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INA INSTITUT NATIONAL DE L'AUDIOVISUEL

Les ouvrages marqués d'un astérisque comportent des entretiens issus des archives de l'Institut national de l'audiovisuel. JOSEPH DELTEIL Qui êtes-vous ?

Robert Briatte

JOSEPH DELTEIL

la manufacture Page 6 : cl. Henk Breuker. Couverture : cl. Roger-Viollet.

© LA MANUFACTURE, 1988, Bombarde, 69005 Lyon Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

« Quand je vois un lion dans la brousse qui se pré- cipite sur moi, je le vois non pas dans l'ordre zoo- logique mais avec mes cinq sens, dans l'ordre et le désordre des sens, sensationnellement. D'abord, en gros plan, ce qui déjà me déchire et me dévore, ce qui me saute aux yeux et m'entripaille les entrailles : ses immenses yeux chinois, ses gros- ses moustaches d'almanach, son ramassement, l'hallucination de la démarche, la torsion de la patte. A-t-il une queue ou des cornes, je n'en sais rien et qu'importe ! Si vous voulez un lion pho- tographique, allez chez le photographe ! Moi je ne vois que le lion delteillien, le lion qui bouffe Delteil. » Joseph Delteil.

« Voici Delteil, avec des défauts immenses et des qualités catastrophiques. » Jean-Daniel Maublanc, 1933. Il y a deux Delteil. Tour à tour, sur chacun des deux pla- teaux de la balance, le poids d'un homme qui pense avoir trouvé sa vérité. Le premier Delteil, celui des « années électriques », c'est ce jeune poète qui laisse derrière lui sa famille et son village dans le Midi pour « monter » à Paris faire son « éducation littéraire ». Le jeune poète laisse très vite la place à un romancier à succès, tout auréolé de scandale. Le second Delteil, « le vrai » dira-t-il par la suite, com- mence à la publication de Jésus II en 1947, première des « années paléolithiques ». L'axe central, c'est cette décen- nie de silence, de 1937 à 1947, au cours de laquelle sonne l'heure du choix et s'opère le recul de la conscience. C'est le moment du retour au Midi des origines, loin du Paris de la vitesse et de l'électricité. L'instant où il se redécou- vre « à Pieusse et au ciel, le frère de Marie Delteil ».

1918-1937 Les années électriques

Le Cœur grec

« Il y a quelque temps, des vers nous parvinrent, signés du pseudonyme singulièrement choisi de « Louis XV ». Nous fûmes séduits par les fines qualités littéraires de ces poèmes, très supérieurs à la production courante. Nous nous sommes enquis du véritable nom de l'auteur. M. Joseph Delteil est jeune, inconnu. Nous sommes heu- reux d'offrir l'hospitalité des Annales à ce débutant qui donne de si belles espérances. » Ainsi, Adolphe Brisson, directeur des Annales politiques et littéraires présentait- il deux poèmes de Joseph Delteil, Le Théâtre et Turquie funambulesque dans le numéro 1838, daté du 15 sep- tembre 1918, de sa vénérable revue. « Jeune, inconnu. » En 1918, Delteil a vingt-quatre ans. Il n'a livré jusqu'alors articles et poèmes qu'à des publi- cations régionales.

1. Les titres des chapitres sont empruntés à l'œuvre de Delteil, en géné- ral à ce qu 'on peut considérer comme son autobiographie : La Deltheil- lerie (Grasset, 1968). 2. Voir « Textes inédits » à la fin de cet ouvrage (nous entendons par « inédits », inédits en volumes, ces textes ayant tous été publiés préala- blement en revue). Il est né le 20 avril 1894 à Villar-en-Val, dans le départe- ment de l'. C'était en début d'après-midi. Son thème astrologique précise : « 18 h 54 » — en temps sidéral... De toute façon, c'est un « solaire », un amoureux du jour et du plein vent. Bien entendu, il a fait du récit de sa nais- sance un pur morceau de littérature, au grand dam de ses futurs biographes, mais au bénéfice de sa propre mytho- logie. « Je vins au monde un jour de vent, dans un tas de bruyère, au soleil. Cela advint en quelque forêt d'ali- siers et de chênes verts, sur les confins du Roussillon et du Languedoc, vers la troisième heure après midi, qui est l'heure de vêpres. Ma mère était allée cueillir des arbouses ou des glands, que sais-je ? Ou peut-être obéissait-elle dans l'abîme de sa chair à ce hasard divin, à ce Dieu hasardeux qui portent en tous lieux l'homme en croupe. Je crois au destin comme à la rose. Il faisait chaud, et sans doute entends-je encore parfois dans mes veines, les soirs de fièvre, ce délire d'insectes rayonnants et ces durs cris d'oiseaux qui éblouissaient à cette heure les bois. Soudain, elle porta la main à son ventre, du propre geste d'Andromaque. Elle chut volante sur la bruyère en fleur. Les cigales dans l'air, à la baïonnette ! Et c'est là que je pris subs- tance, parmi les chênes et les mousses, dans une soli- tude ardente, face au ciel que j'aime » Ce mythe d'une naissance sylvestre, nous le devons au métier de Jean-Baptiste Delteil, son père, qui est en effet bûcheron et se déplace de forêt en forêt, pour la produc- tion du charbon de bois.

« De mon père, j'ai hérité un sens précis de l'indé- pendance et d'une liberté farouche. De ma mère, je tiens le sens de l'amitié, les qualités de cœur, cette croyance profonde que nous sommes ici sur terre avant tout pour nous aimer les uns les autres »

3. "Mon village", dans En robe des champs, Grasset, 1934, pp. 67-68. 4. Rapporté par Jean-Marie Drot dans Vive Joseph Delteil, Stock, 1974, p. 63. Mme Delteil, née Madeleine Sarda, est extrêmement dévote — comme le sera Marie, la sœur cadette — et n'apprendra jamais à lire. Elle est originaire, comme son mari, des environs de Montségur en Ariège. A quatre kilo- mètres de , à Pieusse — le village où la famille est venue s'installer alors que Joseph avait quatre ans —, on ne parle pas français. « On s'étonne parfois de mon goût pour le patois, un peu vif..., dira plus tard Delteil, mais que voulez-vous : le patois est la langue de papa, de maman, ma langue maternelle, je l'aime. Je devrais dire "occitan", je sais, c'est le terme correct et le plus stratégique, mais "occitan", c'est savantasse, ça fait intel- ligentsia... Maman parlait patois et jusqu'à cinq ans je n'ai parlé que le patois... Le français m'est une langue étrangère » (L'un des premiers textes que publiera Del- teil, en 1914, est un sonnet en langue d'oc pour l'Alma- nac Patouès de l'Ariéjo.) Cela ne l'empêche nullement de devenir très vite un « fort en thème ». On l'envoie au collège à Limoux : il y collec- tionne les prix d'excellence, de composition française, d'histoire, de géographie, d'explication d'auteurs fran- çais... et de géologie. Il est la fierté de la famille, on le « pousse » — sans aucun doute au détriment de sa jeune sœur —, on l'envoie au petit séminaire de : les études coûtent cher, c'est vrai, et le séminaire offre l'avantage d'une quasi-gratuité. En fait, Mme Delteil espère sans doute voir son fils devenir prêtre. Mais c'est un jeune catholique fervent qui adhère au Sillon, mouve- ment de chrétiens démocrates plutôt catalogué à gauche et en tout cas fortement opposé aux monarchistes d'Action française (ses tout premiers articles, c'est à la publication locale du mouvement, Le Soc, qu'il les donne). Mais, bac en poche, c'est comme clerc de notaire qu'il commence à travailler en 1913 dans l'étude de Me Auzouy à Limoux.

5. Ibid., p. 69. Vingt ans en 1914 : le bel âge pour aller mourir dans les tranchées qu'on va bientôt creuser dans l'est du pays. Par un inexplicable hasard, il est mobilisé dans le 4e régiment colonial basé à Toulon. On l'affecte au camp de Fréjus parmi les tirailleurs sénégalais. Et, à part les rares pério- des pendant lesquelles il est chargé avec quelques autres de convoyer ses infortunés camarades vers le front, on l'y oublie pendant quatre ans. « La guerre, je l'ai vécue les pieds au chaud et, ma foi, je n'en suis ni fier ni hon- teux, c'était comme ça... Le Bon Dieu a bien fait les cho- ses, voilà tout ! » Durant ces quatre années, il a le temps d'écrire des vers, des milliers de vers. « Après moi le déluge » ou, à tout le moins, « loin de moi » ! De Fré- jus, il envoie les deux poèmes que publie Adolphe Bris- son en accolant au nom de Delteil son pseudonyme de « Louis XV », dont il n'usera qu'en cette occasion. D'où lui vint cette idée ? Il n'en a jamais donné, semble-t-il, l'explication... Une certaine pudeur à écrire des vers en ces temps troublés, ou une ironie mordante, par la réfé- rence implicite au déluge de feu sur le front, ou bien les deux à la fois ? Delteil ne s'est jamais vraiment dépeint en « jeune poète ». C'est une période de sa vie littéraire qu'il occulte presque complètement dans La Deltheillerie. Le poète aca- démique qu'il fut alors, il semble en avoir complètement oublié le personnage même. Il est vrai qu'il est encore à cette époque sous l'uniforme, qu'il ne pourra quitter avant le mois de septembre 1919. Il fait la connaissance de Mme Hélène Vacaresco, qui dirige à Saint-Raphaël la revue Les Tablettes et qui est par ailleurs collaboratrice des Annales. Dès son enfance, Delteil pouvait lire dans le Grand Larousse une note sur Hélène Vacaresco, dont voici un extrait : « Poétesse de langue française, de natio- nalité roumaine, née à Bucarest en 1866. Issue d'une des plus illustres familles de Roumanie, elle fit une partie de son éducation à Paris et résida pendant plusieurs années

6. Ibid., p. 20. à la cour de Roumanie. Une grande passion, contrariée par la raison d'Etat, éveilla sa vocation poétique. A vingt ans, Mlle Vacaresco voyait ses Chants d'aurore couron- nés par l'Académie française », etc. On peut rêver à cette « grande passion contrariée par la raison d'Etat » et se demander si la romanesque poétesse n'aurait pas ins- piré à Delteil sa Ludmilla du Fleuve Amour... Mais plus sérieusement, il n'est pas indifférent de constater à quel point le jeune Joseph Delteil s'introduit dans le monde de la littérature (et de la poésie, le genre noble par excel- lence) par ce qu'il est convenu d'appeler la grande porte. Ses débuts sont remarquablement « institutionnels ». Le parrainage de Mme Vacaresco est la « promesse » d'un avenir tout tracé, qui peut, à défaut de le conduire à une carrière marquée par un style original, vous amener un auteur sous les lambris de l'Académie française. C'est d'ailleurs cette institution qui lui attribue, le 21 juillet 1920, le prix Archon d'Espérouze — assorti d'une somme de cinq cents francs — pour son premier recueil Le Cœur grec, publié et préfacé par... Hélène Vacaresco, aux édi- tions des Tablettes en août 1919. Démobilisé peu après ce « baptême du feu » éditorial, Delteil revient à Pieusse quelque temps avant de reprendre un emploi de fonction- naire pour quelques mois, dans les Vosges. Le premier grand événement de l'année 1920, c'est — pour Delteil — l'arrivée à Paris. Personne ne peut dire exactement pourquoi il est ainsi « monté » à Paris. Les guillemets sont de rigueur, car, enfin, on ne « monte » pas à Paris en venant des Vosges. Pensait-il vraiment faire une carrière littéraire après la seule publication du Cœur grec ? Que penser alors de ce détour par le bureau des contributions indirectes de Fraize, près de Saint-Dié ? Cela ne colle pas non plus avec l'habituelle carrière d'un fonc- tionnaire, qui reste quand même plusieurs années en poste avant d'aller découvrir d'autres buvards sous d'autres cieux. Certes, il fut aisé par la suite — pour Delteil comme

7. Grand Larousse en 7 volumes, édition de 1900. pour ceux qui se sont intéressés à sa vie — d'expliquer son arrivée à Paris par le classique schéma du jeune- artiste-aux-dents-longues venant se colleter avec ses pairs sur le ring parisien. Les motivations sont d'autant plus floues qu'elles n'apparaissent qu'après coup. Au tréfonds de son être, Delteil a eu la conviction qu'il devait aller à Paris : la belle explication. Dommage qu'elle soit aussi insuffisante, car la question est d'importance et condi- tionne la suite des événements. En janvier donc, il s'ins- talle à l'hôtel de Verneuil, dans le septième arrondisse- ment. C'est l'une des nombreuses pensions où Delteil va élire logis durant quelques années, avant que des ressour- ces régulières et suffisantes ne lui permettent de disposer d'un appartement loué de manière permanente. La demeure est historique, même si elle se réduit dans son cas à une chambre exiguë du sixième étage : l'escalier en colimaçon date du Moyen Age, tout comme le puits qui alimenta longtemps les hôtes du lieu, et la pension a accueilli — comme toutes celles du quartier — une ribam- belle de fauchés notoires en attente de devenir célèbres. L'hôtel de Verneuil verra aussi les débuts parisiens d'au- tres jeunes gens à l'accent prononcé : James Baldwin, Costas Kandilis, entre autres...

C'est à Paris que Delteil a eu lieu. C'est à Paris qu'il débarque, avec son accent de l'Aude à couper au cou- teau — tellement fort qu'on le prendra souvent pour un Russe ou un Polonais —, avec un recueil de poèmes en poche. Il entre d'abord au Comptoir d'escompte de Paris, puis au ministère de la Marine marchande, en qualité de rédacteur.

« J'ai été nègre, mais nègre fort volontaire. J'ai été nègre moyennant mille balles par mois. Bref, et pour tout dire, j'ai été nègre de Monsieur le Sous-Secrétaire d'Etat de la Marine marchande. Tout le jour, je pré- parais, étudiais, rédigeais rapports, lettres et circu- laires dont Monsieur le Directeur, d'un simple coup de plume, d'une simple signature, s'appropriait à la fois les mérites, la paternité et la responsabilité » « Tout le jour ». Car en effet, le soir et tôt le matin, Del- teil écrit. Des poèmes parnassiens, nourris de majuscules et de la fréquentation assidue des textes de José Maria de Heredia, d'André Chénier et surtout d'Henri de Régnier. C'est sous la totale influence de ce dernier, avouera-t-il plus tard, qu'il a écrit Le Cœur grec. « Stricte et sans faiblesse, la forme de ces poèmes serre en ses bras marmoréens des sentiments et des sensibilités subtils, quelque chose de précis et de languide à la fois où la mémoire et la curiosité découvrent l'enchantement double. En les lisant, on comprend que, rageusement, Nietzsche ait convenu que "les deux seuls peuples ayant produit des artistes de style sont les Grecs et les Français". Artiste comme personne, l'auteur du Cœur grec sait don- ner à ses songes telle teinte, telle musique qui nous font, à travers eux, les spectateurs et les contemporains des êtres et des paysages dont il nous dit la vie et pose la stature devant nous. » (Hélène Vacaresco, dans sa préface du recueil.) « On entend s'effeuiller une agreste rumeur ; La mélodie abonde avec munificence ; Et, confidentiel, lyrique, ensorceleur, Le Rêve balbutie aux flûtes du Silence » Joseph Delteil disait avoir admiré au collège les grandes pages de Barrès, de Bazin, de Loti, les emportements de Hugo — qu'il appelait, dit-il, très simplement, par son prénom, en toute camaraderie en quelque sorte. Mais on cherche une trace de ces admirations dans sa manière ini- tiale. On a du mal à admettre, même, qu'il ait pu appré- cier Rimbaud ainsi qu'il l'a dit, et commettre tant de vers symbolistes qui le rapprocheraient plutôt des visions anti-

8. "Tant pis pour le nègre", dans Mes amours... (... spirituelles), Albert Messein, 1926, pp. 41-42. 9. "La flûte du silence", poème paru dans Les Annales, n ° 1880, 6 juillet 1919, p. 5. ques d'un Moréas et des allégories d'un Gustave Moreau (il est vrai aussi qu'il avoua une admiration sans bornes pour Huysmans...). Il est donc récompensé par l'Académie française. Récom- pensé également par la bienveillance dont le Maître lui- même, Henri de Régnier, fait preuve à son égard, en le recevant chez lui presque tous les dimanches, l'écoutant déclamer ses dernières productions avant d'en faire la cri- tique. Cette allégeance ne dura qu'une année environ, mais Delteil en gardera pour le poète une reconnaissance qui n'a rien d'académique. Cette même année 1920, il rencontre René Groos qui publie quelques-uns de ses poèmes dans sa revue Pour le plaisir, et Elie Richard — qui est en fait un de ses collè- gues de bureau au ministère et qui dirige lui aussi une petite revue, Images de Paris. « Images de Paris, revue libre d'art et de littérature, publie des artistes jeunes et indépendants », annonçait-on en quatrième de couver- ture. « Images de Paris, sans respect pour les opinions courantes, pour les clichés à la mode et les lieux communs, fait appel aux jeunes que briment les gens en place et les vieillards sans philosophie. » C'est à Elie Richard qu'on doit la formule : « Delteil finira en prison ou au cloître. » A Elie Richard sans doute également que nous devons la métamorphose de Delteil. Richard en effet publie aux éditions des Images de Paris un second recueil de poèmes que Delteil dédie bien évi- demment à Henri de Régnier. « Dans Le Cygne androgyne, admit-il cependant, il y avait déjà plus de recherches personnelles. » Delteil n'a jamais été tendre pour ses deux premiers livres : il en vient même à ne pas mentionner Le Cygne androgyne quand

10. En témoigne un entretien, diffusé vraisemblablement le 21 février 1962, où Delteil répondait aux questions de Frédéric-Jacques Temple (En pays de connaissance, programme produit par Radio-Montpellier dans le cadre des échanges R. T.F.-R. T.B.) : « J'ai débuté en effet par des poèmes. Je ne sais pas si vous vous rappelez, il y a deux recueils je crois... Le Cœur grec d'abord, oui. Mais justement, je prétends que il procède à l'examen de ses débuts, dans La Deltheillerie ! De l'année 1920 date encore la rédaction d'un troisième recueil : Les Roses adultères, qu'il ne chercha même pas à publier. Trois pièces nous en sont néanmoins parvenues, via sa correspondance, puisqu'elles lui ont été renvoyées après lecture et correction par Paul Valéry lui-même, qui les apprécia Mais ce satisfecit ne le poussa pas cepen- dant à trouver éditeur pour recueillir ses Roses adultères. Ses goûts, pour tout dire, ont changé. Et il va se mettre à écrire des textes qui se situeront aux antipodes de ce qu'il avait fait jusqu'alors. Il est très vite loin, le souvenir du jeune disciple d'Henri de Régnier faisant sa valise pour aller habiter dans la capitale. « J'emportais à la semelle de mes souliers de la bonne terre de province, bien sûr, mais aussi des alluvions symbolistes. J'avais fait mes classes sous Verlaine et Mallarmé, j'avais mordu à ces poètes abscons et déli- cats, qui ont nom Tristan Klingsor, Stuart Merrill et Francis Vielé-Griffin [...]. Arriver un beau matin à Paris n'ayant pour armes et charmes que mes deux sabots : ma naïveté et mon bon sens, et s'y trouver d'emblée en première catégorie, avec mes pairs Morand, Montherlant, Blaise Cendrars, etc., en tête- à-tête avec ces demi-dieux qui ont nom Valéry, Gide, Claudel, quelle étonnante aventure ! »

Elie Richard, sans l'amener tout à fait « en prison », va lui éviter à tout jamais de se morfondre dans le silence feutré et quasi religieux des salons de poésie. Il lui pré- sente tous ses amis, il lui fait lire tout ce qui compte en matière de littérature et qui passe à portée de main. Pour ce sont des copies, de pâles copies d'autres choses, de ce qu 'on m'avait sussuré dans les oreilles, dans les moelles... De ce que j'avais appris en somme. Ça ne correspondait pas tellement à ce que je pensais, à ce que je sentais au fond de moi. La preuve, c'est que je n'y attache absolu- ment aucun intérêt maintenant. Je l'ai renié, ça ne fait pas partie de mes Œuvres complètes... » 11. Ces trois pièces ont été publiées, avec les corrections de Paul Valéry, dans le numéro spécial de la revue Entretiens consacré à Joseph Del- teil, éd. Subervie, Rodez, 1969, pp. 177-178. 12. La Deltheillerie, op. cit., pp. 126-128 passim. Delteil commence en effet une période qui correspond à ce qu'il a appelé « une éducation littéraire ». Lorsque Valéry lui renvoie ses poèmes en avril 1921, ses préoccu- pations ne sont plus vraiment d'ordre poétique. Moins de deux mois plus tard en effet, figure au sommaire des Images de Paris un conte en prose de Delteil : Elyud. Non qu'il abandonne totalement la poésie : il publiera encore de nombreux poèmes dont la plupart ont été repris, classés sous le titre générique de « chansons », dans la compilation Mes amours... (... spirituelles). L'inspiration en est parfois carrément rimbaldienne, parfois surréaliste, ou même gentiment burlesque... Le fait qu'ils aient été destinés à « la chaude revue d'Elie Richard » — l'expres- sion est de Delteil lui-même — explique sans doute ce non- conformisme ou cette adhésion à un autre conformisme, plus « mode »... Les poèmes plus « classiques », ses der- niers « alluvions symbolistes », il les réserve aux Anna- les et aux Cahiers d'Icare : Delteil fera toujours flèche de tout bois et laissera très peu de textes inédits (si l'on veut bien excepter Les Roses adultères)... Suivra aussi la publication en 1927 d'une Ode à Limoux et de son Hymne à la robe future, dédié à Sonia Delaunay. Delteil se consacre dès 1922 presque exclusivement à la nouvelle et au roman. Comment le jeune poète symbo- liste a-t-il laissé la place à un romancier sulfureux ? Autant demander à un papillon s'il a souvenir de son état de chrysalide. En l'occurence à un papillon de nuit, puisque Delteil continue à passer ses journées au service du minis- tère de la Marine marchande. « J'ai dessiné une courbe inverse de la courbe habi- tuelle ; on va de l'extrême-gauche à la sagesse. J'ai commencé avec la préface de Mme Vacaresco... Mon passage de la poésie à la prose a quelque chose d'assez mystérieux que je ne comprends pas. Mon tempéra-

13. A ma connaissance, le premier texte en prose publié par Delteil, dans le n° 20 de juin 1921 : c 'est à ce titre qu 'il a été retenu parmi les inédits en fin d'ouvrage, bien qu 'ayant été repris dans Mes amours...(... spiri- tuelles), op. cit., pp. 103-108. ment ne pouvait pas apparaître dans ma poésie, trop calquée sur celle d'écrivains que j'aimais, alors que la liberté que confère la prose a permis à mon tempé- rament de se faire jour, à mon insu » L'idée n'est pas nouvelle : elle se réfère à une conception romantique de l'inspiration. « On naît écrivain comme on naît Dieu ou vache », précisera-t-il plus tard (d'une façon bien peu romantique, je l'avoue)... Mais c'est faire bien peu de cas de l'influence certaine d'un Elie Richard et des rencontres qu'il a suscitées, des lectures, des spec- tacles nouveaux que sont encore pour Delteil le Paris de l'après-guerre et la découverte du monde de l'édition et des arts. C'est faire peu de cas de l'air de Paris, des fem- mes sur les grands boulevards, et du parfum qu'elles exhalent. « La vie est fade, un soir de mars. Vingt-huit ans... Ô poitrines molles... Femme, d'un doigt habile aux khols, Va, poudrederize la vie »

14. Entretien avec Pierre de Massot, datant de 1924 (repris dans Entre- tiens, op. cit.), op. cit., pp. 163-165. 15. Extrait du poème "De Montmartre à Tombouctou", publié initia- lement dans les Images de Paris, n ° 29, avril 1922, p. 13 (repris dans Mes amours..., op. cit., p. 94).

Armé chevalier sur le fleuve Amour

1922 : Joseph Delteil a vingt-huit ans. Marcel Proust publie Sodome et Gomorrhe et meurt en novembre. Paul Morand, trente-quatre ans, publie Ouvert la nuit. A Paris, on danse le fox-trot. Paul Claudel, cinquante et un ans, publie ses Poèmes de guerre. L'air à la mode est : « Monte là-d'sus et tu verras Montmartre ». Jacques de Lacretelle obtient le avec Silbermann. Paul Valéry a cinquante et un ans et publie Charmes. Anatole France, soixante-dix-huit ans, prix Nobel 1921 , publie La Vie en fleur. Victor Margueritte est radié de l'ordre de la Légion d'honneur à cause de La Garçonne. Le 25 février, on exé- cute Landru. Niels Bohr, prix Nobel de physique pour ses travaux sur la structure des atomes. Henry de Mon- therlant, vingt-six ans, publie Le Songe. Rupture entre Tzara et Breton. Les dadaïstes et le groupe de Littérature en viendront aux mains l'année suivante... Mussolini prend le pouvoir en Italie. Jean Giraudoux, quarante ans, publie Siegfried et le Limousin. Murnau présente Nosfe- ratu et Fritz Lang Doktor Mabuse. Une petite librairie à Paris, Shakespeare and Company, publie Ulysse de James Joyce. Début mai, Lénine est frappé d'hémiplégie : Staline et Trotski exercent le pouvoir en U.R.S.S. L'archéologue Howard Carter annonce la découverte du tombeau de Toutankhamon. La première station de radio privée émet à Paris. « A Paris, m'attendait la Révolution, la Révolution artistique. Tout bouge, fermente, explose. Des ban- des de phénomènes, affamés de beauté, fous de génie, fourmillent, s'agitent, palabrent, vocifèrent. Toute une faune de toutes races et de toutes couleurs, venue de toutes les provinces et de tous les continents. Tous accourus à Paris pour la grande curée, pour le grand départ. Paris était en pleine effervescence, en pleine bataille spirituelle » On en est encore au « commencement du recommence- ment ». Il était temps que Delteil saute le pas. Car, pen- dant qu'il continuait à pasticher amoureusement Henri de Régnier, d'autres jeunes gens de son âge avaient fondé Littérature — sous le parrainage de Paul Valéry — et avaient pris acte de la formidable coupure dans le temps qu'avait été la guerre de 1914-1918. Quelques mois plus tard, et il était trop tard. La Révolution n'attend pas. C'est que le paysage littéraire n'a que faire d'un jeune poète couronné par l'Académie, spécimen vivant de la III Répu- blique échappé de sa province : ce fort en thème, idolâ- tré dans sa famille même, propulsé par l'Ecole et destiné à s'instituer rond-de-cuir à la ville — curé ou fonction- naire, la retraite est assurée — ce personnage un peu éteint qui posait fièrement aux côtés de ses parents et de sa sœur, droit comme un I — un I majuscule évidemment —, la moustache lisse et gasconne — tendance d'Artagnan —, coiffé la raie au milieu, ce personnage arrivait non seule- ment de son Aude natale, mais aussi d'un autre siècle. « Pour une fois, les événements eux-mêmes avaient fait table rase. La vie recommençait à zéro, c'était le premier matin du monde. Le temps des condottieri et des conquistadores »

1. La Deltheillerie, op. cit. p. 79. 2. Ibid., p. 80. Après tout, si Delteil a mis tant de temps à s'éveiller, c'est peut-être aussi parce qu'il ne sort pas, lui, de la tourmente où les Cendrars, Péret, Breton, Soupault, ont appris, aux côtés de milliers d'autres, le goût du désespoir. Tout au plus a-t-il failli tomber d'un train en gare de Saint-Raphaël lors d'un retour de permission... « Nous nous sentions libres et nus, des pionniers. Cha- cun allait de l'avant, tout armé de ses instincts. Les ismes pullulaient : dadaïsme, futurisme, orphisme, unanimisme, simultanéisme, expressionnisme, surréa- lisme, etc. Ah ! La belle aube ! Etais-je dada, sur- réaliste, ou quel iste ? Plutôt dada en somme, au com- mencement. En vérité, tout le monde était un peu de tout, à cette époque-là. J'ai vu Breton dada et Paul Valéry surréaliste (Gide flirtait avec tous les jeunes ismes). Aujourd'hui, après coup, on a voulu classer tout cela, donner des numéros, des grades, mais alors, à chaud, ce n'était qu'un bouillonnement de sèves, une espèce de cosmos en expansion, une genèse. On était révolutionnaire, voilà tout, la révolution litté- raire s'entend » Par quel coup de baguette magique Delteil va-t-il trouver son style, son souffle ? Car force est de constater que le style Delteil surgit presque du jour au lendemain, à Paris et pas ailleurs, en 1922 et pas avant. Comment se forge- t-il sa marque de fabrique ? A n'en pas douter, rappelons-le, c'est stimulé par ses fré- quentations soudaines qu'il a choisi d'aller plus loin. Même si les Images de Paris sont une revue marginale, Delteil y figure aux côtés de Paul Eluard, d'André Sal- mon et de Philippe Soupault. Delteil, comme tous ceux qui l'entourent, est en état d'écriture permanent, assiégé par des bouffées d'écriture. Pour lui, un double bonheur, d'écrire et de découvrir. Ses premiers « contes » et nou- velles témoignent d'ailleurs de cette recherche inquiète : que dire ? Et comment le dire ? Elyud en effet, déjà cité,

3. Idem. n'est que la préfiguration du thème d'un livre de 1927 — La Jonque de porcelaine —, mais aussi de son premier roman, Sur le fleuve Amour qui est en gestation en 1922, et de plus de la moitié des nouvelles qu'il écrira dans les mois et années qui suivent : Tronc d'acajou, Musée de marine, Le Cuirassé, La Femme de la mer, La Somnam- bule, Ma femme. Il travaille certes au ministère de la Marine marchande, mais l'explication est insuffisante. Le ton de ces textes est toujours détaché, un peu froid, assez majestueux. Fascination pour le mystère, engloutissement dans l'élément aqueux et mort par noyade, sans éclabous- sure aucune, en général, après le bris de l'esquif ou du navire de guerre. La mort comme point culminant du style. Les « héros » des nouvelles de Delteil sont encore des êtres absents, absents d'eux-mêmes et du monde, sans culpabilité apparente, mais sans aucune ferveur non plus, spectateurs non engagés de leur propre destin qui ne font que participer à un tableau souvent obscur ou totalement absurde. Delteil écrit en fait, à quelques variantes près, globalement la même nouvelle. Il n'est pas intéressé à pro- prement parler par l'histoire, mais par le tableau qu'on peut brosser à partir d'une situation donnée. Sur le plan de l'écriture, on n'a pas encore affaire à un Delteil s'ébrouant dans le langage, le Delteil exclamatif qu'on va bientôt connaître. Toujours présente, seule héroïne véri- table de ces tableaux maritimes et fluviaux : l'eau. En arri- vant à Paris, Delteil a découvert la Seine, les Parisiennes et le canal Saint-Martin. « L'eau exerce sur l'homme une attirance immémo- riale, expliquera-t-il vers 1924. Elle a l'odeur du péché et de la maternité. C'est l'élément femelle par excel- lence, le vaste principe de séduction qui ait à travers

4. Tronc d'acajou, qui figure parmi les inédits en fin d'ouvrage, a paru dans Images de Paris (n ° 25, décembre 1921), tout comme Musée de marine (n ° 31, juin 1922). Le Cuirassé figure dans l'édition originale de Sur le fleuve Amour, La Renaissance du livre, 1922. La Somnam- bule a paru dans Septimanie, n ° 7, mai 1924, et dans les Cahiers Joseph Delteil, n ° 3, 1986. La Femme de la mer et Ma femme ont été repris dans Mes amours... (... spirituelles), op. cit., pp. 109-113, pp. 118-122. les siècles ravi et bouleversé la race humaine. Le Déluge est l'épopée de l'eau [...]. Est-ce trop s'aven- turer que d'imaginer le Paradis terrestre arrosé par un grand fleuve à la Chateaubriand ?... L'homme est issu de l'eau. Fils de l'eau : ce titre me paraît possé- der assez de noblesse dans sa transparence [...]. Cer- tains peuples se souviennent de cette origine liquide, qui ont coutume d'ensevelir leurs morts dans l'eau. Ainsi le sens de restitution qui s'attache à la cérémo- nie de l'inhumation s'en trouve précisé et accru et par ailleurs la poésie n'y perd rien. Au lieu du terrible : Memento quia pulvis es, il me plaît assez qu'on inter- pelle plus gracieusement la créature de la sorte (sur- tout s'il s'agit d'une femme, d'une jeune femme) : Memento quia aqua es, et in aquam reverteris ! » Jacques Rivière, directeur de la Nouvelle Revue française, accepte une autre nouvelle de Delteil, et la fait imprimer sur trois pages du numéro de septembre. Il s'agit d'Iphi- génie. Un texte authentiquement surréaliste prenant racine, non en Dada, mais dans la tradition symboliste. Un texte surréaliste d'avant la proclamation du surréa- lisme. C'est en même temps le véritable acte de naissance du style Delteil : le jeune Iphigénie, « cloué nu aux poteaux de couleurs », comme l'écrit Rimbaud dans Le Bateau ivre, est sacrifié par des Peaux-Rouges. « Un Peau-Rouge est un personnage ovale, superflu et éloquent, au teint bistré, aux mœurs cossues, avec de grosses épingles dans la cravate et des plumes dans la cervelle, et muni selon les longitudes d'accessoires aquatiques, de poil et d'un cheval. On peut citer parmi les Peaux-Rouges : les Andalous, les Cubistes et Del- teil » On l'aura compris : ce mythe détourné ne se prend pas non plus pour un western sérieux. Delteil y peint un tableau qui se refuse, sauf à l'imagination. Car ce tableau

5. "Sur la pluie et le beau temps", dans Mes amours... (... spirituel- les), op. cit., p. 130. 6. "Iphigénie", repris dans En robe des champs, op. cit., p. 148. impossible n'est qu'une métaphore du roman, et de la lit- térature telle qu'on l'a trop pratiquée jusqu'alors au goût de Delteil. L'histoire n'est qu'un « piège à lecteurs » : il faut en finir avec la sacro-sainte « histoire ». Il faut jouer le jeu des mots, et rien d'autre. Il faut entrer dans le récit, se colleter avec le langage, au plus près de la matière du texte.

« Critique, ô crétin, qui considères un Rembrandt ou un Utrillo du haut de deux grosses lunettes, à la dis- tance réglementaire de huit pas, sache que nul ne sau- rait comprendre un tableau s'il n'a pas passé sept fois sa langue sur la peinture sèche et âcre, s'il n'a sept fois écouté, l'oreille contre la toile, le bruit tricente- naire de la brosse »

Le lecteur est sans cesse pris à partie, le récit — dès qu'il fait mine de « démarrer » — est impitoyablement désa- morcé.

« Les Cavaliers Rouges mettent pied à terre avec un ensemble cinématographique. Le plus jeune se décou- vre le sein d'où coule un lait noir, et allaite un enfant qui vient de naître sous ma plume »

Iphigénie est un texte manifeste, provocant et drolatique : tout Delteil y est en germe. Le voilà prêt à la subversion, affirmant un style original et clamant haut et fort que s'il a abandonné le vers, ce n'est pas pour endosser l'habit du roman classique français.

« Pour l'instant, les Cavaliers Rouges traversent la ville ; ce doit être San-Tonio. Je ne l'ai jamais vue ; mais je vais la décrire tout de même »

Sa conversion à la prose ne passe pas inaperçue. Ayant la chance d'apparaître dans une revue phare, ce style tout neuf est immédiatement repéré : Paul Claudel, dans une lettre véhémente adressée à Jacques Rivière, le menace en effet de ne pas renouveler son abonnement à la N.R.F.,

7. Ibid., p. 147. 8. Ibid., p. 144. 9. Ibid., p. 145. si d'autres Iphigénie doivent s'y manifester. Si ce « fouille- merde » (Claudel désigne ainsi Delteil) sévit, c'est d'ail- leurs la faute de... Marcel Proust, ce « Juif sodomite », qui est accusé d'avoir « avec son dernier livre [Sodome et Gomorrhe] déchaîné toute cette littérature malpropre qui jadis aurait amené la N.R.F. en police correction- nelle ».

« Sans doute vous avez trouvé "spirituelle" l'idée du jeune Américain qu'on embrasse sur la couture du pan- talon. Mais si vous aviez mon âge, vous auriez retrouvé dans les procédés de l'auteur exactement ceux de l'anti- que et vénérable Emile Bergerat : c'est le même bagout, la même blague débraillée, les mêmes coq-à-l'âne. "Sur les routes du Colorado, vois, Einstein, etc." Comme c'est drôle, vous allez rire » Paul Claudel ignore encore que, non content d'avoir publié trois pages dans la N.R.F., Delteil s'apprête à publier un roman de deux cents pages. Il suit sa pente naturelle, à vrai dire précipitée par d'autres : Elie Richard l'a en effet présenté à son ami Pierre Dumarchey, un autre employé de bureau lui aussi, mais plus connu sous le nom de Pierre Mac Orlan, et qui travaille alors aux éditions de la Renaissance du livre. Delteil lui a apporté le manus- crit de Sur le fleuve Amour. « C'est un livre qui m'a plu énormément, instanta- nément, au goût. Il m'a plu parce que je ne suis pas un intellectuel, mais un physique, un terrien, j'ai ça en commun avec Delteil. Pour lui comme pour moi, le milieu n'a pas eu d'importance. Delteil est arrivé avec des fantômes qu'il a mis dans l'atmosphère de Paris et il les a fait vivre dans un bouillon de culture... Il est arrivé avec son univers... Delteil a trouvé tout de suite un milieu qui l'a adopté. Il n'a pas eu à lutter comme certains écrivains parce qu'il y avait justement

10. Cahiers Paul Claudel n° 12 : correspondance Paul Claudel-Jacques Rivière, lettre 130, datée du 15 novembre 1922, p. 375, N.R.F., Galli- mard, 1984. Emile Bergerat, journaliste au Figaro, était un auteur à suc- cès vers 1880. en lui quelque chose de très sain, cette chose qui revient toujours dans ses livres, la terre qui était der- rière lui et le protégeait... Et quand le lyrisme allait l'emporter un peu trop loin, la terre lui frappait sur l'épaule et lui disait : "Ça va, ça va, mon petit..." Son univers, il l'avait avec lui, et d'ailleurs il l'affir- mait par son accent même » Ce lecteur enthousiaste, c'était bien entendu Mac Orlan lui-même, qui publie aussitôt le livre. Je ne le suivrai pas totalement : il est clair que pour Delteil, le « gros mor- ceau » de 1922 fut Paris, centre de la civilisation, et plus concrètement la rencontre et la fréquentation de jeunes gens affranchis, qui parlaient le français sans accent. Le style Delteil est né de ce mélange tonnant : entre la con- naissance acquise d'un Paris qui danse le fox-trot (le char- leston n'apparaît qu'en 1923) et le savoir inné du grouil- lement animal des campagnes. N'importe quel héros de ses romans ou épopées en fournirait la preuve. C'est bien dans l'air de Paris qu'il faut chercher la raison de sa méta- morphose. Delteil lui-même en conviendra, quelques années plus tard : « Je crois à l'influence de l'air du temps : au moment où nous commençons à nous servir de notre intelli- gence, il y a des manières de penser, de sentir, qui ont été créées par quelques hommes et ont imprégné toute une époque. Nous respirons par tous nos pores. La composition de l'atmosphère spirituelle de 1928 n'a aucun rapport avec celle de 1660, par exemple, et aucune personnalité ne peut se soustraire à ce déter- minisme. Combinez donc une longue hérédité de méri- dionaux terriens et d'X avec l'ambiance méditerra- néenne et l'air du temps Morand-Giraudoux. Ajoutez encore des X... et vous aurez le produit Delteil »

11. Entretien Pierre Mac Orlan-Max Chaleil : "Un bon péquenot" dans Entretiens, op. cit., pp. 35-36. 12. Cité par Simone Ratel, dans Dialogues à une seule voix, éd. du Tam- bourin, 1930. L'entretien date du 27 juillet 1928. Quand on lui demandera de citer ses influences, Delteil nommera toujours en premier lieu Paul Morand. « Sans Morand aucun de nous ne serait » Et il avouera aussi que, avant Sur le fleuve Amour, un autre écrivain avait publié un livre qui s'appelait La Cavalière Elsa et qui trai- tait à peu près du même thème. Et cet écrivain, c'était... Pierre Mac Orlan ! Le roman en question, publié en 1921, avait obtenu le prix de la Renaissance en 1922... Mais, outre Morand et Mac Orlan, Valéry Larbaud et Blaise Cendrars, entre autres, avaient ouvert la voie de l'exo- tisme. Sur le fleuve Amour est donc à sa parution un livre au goût du jour. Rencontrant son ami René Groos, Del- teil lui avait dit : « Je viens de passer un examen, pour changer de ministère. Mais je suis en train d'écrire un petit livre dont vous serez surpris. » Il parlait du Fleuve Amour — on n'entendit jamais parler de son examen ni de ses résultats. Comment résumer ce roman ? Il vaut mieux y renoncer, même si c'est l'un des seuls livres où il ait inventé une histoire qui tienne debout. C'est aussi sans doute son roman le plus « réaliste », par la minutie de ses descrip- tions et le souci de la précision géographique, l'action se déroulant dans une Sibérie déchirée par la révolution russe... René Groos y relève « quinze meurtres humains, huit fornications (dont un inceste), un accouchement, six scènes de pédérastie, quatre perruches, quatre tourterelles et un gros poisson saignés, une couleuvre étranglée, plu- sieurs bœufs égorgés, de beaux jeunes hommes samoyè- des et plusieurs centaines de chevaux noyés, des flagella- tions de nègres et quatre femmes nues ayant en de drôles d'endroits huit cierges verts enfoncés et allumés » Sur le fleuve Amour charrie en effet une violence peu com- mune et une liberté de langage qui feront bien évidem- ment scandale. A Mac Orlan, il emprunte le thème ou à peu près (ce n'est quand même pas la même histoire : n'oublions pas que c'est Mac Orlan qui a édité l'ouvrage).

13. Cité par Maryse Choisy dans Delteil tout nu, éd. Montaigne, 1930. 14. René Groos, étude préliminaire à De J.-J. Rousseau à Mistral, éd. du Capitole, 1928, pp. 27-28. A Morand, il emprunte le cinétisme, la vitesse. Et c'est tout. Car toute la différence réside dans un point concret essentiel. Morand et Mac Orlan sont des voyageurs, des vrais. Tendance ambassade pour le premier, tendance bourlingue et cabarets enfumés pour le second. Delteil, lui, a tout inventé, un atlas de géographie sur les genoux, pendant qu'il rédigeait son roman. Et les jambes de Boris, l'un des deux héros, sont des « Italies blanches ». Des car- tographes colorent les joues de Nicolas « en rose Mada- gascar ». Le crépuscule jaunit Shanghai de « ce jaune atroce dont les géographes peignent la carte de la Chine comme si elle avait la nausée ». Mac Orlan est un aven- turier « actif » (type qu'il oppose à l'aventurier « passif » ou littéraire) : seules lui importent la relation — gouail- leuse certes, mais souvent exacte — de ses souvenirs de voyage, et la description dans ses fictions d'un monde cos- mopolite et marginal. Il n'y a pas chez lui le souci de la phrase qui occupe l'esprit de Delteil — tout au plus le souci de la formule. Autre différence notable entre Morand et Delteil : Morand cultive l'impression — même forte. Delteil se déchaîne dans l'expressionnisme et même, lui reprocheront certains, dans l' exhibitionnisme. C'est la désinvolture qui les caractérise tous les deux, outre un goût commun et prononcé pour l'image extrême. Chez Morand, c'est la désinvolture du dandy toujours en partance, qui écrit entre deux valises, à dos de chameau ou dans la cabine luxueuse d'un paquebot : une sorte de photographe qui promène un œil désabusé sur le monde. Delteil a, lui, au plus haut point la désinvolture de ceux qui se fient à leur seul instinct, qui n'ont qu'une connais- sance intuitive du monde — ou même pas de connaissance du tout — mais que ça n'empêche pas de proférer à cha- que détour de page des vérités définitives. Delteil a l'ambi- tion d'une littérature totale, qui exclurait toute connais- sance objective, et ce, au nom de l'imagination... Même s'il n'y a pas une page de ce livre où n'éclate un humour cinglant, Sur le fleuve Amour est bien l'œuvre la plus romanesque de Delteil. « Romanesque », au sens où c'est une invitation à rêver, à s'épancher, à s'évader en fait le plus loin possible de la réalité à laquelle se réduisent nom- bre de romans au XX siècle. Sur le fleuve Amour, c'est « pourri de littérature », comme le dira Delteil. Une lit- térature moqueuse mais pétrie de sentimentalité grandi- loquente : il ne recule, en cette matière, devant rien. Pas même devant l'image finale de l'héroïne Ludmilla préci- pitant Boris dans le fleuve, juste à côté du cadavre « bouffi et loufoque » de Nicolas qui vient de reparaître après un séjour prolongé dans l'eau. « Alors, on vit Nicolas détendre imaginairement un de ses bras, enlacer le bras de Boris, l'entraîner avec lui. Ils allaient, côte à côte, fraternellement unis, au fil de l'eau »

Il fallait, certes, oser « épuiser » à ce point la métaphore contenue dans le titre du roman : Delteil le fait. L'inten- tion parodique en paraît d'autant plus évidente. Pourtant, une partie de la critique reçut l'ouvrage au premier degré et le jugea sévèrement. L'un parla d'« une littérature d'égout », un autre proposa à Delteil de lui réécrire son roman « en bon français ». Mais ces réactions négatives sont de peu de poids face à l'avalanche de louanges qui salue la parution du roman en cette fin d'année 1922. Del- teil a décidément bien de la chance : tout lui est facile, semble-t-il. Proposant en même temps son roman à La Renaissance du livre et chez Gallimard, il ne connaît pas les affres de l'attente. « Sitôt lu, sitôt pris ». Gallimard, paraît-il, s'en mordit les lèvres. Et pour couronner l'évé- nement, le succès est immédiat. Succès de scandale, d'abord, qui assure une publicité importante au livre. Suc- cès critique également, qui va avoir d'importantes réper- cussions sur la vie de Delteil : Valéry Larbaud le lit à haute voix toute une nuit durant chez Adrienne Monnier devant une quinzaine d'amis, dont Léon-Paul Fargue et Paul Valéry. L'hilarité est générale... Philippe Soupault écrit

15. Sur le fleuve Amour, dans les Œuvres complètes, Grasset, 1961, p. 105. "Franz Hellens", Synthèses, n.s. Franz Hellens, octobre 1956. "Les vendanges", Entretiens, n° 7, automne 1956. "A Franz Hellens", Le Dernier Disque vert, 1957. "Saint Walfroy ; Saint Sébastien d'Apparizio", Les Saints de tous les jours, t. 2, ouvrage collectif, Le Club du livre chrétien-Robert Morel, printemps 1958. "Saint Joseph, époux de Marie", ibid., t. 3, été 1958. "Saint Thibaud, homme à tout faire", ibid., t. 6, été 1959. "Saint Uguzon, berger", ibid., t. 7, fin été 1959. "François avait vingt-sept ans", Témoignage chrétien, n° 807, décembre 1959. "François mon ami", Les Nouvelles littéraires, 4 février 1960. "Sainte Notburge, servante", Les Saints de tous les jours, t. 9, juin 1960. "Sainte Silvie, mère de saint Grégoire le Grand", ibid., t. 11, mars 1961. "Préface à mes Œuvres complètes, Two Cities, n° 7-8, hiver 1961. "Henry Miller", The International Henry Miller Letter, hiver 1961. "Hommage à Louis Lecoin", La Tour de feu, décembre 1962. "Céline l'oral", Cahier de l'Herne : Louis-Ferdinand Céline, décembre 1962. "Preface to the Œuvres complètes" (trad. Alan Neame) ; "La langue révolutionnaire" ; "Henry Miller" (fusain), The Aylesford Review, vol. 4, n° 7, 1962. Soixante-dix beaux métiers, ouvrage collectif, éd. Gründ, 1962. "Les vendanges", Cévennes-Méditerranée, n° 2, 1962. "Recette du millas charbonnier telle que je la tiens de mon père", Célébration du maïs, Frédéric-Jacques Temple, éd. Robert Morel, 1963. "Le nid de pie", Journal des instituteurs et des institu- trices, 6 mars 1964. "Le chant du vin", L'Avenir du Libournais, 6 septem- bre 1965. "Les temps cathares", Les Cahiers du Sud, n° 386, 1966 ; Trésors du monde occitan, éd. des Cahiers du Sud, 1967. "L'enfant Henry Miller", Synthèses, février-mars 1967. "L'Académie-mère", Synthèses, avril-mai 1967. "Figure sexuelle", "Le sacrifice à l'aube", "Le site", Entretiens, n.s. 27-28, Subervie, 1969. La Passion de Jeanne d'Arc : "Les remords", L'Avant- Scène cinéma, dossier film n° 3, février 1970. "Vivre de peu", Anthologie de la littérature gastronomi- que, Robert Courtine et Jean Desmur, Trévise, 1970. "Le comte", Entretiens, n° 30, n.s. Lautréamont, Suber- vie, 1971. "La mode qui vient", "Poème pour la robe future", Rythmes et couleurs, Sonia Delaunay, éd. Hermann, 1971. "Georges Ribemont-Dessaignes : Un vaillant batailleur de l'art", Marginales, n° 152, avril 1973. "Le langage est stratégie", L'Express Méditerranée, juin 1973. "L'homme brut", Cahier de l'Herne : Jean Dubuffet, 2e semestre 1973. "Radiguet vu de 1923", Cahiers Jean Cocteau, n° 4, Gal- limard, 1973. "Les six jours de Delteil", La Lanterne, 15-21 décembre 1973. "Lettres à J.-M. Drot", Vive Joseph Delteil, Jean-Marie Drot, Stock, 1974. "Es qualités", Hors Commerce, ouvrage collectif, éd. Alfred Eibel, 1974. Les Tours Eiffel, Robert Delaunay, éd. Jacques Damase, 1974.