiffrée et que les moyens de collecte autorisés sont très faibles : il est ainsi vivement déconseillé aux délégués de procéder à des « investigations officielles » ou à des « inspections » de l’activité des communautés et, pour obtenir l’information nécessaire, il leur est recommandé d’utiliser des moyens indirects (c’est-à-dire de se renseigner en discutant avec les fidèles et les autorités locales), ou de recourir à la simple observation directe54.

23 L’information que produisent les conseils semble dans un premier temps s’élaborer à tâtons, et, trop vague, la demande provoque des interprétations qui varient selon les lieux, les conditions locales et la personnalité du délégué, tout cela au détriment d’une analyse pertinente de la croyance.

24 L’Église orthodoxe est fortement favorisée en Lituanie et le délégué en poste entre 1947 et 1958 établit des relations amicales avec les prêtres orthodoxes et l’archevêque Kornilij 55 : en bon gestionnaire, il prend soin des besoins matériels des paroisses et certains prêtres particulièrement proches lui apportent force détails sur la vie de leurs communautés dans des lettres adressées à titre personnel56. De la même façon, l’archevêque lui envoie une copie des rapports annuels qu’il destine à sa hiérarchie, dans lesquels figurent des renseignements sur l’exercice des rites, la célébration des fêtes religieuses, les sermons prononcés et autres détails de la vie religieuse de l’archevêché57. Le délégué recopie ainsi dans son propre rapport ce qui lui est communiqué, ne se hasardant à aucune analyse idéologique ni commentaire quantitatif.

25 En Biélorussie, en dépit de la position privilégiée dont jouit l’Église orthodoxe, cette relation de proximité que nous observons entre le délégué lituanien du Conseil et l’archevêque n’est pas établie. Plus encore, la collecte d’information commence par une confrontation de la direction du Conseil avec les autorités locales. Men´kov, le délégué nommé en 1947, parvient rapidement à rassembler la totalité des chiffres demandés pour trois régions de Biélorussie orientale, tout en ajoutant quelques détails sur les cas

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de conversion à l’orthodoxie, les baptêmes d’adultes et l’exercice des rites par des prêtres non enregistrés. Cette collecte réussie est pourtant bloquée quand la direction du Conseil apprend les méthodes utilisées : en dépit des consignes, quelques délégués régionaux se sont rendus dans des églises et ont exigé que les prêtres leur présentent les registres des rites, allant même jusqu’à ordonner des perquisitions à la maison d’un prêtre58. L’initiative, jugée illégale, entraîne aussitôt le renvoi de Men´kov et de trois délégués régionaux. La direction découvre par ailleurs que les délégués régionaux avaient en outre agi à la demande du Comité central du parti et des comités locaux afin d’identifier les membres du parti parmi les personnes ayant reçu un sacrement. C’est le président du Conseil pour l’Église orthodoxe lui-même qui, les fautifs punis, s’adresse au secrétaire du parti biélorusse pour lui rappeler qu’ « exiger du clergé qu’il présente de l’information sur l’exercice d’un culte contredit la constitution de l’URSS », et l’invite fermement à ne plus faire appel aux délégués pour collecter ce genre de renseignements59. Semenov, qui succède à Men´kov, rapportera moins de données chiffrées que son prédécesseur, et ses statistiques portant sur des communautés différentes ne permettent pas d’évaluer la croyance. Néanmoins, le délégué se hasarde à remarquer que l’exercice des rites baisse chaque année. Ses chiffres et commentaires semblent en définitive davantage se conformer à la demande idéologique du parti local, soucieux de se débarrasser des églises et des croyants dans sa circonscription, que livrer une information objective.

26 L’information sur les rites et la fréquentation des églises par les catholiques et les pratiquants d’autres confessions est plus lente à rassembler. Le délégué du Conseil lituanien pour les cultes, Pušinis (dont le parcours professionnel est très proche de celui de Guščin60), n’en fait état dans ses rapports qu’au début de l’année 1949, et encore a-t-il fallu qu’il se fasse rappeler à l’ordre par sa direction. Il parvient alors à fournir le décompte des rites catholiques dans un décanat puis, l’année suivante, dans l’un des six diocèses61. Enfin, à partir de 1952, les chiffres sont rapportés de manière exhaustive. Mieux, Pušinis se procure des données extrêmement détaillées pour tous les cultes, présentant ainsi, église par église, le nombre de rites et de participants à la messe pascale. Mis sous pression, les évêques fournissent eux-mêmes l’information au délégué comme il est indiqué dans un rapport62. La tâche est d’autant plus facile que le délégué profite des divisions internes à l’Église, divisions qu’il a lui-même contribué à faire naître. Ajoutons que contrairement à son collègue du Conseil de l’Église orthodoxe, Pušinis ne se contente pas de fournir des chiffres bruts, mais les commente, notant par exemple que le nombre de baptêmes augmente alors que le nombre des deux autres rites baisse, et proposant une explication « naturelle », même si celle-ci ne va pas forcément de soi : le nombre de baptêmes augmente, indique-t-il, en liaison avec l’accroissement de la natalité ; si le nombre des mariage baisse, c’est à cause du choc lié à la collectivisation, et si enfin le nombre de sépultures religieuses recule, la raison en est que l’effectif des prêtres est lui-même en diminution63. Ainsi, au sein d’une même république, la source est certes commune (les autorités ecclésiales) mais le mode de présentation de l’information (le total des rites dans un cas et des informations très détaillées dans l’autre) est différent, ce qui reflète un intérêt logiquement inégal envers le culte principal par rapport à tous les autres.

27 Recevant en 1946 les mêmes instructions, le délégué biélorusse du Conseil pour les cultes, Ulasevič, se tourne vers les délégués régionaux puisque, contrairement à ce qui se passe en Lituanie, il dispose de relais sur place. La Biélorussie est divisée en douze régions jusqu’en 1954, mais Ulasevič choisit de ne garder des délégués que dans les six

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régions de l’ouest où étaient concentrées toutes les communautés catholiques considérées comme le principal objet de préoccupation64. Pourtant, la présence de six délégués régionaux ne contribue pas à ce que davantage d’information chiffrée soit produite. En sept ans, le délégué républicain n’évoque que quelques cas « irréguliers » : il relève par exemple la situation d’adultes reconvertis au catholicisme, la vie des fidèles de communautés restées sans prêtre suite à un départ en Pologne, par exemple, ou une arrestation, et obligés de ce fait de se déplacer loin pour faire baptiser leurs enfants, ou encore celle de catholiques résidant dans des localités sans église de leur confession et fréquentant faute de mieux les lieux de culte orthodoxes. Bien maigres, les chiffres relevés en 1951-1952 sur seulement quatre communautés limitent leur interprétation au constat très général d’une croyance qui reste forte65. Comme pour l’enregistrement, les raisons principales du manque d’information sont la désorganisation de l’Église catholique biélorusse et le vide existant au sommet de sa hiérarchie, de sorte que les deux délégués successifs du Conseil pour les cultes alertent leur direction, se plaignant d’une sorte d’anomie du culte. Les difficultés deviennent trop nombreuses dès lors qu’il leur faut négocier avec de simples « prêtres ordinaires » qui gouvernent, chacun à sa façon, les communautés catholiques. Fonctionnant séparément et coupés de leur propre hiérarchie, ils ne font pas remonter l’information qu’ils détiennent sur les rites, celle-ci n’est donc pas centralisée comme en Lituanie.

28 L’attention ne se porte pas davantage sur les autres cultes. Ulasevič évoque de temps à autre le nombre de baptêmes des baptistes alors même que cette information lui parvient régulièrement par les délégués régionaux, lesquels donnaient une autorisation spéciale pour administrer ce sacrement qui se déroulait en plein air. En 1948, plusieurs rapports sont consacrés à l’étude des tatars musulmans : l’inspecteur traite sur le même plan l’exercice des rites religieux, la langue, les proverbes et chansons populaires, la façon de s’habiller, de construire les maisons jusqu’à la préparation des repas66. Si les chiffres sont difficiles à rassembler, les délégués régionaux multiplient les descriptions des grandes fêtes religieuses et le délégué note les moindres détails : le nombre approximatif des participants, les habits de fêtes, les achats de nourriture au marché, etc.

29 D’un premier bilan du fonctionnement des Conseils pendant les années 1944-1953, nous retiendrons que la collecte d’information commence sans véritable plan préalable et que la direction des Conseils n’a de schéma arrêté ni sur la quantité d’informations ni sur les méthodes de collecte à employer. Peu à peu, se dessine une structure de mesure de la croyance, toutefois très hétérogène, l’information recueillie ne permettant pas de systématisation ou d’analyse poussée. Si de nombreuses contraintes matérielles constituent la première cause de cet échec, le manque d’intérêt de l’État pour cette question et le refus de reconnaître la réalité du phénomène social que constitue la religion jouent également un rôle. En effet, cette administration est jeune, ses fonctionnaires, surtout dans les régions, n’ont ni l’expérience du domaine religieux (les ex-agents du NKVD qui connaissaient le monde religieux sont vite remplacés), ni les capacités nécessaires pour effectuer ce type d’analyse ; enfin, ce personnel instable manque de moyens (papier, voiture, bureau, etc.). Ceci posé, les contraintes matérielles auraient pu être dépassées s’il y avait eu une véritable volonté politique de rechercher les causes de l’existence et de l’évolution de la croyance. Or cela ne se produit pas parce qu’un autre objectif est visé, celui du contrôle du monde des croyants, qui prime sur l’analyse. Tant pour le NKVD-MGB que pour les Conseils, le contrôle est envisagé à travers la maîtrise des responsables (prêtres et membres actifs des communautés),

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tandis que la masse des croyants, elle, n’est pas surveillée. En observant l’ensemble de l’information collectée par les délégués, soit par la procédure d’enregistrement, soit par l’observation ou des enquêtes, il apparaît que l’information réunie est fonction de la position hiérarchique : plus une personne occupe un poste important, plus l’information la concernant est personnalisée et détaillée, et plus l’accès à cette information est aisé. Au sommet de cette pyramide se situent les prêtres que l’on décompte, dont on répertorie le passé et l’activité, et dont les opinions politiques font l’objet d’une surveillance permanente. Viennent ensuite les « membres actifs », tous fichés, dont l’« état d’esprit » est apprécié. Enfin, la masse des croyants, laissée dans l’ombre de l’anonymat, est appréhendée à travers les indicateurs généraux de la pratique des sacrements et de l’observance des fêtes. Quant à la dimension nationale, remarquons qu’elle semble être délibérément ignorée, pour mieux la dépasser, par la classification élaborée, même si dans leur routine les délégués sont quotidiennement confrontés au lien entre l’ethnique et le confessionnel, notamment dans le cas des juifs et des Polonais.

Mise au point d’un nouveau système de collecte d’information

30 Au lendemain de la mort de Stalin, tout se passe comme si l’existence des Conseils était simplement mise entre parenthèses. De mars 1953 à la mi-1954, les questions sur la politique à mener que la direction envoie à G. Malenkov, à l’époque président du Conseil des ministres, ou à Hruščev, n’obtiennent pas de réponse, pas plus que ne sont entendues les propositions des Conseils de démocratiser la législation sur les cultes, donner plus de liberté aux communautés religieuses, ouvrir davantage d’églises, qui leur semblaient être dans l’air du temps. Ils se contentent donc de poursuivre la politique habituelle en observant les attentes et les hésitations des fidèles et du clergé. Leur gestion n’est pas infléchie, même après un conflit avec le Comité central en 195467 et les Églises en profitent pour élargir leur activité68. Enfin, après la défaite en juin 1957 de l’opposition anti-khrouchtchévienne, (parmi lesquels Molotov et Malenkov qui étaient par ailleurs partisans de la politique de stabilisation des relations avec les Églises), la position des adeptes de la lutte anti-religieuse gagne le Comité central. Ce dernier multiplie alors les attaques contre les Conseils dont le travail d’ensemble est jugé erroné, et dont le personnel est remplacé tant au niveau de l’URSS qu’à celui des républiques. Deux résolutions secrètes du Comité central, adoptées l’une en 1958, l’autre en 1960, amènent le gouvernement et différentes administrations à prendre des mesures qui limitent les droits et l’activité des églises. Puis, avec l’aide des Conseils désormais privés de leur autonomie, et du ministère des Finances, le gouvernement adopte une série de décisions qui marquent un tournant radical dans la politique religieuse69 : imposition plus lourde, interdiction d’activité caritative, de publication religieuse, de conférence et de réunion sauf autorisation spéciale, interdiction de pèlerinage aux Lieux saints, enfin fermeture massive d’églises, de monastères et de séminaires70. En avril 1960, les directions des deux Conseils organisent différentes conférences pour informer les délégués des nouveaux objectifs proposés par le Comité central en relation avec la discussion du nouveau programme du parti71 et les dernières résolutions prises sur les questions de la religion : leur travail, il s’agit là à l’évidence d’une immense ambition, qui vise l’un des « plus grands objectifs de l’époque

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contemporaine »72, doit désormais contribuer à éradiquer la religion. La mesure de la pratique religieuse ne sert plus simplement à en connaître les réalités comme dans le passé, mais à savoir pour « pouvoir détacher la population de la religion »73. De ce fait, les informations partielles obtenues jusqu’ici ne suffisent plus car la direction exige une information « exhaustive et exacte »74, et entend en particulier qu’on puisse en tout lieu, ou plutôt à tous les échelons d’organisation de la société politique -- régions ou républiques --, savoir quelle proportion de la population pratique chacun des trois grands rites religieux marquant les étapes de la vie.

31 La mise en forme définitive de cette nouvelle orientation, qui date des premiers mois de l’année 1963, se traduit en particulier par la diffusion de deux formulaires élaborés par le Bureau central des statistiques. Le premier contient un questionnaire, beaucoup plus développé qu’autrefois, sur le nombre des communautés, les lieux de culte et les effectifs du clergé. Les délégués doivent désormais entrer dans les détails et rendre compte du nombre d’églises en les classant en fonction de la régularité des services religieux qui y sont assurés (service quotidien, tous les deux ou trois jours ou seulement les jours fériés par exemple) ; ils doivent aussi préciser la pyramide des âges du clergé et prendre ainsi la mesure de l’éventuel renouvellement des prêtres en dénombrant à la fois les jeunes (moins de 40 ans) et les décédés75. Une annexe est destinée à connaître les rites religieux : le nombre total de chacun des trois principaux rites est mis en regard du nombre des actes de l’état civil correspondant placé à leur disposition par les bureaux statistiques ; une colonne spéciale est prévue pour effectuer le pourcentage. Un deuxième formulaire est destiné à préciser les comptes des communautés, les recettes -- notamment celles issues de l’exercice des rites -- comme les dépenses76.

32 La nouvelle forme de présentation des données constitue une sorte de révolution. Un modèle unique s’impose où l’information est désormais exhaustive et unifiée sur tout le territoire, et il n’est plus question de laisser aux délégués locaux la possibilité d’improviser pour la collecter par leurs propres moyens. Pour y parvenir, la direction des Conseils prépare le terrain et multiplie les mesures destinées à permettre aux délégués d’obtenir les chiffres recherchés. Elle s’est donné deux ans d’apprentissage pour s’assurer le succès de l’entreprise, et sait ainsi pertinemment que les délégués parviendront à réunir l’information demandée au moment où la nouvelle forme de collecte est introduite.

33 Au reste, toute une gamme de mesures concourt au changement engagé. En particulier, une ordonnance du Conseil des ministres de l’URSS adoptée en mars 1962 stipule que le clergé recevra dorénavant un salaire fixe indépendamment du nombre de sacrements administrés. D’une part, les prêtres cessant d’être payés à l’acte, ce n’est plus par eux que remonte l’information sur le nombre de rites et, d’autre part, la réception du paiement et de l’enregistrement des rites revient aux conseils des églises qui deviennent ainsi les seuls gestionnaires responsables des communautés religieuses et reçoivent à ce titre cinq formulaires spéciaux77, où sont mentionnés désormais les nom, prénom, adresse et lieu de travail des personnes recevant un sacrement.

34 Comment fonctionne ce nouveau système ? Non seulement les conseils des églises sont désormais responsables de la tenue de ces nouveaux registres, mais il leur faut de plus envoyer aux délégués le nombre de sacrements une fois par trimestre, supprimant ainsi tout intermédiaire entre les délégués et ceux qui recueillent l’information. Encore faut- il s’assurer que les membres des conseils d’églises enregistrent les rites et les paiements mieux que ne l’avaient fait les prêtres jusqu’alors pour cacher leurs revenus. Le

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contrôle des registres devient permanent et les délégués qui détectent des fraudes n’hésitent pas à suspendre pour quelques mois les services religieux dans les églises coupables.

35 La principale nouveauté tient en ce que les pratiquants perdent leur anonymat puisque leurs noms et d’autres informations personnelles sont dès lors enregistrés -- une contrainte explicitement destinée à dissuader les candidats78 -- et le travail des délégués est désormais considéré dans cette nouvelle perspective. Ils sont appelés à chiffrer la diminution du nombre des rites, l’évolution ne pouvant aller qu’en ce sens selon la direction des Conseils, en conséquence attendue « du passage des prêtres au salaire fixe et de l’introduction de l’enregistrement rigoureux des rites »79.

36 Pour aider les conseils à « détacher la population de la religion », une nouvelle institution, les commissions d’assistance au contrôle de l’exécution de la législation sur les cultes80, est constituée en 1962 auprès des comités exécutifs locaux. Il serait trompeur de voir dans cette création une particularité inventée spécialement pour l’administration des affaires religieuses car la décision reflète plutôt la tendance générale selon laquelle le temps est désormais venu d’amorcer le passage à une « gestion publique » (obščestvennoje samoupravlenie) par la création de nombreuses commissions visant à remplacer dans l’avenir (communiste) la gestion d’État81. Ces commissions se multiplient alors dans différents secteurs de la vie sociale : commissions territoriales (comités de maison, de quartier, de village), celles dans le domaine de l’ordre public (service d’ordre volontaire, tribunaux de camarades, commissions de lutte contre l’alcoolisme) et plusieurs autres dont les traits communs sont le bénévolat, la subordination aux soviets locaux, la direction politique par le parti et souvent, mais pas toujours, l’éligibilité de leurs membres82.

37 Les commissions d’assistance, composées de membres des comités exécutifs de soviets -- de fonctionnaires des services fiscaux, de l’éducation et de la culture -- et de représentants de comités locaux du parti et du komsomol, s’organisent progressivement en 1962-1963 dans le but d’« étudier systématiquement la situation religieuse, collecter et analyser l’information sur la fréquentation des églises, étudier le contingent des personnes exerçant les rites religieux, vérifier l’exactitude de l’enregistrement des rites par les conseils des églises, [...] étudier la composition des conseils des églises, identifier les membres les plus actifs et proposer aux délégués des conseils de les remplacer, etc. »83. En d’autres termes, il s’agit d’appréhender l’ensemble de la vie quotidienne de chaque communauté religieuse et d’en transmettre l’essentiel aux délégués.

38 Par touches successives, c’est donc toute l’architecture du système d’information qui se redessine, et avec l’exigence d’exhaustivité l’information même se transforme ; ce changement est d’autant mieux assuré qu’il s’adosse à de nouvelles institutions. La transformation du salaire des prêtres, qui constitue un premier pas, amorce une série de glissements : les prêtres sont dessaisis de certaines responsabilités ipso facto transférées aux conseils d’église, et c’est à ces derniers qu’incombent dès lors la production de l’information et sa communication aux délégués. De plus, les commissions d’assistance doublent et concurrencent potentiellement les délégués sur le terrain de l’information et du contrôle. Or il s’agit là d’une pièce essentielle du dispositif car ces nouvelles structures créent des relations enchevêtrées entre toutes les institutions administratives et politiques qui détiennent de l’information sur les pratiques et les croyances individuelles. Il est ainsi mis un terme à la segmentation qui

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prévalait jusque-là, et se met en place un système où l’ensemble de l’information circule. Ces changements de structure sont d’autant plus marquants qu’ils s’accompagnent d’un complet renouvellement du personnel.

Les retours du Goulag

39 Cette évolution, qui se traduit par la surveillance accrue des fidèles impliquant la multiplication des fonctionnaires qui y sont affectés, intervient dans une période fortement marquée par la libération massive des détenus du Goulag, ainsi que par les événements de Hongrie et de Pologne. En effet, le relâchement des deux tiers de plus de cinq millions de prisonniers et de « déplacés spéciaux » en 1953-1956 provoque de fortes tensions sociales. Rappelons que l’amnistie décidée en mars 1953 n’était pas le résultat de la démocratisation de la société, mais plutôt une tentative de « dégraisser » un système pénitentiaire devenu ingérable et trop coûteux. L’amnistie se poursuit en 1955-1956, mais les prisonniers ne sont pas réhabilités à l’exception d’une mince couche de hauts dirigeants du parti84. Ainsi 34 000 personnes retournent en Biélorussie entre 1953 et 1956, la moitié étant considérées par les autorités locales comme « les plus dangereux des espions et des nationalistes », la Lituanie en accueille près de 20 000 en 1954-195585. Une lettre du Comité central diffusée après l’écrasement de l’insurrection en Hongrie demande ainsi à tous les membres du parti de prêter une attention particulière aux « nationalistes bourgeois » amnistiés et de prendre des mesures plus décisives contre les activistes anti-soviétiques86. De leur côté, les Conseils reçoivent au début de l’année 1957 l’ordre de surveiller de près l’activité des groupes non enregistrés, et en particulier celle des « sectes dangereuses » auxquelles il est reproché de poursuivre une propagande anti-soviétique87.

40 Le premier rapport des délégués porte donc sur les dirigeants des groupes non enregistrés et leur activité : combien de membres comptent-ils, où se réunissent-ils, quand ont-ils été créés, ont-ils procédé à une demande d’enregistrement, et dans ce cas, quelles ont été les raisons du refus88 ? Le délégué lituanien répond précisément à ces questions, mais il ne ressort de son rapport aucune information particulièrement alarmante à propos des quatorze groupes (de juifs et de baptistes uniquement) actifs dans la république89. À l’inverse, en Biélorussie, le nombre de groupes non enregistrés s’élève à 224, or le délégué biélorusse Labus donne ce chiffre considérable sans plus de détails en 195890. En revanche, les rapports qui suivent présentent les conclusions des études réalisées sur ces groupes. Le délégué ne cherche pas uniquement des renseignements sur les dirigeants, mais recueille des informations sur toute la population concernée et met ainsi en garde sa direction contre l’activité des baptistes en général, notant la présence de plus en plus fréquente de jeunes gens dans leurs rangs et soulignant qu’ils parviennent à organiser à Leningrad, Minsk et Kiev des conférences à large audience au cours desquelles le libre exercice de la religion est fortement revendiqué. Il signale par ailleurs au secrétaire du Comité central du parti biélorusse et au président du Conseil des ministres des cas personnels qu’il tient pour alarmants : certains jeunes quittent le komsomol, tandis que des enfants refusent d’entrer chez les pionniers91. De longues listes des personnes impliquées sont systématiquement transmises aux autres institutions92 qui effectuent des « reprises en main » allant de la propagande anti-religieuse, renforcée par le « travail individuel », jusqu’à l’emprisonnement93. La surveillance renforcée des « membres des sectes »

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entraîne des arrestations : John Anderson fait état de 1 234 fidèles non orthodoxes condamnés pour la période 1961-1964, dont 806 pour avoir enfreint les articles 142 et 227 du code pénal (violation des lois sur la séparation de l’Église et de l’État, sur la séparation de l’école et de l’Église, pratique nuisible à la santé des citoyens), les autres étant principalement condamnés au nom du décret sur le parasitisme94. Vladimir Kozlov et Sergej Mironenko détaillent les condamnations selon l’article 58.10 pour « propagande et agitation anti-soviétique » de quelque 443 « membres de sectes » jugés pour la plupart entre 1957 et 196495.

L’identification des croyants

41 En comparaison avec les « sectes », les personnes recevant un sacrement sont les plus visées au sein des cultes majoritaires. À partir de 1963, alors qu’il devient possible d’évaluer le nombre total de personnes participant aux rites, les chiffres rapportés alarment le Comité central du parti : cette année-là, 60 % des nouveaux-nés en Lituanie et 41 % en Biélorussie sont baptisés, et le pourcentage atteint 80 à 90 % dans certaines localités. Mais au lieu de demander aux Conseils de pousser leur analyse plus loin -- pour interpréter par exemple la différence de la pratique selon le développement économique et social des régions -- la direction guidée par le Comité central exige des Conseils de ne s’intéresser qu’à une seule et même question : comment faire baisser la pratique ?

42 En Biélorussie, encouragés par leur administration, les délégués procèdent à la vérification des registres de rites pour obtenir des informations sur les personnes les exerçant96, et préparent à l’attention du Comité central du parti républicain des listes de communistes, de jeunes komsomols et d’instituteurs identifiés parmi les personnes ayant reçu des sacrements97. Ainsi le délégué biélorusse aux affaires de l’Église orthodoxe extrait-il, bon an mal an, trois, quatre et parfois jusqu’à dix personnes par région, ce qui est relativement peu en comparaison des 22 000 sacrements administrés dans une région comme celle de Minsk en 196298. De surcroît, un seul délégué, même aidé par des inspecteurs du Conseil, étant dans l’impossibilité d’opérer des recherches massives, la fonction d’identification des personnes passe progressivement aux commissions d’assistance avec pour effet d’augmenter considérablement la quantité des personnes identifiées. À la différence des conseils, ces commissions ont pour elles le nombre, et dans la seule région de Minsk par exemple, elles ne comptent pas moins de 1 244 membres en 1963, ce qui signifie que chaque communauté vit alors sous le regard d’une douzaine de membres des commissions99.

43 L’avantage de l’effectif se double de la diversification des personnes impliquées dans la gestion de l’information. Les responsables du parti et du komsomol ne représentent que 6 % de l’effectif des commissions. La mission des commissions est, semble-t-il, pensée comme éducative : les médecins, les instituteurs et les fonctionnaires dans le domaine de la culture composent 42 % des commissions, et ce sont ces personnes qui, outre l’autorité naturelle de leur fonction, connaissent le mieux les habitants. Cette composition reflète parfaitement les deux nouvelles idées qui se développent au début des années 1960 : d’une part le dépérissement de l’État et le transfert de ses fonctions à la société civile, et d’autre part le passage de la période de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la période de la liquidation ou de la soumission des groupes sociaux

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adverses, à un « état populaire » basé sur le consentement100 obtenu grâce aux méthodes de persuasion et d’éducation des masses.

44 Comme les délégués des Conseils, les membres des commissions ne s’intéressent qu’aux membres du parti, du komsomol, aux enseignants et aux fonctionnaires d’État. Telle est la tâche qu’ils se sont fixée comme le montre le « plan de travail » conservé aux Archives du conseil de la région de Minsk, dont la procédure comporte deux étapes : les commissions, en vérifiant les enregistrements des sacrements, recopient les listes des personnes et les envoient aux conseils exécutifs locaux qui identifient les membres du parti, du komsomol, etc101. Ainsi complétée, la liste est envoyée au délégué de la région qui se charge d’alerter par courrier le parti, le komsomol, ou les administrations dont relèvent les individus en question102. Quand, parmi ces derniers, se trouvent des « étrangers », qu’ils proviennent d’un autre district, d’une autre région ou d’une autre république, le délégué envoie l’information au délégué de l’instance correspondante ; de même, il arrive que des informations similaires soient adressées au délégué qui, à son tour, apprend lesquels de ses concitoyens (Biélorusses) ont reçu un sacrement ailleurs en URSS103. C’est que ces « étrangers » étaient particulièrement suspectés car leur déplacement était interprété comme la preuve d’une volonté de cacher leurs agissements.

45 Il est difficile d’évaluer le danger que couraient ces personnes car leurs cas étaient étudiés par les comités des districts du parti et du komsomol dont les archives restent inaccessibles. Certaines personnes ont été expulsées du komsomol et même des universités104, mais il s’agissait davantage d’une force de dissuasion que d’une règle. Il semble que la technique du « travail individuel » a été privilégiée. Concrètement, les personnes identifiées étaient soumises à des entretiens individuels et répétés avec le responsable de la cellule, du syndicat ou du komsomol de son lieu de travail ou d’études, censé les persuader de renoncer à leur attitude incompatible avec les idées marxistes. Nous pouvons néanmoins supposer que la plupart des membres du komsomol et du parti -- dans une proportion difficile à évaluer précisément -- choisissaient la tactique de l’évitement, la pratique des sacrements « clandestins » était néanmoins connue des délégués des Conseils. Enfin, il faut compléter le tableau avec l’adhésion aux nouvelles valeurs soviétiques, et notamment aux cérémonies civiles, introduites en 1964, visant à remplacer les sacrements.

46 En Lituanie, les choses se passent différemment. Bien avant la réforme, le conseil pour les cultes présente des données exhaustives sur le nombre de rites religieux, données qui lui sont fournies par le secrétariat des diocèses dès 1951. Compte tenu de l’avance qu’il possède sur d’autres républiques, le délégué lituanien du conseil pour les cultes présente dès 1959 le pourcentage de rites religieux par rapport aux actes d’état civil correspondants. Ceci étant, le rapport n’est pas pour autant exhaustif car il ne traite pas la communauté orthodoxe qui reste dans l’ombre105 ; en outre, il présente ses résultats pour les catholiques, les luthériens, les membres de l’église réformée et les vieux-croyants, mais non pour les juifs qui pratiquent les rites à domicile sans les enregistrer. Cette situation perdure de 1963 à 1966 en Lituanie où le système d’information était pourtant en quelque sorte « en avance ». Il apparaît ici que l’exhaustivité demeure un objectif plus qu’une réalité, toutes les confessions ne seront couvertes de manière égale qu’après 1966.

47 Alors que le réaménagement institutionnel du début des années soixante charge les conseils des églises de collecter et transmettre l’information aux délégués, la Lituanie

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semble conserver sur ce point un régime particulier. Nous ne pouvons en effet exclure que l’information sur les rites ait continué à être fournie par les diocèses et non par les conseils des églises comme partout ailleurs, comme le prévoyait la réforme de 1962. S’il y a eu transfert d’une institution à l’autre, nous devrions en trouver trace à travers des négociations avec les autorités ecclésiastiques, et voir des tensions se faire jour en conséquence. Or rien de tel ne filtre dans les rapports du délégué. De plus, les commissions d’assistance lituaniennes ne s’occupent jamais de vérifier les nouveaux registres de rites, ce qui suggère que ces derniers pouvaient fort bien ne pas exister, les seuls registres dont le délégué mentionne régulièrement l’existence étant les anciens registres de recettes et de dépenses. D’après le témoignage d’un ancien prêtre auprès d’un délégué, les prêtres catholiques sont restés les seuls maîtres de leurs communautés en Lituanie. En fait, les comités des églises influencés par les prêtres tenaient un double jeu de registres : les uns, présentés aux autorités civiles et ecclésiastiques minimisaient les recettes de sorte à équilibrer les dépenses mais sans plus, et les autres, au contraire, reflétaient la vraie situation106. Dans cette perspective, il est très probable que la situation soit demeurée pérenne, et aussi bien pendant la première que pendant la seconde période, ce sont les chefs des diocèses qui fournissent au délégué son information, laquelle ne porte que sur le nombre de rites.

48 Dans ce contexte, la structure des rapports annuels du délégué lituanien pour les cultes se fige peu à peu. Outre la place classique réservée à l’analyse de la pratique religieuse à partir de chiffres globaux sur le nombre des rites107, les rapports font état de sermons de prêtres que lui transmettent les commissions d’assistance. Enfin, trois autres sources d’informations émergent. Le délégué lituanien utilise dans chaque rapport des lettres envoyées aux rédactions des quotidiens. Ces lettres narrent avec une belle constance l’histoire de personnes perdant la foi et s’éloignant de leur église (en pratique il s’agit de l’Église catholique)108. Le délégué s’appuie aussi sur des enquêtes sociologiques menées par les organisations du parti ou du komsomol auprès de lycéens et d’étudiants, enquêtes qui s’attachent à mesurer la proportion de croyants parmi les jeunes109. Il utilise enfin des témoignages de membres des comités du komsomol sur les cas de lycéens, étudiants ou instituteurs ayant participé à des cérémonies religieuses collectives ou ayant refusé d’entrer au komsomol110. Ces trois sources possèdent un dénominateur commun : elles émanent d’instances extérieures à l’administration des cultes ; mais elles sont loin de pouvoir fournir des informations aussi abondantes et systématiques que les commissions d’assistance en Biélorussie.

Conclusion

49 Il apparaît en premier lieu que depuis son élaboration en 1946, la classification de la vie religieuse ne change pas au cours de la période étudiée : les Conseils distinguent trois groupes de personnes, prêtres, membres actifs et croyants, et mesurent la foi à travers la pratique religieuse. Néanmoins, à l’intérieur de cette classification s’opère une importante transformation entre 1957 et 1962. Découlant d’un schéma unique arrêté pour toute l’URSS en fonction d’une vision globale du monde, le système recherche l’exhaustivité : l’information jusque-là personnelle et limitée à l’égard d’un nombre de responsables, les prêtres et les représentants des communautés, concerne désormais l’ensemble des pratiquants. Alors qu’elle ne circulait dans la période précédente que sur des canaux prédéfinis -- le KGB, le parti et les gouvernements républicains et

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centraux--, l’information devient désormais une connaissance commune à travers la multiplicité des institutions participant à sa collecte. En dépit du caractère spectaculaire de cette transformation, il serait tentant d’y voir une simple bureaucratisation de la pratique administrative due à l’accumulation d’expériences et à l’amélioration des conditions de travail : un perfectionnement se réalise effectivement dès les premières années d’activité des Conseils. Cependant, la transformation du système d’information témoigne également d’un changement profond de l’objet de contrôle de l’État en matière religieuse.

50 Ainsi, durant la période 1943-1956, seuls les prêtres sont considérés comme acteurs. Le contrôle officiel et légal à travers la procédure d’enregistrement, de même que le contrôle policier, passent alors par la maîtrise de ce groupe et de ceux qui leur sont proches, c’est-à-dire les responsables des communautés. Dans le système social mis en place par Hruščev dans la seconde moitié des années cinquante, la persuasion remplace la coercition : pour éduquer, il s’agit d’abord d’identifier les sujets. Le poids du contrôle est alors déplacé sur les fidèles eux-mêmes, tant par la procédure légale d’enregistrement minutieux des personnes recevant les sacrements, ce qui permet leur identification, qu’au-delà de la légalité par la transmission de l’information obtenue à de nombreuses instances qui l’utilisent comme moyen de pression111.

51 Mais en dehors de la transformation du système de contrôle, le rôle de cette administration n’évolue pas sur l’ensemble de la période étudiée en tant qu’acteur au service du gouvernement : les Conseils ne sont pas véritablement utilisés comme un outil de compréhension du monde des croyants, puis pour l’élaboration d’une politique fondée sur ce savoir. La collecte d’information, telle qu’elle s’exerce sur les prêtres, les responsables des communautés ou les simples fidèles, sert principalement à identifier les individus. Aussi les Conseils ne contribuent-ils pas à évaluer le phénomène social que représente la religion, mais constituent-ils essentiellement des relais censés permettre la réussite d’un projet politique déjà annoncé112.

52 Reste à peser si ce nouveau contrôle était plus opérant que le premier. Rappelons le principe selon lequel plus un système est efficace, moins il connaît de déviance. Évalué à l’aune de la baisse de la pratique religieuse, le système de contrôle apparaît très efficace puisque mis sous pression et, bien que toujours plus nombreux, les fidèles abandonnent la pratique des sacrements qualifiés de superstitions : en Lituanie, la proportion de baptisés chute très fortement, passant de 84 % en 1959 à 33 % en 1985 ; en Biélorussie, elle tombe de 41 % en 1963 à 17 % en 1984. Toutefois, si la population croyante accepte progressivement de se passer d’une pratique formelle et visible, il n’en va pas de même pour la foi, et les délégués des Conseils signalent une forte augmentation de la pratique souterraine qu’ils ne parviennent plus à contrôler. De plus, une forte dissidence religieuse se mobilise et fait valoir ses droits en gagnant en force d’une année sur l’autre, mais qualifiée en tant qu’activité « anti-soviétique » et non pas religieuse, elle échappe également au domaine des Conseils. De sorte qu’une institution spécialement créée pour gérer et contrôler la vie religieuse n’est plus à même de remplir ses fonctions et l’État soviétique n’a pas d’autre choix que de recourir de nouveau à la répression.

53 Force donc est de constater un double échec dans le domaine religieux pour le gouvernement. En effet, celui-ci met en place d’une part une institution dont il ne se sert que très partiellement et dont les objectifs annoncés à la création n’ont jamais été atteints ; d’autre part, par sa simple existence, la structure administrative spécifique

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que représentent les Conseils apporte aux gouvernés un interlocuteur réel qui, à rebours du caractère secret de la plupart des décisions politiques et malgré la politique officielle hostile qu’elle véhicule, renforce ceux contre lesquels elle est utilisée, préparant ainsi sa propre défaite.

54 Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre européen

55 EHESS

56 lena_lapatni@ yahoo. fr.

NOTES

1. Parmi les recherches sur le sujet, notons les trois derniers recueils d’articles : Juliane Fürst, Late Stalinist Russia : Society between Reconstruction and Reinvention, Londres- New York : Routledge, 2006 ; Polly Jones, The dilemmas of de-stalinization : negotiating cultural and social change in the Khrushchev era, Londres-New York : Routledge, 2006 ; « Repenser le dégel : Versions du socialisme, influences internationales et société soviétique », Cahiers du monde russe, 2006, 47 (1/2). 2. La plus importante étude sur le Conseil pour les affaires de l’Église orthodoxe est celle de Tatjana Čumačenko : T. Čumačenko, Gosudarstvo, pravoslavnaja cerkov´, verujušie. 1941-1961gg., M. : AIRO-XX, 1999, mais il existe également une série d’articles consacrés aux différents Conseils au cours de leur existence : voir à ce sujet I. M. Sovetov, « Sovet po delam religioznyh kul´tov pri SNK SSSR v 1944-1945gg » in E. N. Mel ´nikova et M. I. Odincov, Svoboda sovesti v Rossii : istoričeskij i sovremennyj aspekty, vyp. 2, M. : Russian Association of Scholars in Religion, 2005, p. 382-404. ; E. N. Duplenskaja « Sovet po delam religioznyh kul´tov pri SNK SSSR: istorija sozdanija, osnovnye napravlenija dejatel´nosti » in Svoboda sovesti v Rossii : istoričeskij i sovremennyj aspekty, vyp. 1, M. : Russian Association of Scholars in Religion, 2004, p. 600-610 et I. Maslova « Dejatel´nost´ Soveta po delam religij pri Sovete Ministrov SSSR v 1965-1985 gg : politika sderživanija », Religija i pravo, n˚ 1, 2005, W. Sawatsky, « Religious Administration and Modernization » in Dennis J. Dunn, ed., Religion and Modernization in , Boulder, Colo. : Westview Press, 1977, p. 60-104, O. Luchterhandt, « The Council for Religious Affaires » in S.P. Ramet, ed., Religious Policy in the Soviet Union, Cambridge : Cambridge University Press, 1993. 3. Y. A. Poljakov, Ja. E. Volodarskij, V. B. Åiromskaja, I. N. Kissel, Vsesojuznaja perepis´ naselenija 1937g. : kratkie itogi, M. : Akademia nauk, 1991. Le recensement de 1939, quant à lui, ignore déjà toute question sur la religion. 4. Selon l’analyse de Åiromskaja, les résultats du recensement étaient conformes dans leur ensemble à la vision bolchevique de la religion -- les athées étaient principalement représentés par de jeunes hommes urbains éduqués, mais montraient par ailleurs que le pourcentage d’hommes croyants restait très important. Voir V. B. Åiromskaja, Demografičeskaja istorija Rossii v 1930-e gody. Vzgliad v neizvestnoe, M. : ROSSPEN, 2001.

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5. Sur l’usage des catégories dans la gestion des politiques publiques voir le chapitre « Assignation d’identité et catégories nationales » in Alain Blum, Martine Mespoulet, éds., L’anarchie bureaucratique : Statistique et pouvoir sous Staline, P. : La Découverte, 2003, p. 260-263 ; S. Fitzpatrick, « Ascribing Class: The construction of social identity in Soviet Russia », Journal of Modern History, 65 (4), 1993, p.745-770. 6. Sur les aspects politiques de l’occupation et l’incorporation de la Lituanie et de la Biélorussie, on peut se référer à S. Vardys, Lithuania under the Soviets: Portrait of a Nation, 1940-65, New York : Praegaer, 1965 et Lithuania: the Rebel Nation, Boulder, Colo. : Westview, 1997 ; R. Misiunas, R. Taagepera, The Baltic State: Years of Dependence, 1949-1990, Londres : Hurst and Company, 1993, J. Zaprudnik, Belarus : At a Crossroads in History, Westview Series on the Post-Soviet Republics, Boulder :Westview Press, 1993, A. Viatteau, Staline assassine la Pologne, 1937-1947, P. : Seuil, 1999, J. Gross, Revolution Abroad. The Soviet Conquest of Poland’s Western Ukraine and Western Belorussia, Princeton : Princeton University Press, édition augmentée, 2002. 7. On trouve de nombreux comptes rendus des « opérations de nettoyage » du NKVD- NKGB sur les territoires libérés en 1944 dans « Osobaja papka Stalina » conservée au GARF (Gosudarstvennyj Arhiv Rossijskoj Federacii -- Archives d’État de la Fédération de Russie) : 64/9/13/289-290 ; d.65/298-300, 316-319, 325-327, 374-375 pour la Biélorussie et d.66 /114-115, 124-129, 222-226. Cité d’après un recueil des documents « Dokumenty po istorii Belarusi v Osoboj papke I. V. Stalin », Minsk : NARB, 2004. 8. Sur les déportations et déplacements forcés après la Seconde Guerre mondiale, voir P.M. Poljan, Ne po svoej vole : Istoriia i geografiia prinuditel´nyh migracii v S.S.S.R., M. : O.G.I., 2001, N. L. Pobol´, P. M. Poljan Stalinskie deportacii 1928-1953, M., 2005 ; A. E. Gurijanov, éd., Repressii protiv poljakov i pol´skih graždan, M. : Memorial, 1997 ; V. Kašauskiene, « Deportations from Lithuania under Stalin. 1940-1953 », Lithuanian Historical Studies, 1998, n˚ 3, p. 73-82; D. Levin, Baltic Jews under the Soviets, 1940-1946, Jerusalem : Center for Research and Documentation of East European Jewry, The Hebrew University of Jerusalem, 1994. 9. Sur la dissidence religieuse en Lituanie, voir T. A. Oleszczuk, Political Justice in the USSR : Dissent and Repression in Lituania, 1969-1987, East European Monographs, New York : Bulder, 1988 ; V. S. Vardys, The Catholic Church Dissent and Nationality in Soviet Lituania, New York : Columbia University Press, 1978. Quant à la dissidence en URSS, l’on pourra se référer à J. Chiama, J. Soulet, Histoire de la dissidence : oppositions et révoltes en URSS et dans les démocraties populaires de la mort de Staline à nos jours, P. : Seuil, 1982 ; C. Vaissié, Pour votre liberté et pour la nôtre : le combat des dissidents de Russie, P. : Laffont, 1999 ; J. Ellis, The Russian orthodox Church : a contemporary history, London - Sydney : Croom Helm, 1986 ; B. R. Bociurkiw, « Religious Dissent and the Soviet State », in B. Bociurkiw et J. Strong, eds., Religion and Atheism in the USSR and Eastern Europe, Londres: Macmillan, 1975 ; G. Simon, Church State and Opposition in the USSR, Londres : C. Hurst and Company, 1974. 10. L’étude s’appuie sur les documents d’archives des Conseils des deux républiques : fonds 951, 952 des archives nationales de la République de Belarus (ANRB), fonds R-181 des archives de l’État soviétique lituanien, (AESL) fonds 3/196 et 3/651 des Archives de la région de Minsk (ARM), ainsi que sur les archives du parti communiste lituanien (ALPC), fonds 1771 et biélorusse ( fonds 4.p) et celles du NKVD-MGB et du KGB de la Lituanie (fonds k1).

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11. Depuis 1917, trois institutions se sont chargées tour à tour du contrôle de l’application de la législation relative aux cultes et de l’enregistrement des communautés religieuses. Cette tâche, dans un premier temps assurée par le Commissariat du peuple à la justice (1918-1924), fut transférée au département administratif du NKVD, qui avait autorité sur le travail des bureaux de 12. Sur le changement de la politique religieuse pendant la guerre, voir M. I. Odincov, Gosudarstvo i cerkov´ v Rossii: 20yj vek, M. : Luč, 1994 ; V. A. Alekseev, Šturm nebes otmečaetsja ? Kritičeskie očerki po istorii bor´by s religiej v SSSR, M. : Rossija molodaja, 1992 ; D. V. Pospelovskij, The Russian Church under the Soviet Regime 1917-1982, Crestwood, NY : St Vladimir’s Seminary Press, 1984 ; M. V. ŠŠkarovskij, Russkaja pravoslavnaja cerkov´ pri Staline i Hruščeve. Gosudarstvenno-cerkovnye otnošenja v SSSR v 1939-1964gg., M. : Krutitskoe Patriaršee Podvor´e : Obščestvo ljubitelej cerkovnoj istorii, 1999 ; O. Ju. Vasilieva, Russkaja pravoslavnaja cerkov´ v politike sovetskogo gosudartva, M. : RAN, 2001. 13. On met généralement en avant l’aide financière de l’Église orthodoxe à hauteur de 300 millions de roubles. Rappelons que les autres communautés ont également participé à la collecte d’argent pour le front. Les communautés musulmanes d’Ouzbékistan, par exemple, ont offert 365 millions de roubles, celles du Kazakhstan 470 millions de roubles, et celles du Turkménistan 243 millions de roubles. Voir Sovetov « Sovet po delam... » 14. Sur le souci de Stalin de donner une image crédible du pouvoir soviétique à l’étranger , voir S. M. Minner, Stalin’s Holy War: Religion, Nationalism and Alliance Politics, 1941-1945, Chapel Hill : University of North Carolina Press, 2003, ainsi que G. Alexopoulos, Amnesty 1945 : The Revolving Door of Stalin’s Gulag, Slavic Review, 64 (2), Summer 2005, p. 304 ; P. Solomon, Soviet Criminal Justice under Stalin, New York : Cambridge University Press, 1996, p. 400. 15. « Vsesojuznyj Sovet Evangel´skih Hristian i Baptistov » [Union des chrétiens évangéliques et des baptistes de l’URSS]. 16. Le KGB se détache du MVD pour devenir une administration autonome en 1954. Sur la structure du NKVD-MVD et du NKGB-MGB-KGB et leurs restructurations, voir les travaux de Nikita Petrov, en particulier : A. I. Kokurin, N. V. Petrov, « Lubjanka : VČK- OGPU-NKVD-NKGB-MGB-MVD-KGB, 1917-1960 », Spravočnik, M., 1997. 17. GARF, f. 6991, op. 2, d. 1, l. 31, (6991/2/1/31), cité d’après T. Čumačenko, « Sovet po delam Russkoj pravoslavnoj cerkvi pri SNK SSSR v 1943-1947gg. Osobennosti formirovanija i dejatel´nosti apparata », Vlast´ i Cerkov´ v SSSR i stranah vostočnoj Evropy. 1939-1958, M., 2003. 18. Adjoint au président du Sovnarkom et ministre des Affaires étrangères, Molotov suivait de près le travail des Conseils qu’il protégeait au sein du gouvernement. Son choix est, semble-t-il, essentiellement pragmatique : depuis 1938, le NKVD est la seule institution ayant accumulé des connaissances sur le monde des croyants. 19. La procédure d’enregistrement, élaborée par les bolcheviques en 1922 et légèrement modifiée en 1929, était largement basée sur le projet du parti des démocrates constitutionnels (KDs) de 1907. Elle prévoyait que chaque communauté élise au cours d’une assemblée générale un conseil d’église et une commission de contrôle, deux organes voués à devenir une institution de

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20. Voir Juliette Cadiot « Organiser la diversité », Revue d’études comparatives Est- Ouest, 31 (3), 2000. La procédure du décompte des communautés religieuses n’est pas identique à celle des nationalités mais l’une comme l’autre donnent la possibilité de saisir une réalité fluctuante et d’imposer une forme préconçue. 21. Il s’agit notamment des témoins de Jéhovah, des adventistes et des pentecôtistes. Pour plus de précisions, se reporter à K. Rousselet, Secte et Église : essai sur la religion non institutionnalisée en Union soviétique, Thèse de doctorat, IEP de Paris, 1990 ; W. Sawatski, Soviet Evangelicals since World War II, Ontario, 1981 ; W. Fletcher, The Russian Orthodox Church Underground. 1917-1970, Londres: Oxford University Press, 1971 ; Istorija evangel´skih hristian-baptistov v SSSR, M., 1989. 22. Notamment les campagnes politiques contre le « cosmopolitisme » en 1948 et contre « le complot des blouses blanches » en 1953 qui se soldent par une vague d’élimination des intellectuels juifs : près de 450 sont exécutés sous la charge de complicité du « sionisme international ». La déportation de la population juive au Birobidjan est planifiée mais annulée à la mort de Stalin. 23. On estime que près de 800 000 juifs furent exterminés en Biélorussie et environ 230 000 en Lituanie. Voir à ce sujet : Y. Plasseraud, H. Minczeles, éds., Lituanie juive 1918-1940 : Message d’un monde englouti, P. : Autrement, 1996 ; R. Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, 3 vol., P. : Gallimard, 2006. 24. AESL, R-181/3/10/4-7. 25. R. Laukaityte, « Attempts to Sovietize the Catholic Church in Lithuania, 1944-1949 », Lithuanian Historical Studies, n˚ 3, 1998, p.110-135. 26. Certains historiens avancent que de nombreux prêtres ont participé au mouvement nationaliste, d’autres soutiennent au contraire que la proportion du clergé ne dépassait pas 20 % et que leur participation se limitait à assurer la transmission de médicaments et de nourriture. Ces derniers soulignent encore que si la plupart des accusations ont été prononcées sur le motif d’appartenance aux « bandes nationalistes », on leur reprochait également l’écoute de la radio étrangère, la publication de livres religieux, l’enseignement du catéchisme ou encore la participation aux différentes organisations et sociétés de la Lituanie bourgeoise, et notamment au gouvernement. Voir Laukaityte, « Attempts to Sovietize... » ; V. S. Vardys, The Catholic Church, Dissent and Nationality in Soviet Lithuania, New York : Columbia University Press, 1978, p. 62-79. 27. La situation en 1945 répète celle de l’insurrection en Lituanie de 1865 : après son écrasement, les autorités russes accusèrent l’Église catholique de soutenir les insurgés. Une commission d’enquête aurait alors découvert que « les prêtres publiaient les manifestes, recevaient les serments des insurgés, se joignaient aux bandes armées, les commandaient parfois », L. Lescœur, La persécution de l’Église en Lituanie et particulièrement dans le diocèse de Vilna, P. : Charles Douniol, 1873, p. 11. 28. Sur l’Église catholique pendant l’occupation, voir C. L. Zugger, The Forgotten: Catholics of the Soviet Empire from Lenin through Stalin, Syracuse : University Press, 2001. Zugger donne le chiffre de 56 prêtres exécutés par les nazis dans le seul diocèse de Pinsk (Zugger, The Forgotten..., p. 352) et 21 en Lituanie (idem, p. 393). Le sort de l’Église catholique en Pologne est beaucoup plus tragique : 1 932 prêtres diocésains (dont 6 évêques), 580 religieux et 289 religieuses sont tués par les nazis. J.-M. Mayeur, Ch. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, éds., Histoire du Christianisme. Tome XII : Guerres mondiales et totalitarismes (1914-1958), P. : Desclée, p. 728.

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29. Le premier délégué biélorusse est précisément licencié pour avoir accepté un pot- de-vin. 30. ANRB, 4/62/68/448. 31. En 1948, en Lituanie, on compte 924 communautés religieuses dont 711 sont constituées de catholiques, 74 de vieux-croyants, 68 d’orthodoxes, 44 de luthériens, 12 de l’Église réformée, 5 de musulmans, 2 de juifs et enfin, 12 issues d’autres confessions, ALPC 1771/9/278/212. 32. En 1925, à l’est du pays, sur les 830 communautés religieuses, 475 étaient orthodoxes, 255 juives, 37 catholiques, 26 vieux-croyants et 20 évangélistes et baptistes. Une bonne part d’entre elles sont fermées à la fin des années trente, notamment toutes les communautés catholiques. ANRB, p-34/1/209/56-65. Le décompte de 1948 donne une image de l’est de la Biélorussie principalement orthodoxe : on y dénombre alors 307 communautés de cette confession, contre une seule communauté juive, aucune communauté catholique n’y figure, tandis que les baptistes évangéliques et les vieux- croyants constituent respectivement 45 et 66 communautés. Mais il n’en va pas de même à l’ouest où les catholiques voient leurs communautés enregistrées (287 contre 760 orthodoxes et 158 baptistes évangéliques), A. U. Vereščagin, A. V. Gurko, Gistoryja kanfessij na Belarusi u drugoi palove XX-ga stagodzia, Minsk, 1999, p. 125-129. Les communautés baptistes évangéliques ont été davantage préservées, surtout à l’est -- il reste 65 % de ces communautés à l’ouest contre 93 % à l’est. Le nombre des autres communautés religieuses n’a que peu changé. 33. ANRB, 952/1/7/320, AESL, R-181/3/10/1-16. 34. AESL, R-181/3/6/22. 35. ARM, 3196/2/2/80-82. 36. En janvier 2000, l’Église catholique lituanienne s’est excusée publiquement au nom des prêtres ayant collaboré avec le KGB mais, ni le nombre général de ces prêtres ni même le pourcentage n’ont été divulgués. 37. Au 1er janvier 1946, le MGB lituanien comptait 1 505 agents contre 2 délégués des Conseils. Voir A. Anushauskas, « La composition et les méthodes secrètes des organes de sécurité soviétiques en Lituanie, 1940-1953 », Cahiers du Monde russe, 42 (2-4), 2002. 38. Archives du KGB lituanien, k1/10/68, et k1/3/1383, 1393, 1404. 39. Parmi les décisions prises par ce tandem, certaines peuvent paraître absurdes : Pušinis évoque ainsi avec beaucoup de sérieux la possibilité de marier 50 prêtres ou de déplacer les fêtes religieuses aux jours fériés afin de mieux miner la foi. AELS, R-181/3/19/29-30 40. Ces lettres sont toujours accompagnées d’appréciations idéologiques telles que : « Bref, l’ennemi ne se rend pas, et Gorki a dit à ce propos que quand l’ennemi ne se rend pas, on l’extermine », ou encore : « Est-ce que dans notre pays, il n’y a pas une place qui convienne un peu plus à ce genre de canaille? », AESL, R-181/3/20/51-61,70-72. 41. Le Concile de 1945, quant à lui, a légalisé la structure « soviétique » des paroisses. Voir V. Cypin, archiprêtre, Istorija Russkoj Cerkvi, M. : Izdatel’stvo Spaso- Preobraženskogo Valaamskogo monastyrja, 1997, G. Shtrikker, comp., Russkaja Pravolslavnaja Cerkov’v sovetskoe vremja (1917-1991). Materialy i dokumenty po istorii otnošenij meždu gosudarstvom i cerkovju. 2 vol. M. : Propilei, 1995.

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42. ARM, 3196/1/11-113 et 3651/1/12-37. 43. Voir les dossiers des communautés : AESL, R-181/4 et ARM, 3196/1/11-113 et 3651/1/12-37. 44. ARM, 3196/2/3/21-26. 45. T. Čumačenko, op. cit, p. 136. 46. ARM, 3196/2/5/72-83. 47. AESL, R-181/3/30/127-130. 48. L’expression est régulièrement utilisée dans les documents des conseils. 49. Les pentecôtistes, qui apparaissent sur le territoire de l’URSS dans les années vingt, portent le plus souvent le nom de leurs créateurs : šmidovcy, smorodincy, voronaevcy, muraškovcy, sionistes et autres. En 1945, ils sont autorisés à s’enregistrer à condition d’accepter de rejoindre le VSEBiH, le Conseil des chrétiens évangéliques baptistes de toutes les républiques. Les groupes qui refusent cette condition -- smorodincy, muraškovcy notamment -- sont désormais considérés anti-soviétiques. 50. ANRB, 952/2/42/48-49. 51. Dont 394 personnes en Biélorussie et 76 en Lituanie. N. L. Pobol´, P. M. Poljan, Stalinskije deportacii 1928-1953, M. : Materik, 2005, p. 624-755. Voir également M. I. Odincov, Sovet ministrov postanovljaet : « vyselit´ navečno ». Sbornik dokumentov i materialov o Svideteliah Iegovy v Sovetskom Sojuze (1951-1985), M. : Russian Association of Scholars in Religion, 2002. 52. ANRB, 952/2/4/52-53. 53. Il semble primordial, et nous le ferons systématiquement, de respecter les termes utilisés pour mieux apprécier le rôle des Conseils. 54. ANRB, 952 /2 /4 /54-55. 55. L’homme est un certain Guščin de nationalité russe, envoyé en Lituanie en 1944 et nommé adjoint au président du conseil exécutif de la ville de Kaunas. En 1947, il remplace le premier délégué Linev, russe également, qui travaillait précédemment au NKVD. En 1947, Guščin est menacé de licenciement par la direction du Conseil « pour avoir établi des relations incorrectes avec l’archevêque », ALPC, 1771/11/280/1-2. L’information sur le parcours professionnel des délégués lituaniens provient des archives du département de recrutement (otdel kadrov) du Comité central de la Lituanie conservées aux ALPC, 1771/7, 8, 9 et 10. 56. AESL, R-238/3/20. 57. AESL, R-181 /3 /7, 15,25, ALPC 1771/11/280/89-91. 58. ARM, 3196/2/3/5-7. 59. ANRB, 4/29/663/123. 60. Également issu de l’administration locale, il est nommé président du conseil exécutif de la ville de Vilnius en 1944. 61. AESL, R-181/3/17/3/25/21, 36. 62. AESL, R-181/3/43/3-4. Dès que la pression se dissipe -- en 1954 à la suite de la résolution du parti sur les erreurs commises dans la politique religieuse -- les administrateurs des diocèses refusent de transmettre au délégué l’information sur les rites. 63. AESL, R-181/3/25/67.

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64. Ceci représente la seule, mais importante, différence dans la recherche d’informations entre les deux parties du pays : faute de délégués, aucune information n’est collectée dans la partie orientale. 65. ANRB, 4/62/162/65, et 4/29/592/176-177. 66. ANRB, 952/1/11/226-231. 67. Il s’agit de la résolution du Comité central du 7 juillet 1954 « sur les importants défauts dans la propagande athée » dont certains propos jugés abusifs sont corrigés par la résolution adoptée le 11 novembre 1954. Voir J. D. Grossmann, « Khrushchev’s Anti- Religious Policy and the Campaign of 1954 », Soviet Studies, 24 (3), 1973, p. 379. 68. Čumačenko, T. Gosudarstvo... , p 162-164. 69. Sur le nouveau tournant de la politique religieuse, voir J. Anderson, Religion, state and politics in the Soviet Union and Successor State, Cambridge, New York : Cambridge University Press, 1994 ; S. P. Ramet, ed., Religious Policy in the Soviet Union, Cambridge, 1993, D. A. Lowrie and W. C. Fletcher « Khrushchev’s Religious Policy, 1959-1964 » in Aspect of Religion in the Soviet Union 1917-1967, R. H. Marshall Jr (ed.), Chicago : University of Chicago Press, 1971 ; D. E. Powell, Anti-religious Propaganda in the Soviet Union : a Study in Mass Persuasion, Cambridge, Mass., 1975. 70. Voir Nathaniel Davis, « The Number of Orthodox Churches before and after Khrushchev Antireligious Drive », Slavic Review, 50 (3), 1991, p. 617 ; J. Anderson, Religion, State and Politics..., p. 55-56. 71. Le programme adopté en 1961 prévoyait la création des bases de la société communiste en 20 ans et détaillait les étapes de sa progression. Voir E. Zubkova, Obščestvo i reformy. 1945-1964, M. : Rossija molodaja, 1993, p. 161-163. 72. ARM, 3196/2/10/11. 73. ARM, 3196/2/10/117. 74. ARM, 3651/2/12/82. 75. ANRB, 951/3/57/100-102. 76. ANRB, 951/3/57/102-103. 77. Ces documents sont remplis avec minutie : 1. le registre des baptêmes mentionne les données personnelles des parents, de la marraine et du parrain, ainsi que le numéro d’enregistrement de l’enfant au ZAGS et leur signature ; 2. un carnet de quittances : sous peine de perdre le droit d’exercer, le prêtre n’est autorisé à administrer le sacrement qu’à la présentation d’une quittance fournie par le conseil d’église ; 3. un registre pour tous les autres rites avec les mêmes données personnelles ; 4. un registre de collectes des messes ; et 5. un livre des recettes et dépenses de la communauté. ARM, 3196/1/10/149 et 3651/1/10/103-105. 78. ANRB, 951/4/31/1-5 et 951/4/33/44-48. 79. ANRB, 951/3/57/97. En réalité, l’opération n’apporte pas immédiatement les résultats attendus : le pourcentage des baptêmes, le rite qui inquiétait le plus la direction, augmente en 1962-1964. 80. Nous utiliserons par la suite l’abréviation « commissions d’assistance ». 81. E. Zubkova, Obščestvo..., p.166. 82. Sur l’analyse du statut juridique de ces commissions, leur classification et leur relations avec les institutions d’État, se reporter à Organy obščesvennoj samodejatel

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´nosti kak forma socialističeskoj demokratii. Opyt SSSR i GDR, M. : Nauka, 1988, qui fournit en outre une vaste bibliographie soviétique sur le sujet. Voir également Deborah A. Field, « Irreconcilable Differences: Divorce and Conception of Private Life in the Khrushchev Era », Russian Review, 57 (4), 1998, p. 599-613 ; B. Q. Madison, Social Welfare in the Soviet Union, Stanford, CA: Stanford University Press, 1968 ; Th. H. Friedgut, Political participation in the USSR, Princeton: Princeton University Press, 1979. 83. ANRB, 951/3 /64 /180-183. 84. Voir A. Artizov, Ju. Sigacev et alii, Reabilitacija : kak eto bylo, 3 vol., M. : Meždunarodnyj Fond Demokratija, 2000-2004, N. Werth, La terreur et le désarroi. Staline et son système, P. : Perrin, 2007. 85. Ces chiffres sont ceux de A. Weiner, « The Empires Pay a Visit: When Gulag Returnees Encountered East European Rebellions on the Soviet Western Frontier », Journal of Modern History 78 (2), 2006, p. 333-376. Il est particulièrement malaisé d’évaluer le nombre de prêtres et de dirigeants de « sectes » retournés qui, condamnés pour des « crimes de contre-révolution » (article 58 du code pénal, et notamment 58.10 « agitation anti-soviétique »), n’étaient pas classés dans un groupe de détenus à part. Rappelons les chiffres concernant les prêtres catholiques arrêtés (p. 8-9) et les membres des témoins de Jéhovah déportés en 1951 (note 49). 86. Il s’agit de la lettre du 19 décembre 1956 sur « le renforcement du travail politique dans les masses et la lutte contre les attaques des éléments anti-soviétiques », voir Doklad Hruščeva o kul´te ličnosti Stalina na XX-om s´´ezde KPSS. Dokumenty, M. : ROSSPEN, 2002, p. 393-401. 87. AESL, R-181/3/44/47. 88. ANRB, 952/4/2/1, AESL, R-181/3/47/59. 89. AESL, R-181/3/47/151-152. 90. ANRB, 4/62/482/6. 91. ANRB, 952/4/16/63-71/21/5-9. 92. Citons par exemple les listes des baptistes de 6 districts de la région de Minsk envoyées en 1959 par le délégué aux responsables du parti de ces districts « pour l’utilisation dans le travail d’éducation à l’athéisme », ARM, 3651/1/4/92, 94, 98, 100, 101 ; les listes des ouvriers pentecôtistes présentées en 1960 par le délégué à la réunion du Comité régional du parti pour « l’organisation du travail d’éducation à l’athéisme dans les usines », ARM, 3651/2/10/5 ; la lettre du délégué à la Milice et au procureur recommandant en 1961 l’ouverture de poursuites judiciaires contre les « inspirateurs » de groupes pentecôtistes dont les rites nuisent à la santé de leurs membres, ARM, 3651/2/11/36-37. 93. Voir le chapitre « Individual Work » dans Powell, Anti-religious Propaganda..., p. 119-130. 94. Anderson, Religion, State and Politics..., p. 61-62. La loi sur le renforcement de la lutte contre les « tunejadcy », personnes refusant le travail, les prostituées, les personnes revendant des vêtements importés et les dirigeants des groupes religieux non enregistrés est adoptée en mai 1961. Alekseeva rapporte 524 baptistes condamnés entre 1961 et 1971. L. M. Alekseeva, Istorija inakomyslija v SSSR, Benson, Vt : Khronika Press, 1984, notamment le chapitre « Evangel´skije hristiane baptisty ».

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95. On décompte 95 cas en 1957, 91 en 1958, 53 en 1957, 8 et 32 les deux années suivantes, 58 cas en 1962, 84 en 1963 et enfin, 22 en 1964. V. A. Kozlov, S. V. Mironenko, 58.10 : Nadzornije proizvodstva prokuratury SSSR po delam ob antisovetskoj agitacii i propagande, M. : Meždunarodnyj fond demokratija, 1999. 96. ARM 3196/2/11/210. 97. Pour des exemples de listes, voir ANRB, 951/3/63/18, 24, 136/1/4/31, 951/4/33/48. 98. ANRB, 136/1/13/23-25/24/195-109. 99. Toujours dans la région de Minsk, on retrouve parmi les membres des commissions 38 responsables du parti, 38 membres du komsomol, 417 fonctionnaires (dont 175 de la culture), 124 médecins, 321 instituteurs et 251 représentants des kolkhozes et sovkhozes. L’âge moyen est de 30 ans et le niveau d’études généralement élevé -- la plupart ont reçu une éducation secondaire ou supérieure. ARM 3651/1/33/93. En 1972, les effectifs gonflent encore : on compte 1 509 membres de ces commissions (organisées en 246 unités), soit près d’une quinzaine (14,4) de membres par communauté. 100. Selon la théorie développée en URSS par Otto Kuusinen. Ce communiste finlandais, fondateur du PC en Finlande et secrétaire du Komintern, accède à la présidence du Soviet suprême de la République de Carélie-Finlande (1940-1956) avant de devenir membre du Présidium du Comité central du parti communiste de l’Union soviétique. Proche collaborateur de Hruščev, il a fortement influencé les concepts et l’idéologie du nouveau programme du parti, S. Åuravlev, « Otto Kuusinen, ‘poslednij boec leninskoj gvardii’ » (sous presse). 101. ARM 812/1/45/1. 102. On trouve grand nombre de ces lettres dans les archives des conseils régionaux. ARM 812/1/21/5,812/1/46/84-96. 103. ARM 812/1/21/15, 812/1/26/15. 104. H. L. Biddulph cite un de ces cas faisant l’objet d’une publication dans Komsomol ´skaja pravda, Howard L. Biddulph, « Religious participation of youth in the URSS », Soviet Studies, 31 (3), 1979, p. 432. 105. Le délégué du conseil pour l’Église orthodoxe présente pour l’année 1960 le total des trois rites sans calculer de pourcentage. Les données chiffrées disparaissent entre 1960 et 1966, années qui voient la fusion des deux conseils en un seul. 106. AESL, R-181/3/72/46-47. 107. Les chiffres alimentent des commentaires sur la baisse « trop lente » (1 % par an environ) du pourcentage des rites religieux par rapport aux actes d’état civil correspondants. 108. AESL, R-181/3/65/5-7. 109. Les archives conservent des extraits de quelques résultats de ces enquêtes, mais non les enquêtes elles-mêmes, AESL, R-181/3/65/8. 110. AESL R-181/3/65, p. 12-13. Les trois types d’information sont identiques dans tous les rapports à partir de 1961. Voir l’exemple de l’année 1963 pour les trois dernières notes. 111. Ce déplacement d’intérêt vers les fidèles ne signifie pas la diminution du contrôle exercé sur les prêtres et les responsables des communautés. D’après le témoignage des membres d’une commission spéciale auprès du Conseil suprême qui enquêtait sur le putsch d’août 1991, le rôle principal dans le contrôle de la vie religieuse appartenait au

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KGB qui tenait sous son contrôle l’ensemble de la hiérarchie ecclésiastique et des clergés orthodoxe, musulman, baptistes et autres. Voir G. Jakunin, Podlinnyj lik Moskovskoj Patriarhii, M. : Vestnik Moskovskoj Patriarhii, 2000 et I. Maslova, « Vatikanskoe napravlenie : iz istorii sekretnyh operacij KGB », Religija i pravo, n˚ 2, 2005. 112. Ceci rejoint les conclusions d’Alain Blum et Martine Mespoulet concernant l’administration de la statistique soviétique. A. Blum, M. Mespoulet, L’anarchie bureaucratique : Statistique et pouvoir sous Staline, Paris : La Découverte, 2003.

RÉSUMÉS

Résumé L’article compare deux manières bien distinctes de gérer la religion dans l’Union soviétique d’après-guerre : l’une qui se met en place pendant le second stalinisme et perdure jusqu’au milieu de l’année 1957, et l’autre, fruit de la déstalinisation, qui survit jusqu’à la perestroïka.

Abstract The Soviet handling of religion: the cases of Byelorussia and Lithuania This article compares two different methods of managing religious affairs in the Soviet Union after the Second World War. The first was instituted during Late Stalinism and lasted through 1957; the second, born with de-Stalinization, lasted up to Perestroika.

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Sources et ouvrages de référence

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Quelques livres importants ou utiles sur l’histoire de la Russie ancienne Parutions 2004-2006

André Berelowitch

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• • • Comptes rendus • • •

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Russie ancienne et impériale

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S. N. Kisterev, éd., Očerki feodal´noj Rossii

Anna Joukovskaïa

RÉFÉRENCE

S. N. KISTEREV, éd., Očerki feodal´noj Rossii [Études de la Russie féodale]. Fasc. 1-8, Moscou : Éditorial URSS, 1997-2004 ; fasc. 9-10, Moscou-Saint-Pétersbourg : Al´jans- Arheo, 2005-2006.

1 Očerki feodal´noj Rossii est un recueil périodique consacré à l’histoire de la Russie médiévale et moderne qui mériterait une plus large diffusion : avec un tirage qui n’atteint pas quatre cents exemplaires, cette édition, dirigée par Sergej Kisterev, est difficilement accessible en dehors des capitales russes et reste de ce fait peu connue des spécialistes. Les dix livraisons parues depuis 1997 sont consacrées à l’histoire socio- économique, politique, culturelle et matérielle de l’époque féodale, particulièrement le XVIe et le XVIIe siècle. Dans le paysage actuel des périodiques russes en histoire, ce recueil se démarque par un parti pris non proclamé mais évident de donner refuge à un type de recherche fondamentale qui n’est plus en vogue : une recherche dont la force, ainsi que les faiblesses, viennent de sa relative indifférence aux débats méthodologiques abstraits ; celle qui préfère entreprendre l’ingrat travail de déblayage des friches de l’historiographie plutôt que suivre les courants à la mode, et qui tire toute sa valeur d’un ancrage profond dans les sources, qu’elle manie avec assurance et avec une précision d’expert. Autre qualité importante, le recueil rassemble toutes les générations d’historiens aujourd’hui actives et présente un panorama géographique de la recherche russe actuelle.

2 Plusieurs thèmes prioritaires ressortent de l’éventail assez large des domaines étudiés : histoire du droit1, histoire de l’historiographie2, histoire de la ville3, histoire de la culture et de l’éducation4 sont représentées sous divers aspects, non seulement dans des articles de recherche, mais aussi dans des comptes rendus circonstanciés et animés d’un vif esprit de débat5. L’édition critique de sources, conduite à un haut niveau

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archéographique, constitue également un attrait majeur du recueil6. Elle est d’ailleurs utilement complétée par des comptes rendus méticuleux sur d’autres publications récentes des archives7.

3 Les compétences forcement limitées d’un observateur unique ne permettent pas de rendre compte de l’ensemble des articles8, et d’ailleurs le but de cette notice est autre : attirer l’attention du public, et d’abord des bibliothèques spécialisées, en France et ailleurs, sur cette collection hautement intéressante, et ceci avant que les dix premiers tomes ne deviennent une rareté bibliographique.

NOTES

1. Voir par exemple une remarquable révision critique de la littérature russe et soviétique sur l’histoire du droit, à partir de l’étude d’un procès concret, par L. A. Timošina (fasc. 9) ; Ju. G. Alekseev sur l’immunité juridictionnelle d’après les chartes princières des XIIe-XIVe siècles (fasc. 8) ; les commentaires de S. N. Kisterev sur des articles de la Russkaja pravda (fasc. 2) ; V. A. Arakčeev sur le servage (fasc. 5), etc. 2. Voir par exemple plusieurs articles consacrés aux chroniques : O. L. Novikova sur les chroniques tardives de Novgorod (fasc. 9), Ja. G. Solodkin sur le Chronographe et la Chronique nouvelle (Novyj letopisec) (fasc. 9-10), etc., ainsi qu’un état général des recherches dans ce domaine par S. N. Kisterev (fasc. 7). 3. V. N. Glaz´ev sur l’administration des villes au XVIIe siècle (les voevody) (fasc. 8), L. A. Timošina sur la topographie du faubourg marchand de Kostroma (fasc. 2), A. I. Razdorskij sur le commerce à Kursk (fasc. 7), A. A. Šilov sur les négociants (gostinaja sotnja) de Serpuhov (fasc. 1), etc. 4. Voir par exemple les articles de B. L. Fonkič et de D. N. Ramazanova sur l’Académie gréco- latino-slavonne (fasc. 2, 3, 4 et 7), M. A. Šibaev sur la Zadonščina (fasc. 7), L. A. Timošina sur la diffusion de la production de la Typographie de Moscou (Moskovskij pečatnyj dvor) (fasc. 7), etc. 5. Voir S. N. Kisterev sur la monographie de A. A. Zimin consacrée à la Russkaja pravda (fasc. 8), et le livre de Ju. G. Alekseev sur le Justicier de 1497 (fasc. 6) ; N. V. Sereda sur le livre de N. V. Kozlova, Russkij absoljutizm i kupečestvo…, etc. 6. Voir par exemple deux recensements par feux (sotnye gramoty) du XVIe siècle publiés par S. V. Sirotkin (fasc. 6 et 9), un registre des rangs (razrjadnaja kniga) de 1585-1605 par K. V. Petrov (fasc. 6), une rédaction de la Chronique nouvelle par V. G. Vovina-Lebedeva (fasc. 7), de nouveaux documents relatifs à l’insurrection à Novgorod en 1650 par L. A. Timošina (fasc. 6), etc. 7. Voir L. A. Timošina sur l’édition des journaux des douanes(fasc. 3, 5), etc. 8. Le fascicule 10 contient une table des matières cumulée des dix fascicules parus (p. 332-336).

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[Meletij Smotryc´kyj], Rus´ Restored

Михаил Дмитриев - Mihail Dmitriev

RÉFÉRENCE

[Meletij SMOTRYC´KYJ], Rus´ Restored. Selected Writings of Meletij Smotryc´kyj, 1610-1630. Translated and annotated with an introduction by David FRICK. Cambridge, MA: Harvard University Press, 2005, 810 p., index, bibliogr. (Harvard Library of Early Ukrainian Literature. English Translations, 7)

1 Книга американского исследователя Д. Фрика очень полезна и интересна любому исследователю или читателю, причастному к истории Польши, Украины, Белоруссии и Литвы в XVII веке и не владеющему польским языком, так как большая часть сочинений Мелетия Смотрицкого, знаменитого писателя и религиозного деятеля украинско-белорусских земель, была написана именно по-польски. Сам же Мелетий Смотрицкий (1578-1633) – ключевая для истории украинской и белорусской культуры первой половины XVII века фигура. В первые десятилетия после провозглашения унии Киевской митрополии с Римом (так наз. Бресткая церковная уния 1595-1596 гг.) он был, бесспорно, самым видным публицистом и полемистом православного лагеря. В середине 1620-х годов Смотрицкий тайно обратился в унию, и в своих последних сочинениях и письмах выступал в защиту принятого в 1595-1596 гг. решения о переходе православной церкви Речи Посполитой под юрисдикцию Рима.

2 Д. Фрик посвятил Мелетию Смотрицкому специальную монографию1, опубликовал его сочинения в «Гарвардской библиотеке украинской литературы»2, а рецензиремое издание представляет собой английский перевод таких важнейших произведений начала 1620-х годов как «Испытание невиновности» (1621); «Оправдание невиновности» (1623); «Апологии странствования в восточные страны» (1628), и двух сочинений 1628 года, когда Смотрицкий сначала был принужден отречься от «Апологии», а потом

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выступил против решений собора, осудившего его «Апологию» («Опровержение апологии» и «Протест» против собора 1628 г.); «Паренесис» (1629). Переведены также 5 писем Смотрицкого, написанных в период обращения в унию (1627-1628) и послание к папе Урбану VIII (1630). Более или менее обширными фрагментами представлены другие сочинения полемиста (три главы, предисловие и посвящение из «Треноса», 1610; два из нескольких посвящений «Учительного Евангелия», 1616; предисловие к «Грамматике», 1618-1619; отрывки из трёх полемических сочинений 1621-1622 г. и из «Экзетезиса», 1629).

3 В предисловии к изданию кратко освещена история создания этих переведенных полностью или частично сочинений. Отметим вместе с самим Д. Фриком, что до сих не установлено вполне, сколько именно и какие сочинения написал Смотрицкий3. Так, известно рукописное сочинение Мелетия Смотрицкого, созданное не раньше 1609 года и изданное в начале нашего века К. Студинским4. В своем позднейшем сочинении “Апология” Мелетий Смотрицкий упоминает, что он участвовал в литературной полемике против ряда униатских сочинений, опубликованных в конце XVI - начале XVII вв. Однако, неясно, написал ли Смотрицкий в ответ несколько полемических сочинений, или один трактат5. 4 Как сказано, в рецензируемый том вошло «Оправдание невиновности» (1623), хотя раньше Д. Фрик считал, что авторство Смотрицкого хотя и не исключено, но пока ничем не доказано6. 5 Рецензируемое издание – лишь выборка из сочинений и писем Смотрицкого, и поэтому с неизбежной неполнотой представляет драматические повороты в жизни и взглядах украинско-белорусского деятеля. Кроме того, Д. Фрик решил не давать сколько-нибудь подробных комментариев к публикуемым текстам. Поэтому многие спорные стороны биографии Смотрицкого оказались отодвинутыми в тень, а его путь к унии с Римом предстал как более или менее логичный выбор человека, разочаровавшегося в православной традиции и поэтому перешешего на сторону Рима в многовековом споре двух церквей. Однако от книги, которая появилась в серии именно научных изданий, можно ждать более разностороннего отражения той подлинной трагедии, под знаком которой проходит жизнь Смотрицкого в 1620-е годы. Некоторые стороны драмы, пережитой Смотрицким в 1620-е годы, отражены и в старых публикациях, которые хорошо известны Фрику, и в обширных комментариях в недавнему московскому переизданию «Истории Русской церкви» митрополита Макария 7.

6 Для понимания произошедшего со Смотрицким в 1620-е годы особое значение имеет вопрос об его причастности к борьбе со своим прямым конкурентом в Полоцкой епархии, знаменитым униатским архиепископом Иосафатом Кунцевичем и к Витебскому восстанию ноября 1623 г., как и вопрос о времени и причинах путешествия Смотрицкого в Константинополь и Св. Землю, за которыми последовали его обращение в католицизм (унию) и публикация «Апологии». В своей биографии Смотрицкого Д. Фрик придерживался мнения, что тот уехал в Киев еще до убийства Иосафата Кунцевича и что уже в 1623

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году он был в Константинополе8. Внастоящемизданиионпишетобэтомже, ноболееосторожно («…in all likehood, he was already in Constantinople at the time of Kuncevyc’s murder”, p. LIII). Но мнение об отъезде Смотрицкого в Киев после 13 ноября 1623 ( то есть после Витебского восстания, в ходе которого был зверски убит Кунцевич) подтвердилось находкой письма, адресованного М. Смотрицким из Киева А. Мужиловскому 16 ноября (6 декабря) 16239. Тот факт, что Смотрицкий лишь однажды упоминает в своих сочинениях мученическую смерть Иосафата Кунцевича (p. lii) может быть объяснен по- разному, но сам по себе он не является серьезным аргументом в пользу предположения об отсутствии Смотрицкого в Белоруссии в момент Витебского восстания 12 ноября 1623 года. 7 Формальной датой обращения Смотрицкого в унию можно считать 6 июля 1627 года10. Обстоятельства перехода Смотрицкого в унию рассмотрены во многих исследованиях, но особенно подробно в книгах С. Т. Голубева11 и Д. Фрика12. Существует несколько интерпретаций решения Смотрицкого. Одни указывают на неустойчивость религиозных взглядов Смотрицкого. Другие видят причину обращения в чувстве вины за кровавые выступления против унии и особенно за убийство Кунцевича. Третьи указывают на разочарование, принесенное поездкой на православный Восток и знакомством с Кириллом Лукарисом, не только поддавшимся ко времени их встречи сильным протестантским влияниям, но и опубликовавшего позднее (хотя анонимно) вполне кальвинистское «Исповедание веры»13. 8 Причины перехода Смотрицкого в унию можно искать и в специфике его религиозных взглядов, стремлении преодолеть конфессиональный раскол украинско-белорусского общества и неприемлемости его половинчатой позиции для сторонников бескомпромиссной борьбы с унией. Желание Смотрицкого до последнего момента дистанциироваться от Рима (даже после перехода в унию) и сохранить свободу окончательного выбора, недоверие к нему со стороны Рима, как и экуменическая (и в этом отношении противоположная Иосафату Кунцевичу) ориентация его христианских воззрений хорошо показаны самим Д. Фриком в другой его книге14. У вопроса есть однако и еще одна сторона, на которую редко обращается внимание, - а именно различия в представлении об унии между Смотрицким, с одной стороны, и католиками (в том числе униатами), с другой. На эту сторону дела обратил внимание Е. Ф. Шмурло15. 9 Есть много оснований думать, что не идея унии как таковая (то есть идея состоявшая в том, что раскол между католицизмом и православными церквами признавался трагедией и постулировалась необходимость его преодоления), а различия в понимании модальностей возможной унии были причиной религиозного кризиса первой половины XVII века на востоке Европы16. Парадокс состоит в том, что православная сторона не меньше, чем католическая, стремилась к унии, но понимала ее совсем не так, как она понималась Римом и польскими церковными и светскими властями. Это достаточно ясно видно из сочинений и писем Смотрицкого. Имеющиеся свидетельства о контактах и переговорах лидеров униатской церкви с православным митрополитом Иовом Борецким и Смотрицким в 1623 и начале

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1624 года показывают, что в это время наметилась реальная перспектива достижения соглашения между двумя лагерями и, - фактически, по сути дела, - для заключения новой унии. Православные готовы были пойти на несравненно большие уступки, чем в годы подготовки Брестского собора. Однако реакция Римской курии оказалась негативной. Кардинал Джьямполи высказал мнение, что православных епископов можно рассматривать только как псевдоепископов, поскольку они были нелегально рукоположены неким греком, называвшимся себя иерусалимским патриархом. Он предлагал выработать для обращения к Борецкому и православным епископам особую формулу («noncupato metropolitae et noncupatis episcopis»). 10 В инструкции от 7 июля 1624 года папа поручил кардиналу подготовить письма к православным епископам с призывом присоединиться к унии. Окончательное решение о том, стоит ли вручать эти письма адресатам должен был принять нунций Ланцелотти. 20 января 1625 г. вопрос рассматривался на заседании Конгрегации Пропаганды веры и без принятия какого-либо решения был передан для обсуждения в Конгрегацию инквизиции17. В марте 1625 года состоялся разговор нунция Ланцелотти с Сигизмундом III, после которого нунций решил, что продолжать переговоры с православными не следует и поэтому не стал вручать папских посланий православным епископам. На этом дело видимо и остановилось. Следует согласиться с польским историком К. Ходыницким, что наиболее вероятной причиной такой позиции было господствовавшее в то время в кругах римской курии убеждение (отчасти объясняемое, видимо, событиями в Витебске), что борьба с православием должна быть беспощадной и целью ее должно стать истребление «схизмы» «огнем и мечем», к чему призывал польского короля папа Урбан VIII в послании от 10 февраля 1624 г.18. Сам Смотрицкий уже после своего перехода в унию писал, что Виленское братство летом 1626 г. склонялось к примирению с униатами, но отказалось от этого плана, когда униаты заявили, что ни при каких условиях не вернутся под власть патриарха19. Решения собора униатского духовенства в Кобрине в 1626 году подтверждают, что виленское братство было приглашено на него. Однако никто из православных на собор в Кобрин не приехал, хотя униаты не теряли надежды вплоть до последнего дня работа собора20. Таким образом, предпринятая в 1626 г. очередная попытка сближения с православными оказалась бесплодной. 11 Именно эта ситуация лучшего всего объясняет мотивы перехода Смотрицкого в унию в 1627 году. Характерно, однако, что уже после посланий в Рим от 6 июля 1627 года, Смотрицкий участвует в инициативах, которые могли привести к краху униатской церкви. С одной стороны, в сентябре 1627 года, на собравшемся в Киеве соборе православного духовенства, принимается решение о том, что Смотрицкий опубликует сочинение об основных догматических различиях между православной и католической церквами21. С другой стороны, согласно письму М. Смотрицкого, 20 октября 1627 г. в Киев прибыл Иван Дубович, посланец от униатского митропоита Иосифа Рутского, с предложением организовать встречу Рутского, Борецкого и Смотрицкого для обсуждения намерения Рутского и униатских епископов

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выйти из-под власти папы римского и вернуться под власть константинопольского патриарха. («Дня двадцатого октобра прибыл сесъде до Киева Иоан Дубович, инок уницкий, поведаючи быти себе посланым от ксендза Руцкого Иосафата (sic) именем всех их преложеных духовных... абы господин отец митрополит наш и я при его милости на певном яком месцу видитеся з ксендзом Руцким з Иосафатом зезволилисмо, которые зо всими своими подручными папеже оставити хотят, предсе взявши зась ся оддати под послушенство патриархи Константинопольского»22). Смотрицкий сообщил об этом Виленскому братству, предлагая одновременно обсудить и предложенный королем и сенатом проект образования в Речи Посполитой особого патриархата наподобие московского23. Однако это письмо было занесено в книги гродские луцкие только через два года, 27 октября 1629 г. Что стояло за этими переговорами 1627 года, до сих пор неясно, но ясно, что и уже после формального обращения Смотрицкого в унию, он участвовал в инициативах, которые могли бы привести к возвращению униатского духовенства под юридикцию Константинополя. 12 Равным образом многое остается непонятным в событиях 1628 года, когда разрым Смотрицкого с Киевской митрополией стал открытым. Зимой-весной 1628 г. состоялась встреча ряда правосланых иерархов в одной из волынских вотчин Киево-Печерского монастыря, но о ней мы знаем только с более поздних слов самого Смотрицкого. Согласно Смотрицкому, во время этой встречи было решено созвать собор православных для поисков примирения с униатами24. Но в августе 1628 года в Киеве состоялся в высшей степени драматичный православный собор, во время которого Смотрицкий был принужден едва ли не под страхом смерти отказаться от изложенных в «Апологии» экуменических соображений. После собора он пишет два совершенно разных по содержанию письма, митрополиту Иову Борецкому от 30 августа 1628 года и Лаврентию Древинскому от 28 сентября 1628 года25. В первом он приносит покаяние, просит у митрополита простить ему его ошибки; во втором заявляет о категорическом несогласии с решениями августовского собора. Тогда же, осенью 1628 года, он направил в Рим проект организации миссионерской поездки в Афонский монастырь26. 13 Д. Фрик завершил свою публикацию английским переводом послания Смотрицкого к папе Урбану VIII (февраль 1630 года), но решил не публиковать два послания Смотрицкого Кириллу Лукарису (1627 и 1629 годов27), которые по меньшей мере столь же важны для того, чтобы составить более или менее полное представление о Смотрицком. Наверно и два кратких письма в Рим в июне 1631 года28 заслуживали быть включенными в книгу, особенно потому, что последние годы жизни Смотрицкий проводит в почти что молчании, которое очень трудно объяснить, если только не допустить, что переход в унию переживался им вовсе не триумфалистски. 14 Вводную статью Д. Фрик завершает словами о том, что Смотрицкий как и православный киевский митрополит Петр Могила, руководствовался прежде всего стремлением «to bild and defend a Ruthenian “national” Church and culture that could participate as an equal in the life of the Polish-Lithuanian Commonwealth» (p. lxvii). В этом Д. Фрик, как кажется, отдает дань весьма анахронической

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«национальной» интерпретации конфликтов, которые могут быть адекватно поняты лишь как конфликты именно конфессиональные, ещё очень далекие от идейных реалий созданных культурой 19 века. 15 Книга включает краткий глоссарий некоторых понятий, которые вышли из обихода современного читателя, указатель имен, географических названий и некоторых предметов, упоминаемых в текстах Смотрицкого и предсловии Фрика, а также указатель библейских цитат. Библиография содержит только те издания, которые упомянуты в книге. Поэтому многие очень важные для знакомства с контекстом биографии Смотрицкого (да и с ним самим) исследования оказались не представленными читателю29. 16 В целом, книга Д. Фрика сослужит хорошую службу студентам и исследователям англоязычных университетов.

NOTES

1. D. A. Frick, Meletij Smotryc´kyj, Cambridge, 1995. См. также Л. Е. Махновець, Украiнскi письменники. Бiо-бiблioграфичний словник. Т. 1: Давня укрaiнська лiтература X-XVII ст., Киiв, 1960, с. 547-554; В. Г. Короткий, Творческий путь Мелетия Смотрицкого, Минск, 1987; М. Соловiй, Мелетий Смотрицький як письменник. Ч.1-2, Рим-Торонто, 1977-1978 (Analecta Ordinis Sancti Basilii Magni. Series II. Sectio I. Opera, XXXVII). 2. [M. Smotryc´kyj], Collected Works of Meletij Smotryc´kyj. With an introduction by D. A. Frick. Vol. 1, Cambridge, 1987 (Harvard Library of Early Ukrainian Literature. Texts, 1).; [Id.], The Jevanhelije ucytelnoje of Meletij Smotryc´kyj. With an introduction by D. A. Frick, Cambridge, 1987 (Harvard Library of Early Ukrainian Literature. Texts, 2) 3. См.: D. A. Frick, «Introduction», in [M. Smotryc´kyj], Collected Works…, op. cit., vol. 1, p. XIX-XXIII. 4. См.: Пам’ятки полемичного письменства кiнця XVI i початку XVII в. Т. 1, Львiв, 1906. 5. D. A. Frick, «Introduction», in [M. Smotryc´kyj], Collected Works…, op. cit., vol. 1, p. XXX. 6. Ibid., p. XXXII. 7. Макарий (Булгаков), митрополит, История Русской Церкви. Кн. 6: Период самостоятельности Русской Церкви (1589 -1881). Патриаршество в России (1589-1720). Отдел первый: Патриаршество Московское и всея Великия России и Западнорусская митрополия (1589 -1654). Под ред. М. В. Дмитриева, Б. Н. Флори, В. С. Шульгина, М., 1996. 8. D. A. Frick, MeletijSmotryckyj…, op. cit., р. 94-95. 9. Ю. Мицик, «Iз листування украiнських письменникiв-полемiстiв 1621-1624 poкiв», в: Записки наукового товариства iменi T. Шевченка. Т. CCXXV, Працi iсторично-фiлософськоi секцii, Львiв, 1993, с. 340-341. 10. См. его три письма от 6 июля 1627 г., папе Урбану VIII, кардиналу Бандини и в курию (Litterae episcoporum historiam Ucrainae illustrantes (1600-1900). Vol. 1: 1600-1640. Ed. by A.Welykyj, Rome, 1972, n. 75-77, р. 125-129) и их переводы в рецензируемой книге. 11. С. Т. Голубев, Киевский митрополит Петр Могила и его сподвижники. Опыт исторического исследования. Т. 1, Киев, 1883, с. 92-203, 230-240. 12. D. A. Frick, Meletij Smotryckyj…, op. cit., р. 102-146.

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13. G. Hering, Ökumenisches Patriarchat und europäische Politik, 1620-1638, Wiesbaden, 1968 (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte, 45). 14. D. A. Frick, Meletij Smotryckyj…, op. cit., р. 118-157, 206-266. 15. Е. Ф. Шмурло, Римская курия, с. 60-61 passim. См. также Е. Ф. Шмурло, «Мелетий Смотрицкий в его сношениях с Римом», Труды V-го съезда русских академических организаций за границей в Софии, 14-21 сентября 1930 г. Часть 1, София, 1932, с. 501-529 (обе работы Е.Ф. Шмурло присутствуют в библиографическом разделе рецензируемой книги). 16. Это подчеркивал Шмурло, который, кажется, первым показал, что «обе стороны, в корне, взаимно не понимали друг друга, ибо мыслили в двух разных плоскостях» и что «Рим звал в Каноссу, в то время как в нём хотели видеть старшего брата» (Е. Ф. Шмурло, Римская курия, указ. соч., с. 120, 124 и passim), а ряд других историков ещё до Шмурло обращал внимание на различия между православным и католическим подходами к самой идее унии. О том, насколько велики были различия между взглядами на унию православной и католической сторон, см.: М. В. Дмитриев, Между Римом и Царьградом. Генезис Брестской церковной унии 1595-1596 гг., М.: Издательство МГУ, 2003, с. 212-260; M. V. Dmitriev, «L’Union de Brest (1595-1596), les Catholiques, les Orthodoxes: un malentendu?», in Stosunki miedzywyznaniowe w Europie Srodkowej iWschodniejw XIV - XVII wieku. Pod red. M. Dygo, S. Gawlasa, H. Grali, Warszawa: Wydawnictwo DiG, 2002, р. 39-60. 17. Е.Ф. Шмурло, Римская курия, указ. соч., с. 60. Приложения, № 6 (22), 7 (23), с. 42-43. 18. Monumenta Ucrainae historica. T. IX-X: 1075-1632. Supplementum, Romae: Editiones Universitatis Catholicae Ucrainorum, 1971, N. 308, р. 378. 19. П. Н. Жукович, Сеймовая борьба православного западнорусского дворянства с церковной унией (с 1609 г.). Вып.1-6, Спб., 1903-1912, Вып. 5, с. 70. 20. K. Chodynicki, Kosciol prawoslawny a Rzeczpospolita Polska. Zarys historyczny, 1370-1632, Warszawa, 1934, с. 464-465. 21. Cм.: С.Т. Голубев, Киевский митрополит Петр Могила и его сподвижники. Опыт исторического исследования.Т. 1, Киев, 1883, с. 158-165. 22. Архив Юго-Западной России. Ч. 1. Т. VI. Киев, 1883. N. CCXLIV, с. 605-606. 23. C.Т. Голубев, указ. соч., т. 1, с. 160-163. 24. Ibid., с. 165-171. 25. Акты, относящиеся к истории Южной и Западной России, собранные и изданные Археографической комиссией. Т. 2, Спб., с. 76-77; С. Т. Голубев, указ. соч., т. 1. Приложения, № LVI, с. 317-322. 26. Litterae episcoporum historiam Ucrainae illustrantes (1600-1900). Vol. 1, op. cit., n. 89, p. 172-173. 27. Ibid., n. 79, p. 130-145; n. 98, p. 186-197. 28. Ibid., n. 109-110, p. 222-225. 29. Например: П. Н. Жукович, Сеймовая борьба…, указ. соч. Вып.1-6, Спб., 1903-1912; K. Chodynicki, KosciolprawoslawnyaRzeczpospolitaPolska, op. cit.,; М. В.Дмитриев, Л. В.Заборовский, А. А.Турилов, Б. Н.Флоря, Брестская уния 1596 г. и общественно-политическая борьба на Украине и в Белоруссии в конце XVI - первой половине XVII вв. Ч.2. Брестская уния 1596 г. Исторические последствия события, М.: Индрик, 1999.

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Alessandra Tosi, Waiting for Pushkin

Rodolphe Baudin

RÉFÉRENCE

Alessandra TOSI, Waiting for Pushkin. Russian Fiction in the Reign of Alexander I (1801-1825). Amsterdam-New York : Rodopi, 2006, 429 p. (Studies in Slavic Literatureand Poetics, 15)

1 Reléguée au second plan de l’histoire littéraire par les études sur le développement de la poésie préromantique et romantique en Russie, la prose de fiction de l’époque d’Alexandre Ier reste largement ignorée. De rares études existent bien depuis quelques années, mais elles se concentrent majoritairement sur un aspect spécifique de la prose des années 1800-1810, tel le roman gothique par exemple, sans présenter un panorama complet de la production de l’époque. C’est donc une lacune de la bibliographie que l’ouvrage d’Alessandra Tosi vient aujourd’hui très heureusement combler.

2 Organisé en cinq parties, Russian Fiction in the Reign of Alexander I s’intéresse d’abord au contexte social et culturel du début du XIXe siècle. L’auteur y montre comment le libéralisme du jeune Alexandre profita au développement de la littérature dans les années 1800. Dans cette première partie est également rappelé l’impact de la campagne de 1812-1814 sur la culture russe, qui rapprocha la Russie de l’Europe, en atténuant son complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. L’époque est également le théâtre d’un développement rapide de l’édition, en même temps que s’affirme socialement l’image de l’écrivain, dont l’activité, valorisée par la culture des salons, gagne en respectabilité. Ce progrès, comme le note A. Tosi, a toutefois un prix : la limitation de la liberté de création imposée par le respect de la culture mondaine qui promeut la littérature. Parce qu’ils cherchent au cours du règne à s’émanciper de cette tutelle, les écrivains vont déplacer le milieu littéraire de l’espace des salons vers celui des cercles littéraires, nombreux à l’époque d’Alexandre, et qui sont au centre de la deuxième partie de l’ouvrage.

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3 Favorisant la professionnalisation du métier d’écrivain, ces sociétés stimulèrent le développement de la critique littéraire. Dans le domaine de la prose, les conceptions esthétiques du sentimentalisme imposées par Karamzin furent ainsi battues en brèche par une jeune génération de critiques comme Aleksandr Benickij ou Nikolaj Brusilov. À l’heure où la victoire de 1812 stimulait le patriotisme russe, la critique reprochait à Karamzin son allégeance au modèle linguistique français et son attention exclusive à l’intime, au détriment de la problématique nationale. Enfin, certains critiques condamnaient les excès des épigones de Karamzin, dont les œuvres outraient les caractéristiques du sentimentalisme. Cette remise en cause du modèle de la fiction sentimentaliste ne laissait aux prosateurs du début du XIXe siècle que deux voies possibles. Soit l’évitement, passant par la redécouverte et le développement des modèles proposés au XVIIIe siècle par la prose pré-karamzinienne, soit la revitalisation du modèle sentimentaliste via sa diversification ou son autocritique. C’est à la première voie qu’est consacrée la troisième section du livre d’A. Tosi.

4 Dans cette partie, l’auteur présente, à travers l’analyse de cinq œuvres spécifiques, les différents genres réactivés pour servir d’alternative au récit karamzinien. Il s’agit d’abord du récit oriental (vostočnaja povest´), présenté comme la variante russe du conte philosophique, et analysé à travers l’exemple du récit Na drugoj den´ (Le lendemain, 1809) d’Aleksandr Benickij. D’inspiration voltairienne, ce genre permit l’apparition d’un narrateur objectif, opposé au narrateur compatissant du sentimentalisme, et l’épurement du style par rejet des poétismes karamziniens. Un autre genre est le récit mondain (svetskaja povest´), illustré par Laure, œuvre en français publiée en 1819 par Zinaida Volkonskaja. Puisant dans le réalisme psychologique du XVIIIe siècle, ce récit oppose à la représentation sentimentaliste standardisée de la femme bonne épouse et bonne mère, une femme aliénée par ces deux états, et brosse un tableau de la bonne société d’une ironie sévère, annonçant Griboedov plus qu’il ne prolonge Karamzin. Le recueil Črezvyčajnye proisšestvija (Événements extraordinaires, 1809) d’Andrej Kropotov illustre une troisième alternative au sentimentalisme. Prolongeant la tradition picaresque du XVIIIe siècle en l’enrichissant de jeux métatextuels sterniens, cette œuvre délaisse le ton sérieux des épigones de Karamzin, en allant parfois jusqu’au grotesque. Identifié par A. Tosi comme une imitation d’un pamphlet de Sterne, Istorija o smurom kaftane (L’histoire du caftan brun), un des récits composant le recueil,apparaît ainsi comme une source possible du Manteau de Gogol´. Les deux derniers types de fiction opposés à la norme sentimentaliste, enfin, sont illustrés par le roman de mœurs d’Aleksandr Izmailov Evgenij, ili pagubnye sledstvija durnogo vospitanija i soobščestva (Eugène ou les conséquences désastreuses d’une mauvaise éducation et de mauvaises fréquentations, 1799-1801), et le récit de voyage de Savelij Fon Ferel´ts Putešestvie kritiki (Le Voyage d’un critique, 1818). Le premier introduit dans la prose fictionnelle le thème, emprunté à la comédie de mœurs et au journalisme du XVIIIe siècle, de la gallomanie, tandis que le second reprend en la prolongeant la critique radicale du servage inaugurée par Radiščev, en l’intégrant au modèle du récit épistolaire hérité des Lettres d’un voyageur russe.

5 À ces différentes tentatives pour contourner les codes du sentimentalisme s’opposèrent les efforts de divers auteurs pour les renouveler. Détaillés dans la quatrième partie, ces efforts montrent à quel point il est inexact de penser que le sentimentalisme aurait épuisé ses possibilités avec Karamzin. Rompant avec la représentation traditionnelle de la femme, illustrée entre autres par le récit de Marija Izvezkova Émilie (Emilija, 1806), le

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récit anonyme Russkaja amazonka (L’Amazone russe, 1809) en présente ainsi une vision renouvelée, où la femme, dans certaines circonstances historiques bien spécifiques, gagne la liberté de devenir maîtresse de son sort. Un autre moyen pour renouveler le sentimentalisme consista à recourir à l’auto-ironie, en suivant l’exemple même suggéré par la double dimension de l’œuvre de Sterne. C’est ce que fit Nikolaj Brusilov dans son court roman Bednyj Leandr (Le Pauvre Léandre, 1803), qui écorne le rapport superficiel à la littérature du monde des salons. Mis à la mode par Les Lettres d’un voyageur russe, le récit de voyage sentimental connut lui aussi un renouvellement de l’intérieur, par le recours à la parodie dans le cas de Moe putešestvie ili priključenie odnogo dnja (Mon voyage ou aventure d’un jour, 1803) du même Brusilov et du Čuvstvitel´noe putešestvie po Nevskomu prospektu (Voyage sentimental le long de la perspective Nevski, 1820) de Pavel Jakovlev, ou par une révision de l’équilibre entre sensibilité et description documentaire – au profit de cette dernière – dans le Putešestvie po Saksonii, Avstrii i Italii (Voyage en Saxe, Autriche et Italie, 1805) de Fedor Lubjanovskij.

6 La cinquième et dernière partie de l’ouvrage d’A. Tosi, enfin, porte sur la concurrence imposée à ces deux voies (anti-sentimentaliste et sentimentaliste renouvelée) par celle du préromantisme, importé d’Europe occidentale et marqué par son goût pour le passé. S’il apparaît dès le XVIIIe siècle en Russie, l’intérêt pour le passé et l’histoire n’y est encore qu’historicisme et ne peut pas être traduit en littérature par la langue du sentimentalisme. Ce n’est ainsi que sous Alexandre qu’il s’épanouit vraiment. Dans le champ de la prose de fiction, cet intérêt nouveau emprunte diverses formes, analysées par l’auteur. À côté du travail peu convaincant d’épigones de Karamzin comme Pëtr Kazotti, dont la vision du passé est prisonnière de la poétique de l’idylle, tranche celui de deux historiens écrivains à leurs heures, Nikolaj Arcybyšev et Gavril Gerakov, dont les connaissances scientifiques renouvelèrent le matériau littéraire. Un autre progrès est introduit par les récits inspirés de l’histoire récente des guerres napoléoniennes. Nevidimka, ili tainstvennaja ženščina (L’Invisible ou la femme mystérieuse, 1815), et L’Amazone russe, évoqué plus haut, surent donner à l’histoire un rôle dynamique dans leur intrigue. Enfin, l’intérêt pour l’histoire à l’époque d’Alexandre apparaît dans la mode du roman gothique, qui inspira Gnedič mais également Žukovskij. Plus connu pour sa poésie, notamment sa traduction de L’Iliade, le premier écrivit un roman historique, Don Korrado, auquel A. Tosi rend son importance historique et esthétique. Illustration du passage du récit de terreur au récit d’horreur, ce texte emprunte à Schiller et Milton leur fascination pour le surhomme démoniaque. Žukovskij, quant à lui, se révèle un parfait élève du roman gothique dans son récit Mar´ina rošča (Le Bois de Maria), mais aussi dans sa célèbre ballade Ljudmila. Comme le conclut l’auteur, le recours à la description de l’angoisse et de la peur éprouvées par les héros des fictions gothiques permit aux préromantiques de complexifier la psychologie simpliste des personnages sentimentalistes.

7 Alternant études précises d’œuvres souvent injustement méconnues et généralisations historiques, l’ouvrage fourmille d’idées originales, notamment grâce à son recours aux gender studies, sans oublier cependant de remplir son rôle de synthèse historique. D’une grande érudition, ainsi qu’en attestent les références nombreuses à la critique des années 1800-1810, Waiting for Pushkin est également remarquable par sa capacité à questionner les hiérarchies de l’histoire littéraire moderne, qui juge souvent hâtivement comme secondaires des textes pourtant intéressants. L’étude thématique et narratologique des œuvres menée par A. Tosi n’oublie jamais enfin de s’enrichir de remarques linguistiques, afin de montrer le lent processus menant au dépassement des

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limites thématico-génériques imposées à la littérature russe du début du XIXe siècle par la langue trop élégante de Karamzin.

8 Aussi ne pourra-t-on que regretter, au regard de toutes ces qualités, que l’ouvrage trahisse parfois un certain flou dans l’emploi des termes. Ainsi il semble difficile de qualifier Les Confessions de « sentimental novel of travel » (p. 268). Le livre de Rousseau n’est en effet ni un roman, ni un récit de voyage. De même, il paraît hasardeux d’introduire une équivalence parfaite entre conte philosophique et « vostočnaja povest´ » (p. 111). Tous les contes philosophiques ne furent pas orientaux. En attestent Micromégas ou L’Ingénu ! On regrettera surtout que le recours au terme trop large de « fiction », regroupant indistinctement récit, nouvelle et roman, empêche A. Tosi d’étudier les relations intra-génériques, notamment de hiérarchie, reliant ces diverses formes. On relève également quelques inexactitudes. Une scène de viol du Voyage d’un critique est ainsi présentée comme la première scène aussi crue de la littérature russe (p. 182). C’est oublier les scènes similaires du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, dont l’auteur souligne pourtant l’influence sur Fon Ferel´ts. « The policeman of Europe », ensuite, ne fut pas Alexandre Ier (p. 33), mais son frère Nicolas. Quant à Catherine II, elle ne succéda pas à Pierre II (p. 106), mais à Pierre III. Enfin, l’auteur du Voyage autour de ma chambre n’est pas François-Xavier de Maistre (p. 247), sénateur au parlement de Chambéry, mais son fils Xavier. En outre, on déplorera un grand nombre d’inexactitudes dans la transcription et parfois même la traduction du russe, et des fautes d’orthographe dans les mots français, ainsi que dans les titres russes de la bibliographie finale. Ces négligences sont d’autant plus regrettables que le livre d’A. Tosi, par l’originalité de son objet et l’intérêt de ses conclusions, est amené à devenir un ouvrage de référence. Souhaitons qu’une future réédition en débarrasse le texte, par ailleurs tout à fait passionnant.

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Z. I. Peregudova, « Ohranka »

Benjamin Guichard

RÉFÉRENCE

Z. I. PEREGUDOVA, « Ohranka » : vospominanija rukovoditelej političeskogo syska [« Ohranka » : mémoires des dirigeants de la police politique]. Moscou : Novoe literaturnoe obozrenie, 2004, 2 t., 512 et 600 p. (Rossija v memuarah)

1 Le nom de l’Okhrana évoque aussi bien la brutalité du régime tsariste qu’une galerie d’espions, d’agents doubles et de généraux d’opérette qui tiennent autant du mythe que de l’histoire. L’exploitation systématique des fonds de la police politique impériale conservés au GARF a donné lieu au cours des dernières années à des réévaluations du rôle, de la nature et du poids de cet auxiliaire du régime1. Zinaida I. Peregudova, conservatrice du célèbre fonds 102 qui rassemble les archives du Département de la police, administration qui se cache derrière le nom fantasmatique d’Okhrana, a beaucoup œuvré pour rendre ces documents disponibles aux chercheurs, mais aussi pour dissiper les fantasmes et les erreurs. Elle a notamment combattu les thèses faisant de Stalin un agent de l’Okhrana en s’appuyant sur des documents qu’elle jugeait falsifiés ou mal compris. L’histoire institutionnelle des organes de la police politique qu’elle a publiée en 2000 constitue désormais une introduction indispensable à tous les chercheurs susceptibles d’utiliser ces archives2.

2 Il est donc surprenant qu’une spécialiste des archives donne autant d’importance aux sources secondaires que constituent les mémoires des derniers responsables de la police politique tsariste. L’auteur ne précise pas la logique de son projet, mais on peut supposer qu’il répond à un double objectif. En choisissant de rassembler ces textes sous le titre accrocheur de Ohranka, elle propose ainsi au public de curieux une publication scientifique de qualité de textes qui peuvent concurrencer les ouvrages à sensation sur le sujet, que l’on trouve en grand nombre dans les librairies russes. Son deuxième objectif, qui transparaît dans le choix des textes, est de rendre facilement accessibles des textes publiés dans l’émigration, bien exploités par l’historiographie occidentale,

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mais moins souvent utilisés par les chercheurs russes. Z. I. Peregudova a ainsi omis les textes publiés en Russie soviétique dans les années 1920 et récemment réédités3.

3 La sélection des textes ne se limite cependant pas à une opportunité éditoriale. Un souci d’homogénéité et de complémentarité transparaît dans le choix de figures de premier plan qui ont occupé des postes de responsables de la sécurité dans les deux capitales après 1905 (Aleskandr Vasil´evič Gerasimov4, Pavel Pavlovič Zavarzin5, Aleksandr Pavlovič Martynov6), ou bien dirigé le Département de la police (Aleksandr Tihonovič Vasyl´ev, qui en fut le dernier directeur). La version originale de ce dernier témoignage ayant été perdue, le texte russe a été reconstitué à partir d’une édition américaine des années 19307.

4 La durée de la carrière de ces hommes (entre 18 et 28 ans), la diversité des postes qu’ils ont occupés dans des zones stratégiques de l’Empire (Varsovie, Odessa ou Kiev…), rendent leur témoignage intéressant pour éclairer l’histoire des mouvements révolutionnaires et terroristes à la fin du régime tsariste. La confrontation de ces textes est précieuse pour mettre en relief la diversité du recrutement et du déroulement de carrière des principaux agents de l’Okhrana. Si les quatre premiers témoins sont tous issus de la gendarmerie, corps de militaires rattaché au ministère de l’Intérieur, ils connaissent des parcours contrastés. A. P. Martynov et P. P. Zavarzin sont par exemple issus de familles nobles et occupent successivement de nombreux postes à travers l’Empire avant de développer des réseaux d’informateurs secrets dans les capitales. A. V. Gerasimov, à l’inverse, est un officier issu du rang qui connaît une carrière fulgurante au sein de la police politique grâce à ses liens avec Stolypin. Le profil d’A. T. Vasyl´ev est plus original puisque c’est un civil, issu de la magistrature, qui a occupé des fonctions de cadre à l’administration centrale. Son témoignage est cependant important, car il couvre les toutes dernières années de l’Empire. Il fut par ailleurs, après la révolution de 1905, l’un des principaux artisans de la rationalisation du système de renseignement des sections de l’Okhrana, notamment avec la mise en place d’une cartothèque centrale. Au-delà de ces parcours individuels, ces mémoires apportent un éclairage vivant sur le fonctionnement de l’institution. Le point le plus important est celui de l’emploi de collaborateurs secrets et la figure d’Azev est abondamment traitée dans différents témoignages. Il apparaît ainsi que l’emploi d’agents infiltrés était une question vivement débattue au sein de l’Okhrana et que les réseaux personnels et les choix individuels des chefs de la police jouaient un grand rôle dans les décisions. Ces témoignages écrits dans l’émigration sont toutefois marqués par un souci de justification, une certaine vanité, et peuvent sembler répétitifs. Cependant, la qualité de l’appareil critique proposé par Z. I. Peregudova rend cette édition précieuse. Sa brève introduction fournit les pistes essentielles pour se repérer dans le labyrinthe bureaucratique de la police tsariste et éclaire le lecteur sur sa réalité administrative et humaine, beaucoup plus modeste en hommes et en moyens que la légende ne l’accrédite, ainsi que sur la complexité de cette structure où civils et militaires sont constamment en concurrence. Un riche appareil de notes vient expliciter les allusions factuelles et, surtout, suggère des recoupements avec d’autres documents en n’hésitant pas à infirmer les affirmations des mémorialistes à l’aide de références archivistiques. Cette version des textes est désormais appelée à faire autorité et le lecteur occidental espère que d’autres témoignages de figures du Département de la police, moins connus et moins accessibles, pourront faire l’objet d’un même traitement.

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NOTES

1. Parmi de nombreux titres, deux synthèses récentes en langue anglaise méritent d’être signalées : Jonathan W. Daly, Autocracy under Siege : Security Police and Opposition in Russia 1866-1905 et The Watchful State : Security Police and Opposition in Russia 1906-1917, Evanston : Northern Illinois U.P., 1998 et 2004 ; voir aussi Iain Lauchlain, Russian Hide-and-Seek : the Tsarist Police in St. Petersburg 1906-1914, Helsinki : Finnish Literature Society, 2002. Voir le compte rendu de ce dernier livre par F.-X. Coquin dans les Cahiers du Monde russe, 45 (3-4), 2004, p. 652-656. 2. Z. I. Peregudova, Političeskij sysk Rossii 1880-1917, M. : ROSSPEN, 2000, 432 p. 3. V. F. Džunkovskij, Vospominanija, A. L. Lapina, éd., M. : Izd. imeni Sabašnykovyh, 1997 ; P. G. Kurlov, Gibel´ imperatorskoj Rossii, M. : Sovremennik, 1992 ; V. D. Novickij, Iz vospominanij žandarma, M. : Izd. Moskovskogo universiteta, 1991 ; A. I. Spirodovič, Zapiski žandarma, M. : Hudožestvennaja literatura, 1991. 4. A. V. Gerasimov, Na lezvii s terroristami, P. : YMCA Press, 1985 ; ces mémoires avaient été publiés en allemand et en français en 1934. 5. P. P. Zavarzin, Rabota tajnoj policii, P. : l’auteur, 1924 ; id., Žandarmy i revoljucionery, P. : l’auteur, 1930. 6. A. P. Martynov, Moja služba v otdel´nom korpuse žandarmov : vospominanija, Stanford : Stanford University Press, 1972. 7. A. T. Vassilyev, The Ochrana: the Russian Secret Police, Philadelphie : J. B. Lippincott, 1930.

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De la fin de l’Ancien Régime à la guerre civile

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Leopold H. Haimson, Russia’s Revolutionary Experience, 1905-1917

Jean-Paul Depretto

RÉFÉRENCE

Leopold H. HAIMSON, Russia’s Revolutionary Experience, 1905-1917. New York : Columbia University Press, 2005, 265 p.

1 La composition du dernier livre de Leopold H. Haimson, spécialiste reconnu du mouvement ouvrier russe qui a été à l’origine d’une véritable « école » aux États-Unis1, peut, à première vue, dérouter le lecteur. Il réunit en effet deux essais fort différents, précédés d’une introduction de David McDonald, et ne comporte pas à proprement parler de conclusion. Mais il serait trompeur de s’en tenir à cette impression.

2 Le premier essai porte sur « Lenin, Martov et la question du pouvoir » entre la révolution de 1905 et Octobre 1917. Il traite de « l’interaction entre l’armature conceptuelle fournie par les visions du monde de ces deux adversaires et la situation en rapide évolution » (introduction, p. XVII). Lenin et Martov fondaient leur action sur des conceptions foncièrement divergentes des moyens à employer pour réaliser leurs objectifs révolutionnaires. Leurs positions politiques, bien que caractérisées par leur souplesse, demeuraient fidèles aux leçons différentes que chacun d’eux avait tirées de l’expérience de 1905 quant au rôle du pouvoir politique dans la dynamique des processus révolutionnaires. L’aspect le plus novateur de cette étude concerne l’évolution de Martov entre les journées de juillet 1917 et la prise du pouvoir par Lenin. Grâce aux documents publiés dans les trois volumes de Men´ševiki v 1917 godu2,Leopold Haimson a pu établir que Martov avait pris un tournant dès le 3 juillet : la démission des ministres K.-D. signifiait à ses yeux que la bourgeoisie était passée dans le camp de la contre-révolution. Il se convertit alors à l’idée que le gouvernement de coalition devait être remplacé par un régime de « toute la démocratie », excluant la bourgeoisie

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et reposant sur le soutien du prolétariat industriel, de la petite bourgeoisie urbaine et des masses paysannes. Cette révision est d’autant plus remarquable qu’il avait jusqu’alors constamment insisté sur « l’ arriération » de la paysannerie. Pour lui, les désordres qui avaient éclaté spontanément pendant l’été dans la province de Tambov et les désertions de soldats montraient que les paysans de cette région et les déserteurs s’étaient libérés de l’influence de la bourgeoisie quant aux questions de la terre et de la paix. Si, le 24 octobre au soir, Lenin insiste sur la nécessité pour les bolcheviks de prendre le pouvoir à tout prix avant la réunion du deuxième congrès des soviets, c’est qu’il craint que les délégués n’hésitent et ne soient enclins à soutenir la formation d’un gouvernement de « toute la démocratie » ou « de tous les socialistes » prôné par Martov et ses alliés, cette solution risquant de trouver un large appui parmi les délégués, y compris les S.-R. de gauche, et même les bolcheviks.

3 Ce premier essai constitue incontestablement un travail de qualité : clarté de l’exposé, grande capacité de synthèse, remarquable connaissance des textes et des contextes.

4 Le spécialiste d’histoire ouvrière que je suis avoue cependant volontiers préférer le second, consacré à la reprise de l’agitation ouvrière en Russie après le massacre de la Léna qui – le 4 avril 1912 – fit, selon la commission d’investigation du sénateur Manuhin, 170 morts et 372 blessés parmi les ouvriers en grève de la Lena Goldfields Company. Cette hécatombe provoqua une vague de grèves spontanées de solidarité avec les victimes : au soir du 18 avril, la capitale comptait 100 000 grévistes ; la province, y compris Moscou, était aussi touchée. En revanche, ces événements tragiques ne provoquèrent pas une protestation publique de la classe cultivée comparable à celle qui avait suivi le « dimanche rouge » de janvier 1905 : la jeunesse étudiante constitue la seule exception majeure. À Moscou comme à Saint-Pétersbourg, les ouvriers se contentaient le plus souvent de mener leur action dans les usines et les quartiers industriels : contrairement à ce qui s’était passé en septembre et octobre 1905, ils ne voulaient pas franchir les barrières physiques et psychologiques qui les séparaient désormais de la société « censitaire ». Perquisitions et arrestations de suspects, mesures de sécurité permirent aux autorités d’empêcher les manifestations du 1er mai 1912 dans de nombreux centres industriels de province, mais cette politique n’eut pas le même succès partout : la capitale mise à part, les ouvriers furent bien plus de 100 000 à faire grève ce 1er mai, chiffre remarquable en regard de l’atonie de 1911. Mais nulle part le mouvement ne fut aussi large qu’à Saint-Pétersbourg, où presque toutes les grandes entreprises et nombre de petits ateliers et d’imprimeries firent grève. Une partie (minoritaire) des industriels de Moscou et de la capitale réagit en infligeant des amendes pour participation au 1er mai. Cette affirmation de l’autorité patronale contribua à déclencher une nouvelle vague de grèves en vue d’obtenir l’annulation de ces amendes. Cette vague toucha surtout Saint-Pétersbourg, la construction mécanique et le travail des métaux essentiellement. Ces grèves furent marquées par une nouvelle exigence : que les représentants élus des ouvriers participent au règlement des conflits du travail. Après les défaites subies par les grévistes au printemps et au début de l’été, défaites dues notamment à la répression, le nombre des débrayages, qui s’était fortement accru après le massacre de la Léna, diminua tout aussi nettement. Mais le début de l’automne connut une reprise des grèves et des manifestations plus offensives encore qu’auparavant.

5 Je n’ai fait ici que résumer schématiquement l’analyse très fouillée menée par Leopold Haimson en s’appuyant sur une riche palette de sources : lettres des correspondants de

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la presse ouvrière, articles de journaux des diverses tendances d’opinion, débats à la Douma, rapports du Département de police (très précieux), statistiques des grèves. Loin d’être facteur de myopie, cette analyse en profondeur de l’année 1912, remarquablement objective, permet à elle seule de tirer des conclusions générales fondées. Toutefois, quel que soit son intérêt, la connaissance du mouvement des grèves en cette année de reprise, après la dépression qui a suivi l’échec de la révolution de 1905, ne constitue pas un objectif en soi. Elle est plutôt un moyen de sonder les mentalités, s’il est permis d’employer un mot aujourd’hui passé de mode. Ce qui intéresse Leopold Haimson, c’est de mettre en évidence la naissance d’une identité collective, la « transformation des chaotiques masses laborieuses russes en une classe ouvrière […] », pour reprendre les termes employés en 1913 par un commentateur K.- D., Izgoev (cité p. 200). La police et les journaux ont souligné la puissance des sentiments de solidarité qui se sont exprimés après le massacre de la Léna ; comme l’écrivait un éditorialiste de Reč´ le 11 mai 1912, « […] les ouvriers sont déjà conscients d’eux-mêmes comme classe séparée et leurs actions prennent un caractère de classe nettement défini » (p. 170). À la veille de la guerre, le monde ouvrier russe manifestait une unité croissante, surtout dans les grands centres urbains, malgré les conflits de générations entre les jeunes de la ville et leurs aînés, et il était en opposition avec tout le système d’autorité. Les travailleurs manuels revendiquaient à la fois l’égalité avec la société « censitaire » et leur différence, d’où une certaine ambivalence : cohabitaient ainsi la volonté de se voir reconnus comme des êtres humains ayant les mêmes droits que les privilégiés et le sentiment d’être des ouvriers enfermés dans un conflit irrémédiable avec la bourgeoisie. Cette double insistance sur l’égalité et la séparation constitue un trait fondamental de la psychologie et du comportement des ouvriers : on le retrouve en 1917 dans les rapports des soviets avec le gouvernement provisoire. C’est dans cette analyse des mentalités que Léopold Haimson est le meilleur. Avec une rare finesse psychologique, il dépeint les valeurs morales des milieux ouvriers, l’importance des notions de dignité humaine et de respect, de honte aussi ; il montre le caractère central de l’exigence du vouvoiement par les supérieurs hiérarchiques, et d’abord par les contremaîtres, qui signifiait le refus d’être traités comme des esclaves. La lecture de ces pages donne le sentiment, rare, que l’auteur est parvenu à pénétrer « dans la tête » des gens ordinaires.

6 Il n’est pas possible d’évoquer tous les aspects de ce riche ouvrage, qui reprend et approfondit des thèmes déjà abordés par Leopold Haimson dans des travaux antérieurs. L’auteur, qui travaille depuis plus de cinquante ans sur la période finale de l’Empire et possède une connaissance hors pair de son sujet, a apporté une contribution de poids au débat sur les origines de 1917, en ne séparant jamais histoire sociale et histoire politique et en prêtant grande attention au langage des acteurs. Il estime que la modernisation condamnait le tsarisme à l’effondrement et s’oppose ainsi aux thèses des chercheurs libéraux, mais considère que le succès de Lenin n’avait rien de fatal. J’aurais cependant fortement envie de discuter les propositions épistémologiques exposées, implicitement, dans la « note sur les sources » qui figure en fin de volume, mais la place manque ici pour un débat sérieux. Qu’il suffise de dire que le livre de ce maître devrait être lu non seulement par tous les historiens de la Russie, mais aussi par tous ceux qui s’intéressent aux rapports entre les milieux populaires et la politique.

7 Un regret, pour terminer, qui s’adresse non à l’auteur, mais à l’éditeur : il n’est pas normal qu’une maison aussi prestigieuse laisse passer autant de fautes de frappe.

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NOTES

1. Voir son célèbre article « The Problem of Social Stability in Urban Russia », Slavic Review, 4, 1964 ; 1, 1965, qui a été à la source de nombreuses recherches. 2. Ziva Galili, Albert Nenarokov, Leopold H. Haimson, eds., Menševiki v 1917 godu, 3 vol., M., 1994-1997.

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John W. Steinberg, Bruce W. Menning, David Schimmelpenninck van der Oye, David Wolff, Shinji Yokote, eds., The Russo-Japanese War in Global Perspective

Dany Savelli

RÉFÉRENCE

John W. STEINBERG, Bruce W. MENNING, David SCHIMMELPENNINCK van der OYE, David WOLFF, Shinji YOKOTE, eds., The Russo-Japanese War in Global Perspective. World War Zero. Leiden–Boston : Brill, 2005, XXIII-671 p.

1 Coordonné par quatre historiens et un spécialiste en stratégie militaire, ce recueil, aboutissement de dix ans de préparation, envisage la guerre russo-japonaise de 1904-1905 sous ses aspects politiques, diplomatiques, militaires, économiques et culturels. Ce parti pris encyclopédique a nécessité la constitution d’un collectif international de chercheurs et la publication d’un nombre conséquent d’articles. Il n’a néanmoins pas remis en question l’adoption d’un plan respectueux de la chronologie, de fait assez traditionnel, pour ordonner les trente et une contributions. Le recueil est en effet divisé en quatre parties intitulées « Dans l’ombre de la guerre », « La guerre sur terre et sur mer », « L’arrière » et « L’impact ». Partant, la pluralité d’approches n’est guère mise en valeur et l’article introductif de quatre pages et demie s’avère trop bref pour pallier ce défaut.

2 Une présentation différente aurait notamment pu faire valoir les questions d’imagologie, dont relèvent peu ou prou six des sept chapitres de la troisième partie (P.

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Bushkovitch, « The Far East in the Eyes of the Russian Intelligentsia » ; N. Shimazu, « Love Thine Enemy: Japanese Perceptions of Russia » ; J. Ulak, « Battling Blocks: Representations of the War in Japanese Woodblock Art » ; R. Stites, « Russian Representations of the Japanese Enemy » ; T. Filippova, « Images of the Foe in the Russian Satirical Press » ; B. Scherr, « The War in the Russian Literary Imagination »). Ces contributions, qui ne sauraient prétendre à rendre compte de la vie à l’arrière, auraient gagné à être réunies, sous un titre parlant, avec d’autres études se situant au croisement de l’imagologie et de l’histoire ou traitant de la mémoire de la guerre : constitution au Japon du mythe des « boulets humains » ou soldats sacrifiés en vain lors d’attaques frontales suicidaires (Y. Matsusaka) ; prégnance, en Russie même, après 1905, du mythe du soldat japonais courageux et patriote (D. Wright) ; présentation ou mise en scène de la guerre dans les manuels d’histoire, romans et films soviétiques (D. Oleinikov) ; commémorations diverses auxquelles le conflit donna lieu au Japon avant 1945 (F. Dickinson). D’éventuelles évolutions dans la représentation de l’ennemi et, surtout, la richesse d’une approche comparative avec les deux guerres mondiales1 auraient ainsi pu apparaître. Alors que le titre du recueil sous-entend implicitement une telle démarche, il faut, sur cette question, se contenter d’une remarque sur l’implication de pays tiers, officiellement neutres, qui financèrent et armèrent les belligérants (p. XIV), et d’un rapide rappel, par l’un des maîtres d’œuvre du recueil, d’éléments qui, rétrospectivement, semblent autant de préfigurations funestes de 14-18 : d’une part, la myopie dramatique des dirigeants et états-majors, d’autre part, les capacités meurtrières démultipliées offertes par les innovations technologiques (J. Steinberg).

3 À l’heure où l’étude de la violence de guerre constitue un champ de réflexion important pour les historiens, on ne saurait assurément faire l’économie de « l’horrible guerre russo-japonaise », comme l’appela Witte, pour penser la barbarie au XXe siècle2, mais encore faudrait-il que les historiens ayant à cœur de souligner l’importance de 1904-1905 le rappellent à leur tour. Or, la seule comparaison réellement menée dans ce recueil renvoie à une guerre du XIXe siècle, la guerre de Crimée. Signe de la fécondité des approches comparatives, elle révèle d’ailleurs des analogies singulières et éloquentes dans la politique extérieure russe à un demi-siècle d’écart (D. Goldfrank).

4 Le rapprochement avec les deux conflits mondiaux s’avérerait d’autant plus fructueux que la guerre russo-japonaise fut aussi l’occasion d’une « rencontre » entre deux peuples attentifs, chacun, à se présenter en garant des valeurs occidentales. Ce souci d’apparaître en nation civilisée – souci quasi obsessionnel du côté japonais, révèle N. Shimazu dans sa précieuse étude sur le traitement réservé aux prisonniers russes – est sûrement un élément important qui distingue ce conflit des deux guerres mondiales, même si la différence avec le traitement réservé aux prisonniers chinois en indique les limites. Notons que cette dernière question n’est pas abordée dans ce recueil qui appréhende la guerre davantage du côté russe qu’asiatique ; espérons qu’elle le soit dans le second tome censé corriger ce que les éditeurs eux-mêmes tiennent pour un « déséquilibre » (p. XXIII). Et puisque nous évoquons ce volume à venir, espérons aussi qu’il permette de reprendre et parfaire l’index fort incomplet du premier.

5 On l’aura compris, l’agencement des articles et le titre accrocheur ne facilitent guère la tâche du recenseur. L’ensemble, cependant, est d’un intérêt indéniable et on ne peut que féliciter les éditeurs scientifiques de l’homogénéité atteinte dans la qualité des

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articles, qui, s’ils ne sont pas bons, sont tout simplement excellents. Dans l’impossibilité matérielle de rendre compte en détail d’un ouvrage si riche, nous nous contenterons de remarques cursives sur quelques-unes des contributions.

6 La question sous-jacente à la plupart des études historiques rassemblées dans la première et la deuxième parties est bien connue : à qui la faute ? Or, à être abordée dans une telle optique, la défaite russe a longtemps servi à excuser les uns et à accabler les autres – de ce point de vue, les mémoires de Witte fournissent un bon exemple de plaidoyer pro domo. Fort heureusement, les analyses proposées ici sont précises, érudites et nuancées. En présentant la politique extérieure russe en Extrême-Orient à la veille des hostilités, les historiens D. Schimmelpenninck, I. Nish et I. Lukoianov attestent d’une série de tensions internes et d’atermoiements, le tout couronné d’une indéniable arrogance nourrie de préjugés raciaux. Néanmoins, à leur lecture, il appert que les origines de cette guerre sont à rechercher dans la position de faiblesse de deux pays, la Corée et la Chine, faiblesse si considérable qu’elle n’a pu qu’encourager la confrontation de deux impérialismes, le russe et le japonais, eux-mêmes concurrents dans cette zone du monde. L’historique de la perception japonaise du grand voisin russe, que propose M. Auslin pour les XVIIIe et XIXe siècles, indique bien comment, peu à peu, cette confrontation s’est imposée comme inévitable.

7 La comparaison des forces en présence, notamment des deux flottes ennemies (N. Papastratigakis et D. Lieven ; P. Luntinen et B. Menning), tout comme le tableau d’une armée tsariste mal formée et mal équipée (O. Airapetov), mettent au jour bien des déficiences du côté russe, que soulignent encore le manque de coordination et les rivalités personnelles au sein du commandement. Ceux-ci sont cause notamment d’une mauvaise utilisation des informations fournies par le réseau de renseignements russe en Mandchourie (E. Sergeev, D. Wolff).

8 En revanche, dans le camp adverse, l’importante aide apportée à certains groupes révolutionnaires russes, polonais et finlandais montre des qualités d’organisation tout autres, même si, explique A. Kujala, cette aide ne joua pas une part décisive dans la victoire. Quant à la question « à qui la faute ? », elle est sûrement moins récurrente au Japon qu’en Russie…, et a fortiori dans le Japon vainqueur de 1905. Pourtant, à la lecture des détails du siège de Port-Arthur, il apparaît pertinent de la poser. Y. Matsusaka, qui fait part des sérieuses critiques dont le général Nogi fit l’objet au sein même de son état- major, révèle un envers de la victoire rien moins que glorieux, mais qui, mythifié, finit par renforcer les partisans d’un « Grand Empire japonais ». Pourtant, au sortir de la guerre, l’état exsangue du pays ne rendait pas si évidente la poursuite d’une politique de militarisation (J. C. Schencking).

9 La question du rapport complexe entre la guerre et la révolution de 1905 est envisagée dans un chapitre seulement, mais de façon argumentée et convaincante. J. Bushnell ne nie en rien que les causes de la révolution soient à rechercher dans la société russe elle- même, mais son étude des mutineries à l’arrière lui permet de relier la promulgation du Manifeste du 17 octobre au fait que cette armée mal encadrée (les officiers étant au front) n’a pu manquer d’apparaître comme inefficace à réprimer les troubles, voire comme menaçante pour le régime.

10 L’échec en Extrême-Orient comme le choc de la révolution incitèrent Stolypin à adopter une politique extérieure particulièrement précautionneuse, notamment à l’égard des Balkans. Pour de multiples raisons, exposées avec clarté par D. McDonald, cette politique ne fut cependant pas suivie après son assassinat.

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11 Les conséquences financières de la guerre sont abordées à travers la crise économique russe de la fin 1905 (B. Ananich) et à travers l’emprunt japonais contracté auprès des États-Unis qui explique aussi bien l’émergence de Wall Street comme haut lieu de la finance internationale que les conditions imposées au Japon à Portsmouth (E. Miller). Une étude précise d’ailleurs le rôle-clé joué par les États-Unis, soucieux de leur hégémonie dans la zone du Pacifique, lors de la signature du traité de paix (N. Saul).

12 Le retentissement, dans les pays colonisés ou sous tutelle européenne, de la victoire d’un « peuple de couleur » sur un « peuple blanc » est débattu dans deux chapitres. Si S. Marks révèle l’importante couverture médiatique dont a bénéficié l’événement et son impact sur les revendications nationalistes en Égypte et en Inde, c’est à tort qu’on en déduirait que la victoire japonaise souleva une immense vague d’espoir en Asie du Sud-Est. P. Rodell bat en brèche cette idée en se livrant à un substantiel passage en revue des différents pays de la région, notamment de l’Indochine française.

13 Terminons en espérant que l’habituelle politique de prix de la maison Brill (dans le cas présent 152 € pour ce volume, 165 € pour le second) ne dissuade chercheurs et bibliothèques d’acquérir un recueil important sur l’événement considérable qui, en Extrême-Orient, ouvrit le XXe siècle.

NOTES

1. Comme exemple de ce type d’études, voir notamment S. Audoin-Rousseau, A. Becker, C. Ingrao, H. Rousso, éds., La violence de guerre 1914-1945. Approches comparées des deux conflits mondiaux, Bruxelles : Complexe ; P. : IHTP CNRS, 2002, 348 p. 2. Pour une réflexion sur la barbarie au XXe siècle prenant en compte la guerre russo-japonaise de 1904-1905, voir Colette Delpech, L’ensauvagement. Le retour de la barbarie, P. : Grasset, 2005, 366 p.

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Peter Gatrell, Russia’s First World War

Alexandre Sumpf

RÉFÉRENCE

Peter GATRELL, Russia’s First World War. A Social and Economic History. Londres : Pearson Longman, 2005, 318 p.

1 Les années 1914 à 1917 constituent une période de l’histoire russe bien moins connue que la fin de l’Empire tsariste ou les révolutions de 1917. La « grande lueur à l’Est » de 1917 a en effet rejeté dans l’ombre la participation russe au conflit mondial. Les bolcheviks, finalement victorieux en 1921, ont fait pour leur part un intense effort de réécriture de l’histoire récente. La guerre civile, rapidement élevée au rang de mythe fondateur par la propagande soviétique, a relégué la « guerre impérialiste » au rang de simple « catalyseur de l’histoire ».

2 L’ancien ouvrage de référence sur la Russie dans la guerre (A. K. Wildman1) traitait plus particulièrement de l’armée tsariste dans ses derniers mois d’existence. Datant des années 1980, ce travail n’a pu bénéficier d’un accès totalement libre aux archives soviétiques. En revanche, tirant parti de l’ouverture des archives aux chercheurs, des études récentes2 ont partiellement comblé une lacune historiographique frappante au regard des progrès spectaculaires accomplis en ce qui concerne le front occidental de la Grande Guerre. Certaines (Holquist, Sanborn) proposent une relecture féconde du conflit sur le plus long terme, d’autres (Gatrell, Rachamimov, Lohr) se focalisent avec fruit sur des objets plus circonscrits, propres à la Première Guerre mondiale.

3 Peter Gatrell est un spécialiste d’histoire économique qui a longuement étudié les déplacements forcés de populations sur les marges européennes de la Russie, dans le deuxième quart du XXe siècle. L’historien britannique est le premier à avoir tenté de produire une histoire globale de la Première Guerre mondiale en Russie, stricto sensu. Dans ce cadre chronologique étroit, son dernier ouvrage présente une synthèse des documents d’époque (brochures et archives) et des acquis récents de l’historiographie.

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Chacun des onze chapitres, introduction et conclusion sont suivis d’orientations bibliographiques qui renvoient à l’utile nomenclature de fin de volume, munie d’un index très complet. L’auteur propose ainsi à un public qui excède le cadre universitaire un outil de travail indispensable pour appréhender une réalité historique fort complexe.

4 Gatrell a adopté une progression chronologique et thématique à la fois : trois chapitres plutôt factuels (I, IV et IX) viennent rythmer une approche d’abord sociologique (ch. II et III), puis économique (ch. V-VII), et enfin plus « culturelle » (ch. VIII). Les chapitres terminaux mêlent des réflexions d’ordre démographique, géographique, économique et culturel. Ils portent sur les événements de l’année 1917 (ch. IX) et le déclenchement de la guerre civile au début de 1918 (ch. X). Un « tour d’horizon » de cette Grande Guerre à la russe (ch. XI) et la « perspective comparative » ébauchée en guise d’ouverture, ponctuent cet ouvrage – relativement court pour l’objet qu’il s’est donné, notons-le.

5 L’apport de Gatrell à notre connaissance de la Grande Guerre, « prise pour elle-même », sans l’horizon de 1917, n’en est pas moins conséquent, livrant des clefs pour comprendre l’échec d’un pouvoir tsariste mis à l’épreuve par la guerre. La première partie brosse ainsi un tableau éclairant des trois pôles constitutifs de la société russe d’Ancien Régime : « élite lettrée », « peuple » et « pouvoir » (monarchie, gouvernement et armée). Dans le chapitre II, la typologie de l’élite indique l’existence d’un fossé avec l’État tsariste, fossé reconfiguré par l’entrée dans le conflit mondial. Si les propriétaires fonciers et la bourgeoisie commerçante restent peu actifs, une masse d’experts issus du Zemstvo s’investit alors pleinement dans la gestion du pays. Ces derniers soutiennent la mobilisation nationale décrétée par le tsar, mais construisent aussi peu à peu une légitimité qui finit par concurrencer celle de la monarchie. Or, comme l’auteur le montre dans le chapitre IV, en dépit de l’importante propagande patriotique et religieuse lancée au début de la guerre, la popularité de la famille impériale s’effrite rapidement – surtout à partir du moment où Nicolas II décide de prendre personnellement la tête de l’armée. La démonstration, si elle n’est pas nouvelle, est ici bien résumée.

6 En revanche, les pages consacrées aux soldats, aux ouvriers et à la paysannerie (ch. III) sont trop évasives et pèchent par le manque de discussion des sources d’époque. Le terme « social », bien qu’annoncé dans le titre, est un leurre : Gatrell opte parfois pour un angle sociologique, mais il ne propose nullement une histoire « par en bas », qui donnerait par exemple la parole à tous les acteurs sociaux de la Russie de l’époque.

7 L’auteur se montre plus incisif lorsqu’il analyse l’organisation de l’effort de guerre économique de la Russie tsariste. Dans cette seconde partie, l’étude détaillée de la mobilisation de l’industrie (ch. V), du financement de la guerre (ch. VI) et de la question cruciale de l’approvisionnement du front et de l’arrière (ch. VII) permet de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre dans différents milieux : patronal et ouvrier, financier et étatique, paysan et administratif. Il faut ainsi porter au crédit des industriels russes, confrontés à la passivité de l’État, l’effort de restructuration des outils de production ou de réorientation de l’investissement vers les branches clefs (chimie). Mais la productivité ne décolle pas, les goulets d’étranglement se multiplient, les défaites militaires accentuent les dysfonctionnements d’une industrie nettement inférieure à celle de l’adversaire allemand.

8 Or la guerre coûte très cher ; l’endettement de l’État tsariste sur le plan national et international atteint des records, tout comme l’inflation et la dévaluation du rouble.

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L’échec du gouvernement apparaît ici dans toute son étendue : pas plus l’imposition que les emprunts n’apportent de solution durable ; la population souffre terriblement et n’accorde plus sa confiance aux dirigeants. De fait, la question alimentaire met à l’épreuve le noyau fragilisé de l’économie – l’agriculture. Plus que les conditions naturelles, c’est l’incurie des hommes qui conduit la Russie au bord du gouffre : en dépit de la création de structures de contrôle idoines, les bras et la force animale manquent, les récoltes sont mal redistribuées, les soldats du front sous-alimentés, les villes meurent de faim…

9 Dans des conditions qui se dégradent, l’unité nationale laborieusement créée autour de la famille impériale, grâce à l’action de l’Église et à la force intégratrice de l’armée, se dissout irrémédiablement. Les capacités de synthèse de Gatrell donnent dans ce huitième chapitre leur pleine mesure. Les ouvrages de E. Lohr sur le nationalisme russe anti-allemand et antisémite, de J. Sanborn sur l’armée en Russie, de A. Rachamimov sur les prisonniers de guerre (austro-hongrois) et de Gatrell lui- même sur les réfugiés, sont autant de pierres d’angle mises à contribution pour offrir le meilleur passage de l’ouvrage. Preuve est ici faite que c’est bien sous le tsarisme, lors de l’épisode matriciel de la Grande Guerre, que se sont révélées et imposées comme critère d’action gouvernementale de lourdes tendances à l’exclusion, la répression, la violence généralisée. Le renversement de la monarchie par la révolution de Février (ch. IX) contribue indéniablement à la démocratisation de la société russe, mais s’inscrit surtout dans un même horizon de « brutalisation ». L’économique et le social occupent désormais le champ politique, qui dérive rapidement vers la radicalisation des positions et des propositions.

10 Gatrell, jaugeant à cette aune l’événement « Octobre », conclut (ch. X ) : la révolution bolchevique n’a résolu aucun problème de fond de la Russie. La question agraire reste en suspens, la guerre continue, les ouvriers poursuivent la grève, la démocratie recule. La brutale cessation du soutien allié à la Russie entraîne une aggravation de la crise économique et sociale. Mais elle favorise aussi le renforcement par les bolcheviks des politiques de contrôle, de mobilisation ou d’exclusion héritées des gouvernements tsariste et provisoire. Dans ce domaine, l’originalité bolchevique résiderait dans la foi absolue en une idéologie qui prône une ingénierie sociale radicale. La militarisation du vocabulaire témoigne là de l’irruption de la violence de la guerre au cœur du politique.

11 Le chapitre XI et la conclusion offrent un point de comparaison avec les autres nations belligérantes et achèvent l’intégration de l’histoire de la Russie en guerre à celle de la Première Guerre mondiale. Plus généralement, Gatrell insiste ici sur les convergences qui ont en partie guidé son étude. Selon lui, la différence essentielle se situerait dans l’apparition d’un nouveau système politique qui renverse l’ordre ancien, alors que les autres États européens se maintiennent et poursuivent la guerre grâce à des concessions, d’ordre plus social que politique en fait.

12 On peut regretter que Gatrell n’ait pas cherché à pousser plus avant dans cette voie. L’historien britannique a certes renouvelé l’approche de la Grande Guerre en Russie par le traitement de la période 1914-1917 sans horizon téléologique. Mais que de questions demeurent encore abordées avec réticence ou même ignorées ! L’auteur était en mesure d’apporter des éléments probants pour alimenter le débat en cours autour de la notion de « consentement », par exemple. Une étude de la « culture de guerre » où rumeurs et propagande se mêlent étroitement donnerait plus de force à la comparaison esquissée entre front, garnisons et arrière. Une analyse de la multiplication des groupes

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informels, civils ou militaires, qui se substituent aux corps constitués comme cadres de l’action individuelle et collective, permettrait de questionner plus profondément la nature violente de l’exercice du pouvoir en Russie.

13 On touche là à la limite d’un ouvrage plus synthétique qu’analytique qui, refusant a priori d’envisager l’inscription de la Grande Guerre dans un contexte plus large, se prive ainsi d’un choix d’interprétation. Entamer l’étude en 1914 et l’étendre jusqu’en 1921 – programme déjà intelligemment rempli par Holquist –, voire même étudier une période qui irait de 1905 (date à la fois militaire et révolutionnaire) à 1924, aurait sans doute permis à Gatrell de mieux faire comprendre les implications de la Première Guerre mondiale pour la Russie.

NOTES

1. Allan K. Wildman, The End of the Russian Army, Princeton : Princeton University Press, t. 1, 1980, t. 2, 1987. 2. Peter Gatrell, A Whole Empire Walking. Refugees in Russia During World War I, Bloomington : Indiana University Press, 1999 ; Peter Holquist, Making War, Forging Revolution. Russia’s Continuum of Crisis, 1914-1921, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2002 ; Alon Rachamimov, Prisoners of War and the Great War. Captivity on the Eastern Front, Oxford-New York : Berg, 2002 ; Joshua Sanborn, Drafting the Russian Nation. Military Conscription, Total War and Mass Politics : 1905-1925, De Kalb : Northern Illinois University Press, 2003 ; Eric Lohr, Nationalizing the Russian Empire. The Campaign against Enemy Aliens during World War I, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2003. Sur un thème proche : Jamie Cockfield, With Snow on Their Boots : The Tragic Odyssey of the Russian Expeditionary Force in France during World War I, New York : St. Martin’s Press, 1998. C’est le cas également en Russie : A. Kručinin, éd., Pervaja mirovaja vojna i učastie v nej Rossii (1914-1918), M., 1997 ; I. V. Narskij, O. Ju. Nikonova, éds., Čelovek i vojna : Vojna kak javlenie kul´tury, M. : AIRO-XX, 2001 ; O. S. Poršneva, Krest´jane, rabočie i soldaty Rossii nakanune i v gody Pervoj Mirovoj Vojny, M. : ROSSPEN, 2004.

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Reinhard Nachtigal, Kriegsgefangenschaft an der Ostfront 1914 bis 1918

Christian Ingrao

RÉFÉRENCE

Reinhard NACHTIGAL, Kriegsgefangenschaft an der Ostfront 1914 bis 1918. Francfort- sur-le-Main : Peter Lang, 2005, 162 p.

1 L’ouvrage présenté ici a été élaboré dans le cadre d’une thèse de doctorat que l’auteur prépare à l’heure actuelle. Dans tous les travaux soutenus à l’Université allemande, l’« état de la question » constitue une étape obligée, parfois extrêmement riche, et il semble que ce soit précisément cette section de la thèse de Reinhard Nachtigal qui soit ici proposée par Peter Lang Verlag.

2 Ce petit ouvrage est conçu comme un tour d’horizon historiographique des publications sur les prisonniers de guerre à l’Est durant la Grande Guerre. Après une brève introduction où il rappelle que la question des prisonniers de guerre, suite aux affrontements russo-turcs du Caucase, fait encore partie des terrae incognitae de la recherche sur la Première Guerre mondiale, l’auteur opère en deux temps : il commence par passer en revue la problématique générale de la captivité de guerre sur le front oriental, pour détailler dans un second ensemble les différents belligérants. La première partie aborde ainsi les publications traitant des effectifs des prisonniers de guerre, élément essentiel concernant le front de l’Est. Jamais, en effet, de telles nuées de prisonniers ne tombèrent entre les mains de puissances belligérantes : rappelons que 5 millions d’hommes se retrouvèrent en captivité en Allemagne, dont plus de 70 % venaient du front de l’Est ! Ce sont quelque 3,4 millions de recrues russes qui furent faites prisonnières, tandis que 2,4 millions de soldats des puissances centrales tombèrent aux mains des armées du tsar.

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3 Nacthingal traite ensuite en détail de la capture des prisonniers, en en étudiant les rythmes et les modalités, et observe un fort contraste avec le front de l’Ouest. Si la guerre de position a marqué les combats à l’Ouest, le front de l’Est fut caractérisé par une guerre de mouvement qui favorisa la saisie de dizaines de milliers de soldats lors des offensives. Néanmoins, ceci n’explique à ses yeux que partiellement cette différence, les distances et l’étirement des lignes de front lui paraissant des facteurs encore plus importants.

4 Puis on passe au thème de l’exploitation des prisonniers de guerre. L’auteur se montre très sévère à l’égard de l’historiographie allemande récente qui néglige complètement la dimension économique de la question. S’appuyant sur des recherches en langue russe et sur des travaux d’histoire locale allemande, il montre que l’affectation des prisonniers de guerre russes dans le secteur de la Ruhr reposa sur un argumentaire quantitatif et non sur la qualification de la main-d’œuvre. Nachtigal évoque plusieurs publications portant sur les camps de prisonniers en Saxe et en Bavière et note au passage que le cas austro-hongrois est encore moins bien connu, tout comme le traitement par les Russes des prisonniers de guerre allemands et austro-hongrois.

5 S’agissant de la maltraitance et des pratiques en contravention avec la Convention de La Haye, l’auteur souligne la différence d’approche entre l’Allemagne et la Russie. Pour l’Allemagne, l’intérêt politique résidait en un respect scrupuleux de cette convention et en un traitement correct des prisonniers de guerre. Pour les Russes, dès lors qu’un revers militaire affaiblissait la position de l’armée du tsar, les conditions de détention de certaines catégories ethniques, voire de l’ensemble des prisonniers, subissaient une aggravation constante. La description des mauvais traitements souligne la quantité de travail exigé et sa pénibilité, mais évoque aussi les exécutions, voire la décimation, de contingents de prisonniers. Mais ce point reste à approfondir.

6 On passe ensuite à la politique religieuse et à la propagande des belligérants à l’égard des minorités ethniques et religieuses. Nachtigal étudie tour à tour les publications traitant des prisonniers musulmans, notamment du million de musulmans ayant servi dans les armées tsaristes, parmi lesquels quelque 16 000 furent enfermés dans deux camps de prisonniers et soumis à un traitement spécial. Fut ainsi créée une Centrale d’information pour l’Orient, chargée de coordonner l’effort de propagande et la politique de traitement des prisonniers musulmans. La décision de respecter particulièrement croyances, pratiques religieuses, rituels funéraires et conditions spécifiques de travail des détenus musulmans fut la pierre de touche de cette politique, menée cependant sans rapport avec la « guerre des mots » que se livraient Empires centraux et forces de l’Entente à l’Ouest. Cette politique n’eut qu’un temps, néanmoins : à partir de 1917, le changement de conjoncture à l’Est lui imprima un fort ralentissement, et elle fut par ailleurs mise en échec par l’existence simultanée de programmes d’études raciales fondées sur de nombreux clichés d’anthropologues, dont l’utilisation publique, envisagée un temps pour la propagande, ne fut en définitive pas retenue. Malgré sa médiatisation très limitée, cette pratique reflète l’ébauche d’une lecture ethnicisante de la figure de l’ennemi. Un second axe concerne la politique de propagande qui fut menée en direction des Ukrainiens et des Polonais. Si la recherche s’est essentiellement intéressée au cas de la politique allemande, il semblerait que ce soit lié à une réticence de l’Autriche-Hongrie à exploiter le ressort national auquel ses propres troupes eussent été elles aussi sensibles, plutôt qu’à l’habituelle dissymétrie de l’état de la recherche. L’Allemagne entretenait, dès avant la guerre, des liens –

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essentiellement économiques – avec le mouvement national ukrainien. L’historiographie tend à suggérer que cette politique se serait appuyée sur des liens anciens ; mais si celle-ci perdura toute la guerre, les auteurs cités par Nachtigal s’accordent sur le faible succès qu’elle rencontra. Dans ce domaine aussi, cependant, l’auteur ne peut que constater la quasi-inexistence de travaux portant sur la politique russe à l’égard des minorités ethniques issues de la Double Monarchie danubienne.

7 D’autres thématiques sont ensuite passées en revue plus rapidement. Elles portent notamment sur des travaux concernant la presse carcérale, les journaux de prisonniers, et enfin le problème du ravitaillement (c’est-à-dire le fondement des conditions de détention). Cette dernière question met en lumière la dégradation considérable des conditions de vie des prisonniers chez tous les belligérants à cause de la détérioration générale de l’économie. Populations civiles et prisonniers de guerre en vinrent parfois à souffrir de la faim, et la mortalité augmenta de façon notable. D’ailleurs, l’analyse des logiques concurrentielles des secteurs économiques dans l’affectation des ressources conduit Nachtigal à souligner qu’il serait intéressant d’étudier les continuités entre la pratique du Reich durant la Grande Guerre et celle du Troisième Reich, qui conduisit à la mise à mort – notamment par famine – de quelque 5 millions de prisonniers soviétiques. Sans trop s’avancer sur la réponse, il semble en effet opératoire de s’intéresser aux choix logistiques opérés par le Reich.

8 Tout en apportant des éléments extrêmement stimulants, l’ouvrage de Reinhard Nachtigal constitue cependant davantage un inventaire des axes de recherche à développer qu’une véritable synthèse du sujet traité : les lacunes sont nombreuses, la bibliographie disparate. À l’évidence, cette histoire-là reste encore à écrire. C’est sans doute ce que l’auteur se propose de faire dans sa thèse.

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Žanna Kormina, Provody v armiju v poreformennoj Rossii

Françoise Daucé

RÉFÉRENCE

Žanna KORMINA, Provody v armiju v poreformennoj Rossii. Opyt etnografičeskogo analiza [Les rites d’incorporation dans l’armée en Russie après les réformes d’Alexandre II. Essai d’analyse ethnographique]. Moscou : Novoe literaturnoe obozrenie, 2005, 375 p.

1 Cet ouvrage de Žanna Kormina, jeune ethnologue de Saint-Pétersbourg, correspond à la publication de sa thèse de doctorat, dirigée par A. K. Bajburin et soutenue à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg en 2000. L’auteur y analyse l’évolution des rites d’incorporation des jeunes conscrits dans l’armée de la fin du XIXe siècle à nos jours. Ces rites s’inscrivent dans un contexte sociohistorique et juridique donné. À partir de 1854, les jeunes sont recrutés dans l’armée à l’âge de 21 ans et la conscription a lieu par tirage au sort pour un service de 20 ans. En 1874, le service militaire universel et obligatoire est instauré et la durée du service passe de 20 à 6 ans. Après la révolution de 1917, les bolcheviks réservent le service militaire aux camarades les plus fiables politiquement jusqu’à l’adoption en 1939 d’une loi rendant le service militaire obligatoire pour tous les citoyens mâles. À la différence de la naissance, du mariage ou de la mort, l’incorporation au service militaire n’est pas liée à une étape « naturelle » de la vie. Cette spécificité explique la modestie des travaux ethnographiques sur ce thème. L’ouvrage de Ž. Kormina vient donc combler utilement une lacune et révèle à la fois la richesse des rites d’incorporation dans l’armée et leur sémiotique. Se concentrant sur l’analyse des pratiques paysannes et populaires dans la province russe et négligeant volontairement les pratiques urbaines, elle parvient à mettre en évidence l’évolution, tout au long de la période étudiée, du rapport de la population à l’armée et, partant, de sa relation à l’État.

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2 La première partie de l’ouvrage présente longuement les sources utilisées. Pour le dernier quart du XIXe siècle, l’auteur a consulté les comptes rendus des missions ethnographiques conduites dans la province russe, les recueils de chansons et de couplets folkloriques (častuški). Elle a aussi étudié les lettres de parents à leur fils conscrit ainsi que les lettres de plainte des paysans contre les exactions commises par les futures recrues. Ž. Kormina souligne le caractère lacunaire de ses sources pour la période allant de la fin des années 1920 aux années 1950. Les missions ethnographiques dans les campagnes s’interrompent alors et la presse soviétique constitue la seule source disponible. Pour la période la plus récente, l’auteur a mené des entretiens avec des hommes partis au service militaire dans les années 1950 et 1960. Les témoignages ainsi recueillis sont maniés avec précaution, l’auteur ayant conscience des reconstitutions a posteriori et des choix mémoriels effectués par ses interlocuteurs.

3 La deuxième partie s’intéresse aux rituels qui précèdent et accompagnent l’incorporation des jeunes gens dans l’armée. Durant la période, souvent longue de plusieurs mois, qui se situe avant le service militaire, le futur conscrit change de comportement et tient un rôle social nouveau. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le jeune vit alors une période qui prépare sa sortie de la communauté et où tout lui est permis. Sa charge de travail est réduite, ses comportements asociaux (chansons obscènes, consommation d’alcool, bris de fenêtres…) sont tolérés, voire encouragés, par ses parents, tandis que les villageois s’en accommodent tant bien que mal. Il est frappant de constater que le jeune répond alors à l’appellation traditionnelle de restovoj, terme construit sur la racine de arestant qui suggère un parallèle entre le monde de l’armée et celui de la prison. La débauche des futurs conscrits est considérée comme nécessaire et le terme de huliganstvo, apparu au début du xxe siècle en Russie, lui est souvent appliqué. Les rituels se complexifient avec l’approche du départ. Des pratiques superstitieuses s’ajoutent aux bénédictions religieuses pour favoriser le sort du soldat à l’armée. Cette partie de l’ouvrage contient une description minutieuse des différents uages rituels.

4 Dans la troisième section, l’auteur compare la période 1890-1910 avec les années 1950-1960 pour mettre en lumière et mesurer les évolutions du rapport à l’armée. Elle s’intéresse d’abord aux insoumis et à leurs tactiques pour échapper à la conscription. Pour la première période étudiée, les sources ethnographiques mentionnent explicitement le refus de servir chez les paysans. Des mutilations volontaires sont mentionnées dans les sources de la fin du XIXe siècle ainsi que des interventions de « spécialistes » permettant d’obtenir des exemptions (par injection de paraffine sous la peau, par exemple, pour simuler une maladie). Les fonctionnaires des bureaux de recrutement sont dénoncés et caricaturés. Les rites de départ à l’armée empruntent beaucoup aux rites funéraires. La mobilisation générale pour la guerre de 1914 constitue une première rupture, mais le sentiment d’un devoir patriotique à l’égard de l’État n’apparaît que plus tard. Le pouvoir soviétique s’efforce de l’encourager en s’opposant aux anciennes pratiques. Le terme de rekrut (recrue) est remplacé par celui de prizyvnik (appelé). La débauche et l’alcoolisme des futurs soldats sont fermement dénoncés. Mais l’auteur souligne que ce n’est pas tant la propagande d’État que les conditions socioéconomiques qui transforment alors le rapport à l’armée. À partir de la fin des années 1920, la collectivisation, la famine et le faible prestige social de l’agriculture incitent les jeunes à quitter le village à tout prix et à rejoindre l’armée. Certains d’entre eux dissimulent alors une maladie pour pouvoir partir. Ce basculement

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de l’attitude à l’égard de l’armée est crucial, mais malheureusement l’auteur, reconnaissant manquer de sources pour l’illustrer et l’expliquer, passe directement aux années qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Le folklore qui entoure l’armée change alors radicalement. Les chansons populaires révèlent que l’idée de patriotisme et de loyauté envers l’État s’est fortement diffusée parmi les jeunes conscrits soviétiques. À l’inverse, l’identité villageoise s’affaiblit, ce qui est particulièrement net à partir des années 1960.

5 La quatrième partie s’intéresse à l’incorporation dans l’armée dans les sociétés « post- traditionnelles ». Quoique l’affaiblissement des rites d’accompagnement soit notable, ceux-ci perdurent cependant jusqu’à nos jours. Avant le départ, le jeune conscrit abandonne ses activités habituelles et part en bande saluer ses proches et arroser son départ. Certes, cette période de débauche est moins longue qu’au XIXe siècle, mais elle demeure. Dès la seconde moitié du XXe siècle, ces rites empruntent au mariage plus qu’aux funérailles. Depuis la disparition de l’URSS, cependant, dans les villes comme dans les campagnes, le refus de partir à l’armée se répand. Mais l’auteur y voit surtout la diffusion de clichés qui ne reflètent pas les convictions réelles des jeunes. En ethnographe, elle réduit la dedovščina à des pratiques rituelles d’initiation, ce qui semble légitimer leur existence et faire de l’armée une « école de la vie ».

6 Bien que l’ouvrage de Ž. Kormina constitue un apport réel à la connaissance de la vie dans les campagnes au XIXe et XXe siècles et au rapport des paysans à l’armée et à l’État, l’approche adoptée, résolument ethnographique, semble négliger des réalités sociales et politiques plus larges. Certes, l’auteur connaît ses classiques. Citant Eugène Weber, elle rappelle que les innovations institutionnelles, mais aussi sociales (la scolarisation, les migrations professionnelles), industrielles (comme l’invention du chemin de fer) vont transformer la culture paysanne et son rapport à l’État. Mais elle s’en tient à ce constat, formulé dans le contexte français, et ne s’engage pas dans une analyse approfondie de l’environnement économique et social russe. Pour l’historien, la construction même de l’ouvrage, centrée sur les pratiques, pourra donc sembler frustrante. Les rites rapportés ne sont pas vraiment situés historiquement. Le contexte institutionnel et social reste peu traité. Ainsi le rôle de l’Église, qui apparaît au détour de prières ou de cérémonies liées au départ du conscrit, n’est pas analysé en tant que tel. De plus, préoccupée par une description minutieuse des rituels liés à l’armée, l’auteur s’attarde longuement sur la fin du XIXe siècle, mais traite assez rapidement l’époque soviétique et postsoviétique. Ses thèses concernant la période récente, bien que séduisantes, sont alors moins étayées. Toutefois, Ž. Kormina montre de façon convaincante qu’à la fin du XIXe siècle, le sentiment d’appartenance communautaire dans le cadre du village était plus fort que le sentiment du devoir citoyen. Cette situation change progressivement au début du XXe siècle, puis à la période soviétique. La transformation des rites d’incorporation des jeunes dans l’armée montre l’identification progressive des paysans à l’État. Cet ouvrage apporte donc une contribution intéressante à la naissance du sentiment patriotique en Russie, en rupture avec l’attachement à la communauté rurale (obščina).

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Hyacinthe Destivelle, Le concile de Moscou (1917-1918)

Jutta SCHERRER

RÉFÉRENCE

Hyacinthe DESTIVELLE, Le concile de Moscou (1917-1918). La création des institutions conciliaires de l’Église orthodoxe russe. Paris : Les Éditions du Cerf, 2006, 505 p.

1 Le père dominicain Hyacinthe Destivelle, directeur du Centre d’études ainsi que de la revue Istina et enseignant à l’Institut catholique de Paris, publie, pour la première fois en français, le texte intégral d’un document que certains se plaisent à appeler « le Vatican II de la Russie » : les actes du Concile de Moscou de 1917-1918, le premier concile de l’Église orthodoxe de Russie convoqué depuis le Grand Concile de Moscou de 1666-1667. Rappelons que le concile local (pomestnyj sobor) détient l’autorité suprême dans l’Église russe et que le remplacement du gouvernement conciliaire (sobornost´) par le gouvernement synodal (kollegial´nost´), en l’occurrence le Saint-Synode, avait conduit l’Église russe à un véritable asservissement. Autonome pour la première fois de son histoire par rapport à l’État, l’Église orthodoxe russe a entrepris dans cette période de troubles révolutionnaires de régénérer et de restructurer l’ensemble de sa vie institutionnelle et de redéfinir sa mission. On peut à juste titre parler d’une véritable réforme de ses institutions : rétablissement du patriarcat supprimé par Pierre le Grand ; réforme des diocèses, des paroisses et des écoles paroissiales ; réforme des études théologiques ; changement dans les relations avec les vieux-croyants et avec les autres Églises chrétiennes ; reconsidération du rôle de la prédication et de la mission au sein des importantes minorités musulmanes et bouddhistes et des populations allogènes de l’Empire russe.

2 Les décisions prises par ce concile entre août 1917 et septembre 1918, traduites et annotées par Hyacinthe Destivelle et Alexandre Siniakov, sont précédées d’une véritable monographie de Hyacinthe Destivelle (p. 19-282) qui replace les constitutions

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et décrets du concile dans leur contexte historique et théologique avant de les commenter en détail. L’auteur insiste sur le fait conciliaire lui-même – la sobornost´ – en tant que principe fondamental de gouvernement de l’Église orthodoxe et idée fondatrice du concile, qui s’appuya, dans sa composition et dans ses procédures, sur des évêques, des moines, des clercs paroissiaux et des laïcs, et insista sur le caractère collectif de l’organisation ecclésiale et sur le rôle des laïcs à tous les échelons de l’Église.

3 Destivelle jette un regard très positif sur le renouveau religieux de la société russe au début du XXe siècle et affirme que ce fut la notion de sobornost´ développée par les slavophiles qui « contribua à faire avancer l’idée de concile » (p. 48). J’aurais quelques réserves par rapport à cette thèse, car des parties importantes de la population russe n’étaient plus aussi proches de l’Église – même réformée – à cette époque (ce qui explique, entre autres raisons, le peu de résistance opposé à la politique antireligieuse du pouvoir bolchevique). Mais, surtout, les slavophiles n’étaient pas connectés avec l’autorité de la hiérarchie ecclésiastique et ils créèrent leur concept de sobornost´ non seulement sur la base stricte de la théologie orthodoxe, mais aussi sous l’inspiration du romantisme allemand. Les principes de la conciliarité (sobornost´) de l’Église orthodoxe et le concept de sobornost´, conçu par les slavophiles et développé par des philosophes et écrivains liés, comme Vjačeslav Ivanov, au mouvement littéraire du symbolisme au début du XXe siècle, étaient donc sur de nombreux points très différents, ce dont les représentants de l’Église étaient conscients. Je serais par contre tout à fait d’accord avec l’auteur selon lequel le potentiel de réformes inhérent au Concile de 1917-1918 était unique dans l’histoire de l’Église russe.

4 Une bibliographie exhaustive informe le lecteur des plus récentes publications sur le sujet. Il s’agit donc d’un excellent outil de travail pour connaître l’Église orthodoxe russe, ainsi que son ecclésiologie, et pour mieux comprendre ses enjeux à l’époque actuelle, car de nombreuses questions, abordées lors du Concile de 1917-1918 dont les travaux furent interrompus par les événements politiques, attendent toujours une réponse. C’est seulement à l’occasion du nouveau Concile local (purement épiscopal cette fois), convoqué à Moscou entre le 13 et le 16 août 2000, que la réflexion du précédent concile a été reprise, explicitement ou implicitement, dans les statuts de l’Église orthodoxe russe. Mais il est évident aussi que le nouveau contexte politique et social exige des solutions nouvelles, dépassant les décisions prises en 1917-1918. Personne ne le sait mieux que Hyacinthe Destivelle lui-même, qui est l’auteur d’un remarquable article sur la comparaison des deux conciles, publié en 2005 dans la revue Istina1.

NOTES

1. « D’un concile à l’autre : les relations entre l’Église et l’État selon le concile local de 1917-1918 et le concile épiscopal de 2000 », Istina, 50, 2005, p. 31-51.

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Simona Merlo, All’ombra delle cupole d’oro

Laura Pettinaroli

RÉFÉRENCE

Simona MERLO, All’ombra delle cupole d’oro. La Chiesa di Kiev da Nicola II a Stalin (1905-1939). Milan : Edizioni Guerini, 2005, 443 p. (Contemporanea, 11)

1 L’ouvrage de l’historienne italienne Simona Merlo, consacré à l’Église de Kiev au premier XXe siècle, est la publication d’une thèse de doctorat soutenue en 2003 à l’université catholique du Sacré-Coeur de Milan et réalisée sous la direction d’Agostino Giovagnoli. Comme l’indique d’emblée la préface de Roberto Morozzo della Rocca (p. 10-13), ce travail constitue une monographie d’« histoire locale et régionale » fondée sur une « documentation de première main ». Le propos de l’auteur est en effet d’offrir, à partir d’archives ukrainiennes et russes, une étude globale de « l’impact des révolutions et du régime soviétique sur l’Église orthodoxe à Kiev dans ses différentes articulations : de la hiérarchie ecclésiastique à l’Académie théologique, aux sociétés religieuses, au monde monastique, aux fraternités » (p. 15).

2 Durant cette période, l’éparchie de Kiev est confrontée non seulement aux mêmes défis que l’ensemble de l’Église orthodoxe russe (sécularisation de l’État et de la société, athéisme, schismes), mais aussi à des problèmes religieux spécifiques : intense diversité confessionnelle (minorités juive et catholique, sectes), revendication de l’autocéphalie liée au nationalisme. Tout au long de l’ouvrage, S. Merlo ménage de constants allers- retours avec l’histoire générale de l’Empire russe et de l’URSS, ce qui permet à cette monographie d’histoire locale de demeurer ouverte et, ce faisant, d’apporter une contribution non seulement à l’histoire ukrainienne, mais aussi à l’ensemble de l’histoire religieuse russe et soviétique.

3 Ce travail est fondé sur des sources d’archives publiques – ukrainiennes (ASBU, CDAGO, CDAVOVU, CDIA, DAKO1, Bibliothèque nationale ukrainienne) et russes (RGIA, GARF, RGASPI2) –, mais également sur différentes sources imprimées (périodiques

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d’information générale, revues religieuses ou antireligieuses, comme le Bezvirnyk [Le sans-dieu], mémoires de dignitaires religieux comme ceux de Mgr Leontij Filippovič conservés aux archives Bakhmeteff à l’université de Columbia).

4 Pour étudier cette longue et riche période qui va de la première révolution russe à la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’auteur adopte un plan chronologique en quatre chapitres : « La période prérévolutionnaire » (p. 25-150) ; « L’époque révolutionnaire » (p. 151-240) ; « Sous le gouvernement soviétique » (p. 241-370) et enfin « Les années de la terreur stalinienne » (p. 371-429). Si les coupures chronologiques ne sont pas explicitement présentées, les charnières retenues sont classiques et s’imposent facilement : 1917 (révolution de Février), 1921 (traité de Riga), 1929 (« grand tournant »).

5 Le premier chapitre propose à la fois un parcours chronologique de la période 1905-1916 (la période de la Première Guerre mondiale et les implications religieuses du conflit ne font toutefois pas l’objet d’investigations spécifiques), une étude sur l’évêque Flavian (p. 38-66) et trois synthèses complémentaires d’histoire intellectuelle, portant successivement sur : l’Académie de théologie (p. 86-117), l’expulsion de l’Académie du professeur de théologie Ekzempljarskij entre 1912 et 1914 pour son engagement contre la peine de mort et ses références à Tolstoj (p. 117-127), et enfin la Société philosophico-religieuse de Kiev (p. 127-150). Par le biais de l’histoire intellectuelle, S. Merlo nous introduit ainsi aux complexes débats internes à l’Église de Kiev entre conservateurs et novateurs, tous pourtant partisans d’une réforme. Le passage consacré aux liens entre l’Église de Kiev et l’extrême droite (p. 70-86) montre combien des sources religieuses « internes », comme celles du Consistoire ecclésiastique de Kiev, permettent de mieux saisir une question sociale, politique et culturelle complexe comme l’antisémitisme. Dès cette première partie, l’étude de personnalités clés de l’éparchie et les nombreuses fiches biographiques rendent le récit particulièrement vivant. L’inconvénient de cette méthode est toutefois de centrer parfois l’attention sur des cas extrêmes d’intolérance ou de tolérance (père Aleksandr Glagolev), sans les pondérer par des études plus sérielles. Ainsi, sur l’antisémitisme, l’auteur conclut de façon ambiguë sur la « multiplicité d’attitudes face à la composante juive de la population » (p. 86), sans fournir suffisamment de clés (statistiques notamment) pour discerner les attitudes majoritaires ou minoritaires.

6 La deuxième partie (1917-1921), très riche du point de vue événementiel, suit l’histoire politique et militaire de l’espace kiévien selon un plan strictement chronologique : gouvernement provisoire et affirmation progressive de la Rada (p. 151-189) ; premier épisode soviétique (janvier-mars 1918) marqué par l’assassinat du métropolite Vladimir (Bogojavlenskij) le 25 janvier par des bolcheviks (p. 189-204) ; et enfin le temps de l’État ukrainien autonome (p. 204-240). Cette période très mouvementée de la révolution, de la guerre civile et de la guerre polono-soviétique voit le débat religieux se complexifier avec le développement de la question de l’autocéphalie qui structure une « double opposition : non seulement entre conservateurs et novateurs, mais aussi entre partisans de l’unité de l’Église orthodoxe russe et tenants de l’autocéphalie ukrainienne » (p. 208). Toutefois, malgré de fortes tensions au sein de l’Église de Kiev, la tenue des trois sessions du concile ukrainien (janvier, juin et octobre 1918) permet à cette Église d’affirmer son autonomie tout en préservant le lien canonique avec Moscou.

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7 La période 1921-1928, à laquelle est consacré le troisième chapitre, est travaillée par un nouveau défi : l’Église de Kiev doit-elle offrir sa loyauté au gouvernement soviétique, désormais bien installé en Ukraine ? Ce chapitre, s’éloignant un peu de la chronologie, propose une approche plus thématique. Après avoir rappelé les principaux points de la législation antireligieuse russe et son application progressive à l’Ukraine soviétique (p. 241-266), l’auteur détaille les schismes qui frappent l’Église orthodoxe pendant les années 1920 (p. 266-294) : Église autocéphale ukrainienne (1921), Église « vivante » (1923), courants créés dans une perspective de noyautage par des agents du GPU comme l’« Église active du Christ », et enfin, en 1927, le schisme des « non commémorants », suite à la déclaration de loyauté du métropolite Serge (dont le métropolite Mihail de Kiev est partisan). Ce chapitre comprend enfin deux monographies complémentaires consacrées à de grandes personnalités religieuses de Kiev qui ont donné naissance à des « fraternités » de vie communautaire dans les années 1920 : l’archimandrite Spiridon qui fonde la fraternité du Très doux Jésus en 1917 (p. 330-347) et le père Anatolij Žurakovskij qui crée deux fraternités – masculine et féminine – en 1922 (p. 347-370). L’appartenance de ces deux hommes aux milieux « novateurs » des années 1910 (participation à la revue Hristianskaja mysl´, liens avec la Société philosophico-religieuse et l’intelligentsia) permet de montrer la postérité au cours des années 1920 – dans les domaines caritatif et liturgique – de la réflexion intellectuelle amorcée dans les milieux ecclésiastiques par la révolution de 1905.

8 Enfin, le quatrième chapitre, consacré aux années 1930, expose très brièvement « l’anéantissement » de l’Église de Kiev (p. 412). Les chiffres présentés par S. Merlo sont éloquents (p. 428) : sur les 1710 églises de l’éparchie en 1917, seules 2 sont encore ouvertes en 1939 et tous les monastères sont fermés, alors que le monachisme constituait l’une des traditions vigoureuses de l’orthodoxie kiévienne. Cet anéantissement doit toutefois être considéré dans une perspective plus globale à la fois au niveau religieux (les groupes nés des schismes des années 1920 – Église autocéphale et Rénovateurs – sont frappés dès le début des années 1930, notamment à l’occasion du grand procès du complot de l’Union pour la libération de l’Ukraine au printemps 1930) et au niveau social (au même moment, la résistance paysanne – dynamique en Ukraine au début des années 1930 – est décapitée par la famine).

9 L’auteur nous présente donc un travail très approfondi, réalisé à partir de sources inédites. Toutefois, on peut regretter que la mise en forme ne permette pas au lecteur de situer rapidement cette recherche dans le contexte historiographique (brève introduction p. 15-19), ni d’entrevoir les perspectives d’approfondissement futures ou simplement de mieux comprendre le fonctionnement des sources encore mal connues de l’histoire religieuse contemporaine ukrainienne (à part une liste sommaire, p. 21-22, et des indications éparses données au hasard des notes). Par ailleurs, pour se repérer dans cet ouvrage très riche, le lecteur ne peut compter que sur l’index des noms (p. 431-443). Des annexes chronologiques (listes d’évêques, tableau des hiérarchies concurrentes) auraient peut-être permis d’alléger ponctuellement certains récits événementiels. Enfin, un plan de la ville de Kiev – théâtre des principaux événements étudiés – aurait certainement bien épaulé le récit de S. Merlo, souvent attentif aux implications urbaines des phénomènes religieux.

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NOTES

1. ASBU (Arhiv Služby Bezpeky Ukrajiny – Archives du Service de sécurité d’Ukraine) ; CDAGO (Central´nyj Deržavnyj Arhiv Hromads´kyh Ob´ednan´ Ukrajiny-Archives centrales d’État des organisations sociales d’Ukraine) ; CDAVOVU (Central´nyj Deržavnyj Arhiv Vyščyh Organiv Vlady ta Upravlinnja Ukrajiny – Archives centrales d’État des organes supérieurs de l’autorité et de l’administration de l’Ukraine) ; CDIA (Central´nyj Deržavnyj Istoričnyj Arhiv Ukrajiny – Archives historiques centrales d’État d’Ukraine) ; DAKO (Deržavnyj Arhiv Kyjivs´koji Oblasti-Archives d’État de la région de Kiev). 2. RGIA (Rossijskij Gosudarstvennyj Istoričeskij Arhiv – Archives historiques d’État de Russie), GARF (Gosudarstvennyj Arhiv Rossijskoj Federacii – Archives d’État de la Fédération de Russie), RGASPI (Rossijskij Gosudarstvennyj Arhiv Social´no-Političeskoj Istorii – Archives d’histoire politique et sociale d’État de Russie).

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Vincent Burnett, The Russian Revolutionary Economy, 1890-1940

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Vincent BURNETT, The Russian Revolutionary Economy, 1890-1940. Londres-New York : Routledge, 2004, 144 p.

1 Ce court ouvrage est un manuel destiné aux étudiants de maîtrise et de doctorat. Dans cette perspective, il est sans doute méritoire que Vincent Burnett s’efforce de relier l’histoire économique « factuelle » de la Russie et de l’URSS à celle de la pensée économique. Ce lien n’avait jusqu’à présent été développé que dans quelques ouvrages destinés aux spécialistes. Autre aspect novateur, tant par rapport à la majorité des manuels existants que des approches des économistes, l’auteur met en relief dans son étude l’analyse des solutions alternatives disponibles à chaque époque. La prise en compte des bifurcations historiques permet de sortir d’une approche déterministe, partagée aussi bien par certains historiens que par les économistes. Burnett développe ces arguments en se fondant sur les théories économiques récentes, dites néo- institutionnalistes, qui cherchent à dépasser l’opposition entre économie libérale et économie socialiste en montrant que les institutions, y compris celles du marché, répondent à des logiques économiques et pas seulement politiques. Inversement, les marchés s’appuient toujours sur des normes et des institutions.

2 Encore faut-il comprendre comment cette approche permet de rendre compte de l’évolution de l’économie russe et soviétique. Après un premier chapitre évoquant les principaux problèmes traités et la méthode employée, l’ouvrage étudie l’économie tsariste entre 1890 et 1913, puis l’économie « révolutionnaire » (1914-1921) et « bolchevique » (1921-1929), et enfin l’économie « stalinienne » (1929-1940). La conclusion fait le point sur l’évolution actuelle de la Russie.

3 L’auteur insiste sur la croissance importante, quoique peu équilibrée, de l’Empire tsariste, l’impact négatif de la guerre et le rôle du communisme de guerre, interprété comme un

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choix imposé par les événements. Il évoque également la sophistication de la pensée économique sous la NEP et la complexité de cette période. Enfin, l’étude de l’économie stalinienne amène l’auteur à avancer que l’opposition entre URSS et USA se situait moins entre « plan » et « marché réel » (la régulation intervenant aussi dans l’Amérique de Keynes et Roosevelt), qu’à un niveau idéologique. Car, des deux côtés, on s’efforçait de radicaliser les différences en exagérant la portée du marché (aux USA) ou du plan (en URSS). À partir de ce constat, l’auteur parvient à la conclusion que l’opposition entre marché et socialisme – ainsi que l’association entre économie soviétique et socialisme – méritent d’être repensées, ce qui ouvre la possibilité de concevoir, de nos jours, une véritable économie « socialiste ».

4 Cette thèse, qui va à contre-courant des orientations idéologiques actuellement dominantes, serait sans doute plus convaincante, voire même intéressante, si elle ne s’appuyait pas sur des analyses en bonne partie biaisées de l’histoire économique russe et soviétique. Par exemple l’économie tsariste, à propos de laquelle l’auteur évoque encore la présence de structures « féodales » (terme désormais considéré comme largement inapproprié), ignore la composante impériale, pourtant centrale, de cette économie. De même, pour l’époque socialiste, les famines de 1921 et 1932-1933 sont totalement ignorées. Inversement, le poids politique des débats des économistes paraît quelque peu surévalué, surtout si l’on tient compte du rôle central du Politbjuro par rapport au Gosplan, et ce depuis les années 1920.

5 Le fait est que, même pour un manuel, la courte bibliographie finale apparaît extrêmement obsolète : certes, les titres de Gershenkron, Carr, Davies ou Gatrell y figurent, mais tant les analyses récentes sur l’économie tsariste et soviétique que des classiques comme les travaux de Moshe Lewin sur les « alternatives » des années 1920 font défaut.

6 Bref, cet ouvrage impose, plus que jamais, la nécessité de réexaminer l’histoire économique et celle des idées économiques, russes et soviétiques, sur la très longue durée en essayant de sortir des anciens débats idéologiques. Ce n’est qu’en tenant compte des progrès importants de l’historiographie, mais aussi de l’évolution des approches plus générales dans ce domaine, que l’on y parviendra.

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Période soviétique et postsoviétique

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Instituty upravlenija kul´turoj v period stanovlenija : 1917-1930-e gg

Alexandre Sumpf

RÉFÉRENCE

Instituty upravlenija kul´turoj v period stanovlenija : 1917-1930-e gg. Partijnoe rukovodstvo, gosudarstvennye organy upravlenija : Shemy [Les institutions de direction de la culture dans la période d’établissement : 1917-1930 La direction par le parti, les organes étatiques d’administration : Schémas]. Moscou : ROSSPEN, 2004, 312 p.

1 « Ce livre représente le rêve tant convoité de tout spécialiste qui travaille sur la construction culturelle de la nation et de l’État ». Cette première phrase de l’ouvrage et de l’introduction de T. M. Gorjaeva résonne comme une incantation et annonce un programme particulièrement ambitieux. Le seul titre de l’ouvrage frappe d’ailleurs tant par son souci d’exhaustivité que par l’absence de mention de tout auteur, comme si l’individu se devait de s’effacer derrière l’institution. La coordinatrice scientifique de ce projet lie ainsi, dans un préambule intitulé « L’harmonie mesurée par l’algèbre », l’universalité du sujet choisi – les structures étatiques du monde moderne – et celle de la modélisation par « schémas » structurels. En effet, largement diffusé dès la fondation du régime soviétique par des bolcheviks sensibles à la modernité scientifique, le schéma comporte un degré séduisant de perfection.

2 Les historiens des premières années soviétiques ont tous tenté, à un moment ou à un autre, de délimiter aussi catégoriquement le champ mal nivelé sur lequel ils exercent leur expertise. C’est un poncif de dire que l’histoire institutionnelle de l’Union soviétique des années 1920 (et 1930, et des autres décennies, d’ailleurs) est un imbroglio total. L’assertion mérite pourtant réflexion : n’est-ce pas le cas de toute histoire des institutions d’un État moderne ? Cependant, s’entendra-t-on répondre, le « cas soviétique » paraît plus « grave ». La bipolarité du sous-titre souligne celle, classique en histoire soviétique, de l’État et du parti. Or tous deux entremêlent à tel point leurs

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sphères de compétence qu’il est souvent impossible de déterminer où se situe l’instance, le moment ou l’argument de décision.

3 Certains soviétologues ont vu dans cette complexité un critère de comparaison (au sens large) avec d’autres régimes « totalitaires » (Allemagne nazie) ; d’autres, au contraire, y ont décelé une spécificité propre au seul système soviétique. Pour tous, il s’agit d’un critère d’évaluation du régime dit « stalinien », à l’œuvre dans les années 1930. C’est dans ce lourd et ancien contexte historiographique que se situe la tentative de nos collègues russes, qu’il est temps d’aborder après ce détour obligé. Une dernière remarque, toutefois, sur la soi-disant particularité de l’exemple soviétique : ne serait- elle pas une construction commode qui structure l’analyse au premier degré, mais gêne considérablement tout approfondissement ?

4 Afin d’apporter ici de modestes éléments de réponse, revenons donc au contenu de l’ouvrage. Étant entendu qu’il serait aussi long qu’ingrat de proposer, quinze années à peine après la chute de l’Union soviétique, un panorama schématisé complet de l’ensemble du « système soviétique » en formation entre Octobre et le « grand tournant », un choix s’imposait. Les recherches historiques effectuées par T. M. Gorjaeva, directrice des Archives nationales de l’art et de la littérature (RGALI), tout autant que la vogue de « l’histoire culturelle » qui a aussi touché la soviétologie, expliquent sans doute le coup de projecteur proposé sur la « culture » soviétique.

5 Dans leur plan, les auteurs de l’ouvrage distinguent, fort logiquement, les « organes de direction supérieure » (le Comité central du parti, en première partie) du « système de direction de l’État » (en seconde partie). Ce dernier se subdivise de façon à la fois hiérarchique et chronologique : on passe du commissariat du peuple à l’Éducation ou Narkompros (deux chapitres) au Comité artistique du Conseil des commissaires du peuple dans les années 1930, avant de se pencher successivement sur les cas (vraiment) particuliers du cinéma et de l’ensemble presse/édition.

6 Chacun de ces six chapitres précédés d’une introduction consiste en schémas successifs, soit respectivement : 13 (Comité central, 1920-1948), 18 (Narkompros, 1917-1921), 31 (Narkompros, 1922-1938), 25 (Comité artistique, 1936-1940), 16 (cinématographie, 1922-1938) et 57 (presse et édition, 1919-1940). Les introductions, globalement exhaustives et claires, poursuivent dans le même esprit l’inégalable travail d’érudition de la défunte T. P. Koržihina. Toutefois, un commentaire s’impose ici sur les bornes chronologiques adoptées et sur la densité informative de chaque section.

7 Tout d’abord, le caractère exceptionnel de l’information disponible sur les instances de contrôle de la presse et de l’édition doit être relativisé, tant cette information dépend du biais que représente l’abondance variable des documents – elle-même tributaire à la fois des politiques de conservation ou de dissimulation et des axes de sondage des collaborateurs de l’ouvrage. Certes, la succession temporelle des instances ad hoc du parti ne connaît aucune rupture, mais l’ajout d’une note précisant que certains fonds sont accessibles (APO, 1920-1928), tandis que d’autres ont apparemment disparu (APPO, 1928-1930), aurait permis de mieux baliser les futures recherches dont cet ouvrage se veut un guide.

8 D’autre part, les dates choisies pour établir les schémas suivent généralement les mouvements de réorganisation des institutions. À la suite des schémas du Narkompros, un texte explique ainsi en détail les « changements de structure », souvent contradictoires et temporaires. Cette partie, appuyée sur la litanie des références précises des documents consultés, est tout à fait convaincante et éclairante. Notons

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toutefois qu’elle contrevient en soi à l’esprit « géométrique » de l’ouvrage. Surtout, une ébauche de comparaison entre chronologies fines, propres à chaque institution distincte, aurait facilité la lecture et même donné un sens aux choix imposés au lecteur. En effet, pour prendre un exemple qui nous est bien connu, celui de la Direction générale de l’éducation politique (Glavpolitprosvet), le schéma de la page 91, s’il est historiquement juste, est en fait la correction d’une première ébauche datée de la fondation de l’institution le 12 novembre 1920. Voilà pour l’exhaustivité. Le deuxième schéma, p. 98, est bien débattu en avril 1922, mais n’est finalement proposé par décret que le 26 octobre de la même année…, comme en témoigne le troisième schéma (p. 106-107), daté lui de 1923. Voilà pour la chronologie. Le quatrième schéma, de 1925 (p. 117), est le dernier de l’institution dans l’ouvrage, alors que le Glavpolitprosvet n’est supprimé qu’à l’été 1930. Seule une lecture attentive des schémas généraux du Narkompros de 1928 (p. 124) et de 1930 (p. 133) permet de déceler l’existence et la disparition de l’institution. Ces lacunes s’expliquent bien aisément : le fonds du Glavpolitprosvet au GARF est très incomplet après 1925.

9 Mais ces insuffisances correspondent aussi à un défaut plus général de l’ouvrage. Chaque schéma est accompagné d’une liste plus ou moins complète de responsables des directions (upravlenija), départements (otdely), divisions (podotdely), secteurs (sektory) et sections (sekcii) – d’ailleurs réunis en fin de volume dans un index très appréciable. Or, à lui seul, l’organigramme complet de la maison d’édition d’État Gosizdat en 1924 ne nécessite pas moins de 17 schémas…, mais seuls dix responsables principaux ont été reportés. Notre propre expérience de la « nébuleuse du Narkompros » en général, et du Glavpolitprosvet en particulier, nous apprend que bien d’autres noms auraient pu être reportés si d’autres fonds d’archives avaient été consultés. Plus en profondeur, il aurait fallu insister bien davantage sur la dimension humaine de cette histoire des institutions soviétiques (de la culture). Entre la création d’un secteur, le recrutement et l’entrée en fonction de son responsable, un délai explique parfois l’absence de nom dans des cases nouvellement ouvertes.

10 Ces cases, ces schémas, correspondent-ils finalement à une quelconque réalité ? La question méritait d’être posée de manière préalable et débattue au fil des pages d’un ouvrage qui fait date, moins par son apport à la connaissance historique que parce qu’il représente une tentative originale (et vaine ?) de rationaliser l’exploitation des masses de documents accessibles dans les archives.

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Elizabeth A. Wood, Performing Justice

François-Xavier Nérard

RÉFÉRENCE

Elizabeth A. WOOD, Performing Justice. Agitation Trials in Early Soviet Russia. Ithaca : Cornell University Press, 2005, 301 p.

1 Elizabeth A. Wood analyse en historienne un pan du théâtre d’agit-prop soviétique rarement abordé : celui des procès théâtralisés, des pièces de théâtre prenant la forme de procès. Cette étude de la société soviétique des années 1920 s’inscrit ainsi dans la lignée de la réflexion sur le théâtre et la politique (on pense au colloque de Cerisy de 2005, dont les actes ont été récemment publiés par Théâtre/Public1). Elle se fonde essentiellement sur un corpus important de textes de procès publiés ou inédits (p. 221-230), ainsi que sur un nombre limité de documents issus de fonds d’archives moscovites et pétersbourgeois.

2 La présentation et la description de ces nombreuses mises en scènes entre 1919, date des premières représentations au sein des unités de l’Armée rouge, et 1933, quand s’éteignent les derniers feux de cette pratique, est particulièrement bien menée et intéressante. Dans la lignée de plusieurs études récentes, E. Wood montre la rigidification du système soviétique qui bride progressivement les initiatives originales des premières années postrévolutionnaires. Elle avance ainsi de façon convaincante une thèse claire : aux procès qui affirment leur volonté de développer le sens critique du public en ouvrant un débat, en posant des questions aussi bien politiques que sociales, succèdent, au cours de la deuxième moitié des années 1920 et du début des années 1930, des procès beaucoup plus univoques, qui ne visent plus qu’à mettre en valeur la « bonne » réponse au problème qui est posé.

3 Alors que ces procès sont présentés par leurs auteurs et par la presse soviétique comme une invention ex nihilo de la jeune révolution, E. Wood montre sans réelle surprise qu’ils s’inscrivent en fait dans la continuité de la réflexion menée pendant la dernière période

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du régime tsariste sur l’éducation par d’autres méthodes que l’enseignement. Elle retrace ainsi une généalogie du phénomène qui remonte jusqu’aux traditions de l’Église orthodoxe. Ces procès sont mobilisés par les instructeurs politiques de l’Armée rouge comme une forme nouvelle, peut-être plus efficace, de faire passer des idées que les réunions politiques et les slogans n’arrivent pas nécessairement à transmettre. On trouve ainsi de multiples procès de « déserteurs », de Blancs, voire de Wrangel ou d’autres ennemis du pouvoir soviétique. Dans un premier temps, ces procès « pédagogiques » iront même jusqu’à mettre Lenin ou le « pouvoir soviétique » sur le banc des accusés (intéressant chapitre III) ! Le but n’étant évidemment pas d’accuser les héros de la révolution, mais au contraire de leur donner la possibilité de dissiper rumeurs et critiques.

4 L’aspect le plus convaincant de l’ouvrage est sans conteste la finesse avec laquelle E. Wood mène sa démonstration : elle note les évolutions les plus subtiles, les inflexions qui, d’une forme d’éducation par l’exemple feront progressivement un instrument de stigmatisation. Le souci de « faire vrai », de susciter et de maintenir l’intérêt des spectateurs, va très vite conduire les organisateurs des procès à brouiller la frontière entre le vrai et le faux. En 1922, le procès des dignitaires orthodoxes accusés de s’être opposés à la confiscation des trésors de l’Église se déroulera au Musée polytechnique, au lieu même où de faux procès sont régulièrement donnés. Quant au contenu de ces procès, E. Wood montre bien comment les auteurs et les metteurs en scène vont peu à peu refuser la discussion de problèmes abstraits au profit de cas concrets (cf. p. 148). L’étape suivante implique la mise en accusation d’individus réels, bien connus des spectateurs (chapitre IX) : il s’agit donc d’une fuite en avant, d’une surenchère dans le sensationnel, qui, selon l’auteur, prépare la scène aux grands procès comme celui de Šahty en 1928.

5 Globalement, E. Wood distingue deux grands types de pièces-procès : celles qui relèvent d’une pédagogie de la défense (Lenin mis en accusation se défend, des femmes progressistes sont accusées par les tenants de l’Ancien Monde) et celles qui relèvent d’une pédagogie de l’accusation (les Blancs, les hooligans, les parasites sont jugés par la nouvelle société soviétique). Sans surprise, les secondes prédominent ! La thématique de ces procès-propagande est assez large et ne se limite en aucun cas aux seules questions politiques. Elle correspond aux besoins des différents secteurs de la société qui vont recourir à cette forme de propagande. L’un des aspects particulièrement intéressants de l’étude de Wood porte sur les procès consacrés à différents aspects de la vie quotidienne, notamment aux questions de santé (chapitre VI). Un des procès finement étudiés est celui d’une « prostituée » (p. 114 sqq.), dans lequel un soldat de l’Armée rouge accuse une jeune femme de lui avoir transmis une maladie vénérienne (1922). Loin des mises en scène manichéennes des années postérieures, cette pièce ouvre le débat sur la prostitution, ses causes, ses conséquences sanitaires. Avec le temps, cependant, ces « vrais-faux » procès cessent de soulever des débats, de proposer des approches relativement nuancées pour insister sur la responsabilité des individus et la répression.

6 Le dernier chapitre est consacré à la postérité d’une forme qui disparaît au début des années 1930 pour laisser la place à ce que la presse anglo-saxonne appellera les « show trials », terme plus évocateur pour la thèse de l’auteur que nos « grands » procès. C’est peut-être la partie la moins probante de l’ouvrage. La thèse est séduisante, mais la démonstration n’est pas toujours des plus convaincantes. Certes, les procès décrits dans

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l’ouvrage ont contribué à gommer la distinction entre procès fabriqué et acte juridique, pour autant faut-il y voir l’origine directe des procès de Šahty ou de Moscou ? C’est d’abord la médiatisation et la propagande dont ils sont l’objet qui caractérisent les « grands » procès. Certes, ils relèvent d’une volonté « pédagogique », mais n’est-ce pas constitutif de l’idée même de procès public ? On peine enfin au terme de cette étude à mesurer l’impact réel de la pratique des procès de propagande : peu de statistiques sur leur nombre ou sur l’importance du public (hormis deux tableaux p. 154-155). E. Wood analyse certes les réactions du public, l’adaptation des organisateurs à la demande des spectateurs (c’est en partie la désaffection du public qui amène l’évolution du genre), mais sans toutefois que cela soit réellement synthétisé.

7 Ce livre constitue néanmoins un apport précieux pour appréhender la rigidification de la société soviétique au cours des années 1920. On perçoit également mieux pourquoi et comment, dans l’URSS des années 1930, la mise en scène de la responsabilité individuelle devient aussi centrale.

NOTES

1. Chantal Meyer-Plantureux, éd., « Le théâtre dans le débat politique », Théâtre/Public, 181, 2006.

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Lynn Mally, Revolutionary Acts | Julie A. Cassiday, The Enemy on Trial | Elizabeth A. Wood. Performing Justice

Alexandre Sumpf

RÉFÉRENCE

Lynn MALLY, Revolutionary Acts. Amateur Theater and the Soviet State, 1917-1938. Ithaca : Cornell University Press, 2000, 250 p. Julie A. CASSIDAY, The Enemy on Trial. Early Soviet Court on Stage and Screen. DeKalb : Northern Illinois University Press, 2000, 260 p. Elizabeth A. WOOD. Performing Justice. Agitation Trials in Early Soviet Russia. Ithaca : Cornell University Press, 2005, 301 p.

1 La parution récente de l’ouvrage de l’historienne américaine Elizabeth A. Wood sur les procès d’agitation (agitsudy) s’inscrit dans un champ de recherches renouvelé depuis quelques années. L’agitsud est un élément singulier de la culture soviétique, qui plonge ses racines dans le développement de l’éducation pour les masses de la seconde partie du XIXe siècle et fleurit dans les années 1920. Si E. A. Wood a choisi de l’examiner en tant que tel et d’en brosser l’histoire, Lynn Mally l’aborde en quelques pages serrées, dans le cadre d’une étude plus large du théâtre amateur, sur le plan institutionnel essentiellement. Quant à Julie A. Cassiday, elle tente de démontrer l’aspect fondamentalement théâtral de la justice en Union soviétique.

2 L. Mally interroge le rôle assigné au théâtre dans l’éducation culturelle en Russie/URSS. Le théâtre d’agitation, souligne-t-elle, est un genre qui fait la part belle au théâtre d’amateur en vogue dès le dernier tiers du XIXe siècle. Les acteurs professionnels jouent pour de l’argent, devant un large public, et délivrent un message fondé sur des valeurs communes et convenues. Au contraire, l’amateur joue pour le plaisir, plutôt en privé, et

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traite spontanément de thèmes qui posent problème sur un plan local. Le théâtre amateur se déclare contre l’autorité de l’auteur et du metteur en scène, mais aussi contre la passivité du public, car il prône l’ouverture de la troupe aux volontaires de tous niveaux, la création collective du texte, de la mise en scène, des costumes et des décors.

3 Les bolcheviks, une fois au pouvoir, décident de rénover profondément la pratique théâtrale. Ils rencontrent sur ce point l’adhésion de certains membres du Proletkul´t qui conçoivent le théâtre comme un outil révolutionnaire de transformation sociale, et imposent progressivement un changement radical du vocabulaire théâtral. Ainsi, le théâtre populaire (narodnyj) ou amateur (ljubitel´skij) est remplacé par le « théâtre spontané » (samodejatel´nyj). Ce terme, déjà en vogue sous le tsarisme, est chargé d’un nouveau sens par les responsables du Narkompros, V. V. Tihonovič1 en tête. Il désigne désormais un théâtre débarrassé de son origine bourgeoise (narodnyj est une étiquette bourgeoise) et de son dilettantisme, pour faire triompher l’activité consciente spontanée de la classe ouvrière. Dans cette perspective, le spectacle devient performance (vystuplenie), l’acteur devient interprète (ispolnitel´), le jeu devient action (dejstvie).

4 Deux problèmes se posent rapidement : le goût du public ne correspond pas forcément à ce qui est souhaité ; l’éducation culturelle spontanée du Proletkul´t concurrence les initiatives des instances étatiques désormais en place. La Direction générale de l’Éducation politique (Glavpolitprosvet), chargée de la propagande du communisme auprès de la population adulte, est responsable dès 1920 de la censure des pièces et des spectacles, qu’ils soient de facture classique ou bien prolétariens. Les années 1920 voient le triomphe des « petites formes » théâtrales (malye formy), terme qui désignait auparavant le music-hall et le vaudeville et qui qualifie à présent les agitsudy, les sketches satiriques et les « journaux vivants » (živye gazety).

5 Quoique Mally n’analyse jamais les raisons du choix opéré par les acteurs entre ces différentes « petites formes », elle les décrit clairement, en insistant sur la mobilisation du public grâce à l’effacement plus ou moins réussi de la frontière entre troupe et spectateurs. Mais cette opération est elle-même rendue difficile, selon Mally, par l’intervention de l’idéologie bolchevique et des instances étatiques. Le drame du théâtre en URSS se joue alors en trois actes : à l’expérimentation des années 1920 succède la « révolution culturelle » menée par les « brigades d’agitation » (agitbrigady) lors du premier plan quinquennal ; puis vient la période de stalinisation, c’est-à-dire de professionnalisation forcée de troupes amateur désormais réduites au rang de complément (spatial et temporel) des troupes permanentes.

6 Mally insiste sur la sclérose progressive de la spontanéité et oppose les années 1920 aux années 1930, en retraçant l’histoire de plusieurs troupes connues, comme Sinjaja bluza [Les blouses bleues] ou le TRAM (Teatr rabočej molodeži – Théâtre de la jeunesse ouvrière de Leningrad). Elle reprend donc l’opposition développée en 1978 par Vladimir Papernyj entre « culture 1 » (étalement et dissémination) et « culture 2 » (solidification et hiérarchisation, propre aux années 1930) pour expliquer la soudaine et courte vogue de ces formes de théâtre amateur et spontané. Dans ce contexte, elle ne parvient toutefois pas à établir nettement si, au-delà de la terminologie, l’agitsud a quelque chose à voir avec l’agitbrigada : quid de l’évolution des slogans, de l’apport du théâtre amateur, de la portée politique de ces spectacles ?

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7 Dans un ouvrage publié la même année – 2000 – et consacré en partie aux procès d’agitation, J. A. Cassiday adopte, quant à elle, une démarche résolument culturelle. L’historienne interroge la notion de théâtralité et cherche à l’étendre au champ politique. Elle récuse sans ambages le recours aux archives soviétiques ouvertes depuis 1991 et élit comme source principale la brochure de Rebel´skij, Inscennirovannye sudy. Kak ih organizavat´ i provodit´ (1926), ainsi que les 130 « procès joués » publiés tout au long des années 1920. Cette approche littéraire de la question nous vaut plusieurs études détaillées et convaincantes, voire agréables à lire.

8 Cassiday émet l’hypothèse que la justice soviétique est « mythopoïétique » et cherche par conséquent à analyser la tradition soviétique du procès « à spectacle » par le biais de la littérature des « procès joués ». Après la révolution, les nouveaux maîtres de la Russie organisent des procès spectaculaires qui se veulent identiques aux grands procès des révolutionnaires du XIXe siècle. Le premier du genre, en novembre 1918, est intenté à la comtesse Panina2. Mais il s’agit d’un procès expéditif et efficace, peu théâtral. De manière plus symptomatique encore, le procès de la famille impériale, en dépit de l’insistance de Trockij, se déroule à huis clos, en province : il n’a rien d’un procès à l’Ancien Régime. Il faut attendre 1922 et l’adoption du nouveau Code pénal pour que les bolcheviks déclenchent véritablement une longue lignée de procès politiques à spectacle : lors du grand procès des socialistes-révolutionnaires, le public est trié sur le volet parmi les militants sûrs, fidèles aux bolcheviks. Pour Cassiday, il s’agit du premier drame légal exemplaire.

9 En 1928, le procès pour sabotage de Šahty – procès fabriqué, exemplaire et réel à la fois – est un épisode pivot qui prépare les grands procès des années de la Terreur. À partir de cette date, littérature et justice « réelle » se trouvent, selon l’auteur, réconciliées dans la récurrence des procès à spectacle – ce qui expliquerait, au passage, la disparition de l’agitsud de la production littéraire. Le chant du cygne du genre se répercute au cinéma. Dans Sekret rapida, tourné en 1930 par P. Dolina, l’ouvrier de la centrale électrique Koloz, alcoolique notoire, assiste en tant que spectateur à son propre procès d’agitation ; atterré de ses errements, il entre en scène, repousse l’acteur et modifie le scénario final. Il est réintégré à l’équipe et sa femme revient. Aucun jugement n’est prononcé : ce qui compte ici est la corrélation entre confession, repentance et réintégration – c’est-à-dire la catharsis collective offerte par la représentation théâtrale.

10 Formulons deux réserves majeures. Certes, l’ouverture des archives n’est pas une révolution historiographique en soi, mais il paraît aujourd’hui risqué de faire l’économie des documents qu’elles recèlent. C’est à nos yeux la cause de la lacune la plus grave de ce travail – l’absence de contexte historique précis. À la différence de Mally, Cassiday néglige de décrire les processus institutionnels, comme s’ils n’influaient nullement sur la création, et ne mentionne ni publication ni diffusion. En outre, pourquoi éluder la terrible réalité qui précède le procès lui-même : arrestation souvent injuste, interrogatoire où règne torture psychologique et physique? N’est-il jamais venu à l’esprit de ceux qui écrivaient et jouaient ces pièces qu’ils répétaient une farce macabre frappant de plus en plus d’innocents ?

11 L’absence de prise en compte de la dimension humaine du sujet, qui intégrerait à la réflexion auteurs, acteurs et spectateurs, ruine une partie de l’argumentation. Ainsi, quand Cassiday relève que les acteurs sont parfois amenés à jouer une partie du public, elle en déduit que les bolcheviks ne font pas confiance à la population, mais qu’en

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même temps, celle-ci est aisément manipulable ! Outre cette contradiction, notons qu’au village ou à l’usine, lieux habituels de l’activité du théâtre amateur, les moindres visages, voire les voix de chacun, sont connus et reconnus, ce qui exclut toute intervention extérieure crédible.

12 Peut-on vraiment comparer procès « réel » et agitsud ? Certes, le présupposé idéologique est identique, mais la charge symbolique n’est en aucun cas similaire, puisque condamnation et même reniement sont au bout de l’épreuve judiciaire. Le spectacle, réjouissant peut-être pour une populace antiélitiste qui a reçu sa dose d’agitprop, réside dans le caractère implacable de la sentence. Au contraire, le procès d’agitation est avant tout spectacle, plaidoyer, fondé non sur l’aveu et la condamnation, mais sur une possibilité de rédemption.

13 C’est d’ailleurs là l’une des conclusions de l’ouvrage éclairant de E. A. Wood, qui aborde pour sa part le procès d’agitation de manière à la fois thématique et chronologique. L’auteur distingue quatre sources convergentes confluant dans l’agitsud, genre qui explose en 1919-1920. La première influence ressortit à la longue tradition chrétienne, orthodoxe en particulier, de « procès de pécheurs », comme le Procès de l’âme pécheresse (1884) ou le Procès de la vodka (1904). Par ailleurs, la réforme judiciaire de 1864 popularise les procès publics, dont la composante dramatique n’échappe pas aux littérateurs russes. Gor´kij, dans La Mère, livre ainsi son message politique par le biais d’une longue scène de procès. Les éducateurs populaires des années 1890 considèrent volontiers le théâtre comme un outil privilégié de l’éducation culturelle des couches populaires. Sociétés de tempérance ou clubs ouvriers mettent régulièrement en scène des pièces tirées du répertoire classique. Enfin, les avant-gardistes du théâtre et de la littérature font connaître leur mouvement en proposant au public des débats littéraires sous forme de procès : c’est le cas de Brjusov et de Esenin, qui organisent en novembre 1920 le « procès de la poésie contemporaine ».

14 La guerre civile « catalyse » fortement ce genre théâtral, en quantité et en qualité. La Commission de lutte contre la désertion, créée en décembre 1918, commande ainsi la création du Procès contre le déserteur, joué par exemple le 8 décembre 1920 dans un club ouvrier de la province de Smolensk. Au cours de la guerre civile, les faux procès accusent les ennemis désignés de la Russie rouge, comme Wrangel (texte écrit par D. Furmanov, futur auteur de Čapaev), Poincaré, Wilson. Ils mettent aussi en scène l’Armée rouge elle-même, la classe ouvrière, le parti. Ce sont des spectacles de masse : acteurs nombreux, spectateurs encore plus nombreux qui constituent, aux yeux des agitateurs militaires, un public captif. Le procès d’agitation est défini par Wood comme un spectacle à vertu éducative et participative, dont la fortune serait due à l’ampleur et à la durée de l’entreprise d’acculturation de la population masculine adulte par l’Armée rouge.

15 Exemple fameux, Le Procès de Lenin a été joué plusieurs fois en 1920 pour un public ouvrier, notamment dans les clubs de cheminots. Dans ce « procès-dispute politique et critique » (političeskij kritičeskij sud-disput), Lenin lui-même, accusé, se voit acquitté et même célébré. Les accusateurs sont à leur tour mis sur la sellette, le délibéré leur renvoie tous les points de l’accusation. Il s’agit ici, par un processus de renversement des rôles et des arguments, de faire triompher bon droit et vérité « naturelle ». Ainsi, sous allure de débat, on explique aux ouvriers ce qui se passe dans le pays – et l’on tente de leur faire accepter la nette réduction de leurs avantages en nature et les réformes structurelles de l’industrie. Wood voit dans ce phénomène un rituel de

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légitimation de la révolution auprès de l’auditoire, tandis que les participants actifs y acquièrent une pratique du discours en public. L’illusion de réel est la condition même de l’illusion de démocratie participative, ressort essentiel du genre de l’agitsud.

16 Avec la NEP, Wood identifie un changement majeur de thématique et d’objectif, au moment où le genre littéraire se développe de manière spectaculaire. Désormais, à la différence des procès d’agitation datant de la guerre civile, les agitsudy du milieu des années 1920 prennent pour cible non plus des personnalités identifiables, mais des objets, des animaux, des individus stéréotypés. Wood consacre des chapitres distincts aux procès agronomiques (agrosudy), aux procès politiques (politsudy) et au sansud – procès d’agitation sanitaire. Il ressort de cette classification que les agitsudy visent désormais un changement en profondeur du mode de vie (byt) des spectateurs présents en dévoilant au grand jour les conflits sociaux. Enfin, tout comme Mally et Cassiday, Wood associe le reflux plutôt brutal de l’agitsud en tant que genre littéraire à l’irruption de la « révolution culturelle » stalinienne de la fin des années 1920.

17 Finalement, le tableau de l’agitsud brossé par les trois historiennes se révèle assez incomplet, en particulier du fait que la « réalité » politique, matérielle et quotidienne du média théâtral n’est jamais étudiée de manière approfondie. L’histoire des troupes narrée par Mally peine à proposer une histoire sociale qu’on soupçonne pourtant passionnante. La démarche de Cassiday, qui ambitionne de dévoiler à travers l’agitsud, notamment, la nature profonde du régime soviétique, est invalidée par l’abstraction du sujet de son contexte idéologique, au sens fort du terme. L’ouvrage de Wood, enfin, est utile en tant que typologie d’un genre littéraire très spécial. Mais l’agitsud représente plus que cela : c’est, rappelons-le, un spectacle théâtral, censément amateur, destiné à susciter la participation du public. Mise en scène, jeu, réception ne sont jamais abordés par Wood, sans parler de la capacité même ou de la volonté des cercles dramatiques locaux de s’adonner à une pratique si fortement encouragée par les instances bolcheviques. En d’autres termes, une véritable histoire politique et sociale de l’agitsud et des pratiques théâtrales, surtout ambulantes, reste encore à écrire.

NOTES

1. Directeur de la section « Théâtre ouvrier et paysan » du Narkompros en 1919, V. V. Tihonovič, activiste de longue date du théâtre populaire, est l’auteur de l’ouvrage Narodnyj teatr, publié en décembre 1917. L’édition révisée de ce livre exposant une vue d’ensemble du théâtre amateur paraît en 1922 sous le titre Samodejatel´nyj teatr. 2. En 1903, Panina avait fondé à Saint-Pétersbourg l’une des Maisons du peuple les plus performantes de Russie. Ministre des Affaires sociales de Kerenskij, elle est inculpée pour avoir refusé de livrer aux bolcheviks les 93 000 roubles du coffre-fort de son ministère.

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Svetlana Malyševa, Sovetskaja prazdničnaja kul´tura v provincii

Emilia Koustova

RÉFÉRENCE

Svetlana MALYŠEVA, Sovetskaja prazdničnaja kul´tura v provincii. Prostranstvo, simvoly, istoričeskie mify, 1917-1927 [La culture de la fête politique dans la province soviétique : espace, symboles, mythes historiques, 1917-1927]. Kazan : Ruten, 2005, 398 p.

1 L’ouvrage de Svetlana Malyševa, consacré aux célébrations révolutionnaires à Kazan et dans la république tatare entre 1917 et 1927, offre une contribution importante à l’étude – jusque-là plutôt négligée par les chercheurs – des fêtes politiques dans la province soviétique. Pour l’auteur, ces célébrations ont pour principale fonction dans les années 1920 de construire une nouvelle mémoire et une mythologie historique, qui deviennent à leur tour un instrument-clé de la légitimation du pouvoir bolchevique et de la « resocialisation »1 de l’individu soviétique dans le nouvel univers socioculturel. Ce point de vue détermine l’approche et la composition de l’ouvrage, le choix des objets d’analyse et de la période étudiée. Celle-ci se limite en effet aux dix premières années qui suivent la révolution et correspond aux fêtes que l’auteur caractérise comme « historiques » (c’est-à-dire tournées vers le passé, la commémoration et la construction de la mythologie), à distinguer des célébrations postérieures, inspirées par le présent et les défis du premier plan quinquennal.

2 L’ouvrage s’ouvre par un panorama général des célébrations révolutionnaires, qui va de la transformation de l’ancien calendrier jusqu’à la réception des nouvelles fêtes, en traitant au passage les méthodes d’organisation. En analysant, dans les deux premiers chapitres, la mise en place du système de fêtes bolcheviques ainsi que le rôle de différents acteurs locaux et centraux, l’auteur reconstitue le dialogue – fait de conflits et d’interactions – entre deux cultures festives, l’ancienne et la nouvelle, et démontre le caractère hybride des célébrations soviétiques qui ont intégré plusieurs éléments de la

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tradition prérévolutionnaire. Le processus d’assimilation et d’adaptation est en partie le fruit d’un autre dialogue – souvent aussi conflictuel – entre le centre et les acteurs locaux qui contribuent activement à l’invention de la nouvelle fête. Une description (parfois un peu rapide à nos yeux) des principaux instruments de la célébration, tels que manifestations, meetings, mises en scène de masse, soirées dans les clubs ouvriers complète ce tableau d’ensemble et permet d’aborder la question de la « réception des fêtes soviétiques ». L’auteur essaie de pallier le manque évident d’informations en cherchant des éléments de réponse à travers une étude des stratégies d’inclusion développées par les organisateurs, des expressions extérieures d’adhésion et, à nouveau, des formes d’adaptation et d’appropriation des nouvelles fêtes par les populations. Cette étude conduit Svetlana Malyševa à affirmer la popularité des fêtes officielles à la fin des années 1920, sans que la démonstration paraisse vraiment convaincante, les sources utilisées étant toujours ou presque d’origine officielle.

3 L’auteur présente dans la deuxième partie une analyse détaillée des divers éléments de cette mythologie. Dans les quatre chapitres qui la composent, la fête est déclinée sous une série d’angles désormais classiques, mais importants. L’analyse du contenu, des mises en scène de masse et d’autres formes de spectacles, permet à l’auteur de restituer la vision de l’histoire et de la chronologie globale dans les fêtes, les principaux sujets et événements-clés de la mythologie historique, les panthéons des héros et antihéros soviétiques. Les pages consacrées à « l’espace festif » nous paraissent particulièrement stimulantes, grâce à l’étude approfondie et riche des lieux de la fête, ainsi que celle du rôle des célébrations dans la transformation de l’espace urbain post-révolutionnaire. Le dernier chapitre de la seconde partie est consacré au transfert des mythes créés dans le cadre de fêtes vers un champ plus large que l’auteur identifie comme celui de la mémoire culturelle de la société soviétique.

4 Ici la thèse soutenue est extrême, puisque l’auteur considère la fête comme le principal moteur de la création d’une mémoire historique. Une telle affirmation ne peut pas ne pas susciter d’interrogations. Qu’il y ait une interaction entre la fête et l’histoire proposée à l’école, par exemple, semble clair. Mais l’hypothèse selon laquelle l’histoire est d’abord créée par les célébrations, puis retransmise vers les champs scolaire, littéraire, historiographique, cinématographique et autres, va beaucoup plus loin et ne nous paraît pas convaincante (on verrait ainsi dans les fêtes la source d’inspiration et le lieu d’emprunts du Kratkij kurs de Stalin). C’est en effet oublier d’autres acteurs importants de la production de la mémoire soviétique et négliger les liens qu’ils entretenaient avec la fête. Ainsi, s’il est certain qu’en mettant en scène les événements historiques, les organisateurs des fêtes contribuaient à la création de cette mémoire, il n’en est pas moins vrai qu’en amont, parmi les organisateurs, on trouvait des historiens professionnels, membres de l’Istpart (Commission d’histoire de la révolution d’Octobre et du RKPb) ou d’autres organisations, qui ne faisaient que transférer une histoire construite en d’autres lieux. D’autre part, face aux artistes et aux intellectuels souvent éloignés de l’idéologie et de la pratique bolcheviques (tels N. Evreinoff ou G. Annenkov, qui jouèrent un rôle important dans les mises en scène de masse à Petrograd en 1920), l’hypothèse d’une construction mémorielle « à sens unique », qui servirait la légitimation du pouvoir soviétique, semble insuffisante.

5 Si les thèses que développe ici l’auteur sont très stimulantes et permettent de découvrir un tableau passionnant des fêtes révolutionnaires, il est cependant nécessaire de formuler quelques objections à l’encontre de ce travail. Les réserves exprimées ci-

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dessus pourraient être généralisées, car l’auteur a souvent tendance à employer la voix passive (« le mythe est créé à l’occasion de telle ou telle fête ») et à négliger les acteurs, même si on trouve des éléments importants comme les tensions entre les organisateurs locaux et le centre ou le rôle de différents acteurs dans la récupération de la tradition prérévolutionnaire. Les engrenages de ce chantier gigantesque de construction de la mémoire fonctionnent, parfois non sans heurts, mais on voit mal d’où vient l’impulsion, qui met en place cette machine, la dirige et l’oriente, comment et pourquoi, quelles conceptions sont à l’origine de ces tensions, quelles motivations animent les acteurs. La fête est vue davantage à travers son résultat que comme un processus d’élaboration au long duquel s’expriment des acteurs aux positions contradictoires. L’intérêt d’une étude locale, qui aurait permis de retracer la personnalité de ceux qui étaient à l’origine des célébrations, n’est pas exploité jusqu’au bout.

6 Une autre réserve concerne la problématique retenue ici pour étudier les célébrations soviétiques. Leur approche à travers une loupe « commémorative » et « mythologique » présente, à notre sens, des inconvénients. Avant tout, elle oriente l’auteur vers les spectacles de masse et d’autres types de mises en scène, soit des éléments festifs certes extrêmement parlants, mais au détriment d’autres formes considérées pourtant comme centrales à l’époque, comme les manifestations et les meetings. Elle conduit également à considérer les dix années étudiées dans l’ouvrage comme un « bloc » axé sur la commémoration et la construction d’une nouvelle mémoire, en oubliant que les fonctions de ces fêtes étaient souvent plus complexes et hétérogènes, et ne pouvaient se limiter au seul registre de « fêtes historiques ». Plus encore, les spectacles de masse évoluèrent avec le temps sans attendre la grande transformation du premier plan quinquennal. Ainsi, les célébrations militarisées de 1918 n’avaient probablement pas plus en commun avec les « carnavals politiques » du milieu des années 1920 que ces derniers avec les fêtes staliniennes.

7 Ces quelques réserves n’enlèvent rien à l’intérêt de l’ouvrage, et, au contraire, montrent la richesse et la variété du matériau présenté. Ce travail fin et intelligent est, à n’en pas douter, une contribution fondamentale à l’histoire des fêtes soviétiques, tant à l’échelle locale que nationale.

NOTES

1. Notion empruntée à l’étude désormais classique des sociologues Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, P. : Masson/Armand Colin, 1996, 2e éd.

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Marie-Christine Autant-Mathieu, éd., Le Théâtre d’Art de Moscou

Gaïané Spach

RÉFÉRENCE

Marie-Christine AUTANT-MATHIEU, éd., Le Théâtre d’Art de Moscou. Ramifications, voyages. Paris : CNRS Éditions, 2005, 360 p. (Arts du spectacle)

1 Dans cet impressionnant volume, des chercheurs de plusieurs pays (Allemagne, Angleterre, Biélorussie, États-Unis, France, Pologne, Russie), réunis par une équipe du CNRS, nous entraînent dans les périples du légendaire Théâtre d’Art de Moscou, dans les vicissitudes, tribulations et frasques de ses fondateurs et de leurs disciples. On pouvait craindre la répétition de faits connus, tant ce théâtre mythique a déjà fait couler d’encre, mais il n’en est rien. Cette étude des transferts culturels, des interactions entre différentes pratiques théâtrales est enrichie par les points de vue originaux des différents spécialistes en histoire, cinéma, théâtre, qui y ont contribué.

2 La période étudiée s’étend de la première tournée du Théâtre en Occident en 1906 à la disparition de ses fondateurs, KonstantinStanislavskij en 1938 et Vladimir Nemirovič- Dančenko en 1943. L’analyse porte ainsi sur deux générations : la première, qui a fondé le Théâtre et l’a rendu célèbre, et la seconde – celle des élèves –, formée dans les Studios-écoles, qui s’est dispersée en grande partie dans le monde occidental. Les conséquences de la révolution d’Octobre ont toujours été occultées ou travesties par les autorités soviétiques, et les velléités d’émigration des fondateurs ainsi que l’émigration effective des disciples – ignorées. Grâce à la perestroïka, des archives ont pu être ouvertes, et des faits auparavant falsifiés – révisés. L’ouvrage dirigé par Marie-Christine Autant-Mathieu ajoute de nouvelles pièces à des puzzles qui s’ordonnent, semble-t-il, sans fin.

3 Le livre s’ouvre sur la rencontre de deux fortes personnalités de théâtre, Gordon Craig – théoricien et scénographe aux idées révolutionnaires – et Stanislavskij – metteur en scène dans la tradition réaliste –, narrée dans un article fort intéressant, « Craig monte

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Hamlet à Moscou », qui occupe une place particulière dans le livre par son ampleur et sa richesse. A. Ostrovsky y analyse la tumultueuse collaboration artistique qui s’est nouée autour de la mise en scène d’Hamlet par Craig au Théâtre d’Art en 1911. Pour Stanislavskij, qui recherchait des voies nouvelles en art, c’était la première collaboration directe avec un artiste européen ; pour Craig, la première tentative de mettre en pratique ses théories, ses innovations, comme les paravents. Si la fusion des deux systèmes ne se fit pas, il y eut bel et bien rencontre, croisement de deux trajectoires qui laissèrent des traces et des emprunts de part et d’autre.

4 Plusieurs articles décrivent ensuite les déboires de la diffusion en Russie et en Occident des idées et procédés développés par Stanislavskij, ainsi que les déformations qu’ils subirent. Pour T. Boutrova (« Les disciples américains : du système à la méthode »), dès le début, le terme de « système » était inadapté, car il évoque quelque chose de figé, alors que Stanislavskij préconisait une expérimentation permanente. En Russie soviétique, le système a été sacralisé dans un but idéologique, ce qui provoqua un rejet, de sorte que l’héritage de Stanislavskij s’est trouvé victime de ces aléas. Les idées stanislavskiennes se répandirent surtout avec la tournée du Théâtre d’Art en Amérique en 1923 et 1924, et grâce au succès qu’il y rencontra. Par la suite, la méthode fut enseignée aux étudiants américains, sans prendre en compte les dernières innovations comme la « méthode des actions physiques » que des initiés pratiquaient au domicile de Stanislavskij à la fin de sa vie.

5 J. Benedetti (« Les éditions occidentales des œuvres de Stanislavski ») expose avec clarté une histoire embrouillée, celle des avatars des textes de Stanislavskij, soit deux livres édités de son vivant et les œuvres publiées après sa mort sous son nom, en Russie et en Occident. On voit Stanislavskij manœuvrer pour pouvoir bénéficier du copyright et s’assurer des droits d’auteur en dollars. À cet effet, il dut faire traduire et publier en anglais ses écrits. En 1924, un premier livre, My Life in Art, fut édité. Mécontent de la traduction, Stanislavskij entreprit une version russe qui parut en 1926 à Moscou, la seule qu’il ait reconnue. Pourtant, ce n’est qu’en 1980 que ce texte fut traduit en français par D. Yoccos. Les éditeurs de langue anglaise, quant à eux, continuèrent à reproduire la version américaine de 1924. Un scénario analogue se déroula avec le deuxième livre. Commencé en 1929, An Actor Prepares fut enfin publié en 1936 avec de nombreuses coupures et dans une traduction médiocre. L’édition russe du Travail de l’acteur sur lui-même. 1re partie : Le travail sur soi-même dans le processus créateur du revivre,parut deux ans plus tard, après sept années de tractations avec la censure pour maintenir des termes comme « intuition » et « subconscient » qui n’avaient plus droit de cité, soit trois semaines après la mort de Stanislavskij qui laissa l’ouvrage inachevé. Cette saga, associée au perfectionnisme de Stanislavskij, explique le faible nombre de textes publiés de son vivant. L’histoire se compliquera encore ultérieurement avec les héritiers de la traductrice qui servait aussi de prête-nom pour le copyright.

6 On voyage ensuite avec le Théâtre dans ses tournées à Prague (V. Velemanova), en Allemagne et dans les pays germanophones (C. Mittelsteiner). L’accueil qui lui est réservé varie d’un pays à l’autre ; il est particulièrement chaleureux en Tchécoslovaquie. Les contacts et échanges avec le théâtre polonais, avant et après la révolution d’Octobre (M.-T. Vido-Rzewuska), la tournée occidentale du premier Studio, premier émissaire d’un théâtre devenu bolchevik (O. Egochina), sont abordés ainsi que l’adaptation et la contestation du Théâtre d’Art comme modèle en Biélorussie à l’époque soviétique (V. Symaniec).

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7 Les contributions suivantes dépouillent la légende de Stanislavskij de ses artifices. Il faut souligner la capacité des auteurs – J.-F. Dusigne en particulier – à démystifier des personnalités aussi complexes que Stanislavskij et Nemirovič et à leur rendre leur dimension humaine. Les affres de la création chez Stanislavskij, ses états d’âme, son perfectionnisme, sa dépendance à l’égard des autres pour rédiger ses œuvres expliquent les confusions et la mauvaise interprétation de ses propos par des générations d’artistes. Fragilité psychologique, faiblesse de caractère ou délicatesse poussée à l’extrême (à la demande injustifiée de Craig, il enlève à contrecœur le nom de Suleržickij de l’affiche d’ Hamlet ; il se plie à la volonté de Nemirovič qui, pour magnifier son propre rôle et minimiser celui de Stanislavskij, exige la modification de passages de Ma vie dans l’art) jettent un éclairage plus objectif sur l’homme que fut ce génie de la scène. L’apport de Nemirovič à l’art américain et européen est rappelé, sans dissimuler son côté bon vivant, croquant la vie et sensible au confort occidental. On peut cependant regretter que les auteurs de l’ouvrage n’aient pas traité sur le fond les hésitations des deux grands artistes russes à émigrer, ce qui aurait éclairé la complexité et la dimension tragique de leur situation.

8 Dans « La fin du “Vieux Théâtre d’Art” », M.-C. Autant-Mathieu compare les tournées du Théâtre en Occident en 1922-1924, modèle de travail artistique, et celles de 1937 à Paris, modèle de théâtre d’État. Cette évolution du Théâtre ne passa pas inaperçue et l’on peut à juste titre supposer que ses deux fondateurs en furent conscients. Nemirovič, selon un de ses élèves, avait prévu depuis longtemps cette mise sous tutelle, mais n’avait pu l’empêcher. Bien des années plus tard, il est clair que cette soumission était indispensable pour sauver des vies humaines. Ce qui fut préservé l’a été au prix de sacrifices, d’humiliations et de ruses.

9 Le livre s’achève par une étude du rayonnement mondial des fondateurs et de leurs disciples : M. Čehov en Europe et en Amérique (L. Bykling), V. Nemirovič-Dančenko aux États-Unis où il travailla entre 1925 et 1927 (« Un héritage oublié et occulté », S. M. Carnicke) et en Italie de 1931 à 1933 (« Un épisode resté confidentiel », F. Malcovati), N. Massalitinov à Prague, Berlin, Sofia (N. Vagapova), et enfin les comédiens du Théâtre dans le cinéma européen et américain (O. Bulgakowa).

10 Cet ouvrage nous apporte un merveilleux témoignage sur la vigueur des traditions de ce Théâtre unique au XXe siècle. Celui-ci greffa ses rameaux sur la culture occidentale et son héritage se perpétue dans le jeu des comédiens et dans la mise en scène. N’est-ce pas le vrai signe de survie pour un théâtre ?

11 L’iconographie est abondante, remarquable et recherchée, des documents d’époque émaillent l’ensemble. Enfin, et sans rapport avec le contenu, la manipulation et la lecture de l’ouvrage sont rendues malaisées par son poids, son format, le glaçage de la couverture, la faiblesse de la reliure et la petite taille des caractères. On aurait aussi aimé en connaître davantage sur la genèse du livre et avoir quelques informations sur chaque contributeur.

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N. S. Troubetzkoy, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits

Catherine Depretto

RÉFÉRENCE

N. S. TROUBETZKOY, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits. Édition établie par Patrick Sériot ; trad. du russe par Patrick Sériot et Margarita Schönenberger. Lausanne : Payot Lausanne, 2006, 573 p.

1 Il aura fallu trente ans pour que cette partie de l’héritage d’un des plus grands linguistes russes du XXe siècle, publiée pour la première fois en 1975 par Roman Jakobson, soit enfin accessible au public francophone, grâce à la ténacité de Patrick Sériot.

2 Le nom de Nikolaj Trubeckoj (1890-1938) est peut-être moins familier que celui de son correspondant, mais ses Principes de phonologie (Grundzüge der Phonologie), qui jetèrent les bases de la linguistique structurale, en font une figure de tout premier plan. Jeune linguiste brillant, attaché à l’université de Moscou, Trubeckoj avait fui la Russie révolutionnaire. Après un passage à Sofia, il fut nommé à l’université de Vienne où se déroula sa carrière jusqu’à sa disparition prématurée en 1938, des suites d’une attaque cardiaque survenue après un interrogatoire brutal de la Gestapo. La sauvegarde de ses lettres relève quasiment du miracle. Fuyant la Tchécoslovaquie un an plus tard, Jakobson les confia à un collègue qui réussit à les lui faire parvenir aux États-Unis après la guerre. Ses propres lettres n’eurent pas cette chance et sont considérées comme perdues. La correspondance est donc à une voix. Néanmoins, des notes conséquentes, établies par Jakobson, rétablissent le contexte de chaque missive, rendant ainsi perceptible le dialogue des deux savants.

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3 De fait, nous sommes en présence d’une authentique correspondance scientifique, d’un intérêt majeur. Trubeckoj et Jakobson se connaissaient depuis l’université de Moscou (leur première rencontre date de 1914) et comme nombre de leurs compatriotes dispersés aux quatre coins de l’Europe dans l’entre-deux-guerres, ils avaient un impérieux besoin d’entraide et de contacts scientifiques. Dès que Jakobson sortit d’URSS et s’installa à Prague, leurs échanges épistolaires commencèrent. Malgré la différence d’âge (Jakobson était né en 1896), ils étaient très attachés l’un à l’autre, d’abord sur un plan intellectuel, mais aussi sur un plan affectif, ce qui explique le nombre relativement important de ces missives (au total 196 pour une période de 18 ans), et surtout leur volume et leur contenu. Dès les années 1910 en Russie, ils s’étaient l’un et l’autre opposés, par des voies séparées, à l’école néogrammairienne dominante. Leurs recherches ultérieures les confirmèrent dans cette voie et trouvèrent un premier aboutissement dans la fondation en 1926 du Cercle linguistique de Prague. Ensemble, ils s’efforcèrent également de diffuser leurs conceptions à l’occasion des congrès qui, à partir de 1928 et jusqu’à la fin des années 1930, ont réuni les linguistes et les slavistes.

4 Nombre de lettres adressées par Trubeckoj à Jakobson sont de véritables articles scientifiques. On suit ainsi pas à pas l’élaboration de sa pensée et l’on assiste en quelque sorte à la naissance de la phonologie structurale. À côté de cette dimension scientifique, sans doute la plus spectaculaire, les lettres sont tout autant intéressantes dans une perspective d’histoire culturelle et sociale plus générale.

5 La correspondance fait revivre le milieu particulier des savants russes exilés en Europe dans l’entre-deux-guerres (Bogatyrev, Karčevskij). Si elle montre leurs efforts pour maintenir entre eux des contacts serrés malgré les distances et leur rôle de passeur entre l’Est et l’Ouest, elle laisse aussi entrevoir leurs difficultés à se faire reconnaître par la communauté universitaire européenne. Trubeckoj ne cache pas ses soucis matériels, la précarité de sa position universitaire et la frilosité de ses collègues occidentaux (lettre 126). La phonologie structurale ne suscite pas que de l’admiration, on sait l’opposition résolue de quelqu’un comme André Mazon. Il n’est pas facile non plus de maintenir le contact avec les compatriotes restés en Russie soviétique (Trubeckoj demande régulièrement leurs adresses). Il tente de venir en aide à l’orientaliste E. D. Polivanov, un linguiste brillant, élève de Baudoin de Courtenay, et un des tout premiers membres de l’Opojaz. Polivanov s’opposa farouchement aux théories japhétiques de N. Marr et dut se réfugier en Asie centrale soviétique où il fut arrêté et exécuté en 1938. D’une façon générale, par la place qu’occupent dans la correspondance les échanges universitaires réguliers auxquels est attaché Trubeckoj, la préparation des congrès et des différentes manifestations scientifiques, cette publication donne aussi un bon aperçu du milieu linguistique international de l’entre-deux-guerres.

6 La figure même de Trubeckoj se laisse mieux cerner. On devine un savant rigoureux, un esprit exigeant envers lui-même comme envers les autres. Il exprime clairement ses désaccords, critique à l’occasion Jakobson, lui fait de véritables remontrances : « La bohème journalistique mène à la bohème intellectuelle et tue la pensée scientifique. Vous avez toujours été attiré par la bohème. C’est sans danger quand on est jeune » (lettre 137, p. 363). Il n’est guère plus tendre à l’égard de ses collègues occidentaux. Revenant d’un congrès à Londres en 1934, il écrit : « Des linguistes au sens strict du terme, je n’en ai pas vu. Il semble qu’il n’y en ait pas ». C’est un vrai théoricien privilégiant la recherche fondamentale et quasiment possédé par son objet scientifique qui ne le quitte pas, même en rêve.

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7 Compte tenu du volume de cette correspondance et de l’abondance des notes de Jakobson, Patrick Sériot a certainement eu raison de ne pas alourdir la traduction par un nouvel appareil critique. Sa préface dresse bien les enjeux de cette édition et souligne la nécessité d’intégrer enfin de manière approfondie la composante russe à l’histoire de la linguistique moderne. Néanmoins, dans certains cas, on peut regretter que la voix de Jakobson résonne unilatéralement, comme dans la note qui concerne Boris Isaakovič Jarho (1889-1942), reconnu aujourd’hui comme un des théoriciens majeurs de la première moitié du XXe siècle. Tout ce qui concerne Polivanov aurait aussi besoin d’être contextualisé, à la fois pour que l’on comprenne mieux qui il était (cf. la note 1, p. 247) et pourquoi ce qu’il faisait parvenir à Trubeckoj n’était pas très bon (lettre 174). Les choix de transcriptions sont bien expliqués et parfaitement légitimes, mais l’auteur de la correspondance a son nom orthographié de trois manières différentes. Il me semble également que le sommaire est absent.

8 Il reste qu’il s’agit d’une très belle édition, appelée à devenir un véritable ouvrage de référence, et dont la parution devrait favoriser à terme la traduction d’autres volumes de même nature.

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Dorena Caroli, Ideali, ideologie et modelli formativi

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Dorena CAROLI, Ideali, ideologie et modelli formativi. Il movimento dei pionieri in URSS, 1922-1939. Milan : Edizioni Unicopli, 2006, 239 p.

1 Cet ouvrage s’inscrit dans une historiographie récente qui, ces dernières années surtout, a mis l’accent sur le rôle des enfants et des adolescents dans l’évolution politique, économique et sociale de différents pays : France, Allemagne, États-Unis… Le livre de Dorena Caroli comble une lacune importante, non seulement par rapport à l’historiographie internationale, mais aussi par rapport à celle de l’URSS où, à quelques exceptions près (notamment en anthropologie de l’éducation), la bibliographie s’arrête aux années 1970. L’auteur fait preuve d’une excellente connaissance de cette bibliographie, tant soviétique qu’étrangère, ce qui lui permet d’inscrire la trajectoire de l’URSS dans un contexte intellectuel et politique plus large. Car l’histoire des pionniers apporte un éclairage nouveau et intéressant sur la mise en place et la dynamique du système soviétique. Si, pendant les années 1920, les « pionniers » – enfants et adolescents – ont pour tâche de diffuser la « nouvelle culture » prolétarienne, au cours de la décennie suivante ils sont appelés à participer à la réalisation de l’économie socialiste avant d’être engagés dans la « Grande Guerre patriotique ». Ce ne sera qu’après la guerre que le droit des enfants et des adolescents à s’adonner aussi à des activités ludiques sera reconnu.

2 L’histoire des pionniers, telle que la propose Dorena Caroli, conduit non seulement à mettre au jour des aspects méconnus de l’histoire de l’URSS, mais aussi à s’interroger de manière plus globale sur le rôle des « adolescents » dans la formation des États contemporains. Cette catégorie est inventée au cours du XVIIIe siècle afin de différencier des individus qui, marqués par des expériences communes, se trouvent dans une étape intermédiaire entre enfance et âge adulte. Elle est donc étroitement liée à celle de

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« génération » et, par ce biais même, aux rapports entre individus, groupes et transformations sociopolitiques. De ce point de vue, la recherche des étapes du développement individuel accompagne celle des étapes historiques d’un pays. C’est là une constante depuis les Lumières jusqu’au XXe siècle.

3 Consciente de ces enjeux, l’auteur étudie l’organisation des pionniers et son évolution, les mécanismes d’adhésion et les pratiques au quotidien. Elle tente également de rendre compte de l’origine sociale et des trajectoires, souvent traumatisantes, d’une génération d’adolescents nés entre 1900 et 1930. La première de ces générations est marquée par la guerre, la guerre civile et la famine de 1921-1923, ainsi que par un abandon massif. La deuxième est à son tour bouleversée par la collectivisation, puis par la Deuxième Guerre mondiale. Histoire paradoxale, en quelque sorte, car bien que l’URSS soit à l’avant-garde des courants pédagogiques à l’échelle internationale dans les années qui suivent la révolution, elle n’hésite cependant pas à violer les droits des enfants, pourtant édictés en 1924. Sur le plan quantitatif, le mouvement des pionniers compte 4 000 adhérents en 1922, 170 000 deux ans plus tard, pour atteindre 1 110 000 inscrits en 1939. C’est à la fois beaucoup et peu. Beaucoup au regard d’autres mouvements similaires dans d’autres pays, peu si l’on se rappelle l’expérience allemande où, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la quasi-totalité des jeunes étaient inscrits dans le mouvement hitlérien. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, car le financement consacré à l’organisation des pionniers demeure assez modeste, en partie à cause des tensions internes au parti communiste et notamment au rôle de Krupskaja (l’épouse de Lenin) et de Buharin dans la première phase du régime.

4 Le succès mitigé du mouvement des pionniers en URSS ne saurait cacher son importance pour l’étude historique des mécanismes d’adhésion aux régimes dits totalitaires. Ainsi, du point de vue de la formation pédagogique, sa chronologie reflète celle de l’idéologie communiste. Pendant une première phase, les valeurs proposées sont celles de la génération révolutionnaire, puis apparaissent des valeurs nouvelles qui visent moins à exalter l’esprit de la révolution qu’à adopter un code comportemental correspondant au système normatif des adultes. L’organisation des pionniers n’a donc pas pour seule fin d’instituer un contrôle social sur les nouvelles générations, mais aussi de promouvoir la culture officielle du nouveau régime. C’est pourquoi, tout comme le mouvement de la jeunesse communiste, elle vise à la fois à offrir une éducation politique et à répandre des valeurs censées favoriser le maintien au pouvoir du parti communiste. Les mécanismes d’adhésion au mouvement ne peuvent donc s’étudier que suivant une approche multidisciplinaire attentive aux normes et aux pratiques sociales, mais sans oublier pour autant les motivations individuelles des adolescents. Cette analyse, comme le souligne l’auteur, renvoie donc à celle, plus générale, de la formation du consensus au sein des sociétés totalitaires. La coexistence de la dénonciation et de l’adhésion apparaît là comme un trait marquant, commun à ces expériences historiques.

5 L’ouvrage est constitué de cinq chapitres. Le premier aborde l’origine du mouvement des pionniers et le discours idéologique sur la fonction politique de ce dernier. Le deuxième présente la réforme de l’organisation en 1924, en portant une attention particulière aux conceptions de Buharin. Le troisième examine les réformes postérieures aux deux premiers plans quinquennaux (1928-1937). Les sources permettent de mettre en évidence le changement profond des valeurs et des idées du mouvement, en corrélation avec la collectivisation et l’évolution plus générale du

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régime. Les deux derniers chapitres s’appuient sur les lettres, conservées dans les archives, que les adolescents envoient aux autorités. On y décèle un décalage entre le discours officiel et les inquiétudes liées à la réalité quotidienne des pionniers. Cet écart renvoie, d’une part, à celui qui oppose les attentes du régime et celles des adolescents en tant que génération et, d’autre part, au fossé qui sépare les jeunes de milieux urbains et industriels de ceux des milieux ruraux.

6 Les sources sont nombreuses et hétérogènes. Elles vont des revues de l’époque jusqu’aux archives, en passant par des ouvrages et articles soviétiques, sans compter toute une bibliographie en anglais, italien, allemand et français portant sur des mouvements similaires dans d’autres pays. Les sources d’archives, relativement riches, comprennent des documents internes au parti, des propositions des principaux dirigeants impliqués, mais aussi de très nombreuses lettres écrites par les jeunes pionniers eux-mêmes.

7 Il s’agit globalement d’un ouvrage important, tant pour l’historiographie de l’ex-URSS que pour l’histoire de la pédagogie, et qui mériterait une diffusion, du moins partielle, dans une langue plus accessible.

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Diane P. Koenker, Republic of Labor

Jean-Paul Depretto

RÉFÉRENCE

Diane P. KOENKER, Republic of Labor. Russian Printers and Soviet Socialism, 1918-1930. Ithaca-Londres : Cornell University Press, 2005, 343 p.

1 Diane P. Koenker est bien connue des historiens qui s’intéressent au monde ouvrier russe. Le présent livre s’inscrit dans le prolongement direct de ses recherches précédentes1. Les imprimeurs constituaient une corporation originale, dominée par les ouvriers qualifiés de sexe masculin et dans laquelle l’influence menchevique était encore considérable en 1923. Les entreprises étaient concentrées principalement à Petrograd-Leningrad et à Moscou. Les effectifs étaient faibles au regard de ceux de la construction mécanique ou du textile, et l’on pourrait soutenir que les imprimeurs n’ont pas joué un rôle central dans l’histoire de l’URSS au cours de ces années. Mais D. Koenker considère qu’ils « peuvent servir de microcosme de toute l’expérience socialiste soviétique » (p. 2). La question centrale de l’ouvrage est la suivante : que signifiait le socialisme pour les ouvriers des métiers de l’imprimerie ? Comment ont-ils essayé de construire leur « république du travail » ?

2 La perspective adoptée est clairement celle de l’histoire sociale « par en bas », qui privilégie la perspective des travailleurs. Les sources utilisées sont très riches : revues syndicales, journaux d’usine ; archives centrales et locales du mouvement syndical ; archives du parti communiste de Leningrad ; dossiers du GARF sur les imprimeurs communistes de Moscou. Certes, le contenu des archives syndicales est parfois décevant, à cause de la routine bureaucratique, mais on y trouve aussi des comptes rendus détaillés de nombreuses réunions : congrès fédéraux, assemblées de femmes, de jeunes, de chômeurs, etc. Ces documents, auxquels s’ajoutent les matériaux publiés par les correspondants ouvriers, donnent à entendre les multiples voix des imprimeurs russes : moscovites et provinciaux, mencheviks et bolcheviks, hommes et femmes.

3 Le plan du livre est clair et logique. Il est divisé en trois sections, correspondant à trois périodes : 1918-1921, années marquées par les privations et par la lutte acharnée,

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parfois victorieuse, des mencheviks pour offrir aux imprimeurs une vision politique alternative ; 1922-1927, époque de prospérité, où les ouvriers peuvent négocier leurs relations avec l’État et avec leurs directeurs en position de force relative ; 1927-1930, où sévissent crise et chômage. En 1929-1930, la direction syndicale est purgée.

4 Chacune de ces sections comprend trois chapitres : le premier porte sur l’économie, les relations entre travailleurs et direction, en incluant les conflits ; le second examine la politique dans le syndicat, les luttes entre partis socialistes et à l’intérieur du parti communiste ; enfin le troisième analyse les représentations que les imprimeurs se font d’eux-mêmes.

5 La richesse des analyses et des descriptions de D. Koenker ne permet pas de les résumer ici. Je voudrais plutôt attirer l’attention sur sa contribution au débat qui divise les chercheurs à propos de la pertinence de la notion de classe dans le contexte soviétique. Elle y défend ses positions de manière à la fois subtile et argumentée. L’auteur prend explicitement parti pour « l’analyse de classe » (p. 10), en invoquant deux raisons importantes : premièrement, « l’analyse de classe fournit des catégories et des questionnements qui permettent de comparer l’expérience des ouvriers soviétiques avec celle des ouvriers dans d’autres sociétés, à d’autres époques » (p. 310) ; deuxièmement, le « langage de classe » était très présent dans le discours de l’époque ; les ouvriers gardaient une mémoire historique des identités de classe ; ce langage et cette mémoire contribuaient aux efforts des imprimeurs pour comprendre leur place dans la société.

6 D. Koenker utilise le terme de « classe » de façon « interrogative » plutôt que « descriptive » (p. 10). Elle est attentive aux façons dont les imprimeurs eux-mêmes employaient ce concept pour dire leur place dans l’ordre social. En fait, il faut distinguer deux notions d’identité de classe en concurrence : l’identité « prolétarienne » était normative, définie par la théorie, l’idéologie, l’État ; l’identité « ouvrière » pouvait coïncider avec la première, mais elle était beaucoup plus complexe et pouvait inclure des comportements et des pratiques qui contredisaient l’idéal prolétarien officiel : désaffection à l’égard de la politique, matérialisme, hooliganisme, alcoolisme, grossièreté, rixes, violences envers les femmes, etc.

7 Au travail, direction et ouvriers occupaient des positions de classe en conflit ; leurs intérêts demeuraient contradictoires à de nombreux niveaux. Les autorités prônaient le productivisme, mais l’Homo sovieticus restait un Homo economicus : les imprimeurs se focalisaient sur la défense de leurs intérêts économiques. Ils étaient fiers de leur qualification en tant que producteurs, mais la production restait à leurs yeux un moyen pour une fin, la consommation : l’auteur emploie même le mot de « consumérisme ». En tant que source d’affinités et de communauté, la classe était concurrencée par des petits groupes cimentés par les échanges quotidiens, comme l’atelier par exemple.

8 L’auteur contribue aussi au débat sur les origines sociales du « paradigme stalinien de gouvernement et de relations sociales » (p. 312). Les imprimeurs et leurs syndicats ont participé à la genèse de la « civilisation stalinienne » en affirmant leur hostilité au marché, même si, dans leurs pratiques quotidiennes, ils manifestaient une subtile compréhension de ses principes. Ils y ont aussi participé en manifestant leur confiance dans le volontarisme : les syndicalistes ont constamment réclamé une autorité industrielle centrale forte qui coordonnerait efficacement les ressources disponibles pour leur industrie et pourrait constituer un groupe de pression. Là encore, cela n’allait

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pas sans contradictions, puisque les imprimeurs déploraient constamment les conséquences de la centralisation dans leur propre syndicat.

9 Au total, D. Koenker nous a donné un bel ouvrage d’histoire sociale. Tous ceux qui sont soucieux de connaître la société soviétique se doivent de le lire.

NOTES

1. Diane P. Koenker, Workers and the 1917 Revolution, Princeton : Princeton University Press, 1981 ; Diane P. Koenker, Willliam G. Rosenberg, Strikes and Revolution in Russia, 1917, Princeton : Princeton University Press, 1989.

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Christina Kiaer, Eric Naiman, eds., Everyday Life in Early Soviet Russia

François-Xavier Nérard

RÉFÉRENCE

Christina KIAER, Eric NAIMAN, eds., Everyday Life in Early Soviet Russia. Bloomington : Indiana University Press, 2006, 328 p.

1 Le titre de l’ouvrage dirigé par Christina Kiaer et Eric Naiman en est peut-être l’un des principaux points faibles. Il est en tout cas révélateur de la difficulté à dire en peu de mots l’intérêt et la richesse de l’approche de ce livre collectif (onze contributions précédées d’une introduction très intéressante, bien qu’inégale). Traiter de la « vie quotidienne » – choix de l’éditeur – ne dit qu’imparfaitement ce que le lecteur pourra découvrir dans ces études variées, portant sur ce que les deux directeurs appellent bien plus justement « espaces intérieurs de la maison, de la famille, du corps et de l’individu ». C’est en effet essentiellement le byt que les auteurs souhaitent étudier : on sait combien cette notion est difficile à définir et, par voie de conséquence, à traduire. La période chronologique choisie, celle de la Russie soviétique d’avant-guerre, permet d’appréhender des différences notables entre les années plus « ouvertes » de la NEP et celles, beaucoup plus rigides, du « premier » stalinisme.

2 Le projet, tel que ses concepteurs le définissent, est d’étudier l’impact de l’idéologie sur ces « espaces intérieurs », ou, pour reprendre l’une de leurs plus heureuses formules, de comprendre comment, face à l’idéologisation de tous les aspects de la vie, la construction de l’espace privé devient une forme de « devoir à la maison », prolongeant le travail accompli dans l’espace public. Les auteurs abordent ainsi des sujets extrêmement variés : pratiques sexuelles (texte de F. Bernstein sur l’impuissance masculine), sphère familiale (C. Hooper), éducation des enfants (C. Kelly) ou domesticité dans les années 1920 (R. Spagnolo).

3 La variété est bien entendu de règle dans ce genre d’ouvrage collectif. Certains textes sont ainsi, sans surprise, plus stimulants que d’autres, mais la diversité s’enrichit ici

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d’une pluralité d’approches du fait du choix de la pluridisciplinarité : les auteurs sont historiens ou spécialistes de l’art ou de la littérature de la période concernée. Si cela est parfois déstabilisant pour le lecteur habitué aux travaux classiques de sa spécialité, ce parti pris permet de passionnantes rencontres. On retiendra particulièrement les études de Boris Wolfson sur la représentation de la pièce d’Aleksandr Afinogenov, Strah [La peur] et de Christina Kiaer sur la pièce de Sergej Tret´jakov, Hoču rebënka [Je veux un enfant]. Elles permettent de compléter utilement les approches de la culture publique stalinienne par des historiens comme Jeffrey Brooks. Le premier texte permet de découvrir le travail des metteurs en scène et des acteurs chargés de présenter au public l’affrontement entre un scientifique – pour lequel « 80 % de la population soviétique sont mus par la peur » d’être « démasqués », de voir leur vache « confisquée »… et par la « peur des purges » – et Klara Sapsova, une « vieille bolchevique qui estime que les « vrais bolcheviks » sont sans peur, la peur n’étant qu’un signe d’inadéquation politique. La mise en scène d’un interrogatoire par l’OGPU est aussi un moment central de cette pièce, a fortiori dans un haut lieu du réalisme théâtral comme le MHAT, où Stanislavskij suit lui-même la mise en scène de près, allant jusqu’à remplacer Ol´ga Knipper-Čehova qui n’arrivait pas à rendre convaincante la réplique de Klara Spasova. L’article de C. Kiaer est non moins riche : en montrant la complexité de l’approche de Tret´jakov dans un texte pourtant apparemment d’un eugénisme sans nuance, il permet d’aborder le débat sur cette question dans la société soviétique. Pour l’auteur, le radicalisme biologique du texte dresse en fait un constat d’échec du projet de formation d’un individu soviétique avec l’aide de l’idéologie. Un autre axe de réflexion porte sur les travaux de El Lissitzky et sur le lien entre stalinisme et avant-garde, que l’auteur perçoit dans le célèbre décor imaginé pour le théâtre de Meyerhold.

4 Plusieurs contributions s’interrogent sur la question de l’identité dans la société soviétique (Fitzpatrick, Kaganovsky, Hooper). Au-delà du troublant cas de conflit sur l’identité d’Anastasia Poltnikova étudié par Sheila Fitzpatrick, on retiendra tout particulièrement l’étude de Cynthia Hooper sur « terreur et intimité » dans la deuxième partie des années 1930. Il s’agit de l’une des études les plus solidement basées sur des archives russes centrales et régionales (puisque l’auteur a travaillé à Nijni-Novgorod). L’article s’attache à comprendre l’attaque manifeste de la sphère de l’intimité pendant la Grande Terreur de la fin des années 1930. L’auteur présente ce moment de répression comme la continuation de la politique soviétique depuis la révolution, remettant par là en cause la présentation traditionnelle du « tournant conservateur » du stalinisme après 1936. La logique d’intrusion permanente dans la vie privée, encouragée par le pouvoir soviétique depuis 1917, se poursuit tout au long des années 1930 : Hooper remarque ainsi avec pertinence que si les valeurs promues par le stalinisme de la deuxième moitié des années 1930 deviennent assez conservatrices, les moyens de leur diffusion, eux, ne le sont pas et s’inscrivent dans la logique révolutionnaire.

5 Deux points de l’argumentation souvent pertinente de Hooper emportent l’adhésion : l’auteur montre bien comment la vie privée devient pendant la Grande Terreur un testeur de la loyauté politique. Dans cette recherche des ennemis masqués qui marque la deuxième moitié de la décennie, ce sont bien les relations privées, comme professionnelles – ajoutons-le –, qui passent au centre de l’intérêt du pouvoir et donc des « organes », mais aussi des dénonciateurs. L’autre point intéressant est la comparaison menée avec le nazisme : pour une fois, il ne s’agit pas de poser des homologies rapides et superficielles. Au contraire, Hooper souligne les différences profondes entre un nazisme qui fait de la famille le cœur de la loyauté politique et le

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stalinisme qui, au contraire, la suspecte. Pourtant, il subsiste toujours dans cet article une certaine ambiguïté entre une sphère de l’intimité limitée à la famille et un sens élargi de la même notion, incluant toutes les relations, y compris professionnelles. La seconde semble bien plus pertinente pour analyser la Grande Terreur.

6 Plusieurs études s’attachent à des domaines qui sont de véritables « lieux de rencontre » entre byt et idéologie. Le travail de Randi Cox sur la publicité soviétique est à ce titre intéressant. Il montre l’échec d’une publicité « soviétique » dotée d’un double objectif : orienter les acheteurs vers les productions du secteur étatique et, dans le même temps, assurer une partie du financement de la presse soviétique. Faute d’avoir véritablement choisi entre ces deux pôles, la publicité soviétique sera la cible de toutes les critiques au milieu des années 1920 (dont celle, particulièrement violente, de la RKI (Inspection ouvrière et paysanne). Elle bascule alors vers une forme largement influencée par la publicité occidentale, ce qui la met encore plus en porte-à-faux au tournant de la fin des années 1920. En dépit d’une conclusion moins convaincante, cet article s’inscrit bien dans une réflexion sur les ambiguïtés de la NEP et de l’URSS des années 1920.

7 On retiendra enfin les articles de Rebecca Spagnolo et de Catriona Kelly. Le premier aborde le monde excessivement méconnu du personnel de maison pendant les années 1920. Sujet dès lors très intéressant. L’étude du paradoxe que constituent les domestiques dans un État socialiste est prometteuse. Mais la question des sources demeure, ce que démontre l’étude de R. Spagnolo. Celles-ci proviennent pour l’essentiel des archives des syndicats chargés de défendre ces personnels d’un genre particulier. Leur échec est symptomatique : la crise du logement rend inimaginable le projet de quitter la maison du maître et, bien au contraire, ne fait qu’aggraver leur situation. Pour autant, on aimerait en savoir plus sur ces domestiques, sur leurs conditions de vie, tout comme on souhaiterait mieux connaître leurs « patrons »… C. Kelly propose une étude de l’enfance en Union soviétique : cela va des emplois du temps des pionniers aux jouets pour enfants (on notera, amusés, le satisfecit adressé au Meccano britannique par le pouvoir soviétique !). Plus que d’autres auteurs du recueil, elle essaie de replacer son objet d’étude dans la perspective comparatiste d’un discours sur la modernité. Elle note enfin l’ambiguïté d’une enfance soviétique qui est à la fois lieu d’action de l’idéologie (d’où le titre de l’article) et protection contre le monde extérieur.

8 Ce livre offre ainsi une multitude de pistes de réflexion stimulantes. Celles-ci permettent de dépasser une approche simpliste niant l’existence d’une sphère privée qui aurait été entièrement pénétrée par l’idéologie.

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Pavel Chinsky, Micro-histoire de la Grande Terreur

Alain Blum

RÉFÉRENCE

Pavel CHINSKY, Micro-histoire de la Grande Terreur. La fabrique de culpabilité à l’ère stalinienne. Paris : Denoël, 2005, 145 p.

1 L’ouvrage de Pavel Chinsky peut paraître à première vue surprenant. D’une part, l’ambition est grande, puisque cet ouvrage veut éclairer tout un pan du mécanisme de répression stalinien, celui de l’interrogatoire, de l’aveu, s’inscrivant là dans une réflexion déjà ancienne sur le sens de l’aveu dans les procès staliniens. D’autre part, la source est limitée, puisqu’il s’agit essentiellement du dossier d’instruction du procès d’un homme, Israil´ Savelevič Vizel´skij, ainsi que des différents documents se référant à sa condamnation et à son incarcération. Mais l’auteur utilise au mieux cette source particulièrement riche et la confronte à une bibliographie sur la répression désormais très large, et qu’il maîtrise bien. Cette approche micro-historique est d’un grand apport, car elle fait écho à une multitude de dossiers de procès, lus au fil des archives. Le cas étudié est, à n’en pas douter, l’un parmi des milliers d’autres, mais son analyse détaillée offre de nombreuses clés, présentées avec conviction par l’auteur. Clés sur les méthodes d’interrogatoire et la torture physique, mesurées très précisément par le simple décompte des heures d’interrogatoire et la terrible pression qui en résulte. Clés sur les mécanismes de l’aveu, qui est vu ici comme étroitement lié à l’engagement communiste, antérieur ou non. L’auteur, reprenant l’hypothèse et la formulation d’Annie Kriegel, avance que ne résistaient finalement que ceux qui possédaient une identité complexe, une « hétérogénéité essentielle de [leur] structure mentale ». Il aurait fallu, au-delà de l’appartenance au parti communiste, disposer d’un substrat intellectuel étendu qui, seul, aurait donné la force de ne pas passer aux aveux.

2 La source utilisée incite cependant à la prudence. L’argument est convaincant, et étayé par le cas étudié, puisque Vizel´skij, ingénieur influent de l’industrie chimique, ne cède

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pas à la pression et refuse de rentrer dans une logique d’aveu insensée. C’est ce qui, selon l’auteur, lui permettra de se battre jusqu’au bout, soutenu de loin par sa femme qui réclame la révision de son procès, mais qui, étant donné la résistance du NKVD à toute révision, mourra en camp peu après l’invasion allemande. Si cette hypothèse, convaincante, est relayée par d’autres travaux, elle n’en demeure pour l’heure qu’une hypothèse qu’il n’est guère possible encore de démontrer.

3 Le personnage de la victime n’est pas le seul étudié dans l’ouvrage. L’auteur cherche aussi à comprendre, dans la lignée de certains travaux de micro-histoire de la Terreur, les interrogateurs, ces hommes qui forçaient l’aveu tout en développant une construction totalement imaginaire, ainsi que les logiques complexes qui, après le faîte de la Terreur, opposent dans une grande tension NKVD et Cour suprême. Depuis les travaux de Vatlin sur un district de la région de Moscou1 jusqu’à ceux qui portent sur la région de Tomsk2, en passant par le projet (coordonné par Rolf Binner et Marc Junge) sur l’ordre 447 dans les régions3, on en sait désormais beaucoup plus sur ces questions. Dans ce cadre, l’apport de l’ouvrage de Chinsky consiste à tenter de mieux comprendre la formation des agents de la Tchéka, du GPU puis du NKVD, en se fondant sur des manuels d’instructions et d’autres sources de ce type. L’auteur distingue assez nettement deux périodes : celle de l’appareil des années 1920, durant laquelle ces agents, quelle que soit l’ampleur de la répression, auraient cru au sens de leur action, considérant qu’ils luttaient légitimement contre le banditisme ; et celle des années 1930 – la seconde moitié surtout –, dont la logique s’appuierait sur des mécanismes entièrement artificiels d’où la conviction serait absente. Sans doute le schéma apparaît- il trop simple, mais cette caricature a le mérite de bien distinguer deux logiques d’action, dont l’une en effet est probablement dominante durant les premières années de l’appareil répressif, tandis que l’autre est inhérente au développement du stalinisme proprement dit.

4 Un autre intérêt du livre est de montrer comment, quelle que soit la période, certains individus restés en liberté utilisaient tous les recours possibles pour tenter de libérer leurs proches. Ici, l’épouse de Vizel´skij réclame inlassablement une révision de la condamnation et obtient partiellement gain de cause, mais l’ouvrage montre aussi à quel point le NKVD, même après l’apogée de la Grande Terreur, s’oppose autant que faire se peut à la Cour suprême pour conserver son pouvoir et maintenir en déportation ceux qui ont été arrêtés.

5 Reste enfin que si cet ouvrage illustre et permet sans aucun doute de comprendre plusieurs éléments de la répression des élites, ses conclusions sont probablement limitées à cette forme particulière qui touche les membres de l’appareil administratif, politique et économique, mais ne reflète pas le caractère massif de la répression.

6 Faut-il dès lors faire l’hypothèse que des logiques très diverses sont mises en œuvre ? Cela paraît clair, mais on a dans ce cas du mal à comprendre comment la mentalité de ceux qui participaient à l’appareil répressif s’adaptait à cette multitude de formes répressives, depuis les rafles et autres formes d’arrestation à l’aveugle jusqu’aux déportations de populations entières reposant sur un critère distinctif donné.

7 On le voit, il s’agit d’un livre qui donne des visages à la répression, s’éloigne des chiffres pour examiner le caractère individuel de ces longues procédures, de la violence individuelle, de la réponse de chacun face à une situation extrême. Si l’ouvrage n’accède pas au niveau de généralisation qu’il revendique, il offre des pistes de

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réflexion très stimulantes et constitue une contribution importante à l’histoire de la répression stalinienne, vue d’une manière tout à fait novatrice.

NOTES

1. A. Ju. Vatlin, Terror rajonnogo masštaba : « massovye operacii » NKVD v Kuncevskom rajone Moskovskoj oblasti 1937-1938 gg., M. : ROSSPEN, 2003. 2. B. P. Trenin, éd., 1937-1938 gg. : operacii NKVD : iz hroniki « bol´šogo terrora » na tomskoj zemle. Sbornik dokumentov i materialov,Tomsk : Vodolej publishers, 2006. 3. http://www.dhi-moskau.de/seiten/veranstaltungen/programme/2006/stalinismus.pdf (page consultée le 20/12/2006).

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Nicolas Werth, L’île aux cannibales

Alain Blum

RÉFÉRENCE

Nicolas WERTH, L’île aux cannibales. 1933, une déportation-abandon en Sibérie. Paris : Perrin, 2006, 205 p.

1 L’objet de ce livre est, d’abord, la description de l’un des nombreux drames humains qui accompagnèrent les campagnes de déportation massive du stalinisme – une « déportation-abandon » – comme l’avait déjà nommée Nicolas Werth dans d’autres travaux. Il s’agit d’opérations qui, une fois lancées, se poursuivent dans des conditions d’improvisation totale, dans des régions où responsables et habitants ont peur de l’arrivée de ces ennemis du peuple, stigmatisés, rejetés de tous. L’opération décrite ici concerne la relégation sur l’île de Nazino, perdue sur l’Ob, immense fleuve sibérien.

2 L’ouvrage décrit, avec une précision qui donne chair à toute la violence de cette déportation, l’ensemble du processus, vu de la région d’accueil, en se fondant en particulier sur un recueil de documents, Nazinskaja tragedija. Sbornik dokumentov, paru à Tomsk en 2002. Il s’appuie sur quelques récits de paysans vivant alors dans cette région, qui, en quelques mots simples, en disent plus que bien des travaux. Ce sont ces témoignages, publiés dans la presse de Tomsk en 1993, qui avaient révélé ce drame. Mais la source principale est un rapport d’enquête, comme il y en eut tant, qui reproche a posteriori le caractère extrême de la violence exercée et de l’inorganisation de ces opérations. De tels rapports étaient suscités par les plus hauts responsables du pays, ceux-là même qui, à l’origine des déportations, se retournaient contre leurs exécutants quelques mois plus tard.

3 Ouvrage passionnant d’un côté, effroyable de l’autre, écrit avec beaucoup de retenue, une grande précision aussi. Nicolas Werth réussit une synthèse entre histoire générale de la répression stalinienne de ces années-là et monographie d’un épisode particulièrement – mais aussi typiquement – violent. Le livre s’ouvre sur le rappel d’une circonstance encore mal connue de la politique de déportation, le plan élaboré en février 1933 par Jagoda et Berman consistant à déplacer deux millions d’éléments

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antisoviétiques des villes et des campagnes vers la Sibérie occidentale et le Kazakhstan. L’auteur le réinsère dans le cadre de la politique générale de déportation en Sibérie, puis s’intéresse à la réception de cette politique dans cette région, à ces cadres, responsables de village ou de région, qui, sans y avoir été préparés, voyaient arriver des milliers de déportés. C’est donc tout le processus qui est décrit, de la décision initiale prise au Kremlin, quantifiée, sans préoccupation aucune de sa mise en œuvre, jusqu’à la personne du déporté se retrouvant devoir vivre dans des conditions extrêmes, en passant par l’organisation des camps de transit, la réaction des habitants et dont certains, organisés localement en groupes d’autodéfense, allaient jusqu’à la « chasse aux fuyards », n’hésitant pas à les abattre.

4 En filigrane de l’ouvrage, il y a une réflexion plus générale sur la nature de ces violences dont les acteurs initiaux étaient, bien entendu, les plus hauts responsables du pays, Stalin ou Jagoda en particulier, mais dont les acteurs quotidiens étaient les officiers qui accompagnaient les convois, les simples soldats du NKVD, les responsables politiques ou policiers locaux, les habitants de ces villages éloignés de Sibérie qui recevaient jour après jour des convois d’ennemis du peuple, mais aussi les prisonniers eux-mêmes. Cette réflexion s’insère dans l’historiographie plus large de la violence, très présente aujourd’hui, qui porte tant sur la violence des soldats de la Première Guerre mondiale que sur celle des gardiens des camps de concentration ou des Einsatzgruppen du front de l’Est. L’explication donnée est, désormais, souvent naturaliste, recherchant dans la mise en œuvre d’une violence d’État l’expression de forces naturelles qui s’exprimeraient ainsi dans des conditions extrêmes. Nicolas Werth reprend à son compte cette interprétation, voyant là une sorte de « retour au primitif » des prisonniers autant que des soldats qui les convoyaient, une forme d’ensauvagement dont l’expression extrême serait à trouver dans des actes de cannibalisme, mais qui s’exprimerait plus généralement dans des rapports instaurant la domination du plus fort, du délinquant le plus violent, sur les autres.

5 Cette interprétation ne nous paraît pas, cependant, correspondre à ce qui ressort de cet ouvrage. En quoi une nature primitive porterait-elle en effet en germe pareille violence ? En fait, Nicolas Werth ne formule pas une explication qui affleure pourtant, nous semble-t-il, tout au long de son livre : la violence qui s’exprime met en scène des individus qui ont perdu tout lien social. Šalamov soulignait si bien une telle anomie, lorsqu’il décrivait combien la survie nécessitait la rupture de tout lien. Les attributs sociaux de chacun des prisonniers leur ont été retirés dans ces conditions extrêmes. Ils ont été regroupés car ils étaient déportés sur des critères totalement arbitraires. Les rapports entre individus n’ont alors plus rien à voir avec des rapports sociaux. Les comportements individuels ne tiennent plus compte des autres en tant qu’êtres en société. Le groupe ainsi constitué n’a plus de formes déterminées de jugement moral ou social, ni de normes de régulation. Il ne s’agit donc pas, nous semble-t-il, d’un quelconque « homme primitif », puisque l’homme a toujours vécu en société, et que le caractère « naturel » ou « primitif » n’a que peu à voir avec une étape particulière du développement social, mais bien d’une situation particulière où le fondement social disparaît totalement.

6 Cet ouvrage, en racontant cet épisode et en le réinsérant dans l’histoire de la déportation stalinienne vers la Sibérie, offre donc une image forte, violente, de cette histoire, tout en incitant à une réflexion qui dépasse l’historiographie soviétique pour

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s’insérer dans l’histoire de la violence au XXe siècle. Une belle réussite, qui parle à chacun tout en conservant une ambition théorique forte.

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Josette Bouvard, Le métro de Moscou

Dietmar Neutatz Traduction : Valentine Meunier

RÉFÉRENCE

Josette BOUVARD, Le métro de Moscou. La construction d’un mythe soviétique. Paris : Éditions du Sextant, 2005, 319 p.

1 Le métro de Moscou est l’un des grands mythes de l’Union soviétique. « Nous construisons le meilleur métro du monde » – proclamaient au début des années 1930 les hommes liges de Stalin, Lazar Kaganovič et Nikita Hruščev, alors à la tête du comité du parti de la ville de Moscou et qui, en cette qualité, avaient la haute main sur le projet de construction. Les travaux débutèrent en 1931, les deux premières lignes furent achevées en 1935 et présentées fièrement à la population soviétique, ainsi qu’aux visiteurs étrangers, comme une preuve de l’efficacité et de la supériorité potentielle du système soviétique. À peine était-il mentionné que les projets d’un métro souterrain remontaient à la fin du XIXe siècle et qu’ils étaient bien avancés avant la Première Guerre mondiale, mais que la révolution de 1917 avait retardé pour des années leur mise en œuvre. De même ne s’attardait-on pas sur le fait que la conduite propagandiste des travaux s’était très vite avérée un gaspillage monumental et irrationnel de ressources humaines et matérielles, typique de la période stalinienne.

2 Cependant, l’histoire de la construction du métro ne constitue pas le cœur de cet ouvrage. Elle est abordée dans le premier tiers du livre et forme une sorte de toile de fond de la véritable problématique. Josette Bouvard s’intéresse avant tout au mythe du métro. Ce mythe est né dès la phase de construction et est devenu une composante fondamentale du métro. Il s’exprime en premier lieu dans la célèbre architecture des stations et de leurs vestibules en surface, ainsi que dans les récits collectifs – dictés – qui relatent « comment nous avons construit le métro ». Dans le cadre du projet conçu par Maksim Gor´kij sur l’« histoire des fabriques et des usines », on travaillait en

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parallèle à la réalisation du projet de construction et à son histoire : des ouvriers sélectionnés, « héros du travail », des fonctionnaires du parti communiste et de l’Organisation pour la jeunesse, ainsi que des ingénieurs, devaient témoigner, avec l’aide d’écrivains, de la manière dont ce formidable ensemble architectural avait vu le jour et comment le fait de travailler pour le métro avait changé leur personnalité. Le métro devait « forger l’homme nouveau ». Le métropolitain moscovite devint ainsi le réceptacle d’une symbolique lourde de sens : celui d’une ère nouvelle, d’un mode de vie meilleur, en un mot, de la vision du communisme.

3 Comme le rappelle Jean-Louis Cohen dans sa préface, J. Bouvard tomba dès 1965 sous le charme du métro lors d’un séjour à Moscou. Lorsqu’il fut possible d’accéder aux archives moscovites dans les années 1990, elle choisit cet édifice comme objet de recherche de sa thèse de doctorat en études slaves. Elle y analysait le métro comme la vaste construction d’un mythe et mettait en perspective les textes rédigés autour du projet avec l’architecture, la décoration et la symbolique des stations, en les envisageant comme un système de signes, une clé pour comprendre l’utopie stalinienne. Elle publie aujourd’hui un ouvrage qui s’appuie sur sa thèse soutenue en 1998. Il est structuré en trois parties : la première décrit l’histoire du métro, des premiers plans, à l’orée du XXe siècle, jusqu’à l’achèvement de la quatrième tranche de travaux en 1954. La deuxième partie s’intéresse au projet contemporain de « l’histoire du métro ». Dans la troisième, la plus longue, l’auteur analyse l’architecture et l’aménagement des stations.

4 J. Bouvard explore systématiquement et de façon évocatrice ce que représentait le métro moscovite pour l’Union soviétique de Stalin. Le métro était et est une forme de représentation du système et une vision d’avenir, qui échoua certes pitoyablement, mais qui demande à être considérée comme un élément fondamental de l’identité soviétique. L’auteur décrit la diversité des moyens employés pour produire cette représentation aux visées mobilisatrices et identitaires. Outre les articles de presse et les affiches, y contribuèrent des récits autobiographiques, des poèmes, des documentaires, des romans, mais encore une démonstration quotidienne grâce à la confrontation au jour le jour avec la réalisation, unique au plan international, de cet ouvrage. J. Bouvard ne se cantonne cependant pas à la fabrication du mythe, elle se consacre intensément à son analyse sémantique. Elle systématise et décode la structure des signifiés véhiculés par le mythe, le discours qui lui est inhérent.

5 L’auteur atteint cet objectif de manière très convaincante. On regrette juste un peu l’absence d’un dialogue plus approfondi avec la littérature scientifique. Les recherches effectuées depuis sa thèse de doctorat de 1998 sur le métro et sur la classe ouvrière sous Stalin sont certes citées dans la bibliographie, mais peu présentes dans le texte. Tout au long du livre, la majeure partie des propos est directement étayée par les sources. S’il n’est guère opportun d’adapter les résultats de recherche acquis sur la base de sources à la littérature secondaire parue entre-temps, il aurait au moins été possible à certains endroits d’insérer des renvois.

6 Les dossiers de la rédaction de l’« histoire du métro » constituent une source unique pour enquêter sur le projet de recherche historique de l’époque, mais aléatoire dès lors que l’on s’intéresse à la réalité des chantiers, si on ne les confronte pas à d’autres sources. En se concentrant sur une perspective prédéterminée par l’autoreprésentation, la première partie laisse place, lorsqu’elle aborde la réalisation du projet, à certaines positions hasardeuses. L’auteur aurait pu faire mieux ressortir le fait

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que l’image des komsomols enthousiastes – un élément central du mythe de la construction du métro – n’était pas représentative de la réalité du chantier. J. Bouvard laisse entendre que la « mobilisation » des komsomols des usines moscovites ne se déroula pas sans accrocs, mais ne fournit pas d’informations plus précises. Elle omet de mentionner, comme d’autres sources l’ont depuis attesté, que sur les 13 000 komsomols prétendument « mobilisés », seuls 7 400 environ apparurent sur le chantier du métro, et que nombre d’entre eux le fuirent après une brève période. Les multiples formes d’insubordination et les stratégies pour réduire les exigences de rendement, exercées par la majeure partie des ouvriers, sont traitées en quelques lignes. Les motifs qui se cachaient derrière ces comportements sont effleurés très sélectivement : conditions de vie misérables, mauvais approvisionnement et une fébrilité générée par la direction du parti qui faisait fi de toute organisation rationnelle du travail. J. Bouvard n’arrive pas à dépasser l’image officielle de la « compétition socialiste » pour questionner la réalité. Il en va de même en ce qui concerne les initiatives culturelles et éducatives destinées aux ouvriers du chantier : l’énumération des « bases de culture » et « coins rouges » voile la misère qui faisait le quotidien des premières années (sur lesquelles l’ouvrage se concentre). On pourrait lire par endroits tout autrement les bilans positifs émanant des textes au service de l’autoreprésentation et repris par l’auteur. Une sélectivité plus grande dans ce premier tiers du livre aurait permis de mettre plus en relief la distorsion entre mythe et réalité. Dans la présentation de J. Bouvard, ils tendent à se fondre, ce qui n’est pas sans poser problème.

7 Ces critiques ne doivent cependant pas minorer la contribution de l’auteur, car le cœur de l’ouvrage ne s’intéresse précisément pas à la réalité mais au mythe. Cette approche, qui est spécifiquement la sienne, est originale. Elle pose des questions intéressantes et interroge les sources de manière créative. Même si de nombreux faits traités ne sont pas nouveaux, J. Bouvard établit des corrélations inédites et éclairantes et qui n’ont, nulle part ailleurs, été pensées sous cette forme et avec cette cohérence.

8 Dans l’ensemble, il s’agit donc d’un ouvrage qui vaut la peine d’être lu, contenant beaucoup de réflexions intelligentes sur la représentation politique, sociale et culturelle et sur l’émergence d’un ensemble architectural : de la rédaction collective de journaux de bord à ce qui fait du métro une œuvre d’art globale et à la manière dont les grandes figures de la mythologie stalinienne s’y retrouvent, en passant par la composition des opus commémoratifs publiés pour l’inauguration en 1935 et par l’adaptation de l’aménagement architectural au « plan général de reconstruction de Moscou ». Par ce biais, le métro de Moscou devient un miroir aux mille facettes de l’époque stalinienne et de la vision communiste. Josette Bouvard montre dans son livre ce que ce miroir donne à découvrir et quels en sont les sens. Elle met ainsi au jour l’autoreprésentation d’une époque, qui par bonheur est déjà si loin derrière nous que l’usager contemporain moyen du métro ignore ce que signifient les messages intrinsèques de sa réalisation.

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Kevin Platt, David Brandenberger, eds., Epic Revisionism

Georges Nivat

RÉFÉRENCE

Kevin PLATT, David BRANDENBERGER, eds., Epic Revisionism. Russian History and Literature as Stalinist Propaganda. Madison : University of Wisconsin Press, 2005, 376 p.

1 Epic Revisionism combine des études de cas de réemploi des héros de l’histoire tsariste à l’époque stalinienne avec des textes choisis qui servent d’illustration de ces cas tirés de la presse stalinienne. C’est d’ailleurs une des composantes les plus intéressantes d’un ouvrage dont le seul défaut est d’être un peu hétérogène.

2 De Pierre le Grand à Ivan Susanin, d’Ivan le Terrible à Alexandre Nevsky, on revisite des mythologèmes historiques et demi-légendaires qui ont certes été déjà étudiés (les auteurs ignorent tout de ce qui a pu être publié en français ou en allemand), et il en ressort une intéressante étude du réemploi de l’histoire après qu’on avait pu croire qu’elle était abolie. Le cas d’Aleksej Tolstoj est des plus significatifs, mais il est bien connu : les petits récits des années 1920 faisaient du tsar un syphilitique et un hystérique ; dans des vignettes comme « Sur l’estrapade », Tolstoj semblait se complaire dans la négation de toute la tradition étatique russe qui voyait dans le géant réformateur le créateur de la Russie moderne. Seul l’historien S. F. Platonov, pendant une période de détention en prison, écrivit et remit à son officier traitant une petite étude où il condamnait le massacre burlesque de l’histoire auquel se complaisait Tolstoj. Mais avec le premier tome de son Pierre le Grand, Tolstoj répondit à la demande stalinienne de figures fortes. L’interview de l’auteur, alors au sommet de sa carrière d’écrivain officiel, par un journaliste de L’Ouvrier de Skorohod, est un morceau de choix de la servilité hautaine du « comte rouge ». Il dénonce les trotskistes à l’œuvre dans l’historiographie contemporaine, reproche qui n’avait à l’époque, on le sait, rien d’une simple définition idéologique…

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3 Le retour en force du passé national dans le film, au théâtre, dans le roman eut bien des fauteurs en tout genre : Eisenstein, avec son Alexandre Nevsky, en fait partie. L’histoire de l’interdiction de la seconde partie du film Ivan le Terrible, commandé personnellement par le Guide, est connue, mais mérite d’être rappelée : Hrennikov, président de l’Union des compositeurs, note dans son journal ces mots de Stalin : « Il pense que le Terrible n’est pas du tout assez terrible ». Le côté délicat du problème était de ne pas suggérer avec excès le rapprochement avec Stalin lui-même, car on jouait très près du précipice. Stalin reprocha véhémentement à Eisenstein de ne pas avoir compris le rôle positif des répressions menées par le Terrible, et de ne pas avoir appréhendé le vrai rôle de son opričnina. Un autre auteur, Maureen Perrie, étudie la pièce de Bulgakov Ivan Vasil´evič, qui date de 1935, dont le comique est tout à fait irrésistible, mais qui fut interdite. On peut ajouter qu’il en fut tiré beaucoup plus tard un film qui jouit encore d’une grande popularité aujourd’hui.

4 Des événements comme le centenaire de la naissance de Lev Tolstoj en 1928 ou celui de la mort de Puškin en 1937 sont également étudiés, et les auteurs nous apportent des révélations tirées de la presse de l’époque. Le centenaire de Tolstoj fut à double tranchant : on célébra la leçon épique donnée par le grand créateur de Guerre et Paix, mais on ne pouvait qu’être dubitatif vis-à-vis de sa doctrine de la non-violence. Une caricature d’avril 1928, tirée de Čitatel´i pisatel´ [Le lecteur et l’écrivain], montre un buste de Tolstoj projetant une ombre majestueuse à droite et un profil diabolique côté gauche. Écho d’une polémique publique entre Lunačarskij et Aksel´rod.

5 Quant au jubilé pouchkinien de 1937, il nous apporte quelques perles, mais aurait dû être comparé aux festivités qui eurent lieu dans l’émigration russe : chacun s’accrochait au poète national. L’immense fête soviétique visait à construire l’unité nouvelle de la nation, et l’éditorial de la Pravda du 10 février 1937 n’est pas avare de grandiloquence, faisant de Puškin le don de la nation russe à l’humanité tout entière.

6 Le retour au répertoire, en 1939, de l’opéra de Glinka Une Vie pour le tsar,rebaptisé Ivan Susanin et privé de tout l’acte consacré au jeune tsar, est non moins édifiant. La Russie détenait son nouvel ennemi, maintenant qu’elle s’alliait à Hitler : c’était les Polonais, un vieil ennemi (qui vient d’ailleurs d’être réactualisé pour la fête du 4 novembre dite de l’Unité nationale).

7 L’article d’Andrew Wachtel sur « Les aventures d’un récit de Leskov en Russie soviétique, ou l’opéra réaliste socialiste qui ne l’était pas » s’accorde mal avec les études d’imagerie historique qui l’encadrent, et, quoique intéressant, reste peu convaincant. L’auteur veut prouver l’influence décisive sur Šostakovič de Kustodiev et de Larionov. Le lien avec la thématique générale étant que l’opéra arrivait trop tard, à un moment de la ligne générale artistique où la médiation sensuelle des deux Vénus des deux peintres ne pouvait que susciter l’échec de l’opéra.

8 Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est fort intéressant. Il précise pour nous la notion de « passé utilisable » pour un régime totalitaire initialement internationaliste, mais qui, sous l’impulsion de son chef géorgien, devint vigoureusement nationaliste… Avec la dose de falsification inhérente à cet exercice.

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Une arme visuelle : le photomontage soviétique, 1917-1953

Alexandre Sumpf

RÉFÉRENCE

Une arme visuelle : le photomontage soviétique, 1917-1953. Catalogue de l’exposition élaborée par la Maison de la photographie à Moscou pour le Passage de Retz à l’occasion du Mois de la photographie. Paris : Passage de Retz, 2006

1 Parmi les nombreuses manifestations associées au Mois de la photographie à Paris, à l’automne 2006, l’exposition « Une arme visuelle : le photomontage soviétique » est venue capitaliser à la fois la fascination toujours intacte pour « l’art de propagande » à la soviétique, l’admiration pour les avant-gardes artistiques des premières décennies du XXe siècle… et la fructueuse collaboration entre la Maison de la photographie de Moscou et les instances culturelles françaises. L’ensemble de 128 œuvres était remarquable, à tous les sens du terme.

2 Tout d’abord, l’exposition opérait une synthèse inédite entre des fonds très divers – dont celui du musée du Cinéma de Moscou, récemment disparu (pour toujours ?) dans les remous opaques de la reconstruction de la capitale russe. L’essentiel des images présentées appartient à l’un des musées les plus appréciables de cette ville, le musée Majakovskij, dont la muséographie originale et la richesse documentaire éclairent admirablement le visiteur (russisant !) sur les trente premières années du XXe siècle. À ce fonds inestimable s’ajoutaient des œuvres conservées à la Maison de la photographie, un bel ensemble de collages de la Galerie Alex Lachmann et quelques pièces rares dénichées dans les collections particulières.

3 Le public parisien a donc eu plaisir à contempler grandeur nature certaines images connues et d’autres quasi inédites, sans avoir à se rendre à Moscou. Les plus avertis se

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sont réjouis pour leur part de l’édition d’un catalogue aux reproductions exemplaires, en pleine page – d’un beau livre, donc, qui autorise en outre toutes les explorations.

4 Attirons cependant l’attention sur le fait que le catalogue et l’exposition ne présentaient pas du tout la même « mise en scène ». Phénomène relativement courant, certes, mais qui a ici été poussé suffisamment loin pour que l’on y revienne. Exposition et catalogue ont été réalisés par l’équipe de la Maison de la photographie pour le Passage de Retz – qui, non content de recevoir dans ses salles agréables, aux volumes variés, les œuvres photographiques, proposait en fin de parcours de visionner des extraits de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov et de La Nouvelle Moscou d’Aleksandr Medvedkin.

5 L’ordre proposé, sans autre guide que la succession des accrochages, semblait plutôt chronologique puisque l’on s’arrêtait finalement sur quelques exemplaires des « photos-journaux » de la Seconde Guerre mondiale et les derniers vœux de Stalin à la nation en 1952. Le catalogue, pour sa part, adopte une démarche historique nettement plus orientée, puisqu’il s’ouvre sur un trombinoscope des dirigeants bolcheviks en 1918 et s’achève sur deux portraits de Stalin. Or ce choix, justifiable au plan « historique », voire « historien », l’est difficilement au plan « esthétique ». D’ailleurs, cet « histomontage », assumé dans le catalogue, n’était pas sensible dans l’espace de l’exposition, puisque la plupart des visiteurs manquaient les deux trombinoscopes de 1918 et 1919, relégués dans un recoin sombre tout à l’opposé de la pièce obscure où brillaient les chefs-d’œuvre de Vertov et Medvedkin.

6 Plus largement, l’introduction de l’exposition (la même que celle de l’ouvrage), texte bref et trop rapide, ne cherchait pas à définir ce qu’on entendait ici par « photomontage ». Or étaient assimilées (confondues ?) les techniques suivantes : surimpression photographique (portraits de El Lissitzky), collage (Pëtr Galadžev, Aleksandr Rodčenko), juxtaposition d’images (parades des années 1930 par des anonymes)… et photomontage – au sens strict du terme : assemblage de photos choisies par l’artiste dans sa propre production ou dans la presse, retravaillées de manière à ce qu’elles structurent un nouvel objet artistique et y prennent ainsi un sens neuf.

7 Cela dit, Olga Sviblova, directrice de la Maison de la photographie à Moscou, notait fort justement l’omniprésence du photomontage (plus exactement : de techniques apparentées au photomontage ou inspirées par lui) dans la production imprimée des années 1920 et 1930, voire 1940 et 1950. Mais poser qu’il s’agit « de toute façon, en Union soviétique, du principal moyen figuratif » serait faire bien peu de cas, non seulement des œuvres peintes appartenant au « réalisme socialiste », dont les canons ne tolèrent sûrement pas le montage, mais également de la persistance dans les années 1920 de mouvements artistiques, tel l’OST (Obščestvo Stankovistov ou Société des artistes de chevalet), qui prônent la figuration.

8 Deux exemples éclaireront l’intérêt majeur des œuvres présentées et attiseront le regret né de l’absence d’explications ou de garde-fou, si nécessaires. Dans le catalogue, les pages 92 à 95 présentent quatre affiches de Sergej Senkin des années 1930 à 1932, qui succèdent dans l’ouvrage à la très fameuse série de Klucis pour la Spartakiade de 1928. Leur juxtaposition sur les murs de l’exposition était tout à fait convaincante.

9 Les deux premières affiches se fondent sur le contraste entre photo (noir et blanc) et coloriage, d’une part, et entre jeu d’échelles et répétition d’autre part – le tout agencé en deux diagonales qui se croisent au centre. La couleur rouge rehausse le texte et les objets importants ; le vert n’est autorisé que dans le cadre de la promotion du

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« verdissement » des chaînes de montage au moyen de plantes… vertes ! Les deux affiches suivantes, datées de 1929 (et non de 1923, comme il était inscrit de manière absurde pour une affiche vantant la collectivisation) et de 1930, organisent photos et textes en vertu du sens de lecture, à la manière du lubok traditionnel, et proposent des éléments de photomontage dans le détail.

10 En revanche, les deux œuvres présentées aux pages 68 et 69 n’étaient pas mises en regard au Passage de Retz. Le photomontage de Sovetskij Ekran, créé à partir de photogrammes du film d’Eisenstein La Ligne générale (1928), joue sur les rires de tous les personnages – y compris celui du cheval ainsi que celui symbolisé par la calandre grillagée du tracteur. Des sourires de jeunes lycéens y font écho sur une couverture de magazine datée de 1937. En plaçant l’accent sur ce bonheur de façade, les auteurs du catalogue comparent explicitement les périodes tragiques de la collectivisation et de la Grande Terreur. D’ailleurs, le fait que sept bustes soient placés sur le fond d’une cible en cette année 1937, même s’il s’explique pour une publication intitulée Le tireur de Vorošilov, est en soi tout à fait fascinant.

11 Mais surtout, sur le plan esthétique, ce faux photomontage témoigne de la dégradation d’une pratique si courante qu’elle en a perdu son identité, son sens et ses capacités de suggestion. Sur le plan historique, la couverture de 1937 suggère soit que les images n’ont plus besoin d’être aussi travaillées que par le passé, soit que les artistes en ont perdu l’envie… ou le droit. C’est là l’une des leçons nuancées, malheureusement implicites car jamais articulées, que l’on a pu retirer de la contemplation des œuvres – pour la plupart extraordinaires – de cette exposition.

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Jochen Hellbeck, Revolution on my Mind

Malte Griesse

RÉFÉRENCE

Jochen HELLBECK, Revolution on my Mind. Writing a Diary under Stalin. Cambridge, MA. – Londres : Harvard University Press, 2006, 436 p.

1 Longtemps attendu par de nombreux chercheurs travaillant sur le stalinisme, voici finalement sorti le livre de Jochen Hellbeck sur les journaux intimes à l’époque stalinienne. Dans ce remaniement d’une thèse de doctorat soutenue en 1998 à l’université de Columbia, l’historien reprend et développe ses hypothèses sur ce qu’il appelle une « subjectivité illibérale », déjà présentées sous différents aspects dans plusieurs articles publiés dans de grandes revues historiques.

2 La lecture d’une bonne cinquantaine d’écrits diaristes rédigés dans l’Union soviétique de l’entre-deux-guerres a amené l’auteur à la constatation que le discours soviétique officiel – avec ses valeurs collectivistes et le projet de créer un Homme nouveau dont tous les potentiels seraient réalisés au sein du collectif – a pénétré plus profondément dans la vie personnelle des citoyens qu’on ne l’avait cru jusque-là. Bien que les journaux analysés soient fort hétérogènes, leurs auteurs sont pratiquement tous intimement concernés par le projet de refonte du matériau humain. Ce projet, ils ne le considèrent pas comme une tâche du régime ou des pédagogues, avec laquelle ils n’auraient personnellement rien à voir, mais ils l’adoptent activement pour eux- mêmes, c’est-à-dire qu’ils entreprennent des efforts individuels pour se transformer en hommes ou femmes nouveaux, chacun à sa manière. La conception de la vie comme une « lutte » permanente, qui ressort de la grande majorité des journaux, se réfère non seulement au travail exigé des citoyens pour « construire le socialisme » ou pour démasquer les « ennemis du peuple », mais aussi à la lutte active de chacun pour son propre perfectionnement, pour l’éradication de tout ce qu’il y a en lui de petit- bourgeois, contre la soumission à l’emprise d’intérêts égoïstes qui relèvent d’un

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individualisme décadent, caractéristique du monde ancien ou du capitalisme des pays environnants. À l’encontre, l’Homme nouveau est censé faire sienne la cause du collectif, penser et sentir à l’échelle du pays, et ainsi se pénétrer de cette grandeur, au lieu de vivre dans un monde cloisonné.

3 Tout en soulignant le rôle-clé de la révolution de 1917 comme cadre de référence pour les diaristes, Hellbeck attribue la forte implication et les énormes efforts individuels de ces derniers au cadre volontariste de l’époque stalinienne. Soit grosso modo à partir du « grand tournant », de façon encore plus marquée à partir du lancement du mouvement stakhanoviste, époque d’un nouvel élan d’héroïsme, qu’il distingue nettement de la période antérieure de la NEP, qualifiée, un peu schématiquement à mon avis1, de mécaniciste, renvoyant aux idées de Gastev et autres, qui s’imaginaient l’Homme nouveau comme un homme-machine. Il fallait donc une revalorisation de la volonté humaine dans le processus historique, un déplacement du déterminisme économique vers le facteur humain (et politique), non seulement pour déclencher un nouvel enthousiasme – inouï –, mais aussi pour donner chair au projet, auparavant peu concret, de création d’un homme plus développé et plus universel qu’il n’y en avait jamais eu dans l’histoire de l’humanité.

4 L’auteur propose quatre études de cas individuels. La première, celle de Zinaida Denisevskaja, enseignante fortement enracinée dans le « service du peuple » proclamé par l’intelligentsia prérévolutionnaire, illustre particulièrement bien cette hypothèse, puisque son journal commence dès 1900 et reflète les changements d’attitude et l’évolution idéologique de l’auteur sur une trentaine d’années. Au départ hostile à la prise de pouvoir des bolcheviks, ces « barbares destructeurs », Denisevskaja, qui travaille dans une ferme expérimentale dans la région de Voronej, intègre au fur et à mesure le système de valeurs des nouveaux dirigeants. Certes, sa relation amoureuse avec un jeune communiste joue également en faveur de sa « conversion », mais c’est le grand tournant qui semble réconcilier les idéaux de l’ancienne intelligentsia avec la politique et les projets titanesques du régime – ceci en dépit des conséquences désastreuses d’une collectivisation qu’elle observe de près à la campagne et dont elle est finalement victime elle-même, mourant de la famine en 1933.

5 Ces études de cas sont d’autant plus précieuses que Hellbeck inclut dans son analyse un certain nombre d’autres documents personnels : lettres surtout, mémoires et travaux littéraires, ces derniers étant le fait de nombreux diaristes qui considéraient souvent leur écriture intime comme un exercice préliminaire à des efforts littéraires plus ambitieux. Ce penchant pour l’activité littéraire témoignait des ambitions pédagogiques des auteurs qui, inspirés par le slogan stalinien de l’écrivain « ingénieur des âmes », cherchaient à mettre à la disposition des autres leur propre expérience du travail sur soi. La littérature et ses protagonistes devenaient donc un modèle d’identification. Hellbeck montre très bien comment les diaristes, inspirés par leurs lectures, choisissent comme modèle un protagoniste réel ou fictif (Korčagin d’Ostrovskij ou Čapaev de Furmanov, par exemple), tout en s’efforçant de parvenir au niveau de modèle pour les autres.

6 La tendance missionnaire est particulièrement marquée chez le jeune « promu » Leonid Potemkin (né en 1914), qui, tout en consacrant son énergie à l’entraînement de sa volonté et de sa force de caractère, veut devenir un leader et diriger des collectifs (sa carrière est couronnée en 1965 par son ascension au poste de ministre adjoint de Géologie de la RSFSR). Toujours à la recherche de méthodes pour le travail sur soi,

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Potemkin finit par rédiger lui-même un manuel d’entraînement du soi. Ayant choisi la biographie de Lenin comme modèle, il est marqué par le discours sur la kul´turnost´, dans laquelle il ne voit pas une pure question de style mais le reflet d’un for intérieur élargi, d’un nouvel horizon culturel chez des individus semblables à lui, censés constituer la nouvelle intelligentsia soviétique. Curieusement, il interrompt son écriture diariste au milieu des années 1930, non pas pour se taire au moment délicat des grandes purges, mais pour traiter de questions pressantes dans le cadre d’une correspondance avec une amie intime. Les efforts pour vivre au rythme des plans quinquennaux, pour inscrire toute sa vie dans le « nous » collectif comme lieu de réalisation et non pas d’effacement du « moi », dans le but de parvenir à un élargissement de sa personnalité – tous ces efforts d’introspection sont présents dans le journal. Les correspondants se corrigent mutuellement, ce qui rend d’autant plus efficace leur quête d’autodiscipline. Ils partagent aussi succès et exploits, enthousiasme quant à la politique du gouvernement soviétique, mais aussi crises de défaitisme et doutes, généralement suivis d’une exhortation de l’interlocuteur à se prendre en main et à continuer la lutte2.

7 À en croire Hellbeck, le décalage entre réalité et représentation n’est pas perçu au premier abord comme un défaut que l’on reproche au régime, mais comme un hiatus entre présent et avenir, qui doit être dépassé aussi bien par un travail pour la société que par un travail sur soi-même, indispensable pour percevoir et comprendre la vérité et le réel au-delà des apparences superficielles. La vérité ne peut être reconnue qu’à l’aide de la dialectique qui voit le présent dans un flux permanent, celui d’un processus historique universel, qui dévoile ainsi direction et potentiel de développement au-delà de la réalité empirique. Ce travail sur la réalité et la façon de la percevoir renvoie au réalisme socialiste et il n’est guère surprenant que les diaristes soient d’autant plus pris par cette logique qu’ils cherchent (souvent avec beaucoup de sérieux) à s’investir dans la littérature. Pour la plupart d’entre eux, introspection et entraînement de soi sont inséparables de l’expansion et de l’élargissement du moi individuel, de sa participation avec tout son être au processus historique. Ceci a des conséquences pour le statut des journaux qu’il est problématique d’appeler « intimes » (en anglais le problème ne se pose pas), puisqu’ils sont un moyen de dépasser les limites de l’intimité, ressenties comme trop étriquées. Tout comme la réalité socio-économique du pays, le moi n’est pas perçu comme une entité stable, mais nécessitant un travail continu de mise au niveau avec l’histoire. D’où l’évaluation du stalinisme comme profondément inscrit dans une forme spécifique de la modernité, une modernité que Hellbeck qualifie d’« illibérale » et qu’il cherche à placer dans un cadre comparatiste plus large, celui des aspirations à faire partie d’un mouvement qui offre une conception du monde cohérente, investissant de sens transcendant une réalité extérieure contingente et fortuite. Ces aspirations auraient été fondamentales pour la vie culturelle et politique de l’Europe dans la première moitié du XXe siècle.

8 Au-delà des doutes, Hellbeck répertorie aussi chez ses diaristes des observations critiques qui vont jusqu’à contester frontalement la légitimité du régime. Or, à quelques exceptions près, très marginales, cette critique repose sur la même notion d’un moi à réaliser dans le flux révolutionnaire de l’Histoire et sur les mêmes catégories : « histoire », « révolution » ou « peuple », que le régime savait manipuler efficacement : « À en juger par les journaux que j’ai étudiés, le régime stalinien a réussi à faire taire bien des critiques, non seulement par la répression et la menace, mais, indirectement, par un ostracisme social et par le contrôle de la sémantique du moi socialiste »

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(p. 361). Isolés du collectif par le fait même de leur critique, ces individus devenaient des êtres « superflus », solitaires et isolés, inutiles à la société – destin le pire pour qui est à la recherche de sens social et historique. D’où la tendance à retourner la critique du régime en autocritique, car la menace d’inutilité équivalait à l’annihilation d’un individu qui ne pouvait s’épanouir qu’au sein du collectif.

9 À partir de documents passionnants, Hellbeck a très bien mis en relief et nuancé nos connaissances sur le degré d’identification et de soutien dont a joui le régime stalinien. Pareille identification n’est cependant pas une découverte totalement nouvelle, au vu des mémoires comme ceux de Lev Kopelev, publiés depuis longtemps en Occident3. S’appuyant sur un énorme travail de recherche et présentée dans un style très agréable, la démarche de Hellbeck invite à être poursuivie. Il faudrait, pour des recherches à venir dans ce même champ, diversifier le cadre méthodologique en analysant, au-delà de la juxtaposition binaire entre « individu » et « collectif » (à laquelle le genre du journal se prête), des instances intermédiaires, les relations de proximité, ce qui permettrait de mieux conceptualiser aussi bien les contradictions internes (selon moi constitutives) du système, que l’enjeu de la critique, dont le potentiel détermine largement les craintes des dirigeants du pays, si irrationnelles soient-elles, et qui commande par là même le déclenchement de la dynamique répressive4.

NOTES

1. Voir Anna Krylova, « Beyond the Spontaneity-Consciousness Paradigm : ‘Class Instinct’ as a Promising Category of Historical Analysis », Slavic Review, 62, 2003, p. 1-23, qui remet en question ce schéma déjà élaboré par Raymond Bauer dans son étude sur la psychologie en Union soviétique. Voir R. Bauer, The New Man in Soviet Psychology, Cambridge, MA : Harvard University Press, 1952. 2. Pour les autres études de cas sur Stepan Podlubnyj et Aleksandr Afinogenov que Hellbeck a déjà exposées ailleurs, voir mon compte rendu dans les Cahiers du Monde russe, 43/4, octobre-décembre 2002, p. 739-743. 3. Voir la trilogie des mémoires de Kopelev « publiée » en samizdat et traduite presque en même temps dans plusieurs langues occidentales : I sotvoril sebe kumira, 1976 ; Hranit´ večno, 1976 ; Utoli moja pečali, 1980. Seule la deuxième partie est traduite en français : Lev Kopelev, À conserver pour l’éternité, trad. du russe par Louis Martinez, avec la coll. de Dimitri Sesemann, P. : Stock, 1976. 4. En ce qui concerne les enjeux et la dynamique de la critique à partir de sources qui prennent en compte les relations du proche et leur lien au général, voir Malte Griesse, « Enjeux historiques des journaux et de la correspondance dans la réécriture de l’histoire de la révolution sous Stalin », à paraître.

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Ben Shepherd, War in the Wild East

Christian Ingrao

RÉFÉRENCE

Ben SHEPHERD, War in the Wild East. The German Army and Soviet Partisans. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2004, 300 p.

1 Depuis le milieu des années 1990, l’historiographie de la guerre à l’Est a connu une formidable accélération. Les travaux de spécialistes des politiques d’occupation nazies ou de la Wehrmacht ont élargi de façon remarquable nos connaissances sur ce front, resté jusqu’alors relativement négligé. Deux expositions sur les crimes de la Wehrmacht – le travail des historiens envisageant l’armée comme un corps social – ont ainsi permis d’envisager une étude des comportements des unités au combat. La thèse de Christian Gerlach sur les politiques d’occupation allemandes en Biélorussie a par ailleurs fourni un cadre événementiel important dans l’évolution des politiques de lutte contre les partisans1. Restent malgré tout encore bien des lacunes, notamment en ce qui concerne des territoires qui n’ont jamais été confiés à une administration civile. Au croisement de ces lacunes se place Ben Shepherd, qui étudie tout à la fois une unité chargée du maintien de l’ordre et une région trop proche du front pour être passée sous la coupe des Reichskommissaren. Issu d’une thèse de doctorat aux contours soigneusement découpés, mélangeant monographie d’unité – la 221e division de Sécurité de la Wehrmacht – et étude des politiques de lutte contre les partisans sur un territoire spécifique, le livre présenté ici dépasse cependant son objet en une série de chapitres stimulants.

2 Dans un premier chapitre à vocation générale, Ben Shepherd précise ce qui, selon lui, modèle l’expérience allemande en termes de guérilla. Il passe en revue l’origine de la guérilla depuis la guerre d’Espagne du début du XIXe siècle, la guerre de Sécession et les colonnes de Stonewall Jackson, la guerre hispano-américaine de Cuba et évidemment la guerre des Boers. Resserrant ensuite la focale à l’expérience allemande, il déroule la guerre de 1870 en France, puis l’impitoyable guerre menée en Namibie contre les Hereros, pour s’intéresser ensuite au précédent de la Grande Guerre et à cette psychose

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des francs-tireurs remarquablement étudiée par John Horne et Alan Kramer2. Il montre que ce substrat d’expériences de la guérilla fut intégré dans les rhétoriques de guerre nazie. La construction nazie de l’image de l’ennemi trouva là une tradition sur laquelle elle s’appuya largement et qui fit de la publication des « ordres criminels » de 1941 le point culminant d’un siècle de radicalisation des pratiques de guerre occidentales. Chapitre stimulant, donc, encore que trop court pour que l’auteur y développe son système d’argumentation.

3 La suite du livre épouse la chronologie de la stratégie allemande de lutte contre les partisans. La zone envisagée par Ben Shepherd est particulière, car on n’y trouve pas les acteurs classiques de l’occupation et de la lutte contre les partisans en Biélorussie : ni administration civile, ni KdS3 ou Einsatzkommando, ni HSSPF4. Ici, ce sont bien les divisions de Sécurité de la Wehrmacht qui ont en charge la radicalisation de la politique de lutte contre les partisans. Et pourtant, le parallèle entre l’évolution dans ce secteur proche du front et dans les territoires sous administration civile est frappant. La première année du conflit est marquée par une politique de contrôle des axes routiers terriblement coûteuse en vies pour les fuyards, civils ou militaires. L’année 1942 voit la mise au point des grandes opérations de ratissage. Celle-ci est associée, aux yeux de Ben Shepherd, à une politique visant à faire accepter l’occupation par la population locale : les violences contre les civils sont par exemple limitées, tout au moins dans les ordres… Une stratégie particulière de la division concernait la question des déserteurs, l’utilisation de témoignages de travailleurs volontaires sur leur expérience dans les usines pour faciliter le recrutement. Doit-on voir là une politique spécifique, due à l’initiative d’officiers s’adaptant aux conditions concrètes rencontrées sur le terrain ? La 221e division se distingue-t-elle de la 707e division, opérant plus au nord et beaucoup plus meurtrière, étudiée par Christian Gerlach et Hannes Heer ? La question est posée avec justesse par Ben Shepherd, qui répond par l’affirmative, tout en montrant que, malgré tout, cette politique échoua et que les opérations de ratissage fonctionnèrent, ici comme en Biélorussie, comme une véritable guerre contre la paysannerie russe. Une guerre de prédation et de filtrage des populations qui, en 1943, culmine dans cette politique des « zones de mort » qui consiste à vider de toute population de larges secteurs du territoire contrôlé par la 221e division.

4 Il s’agirait déjà, tel quel, d’un travail intéressant, comblant une lacune géographique importante sur les territoires sous administration militaire, ce qui serait déjà appréciable. Or, Ben Shepherd complète cette étude par deux chapitres où il examine l’expérience des hommes et des officiers de l’unité. Il mène là une intéressante et suggestive analyse de l’impact de la Grande Guerre sur les représentations de l’encadrement de l’unité, soulignant le lien existant entre agression des civils par les unités de la division et pertes subies par ces unités. On pourra certes regretter que les problématiques d’une histoire écrite en termes d’expérience de guerre ne soient pas plus présentes dans l’ouvrage, pas plus qu’une étude en termes de gestuelles de la violence. Mais Ben Shepherd ne fait que refléter là une historiographie du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale qui n’a pas importé les réflexions sur l’histoire culturelle et l’anthropologie que l’historiographie de la Première Guerre a faites siennes depuis maintenant plusieurs années.

5 Au total, donc, un ouvrage intéressant, même s’il reste de facture classique, et même si le cadre géographique et institutionnel limite sans doute la perspective de l’auteur. Au- delà de ces quelques réserves, largement liées à la situation archivistique ainsi qu’aux

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contraintes académiques et éditoriales de fabrication d’un ouvrage publié dans une collection universitaire américaine exigeante, cette « guerre dans l’Est lointain » reste un ouvrage stimulant.

NOTES

1. Christian Gerlach, Kalkulierte Morde. Die deutsche Wirtschafts- und Vernichtungspolitik in Weißrußland, Hambourg : Hamburger Edition, 1999, 1232 p. 2. John Horne, Alan Kramer, 1914, les atrocités allemandes, P. : Tallandier, 2005, 640 p. (éd. originale : 2001). 3. Kommandeur der Sicherheitspolizei : bureaux locaux de la police et du SD. 4. Höhere SS- und Polizeiführer : chef suprême de la police et des SS et représentants régionaux d’Himmler dans les territoires occupés.

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Natal´ja Viktorovna Suržikova, Inostrannye voennoplennye Vtoroj mirovoj vojny na Srednem Urale

Vanessa Voisin

RÉFÉRENCE

Natal´ja Viktorovna SURŽIKOVA, Inostrannye voennoplennye Vtoroj mirovoj vojny na Srednem Urale, 1942-1956 gg. [Les prisonniers de guerre étrangers de la Seconde Guerre mondiale dans les camps du Moyen Oural, 1942-1956] Ekaterinbourg : Gumanitarnyj universitet, 2006, 500 p., 47 ill.

1 Natal´ja Suržikova, auteur de nombreuses contributions sur les prisonniers de guerre étrangers en URSS, offre ici une étude très sérieuse sur la détention, le travail des détenus étrangers incarcérés lors de la Seconde Guerre mondiale dans les camps du Moyen Oural, ainsi que sur les poursuites judiciaires dont ils ont été l’objet. L’auteur annonce un traitement transdisciplinaire du sujet, privilégiant les phénomènes de transfert et d’adaptation culturelle ainsi qu’un processus d’auto-identification de la société nationale. Cependant, l’ouvrage livre en fait une interprétation politique du sort réservé aux prisonniers de guerre étrangers en URSS. L’axe majeur est celui de la parenté avec le destin des Soviétiques du Goulag, en dépit d’évidentes différences liées au statut de ressortissants étrangers (plus que de prisonniers de guerre) de ces captifs. Cette approche explique les bornes chronologiques retenues ainsi que la structure, assez déséquilibrée, de l’ensemble. N. Suržikova récuse ainsi les catégories forgées par le pouvoir de l’époque, qui datait de 1950 la fin du rapatriement des prisonniers de guerre étrangers dans leur pays. La première partie de l’ouvrage est consacrée à la période où l’écrasante majorité de ces détenus n’est encore considérée que comme « prisonniers de guerre » et « internés » (1942-1949). Mais lui succède une seconde section sur les années 1949-1956, au cours desquelles leur statut se modifie : ceux qui restent sont des « condamnés », essentiellement pour crimes de guerre. Selon l’auteur,

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ce changement s’inscrit dans la continuité de l’attitude des autorités soviétiques à l’égard de cette population carcérale : non-respect des conventions internationales lié à une conception de la primauté du droit national sur l’international, mais en même temps traitement relativement privilégié de ces « otages » par rapport aux détenus nationaux du Goulag. Si les Soviétiques répriment et détiennent les ressortissants étrangers selon des modalités relevant d’une tradition établie depuis les années 1930, ils ne perdent jamais de vue la spécificité de ce contingent (considérations idéologiques, politiques et diplomatiques). Une dernière partie, beaucoup plus brève, sur l’utilisation de ces prisonniers dans l’économie régionale parachève cette démonstration. À l’instar des condamnés soviétiques pour crime politique, les détenus étrangers furent affectés aux industries déficitaires en main-d’œuvre et donc à un travail particulièrement pénible.

2 Procédons maintenant à une présentation détaillée de chacune des parties. L’étude s’ouvre sur un examen des conditions de détention des prisonniers étrangers dans les camps de l’Oural de 1942 à 1950. Comparées à celles des détenus soviétiques du Goulag, et compte tenu du contexte de guerre totale, celles-ci constituent « un acte d’humanisme inattendu de la part d’un pouvoir totalitaire », bien que les réglementations internationales relatives aux prisonniers de guerre n’aient pas été respectées. L’auteur fait ici surtout référence à l’obligation de leur assurer des conditions matérielles égales à celles de l’armée nationale, mais relève aussi d’autres infractions, telles que des condamnations sévères pour évasion sans circonstances aggravantes, ou encore l’ajournement de leur rapatriement comme mesure punitive.

3 La détention des prisonniers de guerre en URSS s’appuya de fait largement sur l’expérience accumulée depuis l’avènement du régime, plus spécialement depuis les années 1930. L’administration des camps en général, leur fonctionnement interne, les conditions de vie, la pratique de recrutement d’informateurs parmi les captifs, l’encouragement par les autorités d’organisations souterraines antifascistes…. sont autant d’éléments communs au Goulag soviétique et aux lieux de détention pour prisonniers de guerre.

4 Cependant, ces similitudes s’expliqueraient moins par une volonté politique d’assimilation ou d’identification que par la force d’inertie des pratiques d’isolement, d’exploitation et de « rééducation » d’une population carcérale de masse. On relève même, à propos du cantonnement de cette population dans l’Oural, un désaccord entre autorités centrales et régionales : la Direction régionale du commissariat du peuple à l’Intérieur appréhendait la concentration de ce type de détenus dans un espace industriel appelé à devenir de plus en plus stratégique avec l’évacuation des usines d’armement de l’ouest du pays. On peut d’ailleurs regretter que l’auteur n’approfondisse pas ce constat et qu’elle ne suive pas l’évolution de cette divergence de vues tout au long de la période étudiée. Car si cette opposition révèle certes un heurt entre considérations d’ordre économique (utiliser cette main-d’œuvre) d’une part, et d’ordre sécuritaire de l’autre, rien n’interdit de supposer des divergences de représentations plus essentielles entre centre et régions, autorités politiques et administrations policières.

5 C’est ici la question de la spécificité de ce contingent carcéral qui est en cause. N. Suržikova en décline les caractéristiques sociologiques (âge moyen, nationalité, aptitude au travail, etc.), sans s’attarder sur les aspects culturels et anthropologiques pourtant si pertinents dans le cadre d’une telle étude. Elle évoque ainsi le débat sur

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l’origine des associations antifascistes dans les camps, et préfère à raison tirer une conclusion nuancée : des autorités très impliquées – voire instigatrices – dans la formation de ces groupes, et des détenus aux motivations partagées entre une conviction idéologique sincère et l’espoir d’un retour plus rapide dans leur pays. Mais elle ne s’intéresse pas aux « stratégies de survie » développées par des individus en milieu profondément étranger. L’analyse des relations entre détenus, ou entre captifs et geôliers, est à peine effleurée, alors même que le riche corpus de sources consultées laissait espérer des avancées dans ce domaine. De même, le déracinement vécu par des hommes détenus à des milliers de kilomètres de chez eux, dans un pays dont la langue leur est le plus souvent étrangère et l’idéologie a priori hostile, ne fait pas l’objet d’un traitement spécifique. L’auteur décrit différentes formes de contact entre civils soviétiques et détenus étrangers, à partir de documents très intéressants (témoignages, dossiers judiciaires, rapports administratifs), mais là encore sans approfondir cet aspect.

6 C’est en effet surtout la question de la qualité des conditions de détention, toujours par comparaison avec celles des détenus soviétiques du Goulag, qui guide sa lecture. Le cas du Moyen Oural lui permet de distinguer une amélioration de ces conditions au fur et à mesure que la situation militaire bascule en faveur des Alliés et qu’émerge la perspective d’une exploitation idéologique de ces futurs rapatriés (ou, a contrario, futurs condamnés pour crimes de guerre). L’efficacité de la mise en place, ex nihilo et en moins de trois ans, de camps « vivables » fonde en grande partie cette conclusion. Une étude précise des rations alimentaires démontre, à côté des aléas conjoncturels dont souffrirent aussi bien les civils soviétiques de l’arrière, des difficultés durables jusqu’en 1948, mais aussi un statut relativement privilégié du contingent étranger par rapport au contingent national, en dépit de la rapacité du personnel administratif. L’État soviétique s’employa réellement à garantir un « minimum » alimentaire, vestimentaire et médical à ces détenus, certes moins pour des raisons humanitaires que pour des raisons politiques et économiques.

7 La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la période suivante (1950-1955), au cours de laquelle les prisonniers de guerre sont désormais détenus en tant que criminels (de droit commun, mais surtout de guerre). Ce point est extrêmement complexe, car aux aspects proprement juridiques se mêlent les facteurs politiques et diplomatiques. Évitant un traitement thématique, l’auteur choisit d’étudier simultanément ces différents aspects à travers l’exemple du plus important des camps pour prisonniers de guerre et internés condamnés d’URSS, le camp n˚476 du ministère de l’Intérieur (ch. 1, 2e partie). Des données très précises permettent de mettre en évidence les caractéristiques de cette population carcérale ainsi que de la politique répressive de l’Union soviétique. Cette politique, tout en conservant ses traits propres (acteurs et réactivité de ces acteurs aux impulsions du centre, chefs d’accusation : condamnations pour crimes contre-révolutionnaires commis par certains étrangers après leur capture, par exemple), ne se comprend en réalité que dans le contexte du début de la guerre froide. Les prisonniers de guerre deviennent un instrument aux mains du pouvoir soviétique. Ainsi celui-ci marque son désaccord avec la politique menée à l’ouest de l’Europe d’une part, et garde une masse d’ « otages » européens dans un climat de refroidissement des relations entre anciens alliés de l’autre. N. Suržikova relève une accélération et une simplification des procédures à partir de 1947-1948, impulsées d’en haut, alors même que l’URSS avait devancé le droit international en matière de poursuites contre les criminels de guerre (le décret du Présidium du Soviet

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Suprême de l’URSS relatif aux crimes de guerre datait du 19 avril 1943). Ce point lui- même pose problème, car la formulation de ce décret contre « les malfaiteurs fascistes et leurs acolytes » trahissait une lecture idéologique de la répression des crimes de guerre et surtout péchait par imprécision au sujet du corps du crime, laissant libre cours aux interprétations extensives. Des exemples concrets de dossiers d’instruction démontrent l’exploitation de ce flou juridique ainsi que, par ailleurs, une nette dérive répressive (condamnations sans preuves, rejet systématique des sentences, etc.). Quatre condamnés étrangers sur cinq auraient ainsi été recevables pour une procédure de réhabilitation en tant que victimes de répressions politiques, au même titre que les victimes soviétiques du régime stalinien des années 1930-1940.

8 Le destin des condamnés pour crimes de guerre en URSS a donc bien plus en commun avec celui des zek du Goulag stalinien qu’avec celui des prisonniers de guerre soviétiques en Allemagne pendant la guerre. Cette thèse trouve confirmation dans l’étude de leurs conditions de détention et de rapatriement (ch. 2). L’incarcération de cette catégorie de condamnés dans les camps spéciaux du ministère de l’Intérieur impliquait un traitement en tant « qu’éléments socialement dangereux » particulièrement sévère, mais assimilable à celui des détenus soviétiques pour crime politique. À ceci près que la nationalité des détenus leur assurait un certain nombre de privilèges par rapport à leurs homologues soviétiques (droit de plainte au sujet de la détention, droit de correspondance avec leurs proches…). Enfin, le facteur diplomatique, qui tendait à jouer contre eux sous Staline, devint un avantage après sa mort. Il fallut certes deux ans pour que la direction soviétique décide de rendre presque tous les ex-prisonniers de guerre à leurs pays d’origine (été 1955), mais du moins ceux- ci ne purgèrent-ils pas la totalité de leur peine (souvent entre 15 et 25 ans), au contraire des Soviétiques.

9 La troisième et dernière partie traite de l’exploitation économique des prisonniers de guerre étrangers, un aspect central de la politique soviétique à leur égard. L’un des faits saillants que relève l’auteur est la primauté du principe de nécessité sur le principe institutionnel et administratif. Ainsi, l’emploi de ces détenus dans les entreprises régionales déficitaires en main-d’œuvre plutôt que sur les sites du NKVD/MVD s’oppose radicalement aux pratiques en usage pour ce qui concerne les Soviétiques du Goulag. L’auteur s’intéresse ensuite aux conditions de travail, de garde, de respect des règles de sécurité et à la productivité de ce contingent. Ces paramètres mettent en évidence un souci d’utilisation rationnelle des ressources humaines qui prit même le pas dès 1947 sur l’objectif de « rééducation » idéologique, mais se heurta aux contradictions de la politique soviétique à leur égard. Ainsi, le passage du statut de prisonnier de guerre à celui de condamné, en ajournant les perspectives de rapatriement, porta grand tort à la stimulation des détenus malgré l’existence d’un système de rémunération en fonction de la norme de travail effectuée. Pour autant, les conclusions de N. Suržikova infirment la représentation dominante de l’utilisation de cette main-d’œuvre dans l’Oural, région très représentative de la situation globale des prisonniers de guerre en URSS. Ceux-ci furent massivement employés dans l’économie nationale dès 1942 et si leur productivité peut être mise en doute pendant les années de ravitaillement difficile, elle s’améliore nettement avec la conjoncture économique globale.

10 Ainsi, malgré de nombreuses données très concrètes sur l’organisation des lieux de détention, le profil sociologique des prisonniers, leurs conditions de vie, malgré le recours à un riche corpus de sources très diversifiées permettant une approche micro-

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historique, voire anthropologique et culturelle, l’auteur ne cherche pas ici à proposer une histoire sociale des détenus étrangers de l’Oural, et encore moins une histoire culturelle ou de la vie quotidienne. On peut parfois le regretter, étant donné la qualité des sources consultées et l’intérêt du sujet. Néanmoins, N. Suržikova le souligne elle- même : un grand nombre des aspects traités mériterait à eux seuls des ouvrages spécifiques excédant les limites du présent propos. Mais on comprend mal alors le choix des annexes, abondantes, qui portent davantage sur les points sciemment laissés de côté par l’ouvrage que sur sa problématique de fond : un dossier photographique sur le camp n˚ 476 livre un aperçu vivant de l’existence carcérale, tandis que les témoignages de détenus jugés les plus intéressants sont reproduits sur une soixantaine de pages. A contrario, on déplore l’absence de simples cartes de la région à l’époque traitée, toujours bienvenues dans une monographie régionale, ainsi que du texte des actes juridiques et politiques les plus importants. Ces petits bémols n’ôtent rien à un travail tout à fait remarquable par le volume de ses sources, la clarté générale du propos et l’honnêteté intellectuelle de l’analyse.

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Juliane Fürst, ed., Late Stalinist Russia

Nathalie Moine

RÉFÉRENCE

Juliane FÜRST, ed., Late Stalinist Russia. Society between Reconstruction and Reinvention. Londres : Routledge, 2006, 288 p. (Routledge Series on Russian and East European Studies)

1 Ce recueil sonne le renouveau de l’intérêt témoigné par une nouvelle génération de chercheurs pour le stalinisme d’après-guerre. À quelques exceptions près, les auteurs n’ont pas encore publié leur thèse et leur contribution constitue donc un apport de première main. Dans une vigoureuse introduction, Juliane Fürst, qui a coordonné cet ensemble remarquable, explique l’importance de cette période pour la compréhension générale de l’expérience soviétique. Le choc de la guerre n’a pas seulement laissé un pays exsangue, il a également généré de nouveaux comportements, de nouveaux rapports à l’autorité, de nouveaux espoirs quant à une évolution du régime. Au-delà de la reconstruction d’un pays en ruine, il s’agirait donc de réinventer l’identité soviétique, mise à l’épreuve de la guerre. La hiérarchie des mérites, aussi fondamentale dans l’accès aux biens essentiels que dans la symbolique du pouvoir, a été bouleversée. Qui sont les véritables héros de la guerre ? et quelles en sont les plus grandes victimes ?

2 La réponse à ces questions a des implications cruciales pour différents groupes sociaux évoqués dans le recueil : invalides de guerre de Beate Fieseler, évacués et rapatriés de Rebecca Manley, vétérans de Mark Edele, mères veuves de guerre ou célibataires de Mie Nakachi. La guerre n’avait fait que renforcer le nécessaire accommodement de la population avec une économie de pénurie. Les années d’après-guerre sont marquées par une extrême pauvreté qui culmine avec la famine de 1946-1947, une existence misérable dont les Soviétiques sont décrits comme les victimes par Donald Filtzer, mais dont ils tentent aussi de se dépêtrer, à l’instar des paysans jonglant avec les règlements du kolkhoze de Jean Lévesque. L’omniprésence des pots-de-vin, de la corruption, au

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total si peu combattue, que décrivent Cynthia Hooper et James Heinzen, témoigne de pratiques de contournement du système, désormais installées, dont chacun tire son maigre profit, mais aussi de l’importance des biens matériels, dont la portée symbolique n’est pas moindre que dans une société d’abondance. Ainsi, la maîtrise des codes vestimentaires obséderait tout autant les jeunes ruraux des provinces éloignées, étudiés par Juliane Fürst, que les gommeux moscovites de Monika Rüthers. Ils ont en commun la référence à l’Occident, à une Amérique mythique et très fragmentaire mais que la guerre a rendue plus familière. L’ouverture à l’étranger, après le verrouillage des années 1930, est en effet l’un des apports fondamentaux de la guerre à l’évolution de l’univers mental de bon nombre des Soviétiques, contribuant à élargir la gamme des alternatives possibles au stalinisme. Les vétérans de l’Armée rouge sont à la fois les premiers exposés et les premiers vecteurs d’informations plus ou moins déformées sur le monde extérieur, tant comme conquérants de l’Europe que comme récipiendaires de la propagande menée par les Anglo-Saxons dans les camps de DPs (personnes déplacées). Les rumeurs persistantes, après-guerre, sur l’imminence d’une invasion anglo-saxonne, au total libératrice, en disent long sur l’imprégnation, même fantasmée, d’une présence occidentale, y compris dans les campagnes profondes. École de la souffrance, mais aussi de la résistance, la guerre a modifié le rapport à l’autorité. Cette évolution est en partie impulsée par le régime lui-même, avant que celui-ci ne se lance dans une politique répressive d’une rare intensité. Mie Nakachi rappelle comment la loi sur la famille de 1944, dans une perspective nataliste, fait fi du mariage et de la paternité, tandis que Ann Livshitz expose les dilemmes des auteurs de littérature enfantine, forcés dans les années d’après-guerre de revenir sur les défis héroïques lancés par de jeunes patriotes exemplaires du temps de guerre. L’ouvrage a l’ambition de retracer non seulement les racines du Dégel et de la politique khrouchtchévienne, mais aussi la genèse de la dissidence des années Brežnev, rappelant que la génération des šestidesjatniki a connu ses premières expériences collectives à la fin du règne de Stalin1.

3 Au total, la grande majorité de ces contributions, prolongeant le travail pionnier d’Elena Zubkova2, donne à ces années la coloration exaltante des périodes de chaos où tout semble possible. Il revient paradoxalement à Sheila Fitzpatrick, alors qu’elle a dirigé une partie des travaux qui émergent dans ce livre et inspiré d’une manière plus générale la recherche en histoire sociale depuis plusieurs décennies, de rappeler la frénésie répressive des années d’après-guerre et d’atténuer la tonalité quasi-glamour de certaines contributions.

4 De fait, un certain nombre de questions particulièrement douloureuses sont peu abordées, voire pas du tout. Le recueil regarde vers l’avenir afin d’expliquer les évolutions socioculturelles des décennies qui suivent la mort de Stalin, et c’est sa grande force. En revanche, la problématique de la « sortie de guerre » n’est à peu près pas traitée. En particulier, des thématiques émergentes dans la recherche actuelle, comme l’épuration des collaborateurs et le passage au crible des millions de Soviétiques revenant de l’étranger, sont peu ou pas évoquées. Si Fitzpatrick rappelle en conclusion l’importance de l’antisémitisme, alors que la guerre avait fait naître l’espoir d’une véritable représentation de l’identité juive autour du Comité juif antifasciste, le thème de la guerre en tant que renforcement des identités ethniques est à peu près absent d’un recueil, il est vrai, consacré à la seule Russie (ce qui n’est pas sans poser un problème méthodologique non explicité). La contribution de Rebecca Manley, consacrée aux conflits qui surgissent après la Libération à propos de logements revendiqués par de

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multiples ayants droit, fait exception, puisqu’elle montre comment les « réévacués » juifs, moqués comme vétérans du « front de Tachkent » par une partie de la population de plus en plus ouvertement antisémite, sont doublement désavantagés dans leur tentative de recouvrer leur toit d’avant-guerre, face notamment aux anciens combattants. Les dilemmes socioéconomiques de la reconstruction sont également abordés grâce aux travaux de Beate Fieseler sur la difficile réintégration des invalides de guerre. Objet de toutes les sollicitudes de l’État-providence dans la propagande soviétique, la majorité d’entre eux comptaient en réalité parmi les plus démunis, relégués dans les fonctions les moins rémunérées, touchant une aide misérable quand ils avaient la chance de répondre aux critères très stricts du commissariat à l’Aide sociale, le Narkomsobes, et quand ils ne se faisaient pas tout simplement – et illégalement – licencier par des chefs d’entreprise soucieux de remplir les normes du plan. Ces deux contributions posent ainsi les premiers jalons d’une histoire au quotidien de la reconstruction pour les populations civiles.

5 Donald Filtzer, quant à lui, laisse explicitement de côté les anciens territoires occupés, dans son étude par ailleurs passionnante sur l’état sanitaire du monde urbain à la fin des années 1940 et ses multiples implications en matière d’hygiène, de santé et d’environnement urbain. Il perpétue ainsi une approche classique des soviétologues, soucieux de comprendre le fonctionnement intrinsèque du système, la guerre n’étant qu’un – terrible – accident de parcours susceptible de brouiller l’analyse. Le très important travail accompli par Filtzer comporte des conclusions très discutables, car elles tendent à sous-estimer l’importance des privations endurées par la paysannerie et le lourd tribut que celle-ci paie à la famine de 1946 par comparaison avec le monde ouvrier (d’ailleurs confondu avec le monde urbain), et rappelle ainsi que le recours aux chiffres, même détaillés, ne vaut pas forcément démonstration. Il a cependant l’immense mérite de suggérer tout ce que gagnerait une certaine histoire socioculturelle à accorder une plus grande attention au fonctionnement économique de la civilisation stalinienne. Partageant avec les dirigeants soviétiques une indubitable défiance pour la propriété privée, Filtzer n’en est pas moins obligé de signaler, presque en passant, l’importance du logement privé, y compris pour les ouvriers, dès qu’on dépasse le cas très particulier des grandes villes – importance renouvelée par la politique stalinienne d’encouragement à la construction individuelle. L’historien n’en tire, pour autant, aucune implication – sinon l’impossibilité de moderniser le parc immobilier, toute amélioration ne pouvant venir, selon lui, que de pouvoirs publics qu’il décrit par ailleurs comme bien incapables de pourvoir aux exigences minimales d’équipement urbain. En revanche, Jean Lévesque met en scène les multiples combinaisons du monde paysan avec les différents statuts de propriété : gardant un pied dans le kolkhoze, ils en obtiennent des terres à usage personnel dont ils tirent tout leur revenu grâce à la vente sur le marché. Ou encore, désaffiliés du kolkhoze, ils sont taxés comme ouvriers ou employés sur le produit de leur lopin, mais beaucoup moins lourdement que les kolkhoziens. L’État tente de mettre de l’ordre, notamment en s’attaquant à la redéfinition des parcelles à la fin de la guerre. La campagne contre les kolkhoziens parasites, impulsée par Hruščev en Ukraine au début de l’année 1948, en est une autre conséquence, dont Jean Lévesque a rendu compte ailleurs3.

6 De la même façon, l’attention portée au niveau local est une avancée essentielle pour briser le discours de la propagande. Cependant, une étude sur les instances centrales de décision ne manque pas d’intérêt, y compris pour comprendre les racines du Dégel, comme le montre Mie Nakachi à travers l’exemple de la collaboration au long cours entre Vladimir Nikonovič Starovskij, resté à la tête de l’Administration statistique de

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l’URSS des années 1930 jusqu’en 1975, et Hruščev, l’un des principaux instigateurs de la loi sur la famille de 1944.

7 L’ensemble de ces études repose sur des sources qui, une fois ouvertes (beaucoup restent encore fermées néanmoins), ont révélé la richesse des comportements sociaux. En même temps, plusieurs contributions remettent à l’honneur les travaux accomplis dans le cadre du « Harvard Project on the Soviet Social System », dans le cadre duquel plusieurs milliers de DPs en provenance d’URSS avaient dû répondre en 1950 à un questionnaire portant sur leur vie en Union soviétique. Dans la même ligne, Juliane Fürst mentionne en introduction la pertinence des récits des contemporains. L’ouvrage plaide ainsi en faveur de la supériorité du témoignage direct sur des analyses trop abstraites et dogmatiques provenant du monde politique ou académique et montre la parenté des questionnements, à quelques décennies de distance, avec les sociologues et politistes du Harvard Project – certains sujets, comme le rôle de l’écoute des radios occidentales dans la formation de l’opinion chez les Soviétiques, restant encore tributaires de ces recherches pionnières. L’ambition de ces contributions est de montrer à l’œuvre une contre-culture issue de la guerre et se déployant au cœur de la civilisation stalinienne. La survivance d’une culture contestataire du monde paysan ou de certains courants révolutionnaires non bolcheviques est évoquée, notamment par Mark Edele, pour montrer que les coups de boutoir de la première décennie stalinienne n’ont pu totalement anéantir ces ferments d’opposition. Chez Juliane Fürst, cette contre-culture (ou subculture) est définie comme un ensemble de comportements, d’attitudes, de loisirs, relevant de la sphère privée des individus. Cette dernière est de plus en plus revendiquée par une jeunesse, née après la révolution, dont la loyauté au régime ne doit pas pour autant être remise en cause, puisque le stalinisme est son horizon. La guerre a renforcé l’appartenance patriotique, elle a aussi apporté des bribes d’une civilisation occidentale hédoniste, à travers la musique de danse, le cinéma, les vêtements, dont se seraient emparés sans a priori politique des pans entiers de la jeunesse soviétique. Juger que les stiljagi sont les premiers dissidents est assurément le point de vue des autorités soviétiques. Ils sont plus sûrement un mode d’accommodement avec la sévère société soviétique, et par là une explication à la longévité du régime.

8 Sans conteste, Late Stalinist Russia fera date, tant par la solidité de ses apports que par les pistes que ce livre invite à poursuivre.

NOTES

1. Comme le montre, malgré son titre, le livre d’entretiens de la dissidente L. Alekseeva : Ludmilla Alexeyeva, Paul Goldberg, The Thaw Generation. Coming of Age in the Post-Stalin Era, Boston : Little Brown, 1990. 2. Elena Zubkova, Russia After the War. Hopes, Illusions and Disappointments, 1945-1957, Armonk : Sharpe, 1998. 3. Jean Lévesque, Exile and Discipline : The June 1948 Campaign against Collective Farm Shirkers, The Carl Beck Papers in Russian and East Europen Studies, 1708 (2006).

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Mihail Panteleev, Agenty Kominterna

Jean-François Fayet

RÉFÉRENCE

Mihail PANTELEEV, Agenty Kominterna. Soldaty mirovoj revoljucii [Les agents du Komintern : soldats de la révolution mondiale]. Moscou : Jauza-EKSMO, 2005, 351 p.

1 En introduction de l’ouvrage, l’auteur rappelle le renversement radical qui s’est opéré ces deux dernières années en Russie à l’égard de l’image des agents du Komintern. Longtemps présentés en URSS comme des « chevaliers sans peur et sans reproche », ils sont aujourd’hui perçus dans l’opinion publique comme de vulgaires aventuriers solitaires ou d’aveugles fanatiques qui ont allègrement dilapidé l’argent russe sur l’autel de la révolution mondiale, et cela en pleine période de famine généralisée. Sans nier le fait que parmi les 11 000 personnes ayant travaillé pour l’appareil du Komintern figuraient de nombreux bureaucrates se contentant d’exécuter les ordres et recherchant avant tout les avantages matériels, Mihail Panteleev s’attache au destin de cinq « soldats de la révolution mondiale » – Alexandre E. Abramovicz, Vladimir A. Degott, Ivan P. Stepanov, Abraham-August Gural´skij-Hejfetz et Boris D. Mihajlov – « ces hommes, non des icônes », qui se sont mis au service de la cause de la révolution mondiale et qui, sans en avoir toujours eu conscience, contribuèrent surtout au renforcement de la position mondiale de l’URSS, « patrie du prolétariat international » et siège du Comité exécutif de l’Internationale communiste (CEIC).

2 Le premier chapitre fait une synthèse, dans un style proche de celui de Pierre Broué dans son Histoire de l’Internationale communiste1, d’un quart de siècle d’activités de l’IC. Puis l’auteur suit, de la jeunesse à la mort, à partir d’une documentation souvent inédite provenant du RGASPI et du GARF – mais aussi de nombreux textes de souvenirs bien connus des lecteurs francophones, parmi lesquels ceux de Marcel Body, Marcel Cachin, Elisabeth K. Poretsky, Victor Serge – l’itinéraire de cinq émissaires du Komintern qui ont déployé leurs activités en France entre1921 et 1926.

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3 Juif de la région d’Odessa ayant adhéré au parti en 1908, Alexandre E. Abramovicz (1888-1972) rencontre Lenin en 1911 en Suisse où il séjourne jusqu’à la révolution de Février. Revenu en Russie avec les émigrés bolcheviques, il est envoyé sur le front roumain avant de servir d’émissaire pour le Komintern en Allemagne (à Munich pendant la République de Bavière), puis en Tchécoslovaquie et enfin en France dès août 1919. Nommé représentant de l’exécutif pour les pays du secteur latin, il participe au Congrès de Tours de la SFIO et à celui de Livourne du PSI. Arrêté à Nice, d’abord pour des faux papiers, puis lors du scandale dit des « chèques », il revient à Moscou et travaille ensuite pour la Section des liaisons internationales (OMS: Otdel meždunarodnyh svjazej) de l’exécutif, notamment en Chine où il assiste au retournement de Tchang Kaï- shek contre les communistes chinois à Shanghai, puis à l’arrestation en 1931 de plusieurs agents de l’OMS (dont J. Rudnik, dit Albrecht, ou P. Rüegg). Professeur de marxisme à l’université d’Omsk, il est décoré de l’ordre de Lenin lors du 30e anniversaire de la révolution d’Octobre et finit sa vie en Lettonie soviétique.

4 Arrivé le premier en France, Abramovicz fut rejoint en mars 1920 par deux autres agents du Komintern : Sofia I. Sokovskaja et Vladimir A. Degott (ou Diogott, comme l’écrit Marcel Body, qui le décrit comme « le type même du conspirateur bolchevik »2. Née à Odessa, Sofia I. Sokovskaja (1894-1938) a adhéré au Parti socialiste révolutionnaire avant de se rallier aux bolcheviks en 1915. Envoyée en Ukraine, où elle participe aux deux premiers congrès du PC ukrainien, elle est ensuite traductrice pour la commission française lors du congrès de fondation de l’IC, puis déléguée par le Komintern en Italie et en France, en compagnie de Vladimir A. Degott (1899-1944), un ancien relieur, proche de Lenin, responsable – en tant que dirigeant du Collège étranger – du travail de fraternisation à Odessa pendant la guerre civile.

5 Ensemble, ils ont pour mission d’établir des liens entre les partisans du Komintern en province et le bureau de Paris et de préparer l’édition en français du matériel de propagande sur la Russie soviétique. Revenue en Russie pour participer en tant que déléguée du PCR(b) aux travaux du IIIe congrès de l’IC, Sofia I. Sokovskaja occupe par la suite de nombreux postes en URSS pour l’IC et le PCR, avant d’être arrêtée, puis fusillée en 1938, « en tant qu’espionne française ». Quant à Vladimir A. Degott, qui avait occupé après ses missions en France plusieurs postes au sein du mouvement syndical et du commissariat du peuple au Travail, il est exclu du parti en 1937 pour avoir soutenu l’opposition. Condamné à dix ans de prison en 1940, libéré en 1944, il meurt dans les mois qui suivent.

6 Le troisième de ces agents du Komintern, Ivan Petrovič Stepanov (né Stojan Minev, 1889-1959), est membre des tesnyaki bulgares lorsqu’il rencontre les bolcheviks en Suisse en 1915. Il participe dès cette époque à la gauche de Zimmerwald qui rassemble depuis 1915, autour de Lenin, les partisans d’une transformation de la « guerre impérialiste en guerre civile ».

7 Proche de Guilbeaux et d’Humbert-Droz, il est délégué du CEIC en France où il travaille en compagnie d’Abramovicz. Assistant, puis directeur du secrétariat latin du CEIC jusqu’en 1933, membre du présidium de l’IC, il aurait aussi travaillé – mais les versions existant sur ce point sont contradictoires – au secrétariat personnel de Stalin, puis de son compatriote Dimitrov et enfin de Manuil´skij (1939-1942). Il termine sa carrière à l’Institut d’économie mondiale.

8 Abraham-August Gural´skij (1890-1960), né Boris Hejfetz, est pour sa part membre du Bund avant de rejoindre le PCR(b) en 1919. Envoyé en France et en Allemagne par Zinov

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´ev, il est le représentant du Komintern en France de 1924 à 1925, puis fonde le bureau sud-américain de l’IC à Buenos Aires en 1930. Arrêté une première fois en 1936, il est condamné en 1937 à huit ans de prison pour activité trotskyste. Libéré en 1939 et réadmis dans le parti, il entreprend une thèse d’histoire sur la France et travaille pendant la guerre auprès des prisonniers allemands, avant d’être à nouveau arrêté en 1950, condamné à 10 ans et enfin libéré en 1958 pour cause d’invalidité.

9 Quant à Boris Danilovič Mihajlov (1895-1953), qui a aussi longtemps séjourné à l’étranger, il rejoint les bolcheviks en 1913 lors de son retour en Russie. Pendant la guerre civile, il occupe de nombreuses fonctions au sein de la Ve armée. Bien que proche des thèses du groupe oppositionnel du « centralisme démocratique » (les décistes de Sapronov, exclus du PCR en 1921), il travaille au bureau de Bakou du Komintern et sur le front militaire du Caucase. Intégré dans l’appareil du Komintern en 1924, il est d’abord mis à la disposition du bureau des Balkans à Vienne où il fait la connaissance de Dimitrov3. Envoyé à Prague, puis à Amsterdam, il rejoint Paris pour représenter le CEIC à la place de Gural´skij qui vient d’être arrêté. Durant un séjour qui se termine en 1926, il participe activement aux luttes de tendances qui divisent la direction du PCF. Il est envoyé, toujours pour le CEIC, en Amérique latine, puis revient au bureau de Vienne avant de diriger, au milieu des années 1930, le bureau de presse de l’ambassade soviétique à Paris. De retour à Moscou, il est nommé à la direction de TASS, puis mobilisé en 1941. Il revient à Paris en janvier 1945 en tant que responsable du bureau de presse soviétique. Arrêté en 1949 dans le cadre de l’affaire dite de Leningrad, il meurt en déportation en 1953.

10 La séquence chronologique étudiée couvre ce que l’on nomme la deuxième période de l’IC. Caractérisée par une ligne de front unique, celle-ci est particulièrement intéressante pour les résistances que l’application de cette ligne provoque dans les sections nationales, en particulier en France, entraînant une série de crises à l’intérieur de la direction du PCF, mais aussi entre le PCF et le Comité exécutif de Moscou. Depuis le IIe congrès de l’IC, ce dernier dispose en effet de pouvoirs importants allant de l’adoption de résolutions imposées aux sections nationales jusqu’à l’exclusion de personnes, groupes ou même partis, qui violeraient la discipline internationale4. Pour établir un lien constant entre centre et périphérie, l’exécutif prit l’habitude de déléguer régulièrement des émissaires dans les sections nationales pour défendre, voire imposer, la position de l’IC lors des congrès nationaux ou à l’occasion d’une crise politique ou de la préparation d’une action. Ces émissaires étaient soit des militants étrangers qui s’étaient réfugiés en Russie pour échapper à la répression dans leur pays (ainsi le Bulgare Ivan Petrovič Stepanov, mais aussi les Hongrois Kun et Rákosi, le Roumain Kabaktchiev), soit des Russes ayant longtemps résidé à l’étranger avant 1917. Intégrés dans l’appareil du Komintern, dont ils dépendaient directement, ces agents incarnaient la dimension supra-nationale qui était à l’origine même du projet de l’IC. Outre les cinq agents déjà mentionnés, qui sont au centre du récit de Panteleev, d’autres personnes travaillaient en France à la même époque comme « œil de Moscou ». Citons le Suisse Jules Humbert-Droz, dont les activités sont déjà bien connues du public francophone5, et le Hongrois Mátyás Rákosi (1882-1971), dont une partie des mémoires a été publiée de façon posthume en plusieurs tomes6. À ces deux figures de proue de l’exécutif, il faut ajouter une cinquantaine de Kominterniens en France, mais leurs activités relevaient de domaines techniques (transfert de fonds, édition…) ou de missions ponctuelles

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(propagande pendant l’occupation de la Ruhr, participation à une action, un congrès, une conférence…).

11 Enfin, depuis l’établissement de relations diplomatiques entre la France et l’URSS en décembre 1924, l’ambassade soviétique de Paris comptait nombre de collaborateurs – comme Boris Volin (1924-1925), Jakov Davtjan (1925-1926), agent de la police secrète soviétique travaillant comme ambassadeur notamment en France, où, selon Broué, il était chargé du contrôle de Rakovsky, et Natalia Soulianova (1926-1927) – amenés à participer aux activités illégales du Komintern en France, notamment en fournissant matériel de propagande et papiers aux agents du Komintern.

12 Les activités de ces « agents » du Komintern étaient multiples. Cela allait du simple travail d’information (envoi à l’exécutif de l’IC à Moscou de rapports quotidiens et détaillés sur les activités du parti et la société française) à la mise en application des directives du Komintern en France (coordination des activités de la section française), en passant par l’ingérence directe dans les affaires intérieures du PCF (travail fractionniste, questions financières et contrôle des cadres).

13 Pour l’essentiel, ces faits, tout comme les principales étapes biographiques des cinq agents, étaient connus des lecteurs français. L’intérêt de l’étude de Panteleev est pourtant de s’attacher à un groupe intermédiaire dans la hiérarchie du parti mondial : le nizovoj apparat (l’appareil de base), comme l’appellent les Soviétiques. Placés entre les dirigeants (dirigeants nationaux et représentants « visibles » de l’exécutif, comme Humbert-Droz) et les simples militants, les agents décrits par l’auteur devaient gérer les contradictions entre les déclarations du sommet et leur application concrète par la base, et cela dans une période d’extrême violence politique, tant à l’intérieur des partis communistes, qu’entre le parti et la société.

14 L’utilisation des dossiers personnels de cette poignée de révolutionnaires professionnels, soudés par des liens générationnels et l’expérience commune des activités clandestines à l’époque de la guerre civile, permet en définitive à l’auteur d’aller au plus proche des vies passionnantes de ces hommes totalement dévoués à la cause, et qui, fait exceptionnel, survécurent tous à la Grande Terreur.

NOTES

1. P. : Fayard, 1997. 2. Les groupes communistes français en Russie, P. : Allia, 1988, p. 54. 3. Georgi Dimitroff, Tagebücher, 1933-1943, Berlin : Aufbau, 2000. 4. G. M. Adibekov, E. N. Šahnazarova, K. K. Širinja, éds., Organizacionnaja struktura Kominterna, 1914-1943, M. : ROSSPEN, 1997, p. 20. 5. Jules Humbert-Droz, Mémoires, Neuchâtel : À La Baconnière, 1969-1973, 4 vol. ; Archives de Jules Humbert-Droz, Zurich : Chronos, 1970-2001, 4 vol. ; « L’œil de Moscou » à Paris (1922-1924) : Jules Humbert-Droz, ancien secrétaire de l’Internationale communiste, textes et notes établis avec la collab. d’Annie Kriegel, P. : Julliard, 1964. 6. Mátyás Rákosi, Visszaemlékezések, Budapest : Napvilág, 1997-2002.

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G. N. Sevost´janov, éd., Sovetsko- amerikanskie otnošenija

Andreï Kozovoï

RÉFÉRENCE

G. N. SEVOST´JANOV, éd., Sovetsko-amerikanskie otnošenija. Dokumenty, 1900-1952/Soviet-American Relations. Documents, 1900-1952. Redakcionnyj sovet : Georgij Arbatov et al., predsedatel´ : Aleksandr Jakovlev. Moscou : Materik, 1999-2006, 7 volumes parus (Rossija XX vek. Dokumenty)

1 Le projet conjoint de la fondation « Démocratie » (Meždunarodnyj fond « Demokratija ») à Moscou et de l’Institut Hoover (Hoover Institution on War, Revolution and Peace) à Stanford remonte maintenant à plus de sept ans. Il est sans précédent par son ampleur, si l’on en juge au nombre de volumes à venir. Les documents proviennent dans leur quasi-totalité des archives du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie. Le plan choisi est chronologique, à l’exception du premier volume. L’appareil critique est conséquent : on trouve dans chaque volume un index des noms très complet, ainsi qu’une liste de documents déjà publiés dans d’autres ouvrages ou périodiques, se rapportant à la période ; chaque document comporte un certain nombre de notes, notamment biographiques. Faute de place, nous ne mentionnerons que les documents et les thèmes les plus saillants.

Prodromes, 1900-1917

Vol. I : Rossija i SŠA : diplomatičeskie otnošenija, 1900-1917. Dokumenty, 1999, 856 p.

2 Dans ce premier recueil qui comporte cinq sections, les documents portant sur « la question juive » (2e section) sont particulièrement intéressants. Les rapports des ambassadeurs russes aux États-Unis, les instructions du MID (Ministerstvo inostrannyh del) et les notes du Département d’État montrent l’étendue des réactions négatives de l’opinion publique et de la presse américaines face à la montrée des pratiques antisémites en Russie.

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On mesure combien la question de l’émigration juive soviétique, qui revient sur le devant de la scène dans les années 1970, a des racines profondes qui remontent à la fin du XIXe siècle. La troisième section complète et élargit cette problématique : on y voit comment les diplomates russes, dont certains ne cachent pas leur antisémitisme, ont cherché à influencer l’opinion publique américaine, majoritairement anti-tsariste, voire antirusse. Là encore, de nombreux parallèles saisissants peuvent être tracés avec les pratiques des diplomates de l’époque soviétique.

La période de non-reconnaissance, 1918-1933

Vol. II : Sovetsko-amerikanskie otnošenija, gody nepriznanija, 1918-1926. Dokumenty, 2002, 629 p. Vol. III : Sovetsko-amerikanskie otnošenija, gody nepriznanija, 1927-1933. Dokumenty, 2002, 820 p.

3 Les documents de la période 1918-1926 illustrent bien l’aggravation des tensions entre les deux pays. Si la présence des troupes étrangères en Extrême-Orient ne suscite pas, on s’en doute, l’enthousiasme du nouveau pouvoir, un document étonnant décrit une situation où les Américains sont aussi rejetés par la population locale, alors qu’ils avaient été d’abord accueillis avec espoir1. De leur côté, les bolcheviks s’efforcent de bien traiter les Américains (prisonniers), et de susciter le moins d’incidents possible : il s’agit de ne pas gêner l’établissement de liens commerciaux, même si cette stratégie doit composer avec l’inévitable propagande « internationaliste » outre-Atlantique. Les documents montrent l’extrême attention avec laquelle sont analysés les moindres changements dans le discours américain concernant la possibilité d’une reconnaissance du gouvernement soviétique2 avant l’élection de Roosevelt.

Vers une alliance conjoncturelle, 1934-1945

Vol. IV : Sovetsko-amerikanskie otnošenija, 1934-1939. Dokumenty, 2003, 797 p. Vol. V : Sovetsko-amerikanskie otnošenija, 1939-1945. Dokumenty, 2004, 789 p.

4 En 1934-1939, on peut essentiellement parler d’« espoirs déçus » : la question des dettes soviétiques et des crédits américains domine et reste sans solution. L’instauration des relations officielles se poursuit cependant, comme en témoigne l’ouverture de la représentation soviétique aux États-Unis, le 10 avril 1934. Ces années voient la propagande soviétique fourbir ses premières armes : dès 1934, on décide de « trier » les journalistes américains sur le territoire soviétique3 ; en 1937, on fait de même pour les touristes4. Cette période est en fait le prélude d’un rapprochement involontaire entre les deux pays sur fond de montée des périls en Europe5. Ce qui n’empêche pas les premières défiances : à plusieurs reprises, les représentants américains manifestent leur incompréhension face aux nombreuses arrestations, injustifiées, de personnes souvent liées à l’ambassade de Moscou6. De leur côté, les Soviétiques disent vouloir « surveiller de près » la nouvelle commission du Sénat sur les activités antiaméricaines, que l’on sait promise à un bel avenir7.

5 Le volume V (1939-1945) s’ouvre sur une frustration : les années 1939-1941 sont très mal documentées8. Plusieurs textes permettent cependant de se faire une idée du climat de mésentente qui règne alors : le ton des lettres de l’ambassadeur soviétique est particulièrement virulent9. Tout paraît oublié après le 22 juin 1941 : rapports et notes sur l’aide américaine proposée à l’URSS se multiplient. Bien avant la mise en place du

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« téléphone rouge » en 1963, le projet d’une ligne radiotéléphonique directe entre les deux pays aboutit en 194210. Si 1943 est une année où, apparemment, l’entente est presque totale, en 1944, les relations se tendent (des premiers signes de mésentente apparaissent dès 1943) : les conversations entre le narkomindel Molotov et l’ambassadeur américain Averell Harriman permettent de saisir l’évolution de la position de Washington et l’apparition d’un dialogue de sourds, dès le mois de janvier, sur la question polonaise11. En 1945, le refus de Molotov de participer à la première conférence de l’ONU à San Francisco « attriste et déçoit » Roosevelt12.

La guerre froide de Stalin, 1945-1952

Vol. VI : Sovetsko-amerikanskie otnošenija, 1945-1948. Dokumenty, 2004, 712 p. Vol. VII : Sovetsko-amerikanskie otnošenija, 1949-1952. Dokumenty, 2006, 704 P.

6 Dans le volume VI, on lira d’abord avec intérêt les deux conversations (qui durent près de cinq heures !) de Stalin avec l’ambassadeur américain Harriman, à la fin octobre 1945, au cours desquelles de nombreuses divergences (encore mineures) se font jour13. Il faut apparemment attendre le 5 mai 1946 pour que ces dernières deviennent plus graves : Molotov proteste alors officiellement devant le secrétaire d’État Joseph Burns contre le discours de Fulton, qu’il considère comme un « appel à une nouvelle guerre » (le discours de Churchill avait eu lieu le 5 mars). Dès lors, la guerre froide est bel et bien lancée : début 1947, une lettre du consul général soviétique à New York, Ja. Lomakin, décrit en détail les organisations de Russes émigrés qui, profitant du contexte général, « ont lancé une campagne antisoviétique »14. Au printemps, le nouveau secrétaire d’État, George Marshall, s’entretient avec Stalin sur l’état des relations soviéto-américaines et la question allemande : sous des apparences sauves, des divergences profondes sont manifestes et, surtout, Marshall sous-entend alors qu’une aide à la reconstruction de l’Europe est en préparation, sous-entendu que Stalin semble ne pas relever15. Deux conversations particulièrement importantes ont lieu également en août 1949 entre Stalin et les trois ambassadeurs, le français Yves Chataigneau, le britannique William Roberts et l’américain William Smith, pour tenter de mettre fin à la crise de Berlin : le Généralissime veut une Allemagne unifiée, « pacifique » et « démocratique »16.

7 Les années 1949-1952 sont marquées en URSS par une campagne antiaméricaine sans précédent. Les documents du recueil s’en font l’écho, illustrant le mensonge soviétique à l’œuvre : voir par exemple l’affaire de la revue américaine America illustrated, enjeu de propagande essentiel pour les États-Unis, dont la diffusion est sévèrement entravée17. Lors du premier essai de la bombe atomique soviétique, Gromyko va jusqu’à critiquer Malenkov : autrement dit, le ministre des Affaires étrangères adjoint reproche au responsable de l’agriculture d’avoir fait une déclaration « au ton trop guerrier », qui « ne peut qu’amener de l’eau au moulin des cercles américains qui sont favorables à la course aux armements »18. Mais c’est le seul document qui montre un « faux pas » au sein de la direction soviétique. Pour le reste, la « machine » semble fonctionner parfaitement : le responsable de la section « États-Unis » du MID suggère de publier des articles dans la presse contre la politique de Truman19 ; l’ambassadeur soviétique aux États-Unis A. S. Panjuškin fait des rapports aussi détaillés qu’inquiétants (d’aucuns diraient « paranoïaques ») sur la politique américaine qui prépare la guerre contre l’URSS, guerre déjà commencée par « l’agression américaine » en Corée20. La guerre froide manque de

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devenir « chaude » quand des avions américains tirent sur un aérodrome soviétique situé près de la frontière coréenne21.

8 On cherchera en vain dans ces recueils des révélations fracassantes sur des faits mal connus, en dépit de nombreuses mentions « confidentiel » (sekretno) ou « très confidentiel » (sov. sekretno). Tous ces documents montrent que le mensonge totalitaire est parfaitement intégré côté soviétique – le travail forcé en URSS est « une invention », tout comme la campagne antiaméricaine dans les médias soviétiques (qui sont « indépendants »). Ceci montre les limites de l’entreprise et rend le traitement des documents délicat. Car si le poids (et l’appellation) du MID a varié dans le temps, on saisit à travers ces documents qu’il n’a fait que servir de relais aux décisions du parti, même s’il jouissait bel et bien d’initiative dans le domaine de la propagande, et si son rôle d’informateur était indiscutable. Quoi qu’il en soit, le lecteur averti trouvera dans ces recueils de quoi nourrir utilement ses connaissances sur les relations soviéto- américaines.

NOTES

1. Lettre personnelle du 15 mars 1919, p. 76-79. 2. Voir par exemple la lettre du 21 mai 1929 d’un agent diplomatique de l’URSS aux États-Unis, p. 169-173. 3. Lettre du 7 juillet 1934, p. 177-179. 4. Lettre du 2 mars 1937, p. 543-546. 5. Lettre du 27 mars 1935, p. 308-310. 6. Voir par exemple l’extrait du journal de Maksim Litvinov, qui décrit sa conversation avec Joseph Davis, en octobre 1937, p. 594-595. 7. Lettre du 23 juin 1938, p. 641-642. 8. On peut émettre l’hypothèse d’une purge des archives pour cette période « sombre ». 9. Voir la longue « lettre politique » du 13 décembre 1939, p. 24-40. 10. Projet du 8 mai 1942, p. 224, et réponse positive du 30 octobre, p. 313. 11. Voir les documents des pages 424 sqq. 12. Enregistrement de la conversation du 5 avril 1945, p. 642-643. 13. Enregistrement des conversations du 24 et 25 octobre 1945, p. 68-85. 14. Lettre du 28 février 1947, p. 373-377. 15. Enregistrement de la conversation du 15 avril 1947, p. 406-413. Le 9 juin, une lettre de N. V. Novikov a pour objet justement le Plan Marshall (p. 429-430). Plusieurs documents lui sont consacrés, dont une étude de l’économiste Evgenij Varga, montrant l’inquiétude soviétique. 16. Enregistrement de la conversation du 2 août 1948, p. 600-611, et du 23 août, p. 631-644. 17. Voir les documents n˚ 52 (p. 197-198), n˚ 65 (p. 214-216), n˚ 161 (p. 569-571) ; la revue n’est plus diffusée en URSS le 14 juillet 1952. 18. Note de rapport du 14 novembre 1949, p. 131. 19. Note de rapport du 13 mai 1950, p. 204-205. 20. Voir notamment les documents n˚ 84 (18 septembre 1950, p. 254-267), n˚ 111 (5 mai 1951, p. 344-354), n˚ 142 (9 mars 1952, p. 493-497), n˚ 164 (5 août 1952, p. 577-592), n˚ 171 (13 octobre

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1952, p. 602-615), n˚ 176 (10 mars 1953, p. 659-664). On constatera que la mort de Stalin n’amène aucun changement immédiat dans le ton des rapports. 21. Enregistrement de la conversation du 9 octobre 1950, p. 277-281. Le 4 septembre 1950, un avion soviétique est touché par des tirs américains, également « par erreur ».

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À la recherche du kolkhozien perdu Travaux russes récents sur la paysannerie après la collectivisation

Jean Lévesque

RÉFÉRENCE

L. N. DENISOVA, Ženščiny russkih selenij : trudovye budni [Femmes des villages russes : le travail quotidien]. Moscou : Izdatel´skij dom « Mir istorii », 2003, 336 p. V. T. ANISKOV, Krest´janstvo protiv fašizma, 1941-1945 : istorija i psihologija podviga [La paysannerie contre le fascisme, 1941-1945 : histoire et psychologie d’un exploit] Moscou : Pamjatniki istoričeskoj mysli, 2003, 502 p. V. F. ZIMA, Mentalitet narodov Rossii v vojne 1941-1945 godov [Les mentalités des peuples de Russie dans la guerre de 1941-1945] Moscou : Institut rossijskoj istorii, Rossijskaja akademija nauk, 2000, 277 p. V. P. POPOV, Ekonomičeskaja politika sovetskogo gosudarstva, 1946-1953 gg. [La politique économique de l’État soviétique, 1946-1953] Moscou-Tambov : Tambovskij gosudarstvennyj tehničeskij universitet, 2000, 221 p. A. BEZNIN, T. M. DIMONI, L. V. IZJUMOVA, Povinnosti rossijskogo krest´janstva v 1930-1960-h godah [Les redevances de la paysannerie russe dans les années 1930-1960] Vologda : Vologodskij gosudarstvennyj pedagogičeskij universitet, Vologodskij naučno- koordinacionnyj centr CEMI RAN, 2001, 138 p.

1 C’est presque un lieu commun de dire que l’ouverture des archives soviétiques a grandement stimulé les travaux portant sur la paysannerie soviétique, en particulier sous Stalin. D’une part, l’entreprise de publication de documents d’archives a été et reste très importante. Il suffit d’évoquer le travail monumental dirigé par le regretté V. P. Danilov sur la tragédie des campagnes soviétiques, récemment arrivé à terme avec la publication de la deuxième partie du cinquième et dernier tome, ou l’entreprise parallèle de publication de rapports de police sur la situation des campagnes durant l’entre-deux-guerres sous la direction de ce même Danilov et d’Alexis Berelowitch. Que la paysannerie soviétique ait été l’une des grandes victimes de la politique stalinienne

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ne fait aucun doute, mais la question de son rôle comme acteur historique autonome reste toujours ouverte.

2 D’autre part, plusieurs historiens aguerris, comme N. A. Ivnickij, M. A. Vylcan, et S. A. Krasil´nikov ont produit des monographies de haut niveau, surtout sur les années 1930, suivis dans cette voie par une cohorte d’historiens régionaux. Or, plus l’historiographie avance, plus les zones d’ombre apparaissent. Nous présentons ici une recension d’ouvrages russes récents qui sont le fruit de recherches sérieuses en archives et qui tentent de combler certaines lacunes importantes de notre connaissance de la paysannerie kolkhozienne après la collectivisation : travail féminin, redevances, expérience de la guerre et reconstruction économique d’après-guerre.

L. N. Denisova, Ženščiny russkih selenij

3 En ce qui l’agriculture collective, l’une des questions les plus cruciales est le travail féminin dans les kolkhozes et sovkhozes soviétiques. Or, mis à part les ouvrages de Norton Dodge sur les femmes dans l’économie soviétique (1966), de Gail Lapidus sur la place des femmes dans la société soviétique (1978) et du collectif dirigé par Lynne Viola et Beatrice Farnsworth sur les femmes de la campagne russe et soviétique (1992)1, nous savons assez peu de choses sur le travail de celles qui, depuis la collectivisation, ont formé la majorité de la main-d’œuvre rurale et ont littéralement tenu en main l’agriculture collective durant et après la guerre. L. N. Denisova en est à sa quatrième monographie, après des travaux sur l’exode et le déclin ruraux s’appuyant sur l’exemple de la région du Nečernozem. C’est ici le premier volet d’un diptyque sur « les femmes » dans la campagne russe – le terme étant entendu dans un sens assez restrictif, assez proche de la définition ethnique du terme. Il porte sur le travail féminin et sera suivi d’une étude sur la famille et la vie quotidienne (annoncée pour 2007). Denisova se penche sur une très longue période, allant de la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux réformes qui ont suivi la chute de l’URSS. Son ouvrage tient donc à la fois de la synthèse, tant la période et l’aire géographique couvertes sont gigantesques, et de la monographie à cause de son approche plus thématique que chronologique.

4 L’auteur se réclame clairement des « gender studies », en ce sens qu’elle souligne le caractère culturel de la division du travail et de son impact sur les conditions de vie des femmes à la campagne. Elle part de cette position théorique pour présenter une critique, somme toute assez timide, de l’historiographie traditionnelle sur ces questions, bien qu’elle-même associe, pour expliquer la réalité du travail rural féminin, des méthodes socioéconomiques plus classiques à l’approche « gender ». Dans un élan d’enthousiasme, elle va même jusqu’à affirmer que l’histoire des femmes rurales est un peu l’essence même de l’histoire russe et soviétique. Étudiant leur triple fardeau – travail au kolkhoze ou au sovkhoze, lopin individuel et responsabilités domestiques –, Denisova élargit notre perception du rôle de la femme dans la campagne russe.

5 L’ouvrage est divisé en trois grandes parties : contextualisation historique du travail féminin dans l’agriculture soviétique ; types d’occupations exercées par les femmes des régions rurales de Russie ; place des femmes dans ce que l’historiographie soviétique nomme l’intelligentsia rurale – terme un peu calqué sur les différentes constitutions soviétiques – mais auquel on préférerait celui d’élites rurales, puisqu’il inclut à la fois les membres dirigeants des exploitations agricoles et les travailleuses dans le domaine

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de la santé, de la culture et de l’éducation. Denisova a puisé son information à différentes sources, pour la plupart archivistiques : fonds du GARF, RGAE, RGASPI et RGANI2, pour les politiques agraires et les statistiques, plus les archives régionales de Vologda qu’elle prétend représentatives de la situation dans l’ensemble du pays. Un aperçu des mentalités paysannes nous est donné à travers une analyse de la presse rurale, notamment les revues Sel´skaja žizn´ et Krest´janka, que l’historienne prise particulièrement. Elle intègre également des bouts rimés ou častuški, qu’elle considère aussi comme un baromètre fiable des attitudes et mentalités populaires. Elle utilise enfin les résultats de différentes enquêtes sociologiques menées aux époques brejnévienne, gorbatchévienne et postcommuniste, qui permettent de cibler les préoccupations des paysannes russes.

6 L’essentiel de sa démonstration tourne autour de la contradiction apparente entre, d’une part, le discours et la législation bolcheviques sur la libération de la femme par l’accès au marché du travail et, d’autre part, les réalités de la vie de la femme à la campagne, soumise à un travail éreintant dans les fermes collectives, rémunérée de façon quasi symbolique, privée de possibilités d’avancement, hormis durant la guerre qui permit à plusieurs d’entre elles de faire l’expérience de fonctions dirigeantes à la campagne. Kolkhoziennes et sovkhoziennes furent reléguées aux tâches les plus ingrates et les moins bien rémunérées, le plus souvent manuelles : travaux des champs, culture des betteraves, traite. Le secteur individuel (lopin, bétail, potager… ) fut et demeura un domaine où le travail féminin dominait, ce qui a fortement accru la responsabilité des femmes dans la survie de la famille paysanne. Déjà bien impliquées dans le travail agricole avant la révolution, les femmes devinrent la majorité de la main-d’œuvre rurale dans le sillage de la collectivisation, puis continuèrent à la dominer numériquement, mais reléguées au bas de l’échelle salariale et de la pyramide du pouvoir kolkhozien. Plusieurs tentatives de promouvoir les femmes à des postes de direction ou à des emplois plus spécialisés durant les années Hruščev et Brežnev ne modifièrent pas sensiblement une réalité difficile et injuste. Cette vulnérabilité socioéconomique ne fit que se perpétuer avec les réformes libérales postcommunistes et le démantèlement confus et maladroit du système kolkhozien.

7 L’ouvrage de Denisova comble sans l’ombre d’un doute un grand vide dans l’historiographie, toutes langues confondues, et présente bien des qualités. En dépit de son ampleur, loin de clore le débat, il ne fait qu’inaugurer le défrichement d’un nouveau domaine de recherche. Mais il souffre aussi de grandes lacunes. Après avoir convenablement décrit l’inégalité des statuts, l’auteur n’arrive pas à l’expliquer, tout comme elle rend compte de l’inégalité sans rendre présent le discours qui la justifie. Le lecteur a l’impression qu’elle considère la législation soviétique comme « libératrice », et que ce ne sont que ceux qui l’appliquent qui créent l’inégalité. Elle aurait dû se rendre compte que c’est le discours soviétique lui-même qui est créateur d’inégalités. La suite logique de son analyse des disparités entre hommes et femmes dans la sphère du travail agricole aurait consisté à déconstruire le discours les justifiant, puisque ce dernier est inscrit dans la législation, dans les institutions et les pratiques soviétiques en matière d’accès à l’emploi. Par ailleurs, la période très longue que l’auteur a choisie justifierait à elle seule trois ou quatre monographies ; les traiter ensemble entraîne irrémédiablement un certain déséquilibre. Par exemple, la période de la stagnation est surreprésentée par rapport à celle de l’immédiat après-guerre (1945-1953) ou celle des réformes de Hruščev. En un mot, la profondeur de l’analyse varie considérablement. Pour la période brejnévienne, Denisova puise abondamment dans le courrier des

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lectrices des magazines ruraux féminins afin de restituer les mentalités populaires, alors que, pour l’après-guerre, elle ne se fonde que sur une poignée de častuški où elle voit l’expression des attitudes populaires. Dans le même élan, elle considère que l’expérience de la région du Nečernozem est représentative de toute la Russie, ce qui est pour le moins discutable. Certes, la situation y fut désespérée durant les années Brežnev et Gorbačev, mais, après la guerre, la région des Terres Noires et l’Ukraine furent encore plus touchées pour un certain nombre de raisons que nous n’aurons pas le loisir d’examiner ici. Enfin, Denisova aurait pu facilement réduire l’effet essentialiste de son analyse en y introduisant le concept de génération.

V. T. Aniskov, Krest´janstvo protiv fašizma

8 En publiant en 1995 un petit essai intitulé Pirrova pobeda : krest´janstvo Rossii v gody bol ´šoj vojny [ Une victoire à la Pyrrhus : la paysannerie russe pendant la Grande Guerre patriotique], M. A. Vylcan ne s’attendait sans doute pas à déclencher un tir de barrage de la part de ses anciens confrères, qui l’accusèrent de noircir ad nauseam l’expérience tragique de la paysannerie durant la Seconde Guerre mondiale. Selon Vylcan, la guerre aurait intensifié la prolétarisation de la paysannerie kolkhozienne, l’aurait fait décliner sur le plan démographique et aurait joué un rôle indéniable dans l’accroissement du fardeau fiscal des populations rurales qui s’ensuivit. Aux yeux des critiques de Vylcan, la paysannerie s’était sacrifiée pour sauver le pays de la menace allemande et la mémoire de cet acte héroïque devait être préservée et non ternie par les historiens. Malgré les relents assez peu scientifiques d’un tel débat, c’est pourtant le ton qu’ont adopté plusieurs historiens contemporains, surtout pour ce qui a trait à la guerre et à l’expérience de la population soviétique entre 1941 et 1945. Dans l’ouvrage de V. T. Aniskov, c’est le préfacier qui se charge des basses œuvres dirigées contre Vylcan, l’auteur se réservant de développer le concept d’acte héroïque sacrificiel (žertvennyj podvig) qu’il a utilisé à l’époque soviétique et continue de recycler depuis.

9 Professeur à l’université de Iaroslavl, V. T. Aniskov a déjà produit une bonne douzaine de monographies et plusieurs dizaines d’articles sur la Sibérie durant la guerre, le rôle du front intérieur et de la paysannerie. Les thèmes de ces ouvrages sont certainement un peu redondants, mais l’auteur a pu compter sur une assez longue carrière pour étudier ces problèmes sous toutes les coutures. Ainsi, l’ouvrage recensé ici est relativement proche de Žertvennyj podvig derevni, qu’il avait publié en 1993 et dont il reprend le concept central ainsi qu’une bonne partie des notes, à en juger par un recours massif à l’historiographie soviétique. Empruntant à ses ouvrages précédents, l’auteur entend démontrer que le sacrifice conscient de la paysannerie a permis de sauver le pays de la famine, d’approvisionner et de remplir les rangs de l’Armée rouge. En un mot, le patriotisme des masses paysannes aurait été le gage premier de la victoire sur l’Allemagne nazie. Après l’historien Jurij Poljakov, Aniskov pose que la paysannerie a accompli cet effort surhumain au nom de la préservation d’un système social et économique prônant l’égalité.

10 Les sept chapitres de l’ouvrage partent un peu dans tous les sens pour prouver et convaincre que la paysannerie a soutenu l’effort de guerre sans aucune défaillance. Aniskov envisage tour à tour la mobilisation économique et sociale du début de la guerre, la production kolkhozienne, la participation des ruraux à la conscription militaire (que l’on savait déjà très importante), l’occupation et les mouvements de

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résistance à la domination nazie, l’aide aux régions libérées de l’occupant, et finalement les aspects sociaux, psychologiques et religieux de l’héroïsme kolkhozien. Sa volonté d’exhaustivité se manifeste souvent aux dépens du lecteur. Ainsi, au chapitre II, il traite coup sur coup du patriotisme des soldats paysans et des campagnes de collecte, alors qu’il aurait mieux valu les traiter en deux chapitres différents. L’auteur n’est pas non plus exempt de contradictions : toujours au même chapitre, Aniskov présente les propositions de certains paysans de la région d’Irkoutsk de porter à 300 le minimum de journées-travail (trudodni), alléguant que même un invalide pourrait effectuer un minimum de 120-150 jours (p. 94), alors qu’il vante l’ensemble des paysans soviétiques qui ont accompli en moyenne entre 220 et 260 journées-travail et qu’il qualifie presque de héros du travail. En fait, les journées-travail sont des données délicates à produire en tant que preuve, étant soumises à de nombreux ajustements et négociations par les statisticiens, ce qu’un historien aussi expérimenté aurait dû savoir.

11 L’historien de Iaroslavl prend aussi au pied de la lettre les rapports (svodki) du parti sur les réactions face à la mobilisation de 1941, ou sur la réception de l’émulation socialiste à la campagne, pour ne citer que ces deux exemples. Comme toutes les svodki, ces rapports sont rédigés en mode binaire, avec une alternance de réactions positives et négatives face à la politique de l’État soviétique, mais Aniskov ne retient que les positives. De plus, les rapports de la police politique publiés par V. S. Hristoforov et son équipe sur le contexte de l’invasion allemande et de la bataille de Moscou suggèrent que la paysannerie aurait été au début de la guerre la composante de la population la plus indifférente à l’action de l’État soviétique, mais l’auteur n’y prête guère attention3. Les exemples de ce type sont légion.

12 Saluons pourtant des pages fort intéressantes sur la crise des collectes dans l’Altaï en 1942, basées sur un bon travail d’archives, tout comme celles sur le rôle des plénipotentiaires dans les collectes de grain. Toutefois, le travail pâtit d’un manque d’équilibre ; la recherche sur laquelle s’appuient les différents chapitres est inégale ; les a priori quant aux motivations profondes de la paysannerie kolkhozienne, que l’auteur semble avoir développées tout au long de sa carrière, sont présentés davantage comme des actes de foi que comme des hypothèses. La participation de la population aux différents bons et collectes de la Victoire est exemplaire à ce titre : la plupart des historiens soviétiques et – à présent – nationalistes, qui se refusent à remettre en question l’expérience de la guerre, tiennent pour acquis que les résultats de ces collectes sont en soi des preuves de la participation populaire à l’effort de guerre. C’est un peu dans cet esprit qu’Aniskov nous présente la paysannerie en guerre.

V. F. Zima, Mentalitet narodov Rossii v vojne 1941-1945 godov

13 Il est intéressant de constater à quel point le concept de mentalités a fasciné les historiens russes depuis la chute du régime communiste. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer combien l’introduction du terme « mentalitet » ou « mental´nost´ » est tardive dans la langue russe, ou de consulter l’ouvrage collectif Mentalitet i agrarnoe razvitie v Rossii [Mentalités et développement agraire en Russie], issu des communications présentées à un colloque à Moscou en 19944. En fait, on peut supposer que la perte d’intérêt pour des paradigmes comme le matérialisme historique a incité les chercheurs russes à lui substituer un de ces concepts puissants permettant de saisir

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dans sa globalité une réalité sociale complexe. Toutefois, il est surprenant de voir le concept de mentalités retrouver une deuxième vie après la chute du bloc soviétique, alors qu’il avait connu son heure de gloire durant les années 1970-1980, puis, sous les attaques de plusieurs écoles historiques, les post-structuralistes en particulier, avait sombré dans l’oubli. On lui a reproché ses ambitions « totalisantes », déterministes, on lui a fait grief de ne s’appliquer qu’à des objets de très longue durée et d’être mal adapté aux sociétés contemporaines. Nonobstant ces critiques, plusieurs chercheurs russes y ont vu le moyen de sortir du déterminisme socioéconomique et de rendre à la culture, entendue dans un sens très large, la place qui lui revenait dans l’analyse historique.

14 Davantage connu pour ses travaux sur la famine de 1946-1947 – sa monographie reste à ce jour le travail le plus complet sur cette tragédie des premières années de l’après- guerre5 –, V. F. Zima, de l’Institut d’histoire russe de l’Académie des sciences de Russie, se propose ici d’évaluer la part des mentalités comme facteur explicatif de la victoire soviétique durant la Grande Guerre patriotique. En fait, le titre peut porter à confusion puisque, à y regarder de plus près, il s’agit d’expliquer par les mentalités paysannes la ténacité de la population russe durant la guerre plutôt que de proposer une étude générale des mentalités durant le conflit. Sans que ce soit dit explicitement, Zima cherche à démontrer l’emprise du vieux fonds culturel paysan sur les comportements, ce qui est d’une certaine façon logique puisque, à la veille du grand bond en avant stalinien, la population soviétique était à 85 % rurale et que les mentalités, par définition, évoluent lentement. Toutefois, le chemin que l’historien emprunte pour arriver à sa démonstration tend à amoindrir la portée de sa thèse. On en retiendra surtout une description, bien documentée, bien qu’un peu partiale, des épreuves endurées par la population pendant la guerre.

15 Cette monographie comporte trois grandes parties. Tout d’abord, Zima tente d’évaluer l’impact de la guerre sur la « mentalité démographique » (sic) de la population. Passant en revue les principales causes de mortalité durant le conflit (mort au combat, conséquences de l’occupation allemande, épidémies comme le typhus, malnutrition et manque de soins médicaux, etc.), l’auteur cherche à démontrer que l’impact démographique sur les zones rurales a été disproportionné par rapport aux régions urbaines, surtout si l’on tient compte du taux de mortalité des civils plus élevé à la campagne qu’en ville du fait que les combattants étaient en grande majorité d’origine rurale et que la reprise démographique fut plus lente à la campagne. Ces observations sont fort justes, mais la démonstration selon laquelle les pertes énormes subies par la population soviétique tout au long du conflit ont pu avoir un effet sur les mentalités populaires, assez malhabilement exposée, réussira difficilement à convaincre.

16 La division de la société sur laquelle s’appuie Zima est très simple : il y eut les combattants et les civils de l’arrière, et il ne cherche pas à subdiviser en sous-groupes ces deux catégories. Dans la deuxième partie, il traite donc des mentalités des combattants et cherche à comprendre si la victoire fut le fruit d’un traditionnel patriotisme paysan, forgé par des conditions de vie extrêmes et la volonté de résister à l’envahisseur. Alors que la recherche en archives effectuée par Zima est d’habitude de très bonne qualité, mettant à profit les principaux fonds d’archives de Moscou et ceux de cinq archives régionales, l’historien privilégie dans cette partie les journaux personnels de quelques soldats ainsi que des sources soviétiques publiées avant la chute du régime – en les étendant à l’expérience de quelques dizaines de millions de

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conscrits. De plus, il cherche à démontrer que les généraux comme les hommes de rang participent d’une même culture populaire, ce qui semblera peut-être évident aux chercheurs dans un ou deux siècles, mais ne convaincra pas le lecteur contemporain. Par ailleurs, l’auteur maintient une certaine ambiguïté quant à son jugement sur le manque d’équipement et les conditions matérielles difficiles des soldats, qu’il hésite à qualifier de défaillance du système, penchant plutôt pour une épreuve qualifiante permettant au soldat de renouer avec son véritable « moi » profond paysan.

17 C’est dans la dernière partie que l’analyse aurait dû en principe culminer avec un récit assez détaillé des conditions de vie et de travail à l’arrière qui ont, selon Zima, forgé l’effort de guerre et mené à la victoire. On trouve beaucoup d’informations sur ces conditions, mais assez peu sur les mentalités en tant que telles, comme si les actions étaient à elles seules révélatrices de mentalités, sans passer par le nécessaire travail d’analyse des expressions discursives de ces mentalités. L’auteur passe en revue le travail des ruraux et des citadins mobilisés pour les tâches agricoles, les collectes de produits et le développement spectaculaire de l’usage des potagers par les travailleurs urbains (ogorodničestvo), que l’auteur voit comme la manifestation d’une mentalité paysanne particulière, mais qu’on pourrait tout autant interpréter comme une mesure extrême provoquée par l’incapacité du système kolkhozien à nourrir la population dans un contexte de crise. Il conclut en soulignant l’uniformité des mentalités des combattants et des travailleurs de l’arrière qui a permis un effort de guerre si considérable.

18 On peut reprocher à Zima un certain essentialisme, qu’il n’est par ailleurs pas le seul à professer. Prétendre qu’on peut traiter en bloc la population civile, les millions de soldats mobilisés et leurs officiers, qui furent peut-être pour la plupart d’origine rurale, mais qui ont monté tous les échelons de la carrière militaire et subi l’encadrement incessant des structures du parti, est un pari à nos yeux impossible à tenir. De plus, l’historien ne tient tout simplement pas compte des différences régionales, des différences générationnelles, des différences au niveau de l’occupation, ne voulant voir dans la population russe qu’une masse unie par sa résignation et son passé paysan. L’usage du concept de mentalités est aussi problématique : les historiens des Annales, qui l’ont créé, n’ont jamais proposé de l’employer exclusivement au singulier. La diversité des expériences n’a tout simplement pas été prise en compte par le chercheur.

V. P. Popov, Ekonomičeskaja politika sovetskogo gosudarstva

19 V. P. Popov est certainement l’un des spécialistes les plus éminents de l’après-guerre concernant la campagne soviétique, sur laquelle il a publié un nombre impressionnant d’articles, ainsi qu’un recueil de documents qui reste l’une des références les plus citées sur les conditions de vie et de travail de la population kolkhozienne durant cette période. Cette monographie est issue d’une thèse de doctorat d’État sur les conditions sociales et économiques de la campagne soviétique entre 1946 et 1953. Soutenue en 1996, celle-ci a été remaniée et élargie pour y inclure la politique économique du gouvernement soviétique à la même époque. La moitié des chapitres avaient déjà été publiés ailleurs sous forme d’articles. Popov, toujours très à l’aise dans les archives, en tire pour chacune de ses publications des données renouvelées et affinées. C’est aussi l’un des rares historiens à avoir eu accès à certains fonds des archives présidentielles de

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la Fédération de Russie (Arhiv Prezidenta Rossijskoj Federacii), qu’il cite d’ailleurs avec des références incomplètes.

20 La thèse de l’auteur est assez simple, annoncée clairement et sans détours : l’objectif de la politique économique du régime soviétique aurait été de formuler, puis d’appliquer, des mécanismes spécifiques garantissant au régime au pouvoir une domination stable sur la population de la Russie (sic) ainsi que la diffusion de cette domination à l’extérieur des frontières. Cette dernière partie – « domination à l’extérieur » – semble greffée un peu artificiellement pour justifier la période étudiée, puisqu’en fait, l’auteur ne se penche guère sur le contrôle soviétique des démocraties populaires. La thèse évoque vaguement celles des trotskystes ou des néo-marxistes des années 1970, ce qui est assez paradoxal compte tenu de la rhétorique fortement anti-marxiste de l’auteur.

21 Six chapitres forment trois parties bien distinctes. Les conditions de vie de la population dans l’après-guerre occupent deux chapitres. Le premier porte sur les ressources humaines et leur utilisation par le gouvernement stalinien durant l’immédiat après-guerre. Popov y analyse les processus démographiques à l’œuvre (comme il l’avait fait avec plus de détails dans deux articles au début des années 1990) et les mécanismes, la plupart coercitifs, de mobilisation des ressources qui sont souvent dans la continuation de la politique conçue durant le conflit. Ceci permet de remettre en cause la pertinence de la périodisation. Le deuxième chapitre est dévolu aux conditions de vie matérielles des ouvriers et des employés urbains, que l’auteur compare aux conditions de vie des ruraux, constatant non sans arrière-pensée le prix inégal payé pour la reconstruction du pays dévasté par la guerre.

22 Dans la deuxième partie, Popov se penche plus particulièrement sur les mécanismes de mise en œuvre de la politique économique stalinienne, notamment la réforme monétaire de 1947, qui a permis d’extorquer à la paysannerie ses maigres épargnes pour favoriser une politique de baisse des prix des produits de consommation. C’est l’analyse du budget qui, selon l’auteur, permet de comprendre le maintien au pouvoir de la classe dirigeante. Finalement, la dernière et meilleure partie de l’ouvrage est composée de deux chapitres déjà publiés comme articles : l’un sur les collectes de grain et l’autre sur les impôts ruraux. L’auteur y démonte les mécanismes d’exploitation de la population rurale par l’État stalinien. Popov est ici à son meilleur, tant dans la recherche de sources que dans leur anlayse.

23 L’une des critiques principales que l’on pourrait adresser à l’ouvrage est qu’il déguise une analyse de la politique agraire soviétique sous une reformulation de la politique économique générale du régime soviétique. Or, malgré l’importance du secteur agricole, l’agriculture ne constitua évidemment pas l’ensemble de l’économie soviétique. D’autre part, l’ignorance par l’auteur du concept d’accumulation primitive, pourtant au centre de la politique agraire stalinienne, rend sa thèse, dans l’état où elle nous est présentée, largement irrrecevable. Popov passe à côté de ce concept, comme à côté de toute une littérature trotskysante ou néo-marxiste des années 1970 et 1980 qu’il ne connaît pas mais dont il reprend les conclusions. Eût-il fait l’effort de la consulter qu’il n’aurait pas eu la tâche ingrate de réinventer la roue. Malgré la qualité de sa recherche, Popov tombe souvent dans le piège d’un style quelque peu « populiste », qui tente d’expliquer sans trop de nuance des réalités qui en demandent, comme son assertion selon laquelle la seule forme soviétique d’organisation économique aurait été la contrainte.

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M. A. Beznin, T. M. Dimoni, L. V. Izjumova, Povinnosti rossijskogo krest´janstva v 1930-1960-h godah

24 Cet ouvrage comble une lacune très importante de l’historiographie. Celle-ci envisageait jusqu’ici la domination économique de l’État stalinien sur la paysannerie à travers les odieuses campagnes de collecte de grain et négligeait les différents régimes d’imposition qui ont eu un impact non négligeable sur le niveau de vie et l’économie des familles paysannes, surtout à partir des années 1938-1939. Dirigé par M. Beznin, ce collectif de l’université de Vologda a déjà à son actif plusieurs publications sur la paysannerie du Nečernozem durant l’ère soviétique. Par ailleurs, ce livre est modeste, tant dans son approche que dans ses visées. Premier jalon d’un projet plus vaste embrassant le système de taxation et l’économie paysannes, il vise à replacer les redevances des kolkhoziens dans un triple contexte : relations entre État et paysannerie, pratiques de résistance paysanne, catégories socioéconomiques de la paysannerie kolkhozienne.

25 Sans vraiment avancer de thèse, les auteurs divisent leur courte étude en deux parties principales. Ils présentent d’abord l’évolution des formes de redevances paysannes, surtout à partir de la collectivisation, à travers la législation et les méthodes d’imposition pour la République de Russie. Ces redevances, nombreuses, prenaient différentes formes, incluant à la fois le travail obligatoire au kolkhoze, défini par un minimum annuel de journées-travail, les travaux forestiers, d’entretien et de construction de routes, les corvées de tourbe, en plus des prélèvements en nature et en argent pris sur les revenus du travail au kolkhoze et surtout sur ceux du lopin et du bétail individuels. Bien que certaines formes de redevances aient existé depuis l’époque du servage et lui aient survécu, le système ne fut véritablement mis en place qu’à partir de la NEP pour les impôts, et de la collectivisation pour les redevances en travail. L’impôt sur les foyers collectivisés, plutôt modéré au début, s’alourdit dramatiquement avec la guerre et la disparition des derniers paysans individuels. Ces obligations étaient la plupart du temps assorties de différentes formes de contrainte : menaces d’expulsion du kolkhoze, déportation, saisie du bétail en cas de non-paiement des impôts, et différentes autres formes de pression employées par l’État soviétique et le pouvoir local pour normaliser le travail paysan.

26 La seconde partie reprend le même thème des redevances en travail, mais en l’appliquant à l’exemple de la région du Nord, formée des oblasti de Vologda, d’Arkhangelsk, de la république de Carélie et de la région autonome des Komis. À partir d’archives centrales et surtout locales, les chercheurs de Vologda reconstruisent les pratiques de mobilisation pour les corvées. De manière encore plus intéressante, ils s’attardent sur les réactions de la paysannerie, toujours marquées de réticence, sinon d’opposition ouverte au travail obligatoire, tant au kolkhoze que pour les corvées forestières et d’entretien des routes. Autre fait notable, la direction des kolkhozes s’est très souvent opposée à la mobilisation de ses propres travailleurs, ayant elle-même des quotas à remplir. S’il n’est pas surprenant de voir que les corvées forestières ont été importantes pour les kolkhoziens du Nord, on est surpris de constater que ces corvées ont représenté près du tiers des journées travaillées avant la Deuxième Guerre mondiale, et près de la moitié en 1950. Près d’un quart de ces travailleurs forestiers « forcés » étaient des femmes, proportion qui a presque doublé durant la guerre. Des conditions de vie spartiates, un faible taux de mécanisation et de mauvais salaires, bien

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plus bas que ceux des « cadres » de l’industrie forestière, expliquent pour beaucoup, selon les auteurs, le manque d’enthousiasme des kolkhoziens.

27 Les auteurs ont eu l’heureuse idée d’inclure en annexe plusieurs documents d’archives : directives des agents du ministère des Finances, instructions aux présidents de kolkhozes sur les corvées, plaintes des paysans sur l’imposition, et surtout statistiques sur les ressources humaines, le travail des paysans du Nord et l’exécution de différents plans de corvées. Ceci permet un contact plus direct avec l’objet d’étude et la possibilité pour les chercheurs d’interpréter eux-mêmes les documents sur lesquels les trois historiens de Vologda fondent leur analyse des redevances paysannes. On peut par contre déplorer l’absence de thèse bien formulée, de conclusion et de contextualisation plus large des redevances paysannes depuis le servage. On souhaiterait aussi que les auteurs enrichissent leur projet de recherche en y incorporant une analyse des stratégies paysannes d’évitement de l’impôt, phénomène qui semble important et sur lequel nous ne savons presque rien. Enfin, la période étudiée étant relativement longue, les auteurs ont tendance à privilégier la période stalinienne, durant laquelle le système des redevances prit une tournure qu’il n’a jamais réellement perdue par la suite.

*

28 Tous ces ouvrages ont pour point commun de se pencher sur la réalité de la paysannerie kolkhozienne après la collectivisation, surtout pour l’époque de la guerre et de l’après-guerre. C’est certes le signe d’un intérêt accru pour ces périodes après l’engouement qu’a suscité celle de la collectivisation et qui a valu de grands travaux à l’historiographie. La plupart de ces ouvrages ont été réalisés à partir d’archives autrefois fermées aux chercheurs, que ce soit entièrement dans le cas de Popov qui ignore un peu tous les travaux qui pourraient de près ou de loin influencer sa problématique, dans une très large mesure dans le cas de Zima ou des chercheurs de Vologda, ou dans une combinaison avec des sources traditionnelles dans le cas de Denisova ou d’Aniskov. On en retiendra l’image d’une paysannerie kolkhozienne en passe de devenir un acteur autonome de l’histoire, même si sa voix n’est pas toujours aussi distinctement entendue qu’on le souhaiterait. Bien sûr, rendre la voix à plus d’une centaine de millions de paysans est une tâche titanesque, bien au-delà des forces d’un chercheur ou même d’une équipe de recherche. Toutefois, on s’explique assez mal que des auteurs, dont plusieurs se réclament du concept de mentalités, présentent des paysans si peu loquaces.

29 Chacune à sa façon, ces études posent le problème du choix du cadre d’analyse après la décomposition de l’Union soviétique. Il n’y a qu’une seule étude régionale dans le corpus recensé, mais elle a le mérite de présenter un objet d’étude plus richement documenté et plus facile à saisir. Les autres chercheurs ont choisi le cadre offert par la République de Russie et se cantonnent très souvent à l’élément ethnique russe, semblant oublier que les politiques qu’ils étudient ont été pensées dans une perspective strictement soviétique. Surtout, l’écueil que les ouvrages ici analysés sont incapables d’éviter est l’essentialisme, cette tendance à imposer une nature uniforme, invariable et indépendante à un objet d’étude commun, ici la paysannerie russe. À l’exception des historiens de Vologda qui ont des visées plus modestes, les historiens de la paysannerie russe font fi des différences régionales, ethniques (puisqu’ils ne s’intéressent qu’aux Russes), générationnelles, voire occupationnelles. Leur paysannerie incarne une nature

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immuable, porteuse de valeurs de résignation et de résistance forgées par des siècles de servage et d’exploitation, et semble servir d’argument à différentes variantes du nationalisme russe contemporain. Les sciences sociales occidentales ont déjà réussi à dépasser les tentations essentialistes, surtout en un moment marqué par la crise des paradigmes. Un dialogue méthodologique franc et généreux est peut-être la clef d’une évolution qui bénéficierait à tous.

NOTES

1. Norton T. Dodge, Women in the Soviet Economy: Their Role in Economic, Scientific, and Technological Development, Baltimore: Johns Hopkins Press, 1966; Gail W. Lapidus, Women in Soviet Society: Equality, Development and Social Change, Berkeley: University of California Press, 1978; Lynne Viola et Batrice Farnsworth, eds., Russian Peasant Women, New York: Oxford University Press, 1992. 2. Gosudarstvennyj arhiv rossijskoj federacii, Rossijskij gosudarstvennyj arhiv ekonomiki, Rossijskij gosudarstvennyj arhiv social´no-političeskoj istorii, Rossijskij gosudarstvennyj arhiv novejšej istorii. 3. V. S. Hristoforov, V. N. Sobkin et al ., Lubjanka v dni bitvy za Moskvu. Materialy organov gosbezopasnosti SSSR iz Central´nogo arhiva FSB Rossii, M. : Izdatel´skij dom « Zvonnica-MG », 2002. 4. V. P. Danilov et L. V. Milov, éds., Mentalitet i agrarnoe razvitie Rossii (XIX-XX vv.). Materialy meždunarodnoj konferencii, M. : ROSSPEN, 1996. 5. V. F. Zima, Golod v SSSR 1946-1947 godov : proishoždenie i posledstvija, M : Institut rossijskoj istorii, Rossijskaja akademija nauk, 1996.

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Polly Jones, ed., The Dilemmas of De-Stalinization

Larissa Zakharova

RÉFÉRENCE

Polly JONES, ed., The Dilemmas of De-Stalinization. Negotiating Cultural and Social Change in the Khrushchev Era. Londres-New York : Routledge, 2006, 279 p.

1 Le recueil dirigé par Polly Jones interroge la notion de déstalinisation et analyse l’impact de celle-ci sur la société et la culture soviétiques. La déstalinisation est définie d’abord comme un démantèlement du culte de Stalin dans la perspective du révisionnisme historique. Ceci implique une modification de l’image de Stalin – thème qui est abordé dans plusieurs contributions. Une conception plus large de la déstalinisation inclut les réformes khrouchtchéviennes, plus ou moins radicales selon les domaines, ce qui empêche de penser le Dégel comme un processus cohérent, mais conduit à voir l’hétérogénéité de ce phénomène dans lequel continuités et changements radicaux vont de pair. Le croisement des sujets abordés dans l’ouvrage fait ainsi ressortir une chronologie discordante de « multiples Dégels ». Ce sont les hésitations et les contradictions apparues lors des négociations sur le degré de réforme nécessaire au système qui représentent le « dilemme » de la déstalinisation. Déstaliniser sans désoviétiser – tel est le terrain glissant du Dégel auquel sont confrontés les dirigeants de l’URSS.

2 Le livre revisite les moments clés de l’histoire du Dégel (tels que l’amnistie ou le XXe Congrès), mais en changeant d’optique. Les auteurs s’accordent sur l’idée que l’impulsion donnée aux innovations provient à la fois d’en haut et d’en bas et ils prêtent une attention particulière à la réception des réformes par la société à travers l’analyse de ce qu’ils appellent « l’opinion publique ». C’est l’objet de la première partie de l’ouvrage, qui aborde l’amnistie de 1953 et les diverses conséquences du Rapport secret. La deuxième section est consacrée à la question des transformations identitaires. La

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troisième porte sur l’appréhension du passé récent, la remise en question des dogmes scientifiques et les recherches stylistiques en art et en littérature.

3 De nombreux articles s’appuient sur des sources de même nature. Plusieurs auteurs voient dans les lettres envoyées au pouvoir et à la presse la principale forme d’expression de l’opinion publique. Il semble cependant que le désir de marquer une rupture par rapport à l’époque stalinienne conduit à une surestimation de la nouveauté que constituerait cette pratique. Par ailleurs, Miriam Dobson, comparant le ton des articles de la presse avec les lettres des Soviétiques, parvient à une conclusion discutable selon laquelle les journaux refléteraient « l’opinion publique » (« ‘Show the bandit-enemies no mercy !’ : amnesty, criminality and public response in 1953 »). Transposer ainsi une conception « démocratique » de la presse libre à l’URSS khrouchtchévienne et opérer une fragmentation par type de sources incitent l’auteur à dissocier les réactions des journaux (la Pravda, notamment) de celles du parti aux conséquences de l’amnistie.

4 En revanche, la confrontation par Christine Varga-Harris des « unes » de la presse avec les lettres de réclamation des Soviétiques suggère plutôt une contradiction entre le discours officiel vantant les succès de la réforme du logement, d’un côté, et les plaintes des citoyens quant à leurs conditions de vie toujours aussi déplorables, de l’autre (« Forging citizenship on the home front : reviving the socialist contract and constructing Soviet identity during the Thaw »). Ceci n’empêche pas cependant une certaine manipulation des catégories sociales officielles par les quémandeurs qui s’identifient de manière à faire valoir aux yeux du pouvoir leurs mérites personnels et leur utilité civique afin d’obtenir un logement, dévoyant ainsi les postulats du nouveau contrat socialiste.

5 Dans l’article intitulé « From the Secret Speech to the burial of Stalin : real and ideal responses to de-Stalinization », Polly Jones met l’accent sur les tentatives des dirigeants pour « programmer » la réception du Rapport secret dans la société. La déstalinisation est présentée comme une tentative de contrôler « l’opinion publique » à qui l’on distille un certain dosage d’information. Le rôle des organisateurs de réunions locales consacrées à la discussion du rapport s’avère crucial, car il implique la question du révisionnisme et le risque que représentent les interprétations personnelles des dirigeants locaux habitués jusque-là à des ordres précis. L’enjeu de la déstalinisation dépend de leur habileté à ne pas transgresser les limites autorisées par le régime dans la critique du stalinisme et à gérer les réactions spontanées qui peuvent virer à l’iconoclasme.

6 Le même dilemme touche le milieu littéraire où les écrivains réhabilités à la suite du XXe Congrès retrouvent leur public et tentent de lui communiquer leur expérience traumatisante de la terreur et de la guerre, ce qui dépouille le patriotisme de ses aspects héroïques et pathétiques, comme le montre Katharine Hodgson dans « ‘Russia is reading us once more’ : the rehabilitation of poetry, 1953-64 ». Mais la censure veille sur les limites du permis dans ce processus de démantèlement des idoles. Si les écrivains veulent être publiés, les révélations sur les crimes staliniens ne doivent pas déborder du cadre de la critique officielle.

7 Michael Froggat (« Renouncing dogma, teaching utopia : science in schools under Khrushchev ») et Susan Schattenberg (« ‘Democracy’ or ‘despotisme’ ? How the Secret Speech was translated into everyday life ») changent d’échelle et analysent les formes que prend la critique du culte de la personnalité dans l’histoire des sciences et dans le

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milieu industriel. L’élargissement du culte au-delà de la seule figure de Stalin mène à la condamnation de ses manifestations multiples, observées notamment dans l’exaltation du rôle des chercheurs dans l’histoire des sciences exactes. Le cursus scientifique reste certes idéologisé et fortement imprégné d’athéisme, mais le patriotisme et le nationalisme exacerbés de l’histoire des sciences de l’après-guerre cèdent la place à un discours plus modéré qui considère les succès de la science comme une œuvre collective. Dans l’industrie, les attaques sont dirigées à l’encontre des « petits Stalins » que sont les bureaucrates dans les usines. Après le renversement de l’ancienne autorité, la figure de l’ingénieur-inventeur incarne la promotion de nouveaux héros dont les efforts pour transformer le système de management industriel s’avèrent vains dans la pratique. Cette étude montre l’aptitude réduite du système de production planifiée à subir des modifications. Les concepts de rationalité et d’innovation sont présentés comme incompatibles avec la logique bureaucratique du plan.

8 L’article de Donald Filtzer permet également d’appréhender la lourdeur de l’héritage stalinien dans l’industrie (« From mobilized to free labour : de-Stalinization and the changing legal status of workers »). Le démantèlement du Goulag oblige à repenser la structure de l’emploi et à chercher de nouvelles formes d’incitation au travail. Mais les mesures adoptées en vue de faciliter formation, recrutement et déplacements ne suffisent pas à transformer fondamentalement le système industriel. Porteuses d’un grand nombre de contradictions, elles permettent tout au plus à l’économie soviétique de survivre quelques décennies, en la privant définitivement de toute dynamique possible à l’avenir.

9 Les discussions sur la bureaucratisation grandissante de la gestion industrielle débordent des murs des usines, comme le décrit l’article de Denis Kozlov (« Naming the social evil : the readers of Novyi mir and Vladimir Dudintsev’s Not by Bread Alone, 1956-59 and beyond ») et touchent un public très large du fait de l’implication de la littérature dans la déstalinisation. Les lettres écrites en écho à cette nouvelle de Dudincev pour critiquer l’excès de zèle bureaucratique utilisent les clichés du discours officiel de la Grande Terreur : les appels à la vigilance contre les ennemis masqués témoignent de la persistance des catégories mentales fondées sur une logique de violence sociale. La condamnation de la terreur stalinienne coexiste ainsi avec un discours prônant le nettoyage de la société de ses éléments indésirables. Les difficultés de la transition du stalinisme vers le Dégel affleurent ainsi dans plusieurs contributions.

10 Le Dégel crée également un espace où cohabitent valeurs et modèles alternatifs – dans les domaines de l’industrie ; de l’art et de la littérature, selon Emily Lygo (« The need for new voices : Writers’ Union policy towards young writers 1953-64 »), Katharine Hodgson et Susan E. Reid (« Modernizing Socialist Realism in the : the struggle for a ‘Contemporary Style’ in Soviet art ») ; des relations sociales et familiales, comme le montre Ann Livschiz (« De-Stalinizing Soviet childhood : the quest for moral rebirth, 1953-58 ») ; des normes comportementales et de représentation, d’après Juliane Fürst (« The arrival of Spring ? Changes and continuities in Soviet youth culture and policy between Stalin and Khrushchev »).

11 Au-delà des trois thèmes principaux qui structurent le livre, les articles suggèrent d’autres axes transversaux dont l’un porte sur l’ingénierie sociale, le façonnement et l’éducation de la société du futur. L’objectif de la construction du communisme renforce, d’une part, une inquiétude au sujet des valeurs morales de l’enfance. Il met d’autre part à l’épreuve les capacités de la société et du système pénitentiaire à prendre

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en charge la rééducation et le redressement des déviants sociaux (Ann Livschiz, Juliane Fürst, Miriam Dobson). L’étude des conséquences de l’amnistie de 1953 véhicule l’idée, d’inspiration foucaldienne, selon laquelle le Goulag a produit des marginaux dont la réinsertion dans la société est par définition impossible. Cette raison, conjuguée aux mauvaises conditions dans lesquelles s’est effectuée la libération des détenus et à leur rejet par la société, fut la cause, selon Miriam Dobson, de l’échec de l’une des premières réformes du Dégel. Cependant, la similitude des parcours de trois ex-prisonniers ainsi que quatre lettres de réaction allant dans le même sens et citées à l’appui de cette thèse peinent à légitimer une telle généralisation. Un recours aux données statistiques ou à un échantillon plus large eût été plus convaincant. D’ailleurs, les contributions de Denis Kozlov et d’Ann Livschiz insistent sur la pluralité des opinions : elles montrent à quel point l’exclusion et la terreur restent un instrument valable aux yeux de certains citoyens ordinaires, mais elles évoquent également une polémique en faveur de la défense des idées libérales. Le degré de libéralisme politique reste toutefois un point de controverse dans le recueil. Si, dans l’article d’Ann Livschiz, la société apparaît comme plus sévère et intransigeante à l’égard des jeunes délinquants que les nouveaux dirigeants, Juliane Fürst met en doute la possibilité même de qualifier de libéraux les fondements de la politique soviétique envers les déviants sociaux.

12 Le thème du clivage générationnel et de la place nouvelle qu’occupe la jeunesse sert de fil conducteur à plusieurs articles. Les anciens canaux de communication intergénérationnelle et de transmission des valeurs morales ne sont plus valables, affirme Ann Livschiz. Les recherches de Juliane Fürst, d’Emily Lygo et de Susan E. Reid démontrent que le système symbolique du Dégel réserve une place centrale au phénomène de la jeunesse. Ce sont des jeunes qui sont le fer de lance de la modernisation stylistique, officiellement légitimée ou informelle, en puisant dans des genres oubliés et réhabilités ou dans des sources étrangères. Les écrivains et les peintres de la jeune génération obtiennent une visibilité propre grâce aux réunions littéraires et aux expositions qui leur sont consacrées. Le parti procède ainsi à l’institutionnalisation des activités créatives de la jeunesse en contribuant à la reconnaissance publique de leurs œuvres et à l’officialisation de l’avant-garde. Mais le Dégel artistique et littéraire se termine en 1962-1963 quand le parti met fin à la politique de soutien et d’encouragement aux tendances culturelles alternatives.

13 L’ouvrage donne ainsi l’impression que le parti ne renonce pas à ses prérogatives de définir les contours, le contenu et l’amplitude des changements. Ce postulat paraît convaincant dans l’étude « Thaws and freezes in Soviet historiography, 1953-64 » de Roger D. Markwick, qui montre l’emprise du parti sur la fabrication de l’histoire. Cette emprise représenterait la continuité la plus importante par rapport à l’époque stalinienne. Mais si Markwick traite de l’intelligentsia révisionniste et de son contrôle par l’intermédiaire des académiciens-bureaucrates, d’autres contributions n’accordent pas une attention suffisante au rôle des divers corps professionnels impliqués dans la préparation et la mise en œuvre des réformes. Une réflexion sur la marge de manœuvre de ces agents-médiateurs permettrait par ailleurs d’atténuer la dichotomie classique entre État et société, présente dans ce recueil.

14 On pourrait aussi regretter l’exclusion délibérée de la politique extérieure de la sphère d’intérêt de ce recueil, sous prétexte qu’elle n’a pas d’impact direct sur la société. Trois contributions seulement (Susan E. Reid, Juliane Fürst et Michael Froggat) abordent l’importance de l’influence occidentale. Mais l’art, la mode des stiljagi et les sciences

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n’étaient pas les seuls domaines où l’intensification des contacts avec les pays étrangers a laissé des traces. De manière générale, l’ouverture à l’extérieur, indissociable de l’élaboration et de la mise en place des réformes, a contribué à la transformation de la société. Néanmoins, les qualités de ce recueil, qui réunit les résultats des recherches les plus récentes dans un champ historiographique en plein défrichement, ne sont pas des moindres. Aidant à appréhender d’importants aspects de la déstalinisation, l’ouvrage en propose un paradigme interprétatif novateur.

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Thomas C. Wolfe, Governing Socialist Journalism

Kristin Roth-Ey

REFERENCES

Thomas C. WOLFE, Governing Socialist Journalism. The Press and the Socialist Person after Stalin. Bloomington : Indiana University Press, 2005, 240 p.

1 What was the Soviet press? It is a question Moscow’s foreign correspondents asked themselves and wrote about from time to time. They were, after all, dependent on the Soviet press to do their own jobs. Western journalists tried as hard as any Kremlinologist to read the inky tea leaves of Pravda, and they also mined Soviet papers for good stories, especially stories with a social angle. (If you ran across a column in an American or French paper about “hooligans” in Cheliabinsk in the 1950s, you could be almost entirely sure it came from a Soviet press account rather than shoe-leather reporting, and it would often say as much.) Yet even a seasoned hand like the New York Times’s Hedrick Smith was bemused when he visited Pravda; with none of the familiar hustle-bustle –most of the paper would have been typeset at least a day before– it hardly looked like a newsroom at all to Smith. Foreign correspondents often knew their Soviet colleagues as good gossips and better drinkers, but their status as journalists was murky at best. Certainly there was no question that they would ever “scoop” them on a story. Were Soviet journalists anything more, or less, than a mechanism for conveying official views–transmission belts–for the regime, in the words of ?

2 In Governing Soviet Journalism: The Press and the Socialist Person after Stalin, Thomas Wolfe offers a new answer. Journalism in the Soviet Union was a “technology of government” (p. 73); journalists were “an important class of governors” and “technologists of the self” (p. 18). This is “governing,” then, of the Foucauldian variety (“governmentality”) –not institutional, per se, but discursive: governing as defining identities, setting frameworks for conduct and, ultimately, locating the activity of governing within the selves produced in this process. For Wolfe, journalism in the USSR presents a variation on a modern(ity)

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theme: the Soviet press and the western press were “different strands of a common phenomenon,” (p. 11) distinguished less by process than by organization. While governmentality in liberal, capitalist states has functioned as a web, connecting subject to subject, the Soviet variant was “radial, emanating outward from a center composed of those thinkers who understood what socialism was to be.” And at the center, Wolfe says, were journalists, who would “teach Soviet citizens how to act upon themselves.” Soviet government was, indeed, “government by journalism.” (p. 18).

3 Wolfe’s historical arc is as follows: In the post-Stalinist 1950s and 1960s, he says, Soviet journalists underwent an extraordinary renaissance in their commitment to serving as “technologists of the self” –that is, to the task of teaching people how to be “socialist persons.” Their method for doing this in their work was to achieve a deep focus on the everyday lives of individuals and, inevitably, to delve into social and moral problems. Wolfe argues that this journalistic stance –at once critical and didactic– was both encoded in the Soviet system as a “modern” phenomenon and specifically encouraged by its political leadership during the thaw. But because it also raised the specter of an internal opposition (embodied, says Wolfe, by Aleksei Adzhubei), it was ultimately rejected by a conservative political establishment. (In chapter three, Wolfe makes a case that anxiety over journalists’ growing power under Khrushchev was a major factor in his fall.) The Brezhnev era he sees as one of “journalism against socialism, socialism against journalism” –a once activist, civic-minded press muzzled, reduced to nipping at the heels of the increasingly decrepit bureaucracy. Meanwhile, the capitalist world was rapidly building a high-tech, globalized media environment that political elites in the USSR found hard to comprehend and harder still to control, as its imagery seeped across their borders. When one leader, Mikhail Gorbachev, finally grasped the necessity of reforming socialism and sought to reanimate the press’s “governing” role, he found that after so many years in a position of latent opposition, many journalists were now suspicious and antagonistic. Many were more interested in telling the truth about the past than in teaching socialist personhood in the present, and a good number also turned to exploring new kinds of personhood altogether –individualistic, hedonistic, even immoral selves by Soviet socialist standards, and also more in line with the liberal selves produced by governmentality in the capitalist West. This, argues Wolfe, made the journalism of glasnost both the last gasp of socialism and a bridge to post-Soviet cultural space and its promises of personal empowerment via consumption.

4 Although Governing Soviet Journalism makes a historical argument that spans several decades, the heart of this project is the 1960s moment. Trained as an anthropologist, Wolfe went to Moscow in the early 1990s to investigate the contemporary media scene and, as he explains, it was his interviews with journalists of the 1960s generation that prompted him to plumb the past. You cannot miss his admiration for the people he identifies as “journalists of the socialist person” –and even more, for their professional heroes, Abram Agranovskii and Aleskei Adzhubei. Governing Soviet Journalism is rich with stories about the behind-the-scenes work of the Soviet press and about its practitioners’ sensibilities and struggles. Wolfe had the kind of conversations and access to archival documents that his main predecessors, Mark Hopkins (Mass Media in the Soviet Union, 1970) and Thomas Remington (The Truth of Authority, 1988) did not, and he can bring us far closer to the ground. But as compelling and important as this information is, you also cannot avoid the sense that this is an author deep in an ethnographical bear hug with his subjects. Much of Wolfe’s story is very familiar because, in effect, it is their story: a true socialism smothered in the cradle by a political

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establishment threatened by its power. This is the shestidesiatniki narrative, romantic and flattering to its authors. (And who better to narrate it than professional journalists?) But does it ring true?

5 Surely it could. Agreeing with your subjects is no a priori sin. Your subjects can be right –and in this case, there is some truth to the shestidesiatniki journalists’ interpretation of the 1960s moment. There is no question that there was a renaissance of socialist idealism in Soviet culture after Stalin’s death, and especially after Khrushchev’s denunciation of the Stalin cult in 1956. The “return to the person” was a leitmotif of the Thaw, much like “truth telling” and “sincerity.” But print journalists had no corner on this market; there were people working on these themes in cinema, poetry, theater, in all the arts, and as a rule, they were all working in the same pedagogical vein. Teaching people how to be “socialist persons” was the Soviet intelligentsia project writ large; they were all “technologist of the self.” Under Khrushchev, the regime famously wavered between encouraging these efforts and balking at the directions it feared they might take. Under Brezhnev, as Wolfe says, the regime moved more definitively to put a lid on the exploration of the past and to establish canonical definitions of Soviet identity and Soviet society in the present. But judging by the amount of ink spilled and meetings held, the regime was typically much more concerned about literary figures and filmmakers than about everyday newspaper journalists – unless, of course, they did something considered to have real cultural punch, like publish a story in a thick journal or a book. What made Adzhubei a lightning rod for criticism of Khrushchev was not his journalistic activities, but rather his maneuvering on the international stage outside the purview of official regime structures. While he may have used his credentials as a newspaperman to establish contacts, according to Sergei Khrushchev, he had also taken to calling himself an “unofficial diplomat” and had his eyes on the Foreign Ministry. Adzhubei’s approach –willful, egotistical, and risky in the eyes of the establishment– was also the essence of its critique of Khrushchev himself. Similarly, the “Press Group” Adzhubei headed was controversial because it was independent of the Central Committee department structure; “Press Group” was a modish name for a unit whose actual activities –information gathering, speech writing, and so on– were straight-up apparat functions.

6 Where does this leave the Soviet press? There were outstanding figures like Abram Agranovskii who pushed the boundaries of the permissible (and whose essayist work, which Wolfe describes and analyzes very effectively, might well be better seen as literature than journalism). There were also some newspapermen and women who buzzed the ears of the establishment as gadfly reporters. Wolfe’s sources seem to have indicated that this was something new and radical; in fact, pointing out shortcomings and airing complaints had always been one of the basic functions of all Soviet media, provided that they followed the golden rule: criticize, but never generalize. Yet protracted controversies involving the press stood out for a reason, just as there was a reason everyone Wolfe spoke with mentioned Agranovskii: they were unusual.

7 The governmental role of Soviet journalists was a good deal more literal than the picture conveyed by Governing Soviet Journalism. The masthead of Pravda (organ of the Central Committee of the Communist Party) and Izvestiia (organ of the USSR Council of Ministers) deserve some thought. At the upper levels in the central press and on a regional level, too, the staff of the Central Committee departments and the editorial ranks overlapped. People worked on both sides in rotation and were on the same

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nomenklatura lists. All editors met regularly with their CC kurator to receive instructions on the overall line the paper should be taking, to vet specific topics, and to pick up copy they were required to publish. The overwhelming majority of rank-and-file journalists (close to 80% at the Journalist Union’s founding congress in 1959) were party members or candidates, and that meant they were subject to party discipline in addition to ordinary employment regulations and censorship. And the majority of these people were rarely engaged in what we, and probably they, would call “journalism” at all; much of what they did was more akin to copy editing –rewriting articles from other papers and tweaking wire reports to fit their own, writing and editing reader letters and responses to them, and just plain copying. Soviet newspapers, like all Soviet mass media, were under tremendous pressure to churn out product and fulfill plans, and they did.

8 This does not mean that there was no room for other things to happen on the pages of a Soviet newspaper. Nor does it mean that the Soviet press as a cultural space could not take on all sorts of unexpected roles in people’s everyday experience. (Funny things can happen to ideas as they roll along a transmission belt on their way to consumers…) But Wolfe’s story is about journalists or, in his words, “how journalism existed in the Soviet Union as a cultural project.” Wolfe certainly knows all about the mastheads, the kuratory, the mandatory copy; he knows, but like his interviewees, this is not the history that interests him. And maybe it was not that interesting. By and large, day-to- day, Soviet newspapers were not that interesting either, as any Soviet journalist would tell you. The problem is, this is the main way journalism existed in the Soviet Union as a cultural project; this was its governmentality, and there was not much room for any other. And this makes Soviet journalism very different than its contemporary counterpart in the capitalist West.

9 There is no question that newspapers have a framing function; they rule some things in and other things out; they set the parameters for conduct and promote models of self- fashioning and fulfillment. The best chapters in Governing Soviet Journalism are those that deal with journalism in transition from glasnost to post-Soviet framings. But the organization of Soviet-era media in what Wolfe describes as a “radial” manner was more than just a variation on a modern theme because of how severely it limited access to other frames. Even for journalists, the choice was narrow – and perhaps it is worth emphasizing, narrowed as a conscious matter of policy. Wolfe presents his shestidesiatniki (and they present themselves) as having novel ideas of what socialism and socialist persons should be. I have my doubts that their notions at the time were quite so divergent from official party norms; when, for example, Wolfe concludes in a fascinating discussion of a letter written by Aleksandr Chakovskii to Brezhnev criticizing Soviet media practices that the editor of Literaturnaia gazeta was “trying to imagine a new practice of governing, one that would enable the party to enjoy a non- Leninist kind of resurrection and reclaim those alienated citizens with timely information about the world,” I question very strongly whether Chakovskii would have agreed (p. 135). And, in any event, even if some or even many journalists saw themselves as a kind of opposition to the party status quo, they were the party. There was no anti-socialist press in the USSR; there was an anti-capitalist one in the West. Moreover, even if we accept that the Soviet press had governmentality functions in the manner Wolfe suggests, it seems critical to remember that the government had other more physical and far ruder frames: borders to a state you could not leave without permission, police forces to call you in and remind you who was who and what was

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what. In a concluding section, Wolfe offers a narrative of the rise and fall of the Soviet Union in order to suggest, in his words, “how much the terrain of foreign affairs has been influenced by the identification of socialism as a problem for democratic societies.” (p. 214) Wolfe’s Governing Soviet Journalism suggests how much of a problem socialism was for socialist societies –and not some abstract socialism, but the real existing kind as experienced by the people whose ideals he describes so well.

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S. V. Žuravlev et al., Avtovaz, meždu prošlym i buduščim

Cécile Lefèvre et Yves Cohen

RÉFÉRENCE

S. V. ŽURAVLEV, M. R. ZEZINA, R. G. PIHOJA, A. K. SOKOLOV, Avtovaz, meždu prošlym i buduščim. Istorija volžskogo avtomobil´nogo zavoda, 1966-2005 [Entre le passé et l’avenir. Histoire de l’usine automobile de Togliatti « Avtovaz », 1966-2005]. Moscou : RAGS, 2006, 720 p.

1 Qui n’a pas entendu parler de l’usine de voitures de Togliatti ? Qui n’a pas été étonné du rapprochement qui a permis, d’une part, à Fiat de construire une usine en Union soviétique et, d’autre part, à une ville portant le nom de Togliatti (secrétaire général « historique » du parti communiste italien) de s’édifier autour d’elle ? Quatre historiens russes retracent cette histoire depuis la création de l’usine en 1966, dans le cadre d’un partenariat avec le constructeur italien, jusqu’en 2005, date de l’écriture de cet ouvrage. Rappelons que Avtovaz est un acronyme signifiant « Usine d’automobiles de la Volga ».

2 Cet ouvrage exceptionnel est novateur à plus d’un titre. Tout d’abord, les auteurs ont pu accéder librement à l’ensemble des archives de l’entreprise et aux archives locales de la ville de Togliatti, y compris les plus récentes. Ensuite, cette étude constitue la première histoire « totale » écrite en russe d’une entreprise de l’ancien espace soviétique. La monographie couvre en effet tous les aspects (politiques, économiques, sociaux, culturels) des quarante ans de l’histoire de cette usine, en croisant une grande diversité de points de vue, de sources et aussi de méthodes, notamment pour la période la plus contemporaine. Un important cahier d’environ 200 photographies renforce la richesse documentaire de l’ouvrage.

3 Bien sûr, cette histoire d’une entreprise soviétique n’est pas la première. Dès les débuts du régime se développa, sous la houlette de Maksim Gor´kij, la tradition des journaux ouvriers et histoires d’usine. Entre les années 1960 et 1980 fut éditée en Russie une

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histoire de l’industrialisation en 36 tomes, grâce à l’ouverture de sources locales après 1956. Depuis les années 1990, l’accent est surtout mis sur la découverte des sources concernant le complexe militaro-industriel. En dehors des publications russes, on peut évoquer parmi d’autres l’ouvrage de Stephen Kotkin consacré à la naissance de Magnitogorsk1. Cependant, l’ouvrage de Sergej Žuravlev et de ses collègues, dédié à Avtovaz, constitue un pas en avant par rapport à ce corpus. Tout d’abord, il est complètement dégagé de la tradition pesante des recueils de documents ou de sources brutes. Sergej Žuravlev et Andrej Sokolov nous avaient déjà habitués à de vrais ouvrages d’histoire sociale, économique et politique de l’industrialisation. Mais ils n’écrivent pas seulement ici, avec Rudolf Pihoja – l’un des principaux responsables des archives en Russie – et Marija Zezina – historienne de la culture et de la consommation –, la première histoire d’une entreprise complètement rédigée par des historiens de Russie. On trouve en outre l’histoire de la ville, celles de la culture et de l’économie à travers une multitude de sources inédites et, par ailleurs, une histoire qui porte sur plusieurs générations en même temps que sur la période la plus contemporaine. C’est dire que ce livre, au-delà de l’étude de cas et de la mise en valeur d’archives locales, permet de s’interroger sur Avtovaz comme « idéal-type » de l’histoire socioéconomique soviétique et postsoviétique, ou encore comme « fait social total », et d’affirmer qu’il constituera une pierre d’angle de l’historiographie de la Russie contemporaine.

4 Avtovaz est née d’une décision essentiellement politique : développer la production de masse d’automobiles pour le citoyen ordinaire. Le gouvernement soviétique décida de passer contrat avec Fiat afin de bénéficier des dernières avancées de la technologie occidentale. La ville-usine qui se forma rapidement autour de l’entreprise fut ainsi baptisée Togliatti, et, pendant plusieurs années, des échanges de milliers de cadres eurent lieu entre l’Italie et la Russie. Avtovaz, connue pour sa production de Žiguli, de Lada et de Niva, devint rapidement l’un des emblèmes de l’industrie russe, acquit une reconnaissance internationale et eut une influence importante sur l’économie et les modes de consommation de la société soviétique des années 1970 et 1980. Dans la décennie suivante, Avtovaz fut également un modèle, mais d’un autre genre : celui de la criminalité économique et du développement rapide des oligarchies. L’étude d’Avtovaz pendant cette période permet également de poser plusieurs questions que l’on peut généraliser à toute la Russie : comment s’est produit le passage des entreprises en tant qu’organes d’État à des unités économiques plus indépendantes dans le cadre d’une économie de marché ? Quelles ont été les manières de surmonter la crise économique des années 1990 ? Comment se sont recomposés les pratiques et les héritages anciens dans ces nouvelles situations ?

5 L’ouvrage est divisé en onze chapitres qui suivent un ordre chronologique et ont chacun une spécificité thématique. Les deux premiers traitent de la période 1966-1971. Ils décrivent le contexte, économique et politique, de la création d’Avtovaz, et les premières années de développement, y compris sous l’angle social (création des « collectifs de travail ») et technologique (adoption des outils et méthodes occidentaux). Les chapitres III et IV sont axés sur les années 1970, parfois considérées comme l’âge d’or d’Avtovaz. Cette époque est d’abord abordée sous l’angle du développement économique de la production automobile, des questions d’organisation socialiste du travail et de leurs conséquences au niveau local, puis sous celui du marché automobile national et international. Le chapitre V est consacré à l’impact sur l’histoire d’Avtovaz de la perestroïka, période charnière où émergent explicitement contradictions et critiques, à Togliatti comme dans toute l’URSS. Les six derniers

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chapitres, soit plus de la moitié du livre, sont consacrés au devenir d’Avtovaz dans les toutes dernières années de la perestroïka, puis pendant l’époque postsoviétique. Le chapitre VI traite du choc économique du début des années 1990 et des tentatives pour trouver des solutions, par le développement d’une banque privée et l’appel aux partenaires étrangers. Le chapitre VII revient sur l’épisode crucial des choix et des modalités de privatisation de l’entreprise en 1993, aboutissement de nombreuses discussions et tractations depuis 1990. Le sort des salariés d’Avtovaz et le développement de nouvelles formes de vie quotidienne dans le « chaos économique » sont au cœur du chapitre VIII. Le chapitre IX aborde la seconde moitié des années 1990, caractérisée par le renforcement des stratégies de survie chez la population, mais surtout par le développement de la criminalité économique, soulignant la nécessité de réformes profondes de la production et du management d’Avtovaz. Il s’agit notamment d’inventer de nouvelles relations professionnelles et de nouveaux modes d’organisation du travail et de gestion du personnel (chapitre X), et de partir à la recherche de nouveaux consommateurs en participant au marché international et en cherchant à développer une nouvelle image de marque (chapitre XI). L’ouvrage s’achève sur un bilan des années 2001-2005. Mais une nouvelle période semble avoir commencé en 2006, avec une reprise en main très forte par l’État et une intégration d’Avtovaz dans le cercle des entreprises de défense.

6 Au-delà du simple compte rendu de lecture, cet ouvrage suscite de nombreuses réflexions, aussi bien de méthodologie que d’histoire politique et socioéconomique de la Russie, qu’il nous paraît intéressant de souligner ici. Tout d’abord concernant l’enjeu de la monographie, dont le pour et le contre sont de rendre son objet d’étude unique mais aussi impropre à la comparaison. Aussi peut-on se demander dans quelle mesure cette étude du cas Avtovaz est généralisable. Est-elle exemplaire ou représente-t-elle spécifiquement un cas particulier ? À ces questions, l’ouvrage offre plusieurs réponses qui attestent de sa richesse. Le livre montre, en partie, qu’Avtovaz est représentatif de la Russie soviétique en général. Il s’agit de la même histoire, ici au niveau local, caractérisée par un moment pionnier volontariste, puis par la mise en place d’une production de masse et d’une consommation standardisée, entraînant des dysfonctionnements, des amorces de critiques et une aspiration au changement. Puis vient le choc des privatisations et de la libéralisation de l’économie, ainsi que les réactions qu’il suscite (développement du troc d’une part et de fonds spéculatifs de l’autre, criminalisation de l’économie, nécessité de définir de nouveaux modèles de marché du travail…). Un autre argument qui va dans le même sens insiste sur le modèle que représente Avtovaz en termes de diffusion de styles de vie et de consommation liés à la voiture individuelle. Mais, à l’inverse, d’autres passages soulignent les fortes spécificités d’Avtovaz : implication forte de partenaires occidentaux dans sa création et dans la mise en place de sa technologie, d’où résulte une organisation particulière du travail et des salaires. Les salaires sont élevés et accompagnés d’avantages sociaux exceptionnels. En outre, l’entreprise parvient, grâce à une intégration très poussée, à échapper en partie aux arythmies de la production qui caractérisent le reste de l’industrie soviétique. Encore que la méthode historiographique dominante, qui s’appuie sur des documents émanant du sommet de l’entreprise, permette sans doute mal de saisir avec finesse les problèmes rencontrés dans le cours de la production. D’autres sources, collant davantage aux processus de production, remettraient peut- être cette image en cause. Il semble finalement que l’histoire d’Avtovaz corresponde en grande partie à celle des grandes entreprises soviétiques, puis russes, ainsi qu’à leurs

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relations avec les autorités locales et le pouvoir central. Cet ouvrage tient ainsi son pari d’une histoire globale – économique, sociale et politique – de la Russie des quarante dernières années, tout en gardant la précision de l’étude monographique et en soulignant les apports et les limites des études de cas.

7 Une autre contribution de l’ouvrage concerne la périodisation de l’histoire de la Russie des vingt dernières années. L’auteur met en effet clairement en évidence que la perestroïka n’a pas été une parenthèse « étrange » et refermée en 1991, mais qu’elle s’inscrit dans une période plus longue et a porté en elle les germes de différentes évolutions à venir. De ce point de vue, si 1991 est une date politique majeure – celle de la fin officielle de l’URSS –, sous l’angle économique et social ici privilégié, les auteurs proposent plutôt de considérer trois grandes phases : – 1984-1992 : période caractérisée par de fortes critiques des dysfonctionnements économiques et sociaux, mais aussi par les premières discussions sur le chômage, sur les privatisations, et par les lois sur l’autonomie des entreprises et les coopératives, instaurant de nouveaux mécanismes financiers et comptables ; – 1993-1998 : années de crise économique majeure, soit la période la plus critique pour Avtovaz qui perd de nombreux cadres et frise la faillite. L’étude nous entraîne aussi bien dans les risques pris par l’entreprise dans la gestion de sa dette envers l’État que dans celui du débordement par les organisations criminelles, dont le contrôle sur l’entreprise s’étend de plus en plus au milieu des années 1990 et qui ne sera écarté que par l’intervention de commandos de police venus de Moscou ; – 1998-2005 : période, après le krach, où la dette salariale diminue, où Avtovaz devient plus compétitif, et où émerge l’élaboration de nouveaux modes de production, ou plutôt d’hybridation, à partir de modèles nouveaux et anciens, russes et étrangers.

8 Par ailleurs, l’une des thèses de l’ouvrage, que nous partageons, insiste sur le rôle du « compromis social » recherché par Avtovaz dans les années 1990, lequel aurait servi de puissant stabilisateur dans la dépression économique, et même contribué à la survie de l’entreprise (p. 609). Ainsi, malgré les injonctions officielles et internationales à « transférer » toutes les activités et dépenses sociales à l’extérieur de l’entreprise, il n’en a pas été ainsi à Avtovaz. L’entreprise a maintenu ses dépenses et investissements sociaux. Elle les a toutefois réorientés vers des domaines (comme les jardins d’enfants, les services médicaux, les transports) ayant un impact direct sur la diminution de l’absentéisme et la productivité des salariés, et en donnant un aspect contractuel explicite à ces garanties sociales. Cette tendance est d’ailleurs observée dans beaucoup d’autres régions et entreprises, et ce d’autant plus que ces dernières sont de grande taille et que leurs intérêts sont de fait totalement liés à ceux des autorités municipales en ce qui concerne la gestion de la population locale.

9 L’ouvrage touche ainsi aux domaines les plus variés de l’activité économique. Le lecteur saisit à la fois le développement des nouveaux modes de consommation (des clients et des employés de la firme) et l’évolution des problèmes de production et d’organisation. Les auteurs ne se laissent pas enfermer dans les débats historiographiques qui ont cours à l’étranger, en particulier dans l’étude de l’automobile. Ce qui pourrait être considéré comme un défaut, alors qu’ils en font au contraire un atout, car leur mode narratif permet de passer sans contrainte d’une sphère à l’autre, du technique au politique, du management à la vie quotidienne, de l’usine à la ville. Ce qui se trame au fil du récit correspond à certaines spécificités de l’histoire de la Russie, dont la principale est certainement l’étroitesse des liens entre les industriels et le pouvoir. Il y

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a là une ligne qui traverse l’histoire de l’Empire russe, sans discontinuité aux dates fatidiques de 1917 et de 1991. Le rapport entre les entreprises et l’État – qui est difficile à construire ailleurs et pas toujours présent dans la recherche historique – a ici une évidence qui s’impose. L’histoire d’Avtovaz s’inscrit aussi dans une histoire longue des transferts techniques et culturels vers la Russie avec son effort particulier pour rester proche des critères occidentaux.

10 Ce livre représente donc un apport évident dans plusieurs champs historiques : l’histoire de l’automobile d’abord, car seules quelques tentatives très partielles avaient auparavant fait connaître l’usine de Togliatti ; l’histoire industrielle ensuite ; et enfin celle, plus large, de l’Union soviétique, tant sur le plan économique que culturel. Par son étendue chronologique – de 1966 à nos jours –, l’ouvrage démontre que les historiens peuvent aller jusqu’au plus contemporain avec des méthodes comparables à celles qu’ils utilisent pour écrire l’histoire des temps plus anciens. Il constitue dès lors un apport important pour un dialogue entre historiens, sociologues et économistes.

11 Cette histoire d’Avtovaz est une commande de l’entreprise elle-même, qui a financé sa publication et offert, redisons-le, un libre accès à ses archives. Pourtant, le texte échappe au style et à la forme d’une histoire officielle. Il fait preuve d’audace en désignant directement les interventions criminelles dans le fonctionnement de l’entreprise. On se demande néanmoins ce qu’aurait pu produire l’usage d’autres sources que les documents issus de la direction, en particulier en ce qui concerne la vie quotidienne et les conditions de travail des employés et ouvriers, d’autant plus qu’il n’y a apparemment pas eu d’enquête orale. Mais les auteurs portent une grande attention à ces thèmes, ce qui est capital et peu fréquent pour une histoire d’entreprise.

12 L’ouvrage n’a été tiré qu’à 200 exemplaires. Il sera consultable en France à la bibliothèque du CERCEC2. On espère qu’un projet de traduction en anglais pourra aboutir.

13 Pendant l’écriture du livre, l’entreprise Avtovaz a changé de direction, plus exactement de management. Et, précisément, on peut se demander si elle prendra une nouvelle direction. Tandis que le secteur le plus dynamique de l’économie de la Russie postsoviétique réside dans l’exploitation des ressources naturelles, on est curieux de savoir si Avtovaz poursuivra le rôle d’emblème de l’industrie manufacturière qu’elle a eu à l’époque soviétique et comment elle participera aux transformations du pouvoir de l’État dans l’économie.

NOTES

1. Magnetic Mountain : Stalinism as a Civilization, Berkeley : University of California Press, 1995. 2. Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen, 44, rue de l’Amiral Mouchez, 75014 Paris ; tel : (33)1 43 13 56 04 ; site : http://cercec.ehess.fr/

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Christopher Andrew, Vasili Mitrokhin, The World Was Going Our Way

Andreï Kozovoï

RÉFÉRENCE

Christopher ANDREW, Vasili MITROKHIN, The World Was Going Our Way. The KGB and the Battle for the Third World. New York : Basic Books ; Londres : Allen Lane, 2005, 676 p.

1 Après deux volumes consacrés à la politique secrète du KGB dans le monde, Christopher Andrew, professeur à Cambridge et spécialiste reconnu de la question, publie avec l’aide du transfuge Vasilij Mitrohin (1922-2004) un ouvrage centré sur le Tiers-Monde. Rappelons qu’Andrew s’est rendu célèbre en publiant en 1990 KGB : The Inside Story of Its Foreign Operations from Lenin to Gorbachev, à partir des souvenirs de l’ancien colonel du KGB Oleg Gordievskij, exfiltré en 1985 après onze ans de bons et loyaux services pour le MI-61. Le témoignage de Mitrohin s’avère bien plus important, aussi bien quantitativement que qualitativement. Exfiltré en 1992 par les Britanniques2, sa présence à l’Ouest est gardée secrète jusqu’à la publication en 1999 du best-seller international The Sword and the Shield. The Mitrokhin Archive and the Secret History of the KGB3. Responsable des archives du KGB depuis 1972, Mitrohin prend des notes sur des bouts de papier jusqu’en 1984, date de son départ à la retraite. Les informations qu’il transmet aux Britanniques permettent, entre autres, de démasquer la doyenne des espionnes, Melita Norwood (1912-2005), qui travaille pour Moscou depuis 1937 (!).

2 The Sword and the Shield révélait les opérations secrètes du KGB en Europe et aux États- Unis. Le présent volume se concentre sur l’Amérique latine, le Moyen-Orient, l’Asie et l’Afrique pour mettre au jour la stratégie globale du Kremlin consistant à entretenir et à développer l’antiaméricanisme « naturel » dans ces pays. Pour Andrew et Mitrohin,

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l’idée que la guerre froide pouvait être gagnée dans le Tiers-Monde était bien plus ancrée chez les chefs du KGB que chez les autres responsables du Kremlin.

3 Le plan adopté par l’auteur est géographique. En Amérique latine, entre autres exemples, les notes de Mitrohin confirment le soutien à Castro des Américains de la « Venceremos Brigade », utilisés dans un but de propagande à partir de 1969, mais qui ont aussi fourni des papiers d’identité américains pour des opérations secrètes (p. 55-56). Ailleurs, Andropov, chef du KGB à partir de 1967, préfère recruter des « contacts confidentiels », dont la mission est d’influencer la politique de leurs gouvernements à l’égard des États-Unis dans un sens favorable à Moscou. La stratégie appliquée au Pérou est particulièrement révélatrice (p. 62-65). Pour ce qui est des financements, les dirigeants latino-américains acceptent assez souvent l’argent de Moscou et jurent fidélité aux idées du marxisme-léninisme, pour n’agir ensuite qu’à leur guise. L’exemple de José Figueras Ferrer, un social-démocrate du Costa Rica, est éloquent : financé par le KGB, il n’en demeure pas moins un anticommuniste convaincu (p. 67-69). La question du financement d’Allende reçoit une ultime confirmation : l’argent de Moscou fut envoyé de manière quasi continue, agrémenté de cadeaux, dont notamment des icônes (p. 71-80). Après la mort du Chilien, c’est le KGB qui se charge d’en forger une image de martyr, tant dans les médias soviétiques qu’à l’étranger ; ce qu’il tentera de faire également, avec beaucoup moins de succès, dans le cas de Luis Corvalan (p. 85-86).

4 Le coup d’État de Pinochet sert de prétexte aux Soviétiques pour réactualiser leur stratégie générale vis-à-vis de l’Amérique latine. À cet égard, la réunion de février 1974 du Politbjuro apparaît essentielle et vient combler une lacune importante dans notre connaissance du processus décisionnel soviétique, tout en rappelant opportunément que la politique étrangère de l’URSS n’était pas que simple réaction aux mouvements des Américains, sans plan d’ensemble coordonné4. Enfin, les documents de Mitrohin montrent bien le soutien du KGB aux sandinistes du Nicaragua (p. 116-117) et aux révolutionnaires du Salvador (p. 123-125), tout en laissant à Castro le rôle le plus visible : il s’agit de pas aggraver les relations avec l’Occident après les retombées de l’invasion de l’Afghanistan.

5 Si l’Amérique latine est « l’arrière-cour » des États-Unis, le Moyen-Orient est celle de l’URSS – c’est du moins ce que pensent les responsables soviétiques. Ceci les incite à plus d’optimisme que dans le cas précédent. Concernant l’Égypte, ce bel optimisme finit cependant par s’effondrer lorsque Sadate se rapproche des États-Unis, dès 1972. Les tentatives du KGB pour lui faire croire que Kissinger lui tend un piège ayant échoué, Andropov monte une affaire qui tente de discréditer le secrétaire égyptien aux Affaires étrangères, Ashraf Marwan. Le remplacement de celui-ci en 1976 fait penser au KGB que l’opération a réussi (p. 160-161). Autre exemple : pour contrer l’influence américaine en Iran, l’URSS se concentre sur l’Irak en exploitant les dissensions entre le régime baasiste et l’opposition, entre autres kurde. De fait, Moscou pratique une politique cynique d’alliance avec Saddam Hussein et de soutien à l’opposition communiste kurde à partir de 1979 (p. 188). Finalement, le seul véritable allié des Soviétiques dans la région, si l’on excepte la République populaire du Yémen, semble avoir été la Syrie d’Hafez el-Assad : malgré l’interdiction du parti communiste, Moscou lui livre armes et conseillers militaires à foison (p. 195). En ce qui concerne Israël, on découvre le détail de plusieurs opérations destinées à discréditer les sionistes. Ainsi, lors de l’opération « SIMON » en février 1973, une liste d’un millier de noms de

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sympathisants français est volée à Paris (p. 238). Enfin, les liens entre le KGB et les terroristes palestiniens sont mis en évidence (p. 246 sqq.).

6 En Asie, les méthodes sont les mêmes qu’ailleurs, même si le KGB rencontre bien des difficultés à infiltrer les milieux politiques chinois et japonais. Le pays sur lequel il concentre l’essentiel de ses efforts est l’Inde. Mais, malgré les très nombreuses « opérations actives » destinées à influencer les élections, Indira Gandhi subit une défaite en 1977. Les opérations continuent cependant au cours des années 1980, notamment dans le but de rendre responsables la CIA et les services de renseignement pakistanais des mouvements séparatistes sikhs du Penjab (p. 336 sqq.). En 1980, Andropov approuve une série de mesures destinées à empêcher le général Zia du Pakistan de favoriser l’aide des Américains (et des Chinois) aux résistants afghans (p. 355-358). Enfin, la plupart des notes de Mitrohin, prises entre 1978 et 1983, concernant l’Afghanistan, et publiées par le International History Project, sont reprises dans les deux derniers chapitres portant sur les opérations dans ce pays, ce qui relativise l’apport de l’ouvrage pour les lecteurs les plus avertis5.

7 Le dernier continent à être traité, l’Afrique, est un vaste champ de bataille qui a connu plusieurs victoires soviétiques. Entre autres exemples, Andrew mentionne le stratagème du KGB dans les années 1960, consistant à envoyer aux délégués africains de l’ONU des lettres provenant de prétendus racistes américains (p. 436). En Guinée, de faux documents dévoilant un « complot de la CIA » produisent leur effet sur Sékou Touré, qui expulse les officiers américains. Même scénario au Nigeria, pourtant bien moins « progressiste » (p. 437-439). Enfin, dans le cas de l’Angola et du Mozambique, pays qui suscitent les plus grands espoirs du Kremlin au milieu des années 1970, les notes de Mitrohin se contentent simplement d’identifier les agents soviétiques ayant infiltré les partis en place.

8 La question centrale qu’un historien de l’URSS est amené à se poser en présence de ce livre est naturellement celle de la validité, puis du choix des sources, puis globalement la question de l’apport d’un ouvrage destiné d’abord à un public de non-spécialistes. Le lecteur circonspect doit se référer continuellement aux notes en fin de volume, afin de distinguer l’apport de Mitrohin de ce qui est déjà publié. Globalement, à l’exception de plusieurs notes essentielles comme celles qui portent sur l’invasion de l’Afghanistan, l’ensemble ne fait que corroborer ce que l’on savait déjà et, le plus souvent, n’ajoute que le détail des financements et le nom des agents. À la différence du volume précédent, il n’y a pas ici de révélations « fracassantes ». Ceci explique sans doute que la commission chargée de vérifier le contenu avant publication n’ait censuré que deux pages du manuscrit (les notes de Mitrohin ne sont pas accessibles au public) (p. XXXII- XXXIII).

9 Mais surtout, en accord avec la position de Mitrohin lui-même, que l’auteur s’efforce pourtant de nuancer (ibid.), le livre adopte un point de vue trop souvent centré sur le KGB. Les réunions et/ou les autorisations du sommet (du Politbjuro en particulier) sont rarement mentionnées, et le KGB semble le plus souvent agir de manière autonome. L’historien de l’URSS doit donc rester prudent devant ce qui pourrait au fond ne constituer qu’un tableau assez biaisé du fonctionnement décisionnel soviétique. En outre, comme l’indique le titre de l’ouvrage (qu’on pourrait traduire par « le monde était à nos pieds »), le KGB apparaît triomphant. Or, le contexte économique général n’incitait guère au triomphalisme dans les années brejnéviennes. Le seul moment où l’optimisme des employés du KGB connut son apogée fut la période 1975-1976, lors du

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« repli » de l’Amérique. En l’état actuel de nos connaissances et des archives disponibles – les fonds du KGB pour les années les plus récentes sont inaccessibles au commun des mortels –, l’historien ne peut juger de la représentativité des notes. Quoi qu’il en soit, et en dépit de ces réserves, dans le contexte d’une hypermémoire des « activités néfastes » de la CIA, la publication du deuxième volume des « archives Mitrohin » permet de rappeler dans le détail le déroulement des pratiques secrètes du régime totalitaire soviétique et de rééquilibrer la donne.

NOTES

1. Christopher Andrew, Oleg Gordievsky, Le KGB dans le monde, 1917-1990, P. : Fayard, 1990, 750 p. 2. Il s’était auparavant adressé à l’ambassade américaine, mais le résident de la CIA n’avait pas prêté attention à sa demande, pensant qu’il s’agissait d’un bibliothécaire, et non d’un espion. 3. Christopher Andrew, Vassili Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest, 1917-1991, P. : Fayard, 2001, 982 p. 4. Voir p. 89. Un précédent existe : en juillet 1961, un « plan global » de lutte contre « l’adversaire principal » (les États-Unis) et ses alliés, dans le but de faciliter le règlement de la question allemande en faveur des Soviétiques, fut élaboré par Šelepin et envoyé au Comité central, qui le valida (voir p. 40). 5. Voir le Working paper n˚ 40 (février 2002) du CWIHP, « The KGB in Afghanistan », à l’adresse suivante : http://www.wilsoncenter.org/index.cfm? topic_id=1409&fuseaction=topics.publications&group_id=11901.

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Michele Rivkin-Fish, Women’s Health in Post-Soviet Russia

Sophie Hohmann

RÉFÉRENCE

Michele RIVKIN-FISH, Women’s Health in Post-Soviet Russia. The Politics of Intervention. Bloomington-Indianapolis : Indiana University Press, 2005, 253 p.

1 L’ouvrage de Michele Rivkin-Fish, anthropologue spécialisée dans les gender studies, ouvre une réflexion sur l’articulation entre les projets initiés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – pour laquelle l’auteur était elle-même consultante au moment de son travail de terrain – et les réalités locales à un micro-niveau, celui de centres de santé maternelle de la ville de Saint-Pétersbourg à partir de 1993. En tant que chercheur et consultante, l’auteur s’est intéressée aux perceptions locales des réformes impulsées par l’OMS dans le contexte postsoviétique, ainsi qu’aux réactions des administrateurs de la santé, des médecins, du corps médical et des patientes interviewées à Saint-Pétersbourg.

2 Rivkin-Fish consacre la première partie de l’ouvrage à la description des projets auxquels elle était affiliée officiellement, en particulier le projet « Healthy Cities » qu’elle développe plus en détail et qui sert, en fait, de référence à ses recherches dans les centres de santé à Saint-Pétersbourg. Elle se préoccupe également, dans cette première partie, des problèmes soulevés par la sexualité en Russie soviétique et postsoviétique. Elle décrit les stratégies mises en œuvre, notamment les programmes d’éducation sexuelle qui tentent de désamorcer les logiques soviétiques moralisatrices et, profitant du contexte démographique actuel d’une Russie qui s’interroge sur sa faible fécondité, développent une approche différenciée du soi, du corps, ainsi qu’une autre vision de la santé reproductive.

3 La double fonction de l’auteur lui permet de porter un regard critique tant sur le contenu et le bien-fondé des réformes élaborées par l’OMS que sur leur capacité réelle à se déployer sur un terrain où les modes de fonctionnement paraissent inaccessibles et

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toujours contestables par les consultants. Rendue possible par un solide travail d’enquête, son analyse part de l’intérieur du système de santé publique et enrichit considérablement l’étude de la faisabilité des politiques de santé dans le contexte postsoviétique. Elle met aussi en lumière les contradictions et ambiguïtés véhiculées par le système lui-même et leurs répercussions dans la Russie contemporaine. Rivkin- Fish parvient à remettre habilement et légitimement en question l’argumentation des consultants internationaux qui, se cantonnant le plus souvent à leur mandat, ne cherchent pas à comprendre les réalités locales et les modes de fonctionnement imposés par le système lui-même, ni à s’interroger sur les racines historiques et sociales du système soviétique.

4 Toutefois l’auteur, même si elle évoque les problèmes liés à la nature du système de santé soviétique, ne met pas assez en avant les enjeux que constituent les indicateurs de santé comme la mortalité maternelle dès les années 1960-1970. En effet, les débats sur la « crise sanitaire » en Russie se situent trop souvent sur un plan idéologique, oubliant que si « crise » il y a, celle-ci prend ses racines dans la construction même du système et dans son essence. S’intéresser à la santé publique de l’ex-URSS sans intégrer les paramètres historiques et sociaux sur la longue durée prive l’analyse d’intelligibilité et de profondeur.

5 Dans la deuxième partie, Rivkin-Fish révèle, à travers les entretiens réalisés auprès de patientes et de médecins, l’aporie du système de santé soviétique et ses conséquences sur la motivation des médecins, leur conscience professionnelle, leur niveau de formation, l’absence de rapports de confiance et de respect mutuel entre patientes et médecins. L’auteur souligne très justement le caractère paternaliste d’un État qui mine les processus d’individualisation et de responsabilisation des médecins comme des patientes. Cependant, elle ne souscrit pas au postulat d’une tendance totalement paternaliste du système de santé soviétique et analyse finement les stratégies individuelles et collectives qui permettent de la contrecarrer.

6 Les récits de quelques patientes permettent d’illustrer les continuités du système de santé publique soviétique, mais aussi ses limites et les difficultés qui le frappent de plein fouet depuis la dislocation de l’Union soviétique. Peut-être l’auteur se borne-t-elle trop à décrire les conditions et les procédures de consultation, d’accouchement et des visites postnatales, sans rappeler suffisamment l’enjeu politique des indicateurs de santé et sans replacer les modes de fonctionnement dans le cadre plus large et plus complexe de l’historiographie soviétique.

7 L’approche mécanique et techniciste des médecins dans la Russie postsoviétique reflète les pratiques qui prévalaient à l’époque soviétique. L’auteur tente de comprendre les modalités d’action des médecins, la plupart du temps des femmes, qui se trouvent partagées entre leurs propres perceptions de femmes, de mères et leur profession qui n’intégrait aucun paramètre psychologique. Pour comprendre ces comportements, il faut analyser les logiques qui caractérisent la profession médicale. Or celles-ci sont très éloignées des modèles européens où les médecins ont acquis très tôt un rôle politique leur permettant de se constituer en corporations, en professions organisées et autonomes, alors qu’en Russie les médecins n’ont jamais pu y parvenir. Quelques expériences – notamment celle de la Société Pirogov au XIXe siècle – n’ont pas réussi à juguler le mode de domination politique qui prévalait en Russie, et l’idéologie soviétique s’inscrit dans la même logique. Ce facteur, que l’auteur n’envisage malheureusement pas, est d’une importance cruciale pour comprendre non seulement

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les modes de fonctionnement et d’action des médecins, mais aussi pour analyser la spécificité des rapports interpersonnels fondés sur les privilèges et la reconnaissance, et qui ne cessent de se reproduire depuis l’histoire ancienne de la Russie. L’auteur s’attache judicieusement à mettre en perspective les pratiques telles qu’elles apparaissent dans leur relation entre les individus et la collectivité, entre les services de santé maternelle et les patientes. C’est précisément dans cette optique que ces récits de patientes permettent d’éclairer les stratégies mises en œuvre pour améliorer leur prise en charge et leur quotidien en milieu hospitalier. Les relations informelles et interpersonnelles ressortent avec force des entretiens réalisés, que ce soit auprès des patientes ou des médecins. Rivkin-Fish privilégie ici l’approche culturelle (culturaliste ?) en évoquant les différentes modalités relationnelles, de reconnaissance et de confiance, telles que le blat, dans les conditions de l’introduction de l’économie de marché et du processus en cours de privatisation des services de santé. Ce dernier s’inscrit dans un mouvement de reconfiguration de la société divisée entre sphère publique de la santé officiellement gratuite et sphère privée aux honoraires erratiques.

8 À travers ces recherches, l’auteur parvient à exposer les stratégies élaborées par une population russe vulnérabilisée socialement et économiquement par les thérapies dites de choc introduites après la dislocation de l’URSS, la crise économique de 1998 et surtout la remise en cause de tout un mode de fonctionnement. Enfin, Rivkin-Fish montre dans cet ouvrage qu’il est problématique de tenter d’appliquer les normes internationales de santé publique à l’ex-URSS. Les modèles occidentaux de fonctionnement du système de santé publique s’avèrent inadéquats pour appréhender la nature historique, politique et sociale du système soviétique dans son ensemble. Étant elle-même impliquée dans les gender studies, l’auteur fait ressortir la complexité et les contradictions que revêtent ces questions en Russie et, par extension, dans toute l’ex-URSS.

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V. Kurennyj, éd., Mysljaščaja Rossija

Myriam Désert

RÉFÉRENCE

V. KURENNYJ, éd., Mysljaščaja Rossija. Kartografija sovremennyh intellektual´nyh napravlenij [La Russie pensante : cartographie des courants intellectuels contemporains]. Moscou : Nasledie Evrazii, 2006, 386 p.

1 La préface de cet ouvrage collectif le présente comme une « coupe du processus intellectuel en Russie aujourd’hui » : il s’agit en effet d’un outil précieux pour naviguer dans les divers espaces intellectuels où est aujourd’hui pensé le devenir de la Russie. Ce livre ne s’inscrit pas pour autant dans la tradition des recueils plus ou moins historiosophiques qu’a connue la Russie : conçu de façon polyphonique, il donne la parole à des acteurs de sensibilités diverses, qui décrivent de façon très concrète l’évolution de leurs champs respectifs, sans oublier les mises en perspective, avec la situation initiale ou des périodes plus anciennes. Le degré de subjectivité des auteurs est variable, mais toutes les contributions se distinguent à la fois du genre académique ou journalistique et de l’expertise : elles s’appliquent davantage à montrer qu’à démontrer. Cette « cartographie », pour reprendre le sous-titre du livre, comporte six ensembles, regroupant chacun plusieurs points de vue (parfois exposés à l’occasion d’une interview) : une première partie générale campant le contexte global et rappelant les origines (le livre s’ouvre avec un bel article intitulé « Intellektualy », terme significatif) ; quatre blocs consacrés respectivement à la politique, à la société, à l’économie, au territoire ; une esquisse de la place que tient la Russie dans les questionnements intellectuels français, allemand et américain. Plusieurs index complètent ce tableau : institutions, publications périodiques, ressources internet, personnes citées.

2 Les principaux bouleversements du paysage intellectuel qui ressortent de cette fresque concernent le rapport au pouvoir et les relations entre les membres d’un groupe qui n’est plus caractérisé comme intelligencija. Non seulement les « lettrés » ne forment plus une caste et n’ont plus la prérogative des réponses globales aux défis de l’époque, mais

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de plus on observe une fragmentation de la communauté intellectuelle. Ses membres ne se nourrissent plus des mêmes lectures et pratiques culturelles : il n’y a plus « d’événement-livre », les tolstye žurnaly n’existent plus comme moyen de communication, les revues (auxquelles est consacrée la contribution de Boris Dubin) fonctionnent désormais selon une logique de cercle. D’une certaine façon, l’ouvrage instaure des polémiques qui font défaut actuellement, en mettant en résonance des idées qui ne dialoguent pas dans l’espace public.

3 Pour ce qui est du rapport au pouvoir, l’un des auteurs définit l’ignorance actuelle des autorités à l’égard des intellectuels comme plus dramatique que la répression. Les relations qui lient les uns aux autres sont désormais « commerciales » et plusieurs articles retracent les trajectoires possibles dans cet espace « libéral », depuis les centres de « technologie politique » (entendre « agences de communication ») jusqu’aux administrations centrales et régionales, en passant par les centres d’expertise exerçant de fait une fonction de lobbying, chemins qu’empruntent aussi bien ceux qui se rêvaient comme conseillers du prince que de jeunes chercheurs pragmatiques. La description de ces « marchés de la reconversion » des intellectuels montre ce qui se cache derrière les quelque deux cents organisations revendiquant l’étiquette de « sociologique », leur quête de financement (notamment régional), retrace l’histoire de l’émergence des centres indépendants, illustre comment se développe « l’esprit d’entreprise » dans les milieux intellectuels. Il s’agit d’un tableau très concret, qui donne vie aux individus et aux institutions.

4 L’ouvrage donne également vie aux idées. Les parties consacrées au politique et à l’économique exposent toute une palette de représentations, dont elles s’appliquent à esquisser les typologies, identifiant les regards sur le monde, le pouvoir en place, la question nationale, l’action politique, les événements phares de l’histoire russe, etc. Elles retracent aussi la circulation des thèmes, les lignes de faille, les filiations revendiquées, nationales comme étrangères, les lieux institutionnels. Sont ainsi décrites la pensée des libéraux, celle des conservateurs, des différentes « gauches », ainsi que les thématiques nationalistes, dans le champ académique et l’espace médiatique. Un chapitre illustre également les avatars du concept de géopolitique et la façon dont il est ré-idéologisé. Un important appareil de notes offre la possibilité de prendre directement connaissance des textes qui ont marqué les divers débats évoqués.

5 La partie intitulée « Population et territoire » évoque des thèmes aujourd’hui abondamment débattus dans l’espace politique et médiatique, mais qui n’existent qu’à l’état de friche dans l’espace académique. Anatolij Vyšnevskij décrit la misère de la démographie, qui ne dispose pas d’un lieu institutionnel où cristalliser les recherches éparses. Sont également exposés les balbutiements des études régionales, pourtant indispensables dans le cadre du débat sur le fédéralisme. Une contribution est consacrée au monde de la campagne, aujourd’hui peu analysé, alors que les études agraires ont été centrales dans l’histoire intellectuelle russe, évoquées ici à travers la redécouverte de Čajanov dans la Russie des années 1980.

6 La tonalité générale de cet état des lieux est assez morose, un des auteurs déclarant la vie intellectuelle actuelle plus grise que dans les années Brežnev. Cela ne tient sans doute pas seulement à la tranche d’âge des auteurs, mais aussi au fait que le temps présent russe est saisi dans une double comparaison, écrasante, avec ce qu’était le passé soviétique et avec ce qu’est le présent occidental.

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7 Sont déplorés la « déshumanisation » d’intellectuels, accusés de n’avoir plus qu’un cercle de lectures réduit ; le pragmatisme, confinant au cynisme, des jeunes ; la généralisation du style « managérial » dans l’univers de la recherche. La sociologie notamment est accusée de divers travers qui laissent la société à son opacité. Le fait qu’elle soit incapable de répondre à des questions supposées simples (« dans quel espace et quel temps vit la Russie ? ») et souffre d’un marasme conceptuel est partiellement interprété comme conséquence de son attachement à de « vieilles lunes », au ressassement de thèmes (modernisation-libéralisation-démocratisation- globalisation) et d’objets plus stérilisants que dynamisants (bureaucratie, société civile). Simon Kordonskij dépeint des chercheurs « mythomanes » et naïfs, croyant à la connaissance objective et au caractère « gérable » de la vie, bref toujours normatifs. Vadim Radeev, plus généreux dans sa présentation, ne leur décerne toutefois que le qualificatif de « semi-professionnels ».

8 Ces critiques, probablement justifiées, ne changent rien à l’intérêt du livre qui vaut moins par les idées qu’il expose que par le tableau qu’il dresse de l’exercice des sciences sociales, dans un contexte chamboulé par l’irruption de la logique libérale, peinant à échapper à l’étiquette de « postsoviétiques » pour se constituer en russes (rossijskie).

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Identités nationales. Empires. Régions

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Nicholas V. Riasanovsky, Russian Identities

John Keep

REFERENCES

Nicholas V. RIASANOVSKY, Russian Identities. A Historical Survey. Oxford-New York : Oxford University Press, 2005, 278 p.

1 Studies of Russian ‘identity’ have boomed in recent years, yet it is far from clear just what this term means. Is it a synonym for ‘mentality’ or merely a constituent part thereof, or perhaps a substitute for that currently disparaged old favourite, the ‘Russian soul’? Nicholas V. Riasanovsky, who is professor emeritus of European history at the University of California, Berkeley, cleverly sidesteps this problem by writing of ‘identities’ in the plural. He sees the national psyche as having developed through the accretion of successive historical experiences, with 988 and 1929 as the chief chronological landmarks. This approach is stimulating, and the author should not be faulted for failing to solve the conundrum of how these successive layers of consciousness fit together. For example, has the nature of Orthodox Christianity been affected by persecution under the Soviets? Did the ruler cult of earlier centuries influence its Stalinist successor? How deeply did Western rationalist thinking ever penetrate the mass mind? To all such questions only inconclusive answers are possible.

2 The focus here is mainly on intellectual history, with ample attention to educational progress and the cultural scene, and at times we are offered a straightforward narrative text. Riasanovsky is best known to generations of American students for his History of Russia, now in its sixth edition (2000), and he reproduces here insights gained from a lifetime of scholarly research. He made his debut with an authoritative volume on the Slavophiles (1952), and followed this with studies of the doctrine of ‘official nationality’ (1959), the breach between government and public opinion in Nicholas I’s reign (1976), and Peter I’s image in later Russian thought (1985). Not surprisingly, the

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early imperial era fares best in these pages, but there are plenty of stimulating observations on other periods, too.

3 About pre-Kievan times the author somewhat self-defensively pleads for its inclusion on the grounds that it was then that the eastern Slavs acquired their basic linguistic tools, along with a hefty dose of paganism. ‘Intellectual and psychological structures had a hold on human beings for… centuries and even millennia’ (p. 17), which explains why the image of the ‘great mother’ fertility goddess can be found in modern peasant embroideries. Equally ancient are a strong sense of kinship and an enforced taste for warfare against foreign foes. The ‘murderous struggle’ against the steppe nomads became ‘virtually a part of Kievan identity’ –‘virtually’ because the pious saw killing as morally wrong, at best an unfortunate necessity, and their ‘high regard for human life’ was reflected in the absence from Russkaia pravda of the death penalty (p. 31). Alas, the Mongol-Tatar onslaught indirectly brought about a new political culture, characterised inter alia by a more pessimistic Weltanschauung, a shift towards monastic values among churchmen, and eventually ‘a new, overwhelming, in a sense magical concept of the all- powerful, just and benevolent true monarch’ (p. 72). Exaggerated deference to the sovereign autocrat was rooted in the Orthodox belief in ‘the sacredness … of everything associated with the divine.’ So far so good, but why was such self-abasement taken further in Russia than elsewhere in medieval Europe? Here one would have welcomed consideration of the political mentality of Russian dissenters, from strigol´niki to Old Believers, as well as to Ukrainians and Belarusians who, as the author notes all too casually, had ‘closely related yet strikingly distinct identities’ (p. 49). Regrettably, the west Russian lands remain a blank spot in traditional Moscow-centred historiography, and in these pages the Ukrainians drop out of the picture completely after 1700.

4 Valuable is Riasanovsky’s insistence that the Petrine enlightenment, brought to fulfilment by Catherine II, was followed by a second wave under Alexander I, whose reign marked ‘the culmination of the Age of Reason’ (p. 110). Progress in education was now furthered by civic initiative, and even in respect of government administration the record was not as bleak as commonly assumed. In embarking on reform the tsar faced not only an ‘inability to come to terms with himself’ but also very real ‘objective’ difficulties, in that constitutional advance and serf emancipation were mutually incompatible goals (p. 123-124). Nicholas I’s bureaucratic absolutism had fatal consequences in that both official Russia and its critics in the salons became divorced from contemporary reality and lived in, or for, a dream world. Slavophile teachings ‘offered educated Russians a new identity’ but unfortunately ‘it led nowhere,’ and since the doctrine of official nationality was eclectic and contradictory, Russians were left in a state of intellectual confusion (p. 155, 166).

5 After the Crimean War, so the argument goes, there was greater scope for debate but the ideas put forward were unfruitful, and even dangerous: on one hand, there was the would-be scientific rationalism of the narodniki, with their terrorist leanings, and on the other the chauvinist nationalism of Ivan Aksakov or Dostoevsky. The latter comes in for harsh treatment: although ‘the most human of writers,’ his ideas on Russian identity had a ‘fragil/e/ and even entirely imaginary quality’ (p. 193). Nor does Leo Tolstoy fare much better, since his religious credo was vitiated by naiveté and shallowness. On the left Plekhanov receives more credit than one might expect, for he presented Marxist ideas powerfully and effectively, but unfortunately in 1917 ‘Russia got Marxism according to Lenin, not according to Plekhanov’ (p. 200). For its part the

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tsarist government embarked on a foolish policy of Russification, and even dallied with support for the ‘proto-fascist’ Black Hundreds. It remains unclear whether the latter represented a valid, if only negative, facet of Russian identity. With a century’s hindsight, and in view of the antics on the far right of the political spectrum, it would seem that they did. The author pleads instead for a moderate brand of nationalism, free of chauvinistic or aggressive tendencies, and compatible with western values. He finds nothing good to say for Eurasianism, which already when first formulated had a ‘fantastic’ quality and in its present-day version has ‘abandoned all rhyme or reason’ (p. 234-235). Thus today the options remain open. Presumably they include a reversion, at least temporarily, to a kind of latter-day sovietism?

6 Dealing with the USSR, Riasanovsky is more perceptive than many of his colleagues about the key role of ideology in the political system, and correctly underlines the Stalinists’ cynical manipulation of popular national and religious sentiment. More surprisingly, he remains vague about the extent of mass support for the regime, a topic on which Vera Tolz, Sarah Davies, Jochen Hellbeck and others have recently thrown much light. In general he prefers to cite older authorities rather than the latest work: thus we have G. T. Robinson (1932) rather than R. T. Manning or G. M. Hamburg on the decline of the gentry, and V. I. Charnolusky (1911) rather than S. J. Seregny, say, on popular education before 1914. There is nothing intrinsically wrong here, and some may even account it a blessing in disguise. In any case Professor Riasanovsky has provided powerful incentives to future researchers into Russian identity (or identities). One hopes that they will approach the topic in a comparative international context.

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Marlène Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle

David Schimmelpenninck van der Oye

REFERENCES

Marlène LARUELLE, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle. Paris : CNRS, 2005, 223 p.

1 What is the intellectual genealogy of Eurasianism, the notion that Russia is separate from Europe and Asia yet combines elements from both continents? This is the question Marlène Laruelle, a prolific young French scholar of Russian national identity, currently at the Woodrow Wilson Center in Washington, considers in her provocative new book, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle. Laruelle’s curiosity was piqued as she wrote an earlier work, L’idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire (Paris: L’Harmattan, 1999). She had initially expected to find the answer among some nineteenth-century “Asianist” precursors of the early twentieth-century émigré Eurasianists, who likewise might have looked to the East as a source of their cultural heritage. But the matter proved to be more complicated.

2 In reconstructing pre-Revolutionary Russian thinking about their continental identity, Laruelle argues that before the Eurasianists virtually no one denied their nation’s fundamental European origins. While Asia did play a role, this was in the context of an Indo-Iranian “Aryan” ancestry in the distant past. The influence of German and other Western Romanticism is clear. Aryanism first appeared as a result of the discoveries by such eighteenth-century philologists as Sir William “Oriental” Jones about the striking similarities between ancient northern Indian Sanskrit and many modern European languages. In its most notorious form, “Aryanism” was transformed by the likes of the comte de Gobineau, Houston Stewart Chamberlain and Alfred Rosenberg from a linguistic theory into a murderous ideology of racial superiority. The Russian variant,

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Laruelle emphasizes, remained firmly based in its more gentle Romantic roots. For Russians, “to talk about race makes no sense. They are Christians who speak a Slavic language, and these are the only things that count” (p. 38).

3 Laruelle argues that Aryanism arose in Russia to rebut French and German ideas about the former as “Turanian,” or Asiatic Turco-Mongol nomads. The Russian rejoinder was to trace its origins to Scythians, who were much closer to the Indo-Iranian Aryan “cradle.” According to Laruelle, “the Russian response is in effect an inverted mirror image of the Western discourse: Whereas Germans trace a direct line to India, Russians see a similar continuity with Scythia…” (p. 47). In this way, Russia’s proximity to Asia paradoxically gave it a stronger claim to being European than its Western neighbours. In an intriguing final chapter, Laruelle suggests that Aryanism eventually became more than a defensive affirmation of Russia’s place in Europe, and also evolved into a summons to eastward imperial conquest. Much as some Victorian thinkers justified British rule in India by virtue of a putative Aryan solidarity with the Brahmin caste, Fedor Dostoevskii, Nikolai Przheval´skii, Prince Esper Ukhtomskii, and other champions of tsarist expansion in Asia similarly based their reasoning on a “return to the source.”

4 Laruelle’s Mythe aryen… is an important contribution to Russian intellectual history. Its greatest virtue lies in its consideration of the Asian component. If there is a long and extensive literature about Russia’s affinity with the West, aside from some studies of Eurasianism the equally ambiguous relationship with the East has been largely neglected. While perhaps overly categorical in rejecting any pre-Eurasianist notions about a “Turanian” heritage, it is a work of remarkable erudition. I eagerly await Laruelle’s next book.

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Robert D. Crews, For Prophet and Tsar

Juliette Cadiot

RÉFÉRENCE

Robert D. CREWS, For Prophet and Tsar. Islam and Empire in Russia and Central Asia. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2006, 463 p.

1 L’ouvrage de Robert Crews retrace l’histoire des interactions entre l’État impérial russe et les musulmans habitant l’Empire, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à la chute du tsar. En analysant les enjeux de l’institutionnalisation de la confession islamique, l’auteur montre combien cette dernière influença non seulement les dignitaires de l’islam, mais également l’ensemble des croyants. Certaines prérogatives (normes familiales, régulation de l’héritage, organisation des œuvres caritatives, tenue de l’état civil, prescription des règles d’hygiène, diffusion de l’information, etc.), que l’on attribue spontanément à l’État, relevaient dans un Empire non encore sécularisé des autorités confessionnelles, avec leurs coutumes et leurs tribunaux. R. Crews décrit comment l’État impérial devint progressivement l’arbitre des querelles liées à la religion et pouvait en dernière instance trancher en matière d’orthodoxie religieuse. Cette histoire particulièrement dynamique éclaire aussi la manière dont les changements dans la politique intérieure russe, mais également la conquête des nouveaux territoires de la steppe kazakhe ou de l’Asie centrale, firent évoluer les rapports entre administration impériale et islam. L’historien compare les expériences vécues par les musulmans en Russie à celles des autres communautés religieuses : la communauté orthodoxe, ainsi que celles auxquelles il donne le nom d’« étrangères » (juive, catholique, protestante notamment). Enfin il inscrit son propos dans le contexte plus large du monde islamique en soulignant l’importance et l’originalité de l’expérience russe ainsi que son héritage dans les pratiques politiques soviétiques, voire contemporaines.

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2 L’ordonnancement des chapitres est clair et permet à R. Crews de mettre en valeur la variété de ses sources, tant centrales que musulmanes, dépouillées à Moscou, Saint- Pétersbourg, Oufa, Kazan, Orenbourg, Tachkent : pétitions, requêtes, demandes d’intercession émanant de simples croyants, textes législatifs et administratifs, mémoires de dignitaires musulmans, textes religieux normatifs… L’auteur commence par se pencher sur la politique menée à l’égard des musulmans intégrés dans l’Empire dès le XVIe siècle pour les régions de la Volga. Puis, après un survol de la période qui précède l’arrivée au pouvoir de Catherine II, avec notamment les conversions forcées des musulmans de la Volga sous Pierre le Grand, il décrit la mise en place d’instances du culte musulman : assemblée ecclésiastique de la confession musulmane (1788) et mufti d’Orenbourg. La création d’une « Église musulmane » pour organiser cette confession – institution qui n’existait nulle part ailleurs – constitue à la fois une originalité et la réplique d’un mode de régulation et d’encadrement traditionnel : dans l’Empire, les confessions catholique, juive et protestante, dotées d’un clergé, avaient été reconnues par l’État. Au-delà de la description de régulations institutionnelles déjà largement connues, l’ouvrage est remarquable en ce qu’il suit les implications pratiques quotidiennes des décisions prises au sommet. On voit comment le pouvoir impérial intervenait dans le quotidien des croyants : régulation de la construction des mosquées, édition du Coran, nomination des dignitaires musulmans formés dans différents centres islamiques en Afghanistan, en Iran, à Constantinople. L’auteur nous livre dans le détail le contenu de la correspondance entre l’État central et les croyants qui se plaignent d’être victimes de malversations, de jugements injustes du mufti dans des affaires de mariage et de divorce… Il montre aussi comment des dignitaires reconnus cherchent l’appui du centre pour contrer l’émergence d’autres porte-parole de l’islam et s’opposer à toute dissidence religieuse, assimilée à une résistance au pouvoir personnel du tsar, ainsi que la manière dont ce dernier se mêle de controverses très locales (possibilité pour telle communauté d’ouvrir une mosquée). Au-delà de ce tableau des rapports entre le tsar et les hauts dignitaires musulmans mis au service de l’État central, auquel s’ajoute une description des communautés, l’auteur détaille le mode souple de l’organisation musulmane au niveau local, à la fois au niveau des imams, des oulémas et des ahuns. Soumis à un examen, devant obtenir une licence de la hiérarchie musulmane, le « clergé » musulman, bien que jouissant de certains privilèges, ne constitua jamais malgré ses revendications une exacte réplique du clergé orthodoxe. Celui-ci constituait un ordre (soslovie) privilégié du fait de la place dominante de l’orthodoxie dans l’idéologie impériale. La vie autour de la mosquée était aussi largement influencée par des patrons (ou notables traditionnels) musulmans séculiers, qui se chargeaient de la construction des mosquées et des écoles. R. Crews décrit, à la faveur de quelques affaires de construction de mosquées, de règlement d’héritage, de protection des orphelins, de cas d’ivrognerie, de modification du texte des prières, etc., la densité des rapports sociaux, la complexité des formes d’autorité permettant le règlement des conflits au sein de communautés très locales qui requièrent l’intercession de l’assemblée ecclésiastique d’Orenbourg, voire de celle de Saint-Pétersbourg.

3 L’auteur va plus loin en montrant les liens intrinsèques entre la « gestion » de la société par le biais de la religion et la nouvelle idéologie impériale, notamment à travers la valorisation de la famille – depuis la famille impériale jusqu’à celle de tous les sujets de l’empereur. Le principe selon lequel les normes religieuses sont garantes de la moralité ne s’applique pas qu’aux orthodoxes et explique le soutien accordé par l’État impérial

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aux autres grandes religions monothéistes. R. Crews retrace les étapes de la régulation des droits de la famille pour les musulmans, décrit l’interpénétration entre le domaine des coutumes et de la loi islamique et celui de la loi tsariste, ainsi que la mise en place progressive de toute une hiérarchie de requêtes, absentes de la tradition islamique, permettant à tout sujet de recourir à la justice du tsar. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’État central, par le biais du ministère des Affaires intérieures et, localement, de la police chargée en partie des affaires de mœurs, intervint de plus en plus dans un sens opposé à celui de la hiérarchie musulmane, dans un rapport plus direct avec ses sujets. Il influença les normes et les pratiques confessionnelles en matière de divorce (avec les juifs, les musulmans avaient le niveau de divorce le plus élevé de l’Empire), de maltraitance des femmes, de protection des orphelins… Le livre se penche sur les effets de l’inflexion de cette politique vis-à-vis de l’islam. Perçue comme un vecteur de civilisation depuis les Lumières, cette religion fut progressivement dépréciée. Aussi, au milieu du XIXe siècle, les juristes de l’Empire s’éloignèrent-ils de l’enseignement des oulémas, cherchant auprès des savants et des orientalistes les matériaux d’une jurisprudence musulmane. La charia, de système de normes relativement souple, devint un code de lois plus rigide dont l’interprétation fut moins soumise aux musulmans qu’aux orientalistes et juristes du centre. En fixant ainsi les textes, en leur donnant une interprétation plus stricte, les Russes redéfinirent le contenu de l’islam. Parallèlement, la conquête des steppes kazakhes eut pour conséquence de promouvoir un nouveau mode d’administration des musulmans. R. Crews souligne la tendance coloniale (que l’on trouve dans les Empires britannique et français, mais aussi dans la seconde moitié du XIXe siècle dans l’Empire ottoman et en Afghanistan) – relayée par les ethnographes – qui considérait les nomades comme peu islamisés dans les steppes kazakhes comme dans le Caucase du Nord. Contrairement à leur tradition de tolérance religieuse et d’institutionnalisation des religions « étrangères », les législateurs russes reconnurent la loi coutumière, les adats, et en appelèrent au pouvoir des clans et des beys, court- circuitant par là l’islam officiel et la charia. Ils tentèrent de s’émanciper de la tutelle de la hiérarchie islamique et de ses lois malgré une diffusion accélérée au sein de la population. Refusant l’établissement d’un mufti pour les Kazakhs, ils menèrent campagne contre la diffusion d’un islam lié à Oufa et à la religiosité des Tatars. Là encore, notamment en ce qui concerne le droit de la famille, les autorités russes finirent par être impliquées – à travers les requêtes, la police et l’influence des gouverneurs – dans des querelles portant sur les rares mosquées ou écoles, voire sur l’orthodoxie religieuse.

4 La conquête du Turkestan dans la seconde moitié du XIXe siècle entraîna aussi la révision des schémas traditionnels d’intégration de l’islam à l’Empire. Dans cette région, l’État, au début discret, s’immisça progressivement dans les querelles religieuses déjà vives avant la conquête, par la promotion des patrons, notables traditionnels de territoires décrits comme fortement islamisés. Sous couvert de tolérance confessionnelle et sous la pression des autorités religieuses comme de la population qui se saisit de son arbitrage, l’administration joua un rôle important jusque dans la vie locale. Enfin, dans le dernier chapitre, R. Crews traite des changements massifs dans la société impériale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Mais, loin de conclure à une séparation entre le pouvoir et les musulmans, il montre au contraire qu’ils restèrent intimement liés dans leur tentative pour stabiliser une société en mouvement. Les différents mouvements religieux, dont le djadidisme aux accents modernistes, partageaient avec le pouvoir russe la crainte d’un déclin des mœurs, des

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croyances, de l’ordre familial. Aussi les élites musulmanes en appelaient-elles à la nécessité d’une régénération, d’un retour à la vraie orthodoxie. Au début du XXe siècle, dans un contexte de politisation, de répression, d’effervescence révolutionnaire, les représentants musulmans multiplièrent les demandes en termes de tolérance religieuse et de garantie par l’État des droits civiques ; mais, comme le souligne l’auteur, ils continuèrent à demander le patronage de l’État et à rester dans le cadre de la charia.

5 Cet ouvrage est extrêmement riche, tant par la pertinence et la précision de ses conclusions que par la finesse de ses descriptions minutieuses de la vie quotidienne des communautés musulmanes. Il est agréable à lire car il allie des développements institutionnels et politiques à des études de cas très concrètes sur des querelles de mœurs. Il permet de saisir l’importance de la politique confessionnelle de l’État russe, sa proximité ou sa singularité face à d’autres expériences historiques. En soulignant les évolutions de cette politique, ses différentes facettes régionales, ses effets sur le quotidien des communautés, Robert Crews propose une réflexion plus générale sur l’opportunité ou non, pour l’État, de s’impliquer dans la gestion des communautés religieuses. Il souligne le lien fondamental entre protection institutionnelle de la religion et tentative de normalisation de la société, notamment à propos de la régulation de la famille et de la définition des règles de l’orthodoxie religieuse. L’auteur conclut ainsi que l’implication de l’État impérial, soviétique puis russe, dans l’encadrement de la religion musulmane a conduit à définir une ligne de démarcation entre un islam respectable et un islam à réprimer, dichotomie encore très perceptible aujourd’hui dans les conflits qui ensanglantent le Caucase. Bref, cet ouvrage est indispensable à la compréhension de l’histoire des musulmans en Russie, tout comme à celle de leur politique religieuse ainsi qu’à celle de l’encadrement des communautés non russes.

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W. N. Basilow, Sibirische Schamanen

Roberte N. Hamayon

RÉFÉRENCE

W. N. BASILOW, Sibirische Schamanen. Auserwählte der Geister. Berlin : Reinhold Schletzer Verlag, 2004, 255 p. (Studia Eurasia, 9)

1 Ce livre est la traduction de la deuxième édition (1995) – enrichie d’un addenda intitulé « Was ist Schamanentum ? » – du livre publié pour la première fois à Moscou en 1984 par Vladimir Nikolaevič Basilov (1937-1998) sous le titre Izbranniki duhov (Les élus des esprits).

2 La traduction est due à Reinhold Schletzer, qui est aussi l’éditeur. C’est d’ailleurs avec la traduction du livre majeur de Basilov, issu de sa thèse de doctorat et publié à Moscou en 1992 (Le chamanisme des peuples d’Asie centrale et du Kazakhstan), qu’avait débuté la collection éditoriale dont le livre recensé ici est le neuvième ouvrage. Il s’agit d’une belle édition reliée, illustrée de photos en noir et blanc et de dessins (pour la plupart déjà présents dans l’édition de 1984), dont on peut toutefois regretter qu’ils ne soient pas toujours accompagnés d’identifications de provenance suffisantes – surtout compte tenu de leur hétérogénéité –, et qu’ils ne fassent pas l’objet d’une table spécifique.

3 L’absence de toute présentation éditoriale et la nature même du livre traduit rendent nécessaire de dire ici quelques mots de l’auteur, de la place de cet ouvrage dans son œuvre et dans l’histoire des approches du chamanisme dans le contexte de l’Union soviétique.

4 C’est dans une collection de poche grand public d’une maison d’édition politique, Izdatel ´stvo političeskoj literatury, que ce premier livre de Basilov avait paru en 1984. Sa publication avait été accueillie, dans les milieux spécialisés, comme marquant un tournant dans l’histoire des positions soviétiques sur le chamanisme, et plus largement sur les phénomènes religieux en général. Basilov était à l’époque, tant pour les siens qu’à l’étranger, l’une des personnalités les plus brillantes de l’Institut d’ethnographie (aujourd’hui d’ethnologie) de l’Académie des sciences, à Moscou. En effet, il joignait à une

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expérience profonde du terrain une grande érudition et une capacité certaine à la réflexion théorique. Son excellente maîtrise de l’anglais lui avait permis de se familiariser avec divers courants anthropologiques occidentaux et lui valait souvent de représenter son institution dans les colloques internationaux en s’y faisant le porte-parole de l’ethnographie soviétique. Il appartenait au courant de pensée chargé, dans le contexte précurseur de la glasnost et de la perestroïka, de favoriser une ouverture plus grande dans les sciences humaines vers, notamment, une large reconnaissance officielle de la dimension psychologique des pratiques traditionnelles et de l’existence d’une dimension spirituelle dans les conduites humaines.

5 C’est bien une telle reconnaissance officielle, appliquée singulièrement au chamanisme, que marque la parution de ce livre à Moscou en 1984. Le chamanisme était défini jusqu’alors dans les travaux soviétiques comme un phénomène neuropsychologique caractéristique de peuples primitifs ou arriérés, et par ailleurs voué à disparaître sinon franchement disparu grâce à l’éducation communiste athéiste. À lui seul, le titre Les élus des esprits annonce l’essentiel du changement. Deux ans auparavant, en 1982, sous l’égide conjointe des Académies soviétique et hongroise, Basilov avait coorganisé avec Mihály Hoppál la première véritable conférence internationale sur le chamanisme, à Sárospatak en Hongrie1. Cette conférence, à laquelle Basilov conduisait une délégation importante dont il avait lui-même choisi les membres, peut être considérée comme la véritable première étape de la reconnaissance officielle, par les autorités soviétiques, du chamanisme comme phénomène religieux digne d’être un objet de recherche à part entière.

6 C’est ce rôle de balise dans l’histoire qui fait le principal intérêt du livre. Fruit d’une compilation de sources diverses (essentiellement russes et soviétiques, mais aussi scandinaves et, pour une petite part, anglo-américaines), il vise à rendre accessible la nouvelle approche du chamanisme. C’est en fait une vision convenue qui est ainsi popularisée, car elle suit dans ses grandes lignes la voie tracée par Mircea Eliade (Le chamanisme et les techniques de l’extase, Paris, 1951, traduit en anglais en 1964). Le chamanisme y est tenu pour universel, prenant racine dans l’animisme et le totémisme liés à une vie de nature, mais capable de s’adapter, du fait qu’il est avant tout réponse aux besoins nés du malheur. Basilov cite quelques exemples de pratiques observées à l’époque soviétique en Sibérie et surtout en Asie centrale où, dit-il, le chamanisme est considéré comme partie intégrante de l’islam, assimilant bons esprits et saints musulmans, mauvais esprits et djinns. Il se dit enclin à voir, dans la survie de ces pratiques répondant à des maladies et s’adressant à des âmes de morts, une sorte de déformation mystique.

7 Comme l’original de 1984, la présente traduction débute par une brève introduction qui rappelle l’importance des travaux russes sur le chamanisme des peuples autochtones de Sibérie et d’Asie centrale, puis dresse un rapide tableau des approches proposées dans les sources utilisées. L’ouvrage est divisé en neuf chapitres, intitulés respectivement : « La vocation de chamane », « Les esprits auxiliaires », « L’élection, voie du chamane », « À cheval sur le tambour », « Le costume à queue, la couronne à ramure », « Théâtre d’un seul homme »2, « Le chamane est-il sain [mentalement] ? », « Le chamane et le clan », « Le chamanisme en déclin ».

8 Basilov met en évidence la spécificité du chamane par rapport aux autres types de spécialistes religieux, prêtres, officiants de rites sacrificiels. Contrairement à ceux-ci, qui exercent leur fonction soit en vertu de l’héritage soit au terme de l’apprentissage d’un

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savoir codifié, le chamane doit sa puissance au fait qu’il est un « élu des esprits », idée exprimée aussi sous l’expression de « coup divin » (göttischer Schlag). L’auteur reprend là une idée chère à L. Ja. Šternberg et popularisée par Eliade. C’est aussi, à ma connaissance, la première fois que Šternberg est cité dans la littérature soviétique sur le chamanisme, après une longue éclipse de caractère idéologique3. On regrette toutefois que Basilov n’analyse pas cette idée d’élection, courante en effet chez les peuples sibériens et centrasiatiques, en relation avec la question des rapports entre le chamane et son clan qu’il aborde bien plus loin ; autrement dit qu’il ne confronte pas la représentation symbolique à l’aspect sociologique des choses. C’est bien du reste le problème de ce genre d’ouvrage destiné à un large public : ce qui est de l’ordre des représentations symboliques (l’idée que les esprits élisent le chamane, que c’est grâce à leur aide qu’il exerce sa fonction pour le bien des siens, qu’il doit sans cesse prouver qu’il parvient à les « contrôler » car il n’est jamais établi qu’il en soit le « maître »…) est décrit comme ce qui est de l’ordre des faits empiriques.

9 Aussi apprécie-t-on davantage les autres chapitres, notamment ceux traitant des objets rituels, tambour, costume, couronne, dont Basilov souligne le rôle extraordinaire, et pourtant absent, regrette-t-il, de la plupart des définitions du chamanisme. On apprécie de même qu’il mette en question, quoique timidement, l’attribution systématique d’un fondement pathologique au comportement chamanique, et qu’il insiste sur ses aspects ritualisés, mettant en évidence la dimension théâtrale du rituel même. Ce sont en particulier ces deux domaines, les attributs caractéristiques des chamanes et leurs comportements rituels, que Basilov développera dans son magistral ouvrage de 1992, fondé sur ses recherches personnelles sur le chamanisme en Asie centrale et au Kazakhstan (traduit dès 1995 et premier volume de la collection).

NOTES

1. Les actes en ont été publiés dans Shamanism in Eurasia, Göttingen : Ed. Herodot, 1984, 2 vol. 2. « Théâtre d’un seul acteur » en russe. 3. L. Ja. Šternberg (1861-1927) avait tiré de son exil de 1890 à 1897 au nord de l’île de Sakhaline d’importants travaux qui l’avaient fait connaître aussi bien de F. Engels en Allemagne que de F. Boas à New York. Il avait, après la révolution, mené une brillante carrière à la tête de l’Institut d’ethnologie de Leningrad. Ce sont, entre autres, les aspects sexuels des pratiques et des représentations symboliques mis au jour tant dans ses travaux sur le « mariage de groupe » et le « communisme primitif » repérés chez les Guiliaks (aujourd’hui Nivkhes) que dans son article de 1925 « Divine Election in Primitive Religion » qui valurent à son œuvre de rester de longues décennies à l’écart des bibliographies. Cet article – non cité par Basilov, mais dont l’argument constitue la trame du livre posthume de 1936 qui, lui, figure dans sa bibliographie – était paru dans les Proceedings of the XXIInternational Congress of Americanists, Göteborg, p. 472-512.

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Ekaterina Pravilova, Finansy imperii

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Ekaterina PRAVILOVA, Finansy imperii. Den´gi i vlast´ v politike Rossii na nacional ´nyh okrainah, 1801-1917 [Les finances de l’Empire Argent et pouvoir dans la politique russe aux confins de l’Empire, 1801-1917]. Moscou : Novoe izdatelstvo, 2006, 454 p.

1 Voici un ouvrage qui conjugue une analyse détaillée des sources d’archives avec une bibliographie russe et occidentale assez riche, une précision dans l’usage des sources et une capacité à poser des questions pertinentes, essentielles, et à y trouver des réponses souvent novatrices. Ce n’est donc pas un hasard si son jeune auteur, ancienne étudiante de Boris Ananič à Saint-Pétersbourg, vient d’obtenir un poste important à l’université de Princeton.

2 Le livre étudie le développement de la politique financière tsariste afin de saisir la manière dont la distribution du budget impérial, d’une part, l’autonomie financière et constitutionnelle de certains pays et provinces faisant partie de l’Empire (Pologne, Finlande, Transcaucasie et Turkestan), de l’autre, sont conditionnées par la politique centrale et influencent à leur tour la dynamique économique de ces régions.

3 Le véritable objet de cette étude réside donc moins dans la politique financière en tant que telle que dans le fonctionnement économique de l’Empire. Selon Ekaterina Pravilova, plusieurs facteurs permettent d’analyser ce fonctionnement, en commençant par la présence de fortes asymétries à la fois politiques, économiques et sociales entre centre et périphérie. Ces asymétries ne sont cependant pas figées ni immuables, et surtout ne s’expriment pas de la même manière dans chacune des régions étudiées. Le deuxième élément qui influence la dynamique de l’économie impériale est la composante ethnique et nationale qui, elle non plus, ne joue pas le même rôle dans les différentes régions. L’essor du nationalisme, mais aussi du régionalisme, passe ainsi par l’action de lobbies dont la composition dépasse souvent la simple association par ethnie

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ou par nationalité, des alliances entre certains groupes étant possibles (russes et polonais par exemple).

4 Dans ce contexte, l’auteur cherche à répondre également à la question du coût et des bénéfices que représentent les confins de l’Empire pour le centre. Là encore, elle fait preuve de sa connaissance de la bibliographie occidentale sur le sujet (en particulier sur l’Empire et l’impérialisme anglais), ainsi que de sa capacité à mener une discussion critique sur cette littérature qu’elle confronte aux thèses léninistes et soviétiques traditionnelles. Sa réponse est avant tout d’ordre méthodologique : il importe non seulement de discuter chiffres, recettes, dépenses et redistribution des moyens entre centre et périphérie, mais surtout de replacer ces catégories budgétaires dans un contexte historique approprié. Ce qui équivaut à dire que les catégories employées et la structure des budgets entrent pleinement dans la manière dont l’Empire est pensé, organisé et négocié.

5 Tous ces éléments réunis interviennent pour expliquer la naissance et l’évolution des institutions administratives et économiques de l’Empire. C’est là une réponse originale à une question ancienne qui est celle du lien entre institutions et économie. L’auteur connaît la bibliographie récente dans le domaine de l’histoire économique « occidentale » proche des courants néo-institutionnalistes – qui cherche à expliquer l’origine et l’évolution des institutions moins comme opposition au marché que comme réponse aux caractéristiques de ce dernier. Les aspects politiques et économiques contribueraient ainsi à rendre compte de l’évolution des institutions et de la politique budgétaire de l’Empire.

6 Cependant, l’auteur ne se limite pas à proposer une approche et des réponses novatrices à ces questions, mais cherche aussi, dans sa conclusion, à identifier la « spécificité » de l’Empire russe par rapport à d’autres Empires du XIXe siècle, notamment l’Autriche-Hongrie et le l’Allemagne de Bismarck. Pravilova estime que, dans ces deux derniers cas, une politique d’intégration régionale et une vision globale des finances et de l’économie existait bel et bien, contrairement à la Russie où les intérêts particuliers et le rôle des lobbies étaient plus marqués. Elle considère cette absence de conception et d’organisation institutionnelle globales en Russie comme quelque peu paradoxale, compte tenu du rôle prépondérant que jouait l’État central dans le développement économique du pays. C’est cette limite qui aurait finalement restreint la croissance économique de l’Empire, les responsables étant dans l’impossibilité d’utiliser au mieux les ressources disponibles.

7 Cette conclusion est en partie décevante eu égard à la richesse et à la complexité de l’objet étudié. Elle s’inscrit dans une perspective propre à certains historiens et économistes russes qui considèrent le manque de coordination de l’appareil politico- administratif comme une spécificité russe, alors que désormais toutes les études sur les administrations américaine, anglaise, allemande ou japonaise au XIXe et au XXe siècle parviennent exactement aux mêmes résultats. On peut donc se demander si ces négociations locales et la force des lobbies au sein de l’Empire tsariste témoignent vraiment d’un échec, ou si elles n’expriment pas plutôt un choix délibéré, du moins venant de certains dirigeants tsaristes. Ce serait là une manière de mieux relier les élites locales aux élites centrales tout en reconnaissant, du moins en partie, les exigences locales et en donnant aux institutions de l’Empire la souplesse nécessaire pour assurer son fonctionnement économique.

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Oleg Kutafin, Rossijskaja avtonomija

Françoise Daucé

RÉFÉRENCE

Oleg KUTAFIN, Rossijskaja avtonomija [L’autonomie russe]. Moscou : Prospekt, 2006, 768 p.

1 L’ouvrage d’Oleg Kutafin est le fruit d’un travail encyclopédique exhaustif sur la notion juridique d’« autonomie » en Russie, de l’Empire à la Fédération postsoviétique. Le terme même d’« autonomie », fréquemment utilisé à la période soviétique (républiques et oblasti autonomes), doit être compris en français comme « la possibilité de décider accordée à un organisme par rapport à un pouvoir central ». Ce livre d’un volume impressionnant (plus de 700 pages) s’efforce de montrer les différentes acceptions que ce terme recouvre dans le droit public russe et de présenter tant l’histoire du concept d’autonomie en Russie que les modalités juridiques de sa mise en application dans le pays. Selon l’auteur, « l’idée d’autonomie a été comprise différemment tout au long du XIXe puis du XXe siècle ». Par son statut juridique, on peut cependant dire qu’elle occupe une place entre l’État unitaire, au sein duquel elle se trouve, et l’« ‘auto-administration’ locale ». Œuvre d’un juriste académicien, l’ouvrage fait preuve d’une grande rigueur dans la citation des auteurs, des dates, des textes de lois. Plus descriptif qu’analytique, il pourrait devenir un ouvrage de référence sur la question des nationalités et des territoires autonomes en Russie. L’absence de commentaires personnels ou de remarques critiques de l’auteur invite néanmoins le lecteur à mener seul une réflexion historique et juridique à partir des données fournies.

2 Suivant un plan chronologique strict, O. Kutafin rappelle que c’est à la fin du XIXe siècle que les débats juridiques autour de la notion d’autonomie se développent en Russie. Dans l’esprit des juristes de l’époque, s’inspirant des exemples anglais ou australien, l’autonomie « suppose le droit à une législation autonome ». Au sein de l’Empire russe, aucune forme d’autonomie de ce type n’est juridiquement reconnue. Cependant, les juristes russes admettent qu’« un certain nombre de territoires qui étaient auparavant indépendants (samostojatel´nye) ou qui dépendaient d’une autre puissance ont conservé

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leurs lois locales et bénéficié ainsi d’une autonomie locale (mestnaja avtonomija) plus ou moins large ». C’est le cas de la Pologne, de la Transcaucasie ou de la Finlande. C’est aussi le cas de certains peuples qui ont vu leurs coutumes reconnues et bénéficient d’un statut spécial (inorodcy), comme les Kalmuks de Sibérie, les Kirghizes ou les juifs. Le monarque russe représente cependant un pouvoir d’État unifié et illimité. Son pouvoir législatif l’emporte toujours sur celui des régions qui jouissent d’un degré d’autonomie. Ces dernières ne peuvent apparaître comme une menace pour l’unité de la Russie : il ne s’agit pas d’une fédération entre des partenaires égaux. Comme l’explique en 1905 le juriste F. F. Kokoškin, il ne faut pas confondre « autonomie » et « fédération ». Dans une fédération, les territoires fédérés ont non seulement leur propre législation mais aussi leur propre gouvernement (pravitel´stvo), indépendant du pouvoir central. Le territoire autonome ne peut avoir un tel gouvernement. Le pouvoir exécutif y est représenté par un intendant (namestnik) ou un gouverneur-général, nommé par le chef de l’État.

3 Avant même la révolution de 1917, ces débats juridiques autour de la notion d’autonomie régionale intéressent les leaders bolcheviques. Ils connaissent vraisemblablement les travaux des publicistes de leur temps, qui, dès 1906, insistent sur la nécessité de donner une autonomie aux peuples numériquement importants dotés d’une culture multiséculaire. Dans un ouvrage de 1908, Kokoškin propose de nommer « district autonome » (avtonomnyj kraj) et région autonome (avtonomnaja oblast´) les territoires bénéficiant d’un pouvoir législatif propre. Il introduit des termes qui seront repris à la période soviétique. Des permanences semblent donc décelables entre les conceptions juridiques russes et soviétiques, même si l’auteur se contente d’exposer les faits sans chercher à en montrer les continuités. O. Kutafin rappelle les débats théoriques après 1917 entre juristes soviétiques sur la notion d’autonomie régionale en présentant en premier, fidèle à la méthodologie soviétique, les textes de Lenin ! Ce dernier défend l’idée d’une autonomie pour les régions se différenciant par les spécificités de leur économie, des traditions ou de la composition nationale. La dimension nationale est placée sur le même plan que l’économie ou les traditions (byt). C’est là une évolution importante. Dans le sillage des chefs bolcheviques, les juristes soviétiques se différencient de leurs prédécesseurs en définissant les territoires autonomes non seulement en fonction de critères nationaux mais aussi de critères économiques et liés à la vie quotidienne. Pour le juriste V. N. Durdenevskij, en 1929, l’autonomie est un moyen pour « éteindre » la question nationale. Le prolétariat exige, pour les plus faibles économiquement et les plus « attardés » culturellement, une « autonomie nationalo-culturelle » qui leur permettra de combler leur retard. Cette autonomie est élaborée dans le cadre strict du centralisme démocratique. Stalin précise les attributions qui doivent demeurer entre les mains du Conseil des commissaires du peuple : affaires militaires, politique extérieure, chemins de fer, poste, monnaie, accords commerciaux, politique économique, financière et bancaire. Écoles, justice, administration pourront dépendre des commissaires du peuple locaux. Stalin n’envisage le fédéralisme en Russie que comme une étape transitoire vers l’unitarisme socialiste.

4 Dans un premier temps, la révolution d’Octobre a surtout conduit au renforcement des revendications nationales et des mouvements de libération des peuples. La République soviétique de Russie devient fédérative et tente d’intégrer en qualité de républiques nationales autonomes les anciens confins de l’Empire. La Constitution de la RSFSR, adoptée en juillet 1918, reconnaît le principe fédératif. À la fin de l’année 1918 apparaît une nouvelle forme d’autonomie : la commune ouvrière (trudovaja kommuna) et, à partir

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de 1920, la région autonome (avtonomnaja oblast´). En 1918 est créée la commune ouvrière des Allemands de la Volga (elle sera supprimée en 1923, comme celle de Carélie, et transformée en république autonome). Des Républiques socialistes soviétiques autonomes (ASSR) sont créées à partir de 1919. De nombreux changements de statuts ont lieu dans les années 1920 et 1930 : transformations de régions autonomes en républiques autonomes, et de républiques autonomes en républiques de l’Union (en Asie centrale). Les juristes soviétiques débattent de ces différentes formes d’autonomie tout au long des années 1920 et 1930, mais aussi après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1970.

5 La perestroïka gorbatchévienne met fin provisoirement à l’organisation fédérale soviétique et arrache son plus sincère commentaire à Oleg Kutafin : « L’aspiration de toutes les républiques de l’Union à l’indépendance a conduit à une tragédie : l’éclatement de l’Union soviétique ». Cette vision dramatique de la disparition de l’URSS n’est pas sans rappeler les propos du président Putin lors de son adresse à l’assemblée fédérale au printemps 2006. Reprenant ensuite la distanciation juridique qu’il s’impose, l’auteur traite uniquement du devenir des territoires nationaux au sein de la RSFSR. Il rappelle qu’en Russie, certaines républiques autonomes ont manifesté le souhait de devenir souveraines, et certaines régions autonomes celui d’améliorer leur statut. Il convient de souligner que l’auteur ne s’arrête à aucun moment sur le cas particulier de la république de Tchétchénie, engagée dans deux guerres successives contre le pouvoir fédéral. En 1991, les républiques perdent l’adjectif « autonome » et toutes les régions autonomes obtiennent le statut de république à l’exception de la région autonome juive. Les républiques adoptent des déclarations sur leur souveraineté d’État. Le pouvoir fédéral favorise alors cette évolution, y voyant le moyen de prévenir l’éclatement de la Fédération de Russie. La signature de traités bilatéraux entre les sujets de la Fédération et le centre fédéral se situe dans cette perspective. Un tournant intervient cependant en 1999 avec la tentative de reprise en main des régions par le centre fédéral, aboutissant, selon l’auteur, à une perte de souveraineté ramenant les républiques à leur situation de la période soviétique.

6 Le dernier chapitre de l’ouvrage, consacré au concept d’autonomie nationale déterritorialisée, témoigne cependant des innovations intervenues depuis 1991. Partant du constat qu’une nationalité ne peut pas toujours correspondre précisément à un territoire, juristes et hommes politiques russes ont introduit, dans une loi adoptée en 1996, la notion juridique d’autonomie nationale culturelle (NKA, nacional´no-kul´turnaja avtonomija), qui constitue la base d’une définition extraterritoriale des groupes ethniques. La NKA est une forme d’association regroupant des membres d’une communauté et bénéficiant de l’aide publique pour ses activités de promotion culturelle (enseignement, conservation des traditions…). Pour expliquer ce concept, les juristes russes contemporains reconnaissent s’être inspirés des travaux des socialistes autrichiens (R. Springer, O. Bauer) de la fin du XIXe siècle. La notion de NKA avait à l’époque été rejetée par Lenin qui craignait que ce principe ne favorisât le nationalisme. L’auteur clôt son livre sur cette notion nouvelle, laissant au lecteur le soin de la critique ou de la réflexion politique sur les évolutions juridiques présentées.

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O. B. Budnickij, éd., Arhiv evrejskoj istorii

Boris Czerny

RÉFÉRENCE

O. B. BUDNICKIJ, éd., Arhiv evrejskoj istorii [Archives de l’histoire juive] Moscou : ROSSPEN, t. I, 2004, 452 p. ; t. II, 2005, 459 p.

1 Le Centre international de recherches sur les juifs de Russie et d’Europe centrale à Moscou organise régulièrement des colloques dont les actes sont publiés sous forme de recueils intitulés Archives de l’histoire juive1. Dans l’introduction du tome I, le rédacteur Oleg Budnickij explique que l’objectif est de « de faire connaître des documents non exploités jusqu’à présent et de présenter des études fondées sur des sources inédites ». Les travaux, précise-t-il, concernent les juifs russes, c’est-à-dire « tout simplement des juifs ou des descendants de juifs qui ont vécu ou vivent sur un très vaste territoire qui correspond à peu près aux anciennes limites historiques et géographiques du yiddishkeyt, le monde juif d’Europe centrale et de l’Empire russe ». L’étendue de l’espace délimité ainsi que l’absence de définition de la judéité posent d’emblée la question de la cohérence des recueils, dont chacun est constitué de trois parties distinctes, intitulées respectivement « Souvenirs et journaux personnels », « Recherches » et « Documents ». La qualité des articles n’est pas en cause. Les plus grands spécialistes de l’histoire et de la culture juives russes ont apporté leur contribution : Viktor Kel´ner, Vladimir Hazan, Oleg Budnickij, Vladimir Petruhin, Nelli Portnova, Gennadij Kostyrčenko, entre autres. La question essentielle porte sur l’objet même des travaux. On peut en effet se demander si tous les contributeurs ont une conception identique de l’identité juive. À l’intérieur d’un même texte, il n’est pas rare de rencontrer des appellations différentes et contradictoires comme russko-evrejskij, rossijsko-evrejskij, sovetsko-evrejskij. Selon la nature des documents étudiés et l’angle d’analyse choisi, les articles peuvent cependant être répartis en trois groupes distincts.

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2 Le premier groupe est composé de travaux dans lesquels le monde juif est vu « de l’extérieur », par des non-juifs. Entrent dans cette catégorie la présentation des documents sur S. Witte et la question juive à la veille de la révolution de 1905 (I : p. 239-268), le compte rendu de l’interrogatoire du principal responsable de l’organisation raciste et antisémite Union du peuple russe2, le docteur A. I. Dubrovin, par la VČK en 1920 (I : 268-320) ; ou encore le relevé des interprétations données sur la Shoah par les habitants non juifs de Bukovine, Podolie, Volhynie (II : 311-321). Si l’on considère que dans le terme « juif russe », les deux parties ont la même importance, ces articles ne relèvent pas de l’histoire juive russe. Ils apportent des précisions sur le regard que des Russes portèrent sur des juifs à différentes époques. De même, la reproduction d’extraits du journal du collaborateur de la Pravda L. Brontman, qui était d’origine juive (II : 82-143), ne peut pas être intégrée au domaine juif. Son journal des années 1941-1942 ne contient aucune allusion à sa judéité ou au sort des juifs dans les zones de conflit. Enfin, le cas le plus évident d’ « extériorité » à l’histoire juive est illustré par l’exemple de Ja. A. Brombreg, qui adhéra au mouvement eurasien. Comme le note très justement V. Hazan, « en dépit de son ‘sang’ et de sa foi juive », Bromberg prônait la « défense de l’unité de l’Empire russe et se rapprochait de manière stupéfiante des théories antisémites » (I : 326). En adoptant de telles positions, le « juif » Bromberg se plaçait résolument en dehors du monde juif.

3 Dans le second groupe d’articles, l’histoire russe juive est considérée comme un espace d’échanges mutuels entre les deux peuples russe et juif. Ainsi, dans le tome II, une analyse est consacrée au rôle des éléments juifs dans la littérature de la Russie ancienne des XIe et XIIIe siècles (p. 143-169). L’auteur détaille avec beaucoup de minutie les origines de certains toponymes et met en évidence la nature ambiguë des relations russo-juives, et ce dès les premiers temps de la Russie kiévienne. En effet, le « dialogue » entre juifs et Russes fut souvent conflictuel. Mais les chercheurs se gardent bien de reproduire les clichés sur des Russes antisémites et des juifs présentés comme des victimes résignées. Dans l’ensemble, les Archives mettent en évidence la richesse des échanges entre Russes et juifs. C’est le cas en particulier d’un article sur les premiers représentants plénipotentiaires ou « députés » juifs (shtadlany), qui, dès le règne de Catherine II, servirent d’intermédiaire entre pouvoir impérial et communautés juives (I : 75-89). De même, l’exposé sur L. Berne, qui fit connaître aux Russes la situation des juifs en Europe occidentale dans ses Lettres parisiennes (Pis´ma iz Pariža) datant de 1831-1832 (I : 89-109), montre avec minutie qu’entre les deux peuples se tissèrent des liens complexes. Cette complexité est également illustrée par la correspondance entre le poète sioniste L. Jaffe et des écrivains russes (II : 407-438), ainsi que par les propos du sculpteur Mark Antokol ´skij (II : 169-176), qui vivait mal son exil à Paris : « Ah, si je pouvais retourner en Russie, là-bas je pourrais revivre ! ». Mais, pris d’un doute, il ajoutait aussitôt : « Enfin, peut être, c’est ce qu’il me semble » (I : 195-239).

4 L’attachement d’Antokol´skij à sa double culture caractérise aussi d’une certaine manière l’œuvre et la vie de l’écrivain trilingue (hébreu, yiddish et russe) Sholem Alejhem, dont les souvenirs sur le congrès des Hovevei Zion (Amants de Sion) à Odessa en 1889 permettent de reconstituer l’histoire des juifs de Russie « de l’intérieur » (I : 7-13). À ce troisième groupe de documents peuvent être rattachés les articles sur les historiens et hommes publics S. Dubnov (I : 150-169, II : 176-187), M. I. Berlin (I : 169-195) et A. Steinberg. La confrontation de leurs conceptions de l’histoire juive permet de préciser la notion de nation juive (russe), conçue comme une communauté d’hommes et de femmes ayant le

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même « caractère » (Steinberg) et la même « temporalité » (Dubnov). La notion de communion est développée et précisée dans toute une série d’articles d’un grand intérêt portant sur la culture et l’histoire des juifs considérées comme des éléments d’une seule et même « famille ». Cette unité de corps et d’esprit est illustrée en particulier par le titre de l’article « Semejanaja Hronika » (Chronique familiale) consacré à l’écrivain et collecteur de contes juifs E. Raïze (II : 9-66). D’autres études comme l’histoire de la communauté juive de la ville de Velikie Luki (I : 89-110) explorent également l’histoire juive de l’intérieur. C’est aussi le cas de la transcription des interrogatoires de la sœur du président de l’État d’Israël, M. Veitzman, par les services du ministère de l’Intérieur soviétique (I : 389-436), ainsi que du récit de l’activité dans l’immigration de l’avocat A. A. Goldenweizer (II : 213-243). Ces témoignages, ainsi que les souvenirs personnels de l’éditeur A. S. Kagan (I : 23-75), apportent des éclairages inédits sur la vie de personnalités célèbres du monde juif. Enfin d’autres documents, comme les témoignages de juifs accusés d’espionnage en faveur de l’Allemagne et chassés de la zone du front par le régime tsariste en 1915 (II : 371-407) ou les dépositions de juifs religieux résidant sur les teritoires occupés par l’armée soviétique en 1939, permettent de sentir le pouls du « corps du peuple » selon l’expression de V. Grossman dans Vie et Destin. Ces Archives de l’histoire juive sont donc une source d’information et de réflexion. En cela, elles atteignent pleinement l’objectif assigné par leur rédacteur.

NOTES

1. Meždunarodnyj Issledovatel´skij Centr Rossijskogo i Vostočnevropejskogo Evrejstva. Voir le site http://www.crjs.ru/en/center/mission.php. 2. Sojuz russkogo naroda.

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Theodore R. Weeks, From Assimilation to Antisemitism

Catherine Gousseff

RÉFÉRENCE

Theodore R. WEEKS, From Assimilation to Antisemitism. The « Jewish Question » in Poland, 1850-1914. DeKalb, Ill. : Northern Illinois University Press, 2006, 242 p.

1 Par l’intitulé de son livre, « De l’assimilation à l’antisémitisme », Theodore Weeks évoque d’emblée la grande ligne de force qui sous-tend son étude sur la « question juive », telle qu’elle a été abordée par les publicistes, les écrivains et, plus généralement, par les représentants de la société dans la Pologne sous domination russe. L’auteur inscrit sa réflexion dans un paradoxe majeur : jusqu’aux années 1870-1880, les tenants de l’opinion polonaise ont défendu le principe de l’assimilation des juifs comme seul horizon possible de coexistence avec cette importante minorité, essentiellement perçue dans son altérité. De fait, durant toute la période préindustrielle, la forme de vie communautaire – qu’il s’agisse du monde juif ou du monde rural polonais – caractérisait l’organisation sociale du Royaume, entraînant certes des échanges, mais extrêmement circonscrits et codifiés. À l’orée des années 1880, se formule déjà sous diverses plumes le rejet des juifs, alors que l’on assiste, sous l’effet des bouleversements socio-économiques de la modernisation, à la déstructuration des univers communautaires et à l’émergence d’un progressif melting- pot social. Cette divergence ira croissant.

2 L’antisémitisme, à la veille de la guerre, a déployé l’essentiel de son argumentaire, s’est assuré une solide assise dans l’opinion polonaise, et les partisans de l’assimilation des juifs ne forment plus que des voix isolées et marginales. Comment en est-on arrivé à une telle inversion des processus sociaux et des postures face à l’autre – telle est l’interrogation centrale de ce livre. Pour y répondre, T. Weeks s’engage dans une vaste rétrospective de la littérature polonaise consacrée aux juifs, analysant – essentiellement sur la base de sources imprimées – la position des auteurs, l’évolution

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de leurs arguments, en articulant l’étude de ces prises de position aux événements politiques majeurs de la période. De toute évidence, le plaidoyer pour l’assimilation est bien moins connu que la rhétorique antisémite qui suivra et l’on apprend beaucoup sur cette première période qui s’étend des Lumières jusqu’aux années 1870. Comme le rappelle l’auteur, l’émergence d’un discours sur le devenir des juifs en Pologne ne pouvait prendre corps qu’à partir du moment où la religion passait au second plan, et il n’est donc pas étonnant qu’il n’ait été esquissé qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle sous la plume de deux auteurs principaux, Tadeusz Czacki et Stanisław Staszic. Fait remarquable, malgré des a priori divergents sur la présence juive (Staszic ne se cachait pas de sa judéophobie en soulignant que les juifs infestaient les campagnes), ces deux personnalités parvenaient aux mêmes conclusions : l’avenir des relations polono-juives en Pologne résidait dans l’émancipation des communautés juives par la voie de l’éducation dans la culture polonaise. Cette foi dans l’éducation, inscrite dans une solide conviction de la supériorité de la culture polonaise, sera le leitmotiv des partisans de l’assimilation. Si la question de l’attribution (immédiate ou progressive) des droits civils aux juifs participe dès cette époque des débats, elle reste conditionnée à l’enjeu central de l’éducation, l’acquisition des droits civils devant, selon les protagonistes, sanctionner ou promouvoir l’émancipation par l’intégration de la langue et des valeurs polonaises. Dans la première moitié du XIXe siècle, il exista bien quelques voix divergentes, comme celles de Wincenty Krasiński ou Józef Gołuchowski, qui préconisaient la création d’une province spéciale pour les juifs, mais, d’après T. Weeks, ces positions étaient alors tout à fait minoritaires. Faisant écho au projet d’assimilation, plusieurs initiatives virent le jour au sein du monde juif, parmi lesquelles la fondation de l’école rabbinique de Varsovie en 1826. Cette institution qui – précise l’auteur – ne forma pas un seul rabbin au cours de ses quarante années d’existence, fut le principal lieu de sécularisation des jeunes générations juives de la capitale. Si l’on analyse l’évolution des relations polono-juives, l’insurrection de 1863 apparaît comme l’âge d’or de l’entente. L’euphorie qui suivit la disparition de Nicolas Ier fut partagée aussi bien par les Polonais que par les juifs, et si les attentes d’une libéralisation étaient diversement formulées par les parties, la participation spectaculaire des juifs aux grandes manifestations patriotiques de cette période les fit apparaître comme des citoyens égaux et de loyaux défenseurs de la cause polonaise. Cet âge d’or fut cependant de courte durée. Si le projet d’assimilation fut relayé par le nouvel organe de presse Izraelita, si des écrivains comme Bolesław Prus prétendaient toujours qu’il n’existait pas de question juive, on ne pouvait néanmoins que constater la montée en puissance d’un antisémitisme moderne à l’œuvre dès la fin des années 1870 sous l’effet de facteurs d’ordre divers mais convergents. L’intensité prise par la politique de russification coïncida avec une immigration massive des juifs de la zone de résidence vers le « Pays de la Vistule » qui furent dès lors perçus comme des agents de cette russification en cours. Le début de la grande industrialisation bouleversa en profondeur une société essentiellement rurale et fit apparaître l’existence d’un capitalisme juif qui, tout en étant très minoritaire, contrastait avec la détérioration de la position sociale de la noblesse, consécutive aux répressions qui suivirent l’insurrection de 1863 et aux réformes. La pénétration en Pologne de l’argumentaire antisémite moderne, venu de Vienne et d’Allemagne, accompagna l’affirmation des nationalismes, polonais mais aussi juif, avant de s’immiscer comme un élément essentiel du discours du Parti national-démocrate (Stronnictwo Narodowo-Demokratyczne, populairement Endecja, de ND) de Roman Dmowski qui structura si durablement la scène politique polonaise. Dans

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cette évolution on note des étapes, dont celle décisive de la révolution de 1905 qui, au- delà des violences antisémites et de la dénonciation par les conservateurs du péril révolutionnaire juif, esquissa de nouveaux enjeux. Les campagnes électorales pour les délégués aux Doumas de l’Empire se focalisèrent, à l’instigation de la droite, sur la question juive en l’intronisant comme le débat central de la vie publique polonaise. C’est dans ce contexte que l’on assista au triomphe posthume du chef de file de l’antisémitisme polonais, Jan Jeleński, lors de la campagne électorale de 1912 et de la campagne de boycott des juifs qui suivit l’élection du socialiste Jagiełło.

3 Dans cette rétrospective dense, très méticuleuse et instructive, T. Weeks a pris le risque de procéder à une histoire des idées en élucidant son évolution par une histoire sociale supposée bien connue et, à ce titre, mentionnée de façon elliptique – là où le lecteur serait en droit d’exiger de plus amples développements. Il en va ainsi, par exemple, de la mention réitérée du rôle joué par l’immigration des juifs Litwak (de Litwa – Lituanie) dans la détérioration du regard porté sur les juifs en Pologne, sans que l’on puisse pour autant apprécier l’importance de cette immigration et faire ainsi la part entre son instrumentalisation dans le discours et ses effets socioculturels réels. Mais, plus dommageable à notre avis, est ce fil esquissé puis abandonné dans l’analyse de la perception de l’autre. Car, si dans la première partie de l’ouvrage, l’historien suit non seulement le discours des protagonistes polonais sur les juifs, mais aussi les postures des protagonistes juifs sur leur devenir en Pologne, cette préoccupation s’efface dans l’analyse, certes plus complexe, des termes du divorce. Seule la perception polonaise est désormais prise en considération, alors même que s’affirme un nationalisme juif – et, plus généralement, une grande diversité d’engagements au sein du monde juif polonais. Ce regret est avivé par la conclusion de l’auteur soulignant qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, le rejet du projet d’assimilation est aussi bien le fait des Polonais que des juifs. Ainsi, la spécificité de la situation polonaise résiderait moins dans la radicalité du rejet des juifs que dans la réciprocité du rejet de l’autre. Et, dans ce constat essentiel, bien des interrogations subsistent sur les postures des représentants du monde juif, qu’il serait sans doute réducteur d’interpréter comme une seule et unique réponse de réaction à l’exclusion.

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L. S. Gatalova, L. P. Košeleva, L. A. Rogovaja, CK RKP (b)–VKP (b) i nacional´nyj vopros

Isabelle Ohayon

RÉFÉRENCE

L. S. GATALOVA, L. P. KOŠELEVA, L. A. ROGOVAJA, CK RKP (b) – VKP (b) i nacional´nyj vopros. Kniga 1 : 1918-1933 gg. [Le Comité central du Parti communiste (bolchevique) de Russie puis d’Union soviétique et la question nationale. Livre 1 : 1918-1933]. Moscou : ROSSPEN, 2005, 783 p.

1 Ce recueil de documents d’archives rassemble des sources inédites relatives à la politique soviétique des nationalités dans sa première (et décisive) séquence, celle qui commence en 1918 avec la création du commissariat du peuple aux Nationalités et s’achève en 1933 avec le tournant centralisateur stalinien. Il a l’ambition de rendre compte des principales inflexions de cette politique dans les grandes régions et républiques qui composaient l’URSS, et fait écho, en cela, à l’ouvrage de V. S. Djakin (Nacional´nyj vopros vo vnutrennej politike carizma, XIX-načalo XX vv.)1, qui traite du même sujet pour la période précédente. Il s’ouvre sur une excellente synthèse de l’histoire de la question nationale, qui intègre les analyses de l’historiographie récente et fait de nombreux renvois aux documents sélectionnés dans le recueil. Ces derniers, issus exclusivement du RGASPI (Rossijskij Gosudarstvennyj Arhiv Social´no-Političeskoj Istorii), sont signés aussi bien des plus hauts dirigeants soviétiques que des représentants des républiques et des régions, et donnent à voir le dialogue entre les différents niveaux de décision. On trouve par exemple des demandes d’arbitrage émanant des organes des régions autonomes et adressées au Comité central et au Soviet des nationalités. Dans un autre registre, les quelques lettres ou déclarations de Stalin explicitent remarquablement sa première position en faveur de l’autonomisation et complètent ce que l’on savait déjà de son opposition à la conception fédéraliste de Lenin, qui l’emporta avec la création de l’URSS en 1922.

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2 Les thèmes abordés, dont on aurait préféré qu’ils structurent le recueil – tels que l’indigénisation des cadres de l’appareil, le découpage des frontières, l’organisation du territoire économique dans les entités nationales, la politique linguistique et le passage à l’alphabet latin pour les langues turciques, etc. –, sont illustrés par des documents qui révèlent les contradictions de cette politique, les difficultés d’application auxquelles sont confrontés les dirigeants locaux (Comités centraux du parti, OGPU en particulier), ainsi que les compromis auxquels consentent les différentes parties. La question des intelligentsias nationales, dont la répression va crescendo jusqu’en 1933, jalonne elle aussi le recueil avec des documents comme la résolution du CK d’Ukraine dénonçant les inclinaisons nationalistes du commissaire du peuple à l’Éducation, A. Ja. Šumskij, en 1926, ou des sténogrammes et des arrêtés qui témoignent des différentes attaques contre le Tatar Sultan Galiev et, finalement, de son arrestation en 1927.

3 L’ouvrage parvient également à brosser un large panorama géographique et national : territoires et populations du Caucase, d’Asie centrale, d’Ukraine, de la Volga, de Sibérie, petits peuples du Nord, juifs, sont respectivement bien représentés. On appréciera par exemple les sources qui permettent d’interroger le caractère superficiel ou non des nouvelles identités nationales dans les sociétés d’Asie centrale, ou encore celles qui illustrent le décalage entre les représentations des dirigeants à Moscou et la réalité des mœurs au Caucase ou en Asie centrale.

4 Ce riche recueil, conçu par trois archivistes du RGASPI, avec la participation de Juliette Cadiot, devrait être suivi d’un second volume. Il convainc par sa sélection très équilibrée et démontre, si c’était nécessaire, le grand intérêt des archives centrales pour l’histoire des nationalités.

NOTES

1. [La question nationale dans la politique intérieure du tsarisme, XIXe-début du XXe s.], SPb. : LISS, 1998.

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Geoffrey Hosking, Rulers and Victims

Gregory Dufaud

RÉFÉRENCE

Geoffrey HOSKING, Rulers and Victims. The Russians in the Soviet Union. Cambridge, MA : Belnap Press of Harvard University Press, 2006, 484 p.

1 Après Russia : People and Empire, 1552-1917, publié en 1997, Geoffrey Hosking se penche à nouveau sur l’identité russe. Il a déplacé le curseur chronologique pour envisager cette fois-ci ce qu’il a appelé « l’expérience russe de l’existence soviétique ». Cette formule dit à elle seule toute la difficulté de la tâche et sert de fil conducteur à un texte qui prend surtout appui sur l’historiographie la plus récente, le recours aux archives n’étant qu’occasionnel.

2 Le livre s’ouvre sur un portrait politique et social de la Russie tsariste dont le caractère national a été façonné, selon l’auteur, par la krugovaja poruka, l’orthodoxie et la monarchie dont le discrédit croissant aurait assuré la victoire soviétique. Entre 1917 et 1921, le régime s’est attaqué à la mémoire et aux structures sociales russes, cherchant à se doter de nouveaux symboles qu’il célébra tout en s’efforçant de recueillir une large adhésion populaire. Parallèlement, il structurait le caractère multinational de l’État en déployant une stratégie de promotion des allogènes. Pour lutter contre les formes de domination issues de la période impériale, les territoires ont ainsi été définis en fonction de leur composition ethnique : les nationaux y accédaient à toutes sortes de postes, leur langue était promue et les cultures locales soutenues ; seuls les Russes se virent refuser le droit d’avoir une république en propre. C’est alors qu’« un paradoxe décisif prit forme. L’Union soviétique s’engageait dans une vision internationaliste qui impliquait une discrimination active contre le présumé chauvinisme russe. Une république russe fut créée, qui était la plus importante mais aussi la plus faible de toutes les républiques de l’Union. Dans le même temps, elle assumait une identité

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impériale russe, hésitante et instrumentale – mais néanmoins authentique. Une telle contradiction ne pouvait durer indéfiniment » (p. 88-89).

3 À partir du milieu des années 1930, la position des Russes fut progressivement revalorisée. D’une part, l’indigénisation fut infléchie en raison des résistances à la collectivisation que les caciques du pouvoir interprétèrent comme ingratitude de la part des non-Russes, tout particulièrement des Ukrainiens dont les porte-parole étaient depuis quelques années engagés dans un bras de fer avec Moscou. D’autre part, l’offensive socialiste promut une nouvelle catégorie de dirigeants issus du prolétariat et de la paysannerie, qui créèrent leur système de patronage et se dotèrent d’une mémoire ou de mythes. Or, cette culture prit l’allure d’un patriotisme russe supranational, empreint de foi dans la construction du socialisme et la mission de l’Union soviétique. Il demeure que le lancement du premier plan quinquennal s’accompagna, au niveau le plus élémentaire, d’une déstabilisation puis d’une reconfiguration de la vie sociale russe selon un schéma qui aurait réactualisé l’ancienne krugovaja poruka : appartements communautaires, kolkhozes ou entreprises auraient reproduit ce contrat collectif, en ce sens qu’ils imposaient égalitarisme, surveillance mutuelle et sujétion. Ces valeurs auraient été au fondement d’une société russe dont la cohésion était minée par la peur. La menace d’une guerre avec l’Allemagne conduisit toutefois le parti à restaurer une unité ébranlée par le maelström de la lutte des classes.

4 La Grande Guerre patriotique conféra une résonance populaire à la rhétorique impériale néo-russe. La rodina, dénigrée au cours des années précédentes en tant que notion archaïque, fut réhabilitée en même temps que la famille, ou l’amour conjugal, auxquels elle fut dorénavant associée à travers la métaphore de la fratrie soviétique. Ce renforcement de l’idée communautaire s’accompagna de concessions à l’égard de la population et des différentes Églises constituées, en même temps qu’il suscita une répression envers ceux qu’on accusait d’avoir trahi la patrie : les prisonniers de guerre ou certaines minorités nationales. Au lendemain du conflit, le patriotisme revêtit ouvertement l’apparence d’un nationalisme qui assimilait l’État aux Russes, dont, selon Stalin, la « foi dans le gouvernement soviétique avait été la force décisive qui avait assuré la victoire sur l’ennemi de l’humanité : le fascisme ». Dans le contexte de la guerre froide, les Russes pouvaient dorénavant se présenter comme les protecteurs des peuples oppressés contre l’adversaire états-unien. Et, sous leur tutelle, l’Union soviétique s’engagea dans une course à l’armement qui aboutit à la création d’un gigantesque complexe militaro-industriel pesant lourdement sur l’économie du pays et sur la société tout entière, car il consommait les ressources dont auraient pu bénéficier les individus, pauvres dans l’ensemble et assujettis aux relations de patronage ou de blat.

5 Conscient du manque de crédibilité des instances dirigeantes, Hruščev entreprit d’introduire un nouveau principe de gouvernement, débarrassé de la terreur et du chauvinisme soviéto-russe, et tourné vers la consommation. Dans cette phase de la construction du communisme, l’URSS était appelée à rattraper, puis à dépasser, les États- Unis avant 1980. De même, le « culte de la personnalité » devait céder la place à la « légalité socialiste », afin de rétablir les relations entre l’État, le parti et une population qui voyait par ailleurs ses conditions de logement s’améliorer notablement. Cela fut particulièrement vrai pour les Russes et les Ukrainiens, qui disposaient dorénavant d’un espace privé où la présence d’un informateur n’était plus à craindre. La « marche vers le futur » suscita un nouvel assaut contre l’Église sous la forme de mesures administratives

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accompagnées de persécutions et de campagnes d’éducation de l’athéisme ; elle était surtout porteuse d’un rêve scientifique qu’incarnèrent la course spatiale et le projet des terres vierges : au souhait de vaincre l’espace répondait l’envie de fertiliser une nature difficile. La chute du premier secrétaire du parti transforma cette projection en une stagnation qui gela les valeurs et les hiérarchies d’une société de plus en plus ethnicisée. D’après Geoffrey Hosking, « l’identité ethnique » serait en effet « devenue le premier marqueur du statut politique et social ».

6 C’est dans ce contexte qu’une nouvelle génération d’intellectuels repensa la place de la Russie au sein de l’État multinational. Le développement d’un nationalisme russe aux facettes parfois bien diverses trouva un écho auprès des hiérarques du parti qui en firent bientôt un principe de gouvernement par le biais de mesures préférentielles réservées à la RSFSR ou d’un soutien à des journaux nationalistes russes. Cette orientation témoignait de la difficulté à résoudre le statut ambigu de la Russie au sein de l’Union soviétique. Cet embarras aboutit à l’effondrement du pays dans une période de crise économique et sociale : « Les Russes ont détruit l’Union soviétique, non pas tant parce qu’ils le voulaient – peu le désiraient – qu’en raison de la position de leur république dans la structure institutionnelle du pays » (p. 409).

7 Pour l’auteur, le moteur de cette histoire serait la tension entre le peuple russe et les aspects apparemment incompatibles, voire conflictuels, du messianisme russe : l’orthodoxie puis le socialisme. Ce messianisme se serait construit depuis la fin du XVIIe siècle dans l’opposition à l’Occident et aurait été porté par le mythe de Moscou – troisième Rome. Il n’a toutefois jamais été le fait des tsars qui craignaient d’accorder à travers lui trop d’influence politique au religieux. Le socialisme en serait le pendant séculier qui trouve en Russie une expression spécifique en raison de l’existence de la krugovaja poruka,puisque « l’égalitarisme et l’entraide étaient des idées et des pratiques courantes qui paraissaient naturelles à la majorité [des Russes] ». Le socialisme se dota avec la révolution d’une apparente victoire, même si Les douze de Blok articulait alors eschatologie chrétienne et révolutionnaire. Avec la Seconde Guerre mondiale, la prophétie originelle parut validée et dépassée. Mais ce succès détourna le millénarisme communiste de l’avenir pour le plonger dans la remémoration de la victoire contre le nazisme et le figer dans la commémoration de son exploit. Cette évolution entraîna la crise d’une certaine idée russe, minée par les aspirations sociales des Russes qui en vinrent à reconsidérer leur rapport à l’Union soviétique.

8 Une telle interprétation permet assurément d’appréhender l’essence du système soviétique et les valeurs sur lesquelles le pouvoir se fonde pour mobiliser ses sujets. Elle donne toutefois à l’auteur l’occasion de se livrer à des digressions culturalistes sur l’homme russe qu’une nature forgée par la krugovaja poruka aurait conduit à véhiculer une idéologie fondée sur « l’égalitarisme et un mode de vie frugal ». Ce type de raccourci est d’autant plus préjudiciable qu’il touche au cœur même du thème de l’ouvrage. De fait, Geoffrey Hosking ne répond que de manière imprécise à la question de départ : qu’est-ce que l’identité russe ? Une certaine idée messianique ? En partie. Une configuration sociale particulière ? Pas seulement. Une collectivité où les individus sont liés par une histoire commune, des symboles et une langue ? Certainement. S’imposer d’apporter une réponse claire aurait probablement amené l’auteur à réduire son propos.

9 Dès lors, ce choix fait l’intérêt d’un ouvrage qui s’attache à dépeindre, sous ses différentes formes et au travers de nombreux exemples, l’espace social, culturel et

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politique russo-soviétique. Cette description s’achève par une brève analyse du processus contemporain de construction nationale qui ramènerait la Russie vers ce dilemme crucial : devenir un État-nation ou recouvrer les moyens d’une puissance impériale. Comme si le nouvel État ne parvenait pas à se débarrasser de son passé. Et l’auteur de conclure qu’il y aurait donc « encore une longue route avant que nous puissions déterminer avec certitude la sorte de communauté que la Russie est appelée à devenir ».

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Laada Bilaniuk, Contested Tongues

Alexandra Goujon

RÉFÉRENCE

Laada BILANIUK, Contested Tongues. Language Politics and Cultural Correction in Ukraine. Ithaca : Cornell University Press, 2005, 230 p.

1 Anthropologue américaine d’origine ukrainienne et professeur assistant à l’université de Washington (Seattle), Laada Bilaniuk propose ici une analyse des pratiques et des représentations linguistiques en Ukraine, fruit d’une recherche documentée et d’un travail de terrain approfondi.

2 Dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur expose sa biographie pour éclairer le lecteur sur ses choix méthodologiques et sa problématique. Elle revient d’ailleurs régulièrement sur les situations linguistiques qu’elle a connues en tant que chercheuse étrangère mais aussi en tant que membre de la diaspora ukrainienne. Le livre s’appuie donc sur un travail de terrain de plus de dix ans, réalisé au cours de séjours réguliers entre octobre 1991 et août 2001, et qui a déjà donné lieu à plusieurs publications d’articles. Il accorde une large place aux entretiens menés par L. Bilaniuk dans plusieurs régions et différents milieux sociaux d’Ukraine. Sur la base de ces entretiens, l’auteur souhaite démontrer que la situation linguistique en Ukraine ne dépend pas tant de critères objectifs qui permettraient de distinguer clairement les différentes langues parlées que de la manière dont les individus s’approprient les langues à travers des pratiques et des discours. Au même titre que les nations sont considérées comme des « communautés imaginées » (Benedict Anderson1), L. Bilaniuk voit les langues comme des « entités imaginées ».

3 Plusieurs phénomènes linguistiques sont passés en revue – bilinguisme, purisme, standardisation, correction –, qui se retrouvent dans les trois thèmes qui sous-tendent l’ensemble des six chapitres : politique linguistique, idéologie linguistique et suržik, mélange d’ukrainien et de russe.

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4 La politique linguistique est présentée dans les chapitres I et III et montre l’évolution du statut de la langue ukrainienne et de la langue russe en Ukraine au XIXe et au XXe siècles. L’auteur rappelle les principales étapes de la politique des langues menée par les Soviétiques : ukrainisation des années 1920, puis russification à partir des années 1930, qui vise, à travers plusieurs réformes lexicales et grammaticales, à rapprocher l’ukrainien du russe et conduit à une stigmatisation du premier. Dans les années 1970 et 1980, les ukrainophones de Kiev pouvaient ainsi se voir demander pourquoi ils parlaient une langue « de chien » et non d’homme, sous-entendu le russe. Une langue ukrainienne standardisée est instaurée après l’indépendance de 1991. La question est examinée à travers les débats des linguistes ukrainiens sur le degré de distinction que l’on doit opérer entre ce nouvel ukrainien standardisé et l’ukrainien russifié de la période soviétique. Une révision opérée en 1993 établit de nouvelles normes linguistiques (lexicales et grammaticales), qui ne font pas l’unanimité, ce qui conduit à une nouvelle révision en 2004. Cette politique linguistique n’est toutefois pas l’objet principal du livre ; l’auteur l’utilise pour contextualiser son propos sur l’idéologie linguistique et souligner l’impact des changements de statut des langues sur les représentations formulées par les locuteurs ukrainiens.

5 La question de l’idéologie linguistique est présente dans l’ensemble des chapitres. Comment les jugements de valeur sur les langues conduisent-ils à la construction, au maintien ou à l’anéantissement de certaines unités linguistiques, comment les langues elles-mêmes sont impliquées dans des négociations liées au pouvoir social ? Cette question est traitée avec une acuité particulière dans le chapitre II, intitulé « La vie des langues ». Sous forme d’entretiens, quatre parcours linguistiques distincts mettent l’accent sur les relations entre comportements linguistiques et contextes sociaux (environnement familial, rencontres, changements de scolarité, milieu professionnel). On y voit comment ces derniers modèlent les jugements de valeur des locuteurs sur les langues et leurs usages (« je parle un ukrainien russifié », « mon russe n’est pas pur », « j’essayais de purifier mon ukrainien », « notre communauté utilisait un ukrainien correct »…). C’est à travers ces entretiens et d’autres témoignages recueillis par l’auteur qu’est étudié le purisme linguistique du début des années 1990, qui se manifeste par la volonté d’établir une distinction claire entre l’ukrainien et le russe : « dans la période post-soviétique, la langue est jugée en fonction de sa pureté et le mélange linguistique est stigmatisé » (p. 34). L. Bilaniuk adopte une position critique à l’égard de ce purisme, d’ailleurs scientifiquement rejeté par la plupart des études contemporaines qui reconnaissent la mixité linguistique comme une norme. L’auteur admet que les langues standardisées définissent des règles et un statut, mais, dès lors que des individus les utilisent, statut et correction font sans cesse l’objet de négociations. À ses yeux, le purisme linguistique des années 1990 s’est avéré contraire à la renaissance linguistique souhaitée par les nationalistes ukrainiens puisqu’il décourage ceux qui, souhaitant parler ukrainien, n’ont pas le sentiment de le maîtriser parfaitement.

6 En écho aux questions idéologiques et politiques, le phénomène de la langue mixte d’Ukraine, le suržik, est traité dans les chapitres IV et V. C’est un des apports majeurs de l’ouvrage. Désignant à l’origine un mélange, de faible qualité, entre farine de blé et farine de seigle, le mot suržik devient un terme générique pour qualifier les langues mixtes mêlant russe et ukrainien et, plus généralement, pour évoquer les différentes transgressions de la pureté linguistique. Les origines du suržik se trouvent, dès l’époque tsariste, dans la rencontre entre milieux ruraux plutôt ukrainophones et milieux

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urbains plutôt russophones. Mais d’autres modes de formation permettent à l’auteur de dégager une typologie en cinq catégories des différents suržik : suržik du paysan urbanisé ; suržik correspondant au dialecte de village ; ukrainien soviétisé ; suržik des bilingues urbains et suržik d’après l’indépendance, qui est celui des russophones s’efforçant de parler un ukrainien devenu langue d’État. Les usages sociaux et artistiques des suržik sont également traités à travers des témoignages, des écrits et des spectacles. La connotation critique du label suržik est soulignée notamment à travers les thèses des plus puristes qui désignent par là une mauvaise habitude, un manque d’éducation, une dégénérescence cognitive, voire une perversion des lois de la nature.

7 Le dernier chapitre est consacré au « bilinguisme non réciproque » : dans une conversation donnée, chaque locuteur reste attaché à sa langue préférée, aucun n’adoptant celle de l’autre. Prôné pour son caractère démocratique à travers la notion de choix linguistique, ce bilinguisme est souvent perçu et présenté comme un moyen de résoudre les conflits linguistiques, d’éliminer la nécessité de l’adaptation tout en préservant la pureté des langues utilisées. Largement présent dans les médias et notamment à la télévision, ce bilinguisme n’est pourtant pas nécessairement synonyme d’égalité entre les langues. En Ukraine, il tend à favoriser le russe qui est la langue la plus répandue et la plus puissante. C’est d’ailleurs au nom d’un tel bilinguisme que le russe était promu en Union soviétique en tant que langue de communication entre les peuples et qu’il est à nouveau valorisé en Biélorussie où, contrairement à l’Ukraine, il a obtenu le statut de seconde langue d’État (1995). Le débat sur le statut des langues n’est pourtant pas clos en Ukraine. L’auteur évoque en épilogue sa teneur au moment de la révolution orange et rappelle le combat mené par certaines forces politiques pour instaurer comme seconde langue d’État le russe, largement pratiqué dans les régions orientales d’Ukraine.

8 À ce sujet, on peut regretter que l’auteur n’ait pas choisi de consacrer un chapitre aux pratiques linguistiques dans les régions d’Ukraine, bien que l’ouvrage contienne plusieurs développements sur cette question. Ceci aurait permis de rappeler, par le biais linguistique, la complexité régionale de l’Ukraine, trop souvent schématisée. Il est vrai que le parti pris par l’auteur est autre : produire une analyse individualisée des pratiques linguistiques en adoptant une démarche anthropologique, et non les étudier via des agrégats tels que résultats de recensements ou sondages d’opinion.

9 Pour conclure, l’ouvrage de Laada Bilaniuk est une contribution importante à la compréhension des phénomènes linguistiques en Ukraine et devrait désormais servir de référence à tous ceux qu’intéressent la construction nationale en Ukraine et les transformations linguistiques dans l’espace postsoviétique, mais aussi la compréhension des sociétés bilingues ou multilingues.

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NOTES

1. Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, P. : La Découverte, 1996 (version originale : Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, New York : Verso, 1983).

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Olaf Mertelsmann, éd., Vom Hitler- Stalin-Pakt bis zu Stalins Tod

Masha Cerovic

RÉFÉRENCE

Olaf MERTELSMANN, éd., Vom Hitler-Stalin-Pakt bis zu Stalins Tod. Estland 1939-1953. Hamburg : Bibliotheca Baltica, 2005, 301 p.

1 Ces actes d’un colloque de novembre 2002, publiés sous la direction d’Olaf Mertelsmann, présentent les plus récents travaux – notamment de chercheurs estoniens – sur la soviétisation de l’Estonie1. Une introduction sur l’entre-deux-guerres de Konrad Maier et un article de synthèse d’O. Mertelsmann sont suivis d’un ensemble de contributions explorant, sous des angles différents, les grandes évolutions du système politique tout au long de la période. Se succèdent ainsi cinq études sur l’histoire culturelle et religieuse de l’Estonie de 1939 à 1953 et trois articles sur les pertes démographiques, question qui sert de fil conducteur à l’ouvrage.

2 À la veille de la guerre, l’Estonie était un pays rural, qui se distinguait par une population plutôt homogène, ne comptant que 12,4 % de minorités nationales pour 1,1 million d’habitants. Un essor économique exceptionnel avait permis au pays d’atteindre en 1939 un niveau de vie deux à trois fois supérieur à celui de l’URSS. En 1933-1934, une grave crise économique et politique avait mené à l’instauration du régime autoritaire de Konstantin Päts, véritable « ère du silence » présentée de façon critique par K. Maier. Pour O. Mertelsmann, l’affaiblissement de la société civile sous la dictature a probablement facilité la soviétisation de l’Estonie en 1940 (p. 34), piste que Maier n’explore malheureusement pas.

3 À l’automne 1939, 25 000 soldats de l’Armée rouge envahirent l’Estonie, annexée officiellement par l’URSS en août 1940. Au cours de ces quelques mois, près de 13 000 Baltes allemands quittèrent l’Estonie, conformément à un protocole secret du pacte germano-soviétique du 23 août 1939. Le pasteur Paul-Gerhard von Hoerschelmann témoigne de cette expérience (p. 51-66). La première soviétisation, présentée par

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O. Mertelsmann (p. 32-37), fut marquée par la nationalisation des grandes et moyennes entreprises, un début de collectivisation et une chute brutale du niveau de vie. Ce fut surtout une période de terreur, qui culmina avec la déportation le 14 juin 1941 de 10 000 Estoniens, dont près de 10 % de la population juive d’Estonie (Argo Kuusik, p. 139). La violence de cette première occupation explique en grande partie l’accueil favorable réservé à l’armée allemande, qui pénétra en Estonie le 7 juillet 1941. Les combats de 1941 sont relatés avec force chiffres et détails par Toomas Hiio (p. 67-95). De longues descriptions minutieuses reflètent le sort complexe des Estoniens mobilisés. 30 000 d’entre eux le furent dans l’Armée rouge pour être bientôt envoyés dans des camps de travail où 10 000 trouvèrent la mort. L’unité estonienne « Erna » combattit, quant à elle, aux côtés des Allemands. Après le retrait de l’Armée rouge, les partisans estoniens antisoviétiques instaurèrent une « terreur blanche » (Kuusik, p. 138), avant même l’arrivée de l’Einsatzgruppe A.

4 Pendant toute la durée de l’occupation, les Allemands s’en remirent largement aux forces locales estoniennes pour la mise en œuvre de leur politique d’occupation, y compris génocidaire, ce que rappelle avec force A. Kuusik dans une contribution particulièrement intéressante. Ainsi la police de sécurité (Sipo) allemande ne comptait au 1er juillet 1943 que 103 Allemands parmi ses 2 174 membres (Kuusik, p. 130-135). 7 800 habitants périrent pendant l’occupation allemande, dont 70 % d’Estoniens, 15 % de Russes et 12 % de juifs (soit le millier de juifs qui se trouvaient encore en Estonie à l’arrivée des Allemands, et qui furent exterminés avant début décembre 1941). Kuusik souligne que 70 % des victimes de l’occupation trouvèrent la mort avant le 1er juillet 1942, pendant la « terreur blanche » soutenue par les nazis.

5 De fait, l’essentiel de l’administration de l’Estonie sous occupation allemande, qui fait l’objet de l’article de Meelis Maripuu et Indrek Paavle, était aux mains des Estoniens, sous la houlette de l’administration autonome estonienne, Eesti Omavalitsus. Comme le rappellent les auteurs, l’Estonie se trouvait ainsi dans une situation tout à fait exceptionnelle parmi les territoires occupés d’Europe de l’Est. Le refus des Allemands de revenir sur les nationalisations et la collectivisation et de rendre à l’Estonie son indépendance causa une certaine déception parmi les Estoniens. Les Allemands n’en réussirent pas moins à mobiliser la population estonienne à leurs côtés : 60 000 Estoniens combattirent avec eux, notamment dans les Waffen-SS et la Wehrmacht (p. 125). Si M. Maripuu et I. Paavle en concluent que la collaboration avec les Allemands relevait avant tout d’une « coopération pragmatique » (p. 127), A. Kuusik souligne l’importance de la « collaboration active » (p. 150) des Estoniens. À la fin de la guerre, 70 000 personnes, dont une grande partie de l’élite et toute la minorité suédoise, quittèrent l’Estonie avec l’occupant. D’autres se réfugièrent dans la clandestinité, parmi les « frères des forêts » – élément auquel il est fait allusion tout au long du recueil mais qui ne fait malheureusement pas l’objet d’une étude précise.

6 En 1945, la population estonienne était ainsi devenue ethniquement homogène et ses élites avaient été décimées. En sus des victimes de la « lutte contre le banditisme », environ 20 000 Estoniens subirent encore la grande opération de déportation soviétique de mars 1949. Ces déportations successives font l’objet d’un article d’Aigi Rahi-Tamm, qui, après en avoir rappelé tous les chiffres, présente une intéressante étude de cas sur la déportation de 407 Allemands d’Estonie le 15 août 1945. Au total, selon Mertelsmann, entre 40 000 et 70 000 Estoniens périrent du fait des répressions staliniennes et près de 100 000 connurent la déportation (p. 37). Dans les années d’après-guerre, vinrent en

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parallèle s’installer en Estonie 241 000 Russes, dans le cadre d’une immigration du travail contrôlée, mais aussi suite à une immigration sauvage (A. Rahi-Tamm, p. 235, E. Zubkova, p. 271).

7 Un des points forts de l’ouvrage est de rappeler que la soviétisation en Estonie ne saurait se réduire à la terreur stalinienne. Ainsi Jaanus Plaat et Riho Altnurme examinent les relations des Églises avec les occupants en Estonie, le second axant son étude sur l’Église luthérienne. Ces deux auteurs montrent comment, après la politique de répression de 1940-1941, la seconde occupation soviétique fut marquée par une volonté de contrôle et d’infiltration des Églises par les organes de la Sécurité d’État. J. Plaat souligne cependant qu’on ne peut voir dans la forte diminution du nombre des pratiquants uniquement une conséquence de la répression soviétique. Il rappelle que, même en 1939, un quart seulement des Estoniens étaient des chrétiens pratiquants. La fréquentation des églises connut une hausse dans l’immédiat après-guerre, avant de chuter brutalement à partir de 1947 (p. 163). Le degré d’infiltration des Églises par les organes de la Sécurité d’État et de collaboration avec les autorités soviétiques est directement corrélé avec l’ampleur de la désaffection des pratiquants (p. 166-168). De plus, l’auteur rappelle l’impact de l’urbanisation, de l’école, des médias, dans un processus de sécularisation de la société qui n’est pas spécifique aux pays socialistes (p. 167-168).

8 Jaak Kangilaski et O. Mertelsmann se penchent, quant à eux, sur la politique culturelle et scolaire du pouvoir soviétique. J. Kangilaski insiste sur l’ampleur des répressions et l’appauvrissement très net de la scène artistique estonienne. Mais, comme le souligne Mertelsmann (p. 251), « les deux côtés, la dictature comme la culture et l’éducation, profitaient l’un de l’autre ». L’augmentation très forte du nombre de diplômés, à tous les niveaux, malgré la baisse qualitative des formations, permit selon lui une « professionnalisation » des cadres à la fin du stalinisme et la naissance dans les années 1950 d’une « identité nationale estonienne soviétisée » (p. 262). L’Estonie se transforma alors rapidement en une « république modèle » de l’URSS (p. 264).

9 Elena Zubkova et Tõnu Tannberg, dans deux contributions très riches, montrent enfin l’importance dans ce processus de soviétisation des luttes politiques à l’intérieur du parti communiste estonien et à Moscou. E. Zubkova souligne qu’en 1945, le pouvoir soviétique, confronté à une pénurie de cadres locaux, chercha à combiner les répressions avec une politique de compromis et de recrutement d’Estoniens (p. 273). En 1947, Moscou mit un terme à cette stratégie. S’ouvrit alors une phase de répressions, décidée par Moscou, mais mise en œuvre par un parti communiste estonien au sein duquel s’opposaient « anciens prisonniers politiques » et « nouveaux Estoniens », ceux qui avaient vécu jusqu’en 1940 en URSS (p. 276). La même année fut prise la décision de lancer la collectivisation en Estonie. Une campagne de propagande et de pressions, notamment fiscales, sur les paysans, précéda alors la collectivisation violente de 1949. À la mort de Stalin cependant, l’échec de la politique soviétique en Estonie était patent, ce que souligne un intéressant mémorandum d’Evgenij Gromov de juin 1953, analysé ici par T. Tannberg (p. 286-291). Non seulement les Estoniens ne représentaient encore que 68 % des membres du parti, mais ils étaient totalement absents, par exemple, du département opérationnel du ministère estonien de la Sécurité d’État. La « lutte contre le banditisme », qui, entre 1944 et 1953, avait entraîné la déportation de 20 919 personnes et la mort de 1 425 « bandits », « était ainsi menée avant tout par des personnes d’autres nationalités » (p. 287). La mort de Berija, dont la volonté de réviser

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la politique soviétique des nationalités est analysée en détail par l’auteur, mit un terme cependant aux projets esquissés dans ce rapport.

10 Enfin, dans une excellente contribution, Ruth Hinrikus analyse avec finesse la structure et le rôle des témoignages et mémoires d’Estoniens, publiés ou collectés (p. 183-210). Elle montre comment s’est formé un discours sur le traumatisme de la soviétisation sur fond d’idéalisation de l’Estonie d’avant-guerre (d’ailleurs illustré dans le recueil par le témoignage de P.-G. von Hoerschelmann). L’auteur rappelle que cette période est l’objet de mémoires plurielles, irréconciliables parfois, en fonction de la diversité des expériences. À la parole des victimes, pour qui « l’écriture est un baume pour les blessures de l’âme », répond le silence des « bourreaux » qui ne peuvent « déchirer le pathos de la libération nationale et les modèles rhétoriques » (p. 210).

11 On peut regretter que certains thèmes importants et controversés, comme l’économie, la collectivisation, la « russification », la résistance à la soviétisation…, ne soient abordés que de façon allusive. Dans l’ensemble cependant, avec plusieurs articles de très haute qualité, ce recueil constitue un apport important sur un sujet qui n’a encore fait l’objet d’aucune monographie.

NOTES

1. Voir également deux recueils parus en 2003, qui présentent les dernières avancées de la recherche sur les pays baltes depuis 1939 : Anu Mai Kõll, ed., The Baltic Countries under Occupation. Soviet and Nazi Rule (1939-1991), Stockholm : Awiksell, 2003, 421 p. ; Olaf Mertelsmann, ed., The Sovietization of the Baltic States, 1940-1956, Tartu : KLEIO, 2003, 254 p. (ce dernier ouvrage a été recensé dans la précédente livraison de comptes rendus : 46/4, octobre-décembre 2005, p. 959-962).

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Olaf Mertelsmann, Der stalinistische Umbau in Estland

David Feest

REFERENCES

Olaf MERTELSMANN, Der stalinistische Umbau in Estland. Von der Markt- zur Kommandowirtschaft. Hamburg : Kovač, 2006, 303 p. (Hamburger Beiträge zur Geschichte des östlichen Europa, 14)

1 The first economic plan for the Estonian Socialist Republic was issued in December 1940 under chaotic circumstances. A local organization of the planning agency Gosplan had just been founded and was working under the direction of a trustworthy party worker from Moscow. Nevertheless, most of its workers had little experience in Soviet style economy, work was done in a hodgepodge way, economical institutions were repeatedly reorganized and the state officials had a hard time understanding the Russian instructions from Moscow. In a letter to the Estonian Council of Peoples Commissars even the most important word –industry– had to be translated into Estonian in a handwritten margin note. A vivid description of the first Soviet year at the beginning of Olaf Mertelsmann’s book already makes clear, that although the Baltic States were incorporated into the economic system of the Soviet Union, it took some time for them to adjust to the standards already established in the old Soviet republics. According to the author, the party leadership followed the aim of sovietization with a trial and error method. The special situation of the newly acquired territories that were reoccupied in 1944, and the resulting differences to the rest of the union, make the book an interesting read.

2 However, Mertelsmann’s focus is broader. Although the book is merely a preliminary study, he aims at giving an overview of the entire process of sovietization of the Estonian economy: population growth, agriculture, the standard of living and even the often neglected sphere of service. Drawing on writings by P. Gregory and others Mertelsmann prefers the terms « command economy » or « managed economy » to the

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term « planned economy » common in German, since the means to actually implement a central plan was limited. Showing how economy really worked, the author inevitably repeats observations that have been made with respect to the old republics of the Soviet Union. For instance, it is hardly surprising that union-wide phenomena like deficits, the autarchy of regions and enterprises, or practices like shadow economy, illegal methods of procurement or personalised power relations and a great deal of improvisation can also be found in the post-war industry in Estonia. The same goes for the factors leading to a low standard of living, especially the negligible wholesale prices for agricultural products, the prohibition of market relations and the focus on heavy industry. Although by including memories and other non-statistical material in the description of the economical development Mertelsmann’s book gains a certain local flavour (and also a great amount of readability), it is not always clear, what was specific about the Estonian case.

3 This is not to say, that the author has nothing new to offer. Especially the careful evaluation and correction of the often dubious statistical material is not to be underestimated. Of course, historians have previously had more than a hunch that the statistical material, proving for instance a breathtaking pace of industrialization in Estonia after the war, could not be taken at face value. But Mertelsmann pins down in detail, how fictional plan-fulfillment, hidden inflation and fixed prices as well as outright falsifications could be the basis of such statistics.

4 In addition to the above, Mertelsmann takes a firm stand in some of the most controversial issues concerning the industrialization in the Baltic States. For instance, on the grounds of the internal balance of trade from 1944 to 1948, that shows heavy investments in the small republic, he rejects the notion of Estonia having been a victim of some kind of colonial exploitation and sees it rather as a victim of failed economic policies. Also, he argues that the mass immigration of Russian speaking workers into Estonia was not planned by the state, but happened spontaneously as a result of the famine in Russia. The central power, Mertelsmann states, would not have been able to effectively implement such a policy.

5 This last point is an important one, but it also shows that an exclusively socioeconomic argumentation can have its shortcomings. After all, the state might nevertheless have been interested in this development, as the widespread propaganda about the leading role of Russian culture in the forties suggests as well as the privileges that were granted for the immigrants.

6 This danger of a reductionistic account also appears with regard to other topics. For instance, Mertelsmann convincingly shows, that besides imposing a non effective economic system, the Communist Party made some grievously wrong decisions concerning the direction of the Estonian economy. Thus, the allocation of vast sums into the north-eastern Estonian oil shale industry proved to be a misinvestment in the long run, due to the inferior material. But the author makes no attempts to explain these decisions as a part of an ideology of heavy industry, that sometimes seems to have gone beyond rational considerations.

7 Mertelmann’s general tendency to factor out the political dimension seems especially inappropriate, when he tries to explain the collectivization of agriculture in Estonia exclusively as an attempt to exploit the countryside and pump the money into industrialization. In doing so, the author ignores not only the great amount of research that denies this effect and stresses the political motives for collectivization, but also

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doesn’t take into account the new situation after the war, when the Soviet leaders knew from experience what the economical outcome of collectivization would be like. If the Bolsheviks thought in the late 1920, that profit could be made through collectivization – a claim, that can been questioned – they had no reason to still believe this after the war. Why they repeated the collectivization drive anyway is not a trivial question, and by presupposing simple economical reasons Mertelsmann avoids going deeper into the subject.

8 Also, a couple of small shortcomings are surprising. The fact that he never explicitly mentions the fourth Five-Year Plan (1946–1950) may seem inadequate in a book on command economy. A more serious omission is the virtual absence of the currency reform of December 1947 that is mentioned only once briefly. In fact, it was more than just a means of fighting inflation – in regard to the whole Soviet Union it has been said, that it « clearly bore confiscational character »1. In the newly occupied territories it furthermore functioned as a politically and economically essential step to eliminate the remains of the free market. In the same vain, Mertelsmann doesn’t pay much attention to the unification of small enterprises and collective farms to large scale unions in 1950. These were in fact an important step in destroying the old structures that had survived even in the kolkhoz system. For many, they appeared to be a « second collectivization ».

9 In the last chapter, the author engages in a little bit of counterfactual historical speculation, making clear once more, that the very collectivization, in addition to low prices for agricultural products, as well as the misallocation of capital into the unproductive oil shale industry, stand out as the main reasons for the bad economic performance of Soviet Estonia in the post-war years. These errors, Mertelsmann maintains, could have been avoided even within a Soviet framework, whereas as an independent country Estonia would even have had the chance to perform – as the author puts in a strangely Soviet-like formula – a « leap into the first league of the developed industrial nations. » (p. 269)

10 In spite of the above criticism the overall evaluation of the book clearly has to be a positive one. It is the first post-Soviet attempt to provide an overview over the economic sovietization in Estonia. And in contrast to many other overviews it is mainly based on a wide range of archival sources. It is true, the statistical work inevitably suffers from a certain amount of incredibility of the sources and can sometimes be done only by means of small case studies. However, Mertelsmann uses the quantitative material in a cautious way and juxtaposes it with a great amount of narrative statements that give insight into the daily practices of the Soviet economy. The outcome is a very readable and useful account of the Soviet command economy in Estonia.

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NOTES

1. O. Chlevnjuk, « Die sowjetische Wirtschaftspolitik im Spätstalinismus und die Affäre ‘Gosplan’ », Osteuropa, 9, 2000, p. 1031–1047, here: p. 1035.

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Isabelle Ohayon, La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline

Marco Buttino

RÉFÉRENCE

Isabelle OHAYON, La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline. Collectivisation et changement social (1928-1945). Paris : Maisonneuve & Larose- Institut Français d’Études sur l’Asie Centrale, 2006, 426 p.

1 Isabelle Ohayon étudie l’impact de la « révolution par en haut » sur la population nomade et semi-nomade du Kazakhstan. Elle en examine en profondeur les diverses phases entre la fin des années 1920 et la moitié des années 1930 : dispositions d’expropriation et de déportation des bai, premières mesures de sédentarisation des nomades, collectivisation, création d’un élevage sédentaire et passage des anciens nomades à la production agricole ou à d’autres activités. Son approche a le mérite de placer au centre de l’observation les acteurs sociaux et la dimension locale, ce qui permet de découvrir comment les politiques décidées par Moscou furent appliquées au Kazakhstan, quelles furent leurs conséquences directes et les réactions des nomades. Un autre aspect méthodologique important consiste en une dimension comparative constante qui tient compte des autres régions de l’URSS ainsi que d’autres pays coloniaux et permet d’envisager le cas du Kazakhstan à la fois dans sa complexité et sa spécificité.

2 La collectivisation au Kazakhstan est devenue un sujet de recherche dans les dernières années de l’URSS grâce à l’ouverture des archives. Les premières études sont le fait d’historiens kazakhs (Žuldusbek Abylhožin et d’autres) qui, à la fin des années 1980, firent partie d’une commission d’enquête créée par les autorités politiques du Kazakhstan. D’autres collectes de documents suivirent, mais le climat politique de la république ayant changé, les espaces de recherche pour les historiens locaux n’existaient plus. Les chercheurs des autres pays, qui pouvaient pourtant accéder à de précieuses sources d’archives, n’abordèrent pas ce thème. Récemment, enfin, parut

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dans les Cahiers du Monde russe un important article de Niccolò Pianciola sur la fin du nomadisme au Kazakhstan, résultat de recherches dans les archives moscovites1. À présent, le livre d’Isabelle Ohayon nous apporte des connaissances et une réflexion nouvelles. Son travail s’appuie principalement sur des documents inédits recueillis dans les archives kazakhes – archives très peu fréquentées mais d’un intérêt extrême. L’auteur a sélectionné et interprété ces sources, armée d’une bonne connaissance des études historiques, ethnographiques et anthropologiques de la société kazakhe.

3 L’une des questions les plus importantes qui sont traitées ici concerne la signification, ainsi que les pratiques, de la « modernisation ». Le régime soviétique, comme les régimes coloniaux, construisit sa propre légitimation sur sa capacité présumée à moderniser et décrivit la société d’Asie centrale comme arriérée et victime de rapports de pouvoir et de traditions qui entravaient son développement. Le nomadisme était considéré par les dirigeants soviétiques comme une manifestation éclatante de sous- développement. Le même jugement était porté par les intellectuels locaux progressistes qui, à la fin de l’époque tsariste puis pendant la guerre civile, s’étaient tournés vers le parti Alash Orda et s’étaient opposés aux bolcheviks. Quelques-uns d’entre eux trouvèrent ensuite un compromis avec le nouveau régime, mais ils furent emportés par les répressions lorsque celui-ci imposa sa propre forme de modernisation autoritaire. On présentait alors la modernisation comme un processus linéaire inéluctable qui allait s’accomplir dans un avenir plus ou moins proche. Cette illusion positiviste, caractéristique des politiques coloniales de l’époque et très répandue aujourd’hui encore vu l’arrogance de l’Occident, justifia le recours à la violence de la révolution par en haut. I. Ohayon montre que la société kazakhe était en réalité beaucoup moins nomade qu’on ne la décrivait, et moins statique surtout. Cette modernisation forcée anéantit la vitalité interne et les processus de transformation qui avaient débuté à l’époque du colonialisme tsariste, moins violent.

4 Le livre illustre les deux faces de la politique soviétique, l’une destructrice et l’autre constructrice. La première consiste en la déportation qui entraîna la famine, puis la mort, de plus d’un million de personnes, ainsi qu’un exil massif hors de la région. L’auteur documente ces événements très rigoureusement, en pénétrant au cœur des informations locales et en suivant les itinéraires des migrations. Survint ensuite la reconstruction sociale, sous la protection menaçante de l’URSS, par le biais de la sédentarisation des nomades, y compris d’une partie des fugitifs dont le retour fut encouragé par les Soviétiques. Le vide laissé par les départs fut en partie compensé par l’arrivée en masse de déportés provenant des autres régions de collectivisation, et qui furent installés dans les steppes kazakhes en tant que specpereselency. Plus tard, au-delà de la période traitée dans l’ouvrage, arriveront des centaines de milliers de déportés de l’Extrême-Orient russe, du Caucase, de Crimée, de la Volga et d’autres régions encore.

5 Une autre question fondamentale, étroitement liée à celle de la modernisation, concerne le rapport entre connaissance de la société locale et volonté d’instaurer la révolution. I. Ohayon se demande en effet de quelles informations les autorités politiques soviétiques disposaient ; si elles possédaient les instruments culturels nécessaires pour comprendre la société qu’elles prétendaient transformer ; enfin si elles n’étaient pas en quelque sorte victimes elles-mêmes de la propagande qu’elles avaient mise en place. L’auteur apporte des réponses à ces questions à partir de la spécificité du cas kazakh, tout en contribuant dans le même temps à une lecture nouvelle de l’histoire soviétique dans son ensemble. La confiscation des biens des bai,

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réalisée de façon à miner leur autorité morale et à les priver du rôle et des rituels propres à leur position sociale, révèle la volonté du nouveau régime de transformer la société par la violence. Les Soviétiques visèrent d’abord les liens de solidarité existant au sein de la société kazakhe, puis ils éliminèrent les intellectuels locaux qui pouvaient se faire les porte-parole du mécontentement, et enfin ils agressèrent la société en l’affamant. Dans ces trois phases, ils montrèrent des visages différents : la première étape – expropriation des bai et premières mesures de sédentarisation – révèle une démarche impliquant encore un désir de connaître les liens internes de la société kazakhe ; par la suite, la volonté d’agression devient prédominante. Pour le nouveau système, il était utile d’entretenir des relations avec les dirigeants politiques kazakhs modérés qui subsistaient encore dans le parti. En marge des positions dominantes dans la direction communiste avaient encore lieu des réflexions et des discussions importantes, dont les protagonistes étaient surtout des politiciens qui, par le passé, avaient joué un rôle dans l’Alash Orda : les solidarités au sein de la société kazakhe n’étaient-elles qu’un héritage du passé à surmonter ou bien exprimaient-elles des comportements communautaires compatibles avec le communisme ? Il ne s’agit pas ici d’examiner le bien-fondé de ces positions, mais plutôt de voir si elles reflétaient une attitude différente de celle adoptée par les partisans des mesures les plus radicales. La volonté de révolutionner la société locale de l’extérieur se transforma de fait en une agression ouverte sous l’impulsion des dirigeants staliniens liés à Moscou et étrangers aux tourments de l’intelligentsia locale. Pour eux, les intellectuels locaux n’étaient que des ennemis, car il ne fallait ni connaître, ni transformer graduellement, mais détruire pour ensuite reconstruire.

6 De fait, le pouvoir soviétique central ne pouvait révolutionner la société que de cette façon, étant donné sa conception positiviste du développement, sa lecture de la société comme produit de la lutte des classes (dans le cas des nomades, il s’agissait d’une approche incontestablement erronée), et enfin à cause du flux d’informations mensongères fabriquées par une chaîne de bureaucrates épouvantés, désireux surtout de satisfaire et d’asseoir le pouvoir de ces mêmes autorités.

7 Dans ce contexte, il est intéressant de suivre le parcours d’un dirigeant soviétique qui représente un trait d’union entre les décisions stratégiques prises au sommet et la société périphérique des nomades : Turar Ryskulov. On a beaucoup publié sur son compte : ses lettres à Stalin et à d’autres représentants du parti, des documents portant sa signature et concernant les dispositions prises pour modifier le processus de sédentarisation, ses analyses de la famine et des moyens pour y remédier. I. Ohayon présente des documents inédits et nous livre des réflexions utiles pour comprendre ses propositions qui constituèrent une ultime tentative pour arrêter le massacre. Les informations recueillies sont un apport important pour l’élaboration d’une biographie de Turar Ryskulov dont l’absence se fait sentir aujourd’hui encore.

8 L’analyse faite par I. Oyahon des dynamiques de la faim est en outre extraordinairement riche. L’auteur s’aventure dans les contradictions des statistiques soviétiques et fournit une description où situations locale et générale s’expliquent de façon cohérente. La lecture est facilitée par une série de splendides cartes de la région, réalisées par l’auteur, qui illustrent des thèmes comme composition et distribution de la population, migrations, nouvelles implantations.

9 L’attention portée aux acteurs sociaux conduit I. Ohayon à enquêter avec le même bonheur sur les différentes formes de résistance à la politique soviétique. Il y eut en

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effet des révoltes et l’historienne les étudie avec une grande attention, en en soulignant les raisons spécifiques et les modalités diverses. Il y eut aussi d’autres formes de résistance, comme l’abattage du bétail destiné à la réquisition. De cet épisode que l’on retrouve dans les études sur la collectivisation d’autres régions de l’URSS, I. Ohayon discute avec prudence, faisant ressortir que la perte du bétail eut surtout d’autres causes et, de fait, il est probable que les animaux furent dans un premier temps réquisitionnés, puis qu’ils moururent faute de fourrage et victimes d’épidémies.

10 Autre question importante qui traverse tout le livre : celle de la responsabilité quant à ce qui s’est passé. L’auteur pose la question du génocide, en se demandant si les autorités soviétiques ont agi dans le but explicite d’exterminer la population nomade. La réponse est évidemment que l’objectif était autre, mais néanmoins, devant la débâcle provoquée par leur politique, les Soviétiques continuèrent dans la même voie, même s’ils étaient conscients que les « coûts » sociaux étaient devenus énormes. Une confrontation avec la situation ukrainienne s’impose naturellement. Isabelle Ohayon soutient, à juste titre, que les dirigeants soviétiques n’eurent pas l’intention d’exterminer les nomades et donc que ce ne fut pas un génocide, même si l’entière responsabilité des événements leur incombe. Les avis sont contradictoires en ce qui concerne l’Ukraine où les autorités furent encore plus impitoyables puisque, si elles accordèrent aux Kazakhs la possibilité de fuir, elles ne permirent pas aux Ukrainiens de s’échapper de ces régions de famine et de mort.

11 Il faut dire pour conclure que le livre d’Isabelle Ohayon traite ces grands thèmes avec une richesse d’analyse extraordinaire. On ne peut qu’en recommander chaleureusement la lecture.

NOTES

1. Niccolò Pianciola, «Famine in the steppe: the collectivisation of agriculture and the Kazak herdsmen 1928-1934», Cahiers du Monde russe, 45 (1-2), 2004, p. 137-192.

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Edward Schatz, Modern Clan Politics

Isabelle Ohayon

RÉFÉRENCE

Edward SCHATZ, Modern Clan Politics. The Power of « Blood » in Kazakhstan and beyond. Seattle-Londres : University of Washington Press, 2004, 250 p.

1 La question des institutions lignagères (claniques) dans le politique au Kazakhstan se trouve au cœur des interrogations qui animent la recherche sur cette république depuis le début des années 1990. L’effondrement de l’URSS a enfin rendu possible le discours sur ce problème resté tabou au Kazakhstan soviétique. Les logiques de clans, officiellement éradiquées depuis la fin des années 1930, se trouvaient en conséquence reléguées au rang de survivances dans le discours tant académique que politique. Un travail sur le rôle actuel des lignages s’imposait donc dans ce champ, d’autant plus qu’il nourrissait et nourrit toujours bien des fantasmes chez les sociologues et politologues spécialistes du Kazakhstan.

2 La société kazakhe se structure en effet traditionnellement en segments lignagers qui constituent aussi bien des petites unités sociales (familles élargies, parentèles) que des ensembles tels que les lignées constituées (sept générations en filiation patrilinéaire), voire des groupes de descendance encore plus larges, assimilés à des tribus ou aux trois confédérations kazakhes (« hordes » en russe, žuz en kazakh). Ce schéma d’organisation, qui relève de la projection de liens de parenté réels ou parfois fictifs sur la totalité du corps social, explique la puissance de la référence généalogique dans les usages politiques et sociaux au sens large. Son caractère structurant conduit légitimement Edward Schatz à s’interroger sur sa persistance à l’époque soviétique, et surtout sur son actualisation politique dans le Kazakhstan postsoviétique. L’auteur choisit d’emblée d’inscrire sa réflexion dans la problématique des politiques identitaires (identity politics), en appréhendant ces différents degrés d’appartenance comme des « identités subethniques » et en cherchant à montrer leur spécificité par rapport à d’autres identités : ethnique, « raciale », religieuse, de genre ou de classe.

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3 Sa démarche consiste également à explorer les théories de l’ethnicité à partir de l’analyse des rapports entre systèmes de parenté et politique, puis à en tester, en quelque sorte, la validité sur une réalité sociale et historique donnée. De sorte que E. Schatz semble vouloir aussi contribuer à une élaboration théorique de la question, en réconciliant, dans un exercice pour le moins périlleux, essentialisme et constructivisme. La mise à l’écart de la thèse primordialiste occulte selon lui d’importants aspects du problème des mécanismes de reproduction des identités, car, si les solidarités de groupes sont des constructions sociales qui changent et évoluent en permanence, on doit pouvoir en identifier les limites.

4 Un autre objectif de ce travail consiste à comprendre les défis que posent les clans pour un État en termes de système légal et de gouvernement. Dans une perspective programmatique un peu déconcertante, l’auteur cherche à démontrer que le déni des groupes claniques comme force politique par l’État moderne au Kazakhstan conduit plutôt à les mettre davantage en valeur et dessert le système de gouvernement. Leur reconnaissance institutionnelle, voire leur légitimation, conduirait à réconcilier des logiques divergentes, et la transparence des alliances politiques qui en résulterait pourrait devenir un moyen efficace de préserver la stabilité de l’État, d’accroître son efficacité et d’assurer la représentativité du gouvernement.

5 Ce travail de thèse, produit d’une recherche menée entre 1997 et 2003, associe l’utilisation de sources publiées et de documents d’archives pour la période soviétique à des enquêtes sociologiques pour la période contemporaine. Ces enquêtes couvrent trois régions importantes du Kazakhstan (Almaty, capitale économique du pays, Atyrau, principale région pétrolière, Shymkent, zone frontalière de l’Ouzbékistan) et ont consisté en des entretiens individuels classiques (protocoles en annexe de l’ouvrage) ainsi qu’en des groupes de discussion (focus groups) en milieu rural, visant à mettre en évidence les représentations sur les lignages. À cela s’ajoutent des entretiens avec des personnalités du monde politique et académique.

6 La première partie du livre (chapitres I à IV) interroge la permanence des clans à la période soviétique dans un contexte où sédentarisation, urbanisation, industrialisation, alphabétisation, recul de la tradition orale et lutte contre les formes « d’arriération » ont fortement mis à mal cette réalité et l’ont exclue de la sphère publique. Réfutant deux hypothèses – la première, selon laquelle les clans ont survécu en silence au régime soviétique pour réapparaître dans la vie sociale et politique postsoviétique, et la seconde, qui consiste à dire que c’est le régime soviétique qui a créé les clans –, l’auteur cherche à comprendre dans quelles niches sociales particulières les clans ont persisté et comment leurs fonctions ont été transformées par l’expérience soviétique. La principale réponse tient dans le rôle d’une économie de pénurie qui a fourni un terrain privilégié à la mobilisation des réseaux de parenté et à leur consolidation dans les stratégies d’obtention de biens divers. L’argument, à la fois classique et intéressant, ne rend cependant pas tout à fait compte de la spécificité de la catégorie de clan et de lien clanique par rapport au lien de parenté ordinaire. L’auteur soutient que le lien clanique est plus fort chez les Kazakhs que chez les autres groupes ethniques du Kazakhstan, notamment chez les Russes, et qu’il forme même une ligne de démarcation interethnique que les deux groupes reconnaissent comme pertinente. Autre particularité par rapport aux divers types de blat, il induirait un système d’échange de services non immédiat qui rendrait les membres d’un réseau réciproquement

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redevables sur la longue durée, ce qui ne paraît pas non plus spécifique aux clans et pourrait très bien s’appliquer aux réseaux d’amis de type odnoklassniki.

7 La deuxième partie (chapitres V et VI) concerne la période postsoviétique et analyse les lignes de compétition entre les différents réseaux claniques qui modèlent le paysage politique au niveau tant national que régional et local dans le Kazakhstan de Nursultan Nazarbaev. Elle tente de montrer la manière dont ce dernier parvient à créer un équilibre entre les réseaux claniques tout en manipulant des clientèles en fonction des mêmes principes d’appartenance lignagère. Dans ces manœuvres, les représentants des populations slaves du Kazakhstan ne sont pas complètement exclus et font office de « quatrième horde ».

8 Mais le réinvestissement de la scène publique par les solidarités lignagères ne se limite pas à la compétition pour les postes les plus intéressants, phénomène somme toute difficile à saisir dans sa complexité. Il occupe un espace discursif où se manifeste l’impact de l’expérience soviétique sur l’érosion des clans et du lien étroit entre identité clanique et oralité. La connaissance généalogique, au fondement de la cohésion lignagère et autrefois de la société nomade kazakhe, est peu ou prou maîtrisée par les acteurs de ce jeu social et politique, si bien que l’usage de l’appartenance lignagère qui ne peut être invoquée autorise toutes les spéculations. Moins les acteurs ont de connaissance de l’identité et de la généalogie de leurs congénères, moins ils sont en mesure de remettre en cause la légitimité de la référence clanique. Ils se voient obligés de l’accepter et d’utiliser le même discours pour y répondre. C’est ainsi que se déroulent régulièrement des batailles discursives entre le pouvoir et l’opposition.

9 Bien que l’ouvrage présente des hypothèses originales, on regrettera un degré trop élevé de généralité et la dilution de l’argumentation dans un retour récurrent sur les grandes évolutions sociales, politiques et économiques du Kazakhstan soviétique et postsoviétique. Pour l’ensemble des périodes traitées, l’auteur bute vraisemblablement sur un manque de données et, de fait, sur la grande difficulté à en obtenir sur cette question, notamment – et on le comprend – auprès des acteurs politiques impliqués aux plus hauts niveaux de décision. Mais ces lacunes ne révèlent-elles finalement pas la place mineure des loyautés claniques dans le jeu politique kazakh actuel où les principes du clientélisme relèvent de logiques multiples bien plus complexes ?

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Natal´ja Kosmarskaja, « Deti imperii » v postsovetskoj Central ´noj Azii

Marlène Laruelle

RÉFÉRENCE

Natal´ja KOSMARSKAJA, « Deti imperii » v postsovetskoj Central´noj Azii. Adaptivnye praktiki i mental´nye sdvigi (Russkie v Kirgizii) [« Les enfants de l’Empire » en Asie centrale post-soviétique Pratiques d’adaptation et évolutions mentales (les Russes du Kirghizstan)]. Moscou : Natalis, 2006, 596 p. (Evrazija. Novye issledovanija)

1 Le livre de Natal´ja Kosmarskaja constitue l’une des premières études de grande ampleur menée par un chercheur russe sur la situation d’une communauté russe de l’étranger proche, celle des Russes du Kirghizstan. Fondé sur des enquêtes de terrain poursuivies tout au long des années 1990 et au début des années 2000, l’ouvrage ne se limite pas à une analyse descriptive de la situation politique, sociale et culturelle de cette minorité (916 500 personnes au recensement de 1989, 600 000 à celui de 2000). Doté d’une portée théorique plus large, il se veut une réflexion sur l’ensemble de la question diasporique et la manière dont elle a été traitée en tant qu’objet scientifique depuis le début des années 1990. Dans l’analyse de ce sujet politiquement sensible, l’auteur se démarque ainsi de bon nombre de travaux souvent engagés dans la défense de cette diaspora.

2 La première partie est consacrée à la question des migrations et à l’évolution des flux migratoires des nouveaux États de la CEI vers la Russie. L’auteur s’interroge sur les causes de la baisse des flux migratoires des Russes de l’étranger proche et analyse les diverses théories prônant, soit leur départ massif en direction d’une « mère patrie » toute théorique, la Fédération russe, soit leur intégration dans la nouvelle république. Kosmarskaja démontre que l’atmosphère nationaliste de la première

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moitié des années 1990, avec le sentiment d’une « revanche » des nationalités titulaires face aux Russes, a fortement diminué par la suite. Ce « nationalisme du quotidien » ne semble plus constituer le principal motif de départ des minorités russes aujourd’hui. L’auteur invite également à prendre en compte des éléments importants, comme le statut de la langue russe, et consacre un chapitre à un phénomène souvent mentionné mais très peu étudié, celui des « migrations de retour », qui concerne des Russes revenant à nouveau dans leur république d’origine après l’échec de leur installation en Russie. Les arguments théoriques avancés dans cette partie sont ensuite appliqués aux Russes du Kirghizstan, dans un chapitre où l’auteur expose les résultats de ses enquêtes de terrain sur leurs motivations pour partir.

3 La deuxième partie, plus courte, est consacrée aux particularités de la situation économique. À l’aide de récits de vie récoltés lors de ses séjours sur place, l’auteur brosse le tableau de l’intégration économique des Russes du Kirghizstan en analysant leurs capacités à faire émerger un « business russe » qui profite des avantages du passage à l’économie de marché et leur permet d’éviter les sphères réservées à la nationalité titulaire comme la fonction publique. On mentionnera un chapitre particulièrement original consacré à l’économie rurale des villages de la région de l’Issyk-Kul, dont le peuplement russe date du début du XXe siècle.

4 La troisième section s’intéresse aux « métamorphoses de l’identité ». L’auteur y examine en détail les différentes revendications identitaires et la recomposition des loyautés politiques en cours : sentiment d’appartenir toujours au peuple soviétique, rattachement symbolique à la Russie, définition d’identités localistes (« je suis un Russe du Kirghizstan »), émergence d’une identité civique kirghizstanaise. Elle envisage également ce que Russes et Kirghizes affirment s’être apportés – ou ce qu’ils se reprochent – mutuellement. Du dépouillement très pointu de ses propres enquêtes sociologiques, Natal´ja Kosmarskaja retire l’idée que, bien que les deux peuples n’aient que peu de griefs spécifiques l’un envers l’autre, le sentiment général n’en reste pas moins celui d’une atmosphère nationaliste dont chaque communauté accuse l’autre.

5 La quatrième et dernière partie s’interroge sur le terme de « diaspora », qui n’est pas dénué d’ambiguïtés. Outre le fait qu’historiquement, les Russes de l’étranger proche n’ont pas émigré hors des frontières de leur État, plusieurs composantes intrinsèques à la définition d’une communauté comme « diaspora » ne semblent pas, pour l’instant, réunies dans le cas russe. Selon l’auteur, peut être considérée comme « diaspora » une communauté qui partage une conscience ethnique commune, des institutions de solidarité lui conférant une réalité sociale et économique, et enfin un lien spécifique avec le pays appréhendé comme « mère patrie ». Dans le cas présent, ces éléments sont en partie absents et les analyses de l’auteur appliquées aux Russes du Kirghizstan le confirment. Le sentiment d’une unité ethnique, développé chez les activistes plus politisés et plus radicaux, est bien souvent inexistant chez la majorité des Russes interrogés lors d’enquêtes sociologiques. Enfin, la reconnaissance de la Russie comme mère patrie est problématique : nombre de Russes de l’étranger proche, qui connaissent les difficultés d’intégration de ceux qui sont retournés vivre dans la Fédération, ont très largement démythifié la Russie. L’auteur conclut en analysant la portée du « projet diasporal » face au « projet autochtone », et dénonce au passage le caractère souvent très engagé des analyses sur la question, tant russes

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qu’occidentales, qui n’ont que rarement mis en relief la capacité d’intégration des Russes dans les nouvelles républiques, mais dressé au contraire un tableau qu’elle juge trop catastrophiste de la réalité locale.

6 Cet ouvrage retiendra l’intérêt de tous ceux qui s’intéressent au Kirghizstan, à l’Asie centrale ou à la question des Russes de l’étranger proche. Il doit également être salué pour la solidité théorique dont il fait preuve. C’est le précieux témoignage de l’émergence en Russie de courants scientifiques de haut niveau consacrés à des sujets d’actualité politique qui sont trop souvent encore aux mains des mouvements engagés politiquement. Il confirme enfin toute la pertinence des approches sociologiques du politique permettant d’apporter un regard neuf sur des sujets de science politique qui manquent souvent d’une certaine profondeur anthropologique.

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Habiba Fathi, Femmes d’autorité dans l’Asie centrale contemporaine

Stéphane A. Dudoignon

RÉFÉRENCE

Habiba FATHI, Femmes d’autorité dans l’Asie centrale contemporaine. Quête des ancêtres et recompositions identitaires dans l’islam postsoviétique. Préface d’Olivier Roy. Paris : Maisonneuve & Larose-Institut Français d’Études sur l’Asie Centrale, 2004, 348 p., ill.

1 Édition d’une thèse soutenue il y a quelques années à l’INALCO, le présent ouvrage est le résultat d’un travail de terrain effectué en plusieurs périodes à partir de 1993, principalement en Ouzbékistan, dans le cadre d’un long séjour à l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (Tachkent). L’étude est basée sur un échantillon de soixante- seize femmes d’autorité en islam : dépositaires des rituels religieux et prophylactiques féminins, guérisseuses, responsables d’associations « islamiques » – auxquelles Habiba Fathi, par souci de protéger ses sources, a donné des prénoms fictifs (bien que les photographies de l’album central permettent d’en identifier plus d’une). Ces précautions sont justifiées par les demandes explicites des protagonistes des renouveaux religieux observés ici, souvent confronté(e)s à la méfiance des autorités politiques et au zèle répressif des polices locales. Au Tadjikistan par exemple, la répression qui s’abat depuis quelques années sur les milieux religieux vernaculaires de langue ouzbek – Loqay au sud du pays, gens du Ferghana dans le centre et le nord – a récemment entraîné une fermeture relative aux enquêteurs extérieurs de la part de milieux religieux féminins très souvent turcophones ou bilingues, suspectés de connexions avec le Mouvement islamique d’Ouzbékistan ou avec le Hizb al-Tahrir. Les entretiens qui ont nourri l’ouvrage, réalisés pour la plupart en russe, sont non directifs, l’auteur ayant cherché à restituer aussi fidèlement que possible des histoires de vie « remplies d’une charge émotionnelle lourde de sens » (p. 25), ce qui confère à son travail une incontestable valeur de témoignage. L’un des principaux postulats de l’enquête est la mise en lumière d’un antagonisme entre, d’un

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côté, des femmes récemment acquises à une vision littérale et normative de l’islam et, de l’autre, des praticiennes traditionnelles de l’enseignement religieux et des rituels féminins.

2 Comme le souligne fort justement le préfacier, les études sur les femmes et la religion se réduisent souvent à une recherche sur les marges des sociétés ou sur les stratégies développées par les femmes, soit pour contourner un ordre globalement masculin, soit dans l’optique minimaliste d’une survie pure et simple. En fait, ce sont la plupart des recherches sur l’islam en général dans l’ancien domaine soviétique, tant au masculin qu’au féminin, qui se cantonnent jusqu’à nos jours à l’étude de marges sociales et culturelles. De ce point de vue au moins, le présent ouvrage nuance quelque peu le corpus des études, ethnographiques en particulier, sur l’islam au féminin en Eurasie centrale (bien qu’il ait été précédé, notamment sur la période coloniale, de travaux historiques qui ont posé d’utiles balises sur la question du rôle des femmes dans la constitution et la transmission d’un islam savant). L’ouvrage revisite notamment de manière vivante et fructueuse la fameuse opposition généralement qualifiée d’« orientaliste » entre culture « d’en haut » (high culture) et « d’en bas » (low culture), culture savante et culture populaire – une opposition moins prégnante, en fait, dans ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler orientalisme que dans l’anthropologie d’Ernst Gellner et dans ses nombreux succédanés actuels, fort populaires dans l’ancien espace soviétique. Selon cette dialectique élémentaire, c’est la culture populaire à l’exclusion de toute autre qui aurait été le réceptacle de la pratique religieuse en Asie centrale pendant toute la période soviétique et jusqu’à nos jours, et qui aurait donc entraîné la déshérence de l’islam savant dans cette région du monde. La curiosité certaine que l’auteur manifeste pour un islam féminin à la fois ritualiste et littéral lui permet de rompre cette opposition binaire stérile entre, par exemple, un « islam d’État » nécessairement rationaliste et modéré et un « islam vécu », à la fois mystique et radical (voir l’éloquent tableau des oppositions logiques, p. 66).

3 Composé de six chapitres d’égale importance, le livre débute par un vaste panorama historique de l’islam soviétique et actuel. Un second chapitre esquisse une typologie de la réislamisation au féminin en Asie centrale, selon le profil des actrices sociales. Le troisième fait le point sur les débats auxquels a donné lieu, depuis la fin des années 1980, la réactivation des fonctions des femmes d’autorité religieuse, notamment des enseignantes, également en charge de nombreux rituels féminins (ouzbek : otin ou khalpa, en persan âtûn et bîbî-khalîfa). L’auteur écrit des pages très judicieuses sur la manière dont, pendant la période brejnévienne, nombre d’otin-s de profil « traditionnel » se sont servies (non du régime, comme l’écrit l’auteur, mais) de la culture soviétique, académique et scolaire en particulier, pour parfaire leurs connaissances religieuses (p. 131). De nombreux éléments descriptifs et des pages captivantes d’anthropologie participative sur les séances apotropaïques du cycle de parî-talbân (p. 122 sq.) s’enrichissent de paragraphes intéressants, quoique elliptiques, sur le rôle respectif de la généalogie paternelle et maternelle dans le déclenchement des vocations, ainsi que de notations judicieuses sur le rôle des voyages dans l’internationalisme (vestimentaire, entre autres) des « nouvelles » otin-s. Tout juste regrettera-t-on, à ce propos, qu’ait été laissée de côté l’influence des nouveaux médias, notamment l’internet et la télévision satellitaire, très regardés pourtant dans les milieux urbains et périurbains d’Asie centrale. Dans le prolongement de ce troisième chapitre, le quatrième s’étend sur les formes traditionnelles d’apparition d’une

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vocation religieuse chez les otin-s et les guérisseuses. Il comporte des éléments intéressants sur l’initiation par la maladie et le rêve, que l’on aurait pu mettre en perspective historique avec l’initiation dite de type uwaysî chez les mystiques masculins, sur lesquels existe une bibliographie abondante, récente et de grande qualité.

4 Le chapitre suivant décrit les principaux rituels présidés par otin-s et guérisseuses. L’auteur a bien saisi, notamment, l’importance de la retraite appelée tchilla (terme d’origine persane, littéralement : « quarantaine ») comme moment de passage vers l’acquisition par les impétrantes d’une nouvelle identité spirituelle et religieuse (p. 178-179). Est bien notée, de même, la très fréquente coïncidence des fonctions religieuses et thérapeutiques, les guérisseuses (tabîb-khalpa) bénéficiant le plus souvent d’une réelle autorité, mais aussi d’un authentique savoir religieux, magique en particulier, appuyé sur des références littéraires prémodernes arabes, persanes et turciques (observation qui aurait gagné, elle aussi, à être élargie à la sphère masculine). La parenté entre de nombreux rituels et fonctions « islamiques » et « chamaniques » est abondamment soulignée, comme c’est le cas de Mullâ Rustam, d’un village non identifié du Khwarezm, religieux et guérisseur rural qui a été l’initiateur des khalfa-s et/ou (la chose n’est pas dite avec précision) des guérisseuses de son village. Ce cas nous permet d’ouvrir dès ici une parenthèse sur un important problème de terminologie : quid des pratiques magiques, de guérison en particulier, ailleurs dans les mondes de l’islam ? Convient-il de les qualifier elles aussi de « chamaniques », indépendamment de leurs spécificités géographiques, et d’attribuer à ce terme une dimension universelle ? Or, ce que l’on constate en Asie centrale, c’est que les pratiques magiques des guérisseurs et guérisseuses s’appuient le plus souvent sur un savoir littéraire très classique : ne sont- ce pas des éditions lithographiques présoviétiques en langue arabe du Shams al-Ma‘ârif d’Ahmad b. ‘Alî al-Bûnî (mort au Caire en 1225) qui servent encore de nos jours dans les désenvoûtements un peu partout en Asie Centrale, comme le confirma notamment à l’auteur de ces lignes, pendant l’été 2005, Mullâ Muqîm Râziyeff (né en 1943), alias « le Président des attrapeurs de djinns », guérisseur des maux de l’âme – tabîb-i rûhânî – fort notoire à Douchanbe et propriétaire d’une riche bibliothèque de manuscrits et lithographies du début du XXe siècle ? En fait, c’est dans un espace beaucoup plus étendu de l’Eurasie, borné à l’ouest par les Balkans, que le manuel d’al-Bûnî fait jusqu’à nos jours office de référence directe, dans sa version originale1.

5 Tout ceci suppose, chez les praticien(ne)s de l’ensemble de cette très vaste Eurasie centrale anciennement soviétique ou socialiste, une excellente maîtrise de l’arabe classique (souvent acquise, même au Tadjikistan ou en Ouzbékistan soviétique, auprès de maîtres reconnus pour leur savoir linguistique), et achève de rendre poreuse la séparation entre « sorciers » et « prêtres », si chère à la sociologie wébérienne des religions. Toutes choses qui devraient inciter les observateurs des autorités religieuses et spirituelles des mondes de l’islam à user avec plus de parcimonie de ce qualificatif de « chamanique », politiquement convenable autant qu’il est possible de l’être dans nos sociétés sécularisées où la défiance envers les détenteurs du savoir livresque est plus grande que jamais, mais qui obèrent d’un voile de parti pris et d’approximation nombre d’études sur l’islam centrasiatique, insuffisamment curieuses du substrat littéraire parfois inattendu des protagonistes.

6 Le sixième chapitre de l’ouvrage, qui porte sur l’identité religieuse des femmes, rompt avec la vision ethnographique traditionnelle de ces dernières comme cantonnées à la

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pratique de la magie par refus de l’ordre masculin, ou par simple dérangement mental. Signalons, à propos des polémiques (dont l’auteur se fait le relais) sur le paiement de leurs prestations et donc l’enrichissement des femmes d’autorité – des guérisseuses en particulier – en Ouzbékistan postsoviétique, que ces débats et rumeurs font peu de cas d’un phénomène pourtant aisé à observer auprès de nombre d’autorités spirituelles, masculines ou féminines, en Asie Centrale contemporaine : à savoir les différents modes de redistribution et la logique de don et de contre-don qui prévalent le plus souvent. Cet aspect tout à fait central, et hautement problématique, de la rétribution dans l’exercice de l’autorité spirituelle et de sa transmission, thème d’incessants débats depuis plus d’un millénaire d’histoire régionale de l’islam, aurait sans doute mérité de plus amples et subtils développements2.

7 Comme c’est très fréquemment le cas dans les publications francophones sur les sociétés centrasiatiques, l’ouvrage est centré sur l’Ouzbékistan, avec quelques échappées vers le nord du Tadjikistan et vers le sud du Kazakhstan, de peuplement ouzbek souvent majoritaire. À regretter, donc, l’absence du Badakhchan et de l’ismaélisme, lesquels auraient pourtant fourni un matériau comparatif intéressant du point de vue du statut social de la femme et de sa relation au champ religieux. Pareille concentration géographique se retrouve dans un bouquet d’études allemandes absentes de la bibliographie et qui font une plus large place aux patrimoines littéraires à l’œuvre dans les pratiques religieuses féminines de l’Ouzbékistan indépendant et des régions voisines3. Comme le déplorait naguère un observateur attentif des études centrasiatiques, celles-ci continuent de porter la marque d’un clivage durable entre, d’un côté, les spécialistes issus des études russes et soviétiques ou chinoises et, de l’autre, leurs collègues « orientalistes » issus des études turques et/ou iraniennes – ces derniers se montrant moins à l’aise que les premiers dans l’analyse des politiques coloniales et de leur mise en œuvre mais plus attentifs aux normes et pratiques culturelles ainsi qu’à leurs décalages ou proximités mutuels dans l’espace considéré. Outre le fait que presque tous les entretiens ont été réalisés en russe, le manque de familiarité de l’auteur avec la culture islamique, ses fortes préventions à l’égard de l’islam politique – lesquelles affleurent d’un bout à l’autre de l’ouvrage – lui font bien souvent confondre islam et islamisme.

8 Or, les tendances et mouvements religieux en Asie centrale contemporaine ne se laissent pas réduire à une dialectique sommaire opposant un islam littéral (assimilé ici à l’islamisme international) et un islam coutumier (identifié par l’auteur à une rassurante tradition vernaculaire, quasi folklorique). Malheureusement, dans la vision qui nous est proposée dans le présent ouvrage, il suffit qu’une femme porte une tenue stricte pour être qualifiée d’islamiste, voire de wahhâbî (et ce, dès l’entrée en matière, p. 23), ou que cette même femme maîtrise l’art du tajwîd – la cantilénation normée du Coran – et celui de la prédication (waz‘) pour être qualifiée d’agitatrice de l’islamisme mondialisé (par exemple p. 117). Ce qui n’empêche pas, du reste, une certaine confusion, car parfois l’auteur suggère un rapport d’antinomie entre « islamisme » et « wahhabisme » (p. 95 à propos de l’otin Aïcha). Quant à qualifier l’ancien mufti d’Ouzbékistan, Muhammad-Yusuf Muhammad-Sadiq, d’« extrémiste » (p. 151), il nous est impossible d’y voir autre chose qu’une grosse bêtise : l’auteur adopte par trop souvent, dans ses appréciations à l’emporte-pièce sur telle ou telle figure, les catégories de la propagande d’État ouzbek telle qu’elle s’est formée depuis le milieu des années 1990, alors même qu’il existe sur la biographie de ces personnalités une bibliographie très informée, partiellement en langues occidentales. La méconnaissance de l’histoire

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même récente de l’Asie centrale anciennement soviétique aboutit à des contresens plus difficilement excusables encore, comme de présenter la perestroïka comme une période de « tolérance religieuse », en particulier à propos de l’islam. Par ailleurs, la traduction fréquente, à défaut de mieux, du persan âtûn et de ses différentes variantes turciques par l’appellation « femme mollah » aboutit à des contresens, en contradiction du reste avec l’argumentation que l’auteur elle-même développe tout au long de l’ouvrage. De plus, si les modes de transmission des connaissances et de l’autorité sont abordés dans leur complexité, on peut déplorer que la discussion ne reprenne pas le fil de travaux récents qui ont pourtant révolutionné le domaine4. La quasi-absence des sciences sociales de l’islam centrasiatique dans la bibliographie de l’ouvrage, au profit de références à des travaux beaucoup plus généraux de sociologie des religions ou des gender studies, prive cette étude d’une dimension pourtant essentielle de toute recherche scientifique – à savoir l’inscription dans une tradition, ne fût-ce que pour mieux s’en distancier. Aussi, en dépit des préventions initialement formulées par l’auteur, ce sont les vieilles catégories binaires de l’ethnographie qui finissent par réémerger, pour maintenir dans leur face-à-face artificiel et stérile « sorcières » et « prêtresses ».

9 Il revenait aux différentes instances responsables de la préparation de ce livre et de la thèse qui l’a précédé de signaler à l’auteur ces insuffisances significatives, dont l’ouvrage pâtit beaucoup en dépit de son très grand intérêt documentaire et de ses aspirations indiscutablement novatrices. De très nombreuses maladresses rhétoriques, une formulation laborieuse, souvent approximative, étrangère aux catégories des sciences sociales, nuisent elles aussi à une bonne réception des idées de l’auteur. Une translittération à la fois pédante et incohérente – comme souvent dans les publications de l’IFEAC (ex. : le russe jenskij, p. 27 et 37 ; l’ouzbek Küqaldach, p. 133, ne correspondant à aucune orthographe ni prononciation originale) –, loin d’ajouter à l’ouvrage du crédit scientifique, comme l’imaginent souvent les jeunes auteurs, ne fait que lui en retrancher, tout en compliquant la lecture du plus vaste public auquel le livre est explicitement adressé. Le glossaire, alimenté aux dictionnaires bilingues, est excessivement sommaire5.

10 Si l’on passe aux conclusions de l’auteur, l’une des principales est que ce sont les sociabilités traditionnelles qui ont servi de support à l’expression ou à la réaffirmation du religieux en Asie centrale depuis la fin de la période soviétique. Ne retombons-nous pas là dans ce qu’Olivier Roy dénonçait, dans sa préface, du traitement des femmes par l’anthropologie religieuse comme de simples réceptacles d’une tradition inchangée ? Quant à l’explication du rôle relativement important des femmes dans la transmission d’un certain savoir religieux par le statut élevé que la culture de cour leur réservait sous les dynasties turco-mongoles du Moyen Âge, ne relève-t-elle pas d’une forme combinée d’historicisme et de substantialisme ethnique ? Une telle généralisation, tout à fait gratuite et que l’auteur avance du reste sans grande persuasion, comme n’y croyant pas elle-même, est du reste facilement contredite par le rôle central joué par les femmes lettrées d’Eurasie centrale loin des cours turco-mongoles, par exemple dans les villages et faubourgs (slobody) musulmans de la région Volga-Oural depuis l’établissement de la domination russe au milieu du XVIe siècle6. Une grande partie de cette taxonomie sommaire me semble tenir à ce que l’auteur s’est refusée à pousser trop loin l’identification de ses informatrices, dans le double but, généreux du reste et louable en soi, de les protéger de la sollicitude des organes vernaculaires de sécurité, et de ménager, en les laissant dérouler leur discours sans entraves, un espace à leur parole

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souvent oblitérée. De ce fait, et ce n’est pas le moindre paradoxe de l’ouvrage, on reste un peu dans l’abstraction. Tant qu’à rester dans le registre de l’anonymat, peut-être eût- il été plus intéressant de retracer, par exemple, la journée type d’un petit nombre de femmes d’autorité jugées représentatives, sur le modèle de ce que propose l’anthropologue bourguignon Pascal Dibie dans sa Tribu sacrée : ethnologie des prêtres (Paris : Métailié, 2004). Plus de description, moins de catégorisation – aurait peut-être été une suggestion à faire à l’auteur, comme à nombre de nos jeunes chercheurs imbus d’esprit de système, auxquels un travail de terrain même substantiel ne permet pas toujours de se dégager d’un héritage philosophique parfois pesant. Paradoxalement, en dépit de son intérêt pour l’islam savant pratiqué par nombre de ses interlocutrices (« interviewée » n’est pas un substantif), l’auteur se révèle captive des catégories de la vieille anthropologie gellnerienne, lorsque ce ne sont pas purement et simplement celles du KGB (sur tel ou tel leader religieux, sur les femmes wahhâbî, etc.). Sa typologie opposant d’un bout à l’autre de l’ouvrage, d’une part, otin-s/« prêtresses » et, d’autre part, guérisseuses/« sorcières » n’insiste pas assez sur l’interpénétration de ces deux groupes de statut aux contours flous. Rien n’est dit par exemple, ou trop peu, et de manière trop elliptique, des maître(sse)s spirituel(le)s (pîr-s) de la grande tradition soufie, pourtant attestées d’un bout à l’autre du court XXe siècle soviétique dans toute la Transoxiane. L’attrait de l’auteur pour une dialectique opposant une tradition vernaculaire débonnaire à un dangereux islamisme international – dialectique que son travail aurait dû l’amener à nuancer – finit par épouser le discours académique, voire journalistique dominant, sur l’islam en général, sur l’islam centrasiatique en particulier. Il met au jour un postulat peut-être en partie inconscient et la nette prégnance, révélée par la bibliographie, d’un paradigme algérien qui constitue le principal non-dit de l’ouvrage. Tournant le dos aux mobiles existentiels de son travail ou faisant mine de les ignorer, négligeant d’alimenter sa réflexion à la tradition scientifique naissante qui a déjà produit nombre d’études novatrices sur l’histoire et l’anthropologie de la religion en Asie centrale, l’auteur réduit son ouvrage au statut d’un témoignage de première main, de grande valeur certes, mais informé davantage par des préoccupations existentielles que par un rapport critique à soi, à son objet d’étude, et à la tradition scientifique qui a de peu précédé son travail. Un témoignage paradoxal, du reste, car alimenté du début à la fin par une vision dialectique très réductrice, entraînant son auteur vers un excès d’abstraction.

NOTES

1. Voir Alexandre Popovic, « À propos de la magie chez les musulmans des Balkans », in Véronique Bouillier & Catherine Servan-Schreiber, éds., De l’Arabie à l’Himalaya, chemins croisés : en hommage à Marc Gaborieau, P. : Maisonneuve & Larose, 2004, p. 161-176. 2. Voir des réflexions stimulantes, de portée plus générale, chez George Steiner, Maîtres et disciples, P. : Gallimard, 2003, p. 23 sq. 3. Voir Annette Krämer, Geistliche Autorität und islamische Gesellschaft im Wandel : Studien über Frauenälteste (otin und xalfa) im unabhängigen Usbekistan, Berlin : Klaus Schwarz, 2002

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(Islamkundliche Untersuchungen, 246) ; plus récemment Manja Stephan, Frauenrituale in Buchara : oshibibiyon und mushkulkusho, Berlin : Klaus Schwarz (sous presse) ; l’auteur aurait aussi pu consulter avec profit : Ildiko Bellér-Hann, The Written and the Spoken : Literacy and Oral Transmission among the Uyghur, Berlin : Das arabische Buch, 2000 (Anor, 8), Ouïgours de Chine et Ouzbeks de l’ancienne URSS partageant un patrimoine linguistique, littéraire et religieux en très grande partie commun). 4. Voir par exemple, pour la question de la transmission généalogique, ou non, en milieu religieux féminin au Kazakhstan : Bruce Privratsky, Muslim Turkistan : Kazak Religion and Collective Memory, Richmond : Curzon, 2001, en particulier p. 202-212 à propos des guérisseuses. 5. Un exemple : la retraite, appelée tchilla, ne correspond pas nécessairement à un terme de quarante jours et il en existe d’ailleurs en Asie centrale bien des variantes de durée, plus ou moins codifiées ; il s’en faut de beaucoup aussi que la tchilla soit toujours (comme il est affirmé p. 177) associée à un lieu saint (mazâr), ce qu’elle devient parfois de manière rétrospective, après la mort d’un saint personnage vénéré localement. Enfin l’absence de date d’édition achève de confirmer qu’il faut toujours qu’il manque quelque chose à un livre de Maisonneuve & Larose. 6. Voir notamment Agnès Kefeli, « Constructing an Islamic Identity : The Case of Elyshevo Village in the Nineteenth Century », in Daniel R. Brower & Edward J. Lazzerini, eds., Russia’s Orient : Imperial Borderlands and Peoples, 1700-1917, Bloomington, IN : Indiana University Press, 1997, p. 271-291 ; id., « Une note sur le rôle des femmes tatares converties au christianisme dans la réislamisation de la Moyenne Volga au milieu du XIXe siècle », in S. A. Dudoignon, éd., L’islam de Russie : conscience communautaire et autonomie politique chez les Tatars de la Volga et de l’Oural, depuis le XVIIIe siècle, P. : Maisonneuve & Larose, 1997, p. 65-72).

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Jonathan Wheatley, Georgia from National Awaking to Rose Revolution

Silvia Serrano

RÉFÉRENCE

Jonathan WHEATLEY, Georgia from National Awaking to Rose Revolution. Delayed Transition in the Former Soviet Union. Limerick : Ashgate, 2005, 252 p. (Post-Soviet Politics)

1 Il y a très peu de monographies consacrées à la Géorgie postsoviétique. Cet ouvrage vient donc combler une lacune évidente, d’autant plus qu’axé sur les questions de politique intérieure, il tranche avec les quelques études existantes généralement orientées vers les questions de sécurité.

2 Un premier chapitre introductif fixe les objectifs et le cadre théorique : en s’appuyant sur les théories de la transition et de la démocratisation, il s’agit d’évaluer le changement de régime dans ce qui est d’emblée qualifié de « transition partielle ». Jonathan Wheatley définit les régimes en termes d’interaction entre l’État et la société à partir de trois variables – relations internes aux élites, mode de pénétration de l’État dans la société, modes d’influence de la société sur le gouvernement – et il s’interroge sur la part respective des acteurs et de la structure dans leur évolution.

3 Le second chapitre s’attache à montrer les implications du système soviétique sur les changements de régime en mettant l’accent sur la nomenklatura, l’impact des réformes gorbatchéviennes et, enfin, les spécificités proprement géorgiennes. L’auteur met notamment l’accent sur le rôle de la corruption comme nécessité fonctionnelle et sur celui des réseaux de clientèle liés à la centralisation extrême du système. Si, en Géorgie comme ailleurs en URSS, le principal marqueur de différenciation sociale consiste non pas dans la conscience de classe mais dans la proximité par rapport au pouvoir et dans les clivages ethniques, la spécificité géorgienne tiendrait à des relations sociales

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dominées par de forts particularismes, associés à des valeurs rurales, une fusion entre sphère privée et publique, et de larges passerelles entre élites politiques officielles et élites économiques parallèles.

4 Tout en préservant la cohérence de la démarche, la réflexion théorique se fait ensuite plus discrète et cède le pas à une analyse scrupuleuse et détaillée des évolutions politiques internes, envisagées chronologiquement. Les découpages correspondent à autant de « phases critiques » dans une analyse inspirée de la théorie de la path dependence : le chapitre III est consacré à la « mobilisation nationaliste » de 1989-1991, le quatrième au retour d’E. Ševarnadze (1992-1995), les suivants à la description du régime qu’il met en place (ch. V) et aux pressions grandissantes s’exerçant par le bas dans les années 1996-2001 (ch. VI). Enfin, dans le chapitre VII, l’auteur revient sur la « révolution des roses » en se demandant s’il faut y voir une « seconde transition ».

5 L’ensemble, remarquablement bien documenté, riche en informations et données factuelles d’une grande précision, peut déconcerter le lecteur peu familier du pays, mais alimentera la réflexion de tout observateur de la scène politique géorgienne. La description du retour au pouvoir de cadres issus du Komsomol et du KGB, ou du poids du ministère de l’Intérieur, repose sur une solide documentation. L’auteur livre une analyse convaincante des structures organisationnelles du pouvoir et du « pluralisme bureaucratique » en tant que compétition politique entre groupes au sein des élites, dans laquelle le suffrage joue un rôle minime. Selon lui, c’est cette fragmentation des élites qui est à l’origine de la faiblesse de l’État géorgien, et non, comme cela est généralement avancé, la corruption ou l’absence de prestation de biens publics. Ces dernières, loin de jouer dans le sens d’un affaiblissement de l’État, peuvent même le renforcer, ne serait-ce que parce que l’insécurité des citoyens constitue un moyen de consolider la relation verticale patron-client.

6 Alors que tant d’articles consacrés à la Géorgie laissent percer une fascination pour la « société civile », J. Wheatley a raison, dans son évocation des pressions d’en bas, de relativiser la place des ONG reposant sur des financements occidentaux, de mettre l’accent sur un pan de la société anti-occidental, certes encore mal organisé mais qui monte en puissance, ou d’évoquer les milieux ultraorthodoxes qui ont trouvé des soutiens auprès de certains hommes politiques locaux. Davantage, toutefois, que la dichotomie marquée qu’il esquisse entre deux camps, on pourrait y voir une multiplicité de référentiels auxquels les mêmes acteurs peuvent recourir parallèlement.

7 La familiarité avec un terrain assidûment fréquenté depuis 1997, les nombreux entretiens effectués auprès d’acteurs et d’analystes permettent à l’auteur de compenser en grande partie l’absence de sources directes en russe et en géorgien. Il effectue donc une remarquable synthèse des informations disponibles en anglais – y compris les traductions de la presse géorgienne –, et un travail d’analyse particulièrement stimulant à partir de ces sources. L’exercice a toutefois ses limites. La nécessité manifeste de mener des entretiens avec des personnalités anglophones explique peut- être que soit privilégiée une vue par en haut, certes cohérente par rapport à l’ambition de déterminer la part des évolutions imputables aux acteurs, mais d’où la société est souvent absente (hormis dans le chapitre qui lui est explicitement consacré) et exagérément déconnectée des élites au pouvoir. Les perceptions des différents acteurs sont souvent négligées, alors que les mémoires de certains d’entre eux – par exemple du chef des Mhedrioni – sont disponibles, y compris en russe. La question du nationalisme est à peine effleurée.

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8 D’une manière générale, l’analyse souffre de la place marginale accordée aux phénomènes sociaux. Si la visée comparative, notamment avec d’autres anciennes républiques soviétiques, est intéressante en dépit de précautions rhétoriques, l’auteur a paradoxalement tendance à trancher la question des spécificités géorgiennes par un biais culturaliste douteux. Ainsi, le morcellement des élites, dans lequel il voit une des raisons majeures de l’échec de la construction de l’État, s’expliquerait entre autres par l’absence d’une « culture civique » qui prévaudrait dans les pays baltes, sans toutefois que l’on comprenne ce qui y ferait obstacle, si ce n’est une « mentalité » propre évoquée à plusieurs reprises.

9 Le recours à l’histoire permettrait de mieux comprendre l’articulation entre ce qui relève de l’héritage soviétique et ce qui est propre à la « culture géorgienne ». Aussi peut-on regretter que les héritages antérieurs ne soient nullement abordés. Ainsi, quand J. Wheatley relève que le pourcentage de la population appartenant au parti communiste était plus élevé en Géorgie que dans d’autres républiques, il pourrait remarquer que cela s’inscrit dans une tradition d’intégration des élites géorgiennes dans le cadre impérial qui remonte à la période tsariste.

10 L’approche en termes de path dependence conduit l’auteur à des analyses très pertinentes sur l’importance des événements du 9 avril 1989, vus comme la phase critique ayant entraîné la radicalisation de l’opposition, avec des conséquences à plus long terme. J. Wheatley a raison d’y voir le point de départ de la trajectoire géorgienne, alors qu’en Arménie par exemple, à partir d’une structure identique, c’est le « Mouvement national » qui a émergé. Il cède toutefois à la tendance, plus contestable, d’en faire l’unique facteur déterminant des évolutions postérieures, tant de la montée en puissance des milices paramilitaires que du déclenchement de la guerre en Abkhazie. La stratégie du parti communiste géorgien, par exemple, caractérisée tant par une grande faiblesse que par la volonté de cooptation de l’opposition la plus radicale, est à peine évoquée, de même que les découpages ethno-territoriaux soviétiques. On bute là sur la difficulté à définir quels éléments du passé prendre en compte. Paradoxalement, l’approche en termes de path dependence entraîne un récit linéaire et événementiel, parfois faiblement explicatif et qui peine à appréhender les causes multiples. Ainsi l’impact du contexte international ou des relations avec la Russie n’apparaît-il qu’en conclusion. On conçoit que là n’était pas la priorité d’une étude centrée sur le changement de régime, on peut se réjouir d’une analyse qui refuse de comprendre l’influence étrangère comme le principal déterminant et qui voit les Géorgiens comme acteurs de leur propre destin – mais le lent pourrissement du régime Ševarnadze en devient peu intelligible.

11 Ces quelques réserves n’enlèvent rien à l’intérêt d’un ouvrage stimulant qui apporte des éclairages qui se révèlent bien utiles, y compris pour appréhender la période qui suit la révolution des roses.

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Thomas Parland, The Extreme Nationalist Threat in Russia

Marlène Laruelle

RÉFÉRENCE

Thomas PARLAND, The Extreme Nationalist Threat in Russia. The Growing Influence of Western Rightist Ideas. Londres-New York : RoutledgeCurzon, 2004, 240 p.

1 Publié quelques mois après le décès de l’auteur, le chercheur finlandais Thomas Parland, l’ouvrage regroupe ses principaux articles sur le nationalisme russe contemporain. Les chapitres sont organisés en une suite logique qui reflète la réflexion de l’auteur au moment de sa disparition. Bien que la date de publication des textes ne soit pas indiquée et que l’on note au fil de la lecture un certain nombre d’allers et retours chronologiques, on ne peut que se féliciter de la publication d’un ouvrage qui donne une vue globale de l’œuvre de ce chercheur.

2 Le livre est divisé en sept chapitres qui analysent les différentes facettes du nationalisme russe postsoviétique, en cherchant à mesurer l’influence de ce que l’auteur nomme « les idées occidentales de droite » en Russie, bien que le contenu de cette notion ne soit pas réellement explicité.

3 Le premier chapitre offre une présentation générale du contexte historique dans lequel émerge le nationalisme russe et son degré d’interaction avec l’Occident. À l’époque soviétique, la mouvance nationaliste s’oppose tant au marxisme officiellement prôné par le pouvoir qu’au libéralisme de certains milieux dissidents. Ses argumentations plongent dans les référents du régime tsariste : opposition entre slavophiles et occidentalistes, rôle prépondérant accordé à l’orthodoxie, etc. L’auteur note toutefois que les influences venues directement d’Occident, en particulier d’Allemagne, doivent également être prises en compte et expliquent le « national bolchevisme » qui domine le spectre du nationalisme russo-soviétique. Le deuxième chapitre s’intéresse plus précisément à l’émergence des premières structures politiques nationalistes durant les

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deux mandats présidentiels de Boris El´cin. La société russe est alors extrêmement traumatisée par la rapidité et la violence sociale des réformes mises en œuvre par les premiers gouvernements postsoviétiques. Le radicalisme libéral de ces derniers permet aux nostalgiques du tsarisme et de l’orthodoxie ainsi qu’aux défenseurs du système soviétique, en opposition depuis les années 1970, de trouver un langage commun et d’élaborer des entités politiques permettant une recomposition idéologique du spectre nationaliste, comme le parti national-bolchevik d’Eduard Limonov.

4 Les quatre chapitres suivants dressent le tableau des différentes mouvances nationalistes qui s’institutionnalisent dans les années 1990. Parland commence par étudier les quatre principales figures de l’opposition nationaliste et leurs partis respectifs : Gennadij Zjuganov et le PCFR (Parti communiste de la Fédération de Russie), Vladimir Žirinovskij et le LDPR (Parti libéral démocrate de Russie), le général Aleksandr Lebed´, Aleksandr Barkašov et l’Unité nationale russe (RNE). Sa tentative de définir leur stratégie et leur doctrine politiques le conduit à élaborer la typologie suivante : le PCFR serait « national- bolchevik », le LDPR « impérialiste », le général Lebed´ « pragmatique », et la RNE « national-socialiste ». L’auteur s’interroge ensuite sur l’arrière-fond idéologique de ces mouvements et sur leurs emprunts à l’Occident, en se focalisant sur trois éléments qui lui semblent particulièrement révélateurs. Tout d’abord, l’idée de « troisième voie », issue des courants de la révolution conservatrice de l’entre-deux-guerres, qui permet au nationalisme russe d’unifier passé tsariste et présent soviétique, emprunts au communisme comme au fascisme. Ensuite la géopolitique, présentée comme une « Weltanschauung conservatrice » et devenue un lieu commun dans l’ensemble des courants nationalistes. Le nationalisme ethnique, enfin, qui entraîne presque systématiquement des propos antisémites, voire racistes, et que l’auteur étudie au travers de personnalités comme Igor´ Šafarevič, Jurij Begunov et Aleksandr Barkašov.

5 Le dernier chapitre s’intéresse aux recompositions du champ nationaliste depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Putin. En fin connaisseur des années 1990, l’auteur ne se laisse pas prendre à l’idée d’une officialisation soudaine du nationalisme russe sous Putin et invite au contraire à se replonger dans la période eltsinienne pour mesurer la profondeur historique de ce phénomène. Il rappelle tout d’abord le tournant d’octobre 1993, qui signe la disparition du libéralisme et d’un Parlement autonome de la présidence. Il décrit ensuite les changements idéologiques survenus dès 1994-1995 : amnistie des putschistes d’août 1991 et des insurgés du Soviet suprême, accord civique d’avril 1994 conclu entre le gouvernement et certains partis d’opposition, début de la guerre en Tchétchénie qui permet au pouvoir de promouvoir une réconciliation nationale des Russes face à leurs nouveaux ennemis. Après les élections de 1995-1996, qui voient l’émergence de slogans idéologiques communs à tous les partis politiques, le Kremlin semble à la recherche d’un compromis pragmatique avec le PCFR et le LDPR. Ceux-ci deviennent peu à peu des rouages soumis au pouvoir qui neutralisent encore un peu plus le rôle d’opposition de la Douma. À l’automne 1996, Boris El´cin appelle à l’élaboration d’une idéologie nationale permettant de consolider la société russe dans des termes qui n’auraient pas déplu à Vladimir Putin. La dévalorisation du parlementarisme, les inégalités brutales nées des privatisations dans la première moitié des années 1990, auxquelles s’ajoutent la déception à l’égard de l’Occident lors des bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie, les deux guerres en Tchétchénie et les déboires de l’économie de marché après la crise de l’été 1998, tout cela a accéléré cette réhabilitation du nationalisme russe.

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6 Les démonstrations de l’auteur semblent parfois expéditives et simplistes, en particulier son désir de typologiser les différentes catégories de nationalisme, de classer les partis politiques dans des grilles, sur des échelles ou dans des tableaux schématiques censés éclairer le lecteur. De même, les allusions récurrentes au « fascisme » et au « national-socialisme » empêchent l’auteur d’approfondir suffisamment sa réflexion sur les différences de stratégie politique entre des leaders populistes comme Žirinovskij ou Lebed´ et des groupuscules d’extrême droite qui agissent hors du champ électoral et parlementaire. Malgré ces réserves, Thomas Parland ouvre de nombreuses pistes de recherche sur la vie politique russe contemporaine et la place qu’y tient le phénomène nationaliste. Sa connaissance des années 1990 offre le recul historique nécessaire à une meilleure compréhension du patriotisme tel que le Kremlin l’officialise aujourd’hui. Écrits en 2003, ses derniers articles présentant Vladimir Putin comme l’homme de la synthèse entre libéralisme et nationalisme restent d’actualité et confirment le processus de normalisation d’un nationalisme qui a quitté le champ de la radicalité politique pour innerver les discours officiels de la Russie contemporaine.

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Ouvrages généraux

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Nikolaj Koposov, Hvatit ubivat´ košek !

Tamara Kondratieva

RÉFÉRENCE

Nikolaj KOPOSOV, Hvatit ubivat´ košek ! Kritika social´nyh nauk [Arrêtons de tuer les chats ! Critique des sciences sociales]. Moscou : Novoe literaturnoe obozrenie, 2005, 245 p.

1 La traduction française de cet ouvrage par l’auteur lui-même est en cours d’achèvement, mais, d’ores et déjà, les russisants, lecteurs des Cahiers, peuvent accéder en avant-première à un pronostic surprenant sur la crise des sciences sociales en Russie, en France et ailleurs.

2 Le titre énigmatique du livre fait écho à un fait divers de la fin du XVIIIe siècle, au cours duquel la colère de classe d’un groupe d’imprimeurs parisiens s’est traduite par le « grand massacre des chats » de leur patron. Pour l’historien Robert Darnton qui a relaté ce cas dans un livre récemment traduit en russe, ces agissements, ridicules en soi, servent à évacuer sur le mode de l’ironie le thème de la lutte des classes de l’histoire sociale en crise1. L’ironie de Darnton est ainsi récupérée par Nikolaj Koposov et appliquée aux innombrables tentatives de rétablir la santé des sciences sociales, à ses yeux gravement et depuis longtemps en crise.

3 L’appel à ne pas tuer les chats laisse espérer que le contenu de l’ouvrage indiquera d’autres actions plus intelligentes et plus efficaces. En effet, le sous-titre, « Critique des sciences sociales », propose de ne pas se limiter à un constat d’insatisfaction généralisée lié à cet état de crise, mais d’aller aux fondements intellectuels et sociaux qui en sont responsables. L’auteur situe ces fondements pendant la montée du tiers- état, dès la fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, les sciences sociales naissent en tant qu’idéologie de cette classe moyenne et de son idéal, la démocratie. Depuis, les visions du monde reconnues comme scientifiques accordent à la démocratie la place « d’organisation la plus naturelle et la plus parfaite de la société » (p. 103) et

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fournissent une légitimation scientifiquement fondée à la raison d’être des États- nations. Aujourd’hui, ces grands modèles explicatifs n’ont plus de crédit. L’État-nation, la démocratie, la classe moyenne et les intellectuels – leurs porte-parole –, traversent une crise inséparable de celle qui frappe les sciences sociales. Tout cet ensemble, qui a longtemps fonctionné grâce aux concepts élaborés par les chercheurs, est à bout de souffle. Koposov constate l’évidence d’un nœud impossible à dénouer à partir du même mode de pensée et de la même culture que ceux qui l’avaient noué à l’origine. Il pense que les sciences sociales ont épuisé leur potentiel de légitimation conceptuel ainsi que leur force intellectuelle concentrée dans les universités, également en crise, et qu’il est temps de se préoccuper d’inventer d’autres modes de pensée et pratiques culturelles, capables à nouveau de rendre sensée et socialement utile l’activité intellectuelle.

4 La démarche choisie dans le livre consiste tout d’abord à expliquer les directions que prend la critique des sciences sociales faite par l’auteur (ch. 2). Elle passe ensuite par l’analyse des modes de pensée allant de Durkheim au linguistic turn (ch. 3, 4). Puis elle remet en question certains concepts fondamentaux pour les sciences sociales (ch. 5), ainsi que la culture comme catégorie de la pensée moderne (ch. 6) et la démocratie comme triomphe du positivisme (ch. 7, 9). Tout cela pour amener le lecteur à la conclusion que la mise en place de nouveaux concepts s’impose à l’ordre du jour (p. 103). Force est de dire que l’érudition de l’auteur rend convaincante sa démonstration de la dépendance des sciences sociales envers le contexte historique. On voit d’abord la convergence des forces industrielles, intellectuelles et sociales à l’œuvre pour la mise en place des sciences sociales, et ensuite l’entrecroisement de différentes fissures qui condamnent l’édifice des Lumières à s’effondrer. L’objectivité du savoir scientifique, si longtemps poursuivie, est la première à subir une secousse mortelle. La scientificité est à son tour ébranlée par les coups venant des multiples théories de la relativité. La linéarité du temps historique n’est plus une vision rassurante promettant un avenir meilleur, car l’histoire n’a résolument pas de scénario.

5 Un renouvellement de fond s’impose. Le chapitre 8, intitulé « Europe : un concept historique de type nouveau ? », répond affirmativement à cette question et indique la possibilité de s’écarter de l’ancien appareil conceptuel qui tente encore d’être au service de la démocratie en détresse. Celle-ci ne serait pas condamnée. Pour lui trouver de nouvelles forces vives, il faut faire l’effort essentiel de se doter de nouvelles notions dont le sens n’est plus déterminé par le futur. Il faut apprendre à vivre dans le présent, sans effroi devant un futur indéterminé. Ce présentisme2 ne tue pas l’histoire, il change sa structure logique en la libérant de sa finalité. Quant à l’issue de la crise des sciences sociales, proposée sur l’exemple de la science historique (ch. 10, 11, 12), elle est envisagée par Koposov d’une façon qui fait toute l’originalité du livre. Le chapitre 17 notamment, intitulé « Des sciences sociales aux arts libéraux », traite d’une perspective de transformation des sciences sociales, insérées dans des réseaux de professionnalisme étroit en perte d’audience alarmante, en un système ouvert aux apports culturels et aux innovations tous azimuts. Dans cette perspective-là, le remplacement de l’université dans sa version positiviste par un système d’éducation libéral, pratiqué à Oxford et à Cambridge ou expérimenté ailleurs, semble prometteur3. Au centre d’un tel système d’éducation se trouve non pas la discipline enseignée, mais la personnalité de l’étudiant. Les disciplines scientifiques, libérées de leurs cloisonnements, doivent s’orienter ici vers le civisme et les valeurs morales. L’objectif étant d’aider l’homme dans sa compréhension du monde.

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6 En fin de compte, selon Koposov, les sciences sociales ne traversent pas le même type de crise qu’auparavant. La donne est nouvelle, car les sciences ne sont plus les mêmes. Après avoir rempli leur mission auprès de la classe moyenne et de la démocratie, du prolétariat et du communisme, elles sont compromises en tant que sciences. Elles ont rendu des services au lieu d’établir des lois objectives de vie en société. La prise de conscience par les chercheurs de ce constat est loin d’être totalement accomplie, ni assumée, mais cela ne signifie pas pour autant qu’une fuite vers l’érudition stérile ou la rigueur positiviste à l’américaine puisse être salvatrice. Au contraire, cela suppose une mutation des sciences sociales vers des pratiques historiques fondamentalement différentes qui pourraient leur assurer une véritable utilité auprès de l’individu et de l’humanité.

7 L’ouvrage de Koposov laisse à penser qu’il est nourri de la hantise d’une dépendance des sciences sociales soviétiques à l’égard du régime politique, dépendance qui aurait entraîné leur écroulement. La généralisation à laquelle procède l’auteur en faisant son pronostic va certainement susciter de vives réactions. Aux yeux des chercheurs occidentaux, la critique lancée dans ce livre risque d’être perçue comme catastrophiste, visant soit à côté de l’objectif, soit là où les symptômes, minimes, ne se perçoivent qu’à la loupe. On peut s’attendre à au moins trois réactions. Certains rejetteront d’emblée ce type de prophétie en répondant à l’auteur sur son propre registre : contrairement à ce qu’il suppose (p. 7), les sciences sociales, comme la musique, ne s’arrêteront pas avec Bach ou Mozart. D’autres reprocheront à l’auteur de ne pas prendre au sérieux un renouveau qui fait que cette crise, tout comme les précédentes, a suscité le développement de nouveaux concepts et paradigmes et ils insisteront particulièrement sur le fait que ce renouveau a développé dans l’ensemble de la recherche une posture réflexive qui tient à une mise en rapport entre des sciences sociales et des figures politiques différentes dans lesquelles elles se déploient4. D’autres enfin affirmeront que l’absence de certitudes scientifiques relève de la norme et que le « savoir historique (ou autre, T.K.) ne progresse pas par totalisation mais, pour user de métaphores photographiques, par déplacement de l’objectif et par variation de la focale »5.

8 En dépit du caractère provocateur de l’ouvrage, les lecteurs, même s’ils sont déjà considérablement libérés de l’emprise des Lumières ainsi que des problèmes et des maux montés en épingle par Koposov, pourront lui reconnaître le choix intelligent de son angle d’attaque et, partant, le mérite d’avoir stimulé des réflexions (ou des doutes !) sur leur identité scientifique.

NOTES

1. R. Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes in French Cultural History, New York : Basic books, 1984 ; trad. fr. Le Grand massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, P. : R. Laffont, 1986 ; trad. russe Velikoe kosač´e poboišče i drugie epizody iz istorii francuzskoj kul´tury, M. : NLO, 2002.

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2. Voir François Hartog, Des régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, P. : Seuil, 2003, 272 p. 3. N. Koposov est à l’origine de la création d’un établissement d’un type nouveau, l’Institut Smol ´nyj à Saint-Pétersbourg, qu’il dirige également. Sur cette orientation venue de l’Amérique, voir son article : « What is Liberal Education ? », Kritika & Kontext, vol. 6, n˚ 1, 2001. 4. Ajoutons que sur le fond d’un optimisme général pour la science, 71 % des Français marquent un intérêt pour les sciences humaines et sociales. Voir les résultats de l’enquête TNS-SOFRES sur la notoriété du CNRS, novembre 2006. Voir http://www.cnrs.fr/fr/presentation/cnrs/ enquete0611.htm. 5. « Le tournant critique », Annales ESC, 1989, n˚ 6, p. 1321.

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