LA GRASSINI 1

LA GRAS SINI Première Cantatrice de S.M. l'Empereur et Roi DU MEME AUTEUR

ALMANACH DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE, en collabo- ration avec Albert Dubeux (Delagrave). PHILOCTÈTE, traduit de Sophocle, avec A. Dubeux (Sansot).

En préparation : UNE INTRIGANTE A LA COUR DE NAPOLÉON I : MME DE VAUDEY. LE SECRET D'ATALA.

La GRASSINI par Appiani ANDRÉ GAVOTY

LA

GRASSINI Première Cantatrice de S. M. l'Empereur et Roi

« L'actrice la plus séduisante et la plus célèbre de l'époque ». , Mémoires sur Napoléon.

EDITIONS BERNARD GRASSET 61, rue des Saints-Pères - VIe IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT VINGT EXEMPLAIRES DONT DIX EXEMPLAIRES SUR MONTVAL, NUMÉROTÉS MONTVAL 1 à 6 ET I à IV, VINGT-HUIT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE CORVOL, NUMÉROTÉS VÉLIN DE CORVOL 1 à 20 ET I à VIII, ET QUATRE-VINGT-DEUX EXEMPLAIRES SUR ALFA, NUMÉROTÉS ALFA 1 à 70 ET I à XII.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie Copyright by Editions Bernard Grasset, 1947 A la mémoire du Commandant JEAN HANOTEAU A. G.

PREMIERE PARTIE

LES ANNEES ITALIENNES (1773-1800)

LES FRANÇAIS A

Le 15 Mai 1796, l'armée française, ayant culbuté les Autrichiens à Lodi, faisait son entrée à Milan, où Masséna et l'avant-garde étaient depuis la veille. Passée l'étroite porte de , cinq cents cavaliers et mille fantassins provençaux aux uniformes loqueteux ou rapiécés, aux chaus- sures éculées, mais jeunes, alertes, souriants, défilent devant les miliciens de la Garde urbaine, gras, bien vêtus, rasés de près, qui regardent avec étonnement et sympathie ces maigres vainqueurs des beaux régiments de l'empereur d'Allemagne. Un ciel léger, un soleil radieux, une foule en habits de fête, — c'était la Pentecôte, — les vivats d'une jeunesse élégante et riche, car les artisans se tiennent à l'écart, l'allégresse d'une capitale heureuse de secouer non le joug, mais l'ennui de près d'un siècle d'occu- pation autrichienne, tout concourt à l'éclat de ce défilé immortalisé par l'estampe et les récits de Stendhal. De leur balcon ou de leur voiture basse les belles Milanaises tendent le cou pour mieux voir ceux qu'on appelait naguère : « Toute la ladrerie de la Provence conduite par un capitaine de gueux ». Et, lorsque, seul en avant de son état-major, chevauchant un petit cheval blanc étique, apparaît Bonaparte, leur attention se fait passionnée : d'un coup d'œil elles voient le visage émacié, les yeux bleu-gris inquisiteurs, l'expression pensive et tendue qu'illumine un instant un sourire juvénile, et c'est un délire de cris, de mou- choirs agités, de fleurs lancées. Ce général de vingt-sept ans, inconnu des troupes, dédaigneusement reçu par leurs chefs, moins de deux mois auparavant quand il a pris à Nice le commandement de l'armée d'Italie, entre pour la première fois dans une capitale conquise et, pour la première fois, connaît l'ivresse du triomphe. Aussi ne devait- il jamais oublier l'accueil d'une ville dont les habitants avaient été les premiers à célébrer sa gloire. Par une curieuse coïncidence, l'enthou- siasme des Milanais s'était déjà exercé, cette même année, en faveur d'une héroïne d'un autre genre ; ils venaient de sacrer reine d'opéra une ravissante brune, cantatrice à la voix profonde et veloutée dont la création de Juliette, dans un opéra de Zingarelli, avait vivement ému une société éprise de beauté et de musique : Giuseppina Grassini.

A vrai dire, ils connaissaient depuis plu- sieurs années cette jeune fille, venue de Varèse, petite ville encadrée par les lacs ita- liens, où les nobles familles milanaises ont des villas au pied de ces Alpes formant la toile de fond du décor naturel qu'on admire de la promenade du Corso. Les mieux informés savent que Maria-Camilla-Giuseppina est née là le 18 Avril 1773, qu'Antonio Grassini, son père, comptable du couvent varésan de la Madonna del Sacro Monte et ayant donné le jour à dix-huit enfants, n'est pas riche. que sa mère, Isabelle Luini, descend peut-être du disciple de Léonard de Vinci, et que, fillette, elle a échappé à la petite vérole ; ils savent aussi qu'un organiste de Varèse, Dominique Zucchinetti, ayant découvert son gosier de rossignol, l'a utilisé pour l'édification des fidè- les de l'église Saint-Victor, jusqu'au jour où, l'artiste l'emportant sur le maître de chapelle, il a déclaré à Antoine Grassini que sa fille, promise à une carrière exceptionnelle, devrait abandonner la musique sacrée et aller à Milan pour apprendre le métier de cantatrice. La mère, violoniste médiocre mais catholi- que fervente, s'était longtemps opposée à ce départ, craignant pour la vertu de sa fille les risques de cette carrière profane. Tiraillée entre les craintes d'une maman prudente et les mirages tentateurs du musicien, le père, en bon comptable, avait établi sa balance et fini par écouter Zucchinetti. Or il se trouva que ces conseillers contradictoires avaient tous deux raison. Dès son arrivée à Milan, la petite avait rencontré, pour son bonheur temporel et son malheur spirituel, un tendre et puis- sant protecteur en la personne du général- prince Alberico di Belgiojoso qui bientôt en avait fait une femme, mais n'avait rien négligé pour lui permettre de devenir une grande actrice. A moins de plaire au gros archiduc Ferdi- nand, gouverneur de la Lombardie autrichien- ne pour le compte de son frère l'empereur Joseph, la jeune fille ne pouvait rencontrer plus influent ni plus décoratif protecteur. Chevalier de la Toison d'Or, grand d'Espagne, Albéric Barbiano de Belgiojoso et d'Este cumu- lait, en effet, les titres de Conseiller privé, de Chambellan et de Chef de la Maison militaire de S.A.I. l'archiduc Ferdinand gouvernant à Milan (1). Veuf depuis dix ans d'Anne-Richar- de d'Este, le général, qui habitait un magni- fique palais, gardait en dépit de la soixantaine une fière allure et, fait essentiel pour la débu- tante, il appartenait à une famille réputée à Milan pour ses aptitudes musicales : deux de ses membres, le prince Emile et le comte Pompée de Belgiojoso chantaient agréable- ment dans les salons et un troisième, le comte Antoine, composait des mélodies d'une élé- gante inspiration. Epris lui-même d'harmonie, le général était bien placé pour diriger la formation de la jeune chanteuse. Tout en complétant son éducation générale et en lui donnant le goût d'une société aimable et poli- cée qu'elle devait garder toute sa vie, il con- fiait le soin d'assouplir sa voix à l'excellent maëstro Antoine Secchi, qui devait plus tard

(1) Voir la notice Principe Alberico XII di Belgiojoso, tome I, p. 651 de l'Italia nei Cento anni del Secolo XIX, par Alfredo Commandini (Milan, Vallardi, 1900) qui m'a été très aimablement communiquée par le marquis G. Pessagno, archiviste d'Etat et historien distingué de Gênes. professer au Conservatoire de Milan. Sous cette habile direction Giuseppina avait été en état d'aborder la scène à seize ans, non, comme on l'a dit, à de Milan, inaccessible à une jeunesse sans grande expérience, mais au Théâtre ducal de Parme, où elle avait débuté comme seconda donna en 1789 (1). En 1791, elle avait paru pour la première fois à la Scala dans la Belle Pêcheuse de Guglielmi, les Bohémiens à la foire de Pai- siello et la Cifra de Salieri, mais les rôles secondaires qui lui étaient confiés dans ces trois opéras-bouffes ne convenaient ni à sa voix grave, ni à son jeu, et on l'avait à peine distinguée. En revanche, quand le 26 décem- bre 1793, après deux saisons à Vicence et à Venise, où, abordant les rôles tragiques, elle avait découvert sa vocation, Giuseppina avait reparu sur la grande scène milanaise dans l'Artaxerxès de Zingarelli, elle avait retenu l'attention des connaisseurs par la beauté de son et la pureté de ses vocalises. Celles-ci ne pouvaient rendre jaloux son par- tenaire, « l'illustrissime » sopraniste Marchesi, frisant la quarantaine, mais bel homme en dépit de la mutilation à laquelle il devait ses notes les plus hautes, lequel, avec le ténor Lazzarini, accompagnait la prima donna de vingt ans sur l'affiche. Tous trois créèrent encore, le 8 Février 1794, le Demofoonte de Portogallo, avant que la Grassini retournât à

(1) A Parme, au cours de la saison 1789-1790, Arthur Pougin, dans une excellente étude sur sa carrière musi- cale, à laquelle nous avons eu souvent recours, écrit qu'elle chanta La Noble Bergère de Guglielmi et la Danseuse amoureuse de Cimarosa, deux opéras-bouffes. Venise pour y chanter une cantate de Mayer : Themire et Ariste, et l'Orphée et Eurydice de Bertoni. Mais ces succès n'approchaient pas de celui qu'elle venait de remporter quelques semaines avant l'arrivée des Français, au cours de la saison dite du « Carnaval » qui, à Milan, comme à , allait du 26 décembre au Carême (1). Après avoir paru dans Apelle et Campaspe de Tritto, elle venait de créer Juliette et Roméo que Zingarelli avait composé en quel- ques jours pour elle et Crescentini, autre beau sopraniste de 27 ans, accommodé à la mode cruelle de l'école de Naples, et cet opéra sé- rieux, qui devait pendant vingt ans faire pleu- rer l'Europe et celui même qui allait s'en rendre le maître, avait consacré leur triple gloire. Le témoignage des contemporains permet d'imaginer ce qu'avaient été ces représenta- tions où le ténor Bianchi, que nous retrouve- rons à Paris, Monani et Mme Dianand, enca- draient les amants de Vérone. Sur la vaste scène de la Scala, dont la salle restait dans une ombre favorable au recueillement des mélomanes, mais aussi, disaient les mauvaises langues, aux propos que les sicisbei débitaient à leurs belles dans les loges à rideaux dont

(1) Les deux autres saisons musicales de l'année, dans les théâtres lyriques italiens d'alors, étaient celles de la Primavera (du printemps) du 10 avril au 30 juin et l'Autunno de la fin d'août ou du début de septembre au 30 novembre (voir Henri Blaze de Bury, Rossini, sa vie et ses œuvres). chaque titulaire avait la clef, Grassini-Juliette apparaissait en pleine lumière. Eclatante de fraîcheur et de santé, portant sur un cou souple et élancé un visage expres- sif, à la chair lisse, au teint mat mis en valeur par l'opulente chevelure d'ébène, ses larges iris bruns, assez écartés du nez pour qu'aucune expression du regard n'échappât au specta- teur, jouaient sous l'arc impérieux de ses sour- cils bien fournis. Ce que cet admirable physi- que de tragédienne aurait pu avoir d'un peu sévère était corrigé par un nez spirituellement relevé, une fossette au menton et une bouche à la lèvre inférieure charnue, aux coins natu- rellement relevés, qui semblait toujours prête à esquisser un sourire. Bien qu'elle eût 23 ans, elle paraissait avoir l'âge de son personnage, et notre compatriote Arnault, qui la vit un an plus tard à Naples, en témoigne : « Cette can- tatrice, qui n'avait pas alors vingt ans, unissait à un contralto magnifique la figure la plus suave, la taille la plus noble et la plus élé- gante. Jamais créature plus ravissante ne s'é- tait offerte sur la scène. Ce qu'elle représentait, elle l'était... A la voir, les passions les plus romanesques paraissaient naturelles et les fictions devenaient des réalités ». Ce jugement d'un auteur dramatique, familier de nos meil- leures actrices et rompu aux artifices du théâ- tre, confirme le témoignage des Milanais qu'on pourrait suspecter de partialité. Sa rencontre avec Crescentini, doté d'une solide culture musicale, alors qu'elle savait tout juste déchiffrer, lui avait été profitable : il avait guidé son jeu et l'avait mise en garde contre les fioritures excessives qui affadis- saient le chant de son aîné Marchesi, rival qu'il venait d'égaler. Entre Giuseppina et lui venait de se nouer une solide amitié que les égarements de la passion ne pouvaient, et pour cause, altérer. Pourtant leurs voix se coloraient en scène des plus vives ardeurs de la tendresse et quand, à la fin du drame sha- kespearien, la Scala avait été secouée par une tempête d'applaudissements, la pupille du général de Belgiojoso et du maëstro Sacchi avait eu sa large part de succès.

RENCONTRE DE BONAPARTE Telle était la nouvelle étoile favorite des Milanais au moment de l'arrivée de Bonaparte. La voit-il dans ce rôle ? C'est probable, bien que la saison du Carnaval soit terminée et qu'une troupe engagée pour une saison doive céder la place aux artistes convoqués pour la suivante ; de toutes façons, il ne peut ignorer les mélodies de cet opéra : sifflées par les gamins, soupirées par les barbiers, murmurées par les lavandières ou lancées à pleine voix par les maçons d'un pays où l'on chante com- me l'on respire, elles resteront mêlées dans sa mémoire au souvenir de ses premiers mois de gloire. De plus Grassini, malgré le départ de Belgiojoso (1) est restée à Milan, où elle demeure habituellement entre deux engage- ments et où elle attend le moment de reparaî-

(1) Sa fille, Barbe de Belgiojoso, épousera à Nice vers 1801, le marquis Antoine Litta (1748-1820) nommé en 1805 grand chambellan du royaume d'Italie et en 1810, duc de l'Empire. tre en décembre au théâtre de à Venise. Dans les concerts organisés en l'hon- neur des vainqueurs, elle chante des mélodies des divers rôles que nous avons cités, ainsi que la Vierge du Soleil (1), et a maintes occasions d'être entendue par Bonaparte qui va, chaque mois et selon les caprices de la guerre, revenir au Palais Serbelloni, où il s'est installé au len- demain de l'occupation des troupes, pour y passer avant la fin de l'année quelque soixante- dix jours. Entre la cantatrice de 23 ans et le général de 26, féru de musique italienne — n'a-t-il pas, l'an passé, comparé Désirée Clary, son éphé- mère fiancée, à « un morceau de Païsiello qui ne plaît qu'aux âmes sensibles et dont la mé- lodie transporte et passionne » (2) — une intrigue va-t-elle se nouer ? Tout semble s'unir pour y conspirer. D'abord, le relâchement des mœurs, qui, en ce siècle finissant, n'est pas l'apanage du seul Directoire de Barras et qui, à Milan, permet à chaque dame d'avoir son cavalier servant et, à chaque mari, d'être le cavalier d'une autre

(1) Soit celle de Gaëtan Andreossi (1763-1826) créée à Gênes en 1783 ; soit celle de Cimarosa (1749-1801) créée à Saint-Pétersbourg en 1787. (2) De Milan le 26 juillet 1797 Bonaparte écrira aux Inspecteurs du Conservatoire de Paris : « ... On s'occupe dans ce moment-ci, dans les différentes villes d'Italie, à faire copier et mettre en état toute la musique que vous demandez. De tous les beaux-arts, la musique est celui qui a le plus d'influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus encourager. Un morceau de musique fait de main de maître touche immanqua- blement le sentiment et a beaucoup plus d'influence qu'un bon ouvrage de morale, qui convainc la raison sans toucher à nos habitudes ». Corresp. Générale 2042, Tome III, page 200. dame ; ensuite, cette soif de vivre qui accom- pagne toute guerre et qui fait de l'amour une sorte de réactif contre les dangers affrontés ; enfin, la sympathie dégagée par ces officiers « fous de bonheur » qui n'ont rien dans leurs sacoches, mais qui apportent ce mot magique de liberté. Après des mois de misère et d'at- tente, reçus dans de splendides demeures, ils « ne s'avisent pas de se montrer fats, mais sont aimables, gais et fort entreprenants » auprès des Milanaises. Celles-ci méritent bien leur admiration, car, selon Stendhal, « il se trouvait alors, par un hasard qui ne se retrouve qu'à de rares inter- valles, qu'il y avait alors à Milan douze ou quinze femmes de la beauté la plus rare ». La comtesse Arese et son amie Pietra Grua Ma- rini, épouse d'un médecin ; Mme Monti, Romaine mariée au grand poëte italien ; Mme Lambert, distinguée naguère par l'empereur Joseph II et encore fort séduisante ; Mme Gherardi, native de et dont les yeux sont les plus beaux du monde ; Mme Ruga, d'une beauté régulière mais à la lèvre trop duvetée, mariée à un avocat qui sera Direc- teur de la République Cisalpine ; Mme Vis- conti, née Joséphine Carcano et veuve en premières noces de Jean Sopransi, dont elle a eu un fils maintenant âgé de seize ans, sont, avec Giuseppina Grassini, du nombre. Or, plusieurs de ces beautés, et d'autres dont l'his- toire ingrate n'a pas gardé les noms, seront courtisées et passionnément aimées par les officiers cantonnés à Milan et par des lieute- nants de troupe qui n'hésitent pas à faire, sans permission, dix lieues à cheval pour les admi- rer soit l'après-midi dans leurs bastardelles à quatre roues alignées sur le Corso, soit, chaque soir — sauf le vendredi où les théâtres sont fermés, — dans leur loge de la Scala. Ces amours, comme celles de nos troupiers pour les jolies paysannes lombardes, ne seront d'ailleurs pas toutes éphémères et certaines, consacrées par l'Eglise, survivront à cette « époque de bonheur, d'imprévu et d'ivresse ». Entraîné par ces exemples, le général va-t- il céder aux tentations de ce printemps qui fut « le plus beau moment d'une belle jeunesse » et aux embûches qu'on lui tend ? A Sainte-Hé- lène il dira: «Les belles Italiennes eurent beau déployer leurs grâces, je fus insensible à leurs séductions », et, dès ce 23 mai, il écrit à Joséphine : « On m'a donné ici une grande fête, cinq ou six cents jolies et élégantes figures cherchaient a me plaire, mais aucune ne te ressemblait, aucune n'avait cette physionomie douce et mélodieuse qui est si bien gravée dans mon cœur. Je ne voyais que toi, je ne pensais qu'à toi. Cela me rendit tout insuppor- table et, une demi-heure après y être entré... je me suis en allé me coucher tristement ». Avec ses belles compatriotes, Giuseppina assiste à ces fêtes, cherchant hardiment à plaire au petit Corse, fiévreux et maigre, dont le sourire sait être si doux lorsqu'il regarde une femme. Pour le tenter, elle offre un visage épanoui qui ne perd nullement à être vu de près, un teint qu'elle protège jalousement du soleil, comme la mode l'exigeait alors à Milan, en portant à la promenade une vaste capeline de paille, un port de tête admirable, un regard vif, plein de gentillesse et qui ne ment pas, car, si elle est coquette et avide d'hommages, elle n'a aucune méchanceté. Descendue de scène, sa silhouette reste élancée et sa taille supérieure à celle du jeune conqué- rant qui l'interroge. Ayant pris dans la société de Belgiojoso et de ses amis un certain usage du monde, elle peut rivaliser devant lui avec les plus nobles invitées du palais Serbelloni, dont l'instruction est, en général, aussi rudi- mentaire que la sienne, tandis que sa conver- sation vaut mieux que la leur. Elle possède, en effet, une verve et une drôlerie naturelles qu'aucune timidité ne fige : expansive, elle est amusante à écouter. Cependant, si Bonaparte, qui a quitté Joséphine au lendemain du mariage, prend plaisir à entendre son zézaiement savoureux où le français et l'italien se mêlent, il ne pense qu'à sa « petite femme » dont il est éperdument épris, dont il montre à tout venant une miniature qui ne le quitte pas et dont il vante les charmes à ses aides de camp avec une incroyable ferveur. Ni Mme Visconti qui, rebutée par lui, se tournera vers son chef d'Etat-Major Berthier de beaucoup son aîné, dont elle sera le plus grand amour, ni Mme Ruga, qui se rabattra sur le grand Murat, ni Mme Lambert qui séduira le général Despinoy, ni Grassini qui, repoussée, comme elles, ne semble pas avoir cherché dans l'entourage du général une compensation à ses vaines avan- ces, n'ont chance de supplanter l'infidèle absente. Pourtant, la malignité d'un contemporain, cité par Frédéric Masson, s'exerce vraisembla- blement à ses dépens, quand il affirme que, dans la matinée où Bonaparte reçut le serment des officiers de la Garde Civique, il avait dans sa chambre « une actrice qui avait été déjà la maîtresse d'un général piémontais et que le général en chef de l'armée française avait fait venir pour le distraire ». Le serment reçu, il aurait quitté le Palais Serbelloni aux impo- santes fondations de granit rose et se serait rendu à pied chez le bijoutier Manini, passage des Fingini, où il aurait acheté des bijoux pour femme d'une valeur de 128 livres » (1). Si précise que soit cette affirmation, elle est con- tredite par Marmont qui, parlant des senti- ments éprouvés envers sa femme par le géné- ral dont il est l'aide de camp, écrit : « Jamais amour plus pur, plus vrai, plus exclusif, n'a possédé le cœur d'un homme », par son aveu à Carnot du 9 Mai : « Je l'aime à la folie » (2) et mieux encore par les lettres frénétiques que Bonaparte adresse à celle qui ne peut se déci- der à quitter Paris et donne de mauvaises raisons pour justifier son absence. Ayant battu Beaulieu et signé la paix avec le royaume des Deux-Siciles, le général revient à Milan d'où, le 11 Juin il fait porter à Paris, par le duc de Serbelloni, un de ces messages qui donnent le « climat » de sa passion : « Joséphine! où te remettra-t-on cette lettre ? Si c'est à Paris, mon malheur est donc certain, tu ne m'aimes plus. Je n'ai plus qu'à mourir. Serait-il possible... Tous les serpents des Furies

(1) Napoléon et les femmes, page 54, en note. (2) Corresp. Générale T. I, p. 251, Plaisance, 20 Floréal an IV. sont dans mon sein et déjà je n'existe qu'à demi. Oh ! toi ! mes larmes coulent. Plus de repos ni d'espérance... Je déteste Paris, les femmes et l'amour... J'ai relu cette nuit toutes tes lettres, même celle écrite de ton sang, quels sentiments elles me font éprouver ». Estimant insuffisantes les pages dont sont extraites ces lignes, il lui écrit une seconde fois, le même jour : « J'adorais tout en toi. Tout me plaisait, jusqu'au souvenir de tes erreurs... Ton por- trait était toujours sur mon coeur ; jamais une pensée sans le voir, une heure sans le voir et le couvrir de baisers... Si je continuais, je t'aimerais seul, et de tous les rôles c'est le seul que je ne puis adopter... Cruelle... Pourquoi m'avoir fait espérer un sentiment que tu n'éprouvais pas... Adieu, Joséphine, reste à Paris, ne m'écris plus et respecte au moins mon asile. Mille poignards déchirent mon cœur. Ne les enfonce pas davantage. Adieu, mon bonheur, ma vie, tout ce qui existait pour moi sur la terre. » Ces adieux d'amoureux jaloux, qui ne sont que de pressants « au revoir », les lettres suppliantes, menaçantes, ironiques qui se succèdent, témoignent de son obsession et démentent l'aventure qu'on lui prête. Le 5 juillet, de Roverbella, Bonaparte écrit à Despinoy, qui vient de faire capituler la cita- delle : « ne vous endormez pas dans les déli- ces de Milan, et surtout n'écrivez pas de lettres qui fassent tourner la tête à notre pauvre chef d'état-major ; car depuis que vous lui avez parlé d'une belle actrice qui l'attend à Milan, il meurt d'impatience d'y arriver. » Est-ce de Grassini que Despinoy a parlé ? Ce n'est pas impossible, bien que celle-ci vise plus haut que Berthier. Mais Bonaparte, lui, ne songe pas à elle : trois jours plus tard, il écrit à Despinoy : « dès l'instant que ma femme sera arrivée, je vous prie de m'envoyer un cour- rier ; je pars à l'instant pour Vérone ». La jolie Grassini ne peut l'emporter sur l'image de la créole attendue qui a pourtant dix ans de plus qu'elle. Quand Joséphine, à bout d'arguments pour différer sa venue et conduite par Joseph, arrive à Milan, où Bonaparte la rejoint pour trois jours seulement le 13 juillet, les chances qu'avait la cantatrice de le vaincre diminuent encore. Le général Sahuguet, qui assiste aux fêtes données alors au vainqueur et à José- phine, écrit à sa femme que, dans une soirée où quarante ravissantes Milanaises mettent leur amour-propre à conquérir généraux et aides de camp, seuls Bonaparte, le « sage » Berthier et lui-même ont eu assez de vertu pour résister à leurs aimables assauts. Or Ber- thier est à la veille de perdre la tête et le fidèle Sahuguet, comme Bonaparte, succom- bera un jour aux embûches de Grassini. Pour l'heure, Joséphine n'a rien à crain- dre : non seulement dans les lettres que, reparti sans elle, Bonaparte lui écrit, les « bai- sers brûlants » alternent toujours avec « l'a- mour sans borne et la fidélité à toute épreuve», mais, craignant sans doute pour elle une dan- gereuse ambiance, il s'élève avec véhémence contre le relâchement des mœurs. Le 22 juillet, peu de jours avant Castiglione, il raille Murat qui expie sa brève liaison avec Mme Ruga « déesse du bal », vitupère Mme Visconti qui trouble l'Etat-Major, c'est-à-dire Berthier, et s'écrie : « Bon Dieu... quelles femmes !... quelles mœurs !... » Or, tandis qu'il fait dire à son frère Joseph de rester fidèle à « sa Julie », Louis, qu'il garde avec lui comme aide de camp, est à la veille de faire à Brescia une conquête funeste. Durant cette campagne où les aventures abondent, seul, Bonaparte, fai- sant alterner la rédaction des ordres de ba- taille et des bulletins de victoires avec les lettres à sa femme, est incapable d'écouter les confidences d'une belle Italienne. Lançant devant lui et la citoyenne Bona- parte ces airs de Piccini, de Paisiello, de Cimarosa qu'il préfère à toutes les mélodies françaises, la voix de Grassini le charme et l'émeut ; il l'applaudit, la complimente et règle généreusement ses cachets, mais la vanité de l'artiste et de la femme ne doit pas trop s'en glorifier, car ses vocalises les plus souples, ses notes les plus pathétiques ne sont pour lui qu'un accompagnement, une suite d'accords qui magnifient le leit-motiv de sa musique intérieure. Mieux elle chante et plus elle exalte en lui sa passion pour une autre. Après Arcole, il revient à Milan, où José- phine, attardée à Gênes, lui fait attendre cinq jours sa chère présence. Grassini profite-t-elle alors de sa fureur jalouse pour lui faire de nouvelles avances, jetant « pour l'attendrir des accents si touchants et si lyriques qu'elle convertit à la musique l'armée entière » ? C'est probable, mais, s'il admire sa voix de contralto puissante, bien timbrée et d'une égalité par- faite, s'il remarque ses yeux « longs, doux et languides qui s'ouvrent lentement et se rem- plissent de lumière à mesure que le sentiment fait vibrer les cordes vocales », s'il apprécie sa taille bien prise et son physique de tragé- dienne auquel il ne peut rester tout à fait insensible, il reste fidèle à celle dont il soup- çonne pourtant les récentes trahisons. Joséphine revient de Gênes avec Gros, qui ne pourra peindre le visage du Bonaparte à Arcole qu'en faisant asseoir son modèle sur les genoux de la future Impératrice, seule capable de retenir quelques instants l'impatient géné- ral dans une immobilité relative. Elle donne le 10 décembre un bal auquel la cantatrice peut encore assister avant de gagner Venise, où l'appelle un engagement, sans avoir réussi à fléchir la constance du héros.

DE VENISE A MOMBELLO

Construite depuis quatre ans, la Fenice, où Grassini reparaît dans Issipile, avec son vaste parterre, ses cinq étages de loges, ses deux mille places, ses fraîches peintures rehaussées d'or et, au centre de la salle, face à la scène et drapée de velours, sa loge ducale, réservée au Doge Manin, est, à cette époque, la plus belle salle de spectacle de l'Italie. Mieux éclai- rée que la Scala de Milan, elle offre un impo- sant et chatoyant spectacle, car, en dépit de la guerre qui gronde à leurs portes, les Vénitiens, alléchés par le succès de Grassini et de Cres- centini dans Juliette et Roméo, veulent juger par eux-mêmes des progrès de leur prima don- na de naguère, voir si, comme le prétendent COLLECTION "L E N OT RE" JULES BERTAUT. — Le Roi bourgeois (Louis-Philippe intime). FUNCK BRENTANO, de l'Institut. — La Cour du Roi Soleil. M SAINT-RENÉ TAILLANDIER — M de Sévigné et sa fille. JULES BERTAUT. — Napoléon III secret. C.-J. GIGNOUX. — Monsieur Colbert. JULES BERTAUT. — Madame de Genlis. — Madame Récamier. COLLECTION "LA PE TITE HISTOIRE" par G. LENOTRE de l'Académie Française 1. Napoléon. Croquis de l'Epopée. 2. Femmes. Amours évanouies. 3. Paris et ses Fantômes. 4. Versailles au temps des Rois. 5. La Révolution par ceux qui l'ont vue. 6. Dossiers de Police. 7. En suivant l'Empereur. Autres cro- quis de l'épopée. 8. Sous le Bonnet Rouge. 9. Paris qui disparaît. 10. En France jadis. 11. Existences d'Artistes. 12. Nos Français.

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