ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE Georges WEILL Ministère de la Culture L’ÉMANCIPATION DES JUIFS DE FRANCE, HUMANISME POLITIQUE OU ÉVOLUTIONNISME SOCIAL ? À propos de Freddy RAPHAËL. — Les juifs d’Alsace et de Lorraine de 1870 à nos jours, Paris, Albin Michel, 2018, 264 pages (« Présence du Judaïsme Poche »). Le titre de ce livre annonce une étude sur les deux provinces de l’est de la France mais il concerne essentiellement les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, annexés à deux reprises à l’Allemagne, d’abord entre 1871 et 1918, puis de juin 1940 à 1944-1945. Effectuée contre la volonté des populations, la première rup- ture avait mis fin de manière violente à deux siècles d’intégration librement consentie de ces régions à la civilisation française tout en sauvegardant les traditions, les cou- tumes, les religions et les langues locales issues de l’alémanique, du franconien et du yiddish occidental. Une germanisation agressive menée ensuite pendant près d’un demi-siècle avait tenté de briser cet équilibre fragile sans réussir à entamer la fidélité à la France de la population juive. Mais c’est la Seconde Guerre mondiale qui a eu les plus graves conséquences parce qu’elle a tragiquement accéléré le déclin d’une culture judéo-rhénane qui s’était épanouie pendant un millénaire dans les bassins flu- viaux de la Meuse, de la Moselle et du Rhin. On peut donc se féliciter de toutes les initiatives qui visent à rassembler les éléments de cette histoire, un but auquel ce livre a manifestement eu l’ambition de parvenir, quoique d’une manière un peu déconcer- tante. En effet, la première partie, intitulée « Du moyen âge à l’émancipation », com- presse en trente pages, d’une manière quasi électronique, dix siècles de présence juive en Lorraine et en Alsace, depuis l’époque carolingienne (IXe siècle) jusqu’à la fin du Second Empire. On peut se demander si un tel exposé, débutant au cœur du haut moyen âge, était nécessaire pour introduire un sujet centré sur l’époque contemporaine, alors que la Révolution marque incontestablement une date charnière pour les juifs qui passèrent alors d’une tolérance de séjour, sévèrement réglementée et toujours fragile, à la jouissance des droits civils et politiques de citoyens français. D’autre part, asso- cier en un seul récit l’histoire de ces deux communautés de cultures identiques mais dont l’histoire fut sensiblement différente, comme le reconnaît d’ailleurs l’A., est une tentative périlleuse qu’André Neher, pourtant bon connaisseur de l’Ancien Régime, s’était toujours refusé à faire parce qu’il mesurait les difficultés de cet exercice. Il en donna un exemple lorsqu’il compara, de façon un peu injuste, la créativité du judaïsme lorrain avec le bilan selon lui beaucoup moins glorieux d’un judaïsme alsacien resté jusqu’au milieu du XIXe siècle sans grandes ambitions intellectuelles ou profession- nelles1. Dans son Histoire des Juifs en France, Bernhard Blumenkranz s’était réservé 1. G. WEILL, « André Neher, un humaniste juif alsacien », dans D. BANON (dir.), Héritages d’André Neher, Paris, 2011, p. 53-62. – Je remercie Max Polonovski et Mathias Dreyfuss qui m’ont aimablement fait profiter de leurs conseils sur plusieurs points importants. Revue des études juives, 179 (3-4), juillet-décembre 2020, pp. 421-432. doi: 10.2143/REJ.179.3.3288806 422 ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE le chapitre sur le moyen âge pour l’ensemble de la France, mais il sépara l’époque moderne en chapitres différents pour la Lorraine et l’Alsace2. S’il adopta le même schéma pour Les Juifs de France, Simon Schwarzfuchs réunit ensuite l’ensemble des Nations juives de France en un seul récit dans son ouvrage Du Juif à l’israélite, une synthèse réussie grâce à une longue familiarité avec le sujet, ainsi qu’une parfaite connaissance des sources hébraïques et laïques3. Dans le titre de cette première partie, l’A. repousse les limites de l’émancipation jusqu’à la chute du Second Empire, ce qui rouvre le débat sur la définition de ce terme à qui plusieurs historiens contemporains ont donné chacun un point de départ, une durée et un contenu différents. Pour l’historien israélien d’origine hongroise Jacob Katz, l’émancipation des juifs d’Europe a débuté dès l’époque mercantiliste à la fin du XVIIe siècle pour se terminer à la fin du XIXe siècle par l’émancipation politique grâce au progrès intellectuel, économique et social des communautés juives4. De son côté, Annie Kriegel a distingué, sous forme de deux « logiques » différentes, l’émancipation des juifs français, obtenue par une déci- sion politique grâce à la Révolution, de l’émancipation sociale des juifs allemands qui a précédé d’un siècle au moins leur émancipation civile dans les années 18705. Pour David Feuerwerker, l’émancipation des juifs de France commença au cours des années 1770, à la fin du règne de Louis XV, pour se terminer en 1864-1866 lorsque le gouvernement français força la Suisse à autoriser aux juifs français l’achat d’im- meubles en Suisse6. Cette modification de la constitution de la Confédération hel- vétique facilita l’installation de nombreux juifs alsaciens qui créèrent des entreprises commerciales, industrielles et de marchands de bestiaux dans toute la Suisse romande, tout en permettant à de nombreux jeunes gens d’échapper au service militaire sous l’uniforme allemand. En étudiant l’émancipation des juifs d’Alsace au XIXe siècle, l’Américaine Paula Hyman est partie du principe que « le judaïsme alsacien du début du XIXe était une masse juive invertébrée dont il convenait d’étudier le rythme et le processus de son changement social à l’aide des forces sociales, politiques, culturelles et économiques qui ont détruit progressivement une façon de vivre remontant à la pré- émancipation », une démonstration ambitieuse truffée de statistiques qui s’est révélée peu convaincante7. Dans un récent ouvrage, le professeur David Sorkin estime que 2. G. CAHEN, « La région lorraine », dans B. BLUMENKRANZ (dir.), Histoire des juifs en France, Toulouse, 1972, p. 77-136. G. WEILL, « L’Alsace », ibid., p. 137-191. La Révolution, l’Empire et le XIXe siècle sont traités avec l’ensemble de la France. 3. S. SCHWARZFUCHS, Les Juifs de France, Paris, 1975, p. 159-201 ; ID., Du Juif à l’israélite. Histoire d’une mutation. 1770-1870, Paris, 1989 ; ID., « Les nations juives de France », Dix- Huitième Siècle 13, 1981, p. 127-136 ; ID., Le registre de correspondance de la communauté juive de Lorraine. Copies des lettres des années 1783-1791 (en hébreu), Jérusalem, 2003 ; ID., « L’autonomie de la nation juive d’Alsace dans le cadre de la politique française », Kehal Israel 2, Jérusalem, 2004, p. 329-339 (en hébreu). 4. J. KATZ, Out of the Ghetto : The Social Background of Jewish Emancipation, 1770- 1870 ; édition française, Hors du ghetto : 1770-1870, Paris, 1984 ; ID., Jewish Emancipation and Self-Emancipation. Philadelphie, 1986. 5. A. KRIEGEL, Les Juifs et le monde moderne. Essai sur les logiques d’émancipation, Paris, 1977. 6. D. FEUERWERKER, L’Émancipation des juifs en France, Paris, 1976. 7. P. E. HYMAN, The Emancipation of the Jews of Alsace. Acculturation and Tradition in the Nineteenth Century, New Haven-Londres, 1991, 214 p. Sur cette curieuse démonstration fondée sur l’examen de quatre des deux cents communautés juives alsaciennes, voir le compte rendu de G. Weill, Archives Juives 29/1, 1996, p. 125-129. Cet ouvrage n’est pas cité par l’A. ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 423 l’émancipation n’a pas débuté avec les Lumières ou la Révolution française, mais qu’elle a commencé au milieu du XVIe siècle en suivant un « processus complexe, multidirectionnel et ambigu caractérisé par de nombreux événements heureux ou tragiques, et qu’elle s’est poursuivie jusqu’à l’époque contemporaine ». Cette défi- nition tient compte des différentes conditions d’existence offertes aux juifs à travers l’Europe et le Nouveau Monde depuis la Renaissance, mais elle appelle un examen critique en raison de la confusion sémantique entre l’émancipation proprement dite et ses différentes manifestations économiques et sociales, toutes différentes selon les pays8. En effet, l’émancipation n’est pas un développement progressif se déroulant au cours d’une période plus ou moins longue que chacun peut définir à sa guise, mais une décision politique prise à une date précise et dont les effets, définis par la Décla- ration des droits de l’homme et du citoyen, sont instantanés. C’est la thèse de Simon Schwarzfuchs lorsqu’il démontre « que l’Assemblée (nationale) ne pouvait se séparer sans avoir complété son œuvre sur le plan des droits de l’homme, ce qui impliquait l’émancipation des Juifs avec leur accession à la citoyenneté »9. L’émancipation des juifs d’Alsace et de Lorraine est intervenue par le décret du 27 septembre 1791, ratifié le 13 novembre par Louis XVI et dont l’application par les autorités locales devait être immédiate, ce qui, malheureusement, ne fut pas toujours le cas. Ils subirent entre 1808 et 1818 des mesures discriminatoires limitant leurs activités de prêteurs et de marchands ainsi que l’humiliation du serment more judaico imposé par la Cour de Cassation en 1810, puis aboli par un arrêt de la même juridiction en 1846. Cette décision judiciaire fut la conséquence de l’attitude courageuse du rabbin Lazare Isidor, futur grand rabbin du Consistoire central qui, avec l’appui d’Adolphe Crémieux, refusa d’ouvrir en 1839 la synagogue de la ville de Phalsbourg, en Moselle, pour recevoir le serment, un événement qui aurait mérité d’être rappelé dans le livre10. Il semble que l’émancipation civile et politique des juifs d’Alsace et de la Lorraine ne doit pas être confondue avec ses conséquences, c’est-à-dire l’évolution sociale d’une communauté juive essentiellement rurale sauf à Metz, Nancy et Lunéville, vivant difficilement de petits métiers liés à l’agriculture, ancrée, avec une religiosité fervente, dans un style de vie traditionnel et faisant lentement l’apprentissage de la liberté.
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