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ETUDES et REFLEXIONS

FELLINI LE VISIONNAIRE MAGICIEN ET ENCHANTEUR

Le mois dernier, le cinéaste polonais a été élu à l'Académie des beaux-arts au fauteuil de . Dans son discours de réception, M. Jean Prodomidès soulignait que s'il fallait définir d'une phrase la singularité de l'œuvre de Wajda, « ce serait la lutte et la conquête de la liberté par un homme ». De « Kanal » et « Cendres et diamant » à « l'Homme de marbre » et « l'Homme de fer », poursuivait-il, le cinéaste polonais « a su exprimer le chant de la liberté de tout un peuple, perpétuant ainsi la tradition du grand poète national Adam Mickiewicz ». Nous sommes heureux de publier

93 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1998 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur ci-après, avec l'aimable autorisation de l'Académie des beaux-arts, le discours d'Andrzej Wajda faisant l'éloge de son prédécesseur, Federico Fellini.

' A I mes yeux, la France a toujours représenté un modèle d'exigence dans le domaine artistique, et elle a su le , I demeurer dans un monde où l'uniformité et la facilité trouvent de plus en plus d'admirateurs. A nous, intellectuels et artistes polonais, il revient maintenant d'examiner clairement notre situation, avant d'accomplir ce pas décisif que sera l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne. Qu'apporterons-nous à l'Europe ? Qu'attendons-nous d'elle, après cinquante ans passés derrière le rideau de fer ? Pour moi, je n'ai jamais douté de ma qualité d'Européen, et la France, qui remarquait et récompensait mes films, a toujours été le point de référence au cours de nos années difficiles. J'étais aussi très proche de l'Italie. Le néoréalisme italien avait permis au cinéma polonais de trouver sa voie dans les premières années de l'après-guerre. Depuis la mort de Federico Fellini, metteur en scène de génie, le monde du cinéma a complètement changé et ne sera plus jamais tel qu'il était quand lui réalisait ses chefs-d'œuvre. , , Huit et demi, : quelle étonnante richesse, quelle diversité étourdissante dans ce que Fellini nous montre à l'écran ! Plusieurs autres metteurs en scène de génie semblent s'être partagé son œuvre. Et lui-même en avait conscience : «Je tiens à ce que chacun de mes films soit tout à fait différent des précédents. J'estime que c'est seulement de cette manière qu'on peut faire de bons films. » Ce souci constant d'invention, ce besoin insatiable de renouvellement est la source même du pouvoir créateur de Fellini. Je souhaiterais qu'on inscrive en lettres d'or sur la porte d'entrée de toute école de cinéma : « Lorsqu'on est prisonnier d'une technique, lorsque le style devient plus important que l'histoire racontée et détourne l'attention du spectateur du spectacle lui-même, alors le résultat ne peut être que négatif. » 94 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur

Le long chemin des grands succès de Fellini commence avec la Strada en 1954, se poursuit avec les Vitelloni et les Nuits de Cabiria, jusqu'au triomphe international de la Dolce Vita, ce film qui m'a puissamment marqué, et qui m'a donné le courage de continuer mon travail. Je citerai également Boccace 70 et Huit et demi, surprenante séance d'autopsychanalyse, après laquelle aucun metteur en scène de cinéma n'a pu totalement retrouver son équilibre et la satisfaction de soi qui pouvait être la sienne.

« Quand je travaille, je me sens vivre »

Cependant, à travers des sujets aussi divers que Juliette des esprits, les Clowns, Roma, Amarcord, Casanova, E la nave va, Fred et Ginger, jusqu'au dernier film, la Voce délia luna, c'est toujours le même Fellini qui nous éblouit et qui nous parle. Personne n'a mieux exprimé Fellini que Fellini, et il définit ainsi son attitude pendant le travail : * Pendant un tournage, je vis la plénitude de la vie. Je suis alors plus viril. Je déborde d'énergie, je peux jouer tous les rôles, je fais tout moi-même sur le plateau, je ne suis jamais fatigué. Je ne prête aucune attention à l'heure à laquelle nous terminons, et je ne peux pas attendre le lendemain. Ma vie consiste à faire des films. Quand je travaille, je me sens vivre. » Au cours de mes années de travail, j'ai appris que cette énergie, quand elle émane du metteur en scène, est visible sur l'écran. C'est elle qui commande aux réactions du spectateur, quels que soient le sujet et le contenu du film. C'est l'allégresse même de la création qui rayonne des œuvres de Fellini et qui nous plonge, dès les premiers plans, dans une jubilation véritable. Mon jeune collègue, l'excellent Krzysztof Kieslowski, écrivait, il n'y a pas si longtemps : « Quand je pense au cinéma contemporain, de plus en plus souvent me vient à l'esprit l'image d'un cimetière. Des tombes, quelques hommes âgés et remplis d'incertitude aux mouvements précautionneux penchés au-dessus de ces tombes et, à côté, une autoroute pleine de voitures rapides, techniquement parfaites, mais qui se ressemblent comme des gouttes d'eau. » Parmi les tombes qu'évoquait ce metteur en scène

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polonais trop précocement disparu, je crois que celle où s'inscrit le nom de Federico Fellini est le défi le plus sérieux et le remords le plus lancinant que puisse évoquer cette voie express du cinéma contemporain. Celui dont je parle aujourd'hui est le plus grand dans son domaine, et je le tiens pour irremplaçable.

Si « Huit et demi » n'avait pas existé...

L'imaginaire inimitable de Fellini s'est développé à partir des deux points centraux qu'il a su rendre mythiques et qui se sont rapprochés l'un de l'autre au fil des années, jusqu'à se recouvrir. Le premier de ces points est la petite ville côtière de , où Fellini est né le 20 janvier 1920. Rimini, où il a passé son enfance et sa jeunesse, n'était pas encore une villégiature à la mode. C'était une petite ville plutôt endormie qui vivait à un rythme lent et propice à la réflexion, une quintessence de la vie provinciale, un lieu idéal pour l'éducation du futur artiste. C'est là, dans cette province peuplée de ses fantômes, soumise à ses propres rites, que Fellini situera l'action de ses films des années cinquante. Même lorsqu'il la déplacera à , comme dans le Sheik blanc, cette Rome dont les rues sont parcourues par un orchestre militaire et par des cracheurs de feu, la capitale italienne conservera l'apparence d'une ville de province. Rome est précisément le second point mythique dans l'imaginaire de Fellini. Rome dont il rêvait depuis l'enfance et où il arriva, après un court séjour à , au printemps de 1939. A partir d'un film carrefour tourné en i960, la Dolce Vita, Rome devient le territoire de ses films, une Rome élégante et fortunée. Il n'y a que Rome que l'on puisse comparer à Rome : les deux filmsdon t il ornait le titre de son nom, Fellini-Satyricon et Fellini-Roma, le rappellent avec éloquence. La fameuse descente dans les sous-sols antiques nous fait sentir, mieux que toute autre scène, à quel point Fellini se rendait compte du caractère unique de cette ville où il vivait. C'est parce qu'elle est racontée sur un mode inimitable que l'œuvre de Fellini, qui trouve ses racines dans la province, m'a toujours semblé très proche. Ce fut, en effet, dès le début mon

96 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur problème : comment exprimer, pour le plus grand nombre, la problématique irremplaçable d'un coin de province. Et même si ma première rencontre avec l'œuvre de ce grand artiste s'est produite à , où j'ai vu la Strada il y a quarante-trois ans, je voudrais, aujourd'hui, la présenter dans une perspective polonaise. Par la force des choses, mon regard sur son œuvre est égoïste. Je lui dois beaucoup comme metteur en scène. Mon premier film, Génération, n'aurait pas pu être tourné si je n'avais pas été touché par le néoréalisme italien, dont il était un des représentants. Je n'aurais jamais entrepris un film parlant d'un film, comme Tout est à vendre, si Huit et demi n'avait pas existé ; pas plus que je n'aurais sans doute entrepris le Chef d'orchestre sans avoir vu Répétition d'orchestre. J'ai donc envers Fellini l'attitude d'un débiteur insol­ vable, et non celle d'un spectateur capable d'analyser scientifi­ quement son œuvre. Aussi, pour adopter le ton d'un discours biographique et analytique, vais-je me servir des réflexions de critiques polonais. Cela ne me sera pas difficile, car son œuvre est entourée, depuis des années, dans mon pays, d'un vrai culte. Fellini concentre en lui-même, exprime d'une manière inconnue jusqu'à lui la tradition méditerranéenne du spectacle, si riche en Italie. Depuis le premier jusqu'au dernier film, il sondait notamment la frontière difficile à percevoir entre l'art et le kitsch, qui agit avec une force mystérieuse sur l'imagination du spectateur. Les comédiens itinérants, les gens du cirque, l'étonnant théâtre de la cruauté dans Satyricon, ou le show de télévision où se produisent Masina et Mastroianni poursuivent et développent le thème sans lequel nous ne pouvons imaginer le cinéma de Fellini. Ces scènes, avec leur beauté difficile à décrire, ont contribué à ce que nous considérions l'auteur de Huit et demi et de Fred et Ginger comme un magicien, un enchanteur différent de tous les autres cinéastes. En regardant ces films, nous avons l'impression que le metteur en scène laisse à ses acteurs l'entière liberté de faire quasiment tout ce qu'ils veulent, et que la caméra ne fait qu'enregistrer de manière automatique. Ce ne sont là qu'apparences. Il est vrai que Fellini connaît toutes les limites des acteurs, même celles des plus talentueux d'entre eux, ces limites qu'ils ne pourront pas dépasser - celles de leur personnalité. C'est pour cela qu'il

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était toujours à la recherche des individus les plus étranges qui pouvaient se donner au filmtou t entiers, avec chaussures et chapeau. Cette assurance que tout un chacun peut jouer dans ses films venait de la confiance très profonde du metteur en scène, qui donne la vie, comme le bon Dieu, à chacun de ses personnages, que ce soit Saragina dansant sur la plage, l'Ange flottant sur la corde dans la Strada, ou encore les fidèles attendant le miracle dans Huit et demi. Parfois, comme le vrai Créateur, Fellini ne distingue pas les sexes et confie, selon son bon vouloir, des rôles masculins aux femmes, et inversement.

Onze années au service des autres

Cependant, avant que la Strada nous fît découvrir un des génies du cinéma, Fellini avait longuement et durement appris son métier de cinéaste. Depuis 1939, il avait travaillé comme gagman, scénariste, acteur à l'occasion et assistant-réalisateur auprès de et d', avec qui il a réalisé les Feux du music-hall en 1950. Ces onze années au service des autres ont dû forger en Fellini la confiance en ses propres œuvres et confirmer la certitude de sa particularité artistique. Il en fut ainsi. Fellini rompit avec le néoréalisme italien, alors tant admiré, pour proposer un regard nouveau sur le cinéma. Je ne puis m'empêcher d'évoquer un événement qui peut paraître aujourd'hui incroyable. Au début des années cinquante, un ami cinéaste polonais revenait d'un voyage en Italie, où il avait croisé un jeune confrère italien qui, entretenant des rapports tendus avec les producteurs italiens, l'avait interrogé sur la possibilité d'une recommandation auprès d'un directeur stalinien de la cinématographie polonaise. Ce jeune cinéaste songeait à réaliser un film à l'étranger, peut-être en Pologne. Il s'appelait Federico Fellini. Bien entendu, les autorités n'ont donné aucune suite à cette demande. Les cinéastes polonais ont contribué à ce que notre pays recouvre la liberté, peut-être aussi pour que personne ne puisse laisser passer à l'avenir une occasion, ou simplement un espoir, de faire travailler un Fellini parmi nous.

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Des années plus tard, à l'occasion d'un entretien où on lui demandait s'il ne se sentirait pas mieux en Europe de l'Est plutôt qu'aux Etats-Unis où, en dépit des circonstances qu'il considérait comme favorables, il n'arrivait pas à tourner, il répondit : « Je ne crois pas, nous sommes habitués à profiter d'une liberté que nous considérons même parfois, comme actuellement en Italie, excessive. Je n'aurais ni la force ni la patience de supporter la grisaille humiliante du zèle des censeurs communistes. » Par chance, il n'a pas eu à goûter au pain amer des cinéastes polonais...

« La caméra devrait suivre l'action plutôt que la mener »

Fellini n'a jamais été un chroniqueur de son époque, comme l'étaient les cinéastes néoréalistes italiens, alors qu'il a toujours été un visionnaire. Et son époque avait justement besoin d'un tel artiste. De violents changements économiques et sociaux, l'évolution des mœurs dans la seconde moitié du siècle qui s'achève, le droit au bonheur à tout prix - que ne connaissaient pas nos parents -, le devoir de mettre en valeur sa propre personnalité, en commençant par sa façon d'écrire, tout fournissait à Fellini un merveilleux matériau pour laisser libre cours à sa fantaisie. Et cependant, même s'il nous apparaissait qu'il n'y tenait guère, ses visions avaient toujours des bases réelles. Dans la perspective du siècle, Fellini est né sous une heureuse étoile, en un lieu et en un temps qui lui convenaient. Sa création, personnelle et subjective par définition, reflète cependant de façon étrange les changements dont nous avons été les témoins. Elle les reflète et parfois les annonce de manière prophétique. Il n'y a pas dans les films de Fellini de recherche frénétique de la forme, d'invention excessive dans l'utilisation de la caméra, ou dans le montage. Il écrira : * Dans mes films, l'histoire se raconte elle-même. Je ne suis qu'un serviteur par rapport à l'histoire que je raconte : elle exige d'être racontée, tandis que moi je dois comprendre où elle me mène. » Et plus loin : «J'ai toujours estimé que la caméra devrait plutôt suivre l'action que la mener. J'essaie d'être un

99 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur observateur et non pas un participant actif dans ce qui se passe dans le film. Trop souvent les réalisateurs montrent au spectateur ce qu'ils veulent qu'il voie avant que l'action ne l'exige. Tandis que le spectateur souhaite découvrir lui-même des choses dans le film, avant qu'on ne les lui indique. » Fellini déduit cette opinion de la conviction que « tout ce qu'il y avait à inventer dans le cinéma l'a déjà été ». « C'est pourquoi, dit-il dans un entretien, s'il m'était donné de choisir, si je pouvais accomplir un rêve, je voudrais créer à l'époque de et de D. W. Griffith. Alors je pourrais dire que je suis vraiment l'un des créateurs du cinéma. » Pour une interprétation détaillée d'un des premiers films de Fellini qui évoque le mythe de la Toison d'or, / Vitelloni, je citerai mon excellent collègue Grzegorz Krolikiewicz, qui analyse depuis des années des chefs-d'œuvre avec les étudiants de l'Ecole du cinéma de Lodz : « Le récit de Fellini est un récit malicieux sur les Argonautes, sur Jason qui s'assied avec un groupe de copains au bord de la mer. Ils boivent et ne peuvent partir nulle part. Et cela dure des années. En fin de compte, le héros principal laisse ses comparses, il part pour un autre village. Là-bas, il choisit quelques hommes comme lui, et finalement c'est le grand départ... Qu'y a-t-il de commun entre Jason et ceux qui sont restés? Leur rêve est commun. Leur manque est commun. Mais les uns sont restés et les autres sont partis. Nous devrions, me semble-t-il, nous intéresser aux gens qui sont restés au village. Ceux qui sont partis font figure de contraste par rapport à ceux qui sont restés. Si l'on voulait ramener les aventures humaines dans ce film aux tortures initiatiques, alors ce film est un carnaval rabelaisien. Des acteurs adultes ont été engagés pour tenir les rôles des bébés et des enfants qui avancent à quatre pattes. C'est ce qui est extraordinaire dans ce film ! Quand je regarde ses héros, je ne crois pas qu'ils puissent réussir un jour cette initiation. Ils songent et ils rêvent, mais Fellini ne nous laisse pas espérer que ces gens partiront un jour. C'est pourquoi ce film est tellement déchirant. C'est une parodie de la structure du mythe. Comme nous le savons, un mythe se sert d'une ritournelle en forme de spirale. Des choses semblables arrivent sans cesse à Ulysse, mais seulement semblables, pas identiques. La situation des ritournelles se déve-

100 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur loppe toujours dans une succession temporelle et, à chaque fois, à un niveau de complication croissant. Nous avons dans "" affaire à une parodie de la structure du mythe, avec une réflexion sur le fait que la vie en dehors du mythe est celle d'un nain, de même que celle de ceux qui aspiraient au mythe et qui sont demeurés sur son seuil. Leur espoir a été libéré et nous voyons cet espoir gâché. C'est tellement douloureux. Ces gens sont proches de nous à travers le fait qu 'ils sont si ouverts dans leur bouffonnerie, dans leur heureuse et arrogante satisfaction d'être. Et c'est pourquoi il y a dans ce film quelque chose de familier, de chaleureux, quelque chose qui dégage de la peine, une petite douleur du fait que notre frère n'a pas réussi. »

Un des derniers artistes du cinéma vraiment libres

Il convient, enfin, de se demander pour quelle raison les cinéastes polonais s'intéressent tant à Fellini. Il me semble que la réponse est à trouver dans sa poétique qui nous émerveille et qui nous enthousiasme, nous les Polonais. Nous l'admirons, car nous savons que jamais nous ne pourrons nous rapprocher du monde de la même manière que lui. Pourtant, c'est justement ce regard-là, chaleureux, mais non dépourvu d'ironie décapante, qui est notre moyen à nous de voir la réalité. Peut-être ne savons-nous pas l'exprimer avec autant d'expression à l'écran, alors que la littérature polonaise apporte au monde des écrivains tels que Witkiewicz, Gombrowicz et Mrozek. Fellini était probablement un des derniers artistes du cinéma vraiment libres. Nous l'avons admiré et nous lui avons envié cette liberté. Je crois qu'il ne pouvait éveiller plus d'admiration et de jalousie que chez les metteurs en scène du cinéma soviétique, car ils ressentaient ce manque de liberté encore plus profondément que nous en Pologne.

Je voudrais aussi parler du cinéma d'aujourd'hui, de l'héritage de nos grands metteurs en scène, dont Kieslowski voyait les tombes à côté d'une voie express sur laquelle foncent des voitures

101 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur techniquement parfaites, mais identiques. C'est ainsi que dans leur majorité nous percevons les films d'outre-Atlantique qui ont rempli les écrans européens, qui sont vus en masse. Quelle réalité représentent-ils, quel monde placent-ils devant nos yeux ?

Que devient le cinéma européen ?

Dans les films de Fellini, nous apercevions un combat entre le sacré et le profane. Dans ceux qui nous arrivent maintenant en Europe, s'agit-il seulement du profane ? Justement non, car au sacré peut s'opposer également le banal. Que voit le public en regardant ces images ? Un monde charnel, dépourvu de toute métaphysique, un monde sans péché. Des cadavres tombent à l'écran comme des mouches, des viols ne font que susciter les rires gras de la foule, la violence éveille même l'allégresse du public. Comme nous nous sommes éloignés des enseignements d'un autre grand du cinéma, Luis Bunuel, qui nous inculquait que chaque mort à l'écran devrait montrer la souffrance du tueur, la violence qu'il se fait également à lui-même ! C'est seulement là que le spectateur vivra la scène à l'écran non pas comme une évidence, mais comme une douleur de l'esprit. Que devient le cinéma européen? Où sont aujourd'hui le cinéma polonais, le cinéma hongrois, le cinéma italien ? Il est vrai que chaque année apparaissent des films intéressants, beaux et riches de valeurs, mais nous n'avons plus de cinématographies nationales capables de s'opposer à l'uniformité d'un répertoire étranger sur le grand comme sur le petit écran. Je ne crois pas que nous puissions en faire porter toute la responsabilité à l'esprit d'entreprise et à la puissance économique de la production et de la distribution américaines, car, en fait, le public remplit souvent les salles où sont projetés ces films.I l faut donc se demander si la seule chance de sauvetage de nos productions nationales consiste à produire des films qui ressemblent aux films américains. Imiter les sujets et « suivre » le cinéma-distraction de notre époque : où est l'erreur ?

102 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur

En regardant les films des nouveaux venus, nous nous attendons toujours à une renaissance du cinéma en Europe, mais l'exemple de Fellini nous montre que ce miracle ne peut arriver qu'avec une vague montante de la création cinématographique. Rossellini, Lattuada, De Sica et Zavattini ont précédé Fellini, ils ont créé par leurs films néoréalistes un contraste à ses idées folles, à cette proposition d'un cinéma nouveau, entièrement différent. A qui peut se référer de nos jours un jeune cinéaste, lorsque les grands de l'ancien cinéma ne sont plus? A nous, cinéastes vieillissants et privés d'espoir dans l'avenir du cinéma? Cette question se pose de plus en plus, et exige une réponse avant d'autant plus de force que c'est la réalité qui pèse sur les films,e t nous nous écarterions de la vérité en prétendant que ce sont uniquement la télévision et le cinéma qui sont la cause de tous les crimes, et non le monde actuel sans principes moraux.

Que s'est-il donc passé ?

Ce monde sans responsabilité, sans châtiment, donc sans péché, ce monde sans culpabilité, les Polonais en ont pris conscience. Et ils le vivent. Il n'y a pas longtemps, nos journaux ont rapporté que deux élèves de collège ont tué un enfant de leur classe. A l'officier de police qui les interrogeait, ils répondirent avec franchise : * Mais on est quand même libres, maintenant, en Pologne. » Cette réponse ne peut pas être sans rapport avec la nourriture spirituelle qu'ils ont reçue des écrans de cinéma et de télévision, des magazines en couleur. C'est la liberté ! Seul un sot et naïf n'en profiterait pas ! C'est la réponse de ces jeunes meurtriers. Que s'est-il donc passé ? Pourquoi le lien moral et spirituel qui unissait l'Europe pendant des siècles s'est-il affaibli à ce point, et ce à la veille de l'unification européenne, qui ne peut quand même pas avoir comme uniques enseignes la Banque européenne, l'espace économique commun et l'euromonnaie ? L'Europe ne tient-elle à rien d'autre qu'à se reposer sur les ruines si bien conservées par des spécialistes et soigneusement

103 ETUDES et REFLEXIONS Fellini, le visionnaire magicien et enchanteur surveillées, les ruines de sa splendeur ? S'il en est ainsi, le pays d'où je viens doit considérer comme perdues les cinquante dernières années, celles de la lutte, des combats et des sacrifices contre le système totalitaire, car tout cela n'avait de sens que dans l'espoir d'un retour à de hautes valeurs européennes de l'esprit et de la raison, pas seulement dans le désir d'accéder à la caisse commune. Je veux de tout cœur croire que c'est justement ici, entre les murs de cette institution magnifique qu'est l'Institut de France, que je trouverai les réponses à ces questions. Réponses sans lesquelles notre avenir ne peut plus être envisagé.

Andrzej Wajda de l'Institut

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