Perspective Actualité en histoire de l’art

4 | 2007 Genre et histoire de l’art

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/3552 DOI : 10.4000/perspective.3552 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2007 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 4 | 2007, « Genre et histoire de l’art » [En ligne], mis en ligne le 28 septembre 2013, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/3552 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/perspective.3552

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Genre et Les questions de genre dérangent-elles encore l’histoire de l’art en France ? histoire de l’art Histoire et critique d’une nouvelle approche de l’oeuvre, du féminisme aux gender studies ; travaux sur images et genre dans l’Antiquité grecque, sur l’espace féminin dans la peinture du Quattrocento, questions d’identité dans la peinture en France autour de 1800, dans l’architecture ; la recherche sur les genres en Allemagne, aux États-Unis, en Italie...

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SOMMAIRE

Pour une histoire de l’art paradoxale Élisabeth Lebovici

Retours sur un projet inachevé Yves Michaud

Débat

Griselda Pollock : Féminisme et histoire de l’art Jacqueline Lichtenstein et Griselda Pollock

La peinture : une affaire d’homme ? Nadeije Laneyrie-Dagen

L’histoire des femmes en France à l’époque moderne Scarlett Beauvalet history of women, feminine culture, gender, sex, images, representations, art, powerThéories féministes et questions de genre en histoire de l’art Fabienne Dumont

Travaux

Représenter les sexes. Images et genres dans l’Antiquité grecque Violaine Sebillotte Cuchet

Les seuils de l’expérience. L’Annonciation de Crivelli et le genre de la peinture Adrian W. B. Randolph

Le genre de l’art en France autour de 1800 Philippe Bordes

L’inscription du genre dans l’architecture Hilde Heynen

Actualité

Histoire de l’art en France et gender studies : un mariage contre nature ? Anne Creissels et Giovanna Zapperi

Questions de genre et histoire de l’art en Italie Laura Iamurri

Études de genre et histoire de l’art dans le monde germanophone Mechthild Fend

Pratique, histoire et théorie de l’art féministe aux États-Unis en 2007 : les expositions Wack ! et Global Feminisms Elvan Zabunyan

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Choix de publications

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Pour une histoire de l’art paradoxale

Élisabeth Lebovici

1 En 1981, l’exposition Paris-Paris (1937-1957) « clôt une première série de manifestations destinées à retracer les principaux itinéraires artistiques et intellectuels de la première moitié du XXe siècle, le mouvement des hommes et des idées, les échanges entre lieux, courants ou groupes », annonce le président du Centre Pompidou, institution où se tient ce « blockbuster ». À l’époque, le cheminement intellectuel de Simone de Beauvoir ne relève manifestement pas du magistère des penseurs et les répercussions, autant philosophiques que politiques, de son œuvre capitale Le deuxième sexe n’y sont point débattues, même si ce livre, publié en 1949 (d’abord en feuilleton dans la revue Les temps modernes, avant qu’il ne devienne un ouvrage en deux tomes), connut un succès à la mesure du scandale qu’il suscita et ce, jusqu’à la fin du XXe siècle.

2 En 2008 au contraire, on fête, dès le 1er janvier, le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir. La psychanalyste Julia Kristeva qui, dans son introduction littéraire au catalogue de Paris-Paris, s’était peu intéressée à Simone de Beauvoir, inaugure aujourd’hui les festivités, avec un colloque international à Paris et un livre qu’elle consacre à l’illustre Française. Comme si la première décennie du XXIe siècle allait finalement permettre de s’atteler à la tâche et venir à bout de la très difficile institutionnalisation des études sur les femmes et le genre en France. Comme si, peut- être aussi, les temps étaient venus de se détacher, remarquait en 1999 Sylvie Chaperon, l’exégète de la philosophe, de la trop grande proximité des féministes françaises avec cette « mère symbolique » que fut souvent pour elles Simone de Beauvoir.

3 C’est en effet par Beauvoir que tout a commencé, comme l’ont maintes fois dit et répété toutes les théoriciennes du genre, telles les Américaines Joan W. Scott ou Judith Butler. La formule célèbre « On ne naît pas femme, on le devient » a inauguré non seulement les réflexions diverses sur la construction culturelle du genre (« forme de devenir sans fin, sans achèvement, mais susceptible de transformation », disait J. Butler en 2005), mais elle a également relancé le combat politique du féminisme moderne, la façon première de signifier des rapports de pouvoir entre les sexes. Le deuxième sexe fut le premier ouvrage dans l’histoire de la pensée occidentale à choisir non « la femme »

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comme sujet, mais à traiter en revanche du « devenir femme » et la première tentative philosophique de s’écarter de la condition biologique des femmes pour situer les explications de la domination masculine, entièrement du côté de la civilisation et de la culture. Depuis les années 1960, les mouvements des droits civiques comme les mouvements étudiants de 1968, mais aussi et peut-être surtout les mouvements des femmes à partir des années 1970 ont permis d’installer la question du minoritaire dans un débat public au sein duquel « l’actualité sexuelle », selon l’expression du sociologue Éric Fassin, tient désormais les avant-postes.

4 Ce militantisme pour une histoire « post-coloniale » vue comme terrain de lutte des classes autant que lutte des sexes a certainement atteint non seulement le devenir des artistes, mais également celui de l’histoire de l’art. Dans les pays anglo-saxons, en Amérique latine, dans l’Europe du Nord, puis du Sud (l’Espagne après Franco, par exemple), à l’Est après la chute du Mur, les débats sur le modernisme, le moderne et la modernité ont eu lieu dans le contexte des premières études critiques sur le genre dans les productions artistiques. La remise en cause des stratégies esthétiques liées à l’innovation formelle et de la séparation entre les avant-gardes et le « kitsch » des cultures de masse – stratégies exemplifiées par les écrits de Clement Greenberg – a été opérée, principalement depuis les déplacements critiques effectués d’abord par le féminisme puis la théorie queer, les analyses poststructuralistes, les études culturelles ou celles de la « déconstruction » et enfin le vaste champ des études postcoloniales. L’histoire de l’art, comme discipline séparée d’autres analyses de l’image (partant notamment de la photographie, du cinéma et de la télévision), a frustré nombre d’universitaires, qui lui ont préféré le terme de « culture visuelle » ; d’autres, comme l’explique ici même Griselda Pollock, ont choisi d’ébranler la discipline académique de l’histoire de l’art, en détruisant l’autonomie de son objet, de ses valeurs et de son point de vue unique. D’où l’éclosion d’articles, puis de livres, enfin d’anthologies de textes sillonnant les intersections possibles du féminisme, du genre et de la culture visuelle. Qu’il faille aujourd’hui, d’urgence, multiplier les traductions françaises de ces travaux, aussi divers qu’internationaux, et les colloques, où les participations francophones brillent par leur absence, ne fait point mystère.

5 L’histoire de l’art en France, en tant qu’institution, affiche quelque retard à jeter les yeux sur des objets d’étude qui, ailleurs, sont déjà considérés par des regards rétrospectifs. Encore aujourd’hui, les questions de genre, les études culturelles, les théories féministes et les « ateliers queer » restent, à de rares exceptions, aux portes de l’enseignement universitaire de l’histoire de l’art (comme à celles des Écoles des beaux- arts). La tradition plus que bicentenaire de l’universalisme républicain français – l’idée que la République ne doit pas tenir compte des particularismes – n’y est pas pour rien, ainsi que l’analysent ici Anne Creissels et Giovanna Zapperi et ce, alors même que les divers outils théoriques de la déconstruction furent forgés en français avant d’être adaptés à cette drôle de construction américaine qu’est la « French Theory ». Cela n’en rend pas le projet moins excitant, bien au contraire et peut-être même encore plus, si l’on tient compte de ces fondamentaux universalistes.

6 Cette excitation, nous l’avons ressentie, Catherine Gonnard et moi-même, lorsque nous écrivions notre ouvrage sur l’histoire des femmes artistes à Paris entre 1880 et nos jours : il s’agissait pour nous d’en finir avec les listes d’artistes-femmes égrainées, oubliées et, de ce fait, encore et toujours répétées (par exemple en 1893, lors de l’ Exposition universelle de Chicago comme en 1937, lors de l’Exposition Internationale des arts

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et techniques…) dans des pavillons spécifiquement réservés à la catégorie tenace de « l’art au féminin ». Il s’agissait d’en finir également avec la croyance, assez répandue, que les artistes femmes s’étaient réveillées, comme des belles au bois dormant, dans les années 1970, sans avoir eu d’histoire auparavant. Mais il s’agissait surtout de montrer qu’un champ de recherche, issu du féminisme, existait en dehors du terrain universitaire français, comme avaient été produits nombre de travaux, plus spécifiques ou plus mondialisés, dans un espace intellectuel validé par des communautés scientifiques partout dans le monde, mais marginalisé en France. Et par voie de conséquence, il s’agissait ainsi d’interroger l’université comme les musées « républicains » sur la part de subjectivité qui anime toute démarche intellectuelle, d’éclairer des travaux courageusement produits ou en voie d’accomplissement et d’engager à façonner de nouveaux réseaux, dans le cadre de la recherche, dans le domaine éditorial ou muséal. Il y a beaucoup à faire, dans les départements d’histoire de l’art, comme dans ceux des musées : d’abord, rendre manifeste ce qui existe, informer sur les séminaires, les conférences, les mobilisations culturelles aussi fréquentes en France qu’ailleurs. Au plan pratique, comme au plan théorique, le changement ne tient pas seulement à des réalisations individuelles, mais aux puissances du collectif.

7 De tels travaux, de telles recherches, en effet, ne peuvent vraiment se développer que si un champ d’étude est constitué et reconnu comme tel, avec des débats, des échanges, des polémiques : la question institutionnelle ne peut pas se passer d’être posée. Non qu’il faille absolument constituer les « women studies » ou les études de genre en départements autonomes. Nombre d’universitaires anglo-saxon/ne/s, contrairement à ce qu’on imagine, sont partagé/e/s, par exemple sur la constitution des études gay et lesbiennes en champs isolés : c’est d’ailleurs plutôt sous la forme de programmes interdisciplinaires, croisant le découpage plus traditionnel des départements, qu’un enseignement est assuré et des travaux suscités et diffusés. Pour quelqu’un, comme moi-même, qui a vécu ses études universitaires sous le signe de la « transversalité » des années 1970, ce fonctionnement est assez familier et devrait notamment être rendu compatible avec les développements de l’Institut national d’histoire de l’art.

8 Aujourd’hui, le jeu consiste moins à intégrer les femmes artistes et les questions de genre dans une généalogie de l’art (faite de dates, de titres et de noms, même si cela demeure une piste de travail) qu’à renverser la proposition et produire, en France, une histoire paradoxale – pour reprendre l’expression formulée par Joan W. Scott, de « citoyenne paradoxale » – sans se préoccuper d’unifier une catégorie qui serait, de ce fait, à nouveau essentialisée. De nombreuses questions, quant à la périodisation, quant aux données nécessaires et suffisantes pour cataloguer une œuvre ou l’œuvre complète d’un ou d’une artiste, quant à la notion de « biographème » dans la culture visuelle (le « vit et travaille à… » suffit-il à la lecture ?), quant aux notions de nouveauté ou de rémanence, quant aux frontières de ce qu’on appelle les arts plastiques ou quant aux mythes phénoménologiques de l’expérience de l’œuvre, surgissent d’emblée. Interroger les constructions de genre produites par les attitudes ou les pratiques des artistes, c’est aussi intégrer leurs formes dans une histoire des représentations sexuelles et sociales, qui tienne compte des diversités locales, politiques, ethniques, culturelles. De ce fait, la construction de réseaux de recherches, articulant les études, par exemple dans le cadre européen, permettrait d’éviter les disqualifications d’une auto-validation.

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9 La première anthologie en français, Féminisme, art et histoire de l’art, fut publiée en 1994, après le colloque organisé à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris par Mathilde Ferrer (laquelle avait déjà milité pour que le terme « féminisme » intègre le vocabulaire de l’art contemporain) et sous les auspices du directeur d’alors, Yves Michaud. Dans cette anthologie, Griselda Pollock posait déjà, en français, sa question : « L’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme ? ».

10 La preuve : ce numéro de Perspective, au seuil de l’année 2008, dans lequel différentes contributions tentent de répondre à cette question ou de l’approfondir par d’autres questionnements. Il n’est pas anodin que ce numéro accompagne à sa manière, lui aussi, le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir.

INDEX

Mots-clés : histoire de l'art, féminisme moderne, genre, étude sur les femmes, étude sur le genre, culture visuelle Index géographique : France Keywords : art history, modern feminism, gender, studies on women, gender studies, visual culture Index chronologique : 1900

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Retours sur un projet inachevé

Yves Michaud

1 La montée de la problématique féministe en histoire de l’art tient autant à des changements profonds dans les rapports de force entre genres (sexes) au cours des années 1960 et 1970 qu’à des engagements théoriques et conceptuels. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je tairais que mon propre intérêt pour l’apport du féminisme à l’histoire de l’art fut tout à la fois personnel et conceptuel. Au demeurant, aussi bien dans une conception de la rationalité postkantienne et critique que dans une conception passionnelle de type humien ou nietzschéen de cette même rationalité, cette double détermination devrait être normalement présentes dans toute activité intellectuelle – ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

2 Quand j’ai commencé, au milieu des années 1980, à m’intéresser de près à l’histoire de l’art, avec l’avantage et le désavantage de n’être ni du sérail ni un jeune homme, j’ai été intellectuellement contraint de reconnaître presque aussitôt que les changements de perspective introduits par le féminisme faisaient désormais toute la dynamique de la discipline en introduisant directement et crûment la double question du pouvoir et de la nature du regard : qui commande l’ordre de la représentation et qui ordonne les regards ?

3 La formulation de la question était assez simple pour paraître simpliste. Elle le paraît un peu moins aujourd’hui, surtout dans le contexte des conflits de cultures et de religions, où il s’agit bel et bien de savoir qui commande et ordonne représentation et regards. À l’époque, la question n’était jamais posée, sinon du côté marxiste quand on parlait de conscience bourgeoise ou prolétarienne, de la manière dont les positions de classe commandent les représentations et les pratiques. Mais les marxistes recouvraient et réoccultaient aussitôt le problème : le retour du subjectif à l’objectif via l’émancipation signifiait aussi le retour à l’universalité abstraite.

4 En fait, la doctrine sacrée, dans toutes nos disciplines intellectuelles, que ce fût histoire, histoire de l’art, sociologie, ethnologie ou philosophie, était celle de l’objectivité et de l’impartialité qui étaient en réalité les masques de la domination masculine – et tout autant d’une absence paresseuse de questionnement. Marxistes et déconstructionnistes faisaient bien profession de dénoncer les dominations et les fausses évidences de la métaphysique, mais ils le faisaient avec l’assurance pateline du maître de maison ou du

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maître d’école. L’histoire de l’art féministe posait, elle, la question du pouvoir et du regard, et elle la posait d’une manière qui ne permettait pas le retour à l’universalité abstraite pour la bonne raison qu’il n’y a pas de genre qui permettrait la synthèse, pas de retour à l’objectivité possible – juste la constatation qu’il faut déséquilibrer et rectifier indéfiniment les perspectives.

5 N’étant ni femme ni homosexuel et pas historien de l’art professionnel, je ne me suis pas senti particulièrement concerné par les enjeux de genre à strictement parler au sein de la discipline (produire une histoire des femmes, une histoire de l’homosexualité, tout ce qui a donné naissance au courant des gender et queer studies). En revanche, j’ai aussitôt vu les implications de ces changements d’optique et d’appareillage conceptuel dans le domaine de la domination sous toutes ses formes et notamment du côté postcolonial. Ce qui fait que je m’intéresse aujourd’hui beaucoup plus aux études postcoloniales qu’aux gender studies.

6 Il faut dire que j’avais eu à approcher la question à l’occasion de mes premières études de la violence dans les années 1970 avec l’énigme du point de vue des vaincus, un point de vue à peine visible parce que précisément les vaincus ont été réduits au silence ou, plus radicalement, éliminés.

7 Ce que Foucault avait montré dans ses analyses de la domination et de ses différentes voies prenait donc un caractère très concret dans le domaine de l’art et, au delà, se communiquait à toutes les études culturelles.

8 N’étant pas plus homme de chapelle que de sérail, je dois dire que je n’ai toujours pas compris comment il se fait que j’aie pu apporter une contribution, même très modeste, à la diffusion de ces approches. D’autres auraient dû le faire et ne l’ont pas fait. J’ai donc organisé un colloque d’introduction à ces questions en 1990, qui fut publié en 1994 sous le titre Féminisme, art et histoire de l’art. Ce n’était pas trop tôt, mais mieux vaut tard que jamais. J’ai aussi fait traduire et publier (sans grand succès éditorial, ce qui est significatif d’un certain rejet) les travaux de Linda Nochlin et de quelques autres et, chose moins connue, j’ai soutenu avec un certain succès au début des années 1990, aidé à l’époque par Jacques Rancière – aussi membre du comité national du CNRS –, quelques chercheuses dont la carrière était sérieusement bloquée, comme Luce Irrigaray, Michèle Le Dœuf ou Geneviève Fraisse.

9 Mon étonnement est compréhensible.

10 Une partie de l’inspiration anglo-américaine du féminisme est venue de travaux au départ français (Beauvoir, Kristeva, Irrigaray, sans oublier Foucault, Derrida et la « French Theory »). Tous les éléments, ou en tout cas beaucoup, étaient réunis pour qu’on n’ait pas à réimporter ces approches (ou à se plaindre, comme c’est souvent encore le cas, qu’elles n’aient pas été suffisamment importées). Aussi est-ce une vraie question que celle du pourquoi du retard ou du blocage français, même si des progrès réels ont finalement été accomplis, comme en témoigne ce numéro.

11 Il me semble que deux facteurs complémentaires ont joué et continuent de jouer.

12 Le premier est que les approches féministes sont nées en France dans un cadre non institutionnel grâce à des acteurs qui avaient en grande partie choisi ou du moins accepté d’être des outsiders. Tel est le fameux complexe de l’intellectuel français qui se

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plaint d’être hors du système mais ne tient pas tellement à y entrer. Simone de Beauvoir fut un écrivain et une publiciste, pas une universitaire, et les psychanalystes féministes sont restées dans le secteur privé. Le féminisme a mis très longtemps à s’institutionnaliser. Il ne l’a probablement même pas encore fait complètement. Cette explication indignera probablement des personnes qui se voient avant tout comme des intellectuelles et des militantes et pas comme des clercs, sinon via le magistère des journaux. L’absence aux États-Unis d’un espace spécifique pour les intellectuels (les journalistes n’y sont pas des intellectuels et les universitaires n’ont d’écho que dans leur monde académique) a fait que très vite, au contraire, le féminisme a pénétré le monde académique, y compris dans un climat d’affrontement. Je me souviens de la tension qui régnait aux congrès des historiens de l’art américains (CAA) dans les années 1980.

13 Le second facteur est… le même, mais vu de l’autre côté.

14 Le monde académique français a férocement et victorieusement défendu ses archaïsmes – et on peut dire que l’histoire continue. Il me faudrait entrer ici dans une analyse détaillée des fonctionnements de l’institution universitaire française pour voir comment ses procédures de reproduction et d’évaluation sont fondamentalement contraires à toute évolution – pas seulement en histoire de l’art, même si l’histoire de l’art a un archaïsme assez caractéristique. L’absence de pluralisme, le manque d’honnêteté intellectuelle la plus élémentaire, la lourdeur de fonctionnements bureaucratiques qui n’attirent que ceux qui se soucient plus de leur carrière et de leurs clientèles que de la production de connaissance font que les recrutements sont verrouillés contre l’innovation – et que les quelques novateurs n’ont rien de plus pressé que d’aller trouver refuge dans des institutions « alternatives » où ils seront quasiment certains d’être entre eux et de n’avoir aucune influence, quand ils ne vont pas à l’étranger. Pour le dire de manière caricaturale, on va de Paris 8 à l’EHESS et de l’EHESS au Collège de France – et pendant ce temps-là la discipline agonise interminablement pour le plus grand bonheur des croque-morts. Ce n’est pas une affaire d’idées mais de structures académiques obsolètes, centralisées, soustraites à l’évaluation. Que les historiens de l’art se rassurent : ce que je dis vaut autant de disciplines sinistrées comme la philosophie, la communication, la sociologie, les sciences de l’éducation, etc. On pourra toujours m’accuser de simplisme, quitte à reconnaître en catimini que je n’ai pas tellement tort.

15 Bref, pendent opera inchoata.

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INDEX

Keywords : art history, feminism, discipline, feminist art history, representations, university Index géographique : France Mots-clés : féminisme, histoire de l'art féministe, représentations, université, discipline Index chronologique : 1900

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Débat

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Griselda Pollock : Féminisme et histoire de l’art

Jacqueline Lichtenstein et Griselda Pollock

NOTE DE L’ÉDITEUR

Lors d’un débat public qui a eu lieu le 26 octobre 2007 à l’INHA, Griselda Pollock a répondu aux questions que Jacqueline Lichtenstein, professeur de philosophie à l’université de Paris-IV-Sorbonne, lui avait envoyées par écrit à sa demande, puis un débat s’est engagé.

1 Les études sur les questions de genre, qui connaissent depuis les années 1970 un grand succès dans les pays anglo-saxons, reçoivent un accueil plus réservé chez les historiens de l’art en France. Alors que les recherches de Linda Nochlin sont relativement bien diffusées en français (Femmes peintres 1550-1950 [1976], Paris, 1981 ; Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, 1993), les travaux et réflexions de Griselda Pollock sont encore très peu publiés (« Histoire et politique : l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme ? », dans Yves Michaud éd., Féminisme, art et histoire de l’art, Paris, 1994 ; « Où est l’interprétation ? », dans Régis Michel éd., Où en est l’interprétation de l’œuvre d’art ?, Paris, 2000, p. 41-96 ; les premières pages de son ouvrage Differencing the Canon : Feminist Desire and the Writing of Art Histories, dans les Cahiers du genre, 43, 2007). Pourtant, par une approche critique qui articule psychanalyse, féminisme et études postcoloniales, elle a profondément renouvelé l’histoire de l’art.

2 Aussi la revue Perspective a-t-elle souhaité inviter Griselda Pollock pour l’entendre exposer son parcours et sa méthode, la façon dont elle se situe dans les études féministes et les questions de genre, et pour ouvrir le débat sur cette démarche qui a inauguré de nouveaux horizons. Elle a pu ainsi préciser ce qu’elle appelle les « interventions féministes en histoire de l’art ».

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Jacqueline Lichtenstein. L’affluence montre que, contrairement à ce que je craignais, il n’est peut-être pas nécessaire de présenter Griselda Pollock en France. Contrairement à ce que je craignais parce que – ce qu’on appelle, pour aller très vite – les gender studies, puis les queer studies, etc., ne sont pas vraiment introduites en France, en tout cas pas sur le plan institutionnel ou universitaire, comme aux États-Unis ou en Angleterre. Les ouvrages de Griselda Pollock, que je suis ravie de rencontrer, ne sont pas non plus traduits en France, exception faite des trois articles mentionnés. Mais le fait que, dans cette immense liste de publications, d’articles, d’ouvrages de Griselda Pollock1, presque rien n’ait encore été traduit, dit quelque chose sur le décalage en France, et peut-être qu’on essaiera d’en comprendre les raisons. Parmi toutes vos publications sur des thèmes assez variés, je voudrais revenir sur deux livres : Vision and Difference, publié en 1988, et Differencing the Canon, publié en 19992. Mais pour introduire la séance, je souhaiterais d’abord vous poser une question assez générale : comment définiriez-vous une histoire de l’art féministe ? Griselda Pollock. Pour entrer dans le débat, de manière un peu brusque peut-être… : il n’existe pas à mes yeux d’histoire de l’art féministe. Je ne peux pas la définir parce que je ne veux pas que mon projet soit enfermé, réduit à une tendance supplémentaire parmi une taxinomie des minorités dans le champ disciplinaire de l’histoire de l’art. Ce que je fais n’est pas une histoire féministe de l’art, ni une histoire de l’art féministe, ce sont plutôt des interventions féministes dans les histoires de l’art. J’insiste sur cette pluralité des histoires possibles, toujours à venir, sans qu’il y ait une seule vision face à laquelle toutes les autres interprétations paraissent transgressives, excessives, étranges, voire hostiles à une vérité unique. Je suis d’accord avec la pensée de l’artiste américaine Mary Kelly qui, en 1976, a refusé de se ranger dans la catégorie des artistes féministes3 ; en revanche, elle propose une « problématique féministe » qui ouvre des questions, qui demande des méthodes nouvelles, qui promet des découvertes, parce que la question de la différence sexuelle, de la subjectivité, de la sociabilité nous intéresse tous. Il y a longtemps, j’ai avancé l’idée que l’histoire de l’art comme discipline ne pourrait pas survivre au défi lancé par les questions féministes4. On doit d’abord reconnaître la critique lancée par le féminisme, qui identifie un inconscient idéologique – d’après la proposition de Frederic Jameson selon laquelle il existe un inconscient politique à la base de la littérature5 – et étaye le sens de l’histoire de l’art actuelle. Suivant la lecture que fait Sarah Kofman de la pensée esthétique de Freud dans son livre L’enfance de l’art (Paris, 1970), j’ai proposé dans Differencing the Canon (1999) d’expliquer, examiner, analyser la ténacité du canon masculin. Pourquoi existe-t-il toujours, même après les critiques des féministes ? Et j’ai répondu que, comme Sarah Kofman nous l’enseigne, il y a une structure psychique, à la fois narcissique et théologique, dans l’idéalisation des artistes, qui est au cœur de l’histoire de l’art moderne. C’est une idéalisation perpétuelle du masculin dans la figure du héros ou du père, figures auxquelles l’artiste est identifié, au lieu d’une attention désintéressée et impartiale pour toutes les productions culturelles. Donc, un désir homosocial, et une identification et une idéalisation ambivalentes maintiennent un canon exclusivement masculin, présenté néanmoins comme un fait naturel. Les questions féministes ont donc commencé, pour moi, par une interrogation du discours de l’histoire de l’art. Bien avant que je ne rencontre les écrits de Foucault ou de Derrida, j’ai élaboré une déconstruction du langage de l’histoire de l’art et une analyse des formations discursives dans lesquelles on peut lire le refoulement, la suppression et l’exclusion qui découlent de l’opposition binaire entre la masculinité, terme toujours conçu comme positif, et le féminin. Le féminin, la féminité, telle

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qu’elle est inventée par l’histoire de l’art, ne peut jouer un rôle que comme miroir négatif, un signe d’infériorité, de manque. Or les termes « masculin » et « féminin » n’ont aucune signification en eux-mêmes, ils ne sont que des oppositions qui font sens dans une hiérarchie. Le second terme est toujours vide, insignifiant – mais le signifié n’est pas une femme, une personne. Il suffit à « la femme » de jouer ce rôle réflexif pour que le soi, le moi, le masculin puisse être solidifié face à cet autre. Pour le titre de mon premier livre, Old Mistresses: Women, Art and Ideology (avec Rozsika Parker, Londres, 1995), je me suis inspirée de deux historiennes d’art américaines, Ann Gabhart and Elizabeth Broun, qui l’avaient choisi pour la première exposition sur les artistes femmes depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, intitulée Old Mistresses: Women Artists of the Past (Baltimore, Walters Art Gallery, 1972). Et que voulaient-elles dire ? L’expression « old mistresses » n’évoque pas la notion très honorable de « old masters », mais plutôt l’idée d’amantes âgées et rejetées. S’il n’existe pas d’expression dans notre langue pour signifier le même respect ou la même déférence pour les artistes/femmes que celui dont jouissent les « vieux maîtres » et si, pour indiquer que l’artiste est aussi une femme, nous devons ajouter le qualificatif « femme » ou l’adjectif « féminin », nous devons admettre que la position de l’artiste et de l’art n’est jamais neutre. Elle est toujours déjà entièrement occupée par le masculin qui se pose comme étant universel, et donc neutre. L’histoire de l’art participe donc de la production du genre, même si elle se présente comme objective. Ainsi que Teresa de Lauretis nous l’enseigne6, l’histoire de l’art, comme toutes les choses de la culture, relève déjà du genre. Elle est profondément partie prenante de la production et la répétition par lesquelles la hiérarchie et la dissymétrie des pouvoirs, des valeurs et des identités que nous comprenons comme genre sont produites et sans cesse renouvelées. Étudier l’histoire de l’art de manière traditionnelle, c’est se soumettre à une méthodologie phallocentrique, que l’on soit homme ou femme. Mon ambition n’est donc pas l’intégration d’une minorité féministe qui s’occupe des femmes – les artistes « inférieurs » – ou des questions ponctuelles de genre qui intéressent seulement les femmes. C’est d’abord de comprendre l’histoire du féminisme comme un fait de l’époque actuelle, le produit et l’effet des crises de la modernité, qui sont visibles aussi dans les luttes continuelles contre le racisme, l’homophobie, l’antisémitisme, bref les luttes pour la réalisation profonde de ce qui a été promis mais non livré avec la Déclaration des droits de l’homme, assez ancienne maintenant. Au moment, à la fin du XVIIIe siècle, où l’on commençait à penser à l’être humain, l’humanité, cette promesse a été nommée les « droits de l’homme », et donc on a recréé, sur le plan de la modernité, une inégalité des sexes : on a refondé le genre de nouveau.

Deuxièmement, on a une histoire de l’art que l’on sait commencer au XVIIIe siècle avec une contradiction entre deux termes. D’un côté les philosophes ont identifié l’art comme catégorie singulière, universelle, absolue, et l’art est donc devenu, pour la philosophie, une question de jugement et d’expérience au-delà de la pensée (aisthèsis) . En même temps, on a proposé que cet absolu, cet art qu’on peut juger avec une norme universelle, puisse avoir une histoire, être historiquement variable. Comment réconcilier cette contradiction entre l’absolu et le contingent ? Pour Winckelmann, la réconciliation passe par l’idéalisation de l’art grec comme norme, comme canon suprême, même s’il a proposé d’y voir le résultat de la politique, du climat, de la géographie de la Grèce antique.

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Dans un deuxième temps, les historiens de l’art ont tenté d’écrire une histoire universelle, mais elle s’est constituée d’un point de vue historique et politique, c’est- à-dire du point de vue des écrivains et philosophes allemands et européens, et donc marqués par leur politique, leur climat ou plutôt leur géographie mentale. Or la géographie mentale du XIXe siècle, c’est celle de l’État-nation. Cette histoire de l’art reflète donc les aspirations nationalistes des peuples de l’Europe. De Franz Kugler à Charles Blanc7, on a produit une histoire des écoles nationales, soutenue par une philosophie hégélienne qui était progressive et téléologique. Ces grandes histoires des écoles allemande, française, anglaise et espagnole sont à la fois racistes, antisémites et antiféministes. Une troisième génération d’historiens de l’art peut être identifiée dans la dernière décennie du XIXe siècle et au commencement du XXe siècle. C’était un moment de grande spéculation théorique et d’invention de méthodes et de concepts par des esprits d’une grande profondeur intellectuelle, de Wölfflin à Riegl, Dvořák, Antal, Warburg. À cette époque, l’histoire de l’art était contestée de l’intérieur par des écoles diverses, à Vienne, Hambourg, Paris, Berlin, Munich, en Suisse ou à Budapest, mais non à Londres. La grande question était d’élaborer la spécificité de l’art identifiée comme la forme, visible à travers le temps, dans une temporalité, en fonction des changements de styles, avec Wölfflin, par exemple. Mais cette nécessité de sauver la particularité de l’art plastique d’une immersion burckhardtienne dans la culture – ou dans l’histoire en général – a été remise en cause par l’interrogation symbolique, et même psychologique de l’art entreprise par Aby Warburg, qui propose un système vraiment complexe – l’iconologie. Ces générations de grands penseurs participent à un moment que je nomme les révolutions de 1905. C’est le moment d’Einstein, Saussure, Husserl et Freud. C’est aussi un moment de féminisme culturel militant, qui marque l’arrivée des femmes sur le devant de la scène du modernisme. Ces penseurs ont modernisé les études de la physique, du langage, de la philosophie et mis en avant la subjectivité humaine. Le choc de leurs pensées révolutionnaires n’a pas été absorbé par notre culture avant le milieu du XXe siècle, avec ce que nous identifions maintenant comme le moment structuraliste puis poststructuraliste. L’histoire de l’art s’est placée dans une position ambivalente à ce moment-là. D’un côté, elle était absolument transformée, sinon traumatisée, par l’arrivée du fascisme, par l’expulsion et l’émigration forcée de tant d’historiens de l’art dans les grands centres européens et par les effets que cela a produits sur eux, parce qu’ils avaient été persécutés pour leurs identités ethniques. L’histoire de l’art fondée par Panofsky et les autres historiens qui ont émigré aux États-Unis a résisté à toutes les questions sociales pour embrasser une idée rédemptrice de l’art et pour considérer l’histoire de l’art comme un humanisme éducateur et civilisant. Après la guerre, les contestations et les débats entre formalistes, marxistes et warburgiens ont été déterminés aussi par un autre traumatisme, celui de la guerre froide. Au milieu du XXe siècle, l’histoire de l’art, notamment anglophone, s’était restreinte au formalisme, sans aucune référence à l’histoire sociale et politique ou aux autres idées intellectuelles de ce moment-là. Au début des années 1970, les débats ont repris parce que des étudiants en histoire de l’art comme moi ont regardé en arrière pour se demander pourquoi les moyens offerts pour étudier quelque chose d’aussi complexe que l’art et ses histoires étaient devenus si maigres, si anti-intellectuels, si conformistes et si repliés sur la seule discipline. Pour ma part, je m’interrogeais sur la contradiction entre ce que je voyais

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dans les œuvres, en tant qu’historienne et artiste moi-même, et les moyens que m’offraient les professeurs pour l’étudier et le comprendre. Ils se résumaient à peu de choses près à ce schéma de Barr où la période 1910-1940 est vue seulement comme une chronologie, sans la guerre mondiale ni l’arrivée du fascisme, avec seulement une histoire de développement stylistique. Mais dans les années 1970, de nouveaux mouvements sociaux éclatent, en particulier le mouvement des minorités, qui brisent les barrières entre les états nationaux, demandent une autre fondation des connaissances, imposent une nouvelle forme de politique et font voler en éclats les compartiments de la vie, de la connaissance, de l’art, de l’histoire, du public, du privé. Avec cela déferle une nouvelle vague de féminisme qui formule une repolitisation de la question du genre refoulée par le modernisme institutionnalisé. On doit donc reconnaître là un événement historique d’une grande importance, un phénomène de révolte et de révolution qui n’était pas confiné à l’espace de la rue ou aux médias uniquement politiques. Et, plus important encore, pour la première fois le genre trouvait une articulation théorique8. Parallèlement, le mouvement féministe a suscité pour la première fois dans l’histoire une densité significative de femmes à l’université, comme professeures et comme étudiantes, qui pouvaient parler de leur propre voix sur les questions de leurs propres histoires. Le féminisme a créé une conscience d’être quelque chose de particulier et pas seulement cet autre, mutilé, déficient, qui ne doit aspirer qu’à nier la féminité et à assimiler la masculinité universalisante, pour que nous, femmes, puissions être reconnues comme les égales des hommes : le féminisme a pu développer une pensée qui prenne en compte la différence, entre représentation et sexualité, et ce sur un plan philosophique. Cela nous avait déjà été proposé par Simone de Beauvoir en 19499, mais c’est seulement avec l’arrivée du féminisme comme mouvement intellectuel et théorique qu’on a pu utiliser ses idées.

J. L. Comment cette histoire de l’art féministe se distingue-t-elle des gender studies ou des queer studies ? G. P. Sur la différence entre les gender studies et la « problématique féministe », sur la question de la différence sexuelle, il n’existe aucune unanimité entre les féministes. Selon Joan Scott10, par « genre », on doit comprendre « axe de pouvoir ». Mais, pour le sens commun, le mot ne semble être qu’une description spontanée des deux types de genre, deux sexes, déterminés par leur fonction et par leur anatomie reproductive. En revanche, pour les sociologues, Bourdieu notamment11, gender peut vouloir désigner les constructions sociales imposées à ces anatomies pour socialiser nos corps et nos esprits selon les attentes de la société. On a donc des analyses de genre social pour signifier les rôles que telle ou telle société impose à ses populations. À l’opposé, dans les discours vraiment féministes, nous proposons l’idée que le genre n’existe pas en soi. C’est précisément le résultat de procédés sociaux, linguistiques, culturels qui produisent, uniquement par les répétitions que nous-mêmes effectuons, des effets qui sont hétérosexualisants et, si je peux faire ce jeu de mots, « engendrants ». C’est vraiment quelque chose d’artificiel. Dans quel but ? Pour que la société puisse se reproduire, pour produire l’effet de la féminité et de la masculinité dans une hiérarchie asymétrique nécessitée par les structures de parenté pour effectuer l’échange de biens sur lequel la culture repose. Avec pour résultat de

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nombreuses formes de sexualités sont totalement mises à l’écart pour que cette représentation des êtres humains selon ces deux genres puisse prendre toute la place. La création du champ académique des gender studies semblerait promettre une égalité des études portant sur la masculinité et la féminité, ce qui paraît beaucoup plus généreux que le féminisme qui, apparemment, ne s’occupe que des femmes. Mais ce n’est pas vrai. Pour moi, le danger, c’est que les gender studies répètent sans critique ce que la pensée féministe met en cause, c’est-à-dire la présentation des deux genres comme deux entités égales. Or on doit se demander ce que cette répétition refoule en insistant sur le naturalisme des deux genres : elle limite la diversité des sexualités, la diversité des possibilités humaines non réglées par la famille et la hiérarchie des sens et des sexes nécessitée par la seule reproduction. Or si on veut se demander « qu’est- ce que la femme ? » et « qu’est-ce que l’homme ? », on doit résister à cette idée de genre parce que cela désigne toujours seulement « l’homme » et « la femme » à la place des possibilités beaucoup plus complexes, beaucoup plus diverses, beaucoup plus temporelles et susceptibles de modifications. Quant aux queer studies, profondément influencées par la pensée de Judith Butler12, elles voudraient déconstruire cette supposition hétéronormative sur laquelle reposent les gender studies, même si ces dernières accueillent volontiers ceux qui veulent changer de genre – transgender – ou effectuer toute autre possibilité de transformation. Mais ce que nous perdons dans les queer studies, c’est la spécificité de l’« autre » féminin, qui est toujours refoulé par un phallocentrisme incontesté, même dans les queer studies, du moins quand les queer studies n’évoluent pas au contact du féminisme. Finalement, qu’est-ce que la problématique féministe par rapport à celle des gender ou des queer studies ? Et pourquoi cette problématique entre-t-elle dans le cadre des études de l’art et de ses histoires ? Si la pensée féministe est de nature transdisciplinaire – car elle ne peut être que transdisciplinaire – il y a aussi une spécificité de la pensée féministe esthétique et culturelle. Nous sommes formés par des représentations, mais nous agissons, nous changeons ces normes par nos créations poétiques et artistiques. Et donc l’art se place toujours en même temps sur le plan idéologique et aussi sur le plan transgressif. Savons-nous tout ce qui nous manque si nous refusons d’écouter la voix des femmes, de conserver leurs archives, d’étudier leurs pensées, si nos bibliothèques et nos musées sont à moitié vides ? C’est une catastrophe pour tous. Un héritage amputé, une culture monosexuelle sont aussi infertiles et stériles qu’une culture monoethnique ou monosociale. Et si nous pensons que nous avons déjà un riche héritage au Louvre, imaginez-vous la richesse que nous aurions eue avec les voix de l’humanité tout entière ! Et le résultat de ce refoulement actif dans les archives, de cette amnésie créée, de cet oubli volontaire de ce qu’ont fait les femmes, les omissions actives par les historiens, les conservateurs, c’est que nous ne savons pas encore ce que peut être la différence des femmes. Il ne s’agit pas simplement de réparer l’absence avec les noms des femmes qui ont écrit ou peint dans le passé. Les formations intellectuelles de notre discipline sont déjà phallocrates, comme le dit la poétesse américaine Adrienne Rich, dans son essai « Towards a Woman-Centered University » (1978)13 où elle constate à quel point l’université est centrée sur les hommes : nos modes d’évaluation eux-mêmes, nos moyens de recherche ne sont pas neutres. On doit donc se représenter la féministe comme une archéologue qui voyage dans l’art du passé mais sans les clés pour

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déchiffrer les inscriptions du féminin qu’elle rencontre sur des objets, des textes, des monuments. Nous devons apprendre à déchiffrer les traces du féminin déjà inscrites sur les textes de la culture par les femmes, par les femmes-hommes, par les non- hommes14, qui n’ont pas eu à leur disposition les moyens complets pour comprendre ce qu’elles ont fait. La féminité ne doit pas être comprise comme essence ou comme nature, mais comme un effet variable qui change très lentement et sur une très longue durée, un effet des éléments psychiques, linguistiques, culturels vécus en esprit et dans le corps. Sans les outils culturels et les mots nécessaires pour la comprendre, la féminité reste inconnue par les femmes elles-mêmes, même si elles l’inscrivent, inconsciemment, dans leurs « sextes »15. Les produits culturels sont une forme de poièsis, de création, et offrent toujours une trace en excès du sens immédiat. Donc comme un analyste écoutant le mouvement de l’inconscient, l’historien de l’art féministe cherche les traces des inscriptions du féminin inconnu. Mais pour l’interprétation, de même que chez Freud, nous avons dû créer un vocabulaire, des concepts nouveaux et travailler lentement, par petites étapes, pour construire plusieurs ressources théoriques et pratiques dans les disciplines apparentées. Nous avons dû construire des modes d’analyse performants et sensibles au discours de l’autre : le féminin comme autre mais aussi le familier refoulé par la phallocratie. Dans ce passage réflexif, nous devons prêter aux textes et aux images des femmes nos propres histoires, même si, nous-mêmes, nous ne les comprenons pas. Nous devons prêter nos expériences et nos mémoires à l’art de l’autre, même si celui-ci est déformé par l’absence des formes de reconnaissance que pourrait élaborer une culture tissée selon les désirs et les fantasmes des femmes. J’ai donc proposé dans le livre Generations and Geographies in the Visual Arts 16 un moyen de penser les artistes femmes sans les soumettre à une catégorie homogène : on doit les représenter pour affirmer que chacune a une voix singulière. Et j’insiste, comme Julia Kristeva17, sur le fait qu’il ne s’agit pas de trouver l’aspect collectif de la féminité, mais d’identifier la singularité de chaque femme dans chaque génération, dans chaque position géographique, sociale ou historique. Comme le dit Shoshana Felman, une critique de la littérature d’orientation lacanienne : « Je suis d’avis qu’aucune d’entre nous, en tant que femme, ne possède pour l’instant de vraie autobiographie. Habituées à nous traiter nous-mêmes en objets, à être positionnées comme autres, et à nous considérer comme étrangères à nous- mêmes, nous disposons d’une histoire qui par définition ne peut être présente à nous-mêmes, une histoire qui, en d’autres termes, n’est pas une histoire, mais doit en devenir une. Et cela ne peut avoir lieu qu’en scellant un pacte de lecture, c’est-à- dire en passant par l’histoire de l’autre, l’histoire lue par d’autres femmes, l’histoire d’autres femmes, dans la mesure où cette histoire de l’autre, de même que notre propre autobiographie, nous devons encore nous l’approprier. Cette appropriation ne peut pas se faire, je pense, en prenant un cheminement direct vers nous-mêmes en tant que femmes – en nous abordant sur un mode personnel –, ou en laissant de côté la culture et en nous éloignant en dehors du texte. Je propose plutôt que nous puissions créer et accéder à notre histoire uniquement de façon indirecte, en conjuguant la littérature, la théorie et notre propre autobiographie par l’acte même de la lecture, et en sollicitant le `texte´ qu’est la culture pour nous rendre compte de l’absence à la fois de notre différence sexuelle et de nos propres autobiographies »18. Donc, je ne peux pas définir l’histoire de l’art féministe, parce qu’elle est à venir. Ce que nous avons fait jusqu’à maintenant, ce ne sont que des préliminaires pour identifier l’énormité de notre travail qui consiste à relire toute l’histoire de l’art – car

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nous sommes conscientes que les questions de la production de genre et les jeux constants de la différence sexuelle peuvent nous faire déboucher sur des choses inconnues et inouïes.

J. L. Quels sont les enjeux politiques d’une histoire de l’art féministe ? G. P. Le féminisme est une critique du phallocentrisme, alliée à la critique du colonialisme, du racisme, de l’homophobie, du fascisme et de l’antisémitisme. Il est la critique d’un système historique, même si celui-ci est un état de longue durée. Comme le dit J. Kristeva, le temps de la reproduction et de la sexualité, qu’elle nomme « le temps des femmes »19, est d’une temporalité différente de celle de l’histoire des nations et de la politique. Pour moi, le féminisme participe à une lutte historique qui a commencé il y a un siècle pour la modernisation de la différence sexuelle. Cet événement se déroule à travers l’étude de l’art parce que l’art est à la fois une activité symbolique et esthétique, affective, éducatrice des émotions, et l’un des moyens par lesquels nous nous reconnaissons : un miroir des représentations de nous-mêmes. Le féminisme nous permet d’embrasser l’ensemble de notre espèce, mais une espèce caractérisée, comme le dit Hannah Arendt20, par la pluralité, la diversité et les difficultés de la condition humaine. Le projet du féminisme dans la culture, comme dans la pensée critique et poétique, est de résister à l’enfermement, par inconscience ou idéologie, dans un couloir étroit et froid, monosexuel, hétéronormatif, ethnocentrique, christianocentrique, raciste. C’est une volonté et une tentative de transformer la culture entière, de risquer la mort pour la vie, de déplacer le thanatos pour cultiver l’éros. Nous ne sommes pas une voix mineure mais une force qui exige la vastitude de la science et qui promet de nous libérer des effets mortifiants d’une phallocratie incontestée. Les enjeux politiques, pour nous, dans l’art et pour la féminité, sont à mon avis vraiment une question de vie et de mort du passé et de l’avenir.

J. L. Ne croyez-vous pas que cette approche laisse échapper ce qui fait la spécificité des productions artistiques au sein des autres productions culturelles ? G. P. Selon la théorie élaborée par les psychanalystes féministes, l’esthétique peut être située au même niveau psychique archaïque que l’origine de la sexualité humaine ou de la différence sexuelle. Le travail féministe sur la question de l’esthétique s’occupe des effets d’une rencontre phénoménologique et spéculaire (dans le sens de la vision) entre une personne en chair et en os et l’œuvre matérialisée en art. Je propose donc que l’œuvre d’art ne soit pas un objet de valeur en soi, mais un événement intersubjectif, sinon transsubjectif. Le féminisme n’est pas du tout hostile aux questions esthétiques, même s’il y a des tendances dans la visual culture qui s’adressent seulement aux questions de l’image et des régimes de représentation, et non à la dimension plastique. En ce moment par exemple, précisément parce que l’art contemporain lui-même a abandonné les pratiques traditionnelles – la peinture et le dessin, pour ne citer qu’eux – pour s’occuper de l’image, de la cinématique, de l’objet réel, de l’installation, de la réalité, de la virtualité, de la culture médiatique et cybernétique, les oeuvres des artistes actuels

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qui produisent des peintures et des dessins comme Bracha Ettinger, Christine Taylor Patten, Judith Tucker, Ida Appelbroog, etc. m’intéressent beaucoup car les significations de ces matériaux ont vraiment changé dans leur rapport à notre culture assez médiatique. Et les gestes de la peinture ou du dessin, qui ont une temporalité et un lien direct avec le corps qui travaille, sont devenus bien différents de ceux qui avaient cours au moment où la peinture était le moyen d’expression par excellence, de la moitié du XVe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Avec le postmodernisme, l’ère de la peinture est finie, mais elle survit comme quelque chose d’anachronique et donc de très intéressant. Nous lisons ces marques de l’art pour autre chose que pour les traces de l’artiste que l’on peut idéaliser ou pour les styles que l’on peut classer en périodes et mettre en rapport les uns avec les autres. On les lit pour ce qu’elles montrent des mouvements créateurs, poétiques, d’un corps, d’une subjectivité, d’un inconscient sémiotique. La différence avec la visual culture se trouve donc dans les moyens d’interprétation – même si nous partageons le même territoire des images –, et dans l’intérêt pour l’aspect psycho-esthétique de l’art.

J. L. Merci beaucoup pour ces réponses qui montrent la richesse et la complexité de votre démarche, mais continuent de m’intriguer. Par exemple, vous avez fait un jeu de mots sur gender et engendrer qui est tout à fait légitime en anglais mais ne correspond à rien, ne produit aucun effet de sens en français. J’ai trop travaillé sur la question de l’intraductibilité, c’est-à-dire sur ce qui se passe quand on ne peut pas traduire un concept d’une langue à une autre, et sur la manière dont toute traduction inscrit le concept dans une nouvelle configuration pour ne pas prendre au sérieux le problème que soulève ici la différence des langues. Pourquoi le mot « genre » ne fonctionne-t-il pas en français ? La revue Les cahiers du genre, j’ai compris ce que ça voulait dire non quand j’ai entendu pour la première fois le titre, mais seulement quand je l’ai pensé en anglais. Il y a des spécificités de langues qui sont des spécificités de pensées, des spécificités de catégories mentales, d’appréhension du monde, etc. « Engendrer » renvoie à « générique »… et non à « genre » au sens français du terme. Ce n’est pas du tout un argument contre les gender studies, mais je crois que cela peut aider à comprendre des différences. J’ai beaucoup aimé votre précision tout au début quand vous dites qu’il n’y a pas d’histoire de l’art féministe mais des interventions féministes en histoire de l’art, ce que vous dites d’ailleurs dans vos livres à plusieurs reprises : au fond il ne s’agit pas pour vous d’ajouter une histoire de l’art féministe à toutes les formes d’histoire de l’art qui existent déjà, mais de déconstruire – vous employez le mot – l’histoire – ou les histoires – de l’art par une intervention ou un point de vue féministe. Là, vous employez le mot « intervention ». Je saisis tout à fait l’intérêt et la pertinence de ces interventions, mais je ne suis pas sûre de toujours saisir la fonction déconstructrice, sur des cas précis, d’une approche féministe. J’ai également été très frappée par votre approche disons très hégélienne de l’histoire de l’art. Même si je tiens compte du fait qu’une présentation orale comme celle que vous venez de faire vous contraint inévitablement à schématiser votre pensée, il n’en reste pas moins que l’immense tableau de l’histoire de l’art à partir de Winckelmann que vous nous avez dressé témoigne d’une volonté de trouver un sens et une cohérence, une rationalité, dans le réel historique, typique de toutes les approches disons idéologiques, politiques ou féministes de l’art, qui visent toutes, peu ou prou, à construire un grand récit cohérent. Ce qui me gêne dans votre vision de l’histoire de l’art, c’est précisément qu’elle correspond à une construction narrative, un peu trop cohérente à mon goût. Comme me gêne, dans toutes les approches sociologiques, politiques, idéologiques, etc., et donc dans la vôtre, le fait de traiter l’art exclusivement comme une production culturelle, sans prendre en compte ce que j’appellerai la spécificité de l’art au sein des productions culturelles. Que l’art soit une production culturelle, c’est évident. Et donc que l’art, en tant qu’ artefact, produit de l’activité humaine, ait un sens, comme vous le dites, c’est évident. Toutes les productions culturelles ont un sens. Mais ça, c’est hégélien ! Je ne veux évidemment pas dire que Hegel, ce n’est que ça. C’est le point de vue sur l’art de la Kulturgeschichte, et on le retrouve dans toutes les approches sociologiques ou historiques de l’art, qui traitent l’art essentiellement comme document permettant de comprendre, d’éclairer une époque, des mentalités etc. Toutes

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ces approches ont d’ailleurs en commun d’adopter une position fondamentalement relativiste… Alors, peut-être que ce n’est pas la tâche de l’histoire de l’art, ou plutôt de l’historien de l’art de prendre en compte et de rendre compte de la spécificité de l’art. Mais c’est pourtant cette spécificité, ce qui fait qu’un tableau n’est pas un « produit culturel » comme un autre, ou encore, pour le dire autrement, que ce que l’on entend et désigne par le terme « art » ne recouvre pas exactement ce que l’on entend par le terme « culture », qu’une œuvre artistique ce n’est pas un simple produit culturel, contrairement à ce que disent nos ministres et plus généralement les politiques. G. P. Pour moi, dans l’histoire, il y a toujours cette tension, cette opposition, cette contradiction entre le moment où l’on peut penser l’art comme catégorie philosophique ou comme production spécifique… C’est pour cette raison que je proposais l’idée que les trois générations d’historiens que j’ai présentées très rapidement sont des moments différents de ces contradictions. Je voudrais insister sur le fait que l’intervention féministe n’agit pas seulement sur le symbolique comme quelque chose de culturel. C’est pourquoi je me suis orientée, finalement, vers la question de l’esthétique : que se passe-t-il dans cette pratique qui n’arrive nulle part ailleurs ? Qu’est-ce qui est possible et qu’est-ce qui est arrivé avec la psychanalyse, les événements de l’histoire de l’art, les mutations en art contemporain, qui nous indique qu’on peut définir l’art comme processus spécifique mais pas seulement dans le sens philosophique ? Kant et Baumgarten ont commencé à définir l’esthétique mais enfin, selon moi, il y a un problème esthétique « après Auschwitz », des esthétiques modifiées par les questions que pose la différence sexuelle. Je ne voudrais pas qu’on voie l’histoire de l’art féministe – l’intervention féministe – seulement comme une approche imposée par les visual studies, c’est-à-dire l’étude des représentations, de l’image, des discours idéologiques de cette visual culture. Mais en histoire de l’art, nous sommes toujours chargés de repenser ces problèmes, au sein de quelque chose qui change, qui est vraiment historique et donc doit avoir à faire avec la société et les changements économiques et politiques, mais qui n’est pas identique à ça.

J. L. Vous avez raison, l’art est une catégorie philosophique, abstraite, mais qui a quand même ceci de très particulier que c’est une catégorie qui fonctionne toujours, dès le début (il n’y a pas si longtemps que ça, disons depuis la fin de la Renaissance, quand on est entré dans l’identification des arts avec les arts libéraux), à la fois et indistinctement, comme une catégorie descriptive et comme une catégorie évaluative. Quand on dit d’un objet que c’est de l’art, cela veut dire que c’est descriptif, que c’est de l’art parce que c’est dans les musées etc. Mais en même temps, c’est une catégorie évaluative. Alors on peut en discuter, il y a des philosophes aujourd’hui qui discutent, qui contestent le caractère évaluatif du concept d’art et qui disent : « après tout, ‘art‘, ça ne veut pas dire que c’est bien. Le mauvais art, c’est de l’art aussi ». Pourquoi est-ce que je vous parle de ça ? Parce que, par exemple, à un moment – je crois que c’est dans Vision and Difference –, vous dites qu’au fond il y a trois mensonges – ou trois erreurs – contre lesquels il faut lutter ou qu’il faut réfuter. Le premier, c’est qu’il n’y a pas eu de femmes artistes. Donc on pourrait refaire une histoire qui redonne la place à cela. Mais ce qui m’intéresse, c’est votre deuxième proposition : que les femmes artistes sont de second niveau, « second rate ». C’est aussi une proposition qu’il faut réfuter. C’est-à-dire, quand il y a eu des femmes artistes, elles étaient des femmes de niveau inférieur. À ce moment-là, comment pouvez-vous éviter la question des critères d’évaluation et la question du jugement de valeur de l’art ? Vous l’évitez comme tous les sociologues de l’art l’évitent, comme les historiens de l’art l’évitent systématiquement. On peut montrer qu’une œuvre d’art en tant que production culturelle a un

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sens, que c’est important, que ça exprime telle idée, que ça joue un rôle, etc. Mais on ne pourra pas éviter que l’art soit l’objet d’un jugement de valeur. Et donc, comment allez-vous démontrer que les femmes ne sont pas de second niveau ? Je suis extrêmement frappée que les artistes – les peintres, je n’aime pas trop le mot « artiste » – du XVIIe, du XVIIIe et du XIXe siècle (mais les écrivains, c’est pareil) ont des critères extrêmement précis pour se juger, pour dire que c’est bon, que c’est mauvais, etc. Ils sont comme tout le monde, ils appartiennent à leur époque, ils sont racistes, sexistes, tout ce que vous voulez, comme les hommes de leur temps, bien évidemment ! Mais ils ont des problèmes plastiques à résoudre et se demandent comment ils peuvent le faire ; ils critiquent tel artiste parce qu’il a bien résolu ou mal résolu ce problème, etc. Et donc je ne pense pas qu’on puisse éliminer cette question des critères d’évaluation ou qu’on puisse la dissoudre entièrement dans une approche de type politique, idéologique, sexuelle ou féministe. G. P. C’est une question que l’on trouve partout en ce moment. Au Danemark a lieu un grand débat sur ces problèmes de qualité et de discrimination parce le gouvernement a tenté, en 2003, de préciser l’héritage artistique danois21 afin de protéger la nation du processus transformatif des cultures importées et donc de la différence. Il y a également un débat intense en Suède. Le directeur d’un grand musée de ce pays a demandé au gouvernement une forte somme d’argent pour acheter des œuvres de femmes parce que depuis des décennies, voire un demi-siècle, on n’a pas acheté de créations de femmes artistes, parce que l’on achète seulement des choses qui ont une valeur indiscutable. Dans Differencing the Canon, j’ai exposé les tendances psychiques (narcissique et idéalisante) des hommes qui prennent comme valeur éternelle ce qui n’est, en vérité, que l’expression de leurs désirs. Je ne refuse jamais le formalisme en soi – parce que c’est absolument nécessaire comme moyen d’approche –, mais le formalisme seul n’est pas suffisant pour reconnaître la complexité de l’art. Il ne s’agit pas de dire que Mary Cassatt est aussi intéressante que Degas, mais de créer la possibilité de voir pourquoi elle n’intéresse pas les hommes et comment je peux recréer un terrain commun entre les deux artistes. Heather Dawkins, par exemple, qui écrit sur Degas22, a introduit dans son analyse de la figure de la baigneuse la question du chagrin, de la douleur du peintre, car Degas a perdu sa mère à l’âge de 12 ans. Je m’intéresse beaucoup à l’effet psychologique de cette perte si précoce, dont on ressent l’effet dans l’ambiguïté de ses images de femmes. Si on arrive à voir Degas comme un artiste traversé depuis longtemps par le chagrin ou la douleur, on arrive à construire une vision différente de Degas et à le faire converser avec des artistes qui, comme Mary Cassatt, apparaissent sans intérêt pour l’histoire de l’art masculine. En outre, je peux replacer Mary Cassatt dans le contexte d’une des tendances culturelles de la fin du XIXe siècle, caractérisée par un intérêt pour l’intériorité psychologique et qui participait aux nouvelles recherches sur ce qu’est l’enfant par rapport à l’adulte, ce qu’est cet autre, cette espèce étrange qu’est l’enfant… On peut voir dans les œuvres de Cassatt non la maternité et la domesticité, mais les interrogations d’une fille-adulte-artiste- chercheur sur une expérience qu’elle n’a pas eue, la maternité, de même que Degas s’interroge sur quelque chose qu’il n’a pas vécu, comme les expériences de danseurs. On change l’angle de vue et l’interprétation pour faire entrer en jeu des aspects beaucoup plus intéressants, la complexité des êtres humains, au lieu de se dire qu’on regarde seulement les inventions plastiques ou les pastels de Degas. Et ce n’est pas une question de significations idéologiques ou de valeurs formalistes, mais ça se produit exactement et ne peut se produire que sur le plan plastique, et c’est ce que j’appelle la poièsis. C’est le moment de création absolue. Mais on doit emprunter à la psychanalyse, comme à la philosophie, l’institutionnalisme, la biologie, pour produire

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une histoire de l’art, une interprétation des possibilités de ce moment qui soit vraiment respectueuse de l’invention qu’était l’art. J’ai toujours en tête de tracer le mouvement de l’intelligence artistique articulée à des problèmes formels. C’est pourquoi le modernisme est une chose très intéressante, très complexe. À la fin, la penseuse féministe ne résiste pas aux questions de valeur dans l’art, mais modifie les moyens par lesquels on peut apprécier l’intelligence, l’invention et les effets symboliques aussi bien qu’esthétiques, de toutes les œuvres d’art – au lieu d’avoir seulement une image de Degas diminuée parce qu’on refoule une partie de la conversation, le dialogue qu’il a entretenu avec Cassatt ou d’autres.

J. L. Vous avez commencé en disant que vous êtes une historienne de l’art féministe, mais qu’il n’y a pas d’histoire de l’art féministe. Est-ce que vous diriez la même chose à propos de l’art, cette fois-ci, et pas de l’histoire de l’art ? Vous citez dans un de vos textes l’artiste américain Katie Watt : fait-elle de l’art féministe ? Est-ce que vous diriez la même chose pour l’art que pour l’histoire de l’art, c’est-à-dire : il y a des artistes féministes aujourd’hui mais pas d’art féministe, ou est-ce que vous pensez qu’il y a un art féministe, même s’il n’y a pas d’histoire de l’art féministe ? G. P. L’histoire de l’art est formée par les musées, qui ont toujours eu la nécessité de créer des catégories : mediums, périodes, écoles, mouvements, auteurs. Elle cherche donc toujours à placer l’art dans des catégories muséales. Dire « art féministe », c’est trouver un tiroir dans lequel enfermer l’art. Je ne suis pas une historienne des femmes mais une historienne de l’art, qui pose la question de la différence sexuelle mais aussi beaucoup d’autres – sur le postcolonialisme, l’homophobie, les sexualités. Au lieu de catégories comme l’« art féministe », on doit penser à une problématique féministe. Je voudrais introduire le cas de Mary Kelly, que je situe comme une artiste contemporaine, et non américaine ou anglaise. Elle maintient que, si l’on applique à son art l’étiquette « art féministe », c’est seulement pour le pousser hors du champ de l’art conceptuel avec lequel l’intervention féministe a été très liée dans les années 1970. On ne dit pas art « masculiniste » ou art « phallique » ou art « chrétien ». Si l’on me catégorise comme une historienne d’art féministe, il semble que je ne peux parler que de choses féministes : or je parle de l’histoire de l’art, mais en posant des questions nouvelles, qui peuvent enrichir ou fertiliser nos recherches pour ouvrir les questions que l’on a refoulées, réprimées ou évitées. C’est un projet créateur et plus ouvert que de créer une énième catégorie. L’art de Michel-Ange peut lui aussi poser des questions de différence sexuelle. Il a mis sur la voûte de la chapelle Sixtine, au centre d’un monument emblématique du catholicisme, le moment où le dieu homme aime l’homme : c’est donc de l’amour de l’homme que la Création est née. C’est là une interprétation féministe de Michel-Ange, axée non pas sur sa sexualité, mais sur son art. Une création plastique nous enseigne que la Création peut être créée par l’amour d’un homme pour l’homme, pour un autre homme.

J. L. Vous dites que vous n’aimez pas tout le monde, bien évidemment, mais que vous pouvez reconnaître qu’il y a une très grande intelligence artistique de tel artiste, homme ou femme, peu importe, et ne pas l’aimer. Je ne suis pas sûre. Ce n’est pas une critique que je vous adresse, mais je veux dire que si l’on reconnaît qu’il y a une très grande intelligence artistique pour telle ou

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telle raison, etc., est-ce que l’on peut ne pas aimer cet artiste ? C’est aussi une question que je me pose à moi-même. G. P. Si l’on étudie l’histoire de l’art, on sait que l’on n’arrive pas spontanément à comprendre. On doit étudier plusieurs méthodes et disciplines pour arriver à une connaissance assez profonde pour reconnaître ce que cet artiste ou un autre a fait. Le but de notre discipline est donc d’infléchir cette idée d’un amour de l’art spontané, qui entraîne une reconnaissance immédiate. Pour les femmes, il manque toute la structure, tous les processus pour arriver à une telle reconnaissance, et même les femmes qui les étudient ont été aliénées par leurs propres imaginations. C’est pour ça que j’insiste : avec le féminisme, c’est la première fois dans l’histoire de l’art que je peux arriver à l’universalité pour étudier ma propre voix, même si le territoire du féminin est encore inconnu. Mais je peux devenir, comme Freud, un archéologue qui voyage dans ce paysage inconnu, ce continent noir et sombre pour déchiffrer des signes et des traces. Et c’est toujours un pacte, quelque chose entre ce que je voudrais savoir et ce que j’apporte au processus de production des connaissances ou de la science de mon époque, et ce que je peux rencontrer sans imposer mes projections. Ce processus de se retirer pour découvrir quelque chose d’inouï, d’emporter dans le projet de recherche des choses qui peuvent animer ce qui reste maintenant mort et stupide et sans intérêt ne va pas de soi. Je l’ai fait seulement avec les quelques artistes sur lesquels j’ai travaillé, comme Shoshana Felman l’a fait : ce pacte de lecture est une Nachträglichkeit, un après-coup, du rétrospectif. Mais il n’y avait pas alors, dans nos musées, dans nos bibliothèques, une préservation suffisante des archives et des textes dont on avait besoin pour arriver à une interprétation assez sensible et nuancée, comme on peut l’avoir maintenant pour les artistes masculins valorisés par l’histoire de l’art autorisé. Donc je peux apprendre à aimer, à apprécier des artistes pour lesquelles je n’ai pas eu une attirance instantanée, par l’enseignement, grâce à quoi on a l’occasion de comprendre beaucoup mieux ce qui ne paraît pas très intéressant au premier regard.

Philippe Bordes. Je me demande s’il n’y a pas trois aspects dans votre discours, et je ne vois pas très bien comment ils se relient. À la fin, quand vous parlez d’artistes, j’imagine que vous pensez « artistes contemporains ». Parce que je vois trois choses : d’une part, un peu à la manière de Carlo Ginzburg23, vous voulez donner la voix à ceux qui n’ont pas accès à l’expression. Par ailleurs, il me semble que votre discours est fondé sur une conception un peu étroitement muséale de l’art. On a vu dans les années 1970 que tous les penseurs innovants ne travaillaient que sur les artistes sanctionnés par les institutions. Et puis le troisième aspect, c’est ce que vous venez de dire à propos de votre collaboration, on va dire, intellectuelle et empathique avec les artistes. Telle que vous l’avez présentée, j’ai senti que c’était plutôt des artistes contemporains, et l’art contemporain a ses propres protocoles, je dirais, d’explication. G. P. Je ne pense pas que je donne la voix aux personnes qui n’ont pas de voix. Elles parlent, mais personne n’écoute. C’est différent. C’est parti d’un défi que m’ont lancé mes étudiants qui viennent d’Inde, d’Afrique, d’Amérique latine : pourquoi est-ce que je ne connais pas leurs artistes ? Comment puis-je penser que je suis historienne de l’art si je reste dans une telle ignorance ? Donc ce n’est pas que je donne la voix aux minorités ; c’est que je dois écouter ce qu’on peut me dire d’une situation ou d’une autre. Generations and geographies in the visual arts (Londres/New York, 1996), c’était justement le résultat de cette réflexion : changer mon point de vue pour être non,

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comme les Américains, globalisante, mais pour pouvoir m’adresser des questions qui viennent d’une position autre que la mienne. Ensuite, les effets du féminisme et des autres mouvements sociaux des années 1970 ont vraiment changé la situation : l’art contemporain est différent et plus vaste dans son contenu, et il y a d’autres moyens de l’expliquer ; voilà vraiment l’effet de ces défis. On doit élaborer quelque chose de beaucoup plus complexe. J’ai une collègue, Catherine Karkov, qui pratique une intervention féministe sur l’art du Moyen Âge, ce qui est formidable parce qu’il y a beaucoup d’inscriptions de femmes. Si on fait des recherches dans les archives sur les femmes du Moyen Âge ou de la Renaissance, à Bologne ou à Rome, on trouve des traces, on trouve des archives – finalement on n’a jamais été aussi antiféministe que dans la modernité ! Quelque chose est arrivé avec l’art contemporain qui devrait, je pense, intéresser les historiens de l’art : pourquoi est-ce qu’on a tout d’un coup abandonné la peinture ? Peut-être que vous vous rappelez l’exposition Face à l’histoire ?24 Après les années 1980, la plupart des documents étaient photographiques ou cinématographiques, et l’exposition ne proposait qu’une seule petite section avec un groupe de peintures. Pourquoi la culture a-t-elle abandonné ce moyen de penser le monde, qui a dominé pendant des siècles ? Les historiens de l’art ne savent pas comment répondre à ce changement de medium. Et donc, par faiblesse, on retourne à quelque chose de connu et de soi-disant continu, au lieu de chercher les moments vraiment transformateurs.

J. L. Votre critique, c’est que l’historien de l’art ne peut pas tenir compte des transformations que les innovations technologiques induisent dans l’art lui-même. Au fond, est-ce que vous ne demandez pas à l’historien de l’art de se transformer en critique d’art ? Parce que c’est au critique d’art, me semble-t-il, de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, de comprendre pourquoi il y a ces nouvelles formes d’art. Est-ce que ce n’est pas attendre beaucoup trop de l’histoire de l’art ? G. P. C’est une question très intéressante. La différence, c’est que les critiques doivent expliquer immédiatement et donc on a un discours de critique. De temps en temps, il devient plus intéressant, plus intellectuel. Tandis que l’étude historique nous donne des perspectives non seulement d’une histoire qui continue, progresse, mais aussi de l’étrangeté des moments de rupture, des manques de continuité, des changements. Pour moi, l’historien de l’art qui veut s’occuper de l’art contemporain ne doit pas être schizophrène – au moment où j’étudie Mary Cassatt, je suis historienne, et au moment où j’étudie Mary Kelly, je suis critique – parce que le critique a toujours une posture historique. On doit toujours avoir ce rôle de légitimation plutôt que de tenir un discours un peu apologétique, tandis que l’historien de l’art met en question, pose peut-être des questions dérangeantes. Ce n’est pas une question d’évaluation et d’interprétation, c’est qu’il s’agit de comprendre le mouvement, le changement des structures. Aujourd’hui la pensée passe par une autre technologie, difficile à identifier clairement. Les différences entre la culture générale et les actes de l’art sont assez difficiles à définir dans ces conditions là. Et c’est pourquoi je pense que nos connaissances historiques, nos possibilités de penser, avec ses grandes perspectives et avec cette profondeur de compréhension de tout ce qui arrive dans l’art, peuvent apporter quelque chose à la connaissance de l’art contemporain qui est vraiment la même chose que la critique.

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NOTES

1. Voir la bibliographie complète de Griselda Pollock sur www.leeds.ac.uk/cath. 2. Griselda Pollock, Vision and Difference : Feminism, Feminity and the Histories of Art, Londres, (1988) 2003 ; Differencing the Canon: Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres, 1999. 3. Mary Kelly, « Art and Sexual Politics » (1976), réédité dans Rozsika Parker, Griselda Pollock, Framing Feminism: Art and the Women’s Movement 1970-1985, Londres, (1987) 1992. 4. Griselda Pollock, « Can Feminism Survive the Impact of Feminism? », conférence à la CAA, New York, 1989, reprise dans la préface de Vision and Difference, Londres, 2003. 5. Frederic Jameson, The Political Unconscious : Narrative as a Socially Symbolic Act, Ithaca (NY), 1982. 6. Teresa de Lauretis, Technologies of Gender: Essays on Theory, Film and Fiction, Londres, 1987. 7. Franz Kugler, Handbuch der Geschichte der Malerei, 2 vol., Stuttgart, 1837 ; Franz Kugler, Handbuch der Kunstgeschichte, 2 vol., Stuttgart, 1841-1842 ; Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles, Paris, 1858. 8. L’article de Joan W. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », dans Jeanne Bisilliat, Christine Verschuur éd., Le genre : un outil nécessaire, introduction à une problématique, Paris, 2000 [« Gender: A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review 91/5, décembre 1986 (traductions en français, italien, espagnol et portugais)] est un texte fondateur. Voir aussi Donna J. Haraway, « ‘Gender’ for a Marxist Dictionary: The Sexual Politics of a Word », dans Donna J. Haraway, Simians, Cyborgs and Women; The Reinvention of Nature, Londres, 1992, p. 127-148 et Gayle Rubin, « The Traffic in Women: Notes on the ‘Political Economy’ of Sex », dans Rayna Reiter éd., Toward an Anthropology of Women, New York, 1975. 9. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, 1949. 10. Scott, 1986, cité n. 8. 11. Pierre Bourdieu, De la domination masculine, Paris, 1998. 12. Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, 1990 ; trad. fr. : Trouble dans le genre, Paris, 2005. 13. Adrienne Rich, « Towards a Woman Centred University » (1973-1974), dans Lies, Secrets and Silence: Selected Prose 1966-1978, Londres, 1979, p. 125-156. 14. Si le genre n’existe pas comme fait accompli, on doit nous permettre d’imaginer ces inscriptions dans la culture comme produit des subjectivités qui ne sont pas fixées. Julia Kristeva a suggéré que le féminin doit être compris comme position de négativité créatrice qu’on découvre par exemple dans les textes de Mallarmé et d’autres poètes de l’avant-garde. Monique Wittig propose l’idée qu’il existe des écrivains féminins qui ne sont pas des femmes : les lesbiennes, selon elle, résistent à la position de classe nommée « femme » dans l’économie patriarcale. On peut donc imaginer la position d’un même refus des normes masculines avec ce néologisme « non-homme ». On voudrait échapper à la substitution d’une identité fixe pour une autre. La fluctuation des identités qui est le résultat de nos formations psychiques et linguistiques peut être mobilisée par les pratiques sémiotiques et esthétiques. 15. Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », dans L’arc, n° 61, 1975. 16. Griselda Pollock, éd., Generations and Geographies in the Visual Arts: Feminist Readings, Londres/ New York, 1996. 17. L’idée de singularité, qu’on attribue au philosophe médiéval Duns Scot, figure dans plusieurs ouvrages récents de Julia Kristeva, par exemple, Le génie féminin : Arendt, Klein, Colette, Paris, 1999-2001, ou « Le temps des femmes », dans Cahiers de recherche de sciences des textes et des documents, 5, 1979, p. 5-19. 18. « I will suggest that none of us, as women, has as yet, precisely, an autobiography. Trained to see ourselves as objects, to be positioned as other, estranged to ourselves, we have a story that

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cannot, by definition, be self-present to us: a story that, in other words, is not a story, but must become a story. And it cannot become a story except through a bond of reading, that is, through the story of the other, the story read by other women, the story of other women, that story told by others, insofar as this story of the other, as our own autobiography, has as yet precisely to be owned. I will suggest that it cannot be owned by our attempting any direct access to ourselves as women – getting personal – or by pretending to leave culture to step outside the text. Rather, I will here propose that we might be able to engender, to access our story only indirectly, by conjugating literature, theory and our autobiography together through the act of reading and by reading, thus, into the text of culture, at once our sexual difference and our autobiography as missing », Shoshana Felman, What Does a Woman Want? Reading and Sexual Difference, Baltimore, 1993, p. 14. 19. Kristeva, 1979, cité n. 17, p. 5-19. 20. Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, 1958 ; trad. fr. : La condition de l’homme moderne, Paris, 1961. 21. Henrik Holm, « Contest-nation: Denmark – A PTSD-struck Contesting Analysis », (colloque, Belfast, avril 2007), à paraître dans Griselda Pollock éd., The Visual Politics of Psychoanalysis in a Post-traumatic World. 22. Heather Dawkins, « Frogs, Monkeys and Women: A History of Identifications across a Phantastic Body », dans Richard Kendall, Griselda Pollock éd., Dealing with Degas: Representation of Women and the Politics of Vision, Londres, 1991, p. 202-217. 23. Carlo Ginzburg, Il fromaggio e i vermi: il cosmo di un mugnaio del’500, Turin, 1976 ; trad. fr. : Le fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, 1980. 24. Face à l’Histoire, 1933-1996. L’artiste moderne devant l’événement historique, Jean-Paul Ameline, Harry Bellet éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges-Pompidou, 1996), Paris, 1996.

INDEX

Keywords : art history, historiography, feminist art history, feminism, male canon, phallocracy, gender studies, queer studies Mots-clés : histoire de l'art, historiographie, histoire de l'art féministe, féminisme, canon masculin, phallocratie, gender studies, queer studies

AUTEURS

GRISELDA POLLOCK Née en Afrique du Sud et ayant vécu au Canada anglophone et au Québec, elle a poursuivi sa formation en Grande-Bretagne (Oxford University et Courtauld Institute of Art). Nommée enseignante à l’université de Leeds en 1977, elle y dirige depuis 2001 le Centre for Cultural Analysis, Theory and History. À partir des questions de genre, de race et de classe et de leur impact sur le modernisme et les pratiques artistiques depuis la fin du XIXe siècle en Europe et aux États-Unis, elle a contribué à mettre en valeur les apports de la théorie psychanalytique et du féminisme dans une approche ouverte de l’histoire de l’art, et élargi ses réflexions sur les

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problématiques des arts visuels dans les cultural et post-colonial studies. Elle vient de publier Museums after modernism strategies of engagement (Malden, 2007).

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La peinture : une affaire d’homme ?

Nadeije Laneyrie-Dagen

« L’art est très étranger à l’esprit des femmes, et ces choses ne peuvent être accomplies sans beaucoup de talent, qualité rare d’ordinaire chez elles » (Boccace, De claris mulieribus, 1370). « – Vous avez un vocabulaire très… – Marketing ? – Masculin plutôt. Vous parlez de quelque chose qui ressemble à une bataille, où il faut avoir de gros bras » (Christine Macel, Xavier Veilhan, « Discussion entre nous », dans Jean-Marc Bustamante, La création contemporaine, Paris, 2005).

1 Dans les livres qui, à la fin du XIXe siècle, traitent de l’art dans les temps préhistoriques1, dans les romans sur les premiers âges qui furent à la mode vers 19002, mais aussi dans les essais savants qui développent le sujet à la fin du XXe siècle, la question de l’origine de l’art ne se conjugue jamais avec celle du sexe. On discute des pigments, de la technique utilisée ; on débat de questions de datations ; on s’interroge sur la part de l’esthétique dans des représentations que l’on hésite à tenir pour « de l’art » ; on affirme ou on nie le caractère magique des signes ou des motifs. Mais il semble aller de soi que les sculptures, les peintures sont œuvres d’un artiste, d’artistes forcément masculins. Pourrait-il en aller autrement ? Les manuels de philosophie ont longtemps enseigné aux élèves, dans les classes de lycée, que le propre de l’homme était de penser la mort, d’enterrer les défunts. Ou bien que le surgissement de l’humain coïncide avec le premier acte esthétique : avec la naissance de l’art3. Dès lors, comment concevoir qu’un acte si grave, décisif, ait pu être le fait d’une femme ? L’entrée de la première humanité dans la civilisation ne saurait résulter que d’un être masculin : Prométhée, qui vola le feu aux dieux ; ou un artiste, mais non pas une artiste. Cette impossibilité de penser le mythe du premier acte créateur, c’est-à-dire l’origine de l’art, autrement qu’en fonction d’une histoire qui la conjugue avec la masculinité, est un fait proprement stupéfiant. Nous ne possédons pas le début d’un indice que les peintures et

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les gravures pariétales, les sculptures en pierre ou en os qui nous sont parvenues soient le fait de femmes. Mais il n’existe pas non plus l’ombre d’une preuve que ces créations aient été l’œuvre d’hommes. Que la question n’ait pas seulement été posée, que pas un livre jusqu’à ces toutes dernières années n’ait constaté l’impossibilité de trancher4 donne la mesure de la difficulté dont veut traiter cet article : celle de penser l’activité artistique au féminin.

2 Question dépassée, dira-t-on ? Effet d’une pensée féministe et d’une histoire des genres venue d’outre-Atlantique sur le questionnement d’une – forcément une – historienne de l’art ? Il n’est pas sûr que le débat soit effectivement obsolète, ni que les suspicions légitimes qu’on peut avoir et que l’auteur de ces lignes nourrit vis-à-vis d’une certaine historiographie américaine épargne de réfléchir sur cette difficulté de penser l’art au féminin. En septembre 2005, dans un livre qui lui était consacré, le peintre Jean-Marc Bustamante, représentant de la France à la Biennale de Venise deux ans auparavant, soutenait face à un conservateur et à une conservatrice qui l’approuvaient que la femme « n’est pas faite pour tenir la distance ». Par sa difficulté à affronter d’éventuelles polémiques, mais aussi parce qu’elle n’est pas capable de se renouveler, l’artiste femme a pour meilleur destin possible de créer une fois puis de se répéter : « […] l’homme a besoin de conquérir des territoires, la femme trouve son territoire et elle y reste [...]. Les femmes cherchent un homme, un homme veut toutes les femmes [...]. Les hommes sont toujours dans la recherche de territoires vierges »5.

3 Les Écoles des beaux-arts, les galeries, les foires, les musées montrent néanmoins une percée remarquable des femmes dans la création depuis des décennies. Il n’est pas tout à fait impossible que l’art, après avoir été durant des siècles le fait presque exclusif des hommes, s’affirme bientôt comme un domaine à prédominance féminine. L’objectif de ces lignes n’est pas d’examiner les conséquences possibles ou probables de cette évolution. Il est d’insister sur l’ampleur et la pérennité des obstacles qui ont retardé ou qui retardent encore l’avènement d’une pensée de l’art qui soit, non pas féminine, encore moins féministe, mais simplement dépourvue d’un a priori qui la conjugue, plus ou moins consciemment, avec l’idée que l’acte plasticien est un fait d’homme.

« Au règne du désir »

4 Au début des années 1990, Hubert Damisch interroge le mythe du jugement de Pâris. En élisant Vénus comme la déesse la plus belle de préférence à Junon ou à Minerve, Pâris, écrit H. Damisch, pose la question de la beauté « dans son rapport au règne du désir et à la pulsion scopique »6. Le berger préfère le corps capable de donner du plaisir à celui qui incarne la Sagesse (Junon) ou à celui qui symbolise la Force (Minerve). Le mythe permet à H. Damisch de fondre l’érudition panofskyenne et l’interprétation freudienne : il appelle de ses vœux la constitution d’une « iconologie analytique », autrement dit une méthode qui fasse du désir une clé de l’acte créateur et du plaisir de voir. Le sésame proposé est formulé à partir d’une situation morale traditionnelle : un jeune homme s’émeut devant des corps de femmes. Le désir dénommé est masculin et hétérosexuel : l’artiste, auquel le berger, relayant Narcisse, fournit une nouvelle figure fondatrice, et le spectateur, désigné par la trouvaille de la « pulsion scopique », sont des mâles. H. Damisch ne se préoccupe pas de savoir ce que deviendrait l’iconographie analytique dans le cas où l’artiste ou le spectateur seraient des femmes – des bergères et non un berger.

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5 L’un des mythes les plus anciens de la peinture, rapporté effectivement à cet art et non relié à lui par une construction théorique, fait cependant de l’amour d’une femme pour un homme l’occasion de la première œuvre d’art. C’est l’histoire fameuse de la fille du potier Dibutade, soucieuse de garder l’image de son amant alors qu’il s’en va pour longtemps. Notre source principale, le livre XXXV de l’Histoire naturelle de Pline, raconte que la jeune femme traça sur le mur les contours de l’ombre de son amant et que le père remplit ces contours d’argile7. Ainsi naquirent, d’une idylle et d’une coopération d’atelier, à la fois le dessin et le modelage ; et la peinture aussi, si l’on songe que Dibutade était céramiste, c’est-à-dire, certainement, peintre sur vase. La légende donne à l’art sa justification, par le rôle mémoriel : il est un substitut de l’absence, il conserve, par le portrait, le souvenir de ceux qui ne sont pas là, soit parce qu’ils sont morts soit parce qu’ils sont au loin. La répartition des rôles est à peine ambiguë. La femme invente l’idée de l’art, par l’amour qu’elle porte à celui qui la quitte alors qu’elle reste au foyer : en 1842, Honoré Daumier réalise sur ce thème une lithographie qui assimile la fille de Dibutade à Pénélope attendant son Ulysse. Mais l’esquisse qu’exécute la jeune femme requiert l’intervention d’un homme – un aîné, un père, un maître – pour devenir une œuvre parfaite.

6 Au XVIIIe siècle, puis au début du XIXe siècle alors que la légende connaît sa plus grande vogue, le thème intervient comme écho éventuel à une autre scène d’amour, celle d’un homme pour une femme – une femme virtuelle puisqu’il s’agit de Pygmalion examinant sa statue. Une peinture de Tournières à l’École nationale supérieure des beaux-arts, L’invention du dessin de 1716, et celle de Regnault à Versailles sont ainsi réalisées, semble-t-il, en pendant de tels tableaux. À d’autres époques, au contraire, la fille de Dibutade est éliminée de la légende et l’assez niaise version d’une tendre amoureuse est remplacée par le thème plus noble de l’amitié virile – un peintre mâle faisant le portrait d’un autre homme8 ; ou par celui de l’autoportrait comme chez Vasari9.

Situation de la peinture : Apelle et Campaspe

7 Dans des sociétés où le pouvoir et l’argent sont concentrés aux mains des hommes, l’épisode qu’illustre le plus fréquemment la peinture n’est pourtant pas celui de Dibutade. Une autre légende, toujours rapportée par Pline, celle d’Apelle et Campaspe, reflète mieux le caractère d’une tradition dans laquelle le commanditaire et le peintre sont, très généralement, masculins. Apelle, peintre favori d’Alexandre, fut chargé par celui-ci de peindre sa maîtresse. « L’artiste, tout en travaillant, devint amoureux d’elle et Alexandre, qui s’en aperçut, la lui donna » (Pline, Histoire naturelle, XXXV, 86). La scène devient dès la Renaissance10 un exemplum de la dignité du métier de peintre – puisqu’Alexandre préfère Apelle à sa maîtresse – et de la virtus du prince mécène, qui maîtrise ses passions et fait passer la protection des arts devant ses inclinaisons amoureuses. Ce qui peut choquer à notre époque – l’échange de cette femme qui passe des mains d’un prince à celle d’un artiste sans qu’on lui demande son sentiment – ne semble déranger aucun commentateur, aucun illustrateur, avant le XIXe siècle11.

8 Au Palais des beaux-arts de Lille, une esquisse de David représente la scène. Conformément au canon néoclassique formulé par David lui-même, Alexandre, le héros – le bon prince et le commanditaire du tableau – est nu ou presque nu. Debout derrière

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le peintre, il pose la main avec bienveillance sur l’épaule d’Apelle. Celui-ci a absolument renoncé à peindre : sidéré par la beauté de Campaspe, il laisse pendre son pinceau au bout d’un bras inerte. La scène est saisie au moment où Alexandre, conscient du trouble de son artiste, va lui abandonner Campaspe. Le drame essentiel se joue à droite, entre le peintre et le modèle que sépare un espace et, symboliquement, le haut rectangle du tableau presque vierge. Assis pour exécuter son œuvre, position de l’otium qui désigne dans la peinture une activité cérébrale12, Apelle reste le bras ballant, le pinceau inutile au bout des doigts : la réflexion qui préside à la genèse de l’œuvre menace de céder la place à la mélancolie stérile. Le peintre a pu seulement esquisser le corps de la belle : il a tracé les jambes, le sexe, le bas du ventre. La lumière vient de gauche et l’ombre du corps d’Apelle se porte sur cette esquisse : possession virtuelle. Assise sur le lit, Campaspe, nue, se recule et cache son visage d’un mouvement de la main, émue dans sa pudeur et comme touchée physiquement par le regard du peintre. L’ombre de son buste, à son tour, se projette derrière elle, sur les draps indiscrètement défaits, sur l’oreiller en désordre : suggestion d’enlacement, promesse d’un acte à venir avec Apelle plutôt que souvenir des ardeurs d’Alexandre.

Le peintre et son modèle

9 La situation que décrit le tableau de David est celle du désir. Le travail de peinture naît de ce désir, celui d’un artiste mâle pour un corps féminin. Il ne peut être mené à terme que si cette pulsion trouve une issue réelle : si le peintre consomme l’acte de chair. Nombre d’autres légendes fournissent aux artistes la matière d’une iconographie qui met en scène, de la même manière, un homme et l’objet de ses vœux. Quelquefois (Pygmalion), le corps désiré n’est pas celui du modèle : il est l’œuvre elle-même, si belle que l’artiste aspire à ce qu’elle devienne un corps et obtient ce miracle. Ou bien – c’est le cas dans la légende de Zeuxis peignant les jeunes filles de Crotone – l’artiste peint non pas une seule femme mais plusieurs beautés nues. Cette situation – jusqu’à l’Atelier de Courbet – est toujours représentée dans une pièce close, un lieu intime d’où toute autre présence, masculine ou féminine, est exclue. La charge érotique s’en trouve singulièrement accrue. Or la réalité historique résiste à cette description : le modèle féminin nu s’introduit tardivement dans les ateliers. Au XVIIe siècle, bien après l’apparition du nu féminin dans la peinture, la présence d’une femme modèle continue à faire problème, même en dehors de toute intimité. , ainsi, vilipende un élève qui entretient un dialogue équivoque avec une modèle nue installée sur l’estrade et que dessinent les peintres de l’atelier, isolés dans des alvéoles mais ainsi rigoureusement surveillés par le maître13. Le huis clos d’un homme vêtu avec une femme dévêtue ou tout simplement l’intimité insolite d’un peintre mâle avec une femme qu’il ne connaît pas correspond donc longtemps à une situation peu banale, en fait essentiellement fantasmatique. Du XVIIe au XXe siècle, cette situation donne lieu à des œuvres qui reprennent, en ôtant toute référence à une histoire précise, les récits du type Apelle, Pygmalion ou Zeuxis. Dans une salle étroite où il se trouve seul avec son modèle, Rembrandt se dessine puis se grave, subjugué, minuscule et comme terrassé face à la majesté d’un corps dont il ne parvient pas à achever le tracé ; dans un dessin, Picasso, silhouette définie d’un trait à peine visible, contemple, le menton sur son bras replié, une femme nue, seule partie de la feuille sur laquelle il a appliqué la couleur. L’inachèvement des œuvres est la marque voulue de l’émotion érotique : le désir y est désigné comme pulsion créatrice et comme inhibition. Il devient la nouvelle forme de la

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mélancolie artistique : ce qui pousse à créer, et risque d’empêcher l’œuvre de venir à terme.

L’art chrétien : le désir transcendé

10 Si elle a accepté l’image, parce qu’elle est une religion de l’incarnation, l’église chrétienne a prétendu la moraliser. Elle a détruit les statues païennes non seulement pour lutter contre l’idolâtrie mais aussi parce que ces statues étaient propres à susciter le désir. Quand saint Bernard de Clairvaux tonne contre la statuaire, il ne se soucie pas seulement d’éviter que les artistes produisent des simulacres qu’il juge indignement grotesques : il se préoccupe de l’effet sensuel que risque de provoquer une œuvre qui, tridimensionnelle, colorée et parfois grandeur nature, donne une impression de réalité sidérante. Au XIIe siècle, un moine anglais pèlerin à Rome confesse la diabolique attirance que produit sur lui une statue antique – sans doute une Vénus nue, ronde bosse certainement, peut-être polychrome : « cette image était si parfaite qu’elle semblait une créature réelle plutôt qu’une statue, et je ne sais quelle force magique m’a poussé à aller la voir trois fois, alors que mon auberge en était éloignée de deux stades » 14. Quatre cents ans plus tard, quand Érasme vitupère les peintres qui représentent Suzanne ou Bethsabée plutôt que des scènes chastes, il s’inquiète du pouvoir sensuel des œuvres. Les exemples qu’il choisit sont ceux où une femme excite la convoitise des hommes et non l’inverse ; il ne cite pas l’épisode, souvent représenté dans la gravure du Nord, de Joseph retenu par la femme de Putiphar. Les spectateurs auxquels il pense sont forcément des hommes. Un peu plus tard, de la même manière, le concile de Trente veut bannir toute lascivité des tableaux religieux : il interdit les nus féminins, mais ne formule aucun article contre les nudités masculines. La censure porte sur ce qui est supposé être un moteur principal de la peinture : l’exhibition du corps d’Ève, commandée par un amateur, mise en œuvre par un homme.

11 Le cœur de l’iconographie chrétienne représente aussi, en le transcendant, le désir masculin. L’acte fondateur du christianisme, l’Incarnation, est la circonstance fondamentale qui permet de montrer le face à face d’un homme avec une femme. Dans les Annonciations, l’ange, dont on ne connaît pas le sexe mais que les artistes représentent sous les traits d’un éphèbe, est seul avec la Vierge. L’espace est très ordinairement structuré d’une façon identique. Intrus masculin, Gabriel vient habituellement de la gauche : la porte de la maison ou de la chambre est souvent peinte derrière lui. Il surprend la Vierge dans sa solitude, dans le lieu le plus secret de la maison (thalamus), quelquefois devant son lit : les gestes de Marie hésitent, selon les œuvres, entre l’effroi que suscite cette brusque présence et la soumission immédiate au devoir d’épouse de Dieu. Le messager est à genoux ou s’incline, silhouette légèrement abaissée par rapport à la Vierge qui le domine ainsi, malgré une humilité affichée. Un espace, nécessairement, sépare l’ange et Marie. Le peintre souligne cet espace. Il en rend la distance symboliquement infranchissable par une colonne, un vase ou un carrelage : un sol que rythment ombres et lumières et qui conduit à une porte puis à un jardin où le regard s’enfonce, avant de revenir à la Vierge. Dans le haut des Annonciations, la colombe ou l’Enfant Jésus, issus parfois de la figure du Père, volent vers Marie, portés par un rayon : Dieu prend chair en présence du beau messager. La possession est virtuelle mais l’image, qui suggère à la fois déclaration d’amour

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platonique et viol de l’intimité, n’en est pas moins dotée d’un pouvoir d’empathie puissant.

12 Une autre scène essentielle de l’iconographie chrétienne permet de traiter le thème du peintre et de son modèle. Le saint patron des peintres est l’évangéliste Luc, peintre et premier portraitiste de la Vierge. L’iconographie renaissante le représente, tel Apelle devant Campaspe, seul avec la Madone. La Vierge est sans doute habillée et elle tient l’Enfant sur ses genoux. Et le bœuf, couché aux pieds de Luc, rappelle que la scène est allégorique : Luc n’est pas vraiment près de la Vierge, la présence de celle-ci est une image mentale, une vision, comme le ruminant est un attribut symbolique du saint et non son compagnon effectif. Il n’empêche, le spectacle donné à voir est celui d’un homme isolé avec une femme. Le programme que le saint parrain propose aux artistes n’est pas modifié : un artiste homme peint un corps féminin.

13 Le schéma du huis clos supporte des variations. Le portrait de donateur, qui naît et se généralise au début du XVe siècle, met face à face un commanditaire – le futur amateur – et une femme admirablement belle. Dans La Vierge du chancelier Rolin de Van Eyck, l’homme à genoux, le commanditaire, est peint, comme l’ange, comme saint Luc, à gauche du tableau, la Vierge étant à droite. Le damier d’un carrelage, plus loin une arche, encore au-delà la perspective d’un fleuve établissent une distance symbolique entre l’homme et la femme : distance infranchissable. Cet espace, métaphoriquement, est celui de la peinture elle-même. Le corps que le peintre donne à voir peut être admiré, désiré ; il est impossible de le toucher. La peinture, comme la Vierge, comme le corps féminin idéal, s’apprécie de loin. Comme l’a montré Erwin Panofsky, dans les diptyques et les retables, la répartition de la Madone au centre et des donateurs sur les volets sépare fortement les lieux impartis à l’une et aux autres15. Elle permet de laisser paraître l’admiration que suscite la contemplation du corps saint, que le peintre veut effectivement merveilleusement beau. Dans le Diptyque de Melun de Fouquet vers 145016, la Madone invoquée par Étienne Chevalier a la peau très blanche, le front non pas couvert mais épilé bien au-dessus de la ligne des cheveux, le corset délacé sur un sein admirablement rond. Portrait posthume et idéal d’Agnès Sorel, la première maîtresse officielle d’un roi – à en croire la légende, plus significative que l’histoire en l’occurrence –, la Vierge cesse d’être une pure beauté. Elle est la sensualité même : une idéale pucelle, offerte à la dévotion peu certainement chaste du ministre de ce roi. La force érotique de l’image assure sa fortune à l’époque contemporaine bien au-delà du cercle des historiens de l’art ou des spécialistes du XVe siècle. Déchargée de son enfant, couronnée de plumes plutôt que de perles, modernisée par des marques de bronzage, la Madone de Fouquet sert d’icône sensuelle dans l’œuvre d’artistes contemporains comme celle de Cindy Sherman, et jusque dans des publicités.

Sous le règne de la raison

14 L’iconographie des légendes chrétiennes confirmerait donc en la sublimant la leçon travaillée par la fable. L’art est une affaire d’hommes, il se conjugue avec le désir mâle. Cette interprétation exclut par essence la femme de la possibilité d’être artiste. Aussi le groupe féministe des Guerillas Girls créé à New York en 1985 peut-il affirmer : « Moins de 5 % des artistes dans les sections d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus représentent un corps féminin »17.

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15 Le sexe de la femme – son corps objet du désir mâle – n’est cependant pas le seul obstacle qui empêcherait celle-ci de devenir artiste. Son esprit est un autre handicap. Revenons à Hubert Damisch. L’auteur du Jugement de Pâris, le philosophe qui renvoie l’œuvre à la libido freudienne est aussi l’historien des systèmes perspectifs et le théoricien de l’activité graphique. Par ces sujets, il rejoint une autre tradition et traite d’une autre fable : la fable selon laquelle le dessin se trouve à l’origine de la création ; la tradition selon laquelle il constitue l’essence de la peinture. Car l’interprétation qui fait de la création artistique une activité en rapport avec la volupté est le propre d’une époque : la Renaissance. Elle apparaît dans l’euphorie de la mimèsis naissante, alors que s’affirme puis triomphe l’art profane. Elle va de pair avec l’apparition de figures inédites : l’artiste comme personnage fantasque et jouisseur, Benvenuto Cellini et non plus Frère Angélique ; le mécène comme esthète, épris d’une beauté qui délecte : « puisque la Peinture a été inventée essentiellement pour le plaisir », fait dire Dolce à l’Arétin à la fin des années 155018.

16 Mais avec l’art de la contre-réforme et surtout quand sont créées les premières académies, à Florence d’abord et en France en 1648, la volupté, le plaisir – diletto – cessent d’être regardés comme des moteurs essentiels de l’acte de créer. La volonté d’élévation des âmes prime sur la séduction ou en tout cas la combat. Le Vrai, le Bien, l’Idéal apparaissent – à certains – comme les nouvelles fins essentielles : les moteurs principaux et la justification de l’acte de créer. Dans ce contexte, le débat entre le dessin et la couleur – celui, au XVIe siècle, des écoles florentine et vénitienne – se trouve réactualisé. Or soit chez les défenseurs du dessin, soit chez ceux de la couleur, ce débat prend de nouveau une configuration sexualisée.

Le dessin, la pensée et la fente

17 Par dessin, la langue de l’ancienne théorie de l’art ne désigne pas seulement l’œuvre tracée sur un papier. Elle indique le moment initial d’une œuvre qui peut être une peinture ou une sculpture : le geste mythique dans lequel l’art prend forme – la silhouette tracée par la fille de Dibutade – et l’étape conceptuelle de la méditation de l’œuvre : le « dessein » autant que le geste de tracer. Dans le dessin prend forme l’ historia : l’histoire, l’« œuvre suprême du peintre », selon Leon Battista Alberti19. Cette histoire reçoit son espace de la perspective linéaire. H. Damisch, qui lui consacre un ouvrage, définit la « perspectiva artificialis » comme une projection où fusionnent la peinture et le langage, le lieu privilégié où la chose peinte rencontre la chose réfléchie : « Le livre dont on achève la lecture [L’origine de la perspective] ne visait qu’à donner à voir et entendre comment, dans la peinture, non seulement ça montre, mais ça pense » 20.

18 Le dessin, auquel H. Damisch consacre une autre étude en forme de traité philosophique21, est aussi ce qui définit les formes. Les lineae extremae – les lignes de contour – construisent les figures. Le trait (tractus) fait le portrait (« pourtraicture »). Il sert à exprimer les émotions, les caractères. De nouveau, il impose l’idée : ne dit-on pas « charger le trait », l’exagérer, lorsqu’il s’agit de caricature ? Réduit à la ligne, une ligne extrêmement subtile, le trait mesure encore la maîtrise artistique : d’après Pline, les peintres Apelle et Protogène rivalisèrent en traçant et retraçant sur une surface des lignes extrêmement fines – lineae tenuae (Pline, Histoire naturelle, livre XXXV, 81-83). Et selon Vasari, Giotto, le premier des artistes « modernes », emporta l’adhésion de son

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commanditaire par le tracé d’un cercle : un magistral « O »22. Hubert Damisch, quant à lui, place son Traité du trait sous le signe Lucio Fontana. La perforation pratiquée par l’artiste, coupure à même la toile, trait ou plutôt ligne infime et sans couleur, ne cherche plus à figurer mais propose une autre idée de la peinture – « une histoire résolument autre ». De nouveau, la ligne, découpée plutôt que tracée – mais qu’importe – est la forme que prend l’idée : le concept – concetto spaziale. La ligne de Fontana est verticale, ou du moins la fente, les fentes qu’il incise, ne sont-elles jamais horizontales. Comme H. Damisch l’écrit, rapprochant les toiles de Fontana de The Break, une œuvre de Barnett Newman, « en termes graphiques l’incision, la coupure verticale pratiquée à même la toile […] fait écho à la rainure, la faille, la brèche elle aussi verticale, ouverte par l’autre en réserve, blanc sur noir, blanc contre noir, de part en part de la feuille, comme un trait de lumière »23. Sans que H. Damisch s’en explique, les mots qu’il utilise ont une connotation sexuelle. Dans les deux œuvres, le geste signe de la pensée exprimée dans l’espace est probablement exécuté de haut en bas, manipulation la plus naturelle ; aux yeux du spectateur, cependant, le trait se dresse, ascensionne la toile. L’orientation est celle de la symbolique mâle. Dans la toile de Fontana, l’incision crève la toile : il la blesse, la pénètre, il « joue de la béance ». Dans celle de Newman, le trait d’encre de Chine est étiré d’un geste preste, ce que Newman appelle le « zip ». Il s’étire sur la « zone réservée, immaculée, vierge, de l’œuvre ». Il y détermine une « brèche », « de part en part », donc. Nouvelle meurtrissure, coïtale autant que spatiale.

Un jeune homme, un père

19 Comme le désir dans l’art, le dessin, trace plastique du concept, aurait donc un sexe. Ce sexe, au XXe siècle, est masculin. Il l’est depuis la Renaissance au moins. Dans les allégories de l’âge moderne, pourtant, la Peinture est une femme. L’Iconologia24, le fameux répertoire de Cesare Ripa à la fin du XVIe siècle, lui donne l’apparence d’une « donna bella » : une belle femme, dont Ripa détaille les caractéristiques, cheveux noirs, etc., bouche masquée – la peinture est une poésie muette. Cette femme tient dans les mains un pinceau et un tableau – elle utilise la couleur. Les allégories du Dessin, au contraire, sont incarnées en un homme. Chez Ripa toujours, Dissegno est un adolescent « très noble » qui porte moins les instruments de son travail que les emblèmes intellectuels de son activité25 : une imitation, évoquée par l’image réfléchissante du miroir (specchio) raisonnée par la conceptualisation mathématique (le compas, compasso). Le constat hiérarchique est évident : la « noblesse » est supérieure à la « beauté » ; le Dessin, personnifié par un mot et un corps mâles, jouit d’un statut plus élevé que la Peinture. La supériorité est aussi génétique : comme alternative au jeune homme, Ripa propose de représenter un corps anthropomorphe mais doté de trois têtes, la Sculpture, la Peinture et l’Architecture. Car le Dessin, dit-il, est le « père » (padre) de ces arts.

20 Dans les allégories du XVIIe siècle, la Peinture reste incarnée par une femme. Dans un dessin du Louvre, Charles le Brun vêt cette femme à l’Antique (la peinture doit s’appuyer sur l’imitation de l’Antique) et l’assoit devant un chevalet. Il lui fait croiser les jambes : attitude peu conforme à la bienséance et même tout à fait inconvenante pour une femme mais qui, de nouveau, souligne l’otium, le caractère intellectuel de cette activité26. La femme tient dans la main gauche des pinceaux, un appui-main et une palette qu’on voit à peine, son bras droit passant devant. De la main droite, avec un pinceau, elle esquisse une figure : elle trace des lignes, plutôt que de poser la couleur. À

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ses pieds, deux génies ailés confirment l’importance de l’opération du dessin. L’un, la tête levée, cherche l’inspiration pour dessiner, l’autre affûte une plume. À l’arrière-plan seulement, plus petit, dans une position humiliée à gauche, un troisième génie, tout seul, s’occupe à préparer la couleur. Debout, appuyant de toute la force de ses petits bras, il broie le pigment. La partie de l’activité de peindre qui consiste à colorer est désignée par Le Brun comme une pratique toute physique, et donc évidemment inférieure27.

La couleur, ou la part féminine de la peinture

21 Cette appréciation intervient au commencement de la querelle des coloristes, quand le peintre de Louis XIV, directeur de l’Académie Royale de peinture et de sculpture, défend le primat du dessin contre l’activité de colorer. Au XVIIIe siècle, alors que le goût pour le coloris grandit, les allégories de la Peinture – représentée encore sous l’aspect d’une femme, et encore souvent brune – font une place plus grande à la présence de la palette. Celle-ci est quelquefois vide de couleurs : immaculée au sens propre du terme, mais peut-être aussi au sens moral28. D’autres fois, le pigment est bien là, sur la palette, et quelquefois, plus souvent hors de France qu’en France, au bout du pinceau29. Or, même dans les œuvres qui appartiennent à une tradition favorable à la couleur, une répartition sexuelle régulière fait du dessin un homme et de la couleur une femme ; cette répartition est évidemment assortie d’un rapport dominé/dominant.

22 Il en va ainsi au début du XVIIe siècle dans L’union du Dessin et de la Couleur de Guido Reni. Cette « union » prend la forme d’une relation matrimoniale idéale. Les conjoints représentent dans le tableau une masse chromatique équivalente, à peine un peu plus étroite pour la femme, et leurs têtes arrivent au même niveau : il n’y a pas d’inégalité flagrante entre le Dessin et la Peinture. La répartition des rôles, toutefois, est celle qu’on pouvait attendre : le Dessin, la main droite sur une feuille, est l’époux ; la Peinture – la Couleur, puisqu’elle tient de la même main une palette – est l’épouse. La gestuelle du couple est celle que fixent les mœurs conjugales dans l’Ancien Régime : Dessin, un très jeune homme, presque un adolescent comme le veut Ripa, se penche avec bienveillance vers Peinture. Il entoure ses épaules de son bras gauche : il protège la femme, il veille sur elle. Peinture, du regard, recherche cet appui. Elle pose la main droite sur son sein, sur son cœur. Le langage gestuel est clair : la Couleur est l’assistée du Dessin ; elle est en même temps la part sensible de la peinture, celle de la sensualité et de l’émotion. Elle procède du cœur, non de l’intelligence. Cette répartition des rôles – le dessin représentant l’intelligence, la couleur, la sensibilité –, perdure pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. Jacqueline Lichtenstein en a discuté l’origine philosophique et les présupposés moraux : la couleur est ce qui fait exclure la peinture de la cité platonicienne parce qu’elle est de l’ordre de la tromperie ; elle relève, pour Quintilien et par la suite pour le chrétien Tertullien, des vains ornements de la toilette : de la cosmétique par laquelle la femme – de nouveau la femme – cherche immoralement à séduire30. L’association du féminin à l’acte de créer se décrit en termes de faiblesse et d’affectivité – sensibilité ou peut-être sensiblerie (Guido Reni). Elle prive la peinture de son intellectualité et l’oriente vers une activité manuelle vide de sens – le broyage des pigments (Charles Le Brun), l’opération du maquillage (Quintilien, Tertullien). Enfin, elle ôte à l’art sa force de vérité (Platon).

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23 À la fin des années 1860, on retrouve ces idées sous une forme extraordinairement résumée, sous la plume de Charles Blanc, dans sa Grammaire des arts du dessin, bréviaire où se forma une génération d’amateurs et d’artistes : « Du dessin et de la couleur Le dessin est le sexe masculin de l’art ; la couleur en est le sexe féminin. Des trois grands arts […], l’architecture, la sculpture et la peinture, il n’y en a qu’un seul à qui la couleur soit nécessaire ; mais le dessin est tellement essentiel à chacun de ces trois arts, qu’on les appelle arts du dessin. En architecture, le dessin, c’est la pensée même de l’architecte […]. En sculpture, le dessin est tout […]. En peinture, c’est autre chose. La couleur y est essentielle, bien qu’elle occupe le second rang. L’union du dessin et de la couleur est nécessaire pour engendrer la peinture, comme l’union de l’homme et de la femme pour engendrer l’humanité ; mais il faut que le dessin conserve sa prépondérance sur la couleur. S’il en est autrement, la peinture court à sa ruine ; elle sera perdue par la couleur comme l’humanité fut perdue par Ève. La supériorité du dessin sur la couleur est inscrite dans les lois même de la nature » 31.

Les « lois de la nature » ?

24 L’âme masculine serait donc une intelligence dessinatrice tandis que la couleur exprimerait l’âme féminine, malvenue dans un projet artistique dont l’ambition ne serait pas majoritairement d’émouvoir. L’intellectualisme exclut la femme autant que la tradition voluptueuse. Les présupposés ont la peau dure… En cette même fin du XIXe siècle et alors qu’il parle de la couleur – une couleur qu’il réhabilite quant à lui –, Cézanne exige de la peinture qu’elle soit virile : « couillarde », comme il l’écrit. À qui viendrait, aujourd’hui, l’idée d’en appeler à une peinture « vaginale » ? L’art, décidément, ne peut être que masculin. Les motifs varient, se renouvellent, se contredisent : le constat demeure immuable. Et pendant ce temps, les femmes investissent le champ de l’art…

Femmes phalliques ?

25 Celles qui le font avant le XXe siècle, celles qui, une infime minorité, s’égarent en peinture, beaucoup plus rarement en sculpture, malgré les mœurs qui les destinent à la maison et malgré le soupçon d’incapacité qui pèse sur elles, celles-ci sont confinées à des genres subalternes et quelquefois à des techniques mineures. Masculin ou féminin, le nu leur est très longtemps interdit. Le portrait masculin également, sinon celui d’enfants ou de vieux hommes32. Elles ne peuvent prétendre à peindre l’histoire, leur âme manquant de l’élévation que rend nécessaire un sujet noble. L’impossibilité d’étudier le corps nu les empêche d’ailleurs de traiter convenablement les thèmes historiques et surtout mythologiques. Quand Sofonisba Anguissola, native de Crémone en 1532, rompt avec la longue série d’autoportraits et de portraits de femmes qui constituent son œuvre, elle s’inspire d’un autre artiste : c’est à ce prix qu’elle peut, sans modèle vivant, sans avoir étudié académiquement les Antiques, peindre le corps nu du Christ33.

26 Même au XVIIIe siècle, à une époque où la position de la femme, à la faveur des Salons, se modifie sensiblement, la peinture féminine reste bornée dans des limites étroites. Des

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trois femmes qui marquent le monde de l’art au siècle des Lumières, Rosalba Carriera, Élisabeth Vigée-Lebrun, Angelica Kauffmann, la dernière seulement aborde des thèmes d’histoire. Les deux autres sont portraitistes, leurs modèles sont le plus souvent des femmes de l’aristocratie et leurs enfants, et Rosalba Carriera tire sa renommée de sa virtuosité au pastel – autrement dit une technique qui confond le dessin et la couleur, ou qui se passe du dessin pour représenter les modèles directement dans la couleur. Quelques femmes, exceptionnellement, échappent à ce sort général. Ce sont celles que le destin met aux marges de la société. Judith Leyster est fille de failli. D’Onorata Rodiana, une figure peut-être mythique, la légende veut qu’elle ait vécu et soit morte en homme. Il y a surtout, apparition trop prévisible, Artemisia Gentileschi. Soit violée, soit séductrice, Artemisia est marquée dans sa chair, son honneur et donc dans son destin. Elle devient autre chose que simplement une fille ; une « femme phallique », pour reprendre l’expression de Christine Macel, l’interlocutrice de Bustamante dans le texte dont nous avons parlé, à propos de Louise Bourgeois.

Un nouvel âge ?

27 Que deviennent ces poncifs lorsque, à partir du début du XXe siècle, et de plus en plus vite dans le dernier quart des années 1900, le monde artistique se féminise ? La société moderne reconnaît à la femme – en Occident – le droit de désirer : désirer un corps d’homme ou celui d’une autre femme. La femme n’est plus regardée comme simplement sensible : elle se voit et l’on veut croire qu’elle est considérée comme un être de raison. Dans le couple idéal du Dessin et de la Couleur que peignait Guido Reni, elle n’occuperait plus la place du conjoint faible et émotif. D’ailleurs, le couple imaginé par le Bolonais n’a plus aucune raison d’être. Le débat artistique ne s’exprime pas en termes de dilemme entre la matière et l’esprit, et le dualisme de la couleur et du dessin est dépassé au temps de la photographie, des installations, de la vidéo, des performances et des images numériques. En a-t-on pour autant fini avec les hiérarchies explicites et implicites ? La chose n’est pas certaine : le récit téléologique d’une évolution au terme de laquelle la femme artiste serait désormais artiste autant que l’homme artiste est peut-être trop simple.

28 Vue de loin, la situation contemporaine ne ressemble assurément en rien à celle qui prévalait encore ne serait-ce que durant l’entre-deux-guerres. Une nation, la France, a choisi successivement Annette Messager et Sophie Calle pour la représenter à la Biennale de Venise en 2005 et 2007. La Grande-Bretagne, la même année, a aussi délégué une femme, Tracey Emin, pour tenir ce rôle. Pour prendre le seul cas français, le Centre Pompidou reçoit en mars 2008 l’exposition de Louise Bourgeois, qui s’est tenue auparavant à la Tate Modern à Londres, et il a exposé auparavant – énumération non exhaustive – Annette Messager, Nan Goldin, Cindy Sherman ou Carole Benzaken. Les temps ont donc changé, profondément et de manière probablement définitive. La même évolution, qui fait une place aux femmes, affecte le cinéma (Catherine Breillat) et la littérature (Catherine Millet). Socialement ou plutôt statistiquement, l’évolution fait encore moins de doute : il suffit de songer à la situation des Écoles des beaux-arts pour s’en persuader. Les filles y ont désormais une supériorité numérique écrasante. Mais du point de vue économique aussi, le marché de l’art avalise peu à peu le changement : il établit la valeur de – rares – artistes féminines à des niveaux comparables à ceux de leurs « homologues » masculins. Ainsi pour Rosemarie Trockel, Louise Bourgeois ou, à titre posthume il est vrai, Joan Mitchell.

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Un miroir inversé ?

29 Une remarque incite pourtant à nuancer ce constat, peut-être exagérément optimiste. Considérons les sujets que traitent les artistes féminines et quelquefois leurs matériaux. La plupart de celles qu’on vient de citer ont fait ou font porter leurs travaux sur la situation de la femme, autrement dit sur les rôles et les figures dans lesquels les enferme ou les a enfermées une société qui ne fait que commencer à sortir du règne masculin. Quand Annette Messager se présente en « collectionneuse » au début des années 1970, les vitrines de sa série Mes Tortures contiennent des annonces de mariage caviardées, des conseils de crochet, des pages de « vie pratique » et des images de soins de beauté : autant de documents sur la condition ménagère de la femme au temps des Trente Glorieuses. Quand Cindy Sherman réalise ses premières images dans la décennie 1980, elle s’exhibe dans des rôles soit sociaux soit empruntés au cinéma : des poses et des costumes dictés par le regard masculin, autrement dit qui répondent à des fantasmes mâles, la pin-up, barmaid complaisante, étudiante effarouchée, femme fatale ou espionne dangereuse. Dans ces suites de photographies, l’artiste n’existe qu’en se niant elle-même. Elle se fond en personnages, elle procède sur son corps et son visage à des métamorphoses qui la changent en « clichés » – le mot fait aussi parti du vocabulaire qu’Annette Messager emploie à propos de son travail. Sophie Calle ne procède guère différemment. No sex last night (1992) est un récit de soumission et de frustration ; l’artiste s’y présente, de nouveau, en stripteaseuse ou en chambrière : en femme attendant en vain que le désir de son compagnon s’empare d’elle. Plus récemment – à Venise –, elle s’expose en amante abandonnée ressassant la lettre de rupture qui l’accable (Prenez soin de vous, 2007). D’une génération plus âgée, Louise Bourgeois, selon d’autres procédés, ne cesse pas non plus de travailler sur la souffrance d’être une femme : tout au long de son œuvre, elle décline le malheur d’être réduite à la condition de femme-mère et de femme au foyer et elle règle ses comptes avec le père : la puissance masculine, le phallus. On pourrait multiplier les exemples. Avec Carolee Schneemann, Valie Export, Yoko Ono, Ana Mendieta, Marina Abramovic, l’histoire de la performance depuis le début des années 1960 est indissociable des revendications féministes, et elle s’exprime dans des postures du déshabillage forcé, du viol ou d’un exhibitionnisme fait pour susciter le malaise. De Kiki Smith à New York, de Tracey Emin ou Jenny Saville à Londres, à la photographe Bettina Rheims à Paris, à Marlene Dumas à Amsterdam ou à Valérie Favre à Berlin, les modalités sont évidemment innombrables. Mais ce qu’on peut alors nommer – est-ce souhaitable ? – l’art « féminin » dénonce, moque, parodie, humilie ou caricature les poncifs de l’art adverse : l’art compris comme une exaltation du corps féminin, du plaisir, de la possession, du voyeurisme et, au delà, des habitudes de pensée et de comportement de la société qui s’accommode de cette pratique des rapports sexués.

30 Bien sûr, les révoltes et lassitudes qu’expriment de telles œuvres sont sans conteste légitimes. Pour autant, ne pourrait-on faire observer qu’en tendant à circonscrire leurs pratiques à une thématique féminine, les artistes femmes laissent aux « autres » – les hommes – les sujets dits universaux ? Ceux-ci ne se font pas faute alors de les conserver comme leur prérogative ; prérogative d’autant mieux défendue qu’elle n’est pas véritablement discutée. Aux hommes appartiendraient, sans qu’on en discute, les « grands » sujets, l’historique, l’universel, le philosophique : aux peintres d’histoire à la façon d’Anselm Kiefer et de Georg Baselitz, aux champions internationaux de la

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provocation tels Maurizio Cattelan et Jeff Koons. Ce dernier d’ailleurs ne perd pas une occasion d’affirmer que l’art est une affaire d’énergie sexuelle, au point de montrer son sexe enfoncé dans celui de sa compagne d’un moment, l’ex-star du porno la Cicciolina…

31 Autrement dit : ce qu’on ose regretter ici, c’est que la présence évidemment très nombreuse des créatrices dans l’art d’aujourd’hui s’accompagne de leur « spécialisation » presque exclusive dans le champ des sujets féminins ou féministes. Les œuvres dans lesquelles des femmes prennent position au-delà de la question du genre, celles qui font des guerres – au Vietnam, au Liban, en Irak, en Afghanistan – leur sujet d’étude, celles qui analysent les représentations visuelles et mentales de ces événements en Occident, celles-là sont excessivement peu nombreuses. On peut citer Nancy Spero et plus récemment Jenny Holzer, aux États-Unis, Sophie Ristelhueber en France – il s’agit d’exceptions et non pas d’une règle. « Que la femme fasse de l’art, soit ; mais de l’art de femme, dans ce cas » : telle serait la leçon sous-entendue. Or cette leçon sous-entend aussi, comme jadis : « Mais qu’elle ne prétende pas s’emparer des questions sérieuses, car ce ne sont pas des affaires pour les femmes… ».

Transgressions

32 Dans la logique de la précédente, on avancera une autre remarque. Celle-ci concerne la France, peut-être davantage que le reste de l’Occident, qu’il s’agisse du Vieux monde ou du Nouveau. Depuis un quart de siècle environ s’impose ce que l’on pourrait nommer une « rhétorique de la transgression » : une manière de présenter l’histoire de l’art comme une suite de libérations et d’émancipations par rapport à la pudeur et aux tabous moraux. Cette rhétorique a son image sainte, sa Joconde : L’origine du monde de . Riche de son iconographie, le tableau l’est autant d’un pedigree prestigieux et sulfureux. Propriété du Turc Khalil-Bey puis, après quelques transitions, du psychanalyste Jacques Lacan et de son épouse Sylvie Bataille, il fit l’objet chez ces propriétaires d’un cérémonial de dévoilement qui contribua à l’instituer comme idole34. Exposé pour la première fois en 1991, puis de façon permanente après sa dation au Musée d’Orsay en 1995, il a été depuis cette date reproduit en double page, voire en couverture de magazines, a fourni le sujet à plusieurs monographies et des artistes s’en sont inspirés, quelquefois en retournant le motif – créant, tel Orlan, une version masculine du tableau. Une telle vogue ne peut se comprendre sans un présupposé : l’œuvre, présume-t-on, a conservé son pouvoir de choquer. Elle est aussi audacieuse qu’à la date de sa naissance. La reproduire, en conséquence, la commenter, s’en inspirer, participent de cette audace : ce sont des « gestes » qui témoignent de la même liberté d’esprit.

33 Mais quel tabou L’origine du monde effarouche-t-elle encore en Europe occidentale ? La diffusion des imageries pornographiques fait de la toile de Courbet une image finalement sage, en comparaison de ce qui est accessible sur le net à tout instant. La présentation de l’œuvre à Paris au Grand Palais lors de l’exposition de 2007-2008, pas plus que sa présence ordinaire au Musée d’Orsay et que ses innombrables reproductions, sont allées sans susciter la moindre protestation dans la société française. Les précautions de gardiennage qui avaient d’abord été prises au musée lors de la dation de 1995 se sont vite révélées sans objet. Il n’est pas douteux qu’on puisse se réjouir de ce libéralisme nouveau des mœurs : il permet – définitivement ? – que d’autres chefs-d’œuvre transgressifs soient visibles du grand public au lieu d’être

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enfermés dans un « enfer » comme à la Bibliothèque nationale de France, un « musée secret » comme jadis à Naples, ou protégés de la vue par des mises en garde aux mineurs… Le Musée Picasso, par exemple, n’a pas fait l’objet de réclamations alors qu’il expose les eaux-fortes représentant le coït de la Fornarina et de Raphaël sous les yeux – notamment – d’un pape, en même temps que les estampes tout aussi impudiques de la suite dite 347. Et le Centre Pompidou organise en 1995 l’exposition Féminin-masculin en 199535, anthologie – avec Brancusi, Bellmer, Picasso, Toyen, Dali ou Dubuffet – de l’érotisme en art au XXe siècle, constitué en véritable « genre » de l’art actuel, au même titre que la et le paysage jadis. Progrès, donc, que tout cela – mais progrès sans doute d’autant mieux acceptés, que toutes ces œuvres, « transgressives », « révolutionnaires », laissent la femme à « sa place » dans l’atelier : sur le divan où elle pose et où le peintre la saisit – la possède.

34 Or de nouveau on pourrait objecter que cette rhétorique, que de nombreux historiens de l’art actuels reprennent à leur compte, fait bon marché de l’essentiel ; et en l’occurrence du reste du monde. Que les spectateurs et spectatrices qui appartiennent à la culture occidentale puissent sans crainte contempler des représentations explicitement érotiques et y prendre plaisir est un fait dont la portée se trouve singulièrement réduite par une autre réalité : qu’il ne saurait en être à l’identique dans bien des parties du monde, où des religions, des morales, des institutions, des répressions rendent inconcevables de telles représentations. Ce que montraient les premières œuvres de Shirin Neshat, ce qui apparaît parfois chez la dessinatrice Marjane Satrapi – la question des interdits énoncés par le Coran et plusieurs de ses interprétations –, ne serait-ce pas là un enjeu plus considérable et en définitive plus réel que la commémoration de scandales qui, en fait, ne sauraient plus scandaliser grand monde en Occident ?

35 Mais doit-on s’étonner qu’une évolution de moins d’un demi-siècle n’ait que partiellement bouleversé ce que des siècles de religions, de morales, de politiques, et de cultures ont établi comme la norme ?

NOTES

1. Ainsi Louis Figuier, L’homme primitif, Paris, 1870 ; ou Henri du Clézioux, La création de l’homme, Paris, 1887. Voir Philippe Dagen, « Images et légendes de la préhistoire », dans Vénus et Caïn, Figures de la préhistoire, 1830-1930, (cat. expo., Bordeaux, Musée d’Aquitaine, 2003), Bordeaux, 2003, p. 16-45. 2. Par exemple Rosny Aîné (de son vrai nom Joseph Henri Honoré Boex), l’auteur de Vamireh, roman des temps primitifs, Paris, 1892 et de La guerre du feu, ou Roman des âges farouches Paris, 1911. Dans La création de l’homme de Clézioux, 1887, cité n. 1, le livre II, « Les premiers hommes », fait se succéder, après la description des différentes époques et des types préhominiens, les chapitres « Apparition de l’art » et « Les premiers sépulcres » (p. 247-297). 3. Pour Clézioux, 1887, cité n. 1, p. 262, « l’art a été révélé à l’homme par la femme », par une « Ève » coquette, éprise de sa propre image et soucieuse de plaire, qui sut utiliser les fleurs, les coquillages, pour inventer, au profit de son propre corps, la beauté artificielle (p. 258). Mais c’est

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bien sûr son époux, Adam, qui fit l’image de cette femme. Voir p. 271-272 : « Le premier culte a été celui de la femme, hommage pieux de l’homme reconnaissant du bonheur que lui avait accordé cette charmante moitié de lui-même […] ; la première production façonnée en relief par ce même homme [a] été l’image de celle qui lui avait révélé le verbe de l’art ». 4. Nous pensons en particulier aux travaux de Claudine Cohen, La femme des origines. Images de la femme dans la préhistoire occidentale, Paris, 2003. 5. Jean-Marc Bustamante, Christine Macel, Xavier Veilhan, « Discussion entre nous. Propos recueillis le 25 mars 2004 au restaurant l’Annexe », dans Bustamante. La création contemporaine, Paris, 2005. p. 165 et 169. 6. Hubert Damisch, Le jugement de Pâris, Paris, 1992, quatrième de couverture. 7. Sur la question de l’ombre et de la première œuvre, la première étude importante fut celle de Robert Rosenblum, « The origin of Painting ; a problem in the iconography of romantic classicism », dans The Art Bulletin, décembre 1957, p. 297-302. Voir aussi « L’ombre de Polémon », dans Pierre Georgel, Anne-Marie Lecoq, La peinture dans la peinture, Paris, 1987, p. 100-104 ; et plus récemment, Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, 2000, notamment p. 11-12. 8. Bartolomé Esteban Murillo, L’invention du dessin ou L’origine de la peinture, 1660-1665, Bucarest, Museul de arta. 9. Giorgio Vasari, L’invention du dessin, Florence, Casa Vasari. 10. Dès 1541-1542, Primatice représente le sujet dans la chambre de la duchesse d’Étampes à Fontainebleau. 11. Daumier, de nouveau, qui livre dans Le charivari une lithographie de la scène, donne à Campaspe une mine dégoutée devant « le piètre amant qu’on lui donne ». Voir Georgel, Lecoq, 1987, cité n. 7, p. 67. 12. Anne-Marie Lecoq, « Le peintre aux jambes croisées », dans Georgel, Lecoq, 1987, cité n. 7, p. 40. 13. Pierre Descargues, Rembrandt, Paris, 1990, p. 124-125. 14. « Haec autem imago […] tam perfecta est […] ut magis viva creatura videatur quam statua […] et nescio quam magicam persuasionem ter coactus sum visere, cum ab hospitio meo duobus stadiis distaret […] », Edgard de Bruyne, Études d’esthétique médiévale (Bruges, 1946), Paris, 1998, vol. I, p. 474. 15. Cette séparation pouvant être plus ou moins transgressée, par exemple par le procédé d’une porte entrouverte. Voir Erwin Panofsky, Early Nertherlandish Painting: Its Origins and Character, Cambridge (Mass.), 1953 ; trad. fr. : Les primitifs flamands, Paris, 1992, p. 301. 16. Le panneau de la Vierge à l’Enfant entourée d’anges est conservé à Anvers, Koninlijke Museum voor Schone Kunsten, celui avec Étienne Chevalier à Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie. 17. Sur le collectif Guerilla Girls, voir www.guerillagirls.com. Le poster Do women… a été exposé à la Biennale de Venise en 2005 – il reparaît sur le site des Guerilla Girls avec des pourcentages « actualisés », respectivement de 3 et 83 %… [Voir sa reproduction p. 622]. 18. « …essendo la Pittura trovata principalmente per dilettare », cité par Maurice Brock, dans Le secret de la peinture ou la postérité de Parrhasios : recherches sur l’art italien du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, doctorat d’Etat, Paris, EHESS, 1995-1996, III, p. 340. 19. « Summum pictoris opus » : Leon Battista Alberti, De Pictura (Venise, 1435); trad. fr. : De la Peinture, Paris, 1992, p. 226. 20. Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, 1987. Ici p. 406. 21. Hubert Damisch, Traité du trait : tractatus tractus, Paris, 1995. Le titre est un jeu de mots sur les traités de Spinoza (Tractatus theologico-politicus) et de Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus), jeu de mots qui donne au dessin le statut d’objet philosophique. 22. Giorgio Vasari, « Vie de Giotto », dans Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550), André Chastel éd., 2 vol., Paris, 2004, I, p. 97-127. Commenté par Jackie Pigeaud, « La rêverie de la limite dans la peinture antique », dans La part de l’œil, 6, 1986, « Dossier : le dessin », p. 115-124.

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23. Damisch, 1995, cité n. 21, p. 187-188 pour cette citation et celles qui suivent. 24. Cesare Ripa, Iconologia, Piero Buscaroli éd., Milan, 1992, p. 357 et 101. La première édition de 1593 parut sans illustrations. La première publication illustrée date de 1603. 25. « Un giovane d’aspetto nobilissimo, che con la destra mano tenghi un compasso, e con la sinistra un specchio », Ripa, cité n. 24. 26. Georgel, Lecoq, 1987, cité n. 7, p. 40, à propos d’un dessin allemand du XIIIe siècle : « ses jambes trahissent le repos musculaire d’un homme dont l’esprit travaille intensément ». 27. Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, 1989, p. 150-151, analyse de la même manière « l’enfant solitaire, ignoré de tous et rejeté dans l’ombre […] occupé à broyer les couleurs », dans l’Allégorie de la Peinture gravée par Gérard Audran d’après son frère Claude Audran. 28. Louis Lagrenée, L’Amour des Arts console la Peinture des écrits ridicules et envenimés de ses ennemis, 1781, Paris, Musée du Louvre. 29. Jean Restout, Allégorie de la Peinture, Saint-Quentin, Musée Antoine Lécuyer ; Jean-Baptiste Santerre, Allégorie de la Peinture, Orléans, Musée des beaux-arts ; dans le tableau de Domenico Corvi, Allégorie de la Peinture, Baltimore, Walters Arts Gallery, le pinceau vient de prélever sur la palette un rouge, vermillon comme les lèvres de la Peinture 30. Lichtenstein, 1989, cité n. 27, notamment chapitre « De la toilette platonicienne », p. 47 et suiv. 31. Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, (Paris, 1867) Claire Barbillon éd., Paris, 2000, p. 53. L’ouvrage fut d’abord publié en fascicules, puis en livre en 1867. 32. D’après la Storia di Castelleone de Corrado Flameno (1590), Onorata Rodiana, alors qu’elle travaillait à la décoration d’un palais – travail masculin –, manqua être violentée et protégea son honneur en assassinant son agresseur. Vêtue en homme, elle alla s’engager comme soldat et périt au combat. Voir Simona Bartolena, Femmes artistes : de la Renaissance au XXIe siècle, Paris, 2003, p. 21-22. 33. Un exemple de ce type de peinture est la Pietà, 1560, Milan, Pinacothèque de Brera. 34. Laurence des Cars, « L’origine du Monde », dans Gustave Courbet, Laurence des Cars éd., (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand palais, 2007-2008), Paris, 2007, p. 381. 35. Féminin-masculin. Le sexe de l’art, Marie-Laure Bernadac, Bernard Marcadé éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges Pompidou, 1995), Paris, 1995.

INDEX

Keywords : feminism, history of gender, masculinity, desire, mythology, Christian iconography, painting, colour, gender, iconography Mots-clés : féminisme, histoire des genres, masculinité, désir, mythologie, iconographie chrétienne, peinture, couleur, genre, iconographie Index chronologique : 1700, 1800, 1900, 2000

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L’histoire des femmes en France à l’époque moderne

Scarlett Beauvalet

1 On ne peut résister à citer une fois de plus ce magnifique texte écrit par Virginia Woolf en 1929, véritable plaidoyer pour l’histoire des femmes, au point d’avoir été appelé « texte fétiche » tant il pose parfaitement des problèmes qui sont toujours d’actualité. En effet, après quelques décennies de travaux qui ont porté sur l’histoire des femmes, il est désormais possible d’en faire la synthèse et de porter un regard sur la manière dont les historiens français ont abordé la question.

2 Comment définir aujourd’hui la discipline et voir à quel champ de réflexion elle s’apparente ? Fait-on de l’histoire des femmes, de la gender history, ou bien encore des deux ? L’histoire des femmes en France me semble avoir ses spécificités : elle s’est construite en parallèle aux grands courants de pensée sur le féminisme et le rapport masculin/féminin qui ont mobilisé la société internationale, mais elle s’en est aussi très vite démarquée en proposant un type d’histoire et de réflexion propres aux chercheurs français, ce qui confère une certaine originalité à leur démarche quand on la compare à celle de nos collègues anglo-saxons ou européens. Dans cet article, après avoir rappelé les grandes étapes de la formation de la discipline, j’évoquerai ses principaux acquis et les grandes pistes de recherches actuelles, proposant plus une réflexion sur l’histoire des femmes et les perspectives de recherches pour l’époque moderne en France que donnant une analyse exhaustive des travaux et de la bibliographie2.

Une discipline neuve et en pleine évolution

3 L’histoire des femmes est une discipline jeune. Si elle a sans aucun doute pris racine dans des courants intellectuels divers, l’impulsion décisive est venue du mouvement politique de libération des femmes qui a fait son apparition en France dans les années 1970. Étroitement associé à la renaissance du féminisme (lequel naît avec les suffragettes du début du XXe siècle), aucun autre champ de l’histoire n’apparaît aussi lié à un mouvement social. De fait, les premières recherches ont été menées en dehors de l’institution universitaire, sous l’impulsion de groupes militants. Les universitaires,

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américains puis anglais, suivent à leur tour, en partie pour éviter l’écriture d’une histoire précisément trop militante3. En France, Michelle Perrot est la première à proposer en 1973-1974, à l’université de Paris VII-Jussieu, un enseignement intitulé : « Les femmes ont-elles une histoire ? ». À partir de ces prémisses, la discipline poursuit un cheminement propre, souvent en marge de l’approche anglo-saxonne.

4 Dans les premiers temps, c’est donc le développement des mouvements féministes qui donne ses premières directions à cette histoire naissante. En réponse à une histoire qui ne s’intéresserait qu’aux hommes et aux activités masculines (« his-story »), les anglophones forgent le terme significatif de « her-story » pour caractériser les nouvelles approches historiques et en miroir de cette première conception masculine. Surtout, ils popularisent le terme de « visibilité », concept adopté par la communauté des chercheurs et particulièrement suggestif, comme le montrent de nombreux titres d’ouvrages4. Il s’agit en effet de rendre les femmes visibles, c’est-à-dire de briser les stéréotypes les concernant, et d’en faire des sujets, des actrices à part entière de l’histoire, au même titre que les hommes. Toutefois, conséquence de la volonté de mettre en lumière les causes du statut subalterne des femmes dans le passé pour mieux éclairer le présent, de nombreuses recherches prennent pour objet la femme trompée, victime, battue, humiliée, au risque d’écrire plus une histoire de la domination et de l’oppression qu’une véritable histoire des femmes. La réaction inverse ne se fait pas attendre et on s’intéresse alors aux femmes d’exception, actives ou rebelles, donnant à nouveau une vision partielle de l’histoire des femmes.

5 L’histoire des femmes se dégage peu à peu de ces thèmes sans doute trop liés à des perspectives politiques et à une volonté émancipatrice, pour se focaliser sur les rôles spécifiquement féminins, les « rôles naturels » de la femme. Les nouveaux thèmes abordés sont d’abord liés au corps féminin5, aussi bien à la maternité et à l’accouchement, qu’à la beauté, aux gestes et au langage spécifiquement féminins. Catherine Fouquet pose comme hypothèse que l’histoire des femmes passe par celle de leur corps et Yvonne Knibiehler propose de penser une bio-chronologie en la fondant justement sur la biologie et la sexualité. Une approche plus culturelle est également proposée, celle-ci reposant sur le constat de l’existence d’une culture féminine spécifique, différente de la culture masculine. Martine Segalen met ainsi l’accent sur la répartition sexuée des tâches au village comme à la maison6. De même, Yvonne Verdier s’interroge sur la construction de la culture féminine dans un village de Bourgogne et montre la place des femmes comme gardiennes de la tradition et de la mémoire7.

6 La publication en 1990-1992 de la première grande synthèse sur l’histoire des femmes concrétise cet élan de recherche et génère de nouvelles réflexions8. Gianna Pomata montre que les volumes consacrés au Moyen Âge et aux Temps modernes sont construits autour d’une opposition entre discours et pratique sociale et regrette que l’on n’y examine pas assez les répercussions pratiques et concrètes d’une telle discordance sur la vie quotidienne des femmes9. Il est vrai que les sources et les méthodes utilisées par les historiens invitent à cette séparation entre discours et pratique. Les premières études se sont focalisées sur le discours, religieux, médical, littéraire, iconographique, et les normes juridiques, privilégiant ainsi une histoire des représentations. A contrario, au moment de la parution de cette synthèse, les recherches sur la « pratique », la place de la femme dans la famille et dans la société, son rôle économique, politique, intellectuel, étaient beaucoup moins avancées.

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7 Les sources dont nous disposons expliquent largement cette distorsion entre histoire des représentations et histoire sociale, et entre discours et pratique, même s’il est tout à fait artificiel et inexact de les opposer. L’histoire des femmes est bien évidemment pluridisciplinaire ; il n’y a pas de sources spécifiques en tant que telles et elles sont dispersées dans tous les fonds d’archives10. Toutefois, les femmes de l’époque moderne se définissant avant tout par leurs rôles d’épouses et de mères, elles ne sont pas directement « visibles » dans les sources, et c’est bien souvent au travers de mentions indirectes que nous les percevons. Les sources fiscales sont établies à partir des chefs de feu et, chez le notaire, c’est celui qui détient la capacité juridique qui passe l’acte. Or, à moins qu’elle ne soit fille majeure ou veuve, la femme ne jouit pas d’une capacité juridique pleine et entière. Cela explique les difficultés à écrire une histoire sociale des femmes et la nécessité d’inventer de nouvelles méthodes et des questionnements pour faire parler les sources.

8 Le bilan proposé à la fin des années 1980 met en avant l’hypertrophie des analyses du discours normatif et des représentations, la prédilection pour les études centrées sur le corps et, en regard, le petit nombre de travaux sur les pratiques sociales. On insiste sur la nécessité de ne plus analyser la vie des femmes de façon isolée, mais de la confronter à celle des hommes. En effet, écrire l’histoire des femmes, ce n’est pas écrire une histoire au féminin, mais rendre aux femmes leur statut d’actrices en étudiant leur place et leur rôle dans la société, les événements et les différents courants de pensée, et aussi en analysant le rapport masculin-féminin, le partage des tâches et des rôles et son évolution au fil du temps. Avec l’histoire du corps et la mise en avant de la spécificité de la culture féminine, les historiens et historiennes ont montré leur volonté d’écrire une histoire relationnelle, restituant la vision sexuée des phénomènes et pouvant ainsi contribuer à la réécriture de l’histoire générale. La gender history, en tant que nouvelle approche proposée pour étudier l’histoire des femmes, met en avant l’étude des rôles, des pratiques et du rapport des sexes. Alors que le sexe fait référence à la nature, aux différences biologiques entre hommes et femmes, le genre renvoie à la culture et désigne la classification sociale et culturelle en masculin et féminin. Le premier est bien sûr invariant, au contraire du genre qui, parce que construit socialement par des pratiques, des représentations, des activités ou des rôles assignés, se modifie dans le temps et dans l’espace. Il s’agit donc de montrer que les rapports entre les sexes ne sont pas des données naturelles résultant uniquement de leurs différences biologiques, mais des constructions sociales, évoluant, se modifiant, se remodelant au fil du temps.

9 Le terme de gender, vite devenu familier dans les milieux anglo-saxons, s’impose sans doute à la suite des nombreuses critiques faites à l’expression même d’« histoire des femmes », celle-ci apparaissant à certains d’emblée engluée dans sa dénomination car sous-entendant l’histoire d’une catégorie particulière d’individus et non une ouverture à des problématiques nouvelles. Dans les pays anglo-saxons, on se met à utiliser le terme trop communément : on parle de gender relations, de gender system, de gender identity et même de gendering. En France, par contre, le terme est d’abord boudé, et l’on utilise plus volontiers « rapports de sexes », voire tout simplement « sexe »11. Certains universitaires, considérant que l’histoire des femmes allait être revivifiée par la gender history, ont pu prétendre que cette dernière allait supplanter, sinon remplacer l’histoire des femmes, leur conviction reposant sur le fait que, d’un point de vue théorique, les femmes ne sont que la construction de discours convergents, une construction que les historiens, par leurs analyses, devaient déconstruire. Ce n’est pas cette approche qui a

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été retenue. En effet, si la gender history représente une avancée extrêmement fructueuse et un domaine très utile de la recherche historique en général, elle ne peut en aucun cas être confondue avec l’histoire sociale des femmes, pas plus que se substituer à elle. Les deux approches semblent au contraire liées et symbiotiques. La position de Michelle Perrot me paraît parfaitement résumer l’opinion d’un grand nombre d’historiens et historiennes de la discipline, et surtout avoir le mérite d’associer les deux approches : « L’interrogation sur les frontières des sexes, qui s’inscrit au cœur du genre, a une fonction heuristique efficace. Je ne vois pas, pour ma part, d’opposition entre ‘histoire des femmes’ et ‘histoire du genre’, la première pouvant difficilement oublier la seconde, à laquelle elle est indispensable »12.

10 Il est bien certain que, quelle que soit la dénomination que l’on adopte, l’histoire des femmes a su intégrer les apports méthodologiques et conceptuels de la notion de gender. Le rapport entre hommes et femmes, entre masculin et féminin, a été envisagé, de même qu’une lecture sexuée des événements (guerres ou révolutions) et des phénomènes historiques. Enfin, l’histoire des femmes a largement bénéficié des acquis de la « micro-histoire », qui privilégie l’exploration du personnel, de l’individuel, du privé et du vécu à travers la notion « d’exceptionnel normal » développée par Carlo Ginzburg en Italie13.

Acquis et perspectives

11 La discipline a beaucoup progressé depuis ses débuts et l’on dispose maintenant de synthèses récentes14. Toutes les études menées jusqu’à présent ont bien montré que l’histoire des femmes ne saurait se réduire à celle d’une figure unique, mais au contraire que la diversité des statuts et des conditions de vie (âge, état matrimonial, niveau de fortune) engendre une très grande hétérogénéité au sein de la population féminine.

12 Les images et les représentations se sont révélées fécondes et ont été bien défrichées. Même si elles sont loin de décrire une réalité, elles éclairent beaucoup les mentalités de ceux qui les ont forgées comme la vision du monde des contemporains et, en retour, elles ont contribué à façonner et à faire évoluer le réel. Pendant toute la période moderne, les femmes restent définies par leur état d’épouses et de mères et si, d’un point de vue idéologique, on ne cesse de rappeler qu’elles doivent se consacrer à leurs tâches domestiques, leur identification à la famille ne les cantonne pas dans la sphère privée. En effet, que l’on se place du point de vue des clercs, des médecins, des juristes ou bien des hommes de lettres et des artistes, ce que les hommes du XVIe-XVIIIe siècle attendent d’une femme, c’est d’être une fille attentionnée, une bonne épouse, une bonne mère et une bonne ménagère, enfin une veuve fidèle. Ces valeurs dénotent l’attachement porté aux valeurs familiales dont la femme est la parfaite expression. Quant aux normes mises en place, comme la subordination de la femme à son époux et par conséquent son incapacité juridique, elles ont pour objet de garantir le respect d’un certain nombre de valeurs tenant à la famille et au lignage. Mais aussi bien la représentation de la femme idéale que la subordination sont loin de concerner toutes les femmes et surtout, elles sont susceptibles de connaître de nombreux aménagements. Ainsi, l’observation de la pratique juridique amène à largement nuancer l’incapacité de la femme mariée, celle-ci pouvant collaborer avec son époux, voire se ménager de nombreux espaces d’autonomie et d’indépendance15. C’est le cas en

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Normandie où, bien que la coutume mette les femmes sous la tutelle de leur mari, le principe d’une sujétion totale est à rejeter, comme le démontrent les registres des notaires qui regorgent d’actes montrant une femme capable et régulièrement associée à son mari pour l’administration des biens du ménage16. Il en va de même en Touraine17, où l’étude de la pratique notariale permet de relativiser la rigidité de la norme. Il est certain que d’autres études régionales de ce type viendraient conforter ces analyses.

13 Les femmes disposent en fait de nombreux secteurs dans lesquels elles peuvent intervenir, comme le travail, la politique, la foi et les œuvres caritatives, et la vie intellectuelle et artistique en général. Il ne faudrait pas pour autant conclure qu’il n’y a pas de domaines qui aient été interdits aux femmes. Mais si elles ont été actrices dans de nombreux secteurs, elles l’ont souvent été dans un cadre inégalitaire et il leur a fallu bien souvent contourner, repousser des préjugés ou des obstacles pour se faire entendre ou tenir un rôle.

14 On sait depuis longtemps que les femmes de l’époque moderne se sont pleinement impliquées dans la vie religieuse et les œuvres caritatives18. L’Église catholique et les protestants accordent peu de place aux femmes, mais ils ont été amenés à prendre en compte le désir d’engagement féminin, les autorités des deux confessions ayant toutefois opéré une reprise en main, en rappelant aux femmes la nécessité du respect de la traditionnelle hiérarchie de l’ordre masculin-féminin. Que ce soit dans les milieux laïcs ou conventuels, diverses voies telles que l’enseignement, l’aide aux orphelins et aux enfants trouvés, les soins donnés aux pauvres et aux malades19 ou l’assistance aux filles repenties ont donné aux femmes des moyens d’émancipation et leur ont permis de s’engager pleinement. Il est manifeste que le domaine caritatif, d’abord en liaison avec la religion, puis au XVIIIe siècle avec la bienfaisance, est devenu un véritable secteur féminin, et l’on a pu à cet égard montrer le rôle considérable joué par les veuves20.

15 Bien que les sources ne permettent pas de bien appréhender le travail féminin, les recherches historiques récentes ont montré que c’était une pratique fort répandue à l’époque moderne, mais il manque encore un ouvrage spécifique sur ce sujet, du moins pour la France. En effet, le travail est d’une part diversifié et multiple (travail à la maison, travail salarié rémunéré en argent ou en nature, travail bénévole) et d’autre part, du fait de la nature des sources, les femmes, en dehors du cas très particulier des veuves, restent souvent cachées derrière leur frère ou mari. C’est en milieu rural que l’activité des femmes est sans doute la plus difficile à saisir tant elle est liée à la ferme ou à l’exploitation21. Ce sont souvent les sources iconographiques qui permettent de combler des lacunes. Ainsi, on ne les voit pas participer au foulage de la cuve, au battage au fléau, on ne les voit pas non plus manier la faux, pas plus que les instruments aratoires ou la herse. De même, les semailles ou la taille de la vigne sont réservées aux hommes. Enfin, elles ne gardent pas les troupeaux de gros cheptel, mais seulement le menu bétail. Le travail féminin s’exerce à différents niveaux, des femmes étant aussi bien en situation d’auxiliaires qu’appelées à des fonctions de commandement.

16 En milieu urbain, la relative abondance des archives permet de mieux saisir le travail des femmes. Certains secteurs apparaissent comme typiquement féminins, comme le commerce ou la domesticité. Les petites marchandes de rue, qui le plus souvent ne proposent qu’un seul produit, les revendeuses de vêtements usagés, les regrattières qui revendent des restes alimentaires, dominent le secteur de la vente. Au-dessus, les

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commerçantes jouissent d’un véritable statut puisque, à la différence de l’ensemble des femmes mariées, elles disposent d’une capacité juridique pleine et entière et, pour tout ce qui concerne leur commerce, elles ne sont pas seulement épouses de marchands mais elles exercent en leur nom propre de manière indépendante. On a pu reconstituer de véritables carrières dans le monde des éditeurs, imprimeurs et libraires22. Les veuves y sont particulièrement nombreuses, transmettant les pratiques, mais aussi agissant en femmes d’affaires, passant commande, choisissant les textes, les illustrations et faisant imprimer. Le parcours de Charlotte Guillard, l’une des plus grandes éditrices parisiennes du XVIe siècle, est à ce titre exemplaire. Les femmes sont également très présentes dans l’artisanat, mais là encore leur rôle est difficile à saisir en raison de la nature des sources, le travail se faisant le plus souvent en collaboration avec le père, puis l’époux. Quant à l’apprentissage, il est encore plus difficile à détecter, car en dehors de quelques métiers bien précis comme ceux de la couture qui s’apprennent généralement auprès d’une maîtresse, il se fait généralement au domicile familial sous la houlette du père et/ou des frères sans donner naturellement lieu à la rédaction d’un contrat. Si les secteurs de la couture et de la mode sont les premiers à fournir des emplois, les recherches les plus récentes ont montré de manière étonnante que les femmes participaient aussi aux gros travaux, notamment en s’activant sur les chantiers du bâtiment. On les voit ainsi occupées à la construction des fortifications à Besançon, à celle des tours génoises sur le pourtour de la Corse, au creusement du canal du Midi, effectuant aussi bien le portage des matériaux que les opérations de terrassement et de déblaiement ou la confection des mortiers, chaux et plâtres23. Elles fournissent une main-d’œuvre nombreuse dans l’industrie : on les voit à Paris, Lyon, Lille, Tours et dans toutes les villes où les ateliers et les manufactures abondent, et même dans des secteurs plus inattendus comme les forges, les mines, les verreries ou les salines24, et qui plus est à des postes de responsabilité. Le statut de chef d’entreprise n’est pas exclu comme le montre l’exemple des femmes armateurs de Saint-Malo ou des Sables-d’Olonne25. Les actes notariés sont extrêmement riches en la matière et on est encore très loin de les avoir complètement exploités26.

17 L’influence des femmes sur la politique, récemment mise en exergue, suscite beaucoup d’intérêt et de nombreuses publications. Les perspectives proposées par Éliane Viennot dans Femmes et pouvoirs , ainsi que les travaux qu’elle a consacrés à Marguerite de France viennent d’être repris et développés27. La participation des femmes au pouvoir en France, et à différents niveaux, apparaît maintenant comme une évidence. Malgré l’existence de la loi salique qui leur barre l’accès au trône et en dépit de leur exclusion de l’administration centrale, les femmes interviennent aux plus hauts niveaux de responsabilité. À la suite des travaux de Fanny Cosandey28, le rôle des reines a été réévalué. De plus, la propagande qu’elles ont menée pour asseoir ou légitimer leur pouvoir suscite des recherches nouvelles et des pistes qui pourront sans doute encore être approfondies. À cet effet, les sources propres à l’histoire de l’art sont utilisées et le seront très certainement encore et avec grand profit à l’avenir. L’analyse du cycle de Marie de Médicis par Rubens montre comment la reine a su mettre la peinture au service de sa gloire. La lecture politique qu’en a faite Fanny Cosandey permet d’inscrire ce programme d’autocélébration dans le contexte institutionnel de l’époque, mais si le cycle participe au projet absolutiste, il sert également les intérêts d’une femme, dévoilant son programme personnel et le legs qu’elle a souhaité faire à la postérité. Dans cette même voie, des historiens ont mis en lumière la manière dont Catherine de Médicis a orchestré sa propagande en se créant, puis en cultivant toute une dimension

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imaginaire et mythologique29. Les cinquante-neuf dessins dus au peintre de cour Antoine Caron peuvent faire l’objet d’une lecture politique, de même que l’architecture de la chapelle des Valois ou les grands chantiers commandés par la reine. La décoration des appartements, l’aménagement des jardins, « lieux du pouvoir féminin », sont les moyens d’affirmer le rôle politique de Catherine, de même que l’organisation des fêtes de cour, véritables instruments de pouvoir. La reine aime tout particulièrement les jardins : elle s’entretient régulièrement avec les secrétaires d’État dans les jardins du Louvre, sans doute l’un des rares lieux tranquilles pour des discussions destinées à demeurer secrètes. Mais surtout, le jardin apparaît comme une annexe féminine du palais, ce dernier étant le lieu d’exercice d’un pouvoir par essence masculin. Tout concourt ainsi à mettre l’art au service du pouvoir, en mettant en évidence une dimension proprement féminine de cet exercice.

18 À l’instar de celui des reines, le rôle des femmes des plus grandes familles (Guise, Montmorency, Condé, Longueville…) a été lui aussi souligné30. On se contentera ici de prendre quelques exemples pour illustrer cette thématique tant la recherche est dynamique et fructueuse31. On connaît le rôle des femmes de la maison des Guise, branche cadette de la maison de Lorraine, et l’action de Catherine-Marie de Lorraine (1552-1596), duchesse de Montpensier, veuve à 35 ans de Louis II de Bourbon, n’a pas manqué de retenir l’attention des contemporains. Brantôme l’appelle une « grande femme d’État », et Pierre de l’Étoile parle d’elle comme de la « gouvernante de la Ligue » à Paris. De même, la puissance des veuves des grandes familles n’a échappé à personne, le veuvage constituant une période décisive de leur vie où elles prennent véritablement en main la direction de leur lignée. Représentantes de leur clan, ces femmes en ont partagé et exercé toutes les responsabilités, avec une manière spécifique d’exercer le pouvoir, davantage tournée vers la diplomatie et la propagande. Parfois négociatrices à l’occasion des pourparlers de paix comme Louise de Savoie et Marguerite d’Autriche lors de la « Paix des Dames », animatrices de la diplomatie du royaume comme Marguerite de Navarre, les exemples abondent. Les travaux à venir ne feront que confirmer, cette participation comme le laisse à penser le colloque consacré aux femmes et à la guerre32.

19 Au moins jusqu’à la Fronde, la plupart des femmes des grandes familles ont été associées aux luttes politiques du temps. Il est intéressant de noter que ce rôle n’a pas échappé aux contemporains et que la plupart d’entre eux l’ont désapprouvé. À l’issue de la Fronde, on note un déclin manifeste de la présence féminine dans les plus hautes sphères du pouvoir : le temps des grandes régences assurées par des femmes est révolu et, à la mort de Louis XIV, c’est un homme qui exerce cette charge. De même, la période des révoltes nobiliaires est terminée, et les femmes n’ont plus à s’affirmer comme chefs de clan. On assiste donc à une éclipse de leur participation au pouvoir et elles se contentent de leur rôle de représentation à la cour. À côté des femmes des grands lignages, les femmes du peuple ne sont pas restées inactives. Pendant la Fronde, la passion politique a gagné tous les milieux, de même que lors des grandes journées révolutionnaires, et dans ce domaine les perspectives d’études sont encore nombreuses.

20 Le rôle des femmes dans la vie intellectuelle et culturelle a été lui aussi souligné33. On sait déjà la place tenue par les religieuses dans le cadre de l’éducation et de l’enseignement, et celle des « salonnières » dans la diffusion des écrits et des idées depuis le XVIe siècle34. Dès cette époque en effet, l’élite féminine a accès à la culture

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grâce aux salons. La décennie qui suit immédiatement la Fronde mériterait d’être reconsidérée d’un point de vue historique. En effet, apparaît un nouveau type social, la précieuse, qui retient l’attention, fait parler d’elle et suscite autant d’admiration que de moquerie. Ce phénomène a été très bien analysé par les littéraires, mais n’a pas encore donné lieu à une étude historique35. Toutes les formes d’expression féminine dans le domaine des arts, des lettres et des sciences doivent être mieux repérées, et à cet égard des collaborations avec les littéraires, les musicologues et les historiens de l’art seraient très fructueuses. Enfin, des études récentes ont mis l’accent sur l’importance des écrits féminins du for privé, mémoires, livres de compte et livres de raison, correspondance36. Il est certain que les sources laissées par les femmes dans ce domaine sont beaucoup moins abondantes que celles de leurs homologues masculins ; toutefois, à mesure que l’on progresse dans le temps, le nombre de leurs écrits augmente. Des exploitations ont déjà livré d’importants résultats. Le travail de Maurice Daumas a permis de réévaluer le rôle de la femme au sein du couple au XVIIIe siècle, en mettant notamment l’accent sur la tendresse, la collaboration entre époux plutôt que sur la domination masculine37, et d’autres travaux sont en cours d’achèvement38. Le statut de femmes de lettres est resté longtemps ignoré et d’ailleurs, aussi bien dans l’Encyclopédie que dans l’article que Voltaire consacre aux « gens de lettres » dans son Dictionnaire, on ne les envisage qu’au masculin. Elles sont toutefois loin d’être absentes de la production littéraire. Un ensemble de colloques consacrés aux femmes écrivains de l’Ancien Régime a renouvelé la connaissance de l’histoire de la vie sociale et culturelle des femmes, de leur activité intellectuelle et de leur production littéraire39. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les femmes cultivées sont toutefois considérées comme hôtesses d’une cour ou d’un salon et surtout reconnues à ce titre. Mais parallèlement à cette culture de salon s’est développée dès le XVIe siècle une passion pour la correspondance, que l’on peut considérer comme un véritable art écrit de la conversation40.

21 Ce bref rappel de l’évolution du champ historique constitué par l’histoire des femmes montre sa perméabilité et son ouverture aux acquis des autres disciplines. Il rend aussi compte de la diversité des recherches qui ont été menées ainsi que des perspectives nouvellement ouvertes. Beaucoup de chemin a été parcouru depuis l’apparition de la discipline. On dispose désormais de nombreux travaux qui permettent de construire une réelle synthèse et d’avoir une bonne vision d’ensemble sur la question. Il me semble important d’insister sur le caractère extrêmement divers et varié de la condition féminine, qui a connu des changements importants entre le début et la fin de l’époque moderne et qui, surtout, est loin d’être figée dans des stéréotypes. On commence à réévaluer la place des femmes dans des domaines qui leur semblaient jusque là interdits et à comprendre qu’elles s’y sont exprimées sur un terrain différent de celui des hommes. Comme pour toute recherche historique, on ne saurait apprécier la situation des femmes de l’époque moderne à l’aune de nos critères actuels, notamment celui de l’égalité des sexes, et c’est plutôt en termes de différences, d’opposition, mais aussi de collaboration et de complémentarité qu’il faut penser leur place dans la société.

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NOTES

2. Pour les derniers travaux de recherche, on se référera à Merry E. Wiesner, Women and Gender in Early Modern Europe, Cambridge, (1995) 2000 ; Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 2003. 3. L’histoire de la discipline est parfaitement retracée par Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Paris, (1998) 2007. 4. Renate Bridenthal, Claudia Koonz éd., Becoming Visible, Women in European History, Boston, 1977 ; Anne Firor Scott, Making the Invisible Woman Visible, Chicago, 1984 ; Nancy A. Hewitt, Suzanne Lebsock, Visible Women. New Essays on American Activism, Chicago, 1993. Plus récemment : Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Marine Lapied éd., Femmes entre ombre et lumière. Recherches sur la visibilité sociale (XVIe- XXe siècles), Paris, 2000. 5. Jacques Gélis, L’arbre et le fruit. La naissance dans l’Occident moderne, XVIe- XIXe siècles, Paris, 1984 et La sage-femme ou le médecin. Une nouvelle conception de la vie, Paris, 1988 ; Mireille Laget, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, 1982. 6. Martine Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, Paris, 1980. 7. Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, 1979. 8. Georges Duby, Michelle Perrot éd., Histoire des femmes en Occident, 4 vol., Paris, 1990-1992, vol. 3, XVIe- XVIIIe siècles (Arlette Farge, Natalie Zemon-Davies éd). 9. Gianna Pomata, « Histoire des femmes et gender history (note critique) », dans Annales ESC, 1992, p. 1019-1026. 10. Annick Tillier, Odile Faliu éd., Des sources pour l’histoire des femmes. Guide, Paris, 2004. 11. Une très bonne mise au point sur le concept et son histoire se trouve dans Thébaud, cité n. 3, p. 114 et suiv. 12. Michelle Perrot, « La bibliothèque, mère de l’histoire des femmes », dans Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 17, 2004, p. 20. 13. Carlo Ginzburg, Il Formaggio e i vermi il cosmo di un mugnaio del’500, Turin, 1976 ; trad. fr. : Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, 1980 ; Carlo Ginzburg, Carlo Poni, « La micro-histoire », dans Le débat, 1981, n° 17, p. 133-136. 14. Voir Beauvalet-Boutouyrie, 2003, cité n. 2 et Dominique Godineau, Les femmes dans la société française (XVIe- XVIIIe siècles), Paris, 2003. 15. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, « La femme dans la cité : entre subordination et autonomie, normes et pratiques. Bilan bibliographique et historiographique pour l’époque moderne », dans Jean-Paul Barrière, Véronique Demars-Sion éd., La femme dans la cité, Paris, 2003, p. 1-12. 16. Virginie Lemmonier-Lesage, Le statut de la femme mariée dans la Normandie coutumière : droit et pratiques dans la généralité de Rouen, Clermont-Ferrand, 2005. 17. Célia Drouault, Le statut des femmes dans la société civile au XVIIIe siècle. Droit et réalités à travers l’exemple de Tours [Thèse de doctorat, université de Tours], 2005. 18. Elisabeth Rapley, Les dévotes. Les femmes et l’Église au XVIIe siècle, (Montréal, 1990) Paris, 1995. 19. Marie-Claude Dinet-Lecomte, Les sœurs hospitalières en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La charité en action, Paris, 2005. 20. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Être veuve à l’époque moderne, Paris, 2001. 21. Scarlett Beauvalet, « Les femmes dans le monde rural à l’époque moderne », dans Histoire rurale comparée, (colloque, Le Mans, 2002), à paraître. 22. Roméo Arbour, Les femmes et les métiers du livre en France, de 1600 à 1650, Chicago/Paris, 1997 ; Dominique de Courcelles, Carmen Val Julian, Des femmes et des livres. France et Espagne, XIVe-XVIIe siècle, Paris, 1999.

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23. Paul Delsalle, « Le travail des femmes à l’époque moderne », dans Historiens et géographes, n° 393, 2006, p. 269-276. 24. Paul Delsalle, « Les ouvrières des salines de Salins (XVe-XVIIIe siècles) », dans Histoire, économie et société, 2006/1, p. 15-32. 25. André Lespagnol, « Femmes négociantes sous Louis XIV », dans Populations et cultures. Études réunies en l’honneur de François Lebrun, Rennes, 1989, p. 463-470. 26. Voir un bon exemple d’étude dans François-Joseph Ruggiu, L’individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaise et française (1720-1780), Paris, 2006. 27. Éliane Viennot, « Des `femmes d’Etat´ au XVIe siècle : les princesses de la Ligue et l’écriture de l’histoire », dans Danièle Haase-Dubosc, Éliane Viennot éd., Femmes et pouvoirs sous l’Ancien Régime, Paris, 1991 et Eliane Viennot, De Marguerite de France à la reine Margot : parcours singulier dans une histoire collective des femmes et du pouvoir politique [Thèse, université de Paris III], 1991. 28. Fanny Cosandey, La Reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, 2000. 29. Denis Crouzet, Le haut cœur de Catherine de Médicis, Paris, 2005 et Thierry Wanegfellen, Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, 2005. 30. Christine Faure éd., Encyclopédie politique et historique des femmes. Europe, Amérique du Nord, Paris, 1997. 31. Plusieurs colloques viennent d’être organisés sur ce thème, dont Marie-Katerine Schaub, Isabelle Poutrin éd., Femmes et pouvoir politique : les princesses d’Europe, XVe-XVIIIesiècles, (colloque, Paris, 2003), Paris, 2006. 32. Marion Trévisi éd., Les femmes et la guerre, (colloque, Amiens, université de Picardie, 2007), à paraître. 33. Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715), Paris, 1993 ; Colette Nativel éd., Femmes savantes, savoir des femmes : du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, Genève, 1999. 34. Verena von der Heyden-Rynsch, Europäische Salons: Höhepunkte einer versunkenen weiblichen Kultur, Düsseldorf, 1992 ; trad. fr : Salons européens. Les beaux moments d’une culture féminine disparue, Paris, 1993 ; Roger Marchal éd., Vie des salons et activités littéraires : de Marguerite de Valois à Madame de Staël, Nancy, 2001. 35. Myriam Maitre, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, 1999 ; Roger Duchêne, Les précieuses, ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris, 2001. 36. Un groupe de recherches (GDR n° 2649) sur « Les écrits du for-privé en France du Moyen Âge à 1914 », groupe dirigé par Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu, travaille à la recension et à la mise en ligne de l’ensemble des écrits qui impliquent une prise de parole personnelle. Dans cette vaste enquête, un axe particulier concerne les femmes. 37. Maurice Daumas, Le mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, 2004. 38. Il s’agit des travaux menés par Isabelle Robin-Romero sur la santé et la maladie, et de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie sur la solitude féminine, à paraître. 39. Isabelle Brouard-Arends éd., Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, 2003. 40. Benedetta Craveri, L’âge de la conversation, Paris, 2002.

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INDEX

Index géographique : France Mots-clés : histoire des femmes, culture féminine, genre, sexe, images, représentations, art, pouvoir Keywords : history of women, feminine culture, gender, sex, images, representations, art, power Index chronologique : 1500, 1600, 1700

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history of women, feminine culture, gender, sex, images, representations, art, powerThéories féministes et questions de genre en histoire de l’art

Fabienne Dumont

1 La création d’un véritable corpus théorique analysant l’art et l’histoire de l’art à la lumière des théories féministes remonte dans les pays anglo-saxons aux années 1970, même si ce corpus s’appuie sur une histoire que l’on peut qualifier de proto-féministe. Il faut attendre cette seconde vague féministe des années 1970 pour que théories, pratiques artistiques et politiques féministes se rencontrent réellement : de véritables manifestations sont organisées devant les musées nationaux et une scène alternative puissante se met en place. Les théoriciennes féministes questionnent la discipline de l’histoire de l’art qui a établi des positions asymétriques déterminées par le genre, positions qui se retrouvent dans les représentations et engendrent des conséquences réelles dans l’oppression des femmes. Les divergences de points de vue et le dialogue entre les différentes mouvances du féminisme sous-tendent la constitution d’un abondant corpus de textes, l’appropriation de ces outils de pensée permettant de concevoir une histoire de l’art différente – riche et plurielle. Le développement théorique sur le sujet est en revanche resté à l’état embryonnaire en France, où appréhender l’art d’un point de vue féministe ou de genre reste peu légitime1. D’où l’intérêt de retracer les grandes lignes du travail effectué dans les pays anglo-saxons2.

2 L’outil principal est le concept de genre, qui se réfère à la répartition hiérarchique des rôles selon le sexe dans une société donnée, répartition qui contribue à la construction sociale des normes de la masculinité et de la féminité. Le genre est une catégorie fondamentale de l’organisation culturelle, en relation étroite avec les catégories de race, de classe et d’orientation sexuelle. Issu des réflexions féministes des années 1970, il les prolonge dans une prise en compte des rapports sociaux de sexe, des

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constructions sexuées et des sexualités. La construction de cet outil est indissociable du développement de l’art féministe après 19453, qui repose sur l’idée centrale que ce qui relève de la sphère personnelle – de même que toute représentation – est politique (avec l’importance de la narration personnelle). À partir de quelques exemples représentatifs des pensées des théoriciennes, nous verrons comment les féminismes ont retravaillé l’histoire de l’art – contemporaine des écrits mais aussi avec une vision rétrospective sur les siècles passés –, créant un corpus interne en interaction avec l’histoire propre aux féminismes, le tout enchâssé dans l’histoire et l’histoire de l’art dominantes. On est ainsi passé d’un statut de revendication d’une identité de femme dans les années 1970 à son refus dans les années 1980, puis à la multiplication des référents identitaires dans les années 1990, ces trois vagues se recoupant dans des complexités tant géographiques que théoriques. La première génération féministe : identification collective et critique de l’histoire de l’art

3 La résurgence – après les suffragettes de la fin du XIXe siècle – du mouvement féministe dans les années 1970 amène des interventions féministes spécifiquement en art : la création d’œuvres et de théories émerge, en phase avec les questions du mouvement ; des recherches historiques reconstruisent une histoire des femmes qui constitue une réserve de modèles pour les artistes ; enfin, certaines historiennes relisent les œuvres et parcours des hommes avec les outils féministes et de genre, déconstruisant aussi les schèmes à l’œuvre dans la fabrique de l’histoire de l’art, notamment une histoire de carrières individuelles et de mouvements dominants4. Le mouvement féministe, en soulignant l’ignorance du genre, de la classe, de la race (et plus tard l’inclusion de la sexualité) au profit d’un universalisme masculin (blanc, hétérosexuel et de classe sociale aisée), en révélant la focalisation sur un art d’élite, le rejet de l’art populaire et le refus de tout art ne correspondant pas aux critères d’avant-garde et à une vision formaliste, amenait à repenser la fabrique de l’histoire de l’art et impliquait donc d’examiner les répercussions sur tous/toutes les artistes des critères de genre, de classe et de race.

4 Le relais par les théoriciennes des revendications des plasticiennes contre le sexisme du monde de l’art a favorisé la mise en place de véritables écoles féministes aux États-Unis – les principales se situant à New York et Los Angeles – dès 1971, qui mettaient l’expérience socioculturelle des femmes au cœur de la création. Laura Cottingham a retracé dans Seeing through the seventies les apports à l’histoire de l’art du mouvement féministe californien des années 1970, avec notamment l’ouverture à des médias pluriels et à des contenus féministes5 ; ces pratiques se nourrissaient des expériences des groupes de consciousness raising (prise de conscience des expériences particulières communes aux femmes, par une réflexion et une expression réalisées en petits groupes). Selon elle, « les caractéristiques majeures du mouvement artistique féministe – l’importance accordée au processus de la performance, ses ambitions politiques, la critique de la séparation en genres populaires et élitistes, la volonté de travailler collectivement, la critique de l’histoire de l’art euroaméricaine, l’exploration d’images à caractère explicitement sexuel et la valorisation de l’autobiographie – ont été influencées par les autres événements artistiques et politiques de la fin des années 1960, tels que Fluxus, le Black Power, le conceptualisme, les différentes collaborations d’artistes contre la guerre du Vietnam, etc. »6. À l’intérieur du mouvement, le conflit entre une approche essentialiste et une approche constructionniste fait rage. La

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première postule un art féminin ancré dans la différence biologique, la seconde une féminité issue d’un apprentissage discriminant dont elle vise à déconstruire les processus. L’art de cette époque a trop souvent été négativement identifié avec une approche essentialiste de la féminité, alors qu’il existait une diversité des pratiques et des politiques de représentations. Dans le contexte des années 1970, l’affirmation valorisante de la culture et du corps des femmes était considérée comme un acte politique. Ces affrontements théoriques permettent de comprendre la réception houleuse de l’œuvre collective The Dinner Party, que nous retracerons plus loin.

5 Les enjeux symboliques de l’utilisation des performances sont représentés par la Womanhouse (Maison de la femme, lieu de performances et d’installations, Los Angeles, 19727) et In Mourning and In Rage (En deuil et en fureur, performance urbaine dirigée par Suzanne Lacy et Leslie Labowitz, Los Angeles, 1977). Mise en pratique des élèves de l’école féministe de Judy Chicago et Miriam Schapiro, la Womanhouse a ouvert les portes à une création multimédia collective et politisée. De même, In Mourning and In Rage est un paradigme de l’art féministe activiste des années 1970 interrogeant les liens entre la sphère personnelle et les politiques sociales, économiques et sexuelles de l’époque8. De nombreuses autres performances et vidéos positionnent aussi les expériences et revendications des femmes comme des forces positives dans la création et le pouvoir d’agir politique. Au sein du Woman’s Building (1973-1991) – école d’art indépendante pour les plasticiennes et lieu d’exposition faisant suite à l’expérience de la Womanhouse – des groupes identitaires minoritaires tel le Lesbian Art Project ou le mouvement du Black Feminism mettent en avant les critiques et propositions des artistes noires au sein du mouvement féministe9 – dont les plus connues sont Faith Ringgold, Emma Amos, Betye Saar ou Dindga McCannon. Ces dernières ont associé la libération des Noir-e-s et celle des femmes, refusant de dépendre trop étroitement tant du mouvement des Afro-Américains que du mouvement féministe – approche nécessaire pour comprendre les différences à l’œuvre au sein même du mouvement.

6 Le parcours de Lucy Lippard, l’une des pionnières des réflexions féministes en art, est symbolique. Elle-même exprime clairement les changements survenus dans son approche de l’histoire de l’art en raison de l’impact du mouvement féministe sur sa pensée10, expliquant les difficultés rencontrées par les critiques et les artistes pour faire connaître une expérience différente et créer une autre manière d’évaluer l’art. L. Lippard n’apporte pas de solutions définitives, mais montre le travail des artistes femmes, analyse les principaux thèmes soulevés par les artistes féministes et questionne la fabrique de l’histoire de l’art11. Dans le catalogue Issue: Social Strategies by Women Artists12, elle présente une exposition londonienne qui retraçait les principaux thèmes soulevés par une vingtaine d’artistes féministes, reliant art et politique par l’intermédiaire de sujets alors tabous (de la guerre du Vietnam à l’image distordue des femmes dans les médias, toutes les artistes croisant l’esthétique, l’activisme politique et des sujets populaires). Au début des années 1980, elle a dressé un bilan des apports féministes à l’art13, allant de l’introduction du contenu émotionnel et autobiographique à la valorisation de l’art populaire, du travail collectif ou du remplacement de l’image centrée (en référence au sexe féminin, les représentations réalisées par des plasticiennes seraient focalisées sur un point central) par des collages multiples (réseau d’interconnections reliant les aspects fragmentés des vies des femmes, les insérant dans une vision plus large du fonctionnement social). L. Lippard souligne que cette contribution est en fait complexe et politique, apportant plus à une histoire sociale de l’art qu’au formalisme moderniste. Elle montre aussi que la stratégie révolutionnaire de

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l’art féministe reflète une conscience de ce que signifie être femme dans un contexte patriarcal, le travail de quelques-unes permettant à un plus grand nombre de reconnaître ses propres expériences et de les faire partager.

7 Un autre texte fondateur de la réflexion féministe en histoire de l’art fut celui de Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », écrit en 197014. En passant au crible les préceptes majeurs de la discipline, en questionnant le dispositif historico-artistique qui marginalise certaines productions et en privilégie d’autres, L. Nochlin montrait qu’il était institutionnellement impossible que les femmes parviennent à l’excellence, car elles étaient exclues des circuits de valorisation de l’art ; en revanche leur présence était forte dans les secteurs les moins valorisés, plus proches des arts appliqués ou de l’artisanat. Elle tentait ensuite d’établir la spécificité de la production féminine en lien à des circonstances historiques : la différence d’expérience des femmes artistes produit une histoire séparatiste d’activités associées aux femmes, loin des définitions dominantes des œuvres d’art et de l’universalité masculine, mais dans une surdétermination du sexe sur les autres composantes identitaires. Elle relisait ainsi les œuvres de Berthe Morisot et Mary Cassatt en tant que forme moderne portée par les valeurs d’un public féminin15. L. Nochlin a parallèlement co-organisé en 1976 l’exposition Women artists 1550-1950 avec Ann Sutherland Harris16, symbolique du travail de redécouverte d’artistes du passé – espérant susciter par cette exposition la réalisation de monographies érudites. Le retravail permanent de ses concepts l’amenait à publier en 1993 Femmes, art et pouvoir17, étude des relations de pouvoir représentées dans les œuvres de femmes et d’hommes des siècles passés tels Jacques Louis David, Eugène Delacroix, Édouard Manet, etc. Elle y travaillait conjointement les questions de sexe, de race et de classe, soulignant que l’acquiescement des femmes à cet ordre provient de la nécessité de se sentir en accord avec l’ordre patriarcal et son discours, alors que la critique féministe vise à démystifier le discours de l’imagerie visuelle.

8 À la suite de ce travail pionnier, on peut situer les analyses de Griselda Pollock – fortement influencée par les concepts psychanalytiques – pour qui l’intervention féministe en histoire de l’art est une nécessité pour déjouer les idéologies et valeurs dominantes imprégnant les représentations et reproduisant l’oppression des femmes18. À Londres, le groupe Women’s Art History Collective, fondé en 1972, a suscité l’ouvrage Old mistresses (1981), où l’on voit que les Anglaises ont été plus fortement influencées par le marxisme et la psychanalyse que les Américaines. Dans un texte retraçant autant l’histoire des femmes en art que celle de leur éviction par les idéologies sexistes structurant la discipline, Rozsika Parker et Griselda Pollock analysent les stéréotypes appliqués à l’art féminin et rendent compte des moyens négociés par les plasticiennes pour produire à toutes les époques, malgré les contraintes tant de classe que de sexe19. Les auteures soulignent la relation négociée par les femmes avec les codes artistiques et les institutions, rappelant que les femmes artistes ont toujours travaillé – malgré les discriminations – et que chaque parcours est différent, déterminé par la classe, le sexe et la période historique. La déconstruction des années 1980

9 Les artistes du postmodernisme20 et les théoriciennes déconstructionnistes critiquent les théories féministes des années 1970 qui privilégiaient la donnée sexuelle sur les autres composantes identitaires. Le féminisme postmoderniste a également insisté sur le rejet du plaisir, G. Pollock postulant la nécessité d’une distanciation pour briser le lien de séduction entre le public et l’image, dans une lecture marxiste qui veut que le

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public passif soit victime des idéologies capitalistes. La psychanalyse et la linguistique envahissent l’espace théorique anglais, déniant à toute œuvre populaire une efficacité, préférant des stratégies de désidentification. Bien que les féministes des années 1970 aient affirmé que la féminité était socialement construite, celles des années 1980 ont effacé les signes de cette féminité en voulant déconstruire le plaisir que les hommes prenaient aux représentations du corps des femmes dans une culture patriarcale. L’art féministe devait alors éviter la représentation du corps féminin. Cette nouvelle génération de théoriciennes des années 1980 a passé sous silence les raisons politiques de l’affirmation d’une expérience féminine, qui étaient pourtant au cœur des pratiques et pensées des années 1970.

10 La réception complexe et polémique retracée par Amelia Jones du Dinner Party21, œuvre collective et icône de l’art féministe élaborée de 1975 à 1979, permet de lire l’évolution des pensées féministes en art. Dans les années 1970, l’utilisation d’images du sexe féminin et de techniques artisanales était un acte politique de refus de l’universalité masculine : la pièce transgressait les codes du discours formaliste moderniste, qui privilégiait l’objet esthétique pur et évacuait l’affect et le populaire, alors qu’elle brouillait les frontières en utilisant l’esthétique de l’art d’élite et le kitsch domestique. Dans les années 1980, cette œuvre fut associée au courant du cunt art – terme forgé en réaction à l’utilisation prédominante d’images de vulves chez certaines artistes des années 1970 – et associé à un déterminisme biologique, à l’opposé d’un art questionnant les structures mouvantes de la féminité soutenu par Lisa Tickner22. Le Dinner Party fut alors aussi critiqué par les artistes de couleur et les lesbiennes, qui questionnaient la notion d’universalité de cette expérience féminine avant tout hétérosexuelle et blanche. Cette œuvre est ainsi au cœur des tensions générées par le désir de revaloriser les expériences des femmes tout en évitant de les fixer dans des limites. Taxée de raciste, d’hétérosexiste et critiquée pour sa représentation de vulves, elle reflète le passage de la préférence historique à la préférence théorique des années 198023. Cet exemple est emblématique de ce retravail perpétuel de l’histoire de l’art féministe, en un échange ininterrompu depuis trente ans.

11 Laura Mulvey, théoricienne britannique du cinéma, dans un essai (1975) sur le plaisir visuel retiré par le public face aux films qui postulent un regard masculin actif détenant le pouvoir sur un objet féminin passif, a beaucoup compté dans les années 1980 par son utilisation de la psychanalyse24. Les critiques reçues lui ont ensuite permis de complexifier les enjeux, notamment en intégrant les expériences homosexuelles et bisexuelles, amenant à penser des positions plus variables, les personnes selon leur sexualité pouvant adopter une attitude de mimétisme par rapport à l’un ou l’autre sexe. Le texte de L. Mulvey fait apparaître toute la réflexion sur la structure voyeuse du regard à laquelle est lié le plaisir hétérosexuel. Son analyse psychanalytique du désir par le biais du regard masculin au cinéma a influencé des théoriciennes du cinéma telles Teresa de Lauretis ou Mary Ann Doan, mais aussi R. Parker et G. Pollock, qui reprochent à l’art essentialiste la simplification des codes de la représentation du corps féminin. Au croisement des influences à l’œuvre dans les années 1980 se situent ainsi le poststructuralisme, un certain féminisme français (Hélène Cixous, Julia Kristeva et Luce Irigaray) et la théorie psychanalytique – les penseuses britanniques ayant été très influencées par les théories lacaniennes. La déconstruction de l’identité femme conduit à l’impossibilité de la représenter, au refus de la séduction et à œuvres désincarnées – poursuivant ainsi la dichotomie entre essentialisme et déconstruction25. G. Pollock

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postule ainsi qu’il faut analyser les rapports de subjectivité, de sexualité et de pouvoir, car les structures de notre savoir sont sexistes. Le seul choix jusqu’en 1968 semblait être de s’identifier aux hommes, car le discours dominant associait la créativité, la culture, la beauté et la vérité au masculin. La féminité est un mode du discours et de la représentation, formant l’idéologie de la différence des sexes.

12 On retrouve ces influences dans les œuvres de Mary Kelly, Mira Schor, Barbara Kruger, Cindy Sherman ou Sherrie Levine. L’œuvre emblématique du travail de déconstruction des années 1980 est Post Partum Document (1973-1979) de Mary Kelly, qui traite du moment-clef de la fabrique de la féminité qu’est la maternité26. Montrer la construction du langage dans les premières identifications de l’enfant et son initiation à l’ordre symbolique (en lien à la théorie de Lacan) permet de penser une déconstruction possible des codes. M. Kelly travaille avec les théories freudiennes et lacaniennes pour comprendre le processus de formation de l’identité comme idéologie. Elle tente de montrer la construction sociale d’un sujet par le discours autobiographique et analytique, récusant l’idée essentialiste à partir de son argumentation principale, la maternité, et opère une double analyse : le développement de l’enfant et les fantasmes de la mère, analysant cette relation qui les fonde en tant que sujets. L’idée centrale est que la féminité est construite à l’intérieur de discours spécifiques reflétant les idéologies d’une société. Ses œuvres sont des systèmes sémiotiques complexes – avec des diagrammes, des notes, des objets – où les femmes sont sujets d’histoires. En accord avec les théories de G. Pollock, elle affirme le désir des femmes sans représentation trop explicite. Au lieu du corps des femmes, elle énumère les discours qui construisent un sujet. La question de la différence sexuée relève alors du domaine du langage.

13 Cette position va susciter des critiques de la postmodernité par les féministes – querelle interne portant aussi sur le postféminisme. Amelia Jones, dans Postfeminism, Feminist Pleasures, and Embodied Theories of Art, a montré les effets négatifs des discours antiféministes liés au postmodernisme dans leurs dimensions politiques, culturelles et économiques27. L’auteure analyse tout d’abord les images des femmes identifiées comme postféministes par les médias populaires (de classe aisée, femmes au foyer, qui revendiquent de ne pas pouvoir concilier vie professionnelle et vie familiale) et l’émergence simultanée de films mettant en scène des femmes ultrasexuées, violentes, finissant dans une orgie de sang, avec celle de groupes masculinistes cherchant à reconstruire une masculinité primitive. Ensuite, dans la conception féministe des discours postmodernistes dominants, elle pointe les effets pervers et réducteurs de l’incorporation des féminismes par le postmodernisme – notamment sa réitération des pratiques modernistes qu’il est censé remettre en cause. En s’appuyant sur des propositions artistiques des années 1960 et 1970 liées au corps et à ses plaisirs, A. Jones propose d’autres manières de les lire – en opposition à celles qui s’appuient sur le refus de la représentation issu des théories de Laura Mulvey – dans le but de redonner aux féminismes occidentaux un dynamisme menant à l’action concrète. Elle relie ainsi le refus du plaisir au déni de la puissance d’agir des femmes. Elle postule que l’art corporel féministe dévoile les prétentions unifiantes des discours postféministes – fondés sur un sujet hétérosexuel, blanc et de classe sociale supérieure ou moyenne – qui nient ces dominations toujours à l’œuvre. Une nouvelle iconologie

14 Le second pôle de travail de cette décennie – à partir du constat de l’absence des femmes dans l’histoire de l’art traditionnelle – a été d’analyser la production artistique

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avec les outils de classe et de genre. Les textes qui synthétisent cette recherche puisent leurs racines aux réflexions des années 1970 et paraissent dans les années 1990. L. Nochlin, dans The Image of the Working Woman28, présente les images de femmes au travail au XIXe siècle. Elle compare les représentations de femmes glanant dans les champs par Jean-François Millet (Les glaneuses, 1857) à celles de femmes tamisant le grain par Gustave Courbet (Les cribleuses de blé, 1854). Alors que les paysan-ne-s incarnent une image positive de la classe rurale au travail, les migrant-e-s urbain-e-s sont moralement plus suspect-e-s. Les paysannes et les travailleuses urbaines représentent ainsi les deux facettes d’une idéologie des rapports sociaux de sexe, opposant la mère pieuse et nourricière à la fille érotisée des villes. L. Nochlin oppose ainsi une vision de l’ordre naturel établi et de la résignation proposée par J.-F. Millet à celle de G. Courbet qui pointe le contexte social en évolution et les énergies de la révolte. Enfin, elle analyse la représentation des paysannes donnée par Käthe Kollwitz au début du XXe siècle illustrant notamment l’histoire d’Anna La Noire, leader de la révolte paysanne allemande au XVIe siècle (par exemple Assaut, feuillet n° 5 du cycle Guerre des paysans, 1902-1903), qu’elle situe à l’opposé des glaneuses. Anna La Noire galvanise la foule, en totale opposition à une soumission passive à l’ordre naturel, et symbolise une femme de la classe populaire ayant une grande puissance. La figure de G. Courbet tamisant le grain et celle de K. Kollwitz subvertissent toutes deux l’image de la femme résignée, pieuse et maternelle du XIXe siècle. De même, Gen Doy dans Seeing and consciousness29 confronte les positions de deux historien-ne-s de l’art des plus influents, G. Pollock et Tim J. Clark, analysant leurs positions respectives quant à une lecture de l’histoire de l’art à dominante de classe ou de genre. G. Pollock reproche à T. J. Clark de ne pas analyser sa position de spectateur masculin face aux œuvres et de passer à côté de la spécificité de la représentation des femmes et de la relation des spectatrices aux œuvres – ce qu’il fait pourtant, mais sans placer la question du genre au centre de sa compréhension de l’histoire. Cette critique rejoint la position féministe affirmant que les femmes forment une classe sociale à part entière, qui ne peut être comprise avec les outils d’analyses marxistes. G. Doy affirme que le différend repose finalement sur leur conception de l’identité, fondée sur les représentations culturelles pour G. Pollock et sur la réalité économique pour T. J. Clark. Pour sa part, G. Doy tente d’utiliser les deux approches pour créer une histoire de l’art marxiste et féministe. Elle mène ainsi une analyse de la révolution de 1789, y étudiant la position des femmes artistes sur le marché de l’art. Sa position représente un courant de pensée très développé au Royaume-Uni.

15 Pour G. Pollock, les interventions féministes en histoire de l’art ne sont pas un ajout, mais une relecture et une refondation des méthodes concernant la culture30. Pour cela, elle fait appel autant aux études sociales qu’à la psychanalyse ou l’esthétique. « Modernity and the Spaces of Femininity » (1988) reflète une autre étape de sa pensée31. Elle tente de déconstruire les mythes masculins de la modernité et analyse les conditions de genre spécifiques des œuvres de la seconde moitié du XIXe (Édouard Manet, Edgar Degas, Berthe Morisot, Mary Cassatt). Selon elle, les constructions sociales et sexuées des artistes déterminent leur manière de peindre. Le flâneur incarne le regard de la modernité, mais il est purement masculin, car s’exposer en public était considéré comme moralement dangereux pour les femmes bourgeoises, alors que M. Cassatt et B. Morisot ont inclus des représentations de travailleuses à l’intérieur de l’espace bourgeois. G. Pollock trace la carte des territoires érotiques de la modernité,

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entre les lieux réservés aux dames et ceux destinés aux femmes déchues. La féminité est ainsi définie comme la régulation de la sexualité des femmes dans un espace domestique hétérosexuel. Seul le flâneur a accès aux espaces intersticiels de croisement des classes. Les femmes peuvent accéder aux loisirs, mais non aux lieux attachés à la sexualité, occupant ainsi des positions différentes dans les politiques sexuelles du regard. Ce texte a eu un grand impact dans le champ de l’histoire de l’art retravaillé par les questions de genre.

16 En parallèle à cette étude des féminités se sont développées celles concernant les masculinités. Abigail Solomon-Godeau analyse ainsi l’iconographie des idéaux masculins dans l’art néoclassique français et les circonstances de sa disparition32. Elle interroge les idéologies opérantes dans ce retour de représentations masculines après un siècle et demi de prédominance du nu féminin érotisé, et pointe l’homosocialité à l’œuvre entre la pose des modèles et le regard des spectateurs. De même, Lisa Gail Collins33 interroge la représentation des nus féminins noirs au XIXe et au début du XXe siècle, mêlant analyses de classe, de genre et de race, en soulignant les relations entre les catégories esthétiques admises (exotique, érotique, allégorique) et les économies de marché du travail des Noires (marché des esclaves, sexuel et domestique). Elle resitue les artistes contemporaines Emma Amos, Alison Saar et Renée Stout dans cette histoire du refus des Afro-Américaines de représenter le corps féminin nu, proposant une analyse de l’impact de l’utilisation passée des corps des Noires sur les représentations actuelles. R. Stout mélange ainsi dans ses sculptures les figures sacrées guérisseuses traditionnelles de l’Angola avec son propre corps, reprenant par ce biais le pouvoir sur son histoire. Sexualités et au-delà : les multiplicités cyborg et queer des années 1990

17 Le postmodernisme est l’objet de critiques dans les années 1990, notamment celle d’avoir contribué à la suppression du féminisme activiste en éliminant la catégorie « femme »34. Les interprétations linguistiques et psychanalytiques ont maintenu les pouvoirs masculins, évacuant la possibilité de représenter une vision féministe fondée sur les vies réelles des femmes, produisant des œuvres désincarnées et refusant la séduction. Diana Fuss notamment a critiqué cette position anti-essentialiste du postmodernisme masculin en 1989, soulignant l’utilité politique d’une identification collective, car il reste une part de socialisation spécifique35. De même, Donna Haraway dans sa théorie du cyborg – ce mélange d’humain et de machine qui brouille les catégories du genre – met en évidence la contradiction entre l’idée poststructuraliste des identités multiples et la nécessité d’une identité de ralliement pour porter une revendication politique36. Ainsi, mêlant l’analyse des expériences spécifiques des années 1970 à la complexité théorique des années 1980, les théoriciennes des années 1990 tentent de penser le corps des femmes comme polymorphe et lieu de multiples politisations possibles37.

18 Les polémiques autour des expositions Bad Girls, deux séries d’expositions portant le même titre qui ont circulé aux États-Unis et en Angleterre en 1993 et 199438, sont emblématiques de ce travail de réinterprétation permanent. La critique la plus virulente a été menée par Laura Cottingham39. L’expression « Bad Girls » dévalorise les personnes qui ne seraient ni drôles ni sexy, reprenant la division entre les femmes assurant la reproduction humaine (les mères) et les autres qui sont sexualisées à outrance (les putains). L’exposition ne remet pas en cause cette image dominante des femmes, car elle a exclu les rôles plus perturbateurs, ceux « de femmes s’opposant à la

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loi, au gouvernement, aux pères, aux maris ou aux institutions religieuses »40. Elle opère une infantilisation et une pseudo-érotisation des œuvres et des artistes dont la transgression est limitée à la sexualité, alors que les féministes cherchent au contraire à montrer des types de représentations ne jouant pas avec les stéréotypes anciens. La polémique souligne aussi les références internes à l’histoire de l’art féministe, ces expositions réagissant aux modèles portés par les artistes reconnues, en une contre- filiation. L. Cottingham notait encore : « En encourageant le public à lire les œuvres exposées comme des œuvres divertissantes et qui ne cherchent qu’à divertir, les organisatrices ont minimisé la conscience culturelle, la crédibilité intellectuelle, la détermination et la colère qui caractérisent les œuvres d’inspiration féministe ; et cela conforme l’exposition, et les œuvres exposées, à ceux qui refusent de reconnaître le féminisme comme grille de lecture du monde »41. La pression du contexte s’y reflète aussi : favorable à des discours radicaux dans les années 1970, il suscite un retour à des œuvres qui ne doivent pas refléter de situations difficiles, mais seulement détendre, à l’exclusion de toute approche trop intellectuelle des années 1980 critiquant les manipulations des médias.

19 Des réflexions intéressantes au sujet des sexualités aboutirent à la notion de post- humain. Dans l’exposition Difference de 198542, Lisa Tickner analyse les relations entre la production théorique postmoderne et la création des dix dernières années au Royaume-Uni au travers de cinq artistes qui travaillent les idéologies, cherchant à désarticuler les discours dominants et naturalisés sur la sexualité, la classe, la subjectivité et les représentations. Elle étudie ainsi le travail de Victor Burgin en rapport avec Althusser et Freud, celui de Mary Kelly avec Lacan, celui de Ray Barrie avec la notion de masculinité, celui de Marie Yates avec la déconstruction des codes narratifs et celui de Yve Lomax en lien avec la construction du réel. Sa réflexion porte autant sur les relations entre représentation et subjectivité sexuée dans les processus de travail de création que sur les modalités d’intervention féministe. Les artistes choisi- e-s défont le féminin et le masculin, lui ôtant son caractère central et sûr, en cela opposé à la production de signes fixes caractéristiques du Dinner Party. A. Jones opère de même dans « Dis/ Playing the Phallus: Male Artists Perform their Masculinities »43. En reliant la masculinité comme système identitaire à la fonction masculinisée de l’artiste, à partir des créations d’Yves Klein, Robert Morris, Vito Acconci et Chris Burden, elle montre que ces performances déconstruisaient le genre, même au cœur des années 1960-1970 où l’on croyait encore à la différence, pensant phallus et pénis comme identiques (symboles du pouvoir/organe). Elle tente aussi d’analyser le postmodernisme sous l’angle des constructions identitaires, avec l’exemple de Bob Flanagan proposant une fragmentation identitaire, reléguant le pénis à l’état de morceau de chair, complètement détaché de son symbole de pouvoir, alors que les autres artistes voulaient maintenir une cohérence. Elle souligne ainsi l’ambivalence des relations des hommes à la masculinité, définie par son contexte de création et de lecture, certaines performances perturbant autant l’équation entre phallus, pénis et artiste que d’autres la renforcent. Dans les études sur les masculinités, un autre type d’approche est celle récente de Richard Meyer évoquant la représentation explicitement sexuelle des corps masculins, lieu de projection des fantasmes et désirs des artistes féministes hétérosexuelles44.

20 Une réflexion a également été menée pour comprendre les interventions lesbiennes en art et histoire de l’art45. Ce travail permet de penser une lecture d’œuvres à partir de la réalité complexe du vécu homosexuel, reliant les créations au contexte de luttes

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spécifiques aux lesbiennes, aux féminismes des années 1970, au postmodernisme et enfin au queer. Il existe déjà une riche histoire des structures alternatives mises en place, des œuvres produites et des analyses de l’implication du désir dans le travail artistique et dans le regard qui y est porté 46. Il faut aussi évoquer les analyses de l’implication féministe des nouvelles technologies, avec en premier lieu les réseaux cyberféministes tels Old Boy’s Network, à la suite des écrits de Sadie Plant47. Jieun Rhee a pour sa part démontré que les créations de cyborgs par Mariko Mori et Lee Bull ne sont pas au-delà du genre, comme le voulait Haraway, mais sont incluses dans les stéréotypes asiatiques de genre48. Dans son Manifeste Cyborg, Donna Haraway concluait en effet par l’affirmation, devenue célèbre, de sa préférence pour un devenir-cyborg plutôt qu’un devenir-déesse, posant les bases de la notion de post-humain49. On comprend là l’évolution opérée depuis les performances des années 1970.

21 Enfin, Judith Halberstam évoque spécifiquement dans A Queer Time and Place les représentations queer en art, bien que ses recherches principales aient porté sur les performances au sein de lieux alternatifs anglo-saxons (les travaux queer ont en effet surtout porté sur le théâtre ou les lieux de spectacles de communautés marginales)50. Elle montre ce qu’il advient de ces questionnements identitaires avec l’avènement des théories queer51 et applique les débats sur les relations entre avant-gardes et sous- cultures propres à l’histoire de l’art aux arts visuels queer, insistant sur les représentations de genre ambiguës (ou transgenre) – notamment avec les artistes Del La Grace Volcano, Linda Besemer, JA Nicholls ou Jenny Saville – et tentant une définition des vécus dans un espace et un temps queer. La maternité a par exemple toujours servi de garantie de la féminité : l’intervention de Catherine Opie mettant en scène une butch (lesbienne à l’apparence masculine) tatouée comme une madone remet en cause cette norme ; tout comme l’excellente Pin-Up de Latifa Echakhch, en fait elle- même travestie en homme marocain. Passage, de J. Saville, représentant un transsexuel, est aussi emblématique de l’extension de la palette des références identitaires possibles.

22 Ainsi que le démontrent les polémiques évoquées, les théories sont liées aux contextes intellectuels des décennies concernées. Elles sont en rapports oppositionnels étroits entre elles, intervenant en interaction d’une période à une autre. Les années 1970 reflètent une découverte et une valorisation de la création et de l’expérience spécifique des femmes avec la mise en place d’un réseau parallèle ; les années 1980 sont caractérisées par un passage à la préférence théorique et aux déconstructions identitaires, reliées au structuralisme et à la psychanalyse qui dominent le champ, mais aussi dans le retour rétrospectif sur les siècles passés et l’inclusion des théories postcoloniales52 ; les années 1990 voient éclore la nébuleuse queer, qui assoit l’idée d’un maelström de spécificités et de multiculturalités, le concept d’identité fluide se situant loin du sujet femme unique. Le retour à l’action se veut stratégique, empruntant ses outils aux décennies passées, agissant sur des points précis de l’identité53 – avec des questions de représentation encore essentiellement basées sur les sexualités. Enfin, le changement discernable dans les théories féministes des années 2000 semble être la remise en cause de la domination euroaméricaine et l’inclusion de problématiques venant d’autres continents, ouvrant la voie à une histoire réellement globale qui inclut les questions de race, de sexe, de classe et de genre en lien avec les patriarcats et

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dominations économiques propres à chaque culture. Les trois – voire quatre – périodes qui se chevauchent forment donc l’histoire récente mais déjà fort complexe, tant à l’intérieur des thématiques et des découpages historiques qu’au sein même de l’évolution des pensées des théoriciennes, histoire des réflexions féministes en art qu’il reste à diffuser en France, pour mener une appropriation et une hybridation de ces théories au sein de notre propre histoire.

NOTES

1. Voir « Genre, féminisme et valeur de l’art », dans Cahiers du genre, n°43, 2007 ; « Femmes et art au XXe siècle : le temps des défis », dans Lunes, hors-série n°2, 2000 ; Griselda Pollock, « Histoire et politique : l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme ? », dans Mathilde Ferrer, Yves Michaud éd., Féminisme, art et histoire de l’art, Paris, 1994, p. 63-90. 2. Une partie des éléments de ce texte sera reprise dans l’introduction à un recueil de textes anglo-américains traduits en français – à paraître aux Presses du réel fin 2008 : La rébellion du deuxième sexe – L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000). Une première version avait été donnée dans un séminaire de Laurence Bertrand-Dorléac, dont le résumé sera disponible sur le site http://centre-histoire.sciences-po.fr/centre/groupes/ arts_et_societes.html. 3. WACK! Art and the Feminist Revolution, Cornelia Butler éd., (cat. expo., Los Angeles, MOCA/ Washington, National Museum of the Women in the Arts/New York, PS1/Vancouver, Vancouver Art Gallery), Cambridge/Londres, 2007. 4. Moira Roth, « Teaching modern art history from a feminist perspective: challenging conventions, my own and others », dans Hilary Robinson éd., Feminism-art-theory: an anthology, 1968-2000, Oxford, 2001, p. 139-146. 5. Laura Cottingham, « L.A. Womyn: the feminist art movement in southern California, 1970-1979 », dans Laura Cottingham, Seeing through the seventies: essays on feminism and art, Amsterdam, 2000, p. 161-174. Pour l’histoire des féminismes en art aux États-Unis, voir aussi Randy Rosen, Catherine C. Brawer éd., Making their mark: women artists move into the Mainstream, 1970-1985, New York, 1989. 6. Laura Cottingham, Combien de « sales » féministes faut-il pour changer une ampoule ? Antiféminisme et art contemporain, Lyon, 2000, p. 39. 7. Ces activités sont détaillées dans Fabienne Dumont, « Los Angeles – Années 1970 : une expérience unique du féminisme en art », dans Art Présence, n°59, juillet-septembre 2006, p. 32-39. La première performance est une cérémonie commémorative et revendicative, suite à une série de meurtres de femmes à Los Angeles. La seconde est le résultat de l’investissement de 17 pièces d’une maison désaffectée par les étudiantes de Judy Chicago et Miriam Schapiro. Elles réalisèrent des performances et installations reflétant la situation des femmes dans la société, en écho au livre de Betty Friedan, The feminine mystique, New York, 1963 (trad. fr. : La femme mystifiée, Paris, 1964). 8. Marsha Meskimmon, « Chronology through cartography: mapping 1970s feminist art globally », dans WACK !, 2007, cité n. 3, p. 323. 9. Lisa Farrington, « Black feminist art », dans Lisa E. Farrington, Creating their own image: the history of African-American women artists, New York, 2005, p. 146-171. Voir aussi Elvan Zabunyan,

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« Les femmes artistes afro-américaines : ‘le personnel est politique’ », dans Black is a color – Une histoire de l’art africain-américain contemporain, Paris, 2004. 10. Lucy R. Lippard, « Changing Since Changing », dans From the center: feminist essays on women’s art, New York, 1976, p. 1-11. Repris dans Lucy R. Lippard, The pink glass swan: selected essays on feminist art, New York, 1995. 11. Lucy R. Lippard, « Issue and Taboo », dans Issue: social strategies by women artists: an exhibition, Lucy R. Lippard éd., (cat. expo., Londres, Institute of contemporary art, 1980), Londres, 1980. Repris dans L. R. Lippard, Get the message? A decade of art for social change, New York, 1984, p. 125-148. 12. Lippard, 1980, cité n. 11. 13. Lucy R.Lippard, « Sweeping exchanges: the contribution of feminism to the art of the 1970s », dans L. R. Lippard, 1984, cité n. 11, p.149-158. 14. Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists? », dans Art News, 69/9, 1970, p. 22-39 et 67-71 ; trad. fr. : « Pourquoi n’y-a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », dans Linda Nochlin, Femmes, Art et Pouvoir et autres essais, Nîmes, 1993, p. 201-244. 15. Linda Nochlin, « Mary Cassatt’s Modernity », dans Representing Women, New York, 1999, p. 180-215. Et Nochlin, 1993, cité n. 14 : « La Nourrice de Berthe Morisot : part respective du travail et des loisirs dans la peinture impressionniste » (1988), p. 59-84. Voir aussi le recueil de textes sur le parcours théorique de L. Nochlin dans Aruna D’Souza, Self and history: essays in honour of Linda Nochlin, Londres/New York, 2001. 16. Femmes peintres 1550-1950, Ann Sutherland Harris, Linda Nochlin éd., (cat. expo., Los Angeles, County Museum of Art, 1976), Paris, 1981 ; L’autre moitié de l’avant-garde, 1910-1940 : peintres et femmes sculpteurs dans les mouvements d’avant-garde historiques, Lea Vergine éd., (cat. expo., Milan, Palazzo Reale, 1980), Paris, 1982. 17. Nochlin, 1970, cité n. 14. Cet article, constamment remanié depuis sa conception en 1969, a connu plusieurs publications. 18. Griselda Pollock, « Modernity and the Spaces of Femininity », dans Griselda Pollock, Vision and difference: femininity, feminism and the histories of art, Londres (1988) 2003, p. 70-127. 19. Rozsika Parker, Griselda Pollock, « Critical stereotypes: the essential feminine or how essential is femininity », dans Rozsika Parker, Griselda Pollock, Old mistresses: women, art and ideology, Londres, 1981, p. 1-49. Voir aussi Rozsika Parker, Griselda Pollock, Framing feminism: art and the women’s movement, 1970-85, Londres, 1987. 20. L’idée du postmodernisme naît dans les années 1960 aux États-Unis et dans les années 1980 en France, suite à la publication par Jean-François Lyotard de La condition postmoderne : rapport sur le savoir (Paris, 1979) et de la controverse qui suivit avec Jürgen Habermas. Il remet en question la vision progressiste de l’histoire et tente une théorisation de l’hétérogénéité de la réalité, accordant une grande importance aux différences et aux nouvelles valeurs culturelles, soulignant que les jugements de valeurs sont relatifs. 21. Amelia Jones, « The sexual politics of The Dinner Party: a critical context », dans Norma Broude, Mary D. Garrard, Reclaiming female agency: feminist art history after postmodernism, Berkeley/Los Angeles, 2005, p. 409-433. Repris et retravaillé de : Amelia Jones, Sexual Politics: Judy Chicago’s Dinner Party in Feminist Art History, Berkeley/Los Angeles, 1996. 22. Lisa Tickner, « Modernist Art History: the challenge of feminism » (1988), dans Robinson, 2001, cité n. 4, p. 250-257 ; Lisa Tickner, « Féminisme et histoire de l’art : une affaire à suivre », dans Ferrer, Michaud, 1994, cité n. 1, p. 41-62. 23. Peggy Phelan, Helena Reckitt, Art and feminism, Londres/New York, 2001. 24. Laura Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », dans Screen, 16/3, automne 1975, p. 6-18. 25. À ce propos, il faut garder à l’esprit que les différences théoriques entre les conceptions féministes matérialistes et essentialistes ont une histoire riche en controverses, emprunts et

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hybridations, notamment par leur navigation entre les deux côtés de l’Atlantique – histoire qui a suscité de grands et houleux débats au sein des féministes françaises et américaines. 26. Mary Kelly, Post-Partum Document, Londres/Berkeley, 1983 ; id., Imaging desire, Cambridge (Mass.)/Londres, 1996. 27. Amelia Jones, « Postfeminism, feminist pleasures, and embodied theories of art », dans Joanna Frueh, Cassandra L. Langer, Arlene Ravene éd., New feminist criticism: art, identity, action, New York, 1993, p. 16-41. 28. Linda Nochlin, « The image of the working woman », dans Linda Nochlin, Representing women, Londres, 1999, p. 80-105. 29. Gen Doy, « Marxist theory, feminism(s) and women’s history » et « Women and the bourgeois Révolution of 1789: artists, mothers and makers of (art) history », dans Gen Doy, Seeing and consciousness: women, class and representation, Oxford/Washington D. C., 1995, p. 5-26 et p. 27-53. Voir aussi Gen Doy, Women and visual culture in nineteenth- century France, 1800-1852, Londres/New York, 1998. 30. Griselda Pollock, Differencing the canon: feminist desire and the writing of art’s histories, New York, 1999. 31. Pollock, 1988, cité n. 18. 32. Abigail Solomon-Godeau, « Male trouble: a crisis in representation », dans Abigail Solomon- Godeau, Male trouble: a crisis in representation, Minneapolis/Londres, 1997, p. 16-41. 33. Lisa Gail Collins, « Economies of the flesh: representing the black female body in art », dans Lisa Gail Collins, The art of history : African American women artists engage the past, New Brunswick/ New Jersey/Londres, 2002, p. 37-63. 34. Jones, 1993, cité n. 27 et Broude, Garrard, 2005, cité n. 21. 35. Diana Fuss, Essentially speaking: feminism, nature and difference, New York, 1989. 36. Donna Haraway, « Manifeste Cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », dans Annick Burreaud, Nathalie Magnan éd., Connexions : art, réseaux media, Paris, 2002, p. 547-603. 37. Voir notamment Rosi Braidotti, Eve Kosofsky Sedgwick, Judith Butler, Judith Halberstam, Lynda Hart, Catherine Lord, etc. 38. Bad Girls, Londres, Institute of Contemporary Art, 1993 et Bad Girl: grasp cord and pull from wrapper, Marcia Tucker éd., (cat. expo., New York, The New Museum of Contemporary Art, 1994), New York/Cambridge (Mass.), 1994. Une centaine d’artistes se sont partagé les espaces de New York et Los Angeles dont le concept était axé sur l’humour, et seulement six ceux de Londres et Glasgow, dont le ton était plus sérieux. 39. Cottingham, 2000, cité n. 6. 40. Cottingham, 2000, cité n. 6, p. 30. 41. Cottingham, 2000, cité n. 6, p. 41. 42. Lisa Tickner, « Sexuality and/in representation: five British artists », dans Difference: on Representation and sexuality, Max Almy, Kate Linker éd., (cat. expo., New York, The New Museum of Contemporary Art, 1985), New York, p. 19-30. 43. Amelia Jones, « Dis/playing the phallus: male artists perform their masculinities », dans Art History, vol. 17, n°4, déc. 1994, p. 546-584. 44. WACK!, 2007, cité n. 3. Notamment dans le groupe Fight Censorship : Judith Bernstein, Eunice Golden, Sleigh, Semmel, Tompkins, Hannah Wilke (avec Claes Oldenburg comme partenaire non héroïque quotidien et ses liens à l’érotisme). Le groupe critique la domination du regard masculin et travaille à une reconnaissance franche de son désir pour le corps masculin. 45. Elizabeth Ashburn, Lesbian art: an encounter with power, Sydney, 1996, et Cherry Smith, Damn fine art by new lesbian artists, Londres/New York, 1996. 46. Harmony Hammond, « A space of infinite and pleasurable possibilities: lesbian self- representation in visual art », dans Frueh, Langer, Raven, 1993, cité n. 27, p. 97-131. Voir aussi

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Joanna Frueh, Cassandra L. Langer, Arlene Raven, Feminist art criticism: an anthology, New York, 1988 [1991]. 47. Sadie Plant, Zeros + Ones: Digital Women and the New Technoculture, Londres, 1998. 48. Faith Wilding, « Where is the feminism in cyberfeminism ? », dans n. paradoxa, 1998, vol. 2, p. 6-12 (http:/www.feministezine.com/feminist/cyberfeminism.htlm) ; Jieun Rhee, « From goddess to cyborg: Mariko Mori and Lee Bull », dans n. paradoxa, 2004, vol. 14, 2004, p. 5-12. 49. Haraway, 1985, cité n. 36. 50. Judith Halberstam, « Technotopias: representing transgender bodies in contemporary art », dans Judith Halberstam, In a queer time and place: trangender bodies, subcultural lives, New York/ Londres, 2005, p. 97-124. 51. Notamment, en français : Judith Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, 2005, et Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg, Paris, 2007. 52. Notamment Homi Bhabha, Frantz Fanon, Jean Fisher, Michael Hardt, Geeta Kapur, Gerardo Mosquera, Antonio Negri, Olu Oguibe, Mari Carmen Ramirez, Edward Said, Gayatri Spivak. 53. Cette dernière vague correspond à la formule de Gayatri Spivak, un « essentialisme stratégique » qui prendrait appui sur l’identité pour militer.

INDEX

Mots-clés : histoire de l'art, art féministe, féminisme, activisme, femmes artistes, womanhouse, historiographie, genre Keywords : art history, feminist art, activism, women artists, feminism, womanhouse, historiography, gender Index géographique : États-Unis, France, Grande-Bretagne Index chronologique : 1900

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Travaux

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Représenter les sexes. Images et genres dans l’Antiquité grecque Depicting the sexes. Images and gender in Greek Antiquity Geschlechterdarstellungen. Bild und Geschlecht in der griechischen Antike Rappresentare la sessualità. Immagini e generi nell’Antichità greca Representar los sexos. Imágenes y généros en la época clásica griega

Violaine Sebillotte Cuchet

1 Les questionnements sur les images interrogées dans une perspective de genre mettent en cause des disciplines différentes (histoire, archéologie, histoire de l’art) dont les problématiques se sont développées à partir de méthodologies spécifiques. Surtout, le genre, comme notion, a des significations très variées et rarement explicitées (FOUGEYROLLAS et al., 2003). Deux synthèses récemment publiées (FERRARI, 2002 ; LEWIS, 2002), les plus importantes publications à ce jour à la fois pour la portée de leurs interprétations et la divergence de leur méthode, la perspective de Françoise Frontisi- Ducroux (FRONTISI-DUCROUX, 2004), une abondante et récente historiographie témoignent du dynamisme de ce champ de recherche et amènent à revenir sur ces questionnements, leurs méthodes et leurs enjeux.

2 Pour aller au plus simple, le genre se définit comme l’ensemble des assignations socialement construites à partir de l’identité sexuelle (GODELIER, 2005 ; SEBILLOTTE CUCHET, 2007). En faisant porter l’accent sur la non-adéquation du sexe et du genre, les gender studies travaillent donc moins sur les sexes eux-mêmes que sur leur interprétation. S’il s’agit ainsi moins souvent d’étudier les femmes que le féminin, c’est- à-dire l’ensemble des significations associées aux femmes, il en est de même avec les hommes : alors que ceux-ci sont objets d’histoire depuis bien longtemps, l’étude du masculin est directement liée à l’histoire du genre. Dans ces conditions, les rapports entre les hommes et les masculinités, entre les femmes et les féminités, constituent l’aspect le plus complexe qu’aient à traiter ces études. Elles s’inscrivent dans la problématique plus générale de la représentation.

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3 Après une période d’exploitation documentaire sur la (mauvaise) condition féminine surtout à partir des discours des orateurs attiques, la lecture des textes d’Homère à Aristote, notamment avec l’intérêt porté aux tragédies et aux comédies attiques, a favorisé l’étude des représentations. Les historiens ont dès lors beaucoup décrit le ou les féminins au risque de perdre de vue ses références concrètes, les femmes.

4 En se tournant vers les images, l’approche documentaire reprend aujourd’hui de la vigueur sans pour autant que soit délaissée la piste des représentations. L’importance des personnages féminins dans le répertoire iconographique, mise en relation avec les nombreuses attestations fournies par l’archéologie (et notamment l’épigraphie), atteste que nombre de femmes ont pu être valorisées ou accéder à des situations de prestige, ce qui vient nuancer le discours historien traditionnel sur la cité grecque constituée comme un club d’hommes. Parallèlement, la prise en compte de la spécificité du langage iconographique enrichit la description des systèmes de genre. Une syntaxe et un lexique adaptés à la figuration (peinture sur vase et, dans une moindre mesure, reliefs) construisent un imaginaire où les différences de sexe tiennent souvent une part importante : des ensembles d’objets, des vêtements spécifiques, des positions et des relations entre personnages paraissent liés plutôt à l’un ou l’autre sexe. La troisième direction de recherche, plus théorique, s’attache aux cas où les marqueurs du féminin et du masculin sont associés à des personnages de sexe opposé. Ces apparentes transgressions illustrent tout simplement le caractère construit du genre : il est signifiant, indépendamment du sexe ; il n’a pas à être en adéquation parfaite avec lui. L’interrogation est alors portée sur la signification de ces étrangetés : que nous apprennent-elles sur les hommes et les femmes de la Grèce archaïque et classique, sur leurs manières de penser la différence des sexes, sur les éléments réellement en jeu dans le rapport hiérarchique entre les individus ?

La question documentaire : l’archéologie des représentations

5 Le discours des historiens sur l’organisation des sexes est en grande partie issu d’une lecture des sources littéraires. Les affaires de la cité sont des affaires d’hommes qui concernent essentiellement la vie politique, la guerre et la diplomatie, la philosophie et la médecine. Les femmes représentent une moitié problématique dont personne ne nie la fondamentale importance. Elles sont des agents essentiels de la reproduction de la cité et sont pourtant tenues dans une subordination permanente. Différentes hypothèses, aujourd’hui plus souvent de nature psychologique (les hommes seraient fascinés et auraient peur des femmes) que de nature biologique (infériorité naturelle de la femme), tentent d’expliquer les raisons de cette subordination, partie intégrante de l’idéologie civique (LORAUX, 1981a, 1981b, 1985, 1989, 1990 et 1999).

6 Bien évidemment, les données archéologiques ne peuvent renseigner sur les motifs de l’exclusion des femmes ; en revanche, elles peuvent nuancer nos conclusions en faisant émerger des domaines d’activités qui, s’ils n’intéressaient pas les auteurs antiques, intéressaient les artistes. Les données iconographiques, souvent croisées avec d’autres éléments archéologiques, sont alors utilisées comme des éléments de réel couvrant des absences documentaires.

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Éléments de réel et scènes de fantaisie

7 Des éléments de réalisme sont ainsi, et souvent à juste titre, recherchés dans les images, notamment ce qui concerne les décors, les objets représentés, les vêtements portés, voire les gestes des personnages. Un article récent propose d’ailleurs de nouvelles directions de recherche sur la question du genre du vêtement tout en soulignant à quel point la frontière est floue entre le codage réalisé par les peintres et l’illustration documentaire qu’ils trahissent : le peintre est censé utiliser des realia mais les détourne pour une véritable mise en scène ; le travail de l’interprète réside dès lors dans l’appréciation de la nuance (GHERCHANOC, HUET, 2007). Ainsi, que penser des métiers à tisser représentés sur les vases, bien plus petits que ceux utilisés en réalité pour la confection des tissus ? La raison semble en être d’ordre pratique et esthétique : la surface du vase n’est pas assez grande pour respecter les proportions et c’est bien entendu l’équilibre de la composition qui prime. Le métier à tisser parfois préféré des peintres, tenu à la main et horizontal, ressemble alors à une lyre, belle occasion de souligner la métaphore poétique du tissage comme chant (LEWIS, 2002, p. 65, note 15). De même, alors que les grands métiers verticaux effectivement utilisés produisaient de larges pièces textiles, les femmes travailleuses dépeintes sur les vases s’affairent autour de petites pièces de tissus. On en déduit que la question de la production intéresse moins l’artiste que la valeur symbolique du travail de la laine.

8 Ces remarques de méthode sont bien connues (LISSARRAGUE, 1991 ; FRONTISI-DUCROUX, LISSARRAGUE, 2004). François Lissarrague a rappelé récemment à quel point les représentations sur vases sont travaillées par la phantasia [imagination] notamment lorsqu’elles tentent de représenter l’invisible, tel l’effroi produit par des figures comme les Érinyes (LISSARRAGUE, 2006). Comment démêler alors ce qui relève du quotidien des artistes, de celui des utilisateurs des vases aux VIe et Ve siècles, et ce qui relève de l’imaginaire, celui d’un monde peuplé de héros, de dieux et de monstres ? Est-il productif de chercher à repérer des éléments de réel et ne risque-t-on pas toujours de se faire piéger par le détournement effectué par les peintres ? Comment savoir, par exemple, si la femme au parasol poursuivi par un satyre couronné sur le skyphos de Berlin est bien l’épouse de l’archonte-roi d’Athènes représentée lors du rituel du hiéros gamos [mariage sacré] des Anthestéries, le mariage avec Dionysos ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une scène totalement imaginaire relevant d’un fantasme masculin : se transformer en satyre pour s’attaquer à une jolie dame (LEWIS, 2002, p. 53) ? De la même façon et sans pouvoir davantage trancher sur le sens à donner aux images, les étranges scènes de copulation qui se déroulent sur une coupe rhodienne renvoient-elles à des rituels qui nous sont inconnus ou bien développent-elles des connotations apotropaïques, telles celles que Sian Lewis relève dans l’imagerie étrusque ? Sur cette dernière question, nous ne suivrons cependant pas ses affirmations concernant l’influence d’un imaginaire étrusque sur les artistes grecs (LEWIS, 2002, p. 116-120 et spécialement p. 117) que rien dans son livre ne permet d’étayer de façon décisive.

9 La fameuse hydrie de Milan est souvent utilisée comme exemple, si rare, du travail artisanal des femmes : ici on voit une femme ouvrière dans un atelier de bronzier occupé par des hommes (LEWIS, 2002, p. 90). Cette femme à l’ouvrage qui décore les anses du cratère est représentée sur une estrade, à l’écart des autres ouvriers. La présence d’Athéna et d’une Nikè qui couronnent les seuls personnages masculins de la scène laissent sceptique sur une interprétation réaliste de l’ensemble. Est-il nécessaire

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d’associer au vase l’inscription mentionnant, au IVe siècle, Dionysios le fabricant de casques et sa femme Artémeis, décoratrice (Inscriptiones Graecae, III. III. 69), pour interpréter la scène de l’hydrie comme la reproduction d’un atelier composé d’un patron, de ses ouvriers et de son épouse ? S. Lewis, prenant le risque de l’identification, voit ainsi dans le couronnement divin la note humoristique d’une femme peintre se projetant elle-même dans la scène de l’atelier dirigée par son époux (LEWIS, 2002, p. 91). D’un autre côté, considérer le personnage féminin comme un modèle divin, à l’image d’une Athéna, est une manière un peu cavalière de sortir la femme de l’image et les femmes des ateliers. Si l’image précise n’est pas une source documentaire sur le travail des femmes, elle fournit néanmoins des indices sur le possible et le probable : l’artisan n’est pas inimaginable en femme.

10 Le réflexe de la mise à distance du réel, de la méfiance vis-à-vis des identifications, est sans doute le plus efficacement suggéré par F. Lissarrague à propos de la nudité des corps masculin représentés sur les images : « Les hommes ne circulaient pas tout nus dans les rues d’Athènes », rassure-t-il (FRONTISI-DUCROUX, LISSARRAGUE, 2001, p. 52) ! Autrement dit, la question que posent les images est celle du sens qui leur était alors donné plutôt que celle de leur conformité au quotidien de l’époque. Muni de ces précautions de méthode, on relèvera néanmoins la contribution extraordinaire des vases, stèles et offrandes à l’histoire des femmes, et donc à l’histoire sociale et à l’histoire du genre. Cette contribution concerne essentiellement les domaines économique et religieux, et touche à une question plus institutionnelle, voire idéologique : la règle implicite de l’anonymat des femmes.

Archéologie des femmes

11 De nombreux travaux ont mis depuis longtemps l’accent sur la capacité des femmes à déposer des offrandes en leur nom. Ces offrandes sont parfois prestigieuses surtout lorsqu’elles mobilisent des ressources économiques importantes. Dans un important article (KRON, 1996), Uta Kron a insisté sur le renouveau apporté par la documentation archéologique qui met à mal les conclusions des historiens sur les restrictions entourant la capacité des femmes à s’investir dans la vie économique. Particulièrement intéressant est le relief que Xénocrateia dépose vers 400 dans le sanctuaire qu’elle fonde en l’honneur du dieu Képhisos à Athènes (KRON, 1996, p. 78-80). L’offrande comporte une inscription partiellement lisible, en hexamètres, qui la désigne comme dédicante pour le dieu-fleuve Képhisos et les onze autres divinités qui lui sont associées. La fondation est liée à la protection et au soin qu’elle attend de ces divinités pour son enfant, Xéniades. Le relief présente une femme et son jeune fils, sans doute Xénocrateia et Xéniades, l’enfant tendant la main vers le dieu-fleuve Képhisos. Sur l’inscription, Xénocrateia se désigne comme fille et mère de Xéniades, ce qui signifie que l’enfant porte le nom de son grand-père maternel. Faut-il alors y voir une épiclère, une fille héritière car dénuée de frère et qui aurait, selon la loi, épousé un parent afin de prolonger la famille d’origine ? L’hypothèse est possible mais non nécessaire. Xénocrateia est-elle seulement citoyenne ? Rien ne permet de le dire. Un tel document conduit surtout à dissocier la logique de la piété dans laquelle, manifestement, une femme peut se nommer et prendre des initiatives qui la rendent visible dans l’espace public, de celle, normative, des pratiques institutionnelles et masculines qui écartent les femmes de la sphère politique. Xénocrateia a suffisamment d’argent pour fonder son sanctuaire, elle fait travailler un ou plusieurs artisans pour l’élaboration du relief et

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l’inscription sur la pierre ; elle semble avoir agi seule puisqu’elle se nomme seule et se représente seule avec son fils. Il est vrai cependant, comme le souligne U. Kron, que son offrande se situe dans un champ traditionnellement féminin, celui du soin prodigué aux enfants. Pourtant, plutôt que de distinguer des sphères d’activités masculine ou féminine, cet exemple incite à distinguer les types de discours.

Silence et anonymat des femmes

12 En effet, Christiane Sourvinou-Inwood a souligné à quel point il est important de distinguer les types de discours en fonction des types de sources dont on dispose (SOURVINOU-INWOOD, 2004). Elle rappelle ainsi que le discours historien se focalise sur certains aspects seulement de la vie sociale et que les stèles funéraires féminines, par exemple, s’inscrivent dans un contexte rituel spécifique qui n’est pas pris en compte par les sources littéraires. Reprenant la célèbre citation de Thucydide sur le silence attendu des femmes de valeur, un passage qui clôt l’oraison funèbre prononcée par Périclès (Guerre du Péloponnèse, II, 45, 2), l’auteure rappelle son contexte, celui du deuil de la cité rassemblée autour de ses morts, des défunts qui ont donné la vie pour la cohésion civique. Le silence recommandé aux femmes, la mesure attendue dans l’expression de leur émotion doit se lire, dit-elle, à l’aune du souci très précis de la cité en guerre qui, malgré ses deuils, doit conserver sa cohésion et ne pas se laisser déborder par des manifestations disruptives. Les femmes qui, dans le rituel, sont associées à l’expression émotionnelle du deuil sont donc les premières visées et doivent se contenir. D’un autre côté, en soulignant l’importance des figures féminines sur les stèles funéraires, C. Sourvinou-Inwood rappelle que là sont bien le lieu et le moment de leur présence, après les funérailles qui ont été organisées par le père, le fils, bref le mâle de la famille. Les stèles féminines expriment alors une présence réelle et nécessaire des femmes dans la gestion des affaires communes, qui sont également des affaires publiques puisque ces stèles sont bien en vue et qu’autour d’elles des cérémonies de commémoration prennent place.

13 Après Thucydide, les références sont nombreuses dans la littérature classique à cette qualité de discrétion des femmes que Plutarque associe au Ier siècle avec leur réclusion : « la femme sage (sôphrona gunaika) doit au contraire se faire voir quand elle est avec son mari (andros), mais garder la maison et se cacher (kruptesthai) en son absence » (Traité, 11, 9). La vertu cardinale de la bonne épouse lui impose le silence en public et son corollaire, l’anonymat. Or les données archéologiques font apparaître à Athènes même, et on l’a dit plus haut incidemment à propos de Xénocrateia, des noms de femmes dans des situations qui n’ont rien de honteux et sont au contraire parfois même prestigieuses. Les cas les plus connus sont sans doute ceux des prêtresses, et parmi elles Lysimachè (GEORGOUDI, [1993] 2003).

14 La règle du vertueux anonymat des femmes épouses et filles de citoyens est donc d’emblée entachée d’exceptions importantes que le livre récent de Joan Connelly tente, après d’autres (CONNELLY, 2007 ; SOURVINOU-INWOOD, 1995, GEORGOUDI, [1993] 2003), de recenser : les éléments apportés y sont cependant souvent très tardifs (essentiellement à partir du IIe siècle avant notre ère) et renvoient à la fois à l’augmentation des données épigraphiques de la période hellénistique et impériale ainsi qu’à la pratique de plus en plus répandue de l’évergétisme féminin auquel plusieurs études ont été récemment consacrées (BREMEN, 1983 et 1996 ; BIELMAN, 2002), Bremen (1996) développant la thèse

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d’un évergétisme devenu plus familial que personnel, ce qui expliquerait qu’il intègre les femmes. En tout cas, rares sont les mentions de noms de prêtresses avant le IVe siècle (LOUGOVAYA-AST, 2006).

15 Dans cette approche archéologique, plus audacieuse est la démonstration de S. Lewis qui voit dans la documentation des vases attiques des preuves que les femmes étaient impliquées dans des activités artisanales ou commerciales souvent mixtes (LEWIS, 2002, p. 91-116). Ainsi, et en sus de l’hydrie de Milan déjà évoquée, une série de vases présenterait selon elle des personnages, hommes ou femmes, en transaction. Elle discute plus précisément une pélikè attique de Madrid qui porte sur un côté un personnage féminin apparemment en train de laver du linge et sur l’autre un jeune homme tenant un petit sac à la main gauche et portant la main droite à ses lèvres. Contrairement aux interprétations qui analysent la scène comme un échange domestique entre mari et femme ou comme une invitation sexuelle adressée à une hétaïre, S. Lewis préfère y voir une transaction commerciale entre un client et une laveuse professionnelle, l’argument essentiel portant sur le petit sac du jeune homme qu’elle refuse d’associer, comme c’est souvent le cas, à un signe de commerce sexuel. G. Ferrari l’interprète quant à elle comme un sac d’astragales (ou osselets) associés aux scènes de jeux, de beauté et d’érotisme (FERRARI, 2002, p. 14-16). Par ailleurs S. Lewis croise ces vases, comme souvent dans son livre, avec des données de nature épigraphique qui convergent pour souligner la place des femmes dans le domaine économique. Ainsi au VIe siècle une offrande est déposée par Smikythè, une plyntria [laveuse] comme le dit l’inscription qui lui est associée. Au IVe siècle, une dédicace aux nymphes est offerte par un groupe de laveurs (plynès) qui compte également deux femmes, Leukè et Myrrhnè (LEWIS, 2002, p. 93-94) ; les comptes de construction des sanctuaires livrent également des noms de femmes travaillant sur les chantiers avec les autres ouvriers (FEYEL, 2006).

16 Globalement le recoupement de ces données engage à questionner la façon dont les historiens extrapolent les partages sexués dans les cités grecques à partir, le plus souvent, des seules sources littéraires (d’époque classique et/ou de tradition athénocentrée). Il n’est aujourd’hui plus possible de dire que les femmes restent à la maison à filer la laine, anonymes et protégées, et que les seules à travailler sont les prostituées. Beaucoup de fragments de céramiques trouvés sur l’agora d’Athènes portent des marques de propriété (LANG, 1974, p. 27-52 ; ROTROFF, LAMBERTON, 2006). Parmi eux, dix-neuf portent des noms féminins qui varient depuis les ethniques d’esclaves à des noms de citoyens. Plus significative encore, une coupe décorée avec des guerriers est remise comme prix à une femme nommée Mélosa à l’occasion d’un concours de travail de la laine (MILNE, 1945). Un kanthare béotien à vernis noir portant la mention « qu’elle le boive en entier » est offert par un mari à sa femme (WEBSTER, 1972). Ces deux exemples, cités par S. Lewis, vont à l’encontre de nos attendus : une femme remporte un prix féminin illustré par des guerriers, une femme est invitée par son mari à boire, comme dans un banquet – pratique réputée masculine. Contrairement aux mentions péjoratives qui accompagnent, chez les orateurs attiques, la description des activités commerciales notamment féminines, les personnages des vases que S. Lewis identifie ainsi ne semblent pas du tout dépréciés par les artistes.

17 Ce genre d’approche, lorsqu’elle est menée en tenant compte des objections de méthode signalées plus haut, renouvelle incontestablement le regard porté sur les relations entre les sexes dans le monde antique. Si les données s’enrichissent, il

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deviendra de plus en plus difficile d’affirmer que les femmes ont découvert la liberté ou, tout au moins, une certaine autonomie, seulement à l’époque hellénistique. On pourra toujours en revanche discuter pour savoir si le prestige et l’activité des femmes sont des faits de substitution qui pallient l’absence momentanée ou définitive d’un homme de la famille, ou pour identifier les lieux, moments et statuts qui encadrent ces activités. Sans verser dans une vision idyllique de la femme dans l’Antiquité, l’approche archéologique et documentaire permet incontestablement d’apporter des éclairages complémentaires de celui que fournissent les textes.

18 Pourtant les historiens du genre ne peuvent s’en tenir à ce constat qui ignore l’aspect symbolique du discours iconographique. Une autre tendance de l’interprétation, méthodologiquement à l’opposé, propose ainsi d’interpréter les images comme des métaphores du quotidien. Il s’agit alors, par une lecture serrée des différents sens que prend, cette fois plus souvent dans la littérature, tel mot, tel objet, tel acte, de scruter la façon dont l’image visualise des associations symboliques partagées par les artistes et leur public.

Images et métaphores : représentations du féminin et du masculin

19 Dans Figures of speech. Men and maidens in Ancient Greece, Gloria Ferrari offre l’exemple abouti d’une telle démarche (FERRARI, 2002). Elle inscrit explicitement son analyse dans les traces ouvertes par la linguistique et la sémiologie. Le discours des images produit des constellations d’objets ou de signes, des ensembles de codes qui, articulés aux personnages féminins ou masculins, constituent de véritables marqueurs de genre. Ces marqueurs renvoient à des systèmes de références partagés qui font que la plupart des gens en reconnaît le sens sans avoir besoin d’explication. Tout le travail des interprètes est de reconstituer les systèmes de genre dans lesquels sont impliqués les artistes, que ces systèmes symboliques relèvent de leur lieu de production ou bien, dimension qui échappe davantage à G. Ferrari et que S. Lewis souligne au contraire, de leur commanditaire.

Marqueurs de genre : corps et objets

20 Depuis longtemps les spécialistes des images ont souligné l’utilisation faite par les artistes de certains objets comme marqueurs de genre. Les femmes sont associées à la quenouille et au panier à laine, aux balles et aux osselets, aux fleurs, au coffre à bijoux, aux miroirs et aux alabastres qui contiennent le parfum qu’elles répandent sur leurs épaules. Les éponges et les aryballes qui contiennent l’huile du gymnase sont réservées aux scènes masculines, comme les armes, le casque, le bouclier, l’épée et la lance. Le strigile, ou racloir à toilette, est un objet plus partagé. Des études récentes s’attachent à réfléchir aux différenciations construites à partir de ces marqueurs. Ainsi Pierre Brulé s’interroge sur les connotations du bâton qui identifie le mâle, adulte et citoyen dans la céramique attique, et Hélène Bectarte sur celles du miroir représentés sur les stèles attiques (BRULÉ, 2006 ; BECTARTE, 2006). Jusqu’à présent l’étude la plus approfondie concernant cet « ustensile » féminin est celle qu’a menée F. Frontisi-Ducroux qui développe les implications psychologiques de l’association de la femme au miroir (FRONTISI-DUCROUX, 1997).

21 Dans un récent article, elle revient sur cette association à l’occasion d’une analyse du mythe fondateur de la peinture (FRONTISI-DUCROUX, 2007). L’invention de la

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représentation figurée est en effet souvent attribuée à une jeune fille (korè), « la fille de Dibutade ». Selon Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, XXXV, 151), la jeune femme, anonyme dans le texte, aurait tracé sur un mur de Corinthe les contours de l’ombre de son amant afin d’en conserver l’image. Son père Butadès (et non Dibutade comme le transmet la tradition à partir du XVIe siècle), potier à Sicyone, aurait transformé ce tracé en bas-relief en le fixant avec de l’argile. Il s’agit donc d’un mythe d’invention de la figuration plastique davantage que de celui de la peinture, deux arts considérés comme des techniques de construction de doubles à partir des doubles naturels fournis par les ombres. La tradition présente donc Butadès le potier comme l’inventeur de la coroplastikè, fabrication de figurines d’argile. Que vient faire la jeune fille dans un tel récit ? Pour F. Frontisi-Ducroux, elle remplit ici un rôle symbolique, celui d’écran- miroir, qui reçoit l’ombre et la renvoie à son père, l’artiste-artisan. De ce point de vue, la jeune fille participe à des associations symboliques bien connues. En effet le rapport dressé dans le récit entre l’ébauche qui constitue le support de la création et la création elle-même est analogue au schéma par lequel les Grecs expliquent la reproduction sexuée : la femme fournit le support, matrice, sur lequel l’homme impose son empreinte pour produire des enfants. Davantage, le mot korè, jeune fille, désigne aussi en grec la pupille, à cause, dit Platon, de la silhouette que l’on voit dans l’œil de son prochain lorsque l’on s’y plonge (Alcibiade, 133a ; Phèdre, 255cd). La pupille est donc un réceptacle qui reçoit passivement l’image sous forme d’effluves qui s’y impriment mais est également un miroir qui renvoie activement le flux optique dans l’œil qui lui fait face. Dans la représentation antique, l’association de la jeune fille au miroir est riche d’implications symboliques : œil du créateur, pupille ou jeune fille, la fille du potier ne fait que recevoir l’ombre dont elle palpe le contour. Le père, créateur, produit l’œuvre d’art dont la fille a permis l’accouchement matériel.

22 Davantage que les objets, le corps est un marqueur de genre évident : dans la peinture à figures noires, alors que le corps masculin est traité en noir, les chairs féminines sont rehaussées en blanc (FRONTISI-DUCROUX, LISSARRAGUE, 2004, particulièrement p. 53-54). Lorsque tous les personnages sont vêtus de la même façon, c’est cette opposition blanc/ noir qui permet de différencier les sexes. Cette convention semble correspondre à une schématisation des pratiques sociales. L’homme est perçu comme passant son temps dehors, à la palestre, sur l’agora, dans les champs et à l’armée, halé par le grand air, contrairement à la femme qui est associée à l’intérieur de la maison. Cette convention répéterait donc une autre convention, littéraire et sociale, qui idéalise la vie des riches citoyens et de leur épouse censés se partager, selon les sexes, les espaces du dehors et du dedans.

23 En revanche, lorsqu’au Ve siècle les peintres passent à la figure rouge, une telle distinction n’est plus opératoire et c’est du vêtement ou son absence qui distingue principalement les sexes. L’homme est représenté nu ou à peine vêtu tandis que la femme est le plus souvent couverte. Dans les cas très spécifiques où elle est nue, le critère de différenciation est parfois la taille, mais surtout la pilosité, le dessin de la poitrine et des organes génitaux. On constate cependant que sur les céramiques le pubis est souvent caché par le jeu des jambes. Quant aux seins, ils sont généralement conventionnellement dessinés de face, sans perspective, souvent orientés tous les deux dans la même direction, vers l’extérieur, le bas ou l’intérieur. S’agit-il d’une difficulté technique ? On peut en douter en constatant la maîtrise dont les peintres attiques font preuve pour dessiner des nus masculins en des postures les plus diverses. Il semble

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plutôt que la différenciation sexuelle du nu est peu l’affaire des peintres qui dessinent des femmes aux épaules carrées, aux hanches étroites au-dessus de jambes très musclées. C’est donc un corps nettement masculinisé, représenté à partir des standards du nu athlétique et héroïque, qui sert de base au dessin du nu féminin dans la technique à figures rouges : le corps féminin est traité comme une variante du corps masculin.

24 En comparant au plus près les images d’hommes et de femmes, G. Ferrari insiste quant à elle sur un mode particulier de distinction à l’intérieur des catégories de sexe (FERRARI, 2002). L’examen des différentes pilosités lui permet d’affirmer que les hommes et les femmes sont nettement différenciés dans leur rapport à l’âge. La série masculine de l’hydrie de Phintias distingue ainsi quatre étapes masculines. Le jeune adolescent est représenté plus petit que les autres personnages et est absolument imberbe. Il côtoie un jeune homme en fleur, déjà de taille adulte mais sans barbe et qui porte simplement des premiers favoris qui descendent le long de son visage. La troisième étape est celle de la maturité représentée par un homme à la barbe et la moustache épaisses. La dernière est celle du vieil homme reconnaissable à la courbure de son dos et à la canne. Dans d’autres images, ce vieil âge correspond à celui de l’embonpoint, de la peau ridée et des cheveux gris. G. Ferrari relève d’autres signes en faveur de cette différenciation fine des âges masculins, cette fois dans la statuaire (FERRARI, 2002, p. 132-136). Ce sont des traces de peinture, parfois fugitives, qui sont ici destinées à rendre le fin duvet de la moustache, du menton ou des joues et qui marquent alors un premier âge adulte. Ces détails peuvent également être sculptés comme sur le visage du Cavalier Rampin où la jeune barbe forme comme un collier soulignant la structure du visage. La précision des peintres et des sculpteurs trouve un écho dans la richesse du vocabulaire grec pour désigner les différentes pilosités : ioulos pour les premiers poils qui poussent sur le visage, hupènè pour la nouvelle moustache, une première pilosité qui s’oppose à généion, qui désigne la barbe fournie de l’adulte. L’analyse souligne ainsi l’importance, pour les hommes, de l’étape de l’hèbè, la jeunesse, dite aussi l’hôra, la belle saison de l’éclosion où le jeune homme n’est plus un enfant (pais) et peut être un aimé (érômenos). Il est désigné désormais comme un hèbon ou un néos. Son entrée dans l’âge adulte du citoyen (anèr) se réalise par cette période liminale de deux ans environ, celle de la prime virilité qui coïncide avec ce que les Athéniens nomment l’éphébie.

25 Inversement, argumente G. Ferrari (FERRARI, 2002, p. 176-178), les filles passent directement de l’âge enfantin, rarement marqué par la première poitrine mais plutôt par une taille plus petite, à celui de l’épanouissement sexuel. La jeune fille, l’épouse et la mère ne se distinguent généralement pas. Seule la très vieille femme, ridée, aux cheveux blancs et au dos courbé signale un changement important, celui de la physiologie. Jeunes filles et femmes se confondent alors, comme le montre la scène des héroïnes argiennes en famille : les deux sœurs Hélène et Clytemnestre sont accompagnées de la jeune Iphigénie, fille de Clytemnestre, dont rien ne signale la différence d’âge. Le phénomène est également remarquable sur les stèles funéraires où il est fréquent qu’une grand-mère ne se distingue pas d’une mère1.

26 Les artistes donnent ainsi à voir de vrais systèmes de genre : le masculin articulé autour de quatre âges, le féminin autour de seulement trois âges. Seul le masculin développe l’étape privilégiée de la jeunesse adulte qui concentre les qualités de beauté physique, d’attraction érotique et de capacité athlétique et guerrière. Le corps fonctionne comme les objets que le peintre associe aux sexes : différemment représenté, il contribue à la

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construction des systèmes de genre. Les masculinités sont plurielles, les féminités aussi, mais le masculin et le féminin s’opposent globalement comme le nu s’oppose au vêtu, comme le miroir s’oppose au bouclier, comme le panier à laine s’oppose à la panoplie guerrière (Aristote, Rhétorique, 1361A1-7). Le thème est d’ailleurs explicitement illustré dans le mythe d’Achille réfugié à Skyros chez les filles du roi Lycomède (Apollodore, Bibliothèque, 3.13.8 ; WALDNER, 2000 ; FERRARI, 2002, p. 89).

Choix picturaux : les types et les absences

27 Les peintres ne décrivent pas plus le réel qu’ils ne répètent les textes. Le discours des images produit lui-même, de façon autonome, des constellations de sens. Les artistes font en effet des choix et ignorent par exemple la situation de la naissance qui est pourtant fondamentale pour le passage d’une jeune fille au statut de gunè, épouse mais surtout mère (LEWIS, 2002, p. 58). Ils ignorent également leur réelle activité de production. Le panier à laine est davantage un marqueur de féminité, quoi qu’en dise S. Lewis, inséré dans des scènes de beauté et de toilette, qu’une référence au travail lui- même. Les artistes ignorent les relations amicales ou sexuelles des femmes (BOEHRINGER, 2007, p. 143-157). Leurs choix dessinent des configurations spécifiques : les femmes sont présentes en tant qu’épouses, mères de guerriers, célébrantes dans les rituels, mais sans précisément découper les viandes ni s’affairer à la cuisine. Certaines statuettes de femmes âgées sont même interprétées, selon une suggestion difficile à démontrer (LEWIS, 2002, p. 56-58), comme les signes que certaines vertus apotropaïques étaient prêtées aux femmes, considérées comme des soutiens naturels dans le monde des morts. C’est ainsi une image publique de la femme qui est donnée à voir. Il en est de même pour l’homme, représenté en athlète, symposiaste, sacrifiant à l’autel, guerrier. Ni les uns ni les autres ne correspondent réellement, pas plus que ce que décrivent les textes, à l’ensemble du vécu ni même à ce que les producteurs et commanditaires avaient sous les yeux.

28 La preuve la plus évidente de cette capacité des artistes à développer un langage propre tient dans l’absence, sur les images, de l’indication de statut des personnages. C’est particulièrement le cas dans les scènes au lavoir ou à la fontaine, scènes de travail où l’on attendrait que soit spécifié s’il s’agit d’esclaves ou de citoyens et de citoyennes. S. Lewis commente à ce propos (LEWIS, 2002, p. 79-80) une coupe béotienne montrant sur une face trois femmes identifiées avec des noms, Kodoma, Euarchia et Eupharia. Les deux premières s’activent à moudre (du grain ?) alors que la troisième, debout, les regarde faire, la quenouille à la main. La quenouille étant souvent un code de féminité accomplie, on aurait tendance à identifier sur cette face deux esclaves, Kodoma et Euarchia, travaillant sous le regard de la maîtresse de maison, Eupharia. Pourtant, sur l’autre face, c’est Euarchia qui se lave les cheveux au-dessus d’une vasque. Elle est assistée dans cette opération par Euphrosuné qui lui verse l’eau sur la tête, une attitude jugée plutôt servile. Cette scène de toilette, qui pourrait renvoyer au thème de la célébration de la beauté féminine, s’accorde mal avec le possible statut d’esclave d’Euarchia. Il est donc impossible et vain de tenter de démêler les statuts des personnages auxquels l’artiste ne prête pas la moindre attention.

29 Pourtant, dans la mesure où les peintres ont parfois usé de tatouages, dessinés sur les bras et les jambes, pour indiquer l’origine thrace de certains personnages, ils auraient trouvé un système de codage pour identifier les esclaves, si le besoin s’en était fait sentir. Or ni les cheveux courts ou remontés en arrière, ni le port d’amulettes ne sont

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des signes clairs (SHAPIRO, 1992). S’agit-il d’une volonté consciente de brouiller les catégories (BEARD, 1991) ? Ou bien est-ce un indice que, dans le monde grec, la seule catégorie finalement pertinente pour distinguer les individus est celle du sexe ?

Corps et sexualité : césure des sexes et institutions de genre

Nudité masculine et vêtements féminins

30 La question de la nudité masculine héroïque alimente un débat depuis la fin du XVIIIe siècle avec Winckelmann (POTTS, 1994) sur lequel on ne présentera ici que l’interprétation très convaincante qu’en a récemment donnée G. Ferrari (FERRARI, 2002, p. 119-122). Elle rappelle que le port du manteau est un élément important dans les scènes de séduction : le manteau est alors porté soit par la femme, soit par le garçon, soit par les deux individus qui se font face. Le costume qui enveloppe le corps lui semble une métaphore directe de l’aidôs, à la fois modestie, honte et respect de l’autre. L’acte sexuel lui-même trouve une formulation conventionnelle lorsque l’union de deux individus dit se réaliser sous la couverture, ou le manteau. Pour une femme, ce vêtement est comparable, précise G. Ferrari, à l’armure qui protège le guerrier. Or, poursuit-elle, la destinée d’un garçon est justement de quitter le manteau pour montrer qu’il est devenu un homme.

31 Dans différents rituels, notamment à Sparte, les jeunes exhibent ainsi leur nudité et ces rituels sont rapprochés par G. Ferrari du récit que donne Nicandre de Colophon de la transformation sexuelle de Leucippé. Lampros, un Crétois, époux de Galatée, menace de tuer l’enfant qui doit leur naître si celui-ci s’avère être une fille (Antoninus Liberalis, Métamorphoses 17. 6). Galatée accouchant d’une fille décide alors de la faire passer pour un garçon, Leucippos. Leucippé-Leucippos grandit et devient tellement magnifique que Galatée redoute que sa ruse ne finisse par être découverte. Elle trouve alors refuge au sanctuaire de Létô Phythia et supplie que la déesse de la croissance change sa fille en garçon. C’est ainsi que Leucippé devient un admirable jeune homme qui n’a pas honte de retirer son vêtement pour exhiber sa nouvelle masculinité. À Phaestos en Crète, la fête des Ekdusia pourrait célébrer ce moment mythique où la jeune fille aux apparences de garçon a retiré (exedu) son péplos. Si l’on en croit la répartie de Philokléon dans les Guêpes d’Aristophane, c’est avec gourmandise que certains magistrats examinent les jeunes recrues de 18 ans qui prétendent à l’admission dans le dème de leur père (Aristophane, Guêpes 578). Ceux-ci pourraient avoir été soumis, même à Athènes, à un rite de dévoilement destiné à montrer à leurs concitoyens qu’ils étaient conformément formés. L’abandon ritualisé du vêtement met en scène et magnifie, comme s’il s’agissait d’un changement de sexe, l’entrée des garçons dans la phase de l’hèbè, le passage du jeune encore enfant (pais) à l’âge du jeune homme (néos). Il s’agit très précisément d’un changement de genre (FERRARI, 2002, p. 123).

32 C’est armée de cette nouvelle analyse que G. Ferrari interprète le type du kouros qui alimente le débat sur le nu grec. Au lieu de traiter la question de la nudité masculine par le biais de la vulnérabilité/invulnérabilité d’un guerrier qui ne craint pas le corps à corps (ainsi BASSI, 1998, p. 100-104 ; et bien avant : BONFANTE, 1989), elle démontre que cette nudité vise à afficher le statut même de l’adulte et du citoyen, celui qui est réputé être en pleine possession des qualités de l’anèr. Dans ce cadre-là, on comprend mieux la honte faite à ceux qui se comportent mal vis-à-vis des normes civiques : les dévêtir signifie montrer à tous qu’ils ne tiennent pas le rang imposé par leur corps. Ainsi les

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célibataires à Sparte, selon Plutarque, sont mis à l’amende et obligés de se montrer nus, sur l’agora, en plein hiver (Vie de Lycurgue, 15, 1-2). En déshabillant celui qui ne respecte pas ce qui est progressivement devenu une des normes de la masculinité spartiate, le mariage et l’engendrement d’enfants, il s’agit de confronter un comportement défaillant à un corps, masculin, et aux obligations de son sexe.

33 Il en est de même, à mon sens, avec l’épisode de l’Iliade lorsque le lâche Thersite est menacé par Ulysse de se faire arracher ses vêtements (Iliade, II, 246-264). Il ne s’agirait pas, comme il est parfois avancé (BASSI, 1998, p. 134-135), d’assimiler le lâche, en le dénudant, à une femme qui serait, car sans armes, évidemment toujours vulnérable. Il s’agirait plutôt de ricaner sur le décalage entre les prétentions à la masculinité héroïque, prétentions associées au sexe et donc au corps masculin, et le comportement indigne que Thersite manifeste. Comme les célibataires spartiates mais pour des raisons liées aux normes héroïques de l’Iliade davantage qu’aux normes de paternité de Sparte, Thersite est indigne de son corps masculin et cette indignité doit être manifestée publiquement.

34 La femme en revanche ne passe pas par cette étape du dévoilement public qui afficherait à tous qu’elle est devenue une vraie femme, mature et productrice. De ce point de vue, son genre est d’emblée assimilé à son sexe, celui de sa naissance ; elle n’en change pas. Le rituel du dévoilement (anakalyptèrion) de la mariée qui pourrait fonctionner comme une correspondance au rituel du dévoilement du jeune homme n’a rien à voir avec la thématique du vêtement et de la nudité (FERRARI, 2002). Les anakalyptèria que les textes évoquent parfois correspondraient, selon Ferrari, au dévoilement de la jeune fille qui a été promise de façon privée à un autre homme. Il s’agit ce jour-là non de la dénuder ni même de dévoiler son visage, mais de la sortir de la maison et de la promener pour montrer à tous qu’elle quitte un lieu pour un autre. Si elle garde son manteau sur les scènes de mariage représentées par les peintres, la main souvent portée à la tête comme pour retenir un voile, c’est bien qu’elle reste toujours couverte. C’est la transaction qui a précédé, celle de l’enguè [fiançailles], qui porte l’explication de la métaphore du dévoilement : en étant promise à un homme, la fille a été retirée de la circulation, autrement dit des échanges. Placée comme un trésor sous la terre, elle est depuis cet engagement comme un bien placé à l’abri des convoitises. Dans cette interprétation séduisante mais discutable (FERRARI, 2002, p. 179-200, surtout p. 186-190 ; FERRARI, 2004 ; GHERCHANOC, 2006), l’anakalyptèrion désignerait alors le moment de la sortie de la fiancée, au grand jour, toujours voilée puisque le voile ou le manteau est signe de sa valeur.

35 La nudité héroïque, expression d’une andréia [bravoure] que les Grecs localisent dans le corps masculin et pensent ainsi comme naturelle, a également donné lieu à une fine analyse qui souligne la proximité entre la représentation grecque du corps masculin, constitué de fibres et de muscles (le terme grec neuron est un des noms du membre viril) et le verbe néô qui signifie filer (IRIARTE, 2007). Sans aller jusqu’à supposer une féminisation des corps masculins, l’hypothèse a l’intérêt de rappeler combien la nudité athlétique, dont le tissu musculaire était conçu comme le résultat d’un tissage, apparaissait aussi aux yeux des Grecs comme le résultat d’un travail et d’un exercice régulier, bref comme relevant de l’artifice. Le corps idéal exprime alors le genre au-delà du sexe ou plutôt, en créant du masculin, il sur-interprète le corps. C’est cette différence entre genre (social) et sexe (physique) qui explique que parfois le comportement (domaine du genre) ne soit pas en adéquation avec ce que certaines

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normes réclament du sexe. On l’a dit avec Thersite et les célibataires spartiates en défaut de masculinité, mais il en est a contrario de même des femmes guerrières ou des femmes courageuses qui font preuve d’andréia, malgré leur sexe.

36 F. Lissarrague a montré qu’à la guerre la femme peut être représentée d’une façon proche de l’hoplite (LISSARRAGUE, 1990, p. 32-34). Il est d’usage de parler d’Amazones pour ces femmes qui apparaissent pourtant comme des combattantes isolées. Elles se distinguent particulièrement, dans leur fonction, des Amazones décrites par les orateurs athéniens et sculptées sur les frontons et les métopes des temples édifiés après les guerres médiques (LORAUX, 1981b, p. 147-150). Là, sur les métopes ouest du Parthénon et sur le bouclier d’Athéna Parthénos à Athènes comme sur les métopes du Trésor des Athéniens à Delphes, les Amazones classiques se constituent en paradigme des Perses redoublant le clivage grec/ barbare du clivage masculin/féminin. Puisque les femmes guerrières isolées, qui s’identifient souvent graphiquement aux hoplites qu’elles combattent, appartiennent à une tradition iconographique plus ancienne, il est plus prudent de les désigner comme des femmes guerrières plutôt que comme des Amazones, terme qui renvoie à la construction idéologique de l’altérité dans l’Athènes classique (BLOK, 1995). Or F. Lissarrague souligne que ces héroïnes de guerre, contrairement à leurs homologues masculins, ne sont jamais représentées nues. L’hoplite, conclut-il, est donc un type de guerrier qui peut rapprocher les hommes des femmes, qui distingue toujours les Grecs des Perses (ceux-ci ne sont jamais représentés en hoplites), mais la nudité héroïque est un code qui, lui, n’appartient qu’à l’homme grec.

37 Examinons-en deux exemples. Le premier est tiré d’une petite série bien connue, celle des reliefs en bronze décorant les lanières de cuir des boucliers hoplitiques déposés en offrandes à partir du VIIe siècle à Olympie. De la première moitié du VIe siècle, un relief argien présente une femme, à gauche, vêtue d’un chitôn [tunique] court et dont l’inscription « PEN » suggère qu’il s’agit de Penthésilée. Elle est opposée à celui qu’on identifie dès lors à Achille et qui porte une courte cuirasse pour protéger son torse (BLOK, 1995, fig. 2b). La scène renvoie aux récits héroïques de la lutte d’Achille contre la reine des Amazones, des guerrières valeureuses et alliées malheureuses des Troyens.

38 Le second exemple est beaucoup moins connu : il s’agit d’un aryballe protocorinthien trouvé dans la nécropole de Léchaion à proximité de Corinthe et daté de 690-680 environ (ELIOT, 1968, pl. 102). Éditée en 1968, l’image a surtout retenu l’intérêt des archéologues travaillant sur l’armement et en particulier sur la date de l’apparition du bouclier de type hoplitique. En effet il apparaît au bras du personnage principal. Cette figure étonne, d’ailleurs : elle porte une robe à damiers alors que toutes les autres figures sont nues ou juste revêtues d’une courte cuirasse. Les éditeurs y voient le signe qu’il s’agit d’Athéna au combat. Cette identification les conduit à identifier la scène avec une gigantomachie, le combat mythique qui oppose les dieux et les Géants. Pourtant les personnages masculins combattant aux côtés de la figure vêtue sont munis d’arcs et de flèches. À l’opposé, les dits Géants sont représentés avec épée et lance, comme des hoplites, si ce n’est qu’ils portent un long bouclier. Il serait donc peut-être plus prudent de laisser l’interprétation ouverte. Dans ce combat héroïque, le vêtement porté par le personnage principal introduit une distinction de prestige et/ou de sexe. Sa valeur se mesure à sa taille, sa centralité sur l’image et la décoration recherchée de sa robe. Puisque des personnages féminins en armes ont pu être représentés dans l’iconographie archaïque, l’hypothèse d’une combattante dont le sexe serait codé par le

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vêtement n’est pas à exclure. L’intérêt de l’image serait de montrer une telle combattante non pas dans un combat isolé, comme sur les séries de lanières de bouclier, mais cette fois alliée à des combattants masculins. Par ailleurs, elle est ici représentée non en vaincue mais menaçante pour son adversaire. La nudité ne sert donc pas à coder l’héroïsme victorieux, mais bien le sexe : une femme vêtue et guerrière accéderait à une valorisation équivalente à celle d’un guerrier2.

39 Les rares femmes armées, lorsqu’elles ne sont pas des Amazones en bandes et vêtues à l’orientale, pourraient donc bien, aux yeux des Grecs, rester des vraies femmes (il n’y aurait nulle transgression), non pas des femmes comme les autres mais des femmes héroïques, admirables pour leur andréia, comme les héros masculins. Après tout, des déesses ont montré l’exemple. Et si l’andréia est une notion qui joue sur des effets physiques, souffle impressionnant et puissance musculaire (thumos, alkè), ces qualités ne sont pas toujours et nécessairement sexuées (BASSI, 2003, p. 33-34).

40 Le corps sexué est bien le lieu d’une radicale différence, la différence sexuelle, entre les individus. Il serait donc probablement absurde pour les Grecs de vouloir représenter des femmes héroïques nues puisque c’est le corps masculin qui codifie l’héroïsme. Cela ne signifie pas qu’une femme ne peut être héroïque et revêtir l’andréia de ses pairs, y compris dans le champ de la guerre. Il n’y a ici nulle transgression mais plutôt des exceptions qui expriment la logique même du genre : il s’agit de normes culturelles qui sont par définition sujettes à variations. Parfois la détermination du genre prime sur celle des sexes : se comporter vaillamment prime sur être une femme. L’image des femmes guerrières conduirait alors à relativiser la portée du nu héroïque : si les héroïnes peuvent être représentées en hoplites mais non dénudées, ce n’est pas parce qu’elles sont moins valeureuses que les hommes ou que la valeur ne s’exprime qu’au masculin, mais parce qu’elles sont des femmes et que dans le système de représentation des Grecs la nudité féminine ne codifie pas l’héroïsme.

Hommes et femmes : genre et sexualité

41 Alors que la nudité féminine n’est pas devenue une représentation conventionnelle avant la deuxième moitié du IVe siècle et la fameuse Aphrodite de Cnide réalisée par Praxitèle, G. Ferrari se demande pourquoi les représentations de déesses nues dites de type oriental, souvent réalisées sur terres cuites, sont devenues acceptables pour les Grecs (FERRARI, 2002). La démonstration est, quoique fragile, très intéressante en ce qu’elle mobilise la figure de la déesse Aphrodite Ouranienne qui, selon elle, renverrait, bien avant son éloge par Platon, à une homosexualité masculine spécifique.

42 G. Ferrari soutient que la déesse nue de type oriental est comprise comme portant les prérogatives que les Grecs attribuent à l’Aphrodite Ouranienne et pour le démontrer, elle inclut dans son analyse le dossier malheureusement bien peu épais des déesses nues bisexuées. À Chypre par exemple, Aphrodite est honorée comme une créature au corps féminin, portant une robe, mais pourvue d’organes génitaux masculins. Un culte à une Aphrodite barbue est attesté en Pamphylie. Ces traits esthétiques et culturels croisant les genres trouvent probablement des correspondants en Grèce. Ainsi une terre cuite corinthienne du VIe siècle représenterait Aphrodite Ouranienne émergeant des bourses d’Ouranos : la figure porte une robe sur des formes féminines mais sa barbe signale une masculinité adulte. Selon G. Ferrari (FERRARI, 2002, p. 109-110), nous serions ici en présence de témoignages illustrant la sexualité masculine civique, si l’on peut

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dire. Il s’agirait d’une sexualité d’hommes qui se plairaient à exclure les femmes du processus de la reproduction, le scrotum masculin d’où est issue Aphrodite remplaçant l’utérus féminin. Par ailleurs, la barbe signalerait la capacité de reproduction propre aux hommes adultes. Le discours de Diotime, dans le dialogue platonicien du Banquet, utilise en effet la métaphore de l’accouchement pour associer l’émission de sperme à un acte magique d’engendrement auprès de l’érômenos. Celui-ci va produire de belles choses à défaut de beaux enfants (Banquet 209d ; BOEHRINGER, 2007, p. 100). L’Aphrodite Ouranos, que Platon oppose à l’Aphrodite Pandèmos, divinité du désir sexuel quelque en soit son orientation, patronne les relations des hommes entre eux (Banquet 180d-181c). Elle serait la destinataire, pour les Grecs, de ce type de représentation de déesses nues et barbues.

43 L’hypothèse, qui mobilise à la fois le champ du religieux, de la pensée platonicienne, et de la sexualité, nourrit fondamentalement la thèse principale de G. Ferrari sur l’existence en Grèce ancienne d’un troisième genre, celui des jeunes hommes. Le corps du néos ou de l’éphèbe, l’homme dans sa hôra [belle saison], attire à lui le désir des autres hommes : il est comme les kouroi, déjà mature mais encore au seuil de l’âge adulte. Il porte parfois des rubans dans les cheveux, des colliers ou boucles d’oreilles qui le renvoient à la sphère de la beauté apprêtée des jeunes filles (FERRARI, 2002, p. 115-124). Son érotisation se marque dans ses cuisses pleines, ses joues arrondies, ses tétons prononcés. En ce sens il peut rejoindre les femmes du banquet puisqu’il fait parfois partie, comme elles, des compagnons et compagnes qui accompagnent les hommes barbus allongés sur les lits (SCHMITT-PANTEL, 2003, p. 83-95). Pourtant sa situation est différente de celle des femmes, argumente G. Ferrari, en ce qu’il est précisément actif dans sa sexualité (contra HALPERIN, [1990] 2000). G. Ferrari utilise ici les conventions grecques d’une érotique qui opposeraient deux aspects, passif et actif, qu’elle assimile à l’opposition entre la sexualité des femmes hétérosexuelles, passive, et la sexualité masculine adulte valorisée, active.

44 La relation entre l’érômenos [l’aimé, jeune homme] à l’éraste [l’amant, plus âgé] n’a, il est vrai, rien à voir avec une relation hétérosexuelle : le jeune homme n’est jamais assimilé à une femme et la relation elle-même ne donne jamais lieu à une analogie avec le mariage. Le rapport qui unit les deux partenaires est certes soumis à l’érôs [amour], mais gouverné par une philia [amitié] réciproque. La figure fondatrice de cette amitié amoureuse qui lie les citoyens est celle d’Harmodios et Aristogiton, les deux amants qui ont agi sous la direction de la philia érotique, justement contre les tyrans qui abusent de leurs partenaires et tentent de les brutaliser. Le groupe de Critias et Nésiotès qui survit dans une copie romaine le montre. Harmodios est représenté en kouros, imberbe, et pour le moins actif ; il brandit l’épée à un âge que Thucydide (VI, 54. 2) décrit comme celui de l’éclat et de l’épanouissement, et qui correspond à l’âge des héros tel Achille (FERRARI, 2002, p. 130). L’érôménos n’est donc plus un enfant. Il n’est pas un mineur qui ferait tomber son séducteur sous les coups de la loi contre l’outrage (hubris). La réciprocité de la relation valorisée nécessite le consentement des deux partenaires. Il n’est pas non plus ce dépensier (d’argent et de sperme) que G. Ferrari assimile improprement à un efféminé : le kynaidôs des Grecs est plutôt le déviant social et sexuel qui se positionne à l’opposé de la norme du bon comportement masculin, celui, grosso modo, de l’hoplite (WINKLER, [1990] 2005). L’étape de la jeunesse masculine n’est donc pas celle d’une identification des genres, masculin et féminin, ni celle de leur brouillage ou de leur superposition. Elle correspond, selon G. Ferrari, à un autre genre, masculin,

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qui se décrit le plus parfaitement dans le corps mâle héroïque et cette fois-ci explicitement désirable.

45 À ce point de l’argumentation, le raisonnement glisse et évite bien des obstacles : Comment se fait-il que les représentations de partenaires masculins de taille identique ou quasi identique, illustrant donc la thèse de l’amour idéal réciproque des deux adultes consentants, disparaissent globalement après 500 av. J.-C., lorsque les peintres passent à la figure rouge ? Comment expliquer ces scènes du Ve siècle mettant face à face des personnages bien inégaux, où l’éraste introduit son sexe entre les cuisses du « petit » garçon ? Faut-il y voir, comme le dit G. Ferrari, l’expression d’un pur fantasme ? Et enfin que dire de la sexualité hétérosexuelle ? Faut-il reprendre les oppositions quelque peu systématisées entre passivité féminine et activité masculine ? Que dire de la fellation qui met en jeu en réalité une femme active et un homme passif ? D’importantes critiques, que G. Ferrari a écartées de son analyse, ont été apportées depuis plus d’une dizaine d’années à cette association souvent trop facilement réalisée entre la polarisation assez théorique passivité/activité et le couple femme/homme (WINKLER [1990] 2005) ; DAVIDSON, 1997).

46 D’autres séries de travaux s’attachent quant à eux à relever l’intégration des femmes dans les relations de réciprocité qui caractérisent idéalement le monde des citoyens. S. Lewis traque dans cette perspective les échanges de regards ou d’objets qui soulignent la recherche du consentement féminin, cherchant ainsi à réviser la description pessimiste donnée des femmes antiques (LEWIS, 2002, p. 172-209). Elle souligne que les femmes peuvent être valorisées pour d’autres tâches que les seules tâches sexuelles où elles seraient, dit-on, uniquement belles à voir et objets de plaisirs. Ainsi les musiciennes qui ont longtemps passé pour des prostituées ressortent de son enquête comme des professionnelles auxquelles on fait appel pour leur talent, leurs compétences, non pour leurs charmes3. Surtout elle met en avant des vases qui représentent une nudité féminine qu’elle interprète sans a priori négatif et en montrant que l’équation généralement admise selon laquelle une femme représentée nue est une prostituée doit être révisée. La nudité chaste de l’Aphrodite de Cnide est une nouvelle convention qui ne doit pas renvoyer toutes les autres figures de nudité féminine à des scènes de pornographie. Prenons le cas de la coupe attique à figures rouges du peintre de l’agora, Chaireas, trouvée dans un dépôt sur l’agora d’Athènes : on y voit une femme qui tient une couronne devant un autel. Elle est nue vêtue du seul sakkos qui lui couvre les cheveux et porte des boucles d’oreilles. S’agit-il d’une hétaïre, autrement dit une courtisane ? S’agit-il d’un culte spécifique ? La nudité ne semble pas ici un critère majeur, en tout cas elle ne paraît ni dévalorisante ni masculinisante (LEWIS, 2002, p. 103). Le cas est peut-être encore plus net avec l’hydrie de Copenhague du Peintre de Washington. Une femme nue se tient debout et travaille au fuseau devant une femme vêtue assise devant elle. S. Lewis montre que ce vase appartient à une série attribuée au même peintre et réalisée entre 440 et 430 av. J.-C. Tous ces vases montrent des femmes dans une activité de toilette ou d’habillage, souvent avec un Éros. S. Lewis propose donc de les relier au contexte rituel du mariage, incluant la toilette et l’habillage et, au lieu de lire ces images comme des scènes de bordel, elle préfère insister sur la mise en avant de la séduction de la mariée dont la nudité serait un aspect particulier (LEWIS, 2002, p. 104). Par ailleurs, la courte série des femmes nues au banquet suscite des hypothèses intéressantes. S’agit-il, comme dans le cas du psykter conservé au Musée de l’Hermitage, de scènes de parodie, ici des femmes spartiates qui, aux yeux des

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Athéniens, joueraient des rôles d’hommes (FERRARI, 2002, p. 20) ? Ou bien s’agit-il d’attestations de possibilités sociales, celles de femmes effectivement au banquet dans des situations d’autorité et de plaisir, comme le sont habituellement les hommes (LEWIS, 2002, p. 114-115) ?

47 Ces tentatives de débusquer un autre rapport aux femmes, plus positif, relèvent-elles d’un retour en arrière caractéristique d’un anti-féminisme latent comme il est parfois suggéré (DEMAND, 2002, p. 35 ; contra FOXHALL, 1997) ? On refusera d’entrer dans un tel débat qui relève de la sociologie contemporaine pour se demander plutôt si la question du genre, en renouvelant les études sur les femmes, n’aboutit pas à interroger l’institution des normes de genre, leurs contournements et leurs sphères d’applications. Le croisement des types de sources, l’apport des images et de l’archéologie de façon plus générale imposent de relativiser la part des discours normatifs ou tout au moins de repérer leur caractère idéologique pour mieux réfléchir sur la coexistence des pratiques.

48 Sandra Boehringer a ainsi précisément distingué les niveaux de validité des discours afin de mieux interpréter les silences et les non-dits des textes ou des images en ce qui concerne un domaine longtemps ignoré, celui de l’homosexualité féminine (BOEHRINGER, 2007). Reprenant le mythe de l’Aristophane de Platon, présenté dans le Banquet, elle en souligne à la fois la proximité avec le discours très socratique de Diotime et la radicale différence : le propos d’Aristophane est préoccupé par le lien individuel qui unit les individus bien plus que par la production du Beau. Or les liens individuels touchent aussi bien les hommes que les femmes puisque tous sont issus de trois êtres originels, l’homme-homme, la femme-femme et l’être androgyne, homme-femme. La coupure de ces trois êtres doubles et bisexués en deux moitiés isolées, les individus à un seul sexe que l’humanité connaît, crée dans le mythe la dynamique d’un désir orienté vers la recherche de la moitié perdue. L’érôs identique qui produit l’attirance entre les individus se tourne pour les uns vers les gens de même sexe, homme vers homme ou femme vers femme, et pour les autres, issus de l’être androgyne, vers les individus de sexe différent. Ainsi il n’y pas, selon Aristophane, deux sexes et deux sexualités, la sexualité hétérosexuelle et la sexualité homosexuelle masculine, mais en réalité, souligne S. Boehringer, un troisième type de comportement érotique, peu documenté car il n’a aucun impact sur la vie des hommes à Athènes : celui des femmes entre elles.

49 Quant à l’iconographie des relations homoérotiques et au statut iconique de l’olisbos, ce phallus postiche très souvent considéré comme un marqueur d’homosexualité féminine, S. Boehringer, reprenant l’ensemble des images, n’a pas de mal à montrer qu’il apparaît dans des contextes d’hétérosexualité (ce qui est confirmé par l’usage littéraire du terme chez, cette fois, l’auteur comique Aristophane), associé à d’autres objets phalliques de toutes formes, et est donc davantage un symbole de virilité qu’un « ustensile » de lesbiennes (BOEHRINGER, 2007, p. 146-150). Comme d’autres l’ont également souligné (VILLANUEVA-PUIG, 2000 et 2004), les relations des femmes entre elles n’intéressent pas les peintres : le sexe féminin est exceptionnellement dessiné, contrairement au sexe masculin et aux jeux qui l’entourent, ainsi les fellations, les positionnements variés du membre en érection ou l’acte de copulation. L’auteur interprète les rares scènes d’attouchement de femmes entre elles comme des scènes de toilette, notamment des scènes d’épilation et d’érotisme, qu’il faut relier, encore une fois, à l’un des nombreux modes de représentation de la beauté féminine. Les protagonistes de ces scènes sont en effet soit des femmes, soit une femme et un satyre.

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Il s’agirait alors d’une utilisation conventionnelle du satyre pour faire pénétrer un regard et une main masculine dans des espaces et des moments où il est normalement jugé inconvenant de les trouver (LISSARRAGUE, 1987 et 1998 ; BOEHRINGER, 2007, p. 151).

50 Les artistes fournissent à l’histoire du genre une matière aussi importante que celle apportée par les tragédies athéniennes, tout aussi investies par l’opération de la mimèsis . Les femmes et les hommes représentés sont des images du féminin et du masculin, des féminités et des masculinités, avec des déclinaisons qui reprennent la plupart des situations sociales connues ou rêvées par les peintres et leurs commanditaires. Leur mise en relation avec des documents d’autres natures, archéologique ou littéraire, permet souvent de déceler et de comprendre le jeu métaphorique en cause, d’apprécier le référentiel qui sert de base à la communication avec le public. Comme avec la tragédie ou avec l’analyse du divin (qui opère également dans le champ des représentations), le piège principal est celui de l’illusion : illusion de voir du réel, illusion de transformer la représentation en nouveau réel, mais illusion également de traiter la représentation en fiction.

51 Les images délimitent les contours d’un féminin idéal : vêtu, travaillant la laine, beau à voir car apprêté par la toilette, les bijoux, les fards, encourageant le départ des garçons à la guerre, agissant dans la sphère cultuelle, protégeant les enfants dans l’au-delà. L’esthétique du masculin est corporelle, athlétique et juvénile, associée à l’âge qui révèle des promesses d’accomplissement. Ces deux genres, typifiés, n’épuisent pas la palette du peintre et celle des comportements : ils ne contraignent ni le réel ni les symboliques du féminin et du masculin. Ils soulignent cependant la forte asymétrie entre un masculin idéal codifié par les peintres dans le corps nu et ainsi dans le sexe masculin, et un féminin idéal associé quant à lui à des techniques et un travail : particulièrement celui de la laine. Les artistes, de ce point de vue, et parce qu’ils dessinent des corps, ont efficacement naturalisé le genre et offrent aujourd’hui un matériel incomparable pour son étude.

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– LISSARRAGUE, 2006 : François Lissarrague, « Comment peindre des Érinyes ? », dans Mètis, N. S., 4, 2006, p. 51-70.

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– LORAUX, 1985 : Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, 1985.

– LORAUX, 1989 : Nicole Loraux, Les expériences de Tirésias, Paris, 1989.

– LORAUX, 1990 : Nicole Loraux, Les mères en deuil, Paris, 1990.

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– SEBILLOTTE CUCHET, ERNOULT, 2007 : Violaine Sebillotte Cuchet, Nathalie Ernoult éd., Problèmes du genre en Grèce ancienne, Paris, 2007.

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– VILLANUEVA-PUIG, 2004 : Marie-Christine Villanueva-Puig, « Des coupes à yeux de la céramique grecque », dans Journal des savants, janvier-juin 2004, p. 3-20.

– WALDNER, 2000 : Katharina Waldner, Geburt und Hochzeit des Kriegers, Berlin, 2000.

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– WINKLER, (1990) 2005 : John J. Winkler, The constraints of desire: the anthropology of sex and gender in ancient Greece, New York / Londres, 1990 ; trad. fr. : Désir et contraintes en Grèce ancienne, Paris, 2005.

NOTES DE FIN

1. Ainsi la fameuse stèle d’Amphareté avec trois générations représentées en deux catégories d’âge : Inscriptiones Graecae II2 10650, Athènes, Musée du Céramique et LEWIS, 2002, p. 55. 2. Un récent article analyse la stèle de Dexiléos (stèle de Dexiléos, Athènes, Musée du Céramique) d’un point de vue assez proche : le vainqueur est vêtu et domine un vaincu représenté nu, selon le code de la nudité héroïque. Dans cet exemple, la distinction nu/vêtu ne discrimine pas les sexes mais des types d’armes, celles du cavalier et celles de l’hoplite (HURWIT, 2007). 3. F. Frontisi-Ducroux a souligné dans une étude entièrement consacrée à ce sujet la hiérarchie qui prévaut dans les échanges de regards, ou leur absence, entre l’homme et la femme (FRONTISI- DUCROUX, 1998).

RÉSUMÉS

Cet article dresse un panorama des gender studies dans le domaine de l’iconographie grecque des époques archaïque et classique. Il montre comment les spécialistes développent préférentiellement deux approches dont les méthodes sont diamétralement opposées. L’approche documentaire, en soulignant les activités féminines représentées sur les images et en associant ces activités aux sources épigraphiques ou archéologiques, tend à renouveler considérablement le discours des historiens sur la subordination et l’anonymat des femmes. L’approche symbolique, en décrivant les signes du masculin et les signes du féminin, révèle la façon dont les constructions de genres se réalisent à l’intérieur de ce système de communication très codifié qu’est la peinture sur vases. Ces grandes directions de recherche, qui sont ici abordées dans un esprit de complémentarité, introduisent de nouveaux questionnements, voire de nouvelles hypothèses sur des dossiers bien connus, celui du nu héroïque et celui de l’homosexualité tant masculine que féminine.

This article presents an overview of gender studies within the context of Greek iconography from the archaic and classic periods. It shows how specialists tend to develop two different approaches, whose methods are diametrically opposed. The documentary approach, which emphasizes the presence of representations of feminine activities in images and associates them

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with epigraphic or archaeological sources, tends to rekindle the discourse of historians on the subordination and anonymity of women. The symbolic approach, which describes the signs associated with the masculine and the feminine, reveals the way in which gender is constructed within the highly codified system of communication that caracterizes vase-painting. These two principal directions in research, presented here as complementary, bring new questions and even new hypotheses to well-known topics, namely the heroic nude and the theme of homosexuality, both masculine and feminine.

Dieser Artikel gibt einen Überblick über die Gender Studies im Bereich der Ikonographie der griechischen Archaik und Klassik. Er zeigt auf, wie die Spezialisten vorrangig zwei Ansätze verfolgen, deren Methoden genau entgegengesetzt sind. Der dokumentarische Ansatz versucht, den historischen Diskurs über die Unterordnung und die Anonymität der Frauen entscheidend zu erneuern, indem er auf Darstellungen weiblicher Aktivitäten eingeht und diese mit epikgraphischen und archäologischen Quellen verknüpft. Der symbolische Ansatz deckt durch die Beschreibung von männlichen und weiblichen Zeichen die Art der Geschlechterkonstruktionen auf, die sich innerhalb des stark kodifizierten Kommunikationssystems der Gefäßmalerei ergeben. Diese Leitlinien in der Forschung, die hier in ihrer Gegensätzlichkeit dargestellt werden, führen zu neuen Fragestellungen und sogar zu neuen Hypothesen in bezug auf altbekannte Themen, wie zum Beispiel der heroische Akt und die sowohl männliche, als auch weibliche Homosexualität.

Questo articolo presenta un panorama degli studi di genere (gender studies) nel campo dell’iconografia greca dell’epoca arcaica e classica e intende mostrare come gli specialisti tendano principalmente all’elaborazione di due approcci metodologici diametralmente opposti. L’approccio documentario, nel sottolineare le attività femminili rappresentate nelle immagini e nell’associarle alle fonti epigrafiche o archeologiche, tende a rinnovare in modo considerevole le interpretazioni storiche della subordinazione e dell’anonimato delle donne. L’approccio simbolico, nel descrivere i segni del maschile e del femminile, mette in evidenza la maniera in cui si realizzi la costruzione dei generi all’interno di un sistema codificato come quello della pittura vascolare. Questi due grandi orientamenti della ricerca, che sono qui trattati in maniera complementare, introducono nuovi interrogativi, o meglio nuove ipotesi su ambiti ben conosciuti come il nudo eroico e l’omosessualità maschile e femminile.

Este artículo elabora un panorama de los gender studies en el ámbito de la iconografía griega de la época arcaica y de la clásica. Muestra cómo los especialistas desarrollan preferencialmente dos enfoques cuyos métodos se oponen diametralmente. El enfoque documental, al destacar las actividades femeninas representadas sobre las imágenes y al asociar estas actividades a las fuentes epigráficas o arqueológicas, tiende a renovar considerablemente el discurso de los historiadores sobre la subordinación y el anonimato de las mujeres. El enfoque simbólico, al describir las señas del masculino y las del femenino, revela la forma en que las construcciones de género se realizan dentro de este sistema de comunicación muy codificado que es la pintura sobre jarrones. Estos grandes rasgos de investigación, que se abordan aquí en un espíritu de complementariedad, introducen nuevos cuestionamientos, o incluso nuevas hipótesis sobre expedientes bien conocidos, el del desnudo heroico y el de la homosexualidad tanto masculina como femenina.

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INDEX

Index géographique : Grèce Keywords : Ancient art history, gender studies, gender, sexual identity, masculinity, femininity, representations, iconography, social history, gender history, literature Mots-clés : histoire de l’art antique, gender studies, genre, identité sexuelle, masculinité, féminité, représentations, iconographie, histoire sociale, histoire du genre, littérature Index chronologique : ANTIQUITÉ

AUTEUR

VIOLAINE SEBILLOTTE CUCHET Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Violaine Sebillotte Cuchet est maîtresse de conférences d’histoire grecque à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et membre de l’équipe Phéacie, Pratiques culturelles des sociétés grecque et romaine. Ses recherches portent à la fois sur l’histoire des émotions dans leur rapport avec l’anthropologie politique (Libérez la patrie ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Paris, 2006) et sur les rapports féminin-masculin, de genre, dans la Méditerranée grecque archaïque et classique.

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Les seuils de l’expérience. L’ Annonciation de Crivelli et le genre de la peinture Thresholds of Experience. Crivelli’s Annunciation and gender in painting Die Sockel der Erfahrung. Crivellis Verkündigung und das Genre der Malerei La soglia dell’esperienza. L’Annunciazione di Crivelli e il genere della pittura Los umbrales de la experiencia. La Anunciación de Crivelli y el género de la pintura

Adrian W. B. Randolph

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte est une version enrichie (notamment par l’ajout de la présentation de la problématique) d’un article publié sous le titre « Renaissance Genderscapes », dans Joan E. Hartman et Adele Seeff éd., Structures and Sbubjectivities: Attending to Early Modern Women, Newark, 2007, p. 21-49.

Hommage à Daniel Arasse

1 Le mot « expérience », tel qu’il figure dans le titre de l’ouvrage de Michael Baxandall Painting and Experience (Oxford, 1972 ; trad. fr. : L’œil du Quattrocento, Paris, 1985), correspond davantage à la notion d’Erfahrung qu’à celle d’Erlebnis ( BAXANDALL, [1972] 1985 ; JAY, 2005). En d’autres termes, les « expériences » qu’analyse Baxandall constituent une histoire de la connaissance et de la mémoire humaines, plutôt qu’elles ne recouvrent l’expérience au sens de vécu évoquée par le terme Erlebnis. Pour élaborer son concept de period eye (« l’œil de l’époque »), Baxandall décrit comment se sont formées les attentes des mécènes et détaille la manière dont la peinture et le langage ont complété ces attentes. La notion de period eye et la vision dialectique qu’elle offre de

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la peinture du Quattrocento posent un véritable défi aux chercheurs qui s’intéressent au rapport entre art de la Renaissance et questions de genre. À première vue, l’importance qu’accorde Baxandall à l’expérience paraît encourager les analyses fondées sur la réception des œuvres, c’est-à-dire sans se limiter exclusivement sur les individus – les mécènes et les artistes – à l’origine de ces œuvres, et qui sont majoritairement des hommes. Cela semble donc ouvrir des perspectives d’analyses prenant en compte la participation des femmes dans l’art et dans la culture en général. Cependant, l’herméneutique minimaliste à laquelle recourt Baxandall, liant les attentes des mécènes aux courants picturaux progressistes, tend du même coup à fermer ces perspectives. En effet, l’œil de l’époque appartient à un individu présenté comme un homme, plus précisément un marchand de sensibilité humaniste. Le raisonnement de Baxandall ne pâtit pas véritablement de cette apparente contradiction ; sa pensée est trop vive et subtile pour cela. Mais ce sont les présupposés qui sous-tendent le texte, en même temps qu’ils en découlent, qui grippent la logique du raisonnement. C’est pour cette raison, peut-on supposer, que l’ouvrage a suscité si peu de réactions de la part des critiques et si peu inspiré les autres chercheurs. À mon avis, toutefois, la question fondamentale soulevée par L’œil du Quattrocento demeure entière, et c’est précisément à cause de la difficulté que j’ai à définir le ou les sens que l’on peut donner au mot « expérience » que je parviens mal à saisir l’apport de cet ouvrage au débat.

2 Dans mon travail sur l’art de la Renaissance et les questions de genre, je cherche à compléter l’analyse que fait Baxandall de l’Erfahrung à partir de nouveaux exemples d’ Erlebnis. Et bien que mon but soit d’analyser la manière dont les individus et les groupes appréhendent les objets que nous considérons aujourd’hui comme des œuvres d’art, mon intérêt tout particulier pour l’expérience qu’en ont les femmes vise à contrer le point de vue anhistorique de la plupart des travaux de recherche, qui reposent sur le principe de masculinité, en particulier en ce qui concerne la réception.

3 L’étude présentée ici, qui a pour objet l’Annonciation avec saint Emilius de Carlo Crivelli, cherche à aborder le jeu des différentes fonctions pronominales qui transparaissent à travers l’acte d’énonciation picturale, la perspective linéaire et la réaction sensible des spectateurs. Elle repose sur une appréhension féministe de l’espace, pris à la fois comme théorique et pratique, conçu de façon abstraite et appréhendé de manière physique. Cette question concernant l’espace nous amène à nous intéresser à d’autres problèmes relatifs à la division problématique entre les domaines conceptuel et matériel.

4 Il est crucial de faire voir cette division dans toute sa complexité, car trop d’études abordant le genre à la Renaissance ont tendance à la neutraliser. Le regard que les historiens de l’art féministes ont permis de porter sur les femmes artistes a été salutaire, mais il concerne surtout des cas particuliers, voire hors normes, plutôt que les expériences historiques prises en général. Il est bien entendu tout à fait nécessaire d’étudier ces figures d’exception, dans la mesure où celles-ci révèlent l’existence de normes considérées comme évidentes, mais qui n’en demeurent pas moins dissimulées derrière une apparence de familiarité. Toutefois, comme Linda Nochlin l’admettait dans son article révolutionnaire de 1970, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », l’histoire de l’art féministe ne saurait avoir simplement pour but de faire entrer les femmes artistes au panthéon de l’histoire de l’art (NOCHLIN, [1970] 1993). On pourrait dire la même chose du mécénat : les études consacrées aux femmes mécènes (GARDNER, 1995 ; HALL MCCASH, 1996 ; WOOD, 1996 ; KING, 1998 ; LAWRENCE, 1997 ; WELCH,

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2000 ; REISS, WILKINS, 2001 ; RADKE, 2001 ; THOMAS 2003) ont certes contribué à la connaissance de la période en général, mais elles ne peuvent, à elles seules, compenser tout ce qu’une histoire de l’art féministe se devrait d’être. L’autre direction à prendre, pour les chercheurs intéressés par la question du genre, serait celle de l’histoire culturelle. En effet, en passant de l’analyse des formes artistiques – peinture et sculpture – des classes supérieures à la culture populaire, un certain nombre de travaux ont permis de comprendre des pratiques auparavant négligées par les chercheurs. Ce faisant, ils ont fait vaciller la conviction même que l’histoire de l’art, en tant que discipline, puisse apporter quelque chose à l’étude de la Renaissance. Tout ce qui concerne la vie quotidienne à la Renaissance reste le domaine réservé de l’histoire sociale. Plutôt que de relever d’une quelconque interdisciplinarité, l’étude de la culture populaire révèle une pseudo-disciplinarité : les historiens de l’art imitent et défendent la méthodologie de l’histoire sociale, laquelle, en général, suppose une vision matérialiste plutôt que conceptuelle. Cela, bien entendu, fonctionne très bien lorsqu’on s’en tient au niveau individuel de l’analyse. Pourtant, s’il s’agit de faire progresser les humanités dans le domaine académique, on constate qu’il n’y a pas assez de recherches sur la culture vernaculaire : elles ont parfois même un effet rétrograde, en ce qu’elles rétablissent le lien d’équivalence ancestral entre la féminité et le domaine de la vie quotidienne. À mon sens, l’histoire de l’art peut contribuer davantage à l’exploration des questions de genre dans la culture de la Renaissance, surtout si elle efface cette division entre le matériel et le conceptuel. Cela deviendrait plus aisé encore si l’on parvenait à maintenir un équilibre entre Erfahrung et Erlebnis dans les analyses de la réception des œuvres.

5 À ce stade, on doit veiller à ne pas idéaliser la notion d’« expérience vécue », en imaginant par exemple qu’il existe, hors de la culture, une quelconque expérience vécue et partagée par tous. Le lien trouble, mais délicieusement curieux, entre l’histoire de l’art et les vestiges du passé demande toutefois à ce que nous conceptualisions les aspects matériels de la vie de façon à faire coïncider nos propres impressions avec les faits historiques. C’est la connaissance issue de cette fusion qui fait la spécificité de notre discipline.

6 Des objets comme les deschi da parto [plateaux offerts en cadeau de naissance] offrent ainsi une vision remarquablement précise des coutumes et des pratiques liées à la grossesse et à la naissance, mais constituent aussi un type d’objet nous amenant à voir comment la culture visuelle était codée selon le genre (RANDOLPH, 2004, avec bibliographie). La forme que prennent ces plateaux et les peintures qui les ornent bouleverse notre appréhension des normes de l’art du Quattrocento et du type de regard, ou period eye, ayant inspiré ces normes. Les deschi da parto, en tant qu’objets faits pour être portés et maniés, sont, pratiquement parlant, des objets faits pour être touchés. Cela suggère un mode d’utilisation collective qui s’oppose au point de vue optique associé au système de perspective expérimenté par Brunelleschi et théorisé par Alberti. Comme je cherche à le démontrer dans mon analyse de l’Annonciation de Crivelli, ces manières d’appréhender la perspective sont loin d’être univoques, et peuvent être interprétées de manière variée. C’est justement là un aspect que la question du genre pose d’emblée.

7 Le fait que ces deschi circulaient entre les femmes, suggérant ainsi dans la peinture un rapport au corps de l’individu et au groupe, renvoie à l’une des manières fondamentales dont les gender studies peuvent renouveler la réflexion sur

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l’appréhension (ou expérience, au sens d’Erlebnis) de l’art de la Renaissance. Les grands coffres dans lesquels les mariées transportaient leur trousseau peuvent aussi être considérés non seulement comme des objets liés au rituel de mariage, car les peintures ornant leurs panneaux offrent un discours relatif aux tensions et aux désirs résultant de la création de nouveaux foyers. Ils constituent également des équivalents symboliques des corps des mariés et présentent la transaction par laquelle les objets font de l’esprit et des images du mariage des expériences distinctes dans le temps1. Dans la haute société florentine, ces cassoni étaient commandés par paires et, après avoir rempli leur fonction lors de la cérémonie de la ductio ad domum [conduite dans la demeure de l’époux], la procession matrimoniale officielle, ils prenaient place dans le nouveau foyer. En tant qu’ils impliquent un rangement des objets par couches, ces coffres sont en accord avec d’autres métaphores qui, dans l’Europe prémoderne, faisaient du coffre une image de la mémoire. C’est ainsi qu’ils orientent la réflexion vers un riche champ d’étude, que l’on ne saurait limiter au décodage de l’iconographie de leurs panneaux peints. Ces images ont du sens, mais ce sens doit être appréhendé dans un contexte matériel particulier.

8 De mon point de vue, la prise en compte du genre peut permettre de réorienter la recherche vers l’un des aspects essentiels de l’art produit pendant cette période charnière que fut le XVe siècle. La « matérialité conceptuelle » de ces peintures et de ces sculptures apparaît dès lors que l’on cherche à inclure dans l’analyse ceux des spectateurs qui n’étaient pas entièrement libres ou bien dont le regard sur les œuvres était assujetti. En prenant pour objet le corps et l’espace, les travaux qui abordent le genre vont à l’encontre d’un certain nombre de fantasmes qui ont émergé au sujet de la culture de la Renaissance après le XVIIIe siècle, et qui voyaient dans cette période un esprit à la fois policé et plein de réserve. Mais cette culture était vivante, faite de chair et de sang ; l’art y était vécu, par des corps ancrés dans ce temps, les period bodies, et l’on ne peut les abstraire en un ensemble de coordonnées permettant de tracer la courbe de la mentalité de l’époque.

9 Au fondement de cette impossibilité à abstraire ou circonscrire, il y a l’expérience de l’espace. Une série de textes novateurs, prenant pour sujet l’Annonciation à la Renaissance, a montré que le croisement entre l’axe énonciatif du discours de l’ange Gabriel et l’axe de la ligne de fuite de la composition matérialisait peut-être, dans une perspective métacritique, l’entreprise fondamentalement aporétique que constituait la représentation du divin. Certaines interprétations de la perspective linéaire, profondément structuralistes dans leur principe et en congruence avec les théories lacaniennes sur le regard et les protocoles masculins de l’ordre symbolique, appréhendent les peintures comme autant de procédés statiques de réifications d’acquis sociopsychiques. Dans les pages qui vont suivre, j’aborde un des tableaux de la Renaissance les plus riches du point de vue métacritique, afin d’étudier comment le recours au genre comme catégorie analytique peut permettre de rendre à la perspective linéaire, même dans son acception albertienne, un peu de son ambivalence originelle.

Les fenêtres dans l’œuvre de Crivelli

10 La superbe Annonciation avec saint Emidius de Crivelli semble présenter un regard masculin de type panoptique, proche de ce que Filarete décrivait dans son traité

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d’architecture du milieu des années 1460 (FILARETE, [1460] 1965). Cherchant à décrire un type de palais propre à accueillir des jeunes filles, il imaginait que « de l’extérieur, on [c’est-à-dire un homme] pourrait regarder à l’intérieur même des pièces où [les jeunes filles] soient vues, de sorte qu’elles puissent être mariées… » (FILARETE, [1460] 1965, p. 52). Crivelli, semble-t-il, projette sur Marie cette dialectique d’enfermement et de visibilité qui, dans l’Italie de la Renaissance, caractérise l’idéal patricien de la féminité. Ce faisant, l’artiste semble prendre le spectateur au piège, puisque celui-ci regarde la Vierge à travers une ouverture similaire à une fenêtre, au sein d’une structure scopique publique et essentiellement masculine. Le tableau, toutefois, vient perturber cette relation binaire structurée par le genre, et où une masculinité publique s’oppose à une féminité domestiquée. En m’appuyant sur quelques exemples d’encodage du visible par l’espace social et pictural, j’aimerais donner quelques pistes conduisant à une révision du regard sur l’espace et sur le rapport du spectateur à l’œuvre pendant la période de la Renaissance.

11 Une telle révision a pour fondement nécessaire les écrits d’Henri Lefebvre et d’Elizabeth Grosz. L’ouvrage d’Henri Lefebvre, La production de l’espace, célèbre à juste titre, est très utile en ce qu’il aborde l’espace non pas comme un élément existant a priori et n’attendant qu’une structuration de type cartésien, ni même comme un champ défini par les objets qui s’y trouvent, mais plutôt comme un produit de la société, en dialogue constant avec le langage, un champ où l’identité se construit par l’action et la mise en scène. L’une des hypothèses les plus intéressantes de H. Lefebvre est que l’on ne peut séparer l’espace « idéal » de l’espace « réel », car chacun « implique, sous-tend et présuppose l’autre » (LEFEBVRE, 1974, p. 23). Elizabeth Grosz a reconnu le potentiel critique de la synthèse interspatiale opérée par H. Lefebvre ; elle considère l’adoption d’une position de sujet – c’est-à-dire d’une position à la fois dans l’espace idéal et dans l’espace réel – comme la seule manière de produire une identité réelle, de chair et de sang (GROSZ, 1995 ; MCDOWELL, 1999).

12 L’idée de H. Lefebvre, de même que l’usage qu’en fait E. Grosz, a des implications importantes, à la fois pour ce qui est de la représentation et de l’interprétation de la réception de ces œuvres. Le présent article est conçu comme la suite logique de ces implications, résultant d’une lecture de ces tableaux non seulement en tant que reflets d’un état des choses a priori ou qu’une objectivisation d’une réalité sociale, mais en tant que site de production d’un espace et d’une identité ancrée dans cet espace.

13 Le monde dépeint par Carlo Crivelli dans son Annonciation avec saint Emidius de 1486 est si riche et polymorphe que même le poète le plus féru dans l’art de l’ekphrasis hésiterait avant de se risquer à le décrire2. Tous les textes sur l’Annonciation indiquent que l’action se passe à Nazareth. Mais même en suivant les exégètes médiévaux de l’Évangile selon saint Luc, et en considérant ainsi que Marie était de naissance princière, les impressionnants bâtiments qui l’entourent ne témoignent pas seulement d’un travail de reconstitution archéologique. La surabondance de détails visuels présents dans ce grand retable – pas moins de seize figures, un paysage urbain débordant de fruits, de plantes en caissettes, de tapis d’Orient, d’oiseaux, locaux et exotiques, de livres ouverts ou empilés – semblent là pour assouvir le désir scopophile d’un spectateur affamé mais frustré de nouveautés.

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Peinture et incarnation

14 Si l’on regarde d’un peu plus près le modèle urbain présenté dans cette œuvre – éblouissant par sa complexité et sa perfection –, on constate que ce regard constitue lui-même l’un des thèmes du tableau. De fait, la mise en évidence de seuils franchis par le regard semble définir l’acte scopique comme quelque chose de spatial. La mise en scène de Crivelli souligne la présence de tout un ensemble d’ouvertures liminaires, et fait en sorte de lier les espaces ainsi délimités au moyen d’objets, d’ombres et de jeux de lumière. Des fenêtres et des portes ponctuent les structures ainsi représentées : ainsi en est-il du minuscule pigeonnier décoré de maisons dans le coin supérieur gauche (on peut se demander d’où la colombe qui pénètre dans la chambre de Marie a pris son envol), de même que l’arche monumentale, à l’arrière-plan. Même le prie-dieu (ou inginnochatoio) de Marie est percé d’une petite fenêtre ornementale, à travers laquelle on peut distinguer des livres. La plupart de ces ouvertures sont, en outre, mises en valeur par des actes de pénétration : une colombe sort la tête de son pigeonnier, répondant ainsi à la diagonale du regard de l’enfant se tenant derrière la balustrade, dirigé vers les escaliers. Les tapis d’Orient déploient leurs motifs du haut du balcon, tout comme le paon avec sa queue ocellée. Enfin, des plantes en pot délimitent, en même temps qu’elles semblent fausser, les limites de ces fenêtres3. Deux seuils sont traversés – le premier de façon suggérée, par la colombe lorsqu’elle pénètre dans la chambre de Marie par un orifice qui demeure invisible, et le deuxième par le regard du spectateur qui passe par une fenêtre tout aussi hypothétique et aboutit au même espace –, et ces deux actes de pénétration revêtent une valeur tout à fait particulière dans le contenu diégétique de l’œuvre.

15 Il est curieux de voir que leur valeur mystique est à la fois dissimulée et, paradoxalement, réaffirmée par l’inclusion que fait Crivelli d’une pomme et d’un concombre au seuil même de l’illusion, seuil qui sépare le lieu d’où le spectateur regarde, « ici », du « là » de la représentation mimétique : c’est-à-dire dans cette zone indéfinissable où le rapport sujet-objet peut être examiné en même temps qu’il est brouillé. Ces « natures mortes »4 possèdent une valeur iconographique certaine – la pomme symbolise apparemment le péché originel et le concombre probablement la rédemption par la foi. Ainsi placées au bord de la représentation, elles rappellent au spectateur la possibilité d’existence virtuelle offerte par la mimèsis. Crivelli donne vie à la « peinture morte » en faisant entrer dans son tableau la présence « réelle » du végétal, en même temps que, par analogie, le fruit des entrailles de Marie. Il n’y a donc ici aucun symbolisme, déguisé ou dissimulé, mais plus simplement la mise en évidence d’un vérisme à but votif5.

16 La référence à l’incarnation – en tant que « présence réelle » – a donc ici toute sa place, car il ne fallait pas que, parmi cette accumulation de petits détails anecdotiques, le public auquel était destiné ce retable puisse perdre de vue sa thématique centrale : la conception mystique de Jésus par la Vierge Marie. Le tableau, qui fait approximativement deux mètres de haut sur presque un mètre cinquante de large, fut en effet conçu pour l’autel consacré à la Très Sainte Annonciation dans la confrérie des franciscains observants à Ascoli. Il est évident aussi que le retable fut produit à l’occasion de la Libertas Ecclesiastica, bulle papale dont le nom orne le seuil fictif du retable, et qui accordait une semi-autonomie à la ville d’Ascoli. La nouvelle de cet affranchissement arriva à Ascoli le 25 mars 1482, c’est-à-dire le jour de la fête de

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l’Annonciation. La bulle explique aussi la présence relativement inhabituelle, aux côtés de l’ange Gabriel, du jeune saint Emidius, qui tient une maquette de type ex-voto de la ville dont il est le patron, Ascoli (qui avait subi en 1486 les ravages de la peste). Le retable a donc pour sujet l’Annonciation, à bien des niveaux.

17 L’archange Gabriel – créature svelte et ailée, vêtue d’une tunique tout droit sortie d’un tableau de Van Eyck et couronnée d’un casque de cheveux blonds – est représenté la bouche fermée ; c’est qu’il a déjà parlé : « Ave Maria gratia plena, Dominus tecum ». Ou bien, comme le formule un poème écrit, dit-on, par le pape franciscain Sixte IV (celui-là même qui accorda à Ascoli la Libertas Ecclesiastica) : « Ave Santissima Virgo Maria, mater Dei, regina coeli, porta paradisi… ». Il était assez répandu alors de concevoir Marie comme une porte : fermée, celle-ci symbolisait sa virginité immaculée ; ouverte, elle représentait le passage vers les cieux6.

18 Les artistes avaient fréquemment recours à des portes et à des fenêtres pour symboliser ces concepts. Dans la miraculeuse fresque de la santissima Annunziata à Florence copiée par Gentile da Fabriano, la plus célèbre représentation de l’épisode de l’Annonciation faite en Italie, nous voyons l’ange en train de pénétrer dans la domuncula, la « petite maison » de la Vierge (maison qui, soit dit en passant, avait été amenée par des anges de Nazareth à Lorette à la fin du Moyen Âge). Le fait que Gabriel emprunte une entrée aussi prosaïque qu’une porte se retrouve, de manière inversée, dans la cascade de lumière tombant de la fenêtre au-dessus de l’ange, venant frapper le bas-ventre de Marie – semblable alors à Danaë – et provoquant ainsi la conception du Christ.

19 Dans le tableau de Crivelli, on voit tomber du ciel un rayon doré tout à fait similaire qui, suivant un angle géométrique surnaturel, vient à l’intérieur même de la chambre de Marie, extraordinairement ordonnée, et la frappe au sommet de la tête (ce qui correspond à la théorie selon laquelle Marie a d’abord conçu Jésus par l’esprit). Ce rayon divin doré représente la plus impressionnante des pénétrations scopiques du tableau. Cette ligne projetée des cieux, incroyablement et miraculeusement droite, se fraie un passage dans le mur dominant le centre de la composition, à travers une ouverture assez étrange, car elle semble pratiquée dans la frise ornant le palais de Marie. Cet éclair de lumière ne sert pas seulement à retracer la trajectoire de la minuscule colombe, symbole de l’Esprit Saint et messager bien réel de la visite que Dieu fait à Marie. En effet, il ressemble également à un rayon allogène qu’un œil divin lancerait du haut du ciel.

20 Les multiples pénétrations scopiques qui se répondent dans le tableau, de même que la manière dont l’étrange association de végétaux sur le rebord du tableau force l’œil à s’arrêter, attirent l’attention sur la puissance divine, radieuse, qui transperce l’espace domestique de Marie. Le rayon d’or qui fait irruption dans la chambre de Marie correspond à la position quasi-divine qui est celle du spectateur lorsqu’il pénètre par le regard l’espace illusionniste soigneusement élaboré par Crivelli7. Le jeu sur les regards et les rayons créant un réseau dans la composition est perturbé par la présence de fenêtres ou d’ouvertures similaires ; et c’est ainsi que le tableau semble lancer une réflexion sur les questions de l’espace, du genre et du regard.

Fenêtres et peinture

21 À l’époque moderne, la fenêtre est devenue la métaphore la plus répandue pour évoquer l’art pictural. La première mise en relation fut faite dans le De Pictura, texte

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écrit au milieu des années 1430 par Leon Battista Alberti, l’intellectuel humaniste célèbre pour sa polyvalence (PANOFSKY, 1915 ; PROCACCINI, 1981). « [...] laissant le reste de côté, je ne mentionnerai que ce que je fais quand je peins. D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée ; puis j’y détermine la taille que je souhaite donner aux hommes dans la peinture » (ALBERTI, [1435] 2004, p. 83)8.

22 Bien qu’Alberti n’établisse cette comparaison que rapidement et de manière anecdotique cette dernière a par la suite dominé l’interprétation des œuvres de la Renaissance italienne, mais elle constitue à mon avis une base erronée. Plusieurs autres pistes peuvent permettre de corriger cette erreur d’interprétation, l’une, et non des moindres, étant l’autre métaphore à laquelle recourt Alberti, celle de la peinture comme une eau transparente mais renvoyant une image, comme dans le mythe de Narcisse ((BASKINS, 1993 ; PFISTERER, 2001). Cependant, c’est une autre piste encore que j’aimerais emprunter, afin de rendre à la fenêtre un peu de son ambivalence albertienne, en la considérant comme une zone de tension, une ouverture sensible, qui sépare et unit l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, le foyer et la cité. En examinant un certain type de représentations visuelles, textuelles et scénographiques, j’espère montrer qu’un travail sur l’histoire culturelle de la fenêtre est à même de montrer la représentation et la vision de l’espace à la fin du Moyen Âge dans toute leur complexité. Toutes ces questions tournent autour des inventions plastiques par lesquelles les artistes ont traité le mystère de l’Annonciation, thème central dans la religion chrétienne.

23 En travaillant à partir des idées exposées par Erwin Panofsky dans La perspective comme forme symbolique (PANOFSKY, [1927] 1975), Georges Didi-Huberman (DIDI-HUBERMAN, [1980] 1990), Louis Marin (MARIN, [1989] 2006), Hubert Damisch (DAMISCH, 1994) et Daniel Arasse (ARASSE, 1999) ont interprété certaines Annonciations peintes à la Renaissance comme des œuvres où le regard du spectateur et celui de l’artiste s’imposaient, notamment du fait de leur association à l’acte scopo-verbal d’incarnation.

24 Selon Louis Marin et Daniel Arasse, l’usage croissant et systématique de la perspective linéaire n’est pas sans rapport avec la nature de la tâche incombant aux peintres qui représentaient l’Annonciation (MARIN, [1989] 2006 ; ARASSE, 1999). En effet, la perspective permettait aux artistes de créer un espace irréel correspondant au caractère non figurable du Verbe (logos) au moment de son incarnation. Le mystérieux paradoxe que ces artistes ont tenté de faire voir dans ces Annonciations structurées par la perspective peut être résumé par le sermon sur l’Incarnation du prédicateur franciscain saint Bernardin de Sienne en 1425 (c’est-à-dire au moment même où les artistes commençaient à vraiment utiliser de manière systématique la perspective linéaire, ce qui correspond aussi à la date probable de création d’un tableau de Masaccio aujourd’hui perdu, sans doute le premier à représenter l’Annonciation avec un décor qui suive les règles de cette perspective). Bernardin affirme que « lorsque le Christ s’est fait chair, l’Éternité a basculé dans le temps, l’immensité dans le commensurable, le Créateur dans la Création, Dieu a pénétré en l’homme, la vie dans la mort, l’infigurable dans la figure, l’inénarrable dans le discours, l’inexplicable dans le verbe, l’utopie dans le lieu, l’insaisissable dans le lieu, l’invisible dans le visible, l’inaudible dans le son, l’impalpable dans le tangible »9. Pour Bernardin, l’Incarnation qui se trouve au cœur de l’Annonciation consiste en la figuration oxymorique du non figurable ; pour D. Arasse

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et L. Marin, le recours systématique à la perspective linéaire en association avec ce sujet biblique crée la structure scopo-topique nécessaire pour que le divin, pourtant irreprésentable, puisse passer dans le domaine de la représentation. La fonction fondamentale de la perspective consiste à mettre en exergue le croisement de deux axes spatio-temporels : l’axe énonciatif, qui est « latéral » et représente la narration (l’échange « canonique » entre Gabriel et Marie) et l’axe « perpendiculaire » renvoyant au regard « vivant » du spectateur, et qui correspond au « rayon » évoqué par Alberti10.

25 Tandis que cet axe latéral, dans les représentations médiévales de l’Annonciation, passe par les fenêtres en trompe-l’œil imbriquées dans le décor, le système de la perspective linéaire a permis aux artistes d’introduire un rapport d’analogie entre le récit de l’incarnation qui lie Gabriel à Marie et la sensation qu’a le spectateur de regarder dans l’espace. La perspective linéaire, plutôt que d’être le produit d’un nouveau type d’espace, conçu rationnellement et s’avançant vers le spectateur (et tel que le conçoit Panofsky), constitue une « figure » (figura) théologique symbolisant le vide ineffable du mystère de l’Incarnation.

26 Dans son ouvrage sur Fra Angelico et dans Devant l’image, Georges Didi-Huberman reprend les idées de L Marin et D. Arasse (DIDI-HUBERMAN, [1980] 1990). En étudiant de manière détaillée les Annonciations peintes par Fra Angelico, il poursuit leur analyse et fait une lecture complexe de ces œuvres en partant de leur réception par les dominicains observants, de Pseudo-Dionysos, d’Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin. Au fondement de sa méthode, il y a toutefois la distinction opérée par Panofsky entre perspective linéaire et science optique, ainsi que la notion-clef d’opacité développée par L. Marin. Cela permet à G. Didi-Huberman d’aller jusqu’au postulat radical selon lequel le pictural et l’optique coexistent sans commune mesure. Alors que les chercheurs regardaient l’art de la Renaissance avec à l’esprit la fameuse métaphore albertienne du tableau comme fenêtre, ouverte et à valeur iconique, G. Didi-Huberman a refermé les volets sur cette image, afin d’examiner la valeur indicielle de la surface du tableau.

27 Selon lui, ce sont les références métapicturales qui caractérisent les Annonciations de Fra Angelico. Plutôt que d’être des mises en scène d’historiae ou des récits, elles deviennent des surfaces planes animées de couleurs variées et, dans le cas des fresques, ponctuées de vides. La surface peinte devient un écran où est projeté le mystère de l’incarnation, la divinité dans tout son mystère, telle que la décrit saint Bernardin : l’éternité dans le temps, l’infigurable dans la figure, l’invisible dans le visible. G. Didi- Huberman s’intéresse tout particulièrement aux paradoxes que constituent les marmi finti, ces marbres mouchetés qui, même s’ils semblent n’être que des trompe-l’œil, signalent l’application d’un signifiant théologique et métapictural : en reprenant les couleurs utilisées par le peintre ailleurs dans le reste du tableau, les marmi finti se présentent comme le terreau primordial à partir duquel le sens et la représentation de l’incarnation sont élaborés.

28 Dans son ouvrage Wozu Menschen malen, Christiane Kruse a présenté sous un angle tout à fait similaire l’Annonciation de Domenico Veneziano, la première œuvre (existant) sur ce sujet à recourir à la perspective linéaire (KRUSE, 2003). Beaucoup de chercheurs ont saisi l’importance de la porte située au centre de ce tableau, y voyant le symbole de Marie comme janua coeli (porte des cieux) ou porta paradisi (porte du paradis), ou encore porta clausa (porte hermétiquement fermée) qui marque les limites du hortus conclusus (ou jardin clos) marial (GÖSSMANN, 1957, p. 55 [Ivo of Chartres] et p. 58 [Honorius

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Augustodunensis, Speculum Ecclesiae]). Mais C. Kruse voit dans l’aspect brut du bois de cette porte fermée une référence de type déictique à la charpente ligneuse qui forme la base du tableau et de même, dans les murs blanchis à la chaux de la cour où se tient la Vierge, un renvoi à la couche de gesso [apprêt blanc à base de plâtre] sur laquelle l’artiste a peint l’œuvre. J’ajouterais pour ma part que les deux fenêtres grillagées au deuxième plan peuvent être considérées comme une référence aux grilles utilisées par les artistes pour élaborer la perspective de leur œuvre. La succession des plans picturaux dans la prédelle encode et reflète un rapport d’analogie entre les origines de la trace mimétique, peinte et relevant donc de l’incarnation, et la chair divine présente au centre de l’Annonciation, bien qu’elle y demeure invisible.

Fenêtre, espace profane, espace sacré

29 Dans leur ensemble, ces textes, les plus admirables qui aient jamais été écrits au sujet de l’art italien du Quattrocento, obligent à revoir les interprétations qui dominent l’art et sa réception à cette époque. Ces auteurs, comme moi-même, considèrent les Annonciations de la Renaissance comme autant de méditations théologiques et philosophiques sur l’acte de peindre. J’émettrais une autre hypothèse : on ne peut saisir la véritable nature des commentaires métacritiques qu’offrent ces tableaux qu’à partir du moment où l’on aborde les rapports entre genre et espace.

30 Ces auteurs élaborent leurs analyses à partir d’une armature théorique linguistique, voire grammaticale, parfaitement synthétisée par Hubert Damisch dans son ouvrage de 1987, L’origine de la perspective : « L’appareil formel que met en place le paradigme perspectif est l’équivalent de celui de l’énonciation dans la mesure où il assigne au sujet sa place dans un réseau déjà constitué et qui confère un sens à sa visée, en même temps qu’il ouvre la possibilité de quelque chose comme un énoncé en peinture : comme l’écrit Wittgenstein, le mot n’est qu’un point, la proposition est un vecteur doté d’un sens, c’est-à-dire d’une direction » (DAMISCH, 1987, p. 458-459).

31 Dans les Annonciations de la Renaissance construites par la perspective, ce fléchage propositionnel semble avoir pour cible la Vierge Marie. Le spectateur, en pénétrant dans cette structure d’énonciation – c’est-à-dire dans le discours pictural –, devient le prédicat de la phrase picturale qui a Marie pour objet.

32 Dans les Annonciations de la Renaissance, les fenêtres – qu’elles soient ouvertes ou fermées – semblent faciliter cette équation, car elles mettent en évidence la valeur symbolique fondamentale de l’incarnation et de la virginité : comme Marie, la fenêtre peut faire l’objet d’une pénétration (virtuellement, par le regard curieux du spectateur, tout comme par le message et le messager envoyés par Dieu), tout en demeurant intacte (DIDI-HUBERMAN, [1980] 1990, p. 136). Il est impossible d’ignorer le rapport d’analogie existant entre Marie et la pièce où elle demeure. Mais la domuncula mariale n’est pas simplement – comme Michael Ann Holly l’a montré dans Past Looking en prenant l’exemple du retable de Mérode (HOLLY, 1996) – simplement un espace vide en attente d’un remplissage par une forme masculine. Telle qu’elle est visible depuis l’autre côté de la fenêtre, elle apparaît plutôt comme un lieu générateur de sens, comparable peut-être à la chora platonicienne [champ fertile servant de base à l’agir humain] ou à la notion d’imaginaire lacanien. En effet, tandis que le spectateur peut ici participer à ce mode pénétrant de vision, matérialisé par les trajectoires énonciatives et propositionnelles visant la Vierge, les récits de l’Annonciation, dans les manuels de

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dévotion de la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, donnent quant à eux pour instruction au croyant de se mettre à la place de l’être divin dont il lit les actes, le plus souvent Jésus ou Marie. Le seuil de la représentation demande bien entendu à ce que nous le traversions à la fois virtuellement et visuellement, mais la fenêtre que présente chacun de ces tableaux offre également des modalités d’appréhension alternatives.

33 Ce sont de telles modalités qui animent la splendide Annonciation peinte par Crivelli à Ascoli. Si l’on cherche le point de fuite du tableau, on aboutit, à l’arrière-plan, à une fenêtre à grille, plus précisément une fenêtre en claire-voie. Cette structure grillagée me rappelle le « voile » dont parle Alberti, élément appelé également « l’intersection », qui constitue le complément essentiel du point de fuite dans ce qu’il nomme la costruzione legittima : « un voile de fils très fins, au tissage lâche, teint d’une couleur quelconque, divisé par des fils plus gros en autant de carrés alignés que tu voudras et tendu sur un cadre. Je le place entre le corps à représenter et l’œil, de façon que la pyramide visuelle pénètre à travers les jours du voile » (ALBERTI, [1435] 2004, p. 119). Alberti énumère les avantages offerts par ce velum et conclut que « ce voile est d’un très grand secours pour parfaire la peinture parce que tu peux voir, dépeint et inscrit sur cette surface plane du voile, cela même qui est rond et en relief » (ALBERTI, [1435] 2004, p. 121)11.

34 La réussite de Crivelli en matière de perspective et de représentation repose sur le fait que la claire-voie grillagée à l’arrière-plan semble délibérément nier toute sensation « ponctuelle » que le spectateur pourrait avoir de la clôture de l’œuvre, et ce par un biais très particulier. En effet, la grille sert à attirer l’attention à la fois sur le travail à partir de la grille de perspective, dont l’écho demeure sur la surface bidimensionnelle du tableau, et à travers la fenêtre grillagée, élément central dont il convient de remarquer qu’elle est placée entre Gabriel et Marie.

35 L’imposant mur qui occupe le centre du tableau et crée une véritable césure entre les deux moitiés de la composition apparaît comme un élément tout à fait nouveau dans les représentations de l’Annonciation. Lorsque des murs de ce type étaient peints, ils comprenaient généralement une porte ouverte servant à mettre en exergue l’ouverture du récit de l’Annonciation dans l’Évangile selon saint Luc : « ingressus Angelus » (« l’ange est entré »). Dans le tableau de Crivelli, les épais barreaux de fer de la fenêtre du centre du tableau empêchent Gabriel d’entrer. Cela veut non seulement dire que le dialogue évoqué dans l’Évangile se fait de part et d’autre d’une fenêtre à barreaux, mais aussi que Gabriel et Marie, et leurs espaces respectifs, sont très explicitement séparés. En outre, plutôt que de suggérer un échange de regards, cette fenêtre est précisément l’endroit où Crivelli choisit de placer une plante en pot, apparemment un câprier, qui semble gêner la circulation des regards entre Gabriel et Marie. Que se passe-t-il donc ?

36 L’aspect suggestif et poétique de cette Annonciation vient apporter la preuve du talent de Crivelli et permet de représenter l’incarnation en intégrant une réflexion théologique mais, surtout, elle articule tout un ensemble d’éléments – genre, espace, temps et regard – qui représentent le regard masculin, actif et tout-puissant, s’imposant à un objet féminin, féminisé, passif et statique. Cloîtrée dans sa chambre (camera), Marie est à la fois soumise au rayon doré porteur de fertilité, au regard soutenu de Gabriel et à celui du spectateur de l’œuvre. Cette triple réification de Marie intervient aux trois seuils d’un espace domestique parfaitement ordonné, et chacun d’eux est matérialisé sous la forme d’une fenêtre. Il semble en effet que cet espace illustre la culture matérielle et visuelle faite d’intimité et de familiarité que l’on associe

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au foyer et à la vie des femmes. Si l’on considère le tableau de Crivelli sous cet angle, il apparaît qu’il perpétue les jeux d’opposition définitoires du genre, qui vouent les femmes au foyer, à l’enfermement et à la réification par le regard, et qui donnent aux hommes accès au domaine public, à la liberté scopique et au rôle de voyeur.

37 On peut voir la fenêtre de Marie, telle qu’elle apparaît dans le tableau de Crivelli, comme une sorte de voile albertien, au travers duquel passe le regard de Gabriel. Traversant le tableau de part en part, il structure l’espace de la représentation en fonction du genre. Cela signifie que le regard que porte l’ange à l’intérieur de l’espace domestique et féminin et, par extension, du domaine pictural, est donc présenté a priori comme masculin. D’autre part, le regard que Marie garde modestement et respectueusement baissé – tel que la morale de l’époque l’exigeait – devrait alors représenter une modalité scopique typiquement féminine.

38 Cette interprétation du regard détourné de Marie correspond aux lectures conventionnelles des rapports entre vision, espace et genre : la perspective linéaire fait du point de vue du spectateur un regard masculin, inquisiteur, qui transperce l’espace pictural, lieu sexualisé et féminin. Comme l’a récemment expliqué Linda Hentschel, « l’invention de la perspective linéaire a établi une relation de type sexué entre l’artiste et l’environnement spatial féminin : l’espace pictural est ainsi littéralement devenu un Bilkörper [corps pictural] sexué » (HENTSCHEL, 2001)12. Le processus par lequel l’espace est devenu sexué, tel qu’il a été décrit par Hentschel et d’autres auteurs, est mis en scène de manière évidente dans la célèbre image du dessinateur illustrant le traité théorique de 1525 d’Albrecht Dürer. Dans cette gravure, l’artiste a pris pour modèle fixe d’un œil scrutateur une femme nue dont il cherche à dessiner la silhouette, visible sur la surface de la grille du « voile ».

39 La fenêtre albertienne semble instaurer un contrôle par un regard appartenant à un sujet rationnel de sexe masculin, qui observe l’espace de la représentation fermé et féminisé tout en étant soigneusement séparé. Même si l’on peut considérer que cette fenêtre place la femme dans un cadre social et visuel et l’enferme dans un espace privé défini a priori par le genre, j’aimerais toutefois insister sur d’autres possibilités dans ces images, en particulier des hypothèses à même de laisser à la femme une certaine latitude et une certaine autonomie vis-à-vis de la société et de la représentation. J’aimerais suggérer en particulier le fait que les femmes issues des familles patriciennes de la Renaissance italienne entretenaient un rapport spatial et scopique singulièrement fort avec les fenêtres – ou du moins était-ce là une idée répandue à leur sujet. C’est pourquoi je conçois la fenêtre non pas seulement comme une frontière séparant deux sphères distinctes, mais aussi comme un seuil servant à la communication entre différents espaces.

40 La chambre de Marie, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Crivelli, ne doit donc pas être vue comme la représentation de l’intérieur domestique quasi carcéral des femmes de la noblesse, mais plutôt comme une camera obscura, où l’être divin est projeté à partir d’un petit trou. C’est ainsi que le tableau devient la représentation scénique de l’ historia de Marie, et ce à travers une fenêtre grillagée. Marie lit et, ce faisant, elle projette son historia miraculeuse par la fenêtre albertienne. Son activité est symétrique à celle de l’artiste – dont l’œuvre est complexe et joue sur la structure grillagée de l’espace – de même qu’à celle du spectateur, qui cherche du regard et trouve une ligne de fuite non pas dans un point, mais dans l’ouverture grillagée rectangulaire présente à l’arrière-plan du tableau. Crivelli ancre ce rapport allégorique dans la réalité figurale

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du regard de Marie, regard baissé qui semble être le signe qu’elle accepte humblement le don divin, mais qui, en même temps, témoigne de la réception qu’elle opère du Verbe divin, dans le livre ouvert devant elle. Nous assistons à cette expérience visionnaire de Marie, déclenchée par la lecture et prenant forme picturale.

41 Mon projet va cependant au-delà de l’analyse d’une œuvre en particulier. Le retable de Crivelli ne constitue pas seulement, selon moi, un exemple d’un mode scopique alternatif. Il signale une ambiguïté au sein des théories de la perspective de la Renaissance et des manières de voir qu’elles semblent naturellement impliquer. Dès lors qu’on le considère de la sorte, le regard féminin ainsi délimité par la fenêtre permet de remettre en question la vision simpliste de la perspective mathématique et l’idée de domination masculine qu’elle sous-tend.

42 Il n’est pas ici question d’établir une opposition entre un mode de vision masculin se résumant à un regard inquisiteur et un autre, féminin celui-là, que l’on décrirait comme un regard bidimensionnel. J’aimerais cependant parvenir à faire voir dans toute son ambiguïté la métaphore qu’offre la fenêtre, en cherchant à intégrer dans l’étude de la culture visuelle italienne du XVe siècle le point de vue des femmes en même temps qu’une manière alternative, mystique cette fois, de concevoir la vision, relativement à la spéculation, à l’imaginaire et à l’espace. À cette fin, il est essentiel de faire tomber les barrières conceptuelles entre espace habité et espace abstrait.

Espace urbain et genre à la Renaissance

La figure de la ville

43 Bien que les documents et témoignages d’époque montrent clairement que la vie au XVe siècle était dure – plus semblable à un film de Scorsese qu’à une toile de De Chirico –, les mots « espace » et « Renaissance » renvoient à des images idéales de rues et de places nettes et ordonnées, proches de ce que l’on peut voir dans l’Annonciation de Crivelli. De fait, on peut affirmer que la notion d’espace à la Renaissance est issue du domaine pictural. Cet aspect idéal de l’espace pictural dans l’art italien du Quattrocento ne pouvait qu’influencer notre conception de la vie dans les villes de la Renaissance13. Bien que nous sachions parfaitement que la plupart des rues et des places n’étaient pas pavées, ou que peu des bâtiments relevaient de la structure architectonique visible dans ces tableaux, nous persistons à trouver une valeur documentaire à ces représentations de villes idéales. Mais l’idéal codifié dans l’art du Quattrocento n’est pas seulement un concept projeté sur les œuvres : l’usage de la perspective linéaire lui donne une valeur culturelle plus large, en rapport avec l’urbanisme de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance.

44 Les Italiens de l’époque médiévale faisaient montre d’un intérêt très marqué dans la conception et le développement de la planification urbaine. Le fait que les édiles siennois exigent, dès le XIVe siècle, une uniformisation des formes des fenêtres donnant sur le centre névralgique de l’espace public, le campo, montre l’importance grandissante de cette préoccupation (BRAUNFELS, 1953, p. 250). Les villes nouvelles florentines des XIIe et XIIIe siècles étaient bâties selon des plans en damier qui respectaient, comme l’a démontré David Friedman, les principes mathématiques et géométriques de Fibonacci ; leur projet était explicite : il s’agissait d’imposer à la nature un modèle urbain rigoureusement géométrique (FRIEDMAN, 1988). Marvin Trachtenberg

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a même caractérisé l’urbanisme italien médiéval comme régi par l’utilisation de structures géométriques complexes (TRACHTENBERG, 1997 ; ACKERMAN, 1949).

45 Au XVe siècle, cette idéalisation de la ville fut à l’origine de projets majeurs dans l’histoire de l’urbanisme moderne : les chantiers lancés par Nicolas V dans Rome, la transformation de la ville médiévale de Corsignano en la cité idéale de Pienza sous Pie II et la très ambitieuse addizione au plan de la ville de Ferrare, décidée par Ercole d’Este. Les principes géométriques au fondement de ces projets urbains de premier plan amenèrent aussi au développement d’un « urbanisme de type pictural » impliquant l’usage de la perspective linéaire. Cette géométrisation de l’espace pictural avait été amorcée, initialement, par deux personnages très impliqués dans la pratique architecturale et urbaniste : Filippo Brunelleschi et Leon Battista Alberti. Tous deux étaient architectes, et Alberti était de surcroît l’auteur du premier traité majeur d’architecture depuis Vitruve. Que le développement de la perspective linéaire et de cette forme moderne et active de gestion urbaine se soit fait progressivement, ou bien de manière soudaine, il n’en est pas moins évident que l’un comme l’autre ont contribué à l’élaboration de nouveaux idéaux et systèmes spatiaux et urbains. Ces derniers étaient fondés sur une conception de l’espace profondément marqué par le genre.

46 Depuis l’Antiquité, la langue servant à décrire l’espace le déterminerait comme une entité féminine. Cela apparaît clairement dans la notion platonicienne de chora (espace psychique qui, pour Julia Kristeva tout comme Jacques Derrida, n’est pas sans lien avec l’inconscient : KRISTEVA, 1980 ; KRISTEVA, 1983 ; EISENMAN, DERRIDA, 1997 ; ROBIN, 1996). Dans la pensée de Platon, la chora, élément imaginaire et féminin, représente le vide au sein duquel s’élaborent tous les actes créateurs et démiurgiques, de même que l’action et la réalisation humaines. Cette conception platonicienne du féminin comme espace servant d’arrière-plan à l’action masculine se retrouve à travers toute la culture occidentale.

47 Elle est particulièrement visible dans les images de tradition ancestrale personnifiant les villes sous la forme de femmes. C’est ainsi que les habitants des villes européennes, au Moyen Âge, ont en plusieurs occasions fait du corps de la Vierge Marie le symbole de leur identité collective – reprenant en cela un trope byzantin. Les représentations de la Madone de la Miséricorde montrent des citoyens (le plus souvent, hommes et femmes étaient séparés) se blottissant sous la grande chape du vêtement de la Vierge. La protection qu’elle procure symbolise celle offerte par les épaisses enceintes que l’on bâtissait autour des villes vers la fin du Moyen Âge. À l’abri de ces murs virginaux, la vie de ces citadins italiens se déroulait ainsi dans un espace urbain et féminin. Ce concept spatial devint de plus en plus évident lorsque des villes comme Venise, Florence et Rome recoururent à des allégories féminines comme Venetia, Florentia et Roma, à qui l’on pouvait s’adresser en cas de problème ou témoigner sa ferveur lors de cérémonies civiles (ROSAND, 2001 ; RANDOLPH, 2002, p. 76-107 ; BASKINS, 2003, p. 197-209). Cette allégorie féminisée de la ville devint le support de l’action publique masculine, y compris dans le domaine urbanistique.

48 Les impressionnantes murailles qui s’élevaient dans chaque ville italienne de la fin du Moyen Âge n’étaient pas le seul élément urbain caractéristique de l’époque : les villes étaient couronnées de tours bâties par les familles pour marquer leur territoire, comme autant de flèches dressées vers le ciel, jusqu’au moment où elles durent se soumettre aux tours des bâtiments publics, comme les palazzi comunali. Mais ces sentinelles

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altières projetaient l’orgueil patriarcal des familles dans l’« espace du genre » – le « genderscape », par allusion au landscape (VON MOOS, 1974).

49 Au cours du XVe siècle, cette projection s’est déplacée de la forme phallique des tours vers des théories d’architecture préconisant la construction de bâtiments suivant le modèle des formes parfaites du corps masculin. Déjà dans l’Antiquité, Vitruve présentait une vision anthropométrique de l’architecture, affirmant dans son traité que « jamais un bâtiment ne sera bien ordonné, s’il n’a cette proportion et ce rapport, et si toutes les parties ne sont à l’égard les unes des autres ce que sont entre elles les parties du corps d’un homme bien formé, quand on les compare ensemble » (VITRUVE, [1673] 1999, p. 40). Cet idéal de corps parfaitement proportionné devait devenir, avec le concept albertien de concinnitas, c’est-à-dire de proportion, un des piliers de la théorie artistique et architecturale de la Renaissance. Il était toujours entendu que ce corps idéal était un corps masculin (AGREST, 2000, p. 362-364). Cette idée devient tout à fait explicite dans les écrits d’Antonio Averlino, dit Filarete, et de Francesco di Giorgio Martini, qui concevaient tous deux les travaux et aménagements urbains comme devant être fondés sur la forme du corps masculin (AGREST, 2000, p. 363 ; REUDENBACH, 1992).

50 C’est ainsi que le corps masculin devint la mesure de la ville idéale, tandis que le corps féminin, dont les proportions n’étaient pas appropriées, représentait l’incommensurable – ce qui n’était pas mesuré et n’était pas mesurable. Comme l’affirmait Cennino Cennini dans Il libro dell’arte, le corps de la femme ne pouvait être utilisé comme mètre étalon puisque ce corps, pour reprendre ses propres termes, « non ha nessuna perfetta misura » (« n’a pas de mesure idéale » ; CENNINI, (vers 1390) 1991, p. 78 ; GREGORI, PAOLUCCI, ACIDINI LUCHINAT, 1992, p. 65). Ainsi, tandis que les personnifications féminines des villes pouvaient symboliquement donner corps à la cité, l’organisation urbaine était perçue comme relevant d’une activité non seulement anthropométrique, mais aussi « phallométrique », où le masculin était la mesure de toute chose.

Genre et occupation de l’espace

51 L’introduction du genre dans la géographie urbaine entretient un rapport de type dialectique avec les modes de gouvernance de la sexualité et de l’espace dans les villes des XIVe-XVIe siècles et de la Renaissance. Le processus complexe de définition par le genre des espaces publics dans les villes italiennes au XVe siècle a été étudié et décrit par nombre d’historiens (TREXLER, [1980] 1991 ; ROMANO, 1989 ; SCOTT, 1994 ; COHN, 1996 ; GHIRARDO, 1996 ; ROBIN, 1996 ; DAVIS, 1998 ; GHIRARDO, 2000).

52 Même si les faits historiques nous rappellent à quel point il est difficile d’utiliser avec discernement la distinction entre « privé » et « public » dans le contexte de sociétés qui les entendaient de manière assez différente de notre culture, ces termes, néanmoins, peuvent aider à rendre compte de la fracture fondamentale qui a divisé l’espace selon les genres : alors que les hommes pouvaient passer librement de l’espace domestique aux rues et places de la cité, le franchissement de ce même seuil par les femmes était un acte fauteur de trouble (BROWN, 1986). Ce qui est résumé ainsi par Davis : « Les mœurs de la Renaissance italienne sont liées à une culture méditerranéenne ancestrale qui remonte au-delà même de la civilisation athénienne classique ; elles englobent une conception de l’espace public – les palais des corporations et les tavernes, les grandes

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rues et les piazze – comme étant naturellement le domaine des hommes, tandis qu’aux femmes étaient réservés le foyer, la paroisse, l’église et le couvent… Les historiens de la société ont considéré cette bipolarité comme la conséquence directe d’une culture éminemment patriarcale, au sein de laquelle l’élite masculine dominante cherchait à préserver la succession patrilinéaire, l’honneur et le pouvoir des hommes de la famille en ‘définissant l’espace urbain en termes de genre’ » (DAVIS, 1998, p. 19-20). Les femmes pouvaient pénétrer ces espaces publics, mais à leurs risques et périls. Ce qui est en jeu est explicité par l’expression officielle « fille publique » pour désigner une prostituée. Hors du foyer familial, l’honneur des femmes était menacé.

53 Cet idéal de division de l’espace urbain par le genre est appuyé par les ouvrages de la Renaissance abordant les questions morales. C’est ainsi qu’Alberti fait dire au patriarche qu’il met en scène dans son traité sur la famille – et qui constitue à ce titre le pilier de la morale familiale : « Ce ne serait pas une chose très respectable que de voir mon épouse s’affairer parmi les hommes sur la place publique. Et quant à moi, je trouverai dégradant de devoir rester enfermé à la maison avec les femmes, alors que j’ai des tâches masculines à accomplir avec d’autres hommes, des concitoyens tout comme des étrangers nobles et dignes » (ALBERTI, [1432] 1969, p. 207). Il ne s’agit pas ici de prendre tout ce que dit ici ce personnage, Giannozzo, pour argent comptant, mais de voir que de tels préceptes font écho à d’autres instructions d’ordre moral, moins théoriques mais formulées antérieurement et relayées par un auteur comme Paolo da Certaldo, qui conseille ainsi aux maris de rentrer régulièrement chez eux pour surveiller leur épouse « et les tenir ainsi constamment dans un état de peur »14.

54 Cependant, certains auteurs semblaient pressentir les conséquences néfastes d’un tel enfermement. Dans l’avant-propos au Décameron, Boccace exprimait ce type d’inquiétude, parlant de « demoiselles malades d’amour » qui, « empêchées par les volontés, les plaisirs, les commandements des pères, des mères, des frères et des maris […], restent le plus souvent recluses dans l’étroite enceinte de leurs chambres, s’y tenant assises, presque inoccupées, voulant et ne voulant pas en un même moment, roulant en elles-mêmes diverses pensées qui ne peuvent être toujours gaies » (BOCCACE, [1350] 1999, p. 50).

55 Cette polarisation d’origine patriarcale entre la vie domestique des femmes et les activités publiques des hommes a bel et bien existé en théorie, et s’est même, dans une certaine mesure, concrétisée dans la pratique. Cependant, si on la prend comme un fait avéré, on risque de la répéter sans prendre en compte la manière effective, et souvent moins rigide, dont l’espace était véritablement vécu et produit15. Ainsi, deux auteurs, Davis et Ghirardo, font remarquer que le paradigme omniprésent de la division spatiale par genre doit pouvoir souffrir des exceptions, surtout si l’on intègre le critère de la classe sociale. Les femmes issues des couches sociales modestes et moyennes pouvaient tout à fait traverser les lieux publics, en premier lieu parce qu’elles devaient travailler sur les marchés ou au lavoir, et se trouvaient ainsi de facto plus libres que leurs consœurs d’origine patricienne, dont l’enfermement garantissait la chasteté et l’honneur – arguments essentiels sur ce marché primordial qu’était celui du mariage. Ceci dit, les femmes de la noblesse pouvaient elles aussi pénétrer la sphère publique dans certains cas particuliers : pour assister à une messe ou à un sermon, ou bien pendant des fêtes, particulièrement les fêtes religieuses (RANDOLPH, 1997). D’autre part, la possibilité qu’avaient ces femmes de rang élevé de sortir de leurs résidences dépendait de leur âge et de leur état marital. Et certaines villes édictaient des codes de

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conduite qui leur étaient propres, par des règlements relatifs au port des objets précieux (législation somptuaire), des lois régissant les lieux où les prostituées avaient le droit d’exercer ou bien des interdictions concernant la présence des femmes dans certains lieux publics. Ces restrictions étaient encadrées par ce que Romano et Davis ont appelé la « masculinisation » des rues, à travers des rites masculins populaires (ROMANO, 1989 ; DAVIS, 1998). À Venise, de brutales guerre di pugni (« batailles de coups de poing ») opposaient des bandes de jeunes gens et servaient à faire de la rue une arène où se donnait cours la violence masculine. Dans d’autres villes, la violence prenait aussi parfois des formes plus esthétiques et plus nobles. À Florence, par exemple, des rituels empreints de poésie, appelés armeggerie, faisaient défiler de jeunes patriciens vêtus de leurs plus beaux atours, montés sur des étalons caparaçonnés et escortés de pages en livrées sous les fenêtres de leur dame. Les jeunes gens faisaient ensuite montre de leurs talents équestres et de leur adresse en chargeant et en brisant les lances qu’ils portaient en l’honneur de celles-ci.

56 La plus célèbre de ces armeggerie – à l’évident érotisme sous-jacent – fut organisée par Bartolommeo Benci pour Marietta di Lorenzo Strozzi, pendant le carnaval de l’an 1464. Benci et d’autres jeunes nobles défilèrent sous les fenêtres de Marietta, accompagnés de centaines de porte-flambeaux et de pages chargés de symboles peu équivoques, comme des angelots et des cœurs enflammés. Le chroniqueur anonyme qui décrivit le spectacle raconte que Marietta « se montra à la fenêtre, encadrée de quatre torches allumées, avec sur le visage un air si gracieux et si digne qu’il eût pu être celui de Lucrèce elle-même » (GORI, 1926, p. 40-44 ; TREXLER, [1980] 1991, p. 230-231).

57 Les tableaux de l’époque représentant des joutes fournissent, de manière détournée, un témoignage de semblables apparitions féminines. On peut y voir comment les femmes assistant à ces défilés se massaient aux fenêtres pour regarder les res gestae masculines en contrebas, sur la place. Dans le cadre de ces armeggerie et des joutes, la fenêtre devient donc le lieu qui concentre la présence et l’image féminines. Lieu où l’on peut être vue, la fenêtre est aussi le lieu d’où l’on regarde. De fait, c’est précisément ce fantasme du regard de la femme à sa fenêtre qui a engendré tous ces rituels complexes de « masculinisation ».

58 Dans le court portrait qu’il fait de son idéal féminin, Alessandra de’Bardi, Vespasiano da Bisticci signale que son héroïne n’était « que rarement visible à la porte ou à la fenêtre… car elle préférait s’adonner à des activités plus honorables » (BISTICCI, [vers 1450] 1970-1976, vol. 2, p. 474). Francesco da Barberino, dans son traité intitulé Reggimento e costumi di donna (« L’attitude et les mœurs de la femme »), explique que les femmes se doivent d’adopter un comportement différent vis-à-vis de ces apparitions à la fenêtre selon la classe à laquelle elles appartiennent. Les filles de rois et d’empereurs ne doivent passer « pratiquement jamais se trouver à la fenêtre ou au balcon » et les autres femmes devraient « n’y être que le moins souvent possible » (BARBERINO, [1318-1320] 1957, p. 24)16. Il est peu probable que des filles de rois ou d’empereurs aient effectivement lu ce texte de Barberino – ses avertissements relatifs à la présence des femmes à la fenêtre, au balcon ou aux portes sont ainsi à prendre de manière plus générale, comme un rappel de la vertu dont pourrait s’enorgueillir une femme qui limiterait ses apparitions à ces dangereux seuils.

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Femmes à la fenêtre

Femmes encadrées, icônes passives

59 Au vu de la pression entourant l’usage de ces seuils, il n’est guère surprenant que l’un des essais féministes sur la Renaissance les plus lus ait pour titre Women in frames. Dans ce texte d’inspiration psychanalytique, Patricia Simons explique comment un puissant regard masculin a opéré une réification de la femme, dans la vie comme en art (SIMONS, 1992). En effet, entre 1440 et 1470, tandis que les portraits individuels avaient tendance à présenter les modèles masculins de trois-quarts, les femmes étaient systématiquement présentées de profil. P. Simons décrit « la manière dont le profil, avec son œil détourné du spectateur mais son visage exposé aux regards, sied tout à fait à la représentation d’un objet sage, chaste et digne » (p. 41)17. Cette réification résulte de ce que Simons appelle une « culture de l’étalage », ce qui signifie « une culture dans laquelle il est essentiel pour le prestige et l’identité sociale que chacun fasse montre de son honneur, sa magnificence et sa richesse ». Son analyse se fonde sur un ensemble très varié de sources, mais repose implicitement sur la notion de réception telle qu’elle a été élaborée par M. Baxandall : l’œil de l’époque (period eye) au fondement de son analyse est définitivement un œil masculin, puisqu’elle affirme que les portraits qu’elle étudie sont « peints par des artistes de sexe masculin, pour des commanditaires de sexe masculin ; ce qui veut dire que ce sont des objets a priori destinés à des spectateurs de sexe masculin »18. Certes, aucun spécialiste ne chercherait à contester la vérité absolue du premier postulat (les peintres étaient des hommes) et la plupart concéderaient le second (la majorité des commanditaires étaient des hommes), mais le véritable argument que cherche à développer Simons, à savoir que les objets sont a priori destinés à des hommes, est discutable. Je ne veux pas dire que cette idée est fausse, car l’auteur parvient ici à appréhender de manière intuitive et très profonde la valeur d’usage de ces portraits. Cependant, je me demande si la primauté de ce regard masculin provient davantage de la structure patriarcale de cette société « d’étalage » que d’un rapport visuel du même type de celui décrit par Sigmund Freud ou Laura Mulvey, dans lequel la femme devient absolument passive sous le regard tout-puissant de l’homme (BERDINI, 1998).

60 Ainsi, plutôt que de considérer la fenêtre comme un lieu qui enferme les femmes et en fait des icônes passives, ou encore comme une zone où elles sont soit complètement bannies, soit exposées afin de faire montre de la richesse et du prestige de leurs père, frères ou mari, je voudrais prendre la lecture de Simons comme point de départ pour suggérer une tout autre approche. Au lieu d’être vus comme des surfaces planes où se pose le regard, les portraits pourraient constituer des seuils performatifs par lesquels les femmes deviendraient des agents. La fenêtre serait donc, tout simplement, un espace féminin. J’ai déjà évoqué la manière dont la présence « réelle » des femmes à leur fenêtre constituait un trope poétique et social dans les villes de la Renaissance. Mais il s’agit aussi, dans le cas des femmes des classes aisées, d’un reflet de leur vécu : ces femmes pour qui une simple sortie dans la rue était un parcours semé d’embûches avaient sans doute bien souvent l’occasion d’observer de leur fenêtre. Même s’il est difficile d’étayer cette hypothèse, il se peut que les portraits de femmes soient la preuve, matérielle aussi bien qu’anecdotique, de cette activité.

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61 Les portraits du XVe siècle représentent souvent des femmes devant ou à la fenêtre, ou bien devant des ouvertures de type similaire19. On peut dire que ces femmes, ainsi encadrées, sont prisonnières du regard masculin, mais d’un autre côté, il est également évident qu’elles se présentent d’elles-mêmes au spectateur. Ce faisant, et même si cela demeure limité à l’aspect fictionnel du portrait, elles vont à l’encontre des préceptes de moralistes comme Francesco da Barberino, qui conseillait à ses lectrices de se tenir à l’écart des fenêtres afin de préserver leur honneur. Les « femmes encadrées » dont parle Simons sont véritablement encastrées, enfermées d’une manière évoquant les vies cloîtrées, archi-domestiques, des femmes du milieu patricien. Pour autant, elles ne sont pas purement et simplement épinglées et exhibées comme les papillons d’une collection. En effet, ces femmes ne se contentaient pas d’être prises dans cette « culture de l’étalage », mais elles y jouaient un rôle à part entière (RANDOLPH, 1998). Cela ne revient pas non plus à dire qu’elles y agissaient de manière totalement libre, mais plutôt qu’elles y participaient, par exemple en achetant les vêtements et les bijoux qu’elles portaient. Elles pouvaient aussi, comme le faisait Marietta Strozzi, se mettre à la fenêtre pour être vues, et pour exposer non seulement leur apparence mais aussi et surtout leur chasteté et leur distance vis-à-vis du monde. C’est ainsi que les femmes à la fenêtre parvenaient à incarner la vertu, l’honneur et la noblesse de leur famille, et c’est cette fonction qui est représentée dans les portraits20.

Femmes actives, fenêtre et seuil

62 Sandro Botticelli parvient à exprimer quelque chose de cette fonction dans un remarquable portrait de femme anonyme, parfois identifiée (à cause d’une inscription sur le tableau faisant vaguement allusion à une famille) comme étant Smeralda Bandinelli. Il s’agit là d’un des plus extraordinaires portraits du XVe siècle, particulièrement en raison du regard droit et assuré de la femme et de son rapport volontaire avec le cadre-fenêtre du champ visuel21. Malgré son air réservé et sage, la femme, modestement mais élégamment vêtue, jette sur le spectateur un regard sans détour. Son torse nous apparaît de face et entièrement, de même que ses mains, qui contribuent à l’expressivité du portrait. Elle se tient dans un intérieur caractérisé par sa porosité : à sa droite, on peut voir une fenêtre géminée par une colonne et, derrière elle, ce qui semble être une porte ouverte. Botticelli fait apparemment en sorte que le spectateur voie cet espace à la fois comme appartenant au domaine de cette femme et comme étranger à elle. D’une certaine manière, il semble que nous partagions avec le modèle cet espace intérieur intime. Mais, d’un autre côté, il est tout aussi évident que modèle et spectateur sont séparés. Il semble que le spectateur se tienne à l’extérieur – du moins est-il du même côté que la source d’éclairage qui baigne la femme de sa lumière chaude et dorée. En fait, cette femme se montre par la fenêtre, qui a été ouverte, comme le montre l’un des battants visibles à sa droite. En d’autres termes, elle a ouvert sa fenêtre pour que nous regardions à l’intérieur et qu’elle puisse regarder dehors. Un tel encadrement par la fenêtre est donc susceptible de réifier mais, dans ce cas précis, c’est la femme qui semble posséder une fonction inaliénable de sujet et exerce un contrôle sur l’ouverture du tableau. Cette fonction est représentée par sa main droite, posée sur le rebord de la fenêtre : elle possède la maîtrise scopique de ce seuil pictural et, par son regard, elle est, elle aussi, capable d’observer et de réifier.

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63 Cette position de supériorité trouve sa préfiguration dans le double portrait peint par le maître de Botticelli, Filippo Lippi, dans les années 1440 et conservé au Metropolitan Museum of Art. À première vue, le tableau semble matérialiser la hiérarchisation entre le masculin/public et le féminin/privé, car la femme (qui est peut-être Angiola di Bernardo Sapiti) est encadrée très étroitement par son intérieur domestique, tandis que son époux (peut-être Lorenzo di Ranieri Scolari) pénètre la composition de l’extérieur (BRECK, 1913 ; CHRISTIANSEN, POPE-HENNESSY, 1980, p. 56-57 et p. 59-61 ; RINGBOM, 1985 ; BALDWIN, 1986 ; HOLMES, 1999, p. 128-135 ; Virtue and Beauty..., 2001, p. 106, cat. 3). Son geste à l’adresse de la femme ressemble à celui de l’archange dans une Annonciation ; il la salue comme une personne dotée de la vertu mariale, une vertu préservée. De fait, Lippi met en valeur par la composition la position dominante de la femme dans le champ visuel.

64 Cette composition encadre de près les deux figures mais la tête de l’homme, coincée dans une fenêtre qui semble la prendre en étau, semble représentée de manière très étrange, voire maladroite (ce qui a amené certains chercheurs à émettre l’idée que cette figure avait été peinte après le reste du tableau – hypothèse invalidée par les analyses techniques de l’œuvre). Sa posture semble physiquement intenable ; il est impossible de voir sur quoi il se tient. La vue que nous avons par la fenêtre à l’arrière- plan montre une surface plane plusieurs mètres au-dessous du niveau où se trouvent les pieds de l’intrus. On pourrait alors imaginer qu’il y a un balcon juste derrière la fenêtre, mais le sentiment demeure que cet homme « ne tient pas debout ». Sa position à l’extérieur a sans doute à voir avec la « masculinisation » des rues de la Renaissance mais si c’est le cas, cette masculinité paraît bien instable spatialement (son regard, et même sa stature, est moins altier que ceux de sa compagne). Que dire, enfin, de la vue qui est donnée de l’arrière-plan ?

65 On pourrait considérer qu’il s’agit d’une deuxième fenêtre, semblable à toutes celles représentées à l’arrière-plan des portraits de l’époque. Mais la fenêtre du double portrait Sapiti/Scolari est singulière. Contrairement à l’ouverture par laquelle apparaît l’homme, dont le rebord et les montants ne sont pas décorés, la « fenêtre » de l’arrière- plan présente une bordure élaborée, avec un premier encadrement à moulure articulé sur un rebord monté en passe-partout. Lippi attire l’attention du spectateur sur cette fenêtre, tout en cherchant à la faire voir moins comme une fenêtre que comme un tableau. La rue que l’on peut apercevoir dans ce tableau dans le tableau disparaît le long de la ligne de fuite, véritable cœur de ce portrait. Cette fenêtre peinte à l’arrière- plan rappelle en fait la métaphore albertienne. La vue qui y est présentée appartient à la femme, ainsi qu’au spectateur. En effet, ce dernier, contrairement à l’homme représenté soumis et écrasé, est confortablement positionné dans l’espace domestique de la représentation. Le regard du spectateur, potentiellement déterminé par le genre, est en tout cas proche de la femme du point de vue spatial, même s’il demeure psychologiquement très distant.

66 La place que prend la silhouette du profil masculin est telle que l’on peut se demander, comme le fait Alison Wright, s’il ne s’agit pas là d’une référence explicite au mythe de Dibutade, qui dessina l’ombre de son amant avant qu’il ne doive la quitter et « inventa », ce faisant, l’art du portrait (WRIGHT, 2000, p. 96). Il me semble que cette référence, loin de constituer simplement une image galante, est chargée de sens. Elle fonctionne aussi peut-être comme métaphore de l’invention artistique, par laquelle sont confrontés deux systèmes de composition spatiale : l’organisation spatiale

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bidimensionnelle émanant de la silhouette de profil, d’un côté, et de l’autre, le regard pénétrant l’espace doublement virtuel de la fenêtre peinte. La majestueuse figure féminine évoquant Dibutade semble, lors même qu’elle est enfermée dans son environnement domestique, contrôler la représentation et la composition. Parée de bijoux et élégamment cadrée, elle est assurément présentée comme un objet à exposer, mais apparaît également comme un agent : d’un point de vue spatial, son maintien hiératique, semblable à celui d’une effigie, occulte la ligne de fuite, prévenant toute tentative de pénétrer l’espace pictural. On peut ici, en utilisant la métaphore de Hans Belting, dire qu’elle devient un « bouclier », qui impose son identité en même temps que tout un ensemble de points de vue contradictoires à un spectateur qui n’aspire qu’à la clôture et à la tranquillité qu’implique la convergence orthogonale (BELTING, [2001] 2004).

Fenêtre albertienne, regard féminin

67 Comme nous avons tenté de le démontrer, l’espace à la Renaissance, qu’il soit réel ou idéalisé, était à bien des égards déterminé par l’art et par le genre. Des constructions spatiales masculines étaient projetées dans la chora de la Renaissance, identifiée comme féminine, et les théories de l’architecture, tout comme l’usage de la perspective linéaire, servaient à mesurer ces interventions à l’idéal corporel masculin. Les rapports sociaux intervenant dans l’espace urbain de la Renaissance inséraient des corps féminins nobles et idéalisés dans des espaces cloîtrés, qu’il s’agisse du couvent ou du palais familial. Dans ce dernier cas, la fenêtre était à même de servir de zone de communication entre l’espace public de la rue et le foyer. Installées à leur fenêtre, les femmes devenaient des figures relevant du domaine pictural, mais elles n’étaient pas purement et simplement figées par une hégémonie scopique masculine, car elles étaient en représentation. Selon moi, c’est cet aspect performatif qui doit permettre de repenser non seulement la question de la représentation du genre, mais aussi certains traits du processus de réification à la Renaissance, notamment le rapport à l’espace ou la question de la place du spectateur.

68 Ainsi, tandis que la « Smeralda Bandinelli » de Botticelli semble défier toute réification par la manière dont elle garde le contrôle de la fenêtre albertienne, la figure féminine dominant le portrait par Lippi exerce un contrôle à la fois sur l’espace bidimensionnel du tableau et sur la composition fictive que le regard doit pénétrer. La présence de cette femme empêche le système albertien de double vision, pénétrante (tridimensionnelle) et superficielle (bidimensionnelle), de fonctionner.

69 Cette immédiateté d’ordre sacré, qui n’est pas sans rappeler le type d’appréhension théorisé par Aby Warburg (WARBURG, [1932] 1999), trouble le réalisme inhérent à la pénétration scopique, mais aussi l’anti-réalisme de la vision bidimensionnelle. Le tableau de Crivelli thématise, de façon métacritique ou métapicturale, ce mode scopique alternatif, qui correspond dans ce cas précis à une idéalisation du regard féminin. Je pense en effet que Marie devient ici un modèle de spectateur, d’un genre idéalisé mais souvent négligé.

70 C’est l’ouvrage de Baxandall, L’Œil du Quattrocento, qui a, plus que tout autre livre, fabriqué l’idéal du spectateur de la Renaissance tel qu’il domine encore notre conception de la période : masculin, marchand, humaniste, suffisamment cultivé pour décoder la perspective et la rhétorique artistique émergeant à l’époque (BAXANDALL,

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[1972] 1985). En élaborant cette idée d’œil de l’époque, M. Baxandall touche aussi à un autre type de vision, tournée vers la spéculation et l’imagination, lorsqu’il aborde, dans l’un des exemples de son ouvrage, la question du regard féminin.

71 Au fil des pages, M. Baxandall prend soin de rappeler au lecteur que son propos n’est pas de proposer une analyse systématique du regard au XVe siècle, mais qu’il essaye seulement de décrire quelques-uns des principes par lesquels les commanditaires abordaient l’art. Cependant, dans son texte comme dans sa réception ultérieure, le champ de l’investigation apparaît être bien plus large, le terme d’œil de l’époque (period eye) lui-même n’évoquant pas seulement les peintres et les mécènes, mais une manière de voir propre à une période donnée. L’aporie provenant de la confusion entre le spectateur et le client ou mécène du XVe siècle apparaît d’autant plus nettement lorsque M. Baxandall, qui pourtant laisse généralement de côté la question du genre, finit par verser à son étude un traité religieux de 1454, le Zardino de oration, manuel de dévotion à l’usage des jeunes filles (BAXANDALL, [1972] 1985, p. 73-79). On y encourage les lectrices à se représenter les histoires de la Bible. Prenant pour point de départ de son analyse un sermon de Fra Roberto Caracciolo dans lequel sont décrites les différentes attitudes de Marie pendant l’Annonciation, Baxandall affirme que les peintres représentant ce sujet pouvaient recourir à certains registres émotionnels auxquels les spectateurs pouvaient s’associer. La conclusion que nous pouvons en tirer, c’est que les différentes attitudes de Marie dans ces tableaux reflètent, par le biais d’un code gestuel, son état d’esprit et, comme cela est suggéré dans le Zardino de oration, exhortent les spectateurs à imaginer, et peut-être imiter, ces attitudes et ces sentiments de piété (HOOD, 1986).

72 L’Annonciation avec saint Emidius de Crivelli dépeint un procédé d’imagination analogue, qui fonctionne comme alternative à la géométrie caractérisant le système de la costruzione leggitima. Si l’on cherche un point de fuite dans cette Annonciation avec saint Emidius, on « voit à travers » une fenêtre tenant lieu de claire-voie. Elle renvoie à la perspective qui structure l’ensemble de l’œuvre, mais empêche de pénétrer le tableau par le regard. On peut donc dire que l’image de la pénétration est donc troublée par la répétition, et que le diagramme du voile albertien est perturbé par la présence des plantes en pot. Mais il est bien fait allusion à la possibilité d’une clôture visuelle, visible dans la structure scopique alternative que constitue la camera mariale.

73 Plutôt que de reprendre le symbolisme assez rebattu qu’offrent les fenêtres et les portes, et qui présentent Marie comme un orifice à pénétrer, Crivelli recourt à quelque chose de beaucoup plus curieux. Il fait montre d’une capacité à construire un système spatial fictif, mais fabuleusement crédible, et à faire en sorte que l’œil du spectateur serpente à travers le labyrinthe du tableau, tout en obstruant en fin de compte la fenêtre, ouverture pourtant essentielle au déroulement de l’histoire, au moyen d’une plante précisément et judicieusement placée. Je ne saurai dire quelle était l’intention de Crivelli lorsqu’il décida d’attirer le spectateur dans ce cul-de-sac visuel ; cependant, nous pouvons observer l’un de ces effets.

74 Le mur central, dont la vue est raccourcie au point d’en donner le vertige, isole certes Marie, mais il ne s’agit pas là d’un reflet de l’enfermement par l’autorité patriarcale ou de la réification imposée aux femmes. En bloquant l’axe latéral du tableau, Crivelli donne d’autant plus de force à l’angle visuel perpendiculaire. L’accès que peut avoir le

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spectateur à Marie est facilité proportionnellement à la difficulté qu’à Gabriel à la voir. Le mur du palais faisant face au spectateur ne devient pas miraculeusement transparent car Crivelli s’efforce de nous faire accéder à ce côté du tableau par un procédé très particulier.

75 La chambre de Marie devient, en effet, littéralement, un tableau dans le tableau. Les pilastres à l’antique qui l’encadrent lui donnent l’aspect d’une tavola quadrata tout à fait classique, le type même du retable rectangulaire de la Renaissance. Le caractère pictural de ce lieu fermé est souligné par la présence, sur l’étagère derrière Marie, de tout un assortiment d’objets liés à la liturgie, avec un rideau tiré, semblable aux voiles qui couvraient les icônes les plus sacrées, celles qui accomplissaient des miracles. On trouve enfin un objet rappelant la porte à l’arrière-plan de l’Annonciation de Domenico Veneziano : un panneau de bois dont le grain a été particulièrement soigné par l’artiste, et qui est placé derrière la Vierge agenouillée. Tous ces indices métapicturaux font de la domuncula un espace bidimensionnel semblable à celui d’une icône miraculeuse.

76 Le comportement de Marie, au sein de cet espace, a quelque chose de frappant. Son regard baissé donne le sentiment qu’elle agit de manière conventionnelle, selon l’analyse de Baxandall – reprenant une série de poses qui expriment des états d’esprit allant de la témérité jusqu’à la soumission (des poses et des états décrits dans BAXANDALL, [1972] 1985, p. 49-56). « Ecce ancilla Domini », répond Marie à l’ange Gabriel, si l’on croit l’exégèse. Mais plutôt que la servante du Seigneur, il semble que Marie ait surtout été l’esclave du livre posé devant elle. C’était chose commune, depuis le XIIe siècle, que de représenter Marie avec un livre, en référence aux écrits apocryphes de saint Jacques, selon lesquels Marie était en train de lire la phrase « Et une vierge concevra » dans le Livre d’Isaïe lorsqu’elle fut interrompue par Gabriel. Cependant, dans le tableau de Crivelli, elle ne paraît pas tant interrompue qu’attentive, les yeux fixés sur le codex ouvert devant elle. Structurellement isolée de l’agitation de l’espace et du temps du monde et de la rue, Marie, insérée dans son icône, représente un point de départ : un moment de vision, amorçant une nouvelle ère chrétienne (et c’est d’ailleurs pour cela que bien des villes italiennes considéraient la fête de l’Annonciation, le 25 mars, comme marquant le premier jour de l’année).

77 Sa présence au seuil de l’espace de la représentation peut donc être considérée moins comme signalant un terme, l’horizon du regard réificateur, que comme le point sensible à l’origine de l’espace, du temps et du regard même. Son acte de lire religieusement le texte sacré est performatif en ce sens qu’il en appelle et donne vie à ces regards divers dont on pourrait penser au contraire qu’ils réifient. Crivelli organise soigneusement le processus complexe de pénétration des différents seuils dans le but unique de mettre en valeur ce seuil mystérieux que constitue l’expérience de Marie. De cette façon, le pouvoir nominal – le fait de définir qui est le sujet, qui est la première personne du singulier dans le discours pictural – n’est plus dans les mains de Dieu ou de Gabriel, mais dans celles de Marie, qui permet – miraculeusement – qu’on l’aperçoive dans cette chambre fermée où, affirmaient les exégètes médiévaux, aucun homme ne pouvait entrer.

78 La construction décentrée de la perspective du retable apparaît frappante. Par opposition à d’autres usages plus conventionnels de la perspective, la géométrie crivellienne ne guide pas notre œil vers le point de conception narrative, mais plutôt vers la récurrence de la fenêtre grillagée. Si l’on veut trouver le point de fuite théorique

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du tableau, on doit au contraire se tourner vers la chambre de Marie et vers son acte de lecture dévote (FERGUSON, 1988).

79 L’artiste fait voir le moment de son imprégnation par la composition même du tableau, à travers une série de diagonales métaphoriques : l’ombre oblique que jette la source lumineuse hors du tableau, qui attire notre attention sur la Vierge ; le concombre, tel un doigt court et boudiné guidant le regard du spectateur vers l’événement de l’œuvre ; la magnifique queue du paon, dont les yeux tombent sur la Vierge Annoncée ; et le rayon perçant, désignant le véritable point de fuite mystique du tableau. Par cette image faite d’imbrications d’images, Crivelli nous invite à nous représenter ce que Marie imagine. Son regard songeur ne semble ni humblement accepter l’offrande du regard des hommes, ni se conformer à l’attitude de la femme noble et respectable, mais c’est un regard introverti : en tant que spectateurs, nous voyons le tableau comme une œuvre d’art, mais ce qui nous est donné à voir, en réalité, c’est la matérialisation fantomatique de la vision intime et mystérieuse de Marie, projetée de l’intérieur même de son espace voué à l’étude et à la contemplation.

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NOTES

1. Un nombre croissant de travaux de recherche aborde les panneaux des cassoni et cassone. Je renvoie en priorité à SCHUBRING, 1915, WITTHOFT, 1982 et BASKINS, 1998. 2. Le lecteur trouvera plus de détails sur ce retable et des références bibliographiques dans DAVIES, 1946 ; DAVIES, 1953 ; BOVERO, 1961 ; BOVERO, 1975 ; LEONI, 1984, p. 93- 96 ; ZAMPETTI, 1986 ; GAGLIARDI, 1996 ; GOLSENNE, 2002. Pour aborder le contexte de production de l’œuvre, voir ARASSE, 1984 et ARASSE, 1999. 3. Afin d’élaborer sa conception de l’espace et du regard, il semble évident que Crivelli s’est inspiré de l’Annonciation réalisée par Pietro Alamano en 1483 pour la chapelle du Palazzo dei Capitani del Popolo (Pinacothèque d’Ascoli Piceno). Cette dernière avait été peinte pour célébrer la bulle Libertas Ecclesiastica. Crivelli s’est aussi inspiré de l’Annonciation attribuée au Maître de l’Annonciation de Spermento (qui serait Giovanni Angelo d’Antonio ou Girolamo di Giovanni) et conservée à la Pinacothèque de Camerino (inv. n° 14). Comme l’Annonciation de Crivelli, ce retable provenait d’un monastère de Franciscains Observants. Voir DE MARCHI, LÓPEZ 2002, p. 192-97. 4. En français dans le texte (NdR). 5. Voir GOLSENNE, 2002, p. 158-162, au sujet du « problème du concombre ». Golsenne s’inspire de l’interprétation faite par Warburg des portraits insérés dans des sujets religieux et reprend l’idée que la pomme et le concombre relèvent du même mode de présence apotropaïque que les ex- voto. 6. Cet hymne de Sixte est cité par RINGBOM, 1985, p. 26. Cette louange à Marie conçue comme une porte est la contrepartie des représentations qui étaient faites de la femme comme autant de portes ouvertes au diable (diaboli janua) ; voir SCHREINER, 1992, p. 48.

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7. Au sujet de la perspective illusionniste chez Crivelli, voir HART, ROBSON, 1999. 8. « Principio in superficie pingenda quam amplum libeat quadrangulum rectorum angulorum inscribo, quod quidem mihi pro aperta finestra est ex qua historia contueatur, illicque quam magnos velim esse in pictura homines determino » (ALBERTI, [1435] 2004, p. 82). 9. « Che cosa, infatti, può l’uomo mortale gloriarsi de dire, se non che l’eternità venne nel tempo, l’immensità nella misura, il Creatore nella creatura, Dio nell’uomo, la vità nella morte, la beatitudine nella miseria, l’impassibilità nel dolore, l’incorruttibilità nel coruttibile, l’infigurabile nella figura, l’innenarrabile nel discorso, l’inesplicabile nella parola, l’incircoscrittabile nel luogo, l’invisibile nella visione, l’inudibile nel suono, l’impalpabile nel tangibile ? L’artifice entra nella sua opera, la lunghezza nella brevità » (BERNARDIN, [1425] 1935, p. 54). 10. Arasse écrit ainsi : « Analysant L’Annonciation de Domenico Veneziano, Louis Marin a ainsi pu identifier dans l’articulation perpendiculaire des deux axes qui construisent la représentation (l’axe central de scénographie perspective et l’axe transversal de la mise en scène des deux figures) l’articulation d’un axe d’énoncé (celui du récit évangélique représenté par les figures) et d’un axe d’énonciation, celui du regard du peintre/spectateur, sujet d’énonciation picturale et principe de la représentation iconique. C’est cette logique et cette structure qui donnent au profil de l’Ange sa valeur démonstrative : il manifeste la structure du dispositif qu’articule à l’époque l’énoncé pictural de l’historia » (ARASSE, 1999, p. 29). 11. « Circumscriptioni igitur opera detur, ad quam quidem bellissime tenendam nihil accommodatius inveniri posse existimo quam id velum quod ipse inter familiares meos sum solitus appellare intercisionem, cuius ego usum nunc primum advieni. Id istiusmodi est: velum filo tenuissimo et rare textum quovis colore pertinctum filis grossioribus in parallelas portiones quadras quot libeat distinctum telarioque distentum. Quod quidem inter corpus repraesentandum atque oculum constituo, ut per veli rarites pyramis visiva penetret… Postremo hoc idem velum maximum ad perficiendam picturam adiumentum praestat, quandoquidem rem ipsam prominentem et rotundam in istac planitie veli conscriptam et depictam videas » (ALBERTI, [1435] 2004, p. 118 et 120). 12. Hentschel met en évidence ce que le regard a de pénétrant et de sexué et, opposant ses idées à celles exposées par Jonathan Crary (CRARY, [1990] 1994), elle désigne tout un ensemble de structures scopiques comme étant « pornotopiques » : HENTSCHEL, 2001, p. 27-28. Dans son ouvrage Die Räume der Maler, Wolfgang Kemp (KEMP, 1996) lie l’espace à la féminité, en forgeant le terme Perspektiventrägerin, qui veut littéralement dire « support féminin de la perspective », et ce afin de définir les figures féminines qui, dans des compositions suivant les règles de la perspective linéaire, servent de support et de relais à la structure spatiale virtuelle. 13. Brown a créé l’expression « vision-témoignage », paradoxale mais tout à fait appropriée, pour décrire les paysages urbains panoramiques peints pour les scuole vénitiennes : en effet, elle fait apparaître clairement le fait que les spectateurs considéraient ces représentations idéalisées de la ville de la Renaissance comme fidèles et réalistes (BROWN, 1988). 14. « La femina è cosa molto vana e leggiere a amuovere, e però quand ella sta sanza il marito sta a grande pericolo. E però se hai femine in casa, tielle appresso il più che tu poi, e torna spesso in casa, e provedi i fatti tuoi, e tielle in tremore e in paura tuttavia. E fa sempre chabbiano che fare in casa, e non si stieno mai: ché stare la femina e l’uomo ozioso è di grande pericolo, ma più è di pericolo a la femina » (CERTALDO, 1986, p. 25-26, n° 126). Barbaro était quant à lui moins dogmatique : « Ast nos, qui mediocritatem sequimur, liberiores sibi leges promulgamus. Nec enim velut in vinculis coercendae sunt, sed ita in apertum prodeant, ut haec venia, quam sibi praestamus, virtutis et probitatis suae testimonium sit » (BARBARO, 1952, p. 124, cité par SIMONS, [1988] 1992, p. 43).

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15. Voir GHIRARDO 2000, p. 174. Il convient de prendre en compte le cas des femmes liées à des congrégations religieuses. Sur ce sujet, voir THOMAS 2003, étude récente qui comprend toute une réflexion sur la dialectique entre ouverture et fermeture relatives des couvents. 16. « Ormai discendo al suo primo grado e dico che, s’ella sara figlia d’imperadore o di re coronato, convien per tempo molto cominciar sua distretta, e quasi nullo tempo a finestra o balcone o uscio o chiostro o altro luogo plubico dimori ; anzi le paia sempre noia soferir quand’ella sia veduta, ché questo è sommo segno d’onestade » (BARBERINO, 1957, p. 24) ; « Lasci l’usare a finestra e ad uscio, quanto si puote ; ma quando vi viene con compagnia che convegna, dimori poco in tal loco: nel suo esser vale » (BARBERINO, 1957, p. 3). 17. Au sujet des portraits de femmes pendant la période en question, voir CRAVEN, 1997 et WOODS- MARSDEN, 2001. 18. Sur cette notion d’« œil de l’époque » (period eye), voir BAXANDALL, (1972) 1985 p. 47-164. Voir aussi RANDOLPH, 2004. 19. Sur l’élaboration collective de la mémoire en rapport avec le portrait au XVe siècle, voir WRIGHT 2000, particulièrement p. 88. Comme Alison Wright nous le rappelle, les portraits des femmes des classes aisées tels que ceux dont nous discutons n’étaient pas simplement des images à usage privé, mais étaient exposés quasi publiquement dans le palazzo familial à des fins de commémoration ou bien pour les faire admirer. 20. Ce qui ne veut pas dire que les hommes n’étaient jamais représentés à la fenêtre, bien au contraire. Mais de tels portraits insistent le plus souvent quant à eux sur le rapport direct qu’entretient leur modèle avec certains lieux publics, comme c’est le cas pour un portrait attribué à Francesco Granacci et conservé à la National Gallery de Londres. On y voit un homme vêtu d’une armure brandir son épée, comme s’il était prêt à défendre son foyer et à croiser le fer avec les hommes représentés sur la Piazza della Signoria lieu public – s’il en était à l’époque – visible derrière lui par la fenêtre. D’autres portraits d’hommes se tenant à la fenêtre correspondent à des codes iconographiques précis, comme par exemple le portrait posthume de Julien de Médicis par Botticelli, où la fenêtre entrouverte symbolise l’immortalité. 21. On trouvera des commentaires du même ordre sur la qualité très particulière de ce tableau, et surtout sur le rapport entre la figure et la fenêtre, dans Renaissance Florence…, 1999, p. 326-327, cat. 83, chez CRAVEN, 1997, p. 161-164. Voir aussi Virtue and Beauty…, 2001, p. 72, cat. 25 (où il est dit que la fenêtre rappelle « la manière dont Alberti concevait le tableau comme une fenêtre »).

RÉSUMÉS

L’étude présentée ici, en partant de l’Annonciation avec saint Emidius de Carlo Crivelli, cherche à aborder le jeu des différentes fonctions pronominales qui transparaissent à travers l’acte d’énonciation picturale, la perspective linéaire et la réaction sensible des spectateurs. Elle repose sur une appréhension de l’espace selon le genre, dans ses enjeux théoriques et pratiques, un espace conçu de façon abstraite mais aussi appréhendé et perçu de manière physique. Cette approche permet de réexaminer les problématiques de la représentation de la ville selon le genre, tant dans les figures symboliques de la cité que dans l’occupation de l’espace public ou privé, à travers notamment le portrait et l’Annonciation métapictorale de Crivelli.

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This study addresses Carlo Crivelli’s Annunciation with SaintEmidius and aims to engage with the play of pronominal positions suggested by the act of enunciation, by linear perspective, and by the spectator’s empathetic response. Taking into consideration the formative role of gender, it sets forth an account of space as both theoretical and practical, as abstractly posited and physically experienced. This approach permits the reexamination of the representation of according to gender, both in the symbolic figuration of the city and in the occupation of public and private space, notably through the portrait and through Crivelli’s metapictorial Annunciation.

Dieser Beitrag beschäftigt sich mit Carlo Crivellis Verkündigung mit Sankt Emidius und beleuchtet das Spiel der verschiedenen pronominalen Funktionen, die sich durch die Bildaussage, die lineare Perspektive und durch die empathische Reaktion des Betrachters ergeben. Unter Berücksichtigung des formativen Einflusses des Genres entwickelt der Artikel ein neues Verständnis der Raumverhältnisse, die sowohl theoretischer als auch praktischer Natur sein können, das heißt als abstrakt konstruierter oder auch physisch erfahrbarer Raum. Am Beispiel des Porträts und der metabildlichen Verkündigung Crivellis ermöglicht es dieser Ansatz, die Stadtdarstellung gemäß dem Genre – sowohl in der symbolischen Verbildlichung der Stadt, als auch in der Besetzung öffentlicher und privater Räume – neu zu untersuchen.

Lo studio qui presentato cerca di trattare, a partire dall’Annunciazione con Sant’Emidio di Carlo Crivelli, il gioco delle diverse funzioni pronominali che emergono dall’enunciazione pittorica, dalla prospettiva lineare e dalla reazione sensibile degli spettatori. Esso si basa su una percezione dello spazio secondo il genere, nelle sue implicazioni teoriche e pratiche, uno spazio concepito in modo astratto ma anche appreso e percepito fisicamente. Quest’approccio metodologico permette di riesaminare le problematiche della rappresentazione della città secondo il genere, sia nelle sue raffigurazioni simboliche che nell’occupazione dello spazio pubblico o privato, soprattutto attraverso il ritratto e l’Annunciazione metapittorica di Crivelli.

El estudio presentado aquí, basándose en la Anunciación con San Emidius de Carlo Crivelli, pretende abordar el juego de las distintas funciones pronominales que se transparentan a través de la enunciación pictórica, la perspectiva lineal y la reacción sensible de los espectadores. Estriba en una comprensión del espacio según el género, en sus apuestas teóricas y prácticas, un espacio concebido de manera abstracta pero también comprendido y percibido de manera física. Este enfoque permite reexaminar las problemáticas de la representación de la ciudad según el género, tanto en las figuras simbólicas de la ciudad como en la ocupación del espacio público o privado, a través, en particular, del retrato y de la Anunciación metapictórica de Crivelli.

INDEX

Keywords : gender, period eye, masculinity, feminity, feminist art history, visual culture, painting, perspective, gaze, vision, metaphor, space, allegory, personification, passive icon Index géographique : Italie Mots-clés : genre, féminisime, masculinité, féminité, histoire de l'art féministe, culture visuelle, peinture, perspective, regard, vision, métaphore, espace, allégorie, personnification, icônes passives Index chronologique : 1400

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AUTEURS

ADRIAN W. B. RANDOLPH Titulaire de la chaire Leon E. Williams en histoire de l’art au Dartmouth College. Ses recherches et son enseignement portent sur l’art de l’Italie du Moyen Âge et de la Renaissance. Il est l’auteur de Engaging Symbols: Gender, Politics, and Public Art in Fifteenth-Century Florence (New Haven, 2002). Il achève actuellement un ouvrage sur genre et expérience artistique en Italie au XVe siècle avant de mettre en œuvre un projet de recherche concernant l’art et l’architecture florentins de 1378 à 1434. Il dirige avec Mark J. Williams la collection Interfaces: Studies in Visual Culture (Dartmouth College Press/University Press of New England) qui porte sur les implications théoriques des nouveaux médias dans les recherches sur les cultures visuelles.

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Le genre de l’art en France autour de 1800 Gender of art in France around 1800 Das Genre in der Kunst Frankreichs um 1800 Il genere dell’arte in Francia verso il 1800 El género del arte en Francia alrededor de 1800

Philippe Bordes

1 À partir du milieu du XXe siècle, les créations artistiques ayant traduit l’engouement des élites culturelles pour l’imitation de modèles antiques deux siècles plus tôt ont été à nouveau appréciées et collectionnées. Cette redécouverte de peintures, de sculptures, de décors, d’objets d’art et de mobilier, jusqu’alors dépréciés comme de froides dérivations sans originalité, était due à des amateurs et à des marchands, puis à des conservateurs et des historiens d’art amoureux de l’Italie, tels Anthony Clark et Hugh Honour. Pour le domaine français, un universitaire américain, Robert Rosenblum, a joué ce rôle d’éclaireur. La réévaluation du style antiquisant, dont la première phase a culminé en 1972 avec une grande exposition à Londres sous l’égide du Conseil de l’Europe (The Age of Neo-classcism, 1972), a coïncidé avec l’émergence des mouvements féministes et gays de résistance au sexisme et à l’homophobie, et par conséquent avec l’élaboration des nouvelles problématiques des gender studies en histoire de l’art. Car, avec le recul du temps, il est patent que l’initiative historiographique était elle-même travaillée par ces questions, qui depuis n’ont cessé de prendre de l’importance dans les réflexions méthodologiques. Au moment où à New York de jeunes artistes – Johns, Rauschenberg, Warhol – rompaient avec la masculinité surjouée de la génération des expressionnistes abstraits, l’affirmation d’une sensibilité en décalage avec les normes dominantes du goût participait de la promotion du « néoclassicisme ».

2 Consciemment ou non, l’enjeu de cette attitude critique était pour certains historiens non seulement l’attrait de la nouveauté, mais aussi une question d’identité et de liberté. Car l’ombre de Johann Joachim Winckelmann planait sur le « néoclassicisme », comme celle de figures tel Wilhelm von Gloeden sur la fascination des modernes pour l’Antiquité. La première revue spécialisée en France, fondée en 1954 et soutenue par

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Jean Cocteau, prit le nom d’Arcadie. Étant donné la société dans laquelle ils vivaient, les artistes du XVIIIe siècle n’ont pourtant jamais considéré que l’homoérotisme devait être le motif de la culture antique à privilégier dans leur dialogue à travers le temps avec les anciens Grecs et Romains. Ce thème, lorsqu’il parvenait à se dégager, était traité non sur le mode de l’affirmation, mais sur celui du renoncement et de la répression : l’objet du désir devait être sacrifié. Quant aux historiens d’art, ils ont longtemps refusé d’envisager que leur objet d’étude pouvait avoir un lien quelconque avec la sexualité, et a fortiori avec ses manifestations jugées perverses, sinon comme expression incidente du génie artistique (WITTKOWER, 1963). Les rares interprétations suggérant que le penchant des artistes français de la fin du XVIIIe siècle pour le corps masculin traduisait une orientation sexuelle – un ouvrage sur Anne-Louis Girodet doté d’une couverture rose (BERNIER, 1975) ou des articles sur Jacques-Louis David dans la presse gay – sont tellement réductrices et anachroniques qu’il est malaisé de les prendre au sérieux.

3 Dans les années 1970, les gays ont développé un imaginaire de virilité afin de se prémunir contre la violence suscitée par la confusion des genres que leur visibilité introduisait dans la société. De même, il semble avoir été nécessaire, pour ancrer le « néoclassicisme » dans l’histoire de l’art institutionnelle, de le laver du soupçon d’être au diapason d’une sensibilité efféminée. Car les artistes et l’académie, influencés par les idées de Winckelmann, avaient placé la beauté masculine au cœur de leur projet de réinterpréter l’antique. Pour gérer le trouble que le corps de l’homme pouvait encore produire dans la société des années 1960 et 1970, les regards des amateurs d’art furent davantage dirigés sur le galbe musclé des guerriers de l’histoire romaine que sur les corps alanguis inspirés par la mythologie grecque. Cette volonté de viriliser le « néoclassicisme » et de l’inscrire du côté du plus fort dans l’ordre des genres est manifeste dans le travail historique lui-même. D’une part, le retour à l’antique était largement présenté par ses historiens comme une réaction masculine à ce qui aurait été son antithèse, un « rococo » féminin. Cette opposition historique avait été théorisée autour de 1800 pour sauver le classicisme au moment où il entrait en crise. Dans le contexte postrévolutionnaire, il était facile d’emprunter aux critiques du rocaille, tels Cochin et La Font de Saint-Yenne qui l’avaient formulée dès 1740, l’idée selon laquelle les formes dégradées de ce style résultaient d’une trop grande emprise des femmes sur les arts. Grâce au féminisme, la dimension idéologique de cette opposition est aujourd’hui aisée à percevoir : en effet, il serait erroné de réduire le style rocaille à un art du boudoir alors qu’il fut généralement adopté pour la décoration religieuse en Europe, ou de penser que la publication en 1805 de la traduction française de The Analysis of Beauty (Londres, 1753) de Hogarth, véritable manifeste des principes du rocaille, ne correspondait à aucune attente réelle du public et des artistes.

4 D’autre part, les spécialistes ont systématiquement encouragé l’héroïsation de la figure emblématique du « néoclassicisme » français, Jacques-Louis David. Se comportant comme des scénaristes, ils ont dramatisé sa lutte personnelle contre la bastille académique et surévalué l’influence de ses œuvres sur le cours de la politique dans les années 1780. L’impact du gauchisme des années 1960 et 1970 sur cette manière d’interpréter le passé a pu être souligné (CARRIER, 2003). Le tableau de David, Les amours de Pâris et Hélène, peint pour le frère débauché de Louis XVI, que l’artiste situait dans le « genre agréable », recevait nettement moins d’attention parce qu’il était rattaché aux thèmes jugés décadents de l’époque rocaille. Contre l’image du révolutionnaire entièrement dévoué à sa patrie (CROW, 1985, 1991) apparut celle moins romanesque, et

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donc moins séduisante, du mondain ambitieux de l’Ancien Régime (BORDES, 1983), puis du courtisan de l’Empire (A. Schnapper, dans Jacques-Louis David..., 1989, p. 359-378 ; Jacques-Louis David..., 2005). Pendant longtemps, notamment à l’étranger, David capta toute l’attention des historiens, comme si aucun autre artiste français ne paraissait digne, moralement, de figurer à ses côtés.

Diversité des styles et confusion des genres

5 Dans le premier chapitre de son livre Transformations in Late Eighteenth-Century Art, Robert Rosenblum avait démontré le caractère très divers des interprétations du style « néoclassique » (ROSENBLUM, 1967). Parce que les œuvres d’un nombre toujours plus grand d’artistes ont quand même fini par être illustrées et exposées, la multiplicité des options artistiques concurrentes et même contradictoires autour de 1800 est devenue un constat déroutant : la théâtralisation baroque et l’esprit rocaille perdurent, le passé médiéval devient une source d’inspiration, le naturalisme est autant à l’ordre du jour que le beau idéal. Une histoire de l’art aussi ouverte a un prix : en rendre les fils moins facile à saisir1. L’ampleur de la révision que ce constat entraîne n’était pas encore reconnue en 1974-1975 lors de la présentation de l’exposition De David à Delacroix, qui portait sur la création picturale en France de 1774 à 1830 (De David à Delacroix..., 1974). Avec conviction et énergie, les organisateurs de la manifestation ont effectivement révélé la diversité, jusque là insoupçonnée, de la peinture de cette période. Malgré cela, le nombre de tableaux de David rassemblés soulignait clairement sa prééminence. L’histoire de la peinture française, malgré l’évidence de sa fragmentation, était pensée par rapport à lui. Le but de l’exposition n’était nullement de mettre en doute l’utilité de la notion de « néoclassicisme », mais plutôt de la caler et de lui rajouter une ambition romantique, essentiellement de nature iconographique. Sur ce registre des sujets traités par les peintres, les études de Carol Duncan (DUNCAN, 1973, 1981) – sur la diffusion du thème de la mère heureuse, puis du patriarche déchu – sont allées plus loin, en révélant les enjeux sociaux et politiques qui sous-tendaient les choix iconographiques et en introduisant les problématiques du genre dans l’analyse des représentations.

6 L’évolution du regard porté sur Le serment des Horaces de David, peint en 1784-1785 à Rome, puis exposé à Paris en 1785 et 1791, témoigne d’une dynamique de l’interprétation, due à l’essor de l’histoire sociale de l’art et en particulier aux interrogations féministes. Dans les années 1960 et 1970, l’exemple patriotique du tableau de David paraissait exprimer les aspirations profondes des Français à la veille de la Révolution. Dans un florilège de savantes études stylistiques et iconographiques, l’attention des spécialistes se focalisait sur le motif du serment des trois frères entre les mains de leur père. La partie significative de la composition paraissait être le seul groupe des hommes, même si chez les historiens la question faisait débat de savoir si les enjeux du tableau à l’époque avaient été politiques ou seulement moraux. Par la suite, les regards se sont enfin portés sur le groupe des deux femmes éplorées, avec la servante couvant les deux enfants, qui constitue à droite un tiers de l’ensemble. Ainsi, pour Antoine Schnapper en 1980 (SCHNAPPER, 1980, p. 77-78) le tableau était une représentation du « conflit entre le devoir et le sentiment ». Cette idée du partage des rôles entre les hommes et les femmes a été fertile pour l’analyse du style (CROW, 1985). D’un autre point de vue, elle permettait d’aborder le corpus des scènes historiques que

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R. Rosenblum avait révélé et nommé exemplum virtutis, sans avoir à s’interroger sur leur résonance sociale et leur parti pris sexiste2. Des féministes ont eu la perspicacité de relever que l’enjeu des rôles dans les représentations n’était pas seulement une glose iconographique, mais un accès à des réalités sociales. Linda Nochlin a pu souligner que cette répartition se fondait sur « a universal assumption » [« un présupposé universel »] de l’idéologie dominante à l’époque où David avait peint son tableau : « la division binaire entre l’énergie, la tension et la concentration propres aux mâles, à l’opposé de la résignation, mollesse et abandon des femmes » (NOCHLIN, 1988, p. 4)3. Elle a relevé combien une distinction présentée comme naturelle pouvait masquer une dynamique de domination et de dévalorisation des femmes. Appliquant aux rapports entre les sexes le schéma marxiste de la lutte des classes, les féministes ont réussi à démontrer que les femmes opprimées par l’histoire, tout en paraissant accepter l’ordre social, ne s’étaient pas résignées à leur situation. Le projet féministe ambitionnait de comprendre comment les femmes, en tant qu’artistes et en tant que sujets des représentations, étaient parvenues à affirmer leur identité propre, un effort dont les œuvres d’art, d’une manière ou d’une autre, devaient forcément porter la trace. Si l’on admet que cette trace est l’un des éléments constitutifs des œuvres, l’historien ne peut se permettre de l’ignorer.

7 Dans la mesure où, dès les premiers travaux sur le « néoclassicisme », le sentimentalisme dans l’art de la fin du XVIIIe siècle – l’idée d’un héroïsme des larmes – avait sa place, on aurait pu s’attendre à voir les femmes recevoir ici leur dû. Dans son livre de 1968 qui fit date, Hugh Honour consacre un chapitre au culte de la sensibilité (HONOUR, 1968, p. 141-169). Mais il prend soin de l’élever jusqu’au sublime, invoquant comme exemple la vogue des scènes funèbres, susceptibles de combiner ensemble pathos, grandeur et rhétorique, et l’exaltation devant la nature, capable d’inspirer toute la gamme des émotions humaines. Malgré l’évocation de la laiterie à l’antique aménagée dans les années 1780 pour Marie-Antoinette à Rambouillet, l’auteur fait de ce culte essentiellement l’apanage des hommes, comme si la sensibilité des femmes d’alors manquait de dignité. Curieusement, les meilleures études sur le le sujet ignorent la France et traitent principalement de l’Angleterre et de l’Allemagne (BARKER-BENFIELD, 1992 ; BUSCH, 1993). Lorsque la situation française est effectivement traitée, les références littéraires, esthétiques et musicales se substituent aux considérations sur les œuvres et leur réception, limitées le plus souvent à des paraphrases des écrits de Diderot. Il reste à écrire l’histoire des émotions des spectateurs du Salon, depuis la « jeune Princesse » émue devant La douleur d’Andromaque de David (1783, Paris, Musée du Louvre [BORDES, 1996, p. 109-110]), jusqu’aux critiques – tous des hommes – qui avouent fondre en larmes devant Le retour de Marcus Sextus de Pierre-Narcisse Guérin (1799, Paris, Musée du Louvre [KORCHANE, 2003]). Ces comportements, que les problématiques du genre aident à décrypter, ont un intérêt non seulement du point de vue de la réception des œuvres, mais aussi de leur création, en termes de stratégie d’effet recherché par les artistes.

8 De nombreux auteurs de travaux importants sur des femmes peintres de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle n’ont jamais affirmé le souhait d’être qualifiés de féministes. Dans un premier temps, ils ont cherché à attirer l’attention des historiens, jusqu’alors indifférents, sur les réussites de quelques figures de la scène artistique parisienne dans les années 1770 et 1780, comme Anne Vallayer-Coster, Élisabeth Vigée Le Brun et Adélaïde Labille-Guiard (ROLAND MICHEL, 1970 ; PASSEZ, 1973 ; Élisabeth Louise Vigée Le

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Brun..., 1982 ; BAILLIO, 1996). Ensuite, ces travaux réalisés dans un esprit documentaire ont été plus réceptifs aux problématiques de l’histoire sociale de l’art et n’ont pu totalement ignorer celles du féminisme (OPPENHEIMER, 1996a, 1996b, 1997 ; WALCZAK, 2004 ; The French Portrait..., 2005). Margaret Oppenheimer a constitué le répertoire exhaustif des quelque deux cents femmes ayant exposé au Salon entre 1791 et 1814 (OPPENHEIMER, 1996c). Ce repeuplement de l’histoire de l’art a permis de vaincre la réserve des historiens, jusque là enclins à adopter les partis pris du système académique de l’Ancien Régime qui avaient restreint la visibilité des femmes en tant que productrices, consommatrices et commentatrices d’œuvres d’art.

9 Ces dernières années, une autre série d’études focalisées sur les carrières des artistes les plus éminentes a mis l’accent sur les problématiques du genre (SHERIFF, 1996 ; Anne Vallayer-Coster..., 2002 ; AURICCHIO, 2007). Avec une maîtrise remarquable de la subtilité des enjeux sociaux et professionnels, ces auteurs décrivent les stratégies de réussite des peintres, dictées par les atouts et les contraintes de leur condition féminine, en particulier au moyen de l’autoportrait. Ils insistent aussi sur leur volonté commune d’échapper à la catégorisation péjorative de « femmes artistes » dans laquelle l’histoire de l’art les a pendant longtemps enfermées (PARKER, POLLOCK, 1981). D’autres études consacrées aux conditions de travail des femmes ont détaillé leurs difficultés persistantes à s’établir dans le système des arts de l’époque révolutionnaire (DOY, 1994 ; MIRZOEFF, 1997-1998 ; OPPENHEIMER, 2007). Ainsi, depuis le milieu des années 1990 environ, dans un renversement complet du rapport de forces des années 1970, une recherche sur l’art autour de 1800 en France qui ignore les femmes risque non seulement de paraître incomplète, mais aussi de parti pris (BORDES, 1996).

Une histoire féministe des « hommes artistes »

10 Grâce à la vitalité de ce front de la recherche, il est curieux de constater qu’aujourd’hui l’obstacle à une vision d’ensemble de l’histoire de la peinture à la fin de l’Ancien Régime en France n’est plus un défaut de connaissance quant à la nature, les modalités et les spécificités des contributions des femmes. Paradoxalement, il serait plutôt dû au désintérêt des historiens pour les contemporains et rivaux de David, « hommes artistes » que l’autorité exclusive accordée à celui-ci fait apparaître au mieux comme des retardataires et des suiveurs, au pire comme des médiocres n’ayant pu émerger qu’au sein d’un système académique hostile au génie. La prééminence de David est un fait idéologique que l’histoire de l’art depuis un demi-siècle a érigé en absolu historique, sur la base des valeurs du modernisme. Certes, parmi les contemporains du peintre attentifs aux beaux-arts, le plus grand nombre, du moins dans les années 1785-1793, lui reconnaissaient le rôle de « chef de notre école », pour reprendre l’expression employée par André Chénier dans un article de presse en mars 1792. Il est pourtant impensable qu’il ait pu représenter toutes les aspirations de son temps, quand bien même ses ambitions étaient à cette hauteur-là. La réhabilitation de la peinture d’histoire de David depuis le milieu du XXe siècle s’est faite sur le mode de l’exceptionnalité, en présentant Pierre Peyron comme un précurseur moralement faible et en maintenant dans un purgatoire François-André Vincent et Jean-Baptiste Regnault, les deux chefs d’atelier qui étaient ses principaux rivaux. La dévaluation de ces derniers serait une sorte de nécessité pour les mythographes modernistes : en les mesurant à l’aune de l’art de David, selon les indices de modernité, de talent,

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d’ambition, de réussite ou de stratégie, le plus fort des trois est désigné d’avance. Heureusement, toute axiologie normative finit un jour ou l’autre par céder aux avancées de l’historiographie. Dans ce cas particulier, la singularité de chacune des œuvres de David a fini par triompher des tentatives de les faire conformer à l’idée d’un style de référence. En s’inspirant des queer studies, qui ont eu le mérite de relativiser le regard porté sur les systèmes de valeur dans la société, on peut dire que ses œuvres ont été « dénaturalisées » (DAVIS, 1998). Les discontinuités d’un tableau à l’autre sont devenues plus visibles et significatives que la cohérence interne de l’ensemble (Jacques- Louis David..., 2005). Dès lors, une approche plus équitable de la relation entre les trois chefs d’atelier devrait être possible, en abordant l’art de chacun selon ses propres termes. Parce que le sort historiographique de Vincent et de Regnault ressemble à celui naguère dévolu aux femmes, les gender studies suggèrent quelques pistes de réflexion.

11 Il convient d’analyser leurs tableaux avec les outils critiques propres au second temps des études féministes, distingué par Whitney Davis (DAVIS, 2003, p. 330). Tandis que la première génération aurait été préoccupée par le genre dans la représentation, selon lui la seconde se serait attachée à débusquer le genre de la représentation. La première, qui a remarquablement réussi à mettre en valeur les femmes en tant qu’artistes, était en effet surtout attentive à distinguer le féminin du masculin dans les processus de création des œuvres, de leur réception par des publics hétérogènes et enfin de leur appropriation par l’histoire de l’art. En revanche, la seconde génération a découvert ce qui pouvait rapprocher le féminin et le masculin, plus exactement comment ces deux pôles se conjuguent en tous lieux. Dans l’esprit de cette démarche, la marginalisation de Vincent et de Regnault se comprendrait comme une réaction à la place que leur art accorde au sentiment et à la vénusté, deux motifs de l’expérience humaine connotés comme féminins par les contemporains, puis par les historiens du xxe siècle. Que les premiers aient préféré à leurs rêveries sentimentales l’imaginaire viril de David pour se confronter aux incertitudes du présent est un fait historique, déduit de l’analyse des propos des critiques de l’époque. L’attitude des spécialistes, en revanche, est un aveuglement historiographique. Peuvent en témoigner deux tableaux majeurs trop peu commentés, Le jeune Pyrrhus à la cour de Glaucias exposé par Vincent au Salon de 1791 et Les trois Grâces de Regnault.

12 Vincent choisit d’illustrer un récit de Plutarque : comment l’enfant Pyrrhus, l’héritier royal chassé de chez lui, était parvenu à attendrir un monarque voisin, Glaucias, pourtant décidé à lui refuser l’asile par crainte d’un ennemi de la famille du jeune exilé. Réalisé peu après la terrible évocation par David de l’histoire de Brutus l’ancien, le consul romain qui avait sacrifié son affection paternelle à son amour de la patrie, le tableau de Vincent ne pouvait se soustraire au contexte des débats révolutionnaires. Son tableau proposait une alternative à la morale de l’intransigeance que David avait rappelée. Le décor et les attitudes empruntent à Poussin et à David leur rigueur sévère, mais le motif central, un plaidoyer en faveur de la sensibilité, est structuré en scène familiale et consacre la puissance affective de l’enfance. Les vertus domestiques réclament leur dû dans le nouvel espace public de la politique. Vincent, pour bien marquer le vacillement de la résistance de Glaucias, donne à sa femme un pouvoir d’influence sur son époux, inversion des rôles qui renforce la féminisation du roi sensible. Si l’on admet que Vincent s’est inspiré d’une estampe anglaise d’après un tableau sur le même thème par Benjamin West, l’idée se confirme qu’il propose ici une expérience artistique déterminée par le genre (gendered). Car les estampes anglaises

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massivement importées en France durant les années 1780 s’adressaient à une clientèle féminine, dont Marie-Antoinette qui forma une collection aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale de France. Jusque dans la facture de Vincent – les couleurs étalées avec un pinceau gras et fluide, tout à l’opposé des fines couches lavées par David avec un pinceau économe et nerveux – s’affirme une conception plus sensuelle de la peinture qui le distingue et qui, cela a été souvent souligné, le rattache au monde de Fragonard.

13 L’intérêt des peintres pour le nu féminin autour de 1800, lorsqu’il n’est pas passé sous silence, est présenté comme une singularité iconographique, au regard de l’abondance d’académies masculines (SOLOMON-GODEAU, 1997, p. 69). Ou alors, à l’époque du Directoire et du Consulat, quand les femmes du monde sont parvenues à mobiliser leur capacité de séduction pour contrer leur relégation sociale, les « hommes artistes » auraient peint des nus féminins pour réaffirmer un pouvoir menacé, en leur dictant des règles de beauté et de comportement (LAJER-BURCHARTH, 1999, p. 199). Une autre lecture du phénomène, fondée sur le féminisme de certains « hommes artistes » tels Regnault, Anne-Louis Girodet, Guillaume Guillon Lethiere et Charles Meynier, chacun à sa façon en rupture avec l’art de David, mérite cependant d’être envisagée. Un plus grand nombre de nus féminins a été peint et sculpté durant ces années qu’il est généralement admis. De plus, le fait que ces sujets – les Grâces, Danaé, Psyché, Léda, Vénus, allégories diverses ou simples – n’ont pas été conçus pour le regard des femmes, n’oblige pas à en conclure qu’ils furent réalisés contre elles pour les remettre au pas. Ainsi que l’a fort justement remarqué Sylvain Bellenger, en 1798 Girodet réinterprète l’histoire de Danaé en lui donnant une dignité que ses illustres prédécesseurs ne lui avaient jamais accordée (Girodet..., 2005, p. 256-260). Représentée debout et non couchée, s’admirant dans un miroir tourné pour sa seule délectation, elle s’offre au regard des parvenus qui la possédaient sans le moindre mouvement de honte ou de coquetterie. Son aisance naturelle et confiante est également celle des Grâces de Regnault, tableau-manifeste qui fait l’éloge d’une tendre « sororité », en écho au motif de la fraternité qui obsédait David et ses élèves. Les modèles mis à nu sont vidés de leur identité, mais leurs visages et leurs coiffures, qui font de ces divinités des belles du jour, les ancrent pleinement dans leur temps. À l’image de la pose soigneusement agencée du groupe, Regnault trouve un équilibre subtil entre réel et idéal, entre Rubens et Canova. Certes, il s’agit d’une rêverie, mais elle est chargée d’un espoir d’harmonie sociale.

Quelques directions nouvelles

14 Pour autoriser de telles interprétations de l’art autour de 1800, il faut nuancer les perceptions historiques ayant fondé les propositions féministes des années 1980, qui érigent comme un absolu la répression des femmes. Il faudrait en particulier reconsidérer l’idée du lien entre leur expulsion de la vie politique par le gouvernement jacobin sous la Première République, pleine de conséquences, et la mise à l’écart des figures féminines des peintures historiques et mythologiques. Abigail Solomon-Godeau (SOLOMON-GODEAU, 1997) et Mechthild Fend (FEND, 2003) ont rassemblé un important corpus de tableaux de l’époque, où l’on voit le corps masculin – éphèbe, androgyne ou seulement accablé de langueur – prendre en charge les fonctions expressives (et quelquefois narratives dans des scènes mythologiques) traditionnellement dévolues au corps féminin4. Ayant pris forme sous la Révolution, ce phénomène s’inscrit

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initialement dans une forte convergence ponctuelle entre des visées esthétiques et un imaginaire politique, qui rapproche Le sommeil d’Endymion de Girodet et Bara de David. Avec l’œuvre de son élève en tête, David ébauche Bara en pleine Terreur, pour traduire la vision pédophile de la vertu républicaine qu’avait imaginée Robespierre, au désespoir d’avoir échoué à faire conformer les citoyens français adultes à son idéal de société. Au début des années 1990, de nombreux chercheurs ont dialogué autour de ce ralliement de nombreux « hommes artistes » au canon éphébique ou androgyne après Thermidor, dans un contexte de confusion politique et de reconstruction identitaire (POTTS, 1990 ; CROW, 1991 ; LAJER-BURCHARTH, 1991 ; OCKMAN, 1993 ; SOLOMON-GODEAU, 1993). Leurs interprétations sont divergentes : pour Solomon-Godeau, cette intégration du féminin dans le masculin signait la victoire politique des hommes sur les femmes ; selon Lajer- Burcharth, cela témoignerait plutôt d’une subjectivité masculine traumatisée par les épreuves de la Terreur ; enfin, suivant Satish Padiyar, qui vient de reformuler les termes du débat (PADIYAR, 2007), cet investissement, du moins de la part de David dans Léonidas, tableau commencé vers 1799-1800 et achevé en 1814, aurait été un moyen détourné de continuer à œuvrer au projet révolutionnaire de liberté. S. Padiyar, comme il l’avoue, se déplace « de manière libre et critique entre les queer studies, les gay studies, le marxisme, le féminisme et la psychanalyse »5, et ose, dans un véritable passage à l’acte dont on imagine les risques, privilégier les régimes de sexualité à ceux du genre. Il y parvient notamment au moyen d’une lecture lumineuse du phénomène de l’anacréontisme fort en vogue autour de 1800, qui se fonde sur une analyse serrée des problèmes philologiques, moraux et esthétiques posés aux traducteurs d’un passage du texte classique qui heurtait de front l’ordre hétérosexuel. Au lieu d’être compris comme le signe négatif d’une trahison des idées de Winckelmann, un embourgeoisement décoratif du classicisme davidien après la Révolution sous la pression des nouvelles valeurs commerciales et donc implicitement du goût corrompu des consommatrices (Le beau idéal..., 1989, p. 126-138), l’exploration de l’imaginaire anacréontique aurait été selon S. Padiyar une force positive de libération.

15 Dans cette voie d’une lecture plus ouverte des horizons d’attente de la société post- thermidorienne, se placent les analyses de l’univers de la mode, à laquelle la presse donne alors une résonance nouvelle. Cet art de vivre ne réduit pas simplement les femmes à un rôle d’objet de séduction ; la conscience de leur capacité de séduire au moyen de leur corps et de leurs atours les rendait plus confiantes en société (GRIMALDO GRIGSBY, 1998 ; LAJER-BURCHARTH, 1999, p. 190-191 ; BELNAP JENSEN, 2006). Ainsi que David l’a intuitivement compris en choisissant de consacrer les années 1795-1799 à peindre L’intervention des Sabines (Paris, Musée du Louvre), les femmes avaient un rôle essentiel à jouer dans l’effort de réconciliation sociale à l’ordre du jour après la Terreur. À constater leur nombre parmi les exposants, leur empressement à saisir les nouvelles occasions offertes pour se faire connaître est patent. Le tournant du siècle apparaît comme un moment exceptionnel d’espoir de parité professionnelle entre les femmes et les hommes en termes d’ambition et de maîtrise. Cela se réalise dans l’art du portrait : parmi les toiles rassemblées à San Diego (Portraiture in Paris Around 1800..., 2003), la distinction entre les tableaux peints par les femmes et par les hommes n’était pas sensible. Deux tableaux par des femmes, provenant de musées américains, avaient d’ailleurs été acquis dans les années 1950 comme des œuvres de David. A contrario, on peut penser que cela ne fait que confirmer la puissance de la norme masculine à laquelle les « femmes artistes » ont dû se rallier. L’étude récente de la carrière

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d’Angélique Mongez, qui travaillait dans l’entourage de David, le suggère : elle ne put s’affirmer comme peintre d’histoire et obtenir des commandes qu’avec l’aide du maître et en adoptant sa manière (FIELDS DENTON, 1998).

16 La détermination des femmes est restée forte, malgré l’hostilité d’une partie de la presse envers leur présence au Salon et malgré leur exclusion du concours pour le Prix de Rome et des classes de l’Institut national. Tony Halliday (HALLIDAY, 1999) a noté une intolérance grandissante sous l’Empire envers la participation des « femmes artistes » au Salon : elles sont pourtant cinquante à exposer en 1808 et deux ans plus tard, soixante-dix. Qu’elles se soient le plus souvent distinguées dans l’art du portrait n’est pas une raison de les dévaloriser : Halliday a démontré qu’après la Révolution les peintres et les critiques ont reconnu à ce genre un prestige artistique qu’il n’avait pas sous l’Ancien Régime. La professionnalisation des femmes durant la période allant du Directoire à l’Empire, à un moment de refondation sociale et politique en France, n’a pas laissé les « hommes artistes » indifférents : le cas le mieux documenté est l’interaction entre David et ses élèves féminins auxquelles il donnait des leçons particulières et qui ont été parfois ses collaboratrices et ses inspiratrices (VIDAL, 2003).

17 La critique généralement adressée aux approches féministes, qui en particulier inspirent tant de réserves en France, est l’intérêt sélectif et donc réducteur de la démarche, qui paraît exclure des aspects importants du travail d’interprétation de l’œuvre d’art. Étant donné les avancées de la recherche évoquées ici, le paradoxe méthodologique est de constater qu’une analyse ne convainc plus aujourd’hui lorsqu’elle ignore la réalité culturelle du genre. Il faut, bien sûr, que celle-ci soit saisissable, ce qui n’est pas toujours le cas : des généralités sur les conditions des sexes ne suffisent pas. Mais une recherche ne convainc pas non plus lorsque cette réalité est adoptée comme la clé essentielle pour l’interprétation des œuvres. Pour cette raison, parmi les travaux sur le genre de l’art en France autour de 1800, ceux qui lient les questions de classe et de race à leur analyse sont particulièrement suggestifs (GRIMALDO GRIGSBY, 2002 ; LAFONT, 2005). Ainsi que James Smalls (SMALLS, 2004) l’a rappelé dans une étude fine du Portrait d’une négresse de Marie-Guillelmine Benoist, ce rapprochement des problématiques est justifié par les termes mêmes des exhortations à l’époque en faveur de l’intégration des femmes à la vie politique. Il invoque les enjeux de pouvoir, de manipulation et de désir – interracial et potentiellement homoérotique – ayant façonné la représentation de la « négresse ». Son propos donne corps à une circulation des regards : d’une part lors de la réalisation du portrait entre les deux femmes, entre l’artiste blanche issue d’une famille active dans la vie politique et son modèle noir dont elle ne divulgue pas le nom ; d’autre part lors de l’exposition du tableau au Salon, entre le spectateur et les deux femmes, selon l’idée que l’artiste est aussi présente dans son œuvre. De telles explorations de la subjectivité des artistes et des spectateurs peuvent sembler vaines, tant paraissent vertigineuses et romanesques les perspectives qu’elles dessinent. Pour convaincre, elles exigent en effet une clarté absolue des discours, parfois difficilement compatible avec la complexité et l’indétermination qui caractérisent les problèmes soulevés. Mais les résultats sont bien là. Au moment où les études sur le genre de l’art prennent enfin leur essor en France, ces résultats offrent des perspectives nouvelles pour repenser l’histoire de l’art en France entre 1780

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et 1820. Parmi les clés explicatives avancées pour comprendre ce moment d’imbrication entre « néoclassicisme » et romantisme, ou entre passé et modernité dans le domaine de la création – que ce soit le primat du politique (BORDES, 1983 ; CROW, 1985), celui d’un winckelmannisme normatif (Le beau idéal..., 1989) et plus généralement de l’esthétique (LEBENSZTEJN, 1990, p. 350-359), ou encore la mise à l’épreuve de la subjectivité des artistes (LAJER-BURCHARTH, 1999) – aucune aujourd’hui ne paraît rendre pleinement justice à la diversité des expériences vécues, des options offertes et des initiatives entreprises.

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– ROSENBLUM, 1967 : Robert Rosenblum, Transformations in Late Eighteenth-Century Art, Princeton, 1967 ; trad. fr. : L’art au XVIIIe siècle. Transformations et mutations, Paris, 1989.

– SCHNAPPER, 1980 : Antoine Schnapper, David témoin de son temps, Fribourg, 1980.

– SHERIFF, 1996 : Mary D. Sheriff, The Exceptional Woman. Élisabeth Vigée Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, 1996.

– SMALLS, 2004 : James Smalls, « Slavery is a Woman : ‘Race’, Gender, and Visuality in Marie Benoist’s Portrait d’une négresse », dans Nineteenth-Century Art Worldwide, 3/1, printemps 2004 (édition électronique : www.19thc-artworldwide.org/spring_04/articles/smal.shtml).

– SOLOMON-GODEAU, 1993 : Abigail Solomon-Godeau, « Male Trouble : A Crisis in Representation », dans Art History, 16/2, 1993, p. 286-312.

– SOLOMON-GODEAU, 1997 : Abigail Solomon-Godeau, Male Trouble. A Crisis in Representation, Londres, 1997.

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– VIDAL, 2003 : Mary Vidal, « The ‘Other Atelier’: Jacques-Louis David’s Female Students », dans Melissa Hyde, Jennifer Milam éd., Women, Art and the Politics of Identity in Eighteenth-Century Europe, Aldershot, 2003, p. 237-262.

– WALCZAK, 2004 : Gerrit Walczak, Élisabeth Vigée-Lebrun. Eine Künstlerin in der Emigration 1789-1802, Munich/Berlin, 2004.

– WITTKOWER, 1963 : Rudolph et Margot Wittkower, Born under Saturn. The Character and Conduct of Artists : A Documented History from Antiquity to the French Revolution, New York, 1963 ; trad. fr. : Les enfants de Saturne : psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, Paris, 1991.

NOTES

1. Le problème, plus aigu encore en histoire de l’architecture, posé par le terme « néoclassique » est évoqué par Jean-Philippe Garric, « Architecture, naissance de la période contemporaine », dans Perspective, 2007-3, p. 463-467. Voir aussi les remarques sur ce problème de définition par Mark Ledbury, « Vingt ans de recherches sur la peinture française» (1775-1825) », dans Perspective, 2006-3, p. 380-383. 2. En 2002 encore, le même constat est fait, toujours sans conséquence, dans un travail collectif privilégiant les analyses iconographiques et esthétiques et écartant les lectures sociales et a fortiori féministes : « La vertu [au XVIIIe siècle], au théâtre comme en peinture, a deux visages. Masculine, elle est fidèle à son devoir au-delà des attachements personnels. Féminine, elle se dévoue à son rôle de mère et d’épouse, fidèle au-delà de la mort ou des combats » (Dominique de Font-Réaulx, « Défis et impasses de la représentation du sentiment », dans L’invention du sentiment..., 2002, p. 49). 3. « [...] the binary division here between male energy, tension, and concentration as opposed to female resignation, flaccidity, and relaxation ». L. Nochlin précise (p. XV) que son essai avait été rédigé à partir de 1979. Les récalcitrants à ce féminisme-là, qui exige d’adhérer à la notion marxiste d’idéologie, s’en tiennent à une vision formaliste du réel : à propos des Horaces et de Brutus, « il s’agit sans doute moins, pour David comme pour ses contemporains, de dévaloriser la sphère féminine que de la définir en opposition au monde masculin » (L’invention du sentiment..., 2002, p. 80, non signé). 4. A. Solomon-Godeau signale sa dette envers M. Fend, dont le livre est cependant postérieur (SOLOMON-GODEAU, 1997, p. 14). 5. « [...] freely, and critically, between queer studies, gay studies, Marxism, féminism, and psychoanalysis » (PADIYAR, 2007, p. 7).

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RÉSUMÉS

Les problématiques du genre aident à comprendre le goût pour le « néoclassicisme » durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en France et aussi les raisons de la réhabilitation du style par des historiens de l’art à partir du milieu du XXe siècle. Ceux-ci se sont inscrits dans la lignée de la vision de l’Antiquité que Winckelmann avait initiée, au moment où se formaient des mouvements gay et féministes de résistance à l’homophobie et au sexisme. Ce contexte particulier a entraîné une survalorisation historiographique de la figure de David, au détriment de ses contemporains, Vincent et Regnault. Implicitement, il était reproché à ces derniers une iconographie sentimentale à l’opposé de l’idéologie masculine associée avec l’art de David, qui allait incarner l’esprit républicain. On pourrait dire qu’ils ont été dénigrés comme ont pu l’être pendant longtemps les « femmes artistes ». À partir des années 1970, des féministes ont contesté l’attitude traditionnelle des historiens d’art qui avaient tendance à les enfermer dans cette catégorie à part. De nombreux travaux ont contribué à restaurer la renommée de plusieurs femmes éminentes parmi les peintres et à sortir de l’ombre les quelque deux cents femmes ayant exposé au Salon entre 1791 et 1814. Grâce à cela, ce qui manque à présent pour avoir une vision d’ensemble est une analyse positive de l’art de Vincent et de Regnault, fondée sur l’éloge de valeurs sociales connotées comme féminines. Cette approche révèle une confusion des genres à l’image de la diversité des styles de l’époque, que l’histoire de l’art a peiné à reconnaître. Ces avancées de la recherche ont pour conséquence un paradoxe méthodologique : l’analyse des œuvres ne convainc plus aujourd’hui, ni lorsqu’elle ignore la réalité culturelle du genre, ni lorsque cette réalité est adoptée comme la clé essentielle de l’interprétation.

Questions of gender help to understand both the taste for neoclassicism in the second half of the 18th century and the reasons for renewed art historical interest in the style during the second half of the 20th century. Historians took up the vision of antiquity that Winckelmann had initiated, just as gay and feminist movements against homophobia and sexism were emerging. This particular context led to historiographical overemphasis on the figure of David, to the detriment of two of his contemporaries, Vincent et Regnault. Unavowedly, they were ostracized for the sentimental iconography of their paintings, far removed from the masculinist ideology associated with David’s art, which was seen to incarnate the republican spirit. It can be said that they were criticized with the same arguments invoked against “women artists”. Starting in the 1970s, feminists contested the traditional attitude which relegated them to this distinct category. A great number of studies have contributed to reestablish the fame of several eminent women among the painters and to draw attention to the two hundred or so who exhibited at the Salon between 1791 and 1814. This dynamic research underlines the present lack of a proper analysis of the art of Vincent and Regnault, based on a positive appreciation of social values connoted as feminine. This approach reveals a gender confusion corresponding to the diversity of styles coexisting in the period, which art history long refused to acknowledge. The consequence of thirty years of research is a methodological paradox : analysis of works of art fails to convince when the cultural reality of gender is ignored, and when that reality is adopted as the essential key to interpretation.

Geschlechtsbezogene Fragestellungen tragen dazu bei, den in der zweiten Hälfte des achtzehnten Jahrhunderts aufkommenden Geschmack am Neoklassizismus zu verstehen, sowie die Gründe der Rehabilitierung dieses Stils durch die Kunsthistoriker seit Mitte des zwanzigsten Jahrhunderts. Letztere haben sich in die traditionelle, von Winckelmann eingeführte Sichtweise der Antike eingereiht, und das zu einem Zeitpunkt, an dem aufkommende schwule und feministische Bewegungen gegen Homophobie und Sexismus vorgingen. Diese besonderen Umstände haben zu

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einer Überbewertung in der Kunstgeschichtsschreibung der Figur des David geführt, auf Kosten seiner Zeitgenossen Vincent und Regnault. Implizit hat man den zwei Letztgenannten eine sentimentale Bildsprache vorgeworfen im Gegensatz zu einer maskulinen, mit der Kunst Davids assoziierten Ideologie, die den republikanischen Geist verkörperte. Man könnte sagen, daß sie genauso herabgewürdigt wurden wie etwa langezeit ihre weiblichen Kolleginnen. Seit den siebziger Jahren haben Feministinnen die traditionelle Einstellung der Kunsthistoriker stetig kritisiert, die versucht haben, sie in diese gesonderte Kategorie einzuschließen. Äußerst zahlreich waren die Arbeiten, die den Ruf von mehreren herausragenden Malerinnen wiederhergestellt und die die circa zweihundert Teilnehmerinnen des Salons von 1791 und 1814 wieder in den Vordergrund gerückt haben. Dementsprechend fehlt heute im Hinblick einer gesamtheitlichen Sichtweise eine positive Analyse der Kunst Vincents und Regnaults, die auf das Hochhalten der weiblich konnotierten sozialen Werte zurückführen würde. Dieser Ansatz legt eine gewisse Verwirrung der Geschlechter frei, die der stilistischen Vielseitigkeit der Epoche entspricht, auch wenn die Kunstgeschichte diese nur schwer anerkennen wollte. Diese Fortschritte der Forschung bergen jedoch einen methodischen Widerspruch in sich: Die Werkanalyse überzeugt heute nicht mehr, sofern sie die kulturelle Realität der Geschlechter ignoriert, doch überzeugt sie auch nicht, sofern diese Realität als hauptsächlicher Schlüssel der Interpretation angenommen wird.

Le problematiche di genere aiutano a comprendere il gusto per il “neoclassicismo” nella seconda metà del XVIII secolo in Francia e le ragioni della riabilitazione di questo stile da parte degli storici dell’arte a partire dalla metà del XX secolo. Questi ultimi hanno ereditato la visione dell’antichità che Winckelmann aveva inaugurato nel momento in cui si formavano i movimenti gay e femministi che resistevano all’omofobia e al sessismo. Questo contesto particolare ha portato a un’eccessiva valorizzazione storiografica della figura di David, a discapito dei suoi contemporanei Vincent e Regnault. A questi ultimi veniva implicitamente contestata un’iconografia sentimentale opposta all’ideologia mascolina associata all’arte di David, la quale andava invece ad incarnare lo spirito repubblicano. Si potrebbe dire che quegli artisti sono stati denigrati come lo sono state a lungo le “artiste donne”. Dal 1970 le femministe hanno contestato l’attitudine tradizionale degli storici dell’arte a confinarle in questa categoria a parte. Un gran numero di studi ha contribuito a restituire notorietà ad alcune pittrici eminenti e a far uscire dall’ombra le circa duecento artiste che avevano esposto al Salone del 1791 e del 1814. Per questo, ciò che manca oggi, per avere una visione d’insieme, è un’analisi positiva dell’arte di Vincent e Regnault, fondata sull’elogio di quei valori sociali connotati come femminili. Questo approccio rivela una confusione dei generi che rispecchia lo stentato riconoscimento, da parte della storia dell’arte, della diversità degli stili dell’epoca. Questi progressi della ricerca hanno come conseguenza un paradosso metodologico: l’analisi delle opere che ignora la realtà culturale del genere oggi non convince più, ma non convince neanche quella che adotta questa realtà come chiave essenziale dell’interpretazione.

La problemática del género ayuda a entender el gusto pour el « neo-clasicismo » durante la segunda mitad del siglo XVIII en Francia y también las razones de la rehabilitación del estilo por historiadores de arte a partir del medio del siglo XX. Estos últimos siguen la línea de la visión de la antigüedad que Winckelmann había iniciado, en el momento en que se formaban movimientos gay y feministas de resistencia a la homofobia y al sexismo. Este contexto particular implicó una sobrevaloración historiográfica de la figura de David, en detrimento de sus contemporáneos, Vincent y Regnault. Implicitamente, a estos últimos se les reprochaba una iconografía sentimental al contrario de la ideología masculina asociada con el arte de David, que iba a personificar el espíritu republicano. Se podría decir que se menospreciaron como pudieron serlo durante mucho tiempo las «mujeres artistas». A partir de los años setenta, unas feministas impugnaron la actitud tradicional de los historiadores de arte que tendían a encerrarlas en esta

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categoría separada. Muy numerosos trabajos contribuyeron a restaurar el renombre de varias mujeres insignes entre los pintores y a sacar de la sombra los aproximadamente doscientos que expusieron en el Salón de 1791 y el de 1814. Gracias a eso, lo que falta ahora para tener una visión global es un análisis positivo del arte de Vincent y de Regnault, fundado sobre el elogio de valores sociales implicados como femeninos. Este enfoque revela una confusión de los generos a la imagen de la diversidad de los estilos de la época, que le costó reconocer a la historia del arte. Estas proyecciones de la investigación tienen por consecuencia una paradoja metodológica: el análisis de las obras no convence hoy ya cuando ignora la realidad cultural de la clase, pero no convence tampoco cuando esta realidad se adopta como la clave esencial de la interpretación.

INDEX

Index géographique : France Mots-clés : gender studies, néoclassicisme, style antiquisant, historiographie, antiquite Keywords : gender studies, neoclassicim, Antique style, historiography Index chronologique : 1700, 1800

AUTEURS

PHILIPPE BORDES Il a été le premier directeur du Musée de la Révolution française à Vizille près de Grenoble, de 1984 à 1996. Il a été élu professeur d’histoire de l’art moderne à l’université Lyon 2 en 2001. Il a été commissaire de l’exposition Cooper Penrose by Jacques-Louis David : Portraiture in Paris around 1800, organisée en 2003 par le Timken Museum of Art de San Diego, et en 2005 de Jacques-Louis David: Empire to Exile, organisée par le J. Paul Getty Museum de Los Angeles et le Clark Art Institute de Williamstown. Depuis octobre 2007, il dirige le Département des études et de la recherche de l’INHA.

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L’inscription du genre dans l’architecture Representation of gender in architecture Geschlechterpräsenz in der Architektur L’iscrizione del genere nell’architettura La inscripción del género en la arquitectura

Hilde Heynen

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte est paru sous le titre « In de ruimte gevestigd: gendermodellen in architectuur », dans Onze Alma Mater, août 2001, p. 306-329, un numéro thématique consacré au genre.

1 La théorie architecturale est une discipline très ancienne dont la valeur était déjà reconnue dans l’Antiquité. Les écrits de Vitruve constituent la source la plus lointaine qui nous soit parvenue : le fait de construire y est soumis à une réflexion teintée tant de philosophie que de technique, d’où découlent des règles et des critères visant à déterminer la meilleure façon de procéder. De tout temps, la théorie architecturale a été imprégnée de métaphores relatives à la masculinité et à la féminité. On connaît le lien que fait Vitruve entre les ordres et les proportions du corps de l’homme et de la femme, lien qui n’a cessé d’être transmis par l’enseignement : l’ordre dorique, pour lequel la hauteur de la colonne correspond à six fois son diamètre, propose un rapport tenant compte des proportions du corps de l’homme ; l’ordre ionique, qui s’inspire pour sa part de l’idéal féminin de beauté, reproduit les proportions féminines, le diamètre de la colonne correspondant à un huitième de sa hauteur ; enfin, l’ordre corinthien « représente la délicatesse d’une jeune fille, à qui l’âge rend la taille plus dégagée et plus susceptible de recevoir les ornements qui peuvent augmenter la beauté naturelle » (VITRUVE, [1673] 1999, p. 51).

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2 De même, le mythe originel de l’architecture est souvent rapporté dans une terminologie tout aussi marquée. Ainsi, à l’instar de toutes les muses, celle de l’architecture est de sexe féminin. C’est dans Eupalinos ou l’architecte de Paul Valéry, dialogue entre Socrate et Phèdre défunts, que l’on trouve l’une des plus belles pages sur le sujet. Figurant l’architecte originel, le Grec Eupalinos conçoit ses édifices en hommage à une femme qu’il a aimée. Phèdre rapporte ses propos : « Écoute […], ce petit temple que j’ai bâti pour Hermès, à quelques pas d’ici, si tu savais ce qu’il est pour moi ! – Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle, – c’est peu de chose : quatre colonnes, un style très simple, – j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie. Ô douce métamorphose ! Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique d’une fille de Corinthe, que j’ai heureusement aimée. Il en reproduit fidèlement les proportions particulières. Il vit pour moi ! Il me rend ce que je lui ai donné… » (VALERY, [1921] 2002, p. 28-29).

3 Heinrich Tessenow, architecte allemand de la première moitié du XXe siècle qui travaillait dans un registre très sobre tendant au classicisme, nous propose une autre version de ce même mythe. Dans son essai « Wie Adam Baumeister würde » [« Comment Adam devint architecte »], il nous montre un jeune Adam qui, sous l’insistance d’Ève, laquelle se soucie de protéger ses enfants, construit à contrecœur une maison servant d’abri contre l’hostilité de la nature après la chute. Mais avec l’âge, Adam découvre que construire constitue une source de bonheur et de fierté : après ses années d’apprentissage, il se met à croire aux valeurs familiales et maternelles ; il s’établit comme architecte à part entière et élabore un lieu de vie à sa dimension (TESSENOW, 1982, p. 13).

4 Pendant longtemps, on a considéré comme allant de soi le fait que de tels mythes originels confèrent une identité sexuelle précise au personnage de l’architecte. À propos de la théorie architecturale, on ne peut parler d’une cécité relative au genre puisque les métaphores de masculinité et de féminité sont fréquentes (FORTY, 1996). Toutefois, on relève une inconséquence : quand on emploie sans réfléchir ces termes, on aboutit à ce que leur incidence sur le contenu des identités de genre et sur les rapports entre les sexes échappe à toute problématique.

5 Dans l’élan de la deuxième vague féministe des années 1960-1970, et parallèlement à l’apparition des études des femmes, un débat critique a vu le jour dans les domaines de l’architecture et de l’aménagement du territoire, qui mettait en avant l’émancipation de la femme et remettait en question certaines traditions et évidences. Ces dernières décennies, ce débat n’a cessé de prendre de l’ampleur en s’inspirant pour une part des développements théoriques avancés par les études des féministes et les gender studies ; il a été à l’origine d’un ensemble important d’expositions, de colloques et de publications. Son objectif principal consistait, en premier lieu, à mettre à l’ordre du jour les aspects de la réflexion sur l’architecture et la planification qui entravent implicitement l’émancipation de la femme et, dans un second temps, à élaborer une solution de remplacement à la pratique qui avait cours. Revêtant d’abord une teneur militantiste très politique, la discussion s’est peu à peu portée sur un champ plus théorique et recentrée sur l’écheveau complexe qui entrecroise organisation architecturale de l’espace et construction des identités de genre.

6 Le présent article a pour ambition de proposer un tour d’horizon des contributions d’inspiration féministe portant sur la théorie architecturale. Nous partons d’une grille d’interprétation opérant une distinction entre trois « paradigmes » qui se sont plus ou

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moins succédé : la pensée égalitariste, la pensée différencialiste et la pensée déconstructiviste. Ces courants théoriques ont en grande partie marqué la réflexion sur la répartition des rôles et le genre, y compris dans d’autres domaines de la recherche, par exemple les « études culturelles » et l’histoire de l’art (VAN DER STIGHELEN, 1999). Certes, ils ne se manifestent pas toujours sous leur forme « pure » et leur ordre chronologique d’apparition n’est pas non plus tout à fait arrêté. Il n’en reste pas moins que cette grille de lecture est pratique car elle permet de relever une certaine logique dans les thématiques et les modes d’approche mis en avant ces trente dernières années. À partir d’une conception bien précise de la question du genre, chaque courant développe une double critique : l’une portant sur l’aménagement de l’environnement construit (le hardware de l’architecture), l’autre sur l’architecture en tant qu’institution (le software). Par « institution », nous entendons l’ensemble des organismes et des discours sociaux qui portent le champ culturel « architecture » : écoles, universités, associations, textes législatifs, publications spécialisées, expositions, archives, etc.

La critique issue de la pensée égalitariste

7 À la base de la deuxième vague du mouvement féministe, on trouve la pensée égalitariste, laquelle part de l’idée qu’hommes et femmes se valent en principe et qu’ils ont les mêmes capacités. Selon l’optique dominante de ce paradigme, les femmes sont opprimées et victimes d’une discrimination, y compris dans la façon dont on organise l’espace : le pouvoir est inégalement réparti entre hommes et femmes et il convient de corriger cette situation. À partir de cette pensée, on est amené à critiquer les pratiques discriminatoires qu’on relève dans l’articulation architectonique et urbanistique de l’espace ainsi que dans le fonctionnement de l’architecture en tant qu’institution.

8 Toujours selon cette approche, la dichotomie entre masculinité et féminité constitue un facteur déterminant de l’organisation de l’espace. Ainsi, on relève une association séculaire, et semble-t-il quasi universelle, entre la femme et la maison : plus que les hommes, les femmes sont considérées comme responsables de l’aménagement de la maison, de la bonne gestion du ménage et de tout ce qui y est inhérent – enfants, éducation, prise en charge des membres de la famille malades, etc. Quant aux hommes, on les associe bien plus que les femmes à la vie publique, à l’économie, la politique, le professionnalisme. Cette opposition se concrétise dans l’architecture, laquelle donne « forme », au sens littéral, à la séparation entre sphère privée et sphère publique. Dans le cadre de la pensée égalitariste, cette séparation apparaît comme une pratique discriminatoire car elle s’accompagne d’un déséquilibre des pouvoirs lésant les intérêts de la femme.

9 À ce titre, la publication en 1980 de Vrouwendomicilie en mannendominantie. Reader over vrouwen, wonen en gebouwde omgeving [Domicile féminin et domination masculine. Recueil sur les femmes, le logement et l’habitat], est caractéristique (VAN MEIJEL, 1982). Dans la préface, on peut lire : « L’espace public a été jusqu’à présent étudié comme une sphère forcément masculine sans que cela soit pensé sous la forme d’une problématique. La sphère publique elle aussi est ‘imprégnée’ de rapports professionnels et de pouvoir entre les sexes. De ce fait, l’accès des femmes à l’espace public pose problème. Dans le secteur du logement, de l’habitat et de l’aménagement du territoire, on ne tient pas compte des intérêts de la femme quand on étudie ou planifie le lieu où l’on travaille ou

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encore les moyens de transport entre le domicile et ce lieu… » (VAN SCHENDELEN, VEHMEIJER, VERLOO, 1982, p. 14)1.

10 Au cours de la période considérée, de nombreuses études se sont concentrées de fait sur les conséquences néfastes pour les femmes de certaines habitudes prises par les concepteurs de l’aménagement du territoire. Ainsi, aux Pays-Bas, la recherche souligne l’influence négative de schémas particuliers de planification sur le bien-être des femmes. À Lelystad, ville-dortoir située à une cinquantaine de kilomètres d’Amsterdam, on assiste au phénomène très sensible de « la veuve verte » : domiciliées loin de la capitale, les femmes se retrouvent isolées du marché du travail et n’ont d’autre ressource que de se focaliser sur leur maison et leur famille. L’inégale répartition des tâches entre hommes et femmes s’en trouve renforcée, de même que la dépendance économique de ces dernières. Tout cela est la conséquence directe d’une planification basée sur le zonage qui – sous l’influence des principes répandus par l’urbanisme moderne – sépare autant que possible travail, habitat, transports et loisirs (VAN MEIJEL, 1981).

11 À la critique urbanistique de l’habitat des villes-dortoirs, des banlieues-dortoirs ou des zones suburbaines vient s’ajouter une critique architectonique. Le modèle de base de la maison individuelle – grand salon, cuisine, chambre à coucher des parents, chambres à coucher des enfants, bureau – n’est-il pas conçu pour un modèle social conventionnel qui suppose que l’homme gagne l’argent et la femme tienne le ménage ? Cet habitat ne se prête guère à d’autres modes de vie, si bien qu’il favorise le maintien du modèle ancien des rapports sociaux qui entrave l’émancipation. Voilà pourquoi des architectes féministes conçoivent des solutions de rechange, par exemple « l’autre 3 pièces » de Luzia Hartsuyker (STOKKERS, TUMMERS, 1987, p. 113). Ce projet d’appartement rompt avec les agencements hiérarchiques habituels qui conçoivent des espaces de différents ordres de grandeur. Celui-ci propose trois pièces équivalentes de même dimension situées autour d’un centre qui comprend la cuisine et la salle de bains. Un tel appartement permet de vivre de façon classique, en couple avec un enfant ; mais on peut aussi envisager de le partager à deux ou trois adultes.

12 La pensée égalitariste porte son attention sur un autre point : l’inaccessibilité relative de l’espace public pour la femme. Celle-ci ne jouit pas de la même liberté de s’y rendre qu’un homme. Il convient en effet de prendre en compte l’insécurité – réelle ou imaginaire – le soir et la nuit, à quoi s’ajoute le risque pour elle d’être prise pour « une femme publique » – relevons ici l’asymétrie sur le plan sémantique : « l’homme public » n’est en rien un équivalent masculin de « femme publique », l’expression serait même plutôt un pléonasme. À partir des années 1960, le mouvement féministe a fait de la question de la sécurité une de ses revendications majeures, si bien que des projets de toutes sortes se trouvent aujourd’hui soumis systématiquement à un examen selon des critères tels que la visibilité, un bon éclairage, la possibilité d’un contrôle social, etc. (STAUT, 1993 ; WEKERLE, WHITZMAN, 1995).

13 Daphne Spain a élargi la problématique de la discrimination dans l’espace en posant en des termes généraux la question suivante : dans quelle mesure peut-on établir un lien entre articulation de l’espace en rapport avec les sexes – elle parle de « gendered spaces » – et répartition sociale du pouvoir et du prestige ? La tente des Bédouins se subdivisant entre une partie pour les femmes et une autre pour les hommes, les deux étant séparées par un rideau, peut servir de prototype de tels espaces (SPAIN, 1992, p. 38). Plus près de nous aussi, on en relève qui opèrent dans une certaine mesure une ségrégation

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selon les sexes. Il n’y a pas si longtemps, les parlements et les universités, entre autres institutions, étaient fermées aux femmes – souvenons-nous de la protestation formulée par Virginia Woolf dans A Room of one’s own (Londres, 1929). Aujourd’hui, dans l’organisation des espaces de travail, on trouve plus de femmes que d’hommes dans des bureaux paysagers (open space) alors que les managers qui les surveillent – des hommes le plus souvent – occupent pour leur part des bureaux fermés et individuels (SPAIN, 1992, p. 206-222). D’après le même auteur, de telles articulations de l’espace forment un élément important des systèmes de stratification qui créent des différences de statut entre hommes et femmes. D. Spain estime pouvoir relever une corrélation entre le degré de ségrégation sexuelle qu’exprime l’espace et le degré de pouvoir et de prestige des femmes au sein d’une culture donnée : plus la femme est isolée, plus son statut se réduit. Inversement, plus l’espace est « intégré », plus les chances qu’a la femme d’acquérir pouvoir et prestige augmentent. Une telle thèse ne saurait recueillir une grande adhésion – son postulat est trop général et conduit à mettre trop d’exemples disparates dans le même panier. Toutefois, outre le fait d’avoir cerné cette problématique, D. Spain a eu le mérite de donner une impulsion à une approche méthodologique de ce genre de questions.

14 Discriminées de fait par l’aménagement effectif de l’espace, les femmes en sont aussi souvent pour leurs frais dans l’architecture envisagée comme institution. Dans la profession d’architecte et d’urbaniste, elles sont toujours minoritaires. Aux États-Unis, elles représentent un tiers des étudiants, mais uniquement 9 % des membres de l’AIA (American Institute of Architects) et 8,7 % des professeurs titulaires (COLEMAN, 1996, xi). En Europe, on a des chiffres comparables. Aux Pays-Bas, moins de 15 % des architectes sont des femmes, en Belgique environ 17 %, alors que dans ces deux pays aussi, le nombre de jeunes filles qui font des études d’architecture est sensiblement plus élevé que ces derniers chiffres pourraient le laisser croire. Différentes causes expliquent sans doute une telle situation. Il s’agit pour partie des mêmes que celles qui jouent un rôle dans d’autres secteurs de la société. Rares sont les femmes qui occupent une position de force ; la plupart ont un poste peu influent parce que, dit-on, elles ont plus de mal que les hommes à concilier une carrière et vie de famille ; les femmes subissent l’inconvénient d’être moins bien payées – la formule : à travail égal, salaire égal, ne coïncide pas encore avec la réalité –, de ne pas bénéficier des mêmes possibilités de formation ni des mêmes réseaux relationnels. Dans le monde de l’architecture, des mécanismes discriminatoires compliqueraient par ailleurs la tâche de celles qui souhaitent percer et se révéler.

15 Une recherche montre que, dans les jugements portés sur les projets présentés par les étudiants, les membres féminins des jurys sont semble-t-il systématiquement moins sollicités que leurs confrères masculins et qu’on attache moins d’importance à leurs avis (« No academic matter… », 1980). À notre connaissance, cette recherche n’a pas été répétée de façon suivie ; aussi est-il difficile de dire avec certitude si cet état de fait perdure. Quoi qu’il en soit, il est certain que le sexisme entre en ligne de compte dans l’enseignement de l’architecture. Il arrive par exemple que l’on sollicite des étudiantes plutôt en fonction de leur apparence que de la qualité de leurs projets (BLOOMER, 1996). Toutefois, il est difficile d’évaluer la mesure dans laquelle ces pratiques discriminatoires influent véritablement sur les comportements.

16 On relève en outre une tendance généralisée consistant à déconseiller aux femmes de choisir le métier « difficile » d’architecte, l’incongruité qu’il y a pour elles à se rendre

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sur un chantier étant à chaque fois soulignée – une femme ne serait pas en mesure de contrôler un groupe d’ouvriers du bâtiment, ce serait un métier trop dangereux, etc. Pour compenser, on leur propose de se diriger vers la décoration intérieure ou l’art du textile. À ce titre, la politique du Bauhaus, la célèbre école qui fut plus ou moins La Mecque de l’avant-garde de 1919 à 1933 en Allemagne, est caractéristique. Dans le manifeste du Bauhaus, Walter Gropius mentionne explicitement que toute personne, quel que soit son âge ou son sexe, est admise à entrer au Bauhaus. Si un certain nombre de jeunes femmes intégrèrent en effet cette école, on les redirigea en réalité systématiquement vers la section tissu ou la classe de céramique. La classe de peinture et la section architecture – bien plus cotées et objectifs réels des étudiants – étaient réservées à ceux de sexe masculin (BAUMHOFF, 1997). Aujourd’hui, ce genre de pratiques est sans doute moins prononcé. Malgré tout, bien des étudiantes assurent encore qu’on leur déconseille de suivre une formation d’architecte.

17 Autre phénomène auquel on assiste : l’invisibilité dont on entoure les femmes architectes. Une agence d’architecture comprenant des membres des deux sexes est souvent représentée par un homme. Il n’est pas rare que les femmes qui travaillent avec des hommes en tant que designer ou auteur d’un projet voient leur nom disparaître quand cette collaboration est évoquée dans une conversation ou dans un texte (SCOTT-BROWN, 1989).

18 De même, dans le canon de l’histoire de l’architecture, on ne met guère en avant les femmes, une situation comparable à l’absence relative de femmes dans l’histoire de l’art (CHADWICK, 1990). Pour remédier à cette situation, on a, dès les années 1970, déployé toute une panoplie d’initiatives afin de reconnaître le travail des femmes et leur présence dans le monde architectural et urbanistique. Une grande impulsion a été donnée en ce sens par l’exposition-publication d’envergure : Women in American Architecture: A Historic and Contemporary Perspective ( TORRE, 1977), initiative qui exerça une réelle influence dans bien des pays. Auparavant, on avait assisté à des tentatives de réécriture de l’histoire de l’architecture sous un angle féministe. Par exemple, From Tipi to Skyscraper. A History of Women in Architecture recherchait les traces de l’implication des femmes dans l’architecture américaine en se focalisant sur le rôle de la femme dans les cultures indiennes, sur la culture de la domesticity au XIXe siècle et sur la présence continue d’étudiantes dans les écoles d’architecture depuis une époque reculée (COLE, 1973).

Considérations issues de la pensée différencialiste

19 Au sein du mouvement féministe, la pensée égalitariste a suscité une réaction en partant de l’idée que si les femmes sont effectivement les égales des hommes, elles n’en sont pas moins différentes. Dans cette approche, on pose que les femmes n’ont pas à se conformer aux modèles masculins de pouvoir ; elles doivent au contraire affirmer leur propre singularité et élaborer une pratique se distinguant fondamentalement de celle des hommes. Dans la théorie architecturale, cette pensée différencialiste s’est surtout manifestée en tant que mouvement mettant l’accent sur la différence entre formes masculines et formes féminines, ou encore entre approche masculine et approche féminine de l’architecture. De fait, on ne peut nier que cette pensée soit marquée par une tendance à l’essentialisme – comme si la « féminité » se rapportait à une sorte d’essence inaliénable, indépendante des variables historiques et culturelles.

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20 Ainsi relève-t-on le plaidoyer de Mimi Lobell qui rompt une lance pour une architecture féminine, laquelle, par son langage des formes, se rattacherait aux traditions originelles archétypiques de cultures matriarcales. Au lieu de faire débuter l’histoire de l’architecture avec les civilisations égyptienne et grecque, il conviendrait de remonter jusqu’à l’héritage des cultures préhistoriques, paléolithique et néolithique. Dans celles-ci, l’architecture se fondait sur un langage féminin des formes, la forme primitive essentielle étant la « grotte-utérus » (LOBELL, 1989, p. 143). Il en reste des traces, entre autres dans des structures mégalithiques telles que les cercles de pierre, les dolmens et les temples de la période 4 000-2 500 avant J.-C., ou encore dans des grottes sacrées telle celle de Lascaux. Selon Lobell, il faut à tout prix rendre accessible cet héritage aux architectes ; il pourrait permettre d’accéder à un vécu féminin ouvrant sur une renaissance spirituelle. Cette conception ne peut toutefois guère recueillir de suffrages : elle résulte en effet d’un rapprochement univoque et simpliste entre des formes architecturales et des modèles de genre ancrés dans une culture donnée – comme s’il suffisait à notre société de limiter le nombre de gratte-ciel et de construire des structures s’inspirant plus des grottes pour devenir plus favorable aux femmes !

21 Une version moins radicale de ce courant de pensée part de cette même distinction entre formes « masculines » et formes « féminines » dans l’architecture : elle oppose les structures et les caractéristiques formelles phalliques – tour, gratte-ciel, le vertical, le rectiligne, l’ordonné – aux espaces et aux caractéristiques « utérins » – grotte, salle, formes organiques, l’englobant, l’accueillant. Elle considère cette distinction comme facteur de créativité, une inspiration qui se reflète dans une diversité de styles et de périodes architecturaux (FEUERSTEIN, 1997).

22 Quelques auteurs développent un point de vue plus fructueux en critiquant, à partir de valeurs « féminines », la pratique « masculine » de l’architecture. Éviter de confondre pratique « masculine » et pratique « des hommes » permet d’interpréter avec plus de nuance la réalité sociale. La pratique « masculine » en question – à laquelle il arrive aussi à des femmes de se livrer –, qui met uniquement l’accent sur des éléments rationnels, économiques, fonctionnels ou encore relevant du contrôle, de la compétence et du prestige, laisse dans l’ombre des valeurs telles que l’attention portée aux proches, la chaleur ou l’émotivité. Jos Boys critique la rationalité « masculine » dominante dans l’approche architecturale courante. D’après elle, cette rationalité se fonde sur l’idée selon laquelle le bâtiment est (ou doit être) un reflet transparent, manifeste et objectif de la réalité sociale, l’architecte étant celui qui transcrit ces valeurs dans le design du bâtiment construit. Or, J. Boys est d’avis qu’une telle idée est trompeuse, car elle met l’architecte dans la position d’un spectateur tout à fait neutre et objectif alors qu’il est en réalité un acteur social intéressé ; qui plus est, elle ne tient aucun compte de l’opacité effective de l’objet architectural qui apparaît plutôt comme le signifiant instable et changeant de revendications territoriales et de significations sociales impossibles à définir de façon univoque (BOYS, 1996).

23 À partir d’une conscience de genre, d’autres auteurs cherchent des formules de substitution à cette architecture des lignes droites et des séparations strictes, laquelle favorise l’objectivité et le contrôle sur les choses au détriment de l’implication de la personne et de l’attention portée aux autres. Selon eux, il conviendrait d’élaborer une pratique basée sur le respect de la Terre, la participation des personnes directement concernées, une approche du monde globalisante, la flexibilité et l’attention aux autres (FRANCK, 1989). Une telle architecture serait plus douce et plus ronde, beaucoup plus

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réceptive aussi aux souhaits et désirs des personnes intéressées. Elle reposerait sur une approche bien différente du site, celui-ci n’étant plus considéré comme un « vide devant être rempli », mais comme une source d’inspiration susceptible de diverses interprétations. Au lieu d’approcher le site selon une logique visant à tout contrôler et en tant qu’objet ou figure statique, on le regarderait comme une condition singulière présentant un champ de forces que le concepteur ne saurait dominer entièrement et avec lequel il lui faudrait engager une négociation (KAHN, 1996).

24 Ces plaidoyers en faveur d’une approche plus « féminine » de l’architecture ont révélé des points de vue très intéressants, en associant par exemple pensée féministe et progressisme sociopolitique (WEISMAN, 1992), pensée féministe et développement durable (HERMANUZ, 1996 ; SUTTON, 1996) ou encore pensée féministe et sensualité, le vécu corporel étant alors pris comme base du design (BLOOMER, 1996 ; FAUSCH, 1996). La traduction dans les faits de ces diverses approches a toutefois montré que la volonté d’ouvrir la discipline architectonique aux femmes et à la féminité comporte des aspects paradoxaux. En effet, on se trouve face à un dilemme inhérent à cette aspiration elle- même : les femmes architectes doivent-elles chercher à réussir dans leur profession à la manière de leurs confrères masculins ? ou doivent-elles refuser les structures existantes de l’architecture envisagée comme institution et chercher à les changer ?

25 Sharon Sutton exprime ce paradoxe de façon très précise : « La pédagogie féministe réclame qu’on s’efforce d’atteindre l’excellence professionnelle telle qu’elle est définie par la culture dominante tout en cherchant à servir les intérêts de celles et ceux qui ont été marginalisés par cette même structure de pouvoir. Cela suppose que nous nous autorisions ce privilège intellectuel et qu’en même temps, nous le critiquions. Cela suppose que nous nous battions contre l’oppression tout en reconnaissant notre propre complicité – bien que non intentionnelle – dans la perpétuation d’une injustice du fait de notre participation à ce processus de légitimation » (SUTTON, 1996, p. 292).

26 Ce paradoxe se manifeste jour après jour dans la pratique de l’architecture féminine. Au sein de la culture dominante, on mesure par exemple le succès d’un architecte à ses commandes ne portant pas sur la construction de simples logements. La critique féministe va pour sa part souligner le caractère inique de la hiérarchie qui accorde plus d’importance aux bâtiments publics qu’aux autres. Doit-on, en tant que femme, s’échapper du cocon que sont la construction d’immeubles d’habitation et les commandes de modeste dimension ? Dans la culture dominante, la répartition des commandes se fait pour une part en fonction des réseaux d’influence qui se constituent lors de réceptions, de vernissages, de réunions de commissions, etc. Bien des femmes ont tendance à se montrer critiques à l’égard de ces formes « impropres » de sélection reposant sur les relations. En niant ces réseaux, elles risquent toutefois de se mettre hors jeu. Par ailleurs, au sein de la culture dominante, l’effet de « starisation » joue un très grand rôle : une œuvre architecturale n’est pas regardée comme le résultat d’un effort collectif, on l’attribue au créateur le plus célèbre parmi les membres d’une équipe donnée – par exemple, dans le cas de l’OMA, Office for Metropolitan Architecture, on met tout au crédit de Rem Koolhaas. Beaucoup de femmes soulignent l’importance du travail en équipe ; comme elles se considèrent plus comme des membres d’un groupe que comme des « stars », il y a bien peu de chance qu’on les identifie un jour avec l’une de ces dernières.

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Le parallélisme entre architecture et genre

27 La pensée déconstructiviste représente le dernier courant qui se focalise sur le genre dans les publications traitant de théorie architecturale ; c’est actuellement le plus important des trois. À la base, on relève l’idée suivante : l’architecture n’est en rien une toile de fond neutre par rapport aux pratiques sociales discriminatoires, elle fait en réalité partie de l’appareil culturel qui établit et maintient des différenciations de genre. Le genre est pour ainsi dire « inscrit dans l’espace ». Les articulations architecturales sont à la base de différenciations de genre alors que les hiérarchies de genre sont à la base de l’architecture. Les deux champs ne sont en rien des données « naturelles » ; ils sont le résultat de dispositifs de signification. Le déconstructivisme tente de décortiquer ces constructions de manière à montrer leur caractère relatif et temporaire. Il propose de la sorte une critique fondamentale des tendances essentialistes de certains penseurs différencialistes.

28 Bien des idées soulevées par le déconstructivisme avaient d’ailleurs été formulées de façon embryonnaire dans les publications apparues dans le paradigme de la pensée égalitariste. La grande différence entre ces deux approches réside dans le fait que la première met plutôt l’accent sur la généalogie et l’analyse des dispositifs de signification que sur leur portée oppressive. Alors que la pensée égalitariste, réagissant sans attendre aux discriminations qu’elle observe, formule des stratégies activistes en faveur de l’émancipation, le déconstructivisme, de son côté, ne reconnaît pas aussi directement le rapport entre analyse et action. Il faut dire qu’une analyse attentive de la hiérarchie et de la différenciation de genre met en lumière un réseau cohérent très subtil de significations, aux ramifications sans nombre ayant une influence imperceptible, indirecte – et néanmoins profonde – sur les modèles sociaux. L’action indirecte qu’exercent ces dispositifs de signification, rarement univoques, rarement stables, fait que la formulation de « contre-stratégies » ne va pas de soi.

29 Dans l’anthropologie, on relève un grand nombre d’exemples de maisons – dans les villages ou en ville – dont on distingue strictement les espaces à connotation « masculine » des espaces à connotation « féminine », leur accès étant réglé de façon différente en fonction du sexe de la personne. En Kabylie par exemple, la maison berbère est traditionnellement construite selon un schéma qui prévoit une telle séparation, tant spatiale que symbolique, entre le domaine réservé aux femmes et celui réservé aux hommes. La maison est divisée en deux, sa partie basse, la plus sombre, celle aussi où se tiennent les animaux, entretient un rapport avec la partie haute, plus claire, de la même manière que le féminin est en rapport avec le masculin. Dans le même temps, cette maison est regardée comme le domaine de la femme tandis que l’homme relève pour sa part du domaine public situé hors d’elle. Interprétant cette séparation à partir du filtre égalitariste, D. Spain la considère comme discriminatoire et oppressive (SPAIN, 1992, p. 43). D’autres auteurs préfèrent mettre l’accent sur la complémentarité des deux sphères, complémentarité donnant lieu à un riche jeu d’analogies qui sature les lieux de significations symboliques. Qui plus est, cette articulation des espaces implique pour chaque sexe des lignes de conduite particulières ; de ce fait, elles entrent dans l’élaboration des identités de genre (LOECKX, 1998).

30 Dans la culture occidentale, on parle pareillement d’une distinction entre espaces à connotation « masculine » et espaces à connotation « féminine », même si les règles

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sont en l’espèce bien plus lâches que dans les exemples ethnographiques. C’est dans l’Angleterre du XIXe siècle, dans l’idéologie victorienne des « sphères séparées » (WOLFF, 1990) que la différenciation de genre est la plus affirmée. Cette idéologie bourgeoise considère l’ordre « naturel » comme une donnée des plus évidentes : les hommes sont très différents des femmes, chacun a sa propre nature et fonctionne en conséquence de façon particulière. Il revient aux hommes de conquérir le monde et de défendre leurs proches ; quant aux femmes, il est de leur devoir de fonder un foyer où l’homme, une fois sa journée de travail terminée, peut trouver calme et repos. John Ruskin – un auteur qui a exercé une grande influence dans les milieux de l’architecture – a formulé les choses ainsi : « Le pouvoir de l’homme consiste à agir, à aller de l’avant, à protéger. Il est essentiellement l’être d’action, de progrès, le créateur, le découvreur, le défenseur. […] Mais la puissance de la femme est de régner, non de combattre, et son intelligence n’est ni inventive ni créatrice, mais tout entière d’aimable ordonnance, d’arrangement et de décision. […] L’homme, dans son rude labeur en plein monde, trouve sur son chemin les périls et les épreuves de toute sorte […]. Mais il garde la femme de tout cela. Au dedans de sa maison qu’elle gouverne […], il n’y a pas de raison qu’entre ni danger, ni tentation, ni cause d’erreur ou de faute. En ceci consiste essentiellement le foyer qui est le lieu de la paix… » (RUSKIN, [1865] 1906, p. 188-189)2.

31 Cette idéologie se matérialisa spatialement dans les demeures cossues de la bourgeoisie et de la haute société londoniennes qui, suivant un modèle donné, prévoyaient une séparation entre pièces prévues pour les femmes et celles réservées aux hommes (OLSEN, 1986, p. 137-152). Le domaine de l’homme se trouvait en général au rez-de- chaussée, à proximité de l’espace public ; il abritait une bibliothèque, un fumoir, une chambre de billard, une chambre à coucher et une garde-robe. Quant à la femme, elle disposait, au premier étage, d’un salon, d’un boudoir et d’une chambre à coucher. Les pièces « masculines » et « féminines » étaient aménagées selon des codes différents : sobriété mariée au luxe, bois sombres et abondance de cuirs pour les hommes ; plus de luminosité et de frivolité, motifs fleuris et dentelles décoratives pour les espaces féminins. À Paris, la séparation entre pièces réservées aux dames et celles réservées aux hommes était moins marquée (OLSEN, 1986, p. 152-166), mais c’est bien à la femme que la culture bourgeoise française conférait expressément la responsabilité d’aménager au mieux l’intérieur. Ainsi, c’est elle qui, avec goût et en tenant compte des impératifs économiques, meublait et agrémentait l’habitation de son mari pour que celle-ci soit un témoignage de la réussite sociale de ce dernier (SCHOONJANS, 1997).

32 Bien que l’on considère cette idéologie comme dépassée à de nombreux points de vue, son influence est encore tangible, entre autres parce qu’elle s’est prolongée dans le réformisme. Le mouvement réformiste qui, à partir de la charnière des XIXe et XXe siècles, changea en profondeur l’habitat de la classe ouvrière imposa en effet des normes bourgeoises, canonisant par là les rôles de genre – l’homme gagne l’argent du ménage, la femme est responsable de la maison (STAHL, 1982 ; PARAVICINI, 1990). Or, il existait d’autres modèles, plus propres à favoriser l’émancipation. Ainsi, aux États-Unis, on avait tenté certaines expériences en communautés d’habitation ; en Allemagne, on trouvait l’Einküchenhaus, un immeuble collectif dont les équipements situés au centre étaient partagés par les habitants ; quant à la Russie, elle avait la Dom Kommuna idéale ; toutefois, aucun de ces modèles n’a atteint le statut de norme. De ce fait, le modèle d’habitat bourgeois, historiquement très lié à l’idéologie des sphères séparées, demeure sur bien des points le plus influent de tous.

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33 Cela dit, l’analyse la plus radicale de l’interaction entre architecture et identités de genre remonte plus haut dans le temps. En se fondant sur une lecture déconstructiviste des écrits de Xénophon (Ve siècle avant J.-C.) et d’Alberti ( XVe siècle), Mark Wigley estime qu’il faut chercher l’origine de l’architecture en tant que discipline universitaire dans la nécessité de la domestication de la sexualité féminine. Dans la société patriarcale, la maison forme la matérialisation de la continuité patrilinéaire : une femme entre dans la maison en tant qu’épouse, maison qui porte le nom de son mari. Si cette épouse devient la maîtresse de maison, elle devient aussi en quelque sorte prisonnière des lieux puisque les murs limitent son champ d’action au domaine privé, celui où elle ne peut être tentée d’avoir la moindre relation sexuelle avec un tiers. Envisagée sous cet angle, la maison constitue donc pour l’époux la garantie que les enfants de sa femme sont bien les siens (WIGLEY, 1997).

34 Les différenciations de genre que l’architecture, en tant que réalité tridimensionnelle, impose et maintient, se trouvent confortées par les discours. Dans l’introduction du texte évoqué à l’instant, M. Wigley avance à ce sujet le diagnostic suivant : « On relève à tous les niveaux du discours architectonique une production active de différences liées au sexe : dans ses rituels de légitimation, ses pratiques de nomination, ses systèmes de classification, ses techniques d’exposé, ses images publicitaires, la formation de son canon, la répartition du travail, les bibliographies, les façons conventionnelles de dessiner, les conventions juridiques, les structures salariales, les pratiques en matière de publication, la langue, l’éthique professionnelle, les protocoles rédactionnels, les financements des projets, etc. À tout propos, il est possible de poser le doigt sur la complicité tant de la soumission culturelle généralisée du ‘féminin’ que de la soumission spécifique de certaines ‘femmes’, ce qui se produit parfois explicitement, mais le plus souvent par le moyen de mécanismes sociaux cachés faisant perdurer des préjugés qui ne souffrent pas d’être explicitement énoncés » (WIGLEY, 1997, p. 172)3.

35 Leslie Kanes Weisman ouvre son livre Discrimination by Design sur un chapitre traitant du « système de caste spatial », dans lequel elle souligne les aspects hiérarchiques implicitement présents dans les pratiques langagières qui se réfèrent aux relations dans l’espace. Point de départ important de cette réflexion : c’est à partir de notre schéma corporel que se fait notre perception de l’espace ; nous percevons l’espace par le mode de la subdivision : devant – derrière, à droite – à gauche, en haut – en bas. Or, cette organisation n’est pas neutre, elle est au contraire hiérarchique, car devant, à droite et en haut sont clairement des termes exprimant une préférence. Cette hiérarchie est marquée du point de vue des genres : le devant – par exemple la façade d’une maison – constitue en effet le côté public alors que l’arrière représente l’aspect privé ; « le haut », on l’associe à l’intellect – et donc à la masculinité ; « le bas », à la corporéité – et donc à la femme. Ces schémas, que l’on repère selon l’auteur d’une culture à l’autre (WEISMAN, 1992, p. 11), exercent une grande influence. Ancrés dans la langue, ils influent sur notre perception de la réalité sociale sans que nous en ayons toujours conscience. Il est possible de relever nombre de métaphores relatives à l’espace dans lesquelles un soupçon de hiérarchie joue un rôle : une « haute » position, une vue « large » sur les choses, une orientation « de gauche », le « plafond de verre ».

36 Le positionnement en retrait du féminin ressort aussi de la façon toute naturelle dont, par exemple, H. P. Berlage opère en 1911 une différence entre « le beau » et « le sublime », le beau se confondant avec la beauté féminine et le sublime avec la beauté masculine (BERLAGE, [1911] 2001). Selon l’architecte hollandais, le sublime exige une

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dynamique spirituelle, un renoncement et une conscience libre. On le reconnaît à la réalisation du principe architectural qui s’en tient à la pure construction, tandis que les styles qui renient celui-ci – la Renaissance et les styles éclectiques se fondant sur elle – retombent dans l’assoupissement, dans un art décadent. L’architecture moderne, qui tend au fonctionnel, se fonde sur la nécessité et l’absence de prétention. De ce fait, selon Berlage, on peut « s’attendre à voir apparaître à l’avenir un grand style, un style beau, mais qui sera aussi à même d’être sublime » (BERLAGE, [1911] 2001) – une affirmation qui lui permet de bien différencier l’architecture moderne de l’arbitraire et de la superficialité d’un beau féminin pour mieux la relier au principe masculin et supérieur du sublime.

37 L’ensemble des métaphores ancrées dans le discours sur l’architecture exerce à n’en pas douter une forte influence, y compris sur notre perception du personnage de l’architecte. Le fait que sa muse est de sexe féminin n’est pas sans conséquence. En 1996, Francesca Hugues soulignait que l’image traditionnelle qui veut que le projet architectural provienne de l’interaction créative et quasi érotique entre l’architecte et sa muse, définit implicitement le premier comme un homme. Cette métaphore continue sans doute d’exercer une influence déterminante, sans que nous le voulions et malgré le fait que le discours prônant un accès égal à la profession, quel que soit le sexe, est aujourd’hui partout répandu.

38 Les mécanismes d’exclusion interviennent aussi à d’autres niveaux, par exemple celui de l’interprétation du concept « architecture ». Si l’on considère les XIXe et XXe siècles, on relève la trace d’une suite de divergences de vue pour le moins intéressantes qui se traduisirent à chaque fois – certes par le moyen d’arguments toujours renouvelés – par un renvoi du « féminin » et des « femmes » à un second rôle. À partir de 1850, de nombreuses femmes ont par exemple écrit sur des sujets ayant trait à l’habitat et au foyer. Aux États-Unis, Catherine Beecher faisait autorité en matière de rationalisation du ménage et de la vie de famille, tandis qu’Edith Wharton et Mariana Van Rensselaer ont consacré bien des pages à l’aménagement intérieur, l’art et l’architecture. Peu à peu, les femmes ont élargi leurs compétences jusqu’à s’intéresser à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme ; toutefois, pour ce qui touche au discours sur l’architecture, on refusa pendant une longue période de les regarder comme des critiques et des consœurs à part entière. Ainsi que Diane Favro le démontre, les femmes se sont dans un certain sens exclues elles-mêmes du domaine de l’architecture en se focalisant dans leurs écrits sur des thèmes comme l’économie et l’efficacité dans la gestion du foyer, la santé, ou encore les réformes morales et sociales. Or, à la fin du XIXe siècle, ces thèmes n’étaient pas du tout au goût du jour dans le discours portant sur l’architecture, celui-ci se souciant en premier lieu de légitimer l’architecture en tant que forme artistique autonome (FAVRO, 1996). Ce discours était dominé par des hommes qui se montraient ouvertement hostiles à la culture populaire ainsi qu’aux soucis terre à terre de la vie quotidienne. Voici environ un siècle, la hiérarchie entre culture « noble » et culture « populaire » était donc explicitement marquée du point de vue du genre.

39 Le début du XXe siècle vit l’apparition d’une architecture moderne. Celle-ci se proposa d’être une tentative de repenser le concept « architecture » en partant de notions telles que la rationalité, la fonctionnalité, l’économie et les réformes sociales – et non plus donc à partir de considérations purement esthétiques (HEYNEN, 1999). Ce sont ces mêmes thèmes que des femmes abordaient alors avec verve et, malgré les changements auxquels on assista dans les idéaux préconisés en architecture, rien n’évolua dans la

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hiérarchie des valeurs masculines et féminines ni dans celle entre auteurs masculins et auteurs féminins. De subtils mécanismes s’établirent qui gommèrent la généalogie des idées et des convictions que les premiers modernistes partageaient avec des réformistes et des féministes (MCLEOD, 1994 ; WIGLEY, 1995). Les apologistes du Mouvement moderne ne firent aucun cas de ces points communs, ce dernier courant préférant soit souligner les lignes d’évolution masculines – Nikolaus Pevsner et son Pioneers of Modern Design ( PEVSNER, [1936] 1949) – soit les propriétés abstraites de la nouvelle architecture conformes au Zeitgeist – Sigfried Giedion et son Space, Time and Architecture (GIEDION, 1941). Les tentatives originelles de comprendre l’architecture comme un art social, visant à ouvrir son champ et à ne plus la confiner aux édifices publics ou monumentaux, furent plus ou moins abandonnées par ce même courant en vue de resituer l’architecture en tant que pratique artistique supérieure bien distincte de la construction de bâtiments ordinaires (HEYNEN, 2000). Ainsi conjura-t-on le « danger » d’une féminisation de la culture « noble » causée par une propagation des idées issues de la culture « populaire ».

40 Dans les années 1980-1990, on a assisté à un épisode plus récent de cette histoire. Les personnages principaux étaient cette fois les auteurs et les architectes stars régnant sur le discours architectural par le biais d’opinions théoriques inspirées d’auteurs poststructuralistes tels Foucault et Derrida. Dans un article intitulé « Everyday and ‘Other’ Spaces », Mary McLeod critique cette soi-disant « néoavant-garde » qui flirte avec des notions poststructuralistes comme « l’altérité » ou « l’autre » tout en omettant de prêter attention aux espaces les plus explicitement « autres » qui existent : ceux du quotidien, les endroits où les femmes, les enfants et les vieilles personnes passent le plus clair de leur temps. « Aux États-Unis, nous dit-elle, l’accent mis sur la transgression dans les cercles de l’architecture contemporaine semble avoir contribué à créer une atmosphère lourde de machisme et d’agressivité néoavant-gardiste. Le langage théorique de la théorie déconstructiviste est violent et tranchant ; le milieu des architectes est fermé – pareil en cela à un club de gamins » (MCLEOD, 1996, p. 11)4. Une fois de plus, l’architecture se voit confirmée dans son statut de pratique supérieure qui se distingue du quotidien et du banal. La conséquence de cela – ou le pendant de cette opération –, c’est que les voix des femmes se trouvent marginalisées, sous-estimées et même parfois ridiculisées.

41 Les nombreuses publications et initiatives qui ont vu le jour autour de thèmes ayant trait à l’architecture et au genre ont permis d’accroître la sensibilisation au sujet de l’influence implicite et explicite des modèles de genre. Il serait toutefois exagéré d’affirmer que l’emploi de ces modèles – non envisagé en tant que problématique – a entièrement disparu de la théorie architecturale. L’influence des vieilles traditions et habitudes demeure en effet très visible et très présente ; les enseignants et les chercheurs sont loin de tous tenir compte des publications récentes dans le domaine. De ce fait, on risque de considérer à terme « l’architecture et le genre » comme une spécialisation qui n’intéresserait que les chercheurs concernés, et les points de vue pertinents ne passeraient dès lors plus dans le discours général sur l’architecture. Bien entendu, il convient d’éviter une telle tendance qui accroîtrait, au lieu de la combattre, la cécité vis-à-vis du genre.

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42 Toutefois, on ne relève pas uniquement des signes négatifs. La quantité de publications de diverses provenances – pensée égalitariste, pensée différencialiste et pensée déconstructiviste – qui montrent que les modèles de genre exercent une influence incontestable, a malgré tout favorisé une large diffusion d’une conscience de genre dans le discours sur l’architecture. Cette conscience se traduit surtout, et en premier lieu, dans les formes du politiquement correct : ainsi, on va par exemple éviter d’organiser une journée d’études en ne retenant que des intervenants masculins. Il s’agit là d’une première étape. La suivante pourrait permettre à la théorisation d’inspiration féministe, reconnue aujourd’hui comme une partie intégrante appréciée du champ hétérogène de la théorie architecturale, d’avoir un impact durable et significatif sur le discours et la pratique des architectes et des urbanistes.

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NOTES

1. « Openbare ruimte is tot nu toe vanzelfsprekend als een mannensfeer onderzocht, maar niet als zodanig geproblematiseerd. Ook de openbare sfeer is ‘doordrenkt’ van machts- en arbeidsrelaties tussen de seksen. Als gevolg hiervan is de toegang van vrouwen tot de openbare ruimte problematisch. Op het terrein van wonen, bouwen en ruimtelijke ordening wordt bij onderzoek en plannen van bijvoorbeeld werkgelegenheidslocaties, woon-werkverbindingen geen rekening gehouden met belangen van vrouwen (…) » (VAN SCHENDELEN, VEHMEYER, VERLOO, 1982, p. 21). 2. « The man’s power is active, progressive, defensive. He is eminently the doer, the createor, the discoverer, the defender (…). But the woman’s power is for rule, not for battle, - and her intellect is not for invention or creation, but for sweet ordering, arrangement and decision. (…) The man, in his rough work in open world, must encounter all peril and trial ; (…) But he guards the woman from all this ; within his house, as ruled by her (…) need enter no danger, no temptation, no cause of error or offense. This is the true nature of home – it is the place of Peace » (RUSKIN, [1865] 1906, p. 27). 3. « De actieve productie van geslachtsverschillen kan op elk niveau van het architectuurvertoog worden aangetroffen: in zijn legitimatierituelen, aanstellingspraktijken, classificatiesystemen, voordrachttechnieken, publiciteitsbeelden, canonvorming, arbeidsdeling, bibliografieën, ontwerpconventies, wettelijke codes, salarisstructuren, publicatiepraktijken, taal, beroepsethiek, redactieprotocollen, project credits, enzovoort. Overal kan de vinger gelegd worden op de medeplichtigheid zowel aan de algemene culturele onderschikking van het ‘vrouwelijke’, als aan de specifieke onderschikking van bepaalde ‘vrouwen’, wat soms expliciet gebeurt maar meestal door middel van verborgen sociale mechanismen, die vooroordelen in stand houden die openlijke formuleringen niet dulden » (WIGLEY, 1997, p. 28). 4. « The focus on transgression in contemporary architecture circles seems to have contributed to a whole atmosphere of machismo and neo-avant-garde aggression. The theoretical language of deconstructivist theory is violent and sharp; the architecture milieu is exclusive – like a boy’s club » (MCLEOD, 1996, p. 30).

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RÉSUMÉS

Les dernières décennies ont vu croître le nombre de publications consacrées aux croisements entre genre et architecture. Cet article passe en revue une partie importante de ces contributions à l’histoire et la théorie architecturale. Il classe ces publications selon une typologie se fondant sur différents paradigmes qui ont marqué les gender et women studies. Il opère également une distinction entre les points de vue qui se concentrent sur la construction du genre et son inscription dans l’environnement du bâti, et ceux qui se focalisent sur la discrimination sexuelle repérée au sein des institutions d’architecture.

The last decades have seen an increasing number of publications devoted to the interconnections between gender and architecture. This article reviews a large amount of such contributions to architectural history and theory. It categorizes these publications according to a typology based upon consecutive paradigms within women and gender studies. It also differentiates between arguments focusing on gender constructions that are inscribed in the built environment and those focusing on gender discriminations within architectural institutions.

Die letzten Jahrzehnte haben eine wachsende Zahl an Veröffentlichungen zur Verbindung zwischen Gender und Architektur hervorgebracht. Dieser Artikel rekapituliert einen wichtigen Teil dieser Beiträge zur Architekturgeschichte und –theorie. Er unterscheidet die Publikationen nach Typen, die sich aus den verschiedenen Paradigmen der Gender und Women Studies ergeben. Der Artikel nimmt ebenfalls eine Unterscheidung innerhalb der Standpunkte vor, indem er die Geschlechterkonstruktion und ihre Prägung innerhalb eines Baus von den in Architekturinstitutionen festgestellten Fällen sexueller Diskriminierung abgrenzt.

Negli ultimi dieci anni è cresciuto il numero di pubblicazioni dedicate alle relazioni fra gender e architettura. Questo articolo passa in rassegna una parte importante dei contributi dedicati alla storia e alla teoria architettonica. Esso classifica le pubblicazioni secondo una tipologia fondata sui diversi paradigmi che hanno caratterizzato i gender e i women studies. Esso opera inoltre una distinzione fra i punti di vista che si concentrano sulla costruzione del genere e sulla sua iscrizione nell’ambiente costruito, e quelli che mettono a fuoco la discriminazione sessuale individuata in seno alle istituzioni d’architettura.

Las últimas décadas vieron crecer el número de publicaciones dedicadas a los cruces entre gender y arquitectura. Este artículo examina una parte importante de estas contribuciones a la historia y la teoría arquitectónica. Clasifica estas publicaciones según una tipología basada en distintos paradigmas que han marcado los gender y women studies. También opera una distinción entre las opiniones que se concentran en la construcción del género y su inscripción en el medio ambiente del armazón, y los que se concentran sobre la discriminación sexual situada en las instituciones de arquitectura.

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INDEX

Mots-clés : théorie architecturale, masculinité, féminité, ordres, espace, planification, pensée égalitariste, femmes architectes, sexisme, enseignement, hiérarchies de genre, art social, architecture Index géographique : États-Unis, Europe Keywords : architectural theory, masculinity, feminity, orders, space, planning, egalitarian thought, women architects, sexism, teaching, gender hierarchy, social art Index chronologique : 1900

AUTEURS

HILDE HEYNEN Professeur de théorie de l’architecture à la Katholieke Universiteit Leuven et chercheuse au Radcliffe Institute (2007-2008). Elle est l’auteur d’Architecture and Modernity. A Critique (Cambridge [Mass.]/Londres, 1999) et coresponsable scientifique avec Gülsüm Baydar de Negotiating Domesticity: Spatial Productions of Gender in Modern Architecture (New York/Londres, 2005).

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Actualité

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Histoire de l’art en France et gender studies : un mariage contre nature ?

Anne Creissels et Giovanna Zapperi

1 Dresser une cartographie des gender studies dans l’histoire de l’art en France : l’entreprise n’est-elle pas désespérée ? Par rapport à d’autres pays européens, les universités françaises sont en effet particulièrement réfractaires à l’introduction de cette méthode au sein de leurs départements. Si des disciplines comme l’histoire, les sciences sociales ou les études littéraires semblent plus perméables à cette approche, l’histoire de l’art s’y est en revanche très peu intéressée. Les gender studies n’ont d’ailleurs pas spécifiquement à voir avec l’art. Pourtant, la transdisciplinarité qui les caractérise a fortement contribué au renouvellement de la discipline non seulement outre-Atlantique, mais aussi en Grande-Bretagne et en Allemagne. Quelles sont alors les raisons de ce manque d’intérêt, sinon de ce refus manifeste à l’égard d’une approche susceptible de remettre en question la discipline et sa méthode ?

2 De manière générale, en France, les gender studies apparaissent comme un produit importé des États-Unis, et cette perception joue sans doute un rôle important dans la méfiance qu’elles suscitent, car elles sont soupçonnées d’être a priori réductrices et partisanes. Pourtant, doit-on le rappeler, les gender studies sont en partie issues du post- structuralisme français et de l’impact de penseurs tels Foucault, Derrida et Deleuze dans différents champs des sciences humaines aux États-Unis1. Si ces auteurs ont été beaucoup lus dans les départements américains – y compris les départements d’histoire de l’art –, leur influence en France est bien moindre et se cantonne souvent au domaine de la philosophie. Par ailleurs, les gender studies, en tant qu’approches minoritaires du savoir, impliquent une critique du rationalisme et de l’universalisme républicain français, fondé sur l’idée d’un universel abstrait.

3 L’anti-féminisme qui caractérise la production et la diffusion du savoir en France, doublé d’un anti-américanisme, a donc pour effet un retard considérable dans le débat intellectuel, notamment dans son inscription au niveau international. Pour preuve, le manque de traductions d’ouvrages essentiels, ou leur diffusion tardive, comme Gender Trouble, de Judith Butler, traduit quinze ans après sa sortie aux États-Unis2. De plus, les

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ouvrages en langues étrangères sont peu lus en France, marque d’une forme d’autosuffisance et d’un repli certain.

4 Comment la France, pays des droits de l’homme et d’un féminisme actif dans les années 1970, a-t-elle pu devenir à ce point fermée aux questionnements sur le genre ? Un retour sur les enjeux et controverses du féminisme est sans doute nécessaire pour définir le fond théorique sur lequel viennent s’inscrire, pour ne pas dire se heurter, les gender studies.

Universalisme, différencialisme et post-féminisme

5 Le féminisme a été partagé, en France, dès les années 1970, entre deux grands courants : l’un, universaliste, marqué par la figure de Simone de Beauvoir3, l’autre, différencialiste, inspiré par la psychanalyse (et le courant lacanien en particulier) dont participent les écrits de Luce Irigaray ou Antoinette Fouque4.

6 Cette opposition a été réactivée, lors du débat sur la parité, entre Élisabeth Badinter et Sylviane Agacinski. L’auteur de XY, de l’identité masculine5 défendait une position universaliste profondément anti-essentialiste, alors que Sylviane Agacinski, prenant position contre Simone de Beauvoir, insistait, dans Politique des sexes6, sur l’androcentrisme de ce prétendu universalisme et sur la nécessité de prendre en compte le fait qu’il y a deux versions de l’humain.

7 Une telle polarisation universalisme/différencialisme, menant à des positions tranchées, cristallise exemplairement la difficulté qu’il y a en France à sortir d’un système de pensée binaire et à envisager des solutions au-delà de la seule alternative unité/dualité. En effet, pour certaines féministes matérialistes, dès qu’il est question de différence, on ne peut parler que d’essentialisme7. Et, de fait, les théories de la différence sont, en France, souvent teintées de nature ou d’essence.

8 Dans les pays anglo-saxons, il est envisageable de tenir une position autre. Des auteures telles Judith Butler ou Donna Haraway témoignent de cette orientation qui participe aussi d’une réévaluation de la norme8. Mais il est vrai que chacune à sa manière manifeste le dépassement d’un strict féminisme, affirmant plus volontiers une position post-féministe. Dans le Dictionnaire critique du féminisme, Françoise Collin, à propos des théories de la différence des sexes, met justement l’accent sur la nécessité de dépasser l’opposition unité/dualité, dans une perspective postmoderne de déplacement des identités9.

9 Sans doute les gender studies entrent-elles davantage dans le cadre d’une pensée post- féministe, questionnant la masculinité au même titre que la féminité. Elles relèvent plus largement des cultural studies qui abordent également la question de la race ou la question post-coloniale. Par rapport aux gender studies, les queer studies marquent encore une étape supplémentaire dans le dépassement de la polarisation masculin/ féminin (dont le genre comme le sexe peut participer) et dans la déconstruction de l’hétérosexualité normative.

10 Féminisme, étude des rapports sociaux de sexe, gender studies, queer studies : les termes varient et les perspectives, effectivement, divergent. Les écueils, eux, demeurent : risque de spécifier, d’exclure, de réinstaurer des catégories. Bien qu’on puisse toujours percevoir les limites de toute entreprise visant à la remise en question de la norme et à la définition de la complexité des relations humaines, il faut reconnaître à ces

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approches le mérite d’œuvrer pour une dénaturalisation du rapport à l’autre, en quoi elles s’affirment comme des outils critiques d’analyse susceptibles de réévaluer les présupposés du savoir. Le questionnement sur le genre apparaît en ce sens indissociable de l’avancée des sciences humaines.

Les sciences humaines travaillées par la question du genre

11 Globalement peu populaire en France, la question du genre et des rapports sociaux de sexe est tout de même en partie intégrée par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, la sociologie ou encore la psychanalyse. Un détour par les travaux engagés dans ces domaines permet ainsi de relativiser le constat d’absence auquel on parvient très vite si l’on s’en tient à la seule histoire de l’art.

12 L’historicisation de notions telles la femme, la différence des sexes est sans doute au centre de la dénaturalisation des rapports hommes/femmes propre aux gender studies. Dans ce sens, on peut noter l’importance des travaux de Michelle Perrot qui a dirigé en collaboration avec Georges Duby L’histoire des femmes en Occident de l’Antiquité à nos jours, vaste entreprise permettant une contextualisation et la remise en question d’un « éternel féminin »10. De son côté, Geneviève Fraisse, en établissant une « histoire de la différence des sexes », pratique ce que Foucault avait désigné (concernant la sexualité) comme une « archéologie critique du savoir »11. Les ouvrages de Françoise Collin, relectures critiques des grands philosophes, permettent également de mesurer l’impact souterrain de la question de la différence des sexes dans des pans entiers du savoir12.

13 Des colloques, souvent interdisciplinaires, ont marqué des tournants dans la réflexion sur le genre en France. « Sexe et genre », organisé en 1989 par le CNRS, a souligné l’importance d’aborder la réalité en termes de rapports sociaux de sexe plutôt qu’en termes de nature, le genre ayant trait davantage à la différenciation (comme processus) qu’à la différence des sexes (comme état)13. « L’invention du naturel » en 2000, a interrogé la notion de nature dans les sciences14.

14 Les études littéraires ont aussi ouvert la voie en France à un questionnement singulier sur les liens entre le féminin, l’écriture et la créativité. Cette approche (on pense ici aux écrits d’Hélène Cixous, ou de Catherine Clément et Julia Kristeva15) manifeste explicitement une prise en compte du genre. En témoigne le Centre d’études féminines et d’études de genre(s) à Paris VIII, fondé en 1974 par Hélène Cixous, proposant un master « Genre(s), pensées de la différence, rapports de sexe » et un doctorat « Études féminines ». À Bordeaux, l’ERCIF (Équipe de recherche « Créativité et imaginaire » des femmes) poursuit depuis 1985, dans une perspective similaire, des recherches sur le féminin dans les arts et la littérature, organisant régulièrement des colloques internationaux.

15 Ce type d’approche oblige à s’interroger sur ce qui relève au sens strict des gender studies et ce qui participe, plus largement, d’un questionnement sur l’identité sexuée. Dans le domaine de la psychanalyse, l’ouvrage collectif Bisexualité et différence des sexes, paru en 1973, en confrontant théories psychanalytiques et cas cliniques (en particulier de pseudo-hermaphrodites) engage ainsi à une réflexion dense sur la question de la différence des sexes16.

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16 L’anthropologie, par définition, aborde les rapports sociaux de sexe et le genre constitue, dans cette discipline, comme en sociologie, une catégorie d’approche de première importance. Citons, entre autres, les séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales d’Éric Fassin ou encore d’Agnès Fine en anthropologie sociale et historique17.

17 Traductrice de Monique Wittig, Marie-Hélène Bourcier, sociologue, a contribué à introduire les approches gays et lesbiennes ainsi que queer, encore plus que minoritaires en France18. Elle assure à l’EHESS un séminaire intitulé « Théories et politiques queers ». À cet égard, la revue Multitudes, qui paraît depuis 2000, permet d’actualiser en France des débats activés depuis longtemps outre-Atlantique, non seulement sur le genre, le queer mais encore sur le post-colonial (encore largement ignoré).

18 Parmi les publications régulières en France relevant des gender studies, on ne peut omettre de citer Les cahiers du genre, anciennement Cahiers du GEDDISST (Groupe d’études sur la division sociale et sexuelle du travail) dont le dernier numéro « Genre, féminisme et valeur de l’art » porte sur les théorisations féministes de l’art. Paraissant depuis 1992, ils mettent l’accent sur les débats théoriques relatifs aux rapports sociaux de sexe et de pouvoir. La revue CLIO. Histoire, Femmes et Société, qui paraît quant à elle depuis 1995, est spécialisée dans l’histoire sociale des femmes et du genre, couvrant toutes les périodes de l’histoire. Concernant l’accès aux données, citons principalement la Bibliothèque féministe Marguerite Durand et le Catalogue collectif GENRE, commun aux centres de documentation Louise Labé (Lyon), Simone-SAGESSE (Toulouse) et CEDREFF (Paris).

19 Au niveau des institutions, le RING (Réseau interuniversitaire et interdisciplinaire national sur le genre), créé en 2001 à l’initiative d’un collectif d’universitaires et de différents centres de recherche19, fédère de nombreux groupes ou associations tels EFIGIES (Études féministes, genre, sexualités). La création, en 2006, de l’Institut Émilie du Châtelet (pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre) constitue, dans ce sens, un symbole fort. Cette fédération de recherche qui rassemble dix institutions20 entend « combler le retard en France en matière d’études sur les relations hommes-femmes et la contrainte de genre ».

20 Volontairement transdisciplinaire, l’Institut Émilie du Châtelet réunit des représentants de nombreux domaines (sciences, sciences sociales, sciences de l’éducation…). Mais, de manière étonnante, l’histoire de l’art en est la grande absente. En effet, si l’histoire d’une part, et les arts plastiques et arts vivants d’autre part, sont représentés, aucun(e) historien(ne) de l’art ne fait partie du comité scientifique : détail ou symptôme ?

Quid de l’histoire de l’art ?

21 Cette absence, dont les raisons sont multiples, illustre bien les difficultés que traverse l’histoire de l’art en France pour sortir d’une certaine marginalité par rapport aux autres sciences humaines – difficultés auxquelles l’INHA est notamment appelé à répondre. Traditionnellement marquée par un élitisme et un conservatisme dans le milieu des musées, et par une approche essentiellement formaliste ou historiciste, dans celui des universités, l’histoire de l’art française a été très peu perméable aux

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influences extérieures. Deux points émergent à notre sens comme étant au cœur du retard de l’histoire de l’art en France, par rapport à d’autres pays, dans l’intégration d’une approche intégrant le genre : la transdisciplinarité et la dimension politique. Il faut cependant souligner que ce retard ne concerne pas exclusivement les rapports de l’histoire de l’art avec les gender studies, mais la discipline dans son ensemble, une discipline qui, en France, apparaît particulièrement marquée par son absence de dynamisme et sa difficulté à produire des discours innovants.

22 L’approche formaliste et positiviste, ainsi que l’imposition de découpages historiques souvent bien trop rigides, empêchent l’introduction d’une dimension transdisciplinaire aussi bien que transhistorique. Il semble par conséquent tout bonnement impensable d’aborder l’art « ancien » à l’aide d’outils « contemporains » tels la psychanalyse ou les gender studies. Par ailleurs, la mode, la publicité, les arts du spectacle ou d’autres domaines inhérents à l’image, susceptibles d’ouvrir des perspectives dans l’étude des objets proprement artistiques, sont rarement intégrés aux recherches en histoire de l’art.

23 Les gender studies ne constituent pas une discipline en soi – malgré ce que l’on pourrait penser, et ce qui est souvent proposé, par l’institution même de départements portant cet intitulé – mais plutôt une méthode qui intervient de façon à la fois critique et productive, à l’intérieur des différents champs du savoir. Aborder l’histoire de l’art dans la perspective des gender studies signifie évidemment abandonner la tour d’ivoire de l’auto-référentialité pour inscrire l’art dans la complexité des rapports sociaux, dans ses contextes historiques et culturels, et dans la production de sens et d’idéologies.

24 L’introduction des outils critiques et théoriques proposés par les gender studies implique ainsi un questionnement des fondements de la discipline à travers une critique féministe, ce qui revient, simultanément, à politiser ce champ de la production du savoir, en pointant son inscription dans des hiérarchies et dans des structures de pouvoir qui échappent souvent aux acteurs même de la discipline.

25 Or, l’histoire de l’art en France peine à reconnaître la dimension sociale, culturelle et politique de la production artistique, ainsi que les rapports entre les domaines esthétique et politique. Il n’existe aucun centre équivalent à celui dirigé par Griselda Pollock à Leeds (CATH : Cultural Analysis, Theory & History) ou à l’ASCA (Amsterdam School for Cultural Analysis) où enseigne Mieke Bal. La création en 2006 du groupe de recherche ACEGAMI (Analyse culturelle et études de genre/art, mythes et images), accueilli par le CEHTA (Centre d’histoire et théorie des arts) dans les locaux de l’INHA correspond ainsi à la volonté de combler un manque criant. Permettant de fédérer en France des doctorants et chercheurs sinon isolés, le groupe poursuit ses activités sous la forme d’un séminaire collectif de l’EHESS articulant analyse culturelle des images, théories de l’art et études de genre ou (et) post-coloniales.

26 L’absence est également manifeste dans les périodiques. Aucune revue ne rend compte de cet aspect de la recherche et les revues plus générales sur l’art se font rarement l’écho de ces approches. Seule exception, Blocnotes : art contemporain, qui articulait exemplairement art, théorie et genre – cette revue, publiée entre 1992 et 1999, n’a malheureusement pas d’équivalent actuel. Concernant les fonds documentaires, la bibliothèque de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, dans un rayon « Femme », rend accessible nombre d’ouvrages en langue anglaise sinon difficilement trouvables.

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27 Les rares événements, colloques ou expositions en France ouvrant l’histoire de l’art aux gender studies, malgré leur importance qualitative et l’engagement de leurs promoteur(e)s, expriment surtout le désir de combler un manque, et leur ambition est souvent rétrospective. Le colloque « Féminisme, art et histoire de l’art », organisé en 1990 par Yves Michaud à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, a ainsi eu le grand mérite de rendre accessible en France ce type d’approche, mais son impact dans le débat international est quasi inexistant, le propos général étant limité au constat du retard français sur ces thèmes et d’une réception difficile21.

28 L’exposition Féminin/Masculin. Le sexe de l’art au Centre Georges Pompidou en 1994 représente sans doute l’événement le plus important ayant eu lieu en France, au moins du point de vue des moyens impliqués et des ambitions institutionnelles22. Mais cette manifestation, qui a choisi de mettre au centre la question du sexe au détriment de celle du genre, a témoigné de sa réticence à introduire une approche réellement féministe – notamment dans le choix de la majorité des contributeurs au catalogue – et de sa difficulté à affirmer un point de vue innovant dans le débat intellectuel international sur la question de la différence des sexes.

29 Depuis une dizaine d’années, un certain nombre d’expositions d’art contemporain ont exploré les rapports entre le féminisme et la production artistique des dernières décennies, en se concentrant souvent – mais pas de manière exclusive – sur le travail d’artistes femmes, notamment françaises23. Ces expositions ont le mérite indéniable de faire émerger ce qui tend à rester occulté en raison du sexisme qui caractérise le milieu artistique et particulièrement le marché de l’art. L’ouvrage récent d’Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard, Femmes artistes/ artistes femmes, constitue à cet égard la première étude historique faisant état de la situation des femmes artistes en France depuis la fin du XIXe siècle, en retraçant en particulier l’histoire refoulée des collectifs et des expositions féministes dans les années 197024. Cependant, outre ces exemples qui expriment avant tout la nécessité de réévaluer le travail des femmes, très peu d’études ou d’expositions en France ont utilisé les méthodes des gender studies pour repenser l’histoire de l’art au-delà des questions concernant directement le féminisme et les artistes femmes.

30 De ce point de vue, le travail de Régis Michel est tout à fait exemplaire. Les deux expositions dont il a été commissaire au Musée du Louvre ont marqué, par leur originalité et une prise de risque intellectuelle certaine, un point de vue véritablement innovant dans le domaine. L’exposition Posséder et détruire de 2000 – sous-titrée Stratégies sexuelles dans l’art occidental – avait le plus directement à voir avec une révision de l’histoire de l’art par les outils théoriques du féminisme et des gender studies25. Usant de façon originale – y compris par rapport à ses collègues anglo-saxons – de la psychanalyse lacanienne et de la French theory, R. Michel proposait de voir les rapports de force entre les sexes comme un des paradigmes qui traversent l’histoire de l’art occidental. Plus précisément, l’exposition définissait une économie des images, occidentale et chrétienne, dans laquelle la sexualité n’est représentable que sur le mode de la violence.

31 Si, mis à part ce que l’on vient d’évoquer, il est bien difficile de citer des noms d’historien(ne)s de l’art français(es) travaillant dans le domaine des gender studies26, certaines approches croisent ces questions et sont susceptibles d’engager un dialogue productif avec les gender studies, notamment auprès des nouvelles générations d’historien(ne)s de l’art. C’est à partir de ce dialogue, dont les modalités sont encore en

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voie de définition, que l’on pourrait esquisser les particularités de la recherche dans ce sens en France.

32 On citera en guise d’exemple les travaux d’hellénistes tels Françoise Frontisi-Ducroux et François Lissarrague qui proposent une lecture des images bien souvent attentive à une dimension sexuée27. Au sein de l’EHESS, la remise en question des présupposés de la discipline et les approches anthropologiques (notamment warburgiennes) de l’image ont été particulièrement développées, ouvrant des perspectives sur la question des rapports sexués au sein de l’art28. La dimension transdisciplinaire, qui caractérise souvent les enseignements dans cette institution, joue certainement un rôle crucial, par sa capacité d’innovation et de remise en question productive. À cet égard, les expositions proposées par Jacques Derrida, Julia Kristeva ou encore Hubert Damisch dans le cadre des « Partis pris » du Musée du Louvre ont manifesté une réelle ouverture dans l’approche des images.

33 Ces différents chercheurs, dont l’originalité ne cède en rien à l’engagement intellectuel, ont pris le risque de l’interprétation sans abandonner la rigueur historique et philologique. En quoi, ils engagent à penser qu’une pratique renouvelée de l’iconologie est non seulement possible mais souhaitable et que l’histoire de l’art a tout à gagner d’une confrontation avec les gender studies.

NOTES

1. Voir, à ce propos François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, 2003. 2. Judith Butler, Gender Trouble, New York/Londres, 1990 ; trad. fr. : Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, Paris, 2005. 3. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, 1949. 4. Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, 1977 ; Antoinette Fouque, Il y a 2 sexes, essais de féminologie 1989-1995, Paris, 1995. 5. Élisabeth Badinter, XY, de l’identité masculine, Paris, 1992. 6. Sylviane Agacinski, Politique des sexes, Paris, 1998. 7. Christine Delphy, « Le French Feminism comme idéologie de la différence », dans Blocnotes, n° 10, septembre-octobre 1995, p. 28-39. 8. Donna J. Haraway, Simians, Cyborgs, and Women. The Reinvention of Nature, Londres, 1991. 9. Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène le Doaré, Danièle Senotier, Dictionnaire critique du féminisme (Paris, 2000), Paris, 2004. 10. Georges Duby, Michelle Perrot éd., L’histoire des femmes en Occident de l’Antiquité à nos jours, 5 vol., Paris, 1992. Voir également : Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, 1998. 11. Geneviève Fraisse, La différence des sexes, Paris, 1996. 12. Françoise Collin, Le différend des sexes. De Platon à la parité, Nantes, 1999. 13. Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, Hélène Rouch éd., Sexe et genre : de la hiérarchie entre les sexes, Paris, 1991. 14. Delphine Gardey, Ilana Löwy éd., L’invention du naturel : les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, 2000.

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15. Hélène Cixous, Entre l’écriture, Paris, 1986 ; Catherine Clément, Julia Kristeva, Le féminin et le sacré, Paris, 1998. 16. Jean-Bertrand Pontalis éd., Bisexualité et différence des sexes, Paris, 1973. 17. Éric Fassin, séminaire « Actualité sexuelle. Politiques et savoirs du genre, de la sexualité et de la filiation » (EHESS ; en collaboration avec Michel Feher, philosophe, et Michel Tort, psychanalyste) ; Agnès Fine, séminaire « Construction sociale des sexes et parenté » et « La dimension sexuée de la vie sociale » (EHESS). 18. Marie-Hélène Bourcier, Queer zones. Politique des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, 2001. 19. Principalement Paris VII (CEDREF : Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes, organisateur initial du projet), Paris VIII, Lyon 2 et Toulouse le Mirail, en association avec le GERS (Genre et rapports sociaux [CNRS]). 20. Le Museum national d’histoire naturelle, le CNRS département Homme et Société, l’Institut national d’études démographiques (INED), le Conservatoire national des arts & métiers (CNAM), la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), l’université Paris 7-Denis Diderot, l’université Paris X-Nanterre, l’université Paris-Sud XI, l’École des hautes études en sciences sociale (EHESS) et HEC Paris. 21. Yves Michaud éd., Féminisme, art et histoire de l’art, Paris, 1994. 22. Féminin/Masculin, le sexe de l’art, Marie-Laure Bernadac, Bernard Marcadé éd., (cat. expo., Paris, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, 1995-1996), Paris, 1995. 23. Citons principalement : Vraiment féminisme et art, Laura Cottingham éd., (cat. expo., Grenoble, Centre national d’art contemporain, 1997), Grenoble, 1997 ; Revolt, She said !, Rennes, La Criée- Centre d’art contemporain, 2006 et 2 ou 3 choses que j’ignore d’elles, Metz, Fonds régional d’art contemporain de Lorraine, 2007. 24. Catherine Gonnard, Élisabeth Lebovici, Femmes artistes/artistes femmes, Paris, 2007. 25. Posséder et détruire, Régis Michel éd., (cat. expo., Paris, Musée du Louvre, 2000), Paris, 2000. 26. Ceci sans oublier l’importance des travaux de jeunes historiennes de l’art comme Anne Lafont ou Elvan Zabunyan qui ont largement eu recours aux gender studies dans leurs propres recherches, ou l’engagement de Laurence Bertrand-Dorléac dans un dialogue productif et critique avec cette méthode, aussi bien que les travaux en cours de nombreuses doctorantes dans ce domaine. 27. Voir en particulier : Françoise Frontisi-Ducroux, « Le sexe du regard », dans Paul Veyne, François Lissarrague, Françoise Frontisi-Ducroux, Les mystères du gynécée, Paris, 1998, p. 199-276. 28. Pour les approches relevant d’une anthropologie des images, voir notamment : Georges Didi- Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, 1999 ; Giovanni Careri, Gestes d’amour et de guerre, Paris, 2005 ; en ce qui concerne une remise en question de l’histoire de l’art en tant que discipline, voir Éric Michaud, Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, 2005.

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INDEX

Index géographique : France Mots-clés : gender studies, enseignement, université, exposition, études, historiographie, sciences humaines Keywords : gender studies, teaching, university, exhibition, studies, historiography, human sciences Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

ANNE CREISSELS CEHTA/EHESS, ACEGAMI

GIOVANNA ZAPPERI CEHTA/EHESS, ACEGAMI

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Questions de genre et histoire de l’art en Italie

Laura Iamurri

1 Tout récemment, dans le catalogue de l’exposition WACK!, Judith Russi Kirshner a consacré au féminisme italien un article centré, en ce qui concerne la critique d’art, sur les personnalités de Carla Lonzi, Anne-Marie Sauzeau et Lea Vergine1. Bien documenté et argumenté, il souligne la qualité de la réflexion théorique et critique dans la diversité des parcours des trois femmes et paraît approprié pour interroger, parallèlement au propos de l’importante exposition américaine, la question des relations entre féminisme et gender studies : si le rapport entre les deux termes est évident, leur déroulement historique n’a pas toujours été linéaire.

« L’altra metà dell’avanguardia »

2 Des trois figures majeures identifiées par J. Russi Kirshner, Lonzi et Sauzeau ont joué un rôle de premier plan dans le féminisme italien. Fondatrice avec Carla Accardi d’un des premiers groupes de femmes (Rivolta femminile) en 1970 et de la pratique de l’autoconscience (autocoscienza), C. Lonzi a été aussi l’une des premières théoriciennes de ce qu’on a ensuite nommé la « pensée de la différence ». Bien qu’elle ait abandonné la critique d’art dès 1970, ses textes et ses conversations avec les artistes (hommes et femmes) publiés au cours des années 1960 se caractérisent par une vue singulièrement pénétrante et par une qualité relationnelle rare2 : ce trait personnel, en même temps que sa critique radicale de la culture, paraît fondamental pour les développements successifs des gender studies d’un point de vue à la fois intellectuel et politique. A.- M. Sauzeau a elle aussi été engagée dans le mouvement féministe, sans pour autant abandonner la critique d’art. Ses essais, importants du point de vue théorique et d’une lecture fascinante, ont permis une première circulation en langue italienne des thèses de Luce Irigaray, Julia Kristeva et Juliet Mitchell3 ; également publiés en anglais, ils ont atteint un public international grâce aux contacts avec le réseau américain et notamment avec Lucy Lippard4. Fondatrice des Edizioni delle donne (avec Manuela Fraire, Elisabetta Rasy et Mary Caronia), A.-M. Sauzeau a pris activement part au

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collectif romain Donne e arte avec d’autres historiennes de l’art telles que Silvia Bordini et Maria Paola Maino.

3 Bien que Lea Vergine n’ait pas participé au mouvement de libération des femmes, c’est à elle qu’on doit le premier exploit public d’une histoire de l’art qui prenne en compte les femmes artistes de l’avant-garde ou, comme elle le dit elle-même, « Eurydice sans Orphée ». Son exposition L’altra metà dell’avanguardia, itinérante de Milan à Rome et à Stockholm, a connu un grand succès5 ; le catalogue et la documentation – les images sont dues pour la plupart à Maria Mulas – témoignent des difficultés à retrouver les traces d’artistes qui furent « allogènes et métèques » (p. 17), âgées au moment de l’exposition et souvent tombées dans l’oubli (Sonia Terk Delaunay, Dora Maar, Greta Knutson et bien d’autres) : les notices biographiques de la première édition du catalogue témoignent des efforts déployés pour rassembler quelques éléments sur la vie d’artistes jadis célèbres. Les œuvres racontent une histoire différente de celle que la tradition normative de l’histoire des avant-gardes relatait : si beaucoup de travail restait sans doute encore à faire, le succès même de l’exposition semblait ouvrir un champ d’études nouveau et immense.

4 La recherche de Lea Vergine sur l’avant-garde avait été précédée par un livre de Simona Weller très engagé, consacré à l’art italien du XXe siècle6 : première enquête sur les femmes artistes en Italie, articulée en questionnaires et interviews, témoignages et citations, Il complesso di Michelangelo proposait aussi un premier essai de recensement de la présence féminine tout au long du XXe siècle, évaluée à près de 250 artistes dont la plupart étaient presque inconnues ou oubliées en 1976. Les dates sont parfois éloquentes : un an après le livre de S. Weller, dans un volume collectif paru aux éditions Einaudi, on pouvait lire la traduction italienne du célèbre article de Linda Nochlin, Why Have There Been no Great Women Artists ?7, dont l’importance n’a pas besoin d’être soulignée.

5 Conséquence évidente de l’effervescence du climat politique et social des années 1970, les premières études d’histoire de l’art orientées selon une perspective de genre portent inévitablement sur la contemporanéité. Les Edizioni delle Donne, véritable laboratoire de la culture des femmes en Italie, ont publié à partir de 1976 les traductions du manifeste SCUM de Valerie Solanas, des quelques écrits de Laure [Colette Peignot], du texte de Marina Tsvetaïeva consacré à Natal’ja Goncarova8 ; exception significative dans une sélection évidemment marquée par l’urgence du présent et du passé récent : les actes du procès pour viol qui avait opposé Artemisia Gentileschi à Agostino Tassi, recueillis par Eva Menzio9. Toujours chez les mêmes éditeurs, à partir de 1981, Claudia Salaris avait commencé à rééditer les romans futuristes10, pour aboutir en 1982 à son étude, fondamentale pour la recherche, sur les nombreuses femmes artistes et poètes qui ont pris part au mouvement fondé par Filippo Tommaso Marinetti11. Bien que l’étude de C. Salaris ait été consacrée à la littérature et soit complétée par une anthologie de textes, les pratiques hybrides du futurisme, et notamment les tables parolibere (pages sous le signe des « mots en liberté » et de la révolution typographique inaugurée par Marinetti), ont contribué à une mise au point de la participation artistique des femmes et au début d’une recherche, parfois impossible du fait de la perte des témoignages figuratifs, dont l’exposition L’altra metà dell’avanguardia avait donné quelques aperçus12.

6 Les futuristes, dans les années suivantes, sont devenues un objet d’étude passionnant, d’autant plus surprenant dans sa richesse si l’on pense à l’allure très machiste du

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mouvement et au mépris de la femme proclamé explicitement par Marinetti dans son premier manifeste (1909). À côté des recherches ultérieures de C. Salaris, parues pour la plupart dans des revues, Lia Giachero a publié à partir de 1989 de nombreux essais et articles consacrés surtout à Benedetta Cappa Marinetti, avant d’orienter ses études sur le groupe de Bloomsbury et notamment Vanessa Bell13. Les difficultés de la recherche sur les artistes, la perte des œuvres, l’ambiguïté du statut attribué parfois par les artistes elles-mêmes à leur passé futuriste, les complications dues souvent au désir des héritiers d’en finir avec les souvenirs désagréables des mères absentes14 : bref les obstacles imposés par un oubli systématique et à différents niveaux ont été la cause d’un certain retard dans le recueil des matériaux et dans l’élaboration d’une étude complète, parue enfin en anglais en 1997 par les soins de Mirella Bentivoglio et Franca Zoccoli15.

7 Les vicissitudes des études sur les futuristes et sur les artistes de l’avant-garde en général sont exemplaires des difficultés d’une recherche qui a affaire à la perte de mémoire, ou pour mieux dire à une coupure dans la transmission de la mémoire qui empêche le passage de celle-ci à l’histoire. Cette démarche inégale et discontinue est symptomatique de l’histoire des gender studies en Italie et de ses liens avec l’histoire du féminisme. Avec les publications des Edizioni delle Donne et les réflexions théoriquement approfondies de certains collectifs, et surtout après le succès de l’exposition L’altra metà dell’avanguardia, on aurait facilement pu envisager une rapide floraison de la recherche ; cependant, les choses ne se sont pas passées de cette façon.

8 Au contraire, hormis quelques exceptions remarquables, les études ont connu une période assez longue d’impasse et il a fallu attendre la moitié des années 1990 pour une pleine reprise des travaux. Par rapport à ce qui s’est passé dans les pays anglo-saxons notamment, en Italie les gender studies dans le domaine des arts visuels et de l’histoire de l’art sont restés pendant longtemps l’affaire des différentes personnalités des chercheuses qui, bien que liées entre elles par des relations personnelles, ont beaucoup travaillé dans l’ombre, sans que soit assurée une circulation de leurs travaux. Pour des raisons différentes, liées souvent aux caractères propres de la réflexion critique à l’intérieur du mouvement de libération des femmes, mais aussi bien aux résistances des institutions, en Italie ces études n’ont pris ni l’habitus, ni la structure traditionnelle du savoir universitaire (enseignements spécifiques et départements, groupes de recherche, doctorats, bibliothèques, musées). Cette distance par rapport aux institutions – plus ou moins cherchée, plus ou moins forcée – a permis sans doute de maintenir l’horizontalité des pratiques chères au féminisme, hors des hiérarchies du pouvoir académique ; mais cela a provoqué aussi une carence qui a eu ses conséquences dans la possibilité même de poursuivre, voire d’encourager ces études auprès des nouvelles générations de chercheurs. Situation qui continue singulièrement dans une certaine mesure à affecter l’histoire de l’art, tandis que dans les champs historique et littéraire on a pu constater un développement significatif ces dix dernières années.

À la recherche des femmes artistes du passé

9 Les conditions académiques ne sont pas étrangères au petit nombre de publications et de monographies au sujet des peintres de l’époque moderne. Si l’on connaît les difficultés de la recherche sur le Moyen Âge, liées entre autres aux pratiques d’atelier et à l’impossibilité de donner parfois une identité aux artistes, la Renaissance et le

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Baroque ont été l’objet d’études éparses, souvent encouragées par des publications en langue anglaise. L’exemple d’Artemisia Gentileschi est intéressant : après le roman d’Anna Banti16 et l’édition des actes du procès citée plus haut, un regain d’intérêt au début des années 1990 a été la conséquence de la monographie de Mary Garrard, parue en 1989 et inégalement commentée dans les revues italiennes17 ; après une exposition en 1991, on a pourtant attendu 1998 pour une monographie, publiée par Tiziana Agnati et Francesca Torres dans la série L’altra metà dell’arte, consacrée aux femmes artistes, des éditions Selene18. Une histoire aussi accidentée se repère aussi dans le sort critique de peintres telles que Sofonisba Anguissola, Elisabetta Sirani, Lavinia Fontana, pour rappeler seulement les plus célèbres : en ce qui concerne Sofonisba Anguissola, la première grande exposition itinérante a été organisée en 199419 ; Elisabetta Sirani a bénéficié de quelques attentions à partir de la fin du XIXe siècle du fait de sa mort par empoisonnement, mais sa bibliographie comporte un vide de 1904 à l’exposition de 2004, interrompu seulement par deux communications parues dans des revues en 1949 et en 197620. Lavinia Fontana a fait l’objet des travaux de Vera Fortunati et Maria Teresa Cantaro à partir de 198621. À l’inverse, le cas de Rosalba Carriera est particulier pour l’intérêt constant que l’artiste a suscité, même en dehors de toute perspective de genre, mais son caractère exceptionnel est mis en évidence par l’absence presque totale d’études sur le XVIIIe siècle jusqu’à la moitié des années 199022.

10 Des études sur les contextes historiques, poussées par l’idée d’une attention aux milieux et aux connexions plutôt qu’aux personnalités exceptionnelles, ont connu le rythme discontinu des gender studies, l’accord et les conflits avec la contemporanéité historique et politique, avec parfois un surcroît de méfiance par rapport aux études qui trahissent le genre codifié de la monographie. Et pourtant, notamment en l’absence de figures de « grandes » – comme le disait Linda Nochlin – artistes, les recherches sur les milieux sont d’autant plus décisives pour comprendre les réseaux, les relations, la transmission du savoir, les pratiques et les organisations des femmes. Il faut donc rappeler l’exposition milanaise Dal salotto agli ateliers qui, à la fin des années 1980, a constitué un premier essai de présentation, à travers les œuvres, du parcours complexe depuis la pratique en amateur jusqu’à la professionnalisation des artistes, observé dans le cadre du laboratoire de la modernité italienne que fut Milan entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle23. Des travaux semblables ont été menés dans le domaine du design, avec les études de Maria Paola Maino, Irene de Guttry et Anty Pansera, et dans le cadre de la Biennale Donna de Ferrare, qui depuis 1984 propose souvent des ensembles thématiques à côté d’expositions historiques24.

La situation actuelle : richesse et ambiguïtés

11 On a déjà entrevu que les gender studies ont pris une orientation différente dans la seconde moitié des années 1990. En coïncidence sans doute avec certaines tendances de l’art contemporain caractérisé, en Italie comme dans le reste du monde occidental, par une présence féminine de jour en jour plus imposante du point de vue quantitatif et plus importante pour le caractère particulièrement marquant des œuvres ; ou bien à cause d’une nouvelle génération de chercheuses, qui ont fréquenté les textes anglo- saxons et s’efforcent de reconstruire une généalogie du savoir différente. Dans son projet d’un Dizionario della cultura femminile (sous la direction d’Annarita Buttafuoco, Maria Gregorio, Katie Roggero), Patrizia Zambrano avait entamé en 1997 la réalisation

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d’une vaste section Arte mettant à contribution un grand nombre de chercheuses de générations diverses engagées dans une recherche sur différents sujets, des artistes aux commanditaires, des historiennes aux galeristes, avec des articles thématiques faisant le lien entre les entrées monographiques : un projet encyclopédique qui aurait fourni un panorama, inédit en langue italienne, des recherches dans le domaine des gender studies. Même si le dictionnaire est resté pour l’instant inachevé, P. Zambrano a le mérite d’avoir constitué un réseau de chercheuses qui continuent entre autres à travailler dans cette voie25.

12 L’insouciance ou la sous-estimation de plusieurs éditeurs italiens à l’égard des gender studies a produit un retard manifeste dans la circulation des textes publiés à l’étranger ; on doit à Maria Antonietta Trasforini, sociologue de la culture, la traduction de l’essai fondamental de Griselda Pollock, Modernity and the Spaces of Femininity, paru avec The Artist and the Flâneur de Janet Wolff et d’autres écrits importants, dont certains inédits, dans le livre Arte a parte (2000). De là l’auteure a poursuivi ses études sur les enjeux et les conditions sociales dans lesquelles les femmes ont négocié leur espace professionnel, en tant qu’artistes, dans la modernité26. Contemporanee, publié en 2000 par Emanuela De Cecco et Gianni Romano, a mis à la disposition des lecteurs italiens beaucoup de textes critiques sur nombre d’artistes contemporaines de la scène internationale, sans oublier les artistes italiennes : on en dégage l’image d’un art globalisé quoique animé de singularités puissantes, où les femmes ont gagné un peu partout une position centrale et enfin abondamment reconnue.

13 On ne saurait mesurer à quel point le changement de statut des femmes artistes contemporaines a contribué d’une part à la redécouverte de certaines artistes vivantes, d’autre part au développement des études historiques, surtout par rapport aux XIXe et XXe siècles. En 2001, sur commande du Ministero dei Beni Culturali, Carolina Brook, Laura Iamurri et Sabrina Spinazzè se sont chargées de l’organisation d’un colloque intitulé Donne e arti visive nell’Italia del Novecento (2001) qui fut, dans sa nécessaire partialité et à travers les apports des expertes (la plupart desquelles déjà nommées dans cet article), le premier regard d’ensemble sur la présence féminine dans les arts du XXe siècle ; en 1998, à Turin, avait déjà été tentée une mise au point sur un domaine spécifiquement contemporain, la photographie27.

14 Ces dernières années, les publications et les expositions consacrées aux femmes se sont multipliées et il est impossible d’en donner un tableau exhaustif, même si nombre de textes fondamentaux restent à traduire et ne circulent pour l’instant que dans les milieux directement intéressés à ce genre de recherche. Un nombre important d’études marquées par l’approche gender, a été publié, parmi lesquelles il faut signaler les recherches de Silvia Bordini sur l’art électronique ou les réflexions de Donatella Franchi sur la pensée et les pratiques des femmes artistes28. On a commencé à publier les écrits des artistes, à reconnaître la place due aux artistes vivantes, à en écrire l’histoire29, parfois à reconsidérer des périodes restées longtemps marquées exclusivement par des études consacrées aux hommes artistes, et à publier des histoires de femmes artistes30 (pas toujours, à vrai dire, à partir d’une réelle optique de genre : aujourd’hui le risque est grand de prendre les gender studies pour une simple mode ou pire, pour l’exploitation de nouveaux secteurs du marché de l’art). Enfin, dans le cadre d’une conscience accrue de l’histoire des femmes, on essaie de retisser les fils des pratiques savantes des générations précédentes, grâce à l’aide des historiennes, à la

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recherche sur les sources, aux témoignages directs qui permettent de combler les lacunes de la mémoire.

NOTES

1. Judith Russi Kirshner, « Voices and Images of Italian Feminism », dans WACK ! Art and the Feminist Revolution, Cornelia Butler éd., (cat. expo., Los Angeles, MOCA/Washington, National Museum of the Women in the Arts/New York, PS1/Vancouver, Vancouver Art Gallery), Cambridge/Londres, 2007, p. 384-399. 2. Voir notamment Carla Lonzi, Autoritratto, Bari 1969. Voir aussi Maria Luisa Boccia, L’io in rivolta. Vissuto e pensiero di Carla Lonzi, Milan, 1990 ; Laura Iamurri, « ‘Un mestiere fasullo’ : note su Autoritratto di Carla Lonzi », dans Maria Antonietta Trasforini éd., Donne d’arte. Storie e generazioni, Rome, 2006, p. 115-132. 3. Anne-Marie Sauzeau Boetti, « Lo specchio ardente : appunti teorici sul concetto di ‘altra creatività’, di segno (o gene ?) femminile », dans Data, 16-17, 1975. 4. Sauzeau Boetti, « Negative Capability as Practice in Women’s Art », dans Studio International, 191, 1976. 5. L’altra metà dell’avanguardia, 1910-1940, Lea Vergine éd., (cat. expo. Milan, Palazzo Reale/Rome, Palazzo delle Esposizioni/Stockolm, Kulturhuset), Milan 1980, (rééd. Milan 2005). 6. Simona Weller, Il complesso di Michelangelo. Ricerca sul contributo dato dalla donna all’arte italiana del ‘900, Macerata, 1976. 7. Paru originairement dans Art News, 69/9, 1970, p. 22-39 et 67-71), l’article de Linda Nochlin a été réédité dans Vivian Gornick, Barbara K. Moran éd., Woman in Sexist Society, New York/ Londres, 1971, traduit en italien sous le titre La donna in una società sessista. Potere e dipendenza, Turin, 1977 ; trad. fr. : «Pourquoi n’y-a-t-il pas eu de grandes artistes femmes?», dans Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, 1993, p. 201-244. 8. Valerie Solanas, S.C.U.M.: Manifesto per l’eliminazione dei maschi, Anne-Marie Boetti éd., Rome, 1976 ; Laure (Colette Peignot), Storia di una ragazzina e altri scritti, Rome, 1976 ; Marina Ivanovna Tsvetaïeva, Natal’ja Goncarova : ritratto di un’artista, Luciana Montagnani éd., Milan, 1982. 9. Eva Menzio éd., Atti di un processo per stupro. Artemisia Gentileschi, Agostino Tassi, Milan, 1981. 10. Rosa Rosà, Una donna con tre anime: romanzo futurista, Claudia Salaris éd., Milan, 1981. 11. Claudia Salaris, Le futuriste, Donne e letteratura d’avanguardia in Italia (1909-1944), Milan, 1982. 12. Voir aussi Claudia Salaris, « Donne nel Futurismo dal 1920 al 1944 », dans I luoghi del Futurismo (1909-1944), (colloque, Macerata, 1982), Rome, 1986, p. 193-204. Sur les difficultés de la recherche, voir C. Salaris, « Incontri con le futuriste », dans Laura Iamurri, Sabrina Spinazzè éd., L’arte delle donne nell’Italia del Novecento, (colloque, Rome, 2001), Rome, 2001, p. 50-66. 13. Lia Giachero, « Benedetta nel clima del futurismo romano », dans Casa Balla e il futurismo a Roma, Enrico Crispolti éd., (cat. expo., Rome, Villa Medicis, 1989), Rome 1989, p. 409-419 ; « ‘… Grands étalages/de mers et de nuages…’ Due inediti bozzetti per vetrate di Benedetta Marinetti », dans Ricerche di Storia dell’Arte, 40, 1990, p. 81-86 ; « I capricci della memoria : riflessioni sulle futuriste », dans Maria Antonietta Trasforini éd., Arte a parte. Donne artiste fra margini e centro, Milan, 2000, p. 133-144. 14. Sur ce point, voir Claudia Salaris dans Iamurri, Spinazzè, 2001, cité n. 12.

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15. Mirella Bentivoglio, Franca Zoccoli, The Women Artists of Italian . Almost lost to history, New York, 1997. Voir aussi Franca Zoccoli, Benedetta Cappa Marinetti. L´incantesimo della luce, Milan, 2000. Mirella Bentivoglio est aussi à mentionner pour Materializzazione del linguaggio, section de la Biennale de Venise de 1978 (cat. expo., Venise, Magazzini del sale alle Zattere), Venise, 1978. 16. Anna Banti, Artemisia : romanzo, Florence, 1947, avec de nombreuses rééditions ; trad. fr. : Artemisia, Paris, 1989. 17. Mary D. Garrard, Artemisia Gentileschi : the image of the female hero in Italian baroque art, Princeton, 1989. 18. Artemisia, Roberto Contini, Gianni Papi éd., (cat. expo., Florence, Casa Buonarroti, 1991), Rome, 1991 ; Tiziana Agnati, Francesca Torres, Artemisia Gentileschi, Milan, 1998. 19. Sofonisba Anguissola e le sue sorelle, Mina Gregori éd., (cat. expo., Cremona, Centro Culturale S. Maria della Pietà, 1994/Vienne, Kunsthistorisches Museum, 1995/Washington, National Museum of the Women in the Arts), Rome, 1994. 20. Antonio Manaresi, Il processo di avvelenamento fatto nel 1665-66 in Bologna contro Lucia Tolomelli per la morte di Elisabetta Sirani, Bologne, 1904 ; Fernando Ghedini, « Due Sibille di Elisabetta Sirani », dans Atti e memorie dell’Accademia Clementina, 4, 1950, p. 85-86 ; Paolo Bellini, « Elisabetta Sirani », dans Nouvelles de l’estampe, 30, 1976, p. 7-12 ; Elisabetta Sirani : « pittrice eroina » 1638-1665, Jadranka Bentini, Vera Fortunati éd., (cat. expo, Bologne, Museo Civico, 2004), Bologne, 2004 ; voir aussi Adelina Modesti, Elisabetta Sirani : una ‘virtuosa’ del Seicento bolognese, Bologne, 2004. 21. Vera Fortunati, « Lavinia Fontana », dans Pittura bolognese del ‘500, Bologne, 1986, p. 727-737 ; Maria Teresa Cantaro, Lavinia Fontana bolognese, « pittora singolare », 1552-1614, Milan, 1989 ; Lavinia Fontana, 1552-1614, Vera Fortunati éd., (cat. expo., Bologne, Museo Civico Archeologico, 1994), Milan, 1998 ; Lavinia Fontana, 1552-1614, Vera Fortunati éd., (cat. expo., Washington, National Museum of the Women in the Arts, 1998), Milan, 1998. 22. Voir Caterina Limentani Virdis éd., « Le tele svelate » : antologia di pittrici venete dal Cinquecento al Novecento, Mirano, 1996. À propos de Rosalba Carriera, à côté de l’édition des écrits (Bernardina Sani éd., Rosalba Carriera. Lettere, diari, frammenti, Florence, 1985), voir le tout récent Rosalba Carriera: prima pittrice d’Europa, Giuseppe Pavanello éd., (cat. expo., Venise, Galleria di Palazzo Cini a San Vio 2007), Venise, 2007. 23. Dal salotto agli ateliers : produzione artistica femminile a Milano, 1880-1920, Aurora Scotti, Maria Teresa Fiorio éd., (cat. expo., Milan, Museo Civico), Milan, 1989. 24. Pour une table récapitulative des douze éditions de la Biennale Donna de Ferrare, voir le site : http://www.artecultura.fe.it. L’édition de 2002 était consacrée au design : X Biennale Donna. Dal merletto alla motocicletta : artigiane/artiste e designer nell’Italia del Novecento, Anty Pansera éd., (cat. expo., Ferrare, Padiglione d’Arte Contemporanea), Cinisello Balsamo, 2002. Voir aussi Il design delle donne, Nicoletta Livi Bacci et al. éd., (cat. expo., Florence, Libreria delle Donne, 1993) Milan, 1991. 25. Sans pouvoir mentionner toutes les auteures associées au projet, je voudrais rappeler au moins : Silvia Bignami, Silvia Bordini, Giovanna Capitelli, Francesca Castellani, Daniela De Angelis, Cristina De Benedictis, Sara Fontana, Valentina Furlanetto, Laura Iamurri, Laura Lombardi, Maria Grazia Messina, Ilaria Miarelli Mariani, Paola Pallottino, Caterina Volpi. 26. Maria Antonietta Trasforini, Nel segno delle artiste. Donne, professioni d’arte e modernità, Bologne, 2007 ; Trasforini, 2000, cité n. 13 ; voir aussi Trasforini, 2006, cité n. 2. 27. Nicoletta Leonardi éd., L’altra metà dello sguardo. Il contributo delle donne alla storia della fotografia, (colloque, Turin, 1998), Turin, 2001 ; Iamurri, Spinazzè, 2001, cité n. 12. 28. Silvia Bordini, Arte elettronica, Florence, 2004 ; Donatella Franchi éd., Matrice. Pensiero delle donne e pratiche artistiche, Milan, 2004. Voir aussi, sur un sujet sensible comme celui de l’autoreprésentation, autobiografia/autoritratto, Laura Iamurri éd., (cat. expo., Rome, Museo H.C. Andersen, 2007), Rome 2007.

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29. Pour rappeler seulement les cas plus fameux, Bice Lazzari a été l’objet des recherches de Monica Naldi (« Bice Lazzari: il percorso fra arte applicata e astrattismo negli anni della formazione [1916-1934] », dans Ricerche di Storia dell’Arte, 57, 1995, p. 57-67), et Sergio Cortesini (Bice Lazzari, l’arte come misura : ritratto di una pittrice tra Venezia e Roma, Rome, 2002). Carol Rama a connu un regain d’intérêt, dont ont témoigné diverses expositions ; la Galleria Nazionale d’Arte Moderna a consacré une exposition à Elisa Montessori ; une rétrospective de Titina Maselli (décédée en 2005) est prevue à Rome pour 2008 ; on attend encore une grande exposition sur Carla Accardi. Les écrits de Ketty La Rocca ont été publiés par Lucilla Saccà (Turin, 2005). 30. Simona Bartolena, Arte al femminile. Donne artiste dal Rinascimento al XXI secolo, Milan, 2003 ; Martina Corgnati, Artiste. Dall’impressionismo al nuovo millennio, Milan, 2004 ; A.i. 20 : artiste italiane nel ventesimo secolo, Elena Lazzarini, Pier Paolo Pancotto éd., (cat. expo., Seravezza, Palazzo Mediceo), Prato, 2004 ; Pier Paolo Pancotto, Artiste a Roma nella prima metà del 900, Rome, 2006.

INDEX

Keywords : Italian feminism, historiography, gender studies, futurism Mots-clés : féminisme italien, féminisime, historiographie, gender studies, futurisme Index géographique : Italie Index chronologique : 1900, 2000

AUTEUR

LAURA IAMURRI Università degli Studi Roma Tre

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Études de genre et histoire de l’art dans le monde germanophone

Mechthild Fend

1 En 1977, la Documenta, exposition d’art contemporain la plus importante d’Allemagne, afficha pour la première fois un choix d’artistes explicitement féministes comme Valie Export, Friederike Paetzold et Ulrike Rosenbach. Ulrike Rosenbach présenta la photographie d’un Hercule surdimensionné qui tenait un écran vidéo sous le bras. La vidéo montrait le visage d’une femme qui répétait et sans cesse le mot « femme ». Cette installation vidéo spécialement conçue pour cette manifestation portait le titre Héraclès – Hercule – King Kong. Quant à la photographie, elle se référait à la copie de l’Hercule Farnèse antique placé sur l’édicule octogonal qui couronne la grande cascade du parc du château de Wilhelmshöhe, un des symboles de la ville de Kassel1. Héros grec et modèle identificatoire des souverains, Hercule incarne ici la force et le pouvoir patriarcaux contre lesquels l’artiste prend inlassablement la parole, la différence dans l’échelle des représentations exprimant l’idée des rapports de pouvoir inégaux entre hommes et femmes. Dans le contexte précis de la Documenta, cette différence apparaît comme un symbole de l’intervention de femmes-artistes face à des institutions d’art dominées par les hommes.

Les années 1970 : Frauen in der Kunst

2 Dès la fin des années 1960 et directement en lien avec le Neue Frauenbewegung [jeune mouvement féministe], des artistes comme Valie Export s’étaient consacrées, parallèlement à leurs collègues américaines, aux thèmes du corps et de la sexualité à travers des performances, des créations photographiques, cinématographiques et vidéo, ainsi que des textes théoriques2. Aux États-Unis apparurent quasiment au même moment des historiennes de l’art féministes, dont Linda Nochlin, qui posa la question- clef de l’histoire de l’art féministe avec son article « Why Have There Been No Great Women Artists? » de 19703. De son côté, l’Allemagne dut attendre le milieu des années 1970 avant de voir des historiennes et critiques d’art agir dans une approche féministe.

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3 Au début, l’intérêt portait avant tout sur les femmes-artistes contemporaines, ainsi que sur les œuvres de femmes-artistes des siècles passés, dont la plupart étaient à redécouvrir et à resituer. C’était d’abord des expositions qui questionnaient le rôle des femmes dans l’art4. Dans le cadre du Neuer Berliner Kunstverein [Nouvelle association d’art berlinoise], le groupe Frauen in der Kunst [Femmes dans l’art] organisa l’exposition Künstlerinnen International 1877-1977 [Femmes-artistes International 1877-1977] qui se tint en 1977 au château de Charlottenburg de Berlin. De même, les premières publications en histoire de l’art féministe étaient principalement consacrées aux femmes-artistes. L’ouvrage de Renate Berger – issu de sa thèse de doctorat soutenue à Hambourg, Malerinnen auf dem Weg ins 20. Jahrhundert. Kunstgeschichte als Sozialgeschichte [Les femmes-peintres à l’aube du XXe siècle. L’histoire de l’art en tant qu’histoire sociale] – interrogeait les œuvres et les conditions de travail et d’apprentissage des femmes-artistes en Allemagne au tournant du siècle5. Écrite dans une perspective féministe, l’étude suivait la méthode de l’histoire sociale de l’art et examinait le contexte social et institutionnel qui avait marqué le travail des femmes- artistes.

4 L’ouvrage en deux volumes Frauen in der Kunst [Les femmes dans l’art], paru en 1980 sous la direction de la journaliste Gislind Nabakowski, du théoricien d’art Peter Gorsen et de la cinéaste Helke Sander, était particulièrement consacré à l’art et au film contemporains. La réunion des trois auteurs illustrait à quel point théorie et pratique étaient imbriquées. Les volumes contiennent un grand nombre de contributions de femmes-artistes et de réalisatrices qui témoignent de l’avance de plusieurs années qu’avaient certaines artistes, comme Valie Export, de par rapport à leurs collègues en histoire de l’art, par leurs travaux théoriques sur l’art féministe et sur la créativité féminine. Les ouvrages intègrent également des traductions d’articles de Laura Mulvey (« Visual Pleasure and Narrative Cinema » de 1973-1975) et de Caroline Sheldon (« Lesbians and Film » de 1977) et rendent compte ainsi, de manière assez précoce, d’une orientation lesbienne. Cette publication chercha par ailleurs à se confronter aux approches anglo-américaines de l’histoire de l’art et des film studies féministes. Les années suivantes, la réception en Allemagne des travaux d’historiennes de l’art, du cinéma et de la littérature anglosaxonne, tout comme l’échange direct avec les collègues des pays anglosaxons, continua de stimuler l’intérêt des gender studies dans l’histoire de l’art allemande.

Le rôle des congrès des historiennes de l’art

5 Depuis les années 1980, l’histoire de l’histoire de l’art féministe peut être parfaitement récapitulée à travers une manifestation unique dans les pays germanophones6 : le Kunsthistorikerinnen-Tagung [Congrès des historiennes de l’art] qui a connu sept réunions à intervalles irréguliers entre 1982 et 2002. Les publications issues de ces congrès donnent un large aperçu de l’évolution des questions de genre dans l’histoire de l’art germanophone qui, dans un premier temps, était tournée principalement vers les recherches féministes sur la femme (feministische Frauenforschung). Elles sont ici présentées selon les thématiques traitées, tout en suivant la chronologie générale.

6 Les congrès se sont déroulés dans différentes villes en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Chacun a été organisé par un groupe spécifique d’historiennes de l’art, occupant pour la plupart des postes de chercheurs de durée déterminée, ainsi que par des

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doctorantes et des étudiantes. Contrairement aux États-Unis, où les colloques de la College Art Association disposaient dès les années 1970 de sections féministes7, l’Allemagne ne s’est ouverte qu’en 1990 – à l’occasion du XXIIe Congrès des historiens de l’art – à l’histoire de l’art féministe dans une séance plénière qui est par ailleurs restée unique dans son format programmatique. Cette position à part de l’histoire de l’art féministe est aussi liée à l’histoire de l’association professionnelle des historiens de l’art allemands. À partir de 1968, et avec les mutations sociopolitiques qui ont suivi, l’aile gauche, progressiste, qui avait fondé en 1968 le Ulmer Verein [Association d’Ulm], s’est séparée de la tendance conservatrice de l’institution, regroupée dans le Verband deutscher Kunsthistoriker [VDK, Association des historiens de l’art allemands]. Les historiennes de l’art qui ont commencé au milieu des années 1970 à formuler des interventions féministes au sein de la discipline étaient plutôt proches du Ulmer Verein qui n’organisait cependant pas de grands congrès annuels, mais des colloques thématiques plus réduits. En 1988, cette association a fondé une section consacrée à la recherche sur la femme en histoire de l’art (Frauenforschung in der Kunstgeschichte) qui se compose de plusieurs groupes de travail8. Cette alliance n’a pas toujours été sans difficultés car, dans le contexte des années post-68, les discussions avec les adeptes d’une histoire de l’art marxiste portaient essentiellement, en Allemagne et dans d’autres pays, sur l’importance du genre en tant que catégorie sociale9 : l’appartenance au genre masculin ou féminin devait-elle être considérée comme un facteur d’inégalité sociale aussi important ou non que celui de « classe » ? Malgré ces différences, le premier colloque féminin Frau – Kunst – Gesellschaft – kritische Wissenschaft [Femme – Art – Société – Études critiques] a eu lieu en 1982 à Marbourg, sous l’égide du Ulmer Verein.

7 Outre la formulation d’une perspective critique face à une science dite « universelle » mais tout aussi assujettie à la domination masculine, ce colloque s’est proposé de développer un questionnement différent de la discipline et de ses objets d’études. Les contributions recueillies dans l’ouvrage collectif Frauen, Kunst, Geschichte [Femmes, art, histoire] de 1984 brassent des thématiques larges, allant du Moyen Âge au XXe siècle. Abordant la peinture, la sculpture, l’architecture et la photographie, elles interrogent aussi bien le rôle des femmes-artistes que la représentation de la femme dans les arts10.

8 Entre autres approches méthodologiques apparaît surtout le motif d’une critique féministe qui passe au crible les paradigmes « objectivité » et « rationalisme » de la recherche traditionnelle. Il semblait également évident qu’il fût nécessaire de se réunir d’abord sans les collègues masculins – pratique toujours en vigueur, du moins pour ce qui concerne les intervenantes au congrès des historiennes de l’art – même si cela fut critiqué par la suite11. Malgré le succès croissant de ces réunions (jusqu’à huit cents participantes), les interventions internationales et les liens de plus en plus importants tissés avec l’histoire de l’art universitaire, ils ont su garder une distance critique face à la discipline établie. Grâce à leur régularité et leur fréquence (initialement tous les deux ans) et à la présence assidue des participantes et des intervenantes, certains sujets et problématiques ont bénéficié d’un débat approfondi, ce qui me semble être une particularité des études de genre dans l’histoire de l’art allemande.

Le corps morcelé

9 Une des discussions les plus importantes portait sur les représentations de la violence contre les femmes et sur la violence structurelle des images – débat dont l’actualité

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politique était confirmée par les campagnes et les luttes anti-pornographiques des années 1970 et 1980. Le déclencheur de cette discussion avait été une communication de Renate Berger lors du congrès de 1985, qui s’était interrogée sur le nu féminin et notamment sur la représentation de corps féminins morcelés dans l’art du XXe siècle12. Ce faisant, elle partait de la distinction établie par John Berger (reprenant et inverssant Kenneth Clark) entre « nude » (définie comme une mise en scène visuelle qui fait du corps féminin un objet du regard masculin) et « naked » (état naturel de l’être-en-soi). Son texte défendait plus généralement un point de vue contre la réification du corps féminin représenté. Renate Berger s’intéressait avant tout aux représentations des corps féminins fragmentés, telles que les figurations expressionnistes des meurtres par plaisir (Lustmorde), les montages surréalistes et les performances des Actionnistes viennois. Comme cela a été souligné dans le débat qui a suivi sa communication, l’auteure avait confondu les actes de violence réels avec leur représentation visuelle. Ainsi, répondant directement à Renate Berger, Sigrid Schade critiquait le « mythe du corps entier » qu’elle avait perçu dans sa critique des corps morcelés en tant que concept bourgeois totalisant13. Sigrid Schade s’appuyait sur des réflexions poststructuralistes et psychanalytiques (lacaniennes en particulier) selon lesquelles le corps entier ne serait qu’une construction imaginaire toujours liée au phantasme du corps morcelé. Des représentations de corps apparemment entiers et idéaux sont fondées sur des processus sélectifs issus eux-mêmes de fragmentations, comme en témoignent de manière impressionnante des processus de création, par exemple chez Dürer. Sigrid Schade mettait en avant les œuvres d’artistes surréalistes, comme celles de Hans Bellmer, en tant que critiques des représentations cliché de la féminité14. Reste cependant les effets que ces représentations peuvent susciter chez les spectateurs féminins et masculins, qui empêchent de garder une position distancée face à des images de scènes violentes.

10 C’est en ce sens que Kathrin Hoffmann-Curtius intervenait dans le débat, proposant de discuter la question de la violence sous un autre angle. Dans le contexte des tableaux représentant des meurtres par plaisir (Lustmorde) chez les artistes expressionistes, elle insistait, tout en faisant la distinction entre représentation et scène représentée, sur les « croisements entre une action criminelle et un acte artistique », ainsi que sur la violence structurale à l’œuvre dans chaque « transformation » d’un modèle vivant en œuvre d’art15. Les travaux de Julia Kristeva, de Teresa de Lauretis et d’Elisabeth Bronfen constituaient les bases théoriques de ce propos, selon lequel la transformation du corps en image est nécessairement violente16. C’est lors du congrès en 1988, dont l’un des axes directeurs était la représentation de la violence17, Kathrin Hoffmann-Curtius avait déjà, pour la première fois, présenté ces hypothèses. La discussion avait porté particulièrement sur les effets violents des systèmes de représentation et partait de l’idée qu’un corps naturel, libre de tout système, n’existe pas. Par conséquent, féminité et masculinité ne devaient plus être liés à l’anatomie des sujets, mais compris en tant que positions symboliques qu’ils incarnent. Les communications s’intéressaient à la structure du système de représentation dominant, à l’association entre femme et image18 et à la violence de la représentation par rapport à la dimension réflexive des médias, notamment de morceaux de corps qui sont montrés dans des films19.

11 Les théories postmodernes ou poststructuralistes sur la représentation, ainsi que des approches similaires issues de la théorie française et des film studies américaines, étaient accueillies et approfondies surtout à travers ce débat sur la violence20.

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L’exposition viennoise de 1985, Kunst mit Eigensinn [L’art obstiné], sous le commissariat de Silvia Eiblmayer, marqua dans ce contexte un événement également important : elle se focalisait sur le postmodernisme en présentant des œuvres de femmes-artistes contemporaines, européennes et américaines21 explorant des thèmes de l’identités, du corps fragmenté, des média, etc. Le catalogue contient notamment une version en allemand du texte « Discourse of Others. Feminism and Postmodernism » de Craig Owen22.

Critique de la masculinité en histoire de l’art

12 Les mythes de la masculinité et particulièrement celui de l’artiste occupaient un autre champ thématique important. Dès les premiers travaux sur des femmes-artistes, notamment celui de Renate Berger, il était clair que la recherche féministe ne se restreignait pas uniquement au rôle des femmes (même si elle se nommait encore souvent comme telle – « Frauenforschung » [recherches sur la femme]). Il ne s’agissait pas seulement d’ajouter des contributions féminines à une histoire de l’art par ailleurs intouchée, mais aussi d’analyser et de critiquer les structures et institutions responsables de l’exclusion des femmes23. Parmi celles-ci comptent aussi les catégories – nullement neutres par rapport aux sexes – d’« artiste » et de « génie », ainsi que le genre de la monographie, à travers lequel l’histoire de l’art participe à la construction de ces figures. Le troisième congrès, qui eut lieu en 1986 à Vienne, interrogeait les représentations et les mythes masculins au même titre que les représentations et les mythes féminins ; ce faisant, il ne tarda pas à initier la recherche sur la masculinité (Männlichkeitsforschung) en histoire de l’art. Comme l’expliquent les auteures, c’est la recherche sur la féminité qui permit « une discussion critique, non-affirmative et non- identificatoire de l’image masculine et de la mise en scène de l’homme lui-même dans l’art »24.

13 Le quatrième congrès, celui de Berlin en 1988, déjà mentionné, thématisait à son tour ces constructions sous le titre de « Spiegelungen. Identifikationsmuster patriarchaler Kunstgeschichte » [Jeux de miroir. Les schémas identificatoires d’une histoire de l’art patriarcale]25. Les sujets présentés s’intéressaient aussi bien aux représentations de la masculinité et de l’homosexualité (Alexandra Pätzold) qu’aux identités et mises en scènes d’artistes féminins et masculins, comme notamment « Les configurations de la masculinité et de l’autorité » (« Er selbst. Konfigurationen von Männlichkeit und Autorität in der deutschen Moderne », p. 21-40) dans les autoportraits de la modernité en Allemagne (Irit Rogoff) ou la reprise de mythes créateurs, tels Pygmalion, dans l’Allemagne postfasciste (Silke Wenk, « Pygmalions Wahlverwandtshaften », p. 59-83). En 1996, une section du sixième congrès reformulait cette question : « Comment s’exprime la différence des sexes dans les conceptions de la créativité, du rôle de l’auteur et de l’œuvre, et de quelle manière ces différences manipulent-elles l’intégration ou l’exclusion de femmes-artistes ? »26 (« Wie die Geschlechterdifferenz in Konzeptionen von Kreativität, Autorschaft und Werk eingeschrieben wurde und wie sie den Ein- und Ausschluss von Künstlerinnen reguliert »). Par ailleurs, les mythes de femmes-artistes faisaient l’objet de certaines contributions, dont celle de Reinhild Feldhaus qui examinait les topiques ontologisantes de « naissance » et de « mort » très présentes dans nombre de biographies sur les femmes-artistes27.

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Différences sexuelles et différences culturelles

14 Le cinquième congrès (1991, Hambourg) avait pour objectif les méthodes de l’histoire de l’art féministe. Comme l’ont rappelé les directrices des actes du colloque, « l’élargissement du spectre méthodologique par des approches relevant de la théorie du discours et de la psychanalyse et/ou des procédés déconstructifs » avait déclenché des débats virulents lors d’un précédent colloque à Berlin28. La conclusion selon laquelle la féminité serait une construction culturelle et historique, et donc problématique en tant que « facteur identificatoire » (identitätsstiftender Faktor), attirait l’attention sur « ce qu’était l’intention et la base des études féministes »29. Afin de structurer la discussion et d’éviter la scission idéologique, les congressistes essayèrent de chercher un point d’ancrage historiographique et de définir, à partir d’un examen critique des écrits d’Aby Warburg, leurs propres approches théoriques et méthodologiques. Warburg ne fut pas seulement choisi parce qu’il avait été redécouvert vers 1990 dans l’histoire de l’art germanophone et particulièrement hambourgeoise, mais surtout parce que ses travaux permettaient de créer des liens avec un certain nombre de théories actuelles, dont la Kritische Theorie, développée par Marcuse et Adorno, entre autres, et la psychanalyse, ainsi qu’avec les sujets d’archives et de mémoire, surtout liés aux approches post-structuralistes. Les résultats de cette expérience ont donné lieu à des contributions sur les liens entre la notion de Pathosformel chez Warburg et le discours psychiatrique autour de 1900, en particulier les travaux de Charcot sur l’hystérie (Sigrid Schade), ainsi que sur les rapports entre la Ninfa de Warburg et le texte sur la Gradiva de Freud.

15 Lors de la première section du sixième congrès de 1995 à Trèves, les réflexions portaient pour la première fois majoritairement sur les liens entre différence sexuelle et différence culturelle. Ce faisant, il s’agissait de thématiser des stratégies théoriques et politiques du post-colonialisme qui avaient déjà été examinées beaucoup plus tôt par la recherche anglo-américaine. Dans sa préface, Viktoria Schmidt-Linsenhoff exprimait ainsi une certaine autocritique en soulignant que l’histoire de l’art féministe germanophone avait trop longtemps ignoré ces problématiques et, en se concentrant sur les intérêts de femmes blanches d’Europe de l’Ouest ou de l’Amérique du Nord, qu’elle était restée attachée aux universalismes qu’elle avait reprochés à la recherche masculine30. En incluant des catégories comme « race » et « ethnicité », les gender studies se sont diversifiées. Partant des hypothèses de Judith Butler – son livre Gender Trouble, paru en 1991 aux États-Unis, avait été traduit dès 1992 en allemand31 –, qui avaient aussitôt suscité de fortes polémiques, les actes du colloque plaidaient pour une compréhension performative des genres et pour une approche de l’identité sexuelle dans ses contextes divers « comme l’orientation sexuelle, l’âge, la classe sociale, la nationalité, l’ethnie, la religion, la couleur de peau, etc. »32. Les communications se consacrèrent aux questions de l’orientalisation de la violence (exemple de La mort de Sardanapale de Delacroix, par Kathrin Hoffmann-Curtius), de l’exotisme surréaliste (Gabriele Werner) ou de la mise en scène de la whiteness [« blanchitude »] au cinéma (Ewa Warth). À l’exemple de la figure de la « belle Juive », Hilla Frübis se demandait si l’analyse critique des clichés n’allait pas former à son tour, à travers ses catégorisations, des stéréotypes33. D’autres textes contrecarrent le gendering féministe traditionnel des rapports sujet-objet, comme celui de Ruth Noack examinant l’œuvre photographique Nigga’ Luvva de Mike Sales, artiste noir britannique qui s’était lui-

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même intéressé aux photographies des Noubas soudanais réalisées par Leni Riefenstahl dans les années 1970. De même, le chapitre « Femmes-artistes » se consacrait au thème de l’identité ethnique, avec les articles d’Irene Below, de Christina Threuter et d’Angela Rosenthal qui confrontaient les œuvres de femmes-artistes d’origine africaine et vivant en Europe, Liz Crossley, Lubaina Himid, Maud Sulter. Leurs créations évoquent les problématiques du racisme, du sexisme, de la migration et de l’exil.

16 Après ce sixième congrès, le département d’histoire de l’art de l’université de Trèves est resté un centre important pour les études postcoloniales, ce qui est, pour l’histoire de l’art en Allemagne – avec ou sans approche gender – une exception. Depuis 1997 et jusqu’à la fondation en 2005 du Centrum für Postcolonial und Gender Studies [Centre des postcolonial et gender studies], Viktoria Schmidt-Linsenhoff a initié plusieurs projets de recherche interdisciplinaires sur l’interculturalité et sur la différence des genres34.

Média et cyberspace

17 La dernière Kunsthistorikerinnen-Tagung, à l’automne 2002, à l’université Humboldt de Berlin, avait pour thème le genre et les médias. Si l’intention du congrès et de sa publication était de « réagir à la constitution globale de nouvelles techniques et de pratiques de la production d’images et à ses discours environnants »35, les recherches présentées ont également inclus – sous la perspective de la médialité – les pratiques artistiques plus anciennes comme la peinture, l’architecture, le livre et l’enluminure. Au centre des discussions se trouvaient les liens entre corps et médias, la compréhension du corps comme médium et/ou du médium comme corps qui peut posséder, notamment dans le cas du livre médiéval, des connotations féminines (texte de Silke Tammen). D’autres axes centraux étaient surtout constitués par les nouveaux médias : photographie, film, vidéo et internet.

18 Avec la place croissante accordée à l’espace virtuel (cyberspace), l’attention se portait particulièrement sur l’art virtuel et sur le « cyber-féminisme ». La question était de savoir si l’espace virtuel est vraiment ce lieu qui permet la transformation à volonté des identités sexuelles afin de neutraliser finalement les différences de genre. Les contributions opéraient des distinctions entre ces positions utopiques en examinant en premier lieu les codes et les symboles sexuels à l’œuvre dans l’espace virtuel. La figure symbolique particulièrement visible est celle de la codification féminine de l’espace virtuel lui-même, dans la droite ligne de la féminisation traditionnelle de l’espace pictural grâce à la perspective centrale. Les cyber-féministes participent par ailleurs à une telle codification féminine de l’espace virtuel lorsqu’elles se réfèrent de manière ontologique à la « matrice féminine » du web36. Grâce au choix du thème des médias, les historiennes de l’art ont commencé à participer aux débats, aujourd’hui omniprésents en Allemagne, autour du terme même d’« image » et de l’expression « science de l’image » (Bildwissenschaft). Dans son article « Bildandropologie ? Kritik einer Theorie des Visuellen » [L’anthro/andro-pologie de l’image ? Critique d’une théorie du visuel], Hanne Loreck attire l’attention sur les revendications hégémoniales nées du postulat du « pictorial term ». Elle critique également « l’anthropologie de l’image » de Hans Belting, qui dissimule les différences par son approche universaliste des termes de corps et d’image et qui, suivant des idées déconstructivistes et poststructuralistes, occulte aussi les recherches de l’histoire de l’art féministe sur le corps, les médias et l’image37.

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De l’utilité d’une revue

19 L’autre organe très important de l’histoire de l’art féministe dans les pays germanophones est la revue Frauen, Kunst, Wissenschaft [Femmes, Art, Savoir] qui vient de fêter son vingtième anniversaire et s’appelle dès lors FKW // Frauen für Geschlechterforschung und visuelle Kultur [Femmes pour études de genre et les cultures visuelles]. La revue bianuelle été fondée suite à la troisième Kunsthistorikerinnen- Tagung à Vienne et avait, depuis sa fondation, l’objectif d’établir une certaine continuité dans les débats critiques autour des problèmes spécifiques de la question du genre en histoire de l’art et à permettre une meilleure mise en réseau des historiennes de l’art germanophones38. De façon saisissante, les numéros, en particulier ces dernières années, illustrent l’éventail des problématiques et des approches théoriques et méthodologiques. Ils tiennent compte des questionnements postcoloniaux (comme dans l’avant- dernier numéro sous la direction de Marianne Koos Körperfarbe – Hautdiskurse. Ethnizität & Gender in den medialen Techniken der Gegenwartskunst ([Couleur de peau – des discours sur la peau. Ethnicité et Gender dans les techniques médiales de l’art contemporain], no 43, juin 2007) et, sous le titre de Alternative Körper ([Corps alternatifs], no 29, juin 2000), du dépassement des frontières des genres, en incorporant des impulsions méthodologiques venant des queer studies et des transgender studies qui s’opposent aux catégories identitaires figées. Le numéro consacré aux héros (Helden, no 41, juin 2006) s’inscrit cependant plutôt dans une recherche critique sur la masculinité.

20 Des numéros précédents se sont intéressés aux phénomènes politico-culturels tels que la culture de la mémoire et la patrie sous l’angle des genres. Ce qui avait commencé dans les années 1980 sous la forme des recherches sur la femme (Frauenforschung) a pris ici la forme d’une approche orientée selon les questions de genre qui s’intéressent à la féminité, à la masculinité et à la transsexualité, tout en admettant aussi les controverses entre les différentes intentions politiques des gender studies féministes, gays-lesbiennes ou queer.

Un champ de recherche novateur mais fragile institutionnellement

21 Surtout lorsque les études de genre en histoire de l’art sont présentées d’une manière très résumée, comme je l’ai fait ici, il en ressort une vision pertinente de la richesse et de l’originalité des travaux menés, de la variété des sujets et des approches méthodologiques. Ces études peuvent revendiquer le fait qu’elles ont été les premières à introduire des perspectives poststructuralistes, postmodernes et postcoloniales dans l’histoire de l’art germanophone. Ce bilan de leur succès ne doit pourtant pas faire croire qu’elles seraient désormais incorporées dans le canon de la discipline ou reconnues comme une des méthodes principalement suivies. Le problème est plus complexe. En particulier, dans les années 1990, certaines universités et leurs ministères de tutelle ont reconnu que l’on ne pouvait pas complètement renoncer à un champ de recherche aussi important et novateur, et quelques collègues femmes, parmi les pionnières de l’histoire de l’art féministe, ont occupé des chaires spécifiquement consacrées à la recherche sur la femme et sur le genre (parmi lesquelles Sigrid Schade à Brême, Viktoria Schmidt-Linsenhoff à Trèves et Silke Wenk à Oldenburg). Depuis ces

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dix dernières années, plusieurs universités, dont l’université Humboldt de Berlin et l’université Albert-Ludwig de Fribourg, ont instauré des cursus interdisciplinaires pour les gender studies auxquels contribuent des collègues de différentes disciplines. Les études de genre en histoire de l’art peuvent aujourd’hui être menées à bien dans des contextes de recherche variés, d’autant plus que quelques collègues-hommes ont aussi commencé à intégrer la notion de genre dans leurs recherches, même si la plupart ne tiennent pas compte de la tradition féministe de cette approche. Pourtant, dans nombre d’universités, il est encore possible de faire des études d’histoire de l’art sans croiser – et encore moins se familiariser avec – un seul discours critique féministe ou la catégorie de genre.

22 Il reste à voir si ces postes de professeures dans le champ de la recherche sur la femme et sur le genre pourront garder leur orientation thématique au moment où leurs titulaires atteindront l’âge de la retraite. La suppression de ces postes serait, à mon avis, hautement regrettable puisque ce sont ces postes et ces professeures qui ont contribué à donner un lieu aux gender studies, à diriger nombre de thèses dans ce domaine et à générer, en lien avec des réseaux assez informels, un panorama de la recherche en histoire de l’art d’un point de vue féministe.

NOTES

1. Sur cette installation vidéo, voir l’article de Barbara Paul, « Mythos Mann. Ulrike Rosenbachs Videoinstallation ‘Herakles – Herkules – King Kong’ (1977) », dans Marburger Jahrbuch für Kunstgeschichte, 25, 1998, p. 199-220. 2. Voir surtout, parmi les publications récentes sur Valie Export, Valie Export. Mediale Anagramme, (cat. expo., Berlin, Neue Gesellschaft für Bildende Kunst [NGBK], 2003), Berlin, 2003, et en langue française Valie Export, Caroline Bourgeois éd., (cat. expo., Paris, Centre national de la photographie, 2003), Montreuil, 2003. 3. Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists? », dans Art News, 1970, 69/9, p. 22-39 et 62-71 ; trad. fr. : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », dans Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, 1993, p. 201-244. 4. Künstlerinnen International 1877-1977, Ursula Bierther éd., (cat. expo., Berlin, château de Charlottenburg, 1977), Berlin, 1977. 5. Renate Berger, Malerinnen auf dem Weg ins 20. Jahrhundert. Kunstgeschichte als Sozialgeschichte, Cologne, 1982. 6. J’entends par là l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse que je traite ensemble puisque ces pays poursuivent des échanges continus dans le domaine de l’histoire de l’art féministe. 7. Le Women’s Caucus for Art a été fondé en 1972 dans le contexte de la College Art Association. En 1989 s’y est ajouté le Queer Caucus for Art: The Lesbian, Gay, Bisexual, and Transgender Caucus for Art, Artists, and Historians. 8. Voir le site internet de la Ulmer Verein : http://www.ulmer.verein.de, et celui de la section de la recherche sur la femme (Frauenforschung) : www.ulmer-verein.de/uv/index.php? page=content/AGFrauenforschung.php (12/01/2008). L’organe de diffusion de l’association, les

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Kritische Berichte, publie depuis la fin des années 1980 des numéros thématiques axés sur l’approche du genre. 9. Voir Hilla Frübis, « Kunstgeschichte », dans Christina von Braun, Inge Stephan éd., Gender- Studien. Eine Einführung, Stuttgart/Weimar, 2000, p. 262-275. 10. Cordula Bischoff et al. éd., Frauen, Kunst, Geschichte. Zur Korrektur des herrschenden Blicks, Giessen, 1984. 11. Lors du dernier congrès à Berlin, l’appel à contribution a été ouvert et la sélection des participants, anonyme, mais aucun candidat masculin ne s’est présenté. 12. Renate Berger, « Pars pro toto. Zum Verhältnis von künstlerischer Freiheit und sexueller Integrität », dans Renate Berger, Daniela Hammer-Tugendhat éd., Der Garten der Lüste. Zur Deutung des Erotischen und Sexuellen bei Künstlern und ihren Interpreten, Cologne, 1985, p. 150-199. 13. Troisième congrès des historiennes de l’art à Vienne : Sigrid Schade, « Der Mythos des ‘ganzen Körpers’. Das Fragmentarische in der Kunst des 20. Jahrhunderts als Dekonstruktion bürgerlicher Totalitätskonzepte », dans Ilsebill Barta-Fliedl et alii éd., Frauen, Bilder, Männer, Mythen: kunsthistorische Beiträge, Berlin, 1987, p. 239-260. 14. Sigrid Schade suit ici entre autres les idées de Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, Paris, 1971. 15. Voir à ce sujet Im Blickfeld: George Grosz « John der Frauenmörder », (cat. expo., Hambourg, Kunsthalle, 1993), Hambourg, 1993 – une exposition petite mais explosive. 16. Im Blickfeld…, cité n. 15, p. 12. Voir entre autres Julia Kristeva, Teresa de Lauretis, « The Violence of Rhetoric: Considerations on Representation and Gender », dans Semiotica, 54, 1985, p. 11-31, et Elisabeth Bronfen, Over her Dead Body. Death, femininity and the aesthetic, Manchester, 1992. 17. Voir les articles recueillis sous la partie IV de la publication : « Gewaltbilder: Zur ästhetischen Organisation von Macht – Sexualität – Gewalt », dans Ines Lindner et al. éd., Blickwechsel. Konstruktionen von Männlichkeit und Weiblichkeit in Kunst und Kunstgeschichte, Berlin, 1989, p. 333-499. 18. Silvia Eiblmayr, « Gewalt am Bild – Gewalt am Bild. Zur Inszenierung des weiblichen Körpers in der Kunst des 20. Jahrhunderts », dans Lindner et al., 1989, cité n. 17, p. 337-357. Voir aussi S. Eiblmayr, Die Frau als Bild. Der weibliche Körper in der Kunst des 20. Jahrhunderts, Berlin, 1993. 19. Katharina Sykora, « Verletzung – Schnitt – Verschönerung », dans Lindner et al., 1989, cité n. 17, p. 359-367. 20. Voir aussi l’article d’Elisabeth Bronfen, spécialiste en lettres et cultural studies : « Weiblichkeit und Repräsentation – aus der Perspektive von Semiotik, Ästhetik und Psychoanalyse », dans Hadumod Bußmann, Renate Hof éd., Genus: Zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, Stuttgart, 1995, p. 408-445. 21. Kunst mit Eigen-Sinn. Aktuelle Kunst von Frauen. Texte und Dokumentation, Silvia Eiblmayr, Valie Export, Monika Prischl-Maier éd., (cat. expo., Vienne, Schweitzergarten, 1985), Vienne, 1985. 22. Publié pour la première fois dans Hal Foster éd., The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Washington, 1983. 23. Voir à ce sujet aussi Roszika Parker, Griselda Pollock, Old Mistresses. Art and Ideology, Londres, 1981. 24. « Eine kritische und nicht affirmative oder identifikatorische Auseinandersetzung mit dem Männerbild und mit der Selbstinszenierung des Mannes in der Kunst », Ilsebill Barta, « Vorwort », dans Barta-Fliedl et al., 1987, cité n. 13, p. 9. 25. Lindner et al., 1989, p. 17-107. 26. Le sixième Kunsthistorikerinnen-Tagung s’est déroulé en trois sections différentes qui ont été publiées séparément : pour la première (Trèves), voir Annegret Friedrich, Birgit Haehnel, Viktoria Schmidt-Linsenhoff, Christina Threuter éd., Projektionen. Rassismus und Sexismus in der Visuellen Kultur, Marbourg, 1997 ; pour la deuxième (Tübingen), voir Kathrin Hoffmann-Curtius,

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Silke Wenk éd., Mythen von Autorschaft und Weiblichkeit im 20. Jahrhundert, Marbourg, 1997, p. 7. La troisième section s’est consacrée aux codifications sexuelles au sein de l’artisanat : Cordula Bischoff, Christina Threuter éd., Um-Ordnung. Angewandte Künste und Geschlecht in der Moderne, Marbourg, 1999. 27. Voir à ce sujet aussi la thèse de doctorat de Maike Christadler, Kreativität und Geschlecht : Giorgio Vasaris ‘Vite’ und Sofonisba Anguissolas Selbst-Bilder, Berlin, 2000. 28. « Die Erweiterung des methodischen Spektrums um diskurstheoretische psychoanalytische Ansätze und/oder dekonstruktive Verfahren hatte », dans Silvia Baumgart et al. éd., Denkräume zwischen Kunst und Wissenschaft, Berlin, 1993, p. 11. 29. « [...] was das Anliegen und die Grundlage feministischer Wissenschaft sei ». .Viktoria Schmidt-Linsenhoff, « Einleitung »,ۚ dans Annegret Friedrich et al., Projektionen .30 Rassismus und Sexismus in der Visuellen Kultur, Marbourg, 1997, p 8-14. 31. Judith Butler, Gender Trouble: feminism and the subversion of identity, New York/Londres, 1990 ; trad. fr. Trouble dans le genre: pour un féminisme de la subversion, Paris, 2005. Sur les débats des thèses de la philosophe américaine en Allemagne, voir la revue de sociologie Feministische Studien « Kritik der Kategorie Geschlecht », 2, 1993. 32. « Aspekte wie sexuelle Orientierung, Alter, Klasse, Nation, Ethos, Religion, Hautfarbe etc. ». 33. L’article « Die Schöne Jüdin. Bilder vom Eigenen und vom Fremden », dans Friedrich et al., 1997, cité n. 29, p. 112-130, est notamment une critique de Carol Ockman, « Two large eyebrows à l’orientale: Ethnic stereotyping in Ingres’s Baronne de Rothschild », dans Art History, 14, 1991, p. 521-539. 34. Concernant les nombreuses publications, parues dans le cadre de ces projets de recherche, voir le site du centre : www.uni-trier.de/index.php?id=11692&L=0&0= (12/01/2008). 35. « Globale Formierung neuer Techniken und Praktiken der Bildgenerierung und die sie flankierenden Diskurse zu reagieren ». 36. Voir l’introduction de Susanne von Falkenhausen dans Susanne von Falkenhausen et al. éd., Medien der Kunst. Geschlecht, Metapher, Code, Marbourg, 2004, p. 10, ainsi que les articles du chapitre « Geschlechtermetamorphosen des Cyberspace », p. 27-68. Voir aussi Linda Hentschel, Pornotopische Techniken des Betrachtens. Raumwahrnehmung und Geschlechterordnung in visuellen Apparaten der Moderne, Marbourg, 2001. 37. Hans Belting, Bild-Anthropologie, Munich, 2002 ; trad. fr. : Pour une anthropologie des images, Paris, 2004. 38. Voir aussi le site : www.frauenkunstwissenschaft.de/index.php (12/01/2008).

INDEX

Index géographique : Allemagne Mots-clés : exposition, femmes-artistes, corps, sexualité, histoire de l'art féministe, histoire de l'art allemand, historiennes de l'art, méthodologie, historiographie Keywords : exhibition, women artists, body, sexuality, feminist art history, German art history, women art historian, methodology, historiography, gender studies Index chronologique : 1900, 2000

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AUTEUR

MECHTHILD FEND University College London

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Pratique, histoire et théorie de l’art féministe aux États-Unis en 2007 : les expositions Wack ! et Global Feminisms

Elvan Zabunyan

1 Les liens tissés entre l’art et le féminisme dès la fin des années 1960 sont (re)découverts aujourd’hui à travers les expositions internationales étudiées ici mais également, grâce à d’ambitieuses anthologies qui, réunissant les essais majeurs produits par les artistes, critiques et historien-e-s de l’art féministes, témoignent de la vivacité d’une création et d’une réflexion qui gardent toujours, quarante ans après, une véritable dynamique1.

2 La relation entre le temps présent et le temps historique est aussi à souligner au regard de l’engagement des générations nées précisément dans les années 1950 ou 1960 qui, en interrogeant les œuvres, les actions et les documents qui leur ont été légués par les féministes des années 1960-1970, les intègrent dans une nouvelle historiographie, les utilisent comme des outils méthodologiques et surtout tentent de combler, grâce à eux, la vacuité de la pensée politique de notre temps. Il nous semble en effet que l’importance croissante de ces questions féministes, ainsi que celles, complémentaires, des gender et queer studies, pour la sphère des sciences humaines, politiques et sociales, découle de la volonté de repenser la valeur des différences de sexe, race et classe et, en écoutant avec attention cette histoire intellectuelle et culturelle, de continuer à la faire vivre en la transmettant2.

3 Cet héritage est précisément celui qui fut discuté lors du colloque The Feminist Future: Theory and Practice in the Visual Arts qui s’est tenu au Museum of Modern Art (MoMA) de New York en janvier 2007. Les deux journées d’interventions et de discussions étaient regroupées selon les problématiques suivantes : « Activism/Race/Geopolitics », « Body/ Sexuality/Identity », « Writing the History of Feminism », « Institutionalization of Feminism ». Dans sa conférence inaugurale, Lucy Lippard affirmait que la force du féminisme vient de la multiplicité de ses définitions, maintenant vif l’esprit d’une réelle culture féministe3.

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4 En faisant intervenir des personnalités impliquées dans la construction du rapport de l’art au féminisme des dernières décennies, le colloque se voulait un espace de réflexion analysant, quatre décennies après ses premiers pas, les ouvertures (mais aussi les limites) du féminisme et de son influence incontestable sur la création artistique contemporaine depuis cette époque. L’une des limites que l’on retiendra à l’écoute de ces interventions et à la lecture des essais dans les catalogues d’exposition de WACK ! et de Global Feminisms4 est le retard avec lequel les féministes blanches ont commencé à intégrer dans leurs analyses les problèmes de discrimination raciale subies par leurs consœurs « de couleur »5. Ainsi, si la question du sexisme était posée par les unes, elle était indissociable du racisme pour les autres6.

5 Très tôt engagée dans les problématiques alors appelées multiculturelles faisant logiquement suite au mouvement des droits civiques américains, Lucy Lippard (qui milite, en 1970, avec l’artiste africaine américaine Faith Ringgold) reconnaît en effet les impasses de la « seconde vague féministe » (la « première vague » renvoyant aux suffragettes du début du XXe siècle) qui se définit avant tout comme appartenant à la culture blanche des classes moyenne et bourgeoise américaines et relègue à l’arrière- plan la réalité des femmes « de couleur » issues des classes populaires. Aussi les expositions WACK ! Art and The Feminist Revolution et Global Feminisms tentent-elles de présenter un visage différent de ce féminisme historique notamment grâce à une ouverture au-delà des frontières américaines et européennes. Les commissaires affirment dans leurs notes d’intention que les formes de création et de revendications non seulement ne peuvent plus se dissocier des différences culturelles et raciales mais doivent, au contraire, les intégrer dans les paradigmes théoriques et critiques mis en œuvre dans la pensée féministe contemporaine.

WACK ! Art and the Feminist Revolution, par-delà l’histoire d’un mouvement

6 Parmi les expositions que cite comme références la commissaire de WACK !, Connie Butler, Bad Girls de Marcia Tucker (New Museum of Contemporary Art, New York, 1994), Inside the Visible: An Elliptical Trace of 20th Century art: In, Of, and From the Feminine de Catherine de Zegher (Institute of Contemporary Art, Boston, 1996) ou encore Sexual Politics d’Amelia Jones (Hammer Museum, Los Angeles 1996) sont celles qu’elle considère comme particulièrement emblématiques des problématiques historiques féministes développées dans les années 1990. Ces dernières s’inscrivent dans le contexte de virulentes revendications contre l’institution muséale, avec la création en 1992 du Women Art Coalition (WAC) qui proteste contre l’absence presque totale d’artistes femmes dans l’exposition inaugurale du Guggenheim dans son bâtiment de Soho la même année. Cet épisode, et les expositions précédemment citées qui l’ont suivi, relance une réflexion qui s’était en quelque sorte mise en veille dans le contexte conservateur des années Reagan. Selon C. Butler, malgré leur importance, ces manifestations n’obtiennent pas, à cette époque, la réception escomptée. C’est à ce moment que l’idée de réaliser une exposition majeure sur l’art et le féminisme germe dans son esprit, et elle consacre alors huit années à ses recherches, décidée à proposer un projet où les artistes américaines ne seront pas majoritaires. À cet effet, dans son essai « Chronology through Cartography: Mapping 1970s Feminist Art Globally », qui ouvre la partie théorique du catalogue de WACK ! (p. 322-335), Marsha Meskimmon

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tente de considérer la chronologie des pratiques artistiques féministes non plus du seul point de vue temporel, linéaire et eurocentrique mais aussi spatial, géographique et global. L’exposition s’appuie sur la diversité des œuvres (plastiques, photographiques, filmiques, écrites, corporelles, sonores, conceptuelles) réalisées par les artistes, toutes des femmes, entre 1965 et 1980.

7 Dès son annonce médiatique officielle, la manifestation, outre la curiosité qu’elle suscite, déclenche d’inévitables controverses. L’une est liée à son titre considéré comme ayant une sonorité trop caricaturale. Dans son introduction, Connie Butler explique le choix de celui-ci par une volonté de le mettre en parallèle avec les acronymes des collectifs activistes féministes des années 1970 – WAR (Women Artists in Revolution), WAC (Women’s Action Coalition), WCA (Women’s Caucus for Art). « WACK ! » aurait aussi selon elle une connotation violente, renforçant le potentiel révolutionnaire du féminisme dans sa lutte contre le patriarcat. L’explication ne convainc qu’à moitié car si le terme de « révolution » dans le sous-titre s’apparente certes aux luttes politiques du mouvement des femmes, il s’adresse également à leurs productions qui, par leur caractère innovant et provocant, transforment radicalement les paramètres de lecture de l’art contemporain – l’art des femmes de cette époque est celui qui pose certainement pour la première fois dans l’histoire de l’art une représentation aussi frontale du corps, du sexe et de la sexualité. Or, paradoxalement, rien dans l’exposition, ni cartel, ni chronologie, ni texte explicatif, ni documents visuels (à l’exception du carton d’invitation et de l’affiche de l’exposition) ne vient éclairer le ton exclamatif du titre.

8 Ainsi, dans l’immense espace de Geffen Contemporary (près de 8000 mètres carrés consacrés aux œuvres), ancien hangar réhabilité devenu l’un des lieux d’exposition du MOCA, les visiteurs n’obtiennent aucune information historique qui leur permettrait de comprendre précisément le contexte politique, culturel et social au sein duquel les pièces exposées ont été produites. L’absence de documents d’archives et de chronologie est d’autant plus gênante que beaucoup d’œuvres produites par les artistes femmes l’étaient dans le cadre de collectifs et de communautés artistiques. Les travaux de Judy Chicago ou Miriam Shapiro ne peuvent être dissociés ni de leur premier programme pédagogique – le Feminist Art Program – qui ouvre en 1971 au California Institute of the Arts, ni de l’expérience unique de la Womanhouse, où pendant l’hiver 1972 de nombreuses artistes produisent des installations dans les différentes pièces du bâtiment. C’est là que sont réalisées les performances parmi les plus célèbres de la période féministe telle Waiting de Faith Wilding, que l’artiste réinterprète d’ailleurs pour WACK ! lors d’un événement unique le 11 mars 2007 intitulé Wait-with. Pas d’évocation précise non plus de l’ouverture, à Los Angeles, à l’automne 1973, du Women’s Building, gigantesque projet entièrement consacré à l’activité et à la recherche des femmes et qui marque un nouveau tournant dans la relation entre pratiques artistiques, ateliers, enseignements, expositions et discussions féministes.

9 Pour WACK !, cent vingt artistes ont été sélectionnées, plusieurs centaines de travaux sont présentés, autant d’heures de vidéos et de films sont proposées et la visite nécessite plusieurs journées pour être effective. Alors que la période choisie par C. Butler recouvre précisément les années phares d’une histoire de l’art féministe, le choix est fait de montrer les œuvres rassemblées sous différentes thématiques : Gender performance (Adrian Piper, Cindy Sherman), Abstraction (Senga Nengudi ; Miriam Shapiro), Gendered Space (Eva Hesse, Louise Bourgeois), Body As Medium (Carolee

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Schneemann, Valie Export), Knowledge as Power (Judy Chicago), Collective Impulse (Kirsten Dufour, Where We At Black Women Artists), Social Sculpture (Lygia Clark, Suzanne Lacy), Silence and Noise (Theresa Hak Kyung Cha, Ketty La Rocca), Speaking in Public (Faith Ringgold, Cosi Fanni Tutti), Making Art History (Mary Beth Edelson, Léa Lublin), Taped and Measured (Eleanor Antin, Martha Rosler), Autophotography (Hannah Wilke, Barbara Hammer), Female Sensibility (Lynn Hershmann, Yvonne Rainer), Pattern and Assemblage (Betye Saar, Howardena Pindell), Body Trauma (Nancy Grossman, Ana Mendieta), Goddess (Niki de Saint-Phalle, Lorraine O’Grady, Orlan), Family Stories (Linda Montano, Lesbian Art Project), et enfin Labor (Mary Kelly, Mierle Laderman Ukeles)7. Une analyse plus précise de ces thématiques révélerait, pour certaines, leur nature stéréotypée et superficielle s’opposant à la justesse et à la radicalité des œuvres, et montrerait à quel point elles peuvent parfois contredire la réalité même des pratiques de l’époque. Celles-ci, tentant justement de se distancer de toute catégorisation, cherchaient à exprimer sans contrainte les problématiques inhérentes à la création, remettant en cause les clichés associés au statut de la femme jusqu’à les faire céder. L’aspect restrictif de la thématique se retrouve aussi dans un accrochage trop muséal qui empêche les courants de circuler librement. Cloisonnées par les thèmes, les œuvres le sont aussi par des cimaises qui rendent leur lecture parfois difficile. Alors que l’étonnante richesse de l’art féministe est largement visible, les interactions entre les différentes actrices du mouvement et les correspondances explicites entre les cultures américaines et européennes sont absentes.

10 La relation au travail, leitmotiv de cette époque et devenu à ce titre « thématique », recouvre aussi bien le labeur domestique que la maternité. Cette dernière est par exemple interrogée par la fameuse série de Mary Kelly, Post Partum Document, 1973-1975 qui documente, jour après jour, l’évolution de son nouveau-né et qui est à la fois un travail conceptuel sur le texte et un méticuleux rapport d’une mère qui répertorie la répétition de ses tâches quotidiennes selon un modèle de production de masse. Ce travail répond à une exposition, Women and Work: A Document on the Division of Labour in Industry, 1973-1975 (1973-1975), que l’artiste a réalisée avec Margaret Harrison et Kay Hunt aux mêmes dates que Post Partum. Présentée à Londres en 1975, elle est réinstallée à l’occasion de WACK !.

11 La documentation sérielle est aussi celle qui nous permet de découvrir pour la première fois dans son intégralité la performance de Mierle Laderman Ukeles, Washing/Tracks/ Maintenance: Inside, July 22, 1973 (1973) et Washing/Tracks/Maintenance: Outside, July 22, 1973 (1973) dont le projet est de littéralement nettoyer l’intérieur et l’extérieur de tous les musées où est montrée l’exposition conceptuelle itinérante intitulée c, 7,500 dont Lucy Lippard est la commissaire. Le 22 juillet 1973, comme on le voit sur les photographies présentées, M. Laderman Ukeles fait le ménage au Wadsworth Atheneum à Hartford dans le Connecticut. Son introduction en tant qu’artiste dans le musée se fait donc par une critique de l’institution où femmes de ménage, gardiens et ouvriers occupent une place subalterne. Dès lors, cette performance articule autant une critique de classe qu’une critique de la condition des femmes dans leur rôle domestique.

12 L’utilisation de la série photographique est récurrente chez beaucoup d’artistes féministes : ainsi, en 1972, Eleanor Antin endure pendant trente-six jours un régime amaigrissant et perd cinq kilos. Elle réalise chaque jour un autoportrait en pied (profil gauche, profil droit, face, dos) montrant la lente transformation de son corps nu. Les

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soixante-douze photographies sont présentées sous la forme d’une grille qui permet de comparer les différentes étapes de son amaigrissement. Ironiquement intitulée Carving: A Traditional Sculpture, l’œuvre renvoie simultanément à l’espace social et à l’académie, à la condition féminine et à la statuaire, qui doivent répondre dans les deux cas à des canons de représentations normatifs.

13 Si la grande qualité de WACK ! est de montrer des œuvres qui, pour la plupart, n’ont presque jamais été exposées depuis leur création, néanmoins, malgré le nombre louable d’artistes choisies, la question de la sélection se pose, notamment au regard de la volonté première du projet qui était de révéler des artistes non-américaines et issues des courants minoritaires. Si les artistes européennes sont majoritairement présentes, trop peu d’artistes « de couleur » le sont et la manifestation reste également très orientée vers un féminisme hétérosexuel alors que la culture homosexuelle est l’une de celles qui a permis l’ouverture vers les problématiques de gender telles qu’elles sont étudiées aujourd’hui8. Dans le même temps, la critique concernant ces deux points renvoie assez clairement à la réalité de la période traitée par WACK ! puisque jusqu’à la fin des années 1970, ces questions étaient celles qui restaient parmi les plus périphériques au sein du mouvement féministe blanc dominant.

14 Alors que les années 1990 sont celles précisément où les questions féministes rejoignent les positions culturelles postcoloniales, on constate que c’est une exposition comme Global Feminisms, qui, en enjambant les années 1980, tente d’articuler plus amplement cette cartographie mondiale de l’art et du féminisme contemporain. En proposant la découverte de l’actuelle génération d’artistes femmes, l’exposition souligne les nouveaux impératifs d’une analyse où différences raciales et sexuelles sont indissociées.

Global Feminisms, New Directions in Contemporary Arts : le monde entier est féministe

15 Que Linda Nochlin, éminente historienne de l’art féministe, à l’origine, avec son célèbre essai « Why Have There Been No Great Women Artists? » (1970)9, d’une révolution au sein de la discipline, soit à l’initiative de Global Feminisms, trente ans après sa fameuse exposition Women Artists 1550-1950 organisée avec Ann Sutherland Harris (County Museum of Art de Los Angeles, 1976-1977), pourrait surprendre si l’on ne connaissait d’elle que les thèmes de ses séminaires à la New York University, plus axés aujourd’hui sur la période du XIXe siècle que contemporaine. C’est invitée par Maura Reilly, l’une de ses anciennes étudiantes, conservateur au Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art, nouvellement créé au sein du Brooklyn Museum, que Linda Nochlin s’est associée à cet ambitieux projet. Quatre-vingt cinq artistes originaires des six continents, toutes nées dans les années 1960 ou 1970, ont été sélectionnées mais, en regardant de près les œuvres choisies, utilisant des médiums de représentations aussi divers que la céramique, la broderie, la vidéo, la photographie, la peinture, la sculpture, le dessin ou les nouvelles technologies, un problème de cohérence se pose. S’il est vrai qu’il se retrouve dans toute exposition de groupe, il est d’autant plus aigu dans un projet qui tend à souligner les notions de différences culturelles et à rendre compte de pratiques produites dans 51 pays différents.

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16 La difficulté première réside sans doute dans la façon dont le concept même d’une exposition doit être articulé. Dans leur préface, Maura Reilly et Linda Nochlin exposent ainsi leur intention et leur méthode d’investigation : « Nous n’attendions pas des femmes boliviennes ou pakistanaises d’exposer les spécificités ethniques de leur culture dans leur art, pas plus que nous ne l’aurions attendu d’une artiste américaine. Si cela avait été le cas, nous aurions été dans une pensée à la fois naïve et hégémonique. Toutefois, nous étions très intéressées par l’innovante diversité avec laquelle les femmes de différentes parties du monde déploient consciemment, à partir de leur héritage culturel, une œuvre nouvelle, souvent marquée par une expression visuelle critique »10. Alors qu’elles confirment leur ignorance des pratiques produites hors du monde américain ou européen et qu’elles ne souhaitent pas revêtir le rôle de « commissaire-explorateur » (curator as explorator), elles affirment que leurs choix ont été effectués grâce à une recherche intensive, de nombreux voyages mais surtout grâce au dialogue avec des spécialistes de ces aires culturelles méconnues d’elles. Reprenant l’expression de Gerardo Mosquera, elles se positionnent comme des « médiateurs de l’échange culturel ». On peut dès lors se demander de quelle façon le modèle occidental du féminisme peut être – ou non – appliqué aux autres pays du globe et, inversement, considérer l’importance de certains féminismes non-occidentaux (par exemple le féminisme indien) par rapport à la pensée eurocentrique.

17 Ces interrogations sur le statut de l’art féministe dans une perspective globale et postcoloniale sont particulièrement nécessaires dans le contexte des débats critiques actuels et la présence de créations ignorées du public américain ne peut être qu’un enrichissement indéniable. La conception de l’exposition Global Feminisms, comme celle de WACK ! s’est faite toutefois selon des thématiques très générales et réductrices – Life Cycles, Identity, Politics, Emotions – qui, d’une certaine façon, renient la spécificité du projet initial. Les œuvres pouvaient être associées indifféremment à l’un ou à l’autre de ces thèmes qui ont fonction de contenants et qui n’éclairent pas la spécificité géographique, pourtant proposée dans le catalogue, de ces pratiques artistiques féminines. L’appréhension à sa juste valeur d’une pensée féministe contemporaine en devient difficile, souffrant d’une approche évasive en raison de notions qui restent illustratives. La notion de « global », malgré elle reléguée à un second plan, est devenue presque une donnée accessoire alors qu’elle aurait dû être au centre du concept de l’exposition.

18 Néanmoins, ces maladresses conceptuelles ne peuvent permettre de rejeter entièrement l’idée du projet, car celui-ci venait inaugurer avec courage le premier espace entièrement dédié à l’art féministe au sein d’une institution majeure comme le Brooklyn Museum.

Des œuvres enfin mises en avant

19 C’est dans ce contexte, au sein même du Elizabeth A. Sackler Feminist Art Center, qu’est installée de façon permanente l’œuvre monumentale de Judy Chicago, The Dinner Party, (1974-1979), restée nomade pendant près de trente ans et pourtant référence incontournable de l’art féministe. Hommage aux femmes célèbres dont trente-neuf d’entre elles offrent leur nom aux assiettes en forme de vulves qui sont posées sur trois tables formant un triangle, The Dinner Party a provoqué, depuis sa création, maintes réactions contradictoires dans le monde de l’art. Son esthétique kitsch et la référence

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au sexe féminin comme image et symbole exclusif de la femme l’a en effet souvent maintenue dans une définition essentialiste, largement remise en cause par les artistes et théoriciennes féministes radicales fondant leurs analyses sur la question du sexe et du genre comme construction sociale et culturelle. Sa visibilité aujourd’hui constitue toutefois toujours un lien avec la mémoire du féminisme des années 1970 et se situe dans la continuité historique déjà évoquée.

20 L’année 2008 s’ouvrira avec une nouvelle exposition d’importance, organisée cette fois par deux autres pionnières de l’histoire de l’art féministe, Norma Broude et Mary D. Garrard, à l’American University Museum situé dans le Katzen Arts Center de Washington11. Intitulée Claiming Space: Some American Feminist Originators, la manifestation est dédiée au travail d’artistes (dont Judy Chicago, Mary Beth Edelson, Joyce Kozloff, Leslie Labowitz, Suzanne Lacy, Yolanda Lopez, Howardena Pindell, Faith Ringgold, Miriam Schapiro, Carolee Schneemann ou Hannah Wilke) considérées à l’avant-garde de l’art féministe aux États-Unis. Sont privilégiées dans l’exposition les œuvres monumentales les plus représentatives de la protestation politique, du travail sur le corps et enfin celles qui ont marqué par leur force décorative et le plaisir visuel qu’elles provoquent. Toutes ces réalisations contraient à l’époque l’absence de visibilité de l’art des femmes dans la sphère publique.

21 La recherche dans le champ de l’art féministe permet de revenir de façon ininterrompue sur les origines de celui-ci, prolongeant aujourd’hui, plus que jamais, la réflexion générale sur ce moment crucial, où les gender studies et l’histoire de l’art contemporain peuvent s’unir et transmettre avec une heureuse obstination un héritage dont la validité politique continue de nourrir notre présent.

NOTES

1. Voir notamment pour les publications récentes : Ella Shohat éd., Talking Visions, Multicultural Feminism in a Transnational Age, New York, 1999 ; Fiona Carson, Claire Pajackzkowska éd., Feminist Visual Culture, Londres, 2001 ; Helena Reckitt éd., Art and Feminism, Londres, 2001 (trad. fr. : Art et féminisme, Paris, 2005) ; Hilary Robinson éd., Feminism-Art-Theory, An Anthology 1968-2000, Londres, 2001 ; Amelia Jones éd., The Feminism and the Visual Culture Reader, Londres, 2003 ; Marsha Meskimmon, Women Making Art, History, Subjectivity, Aesthetics, Londres, 2003. 2. Au sujet des gender et queer studies, voir les textes fondateurs : Monique Witting, The Straight Mind and Other Essays, 1992 (trad. fr. La pensée Straight, Paris, 2001) ; Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Berkeley, 1990 ; Judith Butler, Gender Trouble, New York/Londres, 1990 (trad. fr. : Trouble dans le genre: pour un féminisme de la subversion, Paris, 2005) et Leo Bersani, Homos, Cambridge (Mass.), 1995 (trad. fr. : Homos: repenser l’identité, Paris, 1998). 3. Le texte de la conférence inaugurale de Lucy Lippard a été revu par l’auteur sous le titre « No Regrets » pour Art in America, juin-juillet 2007, p. 75-79. 4. WACK ! Art and the Feminist Revolution, Cornelia Butler, Lisa Gabrielle Mark éd. (cat. expo., Los Angeles, Museum of Contemporary Art, 2007/Washington D C, Washington Museum of Women in the Arts, 2007/New York, PS1 Contemporary Art Center, 2008/Vancouver, Vancouver Art Gallery, 2008-2009), Boston, The MIT Press, 2007; Global Feminisms, New Directions in Contemporary Art,

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Maura Reilly, Linda Nochlin éd., (cat. expo., New York, Brooklyn Museum, 2007), New York, Merrell, 2007. 5. Nous utilisons ici la traduction littérale de l’anglais « of color ». On dit « women of color » quand il est fait référence aux femmes afro-américaines, hispaniques, asiatiques des États-Unis. 6. Voir Audre Lorde, Sister Outsider, Essays and Speeches, Freedom (Ca), 1984. 7. Les noms des artistes donnés à la suite des intitulés le sont de façon non exhaustive. 8. C’est encore une fois le catalogue qui permet de combler les absences de l’exposition : un essai de Catherine Lord, « Their memory is playing tricks on her: Notes toward a Calligraphy of Rage » (p. 441-457), propose une lecture de la confrontation entre le féminisme et l’homosexualité féminine ; Richard Meyer dans « Hard Target: Male Bodies, Feminist Art, and the Force of Censorship in the 1970s » (p. 363-383) analyse la relation du féminisme à la sexualité masculine et à la censure subie par certaines artistes qui s’y sont intéressées. Enfin,Valerie Smith adresse un témoignage sur le féminisme afro-américain avec « Abundant Evidence: Black Women Artists of the 1960s and 1970s » (p. 401-413). 9. Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists? », dans Art News, 1970, 69/9, p. 22-39 et 62-71 ; trad. fr. : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », dans Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, 1993, p. 201-244. 10. « We did not expect women from Bolivia or Pakistan to exhibit specific traits in their art, any more than we expected the same from an artist from the U.S. ; to do so would have been naïve and patronizing. Yet we were open to, and very interested in, the varying and innovative ways that women from diverse parts of the world self-consciously deployed the visual culture they had inherited to create new, often critical visual expressions », Maura Reilly, Linda Nochlin, « Curators’ Preface », dans Global Feminisms, 2007, p. 11. 11. Claiming Space: Some American Feminist Originators (6 novembre 2007-27 janvier 2008) se déroule conjointement à l’exposition WACK ! à Washington (21 septembre-16 décembre 2007).

INDEX

Keywords : feminist art, exhibitions, women artists, feminist art history, activism, historiography, gender studies Mots-clés : art féministe, expositions, femmes artistes, histoire de l'art féministe, activisme, historiographie Index géographique : États-Unis Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

ELVAN ZABUNYAN Université Rennes II, MASCIPO, CNRS

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Choix de publications

Deux ouvrages récents permettent de s’orienter pour les sources pour l’histoire du féminisme en France et peuvent être utiles aux historiens de l’art intéressés par les approches de genre.

1 – Christine BARD, Annie DIZIER-METZ, Valérie NEVEU, Guide des sources de l’histoire du féminisme : de la Révolution française à nos jours, Paris, PUR, 2006.

Répertoire des différents fonds documentaires classés en quatre parties (archives municipales, départementales et nationales ; associations, bibliothèques, musées et centres d’archives privées ; archives audiovisuelles ; webographie) ; complété d’une bibliographie et d’une série d’index, l’ouvrage est enrichi d’une introduction qui pose les problématiques méthodologiques [O. Bonfait].

2 – Annick TILLIER, Odile FALIU éd., Des sources pour l’histoire des femmes : guide, Paris, BnF, 2004.

Présentation des sources que la Bibliothèque nationale de France peut offrir pour l’histoire des femmes, sur le plan social, politique et culturel et au sein de différents départements, de leurs collections, ainsi que des instruments de recherches disponible. Chaque partie contient des informations sur le domaine pris en compte (comme sur les femmes compositrices dont les documents sont conservés à la Bibliothèque de l’Opéra). L’ouvrage comporte également 40 pages de bibliographie sur les travaux récents concernant l’histoire des femmes [O. Bonfait].

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