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Nuit blanche

Les cent ans de Joseph Delteil Frédéric Jacques Temple

Numéro 59, mars–avril–mai 1995

URI : https://id.erudit.org/iderudit/19682ac

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Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique)

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Citer cet article Temple, F. J. (1995). Les cent ans de Joseph Delteil. Nuit blanche, (59), 62–64.

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L'écrivain français Joseph Delteil va-t-il sortir du purgatoire ? Pour célébrer le cen­ tenaire de sa naissance, le Centre Culturel International de Cerisy, héritier des fa­ meuses Décades de Pontigny, lui a consacré un colloque, du 2 au 11 juillet 1994, dirigé par son biographe Robert Briatte. Des universitaires, des écrivains et des critiques de France et de l'étran ger y ont participe, D'importantes rééditions sont, par ailleurs, ins- crites au programme de plusieurs édi- teurs. La presse, de son côté, a souligné l'importance et la place de Joseph Delteil dans la littérature française contempo- raine, celles d'un extraordinaire maf­ tre du verbe et de ia modernité qui, après la vague mini maliste et telquel- tienne, revient au niveau qui est le sien aux côtés des Giono, Morand, Cendrars ou Aragon, Frédéric Jacques Temple, qui fut son ami pen- dant plus de trente ans, trace ici un portrait de Joseph Delteil. trange aventure que celle de avec André Breton, , clubs, ne doit finalement pas grand- Joseph Delteil, venu au monde Robert Desnos, inaugure une longue chose au livre qui en avait pourtant « un jour de vent, dans un tas amitié avec les peintres Robert été le déclic. Joseph Delteil, poulain Ede bruyère, au soleil ». C'était le 28 Delaunay et Marc Chagall, adhère au maintenant célèbre de Bernard avril 1894, à Villar-en-Val, dans Groupe surréaliste qui porte aux nues Grasset, se lance dans l'épopée avec l' ; sa famille était originaire de son second roman Choléra. Drieu La La Fayette, Les poilus, Don Juan, Le Montségur qui est, on ne le sait que Rochelle s'écrie : « Chauves, lisez vert galant, au style syncopé, aux trop, la Mecque du catharisme. Le père Choléra, vos cheveux repousseront ! » images hardies, au verbe charnu, où est un bûcheron-charbonnier qui va de En 1924 Delteil fait paraître chez les outrances même trouvent leur forêt en forêt, loge dans des chau­ Grasset Les cinq sens qui lui vaut place. Il y a des pages remarquables, mières, dort au milieu des meules. l'amitié de Montherlant : « J'aime dans ces ouvrages, qui méritent de Joseph Delteil a quatre ans votre vigueur, votre animalité, votre figurer dans les anthologies. quand la famille, augmentée d'une primesaut, votre vitesse, enfin tout ce fille, Marie, achète une maison et une que j'aime en moi. » Changer de vie, vigne à Pieusse, près de , En 1925 éclate le scandale de changer la vie capitale de la blanquette et du car­ Jeanne d'Arc, livre baptisé « épo­ naval. Le petit « Josépou » entre à pée », qui obtint des voix (sic) au Mais la vie de l'écrivain va changer. l'école primaire. L'effort familial va Goncourt, puis remporta le Fémina. Il Il rencontre Caroline Reagan, née se porter sur lui, ce qui à ses yeux est vrai que la Jeanne de Joseph Dudley, une Américaine, fille d'un passera comme une injustice, car Delteil est loin d'être une statue de grand praticien de Chicago. Elle a fait grands sont les dons de sa sœur, plâtre, une icône asexuée et intou­ connaître à Paris en 1925 la Revue pointue son intelligence, fabuleuse sa chable : elle vit, dans ce livre, telle Nègre qui fut un événement. Elle se mémoire, riche son langage. Marie est une rude paysanne bien saine, transforme bientôt en garde-malade, une vestale cathare sacrifiée sur pourvue de nichons et de cuisses, car Joseph Delteil, souffrant de l'autel de l'École au bénéfice du petit sentant fort, parlant direct, comme pleurésie, se fera traiter à l'Hôpital mâle surdoué, le père vigneron l'auteur en connaissait à Pieusse. Le Américain de Neuilly, avant de partir n'ayant pas de quoi payer l'essor de monde, catholique ou pas, se scinda avec elle vers le Sud pour une conva­ deux génies. Et Marie se met à l'ou­ en deux camps : d'un côté les lescence à long terme. Au bout de vrage, ramasse les herbes, plume les partisans, tels Claudel, Maritain et un quelques années d'errance, ils achè­ poulets, saigne les cochons, tandis ou deux évêques d'avant-garde ; de teront, aux portes de Montpellier, la que Joseph, poussé par le curé de l'autre un troupeau des bigots, Tuilerie de Massane où l'écrivain fit Pieusse, devient un parfait écolier ; toujours prêts à bêler leur indignation, venir sa famille. Et la guerre survient petit séminariste au Collège Saint- auxquels s'alliaient les tenants de et cinq ans de silence. Stanislas de , il décroche cette nouvelle Église, le Surréalisme, En 1947 paraissait Jésus II avec brio son baccalauréat, perfor­ rangés, ô paradoxe, du côté de chez Flammarion. C'est à cette épo­ mance remarquable en ce temps pour l'académique Paul Souday, critique que que j'ai rencontré Joseph Delteil. un enfant pauvre de la campagne. officiel, qui ne tarissait pas d'injures. André Maurois était venu à Mont­ En 1912, Joseph entre chez André Breton lançait alors son pellier donner une conférence. Après un notaire de Limoux. Il collabore à excommunication majeure sous la les applaudissements, un homme pâle YArmanac patouès, adhère au Sillon forme d'une lettre restée fameuse. et fluet, à l'œil goguenard, au long de Marc Sangnier. Mobilisé en 1914 « Cette lettre, dira plus tard l'écrivain, nez de renard, s'était approché il n'ira jamais au front. Ses premiers je préfère l'avoir reçue que l'avoir de l'académicien : « Vous m'avez ou­ poèmes, publiés dans les Annales, lui écrite. » La rupture fut totale et blié ? Je suis Joseph Delteil », lui dit- valent les compliments d'Henri de durable. Vers 1962, Joseph Delteil, de il de sa voix douce et zézayante. Régnier qui lui fera obtenir un prix de passage à la librairie La Hune, est Haut-le-corps de Maurois, surpris de l'Académie française en 1919 pour informé de la présence d'André retrouver cette gloire des années 30, son premier recueil Le cœur grec. Breton qui demande s'il accepterait un peu gêné aussi et camouflant de le revoir. « De ma vie je ne pour­ aussitôt sa gêne sous des mondanités. rais lui pardonner », fut sa réponse et Ni Rastignac Mon intérêt fut aussitôt éveillé pour Breton de s'éclipser aussitôt. À la ce nouveau et curieux personnage ni vie de bohème remarque que je lui faisais par la suite : dont j'ignorais presque tout. Autour « Quel dommage, vous auriez fait un de moi on disait : « C'est un écrivain En 1920, il est à Paris, employé au beau geste et pas mal de bruit », il Comptoir d'escompte, puis en qualité qui fut célèbre, un drôle de pistolet, répliqua : « Mon silence est plus fort au verbe cru, qui vit dans un mas de rédacteur au ministère de la que ce bruit. » Ce qui me fit mesurer Marine marchande où il restera trois délabré, presse son raisin avec ses la profondeur d'une blessure qui ne pieds, est marié à une Américaine ans. En 1922, c'est la rencontre déci­ s'était jamais refermée. sive avec Pierre Mac Orlan qui publie à qui il parle en occitan, bref un origi­ son premier roman à la Renaissance Jeanne d'Arc était donc un nal. » du Livre. Sur le fleuve Amour coupe succès et Cari Dreyer voulait en faire Jésus II fut accueilli avec le souffle à la gent littéraire intriguée un film ; il en commanda le scénario à fraîcheur par le monde littéraire. Cet par le chant nouveau que lance cet Joseph Delteil, confiant les décors à individu qui se prenait pour l'Autre, oiseau dans le bocage parisien, un Jean Hugo. Les acteurs principaux se sorte de héros picaresque courant « oiseau très singulier, écrira plus tard nommaient Michel Simon, Antonin l'univers à grandes enjambées désor­ Henry Miller, avec un registre d'ap­ Artaud, Renée Falconetti. Ce chef- données en criant : « Ce que tu rêves, pels défiant la classification ». Il fraie d'œuvre, toujours à l'affiche des ciné- fais-le ! », était exorbitant. Je pense •

NUIT BLANCHE 63 que ce livre, considéré à tort comme nucléaire. Car il ne se contentait pas (1969), Alphabet (1973). En 1975, un évangile pour beatniks, n'a pas peu d'avoir changé de vie, il voulait changement brutal de cap : il désirait contribué à la fabrication d'un changer la vie. Mais pour moi, une suite aux Œuvres complètes, la nouveau Joseph Delteil. L'étonnant comme pour beaucoup d'autres je réhabilitation des livres « brûlés ». Il manipulateur du langage était mué en l'espère, il demeurera un adorateur du écrivit en ce sens à Bernard Privât, prophète. Pour une poignée de verbe, un écrivain au chant singulier, directeur des éditions Grasset. Sans zélateurs, il fut rapidement l'ermite de une sorte de merle blanc de notre doute obéissait-il à un appel secret. la Tuilerie. Il pâtira de cette répu­ littérature, dont l'œuvre « éclate, a écrit Ses forces déclinaient. Il trouva tation jusqu'à la fin de sa vie, non Fernand Divoire, comme une tomate encore des ressources pour faire sans savoir qu'il y avait aidé ; cette sur un mur gris ». paraître Le sacré corps en 1977, livre image de lui a drainé vers la Tuilerie qu'il jugea peu satisfaisant. En fait, il de curieux personnages enrôlés dans rêvait depuis quelque temps à une une écologie de pacotille, des théo- « Grammaire, que veux-tu pour ta édition de ses œuvres, vraiment sophes, des poétesses rurales, ou tout fête? « — Une syntaxe avec des seins ! » complètes, dans la Pléiade. Elle était simplement des voyeurs. Lorsqu'il pathétique son inquiétude devant le écrira plus tard la Cuisine paléo­ Les cinq sens, Grasset, 1924, p. 31. passage à la postérité. Ce rêve, qu'il lithique, Joseph Delteil sera sacré m'a souvent confié, ne sera pas barde, druide, eubage ou chaman. << Le goût est parfait en soi et je exaucé. Un jour, peut-être ? Tout visiteur fait à cette idée repartait prétends que le goût d'un chien pour Le 11 avril 1978, je passais la de la Tuilerie persuadé de l'avoir un os est aussi noble que celui soirée à la Tuilerie de Massane où, embrigadé, qui dans une croisade, qui d'André Gide pour La Princesse de Clèves. » depuis quelque temps, comme par un dans une secte. « Cause toujours », pressentiment, je multipliais mes pensait-il avec un sourire narquois. Les cinq sens, Grasset, 1924, p. 105. visites. Le repas se déroula dans la Caroline s'en amusait, s'en agaçait. bonne humeur. Je quittai les Delteil Son accent américain masquait assez tôt. On s'embrassa, on se dit au souvent la férocité des flèches qu'elle « Le travail est l'alibi des cœurs tristes. » revoir. A quatre heures du matin, mon lançait. Elle connaissait bien son frère médecin, qui venait souvent à la Perpignan, Émile-Paul, 1927, p. 74. Joseph qui, pour elle, n'était ni le Tuilerie en voisin, m'appela au Messie, ni le Pape, ni le Dalaï-Lama, téléphone : « Joseph vient de mou­ ni saint Joseph, ni Lanza del Vasto, « Je suis chrétien, voyez mes ailes ; rir. » Quelques minutes plus tôt, le mais l'un des écrivains les plus je suis païen, voyez mon cul. » pressentant, il avait dit à Caroline : insolites de ce temps et celui qui avait La Deltheillerie, Grasset, 1969, p. 35. « Maintenant, il va falloir être transformé sa vie. Il était ridicule d'en vaillant ». faire un gourou, un ange en sabots ou Il est mort à 84 ans, vif d'es­ un ayatollah. << J'aimerais que le dernier mot soit le même que le premier, le seul mot dont prit, l'œil lucide, en quête jusqu'au À vrai dire, Jésus II arrivait je rêve pour mon épitaphe : bout de ce qu'il appelait « le mot de trop tôt. La génération née de la guerre innocent. » la fin », c'est-à-dire le bonheur... L'a- t-il jamais trouvé ? se tournait vers Sartre et Camus, et La Deltheillerie, Grasset, 1969, p. 250. ralliait une littérature nourrie dans le Reste l'œuvre qui, peu à peu, bercail universitaire. Elle ne pouvait en dépit des aléas, fait sa route. • encore prévoir 1968, ni que le monde, << Écrire la vie d'un homme, ce n'est saturé de machines et de consom­ pas narrer ses faits et gestes, mais par Frédéric Jacques Temple mation forcée, ferait un sort à un inventer son âme. » certain Marcuse dont les jeunes Alphabet, Grasset, 1973, p. 27. d'aujourd'hui peuvent découvrir qu'il se nichait déjà dans Jésus IL Malgré De Joseph Delteil, on ne trouvait guère, après sa lui, Joseph Delteil se retrouvera le mort, que les Œuvres complètes publiées par maître à penser de beaucoup qui Grasset, et quelques titres anciens proposés par des n'avaient jamais lu ses livres d'avant- libraires aux bibliophiles. Depuis une dizaine En route d'années, on constate un regain d'intérêt pour cet guerre, une sorte de sorcier ou de vers la postérité écrivain. L'excellente biographie critique de Robert sourcier de la garrigue dont la frêle Briatte (Joseph Delteil, La Manufacture, 1988) y est silhouette débordait d'une farouche à coup sûr pour beaucoup. Dernier « coup » de Delteil : après la Les lecteurs ont aujourd'hui à leur disposition volonté de vivre. Pour cela, plus que publication de François d'Assise, il les ouvrages suivants : Sur le fleuve Amour, Grasset, pour son œuvre, les médias tournèrent lance ses Œuvres complètes chez « Les Cahiers rouges », 1983 ; Choléra, Grasset, vers lui micros et caméras, recueillant « Les Cahiers rouges », 1987 ; Les poilus, Grasset. « Œuvres complètes » incom­ Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987 ; Les cinq ses messages. Ils n'ont pas peu plètes, on le sait. Les livres élus sens. Le Temps qu'il fait, 1993 ; Jeanne d'Arc, contribué à tracer un portrait de suffisaient, pensait-il, à le représenter. Grasset, « Les Cahiers rouges », 1994 ; La jonque Joseph Delteil dans lequel le mage de porcelaine. Le Temps qu'il fait, 1985 ; Les chats Ce fut, naturellement, un tollé. La de Paris. Éditions de Paris, 1994 ; À la belle étoile, oblitérait l'écrivain. L'accueil qu'il critique ricana. Je reste aujourd'hui Collot/Le Temps qu'il fait, 1987 ; La cuisine recevait l'encouragea à faire des persuadé que l'écrivain, toujours de paléolithique, Arléa/Presses du Languedoc, 1990. déclarations de plus en plus tranchées ; Les éditions Grasset font régulièrement de nou­ santé fragile, s'était vu mourir et avait veaux tirages des Œuvres complètes et de La la dernière, peu avant sa mort, avait voulu, en quelque sorte, laisser un Deltheillerie. fait grand bruit au micro national : testament. L'alerte passée, il s'était Un colloque « Joseph Delteil », dirigé par d'une voix faible mais volontaire, il remis à écrire : La cuisine paléoli­ Robert Briatte, s'est tenu au château de Cerisy-la- avait jeté l'anathème sur l'univers Salle, du 2 au 11 juillet dernier, sur le thème « Les thique (1964), La Deltheillerie aventures du récit chez Joseph Delteil ».

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