L' ORLÉANISME DU MEME AUTEUR

LE GÉNÉRAL DE VALENCE, OU L'INSOUCIANCE ET LA GLOIRE. Librairie Académique Perrin, 1972. Prix des Ecrivains combattants. Prix du Cercle de l'Union. Couronné par l'Académie française. LE CONSEIL D'ÉTAT. Ouvrage collectif sous la direction de Louis Fougère. Editions du C.N.R.S., 1974. SÉGUR SANS CÉRÉMONIE, 1757-1805, ou LA GAIETÉ LIBERTINE. Librai- rie Académique Perrin, 1977. HISTOIRE POLITIQUE DE LA REVUE DES DEUX MONDES, DE 1829 A 1979. Préface de Maurice Schumann, de l'Académie française. Librairie Académique Perrin 1979. Couronné par l'Académie française. GABRIEL DE BROGLIE

L' ORLÉANISME

Librairie Académique Perrin La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans unbutd'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale oupartielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite» (alinéa premier de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles et du Code pénal. © Librairie Académique Perrin, 1981 ISBN : 2-262-00216-9 A Charles-Edouard et Laure, Priscilla et Edouard

INTRODUCTION

Peut-on concevoir un pays séparément de son histoire, la France de l'histoire de France ? Pas plus que l'image éclairée de sa source lumineuse. L'histoire est un éclairage qui révèle et qui fait vivre. Le choix d'un thème permet de clarifier l'enchevêtrement des faits, de les grouper dans une perspective originale et qui ait de la profondeur, d'évoquer le passé de façon didactique ou dramatique et d'y puiser en même temps réflexion et énergie pour l'avenir. L'orléanisme est l'une des sources lumineuses de l'histoire de France. Michelet qui la fit revivre d'un souffle puissant affirma son inspiration orléaniste dans la préface de 1869 aux dix-sept volumes de son Histoire de France : « Cette œuvre laborieuse d'environ qua- rante ans fut conçue d'un moment, de l'éclair de Juillet (1830). Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j'aperçus la France... Dans le brillant matin de Juillet, sa vaste espérance, sa puissante électricité, cette entreprise surhumaine n'effraya pas un jeune cœur... Mes premières pages après Juillet, écrites sur les pavés brûlants, étaient un regard sur le monde, l'Histoire Universelle, comme un combat de la liberté, sa victoire incessante sur le monde fatal, bref comme un Juillet éternel. » L'orléanisme, avait-il écrit auparavant dans un raccourci intuitif et pénétrant, est « la ressource libérale de la France ». L'orléanisme n'était peut-être, à sa naissance, qu'une particularité généalogique de la maison de France. On peut en fixer l'origine en 1643; date à laquelle Gaston d'Orléans devint lieutenant général du royaume à la mort de Louis XIII, et le terme en 1883, date à laquelle s'éteignit la maison de Bourbon avec la mort du comte de Chambord. Entre ces deux événements, la famille royale de France s'est divisée en deux branches, l'aînée et la cadette. La nature elle-même introduit entre l'aîné et le cadet une différenciation organique. Le premier recueille et transmet, avec l'héritage, la tradition. Le second doit frayer son chemin avec activité, invention, et au besoin véhémence. Combien plus accusée cette différenciation au sein d'une famille royale où l'enjeu est le pouvoir ! Ainsi, pendant deux cent quarante ans, la maison de France fut-elle agitée par une succession de duels singuliers : Louis XIII et Gaston d'Orléans, Louis XIV et , le Régent entre Louis XIV et Louis XV, Louis XVI et Philippe Egalité, Louis XVIII, et Louis-Philippe, le comte de Chambord et les descendants de Louis-Philippe. Cette agitation de pourrait ne former qu'une chronique de cour, si elle ne se chargeait de signification politique et historique. La branche cadette demeura très proche de la branche régnante, mais séparée d'elle, et souvent près d'en recueillir la succession légi- time. Autour de son chef prirent l'habitude de se grouper des hom- mes et des opinions mettant en cause la conception traditionnelle de la monarchie pour proposer ou imposer à la vieille dynastie devenue pontifiante une alternative rénovée. La force de l'ancienne monarchie était de réaliser l'unité par la confiance. Elle voulait ignorer les pré- tentions à la couronne et comptait trop sur les sentiments de famille, mêlés de faiblesse, pour régler des divergences d'une tout autre nature. Selon Lamartine, « le trône use les races royales, et pendant que les branches régnantes s'énervent par la possession de l'empire, les branches cadettes se fortifient et grandissent en nourrissant l'ambi- tion de s'élever plus haut, et en respirant plus près du peuple un air moins corrompu que l'air des cours. Ainsi, pendant que la primogé- niture donne le pouvoir aux aînés, les peuples donnent aux seconds la popularité ». Né sur les marches du trône, l'orléanisme se développa en un courant qui ne se limitait pas à la seule question de la succession, mais parcourait les domaines constitutionnel, politique, idéologique, social, culturel, économique. Demeuré favorable à la monarchie, il ne cessa d'en discuter les principes anciens, d'en organiser la contes- tation, et d'en rechercher le renversement au nom d'une vision qui se voulait plus moderne, plus intelligente, plus efficace de l'évolution politique. Il n'est pas un grand changement politique ni un impor- tant mouvement de pensée qui ne soit à examiner au prisme de l'orléanisme. Sous cet éclairage, apparaît tout le drame de la monar- chie française. Celle-ci, selon le mot d'Alexandre Dumas, se voulait, dans son ambition, « une ferveur d'intégrité », mais elle subissait, dans son développement, l'entrave d'une fracture. L'histoire de l'orléanisme se divise en deux périodes comme un drame en deux actes. La première va jusqu'en 1793, date de la mort de Philippe Egalité après l'exécution de Louis XVI. C'est la période de la contestation interne. L'orléanisme apparaît comme la velléité française du despotisme éclairé. Mais cette velléité reste le propre de la branche cadette, et engendre une rivalité qui aboutit au duel final et à la double exécution des protagonistes. L'histoire fait songer à ce Vicomte pourfendu d'Italo Calvino qu'une terrible blessure reçue lors d'une bataille lointaine avait fendu en deux moitiés. Depuis cet accident, les deux parties séparées, qui dissimulaient sous un vaste manteau leur moitié manquante, se dressaient l'une contre l'autre en un duel interminable et horrifiant. Chacune d'elles, dirigeant son épée vers le manteau voltigeant de l'autre, s'obstinait à viser là où il n'y avait rien, c'est-à-dire du côté où elle eût dû se trouver elle-même ! La seconde période, qui va de 1793 à 1883, voit se livrer une autre sorte de combat, dont l'enjeu est de concilier l'idée monarchique avec l'esprit du siècle. Monarchie, république, empire, ou plutôt pré- férence pour un régime conservateur, ou progressiste, ou autoritaire. On a souvent remarqué que l'histoire de France au XIX siècle se déroulait comme une spirale : de 1789 à la fin de l'affaire Boulanger, ces trois préférences constitutionnelles sont essayées à trois reprises en boucles successives. La première s'étend de 1789 à 1815, la secondesième va reproduit de l'assemblée et amplifie monarchiste le même decycle Bordeaux de 1815 à àl'établissement 1870, la troi- de la république et au césarisme de l'affaire Boulanger. Dans ces déroulements, l'orléanisme joue le rôle de ressort. S'appuyant sur les phénomènes nouveaux qui sont sociaux, économiques et d'opinion, l'orléanisme affirme la primauté de l'individu, la liberté de la pensée, l'utilité de la critique, la vertu de la délibération publique. Il mène le combat contre les préjugés, la toute-puissance administrative, le cléricalisme,misme moral la et centralisation, raisonnable contre le collectivisme. les excès deIl lapréconise réaction unet réfor-de la révolte. Il conteste l'infaillibilité du monarque, quel qu'il soit, de même que le droit divin, les principes supérieurs et les lois éternelles. En un mot, il présente tous les traits d'un protestantisme par rapport au dogme légitimiste et à la mystique révolutionnaire, un protestan- tisme qui prétend à la succession, qui en crée l'occasion, qui y par- vient, qui échoue, et qui, même après son échec, fait renaître de nou- velles expériences et de nouvelles espérances. L'histoire de l'orléanisme n'est pas, on le voit, l'histoire d'une famille ni celle d'une querelle de famille. Mais elle ne se résume pas non plus dans la description d'un simple état d'esprit, ni même d'un mouvement d'opinion. Il s'agit du courant libéral de la politique fran- çaise incarné dans la branche cadette de la famille royale. Cette dou- ble nature explique l'ambiguité de son rôle. Sous l'Ancien Régime, l'orléanisme qui ébranle le pouvoir monarchique avant de concourir à sa chute, voit-il sa contestation imposée par l'autoritarisme et l'im- mobilisme du pouvoir, ou bien au contraire sa présence et son action empêchent-elles le pouvoir de s'ouvrir aux réformes ? Vis-à-vis des mouvements révolutionnaires, la même ambiguïté subsiste : d'essence monarchique, cherchant à canaliser l'évolution, l'orléanisme n'a pas écarté les secousses, les a encouragées et en a été finalement lui-même la victime. Lorsqu'il s'est ensuite agi d'apporter un dénouement au drame, l'orléanisme offrit selon les uns un recours ayant valeur uni- verselle, et selon les autres une transition nécessaire et limitée entre la monarchie dépassée et la république désirée. En tant que théorie politique enfin, l'orléanisme est l'expression de ce fameux parti de la liberté, des constitutionnels, des doctrinaires, du Mouvement, des ralliés et des opportunistes, qui a toujours existé et a souvent occupé le devant de la scène. Mais la mise en œuvre de cette doctrine offre une suite d'occasions manquées qui l'a empêché, finalement, de déter- miner le cours des choses. Quoi d'étonnant, dans ces conditions, à ce que l'orléanisme plus qu'aucun autre mouvement politique, ait essuyé des critiques perma- nentes et violentes ! Les accusations de trahison, d'usurpation, de crime, d'immoralité se sont succédé de la part des monarchistes. Les reproches de légèreté, d'inconséquence, d'ingratitude, de ladrerie, de médiocrité ont continuellement fleuri. Les critiques, la calomnie, les injures et les caricatures se sont échangées de part et d'autre. Jamais haine de famille n'a suscité une telle littérature de l'invective. Dans le même temps, l'orléanisme sacrifiait à la nouvelle puissance de l'opinion, flattait le public et ses informateurs, inaugurait l'usage princier de la démagogie et lançait la plus vaste entreprise de produc- tion imprimée à des fins politiques, affiches, chansons, pamphlets, brochures, discours, mémoires, ouvrages souvent remarquables de philosophie et d'histoire. Ajoutons que l'image de l'orléanisme dans l'opinion fut toujours meilleure que celle de ses détracteurs et qu'elle se paraît des couleurs du patriotisme, du mécénat, de l'innovation et de l'intelligence. Il faut convenir qu'au regard de la réprobation mora- lisante qu'il encourut, l'orléanisme a aussi exercé une séduction intel- lectuelle d'un rayonnement bien plus étendu, et qui reste son véri- table titre à la postérité. Fatalité familiale, charisme rompu de la couronne, impuissance permanente de la monarchie à faire partager la « ferveur d'intégrité » dont elle se réclame, correctif récent à la tentative du droit divin de se maintenir à l'époque moderne, dernière parade du conservatisme devant la montée de la démocratie, aucune de ces explications ne rend tout à fait compte du phénomène orléaniste. C'est que l'inté- grisme n'est pas seulement l'un des traits de la monarchie tradition- nelle. Il est l'une des aspirations les plus fortes, et l'une des faiblesses les plus graves du corps social français. Il caractérise non seulement la monarchie bourbonienne, mais le catholicisme gallican, la pureté républicaine du jacobinisme, le centralisme napoléonien, le parisia- nisme culturel, et le dogmatisme cartésien menant si souvent à l'affron- tement de deux blocs, toutes tendances dont la convergence a été démontrée et dénoncée comme le mal français. Mais il existe une autre face de l'esprit français, qui est individualiste, critique, tolérant, mobile, inventif, élégant et léger. L'orléanisme est l'une des expres- sions de cet esprit-là, et sans doute son expression politique la plus continue et la plus organisée. Il a influé sur le cours des choses mais par touches légères, ne l'a dominé qu'à de rares et brèves occasions, et a le plus souvent, par insuffisance ou par contrecoup, contribué à renforcer les tendances qui lui étaient contraires. Du point de vue de l'histoire, l'intention politique est claire : l'orléanisme est une réac- tion et un remède contre l'intégrisme dominant. Mais du point de vue de l'efficacité, le résultat reste douteux : a-t-il apporté à la France les bienfaits qu'elle pouvait attendre de sa « ressource libérale » ?

PREMIÈRE PARTIE

LA MONARCHIE POURFENDUE (1643-1793)

CHAPITRE PREMIER

UNE FRACTURE DYNASTIQUE

1 . — LE DEGRÉ DE PARENTÉ.

Un frère cadet plus doué : Gaston d'Orléans Henri IV fut le dernier monarque archaïque de la France, pro- vincial, parlant avec accent, accessible aux humbles, imprévisible, populaire, chef personnel du royaume comme d'une famille. Il eut trois fils : le premier fut Louis XIII, le fondateur de la monarchie absolue, le second mourut en bas âge et le troisième, Gaston d'Orléans, fut le fondateur de l'orléanisme. De l'orléanisme et non pas de la maison d'Orléans puisque Gaston n'eut que des filles, et que les d'Orléans descendent de Louis XIII et de Monsieur, frère de Louis XIV. La racine traçante de l'orléanisme se trouve bien dans la frater- nité, on allait écrire dans la « fratrité », disons plutôt dans les rapports personnels très particuliers qui s'établirent dès l'enfance, puis dans l'adolescence et la maturité entre l'aîné, dauphin et roi, et son frère. La paire que formèrent Louis XIII et Gaston d'Orléans inaugure par ses démêlés des relations qui empliront deux siècles et mérite que l'on s'y arrête un instant. Louis XIII, né en 1601, fut un jeune homme ombrageux, timide, taciturne, peu doué et mal éduqué. Mais il était aussi précoce, tenace, ardent, agile et fier. La sûreté de sa mémoire servait à la fois sa rancune et son autorité. Son âme, pleine de scrupules, était possédée du sens du devoir et passionnée de jus- tice. D'une pudeur farouche, il se livrait sans frein à un démon d'acti- vité qui ne l'abandonnait jamais, qu'il fût à la chasse, à la cour, dans les conseils ou dans les camps. Vrai fils de France, Louis le Juste incarna le premier et formula en quelques sentences plus frappantes encore que « l'Etat, c'est moi », le mythe de l'homme-Etat, forme renouvelée de la vieille monarchie de droit divin. Mais ce héros de Corneille était aussi un héros de Shakespeare. Atteint de tuberculose à vingt-deux ans, sujet à de subites tristesses, blessé dans ses affec- tions, ce n'est que par stoïcisme, dans la souffrance, l'injustice et la passion qu'il parvint à n'être pas inférieur à sa prodigieuse tâche de fonder la monarchie classique. Gaston d'Orléans, de sept ans son cadet, était tout le contraire. Enfant turbulent, il tenait de son père Henri IV son allure enjouée, son esprit de repartie, son charme, son goût pour les plaisirs. Impré- visible dans sa fantaisie, il signait un jour une lettre intime : « Gaston Piedœil, marquis de Vitelevant ». Il faut ajouter qu'il était léger, Richelieu l'appelait : « Sa trop facile Altesse », et qu'il était foncière- ment bon. Son naturel le portait à aimer son frère, et il lui témoigna à de multiples et parfois éclatantes occasions sa véritable affection. Louis XIII n'avait pas, vis-à-vis de Gaston, le même penchant, et surtout le jalousait. Dès sa naissance, Henri IV combla son fils puîné de caresses plus qu'aucun autre de ses enfants. Leur mère, Marie de Médicis, afficha une nette prédilection pour Gaston. En 1615, partant pour Bordeaux, elle confiait au de « la garde des deux choses qui lui étaient les plus chères, Paris et le duc d'Anjou (titre de Gaston d'Orléans) ». Cette préférence blessa Louis XIII et le détermina dans sa jalousie. Il fit assassiner Concini, éloigna sa mère, en voulut à son frère de ses trop faciles succès, et le priva de toute occasion de briller. Comme les relations entre les deux princes ne pouvaient se limiter au plan personnel, la suite ininterrompue de reproches, de récrimina- tions, de témoignages d'affection, de lâchetés, de remords et de réconciliations qu'elles formèrent, devait nécessairement laisser des traces à la cour, dans la noblesse et même dans l'opinion.

Le reflet de la majesté : Monsieur Gaston d'Orléans fut choisi comme parrain du second fils de Louis XIII, et jamais oncle ne pesa de manière plus constante et plus funeste sur la destinée de son filleul, non par son influence mais par son souvenir et surtout la volonté farouche que son exemple ne fût pas suivi. Philippe d'Orléans, qui sera Monsieur frère du roi, naquit en 1640, deux ans après son aîné le futur Louis XIV. Pendant plus de soixante ans, les deux frères allaient former une paire inséparable, violemment contrastée, devenue quasi mythologique par la glorifi- cation qui l'environna, et se débattant cependant sans cesse avec âpreté et parfois mesquinerie autour de cet enjeu : que le frère du roi ne fût pas source d'orléanisme. Le futur Louis XIV et son frère vécurent une enfance agitée dont ils se souvinrent longtemps. Elevés ensemble, ils quittèrent en 1643 le vieux Louvre pour le Palais-Royal. De 1647 à 1652, la cour devint nomade. Ils connurent alors la faim, couchèrent sur la paille, et por- tèrent de vieux vêtements. Livrés aux domestiques, ils étaient pri- vés des soins les plus indispensables, et poussèrent comme des plan- tes sauvages, observant tous deux avec une curiosité attentive les désordres et les trahisons de la Fronde qu'ils devaient passer leur vie à extirper pour l'un et à expier pour l'autre. Très dissemblables de nature, les deux frères étaient moins inégaux que la vie ne les fit. Louis avait un physique agréable et un caractère appliqué et secret par lequel il ressemblait à Louis XIII. D'une gravité précoce, il montrait une maîtrise de soi, un pouvoir de dissimulation, une habi- tude de voiler sa pensée et de compter ses paroles, un maintien digne qui lui donnaient déjà de la majesté. Son frère Philippe avait plutôt les qualités plaisantes d'Henri IV, des Florentins et des Valois. Rieur, enjoué, bavard, affectueux, il avait le goût de parler à tort et à travers et de se divertir de tout. Mazarin, qui avait pris en main l'éducation de Louis XIV, pen- sait qu'il ne serait pas le plus grand roi du monde tant qu'il risquerait d'avoir à ses côtés un deuxième Gaston d'Orléans. Il conçut donc le dessein, d'inspiration bien italienne, de sacrifier le cadet à la raison d'Etat, et réussit à faire approuver le projet par la reine mère Anne d'Autriche : « Le cardinal Mazarin, écrivait la princesse Palatine seconde épouse de Monsieur à sa sœur, s'étant aperçu que le roi avait moins de vivacité que Monsieur craignit que celui-ci ne devînt trop savant. Il avait donc ordonné à son précepteur de le laisser jouer et de ne pas le laisser continuer ses études. — A quoi pensez-vous, Monsieur de La Mothe, disait le cardinal, de faire un habile homme du frère du roi ? S'il devenait plus savant que le roi, il ne saurait plus ce que c'est qu'obéir aveuglément. » Mazarin choisit le gouverneur de Monsieur et vérifia chaque matin qu'il ne négligeait rien pour « conserver Monsieur dans les bonnes grâces du roi... et pour (l')empêcher de tomber dans les acci- dents où l'on a vu souvent les frères des rois prêts à s'abîmer... Il lui fit comprendre que sa véritable grandeur consistait à être dans les bonnes grâces de Sa Majesté et à ne jamais lui donner le soupçon de sa fidélité par une ambition mal réglée. Les frères du roi ne sauraient avoir assez de grandeur d'âme, des sentiments trop nobles et des vues trop élevées, mais tout cela doit être subordonné à ce qu ils doivent à leurs souverains, car pour être leurs frères, ils ne laissent pas d 'être leurs sujets » (Saint-Simon). Ainsi endoctriné, Monsieur manifesta à son frère une affection et une loyauté qui ne se démentirent jamais, même dans les occasions, nombreuses, où il se vit bafoué par lui, et par sa première femme Henriette d'Angleterre de connivence avec lui. « Le roi, écrivait la princesse Palatine, a sincèrement aimé feu Monsieur, et il avait rai son, car un enfant ne saurait avoir une obéissance plus aveugle que n'était celle de Monsieur pour le roi. C'était de l'idolâtrie. » Louis XIV précisa un jour les choses à la Palatine : « Je ne vous veux point tromper. En tous les démêlés que vous pourrez avoir avec mon frère, si c'est de lui à vous, je serai pour lui, mais si c'est des autres gens à vous, je serai pour vous. » Sous des dehors grotesques de « jolie créature », de petite sur de très hauts talons, fardé, parfumé, enrubanné et couvert de bijoux, Monsieur dissimulait une personnalité forte et complexe. Il était brave, plus que Louis XIV, généreux, bienveillant. Il avait la science et la passion du monde, où il démontrait d'admirables manières. Sa folie des parures, des fêtes, de la décoration, de la magnificence se combinait avec le goût des préséances, la science de l'héraldisme, et par-dessus tout la religion de l'étiquette. On conçoit que la poupée enrubannée qu'il était, se gavant conti- nuellement de sucreries et ne quittant jamais le ton de l'affectation la plus outrée fut une personne indispensable à la cour. Louis XIV avait établi la cour comme le foyer unique de son rayonnement, la cage dorée hors de laquelle il n'était point de faveur. Ce rouage essentiel de la politique de Louis XIV ne remplit son office que parce que Monsieur y jouait pleinement son rôle. Il était de tous les diver- tissements, de toutes les médisances, de toutes les querelles. Mais il était aussi l'arbitre des modes et du cérémonial sur lequel Louis XIV le consultait souvent. Quand le roi se mettait à table, Monsieur lui présentait la serviette avec respect. Puis le roi lui demandait : « Mon frère, ne dînerez-vous pas avec moi ? » On apportait alors un second couvert. « Pour le service, témoigne Saint-Simon, et pour s'approcher du roi et le quitter, aucun particulier ne le faisait avec plus de respect, et il mettait naturellement de la grâce et de la dignité en toutes ses actions les plus ordinaires. » Comme Louis XIV n'en mettait pas moins, la cour suivait chaque jour les évolutions des deux étoiles réglées en un ballet minutieux et savant que la troupe des courtisans s'efforçait d'accompagner. La qualité du spectacle devait être grande pour que les mémorialistes aient tenu à en rappeler les moindres détails. Toute la science et l'originalité de Monsieur se manifestaient dans cette figure imposée de se comporter comme un frère, c'est-à-dire de garder des façons libres et dégagées, et de ne jamais prendre une atti- tude prosternée devant le monarque comme les autres membres de sa famille, le Grand Dauphin en particulier. Vis-à-vis de son frère, Monsieur gardait son naturel qui était parfois vif. Il lui arriva, même après l'adolescence, de perdre le contrôle de ses paroles, de tenir tête au roi et même de s'emporter violemment contre lui lorsque sa sus- ceptibilité était blessée ou ses passions contrariées. Il en fut ainsi lorsque Louis XIV fit arrêter son favori le chevalier de Lorraine, ou lorsque Monsieur se trouva écarté des négociations et de la conclu- sion du traité de Douvres avec l'Angleterre dont sa femme Henriette fut l'artisan, ou bien encore lorsque Louis XIV lui reprochait la mau- vaise conduite de son fils. Toute la cour résonnait de ces disputes, même si elle savait que le dernier mot revenait toujours au roi, qui restait souverainement indifférent à ces agitations. La bonté de Louis XIV pour Monsieur resta toujours lucide, mesurée, mêlée de dédain. Lors de sa dernière maladie, Anne d'Au- triche adjura ses deux fils de s'aimer toujours. A sa mort, ils se jurè- rent une affection éternelle en épanchant leur douleur. Pour marquer sa tendresse, Louis XIV promit à son frère que son fils serait élevé avec le dauphin. « Quoique le temps où je lui disais ces choses, écrivit Louis XIV dans ses Mémoires, ne laissent aucun lieu de douter qu'elles me fussent suggérées par un pur mouvement d'amitié, il est pourtant certain que, quand j'aurais médité ce discours dans une pleine liberté d'esprit, je n'eusse rien pu penser de plus délicat que de faire à la fois à mon frère un honneur dont il m'était obligé et de prendre pour sûreté de sa conduite le gage le plus précieux qu'il m'en pût donner. » C'est encore Louis XIV qui définit sans complaisance les relations entre les deux frères : « Il peut être avantageux à celui qui règne de voir ceux qui le touchent par leur naissance beaucoup éloignés de lui par leur conduite. Ce qu'on voit de grandeur et de fermeté dans son âme est relevé par l'opposition de la mollesse qu'on trouve en eux ; et ce qu'il fait paraître d'amour pour le travail et pour la véritable gloire est infiniment plus brillant lorsqu'on ne découvre ailleurs qu'une pesante oisiveté ou des attachements de bagatelle. » Louis XIV, en réalité, se méfia de son frère malgré ses ridicules, et craignit toujours qu'il ne s'emportât jusqu'à une rupture qui pour- rait réveiller les démons de la Fronde. Aussi s'attacha-t-il à ce qu 'il ne sortît de ses obscures petitesses et qu'il n'apparût à la lumière que comme le reflet de sa propre majesté.

Neveu, gendre et oncle du roi : le Régent

Avec le fils de Monsieur qui n'était plus frère du roi, on pouvait penser que la tige orléaniste perdrait de sa force, et rejoindrait les autres branches de la famille royale. Il n'en fut rien. Tout en se séparant, la tige nouvelle restait très proche de la tige centrale et entrelacée dans elle, ce qui lui conservait sa vigueur et son originalité. Ce n'était plus seulement une paire que Philippe d'Orléans formait avec le roi, ce fut un anneau qu'il forgea entre les différentes géné- rations royales dont il fut le contemporain, comme neveu, gendre, puis oncle du roi. Si ces différentes attaches n'avaient suffi à mainte- nir l'éclat de son nom, Philippe y ajouta sa forte personnalité, et la chance de recueillir la régence. Le Régent, né en 1674, fils de Monsieur et de la Palatine, com- mença par être l'unique neveu de Louis XIV, élevé à l'ombre de sa gloire et suscitant sa jalousie. Il était un garçon beau, sain, joyeux, turbulent, dont la vivacité d'esprit contrastait avec la paresse de la branche aînée. Ni le Grand Dauphin ni aucun des trois fils de ce dernier ne pouvaient, de loin, rivaliser avec ce cadet trop doué, qui eût pu faire un grand roi, ou simplement un grand homme, mais que sa condition réduisait à l'oisiveté, à la débauche, et à la conspiration avant d'exercer enfin le pouvoir. Dès l'adolescence, le Régent, qui semblait avoir recueilli dans son caractère tout l'héritage d'Henri IV, manifestait tant de qualités d'esprit, de corps, et tant d'appétit de la vie que Louis XIV eut la tentation de le corrompre comme avait été corrompu Monsieur. Lorsqu'il fallut nommer son gouverneur, un complot, car c'en fut un, porta Monsieur, poussé par ses mignons et le chevalier de Lorraine, appuyé par son confesseur, par Mme de Main- tenon et par le roi, à proposer son favori le plus scandaleux, sodomite notoire et accusé ouvertement d'avoir participé à l'empoisonnement de Madame Henriette, le marquis d'Effiat. Seul le sursaut instinctif et violent de sa mère auprès du roi lui-même le fit renoncer au projet et sauva Philippe d'une déchéance pour raison d'Etat. La mort de Monsieur et l'influence grandissante de Mme de Main- tenon éloignèrent encore le neveu de son souverain. Ecoutons Saint- Simon : « Sire, que deviendrais-je ? lui dit-il en lui embrassant les cuisses ; je perds Monsieur et vous ne m'aimez point... Il (le roi) lui dit qu'il fallait désormais qu'il le regardât comme son père, qu'il aurait soin de sa grandeur et de ses intérêts, qu'il oubliait tous les petits sujets de chagrin qu'il avait eus contre lui... Mais (Philippe) était fort touché : outre la grande parure dont lui était un père frère du roi, il lui était une barrière derrière laquelle il se mettait à cou- vert du roi, sous la coupe duquel il retombait en plein. Sa grandeur, sa considération, l'aisance de la maison et de sa vie en allaient dépen- dre sans milieu. » Philippe d'Orléans éprouva sa dépendance lors de son mariage forcé. Déçu de sa descendance légitime, Louis XIV reportait ses espoirs et toute son ambition familiale sur ses bâtards ; Mme de Main- tenon l'y poussait. Elle avait arrangé le mariage du duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé, avec Mlle de Nantes, et celui de la sœur de ce dernier avec le duc du Maine. Restait sa fille préférée, Mlle de Blois. Quel parti la ferait sortir de manière plus éclatante de sa bâtar- dise légitimée que le petit-fils de France Philippe d'Orléans ? Pour convaincre Monsieur, qui ne tenait qu'aux préséances et cultivait l'or- gueil de sa race, et Madame qui détestait les bâtards, Louis XIV déploya charme, diplomatie et autorité. Il fit valoir à l'intéressé lui- même que « cela joindrait en lui la qualité de gendre à celle de neveu » et attirerait sur lui toutes les faveurs. En réalité, le roi n'était pas fâché d'annexer dans sa descendance illégitime ce charmant qui éclipsait les fils de France et dont il se méfiait. Quant aux mer- veilles promises, il serait toujours temps de les mesurer ou de les refuser. La volonté de Louis XIV était si impérieuse que personne ne pouvait lui résister. Monsieur céda, Philippe aussi. Seule la Palatine ne contint pas sa fureur, pleura, gémit, et lança publiquement une gifle à son fils. Elle en voulut toute sa vie à Mme de Maintenon et à l'abbé Dubois d'avoir manigancé « ce malheureux mariage... et voulu mettre les bâtards sur le trône ». En devenant l'époux de la fille préférée de Louis XIV, le Régent devait tomber davantage sous sa surveillance pointilleuse, et ne béné- ficier d'aucune bienveillance particulière. Deux caractères aussi oppo- sés pouvaient difficilement se rapprocher. Louis XIV n'était pas cultivé, n'avait aucun goût pour la lecture et n'avait pas l'esprit vif. C'était un travailleur infatigable, qui aimait les affaires, doué à un rare degré de jugement, de volonté et de majesté. Mais en vieillissant, il s'engourdit dans l'orgueil, la rigueur et le formalisme. Il suffit de tirer la contre-épreuve de ce portrait pour voir apparaître le Régent. D'une vaste culture et d'une intelligence très mobile, il était non- chalant, caustique, affable, et ne craignait rien tant que l'effort soutenu. Les mœurs plus que tout les opposaient : Louis XIV versait dans la bigoterie, le Régent s'enfonçait dans la débauche. Le roi repro- chait à son neveu ses maîtresses, mais ne lui confiait aucun emploi. Le Régent cherchait à s'amender et à plaire au beau-père pour rentrer dans les grâces du monarque, mais il appelait sa femme Mme Lucifer par allusion à sa propre inconduite et ne parvenait pas à vaincre ses préventions. Ce n'est qu'à la dernière extrémité que le roi manifesta ses remords et sa confiance au futur Régent, qui fut un des seuls à pleurer à son chevet. Le matin du 1 septembre 1715, le gendre de Louis XIV devenait le grand-oncle de Louis XV. Son premier geste fut de se rendre auprès du nouveau roi, âgé de cinq ans et de l'assurer de son respect, et de sa fidélité. Qu'était-il pour l'enfant presque sans défense, un protec- teur, un pervertisseur ou un assassin potentiel ? Sa réputation pou- vait effaroucher la vieille cour et l'entourage du roi. Mais le Régent usa, dès cette première entrevue, de tant de naturel et de bonne grâce que l'enfant fut rassuré et séduit, et qu'il s'établit entre eux des relations confiantes et affectueuses qui mirent le Régent à l ' abri de toutes les attaques personnelles — elles ne manquèrent pas — et durèrent jusqu'à la mort. L'entrevue entre l'oncle et le neveu se renouvela chaque jour. « Il l'abordait, dit Saint-Simon, lui parlait et le quittait avec des révérences et usait de respect qui faisait plai- sir à voir. » L'âge venant, le sceptique, le libertin et le père déçu par son fils se prenait d'une véritable tendresse pour Louis XV qui le lui rendait, et il se plaisait dans la compagnie du jeune roi. Il prit part personnellement à son éducation et s'entretint souvent avec lui des problèmes de l'Etat, lui donnant sans doute la meilleure des prépa- rations à ses responsabilités futures. En tant que Régent, l'oncle avait reçu la garde du souverain et s'en montra digne. Cela fut manifeste lors du sacre de Louis XV qui marquait l'achèvement et le succès éclatant de sa mission en même temps que le point de départ triomphal du nouveau règne. Le passage du Régent fut court, comme beaucoup de destinées exceptionnelles. Il mourut à quarante-neuf ans en 1723 épuisé de débauches, mais son œuvre accomplie. Il ne fut regretté que de quelques personnes, dont Louis XV qui conserva toujours tendrement son souvenir. « Le roi, écrit Saint-Simon, touché de son inaltérable respect, de ses atten- tions à lui plaire, de sa manière de lui parler, et de celle de son tra- vail avec lui, le pleura et fut véritablement touché de sa perte, en sorte qu'il n'en a jamais parlé depuis, et cela est revenu souvent, qu'avec estime, affection et respect. » La personnalité du Régent domina son époque. Son caractère, ses qualités, ses habitudes eurent une influence certaine sur les événe- ments. Ses liens de famille et de cœur furent commentés et critiqués. Ses relations avec Louis XV furent, elles, admirables de délicatesse et d'intelligence, et demeurent un trait émouvant, et tout à fait essentiel, de l'histoire de cette époque.

Des cousins qui remontent à Henri IV A la mort du Régent, le degré de parenté des d'Orléans avec la branche aînée s'éloigna. Entre les trois générations royales du XVIII siècle, Louis XV, le dauphin, et Louis XVI et ses deux frères, et les trois générations des d'Orléans, Louis le Pieux, Louis-Philippe le Gros, et Louis-Philippe-Joseph futur Egalité, il n'y eut que des rela- tions de cousinage, mais plus d'affection fraternelle, ni de souvenirs d'enfance ou d'éducation en commun. Plusieurs fois issus de germains par rapport aux rois, les d'Orléans formèrent une branche séparée, cadette de la famille royale, avec ses souvenirs, son esprit, ses lieux, son patrimoine et ses propres problèmes de filiation. Seule, la veuve du Régent, fille légitimée de Louis XIV, maintint jusqu'à sa mort en 1749 les liens familiaux, c'est-à-dire en réalité ses droits de bâtarde plus que les intérêts de la maison où elle était entrée, en « fille de France jusque sur la chaise perçée », comme disait Saint-Simon. Le fils du Régent, Louis le Pieux (1703-1752) fut un personnage un peu lourd, renfermé, et bizarre. Il fit un mariage heureux avec Jeanne de Bade qui lui donna un fils et une fille. Malheureusement, cette princesse modeste mourut en couches à vingt-deux ans et man- qua à la maison d'Orléans. Son mari ne se consola pas de ce deuil et, dominé par sa mère, mena loin de la cour au Palais-Royal et à Saint-Cloud, une vie retirée, paisible et pieuse. Il gérait méticuleuse- ment sa fortune, dirigeait ses maisons, mais s'intéressait surtout pas- sionnément à la théologie, à l'étude des langues mortes et croyait à la métempsycose. Il passait de longues heures en discussions mystiques et érudites avec les moines de l'abbaye de Sainte-Geneviève qu'il dota richement et auprès de laquelle il se retira en 1742, dans la jolie maison qu'il fit construire en bordure de l'abbaye et qui est aujour- d'hui le presbytère de Saint-Etienne-du-Mont. Il embarrassa cepen- dant bien sa famille par les idées étranges qui lui faisaient refuser d'admettre la mort des personnes qu'il estimait, ou la naissance d'enfants sur lesquels il avait eu des « révélations ». Dans la deuxième moitié du XVIII siècle, les relations person- nelles et familiales entre les d'Orléans et la branche aînée devinrent difficiles, le plus souvent dépourvues d'affection, et chargées de récri- mination, de méfiance et d'envie. Louis-Philippe le Gros et son fils Louis-Philippe-Joseph alternèrent les périodes d'éloignement et de rapprochement et les rôles de cousins affectueux et d'opposants déclarés avant d'en arriver à la brouille finale. Le fils de Louis le Pieux fut le premier des d'Orléans à s'appeler Louis-Philippe (1725-1785). On aurait pu l'appeler le Débonnaire; on le surnomma le Gros, et avec lui, si la parenté s'éloigna d'un degré, le cousinage entre les deux branches se renforça. Corpulent dès l'ado- lescence, bien élevé, sans beaucoup d'esprit, il était aimable, de bonne compagnie, élégant et adorait la chasse, le jeu et la comédie. Dans sa jeunesse, il se plaisait et plaisait à la cour. Il jouait au théâtre, chez le roi et Mme de Pompadour, les paysans comme personne, se montrait obligeant à l'égard de tous, déférent envers Louis XV qui l'aimait et chercha à le retenir auprès de lui. Cette harmonie favorisa l'éclosion d'un sentiment très vif entre Louis-Philippe le Gros et Madame Henriette, la seconde fille de Louis XV, qui n'avaient d'yeux que l'un pour l'autre. Louis-Philippe demanda à Louis XV de faire le bonheur de sa fille, sans imaginer de complications. Mais il n'en fallait pas davantage pour que partisans et adversaires des d'Orléans n'échafau- dassent maintes combinaisons : gendre du roi, le duc d'Orléans n'avancerait-il pas des prétentions aux affaires, à une éventuelle régence, des droits à la succession en France ou en tout cas en Espagne ? Les défenseurs de la dynastie veillaient. Ils s'exprimèrent par le cardinal de Fleury qui s'opposa à l'union en prétextant qu'il fallait songer pour le duc d'Orléans à une alliance étrangère. En guise de réponse, Louis XV se pencha sans un mot vers son cousin, lui prit les deux mains et les serra tristement. Les conseillers des d'Orléans songèrent à une princesse allemande, la seconde fille de l'électeur de Bavière par exemple, qui pourrait apporter au duc d'Orléans son appui en cas de compétition avec la branche rivale d'Anjou pour la couronne de France. Là encore, Fleury prévit des inconvénients et fit des objections : outrée de ces refus, la vieille duchesse d'Orléans décida brusquement pour son petit-fils un mariage qu'elle aurait refusé quelques semaines plus tôt. Les Bourbon-Conti formaient une branche éloignée de la famille royale, braves, oisifs, libertins et remuants, dont le dernier ancêtre roi de France était Saint Louis. Une alliance avec l'héritier de la maison d'Orléans les rapprocherait de la branche aînée. La princesse de Conti avait en 1742 une fille de seize ans d'une précieuse beauté et d'une exquise éduca- tion, Louise-Henriette, qu'elle s'arrangea pour présenter un jour par surprise, complètement nue, à la duchesse d'Orléans. Celle-ci apprécia et fit apprécier à son petit-fils le ravissant tableau. Ainsi Louis- Philippe le Gros, de caractère et de sang germaniques, épousa-t-il une princesse typiquement française, jolie, vive, effrontée, aimant décon- certer par ses attitudes et ses reparties. A défaut d'alliance étrangère, les d'Orléans recueilleraient de cette lignée le grain de folie, l'esprit et la race élancée qui existaient chez les Conti, mais aussi l'hérédité française, et le caractère national qui commençaient à faire sérieuse- ment défaut à la branche aînée. Après 1750, Louis-Philippe le Gros se lassa de la vie de repré- sentation de Versailles où il se sentait en tutelle, et préféra vivre non pas dans ses résidences princières du Palais-Royal et de Saint-Cloud, qu'il jugeait trop solennelles, mais à Bagnolet, auprès de sa maîtresse, Mlle Marquise, puis à Sainte-Assise, auprès de Mme de Montesson. Il laissa à son fils le soin de le représenter à la cour où il se rendait de plus en plus rarement. Ses relations avec le roi et la branche aînée et son rôle officiel se limitèrent alors aux grandes occasions ; baptêmes, en particulier ceux des quatre enfants de France les 18 et 19 octobre 1761, où il fut parrain du duc de Berry par procuration du roi Auguste de Pologne et son fils parrain du comte de Provence par procuration du roi Stanislas de Pologne, fiançailles, mariages, décès des membres de la famille royale, visite de souverains étrangers et grandes réceptions que le premier prince du sang devait parfois donner, ainsi en 1766 en l'honneur du prince héréditaire de Brunswick à Villers-Cotterêts, et en 1768 en l'honneur de Chris- tian VII de Danemark au Palais-Royal. Louis XV ne pouvait se défendre de la sympathie qu'il éprouvait pour Louis-Philippe le Gros, compagnon agréable qui jouait un rôle d'opposant malgré lui. C'est avec lui qu'il chercha et fit la réconci- liation en décembre 1772 lorsque l'opposition des princes eut suffi- samment duré. Il l'accueillit familièrement à Versailles, lui frappant la bedaine et le complimentant sur son talent d'acteur. Louis-Philippe le Gros se consumait d'amour pour Mme de Montesson et devenu veuf ne désirait rien tant que de pouvoir épouser sa belle. Il trouva le chemin qui pouvait toucher Louis XV en s'alliant à Mme Du Barry. La favorite fut sensible à ce renfort dans sa lutte contre le parti Choiseul, et vit l'avantage personnel qu'elle pouvait tirer d'un mariage morganatique du duc d'Orléans. En accordant l'autorisation à condition que le mariage restât secret, Louis XV se conciliait son cousin, et le confinait hors de la cour dans une existence paisiblement consacrée à son bonheur domestique. Remarié en 1773, le duc d'Orléans ne voulut pas faire subir à sa femme les exigences de l'étiquette et ne reparut à la cour que seul, pour les grandes cérémonies. Il assista à la mort de Louis XV, au sacre de Louis XVI et fut toujours bien accueilli de ce dernier, à cause de la bonhomie qui les caractérisait tous deux. Louis-Philippe-Joseph n'eut jamais la rondeur de son père. Séduisant, doué, et instable, il n'éprouvait aucun goût véritable et se livrait à la brusquerie de son caractère et à la dissipation par inquiétude et par peur de l'ennui. C'est en assistant aux fêtes de son mariage à Villers-Cotterêts que le médecin Tronchin écrivait : « Ces gens-là sont sans ressources ; un plaisir manqué les désespère, un rien les afflige, mais un rien aussi les distrait. C'est l'onde qui chasse l'onde. » Ce qui n'était encore que de l'espièglerie chez un tout jeune neveu irrita vivement Louis XV. Louis-Philippe-Joseph parut pour la pre- mière fois à Versailles le 5 octobre 1759, trente ans, jour pour jour, avant la fameuse journée où la monarchie devait en être définitive- ment arrachée. Louis XV était son parrain, l'accueillit à la cour plus régulièrement que son père, le fit participer aux jeux, aux chasses, lui confia des représentations dans les cérémonies officielles, assista à son mariage, tout cela avec la correction parfaite et glacée d'un timide à l'égard d'un maladroit. Louis-Philippe-Joseph s'agitait, fré- quentait Choiseul en disgrâce, faisait cause commune avec le prince de Conti, et se dressait avec le parlement dans une opposition intrai- table. Cette attitude reçut du roi un accueil glacial et méprisant qui s'étendit à la malheureuse duchesse de Chartres. Lors de la dernière maladie de Louis XV, Louis-Philippe le Gros remplit son rôle dynas- tique et veilla le moribond, tandis que Louis-Philippe-Joseph se tenait éloigné de Versailles pour éviter la contagion. L'un et l'autre refusè- rent d'assister aux obsèques pour ne pas avoir à rendre leur salut aux magistrats du parlement Maupeou. Louis XVI était animé de sentiments généreux à l'égard de sa famille, et n'aimait pas les brouilles. Une fois close l'affaire des parle- ments, il rétablit une bonne entente avec les d'Orléans. Dans la nouvelle cour, tout concourait à effacer Louis-Philippe le Gros et à mettre en avant l'agréable et avantageux Louis-Philippe-Joseph, de même que Louis XVI pâlissait devant Marie-Antoinette et devant l'élégant comte d'Artois. C'était l'époque où Louis-Philippe-Joseph se rendait quotidiennement à la cour, où l'on appréciait sa fan- taisie, sa pétulance, son goût des plaisirs, son attitude élégante et désinvolte. Louis-Philippe-Joseph devint, avec Lauzun, le compagnon indispensable et inséparable de Marie-Antoinette et du comte d'Artois. Il semble même qu'à certain moment, il ait été très occupé de la reine, et que celle-ci ait été très attirée par lui. Une promenade nocturne à Marly inspira à un libelliste malveillant le poème Le lever de l'Aurore qui fit beaucoup jaser. Au bal, au jeu, en calèche, aux premières courses de chevaux que Louis-Philippe-Joseph et Artois organisèrent en 1775 dans la plaine des Sablons, la reine entraînait le petit groupe frivole devenu le point de mire de toute la cour. Un premier nuage apparut lors de la visite de l'archiduc Maximilien, frère de Marie-Antoinette, qui négligea de rendre visite aux princes du sang. Ceux-ci pour marquer leur mécontentement s'abstinrent de paraître aux fêtes données en son honneur. Marie-Antoinette ressentit cette réserve d'étiquette comme une injure, et en voulut à son compa- gnon Louis-Philippe-Joseph de s'y être joint. Mais elle ne lui en garda pas rancune et le fit exempter de la punition que Louis XVI infligea aux princes du sang en leur interdisant de paraître à la cour pendant douze jours. Louis-Philippe-Joseph éprouvait comme Marie- Antoinette une sympathie spontanée pour le duc de Choiseul, qui se manifesta dans les premières semaines du règne par des démarches en faveur du ministre en disgrâce. Il partageait surtout avec elle l'amitié de la princesse de Lamballe, qui avait épousé le malheureux fils du duc de Bourbon-Penthièvre, frère de la duchesse de Chartres, et qui était très liée et très dévouée à Louis-Philippe-Joseph. Veuve à dix-neuf ans, elle devint en 1774 surintendante de la maison de Marie-Antoinette, se dévoua à la reine avec une fidélité exemplaire, conquit son amitié, l'accompagna dans sa captivité au Temple et devança son sort tragique. L'intimité était si étroite entre Louis-Philippe-Joseph et la reine que, contrairement à l'usage, elle acceptait de venir au bal au Palais- Royal, quatre fois au moins de 1776 à 1778, y dansait et s'y prome- nait de minuit à six heures du matin, assistait au bal masqué de l'Opéra de la loge du duc d'Orléans, jouait gros jeu et présidait sans aucune étiquette les courses de chevaux. Ces divertissements en com- pagnie de Louis-Philippe-Joseph lui firent négliger ses devoirs et provoquèrent des remarques de la part des ministres et des ambas- sadeurs étrangers. Joseph II, lorsqu'il vint à Paris en 1778, adressa à sa sœur des remontrances, notamment sur l'impertinence de ses compagnons, sans grand effet. La familiarité de Louis-Philippe-Joseph avec Marie-Antoinette irritait beaucoup Louis XVI. Le roi n'était pas spirituel ni désinvolte. Il jalousait les succès de son cousin et supportait difficilement son allure, sa manière de s'habiller, de parler, et son anglomanie. A l'épo- que, il s'imprimait à Londres d'insultants pamphlets contre Marie- Antoinette, et cette dernière ressentait comme une offense person- nelle l'admiration aveugle que Louis-Philippe-Joseph affichait pour tout ce qui venait d'Angleterre. Son amitié pour lui n'y résista pas. Après l'affaire si mortifiante d'Ouessant, Louis-Philippe-Joseph espaça ses séjours à Versailles où nul intérêt de carrière ne l'appelait plus. Une impertinence lui valut d'être éloigné pour un mois de la cour par punition. Après les grossesses de la reine, le comte d'Artois lui- même fut moins intime avec elle. La princesse de Lamballe s'effaçait dans l'affection passionnée de Marie-Antoinette au profit de sa nouvelle amie, la comtesse Jules de Polignac. Le clan Polignac isolait la reine, captait toute sa faveur et s'opposait avec vivacité au clan du Palais-Royal. L'affection et l'attirance cédèrent la place à l'agace- ment, aux récriminations, et bientôt à la haine. Ce revirement si profond se produisit en 1779. Louis-Philippe-Joseph accueillit très mal le billet que la reine lui adressa de la part du roi, pour lui inter- dire de rejoindre l'armée de Rochambeau. De même, la lettre qu'elle adressa à Louis-Philippe le Gros pour lui signifier son intention d'acquérir Saint-Cloud, le joyau des d'Orléans, parut agressive à ce dernier. Quelques années plus tard, n'ayant pas perdu l'espoir de renouer alliance avec ses cousins, Louis-Philippe-Joseph souhaita marier sa fille Adélaïde au duc d'Angoulême, fils du comte d'Artois. Les fiançailles devaient se conclure au printemps 1789 et le mariage avoir lieu le 25 août 1789. La Révolution emporta ce projet comme bien d'autres. Adélaïde demeura vieille fille, et très déterminée dans son animosité à l'égard de l'autre branche. Dès lors, tout devait concourir à envenimer les rapports entre Louis-Philippe-Joseph et le ménage royal. La parenté subsistait, toujours importante chez les princes du sang. Mais pendant toute la période révolutionnaire, les d'Orléans n'invoquèrent plus que leur filiation avec Henri IV, comme s'il était le seul monarque dont ils fussent les parents, et les liens d'affection entre d'Orléans et Bourbons laissèrent place à une solide haine de famille dont on s'aperçut alors qu'elle remontait à Louis XIV et même à Louis XIII. 2. — LES CHANCES DE SUCCÉDER.

En monarchie absolue, tout ce qui touche l'avenir tourne autour de la succession, et celle-ci n'est heureusement assurée qu'avec la nais- sance d'un dauphin. L'affection paternelle, la sécurité de la dynastie, la prévision des courtisans et la confiance du peuple se conjuguent alors pour éclairer le futur et assurer le destin. S'il n'y avait pas de dauphin, la loi salique qui cherchait l'héritier dans le mâle le plus proche engendrait des spéculations changeantes selon les circonstances qui se portèrent souvent sur les d'Orléans et alimentèrent puissam- ment l'orléanisme. Gaston d'Orléans avant 1638 De 1610, date de la mort d'Henri IV, à 1638, date de la nais- sance de Louis XIV, l'héritier légitime du trône de France fut Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII. Cette situation ne fut pas sans consé- quence, d'autant qu'elle se prolongea. Le mage Ruggieri avait prédit à la naissance de Gaston : « Les astres lui promettent quelque domi- nation souveraine, et non loin de la France. » Déjà en 1615, lorsque Louis XIII fut pris de convulsions et faillit mourir, et que Gaston n'était qu'un enfant fragile, une nouvelle régence de Marie de Médicis fit frémir les dirigeants du royaume. La même année, le mariage du roi avec la belle Anne d'Autriche devait dissiper les incertitudes. Mais après une solennelle et décevante nuit de noces, il fut trop clair que l'entente ne s'établissait pas dans le ménage royal. Les brèves visites quotidiennes du roi à la reine ne modifièrent pas la stérilité du couple, qui dura vingt-trois ans. On aurait pu penser que « le fan- tasque » Gaston se désintéresserait du devenir dynastique. Il n'en fut rien. Sans décourager les nombreuses et imprudentes menées autour de sa personne, il se maintint toujours lui-même un loyal et raison- nable héritier du trône. En 1630 à Lyon, on crut Louis XIII perdu. Gaston d'Orléans, près de succéder, garda un comportement parfait vis-à-vis de son frère et des ministres. La servitude pouvait lui paraître d'autant plus pesante qu'elle hypothéquait son propre mariage. Il épousa d'abord sans inclination et par la volonté de sa mère la richis- sime héritière des Bourbon-Montpensier. Quelques mois plus tard, Marie de Montpensier annonçait triomphalement sa grossesse. « On la vit faire parade de son ventre dans le Louvre, croyant déjà d'avoir un fils, qui dût tenir place d'un dauphin. Chacun lui porte ses vœux et ses acclamations et tout le monde va à Monsieur comme au soleil levant » (Lasseré). C'est l'époque où toute la cour même Richelieu se rapprochait de Monsieur attendant son fils comme un futur monarque : « Si Madame accouche d'un fils, je voudrais qu'il fût cardinal. — Pourquoi donc, Monseigneur ? demanda Richelieu. Gaston.— Parce que les cardinaux font tout en France », répliqua L'enfant qui vit le jour le 27 mai 1627 fut une fille, la future Grande Mademoiselle, ce qui fit fort se réjouir Louis XIII qui s'écria : « Tout est fendu ! » Marie de Montpensier mourut en couches, laissant Gaston dans un chagrin qui surprit son entourage, et les partisans d'un changement sur leur déception. Par intrigue, Marie de Médicis chercha à remarier son fils à une nièce florentine. Pour échapper à l'emprise de sa mère, Gaston refusa et voulut épouser Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers qui venait d'hériter du duché de Mantoue. Louis XIII lui fit d'abord renoncer à ce projet, puis, pour faciliter une réconciliation, l'autorisa secrètement. Mais il était trop tard. En 1631, au plus fort de ses querelles avec le roi, Gaston, réfugié à Nancy, connut avec la jeune Marguerite de Lorraine ce qui aurait pu n'être qu'une idylle. Mais la reine mère, elle aussi réfugiée en Lorraine, favorisa le projet de mariage dans le but de renforcer sa position auprès de Charles IV de Lorraine en lutte contre le roi. Gaston se laissa aller à son nouvel amour et, le 3 janvier 1632, épousait secrètement Marguerite de Lor- raine, en même temps qu'il tentait de lever des troupes pour com- battre l'invasion de la Lorraine par Louis XIII. L'affaire devenait à l'évidence une affaire d'Etat. Richelieu mit tout son poids dans la balance pour faire rompre ce mariage. « Les suites en peuvent être très dangereuses, la maison de Lorraine étant funeste à la France. » Il offrit à Puylaurens, le meilleur compagnon de Gaston, de rentrer en grâce et le fit duc et pair lorsque celui-ci s'engagea à ce que Gaston rompît son mariage. Il le fit emprisonner aussitôt après lorsqu'il fut prouvé que son engagement n'était pas tenu. Lorsque Gaston d'Orléans revint en France, Richelieu dépêcha auprès de lui des théologiens pour lui démontrer que son mariage était nul par défaut de consentement royal. Gaston d'Orléans demanda un jugement. L'Assemblée du clergé de France en rendit un aussitôt, conforme au vœu de Richelieu. Entre-temps, Puylaurens était mort en prison, et Gaston avait dû nommer comme chancelier de sa maison Léon Bou- thillier, comte de Chavigny, agent de Richelieu. Ses courriers étaient interceptés. Lui-même fut contraint de signer, dans le cabinet de Richelieu, un acte reconnaissant la nullité de son mariage, acte telle- ment vicié par la contrainte que Richelieu lui-même n'osait pas s'en prévaloir et recommandait qu'il restât secret. Déjà le pape Urbain VIII s'était saisi de la cause. A la démarche de l'envoyé de Richelieu qui assurait que « le roi perdrait plutôt son royaume que de manquer à faire rompre ledit mariage », le pape répondit par un bref soumettant le cas à un vaste procès. Richelieu comprit qu'il ne surmonterait pas l'obstacle. Les périls extérieurs lui imposaient d'ailleurs une réconciliation avec Gaston d'Orléans. Il cessa alors de le persécuter, de l'humilier et même de l'importuner avec divers projets de mariage, Marie de Gonzague, Mlle de Bourbon, Mlle de Vendôme, et surtout sa propre nièce, Mme de Combalet, née Vigne- rot. Louis XIII consentit enfin au mariage avec Marguerite de Lor- raine, dont Gaston eut trois filles. L'affaire du mariage de Gaston d'Orléans était demeurée une affaire d'Etat tant que celui-ci était l'héritier de la couronne. L'autre solution au problème de la succession était évidemment que Louis XIII eût un dauphin. Tous le souhaitaient, seul Luynes le confident du roi pouvait le décider. Il lui fallut un soir prendre la main du roi et le conduire de force, en chemise, dans la chambre de la reine. L'inattendu ne tarda pas à se produire. Anne d'Autriche était enceinte. Gaston d'Orléans dissimula son trouble. Il entoura le roi et la reine de beaucoup d'attentions et d'amitié confiante et vint assister à l'accouchement. Lorsqu'il apprit, le 5 septembre 1638, que la reine était accouchée d'un fils, il conserva en public son allure enjouée, mais il en fut « tout étourdi ». Lorsqu'il se retira avec ses familiers, il éclata en sanglots, et ceux-ci comprirent à sa profonde détresse que, pas un instant, dans les plaisirs comme dans les révoltes, la perspective de régner ne l'avait quitté, et qu'un rêve intime et constant venait de se briser. Deux ans plus tard, lorsque Louis XIII eut un second fils, Gaston d'Orléans se confia : « Les malheurs ne viennent point seuls, et il est vrai que je suis le plus disgracié prince qui fut jamais. » De ce moment, la mésentente s'installa entre Louis XIII et Gas- ton d'Orléans, et Richelieu n'y fut pas étranger, allant jusqu'à insinuer que la reine Anne d'Autriche souhaitait la mort du roi pour se remarier avec son frère ! A la veille de mourir, Richelieu porta à Gaston son dernier coup en le faisant priver par la déclaration de Louis XIII de 1642 « de la régence pendant la minorité de mes enfants en cas où Dieu nous appelle à lui avant qu'ils soient en âge de majorité ». Richelieu, son plus vieil ennemi, mort, Gaston d'Orléans allait une dernière fois se réconcilier avec son frère et rétablir tous ses droits ainsi que sa faveur dans l'esprit du roi et dans l'opinion publique. Monsieur en 1658 Au règne suivant, une situation identique allait se reproduire. Louis XIV fut roi à cinq ans, en 1643, et, dès cet instant, l'héritier de la couronne se trouvait être son frère cadet, Philippe d'Orléans, futur Monsieur. Malgré toutes les précautions que prirent Anne d'Autriche et Mazarin pour éviter les inconvénients de la génération précédente et écarter le cadet, la loi dynastique s'imposait. La situa- tion se prolongea dix-huit ans, et dès que les deux frères eurent atteint leur majorité, elle ne manqua pas de faire renaître les incer- titudes. Ainsi, le 3 juillet 1658, Louis XIV fut ramené de Calais atteint d'une fièvre infectieuse et resta deux jours à la mort. L'héri- tier adolescent travesti en poupée par les soins du ministre italien allait-il régner ? Mazarin s'employait à l'empêcher en s'assurant que la reine mère régnerait en réalité. Mais une cabale se formait déjà contre le ministre, montée par les femmes comme sous la Fronde, Mme de Choisy, Anne de Gonzague princesse Palatine, et Mme de Fiennes. Les conjurées voulurent faire arrêter Mazarin, confisquer ses biens, et s'assurer de la personne de l'héritier. Mais celui-ci ne mani- festa aucun enthousiasme pour s'emparer de la couronne, et se borna à pleurer sur la santé de son frère. Le 10 juillet, Louis XIV était rétabli, les nouvelles frondeuses exilées, et le roi se moquait de son frère qui s'était montré si prompt et imprudent à se laisser embrin- guer dans une manigance de femmes. Quant à Mazarin, son animosité contre Monsieur ne fit que redoubler. A la naissance du Grand Dauphin, le 1 novembre 1661, Monsieur perdit son rang d'héritier direct de la couronne, mais non toute chance de succéder. Ainsi, en 1663, Louis XIV eut la rougeole et fut près d'expirer alors que son fils n'avait que deux ans. Monsieur serait-il le régent d'un nouveau-né ? Louis XIV jugea que l'entreprise de déviation de son frère n'avait que trop réussi à le rendre incapable de gouverner, et désigna contre toute règle le prince de Conti. Il fallait cependant assurer à tout prix l'avenir de la famille royale : lorsque Monsieur perdit sa première femme, Henriette d'Angleterre, Louis XIV, qui n'avait qu'un seul héritier, s'occupa le jour même de le remarier.

La succession de Louis XIV, 1700-1715 En monarchie, il en va des pays comme des héritages. Plus la parenté s'éloigne, moins les chances de succéder sont grandes. Les branches séparées de la famille royale comme les Vendôme ou les Conti conservaient toujours la qualité de princes du sang. Ils soute- naient leurs prétentions au trône et soupesaient les moindres perspec- tives, mais l'opinion accordait peu d'importance à ces calculs qui perdaient progressivement leur signification politique. Les d'Orléans paraissent échapper à cette loi et leur éloignement du rameau central n'a pas durablement affaibli leurs chances de succéder ni leur pré- sence sur la scène politique. Pendant la plus grande partie de sa courte vie, le Régent vit s'éloigner tout espoir de recueillir le pouvoir. Il fallut une succession d'événements inattendus et surprenants pour qu'en quelques années il devînt l'héritier de la couronne de France. Une si heureuse trans- formation ne se fit pas sans étonnement et protestations dans l'opinion. Louis XIV eut un dauphin qui eut lui-même trois fils. La descen- dance du Roi-Soleil était assurée. Le Régent, cousin germain du Grand Dauphin, se trouvait en 1700 sixième dans l'ordre de succes- sion. Le premier événement à modifier le cours des choses fut le testa- ment de Charles II laissant la même année de manière imprévisible la succession d'Espagne au duc d'Anjou, second fils du dauphin. Celui-ci occupa le trône de Madrid et accrut par là la gloire de la maison de France, mais il manqua à la branche aînée lors de la mort de Louis XIV. C'est à partir de 1711 qu'une série de brusques disparitions rap- procha Philippe d'Orléans du trône, et suscita de terribles calomnies. Le 16 avril 1711, le Grand Dauphin, atteint d'une petite vérole jugée bénigne, expirait, bouleversant les perspectives des courtisans. Au Grand Dauphin, allié des Vendôme et des Condé et ennemi déterminé du duc d'Orléans, succédait comme futur souverain son fils, le duc de Bourgogne, le vertueux élève de Fénelon. Philippe d'Orléans affectait déjà plus de sérieux et de décence pour se ménager les bonnes grâces de son neveu. Le 12 février 1712, la nouvelle dauphine fut emportée en quelques jours par la scarlatine. L'un des médecins qui l'autopsièrent crut déceler « une substance maligne dans le sang ». Des rumeurs circulèrent aussitôt, insistant sur la réputation perdue du duc d'Orléans et ses pratiques regrettables des philtres et de la cabale. Celles-ci redoublèrent lorsque le dauphin, qui avait pris la fièvre au chevet de sa femme, expira six jours après elle. L'autopsie engendra le même doute, et les rumeurs se transformèrent avec une vitesse foudroyante en une accusation sinistre. Ceux qu'on appelait le parti des Saints groupés autour de Fénelon et qui avaient le dauphin pour idole, et ceux qui formaient le parti des bâtards de Louis XIV déclaraient ouvertement que le duc d'Orléans avait empoi- sonné le dauphin. Il voulait donner la couronne à sa fille qui avait épousé le duc de Berry, frère cadet du dauphin disparu, et dont il avait fait, ajoutait-on pour faire bonne mesure, sa maîtresse ! Philippe d'Orléans reçut les insultes et les menaces de la foule, et l'ostracisme de la cour. Très affecté, il offrit au roi de se rendre à la Bastille et de se soumettre à un procès public que Louis XIV, ne croyant pas ces calomnies, refusa. L'émotion fut à son comble lorsque, quelques jours plus tard, les deux fils du dauphin, en bas âge, furent eux aussi atteints de la scarlatine. Le duc de Bretagne mourut le 7 mars 1712, et le second, le duc d'Anjou, âgé de deux ans, ne dut son salut qu'à la détermination de sa gouvernante qui put le soustraire aux médecins. L'enfant, le futur Louis XV, échappa à la mort, mais resta si faible qu'on pensait qu'il ne survivrait pas longtemps. L'opinion ne doutait pas que le duc d'Orléans allait exterminer tous les membres de la famille royale qui le séparaient du trône, et sa réputation d'immora- lité ne lui permettait pas de se justifier tout à fait. En 1714, la mort frappait encore, d'abord le duc d'Alençon, fils du duc de Berry, ensuite la femme de Philippe V, reine d'Espagne, puis le duc de Berry lui- même à la suite d'une chute de cheval, et enfin le fils posthume de ce dernier, pour lequel on reparla de poison. En trois ans, Louis XIV avait perdu son fils, deux petits-fils et trois arrière-petits-fils. Le sort éliminait ainsi tous les cadets de la branche aînée qui eussent pu être les frères orléanistes du dauphin, ne laissant à ce dernier comme parent que le duc d'Orléans. Le vieux roi était accablé. L'existence du futur roi ne tenait qu'à un fil. Le duc d'Orléans passait brusquement de la plus ignominieuse des suspicions à la position la plus enviée de futur héritier du trône. Deux obstacles cependant se dressaient encore sur sa route : les prétentions de Phi- lippe V et les préventions de Louis XIV. Si l'on voulait éviter de confier la tutelle du dauphin et la pro- tection du trône de France au personnage scandaleux accusé d'avoir empoisonné sa famille, il suffisait de soutenir les prétentions du roi d'Espagne. Philippe V n'oublia en effet jamais qu'il était fils de France et s'obstina à soutenir ses droits dynastiques, en particulier contre son oncle d'Orléans, même pour n'exercer que la régence. Louis XIV l'y encouragea, l'invitant à « s'intéresser plus vivement au bien d'un royaume qui pourrait (lui) appartenir un jour ». Lorsque, après avoir failli perdre son trône, et l'avoir conservé en partie grâce à la cam- pagne commandée par le duc d'Orléans en 1701, la diplomatie euro- péenne voulut le faire renoncer à sa qualité et à ses droits de prince français, il se révolta. Il fallut la plus vive pression de Louis XIV pour qu'il consentît à la renonciation qui fut à la base de la paix d'Utrecht de 1713. Mais, en même temps, il disait en privé qu'il ne cédait ses droits à la couronne de France qu'à son frère le duc de Berry, et non à son oncle le duc d'Orléans. Lorsque le duc de Berry mourut l'année suivante, cette restriction mentale prit toute sa force. D'ailleurs, la renonciation que stipulait le traité d'Utrecht ne s'appli- quait qu'au trône lui-même, non à la régence. Rien n'empêchait donc Louis XIV de nommer Philippe V tuteur du dauphin en 1714, pour éviter de confier l'enfant au grand-oncle empoisonneur incestueux. Allant plus loin, Philippe V s'efforçait de faire annuler sa renon- ciation. Mais l'Angleterre ne l'entendait pas ainsi et voulait empêcher les couronnes de France et d'Espagne de se réunir. Le duc d'Orléans, qui jusque-là n'était associé à aucune affaire du gouvernement, deve- nait une puissance, et se trouvait placé au centre d'un conflit politique et diplomatique. D'un côté, la loi divine selon laquelle un prince ne peut renoncer aux droits qu'il tient de sa naissance, la morale, la gloire de la maison de France poussaient Louis XIV, la vieille cour, à soutenir les prétentions de Philippe V, devenu prince étranger, à gouverner la France au risque d'une guerre sans merci. De l'autre, l'équilibre européen, la préférence pour un prince français, le souci de la paix et de la prospérité incitaient un nombre croissant de per- sonnes raisonnables et d'intérêts économiques à favoriser la cause du duc d'Orléans. Les partisans affluèrent au Palais-Royal, et formè- rent un parti d'Orléans qui avait de toute évidence la faveur de l'opinion. Les ambassadeurs étrangers orchestraient ce conflit. Phi- lippe V envoya à Paris un ambassadeur entreprenant, le prince de Cellamare, avec la mission de gagner par la conspiration, la prévari- cation et l'intrigue, les gens influents à sa cause, et même de préparer un coup d'Etat qui l'amènerait au pouvoir à la mort de Louis XIV. L'Angleterre dépêcha un ambassadeur subtil et tenace, Lord Stair, qui fut rejeté par la cour, multiplia les démarches auprès de la société parisienne et proposa au duc d'Orléans une alliance de famille entre les Hanovre et les d'Orléans. Mais celui-ci n'avait encore aucune raison d'y souscrire, bien assuré d'avoir sans contrepartie l'appui de l'Angleterre contre l'Espagne dans la succession de France. Dès que la santé de Louis XIV déclina en juillet 1715, Philippe V commença sa croisade. Il réunit le Conseil du royaume, confia le trône à sa femme, et se rapprocha des Pyrénées, prêt à franchir la frontière et à accourir à Paris à la tête des troupes françaises restées en Espagne, dès que le roi serait mort ou à la dernière extrémité. Comment empê- cher ce fanatique de déclencher par ses prétentions une guerre civile et une guerre européenne ? Philippe d'Orléans prit sous la nécessité sa première mesure d'homme de gouvernement. Il donna secrètement l'instruction au lieutenant de police, d'Argenson, sur qui il pouvait compter, d'arrêter tous les courriers vers l'Espagne jusqu'à nouvel ordre. De sorte que la dernière nouvelle que Philippe V reçut de Paris fut une amélioration de la santé de Louis XIV et que lorsqu'il apprit la mort du roi, la succession était assurée en France depuis une semaine. Sur le chemin du duc d'Orléans vers le pouvoir, l'obstacle espa- gnol n'était pas le plus difficile à lever. Les préventions de Louis XIV dressaient une difficulté d'une bien autre dimension. La jalousie du maître à l'égard de son inquiétant neveu, l'orgueil que le patriarche plaçait dans sa descendance directe, la piété du vieil homme choqué par l'inconduite du libertin, l'influence enfin de Mme de Maintenon auprès du roi en faveur des bâtards poussaient Louis XIV à se méfier de Philippe d'Orléans. Ne pouvant, sans risque de conflagra- tion, faire régner à Paris le roi d'Espagne, et la mort ayant fauché tous ses autres descendants, il ne lui restait que d'appeler à succéder ses bâtards. Le 29 juillet 1714, par un acte qui n'avait pas de précé- dent dans les annales de la monarchie, Louis XIV déclarait solennel- lement que ses enfants naturels étaient « élevés au rang de princes du sang authentiques, aptes à ceindre la couronne après extinction des branches légitimes ». Le Parlement ne put s'opposer à l'enregis- trement de cet édit qui choquait profondément ses convictions léga- listes et jansénistes. La haute noblesse était indignée mais n'osait réagir ouvertement. Les vrais princes du sang étaient trop jeunes et trop loin du trône pour se révolter. Seul, Philippe d'Orléans était directement visé par la désignation du duc du Maine comme futur héritier. A l'égard de ce très médiocre concurrent, il réagit avec intel- ligence en l'ignorant, fort de sa légitimité, de la garantie des puis- sances européennes, de sa supériorité personnelle, de son immobilité devant les intrigues, et des ralliements qu'il recevait de plus en plus nombreux. Agissant sous la pression de Mme de Maintenon, du duc et de la duchesse du Maine, et de la duchesse d'Orléans, elle-même fille naturelle légitimée, Louis XIV remit au Parlement son testament qu'il voulait garder secret, par lequel « il avait pourvu à la garde et à la tutelle du roi mineur et au choix d'un Conseil de régence ». Les supputations et les controverses allèrent bon train. Louis XIV avait-il aboli les renonciations du traité d'Utrecht, ou intronisé expli- citement le duc du Maine comme l'y engageait Mme de Maintenon ? Une seule chose était sûre : ces précautions ne pouvaient avoir d'autre objet que de retirer le dauphin et la couronne à leur tuteur naturel, le duc d'Orléans. La situation devint plus claire lorsque, par une indiscrétion voulue pour lui retirer toute velléité de résistance, le duc d'Orléans apprit que le testament de Louis XIV le nommait, non pas régent, mais président d'un Conseil de Régence dont tous les membres étaient dési- gnés et lui étaient hostiles. Ce conseil déciderait à la majorité des voix, et détiendrait toute la réalité du pouvoir. En outre, l'éducation et la garde du dauphin étaient confiées au duc du Maine et au duc de Villeroy. Un codicille menaçant précisait que le commandement de la maison civile et militaire du roi revenait également à ces derniers. « Vous ne trouverez rien dans mon testament dont vous ne devriez être content... Vous allez voir un roi dans la tombe et un autre dans le berceau. Souvenez-vous toujours de la mémoire de l'un et des intérêts de l'autre », avait dit, lors de leur dernière entrevue, Louis XIV au duc d'Orléans. En réalité, le vieux roi ne se faisait guère d'illusion sur la portée de son testament et le sort qui lui serait fait après sa mort. « J'ai acheté mon repos, il adviendra ce qu'il pourra », avait-il dit en lançant un regard à Mme de Main- tenon, et quelques jours avant sa mort, devant les principaux digni- taires : « Suivez les ordres que mon neveu vous donnera, il va gou- verner le royaume. » Ainsi, malgré toutes ses préventions, Louis XIV savait qu'il ne pouvait pas grand-chose contre le dogme monarchique qui appelait à succéder le seul petit-fils de France qui subsistât, et qui lui interdisait de disposer de la couronne après sa mort comme s'il s'agissait d'un bien personnel. En 1706, Philippe d'Orléans s'était fait lire l'avenir par une petite fille qui avait décrit la mort de Louis XIV à laquelle n'assistaient ni le dauphin, ni le duc de Bourgogne, ni le duc de Berry, et qui avait fait apparaître sur le mur l'image du duc d'Orléans ceint d'une couronne fermée. « Cette couronne, dit Saint-Simon, n'était ni de France, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, ni impériale,... elle n'avait que quatre cercles et rien au sommet. (Elle) lui tournait la tête. » A la mort de Louis XIV, le 1 septembre 1715, Philippe d'Orléans n'avait compromis aucun droit, ni aucune chance de recueillir la régence. Sa nonchalance, qui n'était qu'apparente, dis- parut d'un coup. En quelques jours et en quelques gestes, il fit tomber toutes les restrictions et conquit, avec le plein exercice du pouvoir, cette fameuse couronne qui n'était pas tout à fait celle d'un souverain. Le Régent, de 1715 à 1723 Régent, Philippe d'Orléans était aussi l'héritier du trône occupé par un enfant de cinq ans. Une de ses premières préoccupations fut de faire abolir les dispositions de Louis XIV en faveur de ses bâtards. En 1716, les Condé et les Conti signèrent un mémoire réclamant leur déchéance, et les ducs se joignirent à eux. Le Conseil de Régence rendit en 1717 un arrêt enlevant aux légitimés le droit de succéder à la couronne et la qualité de princes du sang. Le Régent, de sa propre autorité, annula la seconde de ces dispositions. Il ne voulait pas exaspérer la haine de la vieille cour, ni affronter les protestations de sa femme, ni élever le stupide et dégénéré duc de Bourbon à une posi- tion trop importante. En 1718, les situations étaient renversées. Le duc du Maine s'agitait et conspirait. Le Parlement et son propre ministère s'opposaient à sa politique. Le 26 août 1718, il tint par surprise un conseil et un lit de justice solennel pour imposer ses volontés, parmi lesquelles une déclaration ramenant les bâtards de Louis XIV, à l'exception du comte de Toulouse que le Régent aimait pour ses mérites, au rang de pairs de France. Il abolissait ainsi avec l'appui de la haute noblesse ce qui restait des dernières volontés de Louis XIV. L'une des conséquences de cette déclaration était de le désigner sans conteste comme seul héritier du trône. C'était l'appli- cation stricte des principes monarchistes, mais l'opinion pouvait-elle donner sa confiance à l'homme que l'on accusait de tant de forfaits ? On reparla de poison découvert dans les biscuits du petit roi. En 1721 Louis XV se trouva mal lors d'une messe à Saint-Germain- l'Auxerrois et fut pris de fièvre pendant trois jours. La cour et Paris tremblèrent et prièrent pour sa santé que rétablit Helvétius. On cria alors : « Vive le roi, et la Régence au diable ! » La seule façon de lever l'incertitude de la succession de France était de marier Louis XV de façon qu'il ait au plus tôt un héritier. Au lieu de cela, le Régent et Dubois échafaudèrent un projet espagnol qui réconcilierait les deux trônes : Louis XV épouserait l' Anne-Victoire, et le prince des Asturies une des filles du Régent. Ainsi tomberaient les dernières préventions de la vieille cour et des par- tisans de Philippe V. En même temps, le monarque de douze ans épousait une enfant de trois ans, ce qui repoussait de quinze ans la possibilité de donner un dauphin. Etait-ce un calcul du Régent pour prolonger ses espérances ? On l'en accusa à tort. Moins que jamais il désirait régner, ni pour lui-même ni pour son fils qui le décevait. Cet homme sincère et désintéressé se souvenait de l'avertissement de Mme de Maintenon au lendemain de la mort de Louis XIV : « Si vous n'avez pas le désir insatiable de régner dont on vous a toujours accusé, ce que vous projetez est cent fois plus glorieux. » Le Régent conduisit Louis XV au sacre, présida à ses côtés le conseil, exerça lui-même à la mort de Dubois les fonctions de Premier ministre, et fut jusqu'à sa mort le plus fidèle soutien de Louis XV. Mais il était aussi resté, jusqu'à sa mort, l'héritier du trône de France.

Louis le Pieux et Louis-Philippe le Gros La mort du Régent ne fit pas reculer les chances de la maison d'Orléans de succéder au trône de France, et cette éventualité nourrit une vive rivalité entre les Bourbons d'Orléans et les Bourbons d'Espa- gne qui ne manquèrent pas une occasion de discréditer les d'Orléans. Le fils du Régent, Louis le Pieux, succéda à son père en 1723 dans sa qualité d'héritier direct de la couronne. Il était donc urgent qu'il se marie. Dès 1721, le Conseil de la maison d'Orléans avait confié au juriste Obrecht une étude sur les divers partis qui s'offraient à Louis le Pieux et celui-ci rédigea un « Mémoire concernant le mariage de Monseigneur le duc de Chartres et quelques autres alliances propres à assurer le droit de la maison d'Orléans sur la succession immédiate de la couronne de France ». Pour utiliser au mieux les perspectives matrimoniales, si utiles pour l'élévation ou la puissance d'une famille, Obrecht conseillait de marier le jeune roi Louis XV avec Mademoiselle de Montpensier, fille du Régent, qui n'avait pas encore épousé Louis, le fils de Philippe V d'Espagne, et Louis le Pieux avec la princesse de Bavière. Une union avec la branche régnante atta- cherait le roi à la maison d'Orléans, renforcerait au-dedans le parti orléaniste, et obligerait à l'avenir le cabinet français à faire respecter les renonciations de la maison d'Anjou au traité d'Utrecht. Une union à l'étranger renforcerait la maison d'Orléans en Europe, éloi- gnerait la maison de Bavière de celle d'Espagne, et augmenterait le nombre des princes allemands qui pousseraient l'Empereur à soutenir une candidature de la famille d'Orléans. Ces spéculations, adroites dans leur conception, étaient bien difficiles à mettre en œuvre, et n'eurent pas de suite. Louis le Pieux épousa, le 13 juillet 1724, la princesse Jeanne de Bade, et en eut, huit mois plus tard, un fils, Louis-Philippe le Gros. Pendant ce temps, la petite infante d'Espagne fiancée à Louis XV et qui était élevée au Louvre n'avait que sept ans. Le duc de Bourbon, devenu Premier ministre à la suite du Régent, comprit le danger de la situation créée par son prédécesseur. Il renvoya l'infante en Espagne et fit épouser au roi dans la précipitation une obscure mais féconde princesse polo- naise, Marie Leszczynska. Un dauphin naissait le 4 septembre 1729, apportant enfin l'espoir d'une primogéniture normale dans la branche aînée. Louis le Pieux restait toutefois le second dans l'ordre de suc- cession, ce qui ne manquait pas de préoccuper les dignitaires de la couronne. Les craintes se précisèrent lorsque l'infante Marie-Thérèse, épouse du dauphin, mourut sans enfants en 1746. Le dauphin se remaria aussitôt avec Marie-Josèphe de Saxe et en eut un fils, le duc de Bourgogne en 1751. L'inquiétude revint lorsque le dauphin fut atteint de la petite vérole en 1752. Il en guérit et Louis-Philippe le Gros donna des fêtes magnifiques pour célébrer sa convalescence. La fragilité de la descendance de Louis XV apparut encore en 1765 lorsque, après la mort du duc de Bourgogne en 1761, le dauphin dis- parut à son tour. Il laissait trois fils âgés de onze à huit ans, c'est- à-dire encore à la merci d'une épidémie. Nul ne pouvait à cette époque prévoir que ces trois fils occuperaient successivement le trône de France, ni dans quelles dramatiques circonstances. A chaque fois que la maison d'Orléans parut se rapprocher du trône, des objections et des accusations surgirent. Les ministres et les ambassadeurs français objectaient que les renonciations de la maison d'Anjou au trône de France avaient été extorquées au traité d'Utrecht, que Louis XIV ne s'était pas senti tenu par elles, qu'elles n'avaient jamais été renouvelées depuis, et qu'elles violaient la loi de succes- sion par primogéniture qui était à la base de l'institution monar- chique. La maison d'Anjou soutenait évidemment ces thèses, appuyée en France par le parti des légitimés, les Condé et les Conti par jalousie, et les ultramontains par conservatisme. Ces contestations se doublaient d'accusations sur l'indignité de la famille d'Orléans à occuper le trône de France, qui trouvèrent un aliment inattendu dans l'attitude bizarre de Louis le Pieux. Celui-ci prétendit en effet avoir eu la révélation que les enfants de son fils, Louis-Philippe-Joseph et Bathilde, étaient des enfants supposés, qui avaient été achetés à une pauvre femme, et il se refusa à admettre leur naissance. D'enfants supposés, la malveillance fit des enfants illégitimes, et la rumeur trou- vait un aliment dans l'inconduite de leur mère, la duchesse d'Orléans, née Louise-Henriette de Bourbon-Conti. Celle-ci, en effet, après avoir connu une lune de miel mouve- mentée avec son mari, se lassa des étreintes conjugales à partir de 1748, et en rechercha ostensiblement d'autres. Avec le sens de la provocation qui la caractérisait, elle aurait répondu un jour à quel- qu'un qui l'interrogeait sur la paternité de son fils : « Quand on tombe sur un fagot d'épines, comment savoir celle qui vous a piqué ? » Elle laissa un testament en vers libres d'une verdeur surpre- nante, et Louis-Philippe-Joseph, ayant hérité de l'effronterie de sa mère, prétendit lui-même plus tard être le fils du cocher Lacroix. La tradition royaliste et anti-orléaniste colporta et amplifia ces fanfaron- nades, sans rechercher quelle réalité elles pouvaient avoir. En fait, la chronologie et la ressemblance démentent ces calomnies. Ce n'est que dix-neuf mois après la naissance de Louis-Philippe-Joseph que la passion conjugale de ses parents s'éteignit, et sa ressemblance avec Louis-Philippe le Gros atteste qu'il en est bien le fils. Avec Louis-Philippe le Gros, les chances de succéder de la maison d'Orléans prirent l'aspect d'une comédie de société dans laquelle le principal personnage, le duc d'Orléans, jouait son rôle avec applica- tion et conviction, mais dans laquelle, en même temps gêné des pré- tentions qu'il était obligé de soutenir vis-à-vis de ses cousins, il multipliait à leur égard les prévenances et les amabilités, comme si la bonhomie et la bonne compagnie restaient la loi suprême.

Louis-Philippe-Jose ph Lorsque Louis-Philippe-Joseph devint duc d'Orléans en 1785, Louis XVI avait deux fils, deux frères et deux neveux. Rarement, les chances de succéder des Orléans avaient été aussi faibles. Quatre ans plus tard, cependant, le premier dauphin était mort, le comte d'Artois et ses fils avaient émigré, le comte de Provence n'avait pas de descen- dance, le dauphin n'était pas de forte santé, et Louis-Philippe-Joseph se retrouvait troisième dans l'ordre de succession. Après le 14 juillet

Achevé d'imprimer le 30 décembre 1980 sur les presses de la Simped à Evreux pour la Librairie Académique Perrin, éditeur à Paris. Dépôt légal : 4 trimestre 1980. Numéro d'impression : 6827. — Numéro d'édition : 561.