La Légende Des Bonnets Rouges Françoise Morvan
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magazine patrimoine du conte magazine / Gros plan La légende des Bonnets rouges Françoise Morvan De l'histoire à la légende ou comment un bonnet bleu devient rouge pour signifier une chose et son contraire… Du temps que j’étudiais les lutins bretons, je poulpiquets, kouricans, ozigans et nozegans m’étais efforcée de bien décrire leur mise afin sont partis courir le monde. Fiable ou pas, de faciliter le travail des illustrateurs. Or, à l’illustration n’a d’ailleurs rien changé à la ma grande surprise, ces illustrateurs repré- question : si j’entre dans une classe, enfants sentaient invariablement mes lutins coiffés et instituteurs m’expliqueront à l’unisson que de bonnets rouges. Ce ne sont pourtant pas le lutin se caractérise par le port du bonnet les descriptions qui manquent : le folliked de rouge. Inutile d’en débattre : de toute façon, Bréhat porte un vaste chapeau sur cheveux comme m’a dit un petit garçon, les lutins, ça longs, le follet de Plouaret porte un chapeau à n’existe pas. large bord comme les paysans de Cornouaille, Il est clair que revenir à la vérité des Evelynn Raymonde © le nozegan de Lorient arbore une feuille de collectes folkloriques, évoquer de savants chou, le korrigan de Port-Louis un chapeau archivistes et des revues érudites relève plat à ruban de velours, et un petit clan de du radotage : les traditions populaires ont Françoise Morvan a édité les œuvres de Luzel korrigans vannetais identifié par Joseph été laminées par un lieu commun plaisant, et présenté la plupart Frison a opté pour la casquette (celle du chef universellement imposé par le livre, le des- des grandes collectes avec galons). On ne peut pas dire que ce ne soit sin animé, la télévision. Désormais, ce lieu de contes du domaine pas précis. commun fait foi : la vérité est là et pas ail- français ; elle a aussi écrit Face à l’impossibilité de trouver une seule leurs, le lutin breton porte un bonnet rouge, et dit des contes, et rédigé illustration fiable, j’ai dû illustrer moi-même il a les oreilles pointues et c’est une variante des essais sur le folklore. la couverture de Vie et mœurs des lutins de gnome made in Breizh via Hong Kong. La bretons et c’est ainsi que courils, korriks, standardisation du lutin breton par le bonnet la grande oreille - n°56 / 65 dont la gravure s’efface. Alors même que ce qui me semble caractéristique de la Bretagne est cette présence du passé, je constatais qu’il était de plus en plus difficile de le transmettre en raison du poids de plus en plus lourd de la doxa nationaliste, autre forme de standardi- sation, induite par les mêmes causes. J’allais en avoir, le lendemain même, une fabuleuse illustration. En effet, le 2 novembre, les Bretons se sont subitement et universellement découverts nantis d’un couvre-chef historique dont, pour la plupart, ils ignoraient jusqu’à l’existence : le bonnet rouge. Les télévisions du monde entier ont diffusé les images stupéfiantes de salariés licenciés défilant derrière les patrons licencieurs, de syndicalistes manifestant à l’appel du patronat, de paysans dénonçant l’agriculture producti- Une création déjà ancienne de la mairie de Rennes. viste sous la bannière de la FNSEA, de mili- tants autonomistes de gauche et de nazillons Les bretons se rouge s’inscrit dans une standardisation indépendantistes, tous sous bonnet rouge, sont subitement généralisée — paradoxalement poursuivie en exprimant la “colère bretonne” contre Paris. Bretagne au nom d’une identité à promouvoir. Aux bonnets rouges se joignaient des dra- découverts nantis peaux noirs et blancs, et l’on pouvait voir que la nation bretonne, humiliée par la France, cla- d'un couvre-chef Du bonnet au drapeau mait en vain depuis le XVIIe siècle cette colère historique dont, ancestrale contre l’impôt, écotaxe ou papier Bien que ce trait identitaire ne soit guère promu, timbré. Le 30 novembre, Christian Troadec, pour la plupart, sinon peut-être par les marchands de chry- le chef de ceux que l’on appelle désormais les ils ignoraient santhèmes, le 1er novembre est, en Bretagne, “Bonnets rouges”, maire de Carhaix et fonda- l’occasion d’une vaste transhumance des teur du Festival des Vieilles Charrues, organi- l'existence. familles vers les tombes. Après les avoir fleu- sait, sur le site même du Festival, une nouvelle ries, généralement sous une pluie battante, manifestation avec distribution massive de le Breton communie dans le culte des morts drapeaux, le druide Gilles Servat chantant devant un café accompagné de gâteaux consis- “La Blanche hermine” pour hymne national tants, le sucre et le beurre salé donnant une breton. La télévision russe officielle envoyait saveur toute spéciale aux souvenirs d’enfance cinq équipes sur place pour filmer la révolte et aux nouvelles des familles. des “Bonnets rouges" contre la France. Ainsi Cette année, bravant les bourrasques, le bonnet rouge a-t-il servi à introduire le j’avais, en outre, commencé une étude des drapeau ; le drapeau prouve l’existence d’une plaques funéraires du cimetière de Rostrenen : nation ; cette nation est en révolte, le bon- au moment où l’extrême droite nationaliste net rouge le montre : l’image fait foi, inutile réécrit l’histoire de la Résistance, je trouvais d’évoquer l’invention du drapeau en 1923 captivants ces témoignages muets, commé- par un autonomiste raciste et la fabrique morations des faits de résistance, drapeaux du bonnet comme symbole identitaire breton, français, simples dates, plaques d’hommages ce qu’il n’a jamais été. 66 / la grande oreille - n°56 magazine patrimoine du conte Au total, les “Bonnets rouges” l’ont emporté : l’épaisseur pharaonique de la propagande — non contents de ne pas payer l’impôt, les une protestation qui a été, chose exception- Bretons se sont trouvés nantis d’un pacte de nelle, relayée par la presse régionale acharnée solidarité “rédigé en Bretagne par les Bretons à relater jour après jour les revendications et pour les Bretons” (d’après le Premier ministre) les exploits des “Bonnets rouges”. Leur exposé, et assorti d’un pactole de quelques millions précis, rigoureux, est disponible et peut être lu d’euros (en attendant mieux car les “Bonnets en ligne 1. Pour ma part, je me contenterai de Au total, les rouges” veillent au grain). résumer sommairement les faits en essayant surtout de mettre en lumière la fabrique histo- “Bonnets rouges” riographique du bonnet rouge. l’ont emporté : non Du bonnet bleu aux Bonnets rouges En 1675, la guerre en Hollande s’éternise ; Louis XIV ayant besoin d’argent, Colbert crée contents de ne pas Indignés par ce qu’ils dénonçaient comme une de nouveaux impôts, notamment le droit de payer l’impôt, les “manipulation de l’histoire de la Bretagne” et timbre qui provoque, à Rennes et dans d’autres une “escroquerie intellectuelle”, trois histo- villes, une première révolte dite “du papier Bretons se sont riens, spécialistes de l’histoire de Bretagne timbré”. L’augmentation des charges dans une trouvés nantis d’un et notamment de la “révolte des Bonnets région qui connaît alors une aggravation de sa rouges”, ont publié — mince faille dans situation économique provoque une seconde pacte de solidarité. Manifestation des Bonnets rouges. la grande oreille - n°56 / 67 des seigneurs bretons) mais contre la noblesse, le clergé, les bourgeois des villes auxquelles les paysans entendent imposer ces “codes”. Les élus désignés comme représentants se signalent par une chemise et un bonnet bleus ou par- fois rouges. “On dit qu’il y a cinq ou six cents bonnets bleus en basse Bretagne qui auraient bon besoin d’être pendus pour leur apprendre à parler”, écrit la marquise de Sévigné le 2 juillet. Si la marquise se trompe quant au nombre des bonnets (ils se comptent par dizaines de milliers), son vœu ne tarde pas à être exaucé : le 2 septembre, Le Balp (qui espérait s’empa- rer de Morlaix, entrer en contact avec la flotte hollandaise et obtenir l’appui de l’ennemi) est assassiné. Les troupes envoyées par Colbert sont déjà là et bientôt des milliers de soldats s’installent en Bretagne où ils se conduisent “comme s’ils étaient encore au-delà du Rhin” (Madame de Sévigné, 20 décembre). Iconographie nationaliste : "Sébastien Le Balp mort pour le peuple" par René-Yves Creston. Pendus ou envoyés aux galères, les chefs de la révolte payent cher leur témérité, les villes sont condamnées à de fortes amendes, les Comment cet révolte plus à l’ouest, en basse Bretagne (la cloches qui sonnaient le tocsin sont descen- Bretagne où l’on parle breton), à l’intérieur des dues et certains clochers rasés. Cette jacquerie épisode désastreux terres. La rumeur court que le roi se prépare à se conclut par une répression qu’Alain Croix de l'histoire de introduire la gabelle, un impôt sur le sel. Par qualifie de “relativement modérée selon les milliers, les paysans s’assemblent à l’appel normes du temps 2” tout en soulignant qu’elle Bretagne a-t-il pu du tocsin et partent piller, incendier des châ- ne règle rien. Le sort des paysans misérables devenir exemplaire teaux, attaquer des bureaux de gens de loi ou n’en est qu’aggravé, le souvenir des violences de fermiers chargés de percevoir les taxes… marquant durablement les esprits. au point que les “La mobilisation des troupes aux frontières partis les plus permet à la révolte paysanne bretonne de durer quatre mois, chose inouïe dans la France du De l'usage du bonnet rouge opposés ont pu en roi absolu et dans une province réputée pour faire une référence ? sa tranquillité”, écrivent Alain Croix, André Comment cet épisode désastreux de l’histoire Lespagnol et Fañch Roudaut.