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Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines

40 | 2009 Courants souterrains

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/emscat/1495 DOI : 10.4000/emscat.1495 ISSN : 2101-0013

Éditeur Centre d'Etudes Mongoles & Sibériennes / École Pratique des Hautes Études

Référence électronique Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 40 | 2009, « Courants souterrains » [En ligne], mis en ligne le 28 décembre 2009, consulté le 19 juillet 2021. URL : https:// journals.openedition.org/emscat/1495 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emscat.1495

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SOMMAIRE

L’enterrement chez les Mongols contemporains : le cercueil, la tombe et la yourte miniature du mort Sandrine Ruhlmann

Le tunnel sous l’histoire La musique et le poids moral du passé dans la Mongolie socialiste et post-socialiste Laurent Legrain

« L’avoir en travers… ». La belle-mère, l’enfant et la guli gir : rituel sans paroles à Samarcande Anne Ducloux

Le développement du tibétain ancien -e- dans les dialectes occidentaux Guillaume Jacques

Comptes rendus

GOLDSTEIN Melvyn C., JIAO BEN, Lhundrup TANZEN. On the Cultural Revolution in Tibet: The Nyemo Incident in 1969 University of California Press, Berkeley–Los Angeles–London, 2009, 236 p., ISBN 978-0-520-25682-8 Daniel Berounský

BULAG, Uradyn E. & Hildegard G.M. DIEMBERGER (eds), The Mongolia-Tibet Interface : Opening New Research Terrains in Inner Asia. Proceedings of the Tenth Seminar of the IATS, 2003 Leiden ; Boston : Brill, Brill’s Tibetan Studies Library, vol. 9, 2007, viii, 384 p., 48 ill., 5 cartes, 2 tableaux. ISBN 9789004155213 Isabelle Charleux

KOHN, Michael, Lama of the Gobi. The Life and Time of Danzan Rabjaa, Mongolia’s Greatest Mystical Poet Ulaanbaatar: Maitri Books, 2006, 163 p., carte, glossaire, bibliogr. ISBN 1599719053 Isabelle Charleux

BALIKCI Anna, Lamas, Shamans and Ancestors. Village Religion in Sikkim Brill’s Tibetan Studies Library, Leiden-Boston, Brill, 2008, 403 pages Anne de Sales

WOESER, Tibet’s True Heart. Selected Poems Ragged Banner Press, 2008. ISBN : 978-0-9816989-0-8 Françoise Robin

REICHL, K., Edige, A Karakalpak Oral Epic - as Performed by Jumabay Bazarov Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia Academia Scientiarum Fennica, 2007, 498 p. ISSN 0014-5815 ISBN (hard) 978-951-41-1012-2. ISBN (soft) 978-951-41-1013-9 Frédéric Léotar

Karakalpakistan, La Voix des Ancêtres Buda records 3017797 Xavier Hallez

TAUBE Erika, Tuwinische Folkloretexte aus dem Altai (Cengel/Westmongolei). Kleine Formen Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (Turcologica, 71), 2008 Charles Stépanoff

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ÖLMEZ Mehmet, Tuwinischer Wortschatz mit alttürkischen und mongolischen Parallelen. Tuvacanın Sözvarlığı. Eski Türkçe ve Moğolca Denkleriyle Wiesbaden, Harrassowitz in Kommission, (Veröffentlichungen der Societas Uralo-Altaica, 72), 2007, 516 pages Charles Stépanoff

LAUWAERT Françoise (dir.), Après la catastrophe Bruxelles, Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, 2007, LVI (1-2) : 218 pages Roberte Hamayon

Hommage

Lindquist Galina Ksenia Pimenova

Résumés de thèses

Juliana Holotová Szinek, L’organisation sociale et économique des Xiongnu de Mongolie. Interprétation des sources archéologiques et textuelles (IIIe siècle avant notre ère – IIIe siècle de notre ère)

Zsuzsa Majer, A Comparative Study of the Ceremonial Practice in Present-Day Mongolian Monasteries (submitted in English),

Krisztina Teleki, Bogdiin Khüree: Monasteries and Temples of the Mongolian Capital (1651-1938)

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L’enterrement chez les Mongols contemporains : le cercueil, la tombe et la yourte miniature du mort The burial among contemporary Mongolians: the coffin, the grave and the miniature yurt of the dead person

Sandrine Ruhlmann

1 Au début de l’hiver 2000, un veuf a accepté que j’assiste à l’enterrement de son épouse et que je participe à toutes les étapes du rituel funéraire. Le rituel dure quarante-neuf jours divisés en séquences de sept jours, à partir du troisième jour après la mort idéalement fixé comme date d’enterrement. Ce veuf est l’oncle paternel aîné du maître du foyer chez qui j’ai élu résidence. Sa famille étendue vit à Öndörhaan, capitale de la province du Hentij au nord-est de la Mongolie. Depuis la mort de sa femme, il vit dans la maison en dur de sa fille aînée, mitoyenne de celle de sa fille cadette. Dans la même cour d’habitation, la défunte est isolée jusqu’à la mise en bière, dans la yourte où elle demeurait de son vivant avec son mari, parce que son corps constitue une « souillure » (buzar) majeure. Pour signaler la présence de la souillure que représentent la mort, le cadavre et l’idée même de la mort, la porte de la yourte est condamnée par une planche en bois, la cheminée est ôtée de son axe, le feu du fourneau n’est plus entretenu et l’ouverture supérieure de la yourte est entièrement obturée par son carré de feutre de fermeture. La yourte est momentanément aménagée en une yourte mortuaire, c’est-à- dire en une yourte dont les éléments principaux sont inversés ; elle est concrètement soumise à une fermeture, de manière à couper le défunt de l’extérieur1. À l’issue des quarante-neuf jours de deuil, la yourte mortuaire redeviendra une yourte d’habitation, où le veuf vivra seul.

2 Cette famille halh est de confession bouddhiste. Le jour suivant le décès, elle rend au temple, situé dans le centre d’Öndörhaan, et consulte un lama qui indique comment bien procéder à chaque étape du rituel funéraire2. Souillée par la mort contagieuse, la

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famille restreinte, aidée de la famille étendue, s’évertue à bien enterrer la défunte pour favoriser le départ et le bon sort de son « âme » (süns).

3 Des personnes âgées énoncent encore parfois le souhait d’être, à leur mort, déposées à même le sol sur la terre de leurs ancêtres. La pratique de dépôt des morts dans la steppe remonte au XVIe siècle et a été promue par le clergé bouddhique. Mais les familles enterrent aujourd’hui leurs défunts conformément à la loi mise en place en 1955 par le régime communiste, qui recommande d’inhumer les corps, de préférence dans des cercueils3. Or ce mode d’inhumation n’est pas récent chez les peuples mongols, qui utilisaient des cercueils en bois depuis le XVIe siècle au moins pour enterrer les seigneurs mongols4 : leur dépouille était généralement installée dans un cercueil enfermé dans une structure en bois posée, par terre, au sommet des montagnes5.

4 Le cercueil n’est pas une simple boîte. Toutes les étapes techniques de construction, de décoration et d’enterrement du cercueil sont révélatrices du traitement de la « chair » (mah) en décomposition et des « os » (jas) qui se dissocient, et des croyances sur le sort post mortem de l’âme. À travers l’étude technique et ethnologique d’un objet, le cercueil, j’analyserai un type courant de pratique rituelle d’enterrement et la conception de l’âme après la mort répandu chez les Halh de Mongolie contemporaine, une république laïque où, après soixante-dix années d’athéisme communiste, la religion s’impose finalement dans les pratiques et à la conscience6.

La construction et la décoration du cercueil en bois

5 Le lendemain du décès, les gendres et autres parents masculins proches de la défunte se rendent au marché pour faire découper des planches de pin. Celles-ci serviront à construire le cercueil appelé « berceau » (ölgij) ou « boîte » (hajrcag). Les dimensions du corps de la défunte sont prises par la femme du neveu du veuf, couturière et menuisière de métier (chez qui je vis). Devant le portail de la cour d’habitation, les planches sont sciées sur mesure par les gendres de la défunte et un cousin du mari de la couturière. Le ponçage des planches est réalisé au centre de la cour d’habitation. Les planches doivent être assemblées et clouées avant le coucher du soleil, pour ne pas attirer les « mauvais esprits » (muu süns)7 qui rôdent la nuit. Le cercueil en bois a la forme d’un trapèze. La tête de la défunte reposera sur la base la plus large du trapèze ; les pieds seront au niveau du sommet du trapèze. Durant la construction du cercueil, les visiteurs se succèdent pour saluer le veuf dans la maison de la fille aînée.

Les couleurs internes cachées : le corps du mort sous le ciel et sur la terre

Le bleu du ciel

6 Le soir, alors que le soleil est couché, le neveu du veuf, son cousin, deux neveux de la défunte et la fille aînée de la défunte, ainsi que la couturière-menuisière, installent deux tréteaux en bois dans la pièce de la maison en dur de la fille cadette de la défunte. Pendant la confection, les hommes et les femmes se concertent, à voix basse, quant à la manière de procéder, mais la couturière-menuisière a le dernier mot, parce qu’elle a récemment participé à un enterrement à la capitale Ulaanbaatar, où les manières de procéder sont actualisées8. Elle sait avec précision comment les pompes funèbres

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décorent aujourd’hui les cercueils et comment les morts sont ensuite enterrés selon les directives du clergé bouddhique9.

7 Le « couvercle » (havhag) du cercueil est placé sur les tréteaux. L’ouvrage est commencé par l’intérieur du couvercle. Une fine couche de coton blanc recouvre toute la face interne grossièrement poncée. La couturière-menuisière sort d’un sac des pans de « tissus » (daavuu) en nylon : bleu, vert, rouge, noir et blanc. Les hommes tiennent la structure en bois et plantent les clous, pendant que les femmes maintiennent le revers du tissu vers l’intérieur du bois, pour une fixation esthétique. Chaque détail doit être soigné car « le cercueil doit être beau », dit la couturière-menuisière dirigeant les opérations. Le tissu bleu recouvre le coton sur toute la surface interne du couvercle. Le visage de la défunte sera dirigé vers cette face « bleue » (höh), couleur indiquée par les lamas et adoptée sans difficulté par les familles puisqu’elle représente le « ciel » (tenger) des Mongols10. La défunte « regarde[ra] le ciel », me dit-on.

8 Au fur et à mesure que le tissu du ciel est fixé, les hommes et les femmes se déplacent autour du couvercle dans le sens inverse de circulation dans la yourte et de circumambulation autour des temples (autrement dit, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre). La réalisation de « la décoration du couvercle est particulièrement importante, parce que c’est le ciel » explique la couturière-menuisière, qui découpe sept boules de coton blanc, de même taille, et les colle sur le tissu bleu, à l’emplacement de la tête du mort dans le cercueil. Ces boules de coton sont les « sept étoiles » (doloon od) ou les « sept divinités » (doloon burhan) représentant la Grande Ourse, et « le chiffre sept porte bonheur en Mongolie », comme tout chiffre impair. La défunte « regarde les sept étoiles… et le ciel ». Le tissu bleu est placé à l’intérieur du couvercle pour que la défunte soit en contact direct avec le ciel et les divinités bouddhiques11. Les membres de la famille présents acquiescent, confirment chacun des propos de mon informatrice privilégiée, qui ne parle pas qu’en leur nom, mais pour tous les Mongols.

Le vert de la terre et le territoire des ancêtres

9 Dans l’autre pièce non communicante de la maison sont réunis le frère aîné et la fille cadette de la défunte, le veuf et des proches parents du veuf. Avec la même technique et une répartition similaire des tâches, ils décorent l’intérieur de la boîte du cercueil, préalablement couvert de coton blanc. Un tissu blanc est cloué sur les parois latérales et sur le fond, le fond étant ensuite recouvert de tissu vert.

10 Le vert n’étant traditionnellement pas une couleur proprement définie pour les Mongols12, la couturière explique sa présence dans la décoration du cercueil : le corps de la défunte va « reposer dans le cercueil sur la terre ». Le référent n’est pas la couleur verte de l’herbe, mais une notion de sol qui lui est associée. La couleur verte (nogoon) représente la « terre » (gazar), celle « des éleveurs nomades et du bétail », autrement dit le territoire sur lequel vit un foyer, une famille et les pâturages sur lesquels paissent ses troupeaux. Par « terre », les Mongols entendent aussi le territoire des ancêtres13. Beaucoup de Mongols situent leurs ancêtres sur une hauteur qui dépend de la division administrative de leur lieu de résidence ou de naissance14.

11 Le bleu du ciel et le vert de la terre associée au territoire des ancêtres sont les couleurs internes, non visibles, dites « cachées » (dald) du cercueil, choisies par les familles : elles sont en contact direct avec le corps du mort et évoquent la pratique ancienne de dépôt du cadavre dans la steppe. Si le bouddhisme impose une nouvelle couleur, le vert,

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originellement dénuée de valeur symbolique pour les Mongols, les familles se l’approprient et lui confèrent un sens, rejoignant des croyances populaires qui sont le fruit d’un entremêlement intéressé de chamanisme et de bouddhisme.

Du blanc pour l’âme du mort

12 Les parois internes de la boîte ont été parées de tissu blanc, alors que, selon les propos de la couturière-menuisière, la couleur blanche (cagaan) ne fait habituellement pas partie de la décoration du cercueil. Elle est ajoutée lorsque le cadavre est exceptionnellement enveloppé dans un linceul rouge, et non pas blanc, parce que le lama a déterminé la cause du décès comme étant accidentelle – c’est le cas de notre défunte –, et non pas naturelle.

13 Mon informatrice explique que le linceul blanc, à défaut, le tissu blanc placé sous le tissu vert, représente la peau blanche d’agneau anciennement installée, selon d’anciennes croyances chamaniques, sous le corps du défunt exposé dans la steppe15 – dans tous les cas, une telle peau est toujours placée dans le fond de la fosse, sous le cercueil (cf. schéma 4).

14 Le tissu blanc est présent dans la composition décorative du cercueil pour que l’« âme de la défunte soit blanchie des péchés [qu’elle a commis de son vivant] ». Ainsi, l’âme devient une « âme blanche » (cagaan setgel)16, la pureté étant incarnée par la couleur blanche « cagaan » représentant le caractère faste incarné par les laitages, les « aliments blancs » (cagaan idee)17.

15 La couleur blanche est donc ici présente à deux titres : elle représente l’ancien mode d’inhumation des morts dans la steppe, que beaucoup de Mongols considèrent comme étant le mode d’inhumation mongol traditionnel, ancestral, chamanique, et non imposé par le clergé bouddhique pour les hommes du commun, ainsi qu’une notion bouddhique de la pureté de l’âme.

L’intérieur du cercueil

Schéma 1

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16 Il semble que les anciennes croyances chamaniques et le bouddhisme se mêlent dans les discours et les représentations de l’au-delà où l’âme attend de renaître. Le pays des âmes chamanique et le « pays des divinités » (burhany oron), sorte de paradis bouddhique, sont ici confondus, matérialisés et symbolisés par le ciel et le bleu, par le ciel bleu18.

Les couleurs externes visibles : les couleurs étatiques du deuil

17 Dans chacune des deux pièces non communicantes de la maison, une fois l’intérieur du cercueil décoré, les hommes retournent la boîte et le couvercle et clouent les pans de tissu rouge, en sorte de recouvrir toute la surface extérieure du cercueil. Des bandes de tissu rouge et noir larges de dix, vingt et trente centimètres, sont découpées, plissées et alternées de façon à former « trois fleurs » (gurvan ceceg) noire et rouge. Sur le tissu rouge du couvercle, la grosse fleur est fixée à l’emplacement du visage de la défunte, la moyenne au niveau de son bassin, la petite au niveau de ses pieds. La couturière coud ensuite deux bandes de tissu noir de vingt centimètres de largeur, en diagonale des coins du cercueil donnant à l’emplacement de l’épaule droite et du pied gauche de la défunte. Enfin, elle confectionne des paires de lacets rouges et noirs, qui seront clouées sur les parois latérales extérieures de la boîte, de chaque côté d’un rectangle de tissu noir préalablement fixé sur le fond rouge.

18 La couturière explique que la couleur rouge représente la « tristesse » (uitgar) et la « dernière pensée » (süülijn sanaa) que la famille a pour le mort le jour de l’enterrement. Aujourd’hui, si aucun commentaire n’est fait sur la couleur noire prise isolément, il apparaît que, associée au rouge, elle symbolise le chagrin et qu’elle devient la couleur du deuil, notamment à Ulaanbaatar où, selon mon informatrice, les personnes riches revêtent un costume noir ou gris foncé pour se rendre à un enterrement. Quant à l’association du rouge de la tristesse et du noir du deuil russe, c’est à la fois, dit-elle, pour marquer le « respect » (hündlel) et signaler matériellement, extérieurement, que la famille est en deuil, le terme gašuudal « deuil » désignant également la tristesse. Cette association de couleurs est « politique », « communiste », selon mon informatrice privilégiée. Caroline Humphrey (1999 : 66) précise que l’influence russe était très forte en Mongolie dans les années 1950-1960 et qu’à la capitale, la présence d’un mort et le deuil sont signalés sur la porte de l’appartement au moyen de bandes rouges et noires19. Le jour de l’enterrement, j’ai constaté que les membres du cortège funéraire arborent, en haut de leur bras gauche, un brassard fait de deux bandes, rouge et noire. Selon Humphrey, le brassard est une indication de deuil.

19 Les pleurs et la tristesse doivent traditionnellement être cachés, pour ne pas attirer l’attention des esprits néfastes et des âmes de morts errantes à la recherche d’un corps pour être nourries. C’est donc une couleur, en l’occurrence politique, et non religieuse, qui symbolise le chagrin de la perte d’un être cher – car même si l’âme renaît, il s’agit d’une autre personne.

20 La présence des couleurs emblématiques du socialisme soviétique, le rouge et le noir associés, montre explicitement que même l’athéisme soviétique ne peut se passer de supports matériels symboliques ou significatifs, ici d’ordre politique : sur ce point, il fonctionne à la manière d’une religion, alors même qu’il s’est donné pour vocation d’éradiquer toute forme de croyance et de pratique religieuse. Ces couleurs sont, non

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innocemment, les couleurs extérieures, visibles, du cercueil qui ne sont pas en contact direct avec le corps du défunt.

L’extérieur du cercueil

Schéma 2

21 Si l’influence soviétique est indéniable, de nouvelles influences, qualifiées pour certaines de traditions chamaniques, naissent des ouvrages publiés par des chercheurs mongols en sciences sociales. Ainsi, la pratique qui consiste à enrouler le cadavre dans un linceul blanc et à l’enterrer dans un cercueil dont l’intérieur est bleu et vert, a émergé suite à l’enterrement de l’auteur mongol Rinchen, en 1978, réalisé conformément aux pratiques décrites dans son livre (1958). Aucun texte politique ou religieux, aucune loi n’impose aux familles une quelconque décoration du cercueil, des couleurs à l’intérieur ou à l’extérieur. Pourtant, les familles prennent conseil auprès d’un lama pour bien enterrer les morts. Elles se font confirmer l’emplacement des sept étoiles et des trois fleurs. Elles placent, en contact direct avec le corps du défunt (partie non visible pour les vivants mais visible, pensent-elles, pour le mort), des couleurs qui revendiquent des croyances, des couleurs qui sont polysémiques et qui font sens, signifiant le dépôt du corps dans la steppe et la libération de l’âme qui quitte le corps pour poursuivre le cycle de la vie. Enfin, les couleurs qui sont visibles pour les vivants et non visibles pour le mort sont sans contact avec le mort et ces couleurs n’ont donc pas de rapport avec le traitement religieux de l’âme.

22 On ne peut pas expliquer pour l’instant comment l’influence russe de l’association du rouge et du noir en contexte funéraire continue de s’imposer aux familles, ces couleurs étant devenues les couleurs officielles nationales du deuil dans les années cinquante. Cependant, les familles savent parfaitement comment les assortir et les placer sur la face externe du cercueil. Il est certain qu’aujourd’hui ces couleurs n’ont aucune valeur

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religieuse et qu’elles ne relèvent d’aucune croyance relative à la mort et au sort de l’âme à la mort chez les Mongols – sinon pourquoi ne figurent-elles pas à l’intérieur du cercueil ?

23 Dans les textes de lois, aucune précision n’est faite sur la manière de décorer le cercueil et de les enterrer. Dans les capitales provinciales comme dans les villages, le service administratif des pompes funèbres n’intervient pas sur les pratiques d’enterrement et rien n’oblige à enterrer les morts dans des cercueils dont les faces non apparentes sont recouvertes de bleu et de vert. Si le gouvernement encourage cependant financièrement de recouvrir les faces apparentes des couleurs officielles de deuil, le rouge et le noir – comme de bétonner les tombes, selon Grégory Delaplace (2007, p. 49, 78) –, rien n’indique d’apposer des fleurs rouges et noires20, ni des étoiles blanches sur fond bleu, à l’extérieur et à l’intérieur du couvercle. Il existe certes un côté administratif de l’enterrement des morts (l’enregistrement des morts), un côté religieux (la consultation d’un lama), mais l’enterrement est finalement laissé aux mains de la famille. La famille de « notre » défunte décore le cercueil comme ils le sont à la capitale, y compris par les pompes funèbres, et mon informatrice privilégiée sait justifier et expliquer l’utilisation symbolique de chacune des couleurs et celle, significative, des symboles.

La mise en bière, le transport et l’enterrement du corps

24 Les manières de porter le mort, de le déposer dans son cercueil, de transporter et de déposer le cercueil sur le sol, d’installer la tombe et d’enterrer le mort suivent, aujourd’hui, la logique de décoration du cercueil motivée à la fois par des croyances religieuses chamaniques et bouddhiques, des mesures politico-religieuses bouddhiques, ainsi qu’une idéologie politique hygiéniste et athéiste du traitement de la mort.

Le port des os

25 La mise en bière met un terme à la période d’isolement du cadavre. Le surlendemain de la construction du cercueil, le troisième jour après le décès, les « porteurs d’os » (jas barih hümüüs)21 portent le corps de la défunte, enveloppé nu dans son linceul, et le déposent allongé sur le dos dans la boîte du cercueil. Si l’expression de porteurs d’os a été conservée et désigne aujourd’hui les personnes qui portent le cercueil, elle désignait au XVIe siècle le dépôt du corps dans la steppe. Les carnassiers dévoraient la chair exposée et, en brisant le squelette, ils libéraient l’âme logée dans les os22. Les « porteurs d’os », habits retroussés ou portés à l’envers, déplacent le cercueil dans le sens inverse de circulation dans la yourte, ordinairement néfaste (schéma 3), et ils le sortent de la yourte à l’envers, soit la tête et les épaules du mort avant ses pieds (schéma 4).

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Circulation du mort en sens inverse et sortie du corps à l’envers

Schéma 3

Préparation de la fosse

Schéma 4

26 Ils brisent ensuite le seuil de la yourte à la hache, tandis qu’il ne faut à l’ordinaire pas même le heurter pour ne pas fâcher les esprits censés y loger. Ces rites d’inversion d’actes quotidiens constituent une protection contre la souillure à laquelle les

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« porteurs d’os » sont directement exposés en portant le cadavre (Ruhlmann 2006, p. 458), et des inversions se retrouvent jusque dans les nourritures offertes au repas des funérailles (Ruhlmann 2009).

27 Avant le lever du soleil, le cercueil est placé à l’arrière d’un camion. Les membres du cortège funéraire s’assoient autour. La fille aînée porte le portrait funéraire de sa défunte mère, réalisé à partir d’une photo d’identité faite de son vivant23, à la hauteur de son visage dans le cercueil, ce jusqu’à la fin de la cérémonie d’enterrement. Une femme de la parenté de la défunte effectue une aspersion de thé au lait sur l’arrière du convoi funéraire qui sort de la cour d’habitation. Elle souhaite aux membres du cortège funéraire et au mort une route sans encombre dite « blanche » (cagaan zam). Au niveau du seuil de la cour d’habitation, le camion passe entre deux feux purificateurs24, allumés au moyen d’une braise du feu du foyer domestique – en l’occurrence, celui de la fille aînée de la défunte. Sur le chemin du cimetière, le chauffeur procède à des offrandes de graines de millet et de riz consacrées pour nourrir les âmes errantes de mort affamées et les mauvais esprits qui, dit-on, suivent le convoi funéraire.

La tombe et le niveau de la terre

28 Le cimetière se situe en pleine nature, au pied d’une montagne. Cet emplacement est volontairement choisi : les Mongols ont un lien particulier avec les massifs montagneux, plus prononcé encore dans la région du Hentij aujourd’hui liée au souvenir de Gengis Khan, né sur la rive droite de l’Onon traversant le nord de la province25.

29 Arrivés au cimetière, les « porteurs d’os » préparent le « trou » (nüh) de la « tombe » (hüür) déjà creusé26. Au fond de la fosse, ils déposent une « peau blanche d’agneau » (cagaan hurgany ar’s) au niveau du bassin de la défunte dans le cercueil, et sèment des « crottes d’agneau » (hurgany argal) qui représentent le bétail prospère paissant sur les pâturages, explique mon informatrice. Une brique de thé chinois et une « écharpe cérémonielle [de soie bleue] » (hadag) y sont également installées, en offrande au mort, au niveau de la tête.

30 Les « porteurs d’os » déposent le cercueil à côté du trou sur un tapis vert synthétique rappelant le tissu vert du cercueil qui matérialise la « terre » (gazar). À cette étape du rituel, la famille est contrariée par l’écart entre les pratiques choisies et imposées, car le corps du mort devrait véritablement et non symboliquement reposer sous le ciel et sur la terre et non sous la terre comme l’impose la loi, me confie-t-on.

31 Le veuf prononce des vœux et adresse des éloges à sa défunte épouse, dont le visage est alors découvert – pour cela, le couvercle du cercueil est momentanément ouvert. La cérémonie de « faire ses adieux » (hagacal üjldeh) au mort est récente et serait une part affective imposée par les autorités mongoles dans les années 198027. Caroline Humphrey (1999, p. 73) interprète également cette affection comme le fruit d’une influence russe, le gouvernement mongol s’imprégnant alors du modèle soviétique. Les Mongols respectent cependant l’interdit traditionnel de pleurer son mort sous peine que son âme reste sur terre et nuise au bonheur de sa famille.

32 Il apparaît que le rituel funéraire est scandé, à des moments précis et significatifs, de rites bouddhiques ou chamaniques intercalés avec des manières de faire imputables à l’athéisme communiste, qui impose des sentiments affectifs plutôt que religieux.

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Adieux au mort

Schéma 5

33 Les « porteurs d’os » effectuent de la main droite « pure » une série de trois aspersions de graines consacrées de millet et de riz au-dessus de la fosse, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Ils déposent ensuite le cercueil dans la fosse qu’ils remplissent de terre. Sur la tombe, ils forment un tumulus de terre renforcé de grosses pierres28.

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Le cercueil sous (la) terre

Schéma 6

34 S’ensuivent alors, par multiple de trois, des aspersions d’eau consacrée mêlée de lait, puis de graines consacrées, effectuées cette fois dans le sens coutumier et faste des aiguilles d’une montre – qui correspond au sens des circumambulations exécutées par séries de trois autour du monastère, en signe de bénédiction. Une stèle funéraire est cimentée au nord de la tombe, au niveau de la tête du mort dans le cercueil. Sur la stèle sont gravés l’initiale de son patronyme (prénom du père (ovog), comme à l’époque soviétique ; ovog est aujourd’hui de plus en plus un nom de clan en plus du patronyme), son prénom, l’année de sa naissance et de sa mort, ainsi que les trois flammes (représentant le passé, le présent et le futur), le soleil et la lune du sojombo29.

Orientation du corps, de la tombe, du cimetière

35 Dans la tombe, le mort a la tête au nord30, indiqué par les sept étoiles du cercueil formant la principale constellation de l’hémisphère nord du ciel, et les pieds au sud. Dans sa yourte, le maître de maison se tient assis dans la partie nord, devant l’autel domestique, le dos tourné à la montagne, et les jambes en direction de la porte d’entrée, soit vers le sud. Autrement dit, les morts se tiennent dans leur tombe comme les vivants se tiennent et se repèrent dans leur yourte : la tête au nord et les pieds au sud.

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Orientation comparée du corps dans la yourte et dans les cercueil/tombe/cimetière

Schéma 7

36 Dans le paysage, le cimetière occupe un emplacement semblable à celui d’une yourte. L’un et l’autre se situent en bas d’une montagne, sur un terrain légèrement en pente descendante. Pour la yourte, la partie honorifique (hojmor) est idéalement orientée en direction du « nord » (hojno), physiquement vers le flanc de la montagne, tout comme l’arrière de la tombe (tête du mort). La partie « avant » (ömnö) de la yourte, indiquée par la porte d’entrée, est idéalement orientée en direction du « sud » (ömnö), physiquement sur une rivière située en contrebas, et ouvre sur le chemin pour quitter le campement ; la partie avant de la tombe (les pieds du mort) est orientée en direction du chemin emprunté par les vivants pour quitter le cimetière.

37 L’emplacement du cimetière, l’orientation des tombes parfaitement alignées dans le cimetière et l’orientation du corps dans les cercueils se font par rapport à l’espace naturel, une montagne, parce que son sommet est la localisation des ancêtres, ancêtres de la famille en particulier ou masse d’ancêtres. Au cimetière, les offrandes de nourritures se font au nord de la tombe, au niveau de la stèle funéraire, comme pour placer l’âme du défunt du côté des morts, le nord, le sud indiquant au contraire le chemin des vivants. Ainsi, dans la yourte, c’est sur l’autel domestique situé au nord que, d’ordinaire, la maîtresse du foyer présente des nourritures en offrande aux morts récents, aux ancêtres et aux divinités bouddhiques.

38 Dans la tombe ou dans le cercueil, de nombreux éléments matériels et des couleurs rappellent le dépôt du corps dans la steppe : le vert du tapis synthétique, le bleu et le vert du cercueil, la peau blanche et les crottes d’agneau, ainsi que la terre jetée sur le cercueil au fond de la fosse jusqu’à former un monticule sur la tombe31. L’orientation du corps du mort et la représentation de la nature dans l’enterrement apparaissent comme étant essentiels pour l’âme du mort.

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Le nourrissement de l’âme

La notion d’« âme » en Mongolie contemporaine

39 En fonction des pouvoirs religieux et politiques gouvernant le pays sur les quatre derniers siècles, la notion d’âme a évolué, parallèlement aux modes d’inhumation, et s’est complexifiée à partir de la diffusion du bouddhisme réformé Gelugpa, à la fin du XVIe siècle. Ce bouddhisme est un mélange d’éléments doctrinaux, de croyances populaires tibétaines et de croyances chamaniques prébouddhiques32. Ainsi, les notions bouddhiques de péché, de jugement moral de l’âme et de karma individuel33 et les notions chamaniques d’« âme » (süns) et de « renaissance » (dahin törö-) se sont côtoyées dans la pensée des Mongols, faisant émerger de nouvelles conceptions de l’âme et de son sort après la mort, variables selon les régions. De nos jours, beaucoup de Mongols croient ainsi qu’à la mort, l’âme se déploie sous trois entités. Une âme (ou entité) reste près de la tombe jusqu’à ce que la chair se désagrège et que les « os » (jas) se dissocient – d’après des conceptions mongoles chamaniques anciennes. Une âme rôde autour de la yourte où séjournait le mort isolé, pendant la durée bouddhique du deuil de quarante-neuf jours, à l’issue duquel elle sera moralement jugée par le souverain Erlig des enfers bouddhiques. Enfin, une âme rejoint une sorte de pays des âmes, que les familles localisent de manière floue entre le ciel et la terre, ou, pour les plus fervents bouddhistes, le « pays des divinités » (burhany oron). Les familles ne savent pas dire si l’âme se divise en plusieurs entités, chacune occupant un lieu, ou si l’âme change de lieu suivant des étapes chronologiques, avant de renaître.

40 Les Mongols croient depuis toujours que le pays des âmes est un calque du monde des vivants34 où l’âme séjourne jusqu’à renaître dans un descendant du mort ou, à défaut, dans un nouveau-né d’une autre lignée, respectant le principe chamanique de préservation de l’unité de vie que représente l’âme d’un homme. Aujourd’hui, ayant retenu la notion bouddhique populaire de « karma »35, de nombreux Mongols font dépendre le sort de l’âme des morts des actions faites de leur vivant36. Dans le cas présent, si la famille fait un amalgame arrangeant entre les conceptions bouddhique et chamanique de « l’au-delà », entre les idées de karma bouddhique et de renaissance propre à la société lignagère chamanique, elle s’applique à favoriser le départ de l’âme pour un au-delà clairement signifié par le ciel, soit la couleur bleue. Le bon sort de l’âme en jeu implique la famille jusqu’à la ruiner. Des funérailles coûtent entre 150 000 et 300 000 tougrig (de 125 à 250 euros), selon le type de service religieux, le nombre de repas offerts aux visiteurs, le prix du cercueil acheté ou fait maison et celui de la location du convoi funéraire. Elles représentent quinze à trente fois le salaire mensuel d’un foyer domestique37.

Une yourte pour l’âme

41 Au XIIIe siècle, de grands seigneurs étaient ensevelis dans une de leurs demeures. Ils étaient assis devant une table, sur laquelle étaient présentés un plat de viande et du lait de jument fermenté. Un cheval était enterré en offrande au mort dans la fosse38 et un autre cheval était ensuite sacrifié en offrande aux mânes des ancêtres39. Il reste aujourd’hui, de la pratique récupérée de nourrissement du mort, le dépôt d’une « yourte » (ger) réalisée en miniature, telle une miniaturisation de la scène

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d’ensevelissement du mort nourri dans sa demeure. Selon certains Mongols, la pratique de dépôt d’une petite yourte sur la tombe est une récupération de croyances chamaniques40 pour « nourrir le mort », alors qu’elle a semble-t-il émergé dans les années 1980, sous l’impulsion du gouvernement communiste.

42 La yourte miniature est enfoncée dans une dalle en ciment, entre la stèle funéraire et la tombe. Fabriquée la veille à partir d’une boîte de thé ronde en fer et de fils de fer par le beau-fils de la fille aînée de la morte, cette yourte miniature est l’exacte réplique de la yourte et de sa structure architecturale.

La yourte miniature et son feu

Schéma 8

43 La porte et le toit sont ouverts. Une lampe cérémonielle est allumée et placée à l’intérieur. Comme les maîtresses de foyer sont chargées de veiller sur le feu protecteur du foyer domestique, les membres féminins du cortège funéraire veillent le petit feu qu’elles ont allumé à l’extérieur de la petite yourte et l’entretiennent pendant la cérémonie d’enterrement. Cette yourte miniature est semblable à une yourte ordinaire – elle ne ressemble pas à la yourte mortuaire dans laquelle est isolé le cadavre avant d’être mis en bière et enterré. C’est dans cette yourte miniature que l’âme du mort est invitée à séjourner – des trois entités, elle est celle qui reste près de la tombe.

44 En contexte pastoral et rural bouddhisé, les familles ont une conception matérialiste de l’au-delà. Elles pensent, selon des croyances antérieures au bouddhisme, que les besoins des morts dans l’au-delà sont similaires à ceux des vivants41. Elles offrent donc à leurs morts (dans/sur la tombe) du thé (repas le plus élémentaire et offrande minimale d’hospitalité), du combustible (crottes d’agneau), du bétail (peau d’agneau), ainsi qu’une maison (yourte miniature) équipée d’une bougie (pour s’éclairer) et d’un feu (pour se chauffer et faire cuire des aliments). Les familles disent que le mort pourra « faire un bon feu, manger des raviolis, boire du thé, prier dieu et dormir avec un oreiller ». La mention des raviolis n’est pas insignifiante : ce sont des nourritures préparées pour être offertes aux visiteurs en situation d’hospitalité ou de fête. Telle qu’elle est présentée, la yourte miniature indique que l’âme logera dans un espace domestique, au sein duquel le mort conservera son statut et les rapports sociaux entretenus de son vivant.

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45 Si le mort est pourvu dans sa tombe de tout ce dont il a besoin pour vivre dans l’au- delà, sa famille ne lui offre plus sur le lieu d’inhumation de la viande et des laitages comme cela se pratiquait jusqu’au XVIe siècle, avant l’interdit bouddhique de sacrifice animal en association avec la mort d’un humain (Ruhlmann 2009).

Une vie sociale dans l’au-delà

46 Les vivants prennent une précaution ultime pour que l’âme ne souhaite pas rester ici- bas les tourmenter. Au moyen d’un suvraga42, un des membres du cortège funéraire réalise onze marques circulaires dans le ciment encore frais de la dalle, au niveau du seuil de la yourte miniature. Les marques délimitent en quelque sorte une frontière entre la vie de l’âme dans l’au-delà et le monde des vivants, donc entre la mort et la vie. Les onze marques sont faites « à la mémoire du défunt » pour qu’il « ne revienne pas à la maison », explique mon informatrice. Ces marques sont une matérialisation des empreintes des pas des visiteurs faites pour l’apaiser et lui assurer qu’il recevra des visiteurs dans l’au-delà43.

47 Pour clore la cérémonie d’enterrement, tous les membres du cortège funéraire effectuent une dernière série de trois offrandes de graines consacrées sur la tombe, pour nourrir l’âme de la défunte et l’inviter à rester près de la tombe44. Les femmes s’assurent que le feu est encore allumé et que la fumée de l’encens qui y brûle « appelle l’âme [du mort] » à entrer dans la yourte miniature45. Hommes et femmes du cortège quittent le cimetière la conscience tranquille et ne se retournent plus en direction de la tombe pour ne pas inciter l’âme de leur défunte à les suivre.

Un portrait photographique pour nourrir l’âme

48 La famille dote l’âme d’une yourte où elle pourra se nourrir dans l’au-delà, mais elle doit également la nourrir d’une manière interposée ici-bas, pour éviter de la fâcher et ne pas l’inciter à rôder sur terre parmi les vivants. L’âme est donc nourrie sous la yourte où sa famille offre le repas des funérailles et les repas funéraires de commémoration46.

49 Seul le portrait photographique est rapporté du lieu d’enterrement à la maison. Il est une représentation matérielle de l’âme de la défunte. L’écharpe cérémonielle de soie bleue, qui ornait le portrait depuis la mise en bière, a été déposée sur la stèle funéraire à la fin de cérémonie d’enterrement, parce qu’elle renferme le dernier souffle de la défunte, dit-on. C’est par l’intermédiaire du portrait photographique que les familles nourrissent l’âme. Après trois ans, plus aucune nourriture n’est généralement déposée devant ce support d’âme, car les familles pensent que l’âme a rejoint l’au-delà, pour ensuite soit se loger dans le corps d’un descendant, s’inscrivant dans le cycle des renaissances, soit rester parmi les mânes d’ancêtres.

50 Dans la yourte des funérailles, anciennement yourte mortuaire, où se tient le repas des funérailles au retour des membres du cortège funéraire, le portrait est placé sur l’autel funéraire, dans la partie nord honorifique. La morte ne mange pas à la table des vivants, mais à la table des non-vivants : des êtres surnaturels, les divinités, représentées par des images, et des êtres anciennement décédés, les ancêtres de la famille, représentés par le portrait photographique de la défunte parce que son âme les rejoindra, comme le pensent certaines de ses parentes. Les Mongols disent ainsi que le

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mort est « devenu divinité » « burhan bolson », quand ils veulent signifier qu’il est décédé pendant la période de deuil où il est tabou de parler de la mort et du mort comme de prononcer les mots les désignant.

51 Des familles craignent que l’âme censée rester près de la tombe n’ait suivi le cortège funéraire jusqu’à la maison – sa maison de son vivant. Elles déposent donc à l’extérieur de la yourte des funérailles, au niveau du seuil, une assiette remplie des mêmes nourritures que celles qui sont offertes au portrait photographique à l’intérieur de la yourte, sur l’autel funéraire. Ainsi bien nourrie, l’entité rôdant peut être tentée de rester à leurs côtés, mais les familles sont confiantes, car les nourritures blanches offertes apaisent toujours les âmes et les esprits, qu’ils soient bons ou mauvais47.

Conclusion

52 Le cercueil, un objet que l’on croirait dénué d’intérêt, porte en lui les marques des évolutions historico-politiques des modes d’inhumation des morts en Mongolie, depuis le XIIIe siècle au moins jusqu’à nos jours. Par un jeu de couleurs, de symboles et de signes dans ou sur le cercueil, mais aussi à l’extérieur de la tombe, les Mongols contemporains renouent avec des pratiques funéraires et des notions de l’âme bouddhiques, que l’athéisme communiste avait bannies, ainsi qu’avec des pratiques et des croyances chamaniques relatives à la mort, somme toute revisitées ou réinventées, c’est-à-dire avec un traitement particulier de la chair et des os, du corps et de l’âme, insufflées par des nouvelles formes de chamanismes qui apparaissent depuis une décennie dans des centres spécialisés à Ulaanbaatar. Le tout s’harmonisant sur un fond de politique athéiste qui se pérennise tout en établissant, à partir des années 1990, une tolérance religieuse et une démocratie républicaine. En fait, les pratiques et les croyances sur la mort, et en premier lieu le cercueil, renferment les stigmates des répressions religieuses et politiques successives : tout d’abord du clergé bouddhique sur la société mongole chamanique, puis, entre 1920 et 1980, du gouvernement communiste antireligieux sur la société mongole bouddhisée.

53 L’ironie du sort veut non seulement que le régime actuel, athée, fasse renouer le peuple avec la religion, mais qu’il annule les effets des répressions du chamanisme par le clergé bouddhique. Les lois de l’époque communiste athéiste ont abouti à ce que le peuple enterre aujourd’hui ses morts comme les empereurs chamanistes convertis au bouddhisme étaient enterrés (dans des cercueils enterrés dans des tombes constituant des cimetières). D’une part, les lois areligieuses et hygiénistes promulguées depuis la fin du régime communiste réactualisent un mode d’inhumation que le clergé bouddhique avait réservé aux nobles, alors que le gouvernement pensait combattre les pratiques et croyances bouddhiques d’inhumation. D’autre part, le régime actuel donne l’occasion aux Mongols d’être enterrés comme leurs empereurs gengiskhanides qu’ils considèrent comme étant leurs ancêtres directes, à l’encontre des intentions initiales du clergé bouddhique qui avait, au XVIe siècle, imposé des modes d’inhumation différents pour les hommes du commun et les aristocrates, dans l’intention de couper les Mongols de leurs ancêtres et de briser l’organisation clanique de la société. En outre, il semble qu’il y ait aujourd’hui une confusion des modes d’inhumation et des croyances leur correspondant, notamment chez les personnes âgées qui souhaitent que leur corps soit exposé à la mode bouddhique des hommes du commun, pensant que ce mode d’inhumation relève d’une tradition chamanique prébouddhique.

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54 Auparavant, l’âme était libérée lorsque les os du corps exposé étaient brisés par un animal sauvage carnivore. Aujourd’hui, l’âme est considérée comme dissociée du corps enterré, alors que les os du squelette restent intacts. C’est pourquoi, de nos jours, les traitements rituels de l’âme ne correspondent plus de la même manière aux traitements rituels du corps : les familles réécrivent le scénario du rituel funéraire et consacrent à différentes étapes rituelles des symboles et des rites qui servent les notions mongoles contemporaines de la mort, de l’âme et de la renaissance. De nouveaux objets, la yourte miniature et le portrait photographique du défunt, sont investis des croyances religieuses essentielles liées à la mort : la renaissance de l’âme et la mémoire du mort. L’étude du cercueil, avec ses couleurs cachées et apparentes, permet de comprendre que la renaissance de l’âme n’est plus liée à la dispersion des os et ni empêchée par l’enterrement du corps. Si les néochamanes de la capitale en sont contrariés, les familles, à la fois bouddhistes, chamanistes, fengshuistes, républicaines, et capitalistes, semblent s’en accommoder parfaitement. Malgré une reviviscence des traditions religieuses mongoles d’avant la révolution de 1921 et la libéralisation du pays, les Mongols ne remettent pas en cause le mode communiste d’enterrement. Ils préfèrent composer, combiner, bricoler, pour servir les intérêts de leurs morts dans une société en mutation accélérée.

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NOTES

1. Dans certaines régions, le corps du défunt est sorti par une ouverture pratiquée dans le mur nord de la yourte (Humphrey 1999, p. 72; Even 1999, pp. 188-189). Le défunt est alors installé dans une yourte provisoire, spécialement montée pour l’occasion. 2. Pour les étapes préliminaires de l’enterrement, où la famille invite un lama astrologue à lire les prières du livre appelé « Altan sav » « boîte dorée » (Krueger 1965) et à désigner au cours du rituel d’« ouvrir la boîte dorée » (altan sav neeh) les personnes autorisées à confectionner le cercueil, à porter le corps du défunt et à participer à la cérémonie d’enterrement et détermine la date de l’enterrement, voir Ruhlmann 2006, p. 523. 3. Si l’arrêté de 1955 oblige d’enterrer les corps dans des cimetières, l’utilisation du cercueil est déclarée facultative dans l’arrêté de 1956, pour être abrogée en 1972 (Delaplace 2007, p. 48), en réponse à la réticence des Mongols, pas tant à enterrer leurs morts, mais à les enterrer dans une boîte empêchant le contact du corps avec la terre, avec la nature. 4. Delaplace 2007, p. 141, Even 1999, p. 168. Pour une représentation en peinture de cercueil en bois dans une grotte d’Arjai en territoire Ordos, datant du XVIe siècle, voir Batu Jirigala et Yang Haiying 2005, p. 186 (grotte 31, mur de droite). Une autre représentation figure dans le manuscrit de Walther Heissig (1989, p. 204). Je remercie Isabelle Charleux pour ces précieuses informations. 5. Bien que tenu secret, l’emplacement était veillé pour éviter les pillages des sépultures (Plan Carpin 1965, pp. 41-43). 6. À partir des années trente, le gouvernement communiste a supprimé toute forme de pratique chamanique et éradiqué les chamanes; il a également interdit les pratiques bouddhiques, mais il n’est pas parvenu à déraciner le clergé bouddhique, fortement implanté depuis plusieurs siècles. 7. L’expression englobe les âmes de morts errantes et les esprits néfastes ou fâchés par les maladresses et les mauvaises actions des vivants. 8. Toutes les parentes proches et éloignées d’un défunt doivent aider ses filles (à défaut, ses belles-filles ou ses soeurs) à préparer les repas funéraires et à recevoir les visiteurs présentant leurs condoléances à la famille. Cette femme en particulier, parce qu’elle est menuisière et couturière de métier, et parce qu’elle sait, pour l’avoir observé et pour y avoir participé, comment se déroule un enterrement suivant toutes ses séquences rituelles, et comment, de surcroît, on prépare le cercueil, depuis l’assemblage des planches jusqu’à sa décoration. Elle en supervise donc chacune des étapes, avec une autorité que ses « aînés » (ah) – les hommes – ne discutent pas. 9. Ces dernières dépendent notamment de la cause du décès, qu’un lama, désigné par le monastère, détermine en s’appuyant sur un manuel astrologique bouddhique, l’Altan sav (Krueger 1965), voir note 2. 10. « L’éternel Ciel bleu » (Jean de Plan Carpin 1965, p. 142 note 13), auquel les Mongols n’ont cependant jamais rendu de culte. 11. Une flèche blanche pointant en direction des pieds peut remplacer les sept étoiles (Pürev et Pürvee 2007). Elle serait une récupération des traditions chamaniques selon lesquelles les morts montaient au ciel en laissant derrière eux une traînée blanche (signifiant qu’ils ont quitté leur famille sans laisser de souffrance) et renaissaient.

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12. Selon Hamayon (1978), l’apparition d’un terme propre pour la couleur verte, autrefois non distinguée de la couleur bleue, est relativement récente et présente surtout dans les milieux fortement bouddhisés. Les Mongols utilisent généralement le terme nogoon « vert » pour les verts artificiels et le terme höh « bleu » pour les verts naturels. 13. Des familles ont aujourd’hui tendance à fondre les ancêtres de leur famille et les ancêtres gengiskhanides dans un même ensemble formant une masse d’ancêtres. D’autres Mongols identifient les lignées princières de Gengis Khan et de ses descendants comme étant leurs ancêtres et s’approprient simultanément les ancêtres mythiques de Gengis Khan, le Loup Bleu et la Biche Fauve, situés dans la montagne Burhan Haldun des monts Hentij. 14. En général, avant le mariage, la résidence du couple est aujourd’hui matrilocale. Après le mariage, elle est patrilocale jusqu’à ce que le couple s’installe dans une « nouvelle yourte » (šine ger), suivant le principe de néolocalité. 15. Au temps du dépôt du corps dans la steppe, la peau déposée sur le sol était recouverte de soie verte (Badamhatan 1987, p. 302). Le tissu vert du cercueil serait-il une réplique de cette soie verte ? 16. Selon mon information, les Mongols emploient indifféremment les termes süns ou setgel pour désigner l’âme du vivant, tandis que l’âme du mort se dit toujours « süns ». S’agissant des composantes liées à la notion d’âme, je laisse de côté la « force vitale » (süld). 17. Sur le symbolisme des couleurs chez les peuples mongols, voir Cevel 1959 et Hamayon 1978. 18. Les âmes en attente de renaître sont comme stockées en un lieu que les familles ne savent pas localiser. Depuis que la notion de paradis bouddhique est répandue, le pays des âmes est explicitement situé dans le ciel, sans davantage de précision. 19. Chez les Ordos, un tissu rouge permet d’interdire l’accès à une yourte quand une femme a accouché, quand un malade est alité ou qu’une personne est décédée (Antoine Mostaert 1968 [1941-1944], p. 657a, 699b, 700a). Cette pratique de marquage existe aussi chez les Halhs, selon les maîtresses des foyers chez qui j’ai vécu. 20. Les bureaux d’administration funéraire peuvent procurer aux fabricants de cercueil ou directement aux familles du tissu noir et rouge, donc du tissu des seules couleurs officielles, politiques, du deuil (Delaplace 2007, p. 49). Pour plus de détails sur les lois mongoles concernant l’enterrement dans des cercueils, voir Delaplace 2007. 21. Les « porteurs d’os » sont les parents masculins du veuf et de la défunte que le lama, consulté à la suite du décès, désigne en fonction de leur signe astrologique. Ils mettent en bière le corps, transportent le cercueil et le déposent dans la tombe. Ils dirigent les membres du convoi funéraire et sont chargés du bon déroulement de la cérémonie funéraire au cimetière. 22. Pour certains Mongols, elle est logée à la mort dans l’os atlas, la première vertèbre cervicale qui, supportant tout le poids de la tête, se briserait facilement (Ruhlmann 2006, p. 312). Des Mongols croient que l’âme est véritablement libérée, « sortie du corps », lorsque l’os atlas se rompt, un ou trois ans après la mort. Cette croyance rejoint d’anciennes croyances chamaniques, selon lesquelles la désintégration des chairs et des os ne suffit pas à libérer l’âme (Even 1999, p. 186). 23. Sur ce point précis, lire la thèse de Grégory Delaplace 2007, pp. 307-356 et son article écrit avec Vincent Micoud 2007. 24. Au XIIIe siècle déjà, il fallait brûler toutes les affaires personnelles d’un mort dans un grand feu pour éviter la contagion de la mort (Plan Carpin 1965, p. 37, 40, 43). Agent de chauffage, d’éclairage et de cuisson, habité par un esprit-maître protecteur du foyer domestique, le feu est aussi un agent de purification. 25. Voir Ruhlmann 2008a. 26. Généralement, un lama désigne l’emplacement de la tombe – la veille de l’enterrement, il exécute le rituel de « prendre le lieu » (gazar avah), comme il désignait jadis l’emplacement du dépôt du corps dans la steppe – il s’agit d’un autre spécialiste bouddhiste que l’astrologue qui

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« ouvre la boîte dorée » (altan sav nee-) peu après le décès. En prévision des morts en hiver, des trous sont creusés au début de l’automne, avant le gel du sol, et le bon emplacement de la tombe est donc choisi en hiver parmi ces trous préalablement creusés. Dans le cas présent, la mort n’étant pas naturelle, les « porteurs d’os » ont exceptionnellement dû creuser un trou dans le sol gelé, la veille de l’enterrement. 27. Ar’jasüren et Njambuu 1992, p. 364. 28. À ne pas confondre avec la pierre [de marquage] blanche qui était posée au niveau de la tête du cadavre du temps où il était exposé (Ar’jasüren et Njambuu 1992, p. 364). 29. Marque initiale de l’alphabet créé par le moine bouddhiste Zanabazar en 1696, récupérée par le gouvernement communiste et érigée comme un symbole de la nation mongole, figurant sur le drapeau national. Des familles ajouteraient des appliqués cousus représentant ces trois mêmes éléments du Sojombo, généralement associés, dans la décoration du cercueil, au niveau des pieds (Pürev et Pürvee 2007). 30. Sur la difficulté de traduire en français des notions mongoles d’orientation de l’espace et du corps humain par les référents absolus et invariables que sont nos points cardinaux, voir Beffa et Hamayon 1983, pp. 81-111. 31. Le coton blanc sous les tissus bleu et vert peut aussi évoquer le feutre blanc placé avec la soie verte sous le corps déposé dans la steppe, auquel Badamhatan fait référence (1987, p. 302). 32. Even 1999, p. 177-178. 33. Le clergé bouddhique a répandu en Mongolie des notions particulières de souillure latente et de péché, obligeant les familles à agir chaque jour de manière faste pour « appeler [à elles] » (dallah) le bonheur (Krystyna Chabros 1992), de même qu’elles évitent d’agir de manière néfaste pour « réparer » (zasah) le malheur – ce qui ne signifie pas que les rites d’appel et de réparation résultent d’une influence bouddhique à proprement parler. 34. Plan Carpin 1965, p. 40. 35. Aussi longtemps qu’ils ont ressenti l’organisation de leur société comme reposant sur les lignages, les Mongols ne pouvaient pas adopter la notion doctrinale bouddhique de karma, puisqu’elle réfute la transmigration des âmes. 36. La renaissance de l’âme dans le corps d’un futur nouveau-né est qualifiée de bonne, et elle rejoint le principe chamanique de renaissance des âmes. Inversement, la renaissance dans le corps d’un animal est considérée comme étant mauvaise, et elle constitue une perte d’une unité de vie, entraînant à terme la non-reproduction du groupe. 37. Le salaire mensuel moyen de la famille du veuf, qui vit d’un étalage de vente de légumes, est de 20 000₮ (16 €), celui du foyer de la couturière-menuisière, tirant essentiellement sa subsistance de la vente de charbon au détail, est de 10 000 ₮ (8 €), celui d’un instituteur de 23 000 ₮ (19 €), 1 € équivalant à 1 200 ₮. 38. Plan Carpin 1965, p. 40. 39. La « part des ancêtres » (xešig) leur était adressée par l’intermédiaire du feu allumé à côté de la tombe et les « restes de la viande sacrifiée » (bülüür) et de la « boisson de sacrifice » (sarxad) étaient distribués aux participants (Ligeti 1973, pp. 150-161). 40. Ar’jasüren et Njambuu 1992, p. 364. Laetitia Merli travaille sur les nouvelles formes de chamanismes qui apparaissent à Ulaanbaatar. Un chamane lui a dit tout le mal qu’il pense du dépôt d’une yourte miniature sur la tombe, qui capture l’âme du mort et l’empêche de s’en aller, soulevant la colère des morts (Merli 2004, p. 296). 41. Plan Carpin 1965, pp. 40-41. 42. C’est un objet rituel bouddhiste en fer qui, comme son nom l’indique, a la forme des monuments funéraires bouddhiques ou stupas. 43. Sur les gâteaux en forme de semelle comme matérialisation des empreintes des visiteurs espérés et reçus à la fête du nouvel an lunaire, voir Ruhlmann 2006, pp. 240-246, 293-297 et p. 412, et Ruhlmann 2008b.

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44. Si le nourrissement du mort dans la tombe, ou dans le cercueil, n’existe plus, il semble également que le nourrissement des mânes des ancêtres (claniques) n’existe plus. Sur la disparition de l’organisation sociale clanique aristocratique, lire les hypothèses de Rodica Pop (2002). 45. C’est communément par des gestes circulaires dirigés vers soi que, dans les temples et les foyers, on attire la fumée d’encens pour appeler [à soi] le bonheur. 46. Pour les commémorations de mort des septième, vingt-et-unième et quarante-neuvième jours, et le nourrissement de l’âme, voir Ruhlmann 2006, pp. 416-470. 47. Sur les nourritures blanches et la couleur blanche (linceul ou cercueil, fosse, nourritures pour purifier ou pour nourrir) favorisant le bon sort postmortem de l’âme, voir Ruhlmann 2006, pp. 394-470.

RÉSUMÉS

Dans une capitale provinciale de l’Est de la Mongolie, l’occasion m’a été donnée d’assister et de participer à des funérailles. Je propose d’analyser le cas particulier observé comme un exemple représentatif de la pratique mongole halh contemporaine d’enterrement des parents défunts. Cette analyse se fonde sur l’étude minutieuse du cercueil, de sa confection et de sa décoration qui requièrent un savoir-faire spécifique. Elle donne accès à la portée de cette pratique et à la conception de l’âme après la mort. Elle permet d’identifier, à travers le sens donné aux signes de la boîte et de son couvercle, des éléments de croyances chamaniques, de croyances bouddhiques et d’influences soviétiques.

In a provincial capital in eastern Mongolia, I had the opportunity to attend and take part in funeral. I propose to analyze the observed particular case as a representative example of the contemporary Halh Mongolian burial practice of the dead parents. This analysis is based on the detailed study of the coffin, its confection and its decoration requiring a specific know-how. This analysis leads to the scope of this practice and to the conception of the soul after death. Through the meaning given to the signs of the box and its lid, the analysis allows to identify the elements of shamanistic beliefs, Buddhist beliefs and soviet influences.

INDEX

Index géographique : Mongolie Keywords : buddhism, burial, coffin, shamanism, soul, soviet atheism nomsmotscles Halh Mots-clés : âme, athéisme soviétique, bouddhisme, cercueil, chamanisme, enterrement

AUTEUR

SANDRINE RUHLMANN Docteur en anthropologie sociale et ethnologie. L’auteur a soutenu en 2006 à l’E.H.E.S.S. une thèse d’anthropologie sociale et ethnologie sur les pratiques alimentaires chez les Mongols Halh. Elle

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poursuit actuellement des recherches sur les techniques et les savoirs mongols dans le domaine de l’alimentation, en se concentrant sur les changements qui s’opèrent dans la capitale nationale, Ulaanbaatar. À travers l’observation et l’analyse des pratiques alimentaires, différentes conceptions relatives à la culture mongole sont étudiées, comme celles de la mort, de la naissance, de l’âme, ou encore de l’espace domestique, de l’hospitalité et du [email protected]

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Le tunnel sous l’histoire La musique et le poids moral du passé dans la Mongolie socialiste et post- socialiste The bridge over history. Music and the moral burden of the past in socialist and postsocialist Mongolia

Laurent Legrain

Introduction: L’hypothèse du tunnel sous l’histoire

1 Dans l’après-midi du premier juillet 2008, suite à des allégations de fraudes électorales, les rassemblements de mécontents se concentrèrent dans le centre d’Oulan-Bator, capitale de la Mongolie. Ce qui ressemblait au départ à un meeting politique improvisé tourna à l’émeute dans la soirée. Les émeutiers mirent le feu au bâtiment du Parti de la Révolution Populaire Mongole (Mongol Ardyn Huv’sgalt Nam) – ancien parti unique de la Mongolie socialiste et à nouveau au pouvoir depuis les élections parlementaires de juin 2000. Plus tard dans la nuit, alors que le gros de la foule s’était dispersé, les policiers, jusque-là fort peu nombreux et attentistes reprirent la main. Il y eut des centaines d’arrestations. Le lendemain, les auditeurs et téléspectateurs apprirent, choqués, le décès de cinq personnes. Pour la première fois dans l’histoire de la Mongolie post- socialiste une manifestation politique avait tourné au drame1.

2 Le traitement médiatique des événements dans les jours qui suivirent donna naissance aux questions et à l’hypothèse qui sous-tendent cet article. Les journaux et les télévisions du pays présentèrent non seulement des images des policiers blessés et des interviews de leurs mères frappées de stupeur et appelant au calme, mais aussi de très nombreux reportages sur les institutions abritées par le Palais de la Culture dont le bâtiment jouxte celui du parti, et qui fut lui aussi partiellement détruit par l’incendie. Le 3 juillet, le journal « Aujourd’hui » (Önöödöör) comptait parmi ses manchettes : « La communauté des artistes pleure » (Urlagynhan ujlž bajna). Plusieurs interviews faisaient état de pertes inestimables : des instruments, des partitions, des études sur la musique, brûlés ou endommagés par l’intervention des pompiers. Des témoignages précieux à jamais perdus. Ces reportages et les réactions indignées qu’ils provoquèrent en nombre

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vinrent appuyer l’interprétation des autorités en place : les événements étaient le fait de bandes de jeunes désœuvrés, dans un état d’éthylisme avancé et poussés par des éléments radicaux qui n’avaient pu supporter leur échec politique. La question était en effet sur bien des lèvres : « quel citoyen aurait pu s’attaquer délibérément au patrimoine artistique de son pays » ? Preuve était faite qu’il s’agissait bien là de l’œuvre de jeunes voyous. Le débat politique fut enterré.

3 Vu de l’extérieur, la force de cet « argument artistique » dans la clôture de l’interprétation des événements politiques tragiques de juillet 2008 est surprenante. Qu’est-ce qui rend cet art institutionnalisé, hybride, largement transformé durant les décades socialistes (1921-1991) si fondamental dans la définition de la « mongolité » (de ce que signifie « être mongol ») aujourd’hui ?

4 Cette question semble d’autant plus problématique que, comme l’a souligné à juste titre Caroline Humphrey (1992), l’autorité morale – les principes par lesquels un Mongol justifie aujourd’hui ses actions à ses yeux et/ou aux yeux des autres – est largement renvoyée dans un passé profond et indéterminé, celui de la Mongolie pré- révolutionnaire. Mais alors, comment en arrive-t-on a être persuadé qu’entre les performances des vielleux de l’ancienne Mongolie et celles de l’« Ensemble des vielles- cheval » (Morin huuryn čuulga) menée par la baguette d’un chef d’orchestre formé au conservatoire socialiste et maintes fois médaillé, quelque chose comme une essence morale s’est transmise ? Mon hypothèse peut être appréhendée à partir de deux expressions que j’emprunte à Milan Kundera. À l’époque socialiste, la musique nationale fut largement conçue comme un « tunnel sous l’histoire », une manière de se brancher directement sur le génie créatif du peuple du temps jadis. Mais elle ne devait pas s’en tenir à cette fonction. La musique populaire était une « Belle au bois dormant » qu’il fallait réveiller. Elle devait entrer dans la vie de son temps et se développer en accord avec elle (Kundera 1968, p. 205 et 214). Les racines de cette conceptualisation, je les ai trouvées en pleine période stalinienne, au début des années 1930, lorsque la doctrine du réalisme socialiste est importée de Russie soviétique en Mongolie et alors même que se mettent en place les préparatifs d’une véritable guerre violente et meurtrière contre les survivances du passé. Comment une telle conception de la musique a-t-elle pu prendre pied et se maintenir dans un pays dont la vie quotidienne était structurée par ce que Sheila Fitzpatrick a appelé le récit de « l’Avenir radieux » (2002 [1999], p. 23), la marche vers un futur socialiste enfin débarrassé des privations et des tragédies ?

5 C’est à ces questions que je tenterai de répondre dans cet article, en m’intéressant notamment à une figure importante de la musique mongole : Magasaržavyn Dugaržav (1893 – 1946). En commentant ses écrits propres et ceux de ses nombreux commentateurs passés et actuels, je voudrais montrer comment ce réformateur moderne va jeter les bases d’une conceptualisation de la musique mongole éblouie par le passé et ce, non pas en résistant aux directives venues de Moscou puis du comité central du gouvernement mongol, mais en les appliquant et en les complétant là où les idées étaient inachevées.

6 Avant de décrire dans le détail ce travail culturel, je discuterai les implications politiques, morales et anthropologiques d’une manière de se représenter le monde : « le réalisme socialiste » (Fitzpatrick 1992, p. 217).

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Les tourments du monde musical du grand frère russe

7 La Mongolie devient socialiste en 1921 et se débarrasse alors, avec l’aide de contingents de l’armée rouge, d’une coalition de forces anti-bolchéviques et de chefs de guerre chinois se trouvant sur son territoire. Le pays ne tombera cependant sous la coupe de l’Union Soviétique qu’en 1928 (Bawden 1968, p. 243). À partir de cette date, l’histoire politique de la Mongolie connaît un destin parallèle à celui du désormais « grand frère » (ah) russe. La collectivisation rapide du bétail, les premières attaques frontales contre le clergé bouddhiste et l’aristocratie, l’expansion sans frein du secteur public mèneront le pays à la banqueroute et à la guerre civile. En 1932 une lettre de Staline aux responsables mongols (Batbajar 1999, p. 2) signifiera un arrêt net de cette politique radicale, qui sera appelée plus tard « déviation de gauche » par les historiens socialistes.

8 À la même période, la Russie connaît également de profonds bouleversements, que le sociologue Nicholas Timasheff2(1946) qualifiera de « grande retraite » par rapport aux idéaux révolutionnaires. Pour comprendre l’implantation d’une certaine conceptualisation de la musique populaire en Mongolie, il est indispensable de s’attarder quelque peu sur les soubresauts qui agitent l’intelligentsia soviétique de l’époque. Sur le front culturel, l’État opère une série de mouvements de recul. Il redonne par exemple de la place à l’idéal familial et abandonne les mesures progressistes en vigueur dans l’éducation (Kirshenbaum 2001, pp. 133-159). « Un retour similaire à des valeurs traditionnelles peut être observé dans les sphères de la morale, du sexe et de la vie familiale […] » (Fitzpatrick 1992, p. 196) Sous le nouveau slogan du réalisme socialiste dont l’écrivain Maxime Gorki formule les lignes de forces dans le domaine littéraire, les leaders du parti soutiennent la restauration des grandes figures artistiques classiques du XIXe siècle mises à mal lors de la « révolution culturelle communiste » du tournant de la décennie (1928-1932).

9 La quintessence de la culture soviétique évolue maintenant (et pour bien longtemps) autour de ces figures dont les styles artistiques jettent les fondations de ce que doit devenir la Culture. En musique, contre les politiques de « l’Association Russe des Musiciens Prolétaires (ARMP) » qui exerçait un contrôle radical sur la musique de la fin des années 1920 et du début des années 1930, on redécouvre les grands compositeurs romantiques comme Rimski-Korsakov, Borodin, Tchaikovski, Moussorgski, auparavant catégorisés comme artistes bourgeois et aristocratiques et maintenant élevés au pinacle3. L’ARMP est dissoute en avril 1932 sur ordre du comité central du parti (Tomoff 2006). L’Union des écrivains sera créée un an plus tard, elle-même suivie en 1934 de la création de l’Union des compositeurs. Mais la haine que vouaient les compositeurs prolétariens de l’ARMP au formalisme et à toutes les tendances modernistes restera, elle, bien présente dans le paysage musical russe et se verra même offrir une plate- forme de tout premier choix dans un éditorial de la Pravda condamnant l’opéra « Lady Macbeth du district de Mzensk » du compositeur Dimitri Chostakovitch en 1936. Or que dit cet éditorial devenu célèbre ? « Dès le premier instant, l’auditeur est heurté par un flux confus de sons délibérément dissonants. Des fragments de mélodies, des phrases embryonnaires apparaissent seulement pour disparaître à nouveau dans le vacarme, les grincements et les hurlements... Ce que nous avons ici est une confusion ‘gauchiste’ plutôt que de la musique naturelle et humaine... Le danger de cette tendance pour la musique soviétique est clair […]. Les distorsions gauchistes de l’opéra

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proviennent de la même source que les distorsions gauchistes dans la peinture, la poésie, l’enseignement et la science. Les innovations de la petite bourgeoisie mènent à une rupture avec l’art, la science et la littérature réelle […]. Tout ceci est grossier, primitif et vulgaire. La musique jacasse, grogne et gronde et suffoque d’elle même dans le but d’exprimer des scènes érotiques de manière aussi naturaliste que possible. Et l’’amour’ barbouille tout l’opéra de la manière la plus vulgaire. Le double lit du marchand occupe le centre de la scène. C’est sur lui que tous les ‘problèmes’ sont réglés. […] » (cité dans Schwarz 1983 [1972], p. 123)4.

10 La critique exprime bien à mon sens l’imbroglio « anthropologico-artistico-politico- moral » subsumé par le concept de réalisme socialiste qui fait pour la première fois son apparition dans un article de Maxime Gorki en 1933 : « À propos du réalisme socialiste ». En réaction au réalisme critique qui sévit à l’Ouest depuis le XIXe siècle et qui jette une lumière crue sur la réalité, le réalisme socialiste ne doit pas seulement décrire la réalité mais participer à sa transformation (Boobyer 2000, p. 189). En 1934 lors de l’inauguration de la conférence de l’Union des écrivains, Jdanov, un proche de Staline (sans doute l’auteur de l’éditorial anonyme de la Pravda) proclamera dans son discours inaugural que la tâche du réalisme socialiste est de « dépeindre la réalité dans ses développements révolutionnaires » à travers des travaux qui soient « en concordance avec les conditions de l’époque » (Perris 1985, p. 70). Les artistes doivent devenir les « ingénieurs de l’âme »5 selon l’expression consacrée. En Union soviétique, le réalisme socialiste devint un véritable mode de représentation du réel. Comme le soutient Sheila Fitzpatrick (2002 [1999], p. 24), « le réalisme socialiste était un état d’esprit stalinien, pas seulement une école artistique. Les citoyens ordinaires développèrent eux aussi une certaine capacité à voir les choses non pas telles qu’elles étaient mais telles qu’elles étaient en train de devenir et qu’elles devaient être. Un fossé n’était plus un fossé, mais un canal en construction ; un terrain vague sur lequel on avait abattu de vieilles maisons ou une église, jonché de détritus et envahi de mauvaises herbes, était un futur espace vert ». Mais comment adapter ce concept essentiellement littéraire à la musique6 ? La question sera traitée par un certain Gorodinski dans un article « La question du réalisme socialiste en musique » du premier numéro d’une revue intitulée « Musique Soviétique » (Sovetskaja Muzyka) paru un an avant le congrès de l’Union des écrivains : « L’attention centrale du compositeur soviétique doit être dirigée vers les principes progressistes victorieux de la réalité, vers tout ce qui est héroïque, brillant et beau. Ceci distingue le monde spirituel de l’homme soviétique et doit être incarné dans des images musicales remplies de beauté et de force. Le réalisme socialiste demande une lutte implacable contre les tendances modernistes niant le folklore, qui sont typiques de la corruption de l’art bourgeois contemporain, contre la soumission et la servilité à la culture bourgeoise moderne » (cité dans Schwarz 1983 [1972], p. 114).

11 Ce que Gorodinski appelle les tendances modernistes seront plus souvent labellisées sous le terme « formalistes ». Les principes directeurs de la musique du réalisme socialiste sont la simplicité, la compréhensibilité, la proximité avec « les sons naturels des mots » (Fitzpatrick 1992, p. 188). Une des critiques redondante adressée aux compositeurs est leur manque de diligence à chercher leur inspiration dans les trésors hérités de chants traditionnels7. Une autre pièce de Chostakovitch est épinglée quelques jours après la première condamnation de son opéra. Cette fois-ci, c’est moins à la musique que l’éditorialiste s’en prend qu’au manque de volonté du créateur de composer dans l’idiome musical propre aux personnes que son ballet met en scène (des gens d’un kolkhoze rural). Le public doit être capable de se remémorer les mélodies

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facilement8. C’est un combat qui oppose la mémoire – dans sa capacité à reconstruire une musique qui disparaît aussitôt jouée – représentée par les musiques traditionnelles, au formalisme toujours en recherche éperdue de nouveautés et de sensations. La voie du formalisme convient à la perversion des goûts bourgeois (Fitzpatrick 1992, p. 187). Ce combat est inextricablement lié à une vision de l’homme, de ses propensions humaines innées et du rôle de l’art dans le développement ou la dégradation de ses dispositions primaires. C’est encore à Maxime Gorki que l’on doit la meilleure formulation de cette anthropologie. Dans un article publié dans la Pravda et datant de 1935, il déclare : « […] Les gens sains ont un ‘besoin biologique’ de formes harmonieuses : Ils ‘aiment les sons organisés mélodiquement et les couleurs éclatantes’ : ‘ils attendent de l’art qu’il leur façonne une vie plus joyeuse et plus belle, et non une vie complexe et déprimante’ » (Fitzpatrick 1992, p. 199).

12 L’illustration de cette musique naturelle, humaine, organisée sur la base de mélodie et qui soutient notre besoin biologique d’harmonie est trouvée dans les répertoires traditionnels. Ce besoin biologique est soit encadré, promu et développé par la culture d’une société saine – en l’occurrence l’URSS – soit pervertie par la culture d’une société décadente – l’Occident. « […] Le formalisme dénie la beauté naturelle et l’harmonie, et l’art classique soviétique l’affirme [...] » (Fitzpatrick 1992, p. 207). La culture soit sert de tremplin aux capacités biologiques de l’homme, soit les anéantit. Les frasques mondaines ou les déboires moraux des musiciens formalistes (étrangers et russes) sont présentés dans la presse comme des effets inéluctables de leurs principes artistiques. L’artiste soviétique doit, lui, devenir un modèle de moralité.

13 Que se passe-t-il lorsque cette méthode de représentation de la réalité appelée réalisme socialiste filtre dans un « monde de l’art » (Becker 1992) mongol en pleine mutation ? L’hydre conceptuelle possède bien des gueules (artistique, politique, morale, anthropologique) aux crocs acérés, mais le formalisme qui lui servait d’exutoire et participait à son constant redéploiement en URSS n’existe pas en Mongolie. L’hydre va dès lors muer et cette transformation permettra une revalorisation du répertoire traditionnel mongol et partant, la construction en Mongolie de ce tunnel sous l’histoire.

Un moment de respiration

14 Dans son ouvrage The Modern History of Mongolia, Charles Bawden intitule le chapitre dédié à l’analyse des événements historiques des années 1932-1940 « La destruction de l’ancien ordre ». Comment maintenir mon hypothèse d’un regard fasciné pour le génie musical du temps passé et pourtant donner raison à Bawden et à tous ceux qui voient ces années noires surtout sous l’angle d’une guerre meurtrière contre les résurgences du passé (le clergé bouddhiste, l’aristocratie, la littérature ancienne) ? Je vais dans la suite du texte accorder une attention – qui peut paraître démesurée en regard de sa brièveté – à une période appelée le « Nouveau tournant » (šine ergelt) qui s’étend approximativement de 1932 à 1936. À cette époque, les désastres économiques et sociaux entraînés par des politiques radicales ont laissé le pays exsangue. Il faut restaurer l’économie et regagner la confiance des gens, confiance mise à mal par des tentatives beaucoup trop hâtives de passage au socialisme. « Le Nouveau tournant représentait une retraite idéologique par rapport à la ligne socialiste […] » (Bawden

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1968, p. 351). Pendant ces quelques années, le gouvernement mongol (encouragé par Moscou) ira même jusqu’à promouvoir la construction d’un sentiment national9. Le IXe congrès a ainsi pour but d’examiner attentivement « les questions relatives à l’édification et au développement d’une culture nationale »10. Durant ces quelques années, le mot nation (ündesten) est très prisé. Il se retrouve dans une compilation historique intitulée « Court précis d’histoire des premiers fondements et de l’organisation de la révolution populaire nationale mongole » (Mongol ardyn ündesnij huv’sgalyn anhüüsč bajguulagdsan tovč tüüh) dont les rédacteurs ne sont autres que trois personnalités politiques de premier plan (tel Čojbalsan, le futur épigone de Staline). Est également édité par le ministère de l’armée le « premier cahier de la compilation des mélodies et chants nationaux mongols » (Sandagdorž 1980, p. 337). Tout cela sera de courte durée. Les mots « populaire » (ard) et/ou « patriotique » (eh oronč)11viendront très vite évincer le mot « nation » et le sentiment national sera à nouveau conçu comme une menace. Cependant les politiques visant à l’éradication de ce sentiment ne seront jamais que partiellement efficaces (Kaplonski 2000, 2004, 2005).

15 Si je donne à cette brève période une place si importante dans mes analyses ultérieures, c’est parce qu’à mon sens, ce qui va être lié à cette époque ne sera pas dénoué aux périodes suivantes et que le « tunnel sous l’histoire » qui se creuse au début des années 1930 – dont les entrées seront camouflées aux périodes les plus noires – sera à nouveau largement et ouvertement emprunté à partir de la fin des années 1950.

Dugaržav et le monde mongol de la musique

16 Comment le poids moral du passé va-t-il peser aussi lourd dans la constitution de la nouvelle musique? Le réalisme socialiste et ses mélodies folkloriques ont certes un arrière-goût de traditionalisme, mais leur raison d’être principale se trouve dans la puissance qu’ils donnent au discours structurant de « l’avenir radieux ». M’intéresser au personnage de Magsaržavyn Dugaržav me permettra de mieux cerner la manière par laquelle la rénovation de la musique fut, dès les premières compositions, conçue comme un passage plutôt que comme une rupture, l’ultime légitimation des nouveaux chants étant toujours située dans le passé et non dans le futur. Dugaržav ne peut être le prince charmant qui réveille la musique traditionnelle de son sommeil que s’il est aussi, et dans le même mouvement, l’ingénieur qui creuse le tunnel sous l’histoire.

17 La vie de Dugaržav est bien documentée. Chez les musicologues, un genre très en vogue dans la Mongolie contemporaine est l’écriture d’une histoire globale de la musique12 et Dugaržav est toujours la première figure citée, un peu comme si en l’invoquant, c’était toute la musique d’avant son ère que ces auteurs convoquaient.

18 Les écrits de la période socialiste sur la musique sont eux aussi nombreux et contiennent toujours une large relation des événements qui ont rythmé la vie de cet homme regardé à la fois comme le père de la musique moderne et comme un homme d’une érudition et d’une compréhension inégalables en ce qui concerne la musique de l’avant révolution. Ces écrits socialistes sont – cela va de soi – idéologiquement orientés mais la lecture d’un texte comme la biographie « Chanteur de la révolution » (Huv’sgalyn duuč) de C. Dalaj (1982) est, à mon sens, d’une valeur inestimable pour comprendre la vie musicale de cette époque. Le livre rassemble non seulement les analyses de l’auteur mais également des interviews des personnes qui travaillèrent avec Dugaržav (collègues, disciples, proches relations), et il comprend également un

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chapitre comprenant ses propres écrits sur la musique (dont l’étonnant article « Comment développer la musique nationale » (Ündesnij duu högžmijg herhen manduulah tuhaj) paru en février 1934 dans le premier numéro de la revue « La voie de la culture populaire nationale ») ainsi que des partitions des œuvres les plus réputées de l’artiste.

19 Les anecdotes relatées dans la section des interviews permettent de toucher une version moins officielle, moins travaillée de l’histoire, version parfois parvenue jusqu’aux oreilles de l’auteur (Dalaj) par les canaux de la tradition orale. Ces anecdotes jettent un éclairage nouveau sur la manière dont l’homme, et avec lui une communauté artistique dont il était un des personnages éminents, a investi le cadre conceptuel du réalisme socialiste. Loin de l’autonomie mais pas totalement subjugués, les artistes de cette période se sont tracé une route propre dans le quadrillage des contraintes du nouveau fonctionnement du monde artistique (Tomoff 2006, p. 2). Mais il y a plus. En Mongolie, même les textes officiels contiennent dans leur formulation ce que Caroline Humphrey nomme des evocative transcripts (1994, pp. 22-23), une manière d’évoquer, de susciter, sous des atours conformes à l’idéologie officielle, une interprétation qui est beaucoup plus ambivalente. Ainsi, Dorždagva, l’un des disciples les plus talentueux de Dugaržav raconte sa première rencontre avec son maître : « Comme j’aimais chanter depuis ma plus tendre enfance, je me suis présenté en octobre 1932 au théâtre central d’État pour y être auditionné et devenir chanteur. Il y avait là beaucoup de Russes et de Mongols mais ils ne voulaient pas rendre publiques leurs décisions jusqu’à ce qu’arrive du dehors un homme vêtu d’une deel [robe mongole] et propre sur lui. Les gens présents le firent asseoir à la place la plus respectée. Il me fit chanter à nouveau quelques chansons et m’engagea. Cet homme était mon professeur Dugaržav » (Dalaj 1982, p. 17).

20 Bien que les pages d’où sont extraites cette citation soient tout entières tournées vers la description des bienfaits de la collaboration avec l’URSS, Dorždagva raconte que même l’équipe des experts russes déléguée aux affaires artistiques attendait sans mot dire la décision du seul maître à bord, son professeur Dugaržav.

21 Ce type de littérature est également très utile pour établir un état des lieux du nouveau monde mongol de la musique de l’époque. Depuis la victoire révolutionnaire de 1921, des clubs se sont ouverts en suivant le modèle russe – lui même héritier des institutions des révolutions française et anglaise (Doržsüren 1969, p. 6). Ces clubs organisent des activités multiples : discussions politiques, apprentissage de la lecture, petites pièces de théâtre où la musique accompagne l’évocation du caractère des personnages joués par les acteurs, concert de musique et danse. En 1932, il en existe une vingtaine dans le pays dont dix sont situés à Oulan-Bator. Tous fonctionnent sur base du travail volontaire (Dügersüren 1963, p. 49). Une centaine d’autres « coins rouges » (ulaan bulan) ont été construits dans les districts de province et des yourtes culturelles (en 1929, il y en a seize) se déplacent pour toucher les populations les plus reculées (Pegg 2001, p. 253). Le fameux club Sühbaatar (du nom du premier chef d’État socialiste) accueille les soirées asiatiques (Azijn üdešleg) où Dugaržav brille par son talent (Dalaj 1982, p. 35).

22 L’institutionnalisation de la musique s’accélère dans la première moitié des années 1930 lorsqu’une série d’instances culturelles et centralisatrices sont créées, parmi lesquelles le théâtre central d’État – Dugaržav en dirigera la section musicale (Dalaj 1982, p. 35), les palais de la culture des professeurs et des jeunes et une série de nouveaux clubs liés aux combinats industriels d’Oulan-Bator (Dügersüren 1963, p. 49). En mars 1933 est mis sur pied le Conseil Artistique de l’État (uls tör, uran sajhny zövlöl)

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chargé de superviser, entre les périodes de congrès, les réunions du politburo et les Conseils des Ministres, les dimensions artistiques de l’édification culturelle des masses.

23 Partout dans le pays sont lancés des concours nationaux de chant. Le Conseil des Ministres ratifie une directive en faveur de l’organisation de cercles musicaux dans les provinces. Pour les treize ans de l’indépendance, de grandes olympiades de chant sont lancées. Les autorités invitent pour l’occasion des musiciens et compositeurs russes. Elles font également appel à l’aide du grand frère soviétique pour se fournir en instruments de musique classique, et l’histoire officielle de préciser : « en quantité suffisante pour avoir des pièces de rechange » (Sandagdorž 1980, p. 274). L’art doit se répandre pour toucher tout le monde. Il doit refléter et donner à voir (tusgan haruulna) la vie du peuple, les réalisations du nouvel État et de la nouvelle société. À cette fin, les militaires qui animent les clubs ne suffisent plus. Il faut former des cadres. En 1936, la cellule centrale du parti enjoint le théâtre à créer une classe de musique qui devra compter au minimum 30 étudiants (Sandagdorž 1980, pp. 275-276).

24 Au regard de l’immensité du pays et de sa population clairsemée, ces bouleversements ressemblent fort à quelques gouttes perdues dans un océan. Mais comme le dit Antoine Hennion pour la période musicale de l’après révolution française, « ce sont les règles du jeu d’un milieu qui se mettent en place » avec une « codification du langage, […] l’érection d’une scène entre les musiciens et le public, la normalisation d’un métier […] » (1993 : 292). Tous ces éléments encore embryonnaires dans les années 1930, seront repris, affermis et démultipliés dans les années 1960 lors du développement et de la généralisation des coopératives d’élevage (Aubin 1996, p. 310).

25 Dans les années 1930 un nouveau genre se développe et connaît une popularité toujours grandissante. Celui des chansons publiques13 (nijtijn duu) (Sandagdorž 1980, p. 276). Ce sont généralement des chants de forme courte. Cependant, cette nouvelle catégorie exprime surtout la capacité de ces chants à glorifier les succès passés et à venir de la nouvelle société – « s’efforcer de tirer l’avenir vers le haut » dira Dorždagva (ireedüj ööd temüüleh) (Dalaj 1982, p. 32) – et à être chantés par tous. Les deux exemples qui suivent vont me permettre d’approcher deux aspects de la réappropriation du réalisme socialiste en Mongolie. Le premier exemple montrera en quoi le concept trouve sur le terrain mongol, du moins sous certains aspects particuliers, des pratiques culturelles favorables. Le second, à travers le compte-rendu des débats politiques qui naissent d’un chant, me permettra de donner un peu plus de consistance à mon hypothèse du tunnel sous l’histoire.

L’affaire des cinq museaux

26 L’année 1934. Dugaržav est à l’époque directeur artistique du théâtre central. Navaan- Jünden, écrivain pour la même institution se souvient : « […] un jour il convoqua les écrivains. Nous étions trois : T. Nacagdorž, B. Doržsüren et moi même. Maître Dugaržav nous parla ainsi. Nous devons avoir la volonté d’offrir un présent illustre pour le treizième anniversaire de notre révolution populaire. ‘Je voudrais que nous composions de belles chansons pour louer les cinq museaux14qui sont la base de l’économie de notre république. Aussitôt que vous aurez composé des poèmes à ce sujet, mettons-les en chanson. Si les poèmes sont beaux, les mélodies le seront autant’. […] Dugaržav nous parla longuement de beaucoup de choses importantes qui concernaient le chant. Dans les chants, les vers des couplets peuvent être courts et longs. Avant et après les

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couplets, il y a en général des fioritures et des décorations vocales. Il récita le poème de la chanson Handarmaa. ‘Une jolie chanson doit être comme cela. Par exemple, composer une chanson à propos des chevaux, c’est comme se trouver sur le dos d’un cheval nerveux. De nombreux troupeaux pâturent, le cavalier galope vers eux et de là, galope à nouveau pour aller rendre visite à sa bien aimée. C’est cela que je voudrais composer. Les allures du cheval s’étendent du pas au galop’. À la fin de son discours, après nous être réparti les tâches de composition des poèmes, nous sommes convenus d’un nouveau rendez-vous dix jours plus tard […]. Au jour fixé, nous avons pris nos poèmes et avons rejoint le théâtre central. Dugaržav était là avec quelques chanteurs et musiciens. Nous avons lu nos poèmes et il les a acceptés. Ensuite maître Dugaržav a pris les musiciens Tüdev, Cerendorž le flûtiste, les chanteurs Dorždagva et Handsüren ainsi qu’un chaudron et une louche [pour la cuisine] et les a emmenés camper dans la vallée des montagnes Bogd. Ils ont passé là quelques jours à composer » (Dalaj 1982, p. 35).

27 Cette histoire est souvent évoquée comme modèle de ce qu’est le réalisme socialiste en Mongolie (Dašdorž & Coodol 1971, p. 93). En janvier 1934, une résolution du Conseil des Ministres stipulait que l’art devait être « national dans sa forme et socialiste dans son contenu » (ündesnij helbertej socialist aguulgataj). La formule était de Staline. C’était sa contribution personnelle à la théorie (Schwarz 1983 [1972], p. 109). La nouvelle avait transporté Dugaržav de joie (Enebiš 2007, p. 139). Le premier plan quinquennal était lancé la même année. En composant des chansons à propos du bétail, Dugaržav suivait à la lettre la ligne artistique tracée par le parti. Celle-ci exigeait des artistes qu’ils composent des chants en accord avec leur temps et avec les changements de société. Car l’homme est loin d’être hostile à la révolution. C’est un militaire de haut rang et de toutes les batailles. En 1921, il a libéré le village frontière de Hiagt puis Oulan-Bator avec les forces révolutionnaires avant d’être envoyé dans l’est pour une mission de pacification. Pour lui, s’il faut développer la musique c’est pour « [...] renforcer sans relâche le nid de l’indépendance du pays » (ulsyn togtnoson bajdlyg üürd tasraltgüj behžüüleh) (Dugaržav 1934 cité dans Dalaj 1982, p. 47) ainsi que le sentiment national (ündesnij medrel).

28 Mais les procédés de composition utilisés dans le récit des préparatifs du treizième anniversaire de la révolution sont aussi en parfaite continuité avec des conceptions de la musique beaucoup plus anciennes. L’imitation du monde animal (Desjacques 1990, p. 98) – Dugaržav donnera des descriptions très précises de la manière dont il s’est inspiré du pas du chameau pour composer la chanson « Vigoureux charretier » (Ider žinčin) (Dalaj 1982, p. 20, voir aussi Badraa 2005, p. 38, 50) – et la certitude que la proximité de la nature (bajgal’) poussera à la composition reflètent des conceptions du lien à un environnement que l’on retrouve dans le chamanisme (Hamayon 1990, p. 172) ou dans cette constellation de pratiques que Carole Pegg appelle la religion populaire15 (2001, pp. 97-119).

29 En juin 2006 j’ai eu la chance d’assister aux préparatifs du trentième anniversaire du Théâtre dramatique de Mörön (capitale de la province de Hövsgöl au nord-ouest de la Mongolie). Pour l’occasion, une tournée de plusieurs semaines était prévue. Elle devait s’arrêter pour un soir dans chacun des districts de la province. L’apothéose de ces préparatifs était constituée d’une retraite de trois jours dans les steppes environnantes. La section musicale du théâtre emportait avec elle ses instruments. À cette occasion, le directeur du théâtre me rappela la démarche de Dugaržav emmenant avec lui son équipe dans les vallées des montagnes Bogd plus de septante ans auparavant mais précisa : « Les Mongols ont toujours fait comme cela » (Mongolčuud tegež hijdeg). Je me

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suis attaché ailleurs à montrer que les mélodies de la musique traditionnelle (ardyn högžim) sont d’abord perçues comme l’émanation des beautés de la nature (Legrain 2008, 2009) qui subjuguent l’homme et le poussent à chanter en dépit de sa propre volonté (ööriin erhgüj duulah).

30 Il me semble donc qu’à travers ce type de conceptions musicales, c’est une anthropologie sensiblement différente de celle présente en URSS qui se donne à voir. L’accent n’y est pas placé sur l’idée que l’homme éprouve un besoin biologique pour l’harmonie des sons mais plutôt sur le rapport avec une nature environnante, pensée comme un ensemble d’entités agissantes qui possèdent toutes leurs propres modes d’existence au monde et d’énergie (Humphrey 1990, p. 141). Si l’équipe du théâtre de Mörön s’enfonce dans la nature avant de se lancer dans une tournée épuisante, c’est d’abord pour accroître chez les musiciens l’enthousiasme, le courage ou encore une capacité de déploiement de l’esprit (dotroo högžih setgel), toutes notions subsumées sous le terme uram. L’origine de ce transfert d’énergie est à chercher du côté du rapport de l’homme à un environnement toujours ambivalent. Car uram désigne aussi le brame du cerf dans la période d’accouplement. S’il est bon de l’entendre (les sonorités du brame ont, dit-on, le pouvoir de rajeunir l’auditeur), chacun sait aussi qu’un cerf en rut est dangereux. La nature, c’est aussi cela : une masse d’énergie stimulante mais dangereuse et que des dispositifs doivent pouvoir canaliser (Pedersen 2002, pp. 30-31, 89-93). C’est peut-être ce qui explique également pourquoi les populations vivant de l’élevage en retrait des zones urbanisées (du moins une partie de l’année) sont toujours perçues comme détentrices d’un patrimoine musical qui remonte à un passé profond, non spécifié. Elles ont maintenu la pérennité de ce rapport à l’environnement. Drapeau rouge Élevons le drapeau rouge, Diffusons la puissance de l’État (Début de la chanson Drapeau rouge)

31 La plus importante des sections de cette nouvelle catégorie de chants publics sont les chants révolutionnaires. Souvent composés à partir de mélodies préexistantes, ils glorifient en chanson les tournants historiques encourus dans la vie du peuple mongol (Mongol ard tümnij am’drald garsan tüühen ergeltijg duursgan duulž) (Sandagdorž 1980, p. 277). La trilogie guerrière « Šivee hiagt » Hiagt la barricadée), « Magnag üsegtei tug » (le drapeau aux lettres d’avant-garde) et « Ulaan tug » (drapeau rouge), chansons composées après les premières victoires militaires de l’armée du peuple, devient l’icône sonore de la révolution. Les héros de la nouvelle société y sont déifiés.

32 En 1921 Dugaržav, alors en campagne dans l’est de la Mongolie compose « Ulaan Tug ». La chanson se répand rapidement dans les rangs des soldats et parmi le peuple (cereg, ardyn dotor türgenee delgersen). Elle est d’abord chantée à toute heure du jour (ehendee hamaagüj duulž bajsan) avant que la chanson ne devienne l’hymne de la cérémonie de l’appel du matin et du soir et du lever du drapeau (Dalaj 1982, p. 11, à partir des souvenirs de Luvsandorž Banzar publiés pour la première fois dans Žamcranžav 1969, p. 80). Voilà une chanson dans laquelle filtrent les spécificités des chants traditionnels mongols (ajalguu n’ duuny ulamžlalyg šingeen avsan övörmöc), composée en lien intime avec les situations qu’elle exprime (üjl javdaltaj njagt ujaldan zohiogdson) (Dalaj 1982, pp. 17 et 11-12) et transformée en bande sonore des nouvelles cérémonies étatiques : le plus parfait exemple du réveil de la Belle au bois dormant. Les musicologues soviétiques puis mongols ne vont pas s’y tromper et se lanceront dans une exégèse aujourd’hui devenue classique. La chanson Ulaan Tug n’est pas composée à l’aide d’une gamme

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pentatonique mineure classique. Elle comprend une sixième note, ce sol qui apparaît dans la sixième mesure (document 1) introduisant un intervalle majeur (mib-sol) dans la gamme de fa mineur. Cet intervalle majeur est chanté sur des vers qui clament haut et fort : « Diffusons la puissance de l’État »16 (ulsyn sürijg badruulaad).

Document 1 : Reproduction de la partition de Ulaan Tug telle qu’elle se trouve notée dans l’ouvrage de Dalaj (1982 : 51)

33 La gamme majeure étant associée, dans la musicologie européenne (russe) de l’époque, à l’expression de la joie et des sentiments d’enthousiasme, la démonstration est faite. Dugaržav a lancé la musique sur la voie du développement. L’archaïque pentatonique fait maintenant partie du passé. Le changement d’idiome musical est de suite incorporé à ce que Slawoj Szynkiewicz (1990, p. 2) appelle « les représentations mythologiques de la question nationale dans la pensée soviétique » et acquiert une portée politique sans précédent. L’analyse du chant démontre non seulement la capacité des Mongols à unifier les différentes nationalités (jastan) présentes sur leur territoire en une nation (ündesten) qui fonde son unité sur la culture de l’ethnie dominante (Bulag 1998, pp. 27-39), en l’occurrence les Halh dont Dugaržav est un représentant, mais démontre aussi que cette nation mongole entame, par l’intégration des éléments de l’échelle harmonique européenne, sa fusion à la nation soviétique et même plus loin, au sein de l’internationale soviétique.

34 Cette version, qui sera constamment ressassée par l’histoire officielle, possède un pendant alternatif plus séduisant pour le monde de l’art mongol. L’idée est la suivante : l’addition de la sixième note de Drapeau rouge ne reflète pas la volonté de Dugaržav de faire évoluer le chant mongol vers les échelles en vigueur dans la musique classique européenne. L’homme est bien trop attaché au patrimoine artistique de son pays. Si ce « sol » apparaît dans la chanson, c’est que Dugaržav a composé son hymne en combinant deux mélodies, chacune construite en pentatonique respectivement sur « fa » mineur et sur « do » mineur. La seule note qui différencie ces deux gammes est le sol. La sixième note n’est donc pas un enrichissement de la gamme pentatonique mongole. Cette explication n’est d’ailleurs valable que si l’on considère la pentatonique comme un état archaïque de la musique17. Dugaržav lui même, lorsqu’il était interrogé sur cette sixième note, répondait qu’elle était « une expression de ce que l’on ressent, observe et comprend par une écoute attentive des secrets de la chanson traditionnelle » (Dugaržav cité dans Batsüren & Enebiš 1971, pp. 25-26). Pour un musicologue contemporain comme Žancannorov, cela montre clairement une chose : Dugaržav a réussi à exprimer des sentiments comme l’enthousiasme et la magnificence

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par l’emploi d’une gamme pentatonique mineure et c’est la musicologie occidentale qui doit revoir sa copie. C’est dans le secret des compositions spontanées d’autrefois qu’il faut chercher le rapport entre des notes et des capacités expressives. Pour Žancannorov, Dugaržav en donne une preuve éblouissante dans cet hymne révolutionnaire. « La composition de la chanson Ulaan tug est une réalisation étonnante en ce qu’elle montre de manière virtuose la structure des chants populaires fixée par la tradition » (2007, pp. 26-27). Dugaržav ne s’est jamais caché du fait que le seul appui valable pour la composition de nouvelles chansons était une compréhension profonde des procédés de composition et des secrets de la tradition. Venant d’apprendre les nouvelles mesures en vigueur dans l’art, il écrivait en février 1934 dans la revue « Le chemin de la culture nationale populaire » : « Nous pouvons trouver beaucoup de paroles de chansons chez nos écrivains [contemporains]. Mais comme le processus de composition de nouvelles mélodies qui correspondent à la situation et à l’expressivité lourde ou légère de ces paroles n’est pas chose facile, nous devons analyser et comprendre pourquoi et comment nos mélodies nationales longues et courtes sont ce qu’elles sont, pourquoi et comment on a placé sur tels mots telle mélodie superbe. Nous devons les ériger en modèles d’une grande aide dans la composition de mélodies nouvelles qui collent à la réalité » (cité dans Dalaj 1982, p. 50).

35 Les exégèses du chant Ulaan tug se rapportent à deux tentatives différentes de penser la place et le développement politique et culturel de la Mongolie dans les années 1930. La version officielle présente le « mythologème » stalinien selon lequel « les cultures nationales doivent évoluer sur une voie socialiste et internationaliste » (Szynkiewicz 1990, p. 3). Le passé est un appui, mais les lignes de fuite de la perspective entraînent le regard vers un futur radieux. En musique cette alternative tiendra le haut du pavé après l’arrivée du musicologue et compositeur russe Smirnov en 1939 et grâce à sa tutelle sur la section musicale du théâtre national18. Dans l’histoire moins officielle (mais les écrits de Dugaržav n’ont, à ma connaissance, jamais été censurés et il a gardé des postes à responsabilités dans le nouvel État socialiste jusqu’à sa mort en 1946), le tunnel sous l’histoire permet aux hommes d’aujourd’hui de ramener d’un passé profond les moyens d’appréhender les défis de la vie nouvelle.

36 Pour être capable de fournir les exégèses décrites ci-dessus, il faut pouvoir arrêter le temps et fixer la musique sur partition19. Or Dugaržav a, par rapport à la notation musicale, une position ambivalente. Il a conscience que l’écrit est un outil permettant un stockage sans précédent de la tradition musicale ainsi qu’un mode de communication par lequel la musique mongole peut acquérir une certaine renommée à l’étranger. Mais d’autre part, tout en approuvant l’apprentissage de la notation, lui- même continue à enseigner par la démonstration et la répétition des « plis » (nugalaa)20 des chants. Il invite également de bons chanteurs rencontrés au gré de ses propres investigations passées et présentes. Il fait par exemple venir au théâtre la femme d’un noble rencontrée dans sa jeunesse. L’anecdote est croustillante. Un de ses amis l’avait emmené chez ce noble pour que Dugaržav lui fasse la démonstration de son talent dans l’exécution du chant uuhaj des compétitions de tir à l’arc (sans doute dans le but d’être engagé par ce noble pour les prochaines compétitions). Après que Dugaržav se fut exécuté, le noble dit à sa femme. « Eh bien Gompil, toi aussi chante nous un ‘uuhaj’ ». Dès que la jeune femme entonna le chant, Dugaržav sentit le feu de la gêne envahir son visage tant elle chantait bien. Devenu directeur artistique du théâtre, Dugaržav fit

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venir Gompil pour des séances de travail avec ses étudiants (souvenir de Navaan- Jünden cité dans Dalaj 1982, pp. 34-35).

37 Une autre anecdote portant sur l’apprentissage diffusé par Dugaržav montre que le modèle de composition de nouveaux chants n’est valable que s’il est légitimé par le passé. C’est encore des souvenirs de son disciple Dorždavga qu’elle est issue. Dugaržav avait dans l’idée de composer une chanson qui exprime avec autant d’habileté la magnificence des troupeaux de chevaux que le faisait anciennement la mélodie longue Bor boryn byalzuuhaj. C’est ainsi qu’il a composé « Troupeau magnifique » (Žavhlant süreg). « Cette chanson, nous l’avons chantée à son père Magsaržav et il s’est à ce point ému qu’il a saisi un hadag [une écharpe rituelle] et un bol de lait et, les brandissant, a énoncé le souhait que nous puissions composer dans l’avenir, pour l’État et le peuple, beaucoup de chansons aussi belles » (souvenir de Dorždagva cité dans Dalaj 1982, p. 17 et 33).

38 Dans l’histoire de la musique mongole, cette scène où un représentant de l’ancienne génération offre une écharpe rituelle à un tenant de la nouvelle sera maintes fois répétée dans des occasions officielles, étayant constamment l’idée selon laquelle un répertoire se transmet et se transforme sous l’égide d’un passé toujours conçu comme le garant moral des formes artistiques du présent.

Document 2: Esquisse reproduisant le motif principal de la couverture du livre « Paroles d’un grand chanteur » paru en 2005 et écrit sur base d’interviews réalisées dans le courant des années 1980. Ces interviews confrontaient le chanteur Žigzavyn Dorždagva (à gauche) et le musicologue et musicien Žamcyn Badraa

En guise de conclusion

39 Dans un article intitulé « Beyond the Soviet House of Culture », Peter Marsh souligne qu’aujourd’hui, les équipes des anciens centres culturels mises en place à l’époque socialiste font l’expérience d’une « double ironie »21. « Les communautés rurales ont

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perdu la plupart de ce qui constituait leur culture locale autant que les symboles soviétiques du progrès et du succès contre lesquels ils l’avaient troquée » (2006, pp. 290-291). Marsh a raison d’insister sur la diffusion à l’époque socialiste d’une culture artistique urbaine façonnée à Oulan-Bator et qui imprègnera rapidement tous les répertoires locaux. Dans les années 1930, Dugaržav fut un des principaux bâtisseurs de cette nouvelle culture musicale. Mais le présent article a montré également que ces titres qui demeurent aujourd’hui si populaires tels que « Bajan Mongol » (Riche Mongolie) ou « Üherčin hüü » (Le fils du bouvier) sont également perçus comme les véhicules du génie créatif du peuple d’antan et de l’esprit de la tradition. Ce répertoire, loin d’être seulement une nouveauté est aussi un tunnel sous l’histoire. C’est à mon sens ce qui peut expliquer pourquoi lors des émeutes de juillet 2008, l’argument artistique a tant joué en faveur de ceux qui voulaient minimiser la portée politique des manifestations. S’attaquer à des formes artistiques que la plupart des gens reconnaissent être hybrides, voire de purs produits dérivés des politiques culturelles socialistes, c’est pourtant s’attaquer aussi à la mongolité, au sentiment même d’une « continuité ininterrompue dans le changement », d’une « permanence dans le temps », deux traits qui définissent selon Paul Ricœur l’identité comme « mêmeté » (1990, pp. 137-150). Une « mêmeté » à laquelle on attribue en Mongolie une haute valeur morale.

40 Quelques mois avant les émeutes, le 24 février 2008, on pouvait lire dans les pages du journal « Önöödör » l’annonce d’un rassemblement à Oulan-Bator d’écrivains d’une nouvelle génération. Ces artistes, notait le journaliste, se rassemblent « […] dans le but de faire naître ces œuvres qui forment un homme mongol » (mongol hün tölövšüüleh büteel törüüleh zorilgotoi ajee). Ce rapport à l’art, même moderne, comme garant d’une continuité, d’une spécificité proprement mongole ne me paraît pas être décrit totalement par cette « double ironie » (qui par ailleurs est elle-même bien réelle) finement analysée par Bruce Grant et Peter Marsh. La notion d’« incarnation » (embodiment) proposée par Caroline Humphrey convient mieux, à mon sens pour caractériser le type de liens au passé que je formule par la métaphore du « tunnel sous l’histoire ». L’incarnation est selon Humphrey « l’identification de personnes ou d’actions du présent avec celles du passé, même si elles peuvent sembler assez dissemblables. Ce qui se passe ici, c’est que l’action contemporaine se voit attribuer une ontologie : elle est dite être essentiellement de même nature que l’événement passé, c’est-à-dire avoir en quelque sorte la même identité, même si aucune tentative consciente n’est faite pour copier quoi que ce soit » (1992, p. 378). Le principe qui creuse le tunnel est similaire en ce qu’il tient pour ontologiquement semblables certaines formes musicales actuelles et celles créées par le peuple d’un temps indéterminé et révolu (ce passé profond comme l’appelle Humphrey), mais à la source de l’authenticité mongole. Cependant, « l’incarnation » qui creuse le tunnel diffère sur deux points du principe que Caroline Humphrey met en lumière. D’abord la persistance dans le temps de cette identité nécessite de reconnaître les passeurs, ceux dont le travail culturel va permettre la passation dans de nouvelles formes de cette mêmeté. Dugaržav en est une figure exemplaire. Ensuite l’incarnation dans le présent du génie et de la sagesse du peuple d’antan n’est pas un processus né de la dislocation du régime socialiste et par conséquent de la déliquescence de son autorité morale inscrite dans la vision d’une société idéale à bâtir. Le processus d’incarnation décrit ici est contemporain à la création socialiste d’un monde mongol de l’art dans les années 1930, dans la décennie qui voit s’intensifier, en Mongolie, la guerre contre les survivances du passé et qui mènera dès 1936 à d’immenses purges sanglantes.

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41 Françoise Aubin avait déjà insisté sur la cohabitation de ces deux autorités morales à première vue antagonistes (celle du futur et celle du passé) et sur l’usage politique d’éléments du passé laïcisés, épurés de toute portée politique (du moins le pensait-on) et magnifiées (1993, pp. 139-142, 1996, p. 310) dans les années du deuxième mouvement de collectivisation de l’économie rurale. J’ai montré ici que la musique sera, quant à elle, élevée bien plus tôt, dès 1934 et l’arrivée du réalisme socialiste, au statut privilégié de représentant de la sagesse et du génie atemporels et permanents des masses opprimées.

42 En 1935 et 1936 sont lancées les premières collectes de chants populaires qui précèdent leur compilation et leur édition. Ce travail est soutenu par des musicologues russes qui préfacent ces premières publications. Aucune limite à la profondeur historique de ces collectes n’est fixée. À l’opposé, un décret du bureau central du parti datant de mars 1937, restreint la collecte des formes théâtrales aux productions postérieures à la révolution (Zagdsüren U. 1967, p. 63). Pourquoi cette différence de traitement? Pourquoi dans le champ musical les plans du « tunnel sous l’histoire » sont-ils dessinés aussi tôt et dans les plus hautes sphères politiques de la Mongolie?

43 Pour le comprendre, il m’a fallu relever en Mongolie l’onde des soubresauts de la politique du grand frère russe, ce que Trotski a nommé « la déviation nationaliste conservatrice du bolchévisme » (1979, p. 294) et décrire le travail culturel du monde de l’art mongol. J’ai souligné l’ancrage dans les pratiques locales de ce travail culturel et l’importance des controverses musicologiques. Ces dernières placent la Mongolie sur les rails du progrès socialiste et, dans le même mouvement, rendent caduque cette vision hiérarchique et morale du monde en détrônant la musicologie dominante au profit du génie créatif du peuple d’antan.

44 D’autres pistes restent à explorer. Elles sont plus étroitement liées au médium musical lui même : le mythe socialiste des origines de la musique dont la naissance présumée est liée à la volonté des hommes de coordonner leur travail (Zagdsüren U. 1975, p. 1, Trebinjac 2000, pp. 39-40), la nature non représentationnelle de la musique – en l’absence de paroles, la musique n’a pas de signification clairement délimitée. Enfin et peut-être surtout, les liens étroits qui en Mongolie se tissent entre le médium musical et la mémoire, les émotions et le pouvoir.

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NOTES

1. Pour un récit chronologique des événements, de ses principales interprétations et conséquences politiques, le lecteur peut se référer à l’article « The End of Post-Socialism » (Delaplace, Kaplonski & Sneath 2008, pp. 353-365). 2. Timasheff est cité dans l’ouvrage de Sheila Fitzpatrick (1992, p. 196). 3. La destitution de Lounatcharski de son poste de ministre de l’éducation va permettre aux compositeurs de faire fusionner les termes du débat artistique et ceux du débat politique. Lounatcharski s’y était toujours refusé. « Lounatcharski rejette catégoriquement toute idée d’une bataille entre un ‘formalisme révolu’ et un ‘réalisme révolutionnaire’ : il maintient que ces termes ne sont pas applicables à la musique. Que sont les ‘tendances de classes’ en musique? Une marche impérialiste peut aussi bien servir les révolutionnaires, tandis que la Marseillaise, avec des paroles modifiées, pourrait devenir un hymne monarchiste. Il ajoute, ‘ceci montre à quel point la musique est moins explicite que la littérature’ » (Schwarz 1983 [1972], p. 55). 4. Pour plus de cohérence, j’ai traduit les citations tirées d’ouvrages de langue anglaise. 5. Voir Makanowitzky 1965, p. 275 et Tomoff 2006, p. 5. 6. Voir Perris 1985, p. 70 et Morley-Pegge 1981, p. 932. 7. De nombreux auteurs travaillant sur la vie culturelle ou musicale russe de cette époque ont relevé ce point (Fitzpatrick 1992, p. 196, Perris 1985, p.79, Makanowitzky 1965, p. 272; Morley- Pegge 1981, p. 936). 8. Voir Perris 1985, p. 75 et Makanowitzky 1965, p. 270. 9. Il existe sans doute de multiples raisons à cette nouvelle promotion. En Russie soviétique, se met en place une politique similaire d’encouragement au sentiment national. L’époque n’est plus à la révolution internationale (les tendances trotskistes ont été écartées). Le socialisme se construit maintenant dans un pays comme le veut la formule. Mais elle est fausse. Le socialisme se construit de fait dans deux pays : la Russie et la Mongolie. En Russie, le sentiment national est maintenant autorisé puisque les prolétaires ont pris les rênes du pouvoir. Il est probable que la Mongolie a encore bénéficié pour un temps de la diffusion de ces idées. D’autre part, il faut recréer une cohésion nationale et empêcher les Japonais, alors installés en Mandchourie, d’attirer le peuple mongol dans leurs filets. 10. Voir Sandagdorž 1980, p. 337 et Zagdsüren 1967, p. 21. 11. Selon Kaplonski, la différence entre le nationalisme et le patriotisme est que ce dernier doit être conçu comme un nationalisme civique sans référence à des fondations ou des frontières ethniques (Kaplonski 2000, pp. 342-343). Le patriotisme était en général très largement encouragé à l’époque socialiste. 12. Voir par exemple Žancannorov 2007 et Enebiš 2007. 13. Nijtijn duu gagnerait peut-être à être traduit par « chanson populaire ». Si j’évite de le faire ici, c’est que la catégorie « populaire » évoque en anthropologie et en ethnomusicologie un

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ensemble de débats qui ne me semblent pas recouvrir ce que la catégorisation nijtijn duu évoque en Mongolie. 14. Il s’agit des cinq espèces d’animaux élevés par les Mongols: le cheval, le chameau, les bovins, caprins et ovins. 15. À ce propos, Pegg (2001, p. 97) se basant sur les travaux de Heissig (1980, p. 46) signale la multiplicité des influences qui ont façonné ces pratiques religieuses. L’une d’elles, le taoïsme, est particulièrement pertinente puisque l’on retrouve, à des époques très reculées, dans des ouvrages taoïstes qui traitent de l’apprentissage du luth en Chine, cette propension à lier le geste instrumental et le mouvement des animaux (voir à ce propos le travail de Georges Goormaghtigh 1990). Pour une approche de cette religion populaire, se référer à l’ouvrage de Caroline Humphrey & Üngürge Onon (1996) et , pour une analyse de l’influence de cette sphère de pratiques et de représentations sur les conceptions musicales communes en Mongolie, voir mon propre article « Chants Longs, rivières et mémoire ». 16. Fa pentatonique contient déjà une tierce majeur (lab-do). L’argument des musicologues prend sa force dans la conjonction des deux faits: a) Dugaržav rajoute une tierce majeur à la gamme et b) chante cette tierce majeure sur des paroles vantant la puissance de l’État. 17. L’idée de l’existence d’un état archaïque de la musique fondée sur la présence, dans certaines aires géographiques et dans le répertoire ancien de nombreux pays, de gammes comprenant peu de notes (trois, quatre et cinq) était une conception largement répandue dans la musicologie soviétique et européenne de la première moitié du XXe siècle. Peu de musicologues accordent encore du crédit à cette vision évolutionniste. 18. À partir de 1941, la tutelle russe sur le théâtre national s’intensifie et couvre l’ensemble des arts enseignés. Arrivent en effet d’URSS des metteurs en scène (G. Uvarova et Rabinovič), un peintre (Bel’skii), un professeur de danse (N. Kuznecova) et un professeur de chant choral (F. Kleško) (Enebiš 1991, p. 9). Boris Smirnov modifiera l’ensemble des médiateurs de la musique : il redessinera les instruments, changera les intervalles sur lesquels ils sont accordés ainsi que les méthodes d’apprentissage en donnant notamment la primauté à l’écrit et en allant même jusqu’à modifier les techniques de jeu (Pegg 2001, p. 256-257: Cendorž 1983, pp. 26-28). C’est à partir des années quarante que les premiers compositeurs mongols entièrement formés à Moscou investiront le monde mongol de la musique (Cecencolmon Baatarnaran 2009). 19. Sans pouvoir dater précisément l’origine de l’exégèse officielle de la chanson, il est certain que l’interrogation autour de la sixième note est contemporaine de la vie de Dugaržav. Mais celui-ci n’apprit l’écriture musicale que très tard dans sa vie et n’est donc probablement pas l’auteur de cette exégèse. Étant donné l’absence sans doute totale des postulats de la musicologie occidentale dans la Mongolie de l’époque, il est probable qu’elle ait été, au départ, le fait de musicologues soviétiques. 20. Bien que certains compositeurs contemporains donnent au terme nugalaa une signification plus précise, l’usage courant du terme désigne l’ensemble des variations ou encore l’ensemble des effets de voix (trémolo, vibrato, voix de fausset) qui modulent et ornementent une mélodie. 21. Cette expression est plus largement développée dans l’ouvrage que Bruce Grant consacre aux effets des différentes politiques culturelles soviétiques sur la vie sociale et l’identité des Nivkh des îles Sakhaline (1995).

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RÉSUMÉS

La révolution socialiste a-t-elle entraîné le bouleversement des conceptions et des pratiques musicales mongoles? A partir de l'analyse du travail réalisé par le monde de l'art mongol qui voit le jour et se consolide dans les années 1930, je montre comment des liens de continuité se tissent entre une musique populaire de plus en plus politisée et une musique pré-révolutionnaire élevée au statut de représentante du génie a-temporel du peuple. A travers l'histoire du transfert des conceptions du réalisme socialiste de la Russie soviétique en Mongolie, je tente de comprendre l'alchimie qui concoure, dans cette décennie de guerre contre les survivances de l'ancien ordre, au développement d'un rapport exacerbé aux formes musicales du passé pré-révolutionnaire.

Did the socialist revolution lead to a disruption of the Mongolian musical conceptions and practices? Drawing on the work of the Mongolian art world which originated and was strenghtened in the 1930s, I show how ties of continuity are woven between an increasingly politicized folk music and a pre-revolutionnary music, supposed to reveal the timeless genius of the masses. Through the history of the migration of socialist realism notions from the Soviet Russia to Mongolia, I attempt to understand the alchemy which contributes, at that period, to the development of an intense linkwith the pre-revolutionnary past.

INDEX

Mots-clés : Magasaržavyn Dugaržav, musique, rapport au passé, réalisme socialiste Keywords : Magasaržavyn Dugaržav, music, relation to the past, Socialist Realism

AUTEUR

LAURENT LEGRAIN Laurent Legrain est chercheur et doctorant au Laboratoire d'Anthropologie des Mondes Contemporains de l'Université Libre de Bruxelles. Il écrit actuellement une thèse sur l'amour et les usages de la musique en Mongolie contemporaine. Ses principales préoccupations de recherche gravitent autour de l'écriture d'une histoire sociale de la musique, de la transmission musicale et des effets de la musique dans la vie [email protected]

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« L’avoir en travers… ». La belle- mère, l’enfant et la guli gir : rituel sans paroles à Samarcande « Having something stuck in the throat ». The mother-in-law, the child and the guli gir : ritual without words in Samarkand

Anne Ducloux

1 « Je l’ai en travers!... », « J’ai du mal à l’avaler!... », « Ça me reste en travers de la gorge!... », « J’ai la gorge nouée (serrée) »1. « Ça coince!.. ». « C’est dur à avaler!... », etc. Autant d’expressions2 qui, associées au geste de la main, paume vers le sol, portée à hauteur du cou, perpendiculairement à la gorge, signifient que l’on n’a pas « digéré »3 l’affront, l’agression ou l’injustice que l’on vient de subir et que l’on aimerait bien mettre à distance, expulser afin de l’oublier. C’est ce que fait la Guli gir, en quelques instants et pour la modique somme de 1000 soums4 (environ cinquante centimes d’euro).

2 L’expression guli gir (guli « gorge » et gir, impératif présent du verbe giriftan « prendre, retirer » en tadjik) pourrait être traduit par « retire de la gorge! ». La guérisseuse, que par métonymie on nomme par le traitement lui-même, plonge son auriculaire droit dans la bouche de l’enfant fiévreux qu’on lui amène et en retire un petit morceau d’aliment fiché (ou supposé tel) en travers de la gorge. Par conséquent, le corps étranger extrait de la gorge de l’enfant doit être bien réel pour être montré et même remis à la mère du petit patient ainsi « exorcisé ». En effet, ici, point d’esprit ni d’entité invisible responsable de la gastro-entérite de l’enfant qu’il serait nécessaire d’expulser5. Le coupable est un grain de riz, un petit morceau de radis ou de carotte coincé derrière la glotte. Aux dires de toutes les samarcandaises, l’explication est « rationnelle » et « scientifique » et toutes recourent à ce traitement puisque « même les médecins russes conduisaient leurs enfants chez la guli gir6 ». Ce qui a fait la fortune de ces guérisseuses.

3 Elles n’ont, au demeurant, aucun pouvoir de divination ni aucune obligation de suivi thérapeutique. En outre, elles n’ont pas à établir de diagnostic puisque fièvre, diarrhée et vomissements constituent une maladie en soi, qu’il n’est même pas nécessaire de

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nommer puisqu’elle relève, sans aucun doute possible, de la compétence de la guli gir. Inutile par conséquent, de se poser des questions oiseuses sur la cause de ces symptômes ou sur la nature et les conséquences de cette pathologie. Certes, quelques familles ont la tentation de consulter, dans le même temps, un médecin mais les dépenses occasionnées par une telle démarche et les longues heures d’attente à la polyclinique ou à l’hôpital les découragent très vite7.

Les pathologies traitées : gastro-entérites de l’enfant de moins de 4 ans des deux sexes

4 « Les enfants n’ont pas encore la force de tousser pour expulser le morceau de nourriture qui est resté coincé dans la gorge et qui risque de pourrir. Cela peut alors entraîner de l’infection; c’est pour cela qu’il faut le retirer avant que l’enfant ne tombe vraiment malade », affirment, avec assurance, mères et guérisseuses d’une seule voix. « Si ça reste plusieurs jours dans la gorge, ça va pourrir. » (Agar gulba monad chand ro’s istad, mepo’sad). Or, l’enfant est malade et a de la fièvre depuis au moins deux ou trois jours. En revanche, le grain de riz ou le morceau de radis responsable et coupable a, en général, été mangé la veille au soir. Il arrive même que la guli gir retire un pépin de tournesol de près de deux centimètres de long de la gorge d’un enfant de 7 ou 8 mois, que la mère déclare ne lui avoir jamais donné, avant de rectifier toutefois, devant le regard réprobateur de la guli gir : « mais les enfants avalent n’importe quoi ; il a dû le ramasser par terre car son frère aîné en a mangé hier soir, en rentrant de l’école ».

5 Le petit malade qui souffre, le plus souvent, de gastro-entérite (beaucoup plus rarement de rhino-pharyngite), a donc de la fièvre, vomit et a la diarrhée depuis au moins 48 heures lorsque la mère ou la grand-mère paternelle (voire les deux) amènent l’enfant au domicile de la guli gir 8. Les femmes en présence n’échangent que peu de mots. « Quelque chose est resté dans sa gorge » (guleshba mondagi), dit la mère après les salutations d’usage. Elle ne fait nullement mention de la fièvre, des vomissements et de la diarrhée et la spécialiste ne lui pose pas de questions. Cette dernière, après avoir répondu au traditionnel as salam, se contente de palper la gorge du petit patient, au niveau des glandes salivaires et des ganglions lymphatiques supérieurs et déclare, en employant cette fois, non plus le verbe à la forme passive mais le prétérit de la forme active du verbe « rester » (mondan), que l’on pourrait traduire, pour respecter le sens de la phrase, par : « quelque chose reste dans sa gorge » (guleshba mond). Par conséquent, personne ne fait allusion aux symptômes habituels de la maladie tant il est évident qu’ « avoir quelque chose dans la gorge » constitue le mal à traiter.

6 Sans un mot, la guérisseuse débouche un flacon de vodka (40 degrés) ou de spirt (alcool à 96° degrés) avec un air de connivence à mon égard (« ne partageons-nous pas le même souci d’hygiène vous et moi ? » semble dire ce regard), y trempe son auriculaire droit, saisit de la main gauche les deux joues de l’enfant pour l’obliger à ouvrir la bouche, enfonce prestement son doigt recourbé dans le gosier de celui-ci qui grimace (l’alcool lui arrache un rictus) et le ressort d’un geste brusque avant de le porter vers sa main gauche, où elle dépose, dans un geste rapide, l’« objet du délit », graine de pastèque, morceau de radis ou de pomme. Elle ouvre ensuite grand sa main gauche pour montrer sa « prise » à la mère ou à la grand-mère qui s’en empare aussitôt pour l’enfouir dans sa poche d’un air entendu. La femme glisse un petit rouleau de billets dans la poche de la guli gir (en général mille soums, soit environ 50 centimes d’euro),

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tourne les talons sans mot dire, son enfant dans les bras, visiblement soulagée. Tout danger est écarté.

7 La consultation a duré deux minutes et il s’est échangé deux phrases. La guérisseuse retourne à ses occupations domestiques, déclarant toutefois à mon attention, « il va déjà mieux! ». Le traitement est terminé et elle attend son prochain client en épluchant les légumes ou en hachant la viande pour le déjeuner de sa famille.

Consultation expéditive et rentable ou authentique rituel de guérison ?

8 Quelle qu’en soit la cause, rares sont les enfants qui échappent à cette maladie, notamment au début de l’été où la consommation des fruits, pas toujours lavés, est importante et où l’eau, pas toujours bouillie, apporte son lot de gastro-entérites. Aussi, selon les guérisseuses, est-ce une saison d’intense activité thérapeutique. Chaque famille possède sa guli gir attitrée, même les familles les plus « soviétisées » chez lesquelles on observe, depuis les années 1960, plusieurs promotions de médecins formés dans les instituts de médecine de l’URSS. C’est le cas de la famille qui m’héberge depuis cinq années, où l’on ne compte pas moins de dix médecins (un professeur de physiologie à l’Institut de médecine de Samarcande, un chirurgien, un cardiologue, deux pédiatres, un médecin anesthésiste, deux gynécologues et deux généralistes), dont cinq sont des femmes.

9 Aucun d’eux cependant n’aurait pratiqué ou fait pratiquer par un confrère l’opération dévolue aux guli gir sur leurs propres enfants. En réponse à mes questions (« ne serait-il pas plus simple de confier l’extraction de ces résidus d’aliments à un médecin muni de pinces réservées à cet effet ? », ou bien, malgré l’indigence de la pharmacopée ouzbek « n’existe-t-il pas de médicaments antipyrétiques, antidiarrhéiques ou susceptibles d’enrayer les vomissements ? »), simples mères de famille ou hommes de l’art répondent unanimement qu’un médecin n’aurait aucune efficacité dans le traitement de cette pathologie infantile. Seule une guli gir peut guérir, sur le champ, un enfant souffrant de ces symptômes.

10 Pourtant, aucun esprit, aucune entité invisible n’intervient directement dans la cure, au contraire du traitement réalisé par les folbin ou bakhshi, devineresses-guérisseuses encore appelées « chamanes islamisées » par certains chercheurs9 et qui établissent la cure selon les indications fournies par leurs « esprits auxiliaires », pîr et momo, « hérités » de leurs mères ou de leurs grands-mères10.

11 Comment dès lors interpréter la pratique des guli gir, à première vue aberrante en ce qu’elle ne répond à aucune autre logique curative connue en Ouzbékistan, que ce soit celle de la médecine « savante », « moderne » telle que mise en place à l’époque soviétique, ou celle de la médecine traditionnelle exercée par les folbin ou les tabib11 et reconnues l’une et l’autre par tous.

12 L’hypothèse vient alors à l’esprit qu’il ne s’agit pas tant de soigner une maladie biologique, microbienne, qu’un « désordre » social, qui déstabilise la sphère familiale, mais que l’on ne peut résoudre que par l’intermédiaire d’un tiers, dûment « accrédité », et, partant, légitime aux yeux de tous. En effet, le consensus social qui entoure le traitement de cette pathologie par ailleurs parfaitement connue de la médecine occidentale et au premier rang de la médecine soviétique à laquelle ont été formés les

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médecins ouzbeks, laisse supposer qu’il se « joue » autre chose dans cette pratique qu’une simple technique de guérison. Certes, le but principal est la guérison de l’enfant dont les troubles (fièvre, diarrhée et vomissements) ne sont pas à négliger, dans un pays où les conditions sanitaires, médiocres, et les services médicaux, rudimentaires, provoquent une insécurité particulièrement anxiogène. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le mal causé par cet aliment « qui risque de pourrir », selon les affirmations des intéressées, et qui, par conséquent est devenu « toxique » pour l’enfant, a été fourni par la mère dont le principal rôle consiste à nourrir et maintenir l’enfant en bonne santé. Toutes les autres fonctions, notamment éducatives, appartiennent à sa belle- mère, la grand-mère paternelle de l’enfant, qui a autorité sur celui-ci et sur sa mère, la kelin. La traditionnelle viri-patri-localité oblige effectivement la belle-fille12 à habiter dans la maison de son mari, où elle devient la servante de toute la maisonnée, après avoir été dûment choisie par la mère du garçon pour ses qualités domestiques, sa modestie (c’est-à-dire sa soumission), sa résistance au travail et ses capacités à souffrir en silence13, avant de devenir belle-mère à son tour.

13 Une « suffisamment bonne mère »14, en Ouzbékistan, est une mère qui nourrit son enfant de façon à lui assurer une bonne santé et une bonne croissance, sous le contrôle de sa belle-mère dont la fonction est de « guider » une belle-fille inexpérimentée (même si celle-ci a déjà trois ou quatre enfants). Le reste du maternage et de l’éducation est l’affaire de la belle-mère (modararo’s) qui accapare, s’approprie littéralement l’enfant, dès sa sortie de maternité, lui prodiguant au quotidien soins et affection, se rendant même plusieurs fois par nuit dans la chambre du jeune couple où dort l’enfant si elle l’entend ou croit l’entendre tousser ou s’agiter et finit même, bien souvent, par le prendre dans son propre lit si elle estime, au bout de quelques mois, que sa belle-fille ne sait pas s’en occuper ou tout simplement, si, de son propre aveu, elle s’ennuie et souhaite la présence de son petit-fils ou de sa petite-fille auprès d’elle, la nuit15.

14 Tout cela est permis, voire valorisé par la tradition puisque la séparation de la mère et de l’enfant et le rapprochement de ce dernier avec sa grand-mère paternelle sont rituellement officialisés et légitimés dès la sortie de la maternité de la mère et de l’enfant, puis par la « mise au berceau », cérémonie organisée quelques jours, voire quelques semaines après la sortie de la maternité, enfin par le rite que l’on pourrait appeler « la prise des cheveux de la tête » (mo’yisar giron) qui intervient lors du premier anniversaire de l’enfant.

15 La sortie de la maternité est totalement ritualisée. La mère et l’enfant sont restés quasiment reclus pendant presque une semaine dans l’établissement, seul le père possédant, en effet, un droit de visite – hormis quelques cliniques privées, progressistes, à Tashkent et à Samarcande, où les proches peuvent, depuis un an ou deux, se rendre dans la chambre de la parturiente et de son bébé, malgré la réprobation des femmes plus âgées. Mais le plus souvent, les parents et amis en sont réduits, tels des Roméo, à échanger avec la jeune femme quelques mots criés vers sa fenêtre, fermée, située parfois au deuxième ou au troisième étage, et à lui faire porter de la nourriture dans un sac en plastique, solidement noué et sur lequel on a écrit son nom afin d’éviter les tentations du personnel soignant auquel on a confié le repas. Au terme de ce séjour (de trois à sept jours, selon la santé de l’enfant) la sortie de réclusion est réalisée avec beaucoup de solennité : la belle-mère en tête, dans ses habits de fête, attend dans la cour, devant la porte qui mène aux étages, suivie de la mère de la jeune

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femme, de ses belles-sœurs (les sœurs du père de l’enfant), de son père et de tous les proches. Le grand-père paternel, lui, attend dans la maison familiale. Dès que l’enfant parait, tenu par sa mère, dans l’embrasure de la porte, celle-ci le tend à sa belle-mère qui le présente au reste de l’assemblée extasiée, réunie dans la cour de l’hôpital, avant d’aller, en cortège, le faire « bénir » par la femme la plus âgée de la famille, qui habite non loin de là et récitera une fotiha (à la fois prière de bénédiction et première sourate du Coran) sur la tête de l’enfant. Puis, toujours dans les bras de la grand-mère paternelle, la belle-fille reléguée en fin de cortège, l’enfant est conduit dans la maison paternelle où la belle-mère le présente solennellement à son mari, le grand-père paternel, qui prononce un discours de bienvenue en l’honneur de son petit-fils (ou petite-fille) puis remercie et félicite sa belle-fille d’avoir donné un enfant à la famille. La belle-mère s’occupe de l’enfant, l’installe sur le petit matelas (kurpatcha) qu’elle a préparé à son intention, le veille tandis que toutes les femmes présentes s’activent pour préparer le repas et les beignets qui seront partagés avec les proches et portés aux voisins.

16 La mise au berceau se fera quelques jours plus tard et donc, jusque-là, le nouveau-né dormira sur son petit matelas, près de sa mère la nuit, et sous le regard de sa grand- mère pendant la journée puisque sa mère, exécutant toutes les corvées domestiques de la maisonnée, n’a quasiment pas une minute à lui consacrer hors des tétées.

17 La cérémonie de gahvora bandon que les occidentaux nomment la mise au berceau mais qui signifie très exactement « l’attache au berceau » (gahvora, berceau, et bandon du substantif band, attache, chaîne, fers) consiste à ligoter physiquement l’enfant au berceau offert par la grand-mère paternelle, chez qui vit l’enfant. Celle-ci invite, pour l’occasion, dans sa maison, toutes les femmes de sa famille, de la famille de la mère, du voisinage, les enfants du quartier (mahalla) ainsi que ses proches amies. Une femme âgée du quartier, de bonne famille, mère et grand-mère de nombreux enfants et connaissant bien les traditions est invitée, au terme d’un somptueux repas, à lier l’enfant à la famille paternelle et au premier chef à la mère de son père16.

18 À l’âge de douze mois, pour le premier anniversaire de l’enfant, une cérémonie plus intime, le rite de la « prise des cheveux de la tête » (mo’yisar giron) permet à l’arrière- grand-père paternel ou à défaut au grand-père paternel de couper une mèche de cheveux à l’enfant (récemment encore et actuellement dans les familles peu occidentalisées, on rase entièrement la tête de l’enfant, fille ou garçon). Ce parent remet ensuite cette mèche à sa belle-fille ou à son épouse – la grand-mère paternelle de l’enfant –, qui en glissera une partie dans un mouchoir ou une enveloppe avant de la confier au père de la jeune mère. À la question « pourquoi coupe-t-on les cheveux de l’enfant ? », la réponse qui vient en premier est « pour fortifier ses cheveux », mais rapidement, devant mon air dubitatif, on m’explique qu’à l’âge de douze mois, l’enfant est sevré et qu’il faut lui « couper les cheveux du ventre17 » qui sont déjà parfois très longs et peuvent alors mesurer entre douze et quinze centimètres.

19 L’enfant est donc bien séparé de sa mère, pour entrer définitivement et appartenir à sa famille paternelle et en tout premier lieu à sa grand-mère paternelle, qui règne sans partage sur toute la maisonnée de son mari18, sa propre belle-mère étant souvent décédée ou alors trop âgée pour lui disputer sa toute nouvelle autorité de belle-mère.

20 On ne peut s’empêcher de penser que l’enfant est l’enjeu d’une rivalité entre femmes et que l’on est bien en présence d’un authentique rituel dont le but est certes d’obtenir la guérison de l’enfant, même si la technique employée n’a rien d’orthodoxe au regard de

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la médecine soviétique comme de la médecine traditionnelle, mais aussi de rétablir un ordre social, familial qui a été chamboulé par un attachement jugé trop excessif de l’enfant à sa mère-kelin qui, de ce fait, outrepasse ses attributions, ou bien a été perturbé par l’absence de celle-ci; dans ce dernier cas, elle n’a pas rempli sa fonction nourricière, que la jeune femme soit en émigration – interne ou externe19 –, qu’elle soit décédée ou bien « divorcée », ce qui fait d’elle une « mauvaise mère ». Quelles que soient les circonstances, il est nécessaire de faire rappeler par un tiers reconnu par tous, mais cependant distancié par rapport aux relations intra-familiales, la guli gir, l’autorité que la belle-mère doit exercer sur toute la maisonnée, voire de restaurer sa toute puissance sur ses enfants et petits-enfants ainsi que, a fortiori, sur une remplaçante potentielle, la belle-fille. En un mot, la guli gir est sollicitée pour réparer les relations personnelles détériorées par le comportement nécessairement fautif de la belle-fille et pour leur redonner le caractère qui doit être le leur au regard de la Tradition, c’est-à-dire des relations fondées sur la soumission de l’une et la domination de l’autre.

Les protagonistes du rituel

21 Dans ce contexte familial traditionnel, les enjeux de pouvoirs et les rivalités affectives, bien que jamais évoquées ouvertement, sont très vifs entre belle-mère et belles-filles. Malheur à la kelin qui ravit le cœur d’un fils à sa mère toute puissante. Celle-ci veille, en outre, jalousement à ce que la nouvelle venue ne vienne pas empiéter sur ses prérogatives de « matriarche » domestique et de « quasi-mère » de ses petits- enfants20.

22 Sans doute est-ce la raison pour laquelle, en observant ces brèves séances de guérison, on est immédiatement frappé par le comportement embarrassé et distant des femmes qui y participent. L’absence d’échange verbal entre la mère et la guérisseuse, l’attitude contrainte et affectée de l’une et de l’autre ainsi que la réserve qu’elles affichent surprend le visiteur parce que rien ne semble justifier un tel comportement. La même impression saisit l’observateur lorsque, un peu plus tard, hors rituel, on rencontre ces femmes qui bien souvent vous sont familières. On sent derrière leur discours que l’on est en présence de quelque chose d’autre, de quelque chose de plus compliqué et qui va bien au-delà du simple traitement de l’enfant. Cet enfant qui demeure passif, voire hébété, certes du fait de son jeune âge, de la fièvre et de la présence de cette femme intimidante, la guli gir qu’il ne connaît pas, mais aussi parce que les deux femmes qui se font face au-dessus de sa tête sans échanger un regard ou une parole, semblent ne pas le voir. La guérisseuse qui opère mécaniquement et la mère qui tient l’enfant contre elle, face à la guli gir, en regardant ailleurs, l’air angoissé, paraissent instrumentaliser l’enfant, littéralement réifié. L’acte thérapeutique achevé, lorsque la grand-mère est présente (environ une fois sur deux), sa belle-fille lui tend l’enfant et c’est elle qui le porte pour rentrer à la maison.

23 L’enfant, par conséquent, n’est pas un participant stricto sensu du rituel, il n’en est que l’objet, au sens courant comme au sens psychanalytique21 du terme, et l’enjeu.

24 Mais ce tout petit rituel est loin de se réduire à l’interaction des deux femmes qui se font face. En réalité, il met en présence, même virtuelle, et oppose au moins trois partenaires, trois femmes, dans une sorte de triangulation déconcertante dans un pays où la domination masculine est avérée : - la « mauvaise » mère, absente ou présente,

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- la grand-mère paternelle (même si elle ne se rend pas en personne chez la guérisseuse, c’est elle qui décide d’y envoyer l’enfant) ou son substitut, sa fille, l’amma ou tante paternelle de l’enfant (qui, quoiqu’il arrive sera toujours du côté de sa mère), et - la spécialiste rituelle, la guli gir qui semble jouer le rôle de médiatrice entre les deux premières et qui finit par arranger les choses (la guérison de l’enfant) et rétablir sinon l’ordre, tout au moins le statu quo que l’on se doit d’afficher vis à vis de l’extérieur.

25 Mais il ne faudrait pas oublier pour autant le quatrième personnage, le père de l’enfant, qui est... « le fils de sa mère », en ce sens qu’il est représenté par sa mère dans cette rivalité affective ; la grand-mère protège là les « intérêts » patrilinéaires et patriarcaux de son fils.

26 Mais pas seulement. Dans cette société où le « couple » mère/fils est le seul qui vaille et où le couple mari/épouse n’est pas pertinent22, la belle-mère apparaît, dans ce rituel, pour ce qu’elle est. Elle est, comme seul le rituel l’y autorise23, et pendant le temps du rite, en même temps la grand-mère et la mère de l’enfant, partant, l’épouse symbolique de son fils, et se comporte comme telle. Lui, son fils, est certes absent pendant l’acte – qui est affaire de femmes – et restera dans l’ombre après la guérison de l’enfant, mais demeure omniprésent dans les esprits. La condensation rituelle permet de mettre au jour des relations contradictoires et incompatibles, voire interdites dans la vie ordinaire24 puisque, ici, mère et fils sont en situation incestueuse (une cohabitation un tant soit peu prolongée dans une famille montre, de toute évidence, qu’elle est très souvent latente). Elle joue pleinement son rôle de pacification et de régulation sous la médiation de la guérisseuse, spécialiste rituelle dûment légitimée par son propre vécu et son initiation (cf. infra). Grâce à sa position de tiers distancié, extérieur au problème relationnel existant, elle rend le rite opératoire, sous couvert de la guérison de l’enfant qui est l’enjeu du conflit. Pour un temps tout au moins... car, sauf exception – et Guli dont nous allons étudier la biographie en est une - les relations belle-mère/belle-fille, sous les apparences, trompeuses pour les étrangers à la famille, d’une paisible cohabitation, sont loin d’être un long fleuve tranquille.

27 Reprenons le déroulement de ce rituel à partir d’un cas concret.

28 Le petit Shohijahon a de la fièvre et une épuisante gastro-entérite depuis deux jours. Sa grand-mère prend la décision de l’emmener chez la guli gir la plus renommée, Guli (dans ce prénom, gul signifie « fleur », en ouzbek comme en tadjik, et non pas « gorge »25, comme les circonstances pourraient le laisser croire). Elle habite, comme une de ses consœurs tout aussi connue, dans le quartier de So’zangaron situé dans le sud de Samarcande.

29 Chaudement emmitouflé dans une couverture en ces jours venteux de novembre, Shohijahon, porté par sa grand-mère26, arrive chez Guli. Ils pénètrent sans frapper dans la cour et sont immédiatement conduits par la belle-fille de la thérapeute vers la pièce où se tient cette dernière. Elle sort frileusement sur le pas de sa porte et sans prononcer un mot, sans même laisser le temps à la grand-mère de déclarer « quelque chose (est) resté dans sa gorge », enfonce profondément son auriculaire droit dans la bouche de l’enfant. Réputée pour sa dureté elle ne palpe même pas la gorge de l’enfant et ne prend même pas la peine de prononcer le rituel « quelque chose est resté dans sa gorge » pour confirmer le diagnostic, avant d’opérer. Elle ressort immédiatement son doigt, arrondi en forme de crochet, et dépose dans la paume de sa main gauche un petit morceau de radis vert, de la taille d’une pièce de deux centimes d’euro avant de le

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montrer à la grand-mère qui hoche la tête en signe d’assentiment. Étant placée de biais, je remarque nettement que Guli sort l’auriculaire droit, vide, de la bouche de l’enfant en le repliant dans la paume de sa main droite fermée sur elle-même, tandis qu’elle sort son poing gauche de la poche de son tablier, avant de porter rapidement sa main droite vers la paume repliée de la main gauche ; elle ouvre celle-ci rapidement en direction de la grand-mère avant de lancer dans la cour, en direction des poules, le morceau de radis qui s’y trouvait. En réalité, le morceau de radis vert se trouvait dans la poche de son tablier et elle a fait semblant de retirer ce corps étranger de la bouche de l’enfant. La grand-mère, qui ne s’est rendu compte de rien et ne soupçonnera jamais la supercherie, m’avouera, le soir même, avoir été déçue de n’avoir pas pu prendre en main le radis fautif, comme il est de coutume de le faire, mais, devant la guérisseuse, elle n’a fait aucune remarque et a tendu à Guli un billet de 1000 soums, sans mot dire, avant de s’éloigner, Shohijahon dans les bras.

30 Quant à Guli, je vois, au regard qu’elle me lance, qu’elle a compris que j’avais remarqué la mystification, car de biais, je voyais la scène de profil. Aussi, pour le patient suivant, prend-elle garde de se tourner de façon à ne me montrer que son dos pendant l’opération. Au demeurant, lors de la présentation du corps étranger à la mère, elle ne se sert pas de sa main gauche et ne montre à la jeune femme rien de bien visible au bout de son ongle, en un geste si rapide que cette dernière, très intimidée par cette vieille femme cassante au regard dur, n’a le temps de rien voir. Guli lui fait signe de la main de se retirer. La femme, après avoir balbutié un remerciement, sort un billet de 1000 soums, le tend à la guli gir qui l’empoche sans mot dire. La jeune mère s’en retourne chez elle, tandis que la guérisseuse réintègre sa pièce bien chauffée.

31 Je rencontrerai la jeune mère, le lendemain après-midi, au bazar des pains. Elle m’apprend que son enfant est guéri, qu’il a été soulagé la veille dès sa visite à la guli gir et quand je lui demande si elle avait réussi à voir le corps étranger retiré de la gorge de l’enfant par Guli, elle avoue n’avoir pas vu grand-chose, et regrette que la guérisseuse ne le lui ait pas donné, mais ne remet pas en doute l’extraction de ce « quelque chose » et encore moins la relation de cause à effet entre l’« extraction » et la guérison quasi immédiate de son enfant.

32 Quant à la grand-mère de Shohijahon qui habite dans la maison voisine de la mienne, elle n’a rien remarqué, et je me garde bien de lui dire quoi que ce soit puisque, le lendemain matin, la fièvre a baissé et le petit garçon a retrouvé son entrain habituel. J’en profite même sournoisement pour l’interroger sur cette guérisseuse qu’elle connaît depuis plus de trente ans – elle y emmenait ses propres enfants – et la belle-mère de celle-ci avant elle, puisque Guli a reçu la nasiba (le « sort », la « destinée », ici le « don » imposé par Allah, en tadjik comme en ouzbek) de sa belle-mère, elle-même guli gir de grande renommée.

33 Tel Quesalid, Guli a conscience que l’important n’est pas réellement d’extraire la nourriture « nocive », pourrissante, ingérée par l’enfant, mais d’offrir ce que C. Lévi- Strauss nomme un « spectacle » à son auditoire (Lévi-Strauss [1958]-1985 : 207 sq.), ici à la belle-fille et à la belle-mère en premier lieu, mais aussi au fils de la belle-mère (père de l’enfant) en arrière-plan ; la mise en scène, si brève soit-elle, est une partie constitutive de la fonction symbolique du rituel de guérison. Avec intelligence (ou intuition) la guérisseuse condense tout simplement les deux maladies : la maladie virale, biologique de l’enfant et la maladie relationnelle intra-familiale dont les deux principaux protagonistes sont la belle-fille qui ne renonce pas à son enfant et la belle-

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mère, jalouse de ses prérogatives et qui revendique ses droits, ainsi que le lui permet, voire l’exhorte le consensus social qui prend pour prétexte le respect de la tradition.

34 Mais d’où la guli gir tire-t-elle ses pouvoirs et sa légitimité, reconnue par les deux parties en présence ?

La légitimation de la guli gir

35 J’ai choisi de commencer par Guli parce qu’elle est la plus renommée de Samarcande, mais aussi parce que sa similitude avec Quesalid, le chamane dont l’histoire a été recueillie par Franz Boas dans la région de Vancouver et reprise par C. Lévi-Strauss (1958]-1985 : 200-212), m’a troublée, même si le couple sorcier-malade, évoqué par l’auteur, n’est pas ici l’enfant malade et la guérisseuse mais la mère (ou son substitut) et la guli gir.

36 ♦Guli a 80 ans; elle est née en 1929. Elle tient le « don » de sa belle-mère qui le lui a légué. Née vers 1899-1900 et décédée en 1953, cette dernière était fort réputée du temps de la seconde guerre mondiale, où la misère étant grande à Samarcande, et pendant la fin du règne de Staline où le système de santé était encore en devenir. Elle le tenait elle- même de sa mère, née vers 1870, une Sarte de l’époque russe. Cette pratique n’a jamais cessé pendant la période soviétique, car, selon les dires de Guli, rapide et discrète, elle n’attirait pas l’attention et ne présentait pas de caractères religieux et politique très marqués. De ce fait les praticiennes ne couraient pas de réel danger, d’autant que, d’après des témoignages concordants, les Russes comme les Ouzbeks et les Tadjiks communistes s’y adonnaient, eux aussi.

37 Cette femme autoritaire et peu avenante n’a consenti à me conter sa vie que du bout des dents, au début de notre relation tout au moins, alors que ses consœurs étaient si loquaces, accueillantes et prolixes qu’il était difficile parfois d’endiguer leur volubilité.

38 Mariée à seize ans, par un mariage arrangé, à un jeune homme apparenté, semble-t-il, du côté paternel (mais elle semble vouloir rester discrète sur ces liens de parenté, sans que j’aie pu en comprendre la raison), elle devient veuve en 1960, après avoir eu trois filles et un garçon. Ils ont tous fait des études et sa fille cadette est médecin.

39 Dès son mariage, sa belle-mère constate l’intérêt de Guli pour la profession et lui transmet peu à peu son savoir, la laissant participer aux consultations et lui apprenant les ficelles du métier : palper la gorge de l’enfant afin de déterminer si elle contient effectivement un corps étranger, savoir dire à la mère du petit patient qu’il n’a rien dans la gorge et l’orienter vers l’hôpital si elle subodore une autre pathologie, savoir extraire d’un coup sec de l’auriculaire le fragment d’aliment ingéré à l’origine du mal, se comportant en « maître » (ustod) et considérant sa belle-fille comme son apprentie, son élève (shogird).

40 En Ouzbékistan, point de métiers qui ne fassent l’objet d’un apprentissage sous la férule d’un maître. Point de coiffeur, de couturière, d’ébéniste, de cordonnier qui ne soit passé par l’apprentissage auprès d’un maître qui lui transmet le secret (sîr en tadjik de Samarcande), et dont il reçoit ensuite l’autorisation de devenir maître à son tour et de former des disciples, lors d’un rituel d’investiture, commun à toutes les professions : après avoir fait égorger un mouton, la famille de l’impétrant organise un banquet (à moins que ce rituel ne coïncide avec le mariage de la jeune fille ou du jeune homme et dans ce cas les deux événements sont célébrés le même jour, par souci d’économie). Le

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maître ou l’initiatrice se voit offrir une tenue traditionnelle complète (un manteau (chapon), une calotte (qalpoq), des bottes sans tige (mahsi), des galoches en cuir (kalo’sh) pour les hommes ; une robe traditionnelle, un petit foulard (ro’imolcha), une calotte, des bottes et des galoches, pour les femmes) avant de prendre les mains du ou de la novice entre ses propres mains et d’échanger les paroles rituelles : « je te donne la main » (dasta dodam), à quoi l’élève répond : « j’ai pris la main » (dasta giriftam) ou bien « je prends la main » (dasta gifsem). Après cette manumissio27 avant la lettre, le maître passe une ceinture autour de la taille de son élève, la noue deux fois28 en y glissant les outils représentant la profession (des ciseaux pour un coiffeur, une lime à bois pour un ébéniste, etc.). Les femmes toutefois ne pratiquent pas ce ceinturage et transmettent les instruments de la main à la main, lorsqu’elles serrent les mains de leur élève dans les leurs.

41 C’est exactement ce qui se passe pour la guli gir, mais aussi pour la folbin, le tabib (cf. supra p. 5), la bikhalfa (à l’origine une institutrice coranique devenue peu ou prou, après l’indépendance, l’officiante des rituels familiaux, côté femmes, et que l’on qualifie parfois, à tort, de « femme mollah »), cette dernière recevant un Coran comme instrument de travail, mais aussi pour la laveuse de morts (murda sho’) et toutes les spécialistes rituelles de la région.

42 Guli est la seule, parmi les guli gir rencontrées, à avoir reçu le « donner la main » (dasta dodan) du vivant de son initiatrice, lors de l’agonie de celle-ci, et, partant, à avoir reçu l’investiture en deux temps, puisque le repas de consécration et la retraite (chilla29) ont eu lieu après les quarante premiers jours de deuil.

43 Lorsque l’état de santé d’une personne se dégrade au point de laisser pressentir une fin prochaine, les membres de la proche famille doivent se rendre au chevet du mourant (de la mourante) pour lui demander pardon et recueillir le pardon de celui-ci (ou de celle-ci), ce que les Tadjiks appellent rozigi « consentement ». Le pardon mutuel est nécessaire afin que cela soit compté au défunt (ou à la défunte) lors du jugement divin qui décidera s’il doit être reçu au paradis ou en enfer (Ducloux 2009).

44 La belle-mère de Guli a réalisé le « j’ai donné la main » lorsque, agonisante, sa belle-fille a effectué le « recevoir le pardon » (rozigi giriftan). Le banquet d’investiture n’a évidemment pas pu avoir lieu ce jour-là, mais après les quarante premiers jours des funérailles, période pendant laquelle les femmes de la famille n’ont le droit ni de sortir ni de se laver (Ducloux 2009). Guli, pendant ces quarante jours, a vu en rêve sa belle- mère lui ordonnant d’organiser ce repas lors du repas de commémoration (ma'raka) des quarante jours. Ce qu’elle a fait, avant d’entrer en quarantaine (chilla), pendant trois jours. Lors de cette réclusion, elle s’est enfermée dans sa chambre, derrière un rideau rituel (chimilik) (également utilisé lors de la cérémonie nuptiale) sous lequel une bikhalfa lui passait ses repas, en silence, ainsi que les ustensiles et récipients nécessaires à ses ablutions et à ses besoins intimes.

45 À la sortie de sa chilla, elle a commencé à recevoir quelques petits patients de son entourage, puis, déjà connue puisqu’elle assistait sa belle-mère, sa réputation a crû rapidement, faisant d’elle, rapidement, la guli gir la plus renommée de Samarcande et de sa région.

46 La seconde en renommée exerce ses talents hors de la ville, à Tayloq, bourgade située à une dizaine de kilomètres de Samarcande. 47 ♦Saodat

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48 Mariée, elle aussi contre son gré, à l’âge de dix-sept ans, à un cousin maternel éloigné, Saodat, surnommée G’urri, La Goitreuse, est ouzbékophone. Mère de 16 enfants dont huit sont vivants, elle est âgée de 71 ans, mais en paraît dix de plus, sans doute à cause de sa mise négligée, mais aussi d’un goitre de la taille de deux gros pamplemousses accolés qu’elle ne cherche pas à dissimuler, ce qui pour une guli gir qui désencombre la gorge des enfants de tous corps étrangers est un comble30. Elle réalise ses consultations dans une masure située au bord de la route qui mène à Urgut, alors qu’elle habite, par ailleurs, dans une superbe maison traditionnelle, dans un village (qishloq) d’agriculteurs éloigné de quelques kilomètres. Son cabinet de consultation est meublé d’un tapis et de deux petits matelas (kurpacha), usagés et crasseux, et d’un fourneau à gaz comme on en rencontre dans toute maison ouzbèque, l’hiver, et dont l’acier, ce jour-là est presque chauffé à blanc. La Goitreuse a une vue directe sur la chaussée où s’arrêtent voitures, taxis et minibus dont descendent les patients et leurs mère ou grand-mère; ce qui permet à Saodat de jauger son monde avant même qu’ils aient franchi la porte de son antre, de son regard madré et perçant. L’aînée de ses filles, infirmière à mi-temps dans un hôpital de Samarcande, lui sert d’assistante. Cette dernière, jeune femme replète et gouailleuse, âgée de trente-cinq ans, divorcée d’un médecin alcoolique, moulée très serré dans une jupe noire, très courte, parsemée de strass, m’informe dès mon arrivée, en langage fleuri, qu’elle n’a pas la vocation, qu’elle aide simplement sa mère à soigner les enfants et cela, contre la volonté du mari de celle-ci, son père, qui pourtant ne dédaigne pas l’argent rapporté ainsi à la maison, ne serait-ce que pour payer ses factures de vodka.

49 La mère de Saodat et sa grand-mère avant elle, cela « jusqu’à la septième génération » me précise la guérisseuse, étaient guli gir et son père tabib.

50 La Goitreuse ne montre aucun intérêt pour le métier de sa mère lorsque, à vingt-trois ans, son troisième fils, âgé de trois ans, se noie accidentellement. Lorsqu’on lui apprend la nouvelle, elle s’évanouit et sombre dans un coma profond. Conduite à l’hôpital, où elle demeure huit jours sans que les médecins sachent quoi faire, l’enterrement de l’enfant a lieu en son absence. Devant l’inefficacité de la médecine soviétique, son père la ramène dans la maison paternelle, la soigne avec des herbes et parvient, au bout de quelques semaines, à lui faire reprendre conscience. Elle retourne alors chez son mari, mais la vue des vêtements de son fils mort la plonge dans une profonde dépression et quelques jours plus tard elle se retrouve paralysée, avec un volumineux nodule à la base du cou, au niveau de la tyroïde. Les médecins soviétiques (en 1961, Khrouchtchev est alors au pouvoir) ne savent que faire car le goitre prend rapidement la taille volumineuse qu’il montre à présent.

51 Son père la soigne de nouveau et la dépression régresse, mais pas cette excroissance presque monstrueuse, qui deviendra le signe visible de son élection. Pendant tous ces mois de souffrance, c’est sa belle-mère qui s’occupe de ses deux enfants, fait le ménage, la lessive, prépare les repas, soigne et nourrit le mouton et les poules à sa place, mais elle est lasse de cette belle-fille qui est tout le temps malade et incapable de remplir ses tâches domestiques. Alors le père de Saodat déclare qu’elle doit devenir guli gir, pour succéder à sa mère, morte plusieurs années auparavant. Aussi est-ce sa tante paternelle (amma), la sœur de son père, elle-même guli gir, qui devient son initiatrice (ustod). Celle- ci organise le repas d’investiture de son élève (shogird) : un mouton est égorgé le matin même par un boucher, selon le rituel musulman, le sang de l’animal étant recueilli dans un bol. La maîtresse d’initiation badigeonnera le corps de son élève lorsque celle-ci

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entrera en chilla, derrière un rideau rituel tendu dans une chambre dans laquelle personne d’autre qu’elle n’entrera pour lui porter ses repas et les objets nécessaires à sa toilette. Pendant que la tante paternelle lui enduira le corps du sang de l’animal sacrifié (car « il faut faire sortir le sang », barovardan dar kor), elle lui révèlera le secret (sîr) : comment palper la gorge de l’enfant malade, regarder si la glotte est « ouverte », l’état des amygdales, etc.). Mais en attendant, le repas rituel de consécration réunit le père de Saodat, sa tante paternelle, une de ses sœurs et l’impétrante elle- même, son mari ayant refusé d’y assister. Au cours du repas31, la tante paternelle prend les mains de Saodat dans les siennes (« sans livre et sans argent » me précise Saodat, connaissant les pratiques de ses consœurs, cf infra) et prononce « prends la main » (qo’l oling, l’équivalent ouzbek du dasta dodam tadjik) auquel la novice répond par « je prends, j’accepte la main » (qo’l olyarman, équivalent du dasta gifsem tadjik). Saodat offre alors des vêtements neufs (« une tenue complète ») à sa tante.

52 À la fin du repas, la tante conduit La Goitreuse derrière son rideau, qu’elle quitte après quarante jours de chilla ; c’est l’impétrante « qui décide du nombre de jours qu’elle passe en réclusion, et moi, j’ai senti qu’il fallait que j’y reste aussi longtemps que possible, malgré les demandes de mon maître qui me demandait de sortir, car pendant tout ce temps, mes esprits, pîr et momo32 me conseillaient, en rêve, de continuer. Et comme depuis que j’avais ‘accepté la main’, je me portais mieux, je les ai écoutés ».

53 L’amélioration de son état est donc immédiat et « cela dure depuis 37 ans », m’assure la guérisseuse qui, pourtant très essoufflée, peine à respirer, a le teint blafard et paraît très fatiguée.

54 Ainsi, dès sa sortie de réclusion, Saodat, qui se sent « bien », reçoit ses premiers patients, malgré les récriminations, parfois violemment exprimées, de son mari. « Mais dès qu’il râlait et m’interdisait de soigner, il tombait malade. Aussi, maintenant il ne dit plus rien. Il se contente d’acheter et de boire de la vodka avec ses amis, avec l’argent que je gagne », me lance-t-elle avec un regard malicieux. « Et puis depuis que j’ai guéri un député qui, pendant un banquet s’était planté une arête dans la gorge et avait failli en mourir et qui, pour me remercier, a fait goudronner le lendemain même la route qui mène à notre maison, il fait comme s’il ne voyait rien ».

55 Saodat aura encore treize enfants (cinq garçons et huit filles) après ce drame.

56 Elle estime avoir reçu, post mortem, la nasiba de sa mère et de toute cette dynastie de femmes avant elle, tandis que les « secrets » (sirlar, en ouzbek) les connaissances que chaque maître transmet à son disciple, lui ont été dévoilés par sa tante paternelle au cours du repas d’intronisation, tandis que le savoir-faire lui aurait été divulgué au cours d’un apprentissage ou initiation oniriques, pendant sa chilla. Si on l’en croit, le rêve est en effet la principale occupation de la recluse pendant sa retraite. Elle y voit, outre ses « esprits » (les rûh, évoqués note 11), sa mère et sa grand-mère qui lui enseignent les finesses du métier, dans la solitude de son lieu de réclusion. Cependant, contre toute attente, ses esprits (pîr et momo) lui enseignent d’extraire les corps étrangers des petits malades avec l’index et non avec l’auriculaire comme le lui avait appris sa tante paternelle. Il faudra attendre deux ou trois ans pour que les choses rentrent dans l’ordre et qu’elle décide d’utiliser définitivement son auriculaire. Au cours de sa chilla annuelle elle réussit en effet à convaincre ses esprits qu’elle peut, comme ses collègues, se servir de son auriculaire droit.

57 Ainsi, à l’instar de toutes ses consœurs, pratique-t-elle, chaque année depuis 37 ans, une chilla de trois ou sept jours, précédée de l’égorgement d’un mouton et d’un repas de

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commémoration (ma’raka) préparé avec la viande du mouton. En effet, chaque guli gir doit réactualiser ses pouvoirs et se purifier du mal côtoyé toute la journée, en réitérant le rituel d’investiture tel que suivi au début de sa carrière. La chilla, cependant, est généralement plus courte, la durée en étant déterminée selon les nécessités du moment, pourvu que cela lui suffise à se « ressourcer et reprendre des forces auprès de ses (esprits) pîr et momo », comme l’affirme Saodat.

58 Elle a déjà intronisé selon les règles sa fille cadette, qui la remplace dans cette petite pièce lorsqu’elle se sent trop fatiguée, et ne désespère pas de convaincre sa fille aînée qui pouffe de rire lorsque sa mère me dit qu’elle la sent fléchir, que ce n’est plus qu’une question de mois.

59 Lors de notre première rencontre, en ce matin pluvieux et froid de février 2009, le premier patient entre dans la petite pièce où il règne une chaleur étouffante (« aujourd’hui, il y a du gaz, alors on en profite », s’excuse la fille de Saodat). Fiévreuse, emmitouflée dans une couverture, la petite fille, dont on ne voit que les yeux, est âgée d’environ 18 mois. La jeune mère et l’enfant arrivent d’Urgut, petite ville située à 30 km de là, en minibus. La jeune femme, tout en découvrant la fillette, prononce timidement le conventionnel « ça lui est resté dans la gorge » (tomoqi da tiqilib qoldi) en ouzbek. Saodat tâte la gorge de l’enfant au niveau des glandes salivaires et confirme : « elle a quelque chose dans la gorge », puis trempe ostensiblement son auriculaire dans une bouteille de spirt tendue par son infirmière de fille, garante de la médecine « moderne » dont elle se déclare une adepte éclairée tout en commentant « scientifiquement » les actes de sa mère, à mon intention. À Saodat qui avoue ne pas très bien savoir pourquoi il faut retirer ce qui obstrue la gorge de l’enfant, sinon qu’ « il faut » le faire, sa fille nous explique qu’il est prouvé médicalement que la fièvre, les vomissements et la diarrhée sont causés par un résidu d’aliment coincé dans la gorge et qui pourrit. Après avoir trempé son auriculaire dans la bouteille de spirt, Saodat ouvre la bouche de la fillette de la main gauche en lui pressant les joues de part et d’autre de la bouche, y enfonce rapidement son auriculaire et le ressort d’un geste brusque, le doigt replié en crochet ; elle exhibe un morceau de navet vert, « pourri » et gros comme une pièce de cinq centimes d’euro, à la maman qui, honteuse et soulagée tout à la fois, s’en empare et le glisse, yeux baissés, dans la poche de son manteau, avant de tendre un billet de 1000 soums replié à la guli gir qui l’enfouit sous le matelas qui lui sert de siège. Saodat exulte, fière de son succès, tandis que la jeune mère ré-emmitoufle sa fille avant de sortir sans un mot, sans un regard. Elle traverse la route et va attendre, sous la pluie, le minibus qui les ramènera à Urgut.

60 Entre ensuite un petit garçon d’environ 11 mois (guère plus car il a encore les « cheveux du ventre », voir infra p. 8), porté par sa grand-mère. Le scénario se répète, mais cette fois, après avoir palpé la gorge, Saodat me prenant à témoin, affirme « il n’y a rien dans la gorge ! ». Devant l’air effaré de la grand-mère et sur un ton docte, la guérisseuse déclare : « il s’agit d’une inflammation ; la gorge est vide », et joignant le geste à la parole, ouvre la bouche de l’enfant, l’examine d’un œil professionnel et poursuit, avec gravité : « il faut aller à l’hôpital, voir un médecin. Moi, je ne peux rien retirer, car il n’y a rien. Je ne triche jamais avec ça. C’est la santé de l’enfant qui est en jeu ». Devant l’air désemparé, voire égaré de la grand-mère, la fille aînée de Saodat lui indique comment se rendre, en minibus à la polyclinique située près de la place Roudaki, où ont lieu des consultations pédiatriques. Abasourdie, la vieille dame tend

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1000 soums à Saodat qui les empoche sans mot dire. Exeunt la grand-mère et l’enfant. Le mari de Saodat ne mourra pas de soif ! 61 ♦Salomat est surnommée Cho’loq, La Boiteuse. Orpheline de mère dès sa naissance, elle n’a commencé à marcher qu’à l’âge de 11 ans, grâce aux soins constants de son père, médecin traditionnel de son état, qui l’a soignée à l’aide de plantes cueillies dans les montagnes situées au sud d’Urgut pendant toutes ces années.

62 À l’âge de 11 ans, elle a décidé de marcher et avec beaucoup de volonté et d’efforts, elle y est parvenue ; mais il lui reste une boiterie importante qu’elle exhibe avec beaucoup de complaisance. Elle a ensuite assisté avec assiduité aux consultations de son père qui l’a mariée à l’âge de dix-huit ans. Elle a eu trois enfants qui tous ont fait des études supérieures33, dont une fille qui est devenue médecin. En 2007, elle a 55 ans et, comme tant d’autres, est veuve.

63 Cependant, en 1963, malgré sa relative guérison, Salomat éprouve toujours des troubles diffus et une fragilité qui lui empoisonnent la vie. Très vite malgré son jeune âge, elle réalise que ces malaises récurrents et inexpliqués sont dus à un obstacle qui lui obstrue la gorge. Avec la volonté farouche qui est la sienne, elle extrait elle-même les morceaux de nourriture « restés en travers de [sa] gorge”. Une fois l’opération réalisée avec succès, elle recouvre la santé et se demande si ce qu’elle a réussi sur elle-même, elle ne pourrait pas le faire pour d’autres.

64 Son père confirme cette idée en affirmant qu’elle était destinée (qu’elle avait la fameuse nasiba) à devenir guli gir. Elle fait des recherches généalogiques et se découvre, a posteriori, une arrière-grand-mère guli gir qui aurait vécu au XIXe siècle dans la région de Shahrisabz, ville située à une centaine de km au sud de Samarcande. Elle se défend à peine de cette reconstruction familiale un peu artificielle et laisse entendre qu’il s’agit peut-être d’une légende qui arrange tout le monde. Puisque maintenant elle est « célèbre », reconnue dans sa profession, elle n’a plus besoin de légitimer son talent avec autant d’arguments qu’au début de sa carrière. Son infirmité, sa victoire sur celle-ci et ses succès thérapeutiques suffisent à la reconnaissance de ses pouvoirs de guérison, d’autant qu’elle a, comme les autres, officialisé son intronisation et son initiation par le rituel de « donner la main » et par une chilla de trois jours.

65 Salomat habite à So’zangaron, non loin de chez Guli, la première guérisseuse présentée plus haut, et récupère les patients de celle-ci lorsqu’elle est en chilla. Guli arrête en effet ses activités chaque année pendant tout le mois de ramadan qu’elle passe, non pas enfermée dans sa maison, confite en dévotion, mais dans un sanatorium d’époque soviétique qui est avant tout une maison de vacances et de repos située dans la montagne près d’Urgut et qu’affectionnent particulièrement les Samarcandais. À cette occasion, Salomat exploite le mauvais caractère de Guli en posant habilement des questions sur la froideur de sa concurrente, faisant ainsi ressortir sa propre chaleur et sa sollicitude envers les jeunes mères terrorisées par la rudesse de sa consœur, exagérant même la convivialité de son accueil et usant de cordialité envers des belles- filles peu habituées à tant d’amabilité. De ce fait, elle est beaucoup plus bavarde que ses consœurs dans l’exercice de sa pratique. Mais, pour qui la connaît en dehors de sa profession, « La Boiteuse » est une fine comédienne, voilant son regard matois sous l’apparence rassurante d’une autorité tranquille. Enfin, femme d’affaire avisée34, elle vend des plantes aux mères de ses patients, plantes que des enfants de sa famille cueillent pour elle dans la montagne pendant les vacances : « du fait de mon handicap, je ne peux pas y aller moi-même, et puis je ne sais plus les reconnaître maintenant que

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mon père n’est plus là. D’ailleurs, quand elles sont sèches, elles se ressemblent toutes... ».

66 Comme les autres, elle perçoit la somme (aucunement imposée par les guérisseuses) de mille soums en 2009, même si elle oublie un peu plus souvent que les autres de désinfecter son auriculaire entre deux désobstructions. 67 ♦Mohira habite non loin du quartier de Mottrit. Agée de 52 ans, elle est née à Shahrisabz et est mariée à un professeur de pédagogie maintenant à la retraite, membre du comité de leur quartier, aimable et disert. À 23 ans, elle est mère d’un garçon et enceinte de trois mois d’un second enfant lorsqu’elle est victime de malaises avec l’impression permanente de sentir une présence à côté ou derrière elle. Comme les troubles persistent, doublés d’un violent mal de ventre, on la transporte à l’hôpital qui jouit alors d’une bonne réputation. Mais les analyses ne donnant aucun résultat probant, on l’envoie à l’hôpital psychiatrique où elle passe deux jours avant de rentrer chez sa belle-mère, sans qu’un traitement soit prescrit. Elle maigrit beaucoup et passe de 80 kg au quatrième mois de sa grossesse à 49 kg au neuvième mois. Arrivée à terme, après plusieurs courts séjours à l’hôpital car le mal ne cède pas, elle est emmenée d’urgence, en ambulance, à l’hôpital lorsqu’elle perd les eaux. Les médecins déclarent au mari que sa femme est perdue mais qu’ils pourront peut-être sauver l’enfant. Bien que très perturbé, il ne renonce pas et exige qu’on la transporte dans une autre maternité où l’on décide de pratiquer une césarienne. Mais la « présence » qui ne l’a plus quittée depuis le début de la grossesse et qu’elle appelle dorénavant odam (terme générique que l’on emploie pour désigner un « homme », une « personne ») la tire en arrière tandis qu’on l’emmène en salle d’opération et s’adresse pour la première fois « verbalement » à elle, en lui disant de ne pas se faire opérer. Mohira explique alors aux infirmières qu’il faut l’emmener en salle de travail et non en salle d’opération. Tout en « négociant » avec le personnel hospitalier, l’odam empêchait les brancardiers de la conduire au bloc opératoire. Elle a fini par se retrouver sur la table de travail car l’expulsion35 avait commencé et l’enfant commençait à sortir. Elle a donc accouché par les voies naturelles, sans problème majeur, d’un garçon de 3,5 kg. Cependant, elle n’avait pas de lait. Les infirmières ont donc nourri l’enfant avec le lait des autres parturientes, car le lait artificiel, maternisé n’existait pas encore. L’enfant se portait bien, toutefois, par mesure de sécurité, elle resta dix jours à la maternité, au lieu de sept. Aujourd’hui, l’enfant a 39 ans et travaille à Moscou.

68 Mohira a continué cependant à souffrir du ventre et à se plaindre d’une faiblesse jugée inexplicable par les médecins soviétiques. Puis, elle s’est mise à rêver qu’on la transportait au septième ciel (selon la cosmologie musulmane, il existe sept niveaux de ciel). Quelqu’un la soulevait. Arrivée au septième ciel, où sept ou huit femmes travaillaient, accompagnées de leurs enfants, les unes barattant le beurre, les autres s’affairant à des tâches domestiques diverses, elle entendit une voix d’homme, celle de l’odam qui lui avait parlé lors de l’accouchement et dont elle avait senti la présence durant toute sa grossesse. Il lui dit : « tu vois l’enfant de cette femme. Il est malade, tu vas le soigner. Avec l’index de ta main droite, tu vas lui retirer ce qui le gêne dans la gorge ». Elle obéit en suivant les instructions données pas à pas par la « voix », et, alors qu’elle n’avait jamais fait cela, elle réussit à extraire le corps étranger fiché dans la gorge de l’enfant qui, sur le champ, recouvrit la santé. L’odam lui déclara enfin : « tu vas redescendre sur terre, et à partir de ce jour, tu vas soigner les enfants. Tu seras guli gir. » « On » s’est ensuite emparé d’elle avec douceur et « on » l’a redescendue étage par

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étage, puis « on » lui a montré le paradis, « on » lui a fait visiter l’enfer, pour enfin la déposer dans la maison de sa belle-mère où elle vit toujours, bien que celle-ci soit décédée depuis deux ans, puisque son mari est le fils cadet. Mohira ajoute avec fierté : « Je ne sais pas si j’y suis allée en rêve ou en réalité, mais peu de femmes dans l’histoire du monde sont arrivées jusqu’au septième ciel ».

69 Toutefois son mal de ventre persiste. Elle en informe son père, mais pas sa belle-mère qui commence à en avoir assez de cette belle-fille, geignarde, toujours malade et qui ne fait rien à la maison. Son père lui conseille alors de devenir guli gir, comme son odam le lui a demandé, précisant : « comme ton odam est un homme, tu dois choisir un maître, un ustod, homme ». Très peu de guli gir sont des hommes, mais par chance, il y en avait un dans son quartier, lui-même fils d’une guli gir réputée. Elle s’est donc rendue chez lui, lui a expliqué ce qui s’était passé et lui a demandé s’il l’acceptait comme disciple (shogird). Avant de s’engager, il a d’abord exigé qu’elle lui montre si elle savait réellement expulser un aliment de la gorge d’un enfant, précisant : « si tu le fais bien, c’est que tu as bien été choisie pour être guli gir ». Un enfant et sa mère étaient alors présents dans la maison du vieux thérapeute, attendant qu’il pratique l’extraction rituelle. Mohira avait peur, car elle ne l’avait jamais réalisé « en vrai ». Elle a cependant plongé son index droit dans la gorge du petit patient et en a retiré un petit morceau d’abricot vert36. Le maître a reconnu ses compétences : « c’est vrai, tu es une vraie guligir, mais à l’avenir, il faudra que tu utilises ton auriculaire. Maintenant tu dois faire un sacrifice, puis une chilla ».

70 La cérémonie d’investiture a été réalisée dans les règles. Le boucher a sacrifié un mouton dans la cour du maître en ayant soin de recueillir le sang de l’animal dans un bol. Mais c’est l’épouse du maître qui en a badigeonné le corps de Mohira, tandis que l’odam, resté à ses côtés mais toujours invisible, la rassurait par des paroles qu’elle seule entendait.

71 Le repas réunit son père, son maître, l’épouse de celui-ci, mais aucun membre de sa belle-famille, les qudo37, pas même son mari.

72 Le maître frappe longuement à mains nues sur son tambourin (doira38), sur un rythme de plus en plus soutenu et de plus en plus violemment jusqu’à « perdre tout contrôle de lui-même, comme s’il était en transe », pour appeler les pîr » (pîho djeg’ zadan) de tous les participants. Son épouse faisait brûler des brindilles séchées de rue (jasori spand39) dans une cassolette qu’elle promène au-dessus des têtes. L’assemblée est assise sur des matelas disposés autour d’une nappe rituelle, blanche (dastarxon, en tadjik de Samarcande ou sufra en tadjik soutenu et supra en ouzbek).

73 L’épaule droite du mouton, cuite, le riz au lait (shir birindj), une crème ou gelée brune au goût douceâtre et légèrement sucrée (halvoitar40), de petits ravioli fourrés avec la viande du mouton sacrifié le matin (barak), des crêpes composées de sel, de farine et d’eau (chalpak), une soupe servie dans de grands bols et composée de carottes et de pommes de terre coupées en deux, d’eau et de morceaux de viande bien grasse du mouton égorgé (sho’rbo), des beignets dont la pâte est composée de farine, d’eau et d’oeuf (quymoq), enfin le thé sont servis sur la nappe rituelle, puis partagés entre les commensaux. Tous ces plats sont ceux habituellement servis pour les cérémonies organisées par les femmes et célébrées par les bikhalfa (voir note 11) à l’exception de l’épaule de mouton qui ne figure pas habituellement au menu des repas rituels.

74 Au début du repas ont été allumées les quarante et une bougies fabriquées le soir précédent par l’épouse du maître41. Ces bougies, fichées dans des petits bols doivent

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brûler pendant tout le repas42, comme lors de chaque rituel, rituels de guérison chez les folbin43mais aussi lors des quarante jours qui suivent le décès d’une personne44. Quant au nombre quarante et un, il faut évidemment le rapprocher du nombre quarante, chil en tadjik, quarante et un étant le nombre qui suit... quarante, chiffre que l’on retrouve dans nombre de rituels et d’expressions tant en ouzbek (alors que quarante se dit qirq) qu’en tadjik. En outre, il ponctue chronologiquement et symboliquement toute la vie cérémonielle de la famille (par exemple, la célébration des quarante jours après une naissance, des quarante jours après un mariage, etc. s’appelle chilla gurezon, « chasser les quarante jours », etc.).

75 À la fin du repas, Mohira offre à son maître les vêtements neufs qui avaient été déposés dès le matin sur la nappe : la calotte, le manteau, le turban (salla), les bottes et les galoches. Puis le maître récite la fatiha (première sourate du Coran) et accorde son investiture « je te donne la main, accepte-la, prends-la » (dasta doisem, qabul kuned, dasta gired) en lui serrant les mains entre les siennes, après y avoir placé un Coran et une rupya, large pièce d’argent en circulation à cette époque-là, d’une valeur de 2000 soums45. Mohira prononce la version tadjik de la basmallah, « au nom de Dieu le Très Clément... » (bismilloh ir-rahmonir-rahim), remercie son maître, la main droite sur le coeur, la tête baissée : « je suis satisfaite, je vous remercie beaucoup » (rozi man, rahmati kalon) et donne son acceptation : « je l’accepte, je prends la main » (qabul kaisem ; dasta gifsem). Le maître répond en la bénissant, « je te donne ma bénédiction » (man fotiha doisem) et clôt la consécration par ces mots : « je te donne mon accord ; désormais tu as la main » (rozigi doisem ; azin(bat) ero’ dasta). Enfin, il récite une « prière de requête » (appelée duat à Samarcande) supposée lui apporter santé, succès, etc.

76 Mohira se retire dans la pièce qui sera la sienne pendant sa chilla où l’épouse de son maître l’enduit du sang du mouton égorgé le matin même. Elle disparaît ensuite derrière le rideau rituel installé non pas chez sa belle-mère (ce qui est le cas lors du mariage), mais dans la maison de son initiateur, pour la réclusion qu’elle poursuit pendant sept jours alors que son maître lui avait fait dire par sa femme, au bout de trois jours, que cela suffisait. Pendant ces sept jours, c’est l’épouse de son maître qui lui porte ses repas, très frugaux, en les passant sous le rideau, ainsi que ce qui est nécessaire à ses ablutions et besoins naturels. Elle dort dans la même pièce, mais de l’autre côté du rideau, qu’elle ne doit franchir sous aucun prétexte pour respecter la retraite de la novice, et ne lui adresse la parole que pour les nécessités les plus strictes.

77 Mohira ne rentre chez sa belle-mère que le huitième jour, mais se met à la tâche dès son retour en soignant pour commencer les petits patients du voisinage.

78 Au début de sa carrière de guli gir, après de longues recherches généalogiques menées par sa famille, elle a découvert que parmi ses aïeux figurait un arrière-grand-père maternel qui était arracheur de dents. Cette profession était certes moins prestigieuse que celle de guli gir, mais comme « il arrachait les dents sans douleur car il récitait la fatiha », sous-entendu il était lettré et connaissait au moins la première sourate en arabe, sa renommée était grande ce qui compensait le manque d’éclat de sa fonction : « Il n’était qu’arracheur de dents mais on peut dire qu’il était un peu tabib. D’ailleurs, parfois, des femmes sur le point d’accoucher venaient à cheval depuis leurs villages pour le consulter et il les garantissait contre tous les risques courus pendant leurs couches » s’empresse-t-elle de préciser.

79 Sa légitimité est donc totale puisqu’elle a un ancêtre qui était un peu guérisseur et qu’elle a été « consacrée » dans les règles, par un maître reconnu. Elle évite cependant

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de répondre par un nom précis et se fait évasive lorsqu’on lui demande : « qui vous a transmis la nasiba ? ». Pourtant, ses consœurs sont unanimes : la « destinée » (nasiba) doit être transmise az avlod ba avlod, « de génération en génération », même si le mot « héritage » (meros en tadjik comme en ouzbek) n’est jamais prononcé. Il n’est donc pas étonnant qu’elle préfère éluder certains détails.

80 Mohira a une apprentie (shogird) qu’elle a investie le 18 avril 2009, au cours d’une cérémonie identique à celle décrite ci-dessus. Elle s’est du reste longuement entraîné à frapper du tambourin, en prévision de cet événement. Le 18 avril 2009, elle a tambouriné pendant près de trois heures, complètement transformée, transfigurée pourrait-on dire – « j’étais en extase » (bexudi shudam46) selon son expression – pour appeler les esprits. 81 ♦ Aicha est ironi, c’est-à-dire chî’ite, sa famille ayant été déplacée d’Azerbaïdjan vers Samarcande sous Staline, avant la seconde guerre mondiale. Comme nombre de ses compatriotes, elle habite entre le quartier de Mikrorayon et celui de Povorot.

82 Agée de 42 ans, elle est devenue guli gir il y a quinze ans à la suite d’une longue maladie devant laquelle les médecins étaient impuissants : déjà mère de trois enfants, elle était tombée paralysée. Sa mère, guli gir, avait souffert des mêmes symptômes avant d’embrasser la profession. Bien que sa matri-lignée soit samarcandaise depuis 1930, elle affirme que ses aïeules sont guli gir depuis six ou sept générations. Aïcha, malgré sa maladie, a cependant longtemps refusé de succéder à sa mère, estimant les contraintes de la profession trop lourdes pour elle. Un esprit féminin, une momo lui est alors apparue nuit après nuit, pendant son sommeil, et l’a convaincue de devenir guérisseuse. Cette momo, qu’elle n’a vue qu’en rêve, comme ses consœurs, (alors que les folbin peuvent apercevoir le reflet de chacun de leurs esprits auxiliaires dans un miroir – Ducloux 2009) est une vieille femme, coiffée du long foulard blanc (qars) que portent les deuilleuses pendant quarante jours. Elle ne connaît pas son identité et ignore s’il s’agit de la même momo que celle des femmes de sa lignée qui l’ont précédée dans cette fonction. Depuis lors, presque toutes les nuits, elle aperçoit en rêve sa momo qui lui prodigue force conseils sur sa pratique.

83 Le rituel d’investiture a été organisé de la même façon que décrit précédemment, à l’exception d’un détail : sur la nappe rituelle a été placée la peau du mouton sacrifié, la laine du côté du sol – concession, selon Aïcha, à la tradition chî’ite – détail qui ne figure pas dans les rituels tadjiks ou ouzbeks. C’est sa mère qui a fait office d’initiatrice et l’a badigeonnée du sang du mouton égorgé le matin – mouton, précise-t-elle, dont « la gorge, ouverte par le couteau du boucher, n’avait rien en travers, puisque le sang, en jaillissant, avait emporté, lavé toute impureté ».

84 Aïcha ignore pourquoi elle a été choisie parmi ses sœurs pour recevoir la nasiba (aucune de ses trois sœurs n’a en effet été « malade ») et elle sait d’ores et déjà que sa fille, âgée actuellement de 21 ans, ne deviendra pas guli gir. On lui a, du reste, demandé à plusieurs reprises de prendre des disciples, ce qu’elle a refusé, s’estimant trop jeune pour prendre cette responsabilité. Elle reconnaît, en revanche, avoir souvent extrait de la nourriture de la gorge de ses propres enfants, lorsqu’ils étaient petits et cela jusqu’à ce qu’ils aient dix ou onze ans, souvent à leur propre demande.

85 Lors des consultations auxquelles j’assiste, le geste rituel est exactement le même que celui de ses consœurs sunnites, et, comme Saodat, pour (me) montrer son honnêteté, elle déclare à l’une des grands-mères que l’enfant n’a rien dans la gorge et se contente

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de les renvoyer sans rien faire. Mais cette fois, la vieille dame ne lui tend pas les mille soums habituels.

Conclusions

86 1) Il ressort des cinq cas étudiés que la légitimation des pouvoirs de la guli gir passe tout d’abord par la transmission familiale et le legs du don, la nasiba, en ligne directe mais aussi par la voie de l’alliance (Guli la tenait de sa belle-mère). Toutefois, dans la plupart des cas, la passation du « don » s’accompagne d’une élection : élection d’une seule personne parmi tout(e)s les descendant(e)s cognatiques ou les alliées d’un(e) thérapeute, par génération. Il reste rare, en effet, de voir deux sœurs recevoir le « don », la nasiba de leur mère ou grand-mère. Cette dernière, en outre, peut appartenir à une catégorie voisine de guérisseurs (Saodat était fille demédecin traditionnel - tabib - et Mohira petite-fille d’un arracheur de dents, plus ou moins assimilé à un tabib) même si la généalogie est souvent reconstituée après coup, pour éviter tout reproche d’imposture. Nulle guérisseuse ne sait qui a désigné l’heureuse élue, mais toutes laissent entendre que le choix est réalisé au mieux par Allah (ce que laisse entendre le terme de nasiba), mais le plus souvent par des entités invisibles d’origine humaine, qu’ils soient appelés pîr, momo, odam ou rûh47.

87 Mais la légitimation passe aussi par la maladie. C’est souvent la maladie qui emporte la décision de la femme de devenir guérisseuse, mais, au demeurant, il s’agit d’une maladie en relation avec les enfants et la maternité. De fait, si l’on examine les biographies de ces femmes, tout laisse supposer que « la maladie apparaît, dans ce contexte, non plus comme un ‘mal extérieur’ relativement indéfini, mais comme une crise de la relation à soi », selon l’expression de C. Severi à propos de la maladie dans le chamanisme amérindien (2007 : 217). Sorte de conflit intérieur, entre le désir d’être une « suffisamment bonne mère » qui nourrit et garde son enfant en bonne santé (et le sentiment de culpabilité qui affleure dans le discours de Saodat et de Mohira ne peut que renforcer cette interprétation) et son rôle de belle-fille qui ne doit pas empiéter sur l’autorité et le pouvoir de la belle-mère. Enfin, c’est la victoire sur la maladie qui confère à la guérisseuse le pouvoir de soigner et de guérir, car elle « abréagit », ayant déjà vécu cela, telle une psychanalyste qui ne peut pratiquer qu’après avoir elle-même souffert et plus ou moins vaincu son trouble grâce à une cure psychanalytique. Comme l’énonce C. Lévi-Strauss [1958]-1985 : 207-220], c’est une « abréactice professionnelle » qui « induit symboliquement chez le malade une abréaction de son trouble propre », indispensable à l’efficacité symbolique de son geste thérapeutique.

88 Troisième condition à la légitimation de la guli gir, le double apprentissage : par un maître dans une relation de maître à disciple (et a fortiori d’aînée à cadette48), d’une part et par un apprentissage « onirique » d’autre part. Au demeurant, comme le geste rituel est simple et bref, il n’est normalement pas nécessaire de recevoir un long enseignement, d’où la brièveté de la réclusion, telle que recommandée par le maître. Dans la pratique, le prolongement de la durée de la retraite, malgré les conseils du maître, montre que les choses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît.

89 Enfin, quatrième élément, la cérémonie du « donner et recevoir la main » (dasta dodan/ dasta giriftan), suivie de la chilla constitue la dernière touche de la légitimation. Cette séquence rituelle est, pour reprendre les formulations de P. Bourdieu, une « investiture », un « acte inaugural de fondation » (Bourdieu 1982 : 58-63).

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90 La transmission peut être réalisée in vivo (c’est la cas de Guli par exemple qui a reçu le « don » des mains de sa belle-mère agonisante), mais le plus souvent la passation s’effectue post-mortem. Ainsi dans les quatre derniers cas, la tenante de la nasiba était décédée lorsque l’impétrante l’a reçue. Toutefois, qu’elle soit une alliée (une belle- mère) ou une aïeule cognatique, c’est toujours une aînée qui est à l’origine de cette dévolution, et cette aînée avait elle-même reçu la nasiba d’une ancêtre en ligne maternelle ou paternelle. En revanche, il n’est pas nécessaire que l’ascendante qui « lègue » le don soit celle qui exécute le rituel d’investiture, pour produire de l’efficacité symbolique.

91 Au demeurant, ce rite consiste bien à séparer celles qui l’ont éprouvé de celles qui ne l’ont pas encore subi ou ne le subiront jamais, la belle-mère et a fortiori la belle-fille.

92 2) Nous sommes donc en présence d’une maladie microbienne censée être causée par une nourriture maternelle, nocive et corruptible, capable de contaminer tout le corps et que l’enfant est impuissant à expulser lui-même alors qu’il se vide de tous les côtés sans que personne ne puisse stopper ces déperditions. Ce flot, que personne ne peut endiguer, nécessite l’intervention thérapeutique de la guli gir qui va en « rajouter » en quelque sorte, puisqu’elle va réaliser une ultime « expulsion » en extrayant un dernier résidu « toxique », resté en travers de la gorge, alors que tous les aliments avalés précédemment par l’enfant ont été vomis et régurgités depuis plusieurs jours. Mais quand elle « triche » et ne retire rien de la gorge de l’enfant, Guli sait que cela est sans importance car sa petite supercherie va contribuer à améliorer une situation potentiellement conflictuelle. Elle est consciente d’être la médiatrice, le tiers intercesseur qui, sans s’afficher comme tel, va bel et bien participer à la pacification du climat familial dans un système qui porte en lui-même tous les ingrédients d’un antagonisme entre belle-mère et belle-fille. Elle sait qu’elle va permettre de désamorcer des tensions latentes. Enfin, dans les situations les plus explosives où une belle-mère tyrannique mais toute puissante49 s’oppose à une belle-fille rebelle, la guli gir n’ignore pas qu’elle peut aider indirectement à réparer des relations détériorées au point de déboucher sur une crise ouverte pouvant aller jusqu’à la répudiation de la belle-fille. La tradition, dont les règles demeurent très rigides sur ce point précis, valorise la soumission absolue de la belle-fille et en même temps favorise la rivalité entre les deux femmes, sans que cela puisse être remis en question par l’une ou par l’autre : celle qui jouit enfin du statut de belle-mère après avoir souffert des affres communes à toutes les belles-filles d’Ouzbékistan, ne souhaite pas abdiquer sa toute nouvelle autorité, tandis que la belle-fille n’aspire qu’à enfanter des fils pour devenir belle-mère à son tour pour enfin régner sans partage sur un royaume domestique qui lui appartiendra en propre. De ce fait ces relations sont sporadiquement « empoisonnées » par les rivalités affectives dont les enfants sont l’enjeu, au point de mettre en danger l’ordre familial établi. Ainsi devient-il urgent de réagir lorsque, contrairement à la règle implicite selon laquelle tous les membres de la société doivent obéir aux aînés, les plus jeunes tendent à empiéter, ne serait-ce que symboliquement, sur les pouvoirs des plus vieilles qui se sentent menacées dans leurs prérogatives alors qu’elles commencent seulement à prendre leur revanche sur ce qu’elles ont elles-mêmes subi de leurs belles-mères. L’importance que le mariage des fils revêt dans la vie quotidienne (la belle-fille est une servante précieuse pour qui a trimé toute sa vie), mais aussi les conversations entre femmes sur les mérites comparés de leurs belles-filles respectives, montrent bien

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qu’elles ont supporté tout cela sans rien dire dans le seul but de dominer un jour à leur tour les épouses de leurs fils et toute la maisonnée.

93 On comprend dès lors pourquoi un banal médecin serait incapable de restaurer des relations aussi complexes. Dans cette configuration familiale traditionnelle où les relations belle-fille/belle-mère sont potentiellement conflictuelles, seule une spécialiste ayant acquis un savoir fondé sur sa propre expérience – expérience douloureusement vécue mais vaincue grâce à son « don » ou sa « destinée », à ses ancêtres, à des entités invisibles qui la protègent, à un apprentissage rondement mené ainsi qu’à une investiture rituellement et officiellement accordée –, peut avoir une réelle efficacité symbolique. Elle seule peut maintenir une paix domestique socialement acceptable à la fois par la belle-mère et la belle-fille, voire décontaminer des relations personnelles endommagées, lorsque les rites de séparation entre la mère et l’enfant (la sortie de la maternité, la mise au berceau, la prise des cheveux du ventre50) n’y ont pas suffi.

94 Enfin, il ne faut pas oublier que les patients paient leur thérapie, pratiquée par une professionnelle, comme l’on paie son thérapeute, lors d’une psychanalyse, en Occident.

95 Mais que pensent les principaux intéressés, les enfants, de cette intrusion corporelle ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, comme le montrent D. Cohen-Salmon51 et M. Moisseeff [2009]52, puisque la guli gir pénètre, sinon par effraction du moins par la force, dans leur gorge pour conforter l’ordre social établi.

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NOTES

1. Cette expression dénote plutôt le malaise causé par l'angoisse, l'anxiété ou la tristesse, au point d'éprouver une gêne respiratoire ou d'avoir du mal à avaler de la nourriture, jusqu'à en perdre l'appétit. En anglais I have a knot (nœud) in my throat, it won't come out. 2. Expressions que l’on retrouve peu ou prou en russe ( ҝостъ в горле, « un os dans la gorge », ou bien заноза в горле, « une aiguille dans la gorge », ou encore комок в горле стоит, « avoir une boule dans la gorge » ou стать поперёк горла « rester en travers de la gorge » etc.). En ouzbek, to moqimdan o'tmayapti « ça ne passe pas (dans) ma gorge » signifie qu'une émotion – l'angoisse, la tristesse mais aussi la joie ou le bonheur – obstrue la gorge, tandis que tomoqi da tiqilib qoldi « ça lui est reste dans la gorge » est plutôt employé au sens propre. C'est du reste l'expression que la mère utilise pour exposer à la guli gir les raisons de sa venue, comme nous le verrons plus loin. En

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tadjik de Samarcande, l'expression azhayajon guligir shud « ma gorge est nouée par l'émotion », est peu utilisée, sinon lors d'une conversation en langage soutenu. En revanche, az gulem naguzashsas « ça ne passe pas dans ma gorge » ou bien az gulem nameguzarad « ça ne passera pas dans ma gorge », acceptent aussi bien le sens propre que le sens figuré que nous lui accordons. 3. En tadjik de Samarcande, man hasm namekunam « je ne le digère pas », entend-on dire après une offense ou un camouflet. 4. A titre indicatif, en mai 2009, le salaire mensuel d’une institutrice s’élève à environ 90 000 soums (45 euros), même si le montant versé varie grandement d’une personne à l’autre, selon les statuts (dont la diversité est difficilement compréhensible pour un esprit cartésien) et selon le mode de paiement (la « carte plastique », selon la nouvelle marotte du gouvernement qui, ne disposant pas de liquidités suffisantes pour assurer le paiement des salaires et retraites, impose aux trois-quarts des fonctionnaires et aux retraités d'acheter une carte bancaire – 30 000 soums – et, partant, de recevoir un tiers de leur salaire ou pension sur un compte bancaire auquel ils n'ont pas accès et d'où, en pratique, ils ne peuvent rien retirer, les privant ainsi d'un tiers de leur rémunération). 5. Au contraire de la Kabylie (notamment) où la maladie est causée par l'incorporation d'un mauvais esprit ou bien l’intrusion d'un djinn dans le corps du malade et doit être expulsée physiquement par l'exorciste, le roqî. À rapprocher évidemment de l'exorcisme catholique, encore pratiqué en France en 2005, où le prêtre exorciste devait expulser le(s) démon(s) selon le rituel romain de Léon XIII. Cf. Ducloux (2005). 6. Ce type de guérisseuse ne se rencontre qu’à Samarcande et ses alentours, mais nulle part ailleurs en Ouzbékistan. 7. La corruption qui sévit dans la médecine publique, l'inefficacité de la pharmacopée disponible, plus proche de la « poudre de perlimpinpin » voire de contrefaçons capables d'empoisonner les plus résistants et qu'il faut acheter, fort cher, dans des pharmacies privées en perpétuelle « rupture de stock », contribuent grandement à décrédibiliser les campagnes menées par quelques ONG occidentales qui, jusqu'en 2006, date de leur expulsion du pays, ont tenté de modifier les comportements. 8. Renseignement pris auprès d'un ami médecin, ce type de maladie, souvent d'origine virale, cède généralement d'elle-même, sans qu'il soit besoin de traitement, au bout de 5 à 8 jours. Elle n'en demeure pas moins très sérieuse pour un jeune enfant qui peut rapidement se déshydrater, dans un pays où l'eau n'est pas potable et où le système de santé rappelle plus la médecine anté- brejnevienne que celle du XXe siècle. 9. Basilov (1992) et Garrone (2000 : 9 sq). 10. L’esprit, l’« âme », rûh, d’un hommes âgé, sorte de chef spirituel, et/ou d’une vieille femme protectrice, voire d’une grand-mère, que nombre de spécialistes rituels spécialistes rituels (« devineresse-guérisseuse » folbin, « médecin traditionnel » tabib et même « institutrice coranique » bikhalfa qui en réalité n’enseigne plus mais officie dans les rituels féminins) considèrent avoir reçu, en « legs » de leurs père, mère ou quelque autre cognat est rarement « légué » seul. Souvent au nombre de quarante (vingt vieillards pîr et vingt vieilles femmes momo ) ces esprits sont à l’origine de leur « élection ». Cf. Ducloux (2008). 11. Médecins traditionnels qui soignent principalement avec des plantes et des gestes thérapeutiques qui rappellent ceux de nos rebouteux, voire de nos ostéopathes et doivent suivre deux années d'études s'ils veulent pratiquer légalement, avec une licence et, partant, doivent payer des impôts. 12. Qui ont longtemps fait mon admiration, jusqu'au moment où j'ai compris que « montrer qu'on ne montre pas » devant un(e) aîné(e) était une qualité hautement valorisée, appréciée et apprise dès le plus jeune âge. 13. Au moins jusqu'à ce que la maison, du fait des mariages successifs des garçons, devienne trop étroite pour abriter les fils les plus âgés, leurs enfants et leurs épouses qui laisseront la place aux

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plus jeunes, puisqu’on se marie par ordre chronologique, de l’aîné au cadet et ainsi de suite. Alors, on leur trouve un appartement ou une maison pour abriter leur famille nucléaire. Ne restent que les plus jeunes des fils et en tout cas le petit dernier, sa femme et ses enfants qui, eux, ne quitteront jamais la maison paternelle, car ils doivent, selon la tradition, s'occuper, jusqu'à la fin, des parents devenus trop âgés pour se suffire à eux-mêmes. C'est dire si l'épouse de ce fils-là sera choisie avec soin par la mère du garçon. 14. Pour reprendre la terminologie du pédiatre et psychanalyste britannique, D. W. Winnicott (2006). 15. À Samarcande, les hommes sont... absents. Nombre d'entre eux sont en émigration, et rares sont les hommes d'âge mûr qui, en bonne santé (l'espérance de vie masculine ne dépasse pas soixante ans) ne désertent pas la maison familiale, royaume de leur épouse. Cependant, les femmes détestent dormir seules et font toujours appel, en premier à leur kelin pour partager leur chambre, à défaut à leur fille, même mariée et habitant chez sa belle-mère, ou encore à une jeune voisine, ou à la belle-fille d'une dépendante, pour passer la nuit auprès d'elle. Cf. Ducloux (2008b). 16. L'enfant, langé très serré, bras et jambes « ficelés », est déposé dans les bras de la vieille femme assise devant le berceau traditionnel offert par sa famille paternelle ; ils sont entourés de toutes les femmes présentes. De la main droite, elle pose successivement, en travers du lit, tout d’abord au pied, au centre, puis à la tête du berceau vide, une pierre oblongue, un couteau, un miroir puis un briquet, demandant d'une voix forte : « comme cela ? ». Les femmes répondent : « non! » à chaque fois. La vieille femme place alors une troisième fois chacun des objets précités dans le sens de la longueur et les femmes acquiescent bruyamment. L'enfant est alors posé dans le berceau, dans le sens longitudinal, ainsi qu'il a été approuvé. S'il s'agit d'un garçon, la vieille femme lui dégage la verge qu'elle enfile dans un petit tuyau en caoutchouc relié à un petit pot de même matière, encastré et accroché sous le berceau – les couches-culottes sont encore chères et peu utilisées la nuit. La petite fille est seulement dévêtue pour lui permettre d'uriner dans ce récipient sans mouiller le matelas. La vieille femme couvre l'enfant d'une petite couverture puis l'enserre ensuite dans des bandelettes nouées très serré sous le berceau et autour de l'arceau supérieur. Les femmes présentes demandent alors s'il est « bien attaché » et sur la réponse positive de la vieille femme, celle-ci ferme le berceau à l'aide des petits rideaux suspendus de part et d'autre de l'arceau. L'enfant dûment ligoté est enfermé dans son berceau comme dans un « lit clos ». Il y dormira tant que le lit ne deviendra pas trop petit, c'est-à-dire jusqu'à neuf ou dix mois (les familles citadines aisées délaissent très vite ce berceau traditionnel au profit d'un petit lit d'enfant à barreaux tel que nous le connaissons, mais ne manquent jamais d'effectuer ce rituel). 17. C’est-à-dire couper les cheveux avec lesquels il est né et qui proviennent de l’utérus maternel, dont il faut symboliquement le séparer. Couper le cordon ombilical ne suffit pas. 18. Comprenant, en règle générale, outre son mari s’il est vivant et présent à Samarcande, ce qui devient rare, ses belles-soeurs non mariées ou divorcées, ses filles non mariées ou divorcées, ses fils, ses belles-filles et leurs enfants. 19. Selon l’expression de Bazin (2009 : 133 sq). 20. Du reste, lorsque la jeune mère est envoyée en émigration par la famille (ce qui est de plus en plus fréquent car les ambassades occidentales accordent plus volontiers des visas aux femmes, moins suspectes d'« abandonner » leurs enfants en bas âge pour travailler clandestinement, pendant de longues années, à l'étranger (cf. la thèse non encore soutenue de Sophie Massot) ses enfants appellent « maman » leur grand-mère paternelle chez qui ils habitent. D'où les drames qui s'ensuivent lorsque la mère revient après plusieurs années d’absence. Quasiment traitée en intruse par ses enfants, la confusion est bien souvent entretenue par la belle-mère qu'ils considèrent à l'égal de leur mère, tant le couple « mère-fils » est prégnant dans cette société, où tout est fait (y compris par les medias ouzbeks, dans les émissions qu’ils diffusent à longueur de

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journée : feuilletons, lectures de poèmes dédiés à maman, etc.) pour entretenir cet « inceste » symbolique latent. 21. Pontalis et Laplanche (2002 : 290 sq.). 22. Cf. Ducloux (2008). 23. Houseman et Severi (1994 : 47-50). 24. Houseman et Severi (1994 : 133-134). 25. Ce prénom féminin, sous sa forme simple, guli, ou composée, guliston, gulchehra, gulnora, etc. est très fréquemment attribué à Samarcande. 26. Shohijahon (« Roi du monde ») a trois ans, mais sa mère, âgée de 23 ans, a été envoyée aux États-Unis, son diplôme d'anglais en poche, « pour finir ses études », en réalité pour travailler et envoyer de l'argent à sa belle-mère, alors que l'enfant n'avait que dix mois. Elle a ensuite rejoint son mari qui a réussi à gagner l'Angleterre où il a obtenu un emploi de plongeur dans un restaurant londonien. En mai 2009, la jeune mère, qui téléphone toutes les semaines, n'a pas revu son fils depuis deux ans et demi. En revanche, l'enfant appelle « maman » sa grand-mère paternelle chez qui il vit, et rechigne parfois pour parler au téléphone à sa mère, dont il ne se souvient pas. 27. À Rome, lors de l’affranchissement d’un esclave, le maître prenait les mains de son affranchi dans les siennes, dans un geste semblable (si l’on en croit l’iconographie) à la dasta dodam, pour officialiser son émancipation, « libérer de la main de », manu mittere signifiant « affranchir ». Une comparaison entre émancipation de l’esclave et émancipation de l’apprenti (shogird) qui devient maître (ustod) à son tour, ne saurait être écartée. 28. On retrouve ce geste rituel dans nombre de confréries soufies, notamment en Asie centrale, lors du pacte d’allégeance passé entre un novice et un cheikh, au moment où le novice entre dans la confrérie (Popovic et Veinstein (1996 : 91 sq. : 152, 206, 616. Le Gall (2005 : 168). 29. La chilla, de chil, « quarante », dure trois ou sept jours le plus souvent, beaucoup plus rarement 21 ou 40 jours et seulement lorsque la personne recluse court un grand danger, souvent attribué à des entités maléfiques. Cette « retraite » fait évidemment penser à la retraite (khalwa) des soufis, notamment des novices (murid) de la confrérie Naqchbandiyya si présente en Asie centrale qui la pratiquent dans la « cellule » située dans une mosquée ou un établissement de derviches, permettant une solitude complète – cf. Les voies d’Allah, précitée : 451 et s, 625. Mais cette réclusion fait aussi partie de l’intronisation des folbin, des tabib, des murda sho’ « laveuses de mort » et des bikhalfa. 30. Dans ces circonstances, où la « vocation » de chaque guli gir est liée à une maladie dérivant, peu ou prou, de problèmes touchant à la maternité, on serait presque tenté de comparer cette protubérance à un ventre de femme enceinte, voire à un utérus symboliquement gravide. 31. Que je décrirai en détail plus loin et qui est toujours composé des sept mêmes plats rituels, quelle que soit l’investiture accordée, et comporte en outre, dans cette cérémonie particulière, l’épaule droite du mouton égorgé le matin. 32. Voir supra, note 11. 33. Faire des études secondaires, jusqu’à la onzième classe, était considéré, à Samarcande, comme banal pendant les dernières années de l’Union soviétique, mais terminer ses études supérieures montrait et montre encore que l’on appartient à un milieu « lettré », ou en tout cas que l’on n’est pas qishloq, « péquenot ». 34. Elle m’a même proposé d’ouvrir, elle et moi, panjoh/panjoh (« fifty/fifty »), elle apportant son savoir-faire et moi les fonds nécessaires à la construction, une clinique de soins que pourrait diriger sa fille médecin... 35. Terme employé en obstétrique, en France, lors de l’accouchement et dont on ne peut ignorer l’analogie avec l’expulsion du morceau de nourriture de la gorge de l’enfant, réalisée par la guli gir.

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36. On mange les abricots encore verts, avec ou sans sel. Du reste, dès la fin avril, tous les abricotiers de la ville n’ont plus un seul fruit dans les branches basses, car les enfants, qui en raffolent, les dépouillent littéralement. Au demeurant, pendant tout le mois d’avril, les abricots verts figurent sur toutes les bonnes tables samarcandaises et les adultes aident au pillage. Seuls les abricots des branches hautes échappent à la razzia et sont mangés, mûrs, en mai et en juin. 37. Quda en ouzbek. Terme générique pour désigner les alliés, membres de la famille du mari, pour une femme, et de l’épouse, pour un homme. 38. Instrument d’une quarantaine de centimètres de diamètre, tendu d’une peau de mouton et muni de petits cercles de laiton sur son cadre, que le tambourinaire fait sonner tout en le frappant de la main. 39. Plante herbacée (mais dont j’ignore l’orthographe exacte, en tadjik comme en ouzbek), qui dégage une forte odeur lorsqu’on la fait brûler dans la voiture ou le bus dans lequel on va voyager, juste avant le départ, pour que la fumée, noire et épaisse, en éloigne les mauvais esprits. On utilise aussi les fumigations de cette plante lors des rituels de mise au berceau, et en général de tous les rituels féminins tels que « le mardi des mères » (bibiseshanba), le rite « ouverture de [la route de] tous problèmes » (mushkil kshoysh), etc. 40. De halvo, mets préparé avec de la farine, de la graisse et du sucre, et de l’adjectif tar signifiant humide, mouillé pour un aliment. 41. Les bougies rituelles sont confectionnées avec des fragments de tiges de coton (la plante emblématique de l’Ouzbékistan qui en est le cinquième producteur mondial) autour desquels on a enroulé de la fibre duveteuse tirée de la fleur de coton, que l’on a ensuite imbibé d’huile de coton. 42. Aucune signification ne m’a été fournie par les intéressées pour expliquer cette débauche de lumière et cette abondance de bougies. 43. Celles-ci allument les 41 bougies au début du rituel pour attirer leurs pîr et leurs momo, « esprits auxiliaires » qui l’aident à soigner, car ils aiment la lumière. Il s’agit donc de leur plaire. En outre, on renforce la lumière des bougies par le reflet d’un miroir et d’un bol d’eau qui réfléchissent et donc augmentent l’effet de cette lumière. Ce n’est que lorsque la maladie à traiter est grave, que l’on convoque ces esprits en battant du tambourin (doira), au cas où ils n’auraient pas remarqué la lumière. 44. Dès le jour du décès et pendant quarante jours, on allume plusieurs bougies de coton, à la tombée de la nuit, dans la chambre mortuaire, pour éviter que l’âme (rûh) du défunt, qui pendant quarante jours fait l’aller et retour entre la tombe et la chambre funéraire, ne se cogne dans les murs et les meubles de la pièce. Là encore, le reflet de la lumière est augmentée par l’eau contenue dans un bol placé près des bougies. Cf Ducloux (2009). 45. Le soum de 1976 avait une valeur bien supérieure à celle qu’il a maintenant, m’a-t-on affirmé, alors que je croyais que le rouble était la seule monnaie en usage. 46. Littéralement « j’étais sans moi », c’est-à-dire « j’étais hors de moi », « j’étais sortie de moi ». Le dictionnaire tadjik-français, édité en 2003 par l’IFEAC (éd. L’Asiathèque) traduit bexudi par « évanouissement », « extase ». 47. Ces instances invisibles sont d’origine humaine (les âmes de défunts) et non d’origine animale comme dans les chamanismes sibériens et amérindiens, ni d’origine surnaturelle comme les djinns décrits par le Coran, qui sont souvent les initiateurs des spécialistes rituels traditionnels en Algérie, par exemple. Cf Ducloux (2005 et 2008). 48. On retrouve là l’incontournable relation de séniorité si prégnante en Asie centrale. 49. Cf. ma communication « Entre tyrannie domestique... ». 50. En Europe, où les enfants ne dorment pas avec leur mère, mais dans leur chambre, on peut imaginer que chaque coucher est un rite de séparation, réitéré quasiment chaque soir (lecture d’une histoire, embrassades, etc.). Voir la communication de M. Moisseeff [2007], en ce sens. En outre, la cohabitation belle-fille/belle-mère y est rare et l’enfant, considéré comme une

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personne, y « appartient » à ses parents, ce qui n’est absolument pas le cas à Samarcande où chacun n’est qu’un élément, un chaînon, du groupe familial. 51. 1994, En travers de gorge. L’enfant, les amygdales, les végétations et la douleur, Paris, éd.Inter- éditions. D. Cohen- Salmon a longtemps été médecin anesthésiste à l’hôpital d’enfants Armand- Trousseau, à Paris. 52. « Et si j’ai affirmé que, dans le cadre d’une analyse structuraliste, ce qui, dans une représentation, correspond au haut du corps, aux orifices supérieurs, peut symboliquement renvoyer au bas du corps, l’inverse est tout aussi vrai : une intervention sur la sphère bucco- pharyngée peut tout aussi bien être remémorée sous la forme d’une intrusion dans la sphère génitale. Ce, d’autant plus que ces interventions, lorsqu’elles étaient effectuées à l’aide d’un masque servant à l’anesthésie était d’une rare violence fort bien décrite par un médecin anesthésiste, David Cohen-Salmon (1994), dans son livre En travers de la gorge. S’il n’est pas un viol au sens commun du terme, il s’agissait bien d’une violence exercée sur un corps immobilisé et dans un état de conscience fortement altérée. »

RÉSUMÉS

A Samarcande, lorsqu’un enfant souffre de gastro-entérite, c’est qu’un fragment de nourriture est resté coincé dans sa gorge, aliment que seule une spécialiste rituelle dûment légitimée et accréditée peut extraire, la guli gir. Mais guérir le petit malade n’est pas le seul résultat escompté ; il lui faut également ré-affirmer le pouvoir de la grand-mère paternelle sur l’enfant. Une belle-mère, toute puissante sur sa maisonnée, ne saurait en effet tolérer que sa belle-fille, déjà rivale potentielle en emprise sur l’esprit de son fils, lui ravisse l’affection de ses petits- enfants. Il est donc nécessaire de rendre public que la femme de son fils, dont la seule fonction est de nourrir son enfant, n’est pas « une mère suffisamment bonne », selon l’expression de W.D. Winnicott, puisqu’elle ne parvient même pas à le garder en bonne santé.

In Samarkand, when a child has gastroenteritis because a piece of food stuck in his throat, only one woman is able to heal him, a guli gir, who is a specialist, ritually and legitimately accredited by her Master after a difficult apprenticeship. But, to heal is not enough; the ritualist also has to officially confirm the child’s love for his grandmother who has power and authority over him, except for feeding him and taking care of his health. Therefore, when he falls ill, the guli gir’s consultation demonstrates to everybody that his mother is not a ‘’good-enough mother’’ according to W.D. Winnicott’s expression, and proves that only his paternal grandmother is able to take care of him andis thus worthy of the child’s love.

INDEX

Index géographique : Ouzbékistan Keywords : emotional rivalry, healer, initiation, mother-in-law, power relationship Mots-clés : belle-fille, belle-mère, guérisseuse, initiation, relation de pouvoir, rivalité affective, Samarcande, Tadjik nomsmotscles Ouzbek

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AUTEUR

ANNE DUCLOUX Anne Ducloux, maître de conférences des Universités en Histoire des religions, reconvertie à l’anthropologie religieuse, membre associé du CETOBAC (Centre d’Etude sur la Turquie, l’empire Ottoman, les Balkans et l’Asie Centrale – EHESS), co-dirige deux séminaires sur l’Asie centrale à l’EHESS. Après avoir passé plus de cinquante mois sur le terrain, à Samarcande, elle travaille, depuis 2004, sur les pratiques rituelles et les interrelations féminines ainsi que sur les rapports de genre.

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Le développement du tibétain ancien -e- dans les dialectes occidentaux The development of Old Tibetan -e- in Western dialects

Guillaume Jacques

1 L’écriture tibétaine, conçue au septième siècle de notre ère, représente la quasi-totalité des distinctions reconstructibles à partir des données dialectales modernes : rien n'autorise à affirmer qu'existaient en proto-tibétain (l'ancêtre commun de toutes les formes écrites et parlées de tibétain attestées) des distinctions qui ne seraient pas reflétées par l'écriture du tibétain ancien. Toutefois, certaines oppositions phonologiques attestées dans des dialectes périphériques, telles que l’existence d’une série d’uvulaires dans des dialectes de l’est, peuvent peut-être refléter une distinction proto-tibétaine non-attestée dans l’écriture (Sun 2003: 783, Suzuki 2008).

2 Le cas le plus discuté d’une distinction proto-tibétaine perdue dans la langue écrite mais préservée dans certains dialectes est celle de -ja- / -e- en tibétain de l’ouest, c’est à dire les dialectes Balti, Purik et Ladakhi. C’est Shafer (1941:19) qui a le premier attiré l’attention sur une série de correspondances où le -e- du tibétain ancien correspond soit à -ja-, soit à -e- dans les dialectes de l’ouest. Dans cet article, il cite trois exemples de -e- :: -ja- : lte-ba :: ɬtʃa ‘nombril’, legs-mo :: ljaɣmo ‘bon’ et theg :: thjaq ‘soulever’.

3 Son interprétation de cette correspondance est la suivante. Constatant l’absence en tibétain ancien de la médiane -j- derrière les initiales apicales (affriquées, occlusives, fricatives et les liquides, latérale et vibrante) et observant que tous ses exemples de -e- :: -ya- apparaissent précisément derrière des initiales appartenant aux catégories sus- citées il en conclut que le tibétain ancien a confondu *-ja- et *-e- dans le contexte après ces initiales, autrement dit un changement phonétique du type :

4 *ja → e /[+apicale]_

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5 Les dialectes de l’ouest, n’ayant pas subi ce changement phonétique, auraient en revanche fidèlement préservé la distinction proto-tibétaine entre *ja et *e derrière dentale.

6 L’hypothèse de Shafer soulève toutefois un certain nombre de problèmes. En effet, les latérales du proto-tibétain subissent une série importante de changements phonétiques entre le proto-tibétain et le tibétain ancien (Michailovsky and Mazaudon 1994 : 553, Jacques 2004 : 4). Dans les langues proches du tibétain comme le kurtöp, le monpa de Mtshosna et le tamang, le zh- du tibétain correspond le plus généralement à une latérale :

tibétain sens proto-tibétain kurtöp

zhing champs *ljiŋ Lleŋ

bzhi quatre *plji ble

gzhu arc *klju Llimiʔ

Tableau 1 : zh- provenant de laterals en tibétain

7 Le comparatisme suggère donc de façon claire que l’initiale translitérée zh-, une fricative sonore alvéolo-palatale [ʑ], provient d’une latérale palatalisée. On peut donc proposer l’existence d’un changement phonétique *lj- → zh- entre proto-tibétain et tibétain classique. Or, d’après l’hypothèse de Shafer, le -e- d’un mot tel que legs ‘bon’ viendrait d’un proto-tibétain *ljaks en vertu de la correspondance avec le tibétain occidental. Toutefois, il apparaît que cette reconstruction n’est pas possible, car le résultat attendu serait *zhags en tibétain ancien, en vertu de la loi proposée ci-dessus. L’hypothèse de Shafer, basée sur des données internes au tibétain, n’est donc pas tenable.

8 Toutefois, les dialectes tibétains de l’est, grâce aux travaux de l’équipe dirigée par R. Bielmeier, sont désormais bien mieux connus qu’à l’époque où écrivait Shafer, et une réévaluation de son hypothèse est devenue possible au moyen de plus riches données.

9 Zemp (2006 :101-103), offre une description détaillée de la double correspondance du - e- dans tous les dialectes de l’ouest à sa disposition. Pour la simplification de l’exposé, nous limitons les données à trois des dialectes qu’il cite.

Tibétain ancien sens Balti Purik Ladakhi (Nurla)

reg to begin rjaxs rjaqs

vtheng to limp thjaŋ thjaŋ

ldeg swinging up and down ldjaqldjaq ldjaqldjaq

gdeng to trust, hope rdjaŋ

bteg to lift, go up, stjaq

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reng stiff rjaŋrjaŋ

legs-mo good ɬjaʁmo

theg to be able to lift thjaq stjaq

rtseg to pile up ʂtsjaq ʂtsak

vdzegs climb zdjaqs dzak

vkhengs to get stiff khjaŋs

Tableau 2 : Correspondance e :: ja

10 Zemp (2006 :105-106) rejette en revanche l’exemple lte ba :: ɬtja‘nombril’, proposé par Shafer, qu’il préfère à juste titre expliquer comme une contraction suite à la chute du - b- intervocalique.

11 Le dernier exemple dans le tableau ci-dessus, comme le remarque Zemp (2006:103), réfute l’explication de Shafer : il prouve que la correspondance e :: ja existe aussi derrière vélaires. Une caractéristique commune de tous les exemples de ce tableau qui a toutefois échappé à Zemp est le fait que toutes les formes correspondantes en tibétain ancien sont des syllabes fermées en vélaire –g ou –ng.

12 Observons à présent les exemples où le e du tibétain ancien correspond à e en tibétain occidental :

Tibétain ancien sens Balti Purik Ladakhi (Nurla)

res time res

mtheb po thumb thepo thebo

ltem full ɬtem ɬtemɬtem

de that de de

mdze leprosy ze dze

khyem shovel khjem

Tableau 3 : Correspondance e :: e

13 Une comparaison entre ces deux tableaux permet une conclusion évidente : les formes du Tableau 2 ont une finale vélaire, tandis que celles du Tableau 3 sont en syllabe ouverte, ou ont une finale labiale ou dentale. Les deux correspondances e :: ja et e :: e sont donc manifestement en distribution complémentaire, et contrairement à ce que proposent Shafer et à Zemp, il est déraisonable de reconstruire deux voyelles ou diphtongues distinctes en proto-tibétain. Il est plus simple de poser le changement phonétique suivant :

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14 *e → ja / _[vélaire]

15 dans les dialectes tibétains de l’ouest, qui seraient ici innovants, et non conservateurs comme le pensaient ces auteurs.

BIBLIOGRAPHIE

Jacques, G. 2004 The laterals in Tibetan, communication à Himalayan Languages Symposium, Bhoutan, Thimphu.

Michailovsky, B. and M. Mazaudon 1994 Preliminary notes on the languages of the Bumthang group, in Per Kvaerne (ed.) Tibetan Studies, Proceedings of the 6th seminar of the International Association for Tibetan Studies, Fagernes 1992, (Oslo, The Institute for Comparative Research in Human Culture), pp. 545-557.

Shafer, R. 1941 The Vocalism of Sino-Tibetan II, Journal of the American Oriental Society, 61, pp. 18-31.

Sun, J. T.-S. 2003 Phonological profile of Zhongu: A new Tibetan dialect of Northern Sichuan, Language and Linguistics, (Taipei, Academia Sinica), 4.4, pp. 769-836.

Suzuki, Hiroyuki 2008 Origin of non-Tibetan words in Tibetan dialects of the Ethnic Corridor in West Sichuan, International Symposium on ‘Linguistic Substrata in Tibet’, Osaka, National Museum of Ethnology 9-11 September.

Zemp, M. 2006 Synchronic and Diachronic Phonology of the Tibetan Dialect of Kargil, Lizentiatsarbeit (these de mastaire), Université de Berne, accessible à l’adresse : http://www.isw2.unibe.ch/tibet/ RESEARCH/Zemp_Purik.pdf

RÉSUMÉS

Cet article montre que la double correspondance e :: e et e :: ja entre le tibétain ancien et les dialectes occidentaux (ladakhi, balti, purik) ne reflète pas une distinction phonologique ancienne du proto-tibétain qui aurait été perdue en tibétain ancien et conservée dans ces dialectes.

This article shows that the double correspondence e :: e / e :: ja between Old Tibetan and modern Western dialects (Ladakhi, Balti, Purik) does not reflect an old phonological distinction from proto-Tibetan lost in Old Tibetan and preserved in those dialects as was proposed in Shafer (1941).

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INDEX

Mots-clés : phonologie Keywords : phonology nomsmotscles Balti, Ladakhi, Purik, Tibétain

AUTEUR

GUILLAUME JACQUES Guillaume Jacques est membre du CRLAO (CNRS). Sa recherche porte sur la description et l'étude historique des langues qianguiques (tangoute, rgyalrong et pumi). Il est l'auteur d'un ouvrage sur le tangoute paru en 2007 (Lincom Europa) et d'une monographie sur le japhug rgyalrong publiée en 2008 (Minzu chubanshe).

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Comptes rendus

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GOLDSTEIN Melvyn C., JIAO BEN, Lhundrup TANZEN. On the Cultural Revolution in Tibet: The Nyemo Incident in 1969 University of California Press, Berkeley–Los Angeles–London, 2009, 236 p., ISBN 978-0-520-25682-8

Daniel Berounský

RÉFÉRENCE

GOLDSTEIN Melvyn C., Jiao BEN, Lhundrup TANZEN, On the Cultural Revolution in Tibet: The Nyemo Incident in 1969. University of California Press (Berkeley–Los Angeles–London, 2009), 236 p.

1 In his previous texts on modern Tibetan history, which are well known to Tibetologists, Melvyn C. Goldstein has proven to have a good sense for details. His books have been a thrilling revelation for those interested in the history of Tibet. Goldstein’s style is easily distinguishable. It focuses very closely on the details of personal memories, as well as official documents, and especially concentrates on the details showing the events in a new and hitherto unknown light. An additional feature of his style is the effort and ability to create a thrilling and compelling story for the reader through the personal narratives. These remarks are also valid for the book under review. Authorship is in this case shared with Ben Jiao and Tanzen Lhundup, and the book is dedicated to one very interesting episode of modern history on the Tibetan plateau at the time of the Cultural Revolution, termed the “Nyemo incident” by the authors.

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Rather brief comments on this “incident” have occurred in literature, but the book is the first detailed rendering of it.

2 To outline the series of events presented: During the Cultural Revolution, various groups of followers of Mao’s instructions formed into two opposing factions in Lhasa in 1968. The first of them was called Nyamdre (Tib. mnyam ‘brel, perhaps “Alliance”) and the second Gyenlo (Tib. gyen log, “Rebels”). The first of them might be labeled conservative, since it often supported the existing officials of that time, with the explanation that the situation in Tibet required special treatment. The second faction, Gyenlo, was initiated by traveling Red Guards from inland China who felt the need to struggle against certain officials, following Mao’s statement about the “bourgeoisie who have sneaked into the party, government, army and all cultural circles”. The third force, the People’s Liberation Army (PLA), was restricted from involvement in the emerging struggle. 3 The first violent conflict of the Nyamdre and Gyenlo factions occurred in Lhasa in June 1968. The PLA did not follow the rule of non-intervention in this exceptional case and attacked two strongholds of the Gyenlo faction: the Financial Compound and the Jokhang temple. The attack resulted in the death of twelve Gyenlo activists and two soldiers. This battle fueled the hatred of Gyenlo both towards the Nyamdre and the PLA (Chapter 1: The Cultural Revolution in Tibet, pp. 11-58). 4 After the conflict, the Gyenlo activists started to intensify their search for support in rural areas. One of them was Nyemo (Snye mo), located between Lhasa and Shigatse (Gzhi ka rtse), in Tsang (Gtsang). Although originally most of the local people from Nyemo supported the Nyamdre faction, and at the same time somehow the status quo, Gyenlo made use of the general discontent of the local people concerning the production taxes hidden behind euphemistic names such as “patriotic government grain” and “sales grain.” In particular, the second tax impoverished farmers: the tax was fixed as a portion of yields, and kept increasing largely due to exaggerated yield s, which were meant to demonstrate “socialist progress.”

5 The promise of a suspension of the grain taxes on the part of Gyenlo and at the same time dismantling the people’s communes found fertile ground in Nyemo and apparently also in other rural areas. Such promises were of course officially formulated in communist terminology as a struggle against the “reactionary capitalist line.”

6 In Nyemo, however, later developments were very strange. A young woman named Trinley Chödrön (Tib. ’Phrin las chos sgron), a former nun, entered the Gyenlo faction. She was considered to be insane by some people and it happened that over time she began to be possessed by deities. The authors are careful to show that from the beginning a number of people were suspicious of her. Thus her claim of being possessed by Jowo, i.e. the Buddha statue from the Jokhang temple, was seen as impossible by some educated former monks. According to them Buddhas never possessed people. But with time she won the confidence

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of the people, as is traditional; this also occurred through successful healing performances. Her main possessing deity was Ani Gongmey Gyemo (Tib. A ne ma’i rgyal mo). This female deity is known from the Gesar epic for instructing the warrior Gesar. According to the authors, there was no precedent of a medium being possessed by this deity in Tibet. And it was partly through her increasing popularity among local people that the conflict acquired a new dimension. 7 Here the authors again carefully examine the succession of events. The nun first underwent the ritual of “opening the doors of the veins” (Tib. rtsa sgo phye) by a former monk Chamba Tenzin (Tib. Byams pa bstan ’dzin) in order to ritually allow her possession (i.e. according to the tradition of implicit supremacy of “Buddhist deities” including Buddhist masters over the “worldly deities”). Importantly, as for several witnesses she did not oppose Mao in her revelations. She even called herself the “right hand of Chairman Mao” and proclaimed him to be the incarnation of the bodhisattva Mañjuśrῑ (who is, however, simply the representation of China in popular thought). According to the interviews included in the book, she did not openly stand against the figure of Chairman Mao during the conflict (Chapter 2: Gyenlo and Nyamdre in Nyemo County, pp. 59-85).

8 Furthermore, the motives of the former nun were clearly connected with religion. In several interviews it is seen that she mentioned the rebuilding of monasteries as the aim of the struggle. Also of significance was the name given to the Gyenlo forces in Nyemo. During discussions, there was at first a suggestion to call them the “Army for Defending Buddhism” (Tib. bstan bsrung dmag). Besides other reasons for refusing it, this name had already been used by the Khampa fighters during the 1959 uprising. Another proposal met with better success, the name “Gyenlo’s Army of the Gods” (Tib. gyen log lha dmag). It was finally decided to use this name internally and in the countryside, but at the official level it was agreed to use the name “Headquarters of Farmers and Herdsmen". The authors do not question whether the first name was an expression of the will of the fighters from Nyemo, but there is some probability that it was indeed so. The second name and the last one might be merely an instance of typical pragmatism taking into account the given circumstances.

9 The authors concentrate on another feature of the former nun’s involvement in the struggle. This is included in the sections showing that she was viewed by the higher levels of the Gyenlo faction simply as a “tool” for attracting more of the masses to their faction— and as nothing more than a “tool”, for at the time of the final victory she would probably not be needed anymore (p. 96). The disregard for her personally, and perhaps the misunderstanding of what possession meant for Tibetans (“presence of the deity”), seems to come from the official documents, where her possession is constantly termed a “religious dance.”

10 Over time, the Nyemo area witnessed an opening towards some religious practices through the medium Trinley Chödrön. Suddenly the

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picturesque scenes of performing possession with a Gyenlo armband on, performing fumigation rituals (bsang), or images of Gyenlo fighters with khatas (kha btags) and consecrated barley grain (in the belief that these made them impenetrable to the enemy’s bullets), appear to the reader. Within a short time, up to thirty “warrior-heroes” (dpa’ brtul) claimed to have become possessed by heroes from the Gesar epic, and some of them constituted a kind of personal guard of Trinley Chödrön, who became viewed as a “goddess herself.” Such scenes appeared here at the time of the tightest restrictions on any outward manifestation of religio us beliefs (Chapter 3: Gyenlo on the Attack, pp. 86-106). 11 In June 1969 the conflict intensified and violence appeared to an extent never seen before. In three weeks, some thirty people were killed or mutilated mostly by “warrior heroes” following the instructions of Trinley Chödrön supposedly possessed by the goddess. The usual way of mutilation was cutting off hands or legs, and the authors cite several eyewitness accounts of this as well as of case of killings. The reasons behind such cruelty seem to be first aimed against those lacking belief in the supernatural abilities of Trinley Chödrön combined with punishment of those who wanted to obstruct Gyenlo’s new order in Nyemo, and those who were involved in mistreating the former local monastery and its monastic community (Chapter 4: Destroying the Demons and Ghosts, pp. 107-121).

12 These violent events were followed by the attack on Bagor (Sbrag sgo) district. The army (PLA) sent several soldiers to Bagor to propagate the ideas of Chairman Mao. The Gyenlo men were ready to attack them, keeping in mind the first anniversary of the “massacre” (as it became called) of their comrades in the Jokhang temple in Lhasa. Trinley Chödrön became possessed by her deity and instructed the Gyenlo fighters to kill all the soldiers. Before they were dispatched to Bagor, according to one witness, the goddess Ani Gongmey Gyemo spoke through the medium: “It is the second time for me to come to Tibet to liberate this region. You should fight hard to defend religion. From now on, all the power belongs to Buddha.” Another person interviewed recalled that the nun told them: “You should believe in the gods. We are a collection of gods that are the army to defend religion, so we are unbeatable. All power now belongs to us, the group of gods... These bayonets and rifles are to kill the demons and protect ourselves”. After their arrival in Bagor it turned out that the PLA soldiers were completely unarmed. According to one account, thirteen of them were killed as well as a couple of cadres.

13 This was viewed as a great victory by “Gyenlo’s Army of Gods” and moreover as a confirmation of Ani Gongmey Gyemo’s power. This success encouraged the faction to carry out even more daring plans: to attack the county Military Squadron with the aim of getting hold of modern weapons. Before doing so, they visited Trinley Chödrön again who became possessed. She distributed knotted khatas saying: “If you wear this, you will never be shot or get sick.” The next day some eight hundred villagers charged the Military Squadron compound and were led

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by possessed “warrior-heroes” wearing khatas given them by the medium. They were unable to break down the gate, yet at the same time no one was injured. They ascribed it to the power of the deity possessing Trinley Chödrön, unaware of the order issued inside the Military Squadron not to fire on the attackers. Nonetheless, during the repeated attacks the Gyenlo fighters angered the soldiers guarding the buildings. After a while, the soldiers inside became furious, disobeyed their orders and started to fire on the Gyenlo forces. Several men were killed and the rest gave up in disillusionment and retreated to Nyemo (Chapter 5: The Attacks on Bagor District and Nyemo County, pp. 122-136).

14 They hurriedly prepared for the attack by the PLA, which was to come later. Knowing they didn't stand a chance of resisting, many people fled to the mountains, however the area was already well encircled by PLA troops. The PLA said that leniency would be given to those who surrendered and confessed their mistakes. The desperate situation and the slim chance of escape were good enough reasons to convince some of the Gyenlo fighters to surrender. Trinley Chödrön‘s attempt to escape was unsuccessful and she was caught in her hide-out cave within a few days.

15 Of all the people who participated, four hundred eleven were later classified as general rebels, thirty-nine as major rebels, twenty-seven as people involved in killing, and sixteen as rebel leaders. Thirty-four were executed, twenty-eight imprisoned and forty-eight placed under public surveillance (Chapter 6: The Capture of the Nun, pp. 137-161).

16 Such is the brief outline of the revealing story; the length of this review does not allow for a complete survey of all the details mentioned in the book which is warmly recommended for its providing many intriguing nuances. Still it is said by the authors that many things will probably always remain hidden to us, but for any researcher collecting information in Tibet this book must be seen as a real achievement full of information collected from people involved on the various sides.

17 The main contribution of the book lies in bringing us a clearer picture of the “Nyemo incident” and also its unprecedented insight into the Cultural Revolution in Tibetan areas. In the introduction of the book, a survey of various previous sources mentioning the incident is presented (Introduction, pp. 1-10). None of them treats the incident in any depth. Among them, some authorities, as for example Smith’s book “Tibetan Nation” mention it as the “Second Tibetan Revolt”, the first being the uprising in 1959, and at the same time as an “expression of Tibetan anger at Chinese oppression.”

18 Even from the outline in this review, it should be apparent that such interpretation is not very accurate according to the first-hand material used in the book. Rather than one single motivation, there was an entire range of reasons for it, some of them being valid perhaps only for a few of the people involved. Such sets of different motivations were interlinked and also changed over time.

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19 The text, full of interviews and documents, gives the impression that among the many reasons for involvement of the Nyemo people in the conflict, the most important were the unfair grain taxes, the existence of people’s communes and the prohibition of religious practices. All of these factors were linked to the struggle of the two factions, which used a language of a different kind; the nature of the language is not discussed in the text. However, with the escalation of the conflict between the two factions, paradoxically very diverse motivations for the struggle were absorbed (Conclusions, pp. 162-171).

20 One highly interesting question, not discussed in detail in the book, touches upon the nature of the “religion”, which in this case squeezed through the restrictions in place at the time of the Cultural Revolution. The mention of monastic practices of Buddhism is not often emphasized in the interviews. As the authors show, they were possibly connected with Chamba Tendzin, the former monk who “opened the door of the veins” of Trinley Chödrön. Nonetheless, the accounts given are replete with concern about gods and demons. The Gyenlo forces from Nyemo were called “Gyenlo’s Army of Gods” and they fought “demons.” Trinley Chödrön‘s possessing goddess required “belief in the gods,” and many more examples could be mentioned. This seemingly simple world-view seems to be of immense importance. I was surprised when during my research in Amdo several informants from the monastic community were describing events of the Cultural Revolution: as if starvation or various kinds of cruelty were less important than the fact that monks were called “demons” at that time. This general discourse of gods standing against demons seems somehow to be a part of the core of “religion” in Tibet, be it labeled Bön, Buddhism or the “nameless religion”.

21 What is astonishing in the story of the Nyemo incident as presented by the authors is how very practical reasons on both sides contributed to the meeting of the archaic Tibetan ideas of the struggle of gods with demons with the newly-introduced ideology of the struggle of classes. Both of them are sufficiently flexible to explain many things. Generally speaking, it would not be that difficult to assume that the “capitalist roader” was in fact a “demon.” A greater problem always occurs with the established ways in which these ideas are lived through and ritually treated. What is amazing is seeing the picture of rituals (since rituals are part of the living of the idea) that are seemingly incompatible being performed side by side; be it possession by the deity or newly-introduced communist rituals such as “struggle sessions” and others.

22 One of the strong points of the book is how it shows that behind two clearly distinct factions at the time of the Cultural Revolution, a number of issues lay in the background. The authors used interviews with seventy-five people living in the Nyemo area who were adults at that time, and a set of Chinese written documents brought to India at the end of Cultural Revolution. They have promised to make the originals of the interviews and documents available on the web in the future.

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23 In conclusion, we return to the beginning of this review mentioning M. C. Goldstein’s style. Besides words of praise, the style of M. C. Goldstein has also provoked disagreement. Among one of the critiques to appear quite recently is that of Jamyang Norbu, a well-known Tibetan intellectual figure and writer. The main thrust of his argument against M. C. Goldstein’s previous book could be put in the following way: that he often focuses on marginal events and by the selection of them and the omission of others distorts historical reality. Goldstein’s claim to present a balanced rendering of events is thus false. Although Jamyang Norbu was reacting to a different text (the first volume of “Modern History of Tibet”, see note 1), the similar style employed in this new book might give rise to similar concerns.

24 One can mention some possible reservations concerning the material used in the book. First, the “Neymo incident” is still very sensitive and its sensitivity accompanied with fear may strongly influence the interview subjects and thus silence some voices. Second, official documents from the time of the Cultural Revolution might be viewed as not very reliable, as is seen for example from the note on over-reporting of crop yields. Third, in the materials used, some are from “confessions” and in such cases there is a high probability that pressure influenced the testimonies. Fourth, detailed eye-witnessed reports on mutilation and killing in Nyemo initiated by the former nun are not “balanced” by similarly detailed eye- witness testimonies of executions of the “rebels”, not to mention detailed accounts of the preceding acts of the people humiliated or killed. Moreover, historians simply work with accessible documents. I myself do not see Goldstein’s previous books, as well as this book, as either distortions of Tibetan history or as a complete rendering of it. The text is a cornucopia of new information, and this is its value: the information it contains did not come out of the blue, but is the result of very precise work. Unlike Jamyang Norbu, who might be upset by the author’s omission of details not easily digested by officials in China, it seems to me that M. C. Goldstein did not intend to blacken Tibetans' names. At a time when some strange marketing product of an idealized yet artificial Tibetan awaits us in nearly each corner of the globalized world, there comes a need to see the obverse side of it, to turn Tibetans into human beings of flesh and blood again . This might be the motivation for stressing certain aspects, and in the case of this book these are presented with a convincing argument and are well based on primary sources. Another message of the book is recognizable: the message which says that Tibetan history is not black and white, but a highly complicated net of motives and events involving various sides. For me, personally, this is confirmed by my own field-work in different areas. The accounts of the people involved in the conflict could be supplemented by those finding divergent ones, and the conclusion revised with well-based arguments. The authors did a good job indeed in bringing quite a large number of witnesses of this event to the reader . Without a doubt, this book deserves to be read. It is a book of high standard. And I am looking forward to reading a well-grounded critique of it soon...

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BULAG, Uradyn E. & Hildegard G.M. DIEMBERGER (eds), The Mongolia-Tibet Interface : Opening New Research Terrains in Inner Asia. Proceedings of the Tenth Seminar of the IATS, 2003 Leiden ; Boston : Brill, Brill’s Tibetan Studies Library, vol. 9, 2007, viii, 384 p., 48 ill., 5 cartes, 2 tableaux. ISBN 9789004155213

Isabelle Charleux

RÉFÉRENCE

BULAG, Uradyn E. & Hildegard G.M. DIEMBERGER (eds), The Mongolia-Tibet Interface : Opening New Research Terrains in Inner Asia. Proceedings of the Tenth Seminar of the IATS, 2003, (Leiden ; Boston : Brill, Brill’s Tibetan Studies Library, vol. 9, 2007), viii, 384 p., 48 ill., 5 cartes, 2 tableaux

1 Cet ouvrage collectif vise à renouer des liens entre études tibétaines et mongoles. Alors que de tels liens ont été initiés et maintenus jusqu’à aujourd’hui dans les départements d’études bouddhiques de Russie et d’Europe orientale, où les étudiants en tibétain sont généralement tenus d’apprendre le mongol et inversement, ils ont été peu développés voire absents des universités d’Europe. C’est en partie grâce à la dynamique école d’anthropologie de Cambridge, menée par Caroline Humphrey (et à laquelle appartiennent trois contributeurs de ce volume, Uradyn Bulag, Hildegard Diemberger et David Sneath), que l’on doit ce rapprochement entre études tibétaines et mongoles, qui commença en 2003 avec la première incursion significative de mongolisants au grand colloque annuel de tibétologie, le Xe congrès de l’International Association for

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Tibetan Studies (Oxford 2003). Ce panel, qui donna lieu à un numéro spécial d’Inner Asia 4/2 sur les études mongoles et tibétaines, est également à l’origine du présent volume.

2 L’introduction (« Towards critical studies of the Mongolian-Tibetan Interface »), écrite par Hildegard G.M. Diemberger et Uradyn Bulag, présente cette « interface » entre Tibet et Mongolie, donne un état des lieux du domaine, et montre que les études mongoles et tibétaines ont des défis comparables à relever. Tibet et Mongolie (et au sein de ces entités, Tibet central, oriental, Tibétains de la diaspora, Mongolie, Mongolie- Intérieure, etc.) ont été séparés « conceptuellement » et « géopolitiquement » (p. 2) – et le monde de la recherche les a de même appréhendés séparément – mais les échanges et interfaces se multiplient aujourd’hui : les Mongols (y compris les Kalmouks et les Bouriates) renouent avec le bouddhisme, vont étudier dans les monastères tibétains en Inde et traduisent les écritures du tibétain en mongol pour les rendre accessibles à la population, tandis que la diaspora tibétaine visite la Mongolie. La communication entre Tibétains et Mongols, entre tibétologues et mongolisants s’avère essentielle en cette période de réinvention des traditions, de relectures différentes des histoires partagées, où il est urgent de recueillir les témoignages des derniers survivants de la période pré- communiste. Et un des apports les plus intéressants de l’ouvrage sont les points de vue différents adoptés par les tibétologues et les mongolisants sur leur histoire commune.

3 Le bouddhisme, naturellement, tient une place importante dans le volume. De ce point de vue, l’article de J. Elverskog sur la contribution des Mongols au bouddhisme « tibétain », est essentiel. Il n’existe en effet pas de terme parfaitement satisfaisant pour désigner le bouddhisme des Mongols : le « lamaïsme » (terme aujourd’hui abandonné) suggère une religion différente du bouddhisme ; le terme de bouddhisme mongol est impropre pour la période Qing caractérisée par la dépendance spirituelle de la Mongolie envers le Tibet (mais conviendrait après le deuxième quart du XXe siècle ; le terme de bouddhisme tibéto-mongol promu par U. Bulag nie les (certes lointaines) influences ouïgoures, chinoises et autres qui ont marqué le bouddhisme mongol ; enfin le terme de bouddhisme Gelugpa conviendrait pour la période mandchoue si l’on oublie les influences des écoles dites « rouges » que l’historiographie écrite par des moines Gelugpa a justement tenté d’effacer.

4 Mais il n’est pas question que de bouddhisme dans ce volume qui traite également des questions d’ethnies minoritaires face au pouvoir et à la majorité Han en Chine, de conflits inter-ethniques, de frontières ethniques mouvantes, de diversité des courants religieux, et de la reconstitution des histoires locales masquées par les discours hégémoniques (historiographiques, impériaux, sino-centrés, Gelugpa).

5 Les dix-sept auteurs venant d’horizons variés – huit occidentaux, six mongols et trois tibétains – reflètent différentes traditions de recherche : anthropologues, historiens, linguistes, bouddhologues. Les deux premiers articles traitent du rôle politique du bouddhisme dans l’histoire mongole. U. Bulag centre son article sur deux figures bouddhiques majeures du début du XXe siècle, le neuvième panchen lama et le sixième lCang skya qutugtu, pour expliquer la déconnection à cette période entre Tibet et Mongolie, et évoquer le rôle des religions dans la formation des empires et des nations (« From empire to nation : The demise of Buddhism in Inner Mongolia »). Les Qing ayant imposé la suprématie du bouddhisme tibétain en Mongolie, il convient selon l’auteur de parler jusqu’au début du XXe siècle de bouddhisme tibétain en Mongolie (on s’étonne à ce sujet que l’auteur ne cite pas les importants travaux de J. Elverskog sur l’identité mongole sous les Qing). Les bouddhistes mongols coupèrent tout lien avec le

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Tibet après la chute de l’empire mandchou : on peut alors parler de bouddhisme tibéto- mongol – une question essentielle discutée sous un autre angle par J. Elverskog dans l’article suivant. Dans ce contexte troublé de formation des nations et de séparation de l’État et de la religion, les Mongols de Mongolie-Intérieure se trouvèrent pris au sein de conflits entre puissances – Chine (nationaliste et communiste), Japon, Russie et jeune République populaire de Mongolie –, et tentèrent de rallier les grands lamas à la cause de l’indépendance. Le lCang skya fit allégeance au président chinois Yuan Shikai, s’opposa au mouvement indépendantiste et exhorta les Mongols à être loyaux envers le Guomindang. Le prince De, bien qu’étant un ancien disciple du lCang skya, échoua à obtenir son support et se tourna vers le panchen. Le pontife tibétain, alors en fuite, fut courtisé par la jeune République populaire de Mongolie (avant son revirement d’attitude par rapport au bouddhisme), par les Nationalistes chinois, les Mongols méridionaux et enfin les Japonais (voir également à ce sujet l’ouvrage de Fabienne Jagou, Le 9e Panchen Lama (1883-1937). Enjeu des relations sino-tibétaines, Paris : EFEO, 2004, non cité par U. Bulag). Ses tournées en Mongolie-Intérieure attirèrent des milliers de pèlerins. On l’imagina en libérateur des Mongols, et on tenta de le convaincre de rester en Mongolie-Intérieure : de fait, bien qu’il exhortât à la loyauté envers le Guomindang, il soutenait tacitement le mouvement indépendantiste mongol. En 1933-1934, la Mongolie-Intérieure était ainsi devenue un « champ de bataille pour les bouddhas vivants ». Dans cette concurrence entre les deux pontifes, le panchen évinça le lCang skya dans le cœur des Mongols, tout en restant loyal à la Chine (on pourrait ajouter aux arguments de l’auteur le rôle joué par la mythologie de Shambhala dans la popularité du panchen lama en Mongolie et les prophéties qui circulaient à son sujet).

6 Dans le deuxième article, Johan Elverskog reprend des idées développées dans son ouvrage Our Great Qing : The Mongols, Buddhism, and the State in Late Imperial China (Honolulu : University of Hawaii Press, 2006), qui n’était pas encore paru lors de la rédaction de cet article (« Tibeto-centrism, religious conversion and the study of Mongolian Buddhism »). Il attaque le Tibéto-centrisme des historiographes, qui façonne et conditionne les relations tibéto-mongoles, marginalisant les Mongols par rapport aux Tibétains. On leur nie toute initiative, toute participation active dans leur histoire religieuse, on nie même le fait qu’ils ont leur propre bouddhisme : ils sont des « bouddhistes tibétains » (une des raisons principales étant que le tibétain est depuis le XVIIIe siècle la langue de la liturgie). L’auteur veut ainsi réhabiliter (on pourrait dire réenchanter) l’histoire du bouddhisme mongol, rappelant le rôle de Mergen gegeen et d’autres grandes personnalités religieuses ayant utilisé la littérature en mongol pour résister à l’absorption dans la sphère culturelle tibétaine. Mais il prend surtout pour exemple l’œcuménisme à la cour d’Altan qan, où la politique n’était pas encore liée à l’orthodoxie religieuse – Altan qan rencontrait des hiérarques de différentes écoles du bouddhisme tibétain, des Chinois des sectes dites du lotus blanc, et trouvait des sources de légitimité en dehors du bouddhisme. D’ailleurs, ce sont bien les Mongols, et non les Tibétains (comme l’auteur l’a déjà démontré dans sa traduction de la biographie d’Altan qan), qui prirent l’initiative de la conversion. En disséquant le processus de conversion, J. Elverskog montre qu’il est crucial de s’appuyer sur les sources mongoles, et de déconstruire les discours dominants (« master narratives »), le « monologue » de la dynastie Qing, ainsi que les discours des Mongols marxistes, des Japonais et des Occidentaux.

7 Gerhard Emmer étudie du point de vue de l’anthropologie culturelle la composante religieuse de la guerre opposant le Tibet au Ladakh (alors allié aux Moghols) de 1679 à

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1684 (« dGa’ ldan tshe dbang dpal bzang po and the Tibet-Ladakh-Mughal war 1679-84 »). Il cherche à comprendre les causes réelles du conflit et à mesurer l’impact que l’armée tibéto-mongole du général mongol dGa’ ldan tshe dbang eut et a encore aujourd’hui dans les traditions et les revendications territoriales au Tibet occidental. La régulation du commerce trans-himalayen, tenu par des musulmans qui combinaient affaires et pèlerinage, ainsi que la tentative de freiner la propagation de l’islam en pays bouddhique, pourraient être les raisons principales de l’intervention tibétaine au Ladakh. Qui prit l’initiative du conflit, quelle fut l’importance des prophéties ? Quelles furent les conséquences du traité de paix sur le commerce, et sur l’implantation des différentes écoles du bouddhisme tibétain et de l’islam au Ladakh ? En explorant ces questions, G. Emmer montre que le Ladakh fut le grand perdant du conflit et qu’il vit sa prospérité décliner. Le souvenir du général mongol Dga’ ldan tshe dbang et de ses conquêtes plane toujours sur ces régions, jusque dans les temples des divinités courroucées.

8 Le deuxième groupe d’articles s’attache à comparer des rites et des mythes tibétains et mongols, et explore les différents modes de renouveau ou de réinvention des traditions à l’époque contemporaine. À partir de l’étude de la réinvention de traditions pré- communistes et du renouveau ethnique dans le district mongolo-tibétain du Henan au Qinghai, Hildegard Diemberger étudie les modes d’action du gouvernement et des communautés (« Festivals and their leaders : The management of tradition in the Mongolian/Tibetan borderlands »). Contrairement à l’opinion communément partagée, le régime communiste n’a pas modifié en profondeur l’organisation et le mode de gestion des communautés. Les cadres locaux jonglent avec diverses sources de légitimité : la communauté et le Parti, la tradition et la modernité. Comme les anciens chefs de communauté, ils organisent, par exemple, des rituels pour appeler la pluie. Les Mongols Sogpo, en grande partie tibétanisés, se réinventent une identité mongole sur le modèle des Mongols de Mongolie-Intérieure et non des Mongols Oïrats dont ils sont issus, ce qui est apparent dans le domaine de la langue enseignée à l’école comme dans celui de la promotion de l’icône de Chinggis Khan, qui a supplanté celle de Gušri qan. Parce que l’ethnie mongole est mieux considérée par le gouvernement que l’ethnie tibétaine, des Tibétains se font enregistrer comme Mongols. Certains vont alors pleinement adhérer au renouveau mongol sponsorisé par le gouvernement – tel l’ancien gouverneur du district qui, bien que d’ethnie tibétaine, organise un naadam mongol et promeut une mongolité artificielle – ; toutefois, une grande partie de la population ne s’identifie pas à cette mongolité. L’auteur compare ensuite deux grands événements festifs devenus des rituels politiques modernes, le naadam mongol et le rtse ’dus ri la rtse tibétain, tous deux réinstitués en 1984. Malgré les tensions ethniques (voir l’article de Shinjilt), Mongols et Tibétains vénèrent le même dieu du terroir et adhèrent à la même religion, et les moines sont un facteur d’intégration des deux communautés.

9 Dans l’article suivant, David Sneath présente, reproduit (en photographie et en transcription) et traduit un texte sur le rite aux ovoo (mong. obug-a) conservé à Ulaanbaatar, antérieur de plus de cent ans au célèbre rituel composé par Mergen gegeen (étudié par Charles Bawden) (« Ritual idioms and spatial orders : Comparing the rites for Mongolian and Tibetan ‘local deities’« ). En comparant ces deux textes, Sneath démontre que tous deux sont modelés sur le rituel tibétain aux lha rtse, mais que le premier, daté d’environ 1649-1691, emploie des tournures vernaculaires, alors que le deuxième est une version plus élaborée et érudite. Partant de ces textes rituels, D. Sneath compare les rites tibétains et mongols et montre qu’ils reflètent et en même

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temps révèlent de la même manière la hiérarchie politique et l’organisation territoriale, et sont des actes politiques en soi. Il pose la question du lien avec les sépultures et le culte des hauteurs, du caractère indigène des maîtres du sol mongols, et de l’origine sans doute pré-bouddhique de ces cultes tant au Tibet qu’en Mongolie. Il aurait été intéressant de souligner l’association entre stūpa et ovoo en Mongolie, et le rôle très différent de l’attitude et de la participation du clergé bouddhique dans les rites aux divinités territoriales au Tibet et en Mongolie.

10 Caroline Humphrey met en valeur à travers le mythe de Dugar Žaisang (Dugar Jaisang) les conceptions mongoles des relations entre force militaire et autorité religieuse, et donc entre Mongolie et Tibet à la fin des Qing (« Vital forces : The story of Dugar Žaisang and popular views of Mongolia-Tibetan relations from Mongolian perspectives »). Connu au Tibet sous le nom de Sog po stag khrid, « Mongol menant un tigre », Dugar Žaisang aurait dompté un tigre à mains nues, ce dernier représentant une arme surnaturelle contre les sectes hétérodoxes. En étudiant des légendes mongoles et bouriates sur ce guerrier réputé pour sa force surnaturelle, qui aurait débarrassé le Tibet de l’ancienne école Nyingmapa, réaffirmé la domination des Gelugpa, et se serait distingué par de nombreux exploits et des qualités typiquement mongoles, l’auteur met en avant la valorisation d’une éthique d’origine séculière et sa légitimité à intervenir dans les affaires tibétaines. Aux yeux des Mongols, la force militaire mongole, en sauvant le bouddhisme Gelugpa, fut essentielle à la constitution du Tibet. C. Humphrey souligne cependant que les histoires, les légendes et les représentations visuelles de Dugar Žaisang, qui servent à repousser les influences malignes, peuvent avoir des origines distinctes. On pourrait encore suggérer des influences chinoises (le Wu Song d’« Au bord de l’eau », dompteur de tigres à main nues) et sino-tibétaines, comme le dix-huitième arhat Dharmatrāta, dévot laïc inspiré de Xuanzang, accompagné d’un tigre.

11 Morten A. Pedersen présente le processus de conversion au bouddhisme des Darhad du nord-ouest de la Mongolie, un groupe également réputé pour ses chamanes, à partir de travaux de terrain (« Tame from within : Landscapes of the religious imagination among the Darhads of Northern Mongolia »). Les Darhad ont une personnalité divisée entre un côté « jaune », bouddhiste, et un côté « noir », chamaniste, ce qui se retrouve dans le contraste entre la steppe bouddhisée et la taïga, repaire des chamanes « noirs », mais aussi dans l’opposition entre un centre homogène et une marge hétérogène. Les Halh majoritaires, orthodoxes et « centraux », perçoivent les Darhad comme minoritaires et marginaux, voire déviants. Pedersen montre que selon les discours a posteriori, la conversion au bouddhisme était en quelque sorte latente : les Darhad auraient présenté des qualités pré-existantes qui ont attiré les missionnaires bouddhiques. Comme le montrent des anecdotes, les lamas ont révélé aux Darhad ces qualités cachées, cette pureté originelle dont ils n’étaient eux-mêmes pas conscients ; ils ont été ainsi subjugués de l’intérieur. Mais la taïga avec ses trop nombreux animaux et esprits continua d’agir comme une barrière au bouddhisme. Comme dans tous les pays bouddhiques à des degrés divers, le processus de bouddhisation – « domestication », « soumission » ou « subjugation » – de la terre darhad n’est pas achevé.

12 Nasan Bayar s’intéresse aux changements de l’image de Chinggis Khan en Mongolie- Intérieure et à l’histoire de son culte dans les Ordos, en s’appuyant sur des textes historiques et des observations contemporaines (« On Chinggis Khan and being like a

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Buddha : a perspective on cultural conflation in contemporary Inner Mongolia »). L’auteur apporte des informations inédites sur les disputes concernant la participation des femmes et des Chinois au culte, et sur la nécessité ou non d’un lieu de culte fixe au XIXe siècle. Il aborde ensuite l’utilisation politique du culte au XXe siècle, lorsque Chinggis Khan devient un héros chinois, dé-historicisé et dé-ethnicisé. Dans les années 1950, la Chine communiste construit un mausolée qui devient un site d’éducation patriotique, et transforme les rituels en spectacles. Partant de son identification avec l’émanation d’un bodhisattva au XVIIe siècle, Nasan Bayar présente Chinggis Khan comme une divinité bénéfique « presque Bouddha ». Toutefois, la réinvention de Chinggis Khan comme figure bouddhique vénérée par les Han et les Mongols de Mongolie-Intérieure à la période communiste est un point discutable. Nasan Bayar appuie son argument sur les emprunts que le rite moderne d’Ežen Horoo fait au bouddhisme dans le domaine de la liturgie et de la terminologie, sur le rôle des Darhad qui font office de « prêtres », sur le mode d’approche de la statue principale et les offrandes : tout donne au visiteur ou pèlerin l’impression d’être dans un temple bouddhique. Durkheim et Hobsbawn viennent appuyer ses théories, mais il est regrettable que l’abondante littérature occidentale sur le culte de Chinggis Khan ne soit pas mentionnée (P. Ratchnevsky, E. Chiodo, K. Sagaster…) ainsi que l’article de N. Hurcha qui a montré que le culte avait justement résisté à la bouddhisation (« Attempts to Buddhicize the Cult of Chinggis Khan », Inner Asia, 1/1, 1999, pp. 45-57.), et l’ouvrage Our Great Qing de Johan Elverskog, qui consacre une partie à la façon dont les Qing ont remodelé les rituels d’Ežen Horoo. De même, l’affirmation simpliste selon laquelle le “Buddhism served to weaken the Mongol imperial tradition under the Manchu regime” (p. 217) est aujourd’hui remise en question par de nombreux chercheurs.

13 Suivent trois articles concernant la question des « écoles rouges », et plus précisément des Nyingmapa, en Mongolie. Poursuivant leur projet commencé en 1998 sur le renouveau du bouddhisme en Mongolie, Hanna Havnevik, Byambaa Ragchaa et Agata Bareja-Starzynska abordent la question de la présence et de l’origine des communautés bouddhiques non-Gelugpa au sein de trois monastères contemporains d’Ulaanbaatar (« Some practices of the Buddhist Red tradition in contemporary Mongolia »). Distinguant celles qui se rattachent à une tradition présente à Urga au début du XXe siècle de celles fondées par des moines tibétains en exil, les auteurs montrent en fait que plusieurs communautés mêlent des moines de Gandan et des femmes laïques lužin. Les lužin, pratiquant des rituels gcod tantriques développés au Tibet au XIe siècle, existaient avant 1921 au sein de monastères mongols Gelugpa : cinq traditions mongoles peuvent être aujourd’hui identifiées (dont celle de Danzanravžaa). Les auteurs concluent qu’il n’est pas pertinent d’établir une distinction entre écoles « rouges » et « jaunes ». Si c’est essentiellement sur les lužin que porte cet article – qui laisse le lecteur sur sa faim –, on attend avec impatience de ces mêmes auteurs une étude plus approfondie sur le renouveau bouddhique en Mongolie, à partir des témoignages, mais aussi des pratiques, des rituels et des textes que les auteurs ont pu recueillir (en 1998 et 2001).

14 L’article suivant, par Lce nag tshang Hum chen, traite de la biographie de Ngag dbang dar rgyas (1740-1807), un prince Qoshot (Hošuud) descendant de Gušri qan qui suivait les enseignements Nyingmapa et chercha à réconcilier les écoles Nyingmapa et Gelugpa (« A brief introduction to Ngag dbang dar rgyas and the origin of Rnying ma order in Henan County (Sogpo), the Mongolian region of Amdo »). Ngag dbang dar rgyas devint

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un maître, fonda un monastère et eut quelques disciples, dont le célèbre poète Zhabs dkar mais, en raison de la forte tradition Gelugpa de la région et surtout de l’influence politique du monastère de Labrang, qui cherchait à contrer l’expansion Nyingmapa, s’attira le ressentiment de nombre de ses sujets. En reconstituant sa biographie et son œuvre, l’auteur cherche à comprendre comment et pourquoi Ngag dbang dar rgyas devint Nyingmapa. Il montre également que la tradition Nyingmapa s’est transmise jusqu’à aujourd’hui dans cette région des Mongols Sogpo du Henan (dans l’actuel Qinghai). L’introduction nous informe que l’auteur est un des principaux protagonistes du renouveau Nyingmapa actuel au Qinghai, à la fois officiant tantrique, chercheur et journaliste.

15 Suivent deux autres articles biographiques sur de grandes personnalités religieuses. L’article de Hamid Sardar (« Danzanravjaa : The Fierce Drunken Lord of the Gobi ») sur Danzanravžaa (Danzanravjaa, 1803-1857), le cinquième Noyon hutagt (Noyan qutugtu) du Gobi reprend l’autobiographie de ce célèbre maître polymathe à partir de deux traductions du tibétain en mongol, traductions comportant de nombreuses erreurs (mais l’auteur n’a pas eu accès à l’original tibétain). Sardar cherche des réponses sur de nombreux points obscurs de l’autobiographie qu’il résume et traduit partiellement (le texte mongol est donné en notes) : comment Danzanravžaa a-t-il été formé aux traditions Nyingmapa, quel fut le rôle du quatrième Jangjia hutagt dans sa formation, quel rôle le prince qoshut Ngag dbang dar rgyas a-t-il pu jouer dans la diffusion des enseignements Nyingmapa en Mongolie ? H. Sardar fait le point sur l’histoire et la situation des écoles « rouges » en Mongolie, pour confirmer le fait qu’elles se sont préservées au sein de monastères Gelugpa : il parle ainsi de « Gelugpa rouge ». Danzanravžaa ne semble pas en effet avoir eu pour maître un lama Nyingmapa ni s’inscrire au sein d’un lignage de cette école, mais a été initié à une tradition transmise secrètement au sein des Gelugpa. De nombreux points obscurs demeurent cependant, comme le lignage dont Danzanravžaa serait issu, figurant sur une peinture reproduite page 293.

16 Jalsan, lama réincarné du monastère Baruun hijd (Baragun kejid) en Alaša, auteur d’un ouvrage sur ce monastère et d’un article dans Inner Asia (4/2, 2002), nous livre ici une étude sur la biographie du sixième dalaï-lama, qui selon une tradition perpétuée en Alaša ne serait pas mort au Kounounor en 1706 mais aurait voyagé et vécu une partie de sa vie dans la région des Alaša (« On the so-called secret biography of Tshang dbyang rgya mtsho »). Il ne serait mort qu’en 1746, puis sa réincarnation fut reconnue par un Mongol nommé Ngag dbang lhun grub dar rgyas, de son nom religieux Lha btsun dar rgyas no mon han des Alaša, lui-même réincarnation du régent tibétain Sangs rgyas rgya mtsho (et dont Jalsan serait la sixième réincarnation), et auteur de sa biographie. Michael Aris et d’autres chercheurs occidentaux1 avaient tenté de démontrer qu’il s’agissait d’un Mongol qui se serait fait passer pour le sixième dalaï-lama en Alaša ; Jalsan tente de nous convaincre du contraire à partir de l’étude de sa biographie, d’après l’édition xylographique imprimée au Baruun hijd en 1757 et conservée encore aujourd’hui dans le monastère : cette édition serait, selon Jalsan, l’unique version authentique de la biographie. Les Tibétains ne semblent pas avoir connu cette version de l’histoire avant le XXe siècle, quand une édition de la biographie offerte au treizième dalaï-lama suscita un grand intérêt au Tibet. Jalsan compare l’édition ancienne du Baruun hijd avec l’édition imprimée à Lhasa au début du XXe siècle et republiée récemment, et montre que dans l’édition de Lhasa ont été corrigées des erreurs et

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introduites de nouvelles, comme l’appellation de « biographie secrète », ce qu’elle n’était nullement à l’origine. Jalsan, qui a traduit la biographie du sixième dalaï-lama en mongol, souligne l’importance de comparer dans le détail les deux éditions.

17 L’article suivant est dédié à Sum pa mkhan po Isibalžur (1704-1788), polymathe, historien, linguiste, médecin, mathématicien et astronome dont l’héritage est partagé tant par les Mongols que par les Tibétains (« Sumpa Khenpo Ishibaljur : A great figure in Mongolian and Tibetan cultures »). Erdenibayar, un spécialiste des auteurs mongols écrivant en tibétain, fait ici une synthèse de ce que l’on sait sur sa biographie. Né dans une famille mongole ou monguor de l’Amdo, reconnu comme la réincarnation d’un lama tibétain du monastère dGon lung byams pa gling, auteur d’ouvrages en tibétain, il « semble avoir incarné les ambiguïtés de l’identité tibéto-mongole » (p. 304). Ses œuvres complètes en huit volumes, dont son autobiographie, furent publiées à dGon lung et en Mongolie-Intérieure, et traduites en mongol. Il reçut titres et fonctions à la cour de Qianlong mais conserva une grande liberté de pensée. Son ouvrage historique majeur, le dPag bsam ljon bzang, reste une référence pour l’histoire du bouddhisme mongol. Isibalžur est aujourd’hui une figure importante du renouveau de la culture mongole et en particulier de la médecine. La bibliographie doit être complétée par les travaux de A. I. Vostrikov et de Š. Bira sur la littérature tibétaine et mongole, et par la traduction des Annales du Kounounor par Yang Ho-Chin (The Annals of Kokonor, Bloomington & La Haye : Indiana University Press, 1969).

18 Partant du discours des intéressés, Shinjilt présente dans un article très documenté la complexité des querelles de pâturages qui dégénèrent en conflit ethnique dans l’actuel Qinghai, en particulier entre les Tibétains et les « Mongols » du district autonome du Henan (« Pasture fights, mediation, and ethnic narrations : Aspects of the ethnic relationship between the Mongols and Tibetans in Qinghai and Gansu »). Une partie des habitants du Henan (les « Henan mengqi ») est d’origine tibétaine, et de manière générale, les habitants de ce district ne sont pas mongolophones. Les « Henan mengqi » revendiquent des pâturages annexés par les provinces et districts tibétains voisins, et l’auteur récapitule dans des tableaux en annexe le nombre de morts et de blessés dans chaque incident : les conflits ouverts et les prises d’otages ont fait sombrer la région dans l’anarchie à plusieurs reprises, en particulier en 1987 et 1997. Lorsque les querelles de pâturages dégénèrent au point que la médiation des autorités locales et des autorités religieuses – les lamas réincarnés jouissant pourtant d’une forte considération de la part des deux parties –, échouent à trouver une solution, les « Henan mengqi » utilisent leur argument ultime pour porter l’affaire devant le gouvernement central : leur soi-disant ethnie mongole minoritaire. Ils réclament justice, neutralité, équité sur la base d’une identité artificiellement reconstruite (fondée sur l’histoire, la toponymie…). Shinjilt montre le caractère artificiel de cette mongolité vue comme la solution de leurs problèmes.

19 Burnee Dorjsuren présente la tradition lexicographique tibéto-mongole au XIIIe et surtout à partir du XVIIe siècle, lorsque les moines composèrent des dictionnaires et des manuels tibétain-mongol pour servir d’outils dans la gigantesque entreprise de traduction des écritures sacrées (« A review of the Tibetan-Mongolian lexicographical tradition »). Les dictionnaires étaient fondés sur les travaux lexicographiques tibétains. L’auteur présente ici les dictionnaires tibétains et tibétain-mongol les plus populaires – par Agvancoižižamcu, Brova Gungažamco, Gombožav, Agvandandar, Rol pa’i rdo rje –, leur présentation (certains proposant des listes d’archaïsmes et de néologismes), leur

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état de conservation, leur traduction en mongol. L’auteur a l’ambition de présenter la première étude exhaustive des dictionnaires tibétain-mongol du XVIIIe au XXe siècle, étude qui servira aux chercheurs et aux religieux qui aujourd’hui traduisent les écritures en mongol moderne pour rendre accessible les enseignements bouddhiques.

20 Deux articles tibétains ne comportent pas, malheureusement pour le lecteur non tibétophone, de résumé en anglais ou en mongol. Kesang Dargyay présente les différents groupes mongols Sogpo (dits encore rMa lho) du district autonome du Henan, selon les sources chinoises et tibétaines (« The origin of Malho Mongolian county »). Il décrit le lignage des chefs locaux, descendant de Gušri qan, qui devinrent patrons du célèbre monastère de Labrang.

21 Denlhun Tsheyang décrit une communauté mongole connue sous le nom des « Huit bannières mongoles de ’Dam gzhung » établie au nord-est de Lhasa (« Mongol cultural sites and customs in modern ’Dam gzhung (Tibet Autonomous Region »). Se fondant sur des sources textuelles, des publications locales récentes en tibétain et en chinois ainsi que des recherches ethnographiques, l’auteur présente l’origine de cette communauté, son histoire, son organisation et ses coutumes du XVIe siècle (sous la domination des Qoshut, 1640-1720) à nos jours.

22 Ce volume très riche souffre cependant d’un travail d’édition minimal. On cherchera en vain une table des illustrations, et surtout un index, qui par ailleurs aurait obligé les éditeurs à utiliser une transcription ou une translittération unifiée du mongol – cette langue est transcrite selon les éditeurs « according to the conventions that are relevant to the discussed areas » (p. 16), en réalité selon les habitudes de chaque auteur, et est souvent incohérente au sein du même article. On trouve par exemple Guushi Khan (p. 115) et Gushri Khan (p. 81, 307) ; Danzan Ravzhaa (p. 228) et Danzan Ravjaa dans l’article de H. Sardar ; Khutughtu (p. 37), Khutuktu (p. 289), Hutugtu (p. 307) et Khutukhtu (p. 234) ; Janggiya (p. 37), Janjya (p. 259, 289) et Chankya (p. 307) ; Qoshot (p. 261, 283) et Hoshuud (p. 115) ; Kokonor (p. 312), Kökönuur (p. 161), Kokonuur (p. 275, 308) ; Dolonuur (p. 286), Doloon Nuur (p. 397) ; heid (« monastère », p. 296), hiide (p. 283) et khiyd (p. 229) ; ikh (« grand », p. 230) et ihe (p. 207) ; Sagang Sechin (p. 203) et Saghang Sechen (p. 70), etc. Le lecteur ne fera peut-être pas le lien entre Harahorin (p. 201 sq.) et Qaraqorum/Kharakhorum. Quelques formes sont également mixtes ou erronées (Overhanghai p. 264 ; Ögödeyi p. 200, n. 3 ; Noyon khutukhu p. 228). Badgar choilin n’est pas à Dolonnor (p. 268). Il est dommage que les caractères chinois soient absents des bibliographies.

23 Un index ou des références croisées auraient également permis au lecteur de faire le lien entre différents points de vue sur les mêmes événements, par exemple H. Sardar aurait pu renvoyer à l’article de Lce nag tshang Hum chen lorsqu’il fait une digression sur Ngag dbang dar rgyas (p. 275), ou encore les articles de H. Diemberger et de Shinjilt auraient pu renvoyer l’un à l’autre, de même que les articles de Hanna Havnevik, Byambaa Ragchaa et Agata Bareja-Starzynska, et celui de H. Sardar.

24 Le tibétain suit le système Wylie, auquel s’ajoutent fréquemment des transcriptions phonétiques variées (Sogpo p. 240, Soggo p. 350-353).

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NOTES

1. Voir également Piotr Klafkowski (dir.), The Secret Delivrance of the Sixth Dalai-Lama as narrated by Dharmatâla, Vienne : Viener Studien zur Tibetologie und Buddhismuskunde, Universität Wien, 1979, non cité par l’auteur.

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KOHN, Michael, Lama of the Gobi. The Life and Time of Danzan Rabjaa, Mongolia’s Greatest Mystical Poet Ulaanbaatar: Maitri Books, 2006, 163 p., carte, glossaire, bibliogr. ISBN 1599719053

Isabelle Charleux

RÉFÉRENCE

KOHN, Michael, Lama of the Gobi. The Life and Time of Danzan Rabjaa, Mongolia’s Greatest Mystical Poet, Ulaanbaatar: Maitri Books, 2006, 163 p., carte, glossaire, bibliogr.

1 Michael Kohn, journaliste américain, auteur du Lonely Planet sur la Mongolie et éditeur au Mongol Messenger, nous livre ici un ouvrage portant sur le célèbre Danzan Rabjaa (cyr. Danzan Ravžaa, 1803/4-1856), personnage haut en couleur de l’histoire religieuse, littéraire et artistique de la Mongolie. Connu comme étant le poète mongol le plus fécond du XIXe siècle, c’était également une importante personnalité religieuse, qui passa la plus grande partie de sa vie à enseigner et à fonder des monastères dans toute la Mongolie. Ce qui ne l’empêcha pas d’être ami de la bouteille et des dames, la tradition lui attribuant cent huit amours – d’où son surnom de « Poivrot du Gobi ». Penseur indépendant, provocateur, Rabjaa n’hésitait pas à se mêler au peuple, à critiquer voire insulter les nobles et à manier la satire politique contre le clergé, la noblesse et les Qing. Son attitude non-conformiste, que ses biographies justifient par son affiliation à l’école Nyingmapa, suit également la tradition des grands yogins tibétains appelés « saints fous », un terme qui se réfère à leur inspiration divine et à leur attitude excentrique et provocatrice ; elle s’inspire également de saints chinois comme Jigong, « Ji le », auquel il a été également identifié (sur les relations de Rabjaa avec l’école Nyingmapa, voir l’article de Hamid Sardar, « Danzan Ravjaa : the Fierce Drunken Lord of the Gobi », in Uradyn E. Bulag & Hildegard G.M. Diemberger

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(eds), The Mongolia-Tibet Interface: Opening New Research Terrains in Inner Asia. Proceedings of the Tenth Seminar of the IATS, 2003, Brill’s Tibetan Studies Library, 2007, p. 257-294).

2 Rabjaa, que l’on connaissait en Occident grâce aux travaux de Walther Heissig et de Nicholas Poppe entre autres, a été redécouvert par le public mongol dans les années 1960, grâce à l’édition de ses œuvres complètes et de sa biographie par C. Damdinsüren puis par D. Cagaan. À l’œuvre écrite de Rabjaa s’ajoutent les poèmes et chansons ancrés dans la mémoire populaire, recueillis par les folkloristes dès la fin du XIXe siècle. Certains sont encore chantés aujourd’hui en Mongolie.

3 Mais le renouveau des études sur Rabjaa a véritablement commencé après 1990, lorsque Altangerel, descendant des gardiens des biens de Rabjaa, exhuma du désert de Gobi trente-deux caisses sur les quelque cent-cinquante enterrées par son grand-père, Tüdev, pendant la persécution du bouddhisme (il en resterait encore une quinzaine toujours enfouies, attendant pour être déterrées de meilleures conditions de préservation et de protection du patrimoine). Ces caisses contenaient un trésor inestimable : sutras, textes, statues, masques, costumes, peintures, objets étrangers, « crâne de yéti » etc., provenant du musée fondé par Rabjaa en 1842. Quelques caisses avaient déjà été trouvées par hasard en 1969, mais l’État préféra les brûler. Bien que C. Damdinsüren ait parcouru le Gobi oriental depuis 1960 sur les traces de Rabjaa, ce n’est qu’en 1985 que Tüdev révéla au savant le secret du trésor enfoui. La collection est aujourd’hui conservée dans le musée dédié à Rabjaa, fondé en 1991 à Sainšand, capitale de la province du Gobi Oriental (voir le catalogue édité par D. Cagaan : Ih Govijn dogšin Noyon hutugtu D. Ravžaa, Ulaanbaatar & Sainšand : UULS, ca. 1991). Le monastère de Hamaryn hijd, jadis célèbre pour ses écoles d’astrologie, d’art et de théâtre, fut reconstruit à partir de 1991. Les manuscrits provenant des caches font l’objet d’un projet de numérisation mené par le Mongolian and Inner Asia Studies Unit de Cambridge, et financé par la British Library Endangered Archives Programme.

4 L’ouvrage romancé de M. Kohn retrace la vie et l’œuvre de cette figure polymathe. Se fondant principalement sur des interviews avec des spécialistes de Rabjaa et les personnalités locales de Sainšand, ainsi que sur des articles de journaux, l’auteur nous livre le fonds inépuisable de légendes locales ayant trait à ce personnage – les études récentes s’étant plutôt portées sur sa biographie religieuse et sur ses poèmes. La région des Alaša et de l’Urad, qui conserva tant de traditions sur Rabjaa, n’est mentionnée qu’en passant, car c’est principalement du folklore de Sainšand en Mongolie que l’auteur tire ses sources. Les premiers chapitres relatent ses précédentes réincarnations, les miracles entourant sa naissance (Chap. 1 et 2), son enfance, sa vie, sa formation, ses voyages, les monastères qu’il fonda (Chap. 3), et sa pratique d’un bouddhisme qui semble aujourd’hui peu « orthodoxe » aux yeux des Gelugpas (Chap. 4). La situation économique et sociale de la Mongolie est brièvement évoquée (Chap. 5). Rabjaa se passionna pour la peinture, la médecine, la musique, l’architecture, la science, l’élevage des chevaux, mais également l’hygiène, et les jardins « zen », mais c’est avant tout pour son exceptionnel don poétique et sa création d’un premier véritable théâtre mongol qui se dégage progressivement de son contexte religieux qu’il est connu (Chap. 6). Sa pièce du « Coucou de Lune » qui comptait deux cents acteurs, y compris des nobles et des lamas locaux, était jouée dans un théâtre à trois niveaux où deux scènes se déroulaient en même temps. Rabjaa y introduisit de l’humour, des effets spéciaux, des danses et des jeux adaptés à une audience mongole.

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5 Sa poésie, mêlant spiritualité et thèmes séculiers, enseigne le détachement du désir, la compassion, l’amour de la patrie et de la culture mongole, exprime son empathie avec la vie des gens ordinaires, et véhicule également une critique de la société (Chap. 7). Ses idées humanistes, en faveur d’une égalité sociale et d’une égalité des sexes, sa lutte contre la violence humaine, son utilisation à des fins diverses de ses dons de thaumaturge et de guérisseur font l’objet du Chap. 8. Viennent ensuite l’histoire de ses voyages et les légendes qui circulent sur ses relations avec l’empereur mandchou, le Bogd Gegeen, et l’utilisation de ses pouvoirs magiques dans les conflits extérieurs (Chap. 9 et 10), sa mort, les légendes circulant sur son assassinat, et ses réincarnations (Chap. 11). Le Chap. 12, enfin, retrace la redécouverte de cette grande personnalité au XXe siècle.

6 Le chercheur regrettera la rareté des notes, les imprécisions bibliographiques et relèvera quelques inévitables erreurs qui devraient être corrigées dans une prochaine édition – Kirapolska pour Kiripolska (p. 150) ; le Badgar choilin süm ne se situe pas en Alashan (p. 36 ) ; Doloon Nuur ne peut pas être qualifiée de « Khuree (Hüree)’s sister city » (p. 37) ; les commerçants et usuriers dans la Mongolie du XIXe siècle n’étaient pas mandchous mais chinois (Chap. 5) ; Utai (Wutaishan) n’est pas une ville monastique au Tibet (p. 107) ; Maimaicheng n’est pas une ville de commerçants mandchous mais chinois (p. 115) – ainsi que des inexactitudes de transcriptions (p. 26 Shillingol, Suunit) et de traduction (p. 27 : traduction de suvraga par « temple »…). Toutefois, on ne peut que se féliciter de cette biographie agréable à lire, très bien documentée, et qui tire principalement sa source de la mémoire locale.

7 L’ouvrage est illustré de quelques dessins, et complété en annexe par une chronologie, une liste des principales lignées de réincarnation mentionnées dans le texte et des empereurs mandchous, et un glossaire.

AUTEURS

ISABELLE CHARLEUX

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BALIKCI Anna, Lamas, Shamans and Ancestors. Village Religion in Sikkim Brill’s Tibetan Studies Library, Leiden-Boston, Brill, 2008, 403 pages

Anne de Sales

RÉFÉRENCE

BALIKCI Anna, Lamas, Shamans and Ancestors. Village Religion in Sikkim, Brill’s Tibetan Studies Library, Brill (Leiden-Boston, 2008), 403 p.

1 Les relations que les grandes religions entretiennent avec les pratiques religieuses locales constituent un des domaines privilégiés de la recherche en anthropologie pour de bonnes raisons: il faut en effet prendre en compte des données non seulement d’ordre religieux mais aussi historique, économique, sociologique et politique afin de saisir ces phénomènes complexes et l’anthropologue s’est fait une spécialité de combiner ces différentes approches, souvent grâce à une longue expérience de terrain. L’ouvrage d’Anna Balikci offre un exemple particulièrement réussi de ce que cette tradition peut offrir. Lamas, Shamans and Ancestors. Village Religion in Sikkim se présente comme la monographie d’une communauté bouddhiste de l’Himalaya, qui a façonné au cours de son histoire et selon des modalités différentes, une religion de village dans laquelle une vision chamanique du monde persiste, de façon relativement indépendante, à côté de la religion bouddhique.

2 Le royaume bouddhique du Sikkim est fondé en 1642 par des lamas Nyingma – la plus ancienne des traditions du bouddhisme tibétain. Ce petit pays montagneux est alors peuplé par les Bhotia ou Lhopa, venus du Tibet à une date plus ancienne, et les Lepcha, une population chamaniste indigène, qui a jusqu’ici retenu l’attention des ethnologues beaucoup plus que ne l’ont fait les anciens immigrants tibétains. Si le bouddhisme s’efforça bien d’absorber le culte des ancêtres et des divinités locales, ces rituels n’en ont pas moins formé le cœur de cérémonies exécutées à la fois par les lamas de village et les spécialistes religieux locaux, ici appelés chamanes, qui se rattachent à la religion

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bon — la religion autochtone tibétaine, reconstruite a posteriori, qui a précédé le bouddhisme. L’auteur propose que ces différents spécialistes partagent une même conception de la réalité, selon laquelle le corps des individus (et du coup la santé et la maladie), le territoire, la société et le surnaturel ne sont pas des domaines de la vie sociale indépendants les uns des autres, mais au contraire en perpétuelle interaction. Cette vision du monde, qualifiée par Balikci de chamanique, est à la base d’une division du travail rituel entre les spécialistes religieux qui coexistent sans conflit : aux lamas reviennent plus particulièrement les rituels funéraires tandis que les chamanes sont consultés au contraire pour repousser l’échéance finale.

3 La première partie du livre introduit le lecteur à l’histoire politique et religieuse du Sikkim, et à la « religion de village » et ses acteurs : d’une part le lama de village, qui pratique un bouddhisme non dogmatique et d’autre part le chamane clanique (pawo) et le spécialiste des divinités locales (bongthing), Les deux parties suivantes présentent les contextes dans lesquels ces spécialistes religieux interagissent au sein d’un village en particulier, Tingchim, sur lequel l’auteur centre sa monographie. Ainsi la deuxième partie développe les relations des villageois à leur terre, sur le plan de l’économie agricole et des rites. La troisième partie est centrée sur les rites domestiques qui assurent fertilité et prospérité ; la maisonnée se révèle alors fournir le cadre dans lequel les membres réitèrent leur appartenance à la communauté et la vision chamanique du monde se maintient vivante. La dernière partie se concentre sur le rôle du bouddhisme conventionnel dans les relations que le village entretient avec l’État et avec le monde extérieur. S’il y avait conflit ce serait entre les représentants de ce bouddhisme conventionnel et les partisans d’un bouddhisme villageois plus pragmatique, non pas entre les lamas de village et les chamanes.

4 Ce qui est particulièrement intéressant dans cette étude est qu’elle permet de comprendre comment différents éléments de la vie sociale convergent pour produire une certaine configuration religieuse à une période donnée puis se modifient pour en produire une autre à une autre période, tout en conservant certains traits caractéristiques. Ainsi la persistance d’une vision chamanique du monde vient en partie de ce que le Sikkim, depuis sa fondation au XVIIe siècle et jusqu’à son intégration à l’Union Indienne en 1975, était un état peu centralisé avec une royauté faible, incapable d’imposer de façon stricte la religion bouddhique à ses sujets. Les monastères de moines célibataires, qui formaient au Tibet central un soutien politique d’envergure à la monarchie bouddhique, n’ont jamais pu se maintenir au Sikkim pour des raisons en partie démographiques : la culture sur brûlis nécessitait une nombreuse main d’œuvre et une famille pouvait difficilement se priver de l’un de ses fils pour l’envoyer au monastère. Aussi, à Tingchim, la vie rituelle est-elle restée entièrement entre les mains de spécialistes rituels bon jusqu’en 1910, quand pour la première fois un lama est venu s’installer au village. Vers la fin du XIXe siècle, l’introduction d’une culture de rapport, la cardamome, associée à l’immigration d’ouvriers agricoles venus du Népal, a bouleversé cette situation. L’argent et le temps gagnés ont permis aux Lhopo, seuls propriétaires des terres, d’investir dans des formes de culte à la fois plus coûteuses et plus prestigieuses et le village se mit à « produire des lamas au même rythme que la cardamome ». Dans les années 1930 l’influence des lamas s’étendit des cérémonies funéraires aux rites communaux, les chamanes conservant cependant le monopole des rites de cure jusqu’à la mort du dernier d’entre eux à Tingchim, en 1997.

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5 Contrairement à l’ancienne culture sur brûlis autour de laquelle était structurée une vie sociale faite de relations d’échanges au sein de la communauté des Lhopo, la culture de la cardamome est dépendante des travailleurs népalais et des marchands indiens. Les relations économiques qui fournissaient la trame du tissu social n’ayant plus de raison d’être, c’est sur la sphère rituelle que repose à présent l’unité de la communauté, tout particulièrement les rituels associés au territoire (comme ceux qui président aux récoltes) et au cycle de vie de la maisonnée : de la participation à ces rites, souvent coûteux, dépend l’appartenance des membres à leur communauté. En outre les rites domestiques réaffirment la vision chamanique du monde, en faisant intervenir comme partenaires surnaturels primordiaux les dieux ancestraux et des divinités du pays. Si la fin de la royauté et l’intégration à l’union indienne en 1975 signent la fin du bouddhisme d’État, on assiste cependant depuis les années 90 à un retour de cette religion servie par l’engouement international qu’elle suscite, couplé à une attention croissante portée aux sites sacrés de la nation. Aussi est-ce à présent dans ce souci pour l’environnement et dans les rituels domestiques que survit le fond chamanique étroitement associé, selon l’auteur, à l’identité sikkimaise.

6 Dans la mesure où les domaines de la vie sociale se répondent ainsi les uns aux autres et se transforment du même pas, l’auteur aurait pu y voir l’esquisse d’un système, mais un système ouvert aux innovations. Elle a préféré se centrer sur les débats anthropologiques concernant l’interface entre chamanisme et bouddhisme. L’intérêt de ce travail réside plus encore, nous semble-t-il, dans la présentation d’une étude de cas particulièrement bien documentée sur les transformations sociales et religieuses d’un village sikkimais au XXe siècle, ce que le titre ne laisse pas deviner, mais que la lecture de l’ouvrage révèle clairement. Le plan choisi pour exposer cette réalité complexe entraîne d’assez nombreuses répétitions, mais le matériel ethnographique est exceptionnellement riche, varié, et bien décrit. Il ouvre en outre de nombreuses voies comparatives avec d’autres communautés himalayennes. Le livre d’Anna Balikci est une lecture indispensable pour qui s’intéresse à cette région.

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WOESER, Tibet’s True Heart. Selected Poems Ragged Banner Press, 2008. ISBN : 978-0-9816989-0-8

Françoise Robin

RÉFÉRENCE

WOESER,Tibet’s True Heart. Selected Poems, Ragged Banner Press, 2008. Traduit du chinois par Andrew E. Clark

1 Il est rare qu’un poète tibétain contemporain vivant en Chine se fraie une voie jusqu’à la scène littéraire mondiale. Grâce à l’anthologie Tibet’s True Heart, une partie de l’œuvre de Woeser (tib. ’Od zer, ch. Weise), écrivain et intellectuelle tibétaine d’expression chinoise, est désormais accessible aux lecteurs occidentaux.

2 Woeser n’est pas une inconnue : depuis la révolte tibétaine de 2008, sa notoriété en tant que militante a dépassé celle de la poétesse. En effet, son blog, interdit en Chine mais hébergé à l’étranger, a été la principale source d’informations détaillées sur les manifestations tibétaines, rompant le blocus de l’information imposé par l’État chinois (woeser.middle-way.net). Ses chroniques et réflexions diverses sur la situation au Tibet ont également trouvé un lectorat occidental grâce à leur traduction régulière en anglais (www.highpeakspureearth.com). Les journalistes l’ont souvent interviewée. Cependant, elle est d’abord et avant tout une femme de lettres et une poétesse. Cette publication permet de rappeler et d’illustrer cette dimension de la personnalité singulière de son auteur.

3 Woeser est née en 1966 à Lhasa d’un père métis sino-tibétain et d’une mère tibétaine. Elle a vécu dans la capitale tibétaine jusqu’à l’âge de quatre ans, avant que son père, commandant dans l’armée, soit muté à Tawu (tib. Rta’u, ch. Daofu, préfecture autonome tibétaine de Kandze, tib. Dkar mdzes, ch. Ganzi, Sichuan). Éduquée en milieu sinophone, son identité tibétaine est restée en sommeil durant son enfance et son adolescence, comme en témoigne sa langue d’écriture, le chinois. Après avoir étudié la

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littérature à Chengdu, elle a commencé à écrire des poèmes et a travaillé pendant deux ans comme journaliste à Dartsedo (tib. Mda’ rtse mdo, ch. Kangding, Sichuan, ville- frontière entre le monde tibétain et le monde chinois). Puis elle s’est rapprochée du cœur culturel du Tibet et de ses racines en occupant à partir de 1994 à Lhasa le poste de rédactrice en chef de la principale revue de littérature tibétaine en chinois, Xizang Wenxue (« Littérature du Tibet »). Entre 1999 et 2008, elle a publié cinq ouvrages. Ses Notes sur le Tibet (Xizang biji, 2003), censurées l’année suivant sa parution, lui ont valu l’exil à Pékin, où elle a épousé l’intellectuel chinois Wang Lixiong. Depuis, comme galvanisée par cette mise au ban de la fonction publique, elle poursuit à domicile une activité de militante et de poète et est interdite de sortie du territoire, puisqu’on refuse de lui délivrer un passeport. Chroniqueuse du présent, elle ne néglige pas pour autant le passé. Elle a rassemblé pour les commenter des photos inédites prises par son père à Lhasa pendant la Révolution culturelle, période peu documentée et encore tabou en ce qui concerne le Tibet. L’ouvrage, publié à Taiwan (Sa jie, 2006) est interdit en Chine populaire et circule sous le manteau parmi les Tibétains. Il devrait bientôt paraître en traduction française.

4 Mais revenons à ses poèmes : l’anthologie publiée couvre vingt années (1988-2007) de création poétique à travers quarante-deux poèmes issus d’un recueil à paraître à Taiwan, Xueyude bai. L’ordre de présentation est apparemment aléatoire ou bien reflète l’ordre de l’ouvrage d’origine. On y retrouve les trois grandes périodes d’écriture de Woeser : les poèmes de la toute première époque (1988-1991), caractérisés par une pure quête littéraire et poétique, les textes ultérieurs qui révèlent une préoccupation personnelle religieuse et identitaire (1991-2003), puis l’engagement politique frontal (2004-2007), tripartition admirablement mise en lumière par Lara Maconi (INALCO) dès avril 2009 lors d’une communication orale dans un colloque1. Chaque année (à l’exception de 1998) est illustrée par un poème. Les amateurs de poésie pourraient déplorer le fait que les écrits récents de Woeser soient plus des vecteurs de message identitaire collectif que les témoins d’une recherche de perfection esthétique. La poésie militante, on le sait, est rarement synonyme de qualité. Mais l’œuvre ici assemblée de Woeser n’en demeure pas moins appréciable, pour trois raisons principales.

5 Tout d’abord, les poèmes de la première et de la seconde périodes possèdent une beauté et une dimension poétique indéniables qu’il ne faudrait pas occulter. Ainsi, « After a Few Years » (1990) est tout en dénuement, en suggestion et en simplicité (p. 62). « The Showers of 1990 » (1991) démarre par l’énigmatique phrase « I wash my hands when it thunders. / At the first raindrop, I mouth a silent prayer » (p. 68). Ce type de poésie, factuelle et apparemment simple, qui ne révèle en rien l’origine tibétaine de son auteur, rappelle la poète tibétaine née aux États-Unis, d’expression anglaise et influencée par la beat generation, Tsering Wangmo Dhompa. Quelques poèmes de la troisième période, tels « Jotting Down one’s Last Dream » (2006), retrouvent cette veine intimiste et parfois cryptique, où toutes les questions restent ouvertes « This was my dream last night. I do not understand its deeper meaning », (p. 42). Dans le beau « Spinning Wheel » (2000), Woeser part des roues desvéhicules qui la conduisent sur les routes du Tibet pour poursuivre sur le circuit de circumambulation (kora) et aboutir au mouvement du moulin à prières, tournant dans des mains inconnues, et auquel elle s’identifie (pp. 34-36). La quête identitaire et l’interrogation sur son hybridité font partie des thèmes récurrents : ainsi, dans « A Mala that Was Meant to Be » (1994), elle fait la part des choses entre l’apparence d’une Tibétaine, reposant sur le port d’un vêtement, et la grâce ancestrale qui n’est pas innée : « Easy to wear the local clothing: /

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It’s part of a living tradition / But how to inherit the grace of her ancestors? », (p. 22). Cette interrogation est au cœur même de son poème « Of Mixed Race » (1993), où le personnage « Elle » ne sait pas à quel rite sacrificiel présider (p. 80), comme Woeser qui ignore si elle est Tibétaine, Chinoise, ou autre chose encore.

6 D’autre part, dans la troisième période, et contrairement aux poètes tibétains qui s’expriment en tibétain, Woeser s’attaque frontalement à l’autorité chinoise et à sa prétention à la légitimité. La seule exception est peut-être la figure du dalaï-lama, dont l’évocation directe reste impossible : deux poèmes, « A Vow », (p. 33), et « Come Home », (p. 78) évoquent l’un un homme parti au loin, l’autre un aigle blessé par un démon, mais leur date de composition, le 10 mars 2000, donnent la clé de l’interprétation. En effet, c’est à cette date qu’a commencé le soulèvement populaire de Lhasa en 1959 contre l’occupation chinoise, qui a abouti quelques jours plus tard à la fuite en exil du dalai-lama. Pour le reste, l’expression franche du désaccord est de mise : le recueil s’ouvre sur « Remembering a Battered Buddha » (2007), qui décrit sa rencontre avec la statue abîmée d’une divinité, en vente sur le Barkor (tib. Bar skor, marché central de Lhasa). Woeser y voit un symbole de la manière dont la sauvagerie de l’État chinois a attaqué la tradition lors de la Révolution culturelle, avant de terminer sur une note cynique : et si ce n’était qu’un faux destiné à faire des bénéfices grâce aux ravages de la Révolution culturelle (pp. 3-4) ? Le panchen-lama enlevé et disparu depuis 1995 fait l’objet de deux poèmes écrits à dix ans de distance (« December », 1995, et « The Panchen Lama », 2005) où elle exprime dans un premier temps son désarroi et où elle dénonce le « grand mensonge » (« big lie », p. 12) qui consiste à affirmer que Tibet is fine and flourishing! (ibid.). Dix ans plus tard, elle s’est enhardie pour poser la question que chaque Tibétain a au bord des lèvres mais n’ose articuler en public : « The other child, where is he? », p. 14). « Tibet’s Secret » (2006) énumère le nom et le sort de prisonniers politiques tibétains (pp. 43-50), autre tabou brisé, et « Return to Lhasa » (2005) déplore la graduelle sinisation de la capitale tibétaine (pp. 64-67). Les poèmes les plus récents de Woeser (2008, 2009), traduits par le même Andrew E. Clark et régulièrement mis en ligne sur www.raggedbanner.com, perpétuent cette veine engagée. À notre connaissance, aucun Tibétain s’exprimant en tibétain depuis la Chine ne possède une telle audace. Chez eux, ces mêmes thèmes sont certes présents, mais voilés sous des métaphores et des sous-entendus. Woeser ne s’entoure pas de telles précautions. Se sent-elle protégée par le fait qu’elle s’exprime en chinois ? C’est peu probable, car la censure s’exerce avec plus d’intransigeance sur les textes en chinois que sur les écrits en tibétain, faute de censeurs peut-être. Son éloquence peut donc peut-être s’expliquer par un grand courage personnel, « I know if I dont’ speak now [1995], I’ll be silent forever » (p. 12). D’autre part, l’autocensure dont font preuve les Tibétains s’exprimant en tibétain est peut-être due au fait qu’ils ne sont pas en contact avec l’avant-garde chinoise et se sentent plus vulnérables car marginaux. Woeser, elle, a su trouver un écho parmi les Chinois Han et un soutien chez certains représentants des franges alternatives de sa population.

7 Enfin, ses textes permettent de prendre le pouls du sentiment de révolte partagé par ses congénères. Le silence auquel les Tibétains du Tibet se condamnent, pour leur propre survie et dans l’espoir de lendemains meilleurs, est ainsi rompu. La voix de Woeser, si on ne peut pas affirmer qu’elle reflète intégralement l’état d’esprit des six millions de Tibétains de Chine, est toutefois appréciée tant au Tibet qu’en exil, où elle est traduite et publiée, et elle transcende les barrières de la langue, puisqu’elle est reconnue par les Tibétains d’expression tibétaine qui ne sont généralement pas tendres

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avec leurs congénères écrivant en langue chinoise. Ce double consensus, qui dépasse les divisions spatiales et linguistiques, est assez unique pour être souligné. Il permet d’accorder à Woeser une légitimité et une représentativité.

8 Reste enfin à savoir si on lit aussi les poèmes de Woeser pour leur dimension poétique. La traduction du chinois est, de l’avis des spécialistes, tout à fait remarquable (même si Andrew E. Clark avoue ne pas bien connaître le chinois lui-même et s’être fait aider de deux sinophones qui ont tenu à garder l’anonymat). Selon son inclination personnelle, on pourra soit savourer les textes pour leur saveur poétique, soit dénicher des informations sur le mal-être des Tibétains de Chine. Dans ce cas, on les lira comme d’élégants billets d’humeur ou des chroniques qui révèlent les sentiments des Tibétains éduqués vivant en Chine. Quoi qu’il en soit, les textes se lisent avec plaisir, ils sont parfois teintés d’humour noir : The only thing I fear is that (surprise!) I might not manage to die / I might leap from the bed / Screaming / Jabbing them with gusto... / Now that would be very interesting. », (The Other Side », p. 76), et possèdent aussi finesse, originalité de vue et délicatesse.

9 Enfin, le riche appareil critique (pp. 85-125) révèle une bonne connaissance de la civilisation tibétaine de la part d’Andrew E. Clark et témoigne d’une attention à éviter les irritantes formes sinisées du tibétain qui parcourent souvent les traductions du chinois (Zhuoma pour Droma, Xigaze pour Shigatse, par exemple). Les trois cartes et la bibliographie en fin d’ouvrage sont utiles pour que le lecteur s’oriente. Toutefois, les notes contiennent quelques approximations : l’affirmation rapide selon laquelle « au- delà du primaire, toute l’éducation se fait en chinois » (p. 86) est à tempérer selon les provinces concernées (c’est exact pour la Région autonome du Tibet, mais pas pour les préfectures autonomes tibétaines du Qinghai, du Gansu ou du Sichuan où il existe des collèges bilingues). Le bulbe de potentille, droma (tib. gro ma), est décrit de manière inexacte comme une fougère alors que c’est une rosacée (p. 87). L’adjectif khampa (« une ville khampa », p. 95) reflète une locution chinoise mais non tibétaine, où il est réservé uniquement aux habitants de la région du Khams. Le terme « medicine lama » (p. 96) reflète le mésusage du mot tibétain lama en chinois où il a pris le sens de « moine, religieux », alors qu’il ne désigne en tibétain que les maîtres détenteurs d’une lignée de transmission tantrique. Enfin, il faudrait corriger gelung pour gelong (tib. dge slong, sanskrit bhikshu, p. 99), pour « moine pleinement ordonné ».

10 Ce ne sont là que des remarques mineures car la poésie de Woeser mérite d’être lue et écoutée, tant pour sa dimension poétique que politique. Outre qu’elle prouve que les Tibétains d’aujourd’hui sont eux aussi plongés dans la modernité, au diapason du monde, elle complète magistralement les impressions de certains Occidentaux qui s’instaurent un peu trop rapidement spécialistes de la question tibétaine, ou de Tibétains exilés qui sont interdits de séjour au Tibet et ne possèdent de ce fait qu’une connaissance au mieux limitée du système qu’ils dénoncent. Elle parvient alors à faire ressentir les interrogations et le malaise de tout un peuple pris au piège d’un pays officiellement multiethnique mais qui n’admet ni la revendication, ni l’expression du droit réel à la différence.

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NOTES

1. Cette communication, intitulée « Du ‘culte de la poésie’ au militantisme littéraire. Le parcours littéraire, spirituel et politique de ’Od zer, écrivaine tibétaine d’expression chinoise », a été présentée par L. Maconi au colloque de la SEECHAC « La création artistique face aux contraintes politiques et religieuses de l’Himalaya à l’Asie centrale, de l’Antiquité à nos jours » (29 avril 2009). Une version antérieure du présent compte-rendu ne citait pas Lara Maconi comme auteur de cette analyse. Je lui présente donc mes excuses pour avoir omis de la lui attribuer.

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REICHL, K., Edige, A Karakalpak Oral Epic - as Performed by Jumabay Bazarov Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia Academia Scientiarum Fennica, 2007, 498 p. ISSN 0014-5815 ISBN (hard) 978-951-41-1012-2. ISBN (soft) 978-951-41-1013-9

Frédéric Léotar

RÉFÉRENCE

REICHL, K., Edige, A Karakalpak Oral Epic - as Performed by Jumabay Bazarov, Suomalainen Tiedeakatemia Academia Scientiarum Fennica,(Helsinki 2007), 498 p.

1 L’ouvrage de Karl Reichl consacré à l’épopée karakalpake Edige constitue une avancée importante dans l’étude des épopées centrasiatiques. En effet, cette édition fournit non seulement la traduction intégrale en anglais d’une épopée karakalpake d’importance (précédée du texte original) mais elle en offre aussi une analyse détaillée, menée à différents niveaux. Le tout est complété par des documents audio-vidéo montrant quelques extraits significatifs de l’exécution.

2 Edige fait partie d’un riche fond d’épopées héroïques (dastan) répertoriées chez les Karakalpaks. Ce peuple turcophone, de tradition semi-nomade, islamisé, vit dans les zones désertiques d’Ouzbékistan, entre le Kazakhstan et le Turkménistan. Les enregistrements d’Edige par K. Reichl (1986 et 1993) ont été réalisés auprès de Jumabay Bazarov (Jumabay-jïraw), vraisemblablement le dernier barde connaissant l’épopée dans son intégralité. C’est dire à quel point la transmission des épopées s’est tarie, leur exécution se limitant aujourd’hui à des extraits relativement courts en comparaison du fonds d’archives référencées à l’Académie des Sciences d’Ouzbékistan (branche karakalpake).

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3 Rappelons en premier lieu la difficulté inhérente à la traduction d’une épopée transmise oralement, de génération en génération, et inspirée de faits historiques remontant au XVe siècle. Mais K. Reichl, au-delà de sa profonde connaissance des épopées centrasiatiques, a pu compter dans cette entreprise sur l’important éclairage fourni par Jumabay-Jïraw. À cela s’ajoute la collaboration de l’auteur avec plusieurs spécialistes karakalpaks, parmi lesquels l’ethnographe T. Qanaatov, reconnu pour sa profonde connaissance des formules dialectales, des archaïsmes et des emprunts de la langue karakalpake au kazakh.

4 Les six premiers chapitres de l’ouvrage sont une mise en contexte de l’épopée selon différentes perspectives. Le chapitre 1 donne un aperçu de la situation pré-soviétique et contemporaine des Karakalpaks ainsi que de l’épopée en tant que telle. Y sont abordés deux thèmes chers à l’auteur : la tension générée dans l’épopée entre des éléments historiques et des éléments mythiques (que l’on retrouve dans bon nombre de récits transmis oralement), et la légitimité à considérer Edige, ainsi que les autres dastan, comme des oral epics même si le texte n’y est pas intégralement versifié.

5 Le chapitre 2, The Edige of History, est plus spécifiquement consacré à la dimension historique du personnage Edige, un émir du clan Mangghyt cité dans les sources russes pour avoir assiégé et rançonné Moscou en 1408. L’importance historique qui lui est accordée repose sur son rôle de fondateur des Noghay, un khanat dans lequel s’est dissoute la Horde d’or au XVe siècle. En effet, les Karakalpaks, dont l’ethnonyme apparaît au XVIe siècle, considèrent les Noghay comme leurs ancêtres. Les trois personnages historiques sur lesquels repose l’épopée sont Edige (le héros éponyme), Tokhtamysh considéré historiquement comme le dernier khan important de la Horde d’Or (d’origine mongole mais rapidement turcisée et islamisée), et Sätemir (le fameux Tamerlan), auquel se ralliera Edige contre Tokhtamysh.

6 Le chapitre suivant (chapitre 3) nous plonge dans différentes versions turciques d’Edige : en noghay, kazakh, tatar et bashkir. L’auteur s’appuie sur les différentes versions connues, qu’il résume et classe selon leur appartenance ethnique. De leur comparaison thématique se dégage un certain nombre de similarités et de différences, au niveau de la généalogie et des rapports entre les personnages principaux ainsi que de leur rôle dans l’épopée. À la fin du chapitre (pp. 49-50), l’auteur procède à un récapitulatif appréciable de la trame commune à toutes ces versions, en quatorze points.

7 Le chapitre 4 traite des versions karakalpakes de l’épopée Edige. Après une présentation succincte des onze versions recueillies précédemment au cours du XXe siècle, l’auteur introduit le barde Jumabay-jïraw et la version qu’il a enregistrée auprès de lui en 1993 (la fin étant complétée par une version datant de 1986). L’action de l’épopée est ensuite résumée en cinquante et une parties et comparée à la plus ancienne version (datant de 1903, et enregistrée auprès de Bekimbet-jïraw). La grande homogénéité (constancy) qui en découle en termes d’actions, de descriptions de scènes ainsi que d’une terminologie très proche entre les deux versions, incite l’auteur à aborder, dans le chapitre suivant, la question de la transmission.

8 Dans le chapitre 5, Reichl explore tout d’abord la piste des qissa-xan, ces « liseurs de contes » qui récitent des textes appris par cœur. L’auteur cherche ainsi à déterminer si ce type de pratique où la tradition orale ou « orature », pour reprendre l’expression utilisée par Rémy Dor, est figée par l’écriture avant d’être transmise favorise une homogénéisation thématique. En effet, les qissa-xan mettaient par écrit toutes sortes de

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récits, dont des épopées héroïques, qu’ils transmettaient ensuite à la population illettrée. (Précisons que plusieurs écoles de qissa-xan ont été fondées dès la fin du XIXe siècle et qu’au-delà des épopées, elles avaient pour objectif premier d’instruire le peuple à la littérature arabo-persane, voir Pahratdinov 2002). Mais l’auteur privilégie plutôt la force de la transmission au sein d’une même généalogie (p. 83) et un entraînement intensif des bardes pour expliquer le caractère relativement figé de l’épopée. Sa démonstration, basée sur la comparaison de trois scènes issues de cinq versions différentes est, de ce point de vue, éloquente (voir le texte original).

9 Dans le chapitre 6, l’auteur cherche le prototype thématique (stemma) d’Edige à travers ses différentes versions, une entreprise limitée par les textes disponibles qui ne permettent pas de remonter au-delà du XIXe siècle. Alors, plutôt que de saisir la forme épique dans son ensemble, Reichl propose de sélectionner exclusivement les éléments communs à toutes les versions karakalpakes, postulant que ces similarités renvoient à un même schéma, modelé à l’époque où il a été vraisemblablement conçu (XIVe- XVIe siècles). En effet, il semble peu probable que ces éléments aient été ajoutés ultérieurement et ce de façon uniforme dans toutes les versions. L’auteur choisit de se concentrer sur deux personnages pour illustrer sa démonstration : Baba Tükli, ancêtre du héros, et Sïpïra-jïraw, conseiller âgé du khan Tokhtamysh. Le premier fait figure de propagateur de l’Islam auprès des khans de la Horde d’Or, bien qu’il ait des pouvoirs typiquement chamaniques (renvoyant à la période pré-islamique). Le second, généalogiste et prophète, représente l’ancêtre supposé des bardes karakalpaks.

10 Les trois chapitres suivants (chapitres 7-9) sont d’ordre analytique et méthodologique. En cela, ils introduisent plus précisément les différents niveaux structurels de l’épopée (texte, performance, musique).

11 Le chapitre 7 est consacré à la structure métrique du texte. L’auteur y rappelle les caractéristiques du karakalpak ayant des incidences d’ordre structurel (langue agglutinante avec harmonie vocalique) et procède à une analyse stylistique sommaire du texte, tout en rappelant qu’une étude poétique ne peut être complète sans la prise en compte de sa dimension musicale (sections chantées).

12 La question des caractéristiques performatives du texte chanté est développée dans le chapitre 8, consacré aux critères sélectionnés par l’auteur (linguistiques, musicaux, kinésiques) afin d’aboutir à une édition de l’épopée qui ne soit pas limitée à sa seule dimension littéraire (voir en particulier la section 8.1 From Word to Text).

13 Dans le chapitre 9, Reichl procède à une analyse musicologique synthétique des parties exclusivement chantées. Après avoir classifié les techniques expressives utilisées par le barde Jumabay-jïrawlors de son exécution (narrating, declaiming, narrating- declaiming, singing, singing in a recitative, p. 166), l’auteur se concentre sur l’aspect mélodico-rythmique des passages chantés. L’analyse lui permet de dégager quatre mélodies fondamentales (mélodies A, B, C, D). Il est remarquable de voir ici que l’analyse musicologique est traitée avec autant d’attention par l’auteur que l’analyse poétique exposée au chapitre 7 avec, ligne après ligne, une description de la transformation thématique opérée par le barde. Il en résulte une transcription de chaque thème musical dans sa plus simple expression, suivie de ses principales variations mélodico-rythmiques, et enfin de son modèle mélodique (melodic pattern). En conclusion, l’auteur tente de démontrer que la répétition de quatre mélodies sur un récit de 27 600 mots n’est pas monotone puisqu’un principe de variation en termes expressifs et mélodico-rythmiques a lieu d’une ligne à l’autre (pp. 176-178).

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14 La transcription d’Edige (pp. 179-282) et sa traduction (pp. 283-431) constituent la seconde moitié de l’ouvrage. Ici, nous soulignerons les soins apportés par l’auteur pour intégrer dans la mise par écrit du récit épique, sa dimension musicale à travers des symboles (renvoyant aux mélodies jouées en solo à la vièle qobïz [kobyz] ) et la transcription sur portée des principaux thèmes chantés. À cela s’ajoutent des notes relatives aux différents aspects linguistiques du texte (pp. 432-455) et un commentaire sur la dimension sémantique de certains passages qui prend en considération cinq autres versions d’Edige (pp. 456-478).

15 Concernant la conclusion du chapitre 9, nous aimerions apporter deux remarques. Car, comme nous venons de le voir, l’analyse musicologique de tout le chapitre a démontré qu’en deçà d’un certain niveau de variations pour le moins mineures, la musique vocale repose sur quatre mélodies de base. En fait, l’analyse menée par l’auteur permet d’attester que les mélodies A et D sont clairement apparentées, l’une dérivant probablement de l’autre, ce qui réduit en définitive le nombre de thèmes musicaux à trois.

16 Or, la question d’une éventuelle « monotonie » du matériau mélodico-rythmique concerne plus le pôle de la réceptivité (l’esthésique en termes sémiologiques), que celui de l’analyse musicologique proprement dite. En d’autres termes, plus que l’analyse externe, le témoignage des auditeurs locaux demeure de toute première importance dans l’évaluation de critères esthétiques. Ces derniers renvoient aux jugements de goût et à la relation entre barde et public qui doit aussi influencer l’exécution de l’épopée (comme elle a nécessairement influencé cette version).

17 De plus, la « monotonie » est établie ici selon une conception de la musique où la variation est une qualité nécessaire. Or, il semble bien que, à côté des normes poétiques, performatives et musicales établies par l’auteur, la répétition de cellules mélodico-rythmiques ait aussi un rôle structurant. Les caractéristiques musicologiques données par Reichl : « Syllabic style, stichic melodies, a comparatively small melodic ambitus, accompaniment by a and a predilection for melodies circling, as in a recitative, around one or two notes… » (p. 176) sont, en Asie centrale, globalement valables en dehors des épopées héroïques. En effet, l’ensemble des musiques populaires répond parfaitement à de tels critères. Or, la répétition cyclique a une place importante dans les musiques à caractère religieux, sacré, thérapeutique, fonctionnel. Ici, ce n’est pas la diversité mélodico-rythmique qui importe mais plutôt la répétition d’une même cellule intégrant de légères variations (écouter Léotar 2008 : pl. 21-23). Le retour au modèle, sans cesse répété, et sans cesse légèrement varié, donne ainsi toute sa force à la mélodie, qu’elle soit chantée pour endormir un enfant, soigner un malade, traire une vache ou encore, probablement, pour transmettre un récit épique… Mais le traitement de ces deux thématiques aurait débordé certainement le cadre de cet ouvrage, sans compter le déclin des traditions épiques karakalpakes et la réduction des épopées dans la sphère sociale à un simple et court intermède.

18 En conclusion, cette édition rend un très bel hommage à une épopée aujourd’hui à l’état de vestige chez les Karakalpaks. Elle représente ainsi un document d’importance pour l’histoire et la mythologie de ce peuple. Elle apporte en outre un éclairage sur de nombreux aspects liés au texte mais aussi, et c’est tout le défi de cet ouvrage, à l’histoire et à la culture karakalpakes, aux dimensions musicales et performatives de l’épopée. Plus qu’introductif, le traitement de ces différents aspects donne une compréhension approfondie de l’épopée et démontre à quel point elle est inscrite

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culturellement dans un tout d’où le récit, en tant que texte, ne constitue qu’une partie. Enfin, les résultats analytiques auxquels l’auteur a abouti, et dont nombre d’entre eux sont plus largement partagés au sein des sociétés turciques, constituent un apport précieux pour le développement des études comparatives dans la région.

BIBLIOGRAPHIE

Léotar, F. 2008 Karakalpakistan – La Voix des Ancêtres, Buda Records (CD, DVD, fichier pdf et livret de 26 p.).

Nattiez, J.-J. Musicologie générale et sémiologie (Paris : Christian Bourgois éditeur).

Pahratdinov K. A. 2002 Puti vozniknovenija i formirovanija škol karakalpakskih kyssahanov-poètov v konce XIX i v načale XX vekov. [Storytelling in Karakalpak Literature of the end of 19th – beginning of 20th centuries], 2002, Governmental Karakalpak University, summary of thesis (avtoreferat : UDK-894.375), short summary in Karakalpak & English, 23p.

Reichl, K. 1992 Turkic Oral Epic Poetry : Traditions, Forms, Poetic Structure (New-York & London: Garland Publ.). 2001 L’épopée orale turque d’Asie centrale. Contes épiques nanaïs, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, n° 32.

AUTEURS

FRÉDÉRIC LÉOTAR

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Karakalpakistan, La Voix des Ancêtres Buda records 3017797

Xavier Hallez

RÉFÉRENCE

Karakalpakistan, La Voix des Ancêtres, Buda records 3017797

1 Ce disque est le premier consacré entièrement à la musique du Karakalpakistan. On ne disposait auparavant que des extraits chantés de l’épopée karakalpake Edige enregistrés par Karl Reichl et publiés en accompagnement de sa traduction de cette épopée en 20071.

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2 Le Karakalpakistan, république autonome d’une superficie de 170 000 km², se situe dans la partie occidentale de l’Ouzbékistan, aux frontières avec le Turkménistan et le Kazakhstan. Zone désertique prise entre les fleuves de l’Amu-Darya et du Syr-Darya, il est surtout connu par la catastrophe de la mer d’Aral. Aujourd’hui complètement sédentaires, les Karakalpakes menaient, avant la soviétisation, un mode de vie semi- sédentaire. Leur activité se partageait entre une agriculture d’irrigation et un élevage de bovins. La population s’élève maintenant à 1,6 millions2.

3 Le présent disque offre un éventail diversifié de la musique karakalpake : chants accompagnés, chants a capella et mélodies instrumentales. Les enregistrements sont le résultat d’un travail de terrain effectué en 2007. Le disque s’inscrit d’ailleurs dans le cadre d’une nouvelle collection chez Buda records, intitulée sobrement « Asie intérieure », dont il est le premier numéro. Le principe de cette collection est de faire découvrir les pratiques musicales actuelles dans cette vaste zone. A ce jour, la majorité des disques consacrés à l’Asie centrale concerne la musique savante ouzbèke. Le disque, préparé par Frédéric Léotar, s’en distingue, en ce sens qu’il s’attache à ouvrir aussi sur les formes musicales populaires. Il est par contre proche dans sa démarche des disques réalisés par Henri Lecomte sur le Kirghizistan ou la Sibérie3. Il est encore plus particulièrement le fruit d’un travail d’ethnomusicologue.

4 Frédéric Léotar nous offre à écouter dans son disque une musique qui est traversée par les diverses cultures musicales turciques d’Asie centrale. La proximité des Karakalpaks avec les Turkmènes, les Ouzbeks ou les Kazakhs est évidente aussi bien dans la musique, que dans les genres et dans les termes employés. On remarque que l’un des trois types de chanteurs épiques ou bardes distingués par Frédéric Léotar, le jyrau (les deux autres types étant le baksy et le qyssakhan), se retrouve aussi bien chez les Karakalpaks que chez les Kazakhs. Il est aussi intéressant de noter qu’actuellement les jyrau kazakhs s’accompagnent à la dombra (luth à deux cordes), alors qu’auparavant ils utilisaient la

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vièle kobyz à l’instar de leurs homologues karakalpakes. Les vièles kobyz karakalpake et kazakh sont d’ailleurs de même facture.

5 Le disque comprend trois morceaux interprétés par des bardes jyrau. Leur chant est guttural, tout comme l’est celui des jyrau kazakh de la région voisine du Syr-Darya. Deux modes d’interprétation sont présents dans les enregistrements : un chant accompagné à la vièle girzek et une alternance entre musique instrumentale et déclamations de vers. Les baksy ou bakhsy s’accompagnent au luth dutar et sont, comme l’indique Frédéric Léotar, « l’équivalent des baksy ouzbeks (Khorezm) et turkmènes ». Ils partagent le même instrument. Les baksy sont les seuls à pouvoir être accompagnés par un autre musicien. La tradition musicale turcique est en effet celle de musiciens jouant en solo. Deux plages (2 et 7) nous présentent un duo, une femme baksy qui s’accompagne au dutar et un musicien jouant de la vièle girzek (semblable au ouzbek). Cette forme est une influence des populations sédentaires, que l’on retrouve aussi chez les Turkmènes. Deux types de chant a capella sont présentés. Le premier est virtuose et répond à un cadre précis. Le second correspond aux pratiques populaires. L’ensemble des chants est présenté en version trilingue (karakalpake-français-anglais), ce qui est très précieux. La seconde partie du disque est consacrée à des morceaux instrumentaux au dutar, à la vièle kobyz et girzek et à divers petits instruments (guimbarde, guimbarde en bambou à traction, clarinette et sifflet en argile). Il faut saluer la qualité des enregistrements, bien qu’ils aient été collectés en dehors de tout studio.

6 Le choix de Frédéric Léotar a été de proposer essentiellement des interprétations par la nouvelle génération, hormis pour le chant a capella. Cela laisse à supposer que ce dernier mode est moins transmis aux jeunes. Il est cependant dommage que les anciens soient si peu représentés. Les plages 18 et 19, morceaux instrumentaux au kobyz, sont interprétés par des musiciens plus âgés et sont particulièrement belles et expressives. Il aurait été intéressant d’avoir une plage équivalente pour des morceaux au dutar et pour les mélodies des jyrau et des baksy.

7 La principale critique est l’absence de définition précise pour la dénomination des mélodies. Qosyq désigne apparemment une mélodie accompagnée au dutar et interprétée par un baksy, à l’exception de la plage 14 a capella. Les mélodies populaires begler et keng’es sont mentionnées pour servir de base à des mélodies qosyq, mais la relation n’est pas explicitée. La mélodie saz semble être caractérisée par son aspect strictement instrumental, à l’image des kuï kazakhs ou kirghizes.

8 Le disque est accompagné d’un DVD, qui permet de visualiser les musiciens et les instruments (dans l’ordre luth dutar, clarinette sybyzgy et vièle kobyz). Le DVD se compose de 6 chapitres, comprenant 5 morceaux présents sur le disque audio (notamment la très belle berceuse de la plage 12) et une mélodie en bonus. Les chapitres 3 et 4 du DVD sont particulièrement intéressants. Le premier présente un jeu habituel à la clarinette sybyzgy, tandis que le second offre une version bruitiste du même instrument. D’une durée d’environ 15 minutes, le DVD apparaît un peu court et nous donne envie d’avoir plus d’images. Il ne reste donc plus qu’à se rendre au Karakalpakistan.

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NOTES

1. Les extraits vidéos et audios proviennent d’un enregistrement réalisé par Karl Reichl en 1993. Reichl Karl (ed.), Edige : a karakalpak heroic epic as performed by Jumabay Bazarov, Helsinki : Academia Scientiarum Fennica, 2007, 498p. Dans le disque associé au livre de Ted Levin, The Hundred Thousand Fools of God, Indiana U. P., Bloomington, 1999, le seul morceau karakalpak est aussi interprété par Jumabay Bazarov (plage 16 : « Ode to Maxtum Quli »). 2. Un recueil d’articles consacrés aux Karakalpaks a été publié en français en 2002 : « Karakalpaks et autres gens de l’Aral : entre rivages et déserts », Cahiers d’Asie centrale [IFEAC], n°10(2002). Il existe aussi deux autres publications récentes : Utegenov Quatbay, Karakalpak folk tales, Trafford Publishing, Victoria B.C.(Canada), 2005, 394p. ; DoniyorovaSaodat , Parlons karakalpak, L’Harmattan, Paris, 2003, 234p. 3. La collection Sibérie, qui compte aujourd’hui 10 CD, a été produite par Buda records. Le dernier présente la musique altaïenne (Sibérie 10 : Altaï, le chant des montagnes d’or, Buda records 3017818). Musiques du Kirghizstan, Buda records 92631-2.

AUTEUR

XAVIER HALLEZ

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TAUBE Erika, Tuwinische Folkloretexte aus dem Altai (Cengel/Westmongolei). Kleine Formen Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (Turcologica, 71), 2008

Charles Stépanoff

RÉFÉRENCE

TAUBE Erika, Tuwinische Folkloretexte aus dem Altai (Cengel/Westmongolei). Kleine Formen, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (Turcologica, 71), 2008.

1 L’ethnologue et linguiste allemande Erika Taube a consacré sa carrière à une population turcophone qui fut naguère des plus mal connues d’Asie septentrionale : les Touvas du Cengel sum en Mongolie. Jusqu’aux années 1960, les ouvrages soviétiques signalaient pour mémoire leur existence sous le nom de « Touvas de l’Altaï », en mentionnant les dernières informations les concernant, quelques phrases de G. N. Potanin datant des années 1880. Aujourd’hui, grâce au travail intensif de E. Taube, il n’est pas excessif d’affirmer que les traditions orales des Touvas de Cengel sont parmi les mieux documentées des turcophones d’Asie du nord. Le contraste est vif avec la pauvreté critique des publications concernant les traditions orales d’un autre groupe touva, les éleveurs de rennes tožu, pourtant bien ethnographiés.

2 Bien peu de textes en langue originale apparaissaient pourtant jusqu’à présent dans la bibliographie de 79 titres de E. Taube sur les Touvas de Cengel commencée en 1967. Il fallait se contenter de livrets artisanaux circulant parmi les intellectuels touvas de Russie ou de traductions en allemand et russe. C’est dire si la publication des matériaux d’Erika Taube était attendue des spécialistes.

3 Dans sa préface, Taube retrace les vingt années qu’a duré la préparation de ces matériaux : Habent sua fata libelli. L’Akademie-Verlag de RDA avait dédaigné cette recherche de « divertissement » (Hobby-Forschung), considérée comme « sans intérêt

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pour la société ». C’est la collection Turcologica de Harrassowitz qui en a entrepris la publication : ce premier volume sur les « Formes brèves » (Kleine Formen) sera suivi de trois autres consacrés aux formes narratives et à un glossaire. Quant aux textes chamaniques, d’un genre très distinct selon Taube, ils exigeront un travail d’édition supplémentaire.

4 Cet ouvrage est à la fois le bilan très personnel d’une carrière et une belle réussite scientifique. La préface retrace les conditions du travail de terrain (cinq voyages à Cengel entre 1966 et 1985), les difficultés techniques d’enregistrement avec un premier magnétophone de dix kilogrammes, les embûches administratives qu’il fallut surmonter, mais aussi la collaboration fructueuse avec un étudiant touva devenu le célèbre écrivain d’expression allemande Galsan Tschinag. Les textes, notés en alphabet latin avec en regard la traduction allemande, sont classés par genre dans des chapitres précédés chacun d’une introduction scientifique. Ils sont accompagnés pour la plupart du nom de l’informateur et de la date d’enregistrement suivis d’un commentaire philologique et ethnographique comprenant des indications sur les mongolismes et les formes dialectales, des comparaisons avec d’autres textes touvas ou mongols, des variantes de traduction et des informations sur les circonstances rituelles d’énonciation du texte.

5 La première partie rassemble les louanges (maqtār), textes superbes adressés à l’Altaï, au bétail et aux chevaux. Comme dans les invocations non chamaniques des Touvas de Russie, on remarque l’absence de figure anthropomorphe d’esprit-maître distincte du lieu lui-même. C’est à la montagne elle-même, « mon Altaï » (Aldajym), avec ses sommets, ses flancs, ses sources et ses arbres que s’adresse la ferveur poétique. Les chants des chamanes touvas s’attachent plutôt à décrire les traits, invisibles aux profanes, d’esprits-maîtres chamarrés (voir Ch. Stépanoff, Les corps conducteurs. Enquête sur les représentations du statut et de l’action rituelle des chamanes chez les Turcs de Sibérie méridionale à partir de l’exemple touva, 2007, Thèse de doctorat, École pratique des hautes études).

6 Après ce constat, on s’étonnera de voir le commentaire de E. Taube dominé par le souci d’identifier une « divinité » (Gottheit) cachée à chaque fois qu’une intentionnalité est prêtée à un objet en principe inanimé. Ainsi ajoute-t-elle régulièrement à la traduction de Aldajym, « mon/mes Altaï », le mot Götter (« dieux ») entre crochets (p. 45, n°2, et passim). Quant à la formule mein Reicher Herr der Jurtenplatzes traduisant baj xonažym (litt. « mon riche emplacement de yourte ») (p. 44, n°1), c’est plus un commentaire, éclairant certes, qu’une traduction. Introduire ainsi des entités spirituelles absentes du texte original, c’est risquer de perdre la spécificité du style profane par rapport au style chamanique. Bien entendu, les profanes connaissent les représentations concernant les esprits-maîtres, mais les règles du genre de discours particulier que constitue la prière profane ne permettent pas de les évoquer.

7 Curieuse est l’origine donnée par E. Taube à l’exclamation xuraj (appel de la chance et du bonheur). Dans son commentaire sur la louange du bétail (p. 53, n°11), l’auteur dit n’avoir pas trouvé ce mot dans le corpus de M. B. Kenin-Lopsan rassemblé chez les Touvas de Russie et en conclut qu’il s’agit d’une influence du mongol sur la langue des Touvas de Cengel. En réalité, kuraj est bel et bien cité et commenté par Kenin-Lopsan (Tyva xamnarnyŋ algyštary, 1995, Kyzyl, Novosti Tuvy, p. 389). De nos jours, kuraj est couramment employé par les Touvas de Russie dans leurs rituels et même dans la chanson de variété. La présence du mot dans toutes les langues turques de Sibérie

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(khakasse xuraj, altaïen kuruj, iakoute uruj) incite à y voir un fait turco-mongol commun plutôt qu’un emprunt local des Touvas de Cengel à leurs voisins mongols.

8 À la suite des louanges, Taube a rassemblé de courtes formules d’un genre fort peu étudié : il s’agit de quelques mots prononcés par exemple pour s’endormir, pour faire le fromage blanc xojtpaq ou pour aider les agneaux à téter. On notera en particulier la formule prononcée pour mettre fin aux jours d’un vieux chien fidèle en l’étouffant d’un morceau de gras de queue de mouton (p. 56, n°10, notre traduction) : Sen bo jagny jip / Mange de ce gras, Möŋge uduuš eki jalyy / Puis endors-toi bien pour l’éternité. Y’t bop törü ! / Que tu naisses comme chien !

9 Cette formule, également employée pour les chevaux dont le crâne est déposé dans la montagne clanique, illustre l’idée d’une renaissance des animaux après leur mort, une conception familière chez les turcophones de Russie.

10 Si le corpus rassemblé par Taube à Cengel contraste avec les traditions des peuples de l’Altaï-Saïan russe, c’est notamment par la présence de mongolismes plus nombreux (avec parfois des locutions mongoles entières), par les références au bouddhisme et aussi par la faible représentation du monde de la chasse. L’environnement écologique des Touvas de Cengel est la steppe : la lecture de leurs textes suffirait à l’apprendre. L’unique invocation de chasse du volume, trois lignes consacrées à la marmotte (p. 55), contraste avec la richesse des čalbaryg de chasse à l’ours ou aux grands cervidés des Touvas de Russie. De même, les descriptions de l’Altaï le dessinent comme un pâturage rempli de yaks et de moutons, dispensateur de lait, tandis que les peuples du versant nord voient leur Altaï comme une forêt pourvoyeuse de gibier gras. Mais au nord comme au sud, c’est à cette haute montagne que les humains attribuent leur bonheur et leur fécondité.

11 La section sur les bénédictions algyš mène le lecteur au cœur de la vie familiale et du travail quotidien des Touvas de Cengel. Les appels du bonheur (ölĵej) pour une nouvelle yourte, une naissance, un nouveau pâturage ou des habits neufs sont suivis des formules plus succinctes pour battre la laine, préparer le feutre ou faire la couture.

12 La partie la plus importante de l’ouvrage est formée par les chansons. Les chansons brèves « à la touva » construites sur une structure rigoureusement paralléliste et chantées sur une mélodie unique (Taube dit n’en avoir entendu qu’une seule d’origine touva en quarante ans), sont consacrées au pays, au bétail et à l’amour. À la suite de ces chansons abondamment publiées depuis N. F. Katanov à la fin du XIXe siècle, on découvre une série énigmatique appelée par Taube les « chants Xoŋγuraj/Гoŋγuraj . » Composés d’une série paralléliste de questions nostalgiques, ces chants évoquent la terre perdue de Xoŋγuraj : « Où sont les meilleurs de mes quarante troupeaux de chevaux bigarrés, Гoŋγuraj ? / Où sont les guerriers de mon pays aux quatre Bannières [γožuun], Гoŋγuraj ? » (p. 140, n°104). Taube propose, à la suite de l’ethnologue khakasse V. Ja. Butanaev, de reconnaître dans Xoŋγuraj une variante de Xoŋgoraj ou Xooraj, le vieux nom turc de la vallée de Minoussinsk. Dans ce cas, il est tentant de supposer, comme le font ces deux auteurs, que ces chants sont les souvenirs des Kyrgyz du Iénisséï qui furent déplacés de force par l’armée dzoungare vers la Mongolie du nord-ouest en 1703. Les Khakasses contemporains se revendiquent les héritiers de ceux des Kyrgyz qui revinrent dans la vallée de Minoussinsk après la chute de l’empire dzoungar. Des lamentations « Kongoraj » semblables ont été recueillies récemment chez d’autres descendants des déportés, les Kyrgyz de Mandchourie (V. Ja. Butanaev,

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Istorija vxodždenija Xakasii (Xongoraja) v sostav Rossii, 2007, Abakan, Izd. xak. gos. univ., 98-99).

13 À la suite des 429 proverbes publiés, les amateurs se réjouiront des 309 devinettes et plus particulièrement des quatre dernières, publiées sans solution, qu’ils pourront tenter de résoudre.

14 Deux recueils d’invocations non chamaniques en langue touva ont précédé le travail de Taube (qui, curieusement, ne s’y réfère pas) : un petit ouvrage de Zoja Kyrgys, Tyva ulustuŋ algyš jörèèlderi, 1990, Kyzyl, TDLTÊŠI, et Obrazcy fol’klora i reči kobdoskix tuvincev, 2003, Kyzyl, TGU, de Cèncègar’, une étudiante touva de Mongolie. On mesurera l’ampleur de l’horizon qu’ouvre le livre de Taube si l’on sait qu’il compte onze bénédictions de mariage, alors que celui de Kyrgys n’en avait publié que deux et celui de Cèncègar’ une seule. L’abondance de la documentation, le caractère systématique de la collecte de tous les genres existants et la précision de l’apparat critique feront de cette publication, lorsqu’elle sera achevée, un corpus exceptionnel éclairant de façon aussi exhaustive que possible une tradition orale.

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ÖLMEZ Mehmet, Tuwinischer Wortschatz mit alttürkischen und mongolischen Parallelen. Tuvacanın Sözvarlığı. Eski Türkçe ve Moğolca Denkleriyle Wiesbaden, Harrassowitz in Kommission, (Veröffentlichungen der Societas Uralo-Altaica, 72), 2007, 516 pages

Charles Stépanoff

RÉFÉRENCE

ÖLMEZ Mehmet, Tuwinischer Wortschatz mit alttürkischen und mongolischen Parallelen. Tuvacanın Sözvarlığı. Eski Türkçe ve Moğolca Denkleriyle, Wiesbaden, Harrassowitz in Kommission, 2007 (Veröffentlichungen der Societas Uralo-Altaica, 72), 516 p.

1 Cet ouvrage est un dictionnaire étymologique du touva, langue appartenant au groupe turc du nord-est parlée par environ 200 000 locuteurs. L’auteur annonce les publications ultérieures d’une grammaire touva et d’un corpus de textes.

2 L’introduction présente les différents groupes touvas de Russie, de Mongolie et de Chine, ainsi que la langue touva. D’utiles alternances vocaliques et consonantiques sont établies entre la langue turque ancienne, le ouïghour jaune et le touva.

3 L’ouvrage est divisé en un dictionnaire étymologique touva avec articles en turc et en allemand (4450 entrées), un dictionnaire turc-touva succinct (4700 entrées), un dictionnaire allemand-touva du même type (5000 entrées). Ölmez n’utilise pas les translittérations scientifiques habituelles mais l’alphabet latin en usage en Turquie.

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4 Les articles du dictionnaire étymologique comportent une partie en turc avec une traduction (de un à trois mots) et parfois des exemples d’expressions touvas traduites, puis une partie en allemand de contenu identique. Il arrive que la brièveté de la définition soit excessive : kažan-daa qui est traduit en allemand par immer (« toujours ») signifie aussi « jamais » dans une phrase négative. L’article s’achève par une partie étymologique, uniquement en turc, dans laquelle l’auteur fournit simplement des formes de langues voisines avec des indications d’origine ou une proposition de dérivation interne au touva. L’étymologie turque renvoie principalement à l’ouvrage de Sir G. Clauson, l’Etymological Dictionary of Pre-Thirteenth-Century Turkish (Oxford, 1972). Quant aux termes mongols, ils sont tirés du Mongolian English Dictionary (Los Angeles, 1960) de F.D. Lessing.

5 Ölmez suit généralement les étymologies de G. Clauson et B. Tatarincev. Il s’en éloigne pourtant à propos du terme aza, catégorie d’esprits malfaisants (p. 83), dont l’étymologie a donné lieu à de nombreuses hypothèses depuis le milieu du XIXe siècle. Rappelons que W. Radloff y voyait un emprunt au mongol, tandis que V. Rassadin situait son origine dans la langue ket du Iénisséï. Ölmez reprend à son compte l’hypothèse de Castrén qui rapprochait ce terme, cité en karagasse, du koïbal ajna et lui donnait une origine finno-ougrienne. Tatarincev reconnait au contraire dans aza un mot turc et l’occurrence turque ancienne de l’Altaï qu’il cite fait de son analyse la plus convaincante (Etymologičeskij slovar’ tuvinskogo jazyka, I, pp.69-70).

6 Ölmez remarque à juste titre qu’il est souvent difficile d’établir si un mot attesté dans les langues turques et dans les langues mongoles figure dans le lexique touva comme un héritage du turc ancien ou comme un emprunt au mongol. Quelquefois un phénomène d’aller et retour est évident et l’auteur l’indique alors utilement : par exemple le touva čaan, « éléphant », est un emprunt direct au mongol jaγan/zaan (noté par Ölmez caġan), qui dérivait lui-même du turc ancien yaŋa/yağa:n.

7 En fin de volume, des index rassemblent les mots étrangers cités dans la partie étymologique avec en correspondance les articles touvas dans desquels ils figurent. Les index les plus fournis sont ceux du turc ancien (1200 formes) et du mongol (1280). Il faut noter que ces listes sont purement indicatives : ainsi l’index tofalar ne s’étend que sur une page et demie alors que, le touva et le tofalar étant extrêmement proches, c’est l’ensemble de leurs lexiques qui auraient pu être mis en correspondance. De même la répartition des mots mongols entre les index Halhaca (khalkha) et Klasik Moğolca (mongol en écriture classique) peut paraître arbitraire. Les listes auraient pu être plus longues si l’on n’avait pas inclus de nombreux termes occidentaux peu utiles comme avtonomija qui réapparaît trois fois dans les listes grecque, allemande et russe. Plus intéressantes sont les listes des termes iraniens et sanscrits.

8 Plusieurs imperfections regrettables sont sans doute à mettre sur le compte d’un travail éditorial un peu rapide. La préface publiée en quatre langues, allemand, turc, touva et russe, laisse présager une certaine virtuosité linguistique. Cette impression est cependant ternie par des fautes trop nombreuses : öönüm au lieu de ööm en touva p. X, zaderžžki au lieu de zaderžki en russe p. XI dans une ligne particulièrement malheureuse puisqu’elle contient trois des neuf coquilles relevées dans le texte russe d’une page et demie. Parmi les autres défauts d’édition, on regrettera que la liste des abréviations soit incomplète, rendant la lecture parfois difficile (manquent « Guig. », « Proben », etc.). Dans le dictionnaire étymologique apparaît régulièrement la mention « Etim. : » suivie

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d’un blanc. On peut s’étonner enfin que l’auteur n’ait pas consulté le dictionnaire touva-turc de E. Arıkoğlu et K. Kuular Tuva Türkçesi Sözlüğü, Ankara, TDK, 2003.

9 L’ouvrage n’en est pas moins d’une grande utilité : maniable, il permet une recherche rapide et efficace orientant vers des sources plus complètes. L’auteur le qualifie de « court dictionnaire étymologique et non recension exhaustive des mots touva » (p.24). L’aperçu réalisé lui permet d’établir de façon convaincante que 30% environ du lexique touva est d’origine mongole.

10 Le chercheur désireux d’une étude approfondie du touva pourra profiter du brillant essor que connaît actuellement la lexicographie de cette langue. L’étymologie est éclairée en détail par les travaux du linguiste russe de Kyzyl, B.I.Tatarincev, dont le dictionnaire étymologique a vu paraître récemment son quatrième tome (B.I. Tatarincev, Etimologičeskij slovar’ tuvinskogo jazyka, Novossibirsk, Nauka, I (2000, 339 p.), II, (2002, 386 p.), III (2004, 437 p.), IV (2008, 442 p.)). Par ailleurs, une équipe du Centre touva de sciences humaines (TIGI) travaille depuis 1981 à la préparation d’un dictionnaire de langue touva avec des définitions en touva et en russe, ainsi que des tournures en touva (malheureusement non traduites). La publication est prévue en quatre tomes dont le premier est paru en 2003 (D.A. Monguš dir. Tyva dyldyŋ tajylbyrlyg slovary. Tolkovyj slovar’ tuvinskogo jazyka. Novossibirsk, Nauka, I (A-J), 596 p.).

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LAUWAERT Françoise (dir.), Après la catastrophe Bruxelles, Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, 2007, LVI (1-2) : 218 pages

Roberte Hamayon

RÉFÉRENCE

Françoise LAUWAERT (dir.), Après la catastrophe Bruxelles, Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, 2007, LVI (1-2) : 218 p.

1 Au thème vaste et complexe proposé sous le titre d’Après la catastrophe pour ce numéro spécial de la revue Civilisations, sept chercheurs ont répondu, apportant des études de cas en tous genres observés en tous lieux.

2 Le large éventail de perspectives envisagées en introduction par Françoise Lauwaert, à qui reviennent l’initiative et la coordination de ce volume, a permis à chaque auteur d’avoir toute liberté pour choisir et traiter « sa » catastrophe. Un mot du titre donne toutefois une orientation : « après », et l’auteur de l’introduction fait bien d’y insister. Ceci suffit à relativiser celui de « catastrophe », qui sera utilisé par l’ensemble des contributeurs non dans son sens de dénouement tragique semant la ruine et la mort, mais dans celui, dénué de connotation funeste, de « fait aux conséquences désagréables » qu’a retenu l’Académie française dans sa dernière édition. Ainsi, plusieurs des cas analysés sont plutôt des processus que des événements violents et ponctuels, et ces processus transforment plutôt qu’ils ne détruisent, si tragique la transformation soit-elle. « Après » suffit aussi à indiquer que l’accent est mis sur la temporalité d’une part – c’est des lendemains de catastrophe qu’il s’agit – sur la subjectivité d’autre part, de ceux qui les vivent comme de ceux qui les évaluent de l’extérieur. Qui en effet juge qu’il y a catastrophe, qui y croit ou n’y croit pas ? Qui la raconte, comment et à qui ? Qui en sort et comment ? Tel est le questionnement que propose l’introduction, d’une écriture très foisonnante et très littéraire qui risque

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toutefois de le noyer dans une foule bigarrée d’exemples rapides (mais il « ne déplaisait pas » à l’auteur, confie-t-elle en conclusion, que « la traversée de la catastrophe se terminât dans la pénombre »). S’il se veut largement ouvert, ce questionnement reste néanmoins centré sur la reconnaissance de la catastrophe et surtout de sa mémoire, mémoire qui transforme, qui oublie, refoule ou au contraire ravive, mémoire qui instrumentalise ou réinvente, mémoire qui exacerbe une catastrophe singulière ou en superpose plusieurs.

3 C’est l’article suivant, dû à Barbara Pirlot, « Après la catastrophe. Mémoire, transmission et vérité dans les témoignages de rescapés des camps de concentration et d’extermination nazis » (pp. 21-41) qui définit en détail la problématique de la mémoire de la catastrophe, mettant en évidence certains aspects méthodologiques et théoriques importants. On sait gré à l’auteur de la clarté de sa présentation du témoignage, dont les deux composantes, le souvenir et la mise en récit, médiatisent le passé. Le témoignage est de ce fait « soumis à l’alternative du vrai et du faux », ce qui importe d’autant plus que la portée collective de l’événement attesté est large. Mais sur quelle base peut-il être accrédité, lui que chacun est prêt à croire tout en le sachant faillible ? Suffit-il qu’il soit plausible ? Encore faut-il que le témoin parvienne à exprimer son expérience (fréquent est le silence du rescapé) et que le public soit capable de comprendre cette expérience qu’il n’a pas partagée. L’histoire des témoignages sur les camps de concentration nazis montre que la fonction du témoignage a changé au fil des six décennies écoulées. Il ne s’agit plus de démontrer pour accréditer, mais de faire partager, voire d’exploiter. La diversité des usages possibles du témoignage amène l’auteur à s’interroger sur l’écriture de l’histoire et de ses liens avec la fiction et la littérature et à soulever les problèmes éthiques que peuvent parfois poser certaines exploitations artistiques des témoignages.

4 La contribution d’Isabelle Henrion-Dourcy, placée pourtant bien plus loin dans le volume, se présente comme une application d’une telle problématique de la constitution du témoignage et de son accréditation : une application vivante et subtile au cas directement observé par l’auteur. Intitulé « De l’exil à l’asile. Témoignages et authenticité culturelle des candidats tibétains au statut de réfugié politique en Belgique » (pp. 121-152), l’article décrit la situation particulière de ces demandeurs d’asile qui se déclarent originaires d’un pays qui n’est pas souverain. Seuls ceux qui ont fui le Tibet au statut de province de Chine peuvent être acceptés comme tels, non ceux qui viennent de l’Inde ou le Népal où ils étaient déjà en exil, car ils ne peuvent faire état de violations des droits de l’homme (ils ne seront pas pour autant expulsés – vers la Chine ? En outre, ils n’y sont pas nés). Tous doivent donc convaincre les examinateurs belges de leur authentique tibétanité. Mais comment, pour les candidats, produire des témoignages qui soient crédibles pour leurs examinateurs ? Et comment, pour les examinateurs, vérifier et évaluer ces témoignages ? Il a fallu aux uns et aux autres, dit l’auteur, traverser une longue période d’ajustement mutuel. Pour les Tibétains nés au Tibet, surmonter leur réticence à se poser en victimes, à « gémir sur un malheur passé [car cela risque d’]en attirer un autre » ; pour ceux nés en exil, s’inventer une vie qu’ils n’ont pas vécue, dénoncer une oppression qu’ils n’ont pas subie. Et pour les examinateurs, se familiariser assez avec le mode de vie au Tibet en vue d’être capables de déceler d’où vient le candidat d’après sa réponse à des questions comme celle-ci, qui ouvre l’article : « Par quel terme désigne-t-on un yak femelle de deux ans ? ». Voici mis en lumière le ressort paradoxal du témoignage qui, pour être pris pour vrai, doit parfois comporter du faux, faire appel à l‘invention pour restituer une réalité. Il n’est

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pas étonnant, dès lors, que les Tibétains nés en exil ressentent le refus d’asile comme un échec personnel.

5 C’est une autre potentialité du thème qu’illustrent les contributions de Laurent Legrain, Guo Yuhua et Anne-Marie Vuillemenot : les surprenants déplacements de perspective que peut révéler le point de vue de l’« après ». Les trois cas examinés ont en commun d’avoir pour cadre une situation d’« après communisme » vécue par les intéressés comme douloureuse et de comporter des reconstructions mémorielles au bilan paradoxal ou ambivalent. Cet « après » est en effet ressenti comme traumatisant au point de rendre rétrospectivement positif l’état de choses auquel il a mis fin, alors qu’il était loin d’être, sur le moment, épargné pas la douleur. Mais le régime d’alors, les trois auteurs le rappellent, se livrait à un tri méticuleux de ce qui, dans le vécu de l’époque, était bon à se remémorer et possédait au plus haut degré le pouvoir d’occulter le reste. Il n’est donc pas question de catastrophe au sens événementiel du terme, et aucun des auteurs n’utilise le terme en tant que concept.

6 Pour Laurent Legrain, ce qui, chez les Darkhad de Mongolie septentrionale, paraît le plus proche de l’idée de catastrophe sans l’être pour autant est la situation créée par l’« interminable transition démocratique » que connaît le pays depuis deux décennies, non pas tant cette situation par elle-même que par la reconstruction idéalisée du passé qu’elle suscite. « Au bon vieux temps de la coopérative. À propos de la nostalgie dans un district rural de la Mongolie contemporaine » (pp. 103-120) montre comment le choc de l’entrée dans le monde libéral global embellit, par contrecoup, le souvenir de celui de la collectivisation menée dans les années 1950 (la deuxième dans ce pays). L’auteur déroule une analyse fine et originale des attitudes à l’égard des lieux et des objets hérités de cette période, qui met en évidence le rôle qu’ils jouent dans la construction de la mémoire collective. L’argument le plus puissant en faveur de cette hypothèse forte de l’agentivité attribuée à des lieux et des objets du passé est aussi l’élément le plus révélateur du caractère reconstruit de la mémoire, de ce que le regard porté d’« après » réinvente et réaménage. L’un et l’autre argument tiennent à ce que cette nostalgie qui fait tant apprécier, par exemple, de se retrouver auprès du bon vieux centre culturel aux dimensions démesurées fondé en 1956 n’est pas le fait de la génération qui a souffert de cette vague de collectivisation, mais de la suivante, actuellement dans la force de l’âge, qui ne l’a pas connue. La reconstruction n’est pas pour autant une totale fabrication de la part de jeunes prêts à ne voir dans les purges que des « erreurs de jeunesse » du parti communiste. Elle se nourrit aussi de ce qu’ont dit et fait leurs aînés (bien que ceux-ci ne critiquent pas le mode de vie actuel ni ne surestiment les difficultés présentes) ; ce sont bien leurs actes et leurs récits qui distillent le sentiment d’abandon actuel et le regret d’un passé plus ou moins réinventé.

7 Par contraste, l’idéalisation d’un autre passé de collectivisation que retrace Guo Yuhua dans « ‘Nous étions comme un feu ardent’. La collectivisation des esprits dans les récits des femmes du village de Jicun (nord du Shaanxi) » (pp. 43-62) est le fait même des femmes qui ont vécu le « Grand Bond en Avant » dans la Chine des années 1958-1960. Pour mettre en œuvre ce grand bond, les femmes avaient été enrôlées au même titre que les hommes. Mais alors que les hommes relatent cette période avec précision, les femmes, que l’auteur a dû, non sans mal, « amener à la parole », n’en ont de souvenirs qu’à travers leur expérience directe, surtout celle vécue dans leur propre corps : l’épuisement, les souffrances dues à la dureté des travaux, la faim, la leur et celle de leurs enfants en bas âge. Ce qui frappe l’auteur à l’écoute de ces récits de souvenirs

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chargés d’émotions si douloureuses, ce sont les éclairs de joie et d’enthousiasme qui les ponctuent à l’évocation des travaux collectifs ou des mobilisations politiques. « On chantait, on bavardait, on riait » disent ces femmes qui en ont retenu l’atmosphère égalitaire, solidaire et entraînante – pour elles une vraie découverte. Aller aux champs, fût-ce pour les travaux les plus durs, c’était sortir de chez elles, c’était lever l’oppression des pouvoirs traditionnels qui les confinaient à leurs fourneaux, privées de contacts, de partage et d’entraide, c’était pouvoir apprendre des caractères ou se faire appeler par leur nom individuel, c’était supprimer un bon nombre de différences avec les hommes. En somme, la douleur de la pénurie matérielle et la joie de la plénitude spirituelle s’entremêlent dans la mémoire de ces femmes alors que leur meilleure situation de vie paysanne dans la Chine actuelle leur donne un sentiment de marginalité. D’ailleurs, elles justifient la politique maoïste consistant à propager « l’amer puis le doux », ce en quoi l’auteur voit à juste titre une confirmation de l’idée bourdieusienne que les dominés finissent toujours par légitimer la violence symbolique des dominants. Les récits de ces femmes montrent à quel point elles se sont senties elles-mêmes acteurs du projet auquel elles participaient.

8 Le titre qu’Anne-Marie Vuillemenot donne à son article (pp. 87-100) « Le jour où les mondes disparurent » est celui d’une nouvelle kazakhe qui relate une journée de printemps des années 1960. C’est l’époque où l’URSS engage au Kazakhstan des essais nucléaires à ciel ouvert, déplaçant une partie de la population pour permettre d’évaluer les effets de l’irradiation sur l’autre partie, laissée sur place. Tel est l’ancrage que l’auteur choisit pour présenter la société kazakhe traditionnelle et en particulier la vie du berger nomade, dont l’histoire va « de cataclysme en cataclysme » au fil du XXe siècle. Une vie faite de bouleversements et de ruptures qui modifient en profondeur tant la société que la famille et l’individu. Ainsi, la femme qui fait vivre les siens de l’argent que lui vaut un travail à l’extérieur se libère des contraintes de la vie domestique et prend goût à la vie urbaine. Le berger, lui, est désemparé, en quête d’une identité redéfinie dans sa société devenue sédentaire. Ceci conduit l’auteur à soulever d’intéressantes questions de portée politique et métaphysique : « comment l’individu contemporain se reconnaît-il dans la personne kazakhe traditionnelle ? », « comment l’organisation cosmogonique a-t-elle pu disparaître alors qu’elle avait résisté à la soviétisation ? ». La personne kazakhe était caractérisée par de solides liens familiaux et de riches principes vitaux. Or l’individuation a entraîné la perte des repères collectifs et le repli sur soi, alors que l’idéologie de l’Homo sovieticus avait permis de préserver dans une certaine mesure l’identité kazakhe et divers référents culturels. Les Kazakhs vont-ils « adopter nos crèches et nos mouroirs ? » Constatant que le passage d’une identité locale à une identité nationale signifie se référer à une communauté imaginaire, tout comme la communauté mondiale à laquelle renvoie l’affirmation actuelle d’identité musulmane, l’auteur suggère que l’inscription dans un monde virtuel globalisé revient à transformer le « réel en sa représentation ».

9 L’article d’Olivia Angé est le seul à traiter non des mots mais des actes de l’après catastrophe. « ‘Ici nous troquons ton désespoir pour de l’espérance…’ Approche ethnographique du troc urbain dans une société en crise » (pp. 63-85). L’auteur décrit et analyse le réseau de troc urbain qui se met en place en Argentine à la suite de la crise de 2001, à l’initiative de la classe moyenne. La crise ébranle la société tout autant sur le plan idéologique que sur le plan économique : le peuple argentin, fier de sa réputation de peuple affectueux, se découvre soudain violent. La porte s’ouvre à l’utopie et à la tentation de la rendre réelle. C’est ainsi que voit le jour le système économique

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informel imaginé par les trois pères fondateurs de l’idéal du bon « prosommateur », qui doit consommer une quantité égale à la production qu’il a écoulée. Leur projet, qui vise à montrer qu’il est possible d’être productif à partir du seul capital humain, consiste à faire d’une forme de troc sans réciprocité immédiate une voie de socialisation. Le système procède d’abord par simple notation comptable dans le carnet du club organisateur par lequel transitent les marchandises. Par la suite sont créés des bons d’échange, les credito, sur lesquels sont mentionnés les noms du débiteur et du créditeur ; ils ne doivent ni circuler entre les partenaires ni être accumulés mais remis au club organisateur, entre les mains duquel ils constituent une promesse de répétition des échanges dans le long terme. Ces bons d’échange sont peu à peu reconnus à l’échelle nationale et fonctionnent comme une sorte de monnaie. Mais la mauvaise gestion de certains clubs et les falsifications de credito finiront par entraîner la chute du système. Durant la période où il a fonctionné cependant, il a permis de restaurer des pratiques sociales de partage et d’entraide, qui ont favorisé une recomposition identitaire, tant il est vrai que, rappelle l’auteur à la suite de Simmel : ce n’est pas la monnaie qui est responsable de la dissolution des liens sociaux, mais l’usage qui en est fait.

10 Dans « Comme une écaille sur le mur. À propos de Le Dernier caravansérail (Odyssées), un spectacle en deux parties du Théâtre du Soleil » (pp. 159-182), Françoise Lauwaert invite le lecteur à comparer au travail de l’anthropologue le travail qu’ont fait les comédiens du Théâtre du Soleil pour ce spectacle, qu’elle décrit en détail. Ceux-ci se sont rendus à Sangatte pour recueillir des récits d’immigration en vue de les recréer ensuite sur scène. Outre les questions de l’exil, du déracinement, de la reconstruction de la vie après une catastrophe qui alimentent le contenu des récits originels comme des récits recréés, l’auteur aborde la question de la forme, qui lui paraît primordiale quand il s’agit « de parler de l’autre sans trop le trahir ». Si l’aspect artistique prime pour le comédien, sa tâche est, comme celle de l’anthropologue et du psychanalyste, de donner à son matériau une forme qui le rende pensable. C’est le souci de la forme qui leur permet de réaliser leur objectif commun, celui, souligne l’auteur, de « produire un discours vrai ». C’est pourquoi, ajouterais-je, il y a toujours plusieurs « discours vrais » possibles.

11 Deux articles hors thème terminent ce volume, tous deux solidement informatifs, l’un de Jeanne Semin « L’argent, la famille, les amies. Ethnographie contemporaine des tontines africaines en contexte migratoire » (pp. 183-199), l’autre de Eva Hejdova « La crevette et la gouvernance : les dynamiques des entreprises aquacoles dans la province de Pampanga aux Philippines (pp. 201-218).

12 Pour conclure ma recension de ce riche et intéressant volume, j’aimerais suggérer au lecteur non seulement – en écho à l’introduction de Françoise Lauwaert – de centrer son attention sur le premier mot du titre, « après », mais d’oublier celui de catastrophe. C’est cet « après » qui constitue un facteur de cohérence entre les contributions, alors que le terme de catastrophe y est employé de façon si disparate qu’il en perd toute spécificité. Cette disparité, ce flou conceptuel, l’absence de problématique de la catastrophe ont, je l’avoue, gêné ma propre lecture comme ils ont, me semble-t-il, gêné la rédaction de plusieurs contributeurs qui ont, comme pour compenser, multiplié les synonymes. Encore s’agit-il d’un « après » bien partiel puisqu’il ne concerne que ceux pour lesquels il existe un « après », ceux qui ont survécu à ladite catastrophe et en tirent, d’une façon ou d’une autre, une sorte de leçon, laissant à l’écart ceux qui – il en

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existe – en tirent profit. Mais l’« après » qui sous-tend ce recueil a le grand intérêt de rendre sensible le travail du temps en tant que tel, qu’il soit le fait de la mémoire, de la réaction, de la réinvention ou de l’instrumentalisation. C’est bien l’analyse de ce travail du temps qui permet de comprendre que ce qui a été vécu dans la douleur puisse être remémoré avec plaisir, ou inversement qu’une situation ressentie comme heureuse soit rétrospectivement perçue comme désastreuse, de comprendre, en somme, des retournements de catastrophe, ainsi que pourraient être qualifiées les situations décrites par Laurent Legrain et Guo Yuhua. Et c’est bien une telle analyse du travail du temps qui peut mettre au jour les mécanismes qui donnent lieu aux réalités humaines.

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Hommage

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Lindquist Galina

Ksenia Pimenova

1 Le 26 mai 2008 Galina Lindquist, anthropologue, s’est éteinte à Stockholm après une longue maladie. Elle était professeur associée au département d’anthropologie sociale de l’Université de Stockholm où elle enseignait l’anthropologie médicale. Sa recherche portait particulièrement sur les pratiques magiques et religieuses populaires, l'anthropologie de la conscience et les différentes formes de chamanisme qu’elle a étudiées d’abord en Scandinavie et ensuite à Touva, république sud sibérienne au sein de la Fédération de Russie.

2 Galina Lindquist est née à Moscou dans une famille d’intellectuels. Après avoir obtenu sa maîtrise en chimie à l'Université d'État de Moscou, elle suit une deuxième formation,

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en linguistique, et étudie l’anglais. Alors qu’elle travaille dans une conférence internationale comme interprète, elle rencontre son futur mari, le mathématicien Anders Lindquist. En 1986, elle s’installe avec lui à Stockholm où elle élèvera ses deux fils.

3 Très douée pour les langues, Galina apprend rapidement le suédois et commence son cursus universitaire au Département d’anthropologie sociale de l'Université de Stockholm. Tout au long de sa carrière, elle continuera à écrire avec la même aisance en trois langues : surtout en anglais, mais aussi en suédois et en russe. En 1997, elle soutient sa thèse de doctorat sous la direction duprofesseur Gudrun Dahl. Sa recherche est consacrée à l'étude des néo-chamanes suédois qui construisent leurs pratiques et leurs identités religieuses à partir de mythes et rites d'origines variées (Lindquist 1997).

4 Son projet post-doctoral sur les transformations de la société russe après la perestroïka amène Galina à s’intéresser de près au milieu des magiciens (magi) moscovites, terrain jusque là peu étudié par les anthropologues. Les magiciens sont de nouvelles figures dans le paysage religieux urbain en Russie postsoviétique. Ils combinent dans leur pratique des éléments qui remontent à la magie slave traditionnelle avec des techniques new age. Les magiciens font de la divination, prédisent le futur, guérissent ; ils bénéficient d’une popularité croissante auprès des clients qui s’adressent à eux pour les affaires, l’amour, la santé.

5 La recherche sur les magiciens moscovites aboutit à la parution d’une longue série d’articles (Lindquist 2000, 2001a, 2001b, 2002, pour n’en citer que quelques-uns) et d’un ouvrage monographique Conjuring Hope (2006a). Dans celui-ci Galina explore avec beaucoup de justesse et de précision empirique des questions qui traversent l’anthropologie des faits religieux : le pouvoir, le charisme, la notion de l’espoir, les modes de signification d’objets et d’actions rituels. Pour Galina, la magie urbaine est tout d’abord une industrie de services rituels et thérapeutiques qui commence à fleurir dans les nouvelles conditions du marché capitaliste sauvage des années 1990, quand l’individu se retrouve déconnecté de ses repères du passé et constamment confronté à l’incertitude face à l’avenir. Cette incertitude concerne tout son être : d’un côté, la réalisation de ses projets économiques, de l’autre, ses désirs et ses émotions. La magie lui permet de maintenir son intérêt pour le « jeu » ou, pour utiliser le terme de P. Bourdieu, son illusio. Quand l’individu a peu de possibilités d’agir, le recours à la magie lui offre « des formes alternatives d’espoir » et le relie de cette manière à son propre futur (2006a, p. 9). Ainsi, dans la perspective de la phénoménologie sociale que Galina développe, la magie constitue un puissant outil de gestion de l’incertitude. Mais l’ouvrage a une portée sociologique beaucoup plus large. Les pratiques qu’il étudie reflètent au fond les problèmes plus généraux d'une Russie en transition, avec son extrême pauvreté et son extrême richesse, la défaillance de ses structures de pouvoir et leur corruption.

6 Passionnée de théorie anthropologique, Galina l’était tout autant pour ce qui est du travail empirique. Personne chaleureuse et ouverte, elle avait un intérêt sincère pour les gens qu’elle rencontrait lors de ses enquêtes. Quelques-uns des magiciens moscovites sont restés d’ailleurs ses amis proches pendant de longues années ; plus tard, à Touva, elle a aussi noué des liens d’amitié durables avec certains lamas et chamanes. Elle était persuadée que la communication entre l’anthropologue et son interlocuteur ne diffère pas beaucoup des situations de la vie courante, puisque, comme elles, elle se fonde sur un échange émotionnel susceptible de créer la sympathie

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réciproque qui dépasse largement la pure collecte des informations ethnographiques. Pour souligner ironiquement cet attachement particulier à ses informateurs privilégiés, elle parlait souvent de la « chimie », calque du mot anglais chemistry qui désigne une sympathie spontanée, une compréhension, une certaine forme d’attirance. Ses interlocuteurs étaient tous sensibles à la qualité exceptionnelle qu'elle avait d’établir un contact et d’éprouver une empathie profonde. Certains chamanes touvas exprimaient cette sensation à leur manière, en affirmant que Galina était capable de « voir les esprits »; sans doute, voulaient-ils dire qu’elle était plus proche de leur monde que ne pouvaient l’être la plupart des Russes et des Occidentaux.

7 L’intérêt de Galina pour les gens et leurs destinées se ressent aussi à travers son écriture vive, imagée et précise. Dans Conjuring Hope (2006a) et dans ses autres travaux, elle dessine de véritables portraits de ses interviewés et mélange avec beaucoup d’élégance ses réflexions théoriques aux histoires de vies des spécialistes rituels et de leurs clients. Au fil des pages, nous voyons en détail comment se construit l’autorité du magicien et comment il interagit avec ses visiteurs.

8 En 2001 Galina participe à la conférence organisée par ses amis, les ethnologues moscovites V.I. Xaritonova et D.A. Funk, intitulée « L’écologie et les savoirs religieux et magiques traditionnels » ; cette conférence « scientifico-pratique » commence à Moscou et se termine à Kyzyl, capitale de la République de Touva. Quelques années plus tard, en souvenir de ce voyage, Galina publie un recueil de notes de terrain dont l’importance se mesure moins par son ambition théorique que par son objet, peu exploré et d’autant plus précieux : une auto-ethnographie de la communauté scientifique russe à l’époque post-soviétique, prise dans un jeu d’interactions avec le champ du chamanisme (2006b).

9 C’est finalement à Touva que l’intérêt de Galina pour le religieux trouve un nouveau domaine d’application. À partir de 2002 et jusqu’à 2006, elle y passe ses étés à étudier diverses pratiques magiques et thérapeutiques. Elle s'intéresse d'abord à l'émergence du chamanisme touva, influencé par la politique locale et le tourisme international, ainsi qu’au rôle joué par les sciences humaines, en particulier par l’ethnographie, dans son renouveau post-soviétique (2005). Si le chamanisme reste toujours au centre de ses recherches, elle travaille parallèlement sur d’autres figures de la sphère magico- religieuse touva : les lamas bouddhistes, les « guérisseurs » indépendants à mi-chemin entre le chamanisme et le bouddhisme, les vieilles femmes russes qui soignent avec des formules magiques et des prières orthodoxes.

10 Pour Galina, cette abondance de services rituels qui répondent toujours à une demande, le fait que les croyants consultent souvent les chamanes et les lamas pour les mêmes problèmes, ainsi que la coexistence apparemment pacifique de ces nombreux spécialistes à Touva, pourraient s'expliquer par les différents modes de signification déployés dans les gestes rituels destinés aux esprits et aux humains. Les entités spirituelles sont conçues comme les agents invisibles du monde social auxquels les rituels donnent une volonté et une voix pour la communication avec les humains (2007b). Mais plutôt que de se focaliser sur ce que les rituels signifient, c’est-à-dire sur les « croyances », Galina concentre son attention sur comment ils signifient (2007a). Ainsi, dans un de ses derniers articles (Lindquist 2008) elle propose une analyse fine de deux rituels de consécration d’un lieu sacré, l’un fait par une chamane, l’autre par un lama. En s’appuyant sur la sémiotique pragmatique de Ch. S. Peirce, elle montre que ces deux rituels « signifient » différemment. Par les actions rituelles qui sont dans la

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pensée de Peirce autant des signes-indexes que des signes-icônes, la chamane crée un puissant effet de présence de l’esprit et met en scène le processus délicat de sa pacification. En revanche, le lama travaille symboliquement : en lisant les sutras il réaffirme « l’identité bouddhique » de l’esprit, le rend loyal et lui donne une place modeste dans la hiérarchie des pouvoirs divins, spirituels et humains. Cela nous permet de mieux comprendre comment les lamas et les chamanes construisent des réalités différentes, mais toutefois complémentaires, et pourquoi les rituels qui ont les mêmes objectifs mais procèdent différemment trouvent leur public parmi les Touvas.

11 L’intérêt pour la logique de la pratique, une attention particulière aux interprétations que les gens donnent eux-mêmes de leurs actions, une distance critique à l’égard de notions préconçues, telles que celle de « croyance » (en particulier Lindquist & Coleman, 2008), — voici les principes méthodologiques qui caractérisent l’ensemble de son œuvre et qui s’inscrivent dans les interrogations de l’anthropologie des dernières décennies.

12 D'un point de vue plus personnel, sa vision des choses a été aussi déterminée par son parcours de vie qui l’a éloignée de la Russie avant qu’elle ne devienne anthropologue. Perçue par ses interlocuteurs russes et touvas comme une concitoyenne, elle était très consciente des particularités de sa propre position, à mi-chemin entre culture russe et occidentale. Elle disait que ce regard singulier avait des effets, à la fois positifs et négatifs, sur son épistémologie et son implication dans la vie de la société russe qu’elle étudiait et à laquelle elle était profondément et très personnellement attachée (2006a, p. xi-xx).

13 J’ai rencontré Galina à Moscou en 2002, peu avant mon départ pour ma première période de travail de terrain à Touva. Elle s’apprêtait à y partir aussi. Lors de nos séjours à Kyzyl, la capitale touva, nous avons souvent partagé un appartement. Nos questionnements et nos approches étaient différents et nous essayions de ne pas travailler avec les mêmes personnes aux mêmes moments, mais bien sûr, chacune de notre côté, nous avons fini par connaître à peu près les mêmes milieux de spécialistes rituels. Il était très stimulant pour moi d’échanger avec elle mes impressions à la fin de journées riches en rencontres. Mais c’est aussi grâce à elle que j’ai appris à mieux accepter les journées pauvres en événements qui sont inévitables pour le type d’enquête que nous faisions toutes les deux, et à être plus attentive aux détails qui paraissent mineurs de prime abord. Galina a toujours su être à mon écoute et m’a donné des conseils précieux que je garderai pour toujours. Avec sa disparition, j’ai perdu non seulement quelqu’un qui m’a beaucoup appris et de qui j’aurais pu encore apprendre, mais surtout une amie qui va toujours me manquer.

BIBLIOGRAPHIE

Lindquist, Galina 1997 Shamanic Performances on the Urban Scene: Neo-Shamanism in Contemporary Sweden. Stockholm Studies in Social Anthropology, 39 (Stockholm, Almqvist and Wiksell).

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2000 In Search of the Magical Flow : Magic and Market in Contemporary Russia, Urban Anthropology, Vol. 29 (4), pp. 315-357. 2001a Gurus, Wizards and Energo-information fields : Alternative Medicine in Post-Communist Russia, The Anthropology of East Europe Review, Vol. 19 (1), pp. 16-28. 2001b Transforming Signs : Typologies of Affliction in Contemporary Russian Magic and Healing, Ethnos, Vol. 66 (2), pp. 181-206. 2002 Spirits and souls of business : New Russians, magic and the esthetics of kitsch, Journal of Material Culture, Vol. 7(3), pp. 329-343. 2005 Healers, leaders and entrepreneurs : shamanic revival in Southern Siberia, Culture and Religion, Vol. 6 (2), pp. 263-286. 2006a Conjuring Hope. Healing and Magic in Contemporary Russia (New York-Oxford, Berghahn Books). 2006b The Quest for the Authentic Shaman. Multiple Meanings of Shamanism on a Siberian Journey (Stockholm, Almqvist & Wiksell International). 2007a Allies and Subordinates. Religious practice on the margins between Buddhism and Shamanism in Southern Siberia, in F. Pine and J. de Pina-Cabral (éds.). On the Margins of Religion (Oxford-New York, Berghahn Books), pp. 153-168. 2007b Talking with the Departed Ones: Shamanic death ritual in a post-socialist society, in Lūse, A. and Lásár, I. (éds.). Cosmologies of Suffering. Post-communist Transformation, Sacral Communication, and Healing (Cambridge, Cambridge Scholars Publishing), pp. 35-53. 2008 Loyalty and Command: Shamans, Lamas and Spirits in a Siberian Ritual, Social Analysis, Vol. 52 (1), 2008, pp. 111-126.

Lindquist, Galina et Coleman, Simon 2008 Against Belief?, Social Analysis, Vol. 52 (1), pp. 1-18.

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Résumés de thèses

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Juliana Holotová Szinek, L’organisation sociale et économique des Xiongnu de Mongolie. Interprétation des sources archéologiques et textuelles (IIIe siècle avant notre ère – IIIe siècle de notre ère)

NOTE DE L’ÉDITEUR

Thèse de doctorat en archéologie de l’Université Paris IV-Sorbonne (366 p.+ 118 p. d’annexes), soutenue le 13 décembre 2008. Membres du jury : Flora Blanchon (directeur de thèse), Jacques Legrand (rapporteur), Olga Lomová (rapporteur), François Macé (rapporteur), Damdinsürengijn Tseveendorj (co-directeur de thèse).

1 Longtemps identifiés aux Huns européens (IV-Ve siècle), les Xiongnu ou Khünnü en mongol, habitant la Mongolie, la Chine du Nord et la Transbaïkalie entre le IIIe siècle avant notre ère et le IIIe siècle de notre ère, ont été considérés comme des guerriers nomades dépendant de ressources économiques extérieures. Cependant, cette vision se fonde sur des données partielles et partiales dont, notamment, les textes historiques chinois relatifs aux Xiongnu. C’est la raison pour laquelle j’ai étudié cette population à travers les matériaux archéologiques et à partir d’une lecture critique de ces mêmes sources chinoises. Une attention particulière est consacrée à l’environnement (Fig. 1) et à l’organisation territoriale des Xiongnu ainsi qu’aux domaines significatifs de leur culture matérielle. Fondée sur ces éléments, la reconstitution de leur organisation

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sociale et économique permet d’évaluer la portée de la confédération xiongnu dans les échanges avec la Chine et l’Asie Centrale.

Environnement typique des Xiongnu était constitué de steppes boisées (khangaj) et de forêts plutôt que des steppes herbeuses. Les deux types d’écosystèmes dans la vallée de la rivière Khünnüj, province de l’Arkhangaj

Juliana Holotová Szinek

2 Une recherche globale sur les sites d’habitat fonctionnant en tant que centres administratifs, commerciaux et artisanaux – la première de ce type – a permis de porter un autre regard sur l’économie des Xiongnu. Désormais, les Xiongnu ne peuvent plus être vus seulement comme un peuple de nomades dont l’économie reposait sur l’élevage du bétail et des chevaux, mais comme un peuple disposant, il faut le reconnaître, de ressources économiques bien plus variées. Les Xiongnu étaient dotés d’une grande mobilité grâce à l’élevage des chevaux (Fig. 2) et leurs territoires bénéficiaient d’une structure du relief se prêtant à de longs déplacements. La mobilité, la position stratégique de la Mongolie et un terrain offrant une certaine fluidité des déplacements sont des conditions idéales pour les échanges de biens. Pourquoi les Xiongnu n’auraient-ils utilisé de tels atouts que pour le pillage en Chine et les guerres, alors qu’ils avaient la possibilité de s’enrichir dans le commerce de longue distance ?

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Aiguilles de mors en corne et mors en fer, cimetière d’Egijn Gol, province du Bulgan

Reconstitution de l’équipement des cavaliers xiongnu réalisée selon les découvertes archéologiques en Mongolie (d’après D. Tseveendorj D. Цэвээндорж Д., Recherches archéologiques en Mongolie Монголын Археологийн Судалгаа, vol II, 1983-1992, Sh. U. A., Arkheologiin Khureelen, Oulan-Bator, 2003, p. 75) Mission archéologique française en Mongolie

3 L’organisation de l’entité politique xiongnu – une question longtemps discutée parmi les spécialistes –, a pu être précisée grâce à l’étude de l’emprise territoriale et des réseaux de sites au niveau local, régional et supra-régional. Jadis considéré comme un empire, la formation politique des Xiongnu apparaît dès à présent comme une confédération des populations de multiples régions. L’étude menée dans cette thèse à partir de la réalité matérielle et historique, reliant un grand nombre de facteurs comme l’économie et l’environnement, l’espace et la mobilité, a ainsi permis de donner de la société xiongnu une image moins floue et plus complète que ce n’était le cas auparavant, qui peut servir de trame pour de futures recherches spécialisées.

4 Pour les peuples ayant vécu et vivant sur le territoire de la Mongolie, l’époque des Xiongnu représente la période où se forment les fondements de leurs relations avec les pays étrangers. Ils furent exposés à la puissance chinoise, mais traitèrent aussi avec de nombreux voisins en Sibérie, Mandchourie et en Asie Centrale.

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Décor de cercueil en forme de quadrifoliés typique des tombes xiongnu inspiré des éléments chinois et centrasiatiques. Vue du décor in situ, tombe 1, nécropole de Duurlig Nars, province du Khentij. Feuille d’or posée sur les âmes en fer. Epoque des Xiongnu (IIIe siècle avant notre ère – IIIe siècle de notre ère), Académie des Sciences de Mongolie ; décor reconstitué, tombe T1, nécropole de Gol Mod, province de l’Arkhangaj

Mission archéologique mongole et coréenne ; Mission archéologique française en Mongolie

5 D’une manière générale, la culture xiongnu affiche une capacité exceptionnelle à intégrer et à diffuser une variété d’éléments extérieurs et indigènes.

Décor en virgules typique de l’art xiongnu et diffusé bien au-delà de leurs territoires : sur la plaque en bronze à motif de bovins (IIIe siècle avant notre ère – IIe siècle de notre ère), ce décor constitue les corps des créatures

Collection des steppes, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

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6 Une meilleure connaissance des Xiongnu permet de redécouvrir une autre tradition présente sur le sol mongol, jusqu’alors cachée sous les couches des cultures plus récentes, notamment celle de l’empire de Gengis khan. Cette recherche montre également comment le regard que la civilisation mongole moderne porte sur son passé peut influencer son développement ou se manifester concrètement dans sa vision de l’avenir.

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Zsuzsa Majer, A Comparative Study of the Ceremonial Practice in Present-Day Mongolian Monasteries (submitted in English),

REFERENCES

PhD thesis, Eötvös Loránd University, Faculty of Arts, Doctoral School of Linguistics, Program on Mongolian Studies, Budapest, 2008

1 This PhD thesis gives the description of the ceremonial and ritual system of present- day Mongolian Buddhist monasteries almost twenty years after the beginning of their revival.1 The number of ceremonies held depends on the size of the monastery or temple, on the number of lamas, as well as on the tradition followed and the main deities worshipped. In smaller temples, even the daily chanting (cogčin, Tib. tshogs-chen (XE « Tsogchin »)) is limited in time and in the number of texts included, while the emphasis is put on reciting texts on individual’s request in order to obtain the financial means to keep the temple operating.In other smaller monasteries, only the big festivals are held besides daily ceremonies, whereas in the biggest monasteries, the ceremonial system consists of a wide variety of individual ceremonies, up to ten or fifteen different types a month. In addition to daily chanting, some ceremonies are held once a month, on the same distinguished day of the lunar month, or weekly, while others are held only once in a season. These are completed by the major religious festivals held annually on specific days of the lunar calendar.

2 The Buddhist revival has not yet been studied well: no academic works have been published up to now; only informative but not academic articles in the monthly newspaper of Gandan monastery (XE « Gandan monastery »), Bilgiin melmii, and other similar publications, leaflets of a few bigger temples and sporadic data on the history of certain ceremonies in a few works by Mongolian authors give some basic documentation.

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3 I started to study the ritual life in Daščoilin monastery in 2001, and continued in the summer of 2004, in order to complete an MA thesis on the terminology concerning the offerings, accessories and pieces of equipment of Mongolian monasteries2. This time I also studied the ceremonies of the summer season. I collected the greater part of the material presented in my PhD thesis in 2005-2006 during a 15-month stay in Ulaanbaatar. In order to compare the ceremonial system of Daščoilin monastery (XE « Dashchoilin monastery ») with the system of Gandan monastery (XE « Gandan monastery ») and its specialized monastic schools, and with the simpler ceremonial system of smaller temples of Ulaanbaatar, I also studied all the other monasteries and temples of the capital.3 The survey I undertook with Krisztina Teleki in Övörhangai (XE « Öwörkhangai »), Dundgov’ (XE « Dundgow ») and parts of Töv (XE « Töw ») province for the Documentation of Mongolian Monasteries project of the Arts Council of Mongolia in summer 2007,4 completed by data from random visits of other countryside temples in five other aimags (Selenge, Bulgan, Arhangai, Dornod and Dornogov’), enabled me to get a complete picture of the current state of Buddhism in the countryside.

4 In Daščoilin monastery, I completed (XE « Dashchoilin monastery ») personal observation and interviews with informants about the ceremonies and ceremonial system with the analysis of the Tibetan ceremonial books when describing annual ceremonies in detail (and even there only to a limited extent). As for the survey of the other monasteries, I gathered, during personal visits, information from high-ranking lamas and lamas having specific duties such as teachers, shrine supervisors etc., and I collected the written sources available (printed leaflets, books and articles published about the new temples), though these usually only relate to the largest or historically most important temples. In some temples their ceremonial books were possible to study for details of the texts of their daily chanting. The lists of texts recited on request were available in many temples too.

5 Few publications document the historical aspects of ceremonial life – the most complete description being Pozdneev’s publication on Buddhism in Mongolia at the end of the nineteenth century. As for the early twentieth century, European travelers’ accounts give scant information on the ceremonies. It was therefore necessary for the present study to make personal interviews with old lamas: I interviewed 75 old lamas, now all in their 80’s-100’s, about the old way of ceremonial practice in their parent monasteries or temples of different sizes. However, historical data from interviews and academic literature were only used for comparisons between the current ceremonial system and the old traditions, as it was not possible to include all data here in this study of present-day ceremonial system.

6 The PhD thesis first gives details of the research methods and insight into the historical background of the revival, then highlights the basic features of Mongolian Buddhism and the peculiarities of its present-day form as practiced today in the lack of monastic environment. The next chapter gives a general view of the ritual activities in Mongolian monasteries, including the ceremonial system, daily chanting and the rituals made on request. Because Daščoilin, the second biggest Mongolian monastery, has a more complex ceremonial system than Gandan – the main monastery in Mongolia today – I chose it as the principal example. Due to the lack of financial means and the insufficient number of lamas, especially properly trained ones, some important annual ceremonies have only been revived in a handful of the larger monasteries since 1990.

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All of these are performed in Daščoilin, while not all in Gandan or in any other Mongolian monastery. The next chapter gives a short description of how this monastery was revived in two temple buildings that survived the purges, and an insight into its current activities. This is followed by an overview of the full ceremonial calendar of this particular monastery. To give more details of the ritual practice to the extent it was possible within the framework of a PhD thesis, I give a detailed description of the main and most spectacular religious festivals of the ritual year: the Maitreya procession called Maidar ergeh (XE « Maidar ergekh »), the sor zalah (XE « Sor zalakh ») (Tib. zor ’phreng) ritual, the cam (XE « Tsam ») (Tib. ’chams) ceremony involving sacred dancing5, and the hailen (XE « Khailen ») (Tib. khas-len,‘oath-taking’), a special 45- day oath-taking retreat period, etc. I also give a description of the daily chanting (its texts or constituting parts) as well as the possibilities of reading texts at the request of individuals in this monastery.

7 One chapter describes the ceremonial practice and readings of other Mongolian temples. I included detailed data on all of the 36 Ulaanbaatar monasteries here, including Gandan monastery (XE « Gandan monastery ») and its monastic schools (counted as one), with a short description of their foundation, current situation and ritual activities. I also give a short description of the present-day ceremonial practice in the countryside, that are not different but perhaps more limited due to the difficult economic and social conditions.

8 The appendices include a glossary of the most frequently used Mongolian terms (deity names, names of the most common ceremonies) as well as ananalysis of the daily chanting texts and texts chanted on request of individuals in Mongolian temples, providing explanations and Tibetan/Sanskrit parallels for about one thousand such titles, mainly unavailable till now in academic publications.

NOTES

1. My research in spring and summer 2007 was supported by the Stein Arnold Exploration Fund of the British Academy, the research exchange program (OTKA 62501) between the Department of Inner Asian Studies, ELTE, Budapest and the Institute of Language and Literature of the Mongolian Academy of Sciences, and also by the Gate of the Dharma Buddhist Foundation (Hungary), in 2005-2006 by the Hungarian Scholarship Board and the Gate of the Dharma Buddhist Foundation (Hungary), in summer 2004 by the Hungarian Scholarship Board, in 2001 by the Pro Renovanda Cultura Hungariae Foundation Student Exchange Section and the Gate of the Dharma Buddhist Foundation (Hungary) and in 1999 by the scholarship of the Hungarian Ministry of Education. 2. On this subject I published two articles: “A mongol szerzetesi ruhadarabok és fejfedők terminológiája” [The Terminology concerning names of garments and hats worn by Mongolian lamas], in Bolor-un Gerel. Kristályfény. Tanulmányok Kara György professzor 70. születésnapjának tiszteletére, I-II kötet, [Bolor-un Gerel. Crystal-Splendour. Essays presented in honour of Professor Kara György’s 70th birthday, vols. I-II.], ed. Ágnes Birtalan and Attila Rákos, ELTE Belső-ázsiai Tanszék – MTA Altajisztikai Kutatócsoport, Budapest, 2005, pp. 503-510; and “Süm hiidiin ed züilstei

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holbogdoltoi ner tom’yoo” [Mongolian Buddhist Terminology connected to the Material World of Monasteries], in Zaluu mongolč erdemtdiin zuny surguul’, olon ulsyn erdem šinžilgeenii hural 2004, Mongol Sudlalyn Ündesnii Holboo, Ulaanbaatar, 2004, pp. 68-81. 3. In 2006-2007, together with Krisztina Teleki I undertook a survey of the ceremonial system and activities of all current Ulaanbaatar monasteries and temples, and a survey of the monasteries and temples of the old capital city, Bogdynhüree , including interviews with 31 old lamas or ex-lamas currently living in Ulaanbaatar. See Zsuzsa Majer and Krisztina Teleki, “Monasteries and Temples of Bogdiin hüree, Ih hüree, or Urga, the Old Capital City of Mongolia in the First Part of the Twentieth Century”, 2006; “Survey of Active Buddhist Temples in Ulaanbaatar in 2005 – 2006 with some annotations in 2007”, 2007; and “Report On the Interviews Made With Old Monks in 2006 and 2007 in Ulaanbaatar”, 2007, Documentation of Mongolian Monasteries project, www.mongoliantemples.net; Zsuzsa Majer and Krisztina Teleki, “A mai Ulánbátor kolostorai és szentélyei” [Present-day Temples of Ulaanbaatar], in Keréknyomok, Orientalisztikai és Buddhológiai folyóirat, Tan Kapuja Buddhista Főiskola, Budapest, 2006/1 (vol. 1.), pp. 147-158. 4. Zsuzsa Majer and Krisztina Teleki, all entries of old and present-day monastic sites of Övörhangai and Dundgov’, and of the south-part of Töv aimag (190 sites), Documentation of Mongolian Monasteries project, 2007,www.mongoliantemples.net; Zsuzsa Majer and Krisztina Teleki, “Kolostorok régen és ma a mongol vidéken” [Mongolian Monasteries in the Countryside: Past and Present], in Keréknyomok, Orientalisztikai és Buddhológiai folyóirat, Tan Kapuja Buddhista Főiskola, Budapest, summer 2008 (vol. 4.), pp. 74-88. 5. I published an article on this subject: Zsuzsa Majer, “A Cam tánc hagyományának felélesztése Mongóliában” [Reviving the Tradition of the Cam Dance in Mongolia], in Keréknyomok, Orientalisztikai és Buddhológiai folyóirat, Tan Kapuja Buddhista Főiskola, Budapest, winter 2008 (vol. 3.), pp. 37-62.

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Krisztina Teleki, Bogdiin Khüree: Monasteries and Temples of the Mongolian Capital (1651-1938)

REFERENCES

Eötvös Loránd University, Faculty of Humanities, Budapest, Hungary, 2008.

1 The Mongols consider the nomadic camp founded in 1651 in Övörhangai province by Öndör gegeen Zanabazar (1635-1723), the 1st Bogd or Ževcündamba hutagt as the base of present-day Ulaanbaatar. Its main assembly hall (cogčin dugan, Tib. tshogs chen ’du- khang) was set up in 1654 for holding everyday ceremonies. Over the following centuries, during the lifetime of Öndör gegeen’s further incarnations the camp developed into the biggest monastic city of the country, the most significant religious site of the Yellow Sect, a centre of Manchu administration, and Chinese and Russian commerce.

2 After twenty-eight re-locations, the city settled down in the present Ulaanbaatar basin in 1855. After the collapse of the Manchu empire, during the reign of the Eight Bogd (1911-1921), it was famous for its high-level monastic education, ten monastic schools, numerous temples, 15 000 lamas, thirty lama districts, spectacular religious festivals, and wealthy treasuries. However, due to the reforms starting in 1921, when the collectivization of ecclesial property and the suppression of religion started, followed by the purges, and the countrywide destruction of monasteries from 1937-1938, the monastic city was unable to survive. The whole area of the old capital city was utterly built over, and today only a couple of old temples recall the beauty of the old city. Thus, the overall goal of composing the thesis was to show the history of the city and its active religious life at the beginning of the twentieth century. Although the sources mention the city under various names, such as Urga (Örgöö, ‘residence’), Great monastic city (Ih Hüree), Rivogežai Gandanshaddüvlin (Tib. ri-bo dge-rgyas dga’-ldan bshad-sgrub-gling), the old lamas refer to it as Bogdiin Hüree (‘monastic city of the Bogd’).

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Sources and Survey Methods

3 To describe the foundation of the camp, I used Tibetan and Mongolian chronicles, whilst travelers’ notes and Mongolian researchers’ recent publications were used to analyze the city structure and temple life at the beginning of the twentieth century. I also read foreign researchers’ books, and articles published in the Socialist period related to political changes. To list the once-existing temples of the city, I used Rinchen’s map published in 1979 as a primary source, whilst Jügder’s painting from 1913 helped to piece together the layout of the old city. Other lists, maps, drawings and paintings, and old photos available in books and in the collection of the Film Archives were also used to identify certain temples. To get authentic data about the old administrative and religious life of the city, I thoroughly studied approximately 230 catalogues of the National Central Archives (Ündesnii Töv Arhiv). The contents of 159 catalogues (Manchu Period: 51 catalogues, Bogd haan’s reign: 52, Modern Period: 56) relating to 57 temples of the city are briefly summarized here. Among these texts the most significant finding was a data sheet written in 1937 which lists the ceremonies of 20 temples. Thus, in addition to the most attractive religious festivals (e.g. Cam, Maitreya circumambulation) more than 400 ceremonies are mentioned in the thesis which were held annually until 1937. Old lamas who once lived in the old city were interviewed about their personal memories. The locations of all the temples were basically determined (GPS) and their present conditions were documented.

Chapters

4 The thesis consists of five chapters. Chapter 1 summarizes research methods and lists all written and oral sources used. Chapter 2 gives a chronological overview of the three-hundred year development of the city starting from the Manchu overlordship until the Soviet suppression ending in the purges. Chapter 3 discusses the religious organizations and events of the city. Chapter 4 provides basic information about the administrative and financial organizations of the city, detailing the activity of the Ministry of Ecclesiastical Affairs. Chapter 5 is the most extensive part of the study. It discusses the history, administration, function, religious life, main deities or main objects of worship of all the monastic sites one by one according to their location in the city. The Appendices include maps, lists, old photos, and useful charts (I prefer to use this word instead of ‘documents’ as here I refer not to original documents but charts which I completed, such as a list of names of the 279 financial units, and a glossary containing 904 terms mentioned in the study.

Conclusion

5 At the beginning of the twentieth century the monastic city was divided into the following main parts: the principal monastic districts called Züün Hüree and Gandan (or Baruun Hüree); the areas inhabited by lay people, called Ih šav’, Züün harčuud, Züün ömnöd horoo, and Baruun ömnöd horoo; the trade districts Züün damnuurčin and Baruun damnuurčin; the Russian quarter called Konsuliin denž; and Maimaačen, the Chinese merchant district. All the areas had their own religious assemblies, and as

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some of them were complexes with several shrines we can conclude that more than one hundred temples once stood in Bogdiin Hüree.

6 In Züün Hüree the main assembly hall was situated in the centre together with the Bogd’s fenced-off Yellow Palace, three monastic schools (medical, tantric, astrological), ten temples and the residences of the main abbot and the main treasurer. This centre was surrounded by thirty lama districts where the lama population lived. All the aimags had their own temple. Gandan was the place of education and pure morals in the city. Apart from the main assembly hall and the relic temples of the Fifth, Seventh, and Eighth Bogds, Avalokiteśvara temple, three philosophical schools, and some small temples were situated there surrounded by 22 lama districts. The huge ¡aranhašar stupa stood behind the complex. The Bogds’ five residences, namely the White Palace, the Green Palace with the winter palace, a garden, the Haistai lavran, and Pandelin were constructed on the banks of the Tuul River. The temple complex of Čoižin Lama, the state oracle, was surrounded by some small assemblies, (here I mean that a master had a few pupils and devotees, and they formed an assembly. These assemblies often operated in yurts, so the word ‘temple’ cannot be used in this sense. Shrine might be usedif assembly is absolutely not correct.) and the Temple of Yonzon hamba lama stood on its right side. The Mongolian lay population of the city and the lamas who did not keep the monastic regulations, and were thus chased from the monastic districts, lived in yurts in the lay population areas. These areas also had some small Yellow Sect and Red Sect temples, as well as assemblies of a couple of tantric practitioners (zoč, lüižinč). As for foreign beliefs, the Manchu governor had a private shrine, and in 1873 a small Orthodox church was opened. Inside the fence of the Chinese town, there were seven Chinese temples, whilst outside the fence there were a Chinese temple and six Mongolian temples. When the Chinese town was emptied in the 1920’s the temple of - was moved to the Chinese trading area near Gandan. In the northern suburbs, there were two large monasteries, and a meditational retreat as well as seven or eight individual chapels where local shepherds worshipped the mountains and water spirits.

7 All in all there were about 47 monastic sites with about 100 temples in the old capital before the demolition of the monasteries: two monastic complexes (i.e. 20 central and 30 aimag temples of Züün Hüree, 11 temples of Gandan), seven palaces, three suburban monasteries, and 36 individual temples, among them one Manchu, one Orthodox, nine Chinese (among them one Muslim, one in honour of Confucius, two in honour of Guan- yu, two in honour of the Lord of Death), and at least six Red Sect assemblies. It is obvious that the majority of the temples belonged to the Yellow Sect. No monastery complexes survived completely intact. What has remained from the old capital city are: three yurt-shaped temple buildings of Züün Hüree; the main courtyard and Avalokiteśva temple of Gandan; the Bogd’s Green Palace together with the Winter Palace; some buildings of Haistai lavran; the temple complex of Čoižin lama; Geser temple; a part of the small Orthodox church; the Tārā Temple of the Chinese town; a couple of buildings of the walled-off and revived Dambadaržaalin monastery; and the foundation of Cecee gün assembly in Bogd khan Mountain, on which an ovoo was erected for the good fortune of Mongolia.1

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Publications related to the Topic of the Thesis

8 Mongólia kolostorai az Arany Krónika jegyzéke alapján. [Monasteries of Mongolia based on the List of the Golden Annals]. In: Birtalan Ágnes (ed.), Bolor-un Gerel. Kristályfény. Tanulmányok Kara György professzor 70. születésnapjának tiszteletére, ELTE Belső- ázsiai Tanszék, Budapest 2005. Majer Zsuzsa – Teleki Krisztina: A mai Ulánbátor kolostorai és szentélyei. [Present-day Temples and Monasteries in Ulaanbaatar], In: Keréknyomok. Orientalisztikai és Buddhológiai Folyóirat, Budapest 2006, pp. 147-158. Az egykori mongol kolostorfőváros szentélyei. [Old Temples and Monasteries in Ulaanbaatar], In: Keréknyomok. Orientalisztikai és Buddhológiai Folyóirat, Budapest 2008 winter, pp. 63-85.

Scholarships related to the survey (Ulaanbaatar)

9 2004 Hungarian Scholarship Board (six month) 2005 Hungarian State Eötvös Fellowship (five month)

NOTES

1. At the same time as writing the present Ph.D. thesis, a survey was carried out between September 2005 and March 2006 together with Zsuzsa Majer at the request of the Arts Council of Mongolia (ACM) with the aim of recording all the monasteries that were closed before the purges, and the temples which were revived or newly established after the democratic change in 1990. The result of the survey was used in the theses of the researchers and was offered to the ACM to upload it to their database (www.mongoliantemples.net) that includes all the once- existant as well as all the present-day monastic sites in the territory of present-day Mongolia. See Zsuzsa Majer– Krisztina Teleki, Monasteries and Temples of Bogdiin khüree, Ikh khüree, or Urga, the Old Capital City of Mongolia in the First Part of the Twentieth Century. 2007, www.mongoliantemples.net; Zsuzsa Majer – Krisztina Teleki, Survey of Active Buddhist Temples in Ulaanbaatar in 2005 – 2006 with some annotations in 2007, 2007, www.mongoliantemples.net.

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