Les Trois Anges De Séraphine De Senlis the Three Angels of Séraphine De Senlis
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Gradhiva Revue d'anthropologie et d'histoire des arts 20 | 2014 Création fiction Les trois anges de Séraphine de Senlis The three angels of Séraphine de Senlis Giordana Charuty Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/gradhiva/2856 DOI : 10.4000/gradhiva.2856 ISSN : 1760-849X Éditeur Musée du quai Branly Jacques Chirac Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2014 Pagination : 108-137 ISBN : 978-2-35744-074-6 ISSN : 0764-8928 Référence électronique Giordana Charuty, « Les trois anges de Séraphine de Senlis », Gradhiva [En ligne], 20 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2017, consulté le 21 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/ gradhiva/2856 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gradhiva.2856 © musée du quai Branly 20 2014 dossier Les trois anges de Séraphine de Senlis par Giordana Charuty Les formes de singularisation qui, depuis un siècle, qualiient Séraphine de Senlis comme créatrice « inspirée », indemne de toute éducation artistique, convoquent une pluralité d’imaginaires esthétiques et religieux, historiquement situés, qu’il convient de distinguer. Attentive aux lieux de leur énonciation, l’écriture cinématographique résout leur articulation conlictuelle dans un montage de points de vue sur des états de corps au travail, dont la coprésence relance les « mystères de la création » et l’épiphanie du tableau peint. mots clés Séraphine de Senlis, Wilhelm Uhde, inspiration, primitivisme, apocalypse Les trois anges de Séraphine de Senlis. Par Giordana Charuty 111 « La peinture n’a pas la clé du cinéma, mais elle fait partie, avec toute 1. Chez Albin Michel, 4. Outre deux longs son histoire et ses symboles et ses conventions, du mystère de l’interpré- Séraphine, de la peinture métrages, il a été acteur de à la folie est une version théâtre durant dix ans, dont tation en cinéma », rappelle Jacques Aumont dans l’avant-propos à une remaniée d’une biographie six comme pensionnaire de réédition de L’Œil interminable (2007 [1989] : 15). L’étude pionnière, parue parue vingt ans auparavant la Comédie Française, et a dans une collection publié plusieurs romans. en 1989, contraste les deux catégories d’images pour qualiier le régime dirigée par Georges Duby de iguration propre à un langage plastique à l’identité incertaine : une « ma- (Vircondelet 1986 et 2008). L’auteur a, d’abord, retenu le 5. Sous les traits de Zouk, chinerie psychique et sociale », afirme l’auteur, qui soude un groupe social nom de Séraphine de Senlis, personnage féminin de Claire autour de représentations partagées et offre à chacun un répertoire de donné par le collectionneur et Bretécher, voir : Lisa Vignoli, marchand d’art Wilhelm Uhde « Martin Provost, séraphique », formes pour assumer une position dans le monde. Après bien d’autres, le lors de la première exposition Libération, 2 mai 2011. ilm dont il sera question ici instaure une relation en miroir entre ces deux parisienne exclusivement consacrée, en 1945, à l’artiste arts visuels. Il donne à voir l’acte de peindre pour énoncer quelque chose morte peu avant à l’asile de sur l’activité de création. Une iction, donc, qui se donne pour telle puisqu’il Clermont-de-l’Oise. La nouvelle version met en y a narration, jeu d’acteur et mise en scène. Mais les principaux person- avant le basculement dans nages renvoient à des individualités qui ont réellement existé, le réalisateur la folie et l’internement d’une « autre Camille Claudel ». a tourné sur leurs lieux de vie et s’est appuyé sur un important travail Tout comme le catalogue documentaire. Comment, dans un récit qui brouille les frontières entre le de l’exposition, la « vie rêvée » ictif et le réel pour afirmer une validité référentielle, l’image de cinéma de Séraphine, éditée par les éditions Phébus, associe est-elle appelée à rendre compte de l’apparition de l’image de peinture ? l’artiste et l’actrice (Cloarec 2008). L’auteure a été consultée par le cinéaste Ceci n’est pas une biographie pour avoir, au milieu des années 1980, consacré Malgré un budget modeste, la sortie en salles de Séraphine, en octo- à Séraphine une thèse bre 2008, a été soigneusement préparée comme un événement culturel de psychologie clinique. à plusieurs facettes pour faire se rejoindre l’œuvre et la vie d’une artiste autodidacte, appréciée de quelques amateurs de peinture dite naïve mais, 2. Uhde 2008. Les éditions jusqu’alors, méconnue du grand public. Tandis que le ilm de Martin Provost du Linteau ont auparavant publié une précieuse lui restitue un visage et une présence charnelle, le musée Maillol donne à voir traduction française des dix-huit tableaux de celle qui s’était, elle-même, proclamée « peintre sans mémoires du critique allemand (Uhde 2002). rivale ». La librairie n’est pas en reste : catalogue et biographies paraissent qui opèrent la fusion de l’artiste et de l’actrice, Yolande Moreau, en mêlant 3. Sept Césars pour le ilm, 1 plans du ilm, photographies et reproductions de tableaux . Dans le même le scénario, l’actrice, les temps, on réédite deux des portraits – Séraphine de Senlis et Henri Rous- costumes, la photographie, la musique, le décor. Les seau – que le critique d’art Wilhelm Uhde avait rassemblés, en 1949, dans vainqueurs précédents la même catégorie de « maîtres primitifs 2 ». Avec de très nombreux dossiers d’un tel palmarès sont de presse, des dossiers pédagogiques, des débats dans les établissements Alain Resnais, Louis Malle et Roman Polanski. scolaires, l’œuvre qu’un réalisateur peu connu a consacrée à une artiste elle-même ignorée a, de fait, suscité une émotion esthétique collective. Elle lui vaut l’obtention, en février 2009, d’une rare consécration par l’aca- démie des Césars 3. Comment un cinéaste en vient-il à s’intéresser à une artiste en marge de l’histoire de l’art et à imposer sa reconnaissance à une aussi grande diversité de publics ? Acteur de théâtre, écrivain, cinéaste : Provost est un artiste « pluriel », diraient les sociologues 4. Un rêve où il se voit « le ventre plein de manus- crits 5 » l’a déterminé à ne plus prêter son corps et sa voix aux textes des autres. Quant au choix de Séraphine, ce n’est pas sa peinture mais son ci-contre histoire qui a d’abord retenu son attention et l’a incité à entreprendre sa ig. 1 propre enquête à travers les textes, les lieux et les sources disponibles. Yolande Moreau interprétant Séraphine Louis dans Or, parti sur les traces d’une domestique artiste autodidacte, il entrevoit le ilm Séraphine de une autre vie qui va le retenir tout autant : celle de son découvreur et mé- Martin Provost, 2008. cène allemand Uhde. Faire revivre cette rencontre improbable entre deux Production TS Productions. Distribution Diaphana. marginalités motive le parti pris narratif : « Je ne souhaitais pas faire une Photo © Michaël Crotto. 112 dossier 6. Interview de Yolande 8. Le programme « Filmer la biographie de Séraphine : je voulais mettre en lumière le processus créa- Moreau et Martin Provost, création artistique », conduit teur. Montrer comment, à un moment ou un autre, une rencontre est indis- lepetitjournal.com/sortir/ à l’université de Rennes, cinema-madrid/40462, présente un corpus, identiie pensable à l’artiste 6. » 5 mai 2012. les codes du genre ixé dans les années 1950 – par John Huston, avec Moulin Rouge Cette déclaration doit s’entendre comme le rejet d’un genre cinéma- 7. Outre l’historicité du lien (1952) et par Vincente Minnelli, tographique, le biopic, qui au-delà des artistes inclut désormais toutes les entre ces deux arts visuels, avec La Vie passionnée de on interroge les manières Van Gogh (1956) – ainsi igures historiques ; mais ce sont bien les vies de peintres, présentes depuis dont le cinéma réléchit à que les formes possibles le Rembrandt d’Alexandre Korda (1936) dans toute l’histoire du cinéma, qui la peinture, déplace ses de transgression. Parmi questions conceptuelles, la soixantaine de ilms ont imposé le genre de la biographie ilmée. L’abondante rélexion critique pour penser son propre répertoriés, on trouve et théorique produite depuis le début des années 1980 sur les rapports régime d’image. Cette quelques grands peintres de question traverse toute l’Ancien Régime (Rembrandt, entre cinéma et peinture est d’actualité dans les revues d’histoire cultu- la rélexion d’André Bazin. Le Greco, Goya, Le Caravage) relle du cinéma au moment même de la sortie de Séraphine 7. Les études Après l’étude de Jacques et, surtout, de nombreuses Aumont (1989), la meilleure incarnations de l’artiste qui interrogent ces vies où le grand peintre igure l’artiste par excellence synthèse est celle d’Antonio moderne (Van Gogh, Klimt, sont, néanmoins, d’un intérêt inégal 8. À partir de l’idée banale que ces Costa (1991 et 2002, Munch, Picasso, Gauguin, avec une importante note etc.), mais seulement deux dernières construisent une légende, on s’emploie à comparer les portraits bibliographique), suivie femmes : Frida Kahlo et ilmés d’un même peintre pour contraster l’usage des données historiques, par plusieurs livraisons de Séraphine Louis, à laquelle l’interprétation que chaque cinéaste propose des rapports au pouvoir poli- revues : « Peinture et cinéma. Patrick Louguet consacre Picturalité de l’image ilmée, une étude décevante dans tique, la diversité des contenus idéologiques qui nourrissent le mythe de de la toile à l’écran », Ligeia, la mesure où on ne peut l’artiste maudit. On interroge l’existence de traditions nationales ou bien nos 77 à 80 (2008), et un caractériser le « régime de état des lieux qui souligne iction cinématographique » l’on s’efforce de caractériser la biographie totale, exemplairement incarnée le tournant esthétique si on l’isole des autres par l’Edvard Munch de Peter Watkins (1974).