ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE

Georges Weill Ministère de la Culture

L’ÉMANCIPATION DES JUIFS DE FRANCE, HUMANISME POLITIQUE OU ÉVOLUTIONNISME SOCIAL ?

À propos de Freddy Raphaël. — Les juifs d’Alsace et de Lorraine de 1870 à nos jours, , Albin Michel, 2018, 264 pages (« Présence du Judaïsme Poche »).

Le titre de ce livre annonce une étude sur les deux provinces de l’est de la France mais il concerne essentiellement les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, annexés à deux reprises à l’Allemagne, d’abord entre 1871 et 1918, puis de juin 1940 à 1944-1945. Effectuée contre la volonté des populations, la première rup- ture avait mis fin de manière violente à deux siècles d’intégration librement consentie de ces régions à la civilisation française tout en sauvegardant les traditions, les cou- tumes, les religions et les langues locales issues de l’alémanique, du franconien et du yiddish occidental. Une germanisation agressive menée ensuite pendant près d’un demi-siècle avait tenté de briser cet équilibre fragile sans réussir à entamer la fidélité à la France de la population juive. Mais c’est la Seconde Guerre mondiale qui a eu les plus graves conséquences parce qu’elle a tragiquement accéléré le déclin d’une culture judéo-rhénane qui s’était épanouie pendant un millénaire dans les bassins flu- viaux de la Meuse, de la Moselle et du Rhin. On peut donc se féliciter de toutes les initiatives qui visent à rassembler les éléments de cette histoire, un but auquel ce livre a manifestement eu l’ambition de parvenir, quoique d’une manière un peu déconcer- tante. En effet, la première partie, intitulée « Du moyen âge à l’émancipation », com- presse en trente pages, d’une manière quasi électronique, dix siècles de présence juive en Lorraine et en Alsace, depuis l’époque carolingienne (ixe siècle) jusqu’à la fin du Second Empire. On peut se demander si un tel exposé, débutant au cœur du haut moyen âge, était nécessaire pour introduire un sujet centré sur l’époque contemporaine, alors que la Révolution marque incontestablement une date charnière pour les juifs qui passèrent alors d’une tolérance de séjour, sévèrement réglementée et toujours fragile, à la jouissance des droits civils et politiques de citoyens français. D’autre part, asso- cier en un seul récit l’histoire de ces deux communautés de cultures identiques mais dont l’histoire fut sensiblement différente, comme le reconnaît d’ailleurs l’A., est une tentative périlleuse qu’André Neher, pourtant bon connaisseur de l’Ancien Régime, s’était toujours refusé à faire parce qu’il mesurait les difficultés de cet exercice. Il en donna un exemple lorsqu’il compara, de façon un peu injuste, la créativité du judaïsme lorrain avec le bilan selon lui beaucoup moins glorieux d’un judaïsme alsacien resté jusqu’au milieu du xixe siècle sans grandes ambitions intellectuelles ou profession- nelles1. Dans son Histoire des Juifs en France, Bernhard Blumenkranz s’était réservé

1. G. Weill, « André Neher, un humaniste juif alsacien », dans D. Banon (dir.), Héritages d’André Neher, Paris, 2011, p. 53-62. – Je remercie Max Polonovski et Mathias Dreyfuss qui m’ont aimablement fait profiter de leurs conseils sur plusieurs points importants.

Revue des études juives, 179 (3-4), juillet-décembre 2020, pp. 421-432. doi: 10.2143/REJ.179.3.3288806 422 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE le chapitre sur le moyen âge pour l’ensemble de la France, mais il sépara l’époque moderne en chapitres différents pour la Lorraine et l’Alsace2. S’il adopta le même schéma pour Les Juifs de France, Simon Schwarzfuchs réunit ensuite l’ensemble des Nations juives de France en un seul récit dans son ouvrage Du Juif à l’israélite, une synthèse réussie grâce à une longue familiarité avec le sujet, ainsi qu’une parfaite connaissance des sources hébraïques et laïques3. Dans le titre de cette première partie, l’A. repousse les limites de l’émancipation jusqu’à la chute du Second Empire, ce qui rouvre le débat sur la définition de ce terme à qui plusieurs historiens contemporains ont donné chacun un point de départ, une durée et un contenu différents. Pour l’historien israélien d’origine hongroise Jacob Katz, l’émancipation des juifs d’Europe a débuté dès l’époque mercantiliste à la fin du xviie siècle pour se terminer à la fin du xixe siècle par l’émancipation politique grâce au progrès intellectuel, économique et social des communautés juives4. De son côté, Annie Kriegel a distingué, sous forme de deux « logiques » différentes, l’émancipation des juifs français, obtenue par une déci- sion politique grâce à la Révolution, de l’émancipation sociale des juifs allemands qui a précédé d’un siècle au moins leur émancipation civile dans les années 18705. Pour David Feuerwerker, l’émancipation des juifs de France commença au cours des années 1770, à la fin du règne de Louis XV, pour se terminer en 1864-1866 lorsque le gouvernement français força la Suisse à autoriser aux juifs français l’achat d’im- meubles en Suisse6. Cette modification de la constitution de la Confédération hel- vétique facilita l’installation de nombreux juifs alsaciens qui créèrent des entreprises commerciales, industrielles et de marchands de bestiaux dans toute la Suisse romande, tout en permettant à de nombreux jeunes gens d’échapper au service militaire sous l’uniforme allemand. En étudiant l’émancipation des juifs d’Alsace au xixe siècle, l’Américaine Paula Hyman est partie du principe que « le judaïsme alsacien du début du xixe était une masse juive invertébrée dont il convenait d’étudier le rythme et le processus de son changement social à l’aide des forces sociales, politiques, culturelles et économiques qui ont détruit progressivement une façon de vivre remontant à la pré- émancipation », une démonstration ambitieuse truffée de statistiques qui s’est révélée peu convaincante7. Dans un récent ouvrage, le professeur David Sorkin estime que

2. G. Cahen, « La région lorraine », dans B. Blumenkranz (dir.), Histoire des juifs en France, Toulouse, 1972, p. 77-136. G. Weill, « L’Alsace », ibid., p. 137-191. La Révolution, l’Empire et le xixe siècle sont traités avec l’ensemble de la France. 3. S. Schwarzfuchs, Les Juifs de France, Paris, 1975, p. 159-201 ; id., Du Juif à l’israélite. Histoire d’une mutation. 1770-1870, Paris, 1989 ; id., « Les nations juives de France », Dix- Huitième Siècle 13, 1981, p. 127-136 ; id., Le registre de correspondance de la communauté juive de Lorraine. Copies des lettres des années 1783-1791 (en hébreu), Jérusalem, 2003 ; id., « L’autonomie de la nation juive d’Alsace dans le cadre de la politique française », Kehal Israel 2, Jérusalem, 2004, p. 329-339 (en hébreu). 4. J. Katz, Out of the Ghetto : The Social Background of Jewish Emancipation, 1770- 1870 ; édition française, Hors du ghetto : 1770-1870, Paris, 1984 ; id., Jewish Emancipation and Self-Emancipation. Philadelphie, 1986. 5. A. Kriegel, Les Juifs et le monde moderne. Essai sur les logiques d’émancipation, Paris, 1977. 6. D. Feuerwerker, L’Émancipation des juifs en France, Paris, 1976. 7. P. E. Hyman, The Emancipation of the Jews of Alsace. Acculturation and Tradition in the Nineteenth Century, New Haven-Londres, 1991, 214 p. Sur cette curieuse démonstration fondée sur l’examen de quatre des deux cents communautés juives alsaciennes, voir le compte rendu de G. Weill, Archives Juives 29/1, 1996, p. 125-129. Cet ouvrage n’est pas cité par l’A. ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 423 l’émancipation n’a pas débuté avec les Lumières ou la Révolution française, mais qu’elle a commencé au milieu du xvie siècle en suivant un « processus complexe, multidirectionnel et ambigu caractérisé par de nombreux événements heureux ou tragiques, et qu’elle s’est poursuivie jusqu’à l’époque contemporaine ». Cette défi- nition tient compte des différentes conditions d’existence offertes aux juifs à travers l’Europe et le Nouveau Monde depuis la Renaissance, mais elle appelle un examen critique en raison de la confusion sémantique entre l’émancipation proprement dite et ses différentes manifestations économiques et sociales, toutes différentes selon les pays8. En effet, l’émancipation n’est pas un développement progressif se déroulant au cours d’une période plus ou moins longue que chacun peut définir à sa guise, mais une décision politique prise à une date précise et dont les effets, définis par la Décla- ration des droits de l’homme et du citoyen, sont instantanés. C’est la thèse de Simon Schwarzfuchs lorsqu’il démontre « que l’Assemblée (nationale) ne pouvait se séparer sans avoir complété son œuvre sur le plan des droits de l’homme, ce qui impliquait l’émancipation des Juifs avec leur accession à la citoyenneté »9. L’émancipation des juifs d’Alsace et de Lorraine est intervenue par le décret du 27 septembre 1791, ratifié le 13 novembre par Louis XVI et dont l’application par les autorités locales devait être immédiate, ce qui, malheureusement, ne fut pas toujours le cas. Ils subirent entre 1808 et 1818 des mesures discriminatoires limitant leurs activités de prêteurs et de marchands ainsi que l’humiliation du serment more judaico imposé par la Cour de Cassation en 1810, puis aboli par un arrêt de la même juridiction en 1846. Cette décision judiciaire fut la conséquence de l’attitude courageuse du rabbin Lazare Isidor, futur grand rabbin du Consistoire central qui, avec l’appui d’Adolphe Crémieux, refusa d’ouvrir en 1839 la synagogue de la ville de Phalsbourg, en Moselle, pour recevoir le serment, un événement qui aurait mérité d’être rappelé dans le livre10. Il semble que l’émancipation civile et politique des juifs d’Alsace et de la Lorraine ne doit pas être confondue avec ses conséquences, c’est-à-dire l’évolution sociale d’une communauté juive essentiellement rurale sauf à , Nancy et Lunéville, vivant difficilement de petits métiers liés à l’agriculture, ancrée, avec une religiosité fervente, dans un style de vie traditionnel et faisant lentement l’apprentissage de la liberté. Comme les autres groupes religieux ou laïques avec lesquels elle vivait, elle s’est acheminée tout au long du xixe siècle vers une intégration progressive au statut de la petite bourgeoisie de la société de son temps, puis à la consécration des réussites dans toutes les branches professionnelles. Ce phénomène que l’A. décrit à la fin de la première partie ne s’est pas terminé brusquement avec l’annexion de 1871 mais s’est poursuivi au moins jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. qui se réfère p. 239 à une autre étude de Paula Hyman, De Dreyfus à Vichy. L’évolution de la communauté juive en France, 1906-1939, Paris, 1985. 8. D. Sorkin, Jewish Emancipation, A History Across Five Centuries, Princeton, 2019, ouvrage qui m’a été signalé par Mathias Dreyfuss. Faute de temps avant la remise des épreuves, il ne m’a pas été possible de connaître la position de cet auteur en ce qui concerne l’Alsace et la Lorraine sous l’Ancien Régime. 9. S. Schwarzfuchs, Du Juif à l’israélite, ouvr. cité, p. 145. 10. D. Feuerwerker, L’Émancipation, ouvr. cité, p. 565-650 ; S. Schwarzfuchs, Du Juif à l’israélite, ouvr. cité, p. 249 sqq. G. Weill, « La fin d’une inégalité civile en France : l’abo- lition du serment more judaico », Daguesh 1, 1979, p. 95-100, d’après le témoignage du grand rabbin Isidor. 424 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE

La deuxième partie, intitulée « Scènes de la vie quotidienne », consacre une ving- taine de pages aux particularismes de la culture judéo-rhénane dans ses différents aspects relationnels, sociaux, religieux, culinaires, linguistiques et artistiques. Cet exposé bénéficie incontestablement de la parfaite compétence de l’A. dans un domaine auquel il a consacré de nombreux travaux. Il illustre une coexistence villageoise deve- nue mythique dont le caractère principal fut d’être à la fois consensuel et ambigu. En réalité, bien que la parenté entre les langues locales et le yiddish ait pu faciliter un contact de voisinage ou professionnel entre le paysan et le juif, la complicité entre les deux populations ne fut jamais entièrement sereine, même si l’A. en donne quelques exemples sympathiques. Elle a d’ailleurs volé en éclats après la Seconde Guerre mon- diale. La troisième partie, intitulée « De l’impact de la guerre franco-prussienne », concerne les quarante-sept années de la première annexion, depuis « l’année ter- rible » jusqu’à l’entrée des troupes françaises dans les « départements recouvrés » en novembre 1918. Au cours de cette période, la population dut subir une germanisa- tion forcée débutant dès l’école élémentaire, mais qui n’entama pas chez les juifs leur fidélité à la France et à la langue française, malgré l’Affaire Dreyfus, dont on aurait aimé avoir plus de détails sur ses répercussions en Alsace et en Moselle où elle raviva l’antijudaïsme traditionnel des Églises catholique et luthérienne. La rupture douanière avec la France provoqua l’exode de nombreuses entreprises, mais Simon Schwarzfuchs a souligné que les juifs bénéficièrent, comme l’ensemble de la population, des réformes juridiques, économiques et sociales du IIe Reich, qui permirent un remarquable pro- grès du niveau de vie11. Ainsi les Alsaciens et les Lorrains réfugiés dans le centre de la France en 1940-1944 purent-ils constater avec incrédulité le retard considérable des conditions de vie des campagnes françaises sur celles qu’ils connaissaient chez eux et dont ils avaient bénéficié grâce au modernisme allemand, financé en grande partie par l’indemnité payée en 1871 par la France avec le concours de la banque Rothschild. Cette transformation de la société juive se caractérise par un abandon progressif des villages au profit des bourgs puis des principales villes, par l’accès aux professions libérales, militaires et universitaires, par la modernisation du culte, la construction de nombreuses synagogues – subventionnées par le Reichsland12 – et par l’exode de nombreux jeunes gens fuyant le service militaire, certains cherchant des postes de rabbins en France ou en Algérie, d’autres des postes d’enseignants dans les écoles de l’Alliance israélite universelle, ou rejoignant des comptoirs alsaciens en Louisiane13. L’installation d’actifs entrepreneurs juifs allemands fut mal acceptée par les com- munautés locales malgré l’ampleur de leurs initiatives commerciales et industrielles, auxquelles le gouvernement français mit fin en 1919 par des expulsions arbitraires exécutées manu militari avec une rudesse excessive. Les années 1920-1930 qui font

11. Sur les progrès des populations rurales catholiques et protestantes, voir A. Wahl, J.-C. Richez, L’Alsace entre la France et l’Allemagne. 1850-1950, Paris, 1994. Le survol poli- tique de la période par Fr. Roth, Alsace-Lorraine. Histoire d’un « pays perdu ». De 1870 à nos jours, Paris, 2010, ne fait aucune allusion à l’expulsion des juifs d’Alsace et de Moselle en 1940, ni aux spoliations. 12. L. W. [Léon Weill], « Notices historiques sur l’histoire des communautés juives du Bas-Rhin », Bulletin de nos Communautés, 1955-1958. 13. S. Schwarzfuchs, Les Juifs de France, ouvr. cité, p. 283-284 ; G. Weill, « Les Alsa- ciens et les Lorrains de l’Alliance israélite universelle », dans xxvie et xxviie Colloques de la Société d’histoire des israélites d’Alsace et de Lorraine, Strasbourg, 2004 et 2005, Strasbourg, 2007, p. 43-63. ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 425 l’objet de la quatrième partie virent à la fois le retour tant désiré aux valeurs de la France républicaine, mais aussi l’apparition d’un anticléricalisme de gauche remettant en cause l’équilibre religieux et d’un antisémitisme populiste désormais alimenté par des éléments troubles financés d’abord par la République de Weimar, puis officiel- lement par les nazis. Dans ses Mémoires posthumes, le docteur Joseph Weill évoque sa collaboration avec les services secrets français surveillant les infiltrations de l’es- pionnage allemand, une relation discrète qui lui fut très utile sous l’Occupation pour organiser l’aide sociale dans les camps de Vichy et préparer les circuits de sauvetage des enfants14. Les organismes d’entraide du judaïsme alsacien et lorrain firent face à l’afflux de juifs fuyant le nazisme ou les régimes antisémites d’Europe centrale, puis à l’arrivée des trop rares convois d’enfants après la Nuit de cristal (1938). Un petit groupe de jeunes alsaciens créa sous une forme régionale indépendante le mouve- ment sioniste qui s’était placé pendant l’annexion sous l’égide du pangermanisme. Mais à part une participation au rachat des terres par le biais du tronc familial du Keren Kayemet Leisrael, la majorité de la population juive ne s’intéressa réellement au sio- nisme qu’après la création de l’État d’Israël en 1948. Une partie des élites alsaciennes et lorraines s’opposa aux prises de positions maladroites du Consistoire central et de certains rabbins parisiens sur l’accueil des réfugiés juifs fuyant le nazisme, une attitude qui se renouvela avec plus de fermeté encore trente ans plus tard contre le discours très controversé du général de Gaulle en 1967, puis contre la partialité de certains journaux parisiens, en particulier Le Monde, à l’égard d’Israël. Les mouve- ment de jeunesse, notamment les Éclaireurs et éclaireuses israélites de France (EIF) et les cadres du mouvement Yeschouroun, jouèrent un rôle à la fois éducatif, religieux et politique sous l’Occupation. Le sort des juifs de France pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui fait l’objet de la cinquième partie, a intéressé un grand nombre de chercheurs, juifs et non juifs, français et étrangers, en suscitant de multiples monographies, récits, témoignages, colloques et expositions commémoratives. Le paradoxe veut que l’histoire des juifs d’Alsace et de Moselle se déroula hors de leur province en raison de leur disper- sion à travers des centaines de villes et de villages de la zone libre où ils tentèrent de survivre. Cette histoire disparate devient alors une juxtaposition de drames per- sonnels ou collectifs dont le livre donne de nombreux exemples, en commençant par un événement injustement oublié, l’expulsion des familles juives restées dans l’ar- rière-pays en Alsace et en Moselle après l’évacuation précipitée de la population des zones frontalières le 3 septembre 1939. Ce drame qui se place autour de la mi-juillet 1940, peu après l’arrivée des troupes allemandes, eut lieu avec la plus grande brutalité dont l’A. donne plusieurs exemples et précéda de peu l’incendie de plusieurs synago- gues avec parfois la complicité active des habitants, par exemple à Strasbourg et à Grussenheim (Haut-Rhin)15. Le livre insiste à juste titre sur le rôle prépondérant des

14. J. Weill, Le combat d’un Juste, Saumur, 2002, passim. À Strasbourg, les séparatistes antisémites se réunissaient à la Maison Kammerzell, célèbre brasserie touristique dont quelques jeunes éclaireurs juifs cassèrent les vitres une nuit avant de finir au poste, selon un témoignage inédit de Pierrot Kauffmann (1920-2013), futur grand résistant. 15. S. Schwarzfuchs, « Le 15 juillet 1940, La dernière expulsion des Juifs d’Alsace », sur le Site du judaïsme d’Alsace et de Lorraine (en ligne : http ://judaisme.sdv.fr). Sur l’aide apportée par les juifs du district de Porrentruy aux réfugiés, voir H. Spira, « Le refuge en Suisse 1933-1945. Sources et définition », en ligne ; id., La frontière jurassienne au quotidien 1939-1945, Genève, 2010. 426 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE juifs alsaciens et lorrains dans la réorganisation des structures communautaires et médico-sociales dans les principales villes du centre et du sud de la France. Il décrit leur participation aux diverses formes de la Résistance, notamment celle des EIF et de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) qui vint en aide aux familles allemandes du Pays de Bade et du Palatinat internées par Vichy dans les camps de la Zone Sud et accueillit les enfants dans des maisons d’enfants avant de les cacher ou de les faire passer en Suisse avec l’aide des réseaux catholiques, protestants et laïques. L’A. porte aussi un jugement nuancé sur l’UGIF dont le rôle ambigu a suscité d’âpres controverses, surtout en raison de l’arrestation des enfants qui lui avaient été confiés. Une imprudence semblable fut la cause de la déportation de la communauté de Nancy qui fut presque anéantie. La dernière partie, symbolisée par l’inauguration de la synagogue de la Paix en 1958, est placée sous l’égide du grand rabbin Abraham Deutsch et d’André Neher, deux figures emblématiques de la reconstruction matérielle, morale et intellectuelle du judaïsme alsacien, dont l’influence sur les jeunes générations fut considérable16. Elle retrace les conditions amères du retour des juifs dans leurs provinces natales où ils ne furent pas les bienvenus et où la réorganisation de communautés devenues exsangues fut très difficile. Cette histoire, dont les témoins deviennent rares, mais dont les sources consistoriales ont été déposées récemment aux Archives départementales du Bas-Rhin, reste encore à écrire. À partir des années 1960, l’arrivée en Alsace des juifs d’Afrique du Nord a permis de donner un nouveau dynamisme à un judaïsme alsacien peu à peu éclairci par les départs en Israël, mais qui reste attentif à sauvegarder les traditions religieuses et le souvenir du passé grâce à la Société d’histoire des israélites d’Alsace et de Lorraine, fondée en 1905, dont l’A. fut un président très actif. En apportant une vue d’ensemble sur les principales circonstances de son histoire depuis l’annexion de 1871, ce livre entend combler une lacune dans l’historiographie du judaïsme des deux provinces. Il pourra plaire au public alsacien, peut-être moins au public lorrain, dont l’histoire est quelquefois réduite à la portion congrue, alors qu’il existe plusieurs excellentes monographies de communautés ainsi qu’une histoire générale illustrée des juifs de la Moselle publiée avec la contribution de nombreux auteurs, par exemple Françoise Job, Pierre-André Meyer, Philippe Landau, Simon Schwarzfuchs ou l’A. lui-même17. Plusieurs études importantes auraient dû être été citées, qui ont modifié nos connaissances sur les grandes étapes du repeuplement juif de Metz, de la Lorraine et de l’Alsace depuis le xviie siècle, par exemple l’origine presque exclusivement allemande des immigrants, les rapports des communautés puis des Nations juives avec les autorités monarchiques, féodales et urbaines, la place des rabbins et des parnassim dans les structures communautaires, le rôle financier et politique des juifs de cour, la participation réelle des juifs au prêt d’argent, à la vente des biens nationaux et aux activités artisanales et agricoles. On regrette l’absence d’une mention des dettes qui pesèrent lourdement jusqu’au milieu du xixe siècle sur les juifs d’Alsace en raison des emprunts contractés au xviiie siècle auprès de la famille Cerf Berr, et sur les juifs originaires de Metz en raison de la taxe Brancas créée en

16. P. Plas, S. Schwarzfuchs (dir.), Mémoires du grand rabbin Deutsch : Limoges 1939- 1945, Le Puy Fraud, 2007 ; Héritages d’André Neher, ouvr. cité. 17. Cl. Rosenfeld, J.-B. Lang, Histoire des Juifs en Moselle, Metz, 2001 (c. r. U. Schattner- Rieser, REJ 162/1-2, 2003, p. 312-314). Cl. Decomps, É. Moinet (dir.), Les Juifs et la Lorraine, un millénaire d’histoire partagée, Nancy, 2009. ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 427

1715, dont les descendants des deux Nations payèrent les intérêts jusqu’au milieu du xixe siècle, comme le souligne Simon Schwarzfuchs : « À la fin de 1791, les Juifs étaient émancipés, mais criblés de dettes »18. On regrette surtout l’absence d’une bibliographie générale, que les citations dans les notes de bas de page ne remplacent pas – elles, sont, d’ailleurs, souvent absentes dans des pages entières du livre. Les recours à des considérations générales sur le destin juif et les réflexions compassion- nelles sur leur sort malheureux sont-ils indispensables au déroulement d’un récit déjà suffisamment dramatique en lui-même par le simple rappel des faits ? La question qui se pose alors est la suivante : comment appliquer à un tel ouvrage les exigences de la science du judaïsme introduites en France en 1880 par la Revue des études juives afin de privilégier, par la méthode philologique, « l’étude critique de l’histoire et de la littérature juive par des études scientifiques excluant toute arrière-pensée polémique ou apologétique19 » ? Faut-il adopter la bienveillance sourcilleuse d’Adolphe Franck qui n’hésita pas à critiquer dans le Journal des Savants d’avril 1881 un article de la REJ rédigé par l’un des plus illustres fondateurs de cette école, le grand-rabbin lui-même20, ou bien la méthode didactique de Gérard Nahon qui, loin de l’in- transigeance de Georges Vajda, considérait le compte rendu comme un commen- taire instructif permettant de suggérer de nouvelles perspectives au thème de l’ou- vrage recensé21 ? Si l’on admet cette dernière solution, il apparaît que ce livre ne doit pas être examiné comme répondant aux règles conventionnelles de l’érudition, mais comme une description sociologique, philosophique, morale et événementielle des relations compliquées entre les juifs alsaciens-lorrains et les sociétés rurales qu’ils ont marquées de leur empreinte, tout en entretenant une relation affective avec la France émancipatrice, versatile et ingrate. Cette démarche lui donne une originalité certaine, en laissant la voie à de nouvelles recherches sur l’histoire de ces communautés qui formèrent pendant plusieurs siècles le socle conservateur du judaïsme français. On joindra en conclusion quelques rectifications qui devraient être utiles dans le cas d’une nouvelle édition, le meilleur moyen de les éviter restant celui de vérifier soigneuse- ment ses références : P. 13. L’arrivée des Juifs en Alsace à partir du xiie siècle s’est faite par la Lorraine, mais surtout par le Palatinat à partir de la Rhénanie centrale, comme le montrent les créations successives des communautés juives alsaciennes qui sont signalées comme allant du nord vers le centre de la Basse Alsace. Leur présence dans le pays de Bade n’est signalée qu’au début du xiiie siècle22.

18. S. Schwarzfuchs, Du Juif à l’israélite, ouvr. cité, p. 246. 19. S. Schwarzfuchs, « Deux revues et une science : la Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums et la Revue des études juives », dans S. C. Mimouni, J. Olszowy- Schlanger (éd.), Les revues scientifiques d’études juives : passé et avenir, à l’occasion du 120e anniversaire de la Revue des études juives, Paris-Louvain, 2006, p. 137-164 ; G. Weill, « Science, Religion, Patrie. La fondation de la Société des études juives (1879-1884) », ibid., p. 37-60. 20. G. Weill, « Un philosophe engagé. Adolphe Franck et les organisations juives de France », dans J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.), Adolphe Franck. Philosophe juif, spiri- tualiste et libéral dans la France du XIXe siècle, Turnhout, 2012, p. 45. 21. G. Nahon, [Discours de réception de la croix de chevalier de la Légion d’honneur], Paris, 30 septembre 2015. 22. G. Mentgen, Studien zur Geschichte des Juden im mittelalterlichen Elsass, Hanovre, 1995, p. 29-33, ouvrage cité par l’A. Voir aussi G. Weill, « Essai bibliographique » [sur 428 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE

P. 16. Le nombre de deux mille juifs massacrés à Strasbourg en 1349 est aujourd’hui considéré comme une exagération littéraire du chroniqueur médiéval Jacques Twin- ger de Koenigshoffen et n’est plus accepté par la critique. Les historiens conviennent qu’il s’agissait d’environ quarante à cinquante familles, soit deux à trois cents per- sonnes, ce qui est déjà considérable23. P. 21. Il y a confusion entre deux types de redevances. La capitation, appelée en Alsace Kopfgeld, est un impôt royal créé entre 1695 et 1701 sur tous les sujets du roi. La Nation juive paie cet impôt par un abonnement qu’elle répartit ensuite entre les assemblées territoriales, puis entre les communautés villageoises selon l’estima- tion de la fortune des chefs de familles, ce qui n’évitait pas les fraudes contre les- quelles Cerf Berr prit des mesures sévères avec l’appui de l’Intendant d’Alsace24. Cet impôt ne doit pas être confondu avec le Leibzoll qui est un péage corporel d’origine médiévale sur la circulation des personnes et des marchandises, rétabli dès la conquête de l’Alsace par la monarchie française et applicable à tout juif qui entrait dans le domaine royal direct, c’est-à-dire le ressort de la préfecture de Haguenau en Basse Alsace et dans une grande partie de la Haute Alsace. Les juifs domiciliés dans ces territoires étaient exemptés du péage parce qu’ils payaient déjà au roi de France un droit de protection (Schirmgeld) de 10 florins et demi, soit environ 17 livres 10 sous par famille. Par contre, le péage était dû par tous les juifs venant des autres principau- tés alsaciennes et par tous les juifs qui franchissaient la frontière de la Lorraine ou de la Franche Comté. On les reconnaissait lors du passage à leurs chapeaux portant deux barres parallèles de craie blanche prouvant leur paiement25. Ce péage fut supprimé par l’édit royal de janvier 1784, comme tous les péages de France, pour raison de frein à la circulation des biens et des personnes. Il existait d’autres péages, dont le plus célèbre fut celui des portes de Strasbourg, d’un montant de 3 livres 4 sous par juif entrant dans la ville, affermé depuis 1736 à des banquiers juifs, d’abord à Moyse Blien et ses asso- ciés, puis à Cerf Berr de 1763 à 1783. Les étapes de sa suppression ont été étudiées avec minutie par David Feuerwerker26. P. 21-22. Hirtz ou Herz Berr, dit Cerf Berr de Medelsheim, du nom de la localité aujourd’hui sarroise d’où il était originaire, était domicilié officiellement à Bischheim- au-Saum (Bas-Rhin) et non à Biesheim (Haut-Rhin). Il possédait plusieurs autres résidences, par exemple à Strasbourg par protection royale, à Romanswiller (Bas- Rhin), à Tomblaine (Meurthe-et-Moselle) et à Paris.

S. Schwarzfuchs, J.-L. Fray, Présence juive en Alsace et en Lorraine médiévales, Paris, 2015], REJ 176/1-2, 2017, p. 202 et 208-212. 23. G. Mentgen, ouvr. cité, p. 139-140 ; S. Schwarzfuchs, J.-L. Fray, Présence juive, ouvr. cité, p. 163. 24. G. Weill, « Peuplement et fiscalité : la capitation des juifs d’Alsace en 1775 », dans Mélanges André Neher, Paris, 1975, p. 361-383 ; id., « L’intendant d’Alsace et la centralisation de la nation juive d’après les réformes de la fiscalité », Dix-Huitième Siècle 13, 1981, p. 181- 205. 25. Chr. Pfister, « Les Juifs d’Alsace sous le régime français (1648-1791) », dans Pages alsaciennes, Paris, 1927, p. 196-217 ; G. Livet, L’Intendance d’Alsace sous Louis XIV. 1648- 1715, Paris, 1956, p. 342. 26. D. Feuerwerker, L’Émancipation des Juifs en France, ouvr. cité, p. 3-48. Voir aussi G. Livet, Fr. Rapp (dir.), Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, t. III, 1618-1815, Strasbourg, 1981, p. 365-367. ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 429

Le Dénombrement général des Juifs qui sont tolérés en la Province d’Alsace eut lieu en 1784 et non en 1785, date de sa publication. Au chiffre de 19.707 personnes, il faut ajouter environ 2.500 à 3.000 personnes ne bénéficiant pas du droit de protection dont l’expulsion fut décidée, mais jamais exécutée. Le chiffre de la population juive française à la veille de la Révolution ne peut être fixé avec exactitude, mais d’après les estimations récentes, il était plus proche de 40.000 personnes que de 44.000. Lors du recensement de 1811, après une période de forte immigration en provenance d’Allemagne, il s’élevait à environ 47.000 personnes pour l’ensemble de la France, dont 26.000 en Alsace et 11.000 à Metz et en Lorraine, soit 37.000 personnes27. P. 27. Il n’y a pas eu d’attribution de noms ridicules en Alsace par les mairies en 1808. Le choix de noms ou de prénoms inhabituels, comme ce fut le cas à Kuttolsheim (Bas-Rhin) ou dans d’autres localités, est dû aux familles elles-mêmes pour des motifs personnels qui restent difficiles à déterminer28. P. 29. Strasbourg n’a jamais eu 7.820 juifs au xixe siècle. La ville comptait 1.476 habi- tants juifs en 1807, 1.628 en 1841, 2.229 en 1861, 2.820 en 1864, 3.126 en 1866 et 6.300 en 1936, ce qui peut être considéré comme une croissance lente, que Moché Catane avait déjà remarquée dans le recensement de 1849, en constatant que les juifs mirent près d’un demi-siècle pour s’établir dans les villes alsaciennes qui leur avaient été autrefois interdites. Jusqu’en 1866, Strasbourg ne fut que la quatrième communauté de France après Paris, Bordeaux et Metz, qui avait encore environ 3.000 habitants juifs en 186429. P. 32. Les listes de la « Souscription de l’Alliance israélite universelle en faveur des israélites nécessiteux de l’ouest de la Russie », de même que celles des autres souscriptions de la fin du xixe siècle, montrent que l’ensemble de la population juive des consistoires de Metz, Nancy, Strasbourg et participa aux Appels de l’Alliance, malgré le nombre réduit des membres payant une cotisation annuelle aux comités locaux, une situation assez paradoxale que l’on constate aussi chez les rabbins30. P. 39. La période révolutionnaire pendant laquelle les juifs d’Alsace et de Lor- raine firent l’apprentissage de la citoyenneté ne fut pas une période aussi heureuse que le souvenir qu’elle aurait laissé dans la mémoire collective (p. 39). Elle a fait l’objet de plusieurs articles parus dans cette revue montrant qu’il y eut avant 1789, et jusque sous le Premier Empire, des émeutes, des arrestations de notables – dont

27. G. Weill, « Recherches sur la démographie des juifs d’Alsace du xvie au xviiie siècle », REJ 130/1, 1971, p. 51-89 ; id., « Les lettres patentes de 1784 sur les juifs d’Alsace : tolérance ou despotisme éclairé ? », dans La Tolérance civile, Bruxelles, 1982 ; id., « Généalogie et histoire juive en France », dans G. Bernard (dir.), Les familles juives en France, Paris, 1990, p. 50-80 ; Ph. Cohen-Albert, The Modernization of French Jewry. Consistory and Community in the Nineteenth Century, Hannover (N. H.), 1977, p. 24. 28. M. Polonovski, « Nouvelles remarques sur l’application du décret du 20 juillet 1808 en Alsace », REJ 158/3-4, 1999, p. 445-454. 29. Ph. Cohen-Albert, The Modernization of French Jewry, ouvr. cité, p. 23 ; G. Revel, « L’évolution de la population israélite du Bas-Rhin de 1784 à 1953 », FSJU, revue trimestrielle, octobre 1954, p. 24-25 ; M. Catane, « Les communautés du Bas-Rhin en 1809 », REJ 120/2, 1961, p. 321-343. 30. Bulletin de l’AIU, 1869, in fine, p. viii-xxxiii ; G. Weill, dans A. Kaspi (dir.), His- toire de l’Alliance israélite universelle de 1860 à nos jours, Paris, 2010, p. 94-99 ; voir aussi la note 35. 430 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE celles de plusieurs membres de la famille Cerf Berr –, des brimades, des manifes- tations antisémites des autorités locales et départementales, des fermetures de syna- gogues, des dénis de justice, des enlèvements d’enfants, sans oublier l’obstination de la République de Strasbourg à refuser aux juifs l’égalité des droits et leur instal- lation dans la ville jusqu’en 1793. Ils étaient aussi, comme on l’a vu pour les Lorrains, ruinés par les dettes contractées au xviiie siècle. Loin de pouvoir bénéficier de leurs avantages d’hommes libres, ils durent continuer à exercer les mêmes professions de prêteurs, de marchands et d’intermédiaires, au grand désappointement de ceux qui avaient espéré une reconversion vers l’agriculture. Roland Marx a bien montré le mécanisme pervers de l’offre de régénération faite aux juifs sous la Révolution, en raison d’une économie entièrement liée aux besoins du crédit rural, au bouleverse- ment immobilier créé par la vente des biens nationaux du clergé et aux manipulations monétaires du Directoire31. P. 75. Lire Lazare Isidor, et non Lazard. Il était grand rabbin du Consistoire central et non grand rabbin de France, un titre qui n’a été créé officiellement qu’en 1907. Il fut aussi l’un des fondateurs de la Société des études juives32. P. 81. La famille paternelle d’Edmond Fleg, installée à Genève au milieu du xixe siècle, est originaire d’Hügelsheim, un village sur le Rhin, face à l’Alsace à la hauteur de Fort Louis, où les juifs parlaient le même yiddish qu’en Alsace, mais qui a toujours relevé du Pays de Bade (auj. Bade-Wurtenberg). Agrégé d’allemand à titre étranger, Edmond Fleg n’ignorait pas que sa famille était d’origine allemande, mais « an der französischen Grenze » (à la frontière de la France)33. P. 83. Adolphe Franck fut aussi de 1844 à 1873 membre du Consistoire central où il exerça une grande influence et obtint plusieurs réformes importantes, dont en 1859 le transfert à Paris de l’École rabbinique de Metz. Il n’adhéra à la Société des études juives qu’en 1882 et ne figure donc pas parmi les fondateurs, même s’il en fut l’un des inspirateurs34. P. 84. L’adhésion des rabbins français à la Société des études juives ne fut pas aussi unanime que l’espéraient Zadoc Kahn et Isidore Loeb, puisque seuls une tren- taine d’entre eux, dont une quinzaine de grands rabbins, figurent dans les premières listes de membres. Il n’est pas certain que tous les rabbins alsaciens-lorrains résidant en France y aient adhéré, mais on relève parmi eux Maurice Aron, Simon Debré, Israël

31. S. Schwarzfuchs, « Les juifs et la Grande Peur », dans M. Hadas-Lebel et al. (dir.), Les juifs et la Révolution française : histoire et mentalités, Paris-Louvain, 1992, p. 53-59 ; R. Neher-Bernheim, « Cerberr de Medelsheim : le destin d’une famille durant la Révolu- tion », REJ 137/1-2, 1978, p. 61-75. Voir aussi les articles de Maurice Liber, Paul Hildenfinger, Ernest et Moïse Ginsburger, Rodolphe Reuss et Robert Anchel, cités dans G. Weill, « Les juifs d’Alsace. Cent ans d’historiographie », REJ 139/1-3, 1980, p. 81-108, à compléter par des études plus récentes, par exemple L’Histoire de Strasbourg, ouvr. cité, t. III, p. 547-548 et 566-567 ; G. Weill, « Roland Marx et la Révolution en Alsace », Revue française de civilisation britan- nique, hors-série, n° 1, 2001, p. 7-17. 32. G. Weill, « Science, Religion, Patrie », art. cité, p. 40. 33. Dans sa biographie « Eine Annäherung an Leben und Werk von Edmond Fleg », dans Edmond Fleg. Das Prophetenkind, Frauenfeld-Stuttgart-Vienne, 2005, Charles Linsmayer place par erreur le village en Alsace. 34. G. Weill, « Un philosophe engagé », art. cité, p. 33-77 ; id, « Science, Religion, Patrie », art. cité, p. 48. ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 431

Lévi, Émile Lévy, Moïse Schuhl, Isaac Trenel, Jonas Weyl. Il faudrait dépouiller les premières listes d’adhérents publiés dans la Revue des études juives. Dans le total des adhésions il n’y eut qu’une demi-douzaine de rabbins et ministres du culte dans l’Alsace et la Moselle annexées, ce qui est très peu en comparant avec le nombre de postes en activité dans ces territoires, mais peut s’expliquer par la contrainte réelle ou supposée d’une surveillance policière allemande. On constate d’ailleurs en France une sensible diminution des adhésions de rabbins après les premières années de la société, la raison principale étant le décalage entre les exigences de la recherche et l’emploi du temps contraignant d’un rabbin de province, une situation que certains parvinrent à surmonter avec succès, et que l’on retrouve également à la même époque en Alle- magne où la Wissenschaft des Judentums jetait ses derniers feux. Par contre, plusieurs personnalités d’origine alsacienne ou lorraine figurent parmi les fondateurs ou les pre- miers adhérents, par exemple Charles Netter, Moïse Schwab, Julien Hayem, Abraham Dreyfus, Nestor Dreyfus, Calmann Lévy, Alexandre Weill, Élie Scheid, Abraham Créhange, Camille Sée, Félix Bloch (à Constantinople). La phrase de Théodore Reinach sur le devoir de fidélité de la Société des études juives envers les juifs d’Alsace et de Lorraine arrachés à la France n’a pas été pro- noncée à la séance inaugurale de la Société des études juives le 10 novembre 1879, mais lors de l’assemblée générale de 188335. P. 146. Sylvain Lévi peut effectivement être considéré comme représentant le point de vue du judaïsme français officiel (c’est à dire celui du baron Edmond de Roth- schild) à la réunion du Conseil suprême de la Conférence de la Paix le 28 février 1919. Mais ce n’est pas le cas d’André Spire qui, simple agent de liaison entre le gouverne- ment et les représentants officiels du Sionisme, prit la parole uniquement au nom des juifs français sionistes36. P. 168-169. La directrice de l’Orphelinat de Bergerac (Dordogne) n’était pas Marthe Lévy. Cet établissement, qui a regroupé en septembre 1939 les orphelinats de garçons et de filles de Haguenau et Strasbourg, dépendait de la Caisse de Bienfaisance israélite de Strasbourg et fut installé dans des baraques en bois construites rue Valette sur le terrain du Club de Boules, d’où son nom d’Orphelinat Boulodrome. La Caisse de Bienfaisance, installée à Périgueux avec d’autres institutions caritatives, prit le nom d’Œuvre d’aide sociale israélite (ASI) sous la direction de Laure Weil, fondatrice et directrice du Home de jeunes filles de Strasbourg, de son adjointe Fanny Schwab et de plusieurs collaborateurs (dont Edmond Blum et Marthe Lévy, assistante sociale), ce qui est bien décrit dans le livre. L’orphelinat fut dirigé jusqu’en 1941 par Maurice Dreyfus et sa femme Angèle Bloch, puis de la fin de 1941 jusqu’en décembre 1943 par l’avocat strasbourgeois Jules Weil et sa femme Henriette (Yetti) Sulzer, sœur d’Andrée Salomon dont l’A. mentionne, p. 188, la participation décisive au sauvetage des enfants de Gurs et Rivesaltes. À partir de septembre 1943 les enfants furent effectivement confiés à des réseaux de résistance, dont le circuit de Georges Garel, qui les cachèrent dans des institutions catholiques du Sud-Ouest. L’orphelinat fut fermé en décembre 1943. Jules et Yetti Weil se réfugièrent peu avant Noël à Agnac (Lot-et-Garonne)

35. G. Weill, « Les juifs d’Alsace », art. cité, p. 81 ; id., « Science, Religion, Patrie », art. cité, p. 48-49. 36. A. Spire, « Les sionistes devant la Conférence de la Paix », dans id., Souvenirs à bâtons rompus, Paris, 1962, p. 97-110. 432 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE après avoir confié les clés à Mme Buaut, la lingère-économe, qui les remit à Marthe Lévy, d’où la confusion. La fermeture officielle de l’orphelinat par l’ASI est datée du 15 février 1944, officiellement en raison des bombardements alliés visant la poudrerie de Bergerac37. Georges Weill [email protected]

37. B. Reviriego, Les Juifs en Dordogne, Périgueux, 2003, p. 39-40, 66 et 72. Souvenirs personnels de l’auteur du compte rendu, neveu de Jules et Yetti Weil, caché d’octobre 1943 à mars 1944 dans une école catholique, le Cours Fénelon, à Bergerac, puis à Agnac.