La saline d’Ugarre à Estérençuby ou l’aventure du sel en Basse-Navarre (XVII e – XX e siècles

Introduction en ont fait un repérage assez précis : l'ingénieur Roussel en 1730 ( Carte générale des Monts Pyrénées, et partie des Royaumes de et existe en Basse-Navarre, en plein d’Espagne ), Bernard-Antoine Jaillot en 1733 cœur de Garazi, près des sources de (Gouvernement général de Guyenne et de Il la , une vieille saline oubliée Gascogne ), ou encore le Sieur Cassini de Thury qui a longtemps fait la richesse des habitants de en 1770 ( Carte de Saint-Jean-Pied-de-Part ). ce pays : la saline d’Ugarre. Bien que les Certaines cartes, comme celle de Roussel, font premiers documents dont nous disposons la apparaître le réseau routier et elles localisent situent au village d'Aincille, elle se trouve justement la saline au bord d’un axe de actuellement sur le territoire d'Estérençuby communication qui permettait de rejoindre le depuis 1842, date où cette commune fut érigée. Chemin de Compostelle vers Roncevaux. Cette route a dû faciliter le commerce avec la Haute- Navarre voisine, depuis des temps Selon la légende, la saline d'Ugarre doit sa immémoriaux, car ces voies de communication découverte à un bœuf. D'après la tradition orale, sont pour la plupart d’anciens chemins un bœuf de la maison Elguia faussait protohistoriques, devenus par la suite voies régulièrement compagnie à ses congénères dans romaines. les alpages pour venir boire de cette eau, alertant les pasteurs. On effectua des recherches et l’on s'aperçut que l’eau était salée ( gatz ura ). Cette saline, abandonnée depuis des années, a connu un passé illustre : exploitée e siècle par des particuliers Il est aujourd'hui impossible de dater avec jusqu’à la fin du XIX du pays de Cize, elle a assuré précision la découverte de cette source d'eau l’approvisionnement en sel de toute la Basse- salée, mais la saline d’Ugarre, dite aussi saline Navarre au XVII e siècle lors de la création d’un d’Aincille, est connue depuis au moins la fin du e grenier à sel à Saint-Jean-Pied-de-Port. Le sel XVII siècle. Pour preuve, des cartographes d'Ugarre est alors un élément essentiel de la vie économique des Cisains : il sert à la Première partie : l'Ancien Régime conservation des aliments, à l'alimentation du ou l’âge d’or de la saline d'Ugarre bétail, ou encore aux salaisons des jambons. Il (XVIIe siècle - 1789) faut d’ailleurs noter qu’il s’agit là d’une industrie très importante en Basse-Navarre aux Malgré le rattachement de la Basse- XIV-XVII e siècles, car les jambons sont Navarre à la Couronne de France par l’Edit exportés massivement vers la Haute-Navarre, en d'Union en 1620, les institutions basques, piliers échange du blé que la terre bas-navarraise ne de la société, restent vivaces en Garazi jusqu'à la peut produire. Ces échanges commerciaux Révolution Fran aise : l'organisation sociale et seront privilégiés jusqu'à l’implantation en politique est communautaire et centrée autour e Basse-Navarre de la culture du blé des Indes : le de l’etxe , la maison. Mais, au cours du XVIII maïs. Enfin, outre le simple usage domestique, siècle, Saint-Jean-Pied-de-Port devient une le sel d'Ugarre aurait été utilisé tout au long de place commerciale dynamique. La société son histoire à des fins thérapeutiques : d'après évolue, s’ouvre à de nouvelles valeurs. La saline une thèse en pharmacie, ainsi que des d’Ugarre connaîtra la même mutation : témoignages recueillis, ce sel aurait, entre l’exploitation du puits, jusqu'alors autres, des vertus antirhumatismales, communautaire, devient de type capitaliste au e cicatrisantes et purgatives. XVIII siècle. Nous allons ensemble survoler l’histoire L’exploitation communautaire de la saline e de la saline d’Ugarre qui, de la fin du XVII e d'Ugarre (XVII siècle) e siècle environ au début du XX siècle, a connu 1) L'exploitation traditionnelle de la saline une histoire des plus mouvementées. Ainsi, d'Ugarre exploitant la saline de façon communautaire, les - La communauté des propriétaires d'Ugarre propriétaires originels de la fontaine d’eau salée ont dû faire face tour à tour à l’appétit fiscal des A l’origine, la fontaine d’eau salée gabelous de Louis XIV, puis à la convoitise des d'Ugarre était la propriété collective de la notables du Pays de Cize au XVIII e siècle et communauté des maisons anciennes d’Aincille. e finalement aux sombres évènements de la Au XVII siècle, chaque maître de maison Révolution. (etxeko jaun ) est détenteur d’un droit sur la saline, d’une action : le droit de fabriquer le sel, Avec l’abolition du particularisme basque, autrement appelé batal (ou bethela , bat-halla ). le XIX e siècle ouvre une nouvelle ère, celle du On appelle alors portionniste le propriétaire lent déclin de l'exploitation salinière du puits d’un batal, d’une portion de sel. d'Ugarre. En effet, malgré la création d’une société d'exploitation florissante pendant un Il y a donc autant de bassins à sel que de e quart de siècle, la saline dut fermer ses portes en maisons à Aincille : 24 à l'origine, 29 au XVII 1840 sur décision royale. La saline devint alors siècle. A titre d’exemple, on peut citer comme le théâtre d’une lutte acharnée entre douaniers, portionnistes Aintzilzarrak : Jean maître de contrebandiers et population locale, jusqu’à ce Bereterretche, Guillaume maître d’Iribarne, que, à la fin du XIX e siècle et début du XX e Domingo maître de Minazar. siècle, la fièvre du thermalisme s’empare de Quant au contenu matériel du droit de deux entrepreneurs. Ils formeront le vœu de propriété, chaque portionniste possède une frac- rouvrir le site d’Ugarre, en vain.

tion du puits, une fraction de la maison d'Ugarre Basse-Navarre, pourtant franche de toute impo- (Gatz etxe ou “maison du sel”), qui sert de bâti- sition sur le sel, est soumise dès 1685 à la ment administratif et de grenier à sel, et enfin gabelle. d'un box dans le bâtiment d'exploitation avec Par cette décision, les copropriétaires tout le matériel afférent (une poêle en fonte, un d'Ugarre sont dépossédés de leurs droits sur la four, des instruments pour travailler le sel). saline (ils ne peuvent plus l'exploiter et en tirer - La communauté des exploitants d’Ugarre des bénéfices personnels) et tous les Bas- En revanche, l’exploitation de la saline en navarrais sont contraints de venir se fournir en elle-même, c’est-à-dire la fabrication du sel, est sel au grenier à sel nouvellement créé pour assurée par un groupe de façonneurs, qui consti- l'occasion à Saint-Jean-Pied-de-Port. Ils n’ont tue une véritable “corporation” du sel. plus la liberté d'acheter le sel de leur choix, y Au XVII e siècle, on ne sait pas grand- compris du sel de Haute-Navarre, et doivent chose d’eux, car il n'existe aucune trace écrite désormais payer un sel taxé, plus cher. d'un quelconque règlement, de documents - Émeute populaire et répression de l’Intendant administratifs. Il ne s'agirait vraisemblablement La haine du gabelou va alors provoquer pas d’ouvriers spécialisés, mais d’agriculteurs, un soulèvement populaire réprimé dans le sang. qui seraient chargés par les copropriétaires de la En effet, l’annonce de la spoliation par saline de fabriquer le sel, en plus de leurs activi- Bernard de Harriette, devant son château, lieu tés agricoles. de réunion de l'Assemblée du Pays de Cize, va Et pour exploiter au mieux la saline, on très vite virer à l'émotion populaire. Et comme avait construit à Ugarre même un véritable vil- souvent au Pays basque, les femmes lage d’ouvriers, composé de huit maisons, déclenchent l'émeute, prenant pour cible accueillant les familles exploitantes. Mais ces gabelous et Bernard de Harriette, qui est roué de maisons seront démolies dans les années 1680 coups. Deux émeutiers, en particulier, sur l’ordre de l'administration fiscale française s'illustrent : tous deux sont cordonniers, l'un est qui tente alors d’usurper la propriété du puits de , l'autre Joannes de Récaldea est d'eau salée. d’Ahaxe. Armés de poignards, ils poursuivent les employés de la gabelle. II) La révolte du sel en Garazi (1683 - 1692) Rapide et violente est la répression menée - Création d'un monopole royal par Louis XIV par l'Intendant de Béarn et de Navarre, Nicolas- A la fin du XVII e siècle, Garazi va connaî- Joseph Foucault, réputé pour la brutalité avec tre une de ces révoltes du sel qui secouent à la laquelle il a éradiqué le protestantisme dans le même époque toute la France. En effet, sur Béarn voisin. Pour l’exemple, il viendra siéger l'ordre exprès de Colbert, l’Intendant de Béarn lui-même à Saint-Jean-Pied-de-Port. Le verdict et de Navarre va s'attaquer aux salines des est sans appel : nos deux cordonniers sont royaumes pyrénéens : celle de Salies-de-Béarn pendus haut et court sur le lieu même de la dans un premier temps, puis, celle d'Ugarre. sédition, à la croisée des chemins de C’est l'occasion pour Louis XIV l'Absolutiste de Lecumberry à Larceveau, deux autres sont condamnés aux galères et cinq autres faire valoir ses prétentions économiques et emprisonnés. politiques sur le royaume de Basse-Navarre. Satisfait, Foucault se flattera auprès du Ainsi, en 1683, l’Etat français franchit le Contrôleur général des finances en juin 1685 pas et, par un arrêt du Conseil d’Etat à Paris, d’avoir « entièrement rendu la tranquillité du crée arbitrairement un monopole royal sur le sel pays et (...) ›› . Et d’affirmer : « le roi peut être d’Ugarre. La saline devient saline royale et la assuré que l’ordre et la paix régneront dans ces montagnes comme dans les autres provinces (…) ›› . La saline va alors cesser d'être la propriété exclusive de la communauté d’Aincille. Le lien - Action en justice et victoire des entre l’action salinière et l’etxe va se distendre. portionnistes d’Ugarre L’exploitation salinière change de régime : de La justice de l’Intendant est implacable et cette émeute, finalement, ne change rien aux communautaire, elle devient de type capitaliste, données : spoliation et gabelle sont maintenues. avec une extension du capital au profit des nota- Les portionnistes d’Ugarre vont alors opter pour bles du Pays de Cize. En effet, sur les 55 actions la voie légale. Ils vont saisir les Etats de recensées à la veille de la Révolution, seules 8 Navarre, qui agiront pour eux en justice. Il restent entre les mains d’habitants d'Aincille. faudra attendre deux ans de procédure pour que Conjointement à cette évolution géographique, le Conseil d’Etat à Paris rende sa décision le 15 le profil social du portionniste se diversifie. juillet 1687, en la présence exceptionnelle du - Ouverture du groupe des portionnistes à de Roi, très intéressé à l’affaire semble-t-il : le nouveaux propriétaires droit de propriété des portionnistes d'Ugarre et Ainsi, au cours du XVIII e siècle, apparaît la franchise fiscale de la Basse-Navarre sont parmi les copropriétaires du puits d’Ugarre une finalement reconnus. nouvelle élite : celle des grands propriétaires Suite au procès et à la victoire des portion- terriens. Il s'agit de riches membres du Clergé à nistes, la saline d'Ugarre va susciter un intérêt l'image de Gabriel de Basteritz, prêtre d’Urrutie accru dans tout le pays. Certains notables vont à Saint-Jean-le-Vieux, investisseur actif et percevoir alors tout l’intérêt d'investir dans le rentier patenté, mais surtout de membres de la puits. Ils inaugurent une nouvelle ère, celle de noblesse lignagère, comme le Duc de l’exploitation capitaliste de la saline au XVIII e Montmorency-Luxembourg, Lieutenant des siècle. Armées du Roi, Marquis de Bréval, comte de Luxe et de Beaumont, baron d`Ahaxe. Vers une exploitation capitaliste de la saline La petite noblesse rurale, typiquement e d'Ugarre (XVIII siècle) basque, se trouve dévalorisée. Certains de ses I) L'érosion du communautarisme chez les pro- membres vont même connaître un destin priétaires de la saline d 'Ugarre funeste : contraints à la vente de leur batal, ils seront enrôlés comme ouvriers du sel par les - Ventes de parts par les propriétaires nouveaux propriétaires. C’est le cas, par originels exemple, des maîtres des maisons Minazar et Au cours du XVIII e siècle, on assiste à un Donetche d'Aincille. changement profond dans les mentalités, avec Il résultera de ce revirement de situation une disparition de l'esprit communautaire, pilier assez tragique un conflit inévitable entre anciens de la société basque. C'est ce que l’on observe et nouveaux copropriétaires de la saline. En au niveau de la saline. 1786, à la veille de la Révolution, un procès est En effet, touchés de plein fouet par des même envisagé par certains habitants difficultés économiques, certains maîtres de d’Aincille, espérant ainsi retrouver action maison d'Aincille sont contraints de vendre leur salinière et prestige social qui s'y rattache. batal à des “étrangers” à la communauté. Cet Autre signe de changement des temps, on argent frais leur permettra de satisfaire note, parmi les nouveaux propriétaires ayant fait e d'urgentes nécessités : nourrir la famille, dans le l'acquisition d'un bassin à sel au cours du XVIII pire des cas, réparer la maison, payer des frais siècle, la présence grandissante de cagots, de procès, etc. comme Gratianne d’Urrutitipy, la benoîte de la cure d’Urrutie, héritière testamentaire du prêtre Gabriel de Basteritz. Ces marginaux, maudits, faire, le fermier-fabricant de sel en demandait le sont pourtant exclus de la société basque pour prix au propriétaire. d'obscures raisons et soumis depuis des siècles à un certain nombre de règles ségrégationnistes et - La méthode d’exploitation infamantes. Ils vivent repliés à l’écart des Concrètement, la méthode d’exploitation bourgs, on leur refuse même une sépulture dans reste assez rudimentaire. Les chaudières sont le cimetière de l’église. Considérés comme établies à la file l'une de l'autre, dans plusieurs descendants de lépreux, ils ont l’interdiction de ateliers mal entretenus, sur des montants de se marier et de fréquenter charnellement des maçonnerie, où l’eau salée puisée est cuite dans non-cagots, ou encore de vendre les produits de des poêles en fonte pendant 16 h d’affilés. La l’agriculture car tout ce qu’ils touchaient était chauffe n’a pas de grille et le bois brûle à même réputé “infecté”. le sol. Autre vice supplémentaire : les ateliers L’ouverture de la communauté du sel aux sont dépourvus de cheminée. On imagine très cagots est le signe avant-coureur d’une bien la pénibilité du travail du fabricant de sel, libéralisation de leur statut, d’un processus entre chaleur étouffante et air vicié. d'émancipation qui s’achèvera à la Révolution Et comme à Salies, l’inconvénient majeur française par la reconnaissance de leur égalité de cette industrie est la consommation excessive juridique. du bois de chauffage, qui a amené à des coupes Mais qu’en est-il de l’exploitation même souvent anarchiques dans la forêt communale, de la saline d'Ugarre au XVIII e siècle ? au profit des terres de pacage. En effet, d’après II) La systématisation de la production de sel le rapport de Dietrich, la production annuelle par les exploitants d 'Ugarre d'environ 25 000 kg de sel nécessitait près de 700 tonnes de bois ! - La “Corporation” du sel e Grâce à un rapport sur les salines pyré- En cette fin de XVIII siècle, la saline néennes établi en 1786 par le baron de Dietrich, d’Ugarre est alors à son apogée, mais elle devra commissaire du Roi à la visite des mines du faire face à la Révolution française, qui, avec la Royaume, nous disposons d’un témoignage par- fin du particularisme basque, annonce le lent ticulièrement précis sur le fonctionnement de déclin de l'exploitation du sel d'Ugarre. l’exploitation de la saline d'Ugarre. Il rapporte ainsi qu'au XVIII e siècle, le sel est fabriqué par une “corporation” du sel qui Seconde partie: la période comprenait très exactement dix façonneurs ou contemporaine ou le lent déclin de fabricants de sel sous la direction d'un Ancien. l’exploitation de la saline d'Ugarre e A la différence avec la saline de Salies-de- (1789 – XX siècle) Béarn, il n’y avait à Ugarre aucun règlement établi. La Révolution française, jacobine, faisant Ces façonneurs étaient liés aux œuvre unificatrice, marque un tournant décisif actionnaires de la saline par des contrats de bail dans l’aventure du sel à Garazi. La saline à ferme. Cela signifiait, entre autres, que le d'Ugarre n'est plus protégée par les fors bas- fermier-fabricant de sel versait au propriétaire navarrais, qui disparaissent dans la nuit du 4 un “loyer” en nature, c'est-à-dire une mesure de août 1789. Elle devient une saline comme les sel à chaque vidange du puits. Autre autres. conséquence du bail : en cas de réparations à

Cédant aux théories économiques qui agriculteurs enrichis, mais surtout la classe mon- apparaissent alors en France, les portionnistes tante en cette fin de XVIII e siècle : la bourgeoisie. créent une société d’exploitation, qui Et c’est sous l’impulsion de cette classe malheureusement ne survivra pas à la loi sur le sociale, victorieuse de la Révolution, que la sel du 17 juin 1840. Cette loi marque la fin de saline va changer de régime au XIXe siècle. l’exploitation officielle de la fontaine d’eau salée d’Ugarre. II) La création d'une société d'exploitation à Ugarre Les derniers feux de l’exploitation officielle En effet, après la Révolution, la bourgeoi- de la saline d'Ugarre (I789 - l840) sie prospère pousse à la création d’une société exploitant régulièrement le sel à Ugarre. Bien I) La saline d’Ugarre a` travers la tourmente que nous n'ayons trouvé dans les archives dépar- révolutionnaire tementales aucun registre ou livre comptable, il La Révolution française est une période est possible de se fonder sur un certain nombre trouble. Les archives relatives à la saline se font de témoignages pour prouver l'existence de cette rares et les informations recueillies, bien société d’exploitation. Ainsi, par exemple, en maigres. Nous ne savons même pas si l’on 1900, M. Inda, maire d’Estérençuby, affirme continuait de fabriquer du sel à Ugarre. En avoir connu dans son enfance une compagnie revanche, de l’analyse de certains actes notariés, fabriquant du sel sur place. Celle-ci, n’ayant pas l’on apprend que bon nombre de bassins à sel réussi à couvrir ses frais, n’aurait pas survécu à la ont été abandonnés, voire détruits pendant cette loi sur le sel de 1840. période. Si l'on considère la position frontalière - Dirigeants sociaux et actionnaires de la saline, on peut tout à fait imaginer qu’elle dut subir de plein fouet les méfaits de la guerre Cette société aurait été dirigée par deux franco-espagnole qui fait rage à ce moment-là. frères, Arnaud et Bernard de Çaro d’Alçay, en On sait que les incursions espagnoles en Garazi Soule, et la propriété des actionnaires, tels que ont laissé derrière elles bordes brûlées, bétail Jean-Pierre Amédée d'Irumberry, maître de la massacré ou volé, et pourquoi pas saline salle d’Irumberry à La Magdelaine, les notaires ravagée. Jean-Pierre Salaberry et Fleury Schilt de Saint- Quant aux propriétaires d'Ugarre, il nous Jean-Pied-de-Port, ou encore de l'illustre de Jean- faut évoquer le sort si particulier des membres de Isidore Harispe, héros napoléonien par excel- la noblesse. En effet, certains nobles lence. Malgré une ascendance modeste (issue copropriétaires, comme l’avocat Ambroise d’une famille de marchands drapier de Baïgorry), Falconnet, baron d’Ahaxe, suspectés ses faits de guerre, sa bravoure et son d’émigration et d’intelligence avec l’ennemi, dévouement pour la France lui vaudront vont se trouver pris dans l’engrenage d'accéder à la noblesse d’Empire et de gravir révolutionnaire : leurs biens seront saisis et toutes les marches du cursus honorum : revendus comme biens nationaux, ils connaîtront Lieutenant des armées, Comte d’Empire, puis même pour certains d'entre eux les affres de Maréchal de France, après avoir reçu la Légion l’emprisonnement. d'Honneur. En effet, dans les archives révolutionnaires - Les fabricants de sel aux archives départementales à Pau, on peut trouver trace de ventes de bassins à sel aux Quant aux fabricants de sel, nous avons enchères publiques, enchères qui profiteront aux retrouvé leur trace dans les archives de l’état-civil d’Aincille, avec très exactement dix noms de II) Fermeture administrative et projets therma- famille, ce qui vient confirmer l’idée de listes l’existence d’une “corporation” du sel qui traver- La saline d’Ugarre serait définitivement serait le temps, d'un statut qui se transmettrait de tombée dans l’oubli si, à la toute fin du XIX e siè- père en fils. On peut citer par exemple les cle et début du XX e siècle, deux investisseurs familles Arroquy, Donetche, Apezetche. pour le moins dynamiques n'avaient formé le projet de rouvrir le site à des fins thermales : il La fin de l’exploitation du sel d'Ugarre (1840 - s’agit de Jean-Baptiste Paris et de Sauveur e XX siècle) Haramburu. I) Fermeture administrative et contrebande - Projet de Jean-Baptiste Paris L'aventure de cette société d'exploitation Jean-Baptiste Paris est un entrepreneur de prend fin brutalement en 1840, quand Louis- Castetnau-Camblong en Béarn. Il achète en 1891 Philippe décide de contrôler l’industrie salinière une action à Jean-Baptiste Althabegoity, le petit- française en soumettant cette activité à fils de Bernard de Çaro, ancien directeur de la l’obtention d’une concession de l’Etat. De fait, la société salinière d'Ugarre. saline d'Ugarre doit fermer ses portes puisque, En 1892, il sollicite une demande de conformément aux dispositions de la loi du 17 concession de la source salée pour l’exploiter à juin 1840, elle n’avait pas obtenu le fameux des fins thérapeutiques. Mais en raison de sésame, la faiblesse du débit et le manque de ren- l’insuffisance du débit de la source, sa demande tabilité étant remis en cause. est rejetée par décret en 1893. La fermeture de la saline a emporté un Mais il ne lâche pas l’affaire et revient en certain nombre de conséquences pour les acteurs 1913. Il demande officiellement à la préfecture de la société d’Ugarre. une concession d'exploitation. Mais, après exper- Les copropriétaires ne tirent plus aucun tise d'un ingénieur des Mines, sa demande se revenu de la saline, mais ils continuent de payer trouve de nouveau rejetée. un impôt minime (sur le bâti et le non-bâti), mais L’homme est tenace et pour sa dernière qui a une valeur recognitive de propriété. tentative, en 1927, il projette la création d'un Les exploitants retournent à la vie civile, centre thermal à Saint-Jean-Pied-de-Port et d'une c’est-à-dire à des activités agricoles ou artisanales. usine de fabrication de sel et produits chimiques. Enfin, la population locale, elle, va conti- Pour cela, il demande l’autorisation au préfet nuer de faire vivre le puits en s’adonnant jusque d'aménager les sources, autorisation qui lui sera dans les années 1970 à la contrebande, c’est-à- refusée, au motif qu'il doit au préalable obtenir dire à la production de sel destiné à la consom- une concession officielle de l'État. mation familiale et à la vente clandestine. Ce - Projet de Sauveur Haramburu commerce portant préjudice au fisc, Quant à Sauveur Haramburu, représentant l'administration douanière va finir par réagir en des intérêts de la municipalité de Saint-Jean- comblant officiellement le puits à la toute fin du Pied-de-Port, il demande au préfet en 1911 e XIX siècle, ce qui n’arrêtera pas les habitants. l’autorisation de pratiquer des recherches dans Ceux-ci profitaient des heures de relève de toutes les parcelles adjacentes à celles où se trouve la brigade d'Estérençuby pour déblayer le puits et la source (car pour cette dernière parcelle, étant continuer leurs activités. indivisible, il n'a pu obtenir l’autorisation de la prospecter). Le futur maire de Saint-Jean formait le projet (que reprendra ensuite Jean-Baptiste pour des raisons juridiques (la nécessité de Paris) de créer un établissement thermal à Saint- l'obtention d'une concession et de l’accord de Jean même et de fabriquer à Ugarre de la soude tous les copropriétaires), mais surtout en raison par électrolyse. de rentrée de la France dans le conflit mondial. Il semblerait que, malgré la prise de conseil Maya GONZALEZ auprès de plusieurs ingénieurs, l'adoption du Doctorante ATER tracé de l’adduction et de l’emplacement du futur Université Montesquieu Bordeaux IV établissement, le projet fut abandonné vers 1940, Centre Aquitain d’Histoire du Droit

SOURCES Archives Départementales des Pyrénées-Atlantiques, séries C (Intendance), 3 E (archives notariales), Q (archives révolutionnaires), S (archives modernes mines et énergies), … DIETRICH (Baron de), Description des gîtes de minerai, des forges et des salines des Pyrénées , Paris, 1786, GOITY (Pierre), Les eaux minérales et thermales en Soule, en Basse Navarre et au Labourd, thèse en pharmacie, Bordeaux II, 1986, EDER (Gérard), “Notes complémentaires sur la source salée d’Aincille”, dans Bulletin du Musée Basque , 1991, pp.177-189.