Hermione BRAYER

UN PASSÉ SI PRÉSENT

Mémoires

Préface de Célia BERTIN

Librairie Séguier 3, rue Séguier VI En couverture : Yves Brayer, Hermione à la robe rouge, 1955. Peinture. 100 X 81 cm

© Lignes S.A., 1990 I.S.B.N. 2-87736-048-2 Préface

Un passé si présent : ce titre éveilla immédiatement ma curiosité. Comment Hermione si accordée au quotidien d'au- jourd'hui vit-elle en même temps dans son passé ? Et ce passé, ne l'aije pas, moi aussi, vécu, en quelque sorte ? Une affection que rien n'a jamais altérée nous lie, Hermione et moi depuis l'adolescence. En ouvrant le manuscrit, je croyais retrouver un peu de ces années, pour moi presque oubliées. Quelques images ont bien parfois ressurgi en moi, à des moments imprévisibles, mais elles me semblent plutôt ap- partenir au rêve qu'à une réalité, depuis longtemps disparue. Je croyais ainsi qu'en lisant les mémoires de mon amie, le passé, notre passé reviendrait aussi un peu présent pour moi. Mais j'ai bien vite cessé de penser à ce qui aurait pu concerner ma propre histoire. J'ai été prise, passionnée même, par tout autre chose. Le livre d'Hermione est beaucoup plus qu'une réunion de souvenirs. Au-delà de la façon différente dont elle et moi avons choisi de mener nos vies m'est apparu un être que je reconnaissais et que je découvrais tout à la fois. Cette autobiographie se lit comme un roman, dont chaque chapitre est une phase de la formation d'un person- nage auquel on ne peut rester insensible. C'est une extra- ordinaire destinée qui se déroule. Avec un curieux mélange de candeur et de lucidité, cette femme, discrète et mesurée, nous confie la façon dont elle croit avoir évolué, sans paraître se rendre compte combien est extraordinaire et précieux son témoignage par son humilité, son naturel. Enfant choyée dans un milieu étranger à l'art comme aux spéculations intellectuelles, mais où le cœur ne manquait pas, Hermione fut vite amenée à désirer s'échapper, ayant le sentiment obscur qu'il existait d'autres manières de vivre. Avide d'apprendre, de découvrir des domaines insoupçonnés par son entourage familial, elle acquit très tôt une grande indépendance, peu fréquente chez les jeunes filles de cette époque. Mais il faut mentionner que l'amour confiant et la générosité dont les siens firent preuve à son égard laissèrent aussi leur marque. Ils la rendirent toute sa vie plus sensible à la qualité des êtres qu'à leur réussite. A aucun moment on ne la surprend éblouie ni même impressionnée par l'argent ou le pouvoir. Elle a toujours gardé un bon sens, un équilibre, qui transparaissent dans ces pages. Jeune, sa beauté était le seul avantage qu'elle se recon- naissait. Touchante est l'importance qu'Hermione lui attribuait sans toutefois jamais s'en prévaloir. La venue de l'âge, qui brouille les apparences, détruit l'éclat et la splendeur des formes, elle en parle avec une franchise qui fait mal. Son œil, sans complaisance, la décela, avant même que les autres n'en fussent conscients. Mais l'éventail de ses intérêts est trop grand, elle est trop fine et elle aime trop ses proches, tous ceux qui l'aiment et s'attachent spontanément à elle pour choisir un retrait égoïste. Elle aime aussi toujours la beauté, mais à présent, elle l'aime sous divers aspects : celle d'un enfant, d'un animal, comme celle d'un paysage, d'un mo- nument, d'une peinture, d'un objet, d'une musique ou d'un poème, car l'homme à qui elle a consacré sa jeunesse puis toute sa vie lui a révélé le beau, en lui révélant l'art. Un passé si présent est surtout la surprenante histoire d'une union qui dure depuis près d'un demi-siècle et paraît exemplaire. Très jeune encore, la belle Hermione rencontra Yves Brayer. Elle admira le talent de ce peintre dont elle sut bien vite apprécier le métier. Il était aussi pour elle le Pygmalion qu'elle recherchait. C'est sans mal qu'il fit d'elle une femme cultivée, et elle semble certaine qu'elle n'eût jamais appris et obtenu d'un autre ce que Brayer lui apporta. Ils se découvrirent aussi, vite des goûts communs. D'instinct, elle aimait la vie de bohème, vite opulente, qu 'ils ne cessèrent de mener. Un mélange de confort bourgeois et de fantaisie qui leur convenait à tous deux. Et cette belle amoureuse devint rapidement la compagne reconnaissante, active, indis- pensable d'un artiste dont elle aida certainement la carrière très officielle. Jamais, pourtant, au cours de son récit, Her- mione ne donne l'impression de se rendre compte de l'im- portance de son rôle dans leur couple, et dans la réussite d'Yves. C'est à peine si elle mentionne que Brayer aurait dit, la première fois où il l'aperçut, qu'elle ferait la parfaite épouse d'un prix de Rome. Elle rapporte ce propos qui l'amuse, comme l'ont toujours amusée les plaisanteries d'Yves. Jusqu'à sa chute dans la terrible maladie qui le garda prisonnier de lui-même, le peintre afficha en public, même en petits comités, une apparente bonne humeur gouailleuse, qu'elle encourageait avec beaucoup de bonne grâce. Jamais ainsi je ne me suis doutée de la constante abnégation de mon amie, du soutien qu'elle ne cessait d'apporter à ce mari, certes devenu illustre, mais qui demeurait un écorché vif, gâté, vite déprimé qu'il fallait rassurer à tout instant. On sait que « la vie d'artiste» n'est pas toujours rose. Les peintres ont la réputation d'être compliqués, torturés; et le succès ne calme pas leur constante angoisse, nous le savons aussi. Nous connaissons de nombreux livres de souvenirs de compagnes de peintres qui ont fui, ou ont été rejetées par leur maître à l'exigence insatiable. Le témoignage d'Hermione est unique, en ce sens qu'elle s'est soumise, sans discuter et sans jamais faillir à son serment d'épouse. Elle n'a dit à personne combien son choix pouvait être rude, et personne, je crois, n'a deviné qu'au-delà de son sourire, de l'élégance de ses manières, de la belle harmonie de ses maisons, de sa générosité amicale, de sa parfaite réussite dans l'éducation de leur fils, il y avait tant de renoncement, tant de dévouement et de soumission à la volonté capricieuse de l'autre. En racontant ce que furent ses difficultés, plus fréquentes que ses joies, Hermione n'entend nullement se plaindre. Les sacrifices auxquels elle a consenti, elle en avait pleinement conscience, estimant que l'artiste qui les imposait — sans paraître, lui, en avoir conscience — en valait la peine. Son livre tout entier tourne autour de Brayer. Les grands bouleversements de ce siècle s'y retrouvent, juste en filigrane. Ils eurent peu de prise sur Hermione qui les voyait par le regard de son Yves. Et Brayer avait une vision toute person- nelle de ce qui se passait dans le monde. Il traversa la guerre un peu comme Charles Dullin qui comparait les atrocités commises par les troupes nazies aux combats des drames shakespeariens. Un passé si présent suit une à une les étapes parcourues, il leur donne vie et les admirateurs de Brayer apprendront à connaître l'homme en même temps que l'œuvre, fort bien analysée. Avec un vrai talent d'écrivain, Hermione apporte une dimension humaine à ses souvenirs, et sa sensibilité si juste nous donne à voir avec bonheur la couleur d'un ciel, une architecture, comme elle rappelle de façon pleine d'humour une anecdote ou évoque le pittoresque d'une situation ou d'une personne. Son récit aurait pu n'être que l'énumération des personnages célèbres qu'elle a côtoyés. Ce qu'elle en dit n'emprunte rien à leur légende, c'est sa propre vision qu'elle nous expose, sans fausse modestie, sans se targuer non plus de sa position privilégiée. Elle est une spectatrice aux réactions alertes, consciente seulement des opinions ou du jugement de son époux, qu'elle approuve avec la plus totale loyauté. Avant de terminer cette brève évocation d'un livre qui ne s'adresse pas seulement aux amateurs de l'œuvre d'Yves Brayer, mais mérite l'attention de tous ceux à qui plaisent les journaux intimes, les mémoires, les aveux sincères (si rares !), il faut aussi rappeler que le couple voyagea beaucoup. Ce furent d'abord les voyages destinés à montrer à Hermione les territoires de prédilection du peintre, les civilisations qu'il aimait et qu'elle aimera tout autant: l'Espagne, l'Italie, la Grèce. Il y a eu aussi les invitations officielles qui entraînèrent le couple aussi bien derrière ce qui fut longtemps le rideau de fer que dans le palais des mille et une nuits, quand Brayer fut invité à la cérémonie du couronnement du Shah d'. Et il y eut la pléiade d'expositions en France et à l'étranger. Les croquis hauts en couleurs qu'Hermione nous rapporte de ces voyages variés sont parmi les passages les plus attachants mais, une fois le livre refermé, ce qui demeure c'est la belle et souvent cruelle histoire d'une femme qui a vécu dans notre siècle de changements, les yeux ouverts, mais sans jamais revendiquer pour elle-même cette indépen- dance pour laquelle elle paraissait si douée. Il fallait un artiste et tout ce que l'amour de son art pouvait apporter, pour inspirer à Hermione Brayer ce dévouement si lucide. Célia BERTIN

Avant-propos

Aujourd'hui qu'il est tard pour moi, je me prends à me souvenir de ce qu'a été ma vie. Que d'allées et venues, que de départs pour des pays lointains et que d'abandons et d'oublis ! Me suis-je tant divertie qu'à présent dans le recueillement et une certaine solitude, j'ai besoin de ressaisir ce que je fus et ce que je fis ? Est-ce pour mon fils Olivier et pour ses enfants que je noircis ces pages, pour leur dire ce qu'Yves Brayer et moi vécûmes, ou bien est-ce pour moi, pour me protéger de la vieillesse ? Je regrette ma jeunesse et ma beauté. Quand je croise mon regard dans un miroir et qu'il m'y accroche avec force, je vois une femme aux cheveux courts et gris et je ne me reconnais plus. La liste des amis disparus s'allonge et l'isolement de l'âge se fait insidieux. Il n'y a plus que des projets à court terme et malgré moi, je pense plus souvent aux souvenirs qu'au futur. Car tant que j'existe, ce passé demeure en moi toujours aussi présent. Partager la vie d'un artiste n'est pas que facilité car les exigences d'un créateur le rendent exclusif, toujours insatisfait et généralement tourmenté. Je l'avais réalisé en acceptant la tâche de m'occuper pour Yves de tous les problèmes matériels de la vie comme de sa profession, ce qui lui a certainement permis de réaliser pleinement son œuvre. L'idée m'est parfois venue que j'avais perdu ma vie en la lui consacrant au lieu d'avoir eu le courage et la confiance en moi nécessaires pour assumer mon indépendance. Je ne peux échapper au sentiment d'avoir vécu à travers lui et d'avoir toujours dû m'effacer devant ses impératifs. Mais quand je doute, il me suffit de fouiller dans ses cartons ou de retourner quelques toiles pour reprendre confiance. Yves Brayer m'a fait partager une existence peu ordinaire, riche en rencontres et en voyages, et cette vie, jalonnée de quelques satisfactions, je ne peux ni voudrais l'échanger ou la regretter.

Rien ne me préparait à devenir la compagne d'un peintre. L'art auquel m'initia celui que je choisis pour mari, ne tint jamais de place dans les maisons de mon enfance. Au mois d'août 1921, je vis ma première journée à Suresnes, chez mes grands-parents maternels. Ma mère, Jeanne, a ardemment souhaité un beau bébé et elle se sent exhaucée, même si la naissance a été longue et douloureuse, car je pèse quatre kilos et demi. Un an plus tard, mes parents décident de vendre leur commerce d'Issy-les-Mouli- neaux pour s'installer à Puteaux. Ils achètent un petit im- meuble comportant quelques appartements et un café resté libre qu'ils vont exploiter. Maman me consacre beaucoup de son temps et comme nous habitons à moins d'une demi-heure du jardin de Ba- gatelle, ce sera bientôt notre lieu de promenade habituel. Je découvre très vite la lecture grâce à ma mère. A cinq ans, elle m'inscrit dans un petit cours privé non loin de la gare de Puteaux et peu avant la rentrée des classes, elle débute comme secrétaire-comptable dans une entreprise proche de chez nous. Soudainement, je me sens abandonnée, bien qu'étant sous la garde de mon père. Les moments de complicité avec ma mère ne sont désormais plus possibles et le temps de Bagatelle est révolu. Un après-midi, je me réfugie dans la chambre de mes parents avec, pour toute présence maternelle une de ses ceintures que j'avais prise dans son armoire. La rentrée scolaire me fait bien vite oublier mon premier chagrin. Moi qui n'ai eu, jusqu'à présent, pour seul compagnon de jeux que Sultane, une chienne doberman noir, je découvre le plaisir de m'amuser avec des enfants de mon âge. Dès lors j'établis vite une frontière entre le monde de l'enfance et celui des adultes : aussi bien, je me garde de raconter mes petits secrets à mes parents, préférant, pour les laisser dans l'ignorance, leur mentir un peu. Je me révèle une élève dissipée, toujours prète à entrainer les autres dans des jeux remuants et à échapper à la corvée des devoirs. Le soir, après l'école, je préfère jouer avec deux gamines qui habitent notre immeuble. Mon père a toutes les peines du monde à me faire rentrer et pour couper court à mes jeux, il me menace : « Si tu n'as pas terminé tes devoirs, ta mère se fâchera. » Maman désespérée par ma mauvaise orthographe, me confie à la directrice de la seconde école que je fréquente, pour qu'elle me donne quelques cours particuliers. Je m'ennuie ferme à ces leçons. Mon œil est bien plus attiré par la pendule murale que par les règles de grammaire et les tables de conjugaison. Aussi, quand la directrice referme enfin livres et cahiers, sonne l'heure de la délivrance. Jusqu'à l'âge de treize ans, ma mère ou la femme de ménage, m'accompagne à l'école et vient m'y chercher. J'envie mes camarades qui peuvent courir dans les rues, plaisanter avec les garçons. Cette contrainte que je resssens comme une humiliation me rend peut-être réfractaire à la discipline et l'école devient pour moi l'occasion de me défouler. Comme certains petits diables, à la maison, je suis d'une sagesse exemplaire. Je trouve toujours de quoi m'occuper : un peu de couture, pour confectionner des robes à mes poupées, ou du dessin, pour agrandir des cartes de géographie. Aussi, quand ma mère est convoquée par la direction pour ma dissipation, elle est bien étonnée d'apprendre que je peux être si différente en compagnie d'autres enfants. Je vais régulièrement en vacances chez les parents de ma mère. La toute première fois, cela ne se passa pas sans cris ni larmes. Alors que je suis déjà dans le train et maman sur le quai de la gare le mouchoir à la main, je me débats pour enjamber la vitre et échapper aux bras qui me retiennent. Mais bien vite, je prends l'habitude de ces départs avec mes grands-parents. Mon grand-père Paul se fait le complice de mes jeux et se plie joyeusement à toutes mes exigences. Fantaisiste lui-même, il a fait transporter un vieux wagon désaffecté dans son jardin. Il s'y réfugie de longues heures au milieu de ses outils, de ses journaux et me permet d'y jouer. Il participe à mes déguisements et même un jour apparaît en marié, vêtu d'un veston noir et d'un chapeau claque, tandis que je m'entortille dans un rideau de dentelle. Ce que je préfère de loin, ce sont les histoires que grand-père me raconte et plus particulièrement celles des ses parties de chasse au sanglier. « C'était la nuit et j'étais à l'affût depuis un bon moment quand j'entendis au loin le bruit d'une galopade. J'armai donc mon fusil, épaulai et tirai. Au petit matin, je découvris le sanglier que j'avais abattu. Mais le plus extraordinaire, c'est qu'il y avait une autre bête, bien vivante, qui tenait dans son groin la queue de son compagnon mort... » Je sais qu'il invente ces histoires pour moi, mais j'aime bien le croire. Il y tient toujours le beau rôle et n'est jamais pris au dépourvu. Ainsi, un jour, chargé par un sanglier, il grimpe à un arbre et, voyant qu'il ne peut se débarrasser de la bête sauvage, a la présence d'esprit de lancer dans la gueule ouverte de l'animal quelques car- touches qui ne manquent pas d'exploser et de tuer net son poursuivant. Mes grands-parents louent une maison à Saint-Dyé, au bord de la Loire, pays de mon aïeul. C'est là que j'apprends à nager et à aimer l'eau. Toute petite, déjà, grand-mère Marie me laissait barboter dans la Loire, en ayant soin de m'attacher à une longue corde pour que je ne puisse m'aventurer dans les endroits dangereux. Grand-père m'en- seigne les mouvements de la brasse, à plat ventre sur une chaise. Mes débuts de nageuse ne sont guère brillants, je bois de nombreuses tasses et patauge comme un jeune chien. Mais, petit à petit, grâce à ma persévérance, je réussis à nager deux mètres. Comme je m'en vante auprès de mon grand-père, il me propose d'aller avec lui le lendemain dans sa barque. Le matin suivant, il rame jusqu'à un endroit calme où je n'ai pas pied. Je commence par nager autour du bateau puis il vient me rejoindre pour m'apprendre à plonger et à passer sous la barque. C'est dans cette embarcation, que grand-père a construite lui-même, que s'écoule le plus clair de ses journées. Il part tôt le matin, emportant sa canne à pêche et son déjeuner et il ne revient que vers dix-huit heures, sa besace remplie de poissons. Sans doute veut-il échapper à son épouse, toujours prompte à le houspiller. Je passe mes journées avec une bande d'enfants que je retrouve sur la place de l'église. Un des garçons de notre petit groupe a une périssoire qui devient notre bateau de guerre. Bien sûr, cela donne lieu à quelques bagarres et des clans adverses se forment à cette occasion, mais quand nos jeux deviennent trop dangereux, les adultes arrivent à temps pour nous séparer.

Je vais plus rarement chez mes grands-parents paternels qui vivent dans une petite maison donnant sur une place provinciale et animée, dans le bas de Suresnes. Auguste porte bien son nom car il a le profil parfait des médailles romaines. Un jour grand-mère Élisabeth m'avouera l'avoir épousé pour sa belle apparence, en dépit de sa faiblesse cardiaque déjà reconnue. Durant trente ans, elle travaillera pour deux, dorlotera son mari dont le cœur s'arrêtera brusquement, la cinquantaine passée. J'ai onze ans et je me trouve pour la première fois confrontée à la mort qui me paraît naturelle, pour un homme que l'on disait fragile. Curieuse, je me glisse dans sa chambre et touche ce visage si régulier, dont la froideur m'étonne à peine. A la fin du repas qui suit l'enterrement, la veuve ragaillardie soupire : « Enfin, je vais pouvoir me reposer...» propos qui peut paraître léger, mais qui en réalité exprime la fin de son anxiété. Femme peu démonstrative qui m'em- brasse à peine bien qu'elle soit fière de sa petite fille, elle se montre, malgré de très petits moyens, la plus généreuse des grands-mères et des belles-mères, allant jusqu'à prendre souvent le parti de sa bru Jeanne, contre son fils Antoine dont elle connaît la légèreté de caractère.

En 1932, les parents de ma mère achètent un petit château à Saint-Jean-le-Blanc, non loin d'Orléans. Partis en quête d'une maisonnette, ils se retrouvent par hasard pro- priétaires d'une grande bâtisse bourgeoise de la fin du siècle dernier, heureusement très simple, à deux étages, flanquée sur chacune de ses façades d'un large perron de pierre qui a belle allure. Une digue sépare la propriété du lit de la Loire. Grand- père Paul s'imagine avoir le temps d'aller à la pêche, mais avec l'acharnement qui le caractérise, il se lance dans une nouvelle entreprise, le jardinage et l'entretien du parc. Ainsi sa barque ne sera jamais remise à l'eau et restera calée dans le bûcher. Il y a aussi des greniers, des granges, des étables vides que j'inspecte et dans lesquelles je me cache. Pour faire vivre ces dépendances, grand-mère Marie élève quelques poules et quelques lapins. Elle achète même une chèvre, Blanchette, qui même attachée à un piquet, tond les pelouses. Calme avec sa maîtresse, elle fonce sur quiconque d'autre l'approche. Connaissant les limites de sa corde, je joue à la provoquer. Un matin de Pâques, grand-père me fait la surprise d'apporter dans ma chambre un agneau. L'année suivante, il m'en présente trois, dont un jeune bélier qui, aux grandes vacances se comporte tel un chien, me suivant partout, cherchant à jouer avec moi. Comme ses cornes commencent à pousser, je m'improvise toréador pour de mini-corridas. Quand je suis épuisée par mes courses et me laisse tomber sur l'herbe, Robi, mon bélier, se couche près de moi et attend. A d'autres moments, j'effraie les poules qui battent des ailes dans leur enclos et caquètent stupidement, mais j'ap- privoise un hérisson et assiste attentive, à la naissance des lapereaux. Je prends même le plus faible de la portée sous ma protection, le nourris et le promène partout comme un chat. Dès qu'une amie vient me rendre visite, je délaisse mes bêtes pour retourner aux poupées et aux conversations secrètes des petites filles. Quatre ans plus tard, grand-père subit une opération d'urgence et grand-mère qui s'ennuie un peu en profite pour faire vendre le château de Plessis. C'en est donc fini de mes vacances à Orléans et de mes amusements avec les animaux. L'été suivant, en 1937, mes parents prennent pour la première fois, deux semaines de vacances en Bretagne. Je fais connais- sance avec la mer, ses marées, ses vagues, ses rochers.

L'été de mes quinze ans je pars à Saint-Céré dans le Lot, chez tante Rosa, sœur de ma grand-mère maternelle. Je leur donne quelques soucis, car mesurant déjà un mètre soixante-dix, je veux être considérée comme une grande personne. Je laisse croire que j'ai dix-huit ans pour mieux m'intégrer dans un groupe de jeunes plus âgés que moi, grâce à quoi je peux prendre part aux randonnées, aux pique-niques en compagnie de garçons. J'ai hâte de vieillir pour acquérir plus de liberté. Cette indépendance que je désire tant, je commence à la grignoter en prenant un abonnement à la Comédie- Française. Par ce biais, je vais chaque semaine à Paris et après le théâtre, je me promène fascinée dans les rues alentour et aux Champs-Elysées, pour ne rentrer chez moi qu'à l'heure du dîner. En 1938, maman décide de m'envoyer passer deux mois en Angleterre. Prudente, elle choisit une pension dépendant d'un ordre catholique breton, situé près de Bristol. A mon arrivée, toutes les élèves partent en vacances, excepté trois filles dont les parents vivent en Inde ou en Australie. Malgré les efforts des religieuses, je ne fais guère de progrès car je me lie d'amitié avec les Françaises, qui comme moi auraient dû mettre à profit leur séjour en Grande- Bretagne pour perfectionner leur anglais. Comme je n'ai pas l'intention de rester enfermée dans ce couvent, je vais voir la mère supérieure pour lui dire que je suis une jeune fille élevée très librement. Mon audace me récompense et elle me laisse sortir seule et même chaperonner mes camarades. Je m'inscris aussitôt au club hippique le plus proche pour faire mes débuts de cavalière. Mon séjour en Angleterre se termine par une visite à Londres où je suis logée dans l'école religieuse du même ordre que la pension de Bristol. J'ai l'honneur de profiter de la chambre réservée à l'archevêque quand il est de passage. Pour mon dernier jour dans la cité, je m'offre, avec les quelques livres qui me restent, un repas à la française arrosé de vin. A la rentrée, je me fais domicilier chez ma tante Denise, la sœur de ma mère, qui habite rue Denfert-Rochereau, pour pouvoir m'inscrire au Lycée Fénelon. C'est en classe de seconde que je me lie d'amitié avec Célia Bertin. Ensemble, nous partons à la découverte du Quartier latin. Nous fré- quentons les pâtisseries et nous nous invitons à tour de rôle, une fois par semaine, au « Tea Caddy », un salon de thé face au square Saint-Julien-le-Pauvre. Là, nous hésitons entre les buns, les scones et la tarte meringuée au citron, tout en nous imaginant à Londres. Toujours guère appliquée à l'étude, j'ai pour habitude d'apprendre mes leçons dans le métro, le trajet Pont de Neuilly-Châtelet m'offrant un moment de répit. Je revois encore la concierge du lycée m'attendant pour fermer les portes, alors qu'éternelle retardataire, j'arrive en courant. Après les cours d'anglais, Célia et moi allons souvent bavarder avec notre professeur qui nous raconte sa vie d'étudiante aux États-Unis. Elle nous conseille d'y partir jeune, avant d'être trop liées aux habitudes françaises. Malheureu- sement, nous n'aurons pas l'occasion d'y aller de sitôt. Nous étions à la veille de la déclaration de la guerre.

Dès 1938, ma mère a la présence d'esprit, sentant le danger imminent, de conseiller à mon père de vendre son fonds de commerce et d'obtenir un emploi dans une usine de pièces détachées pour avions où en cas de conflit, il sera requis sur place. Il n'est donc pas mobilisé. Durant le rude hiver de cette drôle de guerre, les élèves du lycée Fénelon sont réparties dans divers établissements selon des possibilités d'abris en cas d'attaque aérienne. Je me retrouve donc au lycée Pasteur de Neuilly, où une jeune philosophe blonde a bien du mal à nous maintenir éveillées durant quatre heures d'affilée que dure son cours. L'après- midi, il nous faut laisser la place aux garçons car il n'est pas encore question de mixité. Grand-mère Marie qui se sait atteinte d'un cancer nous cache le plus longtemps possible sa maladie, puis demande à être transportée dans une clinique tenue par des religieuses à Neuilly. Je suis la dernière à la voir, un soir de décembre. Elle écourte ma visite disant faiblement: «Je suis contente que tu sois venue... maintenant, pars. » En sortant, j'apprends qu'elle vient de recevoir l'extrême-onction. Elle décédera peu après. Son mari, mon cher grand-père Paul, lui survivra deux années. Il mourra le 31 décembre 1941, après avoir déclaré la veille à ma mère : « Le docteur dit que je vais m'en tirer, mais je n'en crois rien : je suis fichu. Qu'importe j'ai bien vécu et je vais te chanter une chanson » et il fredonna avec encore une certaine force, un refrain de sa jeunesse.

Mais revenons à mai-juin 1940. L'avance allemande est foudroyante et Paris est menacé. Nous décidons de quitter Puteaux, hormis mon père qui veut symboliquement, tenir tête aux Allemands, sous prétexte qu'il les a eus en face de lui pendant quatre ans lors de la première guerre. Ma mère évacuée par son entreprise vers , prend en charge sa belle-mère. Je vis déjà avec ma tante Denise et mon grand-père, dans la Sarthe. C'est dans cette région de France que je vois arriver la colonne motorisée qui signifie notre défaite. Mais deux jours plus tard, alors que les soldats allemands patrouillent dans le village, nous écoutons l'appel à la résistance que le général de Gaulle lance à Londres, phrases qui soulèvent notre émotion et nous rendent l'espoir. Nous n'avons pas de nouvelles des uns et des autres. Denise tremble pour son mari mobilisé. Voyant que les nouveaux occupants se précipitent sur des articles aussi simples que le chocolat, les bas de soie, nous-mêmes entassons des provisions, salons du beurre dans des jarres de grès, stockons des œufs dans de l'eau à laquelle est ajouté du salpêtre, achetons du jambon fumé tout aussi bien que du savon. Un capitaine grisonnant commande les troupes canton- nées dans notre village. Il fait beaucoup d'effort pour prouver sa bonne connaissance du français, mais n'a pas beaucoup de succès auprès des villageois réservés. Je lui dois pourtant de m'avoir donné raison contre un de ses hommes. Un soir, après dîner, montant dans ma chambre pour piocher une barre de chocolat dans ma réserve, j'entends du bruit dans la pièce qu'occupe Denise. Comme je sais qu'elle est dans le jardin, je me méfie. M'approchant à pas de loup, je vois un soldat qui fouille dans l'armoire où ma tante range ses bijoux et son argent. Il se retourne, me voit et tente de fuir en emportant son larcin. J'ignore sous quelle pulsion j'agis, je lui barre le chemin et avant qu'il ait fait mine de me pousser, je me jette sur lui toutes griffes dehors. Il s'ensuit une lutte. Nous perdons l'équilibre et roulons en bas de l'escalier. Comme je m'accroche à lui en appelant au secours, il serre mon cou et tente d'enfoncer mon foulard dans ma bouche. Heureusement, à ce moment, je vois au- dessus de nous l'échelle que les peintres ont laissée en attendant de finir leur travail. En allongeant une jambe, j'arrive à la faire basculer et tomber sur le dos de l'Allemand, qui surpris me lâche. Je m'enfuis par une fenêtre, alors qu'il sort par la porte. Échevelée et tâchée de peinture, je cours à la rencontre du capitaine qui fait sa promenade digestive. Sans qu'il comprenne la nature de mon affolement, je l'entraîne dans la rue arrière, puis dans le jardin sans y trouver personne. Comme nous revenons sur la place du village, je vois sortir de l'auberge deux motards dont l'un est mon voleur. Il porte les mêmes traces de peinture que moi et de ses poches on sort mes deux tablettes de chocolat et des objets appartenant à ma tante. L'officier donne l'ordre de l'emmener à la Kommandatur de la ville voisine. Cette arrestation est peut-être du chiqué, mais il est certain qu'à cette toute première époque, les forces d'occupation ont ordre de pactiser avec les populations civiles et les pillages sont déconseillés.

Les Parisiens reviennent chez eux, dans leurs foyers intacts et cela n'aura été pour beaucoup que de curieuses vacances. Après avoir reçu des nouvelles de ma mère, Antoine, mon père, a ressorti son vélo et pédalant comme au temps de sa jeunesse, il est parti visiter de lointains cousins sur les bords de la Loire. Tout bascule très vite lors des premières semaines de l'hiver 1940. Le ravitaillement est mal assuré et des tickets de rationnement sont distribués dans les mairies. De nos fenêtres qui donnent sur la place du marché, nous voyons des files se former avant même l'arrivée des marchandises. Ma mère qui travaille à l'administration d'une distillerie, y trouve un emploi pour son mari. Un litre d'alcool à 90° devient une monnaie d'échange très appréciée parce que mélangé à des sachets vendus chez les pharmaciens, il remplace le pastis devenu introuvable. Très débrouillard mon père rapporte ainsi viande, beurre, fromage, pommes de terre. Le charbon arrivant par péniches entières pour le fonctionnement de la distillerie, chaque employé reçoit aussi son contingent de combustible, ce qui nous permet d'entre- tenir, faiblement, notre chaudière individuelle et de ne pas trop souffrir du froid. A la rentrée, je m'inscris à la Faculté de Droit sur les instances d'un oncle juriste et de mes parents pour lesquels « le droit mène à tout ». Célia choisit l'Institut d'Anglais et nous nous retrouvons souvent dans ce quartier que toutes deux, nous aimons. Je consacre beaucoup de mon temps à la confection de mes toilettes. Il m'arrive de coudre une partie de la nuit pour terminer une nouvelle robe que je veux porter le lendemain soir. Le plus souvent possible, j'échappe aux dimanches en famille qui sont pour moi le comble de l'ennui. Je préfère les amis de mon âge, toujours à la recherche de quelque surprise-partie. Les lieux se transmettent de bouche à oreille et il nous arrive de ne même pas savoir chez qui nous sommes. Chacun se doit d'apporter son écot en boisson ou en nourriture. Je fais une sorte de pain d'épices avec de la rare farine et du miel. Mais surtout, je m'assure un franc succès quand je sors de mon sac, un flacon plat contenant de l'alcool coupé d'eau, que nous baptisons vodka. Le couvre- feu est fixé à minuit. Lorsque je descends de la dernière rame de métro au terminus, je n'ai que dix minutes pour traverser le pont de Neuilly et parcourir l'interminable rue qui aboutit face à notre immeuble. Je dois courir et mes semelles de bois font un bruit infernal dans le silence de la banlieue. Le prétexte du dernier métro manqué me permet bientôt de prolonger une soirée qui s'annonce bien. Ma mère finit par le tolérer, à la condition que je lui téléphone et qu'elle ne m'imagine pas embarquée par la police allemande. Ma première année universitaire se termine et je décide de chercher un emploi rémunéré. Par des amis, j'obtiens un rendez-vous avec Lucien Lelong qui règne sur le monde de la haute-couture. M'inspirant souvent des modèles des grands couturiers, je suis tellement émue quand je me présente devant lui que, au lieu de lui parler de ma passion pour les chiffons, je bredouille que je fais des études de droit. Que n'aije dit là ! Il m'adresse à la direction de l'organisation des professions sur mesures et je débute comme secrétaire administrative du syndicat patronal des modistes, puis de la lingerie fine. A dix neuf ans, moi qui ne tape à la machine qu'avec trois doigts, je me trouve dans un bureau avec une dactylo, une téléphoniste et des collègues charmants. Grâce à des modistes comme Jeanne Blanchot et Rose Valois, j'ai bientôt de ravissants chapeaux. Plus tard, la sœur de Jacques Tati m'introduit dans le monde raffiné des dessous féminins. La liberté dont je jouis à ce poste me permet d'aménager mes horaires à mon gré. Je préfère souvent déjeuner d'un sandwich au bureau pour partir plus tôt le soir rejoindre mes amis. J'habite toujours chez mes parents mais je considère la maison comme un hôtel où j'apparais pressée et en coup de vent. Je sors beaucoup. J'oscille entre les soirées dansantes du seizième arrondissement et les discussions avec un groupe d'amis plus restreint. Nous nous retrouvons quai des Grands- Augustins, chez une ravissante brune qui vit entre un mari jeune et un amant vieillissant tout à sa dévotion. Nous passons de longues heures à parler théâtre ou littérature car nous découvrons les auteurs russes ou américains qui n'étaient pas à notre programme scolaire. Nous nous prêtons les premiers romans de Sartre auxquels nous adhérons passionnément. En 1945, nous nous réunirons pour aller voir le Caligula d'Albert Camus, joué par le très jeune et désabusé Gérard Philipe. Déjà, j'ai lu L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe. D'emblée, je suis profondément touchée par la clarté de son écriture et son interrogation permanente sur les choses de la vie et de la mort, sa volonté de cerner la vérité. Je conserve toujours ces éditions imprimées sur ce mauvais papier de l'Occupation qui jaunissait tant. Bien des années plus tard, la mort brutale de Camus me frappera plus que celle de mon propre père. De sorties en sorties, je suis amenee a rencontrer Yves Brayer. Un ami Michel Autin dont les parents viennent d'acheter une gouache de Brayer, m'entraîne voir l'exposition du peintre rue de Berri. Quelques jours plus tard, en entrant pour dîner avec un camarade, dans un petit restaurant du marché noir rue Suger, je vois Yves attablé en galante compagnie. Je sus plus tard qu'il avait remarqué mon profil classique et dit à sa compagne que j'étais le type même d'une « femme de prix de Rome ». Nous nous apercevons ensuite chez Pierre de Lescure où j'accompagne Célia. En partant, Brayer invite notre groupe à venir la semaine suivante, à son atelier. Nous nous retrou- vons tous rue Monsieur le Prince où je passe une grande partie de la soirée à discuter avec l'acteur Roger Blin et Régis, le jeune frère d'Yves. A l'heure du café matinal, Brayer peut enfin s'occuper de moi. Le lendemain soir, prenant pour prétexte l'oubli d'un foulard, je sonne à sa porte. Il m'invite à dîner et nous allons simplement en face de l'atelier, dans un restaurant vietnamien où il a ses habitudes et des bols de riz sans tickets. Nous ne nous quitterons pas de la nuit et le lendemain 1 mai 1942, il m'offre quelques brins de muguet en m'ac- compagnant au métro Odéon. Au cours de la soirée puis des jours qui vont suivre, Yves remonte dans ses souvenirs et me raconte sa vie. Bien qu'il ne me connaisse que depuis peu, il éprouve un fort désir de se confier, et déjà, de prendre appui sur moi. Comment ne seraije pas rapidement subjuguée par cet homme de quatorze ans mon aîné ? Je n'ai que dix-neuf ans et demi, lui trente-quatre et il est déjà un peintre connu, qui bavarde avec humour de ses aventures passées, comme de ses déboires et de ses luttes.

Tout d'abord, sa famille : son père Victor a passé sa jeunesse dans le cinquième arrondissement, avec deux frères et une sœur, tous élevés dans une stricte discipline et dans la religion. Son propre père, parisien de naissance avait des origines soissonnaises. Il débuta comme employé dans une librairie puis entra aux éditions Delagrave où il termina avec le titre de directeur. Son épouse, née Bastien semble avoir eu des ancêtres aux halles de Paris. Yves se souvient très bien de ses grands-parents paternels alors qu'ils s'étaient retirés dans une petite maison à Boissise- la-Bertrande, en bordure de la Seine. Lorsque lui et sa mère allaient y passer quelques jours de vacances, son père venait les rejoindre à cheval depuis Paris. Car Victor Brayer a choisi l'armée par amour de ce noble animal. Jeune polytechnicien, il est admis en 1902 à l'École d'application de cavalerie de Saumur et par notification administrative, il est prié de s'y rendre « accompagné de son cheval et de son ordonnance », la monture passant avant l'homme. A son retour à Paris, Victor rencontra une jolie brune aux yeux clairs comme de l'eau, Lydie Passabosc qu'il épousa en juillet 1906, à l'église Saint-Louis des Invalides. Sur une photo jaunie, le couple pose sous la haie d'honneur formée par les sabres levés des jeunes officiers de cavalerie. Yves tiendra de son père la blondeur et le teint rose, tout l'aspect d'un homme du Nord, mais son goût pour les pays de soleil lui viendra peut-être de sa mère dont les ascendances paternelles ont pour origine Castres. Son père Paul-Auguste Passabosc portait un nom bien languedocien. Pharmacien militaire, il opte pour la vie civile, épouse Camille Derome et peu après leur mariage, acquiert une maison et une officine à Villiers-le-Bel. Sur un portrait peint au pastel, il a l'apparence d'un bel homme au regard triste. Un mystère plane autour de sa mort à trente-neuf ans : mort naturelle ou suicide ? Ce sont des événements que l'on occulte à cette époque. Sa fille Lydie, la future mère d'Yves, n'avait qu'un an et sa veuve vint s'installer d'abord à Vincennes, près de ses parents, puis boulevard du . Ainsi Lydie Passabosc aura une enfance parisienne jusqu'à son mariage avec le lieutenant Victor Brayer. Leur vie va suivre les obligations militaires de l'officier. Ils sont à Versailles lorsque naît Yves le 18 novembre 1907. L'enfant n'a guère le temps de connaître la ville royale car il n'a que quelques mois lorsque le lieutenant Brayer est muté à Saint-Michel, une ville de l'est de la France où ils louent une grande maison difficile à chauffer, mais pleine de recoins pour s'y cacher. Sa mère prend à cœur de recevoir les autres officiers et leurs épouses et entreprend même d'animer un éphémère théâtre d'amateurs dont on cite l'une des représentations dans le journal local. Le jeune Yves garde surtout le souvenir du bruit métallique que faisait la pointe du sabre de son père cognant contre les marches des escaliers de la vieille ville. En 1914, la famille Brayer part pour Bourges où le capitaine doit entrer en fonction. En août, la guerre éclate. L'enfant voit son père défiler avant le départ pour le front, à la tête de sa batterie, vêtu de la veste noire à brandebourgs et du pantalon rouge des artilleurs, les deux couleurs qu'Yves fera siennes par la suite. Le jeune garçon commence à dessiner et à colorier, prenant bientôt pour modèle les paysages alentour, les bords de la rivière, puis les rues et les marchés. Sa mère s'amuse de cette vocation précoce et lui laisse dès onze ans transformer sa chambre en atelier. Il fréquente le collège Sainte-Marie et avec des camarades, ils vont souvent jouer autour de la cathédrale dont les vitraux seront les premières œuvres d'art qui marqueront sa mémoire. Bientôt, déçue sans doute par les mauvaises notes de son fils, Lydie le retire du collège et confie son éducation à un précepteur, l'abbé Moreux. Les liens qui se tissent alors entre Yves et sa mère demeureront à jamais très profonds. Après avoir visité le capitaine Brayer en Champagne, au moment où éclataient les révoltes de 1917, elle part avec son fils en Provence. Yves découvre Nîmes et ses arènes, Arles et ses ruines antiques. Une voiture tirée par un cheval les conduit à Montmajour, à Fontvieille, et même à Saint-Rémy et aux Baux. La rude beauté du village à demi en ruine, juché sur des montagnes creusées de grottes et de carrières ne ressemble à rien de ce qu'il avait coutume de voir à Bourges. Il me racontera avoir le souvenir d'une femme drapée dans une sorte de péplum qui lavait des pinceaux dans le bassin d'une fontaine et toujours, il se demandera qui elle pouvait être. Quelques mois après leur retour, Lydie donne le jour à un second garçon, Régis qui a pour parrain Yves. Un autre frère et une sœur viennent bientôt agrandir la famille dont Yves est de beaucoup l'aîné. La guerre, enfin se termine et le commandant Brayer reçoit la croix de guerre et la légion d'honneur pour le courage dont il avait fait preuve face à l'ennemi. Mais comme mon propre père, Victor Brayer revient de ce long cauchemar moralement fatigué, blasé, détaché des préoccupations sociales. Nommé sous-directeur de l'usine d'armement de Bourges, il s'adapte à une vie demi-civile. Il ne se dérange pas pour assister au défilé anniversaire de la victoire en 1919, tandis que le jeune Yves en rapporte une de ses premières grandes aquarelles, des personnages de dos se tenant par le bras, sous la lumière des lampions. Mais il déçoit son père car il ne comprend rien aux mathématiques et bientôt le cheval deviendra leur seul lien commun. Yves fait ses débuts de cavalier à l'union sportive, puis quand il se sent suffisamment bien en selle, son père lui permet de monter avec lui au manège militaire. Vers la même époque, il s'inscrit à l'école des Arts appliqués de Bourges où il apprend à dessiner d'après des plâtres, mais tout aussi bien à sculpter sur bois ou à manier le fer forgé. Il se montre peu adroit en ces disciplines et un de ses professeurs lui conseille de s'orienter vers la peinture, lui parle de Paris, de ses écoles, de ses musées. Les quelques livres d'art que le jeune garçon a pu avoir entre les mains ne contenaient que des reproductions en noir et blanc et ne donnaient qu'une vague idée des œuvres. Il veut voir de près tous ces tableaux. Grâce à sa mère qui réussit à sympathiser avec la femme du général, le comman- dant Brayer se voit affecté au cabinet du ministre de la guerre. En 1924, la famille Brayer arrive à Paris où un appar- tement, rue des Fossés-Saint-Jacques, les attend réservé par leur cousin pharmacien, rue Soufflot. Yves choisit les deux pièces qui surplombent une imprimerie, pour en faire sa chambre et son atelier. Il part à la découverte des musées et surtout du Louvre dont il connaît bientôt toutes les œuvres majeures. Assistant aux cours du soir de la ville de Paris et travaillant d'après modèle vivant dans les académies de Montparnasse, il s'inscrit cependant au onzième cuirassier de l'École Militaire. Ainsi, il s'adonne à ses deux passions : la peinture et l'équitation. Mais à seize ans, au cours d'une volte au galop, une ruade du cheval qui précédait le sien lui brise la rotule et le tibia. Opéré par le docteur Denicker qui cercle son genou d'un fil de bronze, la fracture se ressoude. Yves ne boîtera pas et pourra même remonter à cheval. Mais cet accident qui le contraint à rester étendu quelques semaines, aux yeux de son père, le perd définitivement pour l'armée, non pas pour la peinture. Dès qu'il peut remarcher, suivant les recommandations du sculpteur Popineau, il va montrer ses dessins à Charles Fouqueray qui, les jugeant insuffisants, lui donne le conseil de dessiner dans les galeries de l'école des Beaux-Arts. Hésitant à se présenter une première fois au concours d'entrée, il échoue l'année suivante, tant certains membres du jury se montrent pointilleux quant à la précision des fusains faits d'après les innombrables moulages antiques de l'école. Mais déjà un tout nouveau professeur Lucien Simon, moins conformiste, l'a accepté comme élève libre et il peint à l'huile chaque jour sous sa direction. En 1925, il expose pour la première fois au Salon d'Automne avec des croquis choisis par le sculpteur Charles Despiau. Devenu élève en titre de l'École des beaux-arts, il peut bénéficier de certains avantages. Ainsi, en 1927, il obtient le prix Chenavard pour « Le manège d'équitation » dans lequel il s'est représenté coiffé d'un chapeau à large bord et la pipe aux lèvres. Pour ce tableau, il bénéficie d'une bourse de voyage de l'État. A Montparnasse il a eu l'occasion de rencontrer quelques jeunes artistes espagnols qui lui ont raconté leur pays. De son côté, son professeur Lucien Simon, homme cultivé, lui a vanté la peinture espagnole. Aussi, lui conseille-t-il de partir pour Madrid et de se limiter à la Castille. Ce voyage de 1927 va avoir une influence déterminante sur sa carrière. Au musée du Prado, il admire les œuvres de Vélasquez, du Gréco, mais surtout de Goya. Pour mieux s'imprégner de leur technique, il exécute des copies très libres sur de petits panneaux de bois qui s'encastrent dans sa boîte de peinture. Cela l'entraîne à modifier sa palette d'où il élimine presque totalement les verts et les bleus au profit des ocres, des terres, des noirs, les seules couleurs à pouvoir, selon lui, réaliser pleinement l'essence même de l'Espagne. Un camarade lui a réservé à Madrid, une chambre près de la Gran Via, 5 calle Barco, chez la senora Clara Bareiro, où il est logé et nourri pour cinq pesetas par jour, punaises comprises. Décidé à rester le plus longtemps possible en Espagne, Yves vit à l'économie, refuse les propositions des porteurs qui nombreux, essaient de s'emparer de sa valise et de son matériel. Dans ses déplacements par le train en troisième classe, où il côtoie des paysans, des ouvriers, il trouvera l'inspiration d'un grand monotype « En wagon ». Il assiste à ses premières corridas aux anciennes arènes de Madrid où certains spectateurs arrivent dans des calèches, dans des pataches attelées de chevaux qui soulèvent la poussière sur leur passage. Immédiatement il est fasciné par le rituel de ce combat qui devient aussi beau qu'une danse de mort lorsque l'homme et le taureau s'accordent. Malgré la richesse des costumes, l'exubérance des afficionados, il est conscient de la gravité de l'enjeu, d'autant plus qu'à cette époque, les chevaux des picadors, pas encore protégés par cet épais jupon qui les enveloppe sur un côté, sont généra- lement éventrés par l'assaut du taureau qui les soulève d'un coup de corne. Tirés hors de la piste par les monos sabios à chemises rouges, ils s'empêtrent les pattes dans leurs tripes. Brayer dessine avec frénésie tout ce qu'il peut saisir ; il s'aventure dans les écuries, approche quelques toreros, bé- néficiant d'une certaine indulgence grâce à son bloc de croquis et peut-être aussi, à sa jeunesse. Tolède l'envoûte et il arpente à pied les rives du Tage de chaque côté de ses deux vieux ponts. Il y peint longuement, tout comme à Avila enfermé dans ses remparts, puis s'arrête à l'Escorial. Sa logeuse de Madrid l'a adressé à son cousin portier qui lui loue une chambre sous le porche de l'une des entrées du palais. Le confort n'y est pas parfait mais il a l'avantage de vivre quelques jours entre les murs de cet immense bâtiment conçu par Philippe II, le roi très catholique épris de grandeur austère. De retour à Paris, il brosse en quelques jours, d'après ses dessins, une vue de Tolède grâce à laquelle il est classé premier au concours d'Attainville. En Espagne, il a puisé une force et un goût de la violence qui ressurgiront dans ses compositions telles « Les Forçats », « Les Disgrâciés » et qui réapparaîtront tout au long de sa carrière. Le prix Chenavard lui est décerné une seconde fois pour « Le Retour de la Plaza ». Stimulé par ses succès, il travaille tard dans la nuit sur de grandes toiles que Lucien Simon vient spécialement voir rue des Fossés-Saint-Jacques, car il ne peut les transporter à l'école. Avec les « Corales après la corrida », toile tragique dans laquelle on voit un cheval éventré se vider de son sang entouré de curieux, alors qu'au loin, le taureau gît sur la piste et que le torero est porté en triomphe, Yves reçoit le prix du Maroc récemment fondé par le maréchal Lyautey. Jean-Louis Forain, qui l'avait soutenu pour cette occasion, lui envoie un télégramme pour lui annoncer la nouvelle et l'en féliciter. Parti de Bordeaux par bateau, Yves débarque à Casa- blanca en 1928 mais il se hâte de gagner Fez, la ville ancienne où il prend possession d'un atelier mis à la disposition des pensionnaires par le résident général de France, dans les jardins de Boujeloud. Il y découvre bientôt une presse de taille douce. Un vieux graveur, qui tire en série des cathédrales de Chartres pour vendre à ses compatriotes français, l'initie à la gravure. Très rapidement, Brayer exécute ses premières eaux-fortes, mêlées d'aquatinte, maîtrisant d'emblée cette technique délicate. Dans ce pays, récemment pacifié où les Européens jouissent du prestige réservé au vainqueur, il emprunte des trains, des autocars bondés pour atteindre Salé, Marrakech. Près de Rabat, dans la montagne, à Sidi-Moussa, il assiste à une fête au cours de laquelle les fantasias se succèdent. Il dessine abondamment, prend des notes à l'aquarelle sur de simples blocs de sténographie, qui bien des années plus tard, feront l'objet de l'édition d'un Carnet du Maroc préfacé par Jean Giono qui y exaltera le graphisme, comme la plus sincère et spontanée expression d'un peintre. Craignant de se laisser enliser par l'attrait pittoresque des foules dans les rues et les marchés, il s'arrache brusque- ment aux délices du Maroc et boucle ses bagages en quarante- huit heures. Peu après son retour à Paris, il va montrer son travail à Forain, qui impressionné lui conseille : « Avec tout cela, tu peux travailler toute une vie. » Mais il ne suivra pas cet avis car il va être tenté par d'autres lieux. A part « Le marché aux chevaux à Fez » dont la grande gouache préparatoire sera acquise par l'État pour figurer à l'ancien musée du Luxembourg, il ne consacrera que peu de toiles à ce voyage. Forain habite alors un hôtel particulier rue Spontini. Dans le hall d'entrée, un escalier majestueux s'envole vers le premier étage, puis plus modestement aboutit à l'atelier, sorte de grand grenier où son fils Jean-Loup s'occupe parfois à tendre des toiles. Figure parisienne, Forain s'est taillé une réputation pour son esprit acerbe qu'il ne peut s'empêcher d'exercer, même hors des légendes de ses dessins ou des dîners mondains. Un jour, il demande à Brayer, ce qu'il fait. — Le portrait d'un modèle. — Comment ! Mais on ne fait pas le portrait d'un modèle, on fait un nu. Un modèle, ça n'a pas d'âme. On fait le portrait d'un parent, d'un ami... A la visite suivante, Yves lui annonce qu'il fait le portrait d'une amie de sa mère. — Tu fais un métier de larbin, lui rétorque sans se démonter Forain.

Montparnasse entame son déclin, mais Yves va souvent retrouver des camarades dont Francis Gruber à la terrasse du Dôme où il aperçoit Kisling, Chagall, Giacometti, Foujita et les inconditionnels de ce quartier que sont Graboski, l'éternel cow-boy et Kiki, le modèle favori des peintres. Rue Bonaparte, tous appellent Brayer Chérubin à cause de son teint rose et de ses cheveux blonds et bouclés. S'il aime chahuter comme ses camarades de l'École des beaux- arts, il ne compte pas parmi les plus déchaînés car il pense surtout à peindre. Pourtant, il prend une part active à l'organisation du Bal des Quat'z'arts dont, en 1930, il compose avec son ami Olivier Rabaud, la carte d'invitation des femmes pour « La Prise de Grenade ». Peint en noir et paré d'une haute coiffure de sauvage faite de carton découpé et colorié, il fait partie de la garde chargée de trier les arrivants, de refouler les indésirables et de donner la préférence aux quelques femmes qui osent affronter cette horde. Chaque atelier veut surpasser les autres en somptuosité, en audace et le défilé s'accomplit dans les acclamations. Ensuite le bal dégénère en une grande débauche sous l'excitation de la boisson. Au sortir de la salle Wagram où a lieu la fête qui se termine au petit matin, les étudiants se déversent dans les rues, semant l'étonnement parmi les noctambules attablés au bord de la piscine du Lido et poursuivent jusqu'à la Concorde pour se rafraîchir dans les fontaines. Les plus courageux n'hésitent pas à plonger dans la Seine, même du haut d'un pont.

Yves a un peu plus de vingt ans mais déjà il expose régulièrement au Salon d'Automne, aux Indépendants et à la Nationale des Beaux-Arts à laquelle Simon et Forain l'invitent. Lydie, bien que très prise par ses obligations de mère, suit la carrière de son fils aîné, apaise ses inquiétudes et l'encourage sans cesse. Pour avoir un peu plus d'argent de poche, Brayer s'astreint à se présenter à des concours au sein de l'école et fait des petits boulots, comme des calques de modèles de couture, travail fastidieux et mal rémunéré. Bientôt, entraîné par quelques camarades, il copie des dessins de maîtres à la bibliothèque de l'école qui en recèle un bon nombre. Tout d'abord, il prend soin de se procurer des pages de garde de vieux livres achetés sur les quais, puis trouve plus simple de pâtiner des feuilles de papier Ingres avec de la cendre et du café. Ces croquis, à la manière de Fragonard ou de Boucher, sont ensuite vendus à un antiquaire de la rue de Richelieu qui fait son choix et écoule les meilleurs à des amateurs persuadés d'avoir découvert à bon prix, une œuvre du XVIII siècle. Mais Lucien Simon qui a eu vent de ce petit trafic, lui conseille de cesser ce jeu. Le moment de poser les candi- datures aux épreuves éliminatoires du Prix de Rome appro- chent et requièrent toute l'attention d'Yves. Ce professeur qui a confiance dans les dons de son élève, lui dit : « Vous n'êtes pas fait pour ça : vous êtes un indépendant et n'avez pas besoin d'un titre pour vous faire une place. » Yves lui fait remarquer qu'étant l'aîné de quatre enfants, il ne peut prendre longtemps le risque d'une carrière financièrement incertaine. Décrocher le Prix de Rome, c'est la vie matérielle assurée pour trois ans. Simon se rend aux raisons d'Yves et lui promet son soutien. A l'école, il a pour amis de jeunes architectes auxquels il se joint pour aller camper en Bretagne, près de Camaret. Ils montent leurs tentes dans une minuscule prairie suspendue au-dessus des rochers et des vagues, aux Tas de Pois. En allant faire les provisions au port, Yves voit un mouton dépecé suspendu à l'étalage d'un boucher. Tout aussitôt, il achète quelques pots de peinture murale et sur deux morceaux de carton, il peint l'animal grandeur nature. Ceci lui servira d'étude à son retour, lorsqu'il entreprendra l'exécution d'une grande composition dans laquelle il place, à côté de la carcasse devenue celle d'un taureau, des femmes portant mantilles et un nain, œuvre dans laquelle il rejoint l'Espagne. Durant ces courtes vacances, il s'est lié d'amitié avec le fils d'Henri Rabaud, compositeur et directeur du Conserva- toire, dont la voix et celles des musiciens lui seront favorables lors du concours de Rome. 1930 est une année faste. Après les deux premières épreuves éliminatoires, Yves monte en loge. Chacun des dix candidats restés en lice doit exécuter une toile sur un format imposé, dans une pièce où nul autre que lui ne peut pénétrer. Avec « Geneviève de Brabant » pour thème, Brayer ima- gine une femme nue accroupie près d'une biche derrière laquelle se devine un homme en armure noire et il remporte le premier prix. Maurice Denis, Desvallières, Forain et Simon l'ont soutenu et Besnard, après la délibération du jury lui lance : «Jeune homme, vous avez fait un beau morceau de nu. » Cette même année, Brayer se voit nommé sociétaire du Salon d'Automne et il reçoit, au Salon de la Nationale, le Prix Gillot-Dard de 30 000 francs pour « Les Apprêts du Torero », toile achetée pour la même somme par un collec- tionneur américain. Son départ pour l'Italie a lieu en décembre. Il voyage avec le graveur Lengrand et tous deux choisissent Venise comme première étape. Yves écrit à ses parents : « Ce qui m'intéresse, c'est Venise la nuit, ses escaliers, son marché et ses places sans voitures. » Longtemps, il préfèrera les archi- tectures vénitiennes et leurs personnages, aux grandes éten- dues d'eau. Les premières gouaches qu'il en rapporte restituent une ville hivernale dans laquelle les carabiniers portent de longs manteaux gris, où les officiers parés de hauts képis se drapent dans leur large cape, tout comme les femmes dans leur châle de laine noire. Lengrand et Brayer errent dans une Florence déserte le 1 janvier 1931. Sur le chemin qui les conduit à Rome, ils s'arrêtent à Sienne, Orvieto et San Giminiano. Selon la tradition, des camarades les attendent à Monte Rondo et les introduisent à la Villa Médicis où un dîner d'accueil leur est réservé. Yves entre en possession d'un atelier au premier étage du bâtiment de San Gaetano. Curieusement, il ne s'adapte pas immédiatement à l'Italie, car il demeure encore trop attaché à l'Espagne. Dans une lettre du 18 janvier 1931, il raconte à ses parents: « La Villa est très bien située, une vue merveilleuse, c'est très épatant. Seulement pour moi, c'est terriblement dangereux ; on risque de s'y encroûter. Les pensionnaires ne voient personne et vivent en petit clan. » Dans une autre lettre, il reconnaît se plaire dans son atelier mais se plaint encore de l'isolement : « Souvent le soir, je suis seul à bouffer dans la salle à manger de la Villa, ce qui n'est vraiment pas gai. » Les habitudes cocasses de l'École des beaux-arts réap- paraissent peu à peu. Un soir, des étudiants profitent de l'absence d'un des pensionnaires pour monter dans sa chambre, à grand renfort de planches, un âne. A son retour le musicien doit passer la nuit avec l'animal qu'il a toutes les peines du monde à faire redescendre le lendemain. Ils rejouent une plaisanterie identique à un jeune couple parti au cinéma : le marbre figurant Ingres qui trône dans le jardin, monté par quatre gaillards et posé au beau milieu du lit, oblige les amoureux à dormir de chaque côté du buste bien encombrant. Un après-midi, Yves et deux autres pensionnaires atten- dent dans le jardin de la Villa Médicis, la sortie des modèles qui posent dans d'autres ateliers pour leur réserver quelques séances. Une jeune fille passe. Ils l'abordent dans un italien approximatif et lui proposent de venir chez l'un d'entre eux. Là, ils la prient de se déshabiller. Surprise, elle fait des manières, se fait prier, puis s'exécute. Comme elle découvre une poitrine qui s'affaisse déjà, ils lui demandent étonnés, pour qui elle a l'habitude de poser. « Mais je ne pose pas, réplique-t elle, je suis la marchande d'œufs. » A l' encontre de certains de ses compagnons, Brayer ne se laisse jamais bercer par la douce sécurité dont ils jouissent comme pensionnaires de la Villa Médicis. Par dessus tout, il tient à conserver ses liens avec Paris où il veut retrouver sa place lorsque sa vacation à Rome se terminera. Les lettres qu'il adresse à ses parents sont pleines de recommandations concernant l'envoi de ses toiles aux expositions et salons où il veut demeurer présent. Souvent, il prend le train pour Paris où il retrouve son groupe d'amis qui l'accueillent avec la même bonne humeur. Mais l'Espagne l'attire à elle de nouveau. Buñuel qu'Yves a rencontré à Montparnasse, lui a vanté la beauté de Cadaquès ; aussi, cédant au besoin impératif de retrouver la force vivifiante espagnole, il part passer un mois en Catalogne, avec Mario Tauzin, dont l'ambition est de peindre, mais qui pour le moment gagne sa vie dans la publicité. Pour une fois, il mène une existence relativement insou- ciante, se baigne et flâne. Il n'en peint pas moins deux toiles, des effets de nuit sur la place de l'église blanche, quelques gouaches et dessins puissamment traités, dans lesquels il exprime la gravité que lui inspire l'Espagne. Mais, de retour à Rome, il se laisse peu à peu emporter par l'exubérance italienne, séduire par sa profusion, sa variété, prend plaisir à vivre dans ce prodigieux théâtre animé par ses passants, ses ecclésiastiques, ses militaires de parade : Brayer s'italianise et s'énivre de rouge. En hiver, il part pour Arezzo copier une partie de « La Suite de la Reine de Saba », copie traditionnellement imposée aux peintres bénéficiaires du Prix de Rome. Attiré par la rigueur de cette œuvre pourtant opposée à son tempérament, il s'en éprend, et ce souvenir resurgira plus tard lorsqu'il aura soif de dépouillement. Chaque année, la Villa a pour coutume d'organiser une exposition des oeuvres des pensionnaires. Le roi d'Italie et le personnel des ambassades y assistent régulièrement. En 1932, Yves présente entre autres un « Portrait de Carabinier ». A l'occasion de cette manifestation, il fait la connaissance de François Charles-Roux, ambassadeur auprès du Saint-Siège, qui l'introduit aux cérémonies vaticanes, et d'Henry de Jouvenel, ambassadeur de France, qui le prend sous sa protection et le mêle bientôt aux fastes du Palais Farnèse. Dans une lettre à ses parents, Brayer décrit les préparatifs de sa première réception dans une ambassade: «J'ai été invité par l'ambassadeur auprès du Saint-Siège, à dîner hier soir, en tenue d'habit. J'ai couru tout Rome pour en trouver un (un bordel de tous les diables). J'ai acheté des vernis, un gilet, une chemise, une cravate, etc... Tout le monde s'y est mis à la Villa pour que j'ai grande allure et que je représente bien l'Académie. C'était marrant. Je crois que j'étais très chic : j'avais été chez la manucure, je m'étais fait couper les cheveux, enfin remis à neuf. Tout cela me faisait bien chier, car ça ne sert à rien et ne me donne pas mon envoi pour le Salon. Il y avait très peu de monde. On m'avait demandé d'apporter mon album sur Rome et on l'a montré après le dîner. C'était gentil de leur part, mais ça m'a coûté trois cents lires. » Yves devient vite un habitué de ces réceptions mais il ne se contente pas de déguster des petits fours : il observe, prend des notes et, de retour dans son atelier, il fixe ses souvenirs en de grandes gouaches. L'Italie offre à Brayer l'infinie palette de ses rouges, depuis les tons orangés de Rome, aux murs carminés de certains palais vénitiens, au vermillion des soutanes des séminaristes allemands qu'il immortalise passant devant l'es- calier de la Trinité-des-Monts, dans une toile de 1932. Cette œuvre restera l'emblème de sa période italienne. Il récidive la composition avec « Les séminaristes éthiopiens », dont les robes noires et les teints d'ébène jaillissent devant la masse ocre rouge du Fort Saint Ange. « La Nourrice italienne », opulente paysanne serrant contre son sein un enfant, tels qu'il les aperçut au parc du Pincio, sont aussi le prétexte à un accord de tons chauds. Ébloui par la somptuosité de Rome, Yves décide d'y travailler durant l'été 1932, pour profiter de la tranquillité. A ses parents, il écrit : « En ce moment, Rome est merveilleux ; c'est bien mieux qu'en hiver. Je vais faire des sujets italiens à tire-larigot. » Il peint « La Milice fasciste », des militaires enveloppés lui conseillent de ne pas renoncer à ses occupations profes- sionnelles et, au début du mois de février, une salle est mise à sa disposition pour une réunion du conseil du salon d'Automne. De plus, ses collaboratrices du musée Marmottan viennent régulièrement et Marianne Delafond prépare avec lui la prochaine exposition. De nombreuses visites écourtent ses après-midi : le peintre Murayama, Robert Mezbourian, le docteur Maurice Grinfeder, le lithographe Jackie Carton nous entourent de leur fidèle amitié. A la fin de l'hiver, au prix de gros efforts, Jean-Luc parvient à lui faire soulever le pied engourdi pour monter quelques marches et commence à lui faire entreprendre de pénibles promenades dans le parc. Sans cesse, nous devons lui rappeler de lever sa jambe gauche qu'il a tendance à oublier. Et nous nous rendons compte qu'il ne pourra jamais plus se servir de son bras. Je ne peux m'empêcher de ressentir la maladie comme une honte et j'étouffe dans ce milieu hospitalier, prison pour des êtres en souffrance vivant au rythme du passage régulier des infirmières, aides-soignantes et médecins. Ce rythme, pourtant arrive à meubler les journées. Les nuits sont pires et je ne peux m'habituer aux bruits des chariots dans le couloir, au voisin qui gémit, aux pas précipités, sans compter les nombreux réveils d'Yves. La pensée de la mort m'obsède. A la fin du mois de février, nous nous arrangeons afin qu'il puisse revenir chez lui chaque week-end. Olivier organise tout pour son retour, va le chercher, l'installe du fauteuil roulant à la voiture et l'aide péniblement à monter notre escalier. Yves revoit son appartement et son atelier comme s'il les avait oubliés après une très longue absence. Dans l'après- midi de ce premier dimanche à la maison, il est pris d'une profonde tristesse à l'idée de retourner au Val de Grâce. Cependant la semaine s'écoule plus vite dans la perspective de ressortir le samedi suivant. Pendant ces journées passées dans l'atelier, Brayer se remet au travail et, ensemble, nous choisissons les toiles qui vont figurer à son exposition de Vence, prévue pour l'été. Une plaquette sur ses œuvres paraît aux éditions Terre d'Europe à Bruxelles. Jean-Robert Delahaut, l'éditeur, en a écrit le texte publié à la fois en anglais et en français et j'avais préparé toute la documentation quelques mois aupa- ravant. Le 26 mars 1985, Brayer est autorisé à quitter momen- tanément l'hôpital pour assister à l'inauguration de l'exposition Dunoyer de Segonzac au musée Marmottan, dont il a dirigé l'accrochage le samedi précédent installé dans son fauteuil roulant. A la fm du mois d'avril, comme il ne fait plus de progrès, je demande au docteur Goasguen de le laisser sortir définitivement. Au bout de sept mois d'hospitalisation, Yves est las de faire de mémoire quelques aquarelles. Dès qu'il retrouve son atelier, il est pris d'une frénésie de peinture. Et, même si ses forces sont amoindries, il s'astreint à travailler tous les jours. Cette possibilité de créer l'aide à vivre comme une nourriture. Ce mois de mai passe très vite avec de nombreux rendez- vous car nous avons prévu de partir aux Baux au tout début de juin. Notre fils qui s'est enfin accordé quelques jours de vacances, vient nous chercher à l'aéroport de Marignane. Et au mas, il bricole quelques arrangements, pour faciliter la vie d'un homme handicapé. En Provence, l'hiver a été rude et de vieux oliviers devant la maison, ont gelé. Pour éviter d'avoir sous les yeux le triste spectacle de leur feuillage roussi, je déplace mon bureau en me promettant de faire remplacer les arbres à l'automne.