Kentron Revue pluridisciplinaire du monde antique

27 | 2011 Le rêve et les rêveurs dans l’Antiquité

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kentron/1200 DOI : 10.4000/kentron.1200 ISSN : 2264-1459

Éditeur Presses universitaires de Caen

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2011 ISBN : 978-2-84133-398-1 ISSN : 0765-0590

Référence électronique Kentron, 27 | 2011, « Le rêve et les rêveurs dans l’Antiquité » [En ligne], mis en ligne le 02 mars 2017, consulté le 16 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/kentron/1200 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/kentron.1200

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KENTRON revue pluridisciplinaire du monde antique Ce numéro a été réalisé avec le concours du Centre Michel de Boüard – UMR 6273 de l’université de Caen Basse-Normandie

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

issn : 0765-0590 isbn : 978-2-84133-398-1

© 2011. Presses universitaires de Caen 14032 Caen Cedex - France KENTRON revue pluridisciplinaire du monde antique

Volume 27

2011

Université de Caen Basse-Normandie Directeur : Pierre Sineux

Comité scientifique

Richard Bodéüs (Université de Montréal) Luc Brisson (CNRS, UPR 76, Villejuif) David Konstan (Brown University, USA) Diego Lanza (Università degli Studi di Pavia) Carlos Lévy (Université de Paris IV) Françoise Ruzé (Université de Caen) Aldo Setaioli (Università degli Studi di Perugia)

Comité de lecture

Caroline Blonce Olivier Desbordes Christine Dumas-Reungoat Catherine Jacquemard Pierre Sineux

Fondée en 1985 par François Hinard (†), éditée d’abord de manière assez artisanale, Kentron est depuis 2000 publiée par les Presses universitaires de Caen et riche de plus de vingt années d’expérience. Bernard Deforge et Jacquy Chemouni ont dirigé la revue à partir de 1994. En 2008, Pierre Sineux, professeur d’histoire grecque à l’université de Caen Basse-Normandie, a pris le relais, en renouvelant complètement le Conseil scientifique et en dotant la revue d’un Comité de lecture, tout en conservant ce qui faisait, depuis le début, l’originalité de la revue : la volonté de faire dialoguer des disciplines différentes et d’enrichir l’étude de l’Antiquité en croisant les modes d’approche et en multipliant les perspectives. C’est pourquoi aujourd’hui Kentron, revue pluridisciplinaire du monde antique, ouvre ses pages aux littéraires, philosophes, linguistes, historiens et archéologues. Elle accueille des contributions en langue étrangère (anglais, allemand, espagnol, italien). Chaque volume est constitué désormais d’un dossier thématique, de varia et de comptes rendus.

Les anciens numéros de la revue (à partir du n° 10) sont consultables par article et dans leur intégralité sur le site des Presses universitaires de Caen (http://www.unicaen.fr/puc/spip. php?rubrique142). Les livraisons des deux dernières années sont diffusées exclusivement sous forme de volumes imprimés. Appel à contribution (n° 28, 2012)

Le numéro de la revue sera constitué − d’un dossier thématique, − d’une rubrique Varia, − d’une rubrique « Inédits » − et de comptes rendus d’ouvrages.

Dossier thématique : Transferts, emprunts, réappropriations Quand on cherche à définir un ensemble culturel, on commence le plus souvent à baliser ce que l’on pourrait appeler les « discontinuités structurantes » : une langue, un système poli- tique ou social, des héritages, un rapport au divin…, autant de caractères sur lesquels a priori se fonde la distinction avec « l’autre ». De même, on peut, dans une approche diachronique, chercher la rupture, le passage d’une « époque » à une autre. De manière sous-jacente émerge la question des identités dont on sait à quel point elle a pu être obsédante. Or, on le sait, une culture est aussi un lieu et le résultat de flux et de métissages, et la de « transferts culturels », née dans les années 1980 pour analyser les données culturelles de l’espace franco-allemand à l’époque contemporaine, a permis de nommer ce désir de mettre en évidence des formes de métissage souvent négligées au profit de la recherche d’identités. Plus globalement, la notion a permis de désigner tout à la fois un champ de recherche, alors en cours d’élaboration, et une orientation méthodologique qui a fini par toucher, peu ou prou, l’ensemble des sciences humaines et sociales. Appliquée à l’Antiquité, la notion a prévalu d’abord pour l’étude du monde hellénis- tique et a permis de dépasser une analyse des données culturelles quelque peu réduite à une dichotomie « hellénisation » / « résistance à l’hellénisation ». Il s’agit de voir aujourd’hui comment la notion peut être utilisable sur un empan chronologique beaucoup plus vaste et des aires culturelles variées. Plus largement, nous proposons dans ce numéro de Kentron d’accueillir toute forme de réflexion qui permettrait, d’une part, de mettre en lumière transferts, hybridité, réappro- priation, emprunt, traduction ou qui, d’autre part, contribuerait à situer, dans une approche épistémologique, la question des transferts, du métissage et des formes d’acculturation appliquée à l’étude de l’Antiquité.

La rubrique « Inédits » Cette rubrique sera dédiée à la publication de documents (données textuelles, épigraphiques, iconographiques…) encore inédits, susceptibles d’intéresser largement la communauté scientifique, mais que leur nature (fragments isolés, brefs…) empêche d’intégrer immédiatement une collection normalisée. Chaque contribution à cette rubrique devra préciser l’intérêt de l’inédit proposé sur les problématiques qu’il est susceptible d’éclairer ou de renouveler. Les propositions d’article pour les trois rubriques « Dossier thématique », « Varia » et « Inédits », ainsi que les comptes rendus sont à adresser, avant le 1er mars 2012, à l’adresse suivante : Monsieur Pierre Sineux, Directeur de la revue Kentron Université de Caen, Bâtiment Sciences B – Rez-de-chaussée – Porte SB 012 Esplanade de la Paix, 14032 Caen cedex et en version électronique à [email protected], sous deux formats, PDF et .odt ou .doc.

Kentron dispose d’un Comité de lecture ; chaque article envoyé à la rédaction est soumis à l’expertise de deux spécialistes qui rendent un rapport écrit.

Un résumé dans la langue de l’article et en anglais ainsi qu’une liste bilingue de mots clés (10 au maximum) seront demandés. Si les articles comportent des caractères grecs, ils devront être composés en police unicode. Pour les références bibliographiques, la revue a retenu le système auteur / date. Les notes figureront en bas de page. Les recommandations aux auteurs sont celles des PUC, consultables sur le site des PUC (http://www.unicaen.fr/services/puc), dans la rubrique « Informations aux auteurs ». Les articles en langue étrangère sont acceptés (anglais, allemand, espagnol, italien). ABRÉVIATIONS

En ce qui concerne l’Antiquité, chaque auteur a adopté pour les sources anciennes (auteurs et œuvres) les abréviations en usage dans la communauté scientifique des antiquisants. Les abréviations des revues sont celles de L’Année philologique. Pour les corpus et collections ainsi que les revues non répertoriées dans L’Année philologique, le lecteur se reportera à la liste des abréviations suivante. Cette liste est tirée des Directives pour la préparation des manuscrits des Sources chrétiennes (Paris, Éditions du Cerf, 2001), et complétée.

Liste de sigles (hors titres de revues listés dans L’Année philologique)

AASS : Acta Sanctorum, Bruxelles ACW : Ancient Christian Writers, Westminster (Maryl.). ANRW : Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin – New York, W. de Gruyter. AT : Ancien Testament. BA : Bible d’Alexandrie, Paris. BAug : Bibliothèque Augustinienne, Paris. BP : Biblia Patristica, Paris. BPatr : Biblioteca Patristica, Florence. BHG : Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles. BHL : Bibliotheca Hagiographica Latina, Bruxelles. BT : Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana, Leipzig, puis Stuttgart, B.G. Teubner, Munich, K.G. Saur, aujourd’hui Berlin, W. de Gruyter. Bull. épigr. : Bulletin épigraphique. CCCM : Corpus Christianorum, Continuatio Mediaeualis, Turnhout. CCSG : Corpus Christianorum, Series Graeca, Turnhout. CCSL : Corpus Christianorum, Series Latina, Turnhout. CIG : Corpus Inscriptionum Graecarum, Berlin. CIL : Corpus Inscriptionum Latinarum, Berlin. CCSA : Corpus Christianorum, Series Apocryphorum, Turnhout. CFHB : Corpus Fontium Historiae Byzantinae. Kentron, n° 27 – 2011

CLCLT : Cetedoc Library of Christian Latin Texts (CD-Rom), Louvain-la-Neuve – Turnhout. CPG : Corpus Paroemiographorum Graecorum (Leutsch & Schneidewin 1839-1851), E. L. von Leutsch, F.G. Schneidewin (éd.), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2 vol. CSEL : Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Vienne, Hölder – Pichler – Tempsky. CSHB : Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae. CUF : Collection des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres. DACL : Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris (col.). DECA : Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Paris. DELG : Chantraine P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1968-1980, Suppl., 1999. DHGE : Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris (col.). DK : Diels H. et Kranz W., Die Fragmente der Vorsokratiker, I-III, 12e éd., Dublin – Zurich, 1967-1969. DSp : Dictionnaire de spiritualité, Paris (col.). DTC : Dictionnaire de théologie catholique, Paris (col.). FC : Fontes Christiani, Fribourg-en-Brisgau – Bâle – Vienne – Barcelone – Rome – New York. FP : Fuentes Patristicas, Madrid. FGH : Fragmenta Historicorum Graecorum, C. & Th. Müller (éd.), Paris, 1841-1870, 5 vol. FGrH : Die Fragmente der griechischen Historiker, F. Jacoby (éd.), Berlin, 1923-1930, Leyde, 1940-. GCS : Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der ersten (drei) Jahrhunderte, Berlin – Leipzig. GNO : Gregorii Nysseni Opera, Leyde. IC : Inscriptiones Creticae, Rome. IG : Inscriptiones Graecae, Berlin. IGUR : Inscriptiones Graecae Urbis Romae, Rome. K.-A. : Kassel R. et Austin C., Poetae Comici Graeci, I-IX, Berlin – New York, 1983-. LÄ : Lexicon der Ägyptologie. LCL : Loeb Classical Library, Harvard (Mass.) – Londres, Harvard University Press – Heinemann. LfgrE : Lexicon des frühgriechischen Epos, B. Snell et H. Erbse (éd.), Göttingen, 1955-. LIMC : Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zurich – Munich, 1981-1999, 12 vol. LSJ : Liddell H.G., Scott R., A Greek-English Lexicon. Revised and augmented through- out by S. Jones, with the assistance of R. McKenzie, Oxford, 1940, Suppl., 1968, Revised Suppl., 1996.

10 Abréviations

LXX : Septante. MGH : Monumenta Germaniae Historica, Berlin. NT : Nouveau Testament. OCT : Oxford Classical Texts, Oxford, Clarendon Press. OPA : Œuvres de Philon d’Alexandrie, Paris. PG : Patrologia Graeca (J.-P. Migne), Paris. PL : Patrologia Latina (J.-P. Migne), Paris. PLS : Patrologiae Latinae Supplementum (A. Hamman), Paris. PMG : Page D., Poetae Graeci Melici, Oxford, 1962. PMGC : Davies M., Poetarum Melicorum Graecorum Corpus, I, Oxford. PO : Patrologia Orientalis, Paris. POC : Proche-Orient chrétien, Jérusalem. PTS : Patristische Texte und Studien, Berlin. SC : Sources chrétiennes, Paris, Les Éditions du Cerf. SEG : Supplementum epigraphicum Graecum. StT : Studi e Testi, Città del Vaticano. Syll 3 : Sylloge inscriptionum Graecarum, 3e éd., Leipzig. ThesCRA : J. Paul Getty Museum, Thesaurus Cultus et Rituum Antiquorum. TGL : Estienne H., Thesaurus Graecae Linguae, rééd. K. Hase, W. et L. Dindorf, Paris. TLG : Thesaurus Linguae Graecae, The University of California, Irvine. TLL : Thesaurus Linguae Latinae, Leipzig, B.G. Teubner, puis Munich, K.G. Saur, maintenant Berlin, W. de Gruyter, 1900-. TM : Texte massorétique. TrGF : Tragicorum Graecorum Fragmenta, 1, Didascaliae tragicae. Catalogi tragico- rum et tragoediarum, testimonia et fragmenta tragicorum minorum, B. Snell (éd.), 1986 ; 2, Fragmenta adespota, B. Snell, R. Kannicht (éd.), 1981 ; 3, Aeschylus, S. Radt (éd.), 1985 ; 4, Sophocles, S. Radt (éd.), Göttingen, 1977. TU : Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, Leipzig. Vg : Vulgate.

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AVANT-PROPOS

Ce monde à part qui s’insère régulièrement dans la trame des nuits, quel rapport entretient-il, chez les Anciens, avec le monde diurne et le monde familier ? Comment cet état de vulnérabilité apparent qu’est le sommeil en vient-il à produire ce qui peut devenir un moteur : moteur de l’action, moteur de la création, moteur de la pensée ? Plusieurs raisons nous ont conduits à proposer un dossier thématique consacré au rêve et aux rêveurs dans l’Antiquité. La première, sans doute, est que le thème est particulièrement propice à une approche croisée de disciplines différentes : philologie, épigraphie, iconographie, histoire, philosophie sont effectivement venues apporter leur concours. Il faut dire que la diversité des documents à étudier se prêtait à ces rencontres : pièces de théâtre, traités d’onirocritique, récits historiques, écrits philosophiques, récits et catalogues de guérison dans les sanctuaires, reliefs votifs, contribuent à la réflexion en même temps qu’ils deviennent eux-mêmes objets d’étude. Plusieurs directions ont alors été prises : les interrogations ont surgi concernant à la fois les conditions de l’énonciation des rêves (publique, privée), l’écriture du récit de rêve ou les formes de représentation du rêve dans l’image, sa fonction dans les textes, dramatiques, historiques, les contextes (politique, religieux, médical) dans lesquels les rêves apparaissent et font l’objet d’un récit ou d’une représentation figurée et, enfin, les systèmes d’interprétation qui se sont développés. L’image ou le récit se font alors encore plus énigmatiques qu’ils ne semblent au premier abord, non pas parce que l’absurde viendrait épuiser toute tentative de trouver du sens, mais bien plutôt en ce qu’ils deviennent objet d’une construction complexe, dont les principes et les règles doivent être décryptés afin que le sens de la relation entre la vision, le rêveur et le monde, visible et invisible, puisse émerger. C’est précisément cette relation qui unit le rêve, les rêveurs et le monde des Anciens que nous avons proposé à nos auteurs d’explorer.

Pierre Sineux

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DOSSIER THÉMATIQUE : LE RÊVE ET LES RÊVEURS DANS L’ANTIQUITÉ

ETEOCLE INTERPRETE DI SOGNI : AESCH. SEPT. 709-711

I guerrieri argivi sono schierati alle sette porte di Tebe. Eteocle apprende che all’ultima porta, pronto a scontrarsi con lui, troverà Polinice (vv. 631ss). Le Tebane vorrebbero trattenere il re che appare loro inspiegabilmente affine agli Argivi nell’empio desiderio di un conflitto che ha i connotati del μίασμα (vv. 679-682). Ma nulla possono le suppliche : Eteocle oppone risoluto ad ogni esortazione delle donne una spiegazione a supporto della sua idea che lo scontro ormai inevitabile 1. L’eroe è pronto ad affrontare la morte (vv. 683-685, 689-691, 695-697, 702-704), ma improvvisamente gli torna alla memoria il ricordo di alcuni sogni (vv. 705-711) 2 :

ΧΟ.μίμν’ ὅτε σοι παρέστακεν ἐπεὶ δαίμων λήματος ἂν τροπαίᾳ χρονίᾳ μεταλ- λακτὸς ἴσως ἂν ἔλθοι θελεμωτέρῳ πνεύματι· νῦν δ’ ἔτι ζεῖ. ET. ἐξέζεσεν γὰρ Οἰδίπου κατεύγματα· ἄγαν δ’ἀληθεῖς ἐνυπνίων φαντασμάτων ὄψεις, πατρῴων χρημάτων δατήριοι. Coro : Aspetta, dal momento che ti si è posto accanto : poiché il demone, mutando il suo volere col volgere del tempo, potrebbe forse giungere con più mite soffio ; adesso però ancora ribolle. Eteocle : Lo fecero ribollire – ah, certo ! – i voti di Edipo : troppo vere le visioni di fantasmi apparsi nel sonno, spartitrici dei paterni beni.

La causa che avrebbe indotto Eteocle a ricordare improvvisamente queste misteriose ὄψεις notturne è spesso apparsa poco chiara ai critici, non solo perché

1. Garzya 1997, 146, sottolinea il argomentativo nelle risposte di Eteocle : “Eteocle non demorde dal suo proposito, ma anzi lo definisce in maniera sempre più ineluttabile” (corsivo mio). 2. Il testo qui riprodotto è conforme all’edizione eschilea di West 1998, 101.

Kentron, no 27 – 2011, p. 17-44 Albina Abbate il motivo onirico è richiamato un’unica volta nel dramma, ma anche perché il suo rapporto con il resto della trilogia appare ancora oggi problematico. La perdita delle tragedie Laio ed Edipo costituisce una grave mancanza che se mantiene sempre valida, da una parte, l’esortazione a non cedere a pericolose deduzioni ex silentio, offre, dall’altra, il pericolo costante di conclusioni errate (si pensi, ad es., a quanto limitato potrebbe apparire l’impiego del tema onirico nell’Orestea, se potessimo leggere solo l’Agamennone) sulla comprensione di un dramma pervenutoci mutilo dei suoi antefatti. Forse anche per questo al richiamo dei sogni nei Sette contro Tebe i commentari dedicano solo poche, fugaci osservazioni. Anche Hutchinson, più recentemente, rileva che le visioni oniriche rammentate da Eteocle avrebbero solo la funzione di collegare l’ultimo episodio della saga labdacide ai suoi antefatti. Secondo la ricostru- zione degli argomenti che avrebbero caratterizzato l’azione dell’Edipo – aggiunge lo studioso – esse non avrebbero potuto godere di un particolare rilievo drammatico, essendo il mythos della tragedia probabilmente concentrato soprattutto sul tema dell’accecamento e della maledizione del protagonista 3. Nemmeno la letteratura consacrata al motivo del sogno nella tragedia greca dedica grande attenzione al passo : quando non lo si è deliberatamente trascurato 4, oppure velocemente etichettato come “minor reference” 5, il ricordo delle visioni oniriche richiamate da Eteocle, proprio quando l’eroe s’incammina verso la propria morte, consapevole della fatale necessità che lo spinge alla sua scelta, è spesso apparso scarsamente significativo. Alcuni non si sono spinti oltre il mero rilievo formale di una ripresa del tema dell’ἀρά scagliata da Edipo sulla sua stirpe 6 ; altri hanno solo rilevato la connessione della maledizione paterna, attraverso il sogno, con alcuni temi dominanti nel successivo secondo stasimo 7. Sembrerebbero così esaurirsi i dati relativi alla rappresentazione dei sogni nei Sette contro Tebe. Si richiederebbe tuttavia un’ulteriore indagine, indirizzata almeno alla precisazione di alcuni elementi relativi alla loro pur breve citazione nel dramma. Subito prima dello scontro fratricida, Eteocle rammenta alcuni sogni che si sono rivelati “troppo veritieri” e che avevano annunciato la futura distribuzione dell’eredità paterna tra i due principi. La battuta che precede il ricordo dei sogni, ἐξέζεσεν γὰρ Οἰδίπου κατεύγματα (v. 709), si connette direttamente alle parole del coro. Le donne hanno esortato il sovrano a desistere dal combattimento ed

3. Hutchinson 1999, XXVIIss. Sul nesso del dramma con il resto della trilogia, cf. XXIV-XXVIII. Cf. etiam Sidgwick 1903, 46. 4. Bächli 1954 ; Devereux 2006. 5. Messer 1918, 77. 6. Staehlin 1912, 22 ; Lennig 1969, 95s. 7. Burnett 1973, 357-359 ; Walde 2001, 91-93.

18 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 a rivolgere invece all’Erinni un sacrificio propiziatorio (vv. 699-701), nell’attesa che il volgere del tempo ne plachi la collera rovente 8 : per le Tebane, la sventura presente che opprime la stirpe labdacide potrebbe rivelarsi un male passeggero (vv. 705-708) 9. Le parole del re si oppongono immediatamente alle consolazioni delle donne : il verbo ἐκζέω riecheggia infatti il verbo ζέω appena utilizzato dal coro (v. 708 : νῦν δ’ ἔτι ζεῖ => v. 709 : ἐξέζεσεν γάρ). Indicante l’atto del “ribollire”, il verbo ἐκ-ζέω allude alle metafore ispirate dal lessico nautico nella tragedia. Esso richiama, nell’immediatezza lessicale, l’immagine violenta dell’acqua marina che giunge ad ebollizione, alludendo contemporaneamente anche a quella della collera del defunto Edipo 10. Al mutamento di λῆμα del δαίμων corrisponde quindi la violenta irruzione delle ‘bollenti’ imprecazioni paterne 11 : la replica di Eteocle, considerato

8. Le Erinni, dee ctonie della vendetta risvegliate dalle maledizioni di Clitennestra, hanno il respiro sanguigno ed ardente in Eum. 137-139 : σὺ δ’αἱματηρὸν πνεῦμ’ἐπουρίσασα τῷ / ἀτμῷ κατισχναίνουσα, νηδύος πυρί, / ἕπου, μάραινε δευτέροις διώγμασιν. 9. Lupaş & Petre 1981, 224 : “Le chœur affirme une dernière fois une confiance qui rappelle le ton des v. 211-215, 226-229 et conserve un espoir qui, pour être tempéré par l’adverbe ἵσως et par l’emploi de l’optatif, n’en est pas moins réel (voir la même idée dans Eur. Alc. 1085, par exemple). La dernière stance qu’il chante dans cette scène développe une image qui s’apparente à celle du navire de la cité et jouit d’une faveur similaire dans la poésie grecque, celle du vent et des sautes”. 10. Si pensi, e.g., all’immagine del re-timoniere, in Sept. 1-3, ed a quella della nave che passa tra le onde del Cocito, in Sept. 689-691. Cf. Kirkwood 1969, 9ss ; Fowler 1970, 33 ; Dawson 1970, 92. 11. Gli studiosi si dividono sulla diatesi da attribuire al verbo ἐκ-ζέω. Alcuni riconoscono a ζέω un valore intransitivo, cf. Frisk 1954, s.v. ζέω : “wallen, sieden, kocken (fast nur intr.)” ; Chantraine 1970, 399-400, s.v. ζέω : “le passif [est] tardif […]. Sens : ‘bouillir, chauffer’, aussi au figuré ‘bouillonner’ dit de la mer, des passions, etc., presque toujours intransitif […]”. Vid. etiam Schütz 1808, 329 ; Lupaş & Petre 1981, 225 ; Dawson 1970, ad loc. ; Geisser 2002, 72. Le attestazioni del verbo – comprese quelle dei composita (cf. Liddell & Scott 1968, s.v. ζέω, ἐκ-ζέω, ἀνα-ζέω, ἐπι-ζέω, tutti regolarmente resi con “boil out, or over, bubble up” fino al tardo ἐξυπερζέω) – sono spesso collegate all’idea dell’irruzione di un violento moto emotivo come in Hdt. 7.13.7s. (παραυτίκα μὲν ἡ νεότης ἐπέζεσε) e Soph. OC 434 (ὁπηνίκ’ἔζει θυμός). Se s’intende il verbo in questo modo, l’azione dei κατεύγματα è analoga a quella del λῆμα del δαίμων (Sept. 705-708). Cf. Tucker 1908 e Groeneboom 1966, ad loc. Eteocle istituirebbe un parallelismo tra le imprecazioni paterne all’azione distruttiva del δαίμων. Wilamowitz 1914, Rose 1957, Hutchinson 1999 intendono il verbo in senso transitivo, citando Eur. Cycl. 392 : καὶ χάλκεον λέβετ’ἐπέζεσεν πυρί, ed Eur. IT 987s. : δεινή τις ὀργὴ δαιμόνων ἐπέζεσεν / τὸ Ταντάλειον σπέρμα διὰ πόνων τ’ἄγει. Il passo dell’Ifigenia Taurica ospita però una congettura di Page (τό) – essenziale alla determinazione della diatesi di ἐπιζέω – rigettata da Diggle 1981 e da Kovacs 1999. In Aesch. Prom. 370 il compositum ἐξαναζέω esprime la violenta eruzione della furia di Tifone (τοιόνδε Τυφὼς ἐξαναζέσει χόλον) ; il contesto mostra come il valore transitivo del verbo ben si attagli comunque all’immagine del mostro che ‘fa ribollire’ la sua collera. Analoga immagine, se la ricostruzione testuale è corretta, il verbo ἐκζέω evoca in Eum. 861 : Atena ingiunge alle Erinni di non ‘far ribollire’ il cuore degli Ateniesi nel desiderio di lite, come galli da combattimento (μήτ’ ἐκζέουσ’ὡς καρδίαν ἀλεκτόρων, κτλ.). Il passo presenta nei manoscritti la poco chiara lezione ἐξελοῦσα, mentre ἐκζέουσα è una congettura di Musgrave. West crocifigge il lemma poco chiaro, ma Sommestein 1989, Thomson 1966 e altri (Verrall 1908, Blass 1907, Mazon 1920) accolgono la correzione. Cf. Sommerstein 1989, ad loc : “on ἐξελοῦσα (MSS) Page rightly comments ‘non

19 Albina Abbate anche il valore del γάρ 12 nel contesto, collega direttamente le maledizioni paterne – e quindi pure le ὄψεις notturne – all’azione del δαίμων / Erinni, divinità della vendetta 13. E proprio le Erinni affermano di identificarsi con le Maledizioni, in Eum. 417 : Ἀραὶ δ’ἐν οἴκοις γῆς ὑπαὶ κεκλήμεθα. Maledizioni ed Erinni sono affiancate anche nella preghiera apotropaica di Eteocle in Sept. 70 (Ἀρά τ’ Ἐρινὺς πατρὸς ἡ μεγασθενής) 14. E subito prima di conoscere l’esito del duello tra i due fratelli, anche il coro ricorderà con timore l’Erinni come realizzatrice delle imprecazioni con cui Edipo ha condannato i suoi figli alla spartizione cruenta dell’eredità (vv. 785-791 : τέκνοις δ’ †ἀραίας† ἐφῆκεν / ἐπικότος τροφᾶς, αἰαῖ, / πικρογλώσσους ἀράς, / καὶ σφε σιδαρονόμῳ / διὰ χερί ποτε λαχεῖν / κτήματα· νῦν δὲ τρέω μὴ τελέσῃ / καμψίπους Ἐρινύς) 15. L’espressione Οἰδίπου κατεύγματα è però ancora volutamente ambigua, poiché non chiarisce il valore dei sinistri ‘voti’ paterni, ma riecheggia quelli apertamente minacciosi che Polinice formula insieme con l’ἀρά (v. 632s. : λέξω, τὸν αὐτοῦ σὸν

intelligitur’, and the scholiast, who glosses with ἀναπτερώσασα clearly read something different. Musgrave’s conjecture accounts excellently for both the corruption and the gloss (‘causing to seethe’, gloss as ‘exciting’), ad has the support of Prom. 370 and Sept. 709”. Il λῆμα del δαίμων sarebbe in tal caso sintatticamente sottinteso e dipendente dal verbo ἐξέζεσεν. La replica di Eteocle, intendendo il verbo ἐκ-ζέω come transitivo, collegherebbe in evidente nesso causale maledizioni paterne ed Erinni. 12. La particella γάρ va intesa in senso rafforzativo, secondo l’uso ricordato in Denniston 1954, 73s., e in Italie 1964, s.v. γάρ XII : “alterius verba explicat vel corroborat”. 13. Vd. Tucker 1908 e Dawson 1970, ad loc. Gli esempi sul legame dell’ἀρά con le Erinni sono numerosi ; cf., e.g., Hom. Od. 11. 280 (Erinni materne e maledizione) ; Pind. Ol. 2.41s. (Erinni e maledizione del γένος) ; Eur. Med. 129s. (Erinni connesse al δαίμων). Cf. Sommerstein 1989, 10 ; Geisser 2002, 198, 233-236 e 246. 14. Il legame è riconosciuto dai commenti ad loc. : cf., e.g., Tucker 1908, Italie 1950. Le Erinni e la Maledizione, nella preghiera di Eteocle, sono abbinate pure a Zeus e Gaia nella richiesta apotropaica agli dèi di evitare la sconfitta alla città assediata ; Burnett 1973, 353 : “The curse is one of the several daimonic factors to be reckoned with, when the ruler thinks of the success or the failure of his defensive strategy”. Vid. inoltre Judet de La Combe 1988, 215s. e 222 ; Lesky 1961, 5-17 ; Solmsen 1937, 197-211. Sull’invocazione alle divinità nei Sette, Citti 1962, 48. 15. I manoscritti recano al v. 785 la lezione ἀραίας, posta fra cruces da West, perché anticipa le ἀράς del v. 787 e crea problemi di responsione metrica, cf. West 1990, 116-118. Già Lupaş & Petre 1981, 245, ricordano che nessun emendamento tra quelli proposti sembra risolutivo, considerata pure la facies linguistica del passo (irto di hapax legomena : πικρογλώσσους, v. 787 ; σιδαρονόμῳ, v. 788 ; καμψίπους , v. 791) e il senso poco chiaro del termine τροφᾶς (v. 786) nel contesto : “S’il signifie ‘nourriture’, ‘soins’, il fait allusion au mauvais traitement infligé à Œdipe par ses fils (qu’il s’agisse de la version qui figurait dans laThébaïde au dire de schol. OC 1375 ou de la variante d’Apollodore 3.5.9, peu importe) et appelle la conjecture ἀρχαίας (Wilamowitz). S’il a le sens poétique de ‘rejeton, descendance’, force nous est d’admettre que la colère d’Œdipe n’est pas provoquée par le com- portement de ses fils, mais par la simple existence de ces enfants d’une union incestueuse”. Preferisce invece la congettura di Prien, ἀθλίας, Hutchinson 1999, XXV, 28 e 172.

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κασίγνητον πόληι / οἵας ἀρᾶται καὶ κατεύχεται τύχας) 16. Proprio Eteocle riconosce poco dopo che lo scontro con Polinice è stato determinato dalle maledizioni paterne, finalmente avveratesi (v. 655 et cf. vv. 695-697). L’impiego dell’aoristo ἐξέζεσεν – in contrasto con il presente ζεῖ utilizzato subito prima dal coro – chiarisce che il loro corso gli appare ormai irreversibile 17. Il tema del sogno, per quanto limitato ad un solo accenno nel dramma, riceve a sua volta un forte rilievo espressivo dall’accurata “intelaiatura formale” che lo sup- porta 18 : la citazione delle ὄψεις è in posizione enfatica nel v. 711 e, simultaneamente, mediana per enjambement tra il proton ἐνυπνίων, qui avente funzione aggettivale e coordinato al genitivo oggettivo φανταμάτων 19, e l’hapax δατήριοι, che nel verso successivo congiunge i sogni al tema della spartizione dell’eredità paterna (v. 711 : ὄψεις, πατρῴων χρημάτων δατήριοι) 20. Quasi tutti gli editori, apponendo il punto in alto dopo la parola κατεύγματα, connettono le visioni notturne alle maledizioni paterne. Il loro legame si articola nel segno di un’enigmatica brevitas : una sintassi nominale ed ellittica, che imita il tono ‘oscuro’ della rivelazione oracolare, carat- terizza i vv. 710-711 21. I sostantivi al nominativo e l’assenza, nel testo, di verbi di modo finito trasferiscono su un piano fatale il senso degli ambigui ‘voti’ di Edipo trasmessi dai sogni 22, che appaiono inopinatamente realizzati. La terminologia

16. Stehle 2005, 117 : “What causes him (scil. Eteocles) to recognize the working of the curse at this moment ? What we know of Eteokles’ acute attention to potential ill omen in others’ speech suggests that we should examine the scout’s report of Polyneikes’ speech”. Etiam cf. Eadem, 119 : “That Polyneikes’ wish reproduces Oedipus’ curse would, I believe, have been instantly clear to all, characters and audience”. 17. Hutchinson 1999, 159 : “The prefix and the tense stress that the action has been completed”. 18. Vid. Novelli 2006, 290s. 19. Italie 1964, s.v. ἐνύπνιον : “somnium : Pers. 226 : ἀλλὰ μὴν εὔνους γ’ ὁ πρῶτος τῶνδ’ ἐνυπνίων κριτής. Pers. 518 : ὦ νυκτὸς ὄψις ἐμφανὴς ἐνυπνίων”. Cf. Idem, s.v. ἐνύπνιος : “in somno visus : Sept. 710”. La presenza della rara attestazione di ἐνύπνιον con valore aggettivale potrebbe aver indotto Nauck ad emendare Sept. 710 proponendo νυκτερίων. Cf. Lupaş & Petre 1981, 225 ; Dawe 1965, 37. Il termine appare con valore però di sostantivo congiunto alla menzione di un φάντασμα in Eur. Hec. 703s., per la quale cf. infra. 20. Wick 2003, 172 : “Dans ce contexte (scil. Aesch. Sept. 709-711) énigmatique, c’est l’issue fatale de son différend avec Polinice : Œdipe a prédit expressément que les fils se partageront l’héritage par le fer”. Cf. Walde 2001, 93 ; Lennig 1969, 96 ; Staehlin 1912, 21-23. 21. Tucker 1908, XXVIIIs. : “The curse as known to Aeschylus evidently took the cryptic shape usual with oracles and prophecies”. Burnett 1973, 356, ipotizza che lo stile ellittico di questi versi alluda alle maledizioni che Edipo, risolutore di enigmi per eccellenza, avrebbe formulato in maniera volutamente oscura. 22. Van Lieshout 1978, 208s., ricorda che il sogno può rappresentare contemporaneamente eventi passati, presenti e futuri ; la contrazione dei piani temporali nella dimensione onirica caratterizza anche il sogno di Atossa (Pers. 176-200), che ripercorre la storia più remota della Persia e che, contemporaneamente, annuncia la disfatta incombente sull’esercito di Serse. Analoghe sovrap- posizioni temporali sono evidenti anche nella profezia di Cassandra, che parifica la sua visione

21 Albina Abbate afferente al contenuto del sogno ammanta quindi il senso dei κατεύγματα, riflessi nelle visioni oniriche, di un’ambiguità espressiva che potrebbe aver verosimilmente causato, come spesso accade per i sogni tragici, un’iniziale incomprensione oppure un fraintendimento da parte del sognatore 23. Le apparizioni oniriche, connesse ai sinistri ‘voti’ di Edipo giunti a ribollire come in uno climax alimentato dallo scorrere del tempo 24, avrebbero a lungo turbato Eteocle, restando tuttavia incomprese fino al giorno della lotta fatale con Polinice ; il plurale ὄψεις (v. 711), più che connesso ad una mera grandeur poetica 25, potrebbe allora indicare che le visioni sono state plurime e ripetitive : la reiterazione era del resto considerata dagli antichi un tratto essenziale nel riconoscimento dei sogni significativi 26. L’oscurità del linguaggio onirico suggerisce che l’ambiguo ‘augurio’ di Edipo, così come le visioni notturne da questo provocate, precorrevano la spartizione dell’eredità paterna. L’aggettivo δατήριοι va riferito alle ὄψεις, senza che vi sia necessariamente racchiusa una diversificazione delle figure oniriche in esse mani- festatesi 27 : l’attributo al plurale esplicita che i numerosi sogni ricordati dal re moltiplicano l’apparizione di una medesima figura, che nel sogno presiede alla distribuzione dei χρήματα (la parola δατήριοι si riferisce ad ὄψεις per ipallage, ma

proprio all’apparizione di figure oniriche (Ag. 1217-1222) ; Clitennestra ricorda esplicitamente che la stessa concentrazione temporale distingueva pure i suoi incubi, in Ag. 889ss. Cf. Rengo George 2001 e Judet de La Combe 2001, 2. 314-320. 23. Sansone 1975, 40 : “A prophetic vision can be seen to come true in a manner other than had been expected, as is most likely the case at Sept. 710-711”. Cf. Burnett 1973, 355 n. 25. 24. Cf. Dawson 1970, 92 : “Eteocles’ consciousness of the curse has been quietly simmering (witness his nightmares) ; now it has come to a boil”. 25. I sogni si ripetono, moltiplicando le maledizioni di Edipo, cf. Schütz 1808, 329. Contra vid. Burnett 1973, 357 n. 28. La pluralità dei sogni riproduce, forse, anche quella dei funesti ‘voti’ paterni : i frammenti Tebaide suggeriscono due maledizioni. La prima (cf. schol. in Soph. OC. 1375 = Theb. fr. 3 Bernabé) sarebbe stata provocata dai fratelli, che avevano servito al padre la coscia di un animale sacrificale in luogo della consueta spalla. La seconda (cf. Athen. 11.14 =Theb. fr. 2 Bernabé) sarebbe stata provocata dal solo Polinice, che, contravvenendo all’ordine di Edipo di evitare tutto ciò che gli ricordasse suo padre, gli aveva servito del vino in una coppa appartenuta a Laio. Diversamente, in Soph. OC. 1361ss. (cf. Apollod. 3.5.9) Edipo rimprovera aspramente Polinice per averlo costretto alla miseria ed averlo esiliato da Tebe ; cf. Thalmann 1978, 18ss. 26. Cf. Aesch. Pers. 176 e 599 (sogni ripetitivi di Atossa) ; Prom. 645-658 (sogni reiterati di Io) ; Hdt. 7. 12-19 (sogni di Serse ed Atabano che si riproducono anche a dispetto dello ‘scambio’ di sognatore) ; Plato. Phaid. 60e (un sogno si ripresenta spesso a Socrate). Anche Artemidoro ricorda che i sogni ripetitivi sono latori di messaggi rilevanti per il sognatore : Artemid. Oneir. 4. 27.1-6 Pack. Cf. van Lieshout 1978, 199. 27. Rose 1957, 1. 222 : “δατήριοι does not oblige us to suppose that they where several dividers in the dream, but is plur. because ὄψεις is plur., being more likely its adj., than a subst. in agreement with it”.

22 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711

è connessa logicamente al genitivo φαντασμάτων) 28. Le visioni oniriche indicavano allora, con i loro ambigui simboli, il modo in cui la ‘divisione’ si sarebbe svolta 29. Il termine δατήριοι deriva infatti dalla stessa radice dei verbi δαίω / δατέομαι ed evoca l’uso omerico generalmente connesso non solo all’idea dell’equa ripartizione di una ricchezza, ma anche a quella della divisione 30, anticipando pure i succes- sivi χρηματοδαίτης e χρημάτων… δατητάς, richiamanti a loro volta la figura del mediatore che, nel diritto attico, era preposto alla distribuzione dell’eredità fra gli ἐπίγονοι 31 e che invece, a partire dalla citazione del sogno, si identifica nel secondo stasimo (vv. 727-733) con lo ξένος Calibo. Quest’ultimo incarna il ferro scitico della spada – oggetto di allusivo ricordo anche nelle estreme parole di Eteocle 32 – e alla fine s’identificherà con il dio Ares 33.

28. Il genitivo plurale φανταμάτων è un plurale poetico, provocato dalla posizione intermedia tra i termini κατεύγματα ed ὄψεις. Cf. Centanni 1995, 183. 29. Cf. Tucker 1908, 147 : “The visions dividing our father substance = the visions relating to the manner in which it should be divided”. 30. Cf. Liddell & Scott 1968, s.v.v. δατέομαι e δαίω (B) I e II. In Il. 15.189 (τριχθὰ δὲ πάντα δέδασται), Zeus, Poseidone ed Ade si dividono il regno del padre Crono in tre parti uguali e Poseidone riven- dica la parità nella divisione – cf. 186 : ὁμότιμος – rispetto a Zeus. L’assegnazione delle rispettive sfere di influenza avviene poi mediante un sorteggio (vv. 190-192). In Od. 14. 208s. Ulisse ricorda la divisione ereditaria dei beni e l’estrazione a sorte delle porzioni spettanti agli eredi (τοὶ δὲ ζωὴν ἐδάσαντο / παῖδες ὑπέρθυμοι καὶ ἐπὶ κλήρους ἐβάλοντο). Cf. Lupaş & Petre 1981, 225. 31. Pepe 2007, 43 : “Quanto al mediatore, gli appellativi ricorrenti sono tutti legati al verbo δατεῖσθαι e al suo sinonimo δαίεσθαι, ‘dividere, distribuire’ : δατήριοι (711), χρηματοδαίτας (729), entrambi hapax, e δατητής (945) ; egli, poi, oltre che come λυτὴρ νεικέων (941), viene qualificato in due circostanze come διαλλακτήρ (884, 908)”. Che la mediazione nel diritto attico garantisse la suddivisione in parti uguali o equivalenti è testimoniato, ancora nel IV sec. a.C., da Iseo, nostra fonte su una legge che sanciva lo status patrimoniale dei figli legittimi in materia di diritto ereditario : essi erano tutti ἰσόμοιροι, soggetti aventi diritto a parti uguali dei beni paterni (Isae. de Philokt. her. 25 πατρῷα· νόμος κελευόντος ἅπαντας τοὺς γνησίους ἰσομοίρους εἶναι τῶν πατρῴων). Cf. Avramovic 1997, 30s. ; Thalmann 1978, 65 ; Pepe 2007, 48. 32. Lupaş & Petre 1981, 226, su Aesch Sept. 715 (τεθηγμένον τοί μ’οὐκ ἀπαμβλυνεῖς λόγῳ) : “Le fer, à vrai dire, n’est pas mentionné dans le drame avant le v. 730, mais dans le v. 715 les verbes τεθηγμένον et ἀπαμβλυνεῖς l’évoquent clairement”. Cf. etiam Groeneboom 1966, 205 n. 866. 33. Cf. Aesch. Sept. 729s. : κτεάνων χρηματοδαίτας / πικρός, ὠμόφρων σίδαρος. Sept. 943 / 944-946 : πικρὸς δὲ χρημάτων / ἴσος δατητὰς Ἄρης / ἀρὰν πατρῴαν τιθεὶς ἀλαθῆ. Novelli 2006, 291, che parla di reduplicatio concettuale e sintattica fra κτεάνων e l’elemento nominale del composto χρηματοδαίτας, equivalente a χρημάτων δαίτας / δαίτης / δατητής. Hutchinson 1999, xxvii : “Now he (scil. Eteocles) perceives that the stranger was Iron”. Cf. Rose 1957, 1. 222 : “This signified that a sword […], cf. on 728, was to settle the division of their inherited rights and possession between the brothers” ; Italie 1950, 101 : “δατήριοι de dromen hieten zien, hoe de verdeling zoon plaats hebben, n.l., met het zwaard (cf. 816ss.)”. Al v. 729, il divisore dei beni paterni è detto πικρός. Analoga è la qualificazione delle maledizioni con cui Edipo condanna alla disputa con le armi i due fratelli nei già ricordati vv. 787s. (πικρογλώσσους ἀράς / καὶ σφε σιδαρονόμῳ) ; cf. supra, n. 15.

23 Albina Abbate

I genitivi oggettivi πατρῴων χρημάτων (v. 711) identificano i beni ereditari dei discendenti : al sostantivo χρήματα 34 qui enigmaticamente rinviante al concetto specifico di ‘patrimonio ereditario’ e più in generale di ‘ricchezza’, è coordinato l’aggettivo πατρῷα. Quest’ultimo occorre anche altrove nel dramma, designando la terra, la città e la reggia, “ereditate dal padre” e contese da Polinice ed Eteocle (vv. 582, 640, 648s., 877s.) 35. Nel contesto che accompagna il ricordo dei sogni, l’aggettivo πατρῷα non solo allude all’usus tecnico-giuridico, per la vicinanza dell’aggettivo δατήριοι che a sua volta ricalca il termine tecnico δατητής, ma introduce anche, per la prima volta, l’idea che i ‘beni’ di Edipo lasciati ai figli non siano quelli creduti dal re tebano. L’espressione πατρῴων χρημάτων δατήριοι, illustrando il senso degli ambigui κατεύγματα rappresentati nelle visioni oniriche, gioca dunque volutamente su una forma espressiva equivocabile, perché costruita su termini afferenti sia al lessico giuridico, rinviante all’idea della distribuzione, equa e pacifica, di un bene materiale che sembra essere, per gran parte del dramma, la terra cadmea ed il potere regale su di essa, sia all’evocazione di una diversa e tutt’altro che incruenta forma di condivisione. Udite le ultime parole di Eteocle, il coro non formula domande sul contenuto dei sogni né sulla rivelazione ad essi connessa ; quest’ultima è anzi troppo temibile, essendo ormai chiaro che è congiunta all’Erinni di Edipo ed alla contesa che dilania i suoi figli (vv. 720-726). Nel presentimento della sciagura, le donne riprendono pertanto il tema della ‘equa spartizione’, rievocando il senso del voto enigmatico e sinistro formulato da Edipo per i suoi discendenti. E ricordando la maledizione le donne di Tebe prevedono la morte dei due principi (vv. 727-733) :

ξένος δὲ κλήρους ἐπινωμᾷ Χάλυβος Σκυθῶν ἄποικος, κτεάνων χρηματοδαίτας πικρός, ὠμόφρων Σίδαρος χθόνα ναίειν διαπήλας ὁπόσαν καὶ φθιμένοισι κατέχειν, τῶν μεγάλων πεδίων ἀμοίρους.

34. Novelli 2006, 291 ; Tucker 1908, 151. 35. Cf. Liddell & Scott 1968, s.v. πατρῷος I : “of or from one’s father, coming or inherited from him : […] Hom. Il. 2.46, 19.387, […] 20.391, 21.44, […] Hes. Op. 376 ; […] my old hereditary friend, Il. 6.215 […] πατρῷα one’s father’s goods, patrimony, [Hom.] Od. 17.80, 20.336, 22.61 ; τὰ π. Hdt 9.26, Aristoph. Thesm. 819, Lys. 27. 11, v.l. in Arist. Pol. 1303b34 ; τὰ π. χρήματα Aristoph. Av. 1658 ; θρόνος Aesch. Prom. 230, cf. Soph. El. 268, etc. […], ἀρχή Xen. Anab. 1.7.6”. L’aggettivo assume nel tempo una connotazione giuridica specifica distinta nella lessicografia : Cf. Liddell & Scott 1968, ibid., II : “Gramm. distd. πατρῷος, as expressing patrimonial possession, from πάτριος as expressing hereditary manners, customs, institutions ; v. Ammon. Diff.s. v. AB297, Suid., etc. – The distn. holds in Att. prose ; but Hom. and Hdt. use πατρῷος only, and in all these senses ; so also Trag. […]”.

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E uno straniero spartisce l’eredità, un Calibo venuto dalla Scizia, affilato divisore dei beni, il ferro dall’animo feroce che distribuì in sorte quanta terra debbano abitare ed occupino da morti, privati delle vaste pianur 36.

I critici non hanno generalmente contestato l’appartenenza ad Eteocle delle ὄψεις ἐνυπνίων φαντασμάτων. Uno studio di Manton, ripreso anche da Massimilla 37, ha però rimesso in discussione l’attribuzione dei sogni al personaggio – giacché il re tebano non afferma apertamente di essere il sognatore – sulla scorta di alcune rifles- sioni afferenti al tema dell’eredità di Edipo nellaTebaide di Stesicoro 38. Il problema dell’attribuzione ad Eteocle delle ὄψεις notturne, formulato già nel commentario di Rose 39, è stato riproposto dalla pubblicazione nel 1976 della Tebaide tramandata nei frustuli del Pap. Lille 76 a, b, c 40. Dove la lettura appare meno congetturale, il papiro mostra un’affinità con la situazione rievocata da Eteocle contestualmente alla citazione dei sogni : nel testo stesicoreo, un personaggio regale, oggi identificato con Giocasta non senza incertezze 41, avrebbe risolto il problema della più equa

36. Cf. Sidgwick 1903, 46. Le parole del coro rievocano più apertamente la maledizione di Edipo e la tremenda eredità da questi lasciata ai suoi discendenti nei già ricordati vv.785-791. In ter- mini affini si esprime il messo, riferendo la notizia del doppio fratricidio, in Sept. 816-819 : δισσὼ στρατηγώ, διέλαχον σφυρηλάτῳ / Σκύθῃ σιδήρῳ κτημάτων παμπησίαν. / ἕξουσι δ’ἣν λάβωσιν ἐν ταφῇ χθονός, / πατρὸς κατ’εὐχὰς δυσπότμως φορούμενοι. 37. Massimilla 1990, 192, riprende la tesi sostenuta da Manton 1961, 70 e 79. 38. Sulla paternità stesicorea del poema, vid. Parsons 1977, 7 ; Gargiulo 1976, 55, e West 1978. 39. Rose 1957, 1. 222 : « Someone dreamed that he saw a person in Scythian dress dividing something which was a recognizable symbol of the estate of Oedipus ». 40. Per il testo del Papiro di Lille, si rimanda ad Ancher et al. 1976, 255 ss. ; un altro frustulo è stato pubblicato da Meillier 1977a, 1 e Meillier 1977b, 65. Il testo completo si legge oggi nel PMG e corrisponde a Stesich. fr. 222b Davies. 41. Sull’identificazione con Giocasta della regina ricordata nel papiro, cf. Bollack et al. 1977, 39-41 ; Carlini 1977, 63 ; Maltomini 1977 ; Cavalli et al. 2007, 693, ricordano che potrebbe anche non trat- tarsi di Giocasta, ma di un’altra delle mogli attribuite ad Edipo. In questo caso, Stesicoro avrebbe seguito una differente tradizione della saga tebana. L’attribuzione dei sogni profetici a Giocasta sembra incerta, se si considera che la donna non appare in tutte le versioni del mito che raccontano dei superstiti alla morte del re tebano : mentre nelle Fenicie la Giocasta euripidea sopravvive alla scoperta dell’incesto, la regina tebana si toglie la vita dopo aver scoperto di essere madre e moglie di Edipo in Od. 11.277 ss. e schol. Od. 11.271 = Androt. FGrHist. 324 F 62. Pertanto Pepe 2007, 38, ricorda : “Per questo motivo, non si può escludere in linea di principio che a parlare, nel poema conservato nel papiro di Lille, possa essere la seconda moglie di Edipo, Euriganeia”. Cf. schol. Eur. Phoen. 1760 = Peis. FGrHist. 16 F 10 e Paus. 9.5.10s., che cita il poema epico intitolato Edipodia (Oedip. fr. 2 Bernabé).

25 Albina Abbate distribuzione ereditaria, connessa dall’indovino Tiresia ad una minacciosa profezia pendente sul γένος, ricorrendo forse all’interpretazione di un suo sogno, che avrebbe suggerito l’assegnazione in sorte del trono cittadino ad Eteocle e dei ‘beni mobili’ a Polinice 42. Eschilo avrebbe potuto aver presente la Tebaide di Stesicoro nella sua versione teatrale del mythos labdacide 43 ed il poema testimoniato dal Papiro di Lille potrebbe verosimilmente aver fornito al tragico una versione della tradizione relativa alla divisione dell’eredità di Edipo. Del resto, nota è la ripresa, nell’Orestea di Eschilo, di un sogno di Clitennestra già raffigurato nell’omonimo poema stesicoreo, come testimoniatoci da Plutarco 44. Il riferimento, nell’opera eschilea, ad un tema già affrontato da Stesicoro non limita però l’eventualità di variazioni ascrivibili al tragico, come nel caso delle Coefore 45. Bisogna inoltre valutare alcuni ostacoli, considerato l’attuale status delle nostre conoscenze, alla rischiosa istituzione di ulteriori rapporti tra i due testi : se, per il sogno di Clitennestra, si può operare un confronto concreto tra il testo delle Coefore e quello dell’Orestea di Stesicoro, per il sogno di Giocasta nel Papiro di Lille e quello menzionato nei Sette la possibilità di una comparazione appare, invece, costretta entro limiti ben più ristretti. Appare senza dubbio utile il ricordo del contesto stesicoreo nella misura in cui esso, connettendo una possibile scena di sogno regale alla risoluzione della lite sui beni di Edipo, fornisce alcune suggestioni su un ramo della tradizione mitica relativa alla vicenda di Eteocle e Polinice, che non si esclude Eschilo abbia utilizzato, forse presupponendola, per la

42. Nel testo stesicoreo, per evitare che i figli si diano reciproca morte, come ha rivelato l’indovino Tiresia (cf. v. 227 e v. 234), e che tra loro sorga una contesa (v. 233), la regina propone una soluzione, forse traendo ispirazione da un sogno : un figlio può continuare ad occupare il trono di Tebe come successore di Edipo (v. 220, 223s.) ; l’altro, lasciata la patria, può invece portare in esilio con sé tutti i beni e l’oro del padre (v. 221s.). Nel Papiro di Lille, la divisione dell’eredità avviene tramite un sorteggio, svoltosi presumibilmente in presenza di Giocasta. La proposta della regina è accolta senza riserve (v. 234) : Polinice – estratto a sorte il suo nome – riceve dunque le ricchezze di Edipo e lascia Tebe per Argo. 43. Non circolava una tradizione unica del mito labdacide : mentre alcune fonti ricordano che Eteocle, stabilito che i due fratelli si sarebbero alternati sul trono di Tebe, avrebbe ingannato e scacciato Polinice, altre narrano che quest’ultimo non avrebbe rispettato la divisione susseguente al sorteggio. Pepe 2007, 38-40, ritiene che Eschilo abbia seguito la stessa versione rappresentata dal Papiro di Lille ; raffigurando neiSette gli eventi successivi alla divisione dei beni di Edipo ed alla morte della madre Giocasta. In questo modo, si spiegherebbe anche la raffigurazione di Eteocle come sovrano virtuoso e di Polinice come il fratello empio, che non rispetta il patto sancito dal sorteggio. 44. Stesich. fr. 42 Page = 219 Davies (= Plut. de ser. num. vind. 554A 7s.) : τᾷ δὲ δράκων ἐδόκεσε μολεῖν κάρα βεβροτωμένος ἄκρον, ἐκ δ’ ἄρα τοῦ βασιλεὺς Πλεισθενίδας ἐφάνη. Cf. Wick 2003, 173s. : “Puisque Eschyle semble avoir utilisé comme modèle Stésichore dans son Orestie (Cf. schol. Eur. Or. 268) – dans le contexte du songe de Clytemnestre notamment ! – cette hypothèse parait très probante”. 45. Nel frammento stesicoreo, infatti, il δράκων sognato da Clitennestra è Agamennone, mentre nel testo eschileo esso si identifica con Oreste. Cf. Abbate 2010.

26 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 sua trilogia. Il confronto sembra però doversi arrestare alla constatazione di queste affinità, se non ci si vuole avventurare, come pure è stato fatto, nell’attribuzione di sogni profetici ad una Giocasta eschilea, senza considerare il dato innegabile che il personaggio nei Sette non è apertamente menzionato né, più in generale, in relazione al tema della divisione dei beni tra i due fratelli, né più specificamente in connessione con il tema onirico 46. Christine Walde 47 ricorda però la tesi di Manton, mostrandosi possibilista, ma l’ipotesi non è generalmente presa in considerazione dai commentatori recenziori (vid., e.g., Lupaş & Petre, Dawson, Hutchinson). In effetti gli scoli attribuiscono esplicitamente le ὄψεις ad Eteocle. Certo, gli scoli possono però fornire anche dati fuorvianti : tentando di ricavare il contenuto delle visioni notturne, alcuni di essi affermano che in esse sarebbe apparso lo stesso Edipo, nell’atto di proferire la sua maledizione 48, ma gli argomenti utili alla definitiva assegnazione delle visioni notturne ad Eteocle si possono ricavare già dalla lettera del testo. Analogie termi- nologiche evidenti collocano le affermazioni di Eteocle accanto alle battute di altri due personaggi tragici, che riconoscono tardivamente l’avverarsi dei propri sogni e che li descrivono come ἐνυπνίων φαντασμάτων ὄψεις. Nei Persiani, Atossa, udito il resoconto del messo, riconosce come il suo sogno si sia dimostrato tragicamente profetico, associando alla citazione dell’ὄψις, parola in sé indicante la visione in senso generico, il genitivo ἐνυπνίων che ne specifica la natura prettamente onirica (Pers. 518s. : ὦ νυκτὸς ὄψις ἐμφανὴς ἐνυπνίων, / ὡς κάρτά μοι σαφῶς ἐδήλωσας κακά). Anche l’Ecuba euripidea, improvvisamente divenuta ὀνειρόφρων (Hec. 708), intona il lamento per la morte di Polidoro e riconosce che il suo fantasma le era già apparso nel sonno (Hec. 702-707) : ὤμοι αἰαῖ / ἔμαθον ἐνύπνιον ὀμμάτων / ἐμῶν ὄψιν οὔ με παρέβα φάντα- / σμα μελανόπτερον, ἃν ἐσεῖδον ἀμφὶ σοῦ, / ὦ τέκνον, οὐκέτ’ὄντος Διὸς ἐν φάει. L’esclamazione della vecchia sovrana combina i termini

46. Cf. Wick 2003, 174s. : « La comparaison de la Thébaïde de Lille et des Sept montre toutefois aussi qu’Eschyle a dû retravailler le motif du tirage au sort, les différences entre les deux œuvres étant considérables […]. Dans la Thébaïde, les personnages connaissent le sort qui les menace, ce qui n’est pas vraiment le cas des Sept. De toute évidence, il n’y a pas eu, dans la version eschyléenne, une scène comme celle qu’a conservée le papyrus de Lille ; dans les Sept, elle n’existe que dans les rêves d’Étéocle. […] La Thébaïde s’ouvre sur le partage dont rêve l’Étéocle eschyléen, mais elle s’est sans aucun doute terminée comme les Sept : il n’y a pas de solution pacifique qui aurait pu neutraliser la malédiction d’Œdipe ». 47. Cf. Walde 2001, 74s. 48. Si impiega il participio al maschile in schol. Sept. 710-711a, II 310 Smith : ἄγαν δ’ἀληθεῖς]ὡς τοῦτο ἐν τοῖς ὓπνοις φαντασθείς, ὅτι δι’αἵματος αὐτῷ ἔσται ἡ τῶν χρημάτων διανομή. Si cita esplicitamente Eteocle nello schol. in Sept. 710-711b, II 310 Smith : ἄγαν δ’ἀληθεῖς] ὡς τοῦτο ἐν τοῖς ὀνείοις ἰδὼν ὁ Ἐτεοκλῆς, ὅτι δι’αἵματος αὐτοῖς ἔσται ἡ τῶν χρημάτων διανομή. Si ipotizza la presenza dello stesso Edipo nei sogni nello schol. a Sept. 710-711c, II 310 Smith : οὐ μόνον Οἰδίπους κατηράσα τοῖς παισὶ σιδήρῳ τὸ δῶμα διαλαχεῖν, ἀλλὰ καὶ Ἐτεοκλῆ ἔννυχον ὄψιν εἶδε τοῦτο φαντάζουσαν.

27 Albina Abbate

ὄψις ed ἐνύπνιος, ad indicare complessivamente la visione onirica, e φάντασμα, a rilevare in essa la presenza di un’immagine personificata. La citazione dei φαντάσματα notturni (in Sept. 710) è quindi anche funzionale alla trasmissione di informazioni relative al contenuto dei sogni di Eteocle : essa designa qui la reiterazione ossessiva di una personificazione 49, che nel sogno avrebbe assunto dunque la forma del δατήριος. Il richiamo alla semantica di φαίνω / φαίνομαι (qui in rapporto di complementa- rità con la citazione dell’ὄψις), veicolato dal termine φάντασμα e del suo equivalente semantico φάσμα 50, potrebbe forse sottintendere anche un’insistenza particolare del personaggio tragico sulla ricezione delle immagini da parte dei propri sensi. Menelao è assimilato ad uno sbiadito φάσμα nel primo stasimo dell’Agamennone, quando agli occhi dei profeti di corte lo sposo abbandonato da Elena è indebolito dal dolore al punto da sembrare un’apparizione evanescente : φάσμα δόξει δόμων ἀνάσσειν (Ag. 415) 51. I cittadini chiedono a Clitennestra, ancora nell’Agamennone, se si sia convinta che Troia fosse caduta nottetempo in mano achea, perché ne è stata persuasa da alcune visioni oniriche (v. 274 : πότερα δ’ὀνείρων φάσματ’εὐπειθῆ σέβεις ;). I vecchi di Argo qualificano i sogni con l’aggettivo εὐπειθῆ, “suadenti”, con un palese riferimento al presunto desiderio della donna di veder tornare l’esercito con il suo sposo vittorioso : essi assumono quindi quello che suppongono essere il punto di vista della regina, svelato dalla visione di certi ingannevoli sogni. E la risposta sprezzante di Clitennestra chiarisce l’usurpazione della sua prospettiva implicita nella loro domanda : scartando decisamente l’ipotesi avanzata dal coro, la regina replica riferendosi, evidentemente, alla ricezione delle immagini notturne della sua φρήν (Ag. 275 : οὐ δόξαν ἂν λάβοιμι βριζούσης φρενός) 52. Se accogliamo allora che Eteocle accenni, nel nostro passo dei Sette contro Tebe, a delle visioni oniriche forse occorsegli in un altro punto della trilogia, bisogna gius- tificarne l’improvviso ricordo, che la dinamica degli eventi deve in qualche modo

49. Cf. Eur. Hec. 54 : φάντασμα δειμαίουσ’ἐμόν. L’ombra di Polidoro, apparendo nel sogno di sua madre, così definisce il propriostatus mentre appare alla madre assopita. Cf. anche Aesch. fr. 312, 3s. Radt : ἔνθα νυκτέρων φαντασμάτων ἔχουσι μορφὰς ἄπτεροι Πελειάδες. Vid. etiam Eur. Hec. 93s. e 389s, dove il termine φάντασμα è riferito all’apparizione dell’ombra di Achille. 50. Cf. Liddell & Scott 1968, Italie nell’Index Aeschyleus, Chantraine nel Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s.vv. Cf. Lévy 1983, 151, che, ricordando la connessione della famiglia semantica di φαίνω / φαίνομαι, cita al riguardo φάσμα, φάντασμα, νυκτίφαντος, ὀνειρόφαντος ed il suo antonimo ἡμερόφαντος. Cf.Fernandez Garrido & Vinagre Lobo 2003, 85 : “En cuanto el substantivo ὄψις, sólo aparece en cuatro ocasiones (Pers. 518, Prom. 645, Ag. 425 y Sept. 710-11) y de la misma familia hallamos el substantivo ὄψανον (Cho. 535). También le gusta evocar a Esquilo todo lo relacionado con la manifestación, con la aparición de figuras en sueños, por medio de términos relacionados con φαίνω”. 51. Sulla questione esegetica connessa al passo, cf. Bollack & Judet de La Combe 1981 ad loc. 52. Vid. Judet de La Combe 2004, 1. ad loc.

28 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 aver provocato. Può giovare ancora una volta il ricordo delle precedenti citazioni tratte dai Persiani e dall’Ecuba : quando le due regine riconoscono la realizzazione dell’ὄνειρον, esse correggono ex eventu l’interpretazione del sogno precedentemente seguita 53. Assumendo che la reazione di Eteocle sia accostabile a quelle di Atossa ed Ecuba, dobbiamo allora porci alcune questioni. Se Eteocle ha corretto una precedente spiegazione dei suoi sogni, cosa si può ricavare in merito all’interpretazione che il re tebano sembra aver improvvisamente respinto per accoglierne un’altra, alla luce della quale il contenuto dei sogni appare inaspettatamente “troppo veritiero” ? Ci si dovrà pure interrogare sui motivi che possono aver indotto Eteocle, proprio quando è imminente lo scontro con Polinice, a rammentare improvvisamente dei sogni ed a mutare istantaneamente la sua interpretazione. E quali presupposti ermeneutici fondano la sua nuova decifrazione delle ὄψεις oniriche ? Anne Burnett ha già dimostrato che Eteocle ha corretto una precedente decodi- ficazione delle sue visioni notturne. In un articolo del 1973, la studiosa ha evidenziato come il re tebano, pronunciando la sua preghiera apotropaica, dimostri di ritenere la maledizione paterna una minaccia per la città e di non credere che l’ἀρά di Edipo, né dunque i sogni ad essa connessi, abbiano prefigurato la sua morte. I sogni dove- vano essere pertanto collegati all’idea di un arbitrato, forse auspicato dal basileus per regolare la contesa con Polinice 54. Le argomentazioni della studiosa appaiono ancora oggi, in gran parte, condivise 55. Esse non rispondono, però, all’esigenza di capire quale motivazione sia all’origine della convinzione di Eteocle che allo schieramento di Polinice, presso la settima porta, corrisponda l’avverarsi di una maledizione prefigurata dai sogni. Non potendo riflettere su qualcosa di più che un unico scarno accenno alle ὄψεις notturne, di cui si riconosce solo, almeno esplicitamente, che non erano vane e che

53. Atossa, nei Persiani, è preoccupata dalla lunga assenza di Serse e dell’esercito (vv. 176ss.), mentre il coro pone l’accento, nella κρίσις, sull’apparizione di Dario e per questo la sovrana lo rimprovera di aver interpretato troppo superficialmente il suo sogno Pers( . 520 : ὑμεῖς δὲ φαύλως αὔτ’ἄγαν ἔκρίνατε, in cui l’espressione φαύλως ἄγαν ricorda molto l’ἄγαν ἀληθεῖς di Eteocle, in Sept. 710). Nel dramma euripideo, Ecuba aveva inizialmente interpretato l’apparizione onirica come un messaggio riguardante il destino della sola figlia Polissena, che già nel sogno era simbolicamente immolata dagli Achei al φάντασμα di Achille ; la regina scopre però che proprio la visione onirica le aveva comunicato istantaneamente anche la morte del figlio Polidoro. 54. La preghiera regale, formulata intorno alla richiesta di protezione della città (Sept. 69ss.), è accolta : Eteocle, invocando la Maledizione e le Erinni paterne come forze che possono contribuire alla difesa di Tebe (Sept. 76 :γένεσθε δ’ἀλκή), non aveva chiesto nulla per la propria salvezza, ma per quella della città, probabilmente non sospettando per l’incolumità della sua stirpe. Cf. Burnett 1973, 353s., et Wick 2003, 173ss. 55. Cf. Walde 2001, 75, e Judet de La Combe 1987, n.5, che più cautamente avverte di non inferire dalla sorpresa di Eteocle in Sept. 709ss. un’iniziale interpretazione in termini positivi del messaggio onirico.

29 Albina Abbate erano collegate in qualche modo alla distribuzione dell’eredità contesa dai figli di Edipo, bisognerà allora ricostruire il criterio ermeneutico soggiacente alla lettura del signum onirico evocato e, quindi, connetterlo agli elementi che sembrano aver caratterizzato simbolicamente i sogni. In un dramma che ha attirato l’attenzione della critica recenziore per la sua densa innervatura di simboli, il rimando, espresso dalla iunctura ἄγαν δ’ἀληθεῖς (Sept. 710s.), alla corretta interpretazione dei sogni sembra coerente con l’istanza, espressa a più riprese dallo stesso Eteocle e dal coro attraverso la tragedia, di testare il rapporto dei segni con la verità e la realtà 56. L’attitudine interpretativa che il re dimostra fin dalla sua prima battuta Sept( . 1 : Κάδμου πολῖται, χρὴ λέγειν τὰ καίρια) 57 è stata al centro di ben noti studi 58, con- centrati soprattutto sulla semiotica esibita dal nemico, a livello verbale e visivo, e sul meccanismo interpretativo ad essi opposto dal re tebano, per piegarne il senso in una profezia favorevole alla città assediata 59. Il sistema ermeneutico di Eteocle applicato ai segni nemici si rivela funzio- nale nell’urgere della battaglia 60. Ma la scoperta che Polinice attende lo scontro

56. Ricordando che il parlare vanaglorioso sarebbe costato a Capaneo la sconfitta, l’eroe afferma che la lingua sarebbe stata la sua prima ‘vera’ accusatrice e le sue parole gli si sarebbero certo rivoltate contro (Sept. 439 : ἡ γλῶσσ’ἀληθὴς γίγνεται κατήγορος). Contro Partenopeo, il cui nome ricorda la delicatezza di una fanciulla, ma non corrisponde nella realtà alla sua natura empia di guerriero, recante un’insegna con la Sfinge che divora un Tebano, Eteocle auspica che si avveri la sua spiega- zione (Sept. 562 : θεῶν θελόντων τἂν ἀληθεύσαιμ’ἐγῶ), che assegna invece la vittoria ad Attore. Il timore del coro si focalizza sulla capacità dell’Erinni di Edipo di far avverare le maledizioni paterne : παναληθῆ, κακόμαντιν πατρὸς εὐκταίαν Ἐρινύν (Sept. 722s.). Cf. etiam Sept. 886s : κάρτα δ’ἀληθῆ πατρὸς Οἰδιπόδα / πότνι’ Ἐρινὺς ἐπέκρανεν. Il verbo ἐπικραίνω marca espressivamente la conformità della maledizione pronunciata da Edipo alla realtà ; cf. Reinberg 1981, 41ss. ; Deforge 1986, 291. Nell’Agamennone, Cassandra assicura al coro che apprenderà troppo tardi quanto le sue profezie siano “troppo veritiere”, (Ag.1241) : ἄγαν ἀληθόμαντιν. 57. Cf. Dawson 1970, 31 : “This is the keynote of the play : words are very important and sometimes have an influence far greater than it is suspected by those who utter them”. Ieranò 1999, 325 : “La parola commisurata al καιρός è la prima ancora di salvezza, la prima risorsa del timoniere della polis”. Cf. Idem, 327 : “Infatti i Tebani (…) odiano le parole superbe, che nascono dalla follia (v. 410). La simmetria tra Tebani ed Argivi si esplicita qui nel contrasto tra parola razionale e il grido folle, irrazionale. Il λέγειν τὰ καίρια, il dire cose misurate, e il parlare senza regole, senza freni”. Il re ritiene che tale contegno sia adeguato quindi al suo ruolo di ‘timoniere’ della città : cf. Kirkwood 1969, 9-11 ; Stehle 2005, 102. 58. Cf., e.g. Cameron 1970, 95-118 ; Zeitlin 1982, 56-168 ; Winnington Ingram 1983, 15-60 ; Deforge 1986, 291 ; Moreau 1985, 45 ; Ieranò 1999, 344-348. 59. Cf. Judet de La Combe 1987, 64 : “Quand on donne à la suite des boucliers la finalité d’un destin, on n’interprète donc pas un donné, mais l’artefact que produit la volonté de défendre la ville”. 60. Cf. Burnett 1973, 349, che enfatizza l’aspetto funzionale delle Redepaare : “It was a guerre de Thèbes qui n’aura pas lieu”. La narrazione anticipa e realizza gli esiti delle monomachie tra Argivi e Tebani. Cf. Deforge 1986, 290 : “Le combat thébain est en quelque sorte consommé dans les mots”.

30 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 con Eteocle determina una frizione tra signum ed artefatto interpretativo : sullo scudo del fratello esule spicca la figura della Dike, che promette, ambiguamente, di ricondurre in patria un anonimo guerriero (Aesch. Sept. 646-648) 61. Eteocle spinge allora la sua tecnica ermeneutica alla prova estrema, perché l’eroe riconosce impli- citamente di essere costretto ad applicarla proprio su di sé, fino alla scoperta delle sue conseguenze fatali : dietro la situazione delineatasi attraverso la distribuzione degli assalitori, tramite sorteggio, alle sette porte cittadine si cela l’occulto lavorio delle maledizioni paterne, che finalmente si realizzano (Sept. 655 : ὤμοι πατρὸς δὴ νῦν ἀραὶ τελεσφόροι) e lo parificano al suo ‘doppio’ empio 62. Riflettendo sul collegamento tra immagini e linguaggio nel dramma ed inves- tigando il fondamento logico nella tecnica ermeneutica di Eteocle, Pierre Judet de La Combe si chiede quale sia il rapporto di quest’ultima con il piano effettivo degli eventi 63. L’interpretazione dei segni da parte di Eteocle, attraverso l’azione drammatica, riflette secondo lo studioso una nozione diffusa nella filosofia arcaica 64 di corrispondenza semantica ed ontologia, tra il segno (il σῆμα che nel dramma si riferisce direttamente non solo all’immagine, σχῆμα, che campeggia su ciascun blasone nemico, ma anche, indirettamente, a ciascun segno verbale, λόγος / ὄνομα, che lo correda o che lo sostituisce nella caratterizzazione dei sette Argivi), da una parte, ed il suo effetto nella realtà, πρᾶγμα, dall’altra 65.

61. Trattandosi di un blasone che non si lascia ridurre ad un’interpretazione simbolica, come invece è accaduto agli altri fra quelli Argivi, Eteocle procede allora ex absurdo, affermando che, se la Giustizia fosse veramente al fianco di un uomo empio come Polinice, allora si dovrebbe ritenere che la dea porti un ὄνομα ψευδώνυμον. (Aesch. Sept. 670s.) Cf. Zeitlin 1982, 135ss. e 142 ; Pepe 2007, 65 ; Reinberg 1983 (sui nomi pseudonimi nel sistema della paideia arcaica, che proclamava l’equivalenza tra ὄνομα e πρᾶγμα). 62. Nell’ipotesi che la Giustizia al fianco di Polinice sia indegna del suo nome (ipotesi che Eteocle presenta come inverosimile, poiché, se così fosse, tutto lo schermo retorico del basileus sarebbe fallace), è racchiusa però una premessa pericolosa per l’interprete : l’empietà che vieterebbe alla Δίκη di accompagnarsi a Polinice risale alla nascita stessa del fratello esule. Pertanto, rievocando il parto di Giocasta (che non è menzionata apertamente come la madre comune), Eteocle comprende che la propria posizione è perfettamente opposta ed al contempo speculare, nell’atavica macchia familiare e conseguentemente ἀρά a quella di suo fratello (Sept. 673-675). Cf. Centanni 1995, 32s. 63. Judet de La Combe 1987, 62 : « Le théâtre, avec l’idée d’un dénouement nécessaire, d’une sanction réelle, nous oblige à poser cette question de type théorique : qu’en est-il vraiment de ce que dit le protagoniste ? A-t-il prise sur le réel ? ». 64. Cf. Reinberg 1981, 41, e Judet de La Combe 1987, n. 4, affiancano la posizione di Eschilo a quella di Heraclit. 22 B 67 DK : ὁ θεός ἡμέρη εὐφρόνη, χειμὼν θέρος, πόλεμος εἰρήνη, κόρος λιμός τἀναντία ἅπαντα, οὗτος ὁ νοῦς, ἀλλοιοῦται δὲ ὅκωσπερ πῦρ, ὁπόταν συμμιγῇ θυώμασιν, ὀνομάζεται καθ’ἡδονὴν ἑκάστου. 65. Il rapporto tra gli emblemi nemici e l’azione degli assalitori di Tebe è basato sulla dipendenza del segno visibile dalla sua manifestazione sonora ; cf. Judet de La Combe 1987, 65 : “Le blason, avec ou sans devise, pourrait être ainsi compris comme la traduction visible d’une violence orale”. Vid. etiam Ieranò 1999, 344-349.

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Applicando questa riflessione, focalizzata più in generale sull’ermeneutica difensiva di Eteocle, allo specifico problema interpretativo implicito nelle battute del personaggio sui suoi sogni, si perviene all’ipotesi che alla lettura delle minacce argive, articolate spesso simultaneamente sul piano visivo ed uditivo, sia coerente anche quella dei sogni, che a quegli stessi segni ostili devono apparire in qualcosa affini e, perciò, finalmente riconoscibili attraverso i loro effetti nella realtà e quindi comprensibili nel loro vero significato. È stata poco ricordata la possibilità di un collegamento della κρίσις τῶν σημάτων al commento del protagonista sulle sue visioni notturne 66. Eppure, se si ammette l’ipotesi che Eteocle applichi alla realtà un sistema interpretativo portato avanti fino alle sue estreme e fatali conseguenze, si potrebbe supporre che la stessa attitudine ermeneutica consenta al basileus di riconoscere finalmente la reale prospettiva in cui si realizza la divisione dei beni paterni prefigurata dai sogni. L’idea appare supportata dall’andamento della dinamica drammatica : proprio osservando la fatale disposizione dei nemici, che hanno ottenuto le loro postazioni alle porte di Tebe tramite un sorteggio, Eteocle comprende il vero valore del sorteggio visto durante il sonno 67. Un collegamento delle battute in Sept. 710s. alla scena dello schieramento di Eteocle contro Polinice appare allora al centro di un’allusione sostenuta, se non da precise riprese lessicali, almeno da un rinvio in termini di tematiche portanti nel dramma : l’appello di Polinice, finalmente riconosciuto come portatore di “molte

66. Cf. Deforge 1986, 290 : “Or, le Théâtre d’Eschyle témoigne, à côté des songes, de ces signes contenus dans les mots, et cette utilisation magique du langage se manifeste particulièrement dans les klédones à proprement parler, dans la scène des blasons des Sept contre Thèbes, et dans les jeux sur les mots, les étymologies”. Cf. Zeitlin 1982, 46-49, sulla centralità della cledonomanzia nell’ermeneutica di Eteocle. In Aesch. Prom. 484-499, il Titano ricorda di aver insegnato ai mortali come riconoscere i numerosi simboli che popolano la realtà. La loro interpretazione appare qui un procedimento che si differenzia in base al σῆμα indagato (sogni, kledones e symbola). In Hom. Od. 19.560ss., Penelope spiega che l’associazione verbale ed il gioco etimologico distinguono i sogni veritieri da quelli fallaci. Alcuni di essi, passando dalle porte di avorio e destinati a rimanere irrealizzati, sono ingannevoli, mentre altri, passando attraverso quelle di corno, si avverano. Il rapporto che unisce i sogni alle rispettive porte è etimologico e collega l’avorio, ἐλέφας, al verbo ἐλεφαίρομαι ed il corno, κέρας, al verbo κραίνω. Cf. Amory 1966, 22-28. Il procedimento si affermerà poi nell’onirocritica ‘tecnica’ di Artemidoro, che ricorda come già alcuni suoi predecessori vi avevano fatto ricorso nella spiegazione di sogni apparentemente oscuri. Cf. Artemid. 1.77. 19-21 et Artemid. 3. 38. 1 ; 4. 80. 3s. Pack. Cf. etiam Deforge 1986, 289 n. 358. 67. Gli Argivi decidono tirando a sorte l’ordine di distribuzione presso le sette porte tebane : Sept. 55s., 127, 375s., 423, 457- 460. Il Leitmotiv si inverte di segno a partire dalla scoperta che Polinice attende di combattere contro la città reclamando la ‘condivisione’ con Eteocle della sua parte di eredità e passa a designare invece, metaforicamente, il combattimento fatale che oppone i due figli di Edipo, Sept. 689-691 : ἐπεὶ τὸ πρᾶγμα κάρτ’ἐπισπέρχει θεός, / ἴτω κατ’ οὖρον, κῦμα Κωκυτοῦ λαχόν, / Φοίβῳ στυγηθὲν πᾶν τὸ Λαΐου γένος. Cf. Sept. 727, 816, 907, 914, 947 ; Wick 2003, 173s.

32 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 contese” 68, al diritto di dividere equamente le ricchezze paterne potrebbe aver introdotto la possibilità di interpretare diversamente il valore del δατήριος onirico. È stato riconosciuto che il rapporto mimetico istituito dagli Argivi con le loro stesse “insegne parlanti” si rivela fallace a vantaggio di quello costruito da Eteocle sulla mediazione linguistica. Quest’ultima dimostra come la lettura in termini di minaccia, la lettura che gli assalitori argivi pretendono di fornire dei loro blasoni, è destinata allo scacco sul piano ermeneutico e, pertanto, questo fallimento si riflette anche su quello effettivo degli eventi. Eteocle ribalta i segni nemici e li rende non solo inefficaci sul piano semantico – e quindi inoffensivi per la città assediata – ma anche avversi ai loro stessi portatori. Il re tebano impone la sua nuova interpretazione, spostando i segni degli assalitori su un piano diverso da quello che essi hanno prescelto, quello simbolico-metaforico : Polinice ed i suoi – con l’unica eccezione di Amfiarao 69 che non si lascia rappresentare da un simbolo e va in battaglia con uno scudo vuoto – non immaginano che Eteocle possa opporre loro un diverso meccanismo interpretativo, fondato proprio sulla possibilità di organizzare i loro stessi σήματα in una nuova sequenza simbolica che ne demolisca l’univocità semantica e, svelatane la carica polisemica, riesca a ribaltarli. Pierre Judet de La Combe 70 ha perciò schematizzato lo scarto ermeneutico tra il punto di vista dei nemici e quello di Eteocle, affermando che mentre gli Argivi istituiscono un rapporto univoco, nella sua immediatezza mimetica, con le loro insegne di guerra, il sovrano enfatizza invece la possibilità di un rapporto mediato,

68. Anche l’ὄνομα e il σῆμα sullo scudo di Polinice, nonché le parole che lo accompagnano, sono testati da Eteocle nel rapporto di corrispondenza alla realtà (Sept. 659 : ταχ’εἰσόμεσθα τοὐπίσημ’ ὅποι τελεῖ). Sono animati dalla stessa esigenza critica i vecchi argivi che vogliono, nell’Agamennone, verificare se il sistema di segnali notturni, i σήματα organizzati ed interpretati da Clitennestra, sia veritiero o ingannevole come dilettevoli sogni (vv.489-492 : ταχ’εἰσόμεσθα λαμπάδων φαεσφόρων κτλ.). Le affermazioni del coro presuppongono la precedente collocazione del sogno tra i σήματα ingannevoli, cf. Ag. 274. Polinice, le cui azioni rappresentano adeguatamente il suo nome (Sept. 658 : ἐπωνύμῳ δὲ κάρτα, Πολυνείκη λέγω, cf. Sept. 404s. dove il gioco linguistico dell’eponimia sancisce, nell’interpretazione di Eteocle, la sconfitta di Tideo), esibisce l’immagine di Δίκη, la dea il cui nome è ricondotto, attraverso un altro ed implicito procedimento etimologico, a Zeus, che in Sept. 485 è anche detto Nemetōr. 69. Judet de La Combe 1987, 66s. 70. Judet de La Combe 1987, ibid., ha dimostrato che il rapporto tra σῆμα ed oggetto reale, nel campo avverso a quello tebano, si fonda su un rapporto diretto segno-referente ; questa relazione tra segno ed ἔργον, che lo studioso definisce come mimetica, è però destinata allo scacco. Al rapporto iconico diretto di σῆμα e πρᾶγμα introdotto dai nemici, il basileus tebano sostituisce un rapporto mediato, che riesce appunto a imporre un punto di vista rovesciato sulla complessa simbologia verbale e visiva. Facendo balenare i concetti dietro le immagini minacciose evocate dagli scudi e dalle grida dei sette capi argivi, la nuova ermeneutica introdotta da Eteocle si offre come lettura che reinterpreta le minacce nel loro senso più giusto, capovolgendo il punto di vista offerto dal nemico nella sua stessa caratterizzazione.

33 Albina Abbate simbolico-metaforico, tra σῆμα e πρᾶγμα : la vittoria a livello difensivo apre dun- que il piano della realtà concreta alle numerose ipotesi interpretative possibili e, conseguentemente, alle relative realizzazioni. La tecnica applicata alla complessa araldica nemica ne rende i segni paradossalmente coerenti con la realtà, proprio perché, nell’antilettura di Eteocle, essi si caricano di un senso rovesciato e contra- rio a quello presunto dai loro portatori : ciascun blasone, allora, si rivela pronto a ribaltarsi in un antiblasone profeta di morte per il suo portatore. Ogni σῆμα, sia esso visivo oppure linguistico (le due categorie di simboli sono del resto solidali nella caratterizzazione del nemico) 71, può svelare una polisemia inattesa e può pertanto ribaltare pericolosamente il suo stesso senso, mostrandosi fatalmente profetico anche sul piano degli eventi. Considerando anche i sogni in una prospettiva di comparazione con gli altri σήματα nel dramma, sembra quasi che le parole di Eteocle, in Sept. 709-711, svelino il sopraggiungere dell’improvvisa consapevolezza di un errore interpretativo commesso nei confronti delle sue visioni oniriche, se ammettiamo, con Anne Burnett, che il re avesse inizialmente creduto nell’arrivo di un vero e proprio mediatore straniero, pronto a regolare la contesa con Polinice 72. Mentre, in principio, aveva spiegato le sue visioni oniriche in un’ottica mimetica, che doveva parificare il δατήριος ad un arbitro reale, il sognatore comprende in seguito come l’approccio ermeneutico più valido sia invece quello mediato : il valore del sogno si mostra tragicamente chiaro, allora, solo nella prospettiva di una riscoperta della polisemia implicita nelle immagini oniriche e nel conseguente ribaltamento di senso che può derivarne 73. Affine alla dinamica esegetica che riesce ad avere ragione dei nemici, una volta riconosciuta la natura polisemica delle loro minacce visive e vocali, si potrebbe dunque considerare anche il percorso interpretativo che investe i sogni di Eteocle : la rettifica interpretativa avviene su un piano analogo a quello ricordato per le provocazioni orali ed iconiche dei sette Argivi. Del resto, anche i sogni coniugano, come le insegne nemiche, dimensione verbale e visiva : i κατεύγματα trovano, infatti, il loro corrispettivo nelle ὄψεις (ἀληθής, come si è accennato, è un aggettivo applicato non solo alla realizzazione di una

71. Judet de La Combe 1987, 67s., ricorda che la relazione tra immagini e suoni, nella rappresentazione che gli Argivi offrono di se stessi, si fonda su una forza espressiva dove la voce trova il suopendant figurativo nell’immagine dello scudo ; Eteocle impone invece ai cittadini tebani, bisognosi di argomentazioni rassicuranti, un’interpretazione effettivamente destinata a rivelarsi vincente ai fini bellici e basata sul principio opposto : l’emblema, tradotto in parola, diventa oggetto di una visualizzazione di livello superiore. La concettualizzazione dei suoni e delle immagini svela un senso che è quindi veritiero – e perciò profetico – pur nella sua accezione mediata. 72. Vid. Lupaş & Petre 1981, ad loc., e Moreau 1985, 45ss., che concordano con Burnett 1973. 73. Cf. Zeitlin 1982, 47 : “If Eteokles receives the messages of the shields and, in an apotropaic gesture, sends them back, he is also a potential receiver of his own message”.

34 Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 profezia, ma anche al gioco interpretativo delle corrispondenze linguistiche) 74. Le apparizioni oniriche hanno finalmente svelato al re un’enigmatica stratificazione di significati, simile a quella dei segni ostentati dagli argivi, ignari delle numerose, possibili interpretazioni. Pertanto, il re riconosce il ribaltamento dei κατεύγματα, il loro mutamento da augurio in malaugurio, finalmente trasferito nella realtà. Di conseguenza, pure i sogni (v. 710s.), inizialmente collegati dal sognatore ad un’equa divisione dell’eredità paterna (Sept. 711), assumono ora un nuovo e inquietante significato rispetto all’ὕπαρ, poiché prefigurano una ben più minacciosa uguaglianza, ambiguamente annunciata dall’appello alla giustizia di Polinice, il portatore di liti che esibisce un blasone raffigurante la dea Dike, garante della parità, la quale non può essere pseudonima 75. In linea con l’ottica di una realizzazione rovesciata, già racchiusa nella polisemia semantica evocata da Eteocle attraverso il dramma, i ricchi beni paterni ‘spartiti’ nel sogno si riducono, allora, alla poca terra necessaria ad accogliere i cadaveri dei principi, mentre il mediatore, il δατήριος, da ‘distributore’ dei beni ereditari si muta, nel gioco delle associazioni verbali, in ‘divisore’ dei due fratelli 76, per svelare la sua identità di κτεάνων χρηματοδαίτας πικρός, ὠμόφρων σίδαρος (v. 729s.). L’intervento di un arbitro doveva scongiurare l’insorgere della contesa, ma questi, all’opposto, ha guidato i figli di Edipo al reciproco fratricidio attraverso una diversa forma di sorteggio 77. Come Alain Moreau ha giustamente affermato, commentando le battute di Eteocle, in questo passo dei Sette contro Tebe : “Le mauvais arbitre a trompé les deux frères” 78. Il rapporto del δατήριος con il piano del πρᾶγμα è affine a quello delle minacciose immagini esposte dai sette aggressori, che si sono rivoltate insperatamente contro i loro portatori ed interpreti : nel sogno è apparsa una figura fantasmatica che non si doveva spiegare, letteralmente, come l’annuncio della futura venuta di un mediatore ; lo ξένος negli enigmatici ‘voti’ paterni è infatti un ἄποικος che procede, nella dimensione onirica ed in quella concreta, alla distribuzione più equa del patrimonio, ma lo fa in un modo che Eteocle, sognatore ed erede di Edipo, non aveva previsto.

74. Cf. Reinberg 1981, 45. 75. Cf. Judet de La Combe 1999, 32. Vid. etiam Jouan 1978 sul nomen-omen. 76. Van Lieshout 1980, 208 ; Wick 2003, 172 : “Cette application métaphorique d’un procédé pacifique à un événement aussi martial qu’un duel paraît d’abord énigmatique”. Cf. supra, n. 30. 77. Cf. Pepe 2007, 39 : “Credo che nel dramma precedente della trilogia, l’Edipo, il sorteggio assolvesse – almeno nelle intenzioni e nelle aspettative di Eteocle e Polinice – a una funzione opposta : quella di evitare, cioè, che la stessa arà di Edipo si compisse. Il sorteggio poteva essere stato il mezzo a cui i due fratelli si erano affidati, per assegnarsi ben distinte aree di competenza e, dunque, per evitare ogni possibilità di incontro-scontro, che portasse a compimento la maledizione paterna”. 78. Vid. Moreau 1985, 45s.

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Il fantasma notturno assolve nel sogno ad una funzione simbolica paragonabile, nella sua complessa polisemia, agli altrettanto pericolosi blasoni nemici : nel secondo stasimo, occupato dall’evocazione esplicita della maledizione di Edipo, l’arbitro della divisione prefigurata dai sogni si rivela non solo in quanto Scita che, appartenendo ad un popolo εὔνομος (Aesch. fr. 198* Radt : ἀλλ’ἱππάκης βρωτῆρες εὔνομοι Σκύθαι, cf. etiam Aesch. Eum. 703), sarà veramente un equo mediatore tra i due fratelli rivali, ma anche come un Calibo, inospitale e bellicoso, abituato a forgiare il ferro (cf. Aesch. Prom. 714-716). Un simile giudice non può che condannare gli eredi ad una disputa nel segno del σίδαρος, che si risolve nell’unica uguaglianza possibile per la Dike dei due figli maledetti da Edipo, quella del sangue mescolato sulla terra contesa, la forma di comunione più inattesa e lugubre 79. Le visioni oniriche hanno quindi annunciato con la loro oscura ed ambigua forma espressiva una divisione incruenta solo all’apparenza. Proprio quando Eteocle deve schierarsi contro Polinice, essa si svela fin troppo corrispondente alla realtà : i sogni hanno ripetuto simbolicamente il sorteggio invocato da Edipo maledicente ed i due fratelli sono veramente coinvolti nella divisione in sorte dell’eredità paterna, che nella realtà della veglia è conseguente alla divisione in sorte degli Argivi davanti alle sette porte. Ancora una volta, Eteocle può rilevare che alla forma espressiva dei simboli percepiti nei suoi sogni corrisponde, quantunque in modo diverso da quello atteso, il πρᾶγμα : l’esito della divisione, che si snoda simbolicamente per tutta la vicenda drammatica così come nel sogno che lo riproduce indirettamente, è infatti la reciproca distruzione degli eredi. Essa opera dunque nell’azione in maniera simbolica ed al contempo concreta. Il sacrificio dei figli richiesto dai κατεύγματα di Edipo strappa la città al pericolo, confermando nel segno di una tragica ironia 80 per i sogni quanto Eteocle auspicava anche per tutti gli altri σήματα, che credeva di dominare : le ὄψεις, come i blasoni sugli scudi, si sono rivelate funzionali alla salvezza di Tebe, rivoltandosi però, ancora una volta, contro coloro che vi erano collegati, i quali – proprio come i guerrieri argivi – diventano degni rappresentanti dei loro nomi 81.

79. La consanguineità inviolabile che vieta il fratricidio domina le parole del coro, cf. Aesch. Sept. 681s. : ἀνδροῖν δ’ ὁμαίμοιν θάνατος ὧδ’ αὐτοκτόνος / οὐκ ἔστι γῆρας τοῦδε τοῦ μιάσματος. La condizione di consanguinei appartiene però ai due fratelli solo dopo che hanno versato il loro sangue sulla terra tebana, cf. Sept. 940. Il duale ἀνδροῖν δ’ ὁμαίμοιν riecheggia la Δίκη […] ὁμαίμων in Sept. 415. 80. Garzya 1997, 140, ricorda come l’attribuzione per sorteggio sia un Leitmotiv dei Sette ed, eviden- ziando il rovesciamento di quest’ultimo nel secondo episodio, afferma che “Il motivo si colora di ironia tragica : […] non è più dunque una porta a esser messa in palio, ma la tetra corrente del Cocito (v. 690), ma il pezzo di terra che i due fratelli dovranno occupare da morti dopo essersela disputata con l’arma in pugno (727, 816, 907ss.)”. 81. Il tema dell’interpretazione dei σήματα giunge alla sua ultima occorrenza nel dramma con l’ade- guamento degli ὀνόματα di Eteocle e Polinice ai πράγματα : i due fratelli hanno subito un destino preannunciato dai loro stessi nomi ; Aesch. Sept. 829-831 : οἳ δῆτ’ὀρθῶς κατ’ἐπωνυμίαν / ἐτεοκλειεῖς καὶ πολυνεικεῖς / ὤλοντ’ἀσεβεῖ διανοίᾳ. Cf. Centanni 1995, 195.

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Soltanto i loro corpi esanimi, alla fine, s’impongono alla vista dei Tebani come gli estremi simboli αὐτόδηλα, coerenti con la spartizione che Eteocle ha frainteso, spiegando le sue ambigue visioni oniriche. Se per il sogno profetico si è spesso parlato di un’anticipazione simbolica confermata dall’azione, nei Sette contro Tebe, tragedia di segni visivi e verbali stravolti ed ominosi, che si lasciano paradossalmente incasellare in un sistema ermeneutico solo per condurlo alla sua stessa distruzione, è invece l’azione che si riflette sugli ὀνείρατα e li illustra. Ma i sogni proiettano retro- spettivamente, su tutta la vicenda già svoltasi, la luce fosca e deformante di un incubo popolato da figure sinistre ed ambivalenti, pronte ad additare una realtà inesorabil- mente macchiata dalla maledizione di Edipo e, perciò, predeterminata ab aeterno.

Albina Abbate Università degli Studi di Trento

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43

LE RÊVE D’HIPPIAS CHEZ HÉRODOTE (VI, 107-108) : UNE QUESTION D’INTERPRÉTATION 1

Le rêve d’Hippias est rapporté par Hérodote dans le sixième livre de ses Histoires (VI, 107-108), consacré à la révolte ionienne et aux expéditions de Datis :

Pendant qu’ils [sc. les Lacédémoniens] attendaient la pleine lune, Hippias fils de Pisistrate conduisait les Barbares à Marathon ; la nuit précédente, il avait eu pendant son sommeil un rêve, un rêve où Hippias se figurait coucher avec sa propre mère. Il avait conjecturé d’après ce songe qu’il rentrerait à Athènes, qu’il recouvrerait le pouvoir et qu’il mourrait de vieillesse dans son pays. [τῆς παροιχομένης νυκτὸς ὄψιν ἰδὼν ἐν τῷ ὕπνῳ τοιήνδε· ἐδόκεε ὁ Ἱππίης τῇ μητρὶ τῇ ἑωυτοῦ συνευνηθῆναι. Συνεβάλετο ὦν ἐκ τοῦ ὀνείρου κατελθὼν ἐς τὰς Ἀθήνας καὶ ἀνασωσάμενος τὴν ἀρχὴν τελευτήσειν ἐν τῇ ἑωυτοῦ γηραιός.] Telles sont les conjectures qu’il avait formées d’après son rêve ; pour le moment, dirigeant les opérations, il avait débar- qué les captifs emmenés d’Erétrie dans l’île dépendante de Styra qui a nom Aigilia, mettait au mouillage les vaisseaux à mesure qu’ils abordaient à Marathon, et, quand les Barbares étaient descendus à terre, il les répartit dans leurs cantonnements. (VI, 107 : traduction Legrand 1948, 106 retouchée)

Hippias est l’un des deux fils de Pisistrate nés de son épouse athénienne. Il se retrouva seul aux rênes de la cité après l’assassinat de son frère Hipparque aux Panathénées de 514 avant J.-C. Les Alcméonides, basés à Leipsydrion, essayèrent alors de se débarrasser de lui, allant jusqu’à faire appel aux Spartiates grâce à l’intervention détournée de la Pythie 2. Ces derniers chassèrent finalement le tyran en 510 avant J.-C. 3. Hippias ne revint en Attique qu’à l’âge de quatre-vingts ans, après vingt ans d’absence, avec les forces perses débarquées à Marathon en 490

1. Je tiens à remercier sincèrement Françoise Ruzé et Pierre Sineux pour leur relecture de ce travail et leurs commentaires. Cette étude a été présentée pour la première fois le 26 mars 2011 à l’université de Caen lors d’une journée de séminaire. Je remercie également tous les participants à ce séminaire pour leurs remarques et suggestions. 2. Cf. Hérodote, V, 62 ; V, 63. 3. Cf. Hérodote, V, 64-65, et Thucydide, I, 20, 1 ; VI, 53-59.

Kentron, no 27 – 2011, p. 45-60 Claire Jacqmin avant J.-C. 4. Son âge avancé ne l’empêcha pas de jouer un rôle actif dans l’offensive perse puisqu’il aurait recommandé Marathon comme lieu de débarquement (étant lui-même passé par là déjà avec son père lors du retour d’exil de ce dernier 5) et qu’il aurait servi d’intermédiaire entre les Perses et de potentiels « traîtres » athéniens. Certains historiens ont concentré leur étude de ce rêve sur son caractère de prime abord incestueux, en en faisant une marque de la sexualité sans limites des tyrans et une forme de dénonciation de la tyrannie chez Hérodote. Or, il s’agit de voir comment ce rêve s’inscrit dans le contexte précis d’une tentative de reconquête, territoriale et politique, et comment il prend appui, dans ce contexte, sur une métaphore, bien connue des Grecs, pour exprimer ce présage de retour : la mère comme représentation de la cité et, dans ce cas précis, du pouvoir. Il convient donc de mettre en évidence le sens politique du récit, qui permet de s’interroger sur la place de la mère et de sa relation avec la cité et le pouvoir, ainsi que de réévaluer la mention de l’acte sexuel. En outre, l’examen de la place de ce rêve dans la construction générale du récit hérodotéen et, plus particulièrement, dans celle de la chute des Pisistratides permet de mettre en lumière certains des procédés littéraires utilisés par le « père de l’histoire ».

Le personnage de la mère et sa relation avec la cité et le pouvoir Pour les Anciens, le rêve d’inceste avec sa mère pouvait suggérer soit le retour à la possession de la terre, soit la mort, ce qu’Hippias interprète parfaitement lui-même en faisant le choix d’y voir l’annonce de son retour. Hippias est présenté comme un spécialiste des oracles dans le cinquième livre des Histoires d’Hérodote (V, 93), ce qui suggère sa capacité à interpréter correctement son rêve :

Il [sc. Hippias] fit cette réponse en homme qui, de tous, avait la connaissance la plus exacte des oracles. (traduction Legrand 1961, 129)

Trois indications sont tirées de ce rêve par Hippias : le retour à Athènes, la reprise du pouvoir, puis la vieillesse et la mort dans sa patrie. Pour les Grecs, la mère est une métaphore claire de la cité, comme L. Gernet l’a exposé 6. Pour un homme à stature politique, la figure de la mère était associée à la cité, mais également au pouvoir.À la prise de possession de la mère correspondrait la prise de possession du territoire et du pouvoir, la mère pouvant symboliser la souveraineté et sa transmission, comme J.-P. Vernant l’a souligné dans son étude du mythe d’Œdipe 7. Cette association entre

4. Cf. Hérodote, V, 92. 5. Burn 1962, 238. 6. Cf. Gernet 1982, 242. 7. Cf. Vernant, in Vernant & Vidal-Naquet 1972, 98 ; Vernant & Vidal-Naquet 1988, 71.

46 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)… la mère et le pouvoir se retrouve dans l’histoire de plusieurs tyrans de la période archaïque, notamment dans le cas de Cypsélos et de sa mère Labda, ainsi que dans celui de Périandre et de Cratéia 8. Diogène Laërce (I, 96), utilisant le premier livre d’Aristippe (Sur la luxure des Anciens), précise que Périandre aurait eu des relations sexuelles avec sa mère nommée Cratéia, nom impliquant en soi l’idée de pouvoir. Diogène ajoute que, lorsque ce fait fut connu, la souffrance que Périandre ressen- tit le rendit pesant à ses contemporains. À la possession « anormale » de la mère correspondrait, dans le récit, l’exercice « anormal », démesuré, du pouvoir au sein de la cité de Corinthe. La mère peut alors être présentée, dans certains cas, comme jouant un rôle dans la définition et l’exercice du pouvoir du tyran. En contexte onirique, la relation entre la mère et le pouvoir ainsi qu’entre la mère et la terre semble également acceptée dans d’autres pays du pourtour de la Méditerranée. Chez les Égyptiens, un livre d’interprétation des rêves, datant pro- bablement du règne de Ramsès II (1279-1213 avant J.-C.), donne à ce même rêve l’interprétation suivante 9 :

Si un homme se voit dans un rêve avoir une relation sexuelle (c’est) bon ; les membres de son clan avec sa mère…, vont s’attacher rapidement à lui.

À l’union avec la mère correspondrait l’union avec le clan et la communauté, ce qui est également sous-entendu dans le rêve d’Hippias. Sur les échanges entre les Grecs et les Égyptiens, D. Del Corno souligne que l’augmentation du nombre de rêves allégoriques chez les Grecs aux VIe et Ve siècles avant J.-C. serait due à une influence égyptienne et orientale 10. Quoi qu’il en soit, le rêve d’Hippias semble témoigner de la récurrence du thème : rêver de coucher avec sa mère semble être interprété suffisamment facilement pour laisser penser que cela s’inscrivait dans une forme plus répandue de représentation et de compréhension des liens unissant un homme à sa communauté et à son statut au sein de celle-ci. Cette relation entre la mère et la terre ainsi qu’entre la mère et le pouvoir se retrouve également au IIe siècle après J.-C. chez Artémidore de qui, dans son Onirocriticon, a compilé ce qu’il avait entendu durant ses voyages en Grèce, en Asie et en Italie. À travers ces exemples, Artémidore présente les conventions de son époque 11. Il décrit le sens donné par ses contemporains à différents types de rêves, une fois la scène allégorique initiale décryptée. Sur le rêve concernant la relation

8. Cypsélos et Labda : Hérodote, V, 92 ; Pausanias, V, 17, 4 ; Hoffmann 1992, 214-215. 9. Cité dans Lewis 1976, 1-2. 10. Cf. Del Corno 1982, 58. 11. Cf. Winkler 2005, 57.

47 Claire Jacqmin sexuelle d’un homme avec sa mère, Artémidore souligne que ce n’est pas tant l’acte qui compte que la position et le métier, ou le statut, de chacun des protagonistes. Pour les hommes politiques, il donne l’indication suivante (I, 79) :

C’est bon aussi pour tout conducteur du peuple et homme politique : car la mère signifie la patrie. De même donc que celui qui s’accouple selon la règle d’Aphrodite est maître de tout le corps de la compagne, si elle obéit et est consentante, de même celui qui a eu ce rêve sera maître de toutes les affaires de la cité […]. (traduction Festugière 1975, 89)

À cette expression de la prise du pouvoir s’ajouterait dans le rêve d’Hippias le thème du retour puisque Hippias est à la fois exilé du pouvoir et de sa cité. Or, toujours d’après Artémidore, ce type de rêve pouvait également être annonciateur de retour (I, 79) :

C’est pourquoi aussi il ramène le voyageur en sa patrie, quand du moins la mère se trouve être dans la patrie : sinon, en quelque lieu que vive la mère, c’est là que le songe indique que se rend le songeur. (traduction Festugière 1975, 89)

Toutefois, la mère d’Hippias étant morte au moment du déroulement du rêve, le rêve pourrait être annonciateur non pas de retour, mais plutôt de mort, celle du rêveur ou de ses espoirs, puisque les retrouvailles se font avec le sol de l’Attique, dans lequel sa mère repose vraisemblablement. Quoi qu’il en soit, Hippias tire de la signification de son rêve son retour à la position qu’il détenait auparavant à Athènes. Le tyran archaïque est le résultat politique des tensions sévissant dans sa cité et il n’a d’identité liée au pouvoir qu’au sein de celle-ci. S’y ajouterait l’expression de l’attachement des Athéniens à la terre de l’Attique. L’autochtonie est un élément majeur de leur identité collective, comme le rappelle l’envoyé d’Athènes auprès de Gélon, selon les propos rapportés par Hérodote au livre VII (§ 161) :

Ce serait en vain, dans ce cas, que nous posséderions la plus forte marine de Grèce, si, étant Athéniens, nous abandonnions le commandement à des Syracusains, nous qui représentons le peuple le plus ancien de la Grèce et qui sommes les seuls parmi les Grecs à n’avoir pas changé de demeure. (traduction Legrand 1951, 163)

Bien que le mythe de l’autochtonie ne fût développé principalement qu’au Ve siècle avant J.-C. 12, il s’enracinait dans un certain nombre de traditions plus anciennes, ce qui renforce la relation entre la mère et la cité présente dans le rêve d’Hippias et l’interprétation du rêve comme un signe de retour. Cette relation

12. Cf. Loraux 1981, 195. Cf. Isocrate, Panégyrique, 24-25.

48 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)… entre la mère et la terre, au demeurant, s’inscrit dans une métaphore plus générale liant la femme à la terre, comme par exemple dans le cadre du mariage présenté allégoriquement comme l’acte agricole de labourer (ἄροτος), la femme étant le sillon (ἄρουρα) et son époux le laboureur (ἀροτήρ) 13. Enfin, dans la dernière partie de l’interprétation de son rêve, Hippias précise qu’il « mourr[a] de vieillesse dans son pays », traduisant peut-être ainsi son désir, alors qu’il est âgé d’environ quatre-vingts ans, de revenir mourir sur le sol de sa cité. Mais, surtout, cette précision traduit l’incertitude qui pèse jusqu’alors sur la réussite du retour d’Hippias. Le rêve lui-même et l’interprétation qu’il met en avant peuvent donner à Hippias la certitude que sa tentative de retour réussira. Le rêve, en effet, n’est pas seulement un signe, mais il peut également être considéré comme une cause, à la fois préfigurant et déterminant l’avenir 14, en même temps qu’une projection de l’avenir dans le présent. Le rêve légitime alors le désir de retour d’Hippias et est perçu comme déterminant pour la poursuite de l’action. Malheureusement, une erreur d’interprétation peut advenir ; ce sera le cas, nous y reviendrons, pour Hippias.

La pertinence de la mention de l’acte sexuel Au premier abord, le caractère « incestueux » de ce rêve pourrait avoir une fonc- tion de dénonciation dans le récit d’Hérodote en raison de l’interdit qui pèse sur l’inceste 15. Or, ce n’est pas de désir d’inceste qu’il s’agit dans le rêve d’Hippias. Le rêve du tyran n’est pas en soi « extraordinaire », comme cela est exprimé par Jocaste dans l’Œdipe-Roi de Sophocle (980-982) 16 :

Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel (traduction Mazon 1958, 107) (μητρὶ ξυνηυνάσθησαν).

Le caractère « familier » de ce rêve, et de son contenu, explique qu’Hippias puisse l’interpréter facilement dès le lendemain et que le récit du rêve ne soit pas marqué, chez Hérodote, d’une quelconque forme de réprobation. Ce n’est pas l’activité décrite qui est importante, mais bien le contenu du message délivré par la scène du rêve. P. Holt a suggéré qu’Hippias, imaginant avoir des relations avec sa mère à la manière d’Œdipe, prenait la place de son père Pisistrate, à la fois dans son lit et aux

13. Cf. Vernant 1996, 171 ; Plutarque, Conjug. Praecepta, 144 b ; Platon, Cratylus, 406 b ; Platon, Les lois, 839 a ; Ménandre, Perikeiroménè, 435-436 ; Sophocle, Antigone, 569 ; Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 754 ; Euripide, Oreste, 553 ; Médée, 1281 ; Ion, 1095 ; et les conseils d’Hésiode sur le mariage, Travaux et Jours, 232. 14. Je remercie P. Sineux d’avoir attiré mon attention sur ce point précis. 15. Cf. Vernant, in Vernant & Vidal-Naquet 1972, 88-89, 111, 128-129. 16. Ce passage de la pièce de Sophocle est un possible clin d’œil au texte d’Hérodote puisque Œdipe est turannos.

49 Claire Jacqmin rênes de la cité. Il souligne, pour renforcer sa démonstration, les points communs qui existaient entre les différents retours d’exil de Pisistrate et d’Hippias, notamment leur retour à Athènes par Marathon 17. Cette analyse d’allure freudienne insiste sur les similarités de comportement entre le fils et le père, Hippias se plaçant symboli- quement et littéralement dans la suite de Pisistrate. P. Holt voit également ce rêve comme un signe du caractère démesuré et débridé du tyran, ainsi que comme une condamnation du régime tyrannique par Hérodote. D’après le fameux passage du troisième livre d’Hérodote, le tyran, en effet, est celui qui outrage les femmes en dehors du respect des coutumes et des lois 18. Mais c’est sans doute oublier que pour les Grecs, le rêve n’est pas considéré comme étant produit par le rêveur 19 et qu’il n’est pas l’expression de la pyschè d’Hippias, mais un message à valeur prémonitoire qui doit être compris comme tel. De plus, ce qui est mis en avant à travers ce rêve n’est pas tant la femme comme liaison entre deux hommes – en l’occurrence, le fils et le père – que la femme et la mère comme métaphores de la terre et, dans le cas des gouvernants, du pouvoir politique. Ce rêve ne doit donc pas être compris comme le signe d’une sexualité anormale, ce à quoi le parallèle abusif fait entre le rêve d’Hippias et ce passage du livre IX de la République de Platon sur les désirs de l’homme tyrannique (IX, 571 c-d) a pu conduire :

[Socrate répond à une question de Glaucon : « Mais enfin, quels sont ces désirs dont tu parles ? »] Ceux qui s’éveillent pendant le sommeil, […] quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d’aliments ou de boisson se démène, et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu’en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n’hésite pas à entreprendre en pensée de s’unir à sa mère (μητρί τε γὰρ ἐπιχειρεῖν μείγνυσθαι, ὡς οἴεται, οὔδεν ὀκνεῖ) ou à tout autre, quel qu’il soit, homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise. (traduction Chambry 1934, 48 retouchée)

Dans ce texte, ἐπιχειρεῖν μείγνυσθαι peut être traduit par « entreprendre de s’unir à » avec ἐπί pouvant impliquer l’idée d’une certaine force coercitive. Cette idée diffère de celle d’union sous-entendue dans le verbe συνευνάζομαι, « s’unir, se coucher à côté de », employé par Hérodote et qui justifie Hippias dans son interprétation. La coercition et le désir de possession différencieraient la nature du désir exprimé dans le texte de Platon de celle du rêve à valeur prémonitoire d’Hippias du texte

17. Cf. Holt 1998, 225. 18. Cf. Hérodote, III, 80. Macan 1895, 154 ; Immerwahr 1966, 254, n. 51. 19. Cf. Lévy 1995, 20.

50 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)… d’Hérodote. Pour Hippias, « coucher » avec sa mère est un signe évoqué dans un contexte d’exil et de tentative de conquête 20. La potentialité prémonitoire du rêve justifie l’ancien tyran dans sa démarche jusqu’au moment où sa vision s’accomplit de manière inattendue avec la perte d’une de ses dents. Hérodote en fait le récit suivant (VI, 107-108) :

Pendant qu’il était ainsi occupé, il lui arriva d’éternuer et de tousser plus fort que d’ordinaire ; en raison de son âge avancé, la plupart de ses dents étaient branlantes ; l’effort qu’il fit en toussant en fit sortir une de sa bouche. Elle tomba dans le sable ; il se donna beaucoup de peine pour la trouver ; mais, la dent ne se découvrant pas, il dit avec un soupir à ceux qui étaient près de lui : « Cette terre n’est pas nôtre, et nous ne pourrons pas la ranger sous notre autorité ; la part qui m’en revenait, ma dent l’occupe. » Voilà comment Hippias conjectura que sa vision était accomplie. (traduction Legrand 1948, 105 sq. retouchée)

Cet épisode se divise également en trois sections : l’éternuement, la perte de la dent et la prise de conscience par Hippias de l’accomplissement de son rêve. L’éternuement est traditionnellement vu comme un présage, tantôt positif tantôt négatif 21. En effet, comme l’écrit R. Flacelière, « il suffisait que l’acte physiologique fût soustrait à la volonté pour paraître imputable à l’influence divine » 22. Dans le cas présent, le présage peut concerner soit la réalisation, ou non, de la vision aperçue en rêve et telle que la désirait Hippias, soit l’issue même de la bataille de Marathon. L’épisode de la perte de la dent met aussi en avant la deuxième interprétation donnée par les Anciens pour ce type de rêve : l’annonce de la mort. C’est ce second aspect que M. Delcourt a retenu dans son analyse : selon elle, le rêve d’Hippias est annonciateur de sa mort, puisqu’il rêve qu’il dort avec sa mère, la terre nourricière 23. La perte de la dent serait également un signe prémonitoire de mort et, dans ce cas, de la chute définitive de l’ancien tyran. Dans une perspective plus proche de la psychanalyse, P. Frisch suggéra que la dent était en fait un symbole phallique 24 : la dent qui se plante dans le sol symboliserait l’union sexuelle. R.D. Griffith note, quant à lui, que les Anciens n’avaient sans doute pas relié la dent au phallus, mais plutôt à la semence, rappelant alors le mythe des hommes semés de Thèbes 25, les Spartes. Les dents seraient alors associées à la force vitale, au pouvoir physique et à

20. Cf. Scholtz 2004, 277 sq. 21. Homère, Odyssée, XVII, 541-546 ; Aristote, Problèmes, XXXIII, 11 [962 b] ; Plutarque, Thémistocle, 13, 3. Sur un éternuement comme présage positif, Xénophon, Anabase, III, 2, 8-9. 22. Cf. Flacelière 1961, 20. 23. Cf. Delcourt 1944, 111. 24. Cf. Frisch 1968, 26. 25. Cf. Griffith 1994, 122 ; Pindare, Pythiques, IX, 82 ; Isthmiques, I, 30 ; Pausanias, IX, 10, 1.

51 Claire Jacqmin la fertilité 26. À l’opposé, le manque et la perte de dents seraient perçus comme un manque de vitalité 27. La chute de cette dent serait, dans cette perspective, le moyen de souligner l’absurdité du désir du vieil Hippias de vouloir reprendre le pouvoir à Athènes. La perte définitive de son pouvoir politique serait signifiée par la perte irrémédiable de sa dent : aucun des deux ne peut être recouvré. Toutefois, la difficulté du parallèle avec les Spartes réside dans le fait que, si la dent symbolise la semence, celle-ci est inféconde, la seule naissance à laquelle elle donne lieu étant celle de la perte des illusions d’Hippias. Cette fécondation symbolique de la terre d’Attique qui ne se concrétise pas renforce alors la rupture définitive existant entre Hippias et Athènes : il ne peut plus rien y produire. Il existe toutefois une troisième possibilité d’interprétation au sujet de cette dent : elle ne symboliserait ni le phallus ni la semence, mais l’arkhè. Un rapprochement avec un passage de Suétone, bien que très éloigné chronologiquement du texte d’Hérodote, concernant un rêve de Vespasien permet d’avancer cette hypothèse. Suétone écrit que Vespasien rêva que la prospérité débuterait pour lui et les siens le jour où une dent aurait été ôtée à Néron 28. Cela se produisit le lendemain, lorsque le médecin lui présenta une dent qu’il avait arrachée à l’empereur. Le rêve est situé en 66, avant la désignation de Vespasien à la tête des troupes chargées de pacifier la Judée. En perdant cette dent, Néron perdait symboliquement sa volonté de puissance 29 et la transmettait à Vespasien. À travers ce rêve signifiant le transfert du pouvoir d’un homme à un autre, Vespasien se trouvait placé dans la succession de Néron. Dans le récit d’Hippias, la perte définitive de la dent équivaut à la perte irrémédiable du pouvoir, qui se retrouve dorénavant dans la terre de l’Attique 30. La place de ce récit sur cette perte de dent au sein de la narration des expéditions perses peut laisser le lecteur perplexe. D’après R. Crahay, l’histoire de la dent perdue serait une invention d’Hérodote permettant l’accomplissement prophétique du rêve malgré le fait qu’Hippias ne soit pas présenté dans son récit comme étant mort à Marathon 31. La dent rejoint ainsi la terre de l’Attique à la place du vieil homme. La perte irrémédiable de la dent signifie aussi que l’accomplissement du rêve ne peut se faire autrement 32 et que l’interprétation faite spontanément par Hippias n’était pas la bonne, ce qu’il accepte d’ailleurs immédiatement (VI, 107 sq.) :

26. Cf. Griffith 1994, 122, s’appuyant sur Pline, nat. 2, 168 sq. 27. Cf. Griffith 1994, 122, s’appuyant sur Homère, Odyssée, XVIII, 97-99 ; Simonide, frag. 7, 18. 28. Suétone, Vesp. 5, 5. 29. Cf. Vigourt 2001, 358. 30. Ainsi se trouvait peut-être symbolisé le transfert définitif du pouvoir à l’ensemble des Athéniens autochtones. 31. Cf. Crahay 1956, 255 sq. 32. Cf. Scott 2005, 373.

52 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)…

« Cette terre n’est pas nôtre, et nous ne pourrons pas la ranger sous notre autorité ; la part qui m’en revenait, ma dent l’occupe. » (traduction Legrand 1948, 106 retouchée)

Cette perte annonce peut-être également l’échec à venir de l’entreprise d’Hippias et donc de celle des Perses. Si l’on en croit le récit de Pausanias 33, un sort similaire attendait d’ailleurs ceux des Perses qui, telle la dent du vieux tyran, se perdirent et périrent embourbés dans les marécages de Marathon. Pour ce qui est de la mort du tyran, deux versions nous sont parvenues. L’une le présente comme étant tombé à Marathon 34, l’autre comme y ayant survécu. La Souda 35 précise qu’il serait tombé malade à Lemnos, après avoir quitté Marathon. Il aurait perdu la vue, du sang lui coulant des orbites, et serait mort dans d’atroces souffrances. Le texte précise qu’il s’agissait d’une punition pour avoir conduit les Perses à l’attaque de sa propre cité 36. Cet aveuglement sanglant, mentionné dans le texte de la Souda à la suite de la description du rêve, rappelle la fin connue par Œdipe dans la tragédie de Sophocle.

La place du rêve d’Hippias dans le récit d’Hérodote Toute une série d’études récentes portant sur Hérodote se concentrent plus parti- culièrement sur son style et sur l’organisation de son récit, du point de vue tant des outils littéraires 37 et du vocabulaire employés par l’auteur que des idées et notions utilisées par celui-ci pour construire son récit – notamment celles de rétribution et de réciprocité 38. Ces études aident à replacer le rêve d’Hippias dans la construction générale du récit d’Hérodote et permettent ainsi d’observer la place qu’il y tient. Le rêve se rapportant à des hommes et à des événements politiques est présent dans les textes grecs depuis Homère et le rêve d’Agamemnon 39. Les rêves sont alors présentés comme pouvant être tantôt significatifs, messages d’un autre monde 40 à valeur prémonitoire, tantôt simples résidus de la journée passée 41. Nous retrouvons la présentation de ces deux types de rêve chez Hérodote à travers, par exemple, le

33. Pausanias, I, 32, 7. 34. Cf. Cicéron, Att. 9, 10, 3 ; Justin, 2, 9, 21. 35. Cf. Souda, s. v. Hippias. 36. Sur la mort d’Hippias avant d’avoir pu rejoindre Sigée, voir également Ctésias, Epit. 18. Les souffrances que subit Hippias avant de mourir rappellent celles subies par Cléomène, lui aussi un temps exilé (Hérodote, VI, 74) et puni pour ses actions (Hérodote, VI, 75). 37. Cf. de Jong 2002. 38. Cf. Boedeker 2002 ; Forsdyke 2002. 39. Cf. Homère, Iliade, II, 23 sq. 40. Cf. Nilsson 1949, 131. 41. Cf. Homère, Odyssée, XIX, 562-569.

53 Claire Jacqmin rêve d’Hippias pour le premier type de rêve et les conseils d’Artabane à Xerxès 42 pour le second. Selon le recensement d’E. Lévy, les rêves décrits dans le récit d’Hérodote sont au nombre de dix-huit (ce nombre varie d’un historien à un autre en fonction du nombre de fois que le rêve de Xerxès est compté), venant de quatorze rêveurs différents, comprenant huit rêveurs iraniens et quatre rêveurs grecs. Ces rêveurs grecs sont, toujours d’après E. Lévy, soit des tyrans, soit des membres de leur famille (exception faite du cas de Périclès). La place particulière tenue par les rêves chez Hérodote a suscité de nombreuses études, portant sur leur contenu et leur classification, le nombre de catégories allant selon les historiens de deux (L. Huber, R.G.A. van Lieshout, E. Lévy 43) à cinq (P. Frisch 44). La catégorisation d’E. Lévy semble la plus pertinente pour la présente étude. Il distingue les rêves dans lesquels un message est transmis par un personnage onirique (huit rêves 45) des rêves où une scène symbolique est offerte à la vue du rêveur (sept rêves 46). Dans cette dernière catégorie, dont le rêve d’Hippias fait partie, le rêveur voit alors une scène symbolique avec un ou plusieurs personnages. En ce qui concerne le champ lexical du rêve, les mots onar, oneiros et oneiron sont usuels dans la langue grecque – leur utilisation se retrouve déjà chez Homère. Ils ont d’abord désigné un rêve d’avertissement, de menace, avant de pouvoir désigner toute sorte de rêve 47. Chez Hérodote plus particulièrement, opsis est le terme principalement utilisé avec soixante-dix-neuf occurrences 48. Il est d’abord utilisé dans le sens de vision onirique, de rêve. Il désigne la vision à la fois comme action de voir et comme ce qui est vu, sens normal retrouvé lorsque le terme est régi par idein 49, comme cela est le cas dans le passage étudié : τῆς παροιχομένης νυκτὸς ὄψιν ἰδὼν ἐν τῷ ὕπνῳ τοιήνδε. Pour reprendre les conclusions de M. Casevitz 50,

42. Cf. Hérodote, VII, 16. Cela se retrouve également dans la pièce d’Eschyle, Prométhée enchaîné, 485-486. 43. Huber 1965 distingue les rêves qui annoncent un événement futur de ceux qui suggèrent une marche à suivre. Van Lieshout 1980 distingue les rêves objectifs (quand il existe une sorte de contact entre le rêveur et la réalité) des rêves subjectifs (quand un tel contact n’existe pas, mais que quelque chose est communiqué au rêveur par le biais de mots, d’images ou de symboles) ; Lévy 1995. 44. Frisch 1968 fait la distinction entre les rêves de « destin », les rêves de mort, les rêves de consolation, les rêves de naissance et les rêves d’injonction. 45. Cf. Hérodote, I, 34 ; II, 139 ; II, 141 ; V, 55 sq. ; VII, 12 ; XIV, 17 sq. 46. Cf. Hérodote, I, 107 ; I, 108 ; I, 209 ; III, 124 ; VI, 107 ; VI, 131 ; VII, 19. Le rêve de Cambyse (III, 30) combine les deux pour de Jong 2006, 4. 47. Cf. Casevitz 1982, 70. Hésiode, Théogonie, 211 et suivant : Nuit enfanta toute la race des Rêves (φῦλον Ὀνείρων 212), qui sont donc des frères de Mort, Trépas et Décès. 48. Cf. Powell 1977, 285. 49. Cf. Lévy 1995, 20. 50. Cf. Casevitz 1982, 72.

54 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)… ce terme désigne donc une vision immédiate qui s’impose, ce qui correspond au rêve allégorique de l’ancien tyran. De plus, d’après l’étude d’E. Lévy, le vocabulaire employé par Hérodote semble montrer que celui-ci est, de manière générale, plus intéressé par le sens du songe que par l’activité du personnage onirique. Cela est notamment souligné par l’utilisation de dokein à l’imparfait, qui permet de considé- rer le songe dans son déroulement 51 et donc dans le message qu’il transmet, ce qui est le cas dans le passage qui nous concerne : τῆς παροιχομένης νυκτὸς ὄψιν ἰδὼν ἐν τῷ ὕπνῳ τοιήνδε· ἐδόκεε ὁ Ἱππίης τῇ μητρὶ τῇ ἑωυτοῦ συνευνηθῆναι. En grec, l’imparfait exprime une durée en cours, sans considération du début ni de la fin de l’action. Son utilisation suggère qu’Hippias est représenté comme « spectateur » de son rêve. La structure même de la phrase avec la répétition et la mise en avant du nom du tyran sous-entend également une distance entre l’Hippias « rêveur » et l’Hippias « acteur du rêve ». Ce qui prime dans le rêve d’Hippias est donc bien le message transmis, telle une petite scène se déroulant devant un Hippias spectateur. Concernant l’organisation plus générale du récit et la place que ce rêve y tient, H.R. Immerwahr a déjà suggéré que les rêves d’Hippias et de Datis 52, du côté des Perses, étaient à mettre en parallèle avec les visions de Philippidès en Arcadie (VI, 106) et d’Epizélos à Marathon (VI, 105), du côté des Grecs, apportant ainsi un équi- libre à la description des forces en présence. Si l’on poursuit ce parallèle et qu’on suive l’idée, exprimée par R. Crahay 53, selon laquelle l’emploi successif d’oracles, de songes et de présages peut avoir un but de complément ou d’affirmation d’un événement, on peut soutenir que ce rêve d’Hippias a une fonction littéraire au sein de la narration même de l’histoire de l’ancien tyran. En effet, la description d’un rêve paraît être le meilleur outil littéraire dont dispose le narrateur pour fermer la boucle de l’histoire de la chute des Pisistratides, elle-même parsemée d’oracles. Ce récit de la chute des Pisistratides chez Hérodote commence avec les incitations répétées, sur pression des Alcméonides, de la Pythie auprès des Spartiates pour qu’ils aillent libérer Athènes (V, 63) :

Or donc, à ce que racontent les Athéniens, ces hommes, établis à Delphes, obtinrent à prix d’argent de la Pythie que, chaque fois que des Spartiates, soit à titre privé, soit à titre public, viendraient consulter l’oracle, elle les invitât à délivrer Athènes. La même déclaration leur étant toujours répétée, les Lacédémoniens envoyèrent avec une armée Anchimolios fils d’Aster, homme de distinction parmi leurs citoyens, pour chasser d’Athènes les Pisistratides, qui pourtant leur étaient unis très étroitement par des liens d’hospitalité. (traduction Legrand 1961, 104 sq.)

51. Cf. Lévy 1995, 20. 52. Cf. Hérodote, VI, 118. 53. Cf. Crahay 1956, 56.

55 Claire Jacqmin

Se rendant compte ensuite que les oracles étaient des faux, et poussés par ceux que Cléomène avait découverts sur l’Acropole, ils décidèrent de tenter de réinstaller Hippias à Athènes (V, 90) :

Les Lacédémoniens avaient appris les intrigues des Alcméonides à l’adresse de la Pythie et celles de la Pythie contre eux-mêmes et les Pisistratides ; ils tenaient pour un double malheur d’avoir expulsé de leur patrie des hommes qui étaient leurs hôtes sans que, en retour de cet acte, les Athéniens leur témoignassent aucune reconnaissance. Outre ces considérations, les oracles les animaient, qui disaient que beaucoup d’outrages devaient leur venir des Athéniens ; ils avaient ignoré jusque-là ces oracles, qui leur furent alors révélés, après que Cléomène les eut apportés à Sparte. Cléomène s’en était emparé sur l’Acropole d’Athènes ; ils avaient été auparavant en la possession des Pisistratides qui, lors de leur expulsion, les avaient laissés dans le temple ; laissés ainsi derrière eux, Cléomène les avait recueillis. (traduction Legrand 1961, 122)

Les Spartiates convoquèrent alors un congrès de leurs alliés pour tenter de replacer Hippias à la tête de la cité athénienne, mais ceux-ci, poussés par le Corin- thien Soclès, refusèrent. Hippias repartit alors pour Sigée et ne revint en Attique qu’avec les forces perses débarquées à Marathon, lieu du rêve analysé plus haut. Cette succession d’oracles et de songes comme départ et fin de la narration de la chute d’Hippias apparaît comme une nouvelle manifestation, déjà perçue à différents endroits du texte d’Hérodote, du procédé de « ring composition » tel que le présente I.J.F. de Jong, à la différence qu’à la réutilisation en fin de paragraphe du mot qui l’avait commencé se substitue en fin de récit l’outil littéraire par lequel il avait débuté. L’effet du procédé se trouve alors renforcé par le fait que le rêve politique chez Hérodote a une signification particulière : il permet à l’auteur de mettre en avant l’impossibilité pour l’homme d’échapper à la fatalité 54, tous les rêves décrits par Hérodote étant présentés comme s’étant réalisés. Les rêves annoncent, de manière littérale ou symbolique, un futur auquel nul ne peut échapper 55, ce qui permet, dans le cas présent, de clôturer l’histoire des Pisistratides.

Pour les Grecs, le rêve peut être conçu comme un présage porteur d’une signi- fication précise, dont la valeur n’est pas remise en cause. La difficulté et les erreurs possibles concernent l’interprétation à donner au rêve produit, non le rêve lui-même. Son accomplissement à venir est pleinement accepté dans le temps présent du rêveur, comme cela se retrouve dans le récit du rêve d’Hippias. Ce fameux rêve d’Hippias a suscité différentes analyses, dont certaines s’étaient concentrées sur son aspect sexuel

54. Cf. Crahay 1956, 19. 55. Cf. Mikalson 2002, 195 ; Griffin 2006, 52.

56 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)… et incestueux. Or, ce rêve n’est pas à comprendre comme étant une dénonciation de l’hybris tyrannique, mais à replacer dans un récit plus large de tentative de recon- quête de pouvoir et de territoire. À la question concernant le choix de la mère, la réponse se trouve dans sa relation avec le pouvoir et la terre, choix qui correspond à la situation d’exil politique et géographique de l’ancien tyran. À travers l’union à la mère transparaît l’union à la communauté et à la cité, c’est-à-dire au lieu d’origine source de l’identité d’Hippias. L’échec de la tentative de retour d’Hippias à Athènes et sa mort en exil marquent la fin irrémédiable de la tyrannie et concluent le récit de la chute des Pisistratides. Pourquoi Hérodote choisit-il de l’exprimer à travers un rêve ? La raison de ce choix se trouve dans l’organisation et l’équilibre du texte, un rêve terminant ce qu’un oracle avait commencé. L’étude de ce rêve participe d’une nouvelle lecture de la tyrannie archaïque et elle permet de constater la prudence avec laquelle il faut aborder les textes d’Hérodote évoquant la tyrannie. Les recherches de ces dernières années ont permis une meilleure compréhension du travail d’Hérodote, mais, dans le cas des tyrans, le risque persiste d’utiliser de manière systématique des stéréotypes évoqués par l’auteur à d’autres occasions de son récit 56. Le meilleur moyen de comprendre le sens et la portée du rêve d’Hippias semble être de revenir à ce qu’Hérodote en dit : ce rêve est un signe prémonitoire évoqué dans un contexte de tentative de conquête ; il doit être compris comme tel.

Claire Jacqmin CRAHAM – Centre Michel de Boüard (UMR 6273) Université de Caen Basse-Normandie

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56. Cf. Gray 1996, 364.

57 Claire Jacqmin

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58 Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108)…

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60 EXPRESSIONS DE LA PERCEPTION DU RÊVEUR AU SEIN DES SANCTUAIRES GUÉRISSEURS EN GRÈCE CLASSIQUE (IMAGES ET TEXTES)

Sources textuelles, iconographiques et épigraphiques, appartenant à des registres variés – poétique (épopées homériques), comique (Hérondas, Aristophane), phi- losophique et scientifique Corpus( hippocratique, Aristote, Platon), sacré (ex-voto des sanctuaires guérisseurs qui pratiquent l’incubation) –, toutes nous confrontent à une conception du rêve radicalement différente de celle que nous avons héritée de Freud notamment. Le rêveur ne construit pas son rêve, il le reçoit. En poésie comme en tragédie, le rêve est un instrument des dieux, une vision dont le rêveur est prisonnier pour une issue plus ou moins heureuse. Il s’agit certes d’un registre littéraire particulier, qui refuse aux mortels tout contrôle sur leur destinée, mais l’idée d’un rêve envoyé par la divinité et porteur d’un message est partagée par diverses sources. Ainsi, à l’exception d’Aristote, la réflexion philosophique et médicale sur le rêve à l’époque classique, loin de se construire en rupture avec cette croyance, part du postulat d’une cause externe divine et y associe une cause interne d’ordre psychologique et physiologique. Dans ce contexte, nous nous intéressons à l’expression de la perception du rêveur, perception sensorielle et perception subjective de l’état de rêve par rapport à l’état de veille, d’après les témoignages des rêves accomplis dans les sanctuaires guérisseurs et en regard de la recherche scientifique contemporaine. L’Asclépieion d’Épidaure nous a légué une véritable « onirothèque » à travers les stèles des Iamata, catalogues de guérisons miraculeuses opérées par Asclépios apparu en rêve au fidèle endormi sous le portique d’incubation 1. Paradoxalement, parmi les sources iconographiques,

1. Au nombre de six d’après Pausanias au IIe siècle après J.-C., trois de ces stèles ainsi que des fragments d’une quatrième ont été retrouvés sur le sanctuaire d’Épidaure lors des fouilles de P. Cavvadias entre 1881 et 1900. La stèle A est intacte et était la première de la série puisqu’elle porte l’intitulé. La stèle A ainsi que de nombreux fragments de la stèle B et un fragment de la stèle D ont été découverts en 1883, puis en 1884 dans le portique d’incubation du IVe siècle avant J.-C. au nord du temple. La stèle C, en revanche, n’a été découverte qu’en 1900, très altérée et brisée en deux parties, utilisées en remploi comme seuil pour la basilique chrétienne. Toutes sont de dimensions

Kentron, no 27 – 2011, p. 61-80 Mélanie Lioux aucun relief votif représentant une scène d’incubation n’a été retrouvé à Épidaure. Les reliefs que nous connaissons proviennent des Asclépieia d’Athènes et du Pirée et des sanctuaires du héros guérisseur Amphiaraos à Oropos et à Rhamnonte, en Attique toujours 2. Il était d’usage dans les sanctuaires guérisseurs de déposer une offrande, tablette inscrite, statue, ex-voto anatomique ou relief votif en reconnaissance de la guérison obtenue 3, mais les stèles découvertes à Épidaure ne sont pas des offrandes individuelles. Il s’agit d’un recueil de guérisons à la gloire d’Asclépios élaboré par les autorités religieuses 4. À ce titre, ces récits sont des témoignages indirects et remaniés des rêves « reçus » dans les sanctuaires. Cependant, n’oublions pas que le simple travail de mémoire accompli par le rêveur lui-même dès son réveil passe aussi nécessairement par le truchement du récit avec ses coupes et ses associations dans le contenu manifeste du rêve 5. Ainsi que nous le rappelle Françoise Parot :

Si le rêve est un moyen de connaître le rêveur, sous la condition éventuelle d’une interprétation, il est aussi le produit d’une activité narratrice qui est au moins autant révélatrice de la société dans laquelle elle se déroule que de celui qui l’exerce 6.

Aux portes du rêve : scénographie du pouvoir oraculaire

Platon souligne que l’attention des malades est souvent naturellement – ou plutôt culturellement – tournée vers leurs rêves dans l’espoir d’y trouver une indication de guérison 7. À plusieurs reprises, dans le Corpus hippocratique, il est recommandé de tenir compte des rêves faits par le malade pour établir un diagnostic et Aristote

identiques, et l’écriture indique qu’elles ont été gravées au cours de la seconde moitié du IVe siècle avant J.-C. Les stèles A et B regroupent 43 miracles, la stèle C en compte 22, et le fragment de la stèle D seulement 4. Tous ces témoignages ont été réunis pour la première fois par Hiller von Gaertringen dans l’édition des Inscriptiones Graecae (IG IV² 1, 1929). 2. Cf. Holtzmann 1984. 3. Strabon, VIII, 6, 15, mentionne l’existence de tablettes votives dans les Asclépieia de Cos et de Tricca également. Cf. LiDonnici 1995, 40-42. 4. Cf. Herzog 1931, 50 ; Van Straten 1976, 16. 5. Voir Sineux 2007b, 12 sq. ; Jouvet & Gessain 1997, 51. En ce qui concerne les enquêtes ethnologiques qui visent à recueillir les souvenirs de rêves auprès de certaines tribus – en l’occurrence, la tribu des Bassari, qui vit à la frontière du Sénégal et de la Guinée –, M. Gessain rappelle que le souvenir du rêve est avant tout biaisé par le rêveur lui-même tout en admettant que le choix que le rêveur opère parmi les rêves successifs accomplis durant la nuit peut être en partie influencé par les attentes de l’ethnologue auquel le rêveur fait le récit de son rêve. 6. Parot 1995, 17. 7. Cf. Platon, Lois, X, 909 e-910a.

62 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires… atteste de l’attention portée aux rêves par des médecins réputés 8. Selon Aristote toujours – pour qui les rêves émanent d’impressions sensorielles résiduelles de l’état de veille –, toute perception sensorielle est fortement influencée par nos émotions, et ce encore après l’éloignement de l’objet de notre perception 9. Or, à leur manière, les Iamata expriment très bien l’importance de l’espoir des fidèles et de leur foi en Asclépios dans le processus de guérison :

Asclépios dit qu’il ne saurait guérir celui qui se montrait trop lâche pour obéir, mais qu’il ne ferait aucun mal à celui qui pénétrerait dans le sanctuaire, plein d’espoir, et qu’il repartirait guéri 10.

Aux préoccupations des malades en attente d’un rêve et à leur foi en l’existence de rêves « divins » porteurs d’un message clair répond une véritable scénographie du pouvoir de la divinité guérisseuse dans son sanctuaire, autant qu’on puisse en juger – à Épidaure notamment 11. Dès leur entrée dans les sanctuaires guérisseurs, les fidèles étaient amenés à contempler les nombreuses offrandes consacrées à la divinité en remerciement pour la guérison accordée à ceux qui les ont précédés. Un mime d’Hérondas, Les femmes au temple d’Asclépios, qui a pour théâtre l’Asclépieion de Cos, traduit assez bien l’émerveillement suscité alors 12. C’est tout un monde d’images

8. Hippocrate, Épidémies, I, 1, 10 ; Aristote, De la divination dans le sommeil, 462 b. L’auteur hippocra- tique du quatrième livre du Régime introduit son opuscule consacré aux rêves par un paragraphe sur les qualités perceptives subtiles de l’âme, capable de sonder le corps endormi et de manifester par des images oniriques les symptômes de maladies latentes (Hippocrate, Régime, IV, 86). M.J.L. Hervey de Saint-Denys, sinologue, professeur au Collège de France et rêveur assidu, qui a scrupuleusement tenu le journal de ses rêves dès l’âge de quatorze ans, note, par exemple, qu’il a été alerté en rêve à deux reprises pour une angine dont les premiers symptômes n’étaient pas encore manifestes (cf. Hervey de Saint-Denys 1867, 355). Selon lui, à l’état de rêve subsiste la « perception subtile des choses du dehors et le sentiment profond de ce qui se passe en nous » (351). 9. Aristote, Des rêves, 2, 460 b : « […] que soit admis un seul point, que nos déclarations rendent évident, à savoir que, quand l’objet a disparu, les sensations demeurent sensibles, qu’en outre nous nous trompons facilement au sujet des sensations, plongés que nous sommes dans nos affections, les uns et les autres diversement, par exemple le lâche dans sa frayeur, l’amoureux dans son amour ; par suite l’un croit voir des ennemis à la suite d’une petite ressemblance et l’autre, l’objet aimé ; et la moindre similitude fait d’autant plus apparaître ces illusions qu’on est davantage sous le coup de l’émotion » (trad. Mugnier 1953, 82). 10. Edelstein 1975, B 37 (traduction de L. et E. Edelstein, intégrant les restitutions proposées par Herzog 1931 dans le texte grec). Le texte établi par L.R. LiDonnici ne reprend pas les restitutions de R. Herzog ; cf. LiDonnici 1995, B 17 (37). 11. Cf. LiDonnici 1995, 18. 12. Hérondas, Les femmes au temple d’Asclépios…, 20-22 : « Coccalé – Ah ! Ma chère Cynno, les belles statues ! Quel ouvrier a bien pu tailler cette pierre, et qui est le donateur ? » (trad. Laloy 1928, 69). Les deux personnages évoquent tour à tour d’illustres artistes, le sculpteur Praxitèle et le peintre Apelle d’Ephèse. Sur ce texte d’Hérondas, cf. Sineux 2004.

63 Mélanie Lioux

– tableaux de bois peints, pinakes, reliefs et statues –, et autant de témoignages de foi, qui est mis à disposition de l’imaginaire du rêveur. Parallèlement à ces offrandes individuelles, à Épidaure, le regroupement des témoignages et l’exposition des stèles dans l’abaton relèvent d’une décision des autorités religieuses, et non plus de la libéralité des pèlerins. L’ordre et la structure des récits ont été étudiés pour construire un discours efficace auprès des fidèles 13. Le corpus des Iamata n’observe pas un ordre chronologique pour présenter les miracles puisque, sur la stèle A, le récit du rêve de Pandaros est aussitôt suivi de celui d’Échédore, venu plus tard consulter le dieu pour son propre compte et chargé par Pandaros de déposer une offrande en son nom 14. Ces deux récits ont été réunis a posteriori sur la stèle pour offrir une petite morale. Les Iamata déclinent çà et là l’humaine imperfection comme autant de mises en garde aux pèlerins qui seraient tentés de céder aux mêmes travers. Nous rencontrons ainsi le tricheur, celui qui refuse de fermer les yeux lorsque le prêtre en donne l’ordre et observe discrètement ce qui advient dans l’abaton 15. Apparaît aussi le patient récalcitrant, qui peine à exécuter l’ordre du dieu : un homme d’Épidaure, paralytique, doit monter sur une échelle jusqu’au sommet du temple, mais il prend peur et redescend. Sa foi et sa confiance en Asclépios ne sont pas suffisamment fortes 16. Pourtant ce n’est rien en comparaison du sceptique qui se rend au sanctuaire dans l’espoir de guérir, mais qui, à la lecture des Iamata, tourne en dérision ces improbables miracles 17. Parmi tous ces personnages, le sceptique permet peut-être de faire passer le message le plus important. Quiconque se présente dans la demeure d’Asclépios ne doit pas douter de son pouvoir sous peine de faire amende honorable en public : Ambrosia d’Athènes doit consacrer dans le temple un cochon d’argent en souvenir de sa stupidité 18. Après avoir pris connaissance de l’ensemble des témoignages, les fidèles pouvaient s’endormir sous le portique d’incubation avertis et dans les meilleures dispositions envers le Médecin divin 19. Au-delà du contenu du corpus qui égrène des enseignements, la forme choisie est particulièrement efficace. On ne peut manquer d’être frappé par la composition rigoureuse des récits. Chaque miracle est rapporté selon le même schéma et décliné

13. Cf. LiDonnici 1995, 24-39 ; Sineux 2007c. 14. Cf. LiDonnici 1995, 26 (A 6, A 7). 15. Cf. LiDonnici 1995, 95, A 11. Tel est le comportement, dans l’Asclépieion d’Athènes, de Carion, personnage impertinent de la comédie d’Aristophane (Aristophane, Ploutos, 713-715) ; voir Sineux 2006. 16. Cf. LiDonnici 1995, 111, B 15 (35). 17. Cf. LiDonnici 1995, 28 : récits A 3, A 4 et B 16 (36). 18. Ibid., A 4. 19. Sur les gestes d’Asclépios qui se confondent avec ceux d’un médecin dans le récit de Carion, voir Sineux 2006, 206 sq.

64 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires… en trois temps : nom du malade, suivi parfois de l’ethnique, maladie, puis apparition d’Asclépios ou de ses animaux sacrés, et guérison 20. Soit, par exemple : « Climène d’Argos, au corps paralysé. Cet homme, après s’être rendu à l’abaton, s’y endormit et vit une vision […]. Et quand le jour parut, il sortit en bonne santé » 21. Ce schéma évoque la proposition du traité « hippocratique » des Épidémies :

L’art se compose de trois termes : la maladie, le malade et le médecin. Le médecin est le desservant de l’art ; il faut que le malade aide le médecin à combattre la maladie 22.

On aurait pu attendre, pour ces arétalogiai, les artifices littéraires qui conviennent à l’éloge ou bien à la rhétorique, mais l’expression est au contraire très sobre et hachée, se résumant souvent à une syntaxe sommaire par juxtaposition de propositions dans une grande économie d’outils de liaison ou de subordonnants. En outre, il est possible de relever sur chaque stèle des formules types récurrentes pour introduire le moment de l’incubation avec la rencontre du dieu, et pour clore le récit par le constat de guérison au réveil. Une telle composition souligne le caractère répétitif des miracles, qui paraissent tout à fait habituels et anodins lorsque l’on s’adresse à Asclépios, contribuant à son tour à renforcer l’espoir des fidèles et leur confiance. Enfin, l’emplacement même où P. Cavvadias a découvert en 1883 les stèles des Iamata n’est pas anodin. Les stèles A et B se trouvaient contre le mur sud du premier portique d’incubation donnant vue sur le temple en face 23. Ces deux plaques de pierre calcaire étaient à l’origine scellées dans des blocs du mur, qui en portent encore les traces. Or, un ancien puits, haut de 4 mètres au-dessus du sol et d’une profondeur de 14 mètres, a été dégagé à proximité des stèles, dans l’angle sud-est du portique. Les six stèles vues par Pausanias devaient être exposées autour du puits. Celui-ci appartient à la première phase de construction de l’Asclépieion d’Épidaure, dans la deuxième moitié du VIe siècle. Il alimentait à l’origine un bassin peu profond, sans doute destiné aux ablutions rituelles au moment du sacrifice, et desservait par une canalisation une petite salle dallée, attenante au premier portique d’incubation (l’édifice E), plus à l’est. Ainsi, dès le premier état, l’eau de l’abaton devait avoir une

20. En particulier sur la stèle B : cf. LiDonnici 1995, 30 sq. 21. Ibid., B 17 (37). 22. Hippocrate, Épidémies I, 5 (trad. Littré 1840, 637). De même, dans les Épidémies, III, 1, la façon dont l’auteur décrit une succession de cas, rencontrés sur l’île de Thasos, rappelle l’exposé assez sec des Iamata. Il nomme le malade, identifie la maladie et en donne l’issue : « Pythion, qui demeurait auprès du temple de la Terre, fut saisi, le premier jour, d’un tremblement qui commença par les mains ; fièvre aiguë ; délire. Second jour, tout s’aggrava » (trad. Littré 1841, 25). Le traité développe les symptômes de la maladie, quand les Iamata décrivent de préférence la rencontre du dieu et des malades. 23. Cavvadias 1891, I, 18.

65 Mélanie Lioux fonction spécifique et favoriser la consultation oraculaire 24. Le nouvel abaton dans lequel les stèles ont été retrouvées dépend du grand programme d’extension du sanctuaire au IVe siècle avant J.-C, de même que le temple élevé, d’après les comptes de construction, en 380 avant J.-C. Non seulement ces deux édifices ont été bâtis autour du noyau cultuel primitif marqué par l’ancien puits du VIe siècle avant J.-C., mais on a pris soin de conserver celui-ci et de l’intégrer dans les plans du portique d’incubation, alors qu’il n’était plus nécessaire à son alimentation puisque l’eau était acheminée par une canalisation provenant de la fontaine en face du temple. S’il n’est plus possible de prêter à l’eau du puits une fonction purificatrice rituelle liée aux sacrifices, il lui reste un pouvoir oraculaire. Au cœur de l’abaton, les témoignages des Iamata préparent le malade à l’incubation, temps de la révélation divine véhiculée par cette eau chthonienne 25. Les fouilles archéologiques des divers Asclépieia ont souligné le souci constant de faire passer l’eau par le portique d’incubation, quitte parfois à dévier une canalisation à cet effet. C’est le cas du sanctuaire de Gortys d’Arcadie, construit à la fin du Ve siècle avant J.-C. 26. Ainsi, l’environnement préparé et contrôlé dans lequel le fidèle, tout à sa mala- die et à sa foi, s’apprête à recevoir un rêve constitue une source non négligeable pour les Tagereste, les restes diurnes qui participent à l’élaboration du rêve, hier comme aujourd’hui. Dans son Interprétation des rêves, Freud note les rêves dont il se souvient au réveil lors de son séjour à Vienne à partir du 23-24 juillet 1895, et il remarque que la plupart de ses souvenirs de rêves font écho à des événements ou perceptions qui ont eu lieu la veille ; ce sont les restes diurnes du Traumtag. L’apparition de ces résidus diurnes dans le contenu du rêve était bien connue des anciens – qui ne faisaient pas toujours grand cas de ces rêves, lorsqu’ils étaient simplement conformes au quotidien du rêveur 27 –, mais les avancées contempo- raines de la neurophysiologie depuis la découverte du sommeil paradoxal et le développement d’études statistiques et d’expérimentations en laboratoire ont permis notamment d’apprécier la proportion de ces Tagereste. C’est ce que Michel Jouvet appelle « l’onirologie diachronique » : notre cerveau ne cesse de traiter, à l’aide de

24. Cf. Martin & Metzger 1976, 96. 25. Cf. Argoud 1987, 532 sq. ; Lambrinoudakis 1994, 231. Les sanctuaires de Corinthe et d’Athènes ont révélé des installations à « bassin profond », alimentées par une canalisation, mais creusées dans la roche, laquelle évoque une grotte d’où jaillirait une eau souterraine : cf. Ginouvès 1994. 26. Cf. Martin & Metzger 1976, 73-75. 27. Hérodote, VII, 16, fait dire à Artabane, le devin consulté par Xerxès, que « ce qui, d’ordinaire, hante en songes sous forme de visions, est ce à quoi on pense durant le jour » (trad. Legrand 1951, 40). Dans le « Corpus hippocratique », le quatrième livre du Régime s’intéresse aux rêves dont le contenu est conforme aux actions et aux intentions du malade à l’état de veille, afin d’établir un diagnostic et de proposer un régime adapté (cf. Hippocrate, Régime, IV, 88). Freud cite également Lucrèce (4, 962-967) et Cicéron (div. 2, 140).

66 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires… mécanismes de mémorisation à court, moyen et long terme, les perceptions senso- rielles engendrées par notre environnement et notre corps, ou convoquées par notre imaginaire (imagerie mentale, fantasmes) à l’état de veille et durant le sommeil 28. L’onirologie diachronique tend à étudier le temps écoulé entre l’événement vécu pendant l’éveil et sa réapparition dans un souvenir manifeste de rêve. En moyenne, d’après les études réalisées en laboratoire, les restes diurnes concernent plus de 50 % des souvenirs de rêves recueillis durant la nuit 29. M. Jouvet note cependant que les données recueillies durant la nuit ne sont pas tout à fait comparables aux souvenirs notés au réveil dans la vie quotidienne. Les conditions particulières du sommeil en laboratoire ne sont pas sans conséquences sur le contenu manifeste du rêve, souvent en rapport avec la situation expérimentale. Il souligne que, pour les étudiants en psychologie qui se prêtent à l’expérience, dormir avec des électrodes dans le laboratoire de son directeur de recherches n’est pas une situation neutre. Mais cette remarque même permet indirectement d’apprécier l’impact que pouvait avoir une nuit passée au sanctuaire dans l’attente de l’apparition de la divinité le temps d’un rêve dont le récit est attendu au réveil 30.

Part de sensation dans le rêve et perméabilité du sommeil à certains stimuli extérieurs Ces « matériaux », susceptibles de nourrir le contenu manifeste du rêve accompli au sanctuaire, sont introduits et associés dans le récit du rêve par un sens référent, la vue. Nous l’avons dit, dans le vocabulaire grec courant, le rêveur ne fait pas un rêve, il n’a pas un rêve, il voit un rêve : ὄναρ ἰδεῖν, ἐνύπνιον ἰδεῖν 31. Le rêve-vision des Iamata est toujours introduit par cette formule récurrente. Cette vision, ὅραμα, paraît justement matérialisée sur le célèbre relief consacré par Archinos dans le sanctuaire du héros guérisseur, Amphiaraos, à Oropos, daté de la première moitié du IVe siècle avant J.-C. 32 (fig. 1). Ici, ce n’est plus seulement le contenu du rêve qui est narré. La nature même du rêve est signifiée par la présence de deux yeux au-dessus de la scène d’incubation. On relève par ailleurs dans le corpus des Iamata plusieurs cas de pèlerins atteints de cécité, dont la rencontre avec la divinité en rêve est décrite selon le même vocabulaire visuel : « Alcétas d’Haliké. Cet homme étant

28. Cf. Jouvet & Gessain 1997, 18-51. 29. Ibid., 16 : les sujets réveillés précisément lors des phases de sommeil paradoxal ont, dans 80 % des cas, un souvenir très précis de l’imagerie onirique (détails, sons, couleurs). Pour les études réalisées hors laboratoire, le pourcentage de résidus diurnes dont on se souvient au réveil tend à baisser. 30. Jouvet & Gessain 1997, 45. 31. On rencontre dans la littérature quelques rares occurrences d’un nouveau verbe, ὀνειρώττω, que l’on traduit simplement par « rêver » : cf. Casevitz 1982, 70. 32. Cf. Sineux 2007a, 203-206.

67 Mélanie Lioux aveugle vit une vision – ἐνύπνιον εἴδε – ; il lui sembla […] qu’il voyait – ἰδεῖν – les arbres dans l’enceinte sacrée » 33. Ce qui retient ici notre attention ne peut soulever d’interrogation de la part des fidèles puisqu’ils sont là pour recevoir, accueillir, une vision. La responsabilité du rêve leur échappe. Les témoignages des rêves reçus au sanctuaire nous invitent néanmoins à poser cette simple question : comment rêve- t-on en images lorsqu’on souffre de cécité ? Nous savons qu’un aveugle de naissance ne perçoit en rêve que des couleurs et des arcs électriques, alors qu’un enfant devenu aveugle avant l’âge de cinq ans peut voir des formes abstraites 34. Il y a bien l’exemple d’un garçon aveugle – παῖς ἀϊδής – dans le corpus des Iamata, mais son âge n’est pas indiqué, et il est guéri en plein jour – ὕπαρ – grâce à l’intervention des chiens sacrés 35. Seule une personne dont la cécité est intervenue après l’âge de sept ans parvient véritablement à solliciter dans ses rêves des images enregistrées auparavant dans le cortex occipital. Or, à Épidaure, pour huit personnes qui recouvrent la vue, deux au moins l’ont perdue à l’âge adulte suite à une blessure 36, et deux autres n’étaient aveugles que d’un œil 37. La plupart des pèlerins atteints de cécité devaient être à même au réveil de construire le récit de leur expérience à partir d’images réellement apparues en rêve. Pour ces témoignages, le recours au champ lexical de la vue n’est pas seulement conventionnel et n’a rien d’artificiel. Seule une pensée qui accorde au rêve une cause interne, psycho-physiologique, peut s’interroger sur la part de perception sensorielle dans le processus onirique. Ainsi, dans le Timée, Platon déduit la nature des rêves du fonctionnement de la vision à l’état de veille 38. Il part de l’idée que les yeux sont le canal emprunté par le feu intérieur pour rencontrer le feu extérieur et ensemble se heurter aux objets externes. Il en résulte un mouvement, transmis à travers le corps jusqu’à l’âme, qui nous fait dire que nous voyons. Par suite, le sommeil est engendré par l’extinction du feu intérieur qui, la nuit venue, ne peut plus rencontrer le feu extérieur et retourne dans le corps pour apaiser les mouvements internes 39. Selon ce raisonnement, toute image produite en rêve – φαντάσμα – correspond à l’apparence interne d’un mouvement résiduel – καταλειφθεῖσα κίνησις – généré par la vue d’objets réels

33. LiDonnici 1995, 99, A 18. 34. Voir Cyrulnik 2006, 117 sq. : le manque de précision pour le traitement de l’information dans le cortex occipital qui contrôle l’image est alors compensé par le recours à d’autres informations stockées dans le lobe pariétal, qui correspond au toucher. 35. Cf. LiDonnici 1995, 99, A 20. 36. Ibid., 95, A 11 ; 109, B 12 (32). 37. Ibid., 93, A 9 ; 115, B 20 (40). 38. Cf. Jouanna 1966. 39. Cf. Platon, Timée, 45 c-d.

68 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires… externes à l’état de veille 40. Aristote reconnaît également, dans le traité Des rêves, que les impressions conduites par les sens à l’état de veille perdurent sous l’emprise du sommeil 41. Et on y lit un passage très proche de la proposition de Platon 42. Lorsqu’il s’interroge sur le rôle des sens pendant le sommeil, il part du constat de l’inhibition de la perception visuelle puisqu’il est « impossible que tout être qui ferme les yeux et qui dort voie », tout en admettant « qu’aucun rêve ne se produit pas moins sans que l’on voie et que l’on sente quelque chose » pour conclure que « le rêve appartient à la sensibilité, en tant qu’elle est douée d’imagination » 43. Il tente de concilier l’idée que le rêve dérive d’une forme d’impression sensorielle avec une hypothèse formulée plus tôt dans le traité Du sommeil et de la veille et qui fait du sommeil une affection de la perception (πάθος). Par conséquent, il s’éloigne de Platon en n’attribuant pas directement le rêve à notre faculté de perception, mais à notre imagination, capable d’observer ce qui apparaît – les images engendrées par les mouvements résiduels perçus par le cœur 44 – sans l’entrave du jugement souvent inopérant pendant le sommeil, de sorte que le rêveur croit ce qu’il voit 45. De fait, nos connaissances médicales actuelles sur le rôle de la « vue » dans la construction du rêve ne démentent pas la théorie d’Aristote. Chez le rêveur, l’IRM (Imagerie par résonance magnétique) fait bien apparaître en rouge l’activation des zones occipitales du tronc cérébral qui traitent les informations à partir desquelles sont produites des images, tandis que l’EEG (Électro-encéphalogramme) montre la phase d’alerte électrique qui réactive des circuits cérébraux tracés par des perceptions cognitives anciennes (informations visuelles) 46. Sur le plan expérimental, les travaux d’Ernest Hartmann réalisés en 1968 confirment la suprématie des perceptions visuelles parmi les restes diurnes incorporés au rêve 47.

40. Ibid., 45 e : « Quand il subsiste en nous des mouvements plus notables, suivant leur nature et le lieu où ils résident, il en résulte des images de nature variée, plus ou moins intenses, semblables à des objets intérieurs ou extérieurs et dont nous conservons souvenance au réveil » (trad. Rivaud 1925, 163). 41. Cf. Aristote, Des rêves, 2, 459 a : « Les choses sensibles produisent en effet en nous la sensation selon chaque organe sensoriel, et l’impression engendrée par elles existe dans les organes, non seulement quand les sensations sont actuelles, mais aussi quand elles ont disparu » (trad. Mugnier 1953, 79). 42. Ibid., 3, 462 a. Aristote emploie ici le même vocabulaire que Platon : κινήσεις φαντασματικαί. 43. Ibid., 1, 458 a (trad. Mugnier 1953, 78) ; 458 b (trad. Mugnier 1953, 79) ; 459 a. 44. Cf. Du sommeil et de la veille, 3, 456 b-457 b. 45. Des rêves, 1, 458 b : « Et, tantôt l’opinion nous dit que ce que nous voyons est faux, comme elle le dit à ceux qui sont à l’état de veille, tantôt elle est saisie par l’image et va à sa remorque » (trad. Mugnier 1953, 78). 46. Voir Debru 1990 ; Cyrulnik 2006, 116. 47. Soit 65 % sur un corpus de 800 souvenirs personnels de rêves dont la moitié concerne des résidus diurnes : cf. Jouvet & Gessain 1997, 37-39. Hartmann ne relève par ailleurs que 3 % de sensations auditives. Trois autres souvenirs de rêve sont en lien avec l’odorat pour un seul résidu diurne lié au goût et un dernier dû à une perception tactile.

69 Mélanie Lioux

Jusqu’ici nous nous sommes intéressée à l’incorporation dans le rêve de résidus diurnes liés à des émotions et à des perceptions sensorielles passées, mais occa- sionnellement, les témoignages de rêves dans les sanctuaires guérisseurs trahissent également la perméabilité du sommeil à certains stimuli extérieurs concomitants qui, d’après nos connaissances actuelles, peuvent effectivement être convertis en images et intégrés au rêve en cours afin de préserver le sommeil. Or, Aristote avait déjà relevé ce phénomène, mais il considérait que les images engendrées pendant le sommeil par de vagues perceptions sensorielles simultanées n’étaient pas des rêves 48. Dans le corpus des Iamata, il est question d’un homme qui, souffrant d’un ulcère à l’orteil, est transporté sur une chaise à l’extérieur de l’abaton et est guéri par un serpent 49 :

Orteil d’un homme soigné par un serpent. Cet homme souffrait beaucoup d’un ulcère malin à un orteil. En plein jour, les serviteurs du temple le portèrent hors de l’abaton et le firent asseoir sur un siège : alors qu’il s’endormit sur place, un serpent sortit de l’abaton et guérit son orteil avec sa langue, puis se retira à nouveau dans l’abaton. À son réveil, l’homme allait bien et dit qu’il avait vu une vision : il lui sembla qu’un beau jeune homme avait appliqué un remède sur son orteil.

Ce récit, juxtaposant point de vue interne et point de vue externe, indique qu’une perception tactile extérieure a traversé le sommeil, puis a été convertie en une image onirique qui reste liée à l’organe malade. Le relief votif d’Archinos représente une scène similaire (fig. 1). Il est l’un des rares à associer un stimulus extérieur – la morsure à l’épaule du serpent – à l’image onirique – le geste médical d’Amphiaraos soutenant le bras d’Archinos. En 1861, Alfred Maury, historien et archéologue, a multiplié les expériences sur l’incorporation de stimuli sensoriels au cours du rêve 50. L’une d’elles se rapproche de notre inscription. Alors qu’on lui pinçait la nuque, il a rêvé que son médecin d’enfance lui appliquait, sur la nuque, un « vésicatoire » (préparation qui attire la sérosité et soulève la peau, formant une sorte d’ampoule). Des expériences

48. Cf. Des rêves, 3, 462 a : « Le rêve n’est pas non plus toute image qui se montre dans le sommeil : d’abord, en effet, il arrive que certaines personnes perçoivent d’une certaine manière dans leur sommeil et du bruit et de la lumière, et des saveurs et le contact, mais faiblement et comme de loin […] » (trad. Mugnier 1953, 86). 49. Cf. LiDonnici 1995, 97, A 17. Le contact des patients avec les animaux « sacrés » n’est pas étonnant. Les serpents inoffensifs pouvaient certainement évoluer librement, de sorte que la vieille femme de la comédie d’Aristophane, dupée par Carion, croit entendre l’un d’eux (Aristophane, Ploutos, 688-692 : « Or la petite vieille, au bruit que je fis, soulève son bras ; alors je siffle et le saisis avec les dents comme si j’étais un serpent joufflu » [trad. Van Daele 1930, 122]). 50. Il a publié toutes ses observations dans un ouvrage consacré à la physiologie du rêve : Le sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil, Paris, Didier & Cie, 1861.

70 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires… olfactives et auditives ont aussi été conduites avec succès par le marquis Hervey de Saint-Denys 51. Toujours est-il que si le stimulus sensoriel perçu à travers le sommeil ne change pas de nature lorsqu’il est incorporé au rêve, il n’apparaît jamais sous sa forme originelle : en réalité comme en rêve, cet homme souffrant d’un ulcère à l’orteil sent qu’on lui touche l’orteil, mais, au cœur du rêve, le serpent est converti en la représentation d’Asclépios. On a supposé qu’en rêve comme à l’état de veille, on n’identifie véritablement une impression sensorielle qu’à la condition qu’elle soit claire, forte et durable, laquelle provoque alors le réveil.

Temps du rêve et temps « réel » : expression de la perception subjective du rêveur Pour ces témoignages de rêves accomplis au sanctuaire, chaque support, texte et image, utilise des outils propres pour signifier le basculement d’un monde à l’autre, exprimant ainsi la perception très subjective de l’état de rêve. Un mot, ὕπαρ, paraît dans le vocabulaire grec n’exister qu’en balancement avec le terme qui désigne le rêve, ὄναρ. Chez Aristote, on relève un usage précis d’ὕπαρ que l’on traduit alors par « état de veille » par opposition à l’état de rêve. C’est dans ce sens qu’ὕπαρ apparaît parfois dans les Iamata, pour souligner les guérisons accomplies alors que le malade était éveillé, tel Thyson d’Hermione, dont la cécité est guérie par un chien du sanctuaire en plein jour 52. Mais les Iamata privilégient des marqueurs temporels, introduits par des formules récurrentes, qui structurent le rite de l’incubation pour indiquer le passage du sommeil et du rêve au réveil : le moment de l’incubation – ἐγκαθεύδων – la nuit tombée, et le lever du jour – ἀμέρας γενομένας. À l’origine, dans les épopées homériques, l’association ὕπαρ / ὄναρ exprime plutôt la nature ambivalente des rêves. Dans l’Odyssée, lorsque Ulysse interprète le rêve allégorique de Pénélope : « Fille du glorieux Icare, sois sans crainte ! Ceci n’est pas un songe (ὄναρ) ; c’est bien en vérité (ὕπαρ) ce qui va s’accomplir ! » 53. Dans ce cas, ὕπαρ s’oppose à la part d’illusion, d’erreur de jugement inhérente aux rêves de la porte d’ivoire et désigne ce qui va réellement advenir et qui émane donc d’un songe véridique de la porte de corne. La différence tient à l’accomplissement du rêve dans la réalité. Il est fréquent dans le langage courant d’évoquer le rêve par opposition à la réalité. Le contenu du rêve est d’ailleurs toujours inséré dans les Iamata par la formule ἐδόκει, « il lui sembla que ». Cette tournure, peut-être conventionnelle, traduit néanmoins la perception

51. Hervey de Saint-Denys 1867, 398. Il démontre par ses expériences que l’on peut sciemment influer sur le cours de ses rêves. Il expérimente ce que Michel Jouvet appelle « l’onirologie synchronique » (cf. Jouvet & Gessain 1997, 37). 52. Cf. LiDonnici 1995, 99, A 20. 53. Cf. Homère, Odyssée, XIX, 546 sq. (trad. Bérard 1924, 90).

71 Mélanie Lioux subjective du rêveur lorsque lui apparaît un monde animé alors que son corps est endormi 54. On y lit déjà le recul naturel que prend le malade au moment de son réveil sous le portique d’incubation, lorsqu’il réalise que ce qu’il a vécu était un rêve et en fait le récit au discours indirect, récit à son tour retranscrit par les autorités religieuses. Dans la composition de certaines scènes d’incubation sur les reliefs votifs, la place dévolue à la divinité guérisseuse dans le dos du malade endormi n’est pas sans rappeler l’apparition de l’eidolon, entité onirique envoyée par les dieux, qui se tient toujours « au-dessus » de la tête du rêveur pour lui délivrer un message chez Homère 55 (fig. 2, 4, 5 et 6). Cette proximité de la tête du rêveur évoque bien la communication directe qui s’établit en rêve entre la divinité et le mortel, mais d’une certaine façon il s’agit d’une communication qui s’impose au rêveur passif. Sans face à face, le rêveur peine à exercer son jugement et voit non ce qui « est » dans le monde des mortels, mais ce qu’on choisit de lui révéler. Ce schéma iconographique réussit à exprimer la vulnérabilité des mortels sous l’emprise du rêve. Ainsi, deux univers, veille et rêve, caractérisés par une perception de la réalité qui se veut objective et une perception subjective de la vision onirique, se super- posent. Il arrive que texte et image confrontent le point de vue externe de la scène d’incubation au point de vue interne de la vision du rêveur. Nous l’avons constaté dans les Iamata pour cet homme souffrant d’un ulcère à l’orteil, rêvant qu’Asclépios lui applique un baume alors qu’un serpent lui lèche sa plaie, ainsi que sur le relief d’Archinos, représenté debout, soigné à l’épaule par Amphiaraos, et endormi, mordu à l’épaule par un serpent (fig. 1). Ces témoignages représentent pour nous le « travail du rêve » qui convertit l’image ou le contact du serpent en l’épiphanie de la divinité. Pourtant, plusieurs inscriptions tendent à nier ce décalage en démontrant que le point de vue interne, subjectif, et le point de vue externe, objectif, ne sont que deux aspects d’une seule réalité, la guérison accomplie 56. Ainsi, au réveil, certains fidèles trouvent des preuves matérielles des opérations qu’ils ont subies en rêve : Euhippos détient dans ses mains la pointe de flèche que la divinité a extraite de sa joue, et un homme opéré d’un ulcère au ventre découvre le sol de l’abaton couvert de sang 57. Une autre inscription va plus loin en prenant le prêtre à témoin de l’exacte correspondance entre la vision de rêve et la scène qui en résulte dans le monde de la veille 58. Aristagora de Trézène rêve que les fils d’Asclépios lui coupent la tête, mais sont dans l’incapacité de la lui reposer, de sorte que le prêtre aperçoit le lendemain le corps sans tête d’Aristagora dans le sanctuaire. Le décalage entre le point de vue

54. On rencontre souvent cette formule chez Hérodote (I, 108 ; II, 139 ; III, 124 ; VI, 107 ; VII, 12). 55. Homère, Od. IV, 795-803 ; Il. XXIII, 62-69. 56. Voir Sineux 2006, 201. 57. Cf. LiDonnici 1995, 95, A 12. 58. Ibid., 103, B 3 (23).

72 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires… interne et le point de vue externe n’est plus du tout observé. Aristagora est littéra- lement décapitée. Cette dernière inscription conforte l’idée que les rêves véridiques envoyés par les dieux s’accomplissent tels qu’ils ont été rêvés, sans passer par un langage symbolique. Nul besoin de recourir à un interprète des songes ici. Du point de vue iconographique, la présence d’Asclépios au-dessus du malade allongé suffit à identifier cette scène comme le temps du rêve puisque le dieu n’apparaît dans les Iamata qu’au malade ou à celui qui dort pour lui sous le portique d’incubation. En face se trouvent les proches éveillés qui ne peuvent le voir, mais espèrent sa présence (fig. 2, 4 et 6). Leur taille les désigne comme mortels ; leur bras droit relevé est un geste de prière. Une unique scène, l’incubation, centrée sur le malade, unit les deux univers, rêve et veille. La répartition presque symétrique des figures autour du malade, qui appartiennent à deux mondes différents, parvient à exprimer la simultanéité du point de vue externe et du point de vue interne, simultanéité rendue en grec par l’apposition du participe présent au verbe principal : ἐγκαθεύδων ὄψιν εἴδε. Quant au malade lui-même, il est le lien de transition d’un monde à l’autre : on le voit abandonné au sommeil, la tête reposant sur le bras gauche découvert et replié (fig. 1), ou émergeant à peine des couvertures (fig. 5), tout en étant transporté au cœur de sa vision, face au dieu, sur le relief d’Archinos. Le point de vue est inversé sur un relief de l’Amphiaraion de Rhamnonte, qui présente le malade à l’état de veille, redressé sur son lit face à une figure féminine assise à son chevet. Celle-ci, de taille identique au malade, est probablement l’une de ses proches (fig. 2). Le malade qui se tient le dos tourné à Amphiaraos ne paraît pas rencontrer la divinité au cours de son rêve. Peut-être pourrait-on voir dans cette scène le temps du réveil et du constat de la guérison : le malade prend appui sur le bras gauche et a une jambe repliée, s’apprêtant, semble-t-il, à se relever, alors qu’Amphiaraos l’observe sans esquisser le geste thérapeutique et que la figure assise n’est pas en adoration. On se situerait donc après l’incubation, représentée sur les précédents reliefs selon deux points de vue, interne – ou subjectif – et externe – ou objectif –, et avant la consécration de l’offrande votive par reconnaissance pour la guérison accomplie, qui apparaît à l’arrière-plan dans le relief d’Archinos, posée sur un pilier. Nous quittons avec cette représentation la perception subjective de la vision onirique. Tout en célébrant l’omniscience et l’omnipotence de la divinité, Iamata et reliefs votifs sont le reflet de l’expérience commune, sinon personnelle, du rêve par la culture grecque classique dans le contexte spécifique de la maladie. Ces « récits » oniriques, même indirects, nous ouvrent tout un monde de perceptions qui absorbe corps et âme le rêveur. Construits à partir d’un sens référent, la vue, ils sont parfois traversés de sensations tactiles et superposent alors temps du rêve et temps « réel ». Expressions de la perception très subjective de l’état de rêve, ils dévoilent également la vulnérabilité des mortels, qui dirigent leur attention vers des rêves dont le cours leur échappe dans l’espoir d’y trouver une réponse à leur condition.

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Ces témoignages sont le fruit d’un effort individuel de mémoire : à l’issue du rituel de consultation nocturne du héros Trophonios, le fidèle est installé sur le trône de Mnémosyne pour rappeler le souvenir de l’oracle délivré 59. Ensuite, exposés dans les sanctuaires, ils participent à leur tour à la construction d’une mémoire collective et constituent un véritable répertoire onirique d’images, d’associations et d’expres- sions. Par curiosité, nous avons interrogé la recherche scientifique contemporaine afin d’essayer de comprendre l’intégration de « résidus diurnes » et l’irruption des perceptions sensorielles dans le contenu manifeste du rêve (onirologies diachronique et synchronique, selon les termes de Michel Jouvet). Phénomène naturel et culturel, tant physiologique que psychologique, le rêve, état partagé par tous, mais dont le contenu est propre à chaque individu, gagne certainement à être étudié dans une perspective pluridisciplinaire.

Mélanie Lioux Musée gallo-romain de Lyon – Fourvière Service des expositions

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59. Trophonios n’est pas à proprement parler un héros guérisseur, mais un héros chthonien qui par- tage certains traits d’Asclépios. Pausanias, IX, 39, 2-4, remarque que sa statue de culte à Lébadée, œuvre de Praxitèle, rappelle les représentations d’Asclépios. Selon P. Bonnechère, l’état modifié de conscience obtenu lors de la consultation nocturne de son oracle se rapproche de la divination par les songes et de l’incubation (cf. Bonnechère 2003, 118 sq.). Il souligne, 250 sq., que deux inscriptions associent également Asclépios à la déesse Mnémosyne au Pirée (IG II / III2, 4962) et à Pergame (AvP 8, 3, 161, lignes 9-11 et 27-29).

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75 Mélanie Lioux

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Les six illustrations qui suivent sont reproduites avec l’aimable autorisation du Ministère grec de la culture et du tourisme (© Hellenic Ministry of Culture and Tourism / Archaeological Receipts Fund).

76 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires…

Fig. 1 – Relief d’Archinos provenant de l’Amphiaraion d’Oropos, première moitié du IVe siècle avant J.-C. (Musée national d’Athènes, MN 3369)

Fig. 2 – Relief fragmentaire provenant de l’Amphiaraion de Rhamnonte, première moitié du IVe siècle avant J.-C. (Musée national d’Athènes, MN 1397)

77 Mélanie Lioux

Fig. 3 – Relief fragmentaire provenant de l’Asclépieion d’Athènes, première moitié du IVe siècle avant J.-C. (Musée national d’Athènes, MN 2441)

Fig. 4 – Relief provenant de l’Asclépieion du Pirée, fin du eV , début du IVe siècle avant J.-C. (Musée du Pirée 405 ; DAI Athènes, Neg. Piraüs 92 ; photo G. Welter)

78 Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires…

Fig. 5 – Relief fragmentaire provenant d’Attique, première moitié du IVe siècle avant J.-C. (Musée national d’Athènes, MN 2373 ; photo V. Dasen)

Fig. 6 – Relief fragmentaire provenant de l’Asclépieion d’Athènes, IVe siècle avant J.-C. (Musée national d’Athènes, MN 1841)

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L’ONEIROCRITICON D’ACHMET ET LA CHRISTIANISATION DE LA TRADITION GRECQUE D’INTERPRÉTATION DES RÊVES

Le traité byzantin d’interprétation des rêves qui nous est parvenu sous le pseudo- nyme d’Achmet, fils de Sèreim 1, est comparable, par son importance et son volume, à l’Oneirocriticon d’Artémidore de Daldis. Les deux ouvrages, que huit siècles séparent, sont les seuls monuments notables qui subsistent de la longue tradition grecque d’interprétation des rêves, en dehors de quelques « clés des songes » : ces brefs manuels alphabétiques, versifiés pour la plupart, fonctionnent comme des dictionnaires, selon un mode d’interprétation relativement mécanique, et, malgré leur apparente diversité, ils s’avèrent répétitifs et très dépendants les uns des autres 2. L’ouvrage d’Artémidore et celui d’Achmet se détachent donc, dans le paysage de l’interprétation grecque des rêves, par leur organisation, qui se veut systématique, par les milliers de rêves qu’ils rapportent et interprètent, par leur volonté affichée d’être la somme des connaissances en la matière. Dans les aléas de leur transmission, les deux traités n’ont pas connu le même destin. Artémidore, oublié dans les premiers siècles de l’empire byzantin, était ignoré de l’Occident médiéval, alors qu’il avait été traduit en arabe, avant 873 3. L’Oneirocriticon d’Achmet, au contraire, semble avoir connu une large diffusion

1. Cf. Achmetis Oneirocriticon (Drexl 1925). L’édition, depuis longtemps épuisée, est désormais accessible par le TLG. Toutes les références renvoient à cette édition (chapitres, pages, lignes). Les traductions en français sont personnelles ; elles proviennent de la traduction annotée de l’ensemble de l’ouvrage, menée par mes soins, qui sera prochainement publiée. 2. De la trentaine de manuels d’onirocritique grecs recensés par Bouché-Leclercq 1879, 277, n. [*], il ne faut sans doute retenir que quatre ou cinq ouvrages alphabétiques. L’approche de ces ouvrages a été profondément renouvelée ces dernières décennies. Giulio Guidorizzi (cf. Guidorizzi 1977 et 1980, 7-26) montre que la plupart des manuscrits qui nous sont parvenus sous des pseudonymes différents sont, en fait, des rédactions secondaires et des adaptations d’un canevas, qui serait l’Oneirocriticon attribué au prophète Daniel. Voir aussi Oberhelman 1980 et Brackertz 1993. 3. C’est le célèbre Hunayn b. Ishāq qui a traduit l’ouvrage. Cette traduction arabe a été éditée en 1964 par T. Fahd. Cf. aussi Fahd 1966.

Kentron, no 27 – 2011, p. 81-98 Anne-Marie Bernardi chez les Byzantins comme en Occident : il a été traduit en latin dès le XIIe siècle 4, puis en langues vernaculaires, et abondamment copié au Moyen Âge et à la Renais- sance. Curieusement, la situation s’est ensuite renversée : Artémidore, traduit pour la première fois en latin en 1539, est sorti de l’ombre à l’époque moderne 5. Freud le considérait comme « la plus haute autorité en matière d’interprétation des songes » et il lui a consacré plusieurs pages de sa Traumdeutung 6. L’œuvre est bien connue, elle a été étudiée par des hellénistes, historiens, psychanalystes et philosophes de renom. En revanche, le traité d’Achmet, pourtant édité en 1603, a quasiment sombré dans l’oubli et n’a été étudié que par quelques spécialistes 7. Pourtant, il mériterait d’être mieux connu : c’est une œuvre singulière, qui, dans la perspective encyclopédique bien caractéristique du Xe siècle, se donne comme une somme des connaissances acquises dans la science des rêves. De fait, il apparaît comme la synthèse de la tradition grecque, désormais christianisée en profondeur, et des apports de l’oni- rocritique musulmane.

Identité de l’auteur et datation de l’Oneirocriticon L’identité des interprètes de rêves est mal connue : les ouvrages d’onirocritique qui nous sont parvenus ont presque toujours donné lieu à des attributions fantaisistes. C’est une caractéristique du genre : tous les manuels d’interprétation d’époque byzantine circulaient sous un nom fictif, qui conférait sans doute une autorité plus

4. Il a même donné lieu alors à deux traductions : celle de Leo Tuscus, faite en 1176 à Constantinople et utilisée par F. Drexl dans son édition d’Achmet, n’est, en fait, pas la première. Une partie de l’ouvrage avait été traduite, dès 1165, par un certain Pascalis Romanus, pour figurer dans sonLiber Thesauri Occulti(cf. Collin-Roset 1963). Ce traducteur, qui semble bien souvent plus habile que son successeur, intègre de larges extraits d’Artémidore et d’Achmet, dans une compilation où il ne cite pas ses sources. L’ouvrage, inachevé, a été complété ensuite avec la traduction de Leo Tuscus. La première traduction intégrale reste donc celle de Leo Tuscus, qui a dû connaître une grande faveur puisqu’elle est transmise par de nombreux manuscrits. C’est par son intermédiaire qu’Achmet a été connu, traduit et diffusé en Occident. 5. Il a fait l’objet de deux éditions critiques, en 1864 (cf. Hercher 1864) et en 1963 (cf. Pack 1963) ; il a été traduit en français en 1975 par A.-J. Festugière, puis en 1998 par J.-Y. Boriaud. Une équipe de l’Université Paul Valéry à Montpellier travaille actuellement à une nouvelle traduction. Les références à Artémidore seront données d’après l’édition Pack 1963 et la traduction d’A.-J. Festugière. 6. Freud mentionne aussi Achmet, en note, dans le chapitre I de la Traumdeutung (Freud 2003, 29, note j), mais sans jamais le citer : il n’est donc pas sûr qu’il ait eu connaissance de l’ouvrage. 7. Depuis la première édition due à N. Rigault (cf. Rigault 1603), les érudits se sont sporadiquement intéressés à ce texte, qui a enfin fait l’objet d’une édition critique en 1925 (cf. Drexl 1925). Dans les dernières décennies, l’Oneirocriticon a été traduit en allemand (cf. Brackertz 1986) et en américain (cf. Oberhelman 1991). Gilbert Dagron a abordé la question de l’origine du traité et en a analysé certains aspects à diverses reprises (cf. Dagron 1985, repris et remanié dans Dagron 2007, 228-230, et Dagron 1991). Les liens d’Achmet avec l’onirocritique arabe ont été explorés par Mavroudi 2002.

82 L’Oneirocriticon d’Achmet… grande aux interprétations proposées 8. Artémidore de Daldis fait exception, puisque son nom n’est pas un pseudonyme ; mais on sait peu de choses de lui, sinon qu’il a vécu au IIe siècle de notre ère, en Asie Mineure. De l’auteur de l’Oneirocriticon attribué à Achmet, de la date de rédaction de l’ouvrage, on ne sait rien, et il faut se résigner à l’incertitude, puisque le texte lui-même ne nous apporte pas d’élément décisif. La datation de l’ouvrage est approximative, mais elle a pu être précisée depuis l’édition de Drexl. La fourchette qu’il proposait était très large : de 833, date de la mort du calife Mamoun, à 1176, date de la première traduction latine par Leo Tuscus. Depuis, quelques éléments nouveaux sont intervenus, qui permettent d’affiner cette datation : l’ouvrage était déjà bien connu au XIe siècle, ce qui suppose qu’il a été rédigé au IXe ou Xe siècle 9. Le Xe siècle paraît la date la plus probable. Sous la dynastie macédonienne, l’intérêt pour les rêves et leur interprétation s’affiche ouvertement 10. On en trouve des échos dans les milieux proches de la cour 11. Pour affiner la datation, les récits de rêves qui semblent faire allusion à des événements historiques ne peuvent être considérés comme un critère fiable : il faut les prendre avec prudence, car les rêves rapportés dans les manuels d’interprétation se donnent comme des rêves typiques et restent donc intemporels 12. En revanche, le vocabulaire employé dans les récits est un critère plus pertinent : un certain nombre de mots rares, utilisés dans l’Oneirocriticon, se retrouvent dans des œuvres du Xe siècle, notamment chez Constantin VII Porphyrogénète. Ainsi, dans le De

8. Le plus souvent, les manuels sont attribués à des autorités en matière religieuse, voire politique : ainsi, à côté du mage perse Astrampsychos, on trouve les signatures fantaisistes du prophète Daniel, des patriarches iconodoules Nicéphore et Germain, de l’empereur Manuel II Paléologue. Certains manuscrits mentionnent même Athanase d’Alexandrie ou Grégoire de Nazianze. 9. Un abrégé d’Achmet figure dans un manuscrit du XIe siècle, qui contient trois Oneirocritica. Ce manuscrit a été décrit par Rochefort 1950, 11-12, puis analysé par Gigli 1978. En outre, deux notes marginales provenant d’Achmet ont été identifiées dans un manuscrit d’Artémidore du XIe siècle par son dernier éditeur (cf. Pack 1963, VII). Enfin, le nom deSirim est mentionné à la même époque dans un florilège qui reproduit un bref passage du chapitre 2 (cf. Sargologos 1990, 833-839). 10. On sait que Léon VI, qui s’intéressait à l’oniromancie, a modifié la législation sur la divination et que Constantin VII estimait que les empereurs en campagne devaient emporter avec eux un manuel d’interprétation des rêves. 11. Par exemple, chez Théodore Daphnopatès (cf. Darrouzès & Westerink 1978, 155-169). Une approche similaire du rêve et de la démarche d’interprétation est à l’œuvre dans la lettre adressée par ce haut fonctionnaire impérial, éparque de la ville, à l’empereur Romain II (959-963). L’empereur, qui a fait un songe obscur (lettre 15), le soumet à la sagacité de l’éparque. Dans sa réponse, Théodore propose une interprétation de ce rêve (lettre 16) : les convergences avec Achmet sont multiples, autant dans les considérations générales sur l’origine divine des songes que dans l’analyse des symboles oniriques. 12. Les rêves concernant l’empereur ou l’ sont nombreux, mais il serait hasardeux d’affirmer que les rêves de conspiration ou d’usurpation (ch. 11 ; 13 ; 45) renvoient à des événements contemporains précis.

83 Anne-Marie Bernardi ceremoniis, on trouve, à plusieurs reprises, les mêmes termes que chez Achmet, pour désigner, par exemple, les bijoux ou les vêtements. La même attention est portée par les deux compilateurs aux représentations symboliques du pouvoir : Achmet accorde une large place aux rêves de couronnes, de diadèmes, de pierres et de perles – autant d’éléments qui mettent l’accent sur la valeur rituelle de la pompe impériale – comme dans l’ouvrage attribué à l’empereur. Enfin, par sa volonté de regrouper systématiquement et de mettre en forme des traditions diverses, l’Oneirocriticon semble bien relever de ce goût de la compilation si caractéristique des règnes de Léon VI et Constantin VII. Ainsi, la forme même du traité, avec sa prétention encyclopédique, l’importance accordée au cérémonial de la cour impériale, la présence de tournures et traits de langue que l’on peut retrouver dans diverses sources contemporaines, conduisent à penser que l’œuvre a été composée vers le milieu du Xe siècle, pour les Grands de l’empire, peut-être par un grand dignitaire, tout au moins par quelqu’un qui connaissait bien la langue de ceux qui gravitaient autour de l’empereur. Quel est donc ce mystérieux compilateur, qui se présente comme un simple traducteur ? On ne peut avancer que des hypothèses. La seule certitude est que le nom d’Achmet, fils de Sèreim, onirocrite du calife Mamoûn, est un pseudonyme : il est la transcription grecque du nom du père fondateur de l’onirocritique musul- mane, Mohammed Ibn Sîrîn. Cet érudit, ascète et lettré bien connu 13, est mort en 728 et n’a donc pu être l’onirocrite du calife Mamoun, qui a régné un siècle plus tard (813-833). Bien qu’Ibn Sîrîn n’ait rien écrit, puisqu’on ne connaît de lui que trois interprétations rapportées par ses successeurs, il est considéré dès le IXe siècle comme le fondateur de la science des rêves qui s’élabore dans le monde musulman, et on lui attribue dès lors divers ouvrages, dont un livre d’interprétation des rêves 14. Il n’est donc pas surprenant, vu l’engouement des Byzantins pour les sciences divinatoires arabes, que ce nom ait été choisi par le rédacteur, en dépit des invraisemblances chronologiques. Le prestige des devins, onirocrites et astrologues arabes dans la capitale de l’empire suffirait à expliquer cette fiction 15. En outre, dans le monde musulman, les onirocrites étaient honorés et vivaient dans l’entourage des Grands. Ils avaient une réputation de sérieux et de compétence qui faisait d’eux une bonne garantie. Dès lors, on comprend que l’auteur ait pu choisir un nom qui, à défaut de lui procurer une notoriété personnelle, assurait le succès de son ouvrage dans les milieux de la cour, auprès des Grands, à qui l’ouvrage était probablement destiné.

13. Il est constamment cité dans les ouvrages de ses successeurs à partir du IXe siècle et figure dans le catalogue de la bibliothèque de Bagdad au Xe siècle (cf. Dodge 1970). 14. Cf. Fahd 1966, 312 et 355 sq. 15. Cf. Dagron 1985, 49 sq. : au XIe siècle, Michel Psellos se plaint de voir la capitale envahie par des charlatans, d’autant plus en vogue qu’ils ne sont pas grecs.

84 L’Oneirocriticon d’Achmet…

Néanmoins, il n’est pas sûr que l’Oneirocriticon ait circulé dès le départ sous le nom d’Achmet : ce nom ne figure pas dans tous les manuscrits 16, et il est concurrencé par l’attribution à l’astrologue arabe du IXe siècle Abû Ma’sar al-Falakî, connu en Occident sous le nom d’Albumasar ou Apomasar 17. Il est probable qu’il s’agissait, à l’origine, d’un ouvrage anonyme que l’on aurait essayé d’attribuer. Si le nom d’Achmet finit par s’imposer, c’est sans doute parce que le rédacteur du traité, quand il prend la parole dans le prologue, parle à la première personne : il reste dans l’anonymat, mais l’ouvrage est émaillé de récits de consultations qui mettent en scène l’onirocrite Ibn Sîrîn. Dans l’une d’elles, au chapitre 19, le récit est fait à la première personne. L’auteur, qui parle à la première personne dans le prologue, peut être aisément identifié au « je » de la consultation, et de ce fait, il ne serait pas étonnant que certains copistes aient attribué ce traité anonyme à l’interprète musulman qui intervenait nommément dans le corps de l’ouvrage. Qu’on suppose le nom d’Achmet, fils de Sèreim, onirocrite du calife Mamoun 18, apposé par les copistes ou donné par le rédacteur lui-même, ce pseudonyme inscrit d’entrée de jeu l’ouvrage dans la tradition musulmane d’interprétation des rêves, si bien qu’il a souvent été considéré comme la traduction grecque d’un ouvrage arabe, adapté au monde chrétien 19. Pourtant, les nombreuses références scriptu- raires et allusions à des dogmes et rituels chrétiens laissent penser que l’auteur de l’ouvrage est bien un Grec chrétien 20, sans doute bilingue, comme beaucoup de ses

16. Il faut noter que la plupart d’entre eux sont acéphales, ce qui a non seulement contribué à rendre douteuse l’attribution de l’ouvrage, mais a posé aussi la question de l’authenticité du prologue, qui se trouve dans la traduction latine de Leo Tuscus, mais est absent de la plupart des manuscrits grecs. Le premier éditeur, Nicolas Rigault, l’attribuait au traducteur latin. C’est seulement en 1855 qu’il a été authentifié et édité par R. Hercher (cf. Hercher 1855). 17. C’est ce nom qui est retenu à la Renaissance par le deuxième traducteur latin, Johannes Leunclavius (Johann Löwenklau), dont la traduction est publiée en 1577, sous le titre Apomasaris apotelesmata, sive de significatis et eventis insomniorum ex Indorum, Persarum, Ægyptiorumque disciplina… liber (cf. Leunclavius 1577). Les traductions française (D.-du-Val 1581) et allemande (1607) qui en découlent conservent cette attribution. C’est en fait Nicolas Rigault, son premier éditeur, qui, en 1603, attribue l’ouvrage à Achmet, tout en précisant dans son adresse au lecteur qu’il ne sait pas grand-chose de lui (« paucula quaedam hic de Achmete dicere habemus »). Il reproduit néanmoins, avec quelques amendements, la traduction de Leunclavius face au texte grec. 18. Le nom de Sirim figure, avec des variations graphiques, dans dix des douze manuscrits qui portent un nom. 19. Les érudits du XVIIe au XIXe siècle étaient partagés sur la question. Le contenu de ces discussions jusqu’à la fin du XIXe siècle est récapitulé par Ruelle 1894. 20. C’est ce qu’avançait déjà Franz Drexl, dans l’introduction de son édition (cf. Drexl 1925, VI-VII). La question a été reprise plus récemment par Maria Mavroudi, qui s’est attachée à la comparaison entre l’Oneirocriticon d’Achmet et un certain nombre de traités arabes. Cette analyse lui permet de confirmer l’importance des emprunts – notamment dans l’organisation de l’ouvrage –, les principes théoriques et un certain nombre d’interprétations. Elle en conclut qu’il s’agit d’une traduction

85 Anne-Marie Bernardi contemporains, notamment ceux qui s’intéressaient au développement des sciences arabes 21. Il réunit ainsi les éléments divers mais souvent convergents d’une culture en plein renouvellement, sans se soucier de rendre crédibles les diverses fictions dont il use pour les présenter à ses lecteurs. Bien plus, le rédacteur semble avoir pris plaisir à brouiller les pistes, dans la présentation et l’organisation de son ouvrage.

Une savante mise en scène : quatre onirocrites au service de leur maître Une des singularités de l’ouvrage est sa présentation à quatre voix, inhabituelle dans les traités d’onirocritique, qu’ils soient grecs ou arabes 22 : le traité ne se donne pas comme la synthèse, mais comme la somme de tout le savoir accumulé dans l’antique pratique de l’interprétation des rêves par les peuples les plus réputés en la matière, indiens, perses et égyptiens. La volonté affichée de rassembler toutes les connaissances acquises au fil des siècles n’est pas nouvelle : Artémidore affirmait déjà, dans sa préface, avoir lu tous les ouvrages de ses prédécesseurs et avoir fréquenté, pendant de longues années, les onirocrites « en Grèce, aux villes et aux panégyries, et en Asie, et en Italie, et dans les plus importantes et populeuses des villes » 23. La prétention des deux onirocrites est commune : l’expert en interprétation, quand il rédige son ouvrage, se doit de transmettre un savoir ancestral dont la validité est confirmée par les expériences accumulées, par la réalisation effective des issues pronostiquées. L’onirocritique, même quand elle est fondée sur des principes théoriques et une classification des visions oniriques, reste une science empirique. Cependant, Artémidore part de l’expérience pour généraliser, opérer des classifications complexes entre les différentes catégories de rêves, avant d’annoncer une organisation qu’il veut méthodique 24. Achmet, lui, ne se propose pas de faire le point des connaissances acquises, mais seulement de transmettre les traditions les plus réputées – dont les Grecs sont curieusement absents. L’onirocrite ne propose pas un ouvrage raisonné, mais une

adaptée, souvent maladroitement, au monde chrétien (cf. Mavroudi 2002, 236). Pourtant, la présence d’un fonds provenant d’Artémidore et de la tradition grecque postérieure semble exclure l’hypothèse d’une simple adaptation. C’est à cette conclusion que se tient Gilbert Dagron, dans la version révisée de son article de 1985 (cf. Dagron 2007, 228 sq.). 21. Cf. Dagron 1994, 234-238. 22. En revanche, d’après le catalogue de la bibliothèque de Bagdad (cf. Dodge 1970, 732-735), divers ouvrages étaient attribués aux Perses, Indiens, Grecs et Arabes. Un traité de l’astrologue du IXe siècle Abû Ma’sar al-Falakî s’appuyait sur des sources indiennes, perses et égyptiennes, ce qui explique peut-être qu’on lui ait attribué l’Oneirocriticon. 23. Dédicace, Festugière 1975, 16 ; Pack 1963, 2 (lignes 17-20). 24. I, 3. Tentative impossible, puisqu’il lui faut, dans les deux derniers livres, revenir sur la question et intégrer des récits de rêves et des interprétations qui sont restés en dehors de la classification initiale.

86 L’Oneirocriticon d’Achmet… compilation : quatre voix se font donc entendre au début de l’ouvrage, celles de quatre spécialistes en la matière 25. La première voix est celle du rédacteur anonyme qui annonce que l’ouvrage a été écrit pour répondre au désir de son maître (δεσπότης), lui aussi anonyme. Comme Artémidore, l’interprète insiste sur l’ampleur de la tâche accomplie. Les premiers mots sont révélateurs : « J’ai beaucoup peiné… ». On reconnaît le topos, déjà à l’œuvre chez Artémidore, mais avec une nuance : il s’agit ici de rechercher non la vérité, mais l’exactitude, l’acribie – le terme ἀκρίβεια est répété trois fois dans les cinq premières lignes de l’ouvrage. Cette exigence de rigueur et d’efficacité consiste à rassembler la tradition. Le rédacteur s’est donc efforcé de rechercher, collectionner les meilleures interprétations des Indiens, Perses et Égyptiens et d’en proposer un florilège ordonné : « Cueillant chez chacun d’eux, chapitre par chapitre (ἐκλεξάμενος κεφαλαιωδῶς), j’ai exposé les explications et solutions des trois, dans chaque chapitre » (1 [p. 1,8-10]). Après avoir loué « la douceur, la profondeur, le charme et le pouvoir de la présente sagesse, qui permet de connaître par avance la réalisation de l’avenir », le compilateur laisse la parole à ceux « qui, examinant avec exactitude et subtilité la vérité, ont exposé et consigné par écrit la présente interprétation » (1 [p. 1, 4-6]). La modestie de ce compilateur anonyme est étonnante, et on comprend que ce prologue ait suscité bien des interrogations. Mais, à peine l’exigence d’exactitude est-elle posée que, dès le deuxième chapitre, la confusion s’installe, et la fiction qui vient d’être mise en place s’écroule. Quand Syrbacham, l’onirocrite du roi des Indiens, puis Baram, l’onirocrite du roi des Perses Saanisan, enfin Tarphan, l’onirocrite de Pharaon, prennent la parole dans les trois premiers chapitres, le travestissement devient évident. Les noms des interprètes, d’abord, sèment le doute : ils sont, d’évidence, fictifs 26. Chacun des interprètes fait l’éloge de la science des rêves et affirme son dévouement à son maître. On resterait dans le lieu commun, si le texte ne basculait pas dès que la signature de l’onirocrite indien est apposée : la fiction brahmanique est immédia- tement abandonnée et, en quelques lignes, le lecteur passe de l’univers indien à

25. Cette mise en scène est illustrée par un manuscrit de Bologne (cod. Bol. B.U. gr. 3632, fol. 443 vo), qui donne à voir les quatre interprètes, distingués par leurs coiffes différentes et la mention de leur nom. Un personnage anonyme est également figuré, en arrière-plan – sans doute le commanditaire de l’ouvrage. 26. Le nom de Syrbacham semble provenir de l’ancien sanscrit, par l’intermédiaire du moyen-indien ; il désignerait le Révérend Brahmane (cf. Dagron 1994, 237, n. 112). Le nom de Baram pourrait être une transcription de Bahman, l’auxiliaire d’Ahura-Mazda au moment du jugement dans le zoroastrisme, ou bien une référence au célèbre mage Balaam, d’autant qu’il y a un certain nombre de points communs entre l’onirocrite perse et le mage mésopotamien. Le nom de Tarphan reste obscur.

87 Anne-Marie Bernardi des références vétérotestamentaires, avec le prophète Daniel 27, à des mentions ou citations des Évangiles 28, et à l’invocation de la Trinité « sans principe et insépa- rable » (2 [p. 2,23]). L’origine divine du rêve est démontrée par une succession de références scripturaires, lesquelles permettent d’affirmer que le rêve est pour tous « un avertissement divin ». Bien plus, c’est l’interprétation elle-même qui est garantie par l’intervention divine : « L’onirocrite doit être quelqu’un de perspicace et érudit, éprouvant sans cesse la crainte de Dieu. C’est grâce à cela surtout que l’analyse est sûre, car elle est dispensée par la grâce de Dieu » (2 [p. 2,18-19]). Le patronage de Daniel, la garantie divine suffisent à valider l’art de l’onirocrite. Compétence et habileté sont néanmoins requises, et Syrbacham mentionne les distinctions subtiles que doit savoir faire l’interprète. Mais il le fait très rapidement (2 [p. 2,10-15]) et se contente de signaler, en s’inscrivant dans le prolongement d’Artémidore et en se démarquant des clés des songes alphabétiques, qu’il n’y a pas d’interprétation mécanique d’un même symbole onirique, qu’il faut tenir compte de la condition du rêveur et du moment du rêve. Ce qui aurait pu être l’exposé théorique attendu au début de l’ouvrage est ainsi confié non au rédacteur, mais à l’onirocrite indien et est très vite abandonné 29. L’auteur a donc glissé du monde indien à l’univers chrétien en quelques lignes. Sa désinvolture est telle qu’il ne se soucie aucunement de convaincre que l’autorité indienne est authentique. Non seulement ce chapitre, mais aussi les deux suivants apparaissent comme un jeu dont nul lecteur ne peut être dupe. Les interventions des onirocrites perse et égyptien restent d’ailleurs bien conventionnelles. Baram se pose en rival des mages perses et critique l’astrologie, qu’il a lui-même pratiquée, pour faire l’éloge de l’onirocritique : recommandant « l’amour des seigneurs des astres » (3 [p. 3,10]), il ne remet pas en cause la validité de l’astrologie, mais affirme, de façon très pragmatique, la supériorité de l’onirocritique, moins sujette à contes- tation que l’art des astrologues. La présentation que fait Tarphan de l’onirocritique

27. Il faut rappeler que le plus ancien des ouvrages alphabétiques connus lui était depuis longtemps attribué. 28. Mt 1, 20 et Jn 14, 23 : « … comme il est écrit quelque part dans les saints Évangiles “auprès de celui qui m’aime, nous viendrons, mon père et moi, et chez lui, nous ferons notre demeure” » (2 [p. 2,2-3]). Cette citation de Jean, approximative et sortie de son contexte, permet d’affirmer la présence divine dans le rêve : l’accès à la vision prophétique est dès lors donné à tous les hommes et non à quelques élus (2 [p. 2,1]). 29. Les considérations théoriques sont reprises et développées au dernier chapitre (301 [p. 240,6- 241,25]). Il faut néanmoins signaler que quatre manuscrits les donnent en tête de l’ouvrage : il s’agit sans doute d’une modification tardive, car ce chapitre a les apparences d’une conclusion, ce que souligne la formule répétée à deux reprises « comme il a déjà été dit » (p. 240,8 et 240,16). Sans doute les copistes cherchaient-ils à assurer la continuité avec les principes ébauchés par Syrbacham (2 [p. 2,10-16]) qui ne sont développés qu’à la fin. Ils retrouvaient ainsi un schéma plus classique, celui d’Artémidore et de la plupart des onirocritiques arabes.

88 L’Oneirocriticon d’Achmet…

égyptienne est encore moins individualisée : comme dans le prologue et les deux chapitres précédents, l’interprète insiste sur le lien de dépendance qui l’unit à son maître, Pharaon : sa science s’est élaborée pour répondre à l’impérieuse attente de son maître. Sans en expliquer les raisons, l’onirocrite se contente de vanter sa perspicacité et ses compétences. Il insiste cependant sur l’antiquité de la science de l’interprétation, et conclut : « Tout ce qu’il est donné aux hommes de contempler, je l’expose et l’interprète » (3 [p. 3,23-24]). Le prologue et les trois chapitres introductifs sont donc des variations sur deux thèmes. Le rêve, garanti par la divinité, quelle qu’elle soit, est porteur de sens. L’amour de la divinité et la perspicacité sont nécessaires à l’interprète, mais ne sont pas suffisants, et l’insistance sur les recherches accomplies est commune aux quatre onirocrites. Ainsi, l’enquête préalable et systématique auprès des divers dépositaires de la science des rêves qu’avait annoncée le prologue semble très vite suspecte, et la suite du traité ne dément pas l’impression initiale.

La confusion des voix

Dans tout l’ouvrage, on trouve bien peu d’interprétations susceptibles d’être attri- buées précisément à une des trois sources convoquées. S’agissant des Indiens, les convergences avec les traditions d’interprétation sont peu nombreuses et portent essentiellement sur des rêves typiques de sang, poils, urine (103 [p. 61,2] ; 43 [p. 28,1] ; 45 [p. 29,4]), qui figurent dans la plupart des traditions 30. En outre, mis à part un chapitre consacré aux éléphants, où apparaît une référence explicite à l’Inde (269 [p. 221,6]), on ne trouve pas de réalité typiquement indienne. Il en est pratiquement de même pour les Perses. En dehors de quelques allusions aux cultes zoroastriens, il y a peu de références précises à un monde que les Grecs connaissaient pourtant mieux : c’est seulement dans les rêves de vêtements qu’on voit surgir un détail caractéristique, les chemises à manches perses (227 [p. 179,3]). Pour les Égyptiens, excepté la mention de Pharaon, on ne trouve que deux allusions précises à des réalités spécifiques : une interprétation de l’eau du Nil (196 [p. 152,16-26]), associée, sans grande surprise, à la puissance et à la richesse, et, quelques lignes plus loin (196 [p. 153,1]), le rêve qui donne à voir une mystérieuse « aiguière de Cléopâtre », présageant une richesse acquise grâce à une femme. Bref, il n’y a là rien de bien caractéristique, et la distinction entre les trois sources semble très artificielle. Seules quelques touches d’exotisme tentent de sauver la fiction. L’organisation du traité introduit le même doute : alors que le prologue laissait entendre que les trois sources seraient présentées successivement, les distinctions

30. Cf. Esnoul 1959, 209 sq.

89 Anne-Marie Bernardi annoncées s’estompent très vite. Les Indiens sont nettement dominants, dès le départ, sur les questions religieuses : cinq chapitres (8 à 12) leur sont attribués sans interruption. À partir du chapitre 29, les interprétations perses et égyptiennes sont regroupées, données « d’une même voix » (ὁμοίως, ὁμοφώνως), et il n’y a plus que deux chapitres pour chaque sujet. Bien souvent ensuite, ce sont les trois sources qui se mêlent, même sur des sujets où l’on aurait pu attendre des distinctions, comme les vêtements (ch. 219), la monnaie, les parures (ch. 255 et 256), les animaux (ch. 288-300). Des contaminations entre les trois sources apparaissent peu à peu. Au départ, les interprétations des questions religieuses qui ouvrent l’ouvrage sont clairement différenciées. L’interprète indien, qui, on l’a vu, est le porte-parole des chrétiens, donne une image précise des dogmes et pratiques du christianisme. Les chapitres perses mentionnent certains rituels du zoroastrisme, tels le culte des astres, la prosternation devant le feu. Toutefois, le chapitre 132, qui est commun aux Indiens et aux Perses, évoque des rituels d’ensevelissement prohibés par la religion perse, ce qui rend suspect l’ensemble des interprétations des rêves de mort. Quant à la religion égyptienne, elle est à peine esquissée dans le chapitre 14. L’Oneirocriticon nous donne donc une représentation très approximative de tout ce qui n’est pas chrétien. On pourrait multiplier les exemples sur la plupart des sujets qui devraient donner lieu à des divergences notables : la sexualité, les édifices, les modes d’alimentation. D’évidence, le rédacteur présente comme provenant des Indiens, Perses et Égyptiens un matériau composite, qui semble puisé pour l’essentiel aux traditions grecque et arabe : les sources mentionnées s’avèrent fictives, tandis que les sources réelles ne sont pas mentionnées. Pourquoi cette fiction ? La touche d’exotisme apportée par les références approximatives à d’antiques traditions vise peut-être à donner plus d’autorité aux interprétations proposées, comme semblent le faire les attributions fantaisistes des manuels d’onirocritique. La construction est pourtant tellement artificielle qu’on comprend mal qui pourrait se laisser prendre à ce jeu. Il est plus difficile encore d’expliquer pourquoi les Indiens sont les porte-parole des chrétiens, pourquoi les convergences entre les traditions byzantine et arabe sont surtout sensibles dans les rubriques indiennes-chrétiennes. Faute de pouvoir apporter des réponses assurées à ces questions, il reste, en tentant d’assigner la place respective des sources réelles, à analyser les modalités du renouvellement de la tradition grecque. C’est dans l’Oneirocriticon attribué à Achmet que semblent s’opérer conjointement la christianisation en profondeur de la tradition grecque et l’intégration des apports de l’onirocritique musulmane.

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La christianisation de la tradition grecque L’apport de l’onirocritique musulmane 31 ne peut dissimuler le profond ancrage de l’ouvrage dans la tradition grecque, renouvelée par les premiers manuels byzantins. Cet enracinement n’est pas gommé par la coloration musulmane, donnée par le prologue et surtout par les consultations en direct : ces treize chapitres semblent relever du jeu de travestissement déjà évoqué et donnent lieu à une véritable mise en scène. Le rêveur est souvent un Grand, le calife en personne (ch. 46) ou l’un de ses dignitaires (ch. 20 ; 36 ; 144 ; 153). Parfois, le rêveur envoie à sa place un substitut (ch. 20 ; 46 ; 176), mais l’interprète n’est pas dupe du subterfuge. Dans tous les cas, il explique brillamment le rêve, et la conclusion, qui rapporte l’issue des événements, confirme sa perspicacité. L’un des récits (ch. 199) présente une mise en scène plus raffinée : c’est une double consultation, qui se déroule devant un auditoire perplexe puis émerveillé, car le maître a interprété différemment deux rêves semblables, en tenant compte de la saison dans laquelle se déroulait le rêve. Bien sûr, le pronostic a été confirmé par la réalité. À trois reprises (ch. 96 ; 139 ; 153), c’est l’heure du songe qui est déterminante. Il faut noter que ce sont les seuls cas où ces facteurs sont pris en compte : il n’est pas question ailleurs de l’heure ou de la saison où se déroule le rêve, contrairement aux principes énoncés au chapitre 301. Or, ce sont des critères sur lesquels insistent particulièrement les interprètes arabes. Ces récits de consultation semblent donc avoir pour fonction essentielle d’affirmer le lien avec la tradition musulmane. Au demeurant, ce lien reste ténu : même si certains de ces récits se retrouvent dans les traités arabes, les aberrations chronologiques et erreurs historiques (ch. 46 ; 144 ; 192) démentent l’authenticité de ces rêves, qui sont, pour l’essentiel, des rêves typiques, peu individualisés, même quand l’identité du rêveur est précisée, puisque la même vision est parfois attribuée à des personnages historiques différents (ch. 46) : ces anecdotes semblent bien appartenir à un fonds traditionnel, adapté suivant l’époque et les circonstances 32. La fiction et les travestissements multiples mis en place par le rédacteur du traité, dans un but qui nous échappe pour l’essentiel, sont, décidément, déconcertants et la recherche des sources réelles semble téméraire. Pourtant, une comparaison rigoureuse avec les sources que l’auteur ne cite jamais, c’est-à-dire les sources grecques, apporte quelques lumières.

31. Voir Mavroudi 2002, 168-236. La présence d’éléments provenant de l’onirocritique musulmane est indéniable. Il n’est pas très crédible, en revanche, que les rêves typiquement byzantins de prière, de moines, de croix ou de rois soient de simples adaptations d’interprétations arabes. 32. Six seulement des treize chapitres ont un équivalent dans la tradition arabe, cinq ont un vague rapport avec elle, selon Mavroudi 2002, 391, qui reconnaît, sur ce point, que la comparaison avec l’onirocritique arabe est, dans certains cas, frustrante.

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La comparaison avec Artémidore, d’abord : certes, la volonté de scientificité affichée par l’onirocrite grec est absente chez Achmet. Tout au plus ce dernier affirme-t-il, comme son prédécesseur, qu’une interprétation mécanique du symbole onirique n’est pas possible et qu’il faut tenir compte de la situation et de la condition du rêveur. Le vide théorique de son ouvrage n’est pas compensé par ces quelques critères, brièvement mis en place aux chapitres 2 et 301. En revanche, la volonté de présenter les interprétations selon un ordre rationnel est commune aux deux interprètes. Achmet ne précise pas, comme le fait Artémi- dore, les principes qu’il entend suivre et se contente d’évoquer un regroupement des sources « chapitre par chapitre ». Il n’en reste pas moins que l’organisation adoptée est relativement cohérente. Ce sont les chapitres religieux qui sont d’abord abordés. C’est le cas dans l’onirocritique musulmane, mais c’était aussi le cas, semble-t-il, dans la tradition grecque : Artémidore se justifie de se démarquer des « Anciens » en reléguant ces questions à la fin du deuxième livre, quitte à encourir l’accusation d’impiété 33. Le traité suit, après cette première partie, une progression relativement claire, proche de celle d’Artémidore : les divers aspects de la vie d’un individu sont analysés, avec les rêves concernant le corps et tout ce qui l’affecte (ch. 18-141). La particularité de la construction est ici que tous les actes importants de la vie de l’individu, tels le mariage, la mort, les relations sexuelles, sont intégrés à ces chapitres, alors qu’ils suivent les analyses du corps chez Artémidore. C’est bien le corps humain, microcosme symbolisant toutes les relations sociales, qui est la trame de cette deuxième partie. Après cette partie assez homogène, l’orga- nisation devient plus floue. Le regard s’élargit, comme au livre II d’Artémidore, au monde extérieur, aux phénomènes naturels, mais avec des retours en arrière (on aurait attendu les chapitres 149 et 150, sur les prêtres et les icônes, à la fin de la première partie). La quatrième partie rassemble les rêves concernant les éléments de la vie quotidienne, et l’importance accordée aux realia – lesquels occupent plus de soixante-dix chapitres – est remarquable. Enfin, la dernière partie concerne les rêves d’animaux, dont les interprétations sont regroupées, alors qu’Artémidore, après avoir longuement abordé ces visions dès le livre II, complétait ses analyses dans les livres suivants 34. Le fonctionnement de l’interprétation est, lui aussi, très proche de celui que met en œuvre Artémidore. Entre les principes d’interprétation énoncés aux chapitres 2 et 301 et ceux qui sont mis en pratique, le décalage est grand, on l’a vu : dans les centaines d’interprétations proposées, Achmet n’applique pas les critères nouveaux introduits par l’onirocritique arabe, qui insiste sur l’importance de la saison et de

33. I, 10 (Festugière 1975, 30 ; Pack 1963,19 [lignes 6-8]). 34. II, 11-22 (Pack 1963, 117-140) ; II, 66 ; III, 5, 6, 28, 49, 64-65 ; IV, 56.

92 L’Oneirocriticon d’Achmet… l’heure du rêve ; il ne le fait que dans trois des consultations. En revanche, il suit constamment les recommandations d’Artémidore, lequel précisait que l’onirocrite doit savoir « qui est celui qui a vu le songe, quel est son métier, quelle a été sa naissance et ce qu’il a de fortune et quel est son état corporel et à quel âge il est arrivé » 35. Pour chaque rêve, l’onirocrite envisage plusieurs catégories de rêveurs, dans un ordre quasi immuable : le plus souvent sont opposés le Basileus et l’homme du peuple, les dignitaires et les indigents, éventuellement les femmes ou les esclaves, quelquefois même les enfants. Bien qu’il mette en pratique les distinctions préconisées par Artémidore, Achmet garde le silence sur les principes qui fondent la démarche interprétative. Comment l’onirocrite passe-t-il de la vision à l’explication ? Quelle est la nature du lien qui unit le signe au présage ? Artémidore s’efforçait de préciser les diverses modalités de fonctionnement de l’analogie, allant des associations les plus évidentes, métapho- riques et métonymiques, aux plus complexes, comme l’isopséphie, qui établit des équivalences entre deux réalités selon la valeur numérique des lettres. Achmet, lui, recourt à diverses formes d’association – analogies, dictons, formules proverbiales, coutumes, jeux de mots –, mais il se justifie rarement 36. Son traité fonctionne en cela comme les manuels alphabétiques, où le lien symbolique qui unit le signe et le présage est donné comme évident. Cette comparaison avec les manuels alphabétiques permet d’envisager plus précisément comment s’est opérée la transition entre la tradition grecque « païenne » et l’onirocritique byzantine. Malgré les difficultés de datation que l’on a déjà évo- quées, il semble que deux de ces ouvrages soient antérieurs à Achmet, ceux qui sont attribués à Daniel et à Nicéphore 37. Le nombre des similitudes dans les associations symboliques, malgré le caractère rudimentaire des interprétations de ces clés des songes, saute aux yeux et laisse penser que le compilateur de l’Oneirocriticon connais- sait ces ouvrages et a puisé à ces sources, ou à des sources similaires aujourd’hui perdues 38.

35. I, 9 (Festugière 1975, 30 ; Pack 1963, 18 [lignes 16-20]). 36. Il introduit parfois une explication, mais c’est le plus souvent pour renvoyer à un autre élément dont la symbolique a été analysée auparavant (ainsi pour les parties du corps, le feu, les vêtements). Artémidore, lui, introduit parfois, à l’intérieur même des interprétations, des explications qui les justifient. Ainsi, à propos des analyses des bains (I, 64 [Festugière 1975, 69 sq. ; Pack 1963, 68,15- 69,9]), il explique ses divergences avec les anciens interprètes par l’évolution des coutumes : le bain, autrefois associé à la peine, l’est désormais au plaisir. 37. Daniel (cf. Drexl 1926) est traduit en latin dès le VIIe siècle : il est, d’évidence, le plus ancien. Nicéphore dérive de Daniel : sur le canevas originel se seraient greffés des remaniements postérieurs, qui intègrent notamment des apports d’Achmet (cf. Guidorizzi 1980, 27-29 ; 47). 38. C’est surtout dans les rêves typiques (concernant le corps, les boissons, l’ivresse, le saut et le vol, par exemple) que les convergences sont fréquentes.

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La divergence la plus notable entre ces petits ouvrages et le traité d’Achmet est la façon dont s’opère le processus de christianisation du fonds traditionnel. Les clés des songes procèdent par strates et, dans leurs rédactions successives, intègrent les éléments nouveaux 39. De ce fait, la christianisation de ces clés reste très super- ficielle. En revanche, l’imprégnation chrétienne de l’Oneirocriticon est profonde. Les Indiens-chrétiens sont dominants dans les dix premiers chapitres consacrés aux sujets eschatologiques (ch. 5-14) : six chapitres indiens interprètent des rêves de résurrection, des visions de la géhenne, du paradis. De longues analyses sont consacrées au changement de foi (ch. 12) : le rêveur qui se convertit au judaïsme ou à l’islam, qui se prosterne devant des idoles ou devant le feu est menacé de perdition, « parce que ce devant quoi on se prosterne, en dehors du Créateur, est mensonger et vain : c’est Dieu seul qui est digne de la prosternation » (ch. 169 [p. 132,7-8]). L’obsession de la faute, du péché parcourt les rêves, mais le salut peut venir des visions oniriques : les rêves de reliques (ch. 126), les entretiens directs avec le Christ ou avec des icônes (ch. 11 et 150) conduisent le rêveur au repentir (ἐπιστροφή). Des substituts du Sauveur peuvent jouer le même rôle : un juge (ch. 15), un mort (ch. 131) ou un roi « car le roi est mis pour le Christ et jamais il ne proférera de mensonge » (126 [p. 75,25]). Le rêve devient ainsi un guide qui conduit à la pénitence (μετάνοια, μετάγνωσις) et donc à la rédemption 40. La christianisation des rêves est également rendue perceptible par l’abondance des références scripturaires, qui n’interviennent pas seulement dans les chapitres consacrés à la religion 41, par la présence d’interprétations chrétiennes dans de nombreux rêves profanes. C’est surtout le cas dans les chapitres consacrés au corps et à ses maladies, mais aussi aux vêtements (ch. 156 et 216), aux bijoux. Les pierres précieuses indiquent les paroles divines, la connaissance de Dieu et la science des choses divines (θεογνωσία καὶ θεοσοφία, 245, 200, 22-23) : si un homme très croyant et pieux a rêvé qu’il portait une couronne de perles et de pierres, « il témoignera pour Christ et sera renommé » (245 [p. 201,7]). Celui qui achète des perles sera gardien de la foi orthodoxe (τῆς ὀρθοδόξου πίστεως, 256 [p. 211,20]). Ces visions

39. L’exemple de l’Oneirocriticon de Nicéphore est à cet égard très révélateur. G. Guidorizzi, dans son édition, a distingué les strates successives, qui s’ajoutent au fil des manuscrits : les rêves chrétiens, plus nombreux que dans Daniel, qui n’en contient que quatre, n’apparaissent que dans l’Appendice II (1 ; 2 ; 30 ; 34 ; 35 ; 106). 40. Je me permets de renvoyer à deux articles où j’ai déjà abordé l’analyse de ces rêves rédempteurs : cf. Bernardi 2000 et Bernardi 2002. 41. Ces références sont nettement plus nombreuses que celles que signale Drexl, comme le souligne K. Brackertz dans les notes de sa traduction (cf. Brackertz 1986, 233-291). Dans quelques cas, ces références apparaissent même dans des rubriques données comme perses et égyptiennes : ainsi une formule de l’Évangile de Jean (Jn 7, 30 ; 8, 20 ; 13, 1) est reprise presque textuellement au chapitre 220 [p. 173,4] : « L’heure de son bonheur n’était pas encore venue ».

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éclatantes, où pouvoir et foi sont étroitement associés, rappellent la splendeur de bien des mosaïques byzantines où s’affirme la sacralité du pouvoir impérial.

La lecture attentive de l’ensemble de l’ouvrage permet donc de cerner plus précisément ce qui fait sa singularité : la place importante accordée aux croyances religieuses et l’empreinte réelle du christianisme, perceptible malgré les travestisse- ments divers. Ce n’est pas l’appel à la garantie divine qui fait l’originalité du traité. Il reprend sur ce point les antiques traditions orientales : le rêve est un don de la divinité, il accorde aux hommes pieux la connaissance de l’avenir, à condition qu’ils soient assistés par des interprètes fidèles et compétents. Mais Achmet gauchit très vite ce lieu commun : c’est paradoxalement en se déclarant fidèle aux traditions qu’il les renouvelle. Il prétend dresser l’inventaire des sources les plus vénérables et prestigieuses, mais parvient, presque subrepticement, à imposer une évidence : une science chrétienne de l’interprétation des rêves est possible et légitime. Tout homme, si humble, si mauvais soit-il, a la certitude de la présence divine auprès de lui ; le don de prophétie que constitue le rêve (2, 2, 1) n’est pas réservé à quelques élus, il offre à tous une chance de salut. Ainsi, par le jeu subtil du recours à des sources diverses, Achmet opère progressivement la fusion des héritages de ses différents prédécesseurs. La défiance de l’Église envers la divination par les rêves est ainsi contournée : c’est bien dans l’Oneirocriticon d’Achmet que l’interprétation chrétienne des rêves trouve un véritable statut.

Anne-Marie Bernardi Université de Provence, Aix-Marseille I UMR 6125

Références bibliographiques

Sources (textes et traductions)

Achmet [Achmes] (Drexl 1925), Achmetis Oneirocriticon, F. Drexl (éd.), Leipzig, B.G. Teubner (BT). Brackertz K. (1986), Das Traumbuch des Achmet ben Sirin, Munich, C.H. Beck. Oberhelman S.M. (1991), The Oneirocriticon of Achmet. A Medieval Greek and Arabic Treatise on the Interpretation of Dreams, Lubbock, Texas Tech University Press.

95 Anne-Marie Bernardi

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98 VARIA

LE COMITAT IMPÉRIAL 1 : DES DONA MILITARIA AU CONSULAT ITERUM

Suétone, dans son De uita Caesarum, rappelle qu’« en fait de récompenses militaires, Auguste décernait beaucoup plus facilement les décorations, les colliers et tous les autres insignes d’or ou d’argent, que les couronnes obsidionales et murales, dont la valeur était purement honorifique. Ces dernières, il les accordait on ne peut plus rarement, sans rechercher la popularité, et souvent même à de simples soldats » 2. Déjà sous la République, pour récompenser les soldats valeureux, les géné- raux victorieux et les officiers décernaient des promotions et des décorations 3. Sous Auguste, si le Princeps a distribué parfois de l’or et de l’argent, il a surtout distribué des dona militaria, mais avec discernement. Ainsi, dès les débuts du Principat, l’octroi de telles récompenses restait avant tout une pratique militaire. Néanmoins, sous l’Empire, cet usage revêtit un caractère nouveau. Seul l’empereur conférait ces récompenses 4. Un caractère plus personnel pouvait, donc, émaner de ces décorations militaires 5.

1. Le comitat impérial désigne le compagnonnage exercé par les comites Augusti auprès du Princeps lors de ses expéditions militaires. 2. Cf. Suétone, Aug. 25, 3 (traduction Ailloud 1931, 82). 3. Les décorations militaires sont les coronae (couronnes), les armillae (bracelets), les torques (colliers), les phalerae (phalères), les fibulae(cha înes, agrafes) et le corniculum (aigrette en métal). Les officiers qui recevaient des décorations, sous le Haut-Empire, les obtenaient en règle normale seulement pour leur participation à une campagne, et non en récompense d’un exploit. L’itération d’une décoration représente un honneur. Au nombre des honneurs de ce genre qu’il leur était parfois donné de rapporter chez eux après une expédition figurait la haste pure. Voir Le Bohec 1998, 27-29. Dans cet article, l’auteur stipule que les mentions de dona militaria disparaissent pratiquement de l’épigraphie et ne dépassent pas le règne de Caracalla. Pourtant, des textes littéraires (cf. Hist. Avg., Alex. 40, 5 ; Aurelian. 13, 3 ; Prob. 5, 1 ; Ps.-Modestus, Libellus de vocabulis rei militaris, 6) en font état pour les règnes de Sévère Alexandre, Valérien, Tacite et Probus. Voir Speidel 1996 et 1997. 4. Cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, VII, 1, 3, 14. 5. Voir Le Bohec 2002, 65 sq. Les décorations présentent une grande diversité. La distinction fonda- mentale oppose celles qui sont décernées à des militaires non gradés en récompense d’un exploit (ob uirtutem) et celles qui le sont à des officiers. On tient compte de la place du bénéficiaire dans la hiérarchie : plus il est haut placé, plus il obtient d’honneurs. Ensuite, il semble bien que l’on puisse distinguer deux niveaux par grade, et c’est là qu’intervient peut-être le mérite personnel.

Kentron, no 27 – 2011, p. 101-130 Nathalie Queneau

Dans l’ouvrage qu’elle leur a consacré, V.A. Maxfield 6 a recensé le nombre de militaires décorés sous le Principat. Il s’élève à 216 personnages d’Auguste à Sévère Alexandre, incluant aussi bien les comites et les gouverneurs de province que l’ensemble des officiers 7 et des soldats 8 de l’armée romaine 9. Notre propos se concentre sur une catégorie plus restreinte de personnes : les membres de l’entourage impérial, les comites Augusti 10. Après la dynastie fla- vienne, les Antonins sont confrontés à des situations militaires plaçant parfois le monde romain en position de conquérant, parfois en situation défensive délicate. Cela explique en partie le nombre conséquent de comites au cours du IIe siècle, en particulier sous le règne de Trajan et sous le règne conjoint de Marc-Aurèle et de Lucius Verus. Notre réflexion s’est ainsi portée sur douze comites Augusti 11. Nous avons recensé six comites qui ont été décorés par l’empereur 12. Il s’agit pour nous de comprendre les raisons et les critères qui amenèrent l’empereur à accorder les dona militaria à ces comites Augusti. Nous avons relevé ensuite quatre comites Augusti 13 qui ont bénéficié d’un consulat bis sans avoir reçu les dona militaria.

Enfin, il faut établir des distinctions chronologiques, certains empereurs, comme Trajan, étant plus généreux que d’autres, comme Marc-Aurèle. 6. Voir Maxfield 1981, 129. 7. Voir Le Bohec 2002, 37 sq. Par le terme « officiers », nous entendons tout homme supérieur à un centurion. Ce sont eux qui assurent l’encadrement supérieur de l’armée romaine. 8. Voir Lassère 2005, 767 sq. Les récompenses sont indiquées dans les textes par la formule donis donatus suivie de la désignation de la récompense matérielle, à l’ablatif. 9. Voir Maxfield 1981, 146-150. Le barème des récompenses pour les sénateurs se présente de la façon suivante : tribun-questeur : deux coronae (muralis, uallaris), deux hastae, deux uexilla ; préteur : trois coronae (muralis, uallaris, aurea), trois hastae, trois uexilla ; consul : quatre coronae (muralis, uallaris, aurea, classica), quatre hastae, quatre uexilla. On constate une constante hiérarchie des décorations et un nombre invariable de couronnes selon le rang et, en revanche, une flexibilité pour les hastae et les uexilla. Ainsi, sans ce paramètre, l’empereur pouvait reconnaître le mérite personnel. Jusqu’aux Sévères, il n’y a pas de fluctuation de récompenses à l’échelon consulaire. Le seul changement provient de leur nombre, qui passe de quatre à huit puisque le sénateur peut être récompensé une seconde fois. 10. Voir Queneau 2006. L’objet de cette recherche a été de présenter des membres de l’entourage impérial sous le Principat, de définir leur statut d’amicus Augusti et leur titre de comes Imperatoris. L’étude prosopographique a permis d’établir leur profil social et leur origine géographique. Une étude comparée de ces personnages a révélé la confusion entre ces deux catégories de membres de l’entourage impérial ; elle a défini pour chacun son rôle auprès duPrinceps et la conjoncture qui a occasionné l’octroi du statut d’amicus ou du titre de comes. 11. Cf le tableau 1. 12. Les six comites Augusti décorés sont P. Aelius Hadrianus (PIR2 A 184), D. Terentius Scaurianus (PIR T 68), C. Iulius Quadratus Bassus (PIR2 I 508), C. Cilnius Proculus (PIR2 C 732), M. Pontius Laelianus Larcius Sabinus (PIR2 P 806) et M. Claudius Fronto (PIR2 C 874) : cf. le tableau 2. 13. Les quatre comites impériaux qui ont géré un second consulat sont L. Fulvius [--- C.] Bruttius Praesens (PIR2 B 165), L. Fabius Cilo Septimius Catinus Acilianus Lepidus Fulcinianus (PIR2

102 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

Enfin, deux 14 comites ont reçu les dona militaria et ont géré un second consulat. Le consulat bis a été accordé à 68 sénateurs entre 70 et 235 15. En quoi l’analyse et le croisement de ces deux critères, les dona militaria et l’itération du consulat, nous permettent-ils de définir plus précisément le profil du comes Augusti sous les Antonins et les Sévères ? Aussi notre principal objectif est-il de déterminer l’incidence de la fonction de comes Augusti sur la composition et le déroulement du cursus honorum sénatorial. Dans cette perspective, la confrontation des carrières de ces comites impériaux avec celles de sénateurs qui ont bénéficié soit des dona militaria, soit du consulat bis nous permettra d’apprécier les particularités de la fonction de comes Augusti. C’est dans ce cadre que nous analyserons, tout d’abord, le cursus honorum des compagnons de l’empereur récompensés. Ensuite, l’étude se concentrera sur les comites Augusti qui furent consul bis. Enfin, notre recherche mettra en valeur la singularité de ces comites bénéficiaires des dona militaria et de l’itération des faisceaux consulaires. Au terme de ce travail, il sera possible d’établir avec précision le contexte mili- taire de cette fonction, de souligner son caractère plus personnel et administratif et, partant, plus politique. En fait, être le comes de l’empereur signifie-t-il seulement appartenir à l’état-major du Prince lors de ses campagnes ou bien ce titre révèle- t-il les fidèles duPrinceps , qui a favorisé la carrière de ses comites tout en recevant, tout au long de sa vie, le témoignage de leur dévouement et du service rendu à la personne impériale ?

Comes Augusti et dona militaria Une étude et une comparaison détaillées des carrières des six comites impériaux et des sénateurs qui ont seulement bénéficié desdona militaria ont permis de mettre en valeur des différences entre ces deux types de personnages. La constatation la plus évidente est la corrélation entre le comitat et l’octroi de décorations militaires. Pour chacun des six comites Augusti, nous avons relevé que c’est au moment où ils exerçaient la fonction de comes que ces sénateurs ont été récompensés. Ainsi, d’après l’inscription athénienne 16 qui dresse le cursus honorum

F 27), C. Fulvius Plautianus (PIR2 F 554) et C. Octavius Appius Suetrius Sabinus (PIR2 O 25) : cf. le tableau 3. 14. Ces deux comites Augusti sont C. Aufidius Victorinus PIR( 2 A 1393) et T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio (PIR2 P 747) : cf. le tableau 4. 15. Voir Martin-De Royer 2002, 396. 16. CIL III 550 = ILS 308 (lignes 3-4) : quaestori Imperatoris / Traiani et comiti expeditionis Dacicae donis militaribus ab eo donato bis.

103 Nathalie Queneau du futur empereur Hadrien, le jeune comes 17 est également questeur de Trajan 18 et il accompagne l’empereur lors de l’expédition contre les Daces en 101. C’est à l’issue de cette campagne militaire qu’il a reçu, à deux reprises, diverses décorations militaires. En ce qui concerne D. Terentius Scaurianus, une inscription de Narbonnaise 19 révèle son titre de comes et legatus propraetore Imperatoris Caesaris Neruae Traiani Optimi Augusti Germanici Dacici Parthici expeditione Dacica prima. C’est donc en tant que comes et legatus 20 qu’il reçoit des décorations militaires durant la première guerre dacique. Une inscription asiatique 21 indique la qualité de comes de C. Iulius Quadratus Bassus auprès de l’empereur Trajan lors de la seconde guerre dacique, en 106. Ce sénateur présente une dénomination particulière puisqu’il est adlectus inter comites Augusti expeditione Dacica II ab Imperatore Caesare Nerua Traiano Augusto Ger- manico Dacico Parthico. C’est à l’occasion de ce comitat que ce descendant d’une famille royale d’Ancyre fut décoré. Pour C. Cilnius Proculus, une inscription 22 d’Arretium révèle son titre de comes diui Traiani et Imperatoris Caesaris Hadriani Augusti. Lors de son comitat, ce sénateur italien reçut des décorations militaires. Le titre et les décorations font référence à l’année 117, année charnière où Trajan meurt et Hadrien lui succède lors de la guerre contre les Parthes.

17. Hist. Avg., Hadr. 3, 2. Cf. Crook 1955, 149, n. 9 ; Pflaum 1980, 307, n. 8 ; Halfmann 1986, 248, n. 45 ; Lassère 2005, 644 sq. ; Queneau 2006, 315, n. 10. 18. Hist. Avg., Hadr. 1, 2. 19. CIL XII 3169 = AE 1982, 678 (lignes 1-4) (Nîmes, Nemausus). [comiti et leg(ato) / pro pr(aetore) Imp(eratoris) Caes(aris) Neruae Traiani Optimi Aug(usti) Germ(anici) Dacici Parthici / in expeditione Dacica prima qua donatus est ab eodem Imperatore coronis IIII murali uallari classica aurea] / hastis puris IIII u[exill(is) IIII argenteis]. Voir Crook 1955, 186, n. 320 ; Queneau 2006, 329, n. 14. 20. Il convient de noter la rareté d’une telle dénomination, comme l’a déjà fait Suspène 2004, 241-247. Ce titre de comes et legatus a également été porté par Ti. Plautius Silvanus Aelianus, qui appartient au groupe des comites impériaux qui ont géré un second consulat. Ces personnages, en accompagnant le prince dans un déplacement et, plus encore, dans une campagne, augmentent leur prestige. Ils se placent au premier plan à la cour impériale. 21. AE 1934, 177 (lignes 4-8) (Heliopolis). [ad / lec]to inter co[mite]s Au[g(usti) exped(itione) Dacic(a) II ab Imp(eratore) / Caes(are)] Nerua Traiano [Aug(usto) Germ(anico) Dacico Parthico praeposi / to a]b eod(em) Imp(eratore) Parti[hico bello leg(ionis) III Gall[- - -] XIII Gem[- - -] / et] donis militarib(us) do[nato bis ? leg(ato) pro pr(aetore) Imp(eratoris) Caes(aris) Neruae]. Voir Crook 1955, 169, n. 183 ; Halfmann 1986, 248, n. 46 ; Queneau 2006, 324, n. 12. 22. AE 1987, 392 = CIL XI 1833 + AE 1926, 123 (lignes 1-4) : C(aio) Cilnio C(aii) f(ilio) [Po]m(ptina) Procul[o] leg(ato) diui Traiani Parth(ici) pro praet(ore) prouinc(iae) Moesiae sup(erioris) / item prouin[c(iae) D]almatiae c[o(n)s(uli)] donis militaribus ab eadem donato hastis IIII puris uexillis] / IIII argente[is] corona mu[rali uallari classica aurea comiti diui Traiani et Imp(eratoris) Caesaris] / Hadriani Au[g(usti)]. Voir Halfmann 1986, 249, n. 48, et Queneau 2006, 322, n. 11.

104 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

Des services rendus dans la partie orientale de l’Empire 23 ont valu à M. Pontius Laelianus d’être désigné comme comes 24 de Lucius Verus pendant la guerre contre les Arméniens et les Parthes de 161 à 166, où il se distingua et fut décoré par Marc- Aurèle et Lucius Verus. Faisant partie de l’état-major des deux corégents, il participa également à la guerre contre les Germains de 167 à 169. Auprès de Marc-Aurèle seul, il combattit les Germains et les Sarmates jusqu’en 175. Pendant la guerre contre les Germains, l’empereur Marc-Aurèle le garda comme comes après la disparition de Lucius Verus en 169 25. La carrière et le titre de comes diui Veri Augusti de M. Claudius Fronto sont connus par deux inscriptions 26. Celles-ci mentionnent son comitat 27 et ses décora- tions militaires. Après avoir revêtu le consulat en 165, il porta le titre de comes de l’empereur Lucius Verus en 168 juste avant la mort de celui-ci. Il accompagna le Princeps lors de la guerre contre les Marcomans 28 en Norique et fut décoré.

23. AE 1939, 179 (Palmyra, Syrie). Il a administré la province de Syrie de 150 à 153. 24. CIL VI 1497 (lignes 1-12) (Rome). M(arco) Pontio M(arci) f(ilio) Pup(inia) / Laeliano Larcio Sabino co(n)s(uli) pon / tifici sodali Antoniniano Veriano / fetiali leg(ato) Aug(usti) pr(o) pr(aetore) prou(inciae) Syriae leg(ato) Aug(usti) / pr(o) pr(aetore) prou(inciae) Pannon(iae) super(ioris) leg(ato) Aug(usti) pr(o) pr(aetore) Pan / non(iae) infer(ioris) [comiti diui Veri Aug(usti) donato donis / militarib(us) bello Armeniaco et Parthico / ab Imp(eratore) Antonino Aug(usto) et a diuo Vero Aug(usto) / coron(is)] mu[rali uallari clas]sica aur[ea / hastis puris IIII uexillis IIII comiti Imp(eratoris) Anto / n]ini Aug(usti) et diui Veri bello Germanic(o) / item comiti Imp(eratoris) Antonini Aug(usti) Germanici Sar / matici, et CIL VI 1549 (lignes 1-3) (Rome). Voir Crook 1955, 171, n. 203 ; Pflaum 1980, 308 ; Halfmann 1986, 249, n. 53 ; Queneau 2006, 357, n. 23. 25. Dabrowa 1998, 106, suggère que M. Pontius Laelianus fut comes Aug. bello Armeniaco et Parthico en 162-166 et comes Augg. bello Germanico en 167-173. 26. CIL VI 1377 = ILS 1098 (lignes 7-13) (Rome). Comiti Diui Veri / Aug(usti) donato donis militarib(us) bello Ar / meniaco et Parthico ab Imperatore An / tonino Aug(usto) et a diuo Vero Aug(usto) corona / murali item uallari item classica item / aurea item hastis puris IIII item uixillis (sic) / IIII, et CIL III 1457 = ILS 1097 (Sarmizegetusa, Dacie). 27. Voir Crook 1955, 158, n. 92 ; Pflaum 1980, 308, n. 15 ; Halfmann 1986, 249, n. 55 ; Queneau 2006, 363, n. 25. 28. Pour un exposé clair et détaillé de la question, voir Charneux 1957, 131 sq. et n. 4. Il est difficile de se décider entre la guerre parthique et l’expédition en Germanie (167-169), au retour de laquelle Lucius Verus mourut. Marc-Aurèle accompagnait Lucius Verus en Germanie, et dans des campagnes de ce genre, le comes était [comes imp. Anton]ini Aug. et diui Veri. En conséquence, M. Claudius Fronto était donc bien le comes de Lucius Verus lors de l’expédition contre les Parthes. Toutefois, l’indication précédente, dans l’inscription romaine CIL VI 1377, se rapporte aussi à l’expédition en Orient : donato donis militarib(us) bello Armeniaco et Parthico ab Imperatore Antonino Aug(usto) et a diuo Vero Aug(usto). Marc-Aurèle était absent, mais les récompenses sont tout de même distribuées en son nom. De même, il partagea à l’issue de la campagne le triomphe de Lucius Verus. Un seul empereur présent pouvait donc représenter les deux. Mais lorsqu’ils se déplaçaient ensemble, le comes était à la fois le compagnon de l’un et de l’autre, comme T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio : comes de Marc-Aurèle et de Lucius Verus, puis comes de Marc-Aurèle et de Commode, il figure ci-dessous parmi les comites impériaux qui reçurent les dona militaria et un consulat bis.

105 Nathalie Queneau

L’analyse de ces comitats démontre que les comites de l’empereur avaient claire- ment droit à recevoir les dona militaria. Pour V.A. Maxfield, il n’est pas surprenant qu’ils soient les plus décorés 29. Ils sont les yeux et les oreilles de l’empereur. Souvent de rang consulaire 30, ces sénateurs agissent comme compagnons et sont aussi des conseillers militaires. Il n’est pas nouveau de relever que les comites ont bénéficié dedona militaria ; cependant, nous constatons qu’ils représentent, avec les gouverneurs de province, les sénateurs consulaires les plus décorés 31. Pour mieux saisir la spécificité desdona militaria accordés aux comites Augusti, il convient d’observer les carrières de sénateurs décorés sans avoir été compagnons de l’empereur. Parmi ces sénateurs décorés, citons le cas de L. Roscius Aelianus Maecius Celer 32. De famille sénatoriale, ce tribunus militum legionis IX Hispanae reçut les dona militaria 33 en récompense de sa conduite pendant l’expédition en Germanie contre les Chattes en 83-84. Il bénéficia ensuite de lacommendatio impériale puisqu’il fut le questeur de Domitien entre 86 et 90. L. Minicius Natalis 34, homo nouus 35, fut légat de la IIIe légion Auguste pendant la première guerre dacique et reçut des décorations militaires 36. Ce grand homme de guerre de Trajan obtint le consulat en 106 et la légation de la Pannonie supérieure de 115 à 118.

29. Voir Maxfield 1981, 140. L’absence de gouverneurs provinciaux recevant des décorations à la même période n’est pas une coïncidence. On peut suggérer que les comites ont supplanté les gouverneurs par leurs capacités militaires durant le temps de la guerre. Quand l’empereur était présent en tant que commandant en chef, accompagné des hommes choisis pour leurs capacités militaires, le gouverneur de la province où la campagne se déroulait n’était pas nécessairement appelé pour conduire l’armée. Envoyé de l’empereur, il avait surtout en charge la province pendant son absence. 30. Parmi les six comites relevés, seul P. Aelius Hadrianus a été décoré en tant que quaestor Imperatoris Traiani et comes expeditionis Dacicae. Sa parenté avec l’empereur régnant explique certainement ce comitat impérial précoce. Tous les autres comites ont déjà géré un consulat. C’est ainsi que – pour ne citer que ceux-là – C. Cilnius Proculus et D. Terentius Scaurianus reçoivent IIII hastae purae et IIII uexilla. 31. Voir Maxfield 1981, 139. L’auteur a comptabilisé les légats d’Auguste propréteurs de provinces impériales. Ils sont huit à recevoir des décorations : trois sous les Flaviens, cinq de Nerva à Hadrien, puis plus rien. Les autres soldats décorés sont des centurions et des milites : vingt-neuf centurions et vingt-quatre milites ont été récompensés. La plupart le furent sous les Julio-Claudiens et leurs successeurs jusqu’à Hadrien. 32. PIR2 C 65. 33. CIL XIV 3612 = ILS 1025 (lignes 9-13) (Tibur, Italie). In expeditione Germanica / donato ab Imp(eratore) Aug(usto) / militarib(us) donis corona / uallari et murali uexillis / argenteis II hastis puris II. 34. PIR2 M 619. 35. Voir Chastagnol 1980, 271, n. 6. L. Minicius Natalis reçut le latus clauus de Domitien. 36. CIL II 4509 = ILS 1029 (lignes 7-9) (Barcino, Espagne citérieure). [doni]s donatus expeditione Dacic[a] / prima a[b eodem imperatore] corona uallari murali aurea / has[tis puris III uexillis III].

106 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

La confrontation de ces carrières de sénateurs décorés à celles des comites Augusti révèle que l’attribution des dona militaria s’effectuait dans le cadre d’une fonction : un tribunat militaire, une légation de légion ou encore un comitat. Cela permet d’établir que le titre de comes Imperatoris recouvre une fonction à part entière, même si elle est rarement attestée dans les sources épigraphiques. La fonction de comes appartient bien au domaine militaire. Elle juxtapose trois éléments : le comitat impérial, le nom de l’expédition et les dona militaria, selon un barème hiérarchisé et respecté durant tout l’Empire. Le cursus honorum de ces comites Augusti montre que ce sont de grands militaires 37. L’étude de leur carrière met en valeur leurs capacités militaires au service de l’empereur. Ils occupent des commandements de légions et ils gouvernent des provinces dans lesquelles l’armée est concentrée. Ces provinces sont la Bretagne, les Germanies, les Pannonies, la Dacie et la Syrie. P. Aelius Hadrianus présente, dès sa jeunesse, une exceptionnelle préparation militaire grâce à son tuteur Trajan. Dès 107-108, il combat les Sarmates en tant que légat propréteur de la Pannonie inférieure. Le caractère militaire de la carrière de D. Terentius Scaurianus se remarque en particulier à l’issue de son comitat puisque, ayant participé à l’ensemble des expé- ditions et étant sur place en 106, il était à même de prendre en charge la nouvelle Dacie. L’empereur le nomme à la tête de la nouvelle province, dont il assura le gouvernement jusqu’en 111-112. Il en fut le premier gouverneur 38. En ce qui concerne C. Iulius Quadratus Bassus, c’est certainement après son comitat en 106, pendant la seconde guerre dacique, qu’il succéda à Licinius comme chef d’état-major de l’empereur. Il termina la guerre et organisa le pays. C. Iulius Quadratus Bassus utilisait sa connaissance du terrain puisqu’il avait déjà été envoyé en Dacie en 101-102 à la tête de la legio XI Claudia. Ce sont donc ses qualités militaires et son expérience qui amenèrent l’empereur à faire entrer ce sénateur dans son état-major. Comme le souligne l’inscription de Pergame 39, il fut gouverneur de trois provinces entre 114 et 117 : la Syrie, la Phénicie-Commagène et la Dacie 40. En fait, C. Iulius Quadratus Bassus dut sa brillante carrière à ses qualités

37. Voir Maxfield 1981, 150. C’est ainsi que les deux comites C. Aufidius Victorinus et T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio reçurent huit hastae purae et huit uexilla. 38. Comme le fait remarquer Piso 1982, 383, les gouverneurs consulaires de la Dacie furent choisis sans exception, semble-t-il, parmi les généraux qui avaient combattu dans les guerres daciques. La raison en était la nécessité de bien connaître tant la province – à peine pacifiée, dont la défense allait être organisée – que ses turbulents voisins. 39. AE 1933, 268. 40. Voir Piso 1993, 23 : il gouverna la Dacie en 117. Pour une étude de sa carrière, voir Rémy 1989, 204 : « Il mourut en combattant sur le front nord de la Dacie, nouvelle province envahie par les Sarmates et les Iasyges, en 117. Ayant servi à deux reprises pendant les guerres daciques à des postes importants, nul n’était sans doute plus qualifié que lui pour mener la campagne ».

107 Nathalie Queneau militaires, lesquelles, dans un empire fragilisé sur ses frontières, firent de ce comes Augusti l’un des grands généraux de Trajan. Avant son comitat auprès de Trajan et d’Hadrien en 117, C. Cilnius Proculus, consul en 87, géra des postes à responsabilité dans des provinces impériales. De 95 à 98, il fut légat de la province de Dalmatie. L’année suivante, il reçut la légation en Mésie supérieure 41. Étant à proximité de la Dacie, C. Cilnius Proculus participa à la première guerre dacique en 101-102 auprès de l’empereur Trajan. Après son proconsulat d’Afrique 42 vers 103-104, il s’engagea dans la guerre contre les Parthes en 117 en Syrie. Déjà en faveur auprès de l’empereur puisqu’il fut recommandé par Hadrien 43 pour le tribunat de la plèbe et qu’il avait occupé le poste d’ab actis senatus 44, M. Pontius Laelianus Larcius Sabinus mena une partie de sa carrière dans la partie orientale de l’Empire. Il administra la province de Syrie 45 de 150 à 153. Ses services dans cette province lui valurent d’être désigné comme comes de Lucius Verus pendant la guerre contre les Arméniens et les Parthes 46 de 161 à 166. Il se distingua et fut décoré par Marc-Aurèle et Lucius Verus. Comme le remarque très justement F. Jacques, « ce sont ses aptitudes militaires, comme le montrent les légations en Pannonie supérieure et inférieure et en Syrie, provinces importantes stratégiquement sous Antonin le Pieux et Marc-Aurèle, qui le firent intégrer les états-majors de Lucius Verus et de Marc-Aurèle en qualité de comes lors de la guerre germanique. Sa bravoure et ses loyaux services furent récompensés par des décorations obtenues en Orient et sur le Danube » 47. M. Claudius Fronto occupa lui aussi le poste d’ab actis senatus, puis il mit ses capacités militaires au service des empereurs Lucius Verus et Marc-Aurèle. Il participa aux combats en Orient ou en Occident. C’est ainsi qu’en 162, il dirigea la legio I Mineruia dans une expédition contre les Parthes, puis de 162-163 à 165, il fut legatus Augustorum pro praetore exercitus legionarii et auxiliorum. M. Claudius Fronto partit pour l’Orient dans les provinces d’Arménie, d’Osrhoene et en Mésopotamie 48. Après avoir revêtu le consulat en 165, il porta le titre de comes de

41. AE 1956, 223, et AE 1968, 554 = AE 1955, 123 (Carthago, Afrique proconsulaire). 42. Voir Fitz 1968. 43. CIL VI 1549 (Rome). 44. Cette charge – c’est-à-dire la responsabilité des comptes rendus des séances du Sénat – était accordée à un homme investi de la confiance du Princeps : par cette entremise, celui-ci pouvait, même s’il n’assistait pas à la séance, être renseigné exactement sur tout ce qui s’était dit dans la Haute Assemblée. 45. AE 1939, 179 (Palmyra, Syrie). 46. Voir Fitz 1993-1995, 482. 47. Voir Jacques 1983, 217-218, n. 107. 48. Voir Christol 1986, 36, n. 2. L’auteur souligne que M. Claudius Fronto exerça un commandement autonome. Il fait remarquer que la composition habituelle des conseils de guerre est mal connue

108 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum l’empereur Lucius Verus en 168, juste avant la mort de celui-ci. Ses capacités militaires et gouvernementales avaient déjà été appréciées dans des provinces frontalières sujettes aux troubles. Durant les deux années suivantes, jusqu’en 170, M. Claudius Fronto assura le gouvernement de la Mésie supérieure, de la Dacie Apulens, puis des trois Dacies 49 jusqu’en 170. Ce grand militaire mourut au combat, au cours de la guerre contre les peuples germaniques et les Iazyges. Ces grandes carrières militaires démontrent que la nomination de ces séna- teurs à la fonction de comes Augusti était somme toute normale. Devant de telles capacités, le Princeps ne pouvait que s’entourer des meilleurs lors des expéditions militaires. La combinaison du comitat impérial et des décorations militaires appa- raît logique. Ces comites ont participé aux combats dans une mesure qui nous est inconnue, mais il convenait qu’ils fussent récompensés pour leurs conseils et leur protection de la personne impériale. Leur carrière après les combats se poursuit avec des gouvernements de provinces jugées dangereuses, car frontalières, comme la Dacie ou les Pannonies. Le second élément qui souligne l’étroite corrélation entre la fonction militaire de comes et la réception de dona militaria est mis en évidence en comparant les six comites décorés avec d’autres comites Augusti qui n’ont pas été récompensés. Pour ces derniers, leur fonction est d’être aux côtés de l’empereur lors de ses voyages. À partir du règne d’Hadrien, ces déplacements à travers l’Empire sont de plus en plus fréquents. Même si Rome conserve son statut de capitale, les besoins gouvernementaux et administratifs exigent une nouvelle façon de gouverner, laquelle explique la place des comites auprès de l’empereur. Conseillers et hommes de confiance duPrinceps devaient donc, à l’instar de l’empereur, revêtir leur fonction lors de ces voyages. Pour preuve, nous pouvons citer le cas de T. Caesernius Statius Quinctius Macedo Quinctianus 50, qui porte à deux reprises le titre de comes d’Hadrien 51. En 128, il a été comes Hadriani, lors de ses voyages per Siciliam Africam Mauretaniamque. L’empereur l’a recommandé quand il a brigué le tribunat de la plèbe. Après la préture, il a été comes Imperatoris per Orientem en 131 et comes per Illyricum en 132.

faute de renseignements nombreux. Parmi les exemples les plus significatifs de responsables sénatoriaux, on peut citer le cas de M. Claudius Fronto. 49. Voir Piso 1993, 94. 50. PIR2 C 182. Voir Crook 1955, 155, n. 69 ; Pflaum 1980, 307, n. 11 ; Halfmann 1986, 249, n. 50 ; Queneau 2006, 333, n. 15. 51. AE 1957, 135 (lignes 1-12) (Aquileia, Italie). T(ito) Caesernio Statio / Quinctio Macedoni / Quinctiano consuli / sodali Augustal(i) curat(ori) / uiae Appiae et alimentorum / legato leg(ionis) X Gem(inae) Piae Fidel(is) / comiti diui Hadriani per / Orientem et Illyric(um) praet(ori) / inter ciues et peregrinos / trib(uno) pleb(is) candidat(o) comiti / per Siciliam Afric(am) Mauret(aniam) / quaestori candidato.

109 Nathalie Queneau

T. Caesernius Statius était donc le compagnon d’Hadrien pendant ses voyages. Ses débuts ont été brillants puisqu’il a été triumuir monetalis. Hadrien lui a accordé sa recommandation pour la questure en 126 52. Conservant la confiance manifeste d’Hadrien, T. Caesernius a été nommé légat de la legio X Gemina en Pannonie 53 en 136. Puis, il devint curateur de la uia et, simultanément, préfet des alimenta. Il a obtenu les faisceaux consulaires 54 au début du règne d’Antonin, vers 138. Un autre sénateur, Q. Hedius Rufus Lollianus Gentianus 55, fut le comes de Septime Sévère et de Caracalla 56. Une inscription de Tarragone 57 énumère l’essentiel de son cursus honorum. Ce patricien bénéficia de la faveur impériale antonine pour l’exercice de la questure et de la préture en étant le candidat impérial. Il revêtit le consulat vers 188, et sa légation d’Espagne citérieure pourrait se placer sous le principat de Commode, vers 190. Le recensement de la Lyonnaise suivit la défaite d’Albinus en 197. Le titre de comes Seueri et Antonini Augustorum ter se rapporte aux expéditions précédant le recensement de la Lyonnaise. Ce titre révèle que Q. Hedius Rufus Lollianus Gentianus accompagna l’empereur Septime Sévère à travers l’Empire, « quand ce dernier le parcourut en tous sens pour conquérir le pouvoir sur ses compétiteurs, entre 193 et 197 » 58. Les carrières de ces deux comites impériaux montrent que la fonction présente un autre caractère. L’empereur appelle auprès de lui des hommes de confiance et d’excellents administrateurs. Ces sénateurs portent le titre de comes puisqu’ils intègrent l’entourage impérial, mais leur comitat n’est pas de la même nature que celui des comites Augusti qui reçurent les dona militaria. En définitive, la fonction decomes Augusti peut être attribuée à des sénateurs de rang questorien, prétorien ou consulaire. Comme les autres fonctions, elle permet de recevoir les dona militaria. Le profil ducomes impérial est celui d’un homme de guerre et de terrain intégré à l’état-major impérial. Il participe à la guerre aux côtés de l’empereur. C’est dans

52. Cf. Cébeillac 1972, 179. 53. Cf. Fitz 1993-1995, 594 sq., n. 337. 54. CIL XIV 2253 (Albanum, Italie). 55. PIR2 H 42. 56. Voir Crook 1955, 172, n. 211 ; Halfmann 1986, 250, n. 67 ; Queneau 2006, 368, n. 26. 57. CIL II 4121 = ILS 1145 (lignes 1-8) (Tarraco, Espagne citérieure). Q(uinto) Hedio L(ucii) f(ilio) Pol(lia) / Rufo Lolliano / Gentiano auguri co(n)s(uli) / proco(n)s(uli) Asiae censitori / prou(inciae) Lugd(unensis) item Lugdu / nensium comiti Seueri et / Antonini Augg(ustorum) ter leg(ato) Augg(ustorum) / prou(inciae) H(ispaniae) c(iterioris) item censit(ori) / H(ispaniae) c(iterioris). 58. Christol 1981, 77-79, souligne que le titre de comes Seueri et Antonini Augg. ter se rapporte aux fonctions exercées entre 193 et 197, c’est-à-dire qu’il fait allusion aux trois grandes expéditions de Septime Sévère, l’expédition contre Pescennius Niger, la première expédition en Orient et l’expédition de Gaule.

110 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum ce contexte qu’il bénéficie de décorations militaires. Il occupe des postes à respon- sabilité dans des provinces difficiles à l’issue de son comitat. La fonction de comes Augusti, combinée avec la mention de dona militaria, a en fait servi de révélateur et de confirmation de leurs aptitudes militaires. Faut-il, devant un tel constat, considérer le titre de comes Imperatoris comme une fonction relevant essentiellement du domaine militaire et de la défense de l’Empire, lorsque le sénateur concerné reçoit des dona militaria ? C’est en nous appuyant sur le cursus honorum des comites qui ont bénéficié d’un second consulat que nous souhaitons apporter des éléments qui présentent une nouvelle facette de ce titre.

Comes Augusti et consulat bis Nous avons relevé quatre comites Augusti qui ont revêtu un second consulat. Le premier est L. Fulvius C. Bruttius Praesens, qui fut le comes de Marc-Aurèle et de Lucius Verus lors de l’expeditio Sarmatica de 153. Le dernier est C. Octavius Appius Suetrius Sabinus, comes de Caracalla lors de l’expédition germanique en 214. Au-delà de l’analyse de l’intégration dans l’état-major impérial lors des campagnes militaires en tant que comes Augusti, notre objectif est de découvrir si cette fonction a une incidence sur l’obtention du consulat bis. La carrière et le titre de comes de L. Fulvius C. Bruttius Praesens 59 sont connus grâce à une inscription italienne 60. Deux mots caractérisent cette carrière : éclat et rapidité. Son père, Bruttius Praesens, bénéficiait déjà de la faveur impériale d’Antonin le Pieux 61. Ce traitement privilégié rejaillit sur le fils puisqu’il devint questeur de l’empereur 62, certainement en 145. En tant que patricien, il est immédiatement promu préteur en qualité de candidat de l’empereur. En 153, L. Fulvius C. Bruttius Praesens partage le consulat éponyme 63 avec A. Iunius Rufinus. C’est ensuite qu’il fut membre de l’état-major de deux empereurs en qualité de comes 64. Il participa à

59. PIR2 B 165. 60. CIL X 408 = ILS 1117 (lignes 1-9) (Capua). L(ucio) Fuluio C(aii) f(ilio) Pom(ptina) / Bruttio Praesenti Min[- - -] / Valerio Maximo Pompeio L(ucio) / Valenti Cornelio Proculo [- - -] / Aquilio Veientoni co(n)s(uli) II pr[aef(ecto) Vrbi ou procos Asiae ( ?) p(a)t(ri) / C]r[i]spinae Aug(ustae) so[ce]ro Imp(eratoris) [Caes(aris) Commodi Aug(usti) sodali] / Hadrianali sodali Antonin[iano Veriano] / Marciano comiti Impp(eratorum) Ant[onini et Veri Augg(ustorum) ou Ant[onini et Commodi Augg(ustorum)] / expeditionis Sarmaticae. 61. L’empereur le désigna comme son collègue au consulat en 139. La carrière du père de ce comes Augusti figure dans une inscription d’Afrique proconsulaire AE( 1950, 66, Mactar) ; voir Rémy 1989, 208-211, n. 166. 62. Voir Cébeillac 1972, 146, n. LXVI. 63. CIL VI 1984 (Rome) ; CIL VI 10234 (lignes 23 sq.) (Rome), et CIL XVI 101 (Castra Regina, Rhétie) ; voir Vidman 1982, 122 ; 132. 64. Cf. Crook 1955, 155, n. 62 ; Halfmann 1986, 250, n. 63 ; Queneau 2006, 341, n. 18.

111 Nathalie Queneau une expeditio Sarmatica avec un empereur appelé Antoninus 65. Après la mention de son appartenance à la confrérie des sodales Antoniniani, l’inscription italienne énonce les liens de parenté qui rattachent Praesens à la dynastie des Antonins. En effet, Commode épousa sa fille Bruttia Crispina 66. C’est pourquoi L. Fulvius C. Bruttius Praesens est qualifié de père de l’impératrice Crispina et de beau-père de l’empereur Commode. Avant d’accèder en 180 à un second consulat 67, C. Bruttius Praesens devint préfet de la Ville, prédécesseur de C. Aufidius Victorinus. Ainsi, lorsque Marc-Aurèle choisit Bruttia Crispina, cette jeune patricienne, « pour épouser son fils Commode, en fait il aurait associé le sénateur le plus prestigieux à la dynastie régnante » 68. En ce qui concerne L. Fabius Cilo Septiminus Catinius Acilianus Lepidus Fulcinianus 69, ce comes Augusti appartient à une famille sénatoriale, originaire de Bétique 70. Trois inscriptions 71 nous apprennent qu’il fut le comes Imperatoris Caesaris Lucii Septimi Seueri Pertinacis Augusti in expeditione Orientali 72. Le Digeste 73 mentionne son statut d’amicus de l’empereur. Son ascension, survenue à l’avènement de Septime Sévère, est certainement due aux services rendus à l’élu des armées du Danube. Après être passé par tous les échelons de la carrière séna- toriale 74, L. Fabius Cilo est un des partisans les plus décidés de Septime Sévère.

65. Pflaum 1966, 34 sq., considère que cette expédition s’inscrit dans la guerre de Marc-Aurèle et de Lucius Verus contre les Germains, connue sous le nom d’expeditio prima Germanica, vers 167. 66. Hist. Avg., Aur. 27, 8. 67. Hist. Avg., Comm. 12, 7. 68. Pflaum 1966, 36 ; Cébeillac 1972, 146. 69. PIR2 F 27. 70. Voir Étienne 1982, 525. 71. AE 1926, 79 (lignes 1-6) (Antochia, Pisidie). [L(ucio) Fabio M(arci) f(ilio) Gal(eria) Ciloni Septimino Catinio] / Aciliano Lepido / Fulciniano co(n)s(uli) co / miti Imp(eratoris) Caes(aris) L(ucii) Septimi / Seueri Pertinacis Aug(usti) / in expeditione Orientali ; CIL VI 1408 = ILS 1141 (lignes 1-5) (Rome), et CIL VI 1409 = ILS 1142 (lignes 1-7) (Rome). 72. Cf. Crook 1955, 163, n. 141 ; Pflaum 1980, 308, n. 24 ; Halfmann 1986, 250, n. 66 ; Queneau 2006, 441, n. 2. 73. Dig. 1, 15, 4. 74. Après avoir géré la préture urbaine au début du règne de Commode, il reçut le commandement de la legio XVI Flauia Firma à Samosate en Syrie du Nord. Proconsul de la Gaule Narbonnaise en 185, il géra la préfecture du trésor militaire vers 187-189 et, comme dernier poste prétorien, le gouvernement de la Galatie de 190 à 192, suivi du consulat suffect, en 193. Le début de sa carrière prétorienne n’a rien d’insolite. Il exerça deux curatelles italiennes ainsi que celle de Nicomédie. La curatelle bithynienne fut exercée au moment de la légation de la province en 193-194. L. Fabius Cilo fut certainement dans un premier temps curateur de Grauiscae, en Étrurie, puis d’Interamna Nahars dans le sud de l’Ombrie. Ces deux curatelles, vers 180-183, ne l’éloignèrent pas de Rome. Les fonctions administratives et financières confiées à L. Fabius Cilo avant la guerre civile s’accordent avec sa nomination comme curateur des deux cités italiennes à proximité de Rome.

112 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

Celui-ci lui confia, dès 193, le commandement des détachements tirés des armées de l’Illyricum, c’est-à-dire des Pannonies et des Mésies, qui devaient se diriger sur Périnthe, en Thrace. Là, L. Fabius Cilo résista victorieusement aux attaques des troupes de l’usurpateur C. Pescennius Niger 75. Il fut comes de l’empereur durant la guerre en Orient contre Niger avec le titre de comes Imperatoris Caesaris Lucii Septimi Severi Pertinacis Augusti in expeditione Orientali. Dès la défaite de Niger, il géra la province de Pont-Bithynie récemment reconquise. « C’était un poste de transition pour ce brillant soldat, et sa légation a dû être de courte durée » 76 puisqu’il fut mis à la tête de la Mésie supérieure vers 195 77. Il commanda des corps expéditionnaires en tant que dux uexillationum per Italiam. Puis, certainement pendant son gouvernement de la Pannonie supérieure avec ses trois légions de 197 à 201-202 78, il revêtit pour la seconde fois le titre de comes Imperatoris Lucii Septimi Seueri. C’est en tant que comes Augustorum que L. Fabius Cilo assura son troisième comitat 79. Au terme de sa carrière, il fut consul ordinaire bis 80 en 204, et il géra la préfecture de Rome 81 jusqu’en 211. Pour C. Fulvius Plautianus 82, ce sont deux inscriptions – une romaine et une africaine 83 – qui mentionnent le titre de comes per omnes expeditiones et de comes et necessarius dominorum nostrorum Imperatorum Augustorum. Hérodien, en quelques phrases, résume bien le parcours de ce célèbre préfet du prétoire 84. De nombreuses inscriptions mentionnent sa préfecture du prétoire 85 à partir de 197. Seul, en 200, Plautien conserva sa préfecture jusqu’à son assassinat le 22 janvier 205. Auparavant,

75. Hist. Avg., Sept. Seu. 8, 12 sq. 76. Rémy 1989, 106. 77. Voir Stein 1940, 52 sq. 78. Voir CIL III 4622, et Fitz 1993-1995, 508. 79. CIL VI 1409 = ILS 1142. 80. Hist. Avg., Carac. 4, 5 sq. 81. CIL VI 1409, et Dig. 1, 12, 1, 1 ; 48, 22, 6, 1. 82. PIR2 F 554. 83. CIL VI 1074 = ILS 456 (lignes 1-8). [Fuluiae Plautillae Aug(ustae) conuigi] / Imp(eratori) M(arci) Aureli Antonini Aug(usti) / Pii Felicis pontificis cons(ulis) / Imp(eratoris) L(uci) Septimi Seueri Aug(usti) Pii Felicis / pontificis et Parthici maximi cons(ulis) III nurui / filiae / [[[C(ai) Fuluii Plautiani c(larissimi) u(iri)]]] / pontificis nobilissimi pr(aefecti) pr(aetorio) necessarii / Augg(ustorum) et comitis per omnes expeditiones eorum /, et AE 1988, 1099 (lignes 1-8). Lepcis Magna. [[C(aio) Fuluio / Plautiano / pr[a]ef(ecto) praet(orio) / c(larissimo) u(iro) co(miti) et / necessario]] domi / norum nostro / rum Imperato / rum Auggg(ustorum). 84. Hérodien, 3, 10, 6. 85. CIL XI 1337 = ILS 1328 (Luna, Italie). C(aio) Fulu[io] / C(aii) f(ilio) Qui[r(ina)] / Plautian[o] / praef(ecto) p[raet(orio)] / ac ne[cessario] / dom[inorum nn(ostrorum)] / ex con[sensu ord(inis)] / plebisq[ue Lunens(is)].

113 Nathalie Queneau il entra par adlectio au Sénat, et il fut honoré des ornamenta consularia 86 en 197. C’est en 203 qu’il fut consul bis 87 ordinaire avec P. Septimius Geta. Son ascension dans l’ordre sénatorial ne s’acheva pas là puisqu’il fut adsumptus inter patricias familias 88. Une telle ascension sociale allait de pair avec une alliance matrimoniale 89. Comme le confirme Dion Cassius 90, son admission au Sénat précédait le mariage de sa fille Publia Fulvia Plautilla avec le fils aîné de Septime Sévère, Caracalla, qui eut lieu avant le 17 septembre 202, date à laquelle elle était déjà Augusta 91. Ainsi, Plautien devenait le beau-père du futur empereur. Il appartenait maintenant à la famille régnante. Il se rendit indispensable aux Sévériens puisqu’il assura un comitat durant toutes leurs expéditions. Pendant la guerre en Syrie contre les Parthes qui venaient d’envahir la Mésopotamie, entre 197 et 199, Plautien accompagna Septime Sévère et Caracalla. À la suite de cette expédition, l’empereur effectua un voyage en Égypte de 199 à 200. L’année suivante, il regagna la Syrie. Enfin, pendant les années 202 et 203, les deux empereurs Septime Sévère et Caracalla, toujours accompagnés de Plautien, se rendirent en Afrique. En fait, toute la domus Augusta était aux côtés de l’empereur : Julia Domna et ses deux enfants. C’est au cœur de cette politique dynastique que Plautien trouvait sa place auprès de l’empereur en tant que membre de la famille régnante et en tant que comes per omnes expeditiones eorum. Le dernier comes sévérien est celui de Caracalla. Il s’agit de C. Octavius Appius Suetrius Sabinus 92. Dion Cassius 93 mentionne l’amitié qui liait ce sénateur italien à

86. Voir Rémy 1976-1977, 166-170, et Benoist 2000, 313-318. Sous les Sévères, l’octroi des ornamenta consularia permet d’entrer postérieurement à l’assemblée et de poursuivre un cursus honorum sénatorial. L’exemple de Plautien est tout à fait spécifique. Lesornamenta consularia lui sont octroyés dès 197, tandis que l’élection à ce fameux consulat ordinaire, en compagnie de l’empereur, en 203, un an après le mariage de sa fille avec Caracalla – sommet d’une carrière privilégiée que la faveur du prince a autorisée –, fut précédée par une adlectio inter praetorios qui prouve que les ornements demeurent à cette époque un privilège qui ne vaut nullement entrée effective dans l’assemblée et que le consulat a donc récompensé un sénateur qui était de surcroît toujours préfet du prétoire. 87. Dion Cassius, 46, 46, 4 ; Hérodien, 3, 11, 2 ; CIL XI 6712, 11 (Volaterrae, Italie). C(aii) F(ului) P(lautiani) pr(aefecti) pr(aetorio) / c(larissimi) u(iri) co(n)s(ulis iterum) ; CIL III 5802 (Augustae Vindelicum, Rhétie) ; CIL VIII 2557 (Lambaesis, Numidie) ; CIL XIV 324 (Ostia, Italie). 88. CIL XI 8050 = ILS 9003 (lignes 1-4) (Tuficum, Italie). C(aio) Fuluio C(aii) f(ilio) Quir(ina) Plau- tiano / pr(aefecto) pr(aetorio) c(larissimo) u(iro) co(n)s(uli) II ad / sumpto inter patr(icias) / famil(ias) necessario dd(ominorum) nn(ostrorum) Augg(ustorum). 89. Voir Corbier 1982, 694. L’ascension d’une famille ne modifie que lentement et partiellement ses horizons matrimoniaux. Le cas est particulièrement net lorsque deux familles, engagées à l’avance dans un réseau d’alliances, s’élèvent ensemble : Caracalla épouse une Fulvia de Lepcis, comme son grand-père, et pas seulement la fille du préfet du prétoire Fulvius Plautianus. 90. Dion Cassius, 75, 15, 2 ; 76, 1, 2. 91. Voir Christol 1986, 102. 92. PIR2 O 25. 93. Dion Cassius, 78, 13, 2.

114 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum l’empereur, et quatre inscriptions mentionnent son titre de comes Augusti 94. Questeur candidat vers 201, tribun de la plèbe candidat vers 203 et préteur de liberalibus causis vers 206, il exerça ensuite huit fonctions prétoriennes civiles et militaires 95. Consul ordinaire 96 en janvier 214, il devint au cours de cette même année iudex ex delegatione cognitionum Caesarian(arum) in prouincia [- - -] inferiore, puis en 215 praefectus ali- mentorum. En 215-216, il fut electus ad corrigendum statum Italiae 97. Enfin, en 216-217, il reçut le gouvernement de la Pannonie inférieure, puis le proconsulat d’Afrique de 228 à 233. En fait, il accédait à de très hautes responsabilités, tant militaires qu’admi- nistratives. Il termina sa carrière comme consul ordinaire iterum en 240 98 et resta un personnage de tout premier plan sous le principat de Sévère Alexandre. Nous consta- tons que, dès le début de sa carrière, C. Octavius Appius Suetrius Sabinus bénéficia de la faveur de l’empereur puisqu’il obtint les deux premières magistratures, la questure et le tribunat de la plèbe, avec la commendatio impériale. Entretenant des liens d’amitié avec Caracalla, il fut son comes pendant l’expédition germanique en 213 99. Quel bilan pouvons-nous faire de l’analyse des cursus honorum de ces quatre comites Augusti honorés d’un consulat bis ? La première constatation concerne le laps de temps qui sépare les deux consulats. L’intervalle est de 26 et 27 années. Sous Marc-Aurèle et Lucius Verus, L. Fulvius C. Bruttius Praesens attend 27 ans. Avec Caracalla, l’intervalle reste stable puisqu’il faut 26 ans à C. Octavius Appius Suetrius Sabinus pour revêtir son second consulat. Pour L. Fabius Cilo et C. Fulvius Plautianus, les deux comites de Septime Sévère et de Caracalla, nous relevons entre les deux consulats un intervalle respectif de onze et six années.

94. CIL X 5398 = ILS 1159 (ligne 9) (Aquinum, Italie). Germ(anicae) expedit(ionis) comit(i) Aug(usti) n(ostri) ; CIL X 5178 (lignes 1 sq.) (Casinum, Italie). [C(aio) Octauio App(io) Suetrio Sabino c(larissimo) u(iro) co(n)s(uli) ordina]rio pontifici / [auguri comiti Aug(usti) n(ostri) electo a]d corrig[end]um statum Italiae ; CIL IX 2848 = AE 1985, 332 (Histonium, Italie), et CIL VI 1551 + 1477 = AE 1985, 37 (Rome). Voir Crook 1955, 185, n. 312 ; Pflaum 1980, 309, n. 28 ; Halfmann 1986, 251, n. 71 ; Queneau 2006, 476, n. 6. 95. CIL VI 1551 + 1477 = AE 1985, 37 (Rome). Il fut successivement legatus prouinciae Africae regionis Hipponiensis vers 207, curator rei publicae à Ocriculum vers 208-209. Il reçut la curatelle de la uia Latina noua vers 209-210, le juridicat per Aemiliam et Liguriam vers 210-211, avant d’être légat de la legio XXII Primigenia à Mogontiacum (Mayence), en Germanie supérieure, de 211 à 213, puis le gouvernement de la Rhétie. Enfin il participa comme praepositus (dux) des détachements des légions I Italica (?) et XI Claudia à l’expédition de l’été 213 contre les Alamans, en Germanie. C’est à ce moment-là qu’il devint le comes de Caracalla. Il fut nommé au cours de la même année légat impérial propréteur de la province de Rhétie. 96. CIL VI 31338a = ILS 452 (Rome). 97. Voir Christol 1986, 55. 98. Ibid., 223 sq. ; cf. Rémy 1989, 106. 99. Voir Christol 1982, 159, n. 2.

115 Nathalie Queneau

À l’exception encore de ces deux derniers, les autres comites sont, dès le début de leur cursus honorum, très en faveur auprès de l’empereur. C. Bruttius Praesens est un sénateur patricien. Avec C. Octavius Appius Suetrius Sabinus, ils ont bénéficié de la recommandation impériale pour la questure et la préture. Ces deux comites entretenaient des liens d’amitié et de proximité avec le Princeps. En ce qui concerne L. Fulvius C. Bruttius Praesens, son père avait déjà été désigné comme collègue d’Antonin le Pieux pour le consulat en 139. De plus, sa fille Bruttia Crispina épousa Commode. De cette façon, ce comes était étroitement lié à la dynastie des Antonins. Des liens d’amitié liaient C. Octavius Appius Suetrius Sabinus à l’empereur Caracalla. Sans revenir en détail sur sa carrière, notons que C. Bruttius Praesens, comes Augusti patricien, termina son cursus honorum par la préfecture de Rome et l’ité- ration du consulat. À l’issue de ces observations, nous sommes tentée d’affirmer que l’obtention d’un second consulat pour ces sénateurs était, somme toute, normale. Nous ne pouvons pas encore apprécier si leur comitat a été décisif pour leur cursus honorum. Néanmoins, il apparaît que la faveur impériale, dont ces sénateurs bénéficiaient, trouvait sa consécration avec cet honneur exceptionnel à la fin de leur carrière. L. Fabius Cilo et C. Fulvius Plautianus présentent un autre cas de figure. Com- ment, en effet, expliquer un laps de temps si court entre les deux consulats ? À la diffé- rence des autres comites Augusti, ni l’un ni l’autre n’est issu d’une famille patricienne et n’a bénéficié de la faveur impériale au début de sa carrière. Pour L. Fabius Cilo, c’est à partir de 193 que son cursus devint exceptionnel. Ce sont, donc, les boulever- sements suscités par la guerre civile et le changement dynastique qui ont précipité sa carrière sénatoriale. Ce comes de Septime Sévère et de Caracalla a été propulsé jusqu’au cercle des intimes et des grands acteurs de l’entourage impérial. L. Fabius Cilo bénéficiait d’une complicité et d’un soutien sans égal de l’empereur et de son fils Caracalla, depuis sa prime jeunesse 100. « Compagnon des premiers jours, il n’eut pas à se plaindre de son choix, puisqu’il fut comblé d’honneurs et de richesses » 101. C’est un autre statut que revêt C. Fulvius Plautianus. Appartenant à l’ordre équestre, ce préfet du prétoire devint le beau-père du futur empereur Caracalla. « Éminence grise » de la dynastie des Sévères, il accéda au sommet de la carrière sénatoriale avec le consulat bis. Les raisons évoquées d’un tel destin rappellent l’origine géographique et familiale commune entre C. Fulvius Plautianus et Septime Sévère et la politique matrimoniale sévérienne désireuse d’asseoir solidement une nouvelle dynastie. Rappelons également les capacités militaires de ce préfet du

100. Dion Cassius, 77, 4, 2-5 ; 77, 5, 1. 101. Rémy 1989, 107.

116 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum prétoire, qui avait sa place dans le consilium principis et revêtit le titre de comes per omnes expeditiones de Septime Sévère et de Caracalla. L’ensemble de ces observations nous amène à considérer que le comitat exercé auprès des empereurs sévériens par L. Fabius Cilo et C. Fulvius Plautianus a eu une incidence sur leur cursus honorum. C’est au cours des expéditions multiples que ces sénateurs devinrent les soutiens de la dynastie africaine. En récompense de leur fidélité, Septime Sévère leur accorda un consulat bis. Pour apprécier l’impact de la fonction de comes Augusti pour l’obtention d’un second consulat, il faut étudier des carrières de sénateurs qui bénéficièrent de cet honneur sans avoir effectué un compagnonnage. Nous avons donc choisi des consuls dont le cursus honorum se déroulait sous les dynasties antonine et sévérienne. Parmi ces sénateurs récompensés, citons le cas de Q. Iunius Rusticus 102. Des rapports intellectuels liaient le futur empereur Marc-Aurèle à ce sénateur. Celui-ci était « très estimé à la guerre comme dans la paix et très versé dans la doctrine stoïcienne » 103, ce qui ne pouvait qu’être apprécié par ce prince philosophe. En 133 104, il reçut le consulat suffect avec Q. Flavius Tertullus. La faveur impériale lui permit de gérer un second consulat en 162 avec L. Titius Plautius Aquilinus 105. Vers 167-168 106, il parvint au sommet de la carrière sénatoriale puisqu’il succéda à Q. Lollius Urbicus à la préfecture de Rome. Le Digeste nous informe que Q. Iunius Rusticus est qualifié d’amicus noster 107. Il entretenait ainsi des liens d’amitié avec Marc-Aurèle et Lucius Verus 108. Le second exemple d’un sénateur honoré d’un consulat bis est Appius Claudius Iulianus 109. Ce sénateur patricien fut consul suffect entre 197 et 210 110. Clarissimus uir, il reçut le proconsulat d’Afrique sous Caracalla ou Elagabal et, en 224, il fut consul bis 111. C’est durant le principat de Sévère Alexandre qu’il devint préfet de Rome 112.

102. PIR2 I 814. 103. Hist. Avg., Aur. 3, 2-4 (traduction Chastagnol 1994, 123). 104. CIL XVI 76 (Arrabona, Pannonie supérieure), et AE 1962, 255 (Gherba, Dacie) ; voir Christol 1986, 26. 105. CIL XI 3936 = ILS 6588 (lignes 14 sq.), Capena, Italie. Iunio Rustico [II / Plautio] Aquilino [co(n) s(ulibus)] ; ILS 4201b (Ostia, Italie) et AE 1948, 115 (Banasa, Maurétanie Tingitane). 106. Cf. Alföldy 1977, 287. 107. Cf. Dig. 49, 1, 1, 3. 108. Voir Pflaum 1966, 74-76. 109. PIR2 C 901. 110. Voir Jacques 1983, 111 sq., n. 45a ; Christol 1986, 31. Pour Rémy 1989, 106, son premier consulat fut géré avant 210, puis il reçut le proconsulat d’Afrique, et c’est en 224 qu’il bénéficia d’un second consulat. 111. CIL XI 2702 = ILS 7217 (lignes 1-3) (Volsinii, Italie). Ap(pio) Claudio Iuliano II co(n)s(ulibus) / L. Brut- tio Crispino / X kal(endas) Feb(ruarias), et CIL XIV 125 = ILS 2223 (Ostia, Italie). Voir Chastagnol 1992, 225. 112. Dig. 31, 87, 3.

117 Nathalie Queneau

Nous observons que ces deux carrières sénatoriales présentent le même intervalle d’années entre les deux consulats. En effet, nous comptons un laps de temps de 27 à 29 ans. C’est un premier point commun que nous relevons avec les comites Augusti honorés d’un consulat bis. Mais au-delà de cette constatation, trop de divergences se dessinent. En effet, la carrière de ces consulaires se déroule principalement à Rome. Or, les comites impériaux présentent des cursus honorum combinant à la fois des charges extraordinaires à Rome et en Italie, mais aussi des gouvernements de provinces impé- riales. Leur comitat les amène, en effet, hors de Rome. Enfin, et cela concerne avant tout les comites patriciens, la faveur impériale dont ils jouirent dès leurs débuts n’existe pas dans le cas de ces sénateurs, même patriciens comme Appius Claudius Iulianus. S’ils eurent des liens de proximité et d’amitié avec les empereurs, ces sénateurs ne pouvaient cependant pas intégrer l’entourage impérial au même titre que L. Fabius Cilo et C. Fulvius Plautianus, qui le firent en tant que comites Augusti. En définitive, à l’issue de cette comparaison entre descomites impériaux et des membres de l’ordre sénatorial honorés d’un consulat bis, nous pouvons avancer que la fonction de comes Augusti a un effet d’accélérateur sur le déroulement d’une carrière. Les cas de L. Fabius Cilo et de C. Fulvius Plautianus le prouvent. L’itération du consulat devenait une récompense impériale accordée pour le soutien et la fidélité envers la dynastie régnante. Devons-nous généraliser cet effet à tous les comites honorés d’un second consulat ? En fait, il convient de rester prudent. L’étude des carrières de ces comites impériaux révèle, en fin de compte, bien peu de différences puisque l’intervalle entre les deux consulats est identique et que leur cursus s’achève par la même charge sénatoriale : la préfecture de Rome. Ces observations nous permettent, néanmoins, de mieux cerner le titre et la fonction de comes Augusti, en croisant l’ensemble de ces informations avec l’analyse des carrières des comites impériaux qui ont bénéficié à la fois des dona militaria et d’un consulat bis.

Comes Augusti, dona militaria et consulat bis Deux comites Augusti, C. Aufidius Victorinus et T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio, ont bénéficié de récompenses militaires, mais aussi d’un second consulat. La conjonction de ces deux honneurs nous amène à analyser leurs carrières. Comme les autres comites Augusti déjà étudiés, C. Aufidius Victorinus et T. Pom- ponius Proculus Vitrasius Pollio reçurent des dona militaria, mais cette fois au nombre de huit. Entre l’intitulé du comitat et l’énumération des récompenses a été gravée la formule : bis donis donatus. C’est une inscription romaine 113 qui présente

113. AE 1934, 155 = AE 1957, 121 (lignes 1 ; 4-12). [C(aio) Aufidio C(aii) f(ilio) Mae]c(ia) Victorino (…) [co(n) s(uli) II praef(ecto) urbi / quindecemuir]o sacris [faciund]is sodali fetia[li Hadrianali Antoni / niano] Veriano [Ma]rciano leg(ato) Augg(ustorum) [pr(o) pr(aetore) [- - -] prouinciae Syriae / proco(n)s(uli) p]rou[inci]ae Africae leg(ato) A[ug(usti) pr(o) pr(aetore) prouinciarum / Hispania]e cite[rior]is et

118 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum le cursus honorum de C. Aufidius Victorinus 114 et son titre de comes imperatorum diuorum Augustorum Antonini et Veri in expeditione Germanica prima 115. Ayant accompagné les empereurs Marc-Aurèle et Lucius Verus lors de la guerre contre les Chattes sur le front germanique entre 162 et 166, il bénéficia des décorations militaires. Il reçut huit hastae purae et huit uexilla. Après son consulat en 155, l’accumulation de ses expériences militaires et stratégiques et de ses missions auprès de Marc-Aurèle facilita son ascension. Il devint proconsul d’Afrique 116 entre 172 et 175 et finalement préfet de Rome à partir de 179, avant son consulat bis ordinaire de 183 117. Le profil militaire de cette carrière est démontré par les légations dans des provinces aux limites de l’Empire 118 et le comitat. Mais elle fut également exceptionnelle puisque honorée par les deux plus prestigieuses magistratures de la carrière sénatoriale 119. L’itération du consulat de C. Aufidius Victorinus s’explique entre autres par les rapports d’amitié 120 qui ont lié ce sénateur à Marc-Aurèle. Cette proximité est confirmée par Dion Cassius. Par ses origines, il était étroitement lié à la famille impériale 121. C’est ainsi qu’il a fait partie du consilium principis, dont les membres étaient des conseillers et des proches de l’empereur. Le dévouement de ce comes Augusti envers la dynastie antonine se vérifie avec l’avènement des Sévères. Si ses fils, M. Aufidius Fronto et C. Aufidius Victorinus, furent consuls, en revanche,

Baeticae [simul comiti imp(eratorum) / diuorum Au]gg(ustorum) Ant[onini]i et Veri in [expeditione / nica prima] qua bis don[atus est do]nis mil[itaribus coronis / aureis II c]oroni[s uallaribus II coronis muralibus II / coronis n]aua[libus II hastis puris IIII uexillis IIII]. 114. PIR2 A 1393. 115. Cf. Crook 1955, 153, n. 43 ; Pflaum 1980, 308, n. 17 ; Halfmann 1986, 249, n. 56 ; Queneau 2006, 337, n. 17. 116. Cf. Fitz 1993-1995, 517, n. 306. 117. Voir Christol 1986, 28, et CIL VI 2099 (Rome) ; CIL VI 3741 (Rome) ; CIL VI 36874 (Rome) ; CIL XIV 4505 (Ostia, Italie) ; CIL XV 7362 (Rome) et ILS 8723a (Simitthus, Numidie). 118. C. Aufidius Victorinus fut légat de Germanie supérieure, des Dacies, d’Espagne citérieure et de Bétique, puis de Bretagne. Voir Mathieu 1999, 89 sq. L’auteur souligne la position privilégiée qu’occupait C. Aufidius Victorinus auprès de Marc-Aurèle. Cecomes Augustorum est exemplaire, comme homme et par sa carrière, des liens qui pouvaient unir l’aristocratie sénatoriale à un empereur. Consul en 155, il devint membre du conseil du prince. Les différentes fonctions exercées par ce sénateur manifestent la confiance de l’empereur dans ses compétences, lorsqu’il prit en 163-165 le gouvernement de Germanie supérieure, puis en 171-172 celui des provinces d’Espagne citérieure et de Bétique réunies en raison du début des incursions maures. Cf. Hist. Avg., Aur. 21-22 ; Sept. Seu. 2. 119. Voir Dabrowa 1998, 197 : avec le consulat suffect et un consulatbis ordinaire, C. Aufidius Victorinus appartient au cercle des personnages les plus importants sous les derniers Antonins. 120. Hist. Avg., Aur. 3, 8. Comme le fait remarquer Dabrowa 1998, 197, C. Aufidius Victorinus est, par son mariage avec Cornelia Cratia (voir Raepsaet-Charlier 1987, 250, n. 282), le gendre de M. Cornelius Fronto, le précepteur de Marc-Aurèle et de Commode, dont il avait lui aussi suivi l’enseignement dans sa jeunesse. 121. Voir Mathieu 1999, 88-91 : c’est en Ombrie que se trouvent les racines du groupe le plus important d’Aufidii des deux ordres et de l’aristocratie municipale au IIe siècle.

119 Nathalie Queneau la disparition des Aufidii de la scène politique s’effectue dès le premier tiers du IIIe siècle. L’origine lepcitaine de Septime Sévère et la montée en puissance au début du IIIe siècle de sénateurs provinciaux – africains notamment – ont certainement poussé les derniers membres de la lignée du IIe siècle à se retirer en Ombrie. Dans le cas de T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio 122, une inscription romaine mentionne son titre de comes Marci Antonini et Luci Veri Augustorum expeditionis primae Germanicae item comes Marci Antonini et Commodi Augustorum expeditio- nis Germanicae Sarmaticae 123. Par deux fois, en tant que comes Augusti et en récom- pense de ses qualités et de ses exploits militaires, il a été décoré 124. À l’issue de ce comitat, T. Pomponius Proculus bénéficia d’une itération du consulat en 176, avec M. Flavius Aper. Un tel honneur s’explique par la faveur impériale. T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio, originaire de en Italie 125, fut choisi par Antonin le Pieux comme questeur 126. Patricien, il accéda directement à la préture. En fait, ce sénateur est apparenté à la famille impériale puisqu’il épousa Annia Fundania Faustina, la cousine de Marc-Aurèle 127. C’est ainsi qu’après avoir géré le consulat en 151, il se chargea de plusieurs gouvernements de provinces, tels que celui de la Mésie inférieure peut-être entre 156 et 159, d’Espagne citérieure, et, entre 163-164 et 166-167, il devint proconsul d’Asie. Il termina sa longue carrière au service des princes en étant le comes des trois empereurs : Marc-Aurèle, Lucius Verus et Commode 128.

122. PIR2 P 747. La carrière de ce sénateur a déjà été étudiée par Pflaum 1966, 23-32, n. 6. 123. CIL VI 1540 = ILS 1112 (lignes 1-9) (Rome). [T(ito) Pomponio T(iti) f(ilio) Pob(lilia ?) Proculo / Vitrasio Pollioni co(n)s(uli) II amico ? / Augg]ustorum comit[i M(arci) Antonini / et L(uci) Ver]i Augg(ustorum) expeditio[nis primae / Germ]anicae item comiti [M(arci) Antonini / et Com]modi Augg(ustorum) expeditio[nis Germani / cae Sar]maticae bis donis m[ilitaribus do / nato cor]onis muralibu[s II uallaribus II aure / is II] has[tis puris IIII uexillis IIII]. Voir Crook 1955, 180, n. 275 ; Pflaum 1980, 308, n. 21 ; Halfmann 1986, 250, n. 60 ; Queneau 2006, 354, n. 22. 124. Maxfield 1981, 151. L’auteur présente une lecture différente du CIL. Pour lui, Il convient de lire un L à la place d’un H. Cela permet donc de restituer plutôt … II c]las[icis …] à la place de has[tis …]. Ainsi, les dona militaria de ce sénateur sont restitués normalement, dans l’échelle consulaire des récompenses, et le nombre des hastae et uexilla doit être doublé, passant de quatre à huit : bis donis militaribus donato coronis muralibus II uallar. II aur. II classicis II hastis puris VIII uexillis VIII. 125. Cf. Raepsaet-Charlier 1987, 76. 126. CIL XII 361 (Reii Apollinaris, Gaule Narbonnaise). 127. Une inscription de Rome (CIL VI 1540 = ILS 1112 [lignes 11-13]) précise sans équivoque la nature de l’alliance : marito Anniae Fundaniae Faustinae Imp. Caesaris M. Antonini Aug. et diuae Faustinae Piae patruelis, adfini domus Aug. En termes clairs, Vitrasius Pollio était le mari d’Annia Fundania Faustina, la cousine germaine de Faustine la Jeune, et donc la cousine au second degré de Commode. Voir Raepsaet-Charlier 1987, 76 sq., n. 60. Annia Fundania Faustina, cousine de Marc-Aurèle (ILS 1112), accompagna à León son époux lors de son gouvernement de l’Espagne citérieure. 128. Par deux fois, il a accompagné les empereurs en tant que comes dans des expéditions militaires sur le front danubien : Marc-Aurèle et Lucius Verus en 167-168 en Germanie, puis Marc-Aurèle et Commode en 173-175 contre les Sarmates.

120 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

L’analyse conjuguée des carrières de ces deux comites Augusti récompensés et consuls bis présente des points de concordance. Tout d’abord, nous constatons que ces comites ont servi les mêmes empereurs, Marc-Aurèle et Lucius Verus. Sur le front germanique, C. Aufidius Victorinus combattit contre les Chattes 129 entre 162 et 166 après J.-C. C’est l’année suivante que l’on y retrouve T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio. Le deuxième point commun à ces deux personnages est leur engagement aux côtés de la dynastie antonine, récompensé par l’octroi d’un second consulat. Enfin, le troisième point de convergence est l’attribution de fonctions religieuses auprès du Princeps. C. Aufidius Victorinus fut un desquindecimuiri sacris faciundis et appartint à plusieurs collèges, comme celui des fetiales, des sodales Hadrianales et des sodales Antoniniani Veriani Marciani. T. Pomponius Proculus fut membre du collège majeur des pontifes. De telles fonctions ne pouvaient que compléter de très belles carrières sénatoriales. Les carrières de ces comites Augusti démontrent que l’empereur savait utiliser leurs capacités dans le cadre de postes à responsabilité, comme un comitat lors d’une expédition et le gouvernement d’une province impériale. Le Princeps, après avoir mis à profit pour la défense et l’administration de l’Empire les qualités et le dévouement de ces personnages, les récompensait en leur accordant un second consulat. Pour mieux évaluer l’impact de la fonction de comes dans l’obtention des dona militaria et l’itération du consulat, il faut confronter les carrières de ces deux comites avec celles de sénateurs qui bénéficièrent de ces deux honneurs sans avoir revêtu le titre de comes Augusti. Les exemples les plus significatifs sont ceux de Q. Glitius Atilius Agricola 130 et L. Catilius Severus Iulianus Claudius Reginus 131. Le cursus honorum de ces deux sénateurs présente un schéma traditionnel. Ce sont de belles carrières puisqu’elles s’achèvent par l’itération du consulat. Si nous les comparons à celles de C. Aufidius Victorinus et T. Pomponius Proculus, nous relevons des points de divergence. Comme eux, ils furent décorés pour leur participation à la guerre ; mais ce fut en tant que gouverneur de la province qui était le théâtre d’opérations militaires, et non comme comes Augusti. Légat d’Auguste propréteur de Pannonie de 100 à 103, Q. Glitius Atilius Agricola participa en 102 à la guerre dacique et reçut des dona militaria 132. De 114 à 117, L. Catilius Severus Iulianus Claudius Reginus fut

129. Hist. Avg., Aur. 8, 8. 130. PIR2 G 181. 131. PIR2 C 558. 132. CIL V 6977 (lignes 1-2 ; 7-9) (Augusta Taurinorum, Italie). [Q(uinto) Glitio] P(ublii) f(ilio) Stel(latina tribu) / [Atilio] Agricolae co(n)s(uli) II (…) donato ab eo bello Dacico donis militaribus corona / murali uallari classic(a) aurea hast(is) / puris IIII uexillis IIII.

121 Nathalie Queneau légat d’Auguste de la province impériale de Cappadoce et d’Arménie majeure et mineure. Cette province servait de base à la guerre parthique de Trajan. C’est à cette occasion qu’il reçut des décorations militaires conformes à son rang consulaire 133. Le second point de divergence est le contexte de l’obtention du second consulat. Q. Glitius Atilius Agricola obtint son consulat bis en 103 à son retour de la guerre dacique. Il avait géré son consulat suffect en 97. L. Catilius Severus Iulianus Claudius Reginus, à l’issue de la guerre contre les Parthes en 117 et après sa légation en Syrie, géra un consulat bis ordinaire en 120. Il avait obtenu les faisceaux consulaires en 110. L’itération du consulat est donc un honneur récompensant une participation à la guerre. Cela explique le laps de temps très court qui sépare les deux consulats : 6 ans pour Q. Glitius Atilius Agricola, et 10 ans pour L. Catilius Severus. Or, pour les deux comites Augusti, l’obtention du consulat bis est intervenue à l’issue de leur longue carrière au service des princes. C. Aufidius Victorinus,comes Augusti entre 162 et 166, obtint un second consulat en 183. Il avait été consul suffect avec M. Gavius en 155. L’itération du consulat est survenue 17 ans après son comitat. Entre temps, C. Aufidius Victorinus devint proconsul d’Afrique entre 172 et 175 et préfet de Rome à partir de 179. L’intervalle entre les deux consulats est de 28 ans. Pour T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio, il est de 25 ans. Ce patricien, consul suffect en 151, fut consulbis ordinaire en 176. Entre ces deux dates, il assura plusieurs légations de provinces impériales et son proconsulat d’Asie. Une fois son comitat achevé auprès de Marc-Aurèle et Commode, en 175, il bénéficia d’un second consulat. Ce fut son dernier honneur. La dernière différence entre ces deux profils de personnages se révèle dans leurs origines. Q. Glitius Atilius Agricola et L. Catilius Severus Iulianus Claudius Reginus sont des homines noui d’origine italienne. Q. Glitius Atilius Agricola, fils de chevalier, « a gravi tous les échelons d’une carrière officielle, depuis les charges préparatoires à l’entrée dans le Sénat, jusqu’aux plus hautes dignités » 134. Il fut questeur de Vespasien entre 76 et 79. L. Catilius Severus Iulianus Claudius Reginus est, lui aussi, issu de l’ordre équestre. Il bénéficia, vers 90-91, de la concession du latus clauus par Domitien. C’est ainsi qu’il entra dans l’ordre sénatorial. Si les deux comites impériaux sont également d’origine italienne, ils sont, en revanche, issus de familles sénatoriales 135.

133. CIL X 8291 = ILS 1041 (lignes 1-3 ; 6-8) (Antium, Italie). [L(ucio) Catilio Cn(aei) f(ilio) C(laudia tribu)] / [Seuer]o Iuliano Cl(audio) R[egi]no / co(n)s(uli) II (…) d]onis militaribus / donato a diuo Tra[iano] corona mur[ali] / uallari navali h[astis puris IIII, uexill]is IIII. 134. Voir Cébeillac 1972, 82. 135. Notons toutefois que T. Pomponius Proculus est l’héritier d’une famille équestre qui entre sous Trajan dans l’ordre sénatorial. Pour Alföldy 1977, 307, il est fils de sénateur ; pour Raepsaet-Charlier 1987, 76, il appartient à l’ordre sénatorial. Il est sans doute patricien par adlectio.

122 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

Que retenir de cette confrontation entre les comites Augusti qui ont bénéficié des dona militaria et d’un consulat bis et de nouveaux sénateurs également récompensés et ayant revêtu un consulat iterum ? Nous constatons que la combinaison du comitat impérial, des décorations militaires et d’un second consulat concerne essentiellement des sénateurs très en faveur auprès de l’empereur, et cela dès le début de leurs carrières. Des liens d’amitié et familiaux ont favorisé une proximité entre l’empereur et les comites, au point que ceux-ci ont pris une part active dans les décisions impériales. L’obtention d’un second consulat constitue la consécration d’une carrière sénatoriale dévouée à l’empereur. Pour les autres sénateurs, récompensés et ayant obtenu un consulat bis, nous ne relevons pas de rapports personnels entretenus avec le Princeps. Ces homines noui, par leurs origines et la composition de leurs carrières, correspondent à ce groupe de nouveaux sénateurs qui, tout en assurant le renouvellement de la Haute Assemblée, restaient dévoués à l’empereur sans pour autant intervenir directement dans le gouvernement de l’Empire. Cette étude permet de définir plus précisément la fonction de comes Augusti. L’attribution des dona militaria souligne le caractère militaire du comitat. L’itéra- tion du consulat pour certains comites impériaux constitue l’apogée de très belles carrières sénatoriales aux IIe et IIIe siècles. Ces personnages concernés sont à la fois de très grands militaires et des membres de l’entourage impérial, voire du consilium principis. Néanmoins, des liens d’amitié avec l’empereur et / ou des origines patri- ciennes permettaient à des sénateurs d’accéder à un consulat bis sans avoir revêtu le titre de comes Augusti. Par ailleurs, cette fonction s’est adaptée aux conjonctures militaire et politique sous le Haut-Empire en accentuant la participation des comites impériaux au gou- vernement du monde romain. Ainsi, lors du principat de Marc-Aurèle et de Lucius Verus, des comites sont, à la fois, de grands militaires récompensés et des consuls bis. Le comitat impérial présente donc une dimension évolutive tout en conservant un contenu structurel : celui d’être aux côtés du Princeps.

Nathalie Queneau Docteur en Histoire de l’Université de Paris IV – Sorbonne Chargée d’enseignement à l’ICP

123 Nathalie Queneau

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126 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum

Tableau 1 – Les Comites Augusti 136

Comes Augusti et dona militaria P. Aelius Hadrianus (CIL III 550 ; Hist. Avg., Hadr. 3, 2) D. Terentius Scaurianus (CIL XII 3169) C. Iulius Quadratrus Bassus (AE 1934, 177) C. Cilnius Proculus (AE 1987, 392) M. Pontius Laelianus Larcius Sabinus (CIL VI 1497 ; CIL VI 1549) M. Claudius Fronto (CIL III 1457 ; CIL VI 1377)

Comes Augusti et consulat bis L. Fulvius C. Bruttius Praesens (CIL X 408) L. Fabius Cilo Septimius Catinus Acilianus Lepidus Fulcinianus (AE 1926, 79) C. Fulvius Plautianus (CIL VI 1074 ; AE 1988, 1099) C. Octavius Appius Suetrius Sabinus (CIL VI 1551 ; CIL X 5178 ; CIL X 5398)

Comes Augusti, dona militaria, consulat bis C. Aufidius Victorinus AE( 1934, 155) T. Pomponius Proculus Vitrasius Pollio (CIL VI 1540)

Tableau 2 – Comes Augusti et dona militaria

Nom Comitat Expédition / guerre Dona militaria Expédition P. Aelius Hadrianus Comes de Trajan * contre les Daces D. Terentius IIII coronae, IIII Comes de Trajan 1re guerre dacique Scaurianus hastae, IIII uexilla C. Iulius Quadratrus Comes de Trajan 2nde guerre dacique * Bassus Comes de Trajan Expédition IIII coronae, IIII C. Cilnius Proculus et d’Hadrien contre les Parthes hastae, IIII uexilla Guerre M. Pontius Laelianus Comes de IIII coronae, IIII contre les Arméniens Larcius Sabinus Lucius Verus hastae, IIII uexilla et les Parthes Comes de Guerre contre les IIII coronae, IIII M. Claudius Fronto Lucius Verus Marcomans hastae, IIII uexilla

136. Les sources mentionnées contiennent les différents parcours de chacun d’eux.

127 Nathalie Queneau bis

180 204 203 240 Consulat 179 203-211 Préf. de Rome 153 193 197 214 Consulat bis guerre Expeditio Expeditio Orientalis Sarmatica Per omnes Expédition germanique expeditiones Expédition /

et consulat

de Caracalla Augustorum Comes Comes Comes Comitat Comes Augusti et de Caracalla de Marc-Aurèle de Septime Sévère de Septime Sévère et de Lucius Verus Comes Comes Comes et necessarius Tableau 3 – * Patricien Adsumptus inter patricias familias Nom L. Fabius Cilo Septimius Catinus Acilianus Lepidus Fulcinianus C. Fulvius Plautianus C. Octavius Appius Suetrius Sabinus L. Fulvius C. Bruttius Praesens

128 Le comitat impérial : des dona militaria au consulat iterum bis

1 83 17 6 Consulat 1 8 0 Préf. de Rome 1 5 1 55 Consulat bis

et consulat IIII hastae, IIII hastae, IIII uexilla, IIII uexilla, IIII coronae, IIII coronae, dona militaria bis donis donatus bis donis donatus

/ dona militaria , guerre Sarmates Expédition Expédition Expédition germanique germanique germanique et contre les Expédition

Comes Augusti Comes Comes Comes Comitat de Marc-Aurèle de Marc-Aurèle de Marc-Aurèle et de Commode et de Lucius Verus Lucius de et Verus Lucius de et Tableau 4 – Nom C. Aufidius Victorinus Pollio Vitrasius Proculus Pomponius T.

129

ENTRE RÉALITÉ ET FICTION, LA FRONTIÈRE ÉGYPTO-ÉTHIOPIENNE CHEZ AELIUS ARISTIDE, XÉNOPHON D’ÉPHÈSE, PHILOSTRATE ET HÉLIODORE D’ÉMÈSE

Un archéologue, spécialiste de la région de la première cataracte du Nil, J. Locher, déplorait naguère le peu d’intérêt accordé par les scientifiques aux témoignages litté- raires, notamment à celui d’Aelius Aristide, concernant cette région 1. En revanche, à la même époque, un archéologue spécialiste du Soudan, E. Fantusati, se fondant sur un passage de Philostrate, n’hésitait pas à écrire, à propos de la ville frontière de la Dodécaschène, Hiera Sykaminos : « No doubt, Philostratus of Lemnos […] is the author who gave the ampliest range of elements concerning such settlement » 2. Nous nous proposons donc d’entreprendre un examen critique des informations dont nous disposons, à la fois pour répondre à l’attente de J. Locher et pour vérifier si l’assurance d’E. Fantusati est fondée. Une confrontation des textes littéraires et des données archéologiques paraît s’imposer à propos de cette zone tampon qui revêtait un triple intérêt – militaire, politique, commercial –, si bien que les empereurs romains cherchaient à la contrôler, comme l’avaient cherché avant eux les pharaons et les Ptolémées. Mais les confins de l’Égypte et de l’Éthiopie, celle-ci étant plus ou moins vue par les géographes anciens comme le prolongement de l’Inde, ne sont pas des espaces neutres : ils ne représentent pas seulement un enjeu entre la puissance de Rome et les royaumes barbares du Sud, ils sont aussi, et peut-être surtout, d’un point de vue gréco-romain, un espace investi par le mythe et l’imaginaire. En effet, entre la représentation que les Grecs, depuis Homère, se sont faite de l’Égypte et surtout de l’Éthiopie, dont les habitants sont ceux des limites (cf. Od. I, 23), et les préoccupations stratégiques des Romains qui visent à fixer les bornes méridionales de l’Empire, la frontière égypto-éthiopienne s’inscrit comme un point nodal que la configuration géographique – l’étroite vallée du Nil et les Cataractes, plus précisément la première cataracte – contribue, semble-t-il, à rendre plus crucial

1. Locher 1999, 9. 2. Fantusati 2003, 42.

Kentron, no 27 – 2011, p. 131-150 Patrick Robiano encore et d’autant plus fantasmatique : Tacite, dans ses Annales (2, 61, 2), présente Éléphantine et Syène comme d’« anciennes barrières de l’empire romain, qui s’étend aujourd’hui jusqu’à la mer Rouge » 3. Par conséquent, pour mesurer l’impact symbolique de ce passage entre deux mondes et son exploitation littéraire, pour interroger la notion même de frontière, j’ai retenu quatre auteurs de l’époque impériale : l’auteur d’un discours à résonance autobiographique, Aelius Aristide ; deux auteurs d’œuvres de fiction, Xénophon d’Éphèse et Héliodore d’Émèse, et l’auteur d’un ouvrage largement fictionnel, Philostrate. Soit quatre œuvres, le Discours égyptien (le trente-sixième dans l’édition de Keil 4), les Éphésiaques, les Éthiopiques et la Vie d’Apollonios de Tyane. De fait, ce corpus, qui croise des regards d’énonciateurs au statut différent, suscite immédiatement une question : quel crédit accorder à ces récits ? En d’autres termes : quelle est la part d’affabulation ? Quelle est la part de véridicité ? Le témoignage d’un témoin oculaire est-il forcément plus recevable que celui d’un romancier ? D’ailleurs, à part le cas d’Aelius Aristide, les œuvres retenues dans cet article sont d’abord des œuvres de fiction, qu’il convient de lire en tant que telles, la frontière égypto-éthiopienne étant un seuil qui a un sens dans l’économie du récit fictionnel. Cela étant, on sait, au moins depuis les Mémoires d’Ulysse de F. Hartog 5, que la frontière dit autant sur Soi que sur l’Autre, voire plus sur Soi que sur l’Autre, et invite à une (re)définition de l’identité des scripteurs. De plus, quel que soit le rapport du narrateur avec ce qu’il restitue, il n’est pas interdit de penser que ce qui est dit de la frontière est alimenté par la littérature produite antérieurement et se nourrit d’une riche intertextualité, qui crée une réalité plus qu’elle ne reflète la réalité ; ou, pour citer C. Jacob :

La géographie littéraire et traditionnelle, réduite à une série de « lieux communs » sur les confins du monde, est plus utile à l’homme du IIe siècle que les mesures de Marin de Tyr et de Ptolémée. Il y trouve un ensemble de références culturelles, un cadre accompagnant la lecture des textes majeurs de la littérature grecque. Une géographie réduite à des images d’Épinal, à des topoi descriptifs familiers comme des proverbes 6.

Par conséquent, la frontière est bien, par essence, problématique, et c’est l’exploration des tensions dialectiques qu’elle révèle – ou crée – qui sera au cœur

3. Les éditions et traductions sont celles de la CUF. Pour les œuvres qui n’y figurent pas, la traduction est personnelle, sauf pour la Vie d’Apollonios de Tyane, qui est celle de Grimal 1958. 4. Cf. Keil 1898. 5. Cf. Hartog 1996. Jacob 1991, 135 rappelle que « Dans toute société, l’altérité a pour fonction de renforcer ou de déstabiliser une identité ». 6. Jacob 1991, 168.

132 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne… de ce travail. Ce point de passage entre deux mondes, chaque auteur du corpus le marque à sa manière. C’est pourquoi, pour des raisons d’efficacité, je les aborderai successivement, en commençant par celui qui peut sembler le plus schématique, Xénophon d’Éphèse, et sans suivre l’ordre chronologique 7. Xénophon, dans les livres IV et V de ses Éphésiaques, intègre la frontière égypto- éthiopienne à sa fiction pour deux raisons : la première d’ordre économique, la seconde d’ordre politique, qui jouent un rôle important dans le roman. En effet, l’Éthiopie est mentionnée pour la première fois en IV, 1, 4-5, quand le brigand Hippothoos et les siens « arrivent à Coptos près des frontières d’Éthiopie : c’est là qu’ils feront leurs coups de main, car c’est par cet endroit que passent en grand nombre des marchands qui vont soit en Éthiopie, soit en Inde ». Par une telle affirmation, le narrateur commet, a priori, une erreur grossière en situant Coptos à la frontière éthiopienne, alors que la ville se trouve beaucoup plus au nord, à vingt-sept kilomètres environ au nord de Thèbes 8. Cela dit, pour les Anciens, les distances n’ont pas forcément la même valeur que pour nous. Ainsi, Strabon, qui a remonté le Nil jusqu’à Philae (XVII, 1, 50) et n’est donc pas suspect d’ignorer la réalité géographique, estime que la « frontière actuelle » entre l’Égypte et l’Éthiopie est assez proche de Thèbes «puisqu’elle passe entre Syène et Philae » 9. Il ne faut donc peut-être pas considérer que Xénophon se trompe lourdement sur la localisation de Coptos et, partant, de la frontière. En tout cas, il a raison de désigner la ville comme un lieu de transit entre l’Égypte, l’Éthiopie et l’Inde, ce qu’elle était au moins depuis l’époque ptolémaïque grâce aux ports de Myos Hormos et de Bérénice, auxquels elle était reliée par deux routes jalonnées de postes militaires 10. Strabon XVII, 1, 44 présente Coptos comme

7. J’adopte la datation la plus communément admise : le Discours égyptien d’Aelius Aristide aurait été composé entre 147 et 149, nourri par le voyage de 142 selon Behr 1981, 402, n. 1, ou dans les années 170 selon Cortés Copete 1991, 11 sq. ; le roman de Xénophon daterait du début du IIe siècle et celui d’Héliodore du IIIe, ou du IVe siècle de notre ère, la Vie d’Apollonios de Tyane serait postérieure à 217 (cf. Sirinelli 1993, 281 ; 366). 8. Schneider 2004, 478 voit là la résurgence de la croyance selon laquelle Éthiopie et Inde sont contiguës. Ruiz-Montero 1994, 1090 et 1123, constate des erreurs pour la géographie de la haute Égypte. 9. Sénèque, nat. 4, 2, 4, confondant Philae et Méroé, semble considérer qu’entre Philae et les Cataractes le Nil traverse « l’Éthiopie et les sables à travers lesquels passe la route servant au commerce de la mer Indienne ». Son lecteur n’aurait pas été dépaysé par le texte de Xénophon d’Éphèse. 10. Strabon XVII, 1, 45 la définit aussi comme un marché où arrivent tous les produits de l’Inde, de l’Arabie et de l’Éthiopie riveraine de la mer Rouge. Aelius Aristide est peut-être influencé, d’après Schneider 2004, 27, par Pline l’Ancien, nat. 5, 60. Cuvigny 2000 donne une synthèse récente sur la question ; Ballet 2000, 178 note la présence de céramique noire indienne à Coptos. Obsidienne d’Éthiopie transportée par cabotage et or de Nubie arrivent à Coptos (cf. De Putter 2000, 146 ; 148). D’autre part, les échanges avec l’Inde et l’Orient justifient, à partir de 111 avant J.-C., la titulature du gouverneur de la Thébaïde, « Commandant de la mer Indienne et de la mer Rouge » (cf. Hoffmann et al. 2009, 84, n. 335).

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« une cité commune aux Égyptiens et aux Arabes » 11 ; Aelius Aristide (§ 115) note qu’elle est un « marché indien et arabe ». D’ailleurs, si l’on considère que la route de Bérénice a progressivement sup- planté celle de Myos Hormos, les Éthiopiens sont peut-être les Blemmyes, dont le territoire était limitrophe du port et qui le menaçaient régulièrement 12. Certes, les Blemmyes ne sont pas des Éthiopiens, stricto sensu. Mais Strabon XVII, 1, 53 ouvre une perspective intéressante : il mentionne des montagnes désertiques peuplées de différents peuples, dont les Blemmyes, qualifiés globalement d’« Éthiopiens de la région d’au-dessus de Syène » ; ce sont des nomades vivant de « brigandages », qui attaquaient jadis les voyageurs « sans défense » 13. Par conséquent, Hippothoos semble bien avisé de choisir la région comme base de brigandage, ou, pour le dire autrement, Xénophon d’Éphèse joue avec la représentation mentale que son lecteur a de la route vers l’Inde, une route dangereuse parce qu’elle passe, aux frontières de l’Éthiopie, dans le désert oriental, dans des zones à risques. On peut imaginer aussi que le romancier a recouru à l’Éthiopie parce que les clichés liés au paysage éthiopien – un pays de hautes montagnes – fournissent un cadre idoine à l’action : les brigands « s’établissent sur les hauteurs d’Éthiopie, se font des repaires dans des cavernes et se disposent à dépouiller les voyageurs » (IV, 1, 5) 14. De fait, Hippothoos « se jette sur la caravane », et « l’argent sur lequel il a fait main basse est transporté dans la caverne qui leur sert de dépôt pour le butin précieux » (IV, 3, 5 sq.). Les montagnes éthiopiennes permettent de fondre sur les commerçants de passage avec une relative impunité puisque la région échappe à l’autorité politique et militaire du préfet d’Égypte, mentionné en IV, 2, 1, et que la base des brigands ne semble pas très éloignée du territoire égyptien, en gros une journée de marche 15.

11. Cuvigny 2000, 160 note qu’à l’époque de Strabon, les « Arabes » en question « devaient être surtout des Arabes du Nord, principalement des Nabatéens ». 12. Aelius Aristide, Éloge de Rome, 70, signale, de façon vague, des troubles sur les bords de la mer Rouge, sans doute vers 155. 13. Cuvigny 2000, 172 mentionne des lettres trouvées à Krokodilô attestant, au IIe siècle de notre ère, des attaques de « barbares », c’est-à-dire de Bédouins, et pas encore de Blemmyes. Cuvigny et al. 2003, 346-350, évoque « le désert des barbares », et souligne, 349, n. 149, la difficulté d’interprétation de Strabon XVII, 1, 4 : « La syntaxe ne permet pas de décider si la catégorie des “Éthiopiens” englobe tous les ethniques précédents, ou seulement les ethniques à partir des Blemmyes, ou s’applique seulement aux Mégabares ». 14. La théorie des neiges et des montagnes d’Éthiopie pour expliquer la crue du Nil se trouve, par exemple, chez Philostrate VA II, 18. 15. C’est ce que l’on déduit de V, 2, 2 et V, 2, 4 : Hippothoos, qui veut désormais attaquer des bourgades, part d’Éthiopie et atteint le soir même Areia – par ailleurs inconnue – en Égypte, et la pille. C’est à partir de là qu’il suit le Nil (V, 2, 7), ce qui suggère qu’il vient des zones montagneuses désertiques, peut-être celles de l’Est, entre le Nil et Bérénice.

134 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne…

Or, le récit fait de Coptos le passage obligé de l’héroïne Anthia. En effet, elle a été achetée comme esclave à Alexandrie par un prince indien venu, entre autres, « pour y traiter quelques affaires » (III, 11, 2). Rentrant chez lui, l’Indien passe, le récit le souligne, par la haute Égypte et l’Éthiopie (IV, 3, 1), c’est-à-dire, vraisemblablement, en empruntant la route de Bérénice. Il apparaît que la caravane est constituée dès Alexandrie, avec des produits – « or, argent, vêtements » – qui auraient pu être achetés à Coptos 16. L’attaque a lieu en territoire éthiopien (IV, 3, 5) – le texte est explicite : « Déjà l’on a traversé Coptos et passé la frontière d’Éthiopie quand Hippothoos se jette sur la caravane ». Ce qui incite Polyidos, représentant et parent du préfet d’Égypte, à entreprendre une expédition punitive « jusqu’en Éthiopie » (V, 4, 2), la rumeur se répandant que les brigands viennent de cette région (V, 3, 1), ce n’est pas l’attaque de la caravane de l’Indien Psammis, mais le sac d’une bourgade égyptienne, Areia (V, 3, 1). Le fonctionnaire romain s’octroie donc le droit de poursuite hors des frontières, alors que Hippothoos a décidé de quitter l’Éthiopie par voie de terre pour traverser l’Égypte et atteindre Alexandrie (V, 2, 2). Coptos devient alors pour la seconde fois la scène de l’action : Anthia et le brigand qui la protège s’y trouvent (V, 2, 6), et le militaire envoyé par le préfet d’Égypte l’y récupère (V, 4, 3). Coptos apparaît donc bien comme une plaque tournante où non seulement transitent des marchandises, mais où l’héroïne, réduite en esclavage et toujours objet de désir, passe de main en main, de l’Indien aux brigands, des brigands au représen- tant de l’autorité politique romaine. C’est un pivot, à l’intersection de l’Égypte et de l’Éthiopie, entre l’Empire et le monde barbare. Le texte le met en valeur, reprenant quasiment mot pour mot le syntagme verbal qui dit l’arrivée à Coptos du brigand et d’Anthia descendant le Nil (V, 2, 6) et des militaires remontant le Nil (V, 4, 3) 17. Ce qui frappe chez Xénophon, c’est la solution de continuité entre l’Égypte et l’Éthiopie, cette dernière apparaissant comme un lieu vide, réduit à une pure fonctionnalité : permettre d’échapper à l’autorité romaine. Le narrateur lui-même le souligne : cette région trop peu fréquentée n’est pas intéressante pour des brigands, qui décident alors de retrouver le monde des villes (V, 2, 2), et donc le monde de Rome. Il n’est même pas question d’Éthiopiens, il est question uniquement de bri- gands étrangers qui investissent l’Éthiopie comme base arrière. Et faire de Coptos une ville frontière, au mépris, apparemment, de la géographie, c’est reconnaître l’importance des relations commerciales, et les convoitises qu’elles suscitent. En

16. L’or de Nubie était, en effet, commercialisé à Coptos (cf. De Putter 2000, 148). 17. Unités narratives et segments géographiques sont inséparables et articulés autour du Nil pour dire les aventures de l’héroïne, dans un mouvement d’aller et retour : Anthia est achetée à Alexandrie (III, 11, 3) ; à Memphis, elle prie Isis de la protéger de son acheteur (IV, 3, 3) ; elle est enlevée à proximité de Coptos, où elle sera récupérée par les forces du préfet ; à Memphis, elle prie de nouveau Isis de la protéger de son sauveur (V, 4, 5) ; enfin, elle retrouve Alexandrie (V, 1, 2 ; V, 4, 11).

135 Patrick Robiano posant frontalement Éthiopie et Égypte, Xénophon a, en fait, une stratégie nar- rative, mais en insistant sur la circulation des hommes et des marchandises entre Alexandrie, l’Éthiopie et l’Inde, via Coptos, il prend acte d’une réalité, qu’il ne déforme pas sensiblement : les sources littéraires, et Strabon en premier, décrivent effectivement Coptos comme une cité de transit, et la route de Bérénice comme une voie commerciale importante, ce que l’archéologie confirme progressivement. En revanche, dans la Vie d’Apollonios de Tyane, VI, 2, 1-2, le franchissement de la frontière égypto-éthiopienne par le protagoniste est évoquée avec davantage de précision, et la narration cède la place à une description. Le point de passage est nommé : Sykaminos – en fait Hiera Sykaminos –, et il est attesté dans d’autres sources, dont deux littéraires 18. Il a effectivement été le poste frontière de la Dodécaschène, et Philostrate est donc correctement informé 19. La zone frontière est d’abord caractérisée par une énumération de produits exposés en vue de l’échange, et les deux branches de la voie qui y mènent la désignent clairement comme un lieu de convergence, à partir de l’Égypte et de l’Éthiopie : Apollonios « trouva de l’or non monnayé, du lin, de l’ivoire, des racines, de la myrrhe et des aromates ; tout cela était étalé par terre, sans personne pour le garder, à un carrefour » (ἐν ὁδῷ σχιστῇ). Un carrefour qui, loin de marquer le conflit comme pour Œdipe, marque la convergence et l’entente 20. Peut-on pour autant prendre le tableau comme une représentation fidèle de la réalité et parler, comme le fait Fantusati, d’un « prosperous market » 21 ? Rien n’est moins sûr, tant le passage est complexe. Il faut signaler, d’emblée, l’intervention du narrateur expliquant une coutume qui, selon lui, a encore cours de son temps. Il se fait exégète et ethnographe, antiquaire même, pour affirmer que cette réalité contemporaine d’Apollonios, c’est-à-dire du milieu du Ier siècle – le passage est censé être contemporain de l’accession au trône de Vespasien –, est encore valable de son temps, au début du IIIe siècle : « Je vais expliquer la signification de cette coutume, car elle survit jusqu’à nous ». Le narrateur ne prétend pas l’avoir constaté de ses yeux, ni l’auteur, comme il l’a fait à propos de l’observation des marées de l’Océan (cf. V, 2). Et effectivement, rien n’atteste que Philostrate soit allé dans cette région, même s’il a pu accompagner Septime Sévère

18. La forme « Kaminos » donnée par Jones 2005 est une erreur typographique. Le nom « Hiera Sycaminos » apparaît chez Pline, nat. 6, 184, et chez Claude Ptolémée, Géographie, IV, 5, 74. Pour l’originalité de cette zone de la Dodécaschène, cf. la conclusion de Burnstein 1998, 125. 19. Cf. Locher 1999, 60 sq. ; 230. 20. L’expression qualifie le carrefour où Œdipe tue Laïos (cf. Sophocle, O.R. 733 ; Euripide, Ph. 38 ; Pausanias X, 5, 3). 21. Cf. Fantusati 2003, 41. Il faut corriger une erreur de Török 1988, 138, qui traduit par « daneben steht auch ein Elefant ». C’est de l’ivoire, et non pas un éléphant, qui est proposé. L’erreur vient sans doute de la traduction erronée de Conybeare 1912, 5. Par ailleurs, Török signale, ibid., comme une invraisemblance la mention de l’or non monnayé, qui était monopole royal.

136 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne… en Égypte 22. Quoi qu’il en soit, les limites du monde ne leur sont pas inconnues, à ce qu’ils prétendent. Ce faisant, le narrateur adopte l’attitude d’un historien et manifeste un êthos historiographique. À l’instar, par exemple, d’Hérodote, qui rapporte en III, 97 que les Éthiopiens voisins des Égyptiens leur livraient un tribut annuel d’or brut et de défenses d’éléphant, et signale par l’expression « encore de mon temps » la permanence de cette pratique. Cela dit, est décrite une coutume qui est le modèle même de l’échange, ce que le texte se plaît à souligner par une série de procédés littéraires remarquables :

Les Éthiopiens apportent comme marchandises les produits de l’Éthiopie, les Égyp- tiens, de leur côté, les emportent dans leur pays et apportent au même endroit des marchandises égyptiennes, de même valeur, échangeant ce qu’ils possèdent contre ce qu’ils ne possèdent pas (ἀγορὰν Αἰθίοπες ἀπάγουσιν, ὧν Αἰθιοπία δίδωσιν, οἱ ἀνελόμενοι πᾶσαν ξυμφέρουσιν ἐς τὸν αὐτὸν χῶρον ἀγορὰν Αἰγυπτίαν ἴσου ἀξίαν ὠνούμενοι τῶν αὐτοῖς ὄντων τὰ οὐκ ὄντα).

Mise en valeur des Éthiopiens, cités en premier ; insistance sur le partage de l’espace (« au même endroit », ἐς τὸν αὐτὸν χῶρον) ; répétition, pour souligner la réciprocité, de « produits » (ἀγορὰν), premier mot de la description, précisé dans un cas par un nom, « Éthiopie » (Αἰθιοπία), dans l’autre par un adjectif qualificatif, « égyptiennes » (Αἰγυπτίαν) ; l’équité est exprimée par « de même valeur » (ἴσου ἀξίαν), la complé- mentarité par « échangeant ce qu’ils possèdent contre ce qu’ils ne possèdent pas » (ὠνούμενοι τῶν αὐτοῖς ὄντων τὰ οὐκ ὄντα). Cet échange est à mettre en parallèle avec celui qui concerne Égyptiens et Indiens (III, 35) : celui-ci est régi par une « ancienne coutume », mais la ruse, du côté égyptien, l’entache quelque peu : les Égyptiens contreviennent, en effet, à la loi qui limite le trafic à un seul bateau en en construisant (σοφίζονται) un surdimensionné. Enfin, il faut remarquer que l’échange entre l’Éthiopie et l’Égypte est défini comme un échange entre « continents », ce que masquent trop souvent les traductions 23. Cependant, il semble que le narrateur s’amuse à déconstruire son texte, plus précisément son discours ethnographique. En effet, en VI, 1, 1, il énumère d’abord, parmi les produits éthiopiens, les « aromates », pour conclure avec les « fourmis gardiennes (φύλακες) de l’or » ; au contraire, dans la narration qui suit immédiate- ment, par le recours à un chiasme, c’est de l’or non gardé – tous les produits sont non gardés (ἀφύλακτα) – qui est cité en premier, et les « aromates » en dernier. Cette inversion fait passer le témoignage du côté de la fiction par le jeu littéraire.

22. D’après Locher 1999, 27, n. 57, qui cite Halfmann 1986, 218, Septime Sévère est à Éléphantine en 200. Dion Cassius LXXVI, 13, 1 rapporte que la peste arrête la remontée de l’empereur en Éthiopie. 23. Cf. VI, 1, 2 « les frontières des continents » (τὰ ὅρια τῶν ἠπείρων). C’est vers Méroé (cf. VI, 1, 1) que les continents se rejoignent.

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D’autre part, l’échange est en quelque sorte redoublé par la similitude de la couleur de peau des frontaliers, ce qui donne une population homogène, négation de la notion même de frontière, et création d’un moyen terme, puisqu’elle est consti- tuée, comme telle, par rapport à ses voisins : « Les habitants de ce pays frontière ne sont pas entièrement noirs, mais leur teint est métissé : ils sont moins noirs que les Éthiopiens et plus que les Égyptiens », le grec soulignant, là encore, la symétrie. La frontière ne crée pas une altérité ; elle suscite une réflexion sur l’altérité et produit un récit sans doute plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. En effet, il introduit un discours d’Apollonios qui, sur le mode ironique, commence par « les bons Grecs » (οἱ χρηστοί […] Ἕλληνες), formulation qui sera reprise exactement, également sur le mode ironique, par Thespésion, le chef des Gymnosophistes, les sages éthiopiens, en VI, 20, 2. Apollonios s’exclut du groupe par l’usage de l’article « les » (οἱ) ; il prend du recul, se décentre pour définir l’identité grecque. Ce que le sage reproche aux Grecs, c’est leur cupidité, qu’il oppose à la pureté d’un état antérieur de l’humanité, miraculeusement conservé à cette frontière, quand l’absence de cupidité permettait une harmonie universelle : « Heureux le temps où la richesse n’était pas honorée, où l’égalité florissait, où “le fer noir était abandonné”, où les hommes vivaient dans la concorde et où toute la terre semblait n’être qu’une » 24. La citation du vers 151, modifié et décontextualisé, desTravaux et des Jours d’Hésiode renforce le propos : cette région frontière prolonge l’Âge d’or 25. Mais l’Éthiopie étant, au moins depuis Hérodote, le pays où l’or remplace le fer, où le fer n’a pas d’usage, la vertu de l’échange est peut-être à relativiser 26 ! L’Égypte et l’Éthiopie, terres barbares, apparaissent ici comme l’antithèse de la Grèce. Elles seraient aussi, le mythique s’opposant au politique, l’antithèse du royaume du Grand Roi, dont le passage de la frontière (I, 20, 1), avec le même verbe « exporter » qu’en VI, 2, 1, se caractérise par un contrôle douanier tâtillon et violent, qui ne vise qu’à taxer les marchandises, soumises chacune à un tarif. D’ailleurs, la ville frontière, , c’est-à-dire « la liaison », « le pont », semble avoir été nommée par antiphrase ! Apollonios dit nettement son refus des frontières lors d’un second contrôle : « Toute la terre m’appartient » (I, 21, 2). En ce sens, la frontière égypto-éthiopienne ne peut que le satisfaire, et le discours qu’il y tient sur les défauts de l’homme grec acquiert davantage de poids, le Grec étant désigné comme le contre-modèle de cet échange, que l’on hésite à qualifier de marchand, et où l’homme est absent ; dans ce self service, la marchandise devient autonome. Aux marges de l’Empire, Apollonios trouve un espace d’utopie ; mais, alors que l’utopie prône plutôt l’autarcie, ici est valorisé l’échange non monétaire, et l’échange de proximité : a priori, les produits

24. Traduction personnelle. 25. En fait, le vers d’Hésiode s’applique à l’Âge de bronze, terrible. 26. Cf. Hérodote, III, 23. Les Éthiopiques jouent avec ce cliché (cf. IX, 1, 5 ; IX, 2, 1 ; IX, 24, 1).

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échangés ne sont pas d’origine indienne, mais exclusivement éthiopiens. À ce stade du récit, les relations commerciales maritimes avec l’Inde, que la Vie d’Apollonios mentionne amplement, notamment dans le livre VI, sont encore partiellement ignorées du protagoniste, et du lecteur 27. Néanmoins, s’il insiste sur la frontière politique en représentant son personnage la franchissant, le narrateur connaît peut-être aussi la frontière naturelle qui sépare l’Égypte de l’Éthiopie, puisque Catadoupi est mentionnée en VI, 1, 1 : « L’Éthiopie donne à l’Égypte le Nil qui, commençant aux Cataractes (ἐκ Καταδούπων) à inonder le pays d’Égypte, amène celui-ci tout entier d’Éthiopie ». Si Catadoupi est l’autre nom de Syène, comme il est d’usage, ou désigne la région de la première cataracte, il s’agit bien de la frontière naturelle ; les premiers nilomètres, à ce niveau du fleuve, constituaient d’ailleurs une marque symbolique de cette frontière. Mais il est possible que Catadoupi désigne aussi les sources du Nil se précipitant des montagnes dans un bruit proprement assourdissant – c’est l’étymologie du toponyme –, dans un endroit que visitera plus loin Apollonios (VI, 23 ; VI, 26). Dans ce cas, l’erreur géographique est patente, le texte présentant la cataracte comme « la dernière, lorsqu’on descend le fleuve, et la première en le remontant » (VI, 23). La frontière égypto-éthiopienne acquiert donc chez Philostrate un statut parti- culier, voire paradoxal : elle ne limite pas, elle réunit ; elle s’inscrit dans une réalité politique et historique en nommant le poste frontière de l’Empire, tout en en livrant une évocation anhistorique et largement mythique. Les Éthiopiques présentent une situation plus complexe encore dans la mesure où la frontière est mouvante et présentée comme telle par la narration. En effet, au terme d’une campagne victorieuse, le roi éthiopien Hydaspe voit dans les cataractes la frontière naturelle entre l’Égypte et l’Éthiopie (IX, 26, 2) : « […] je me contente des frontières que la nature même a posées, dès l’origine, entre l’Égypte et l’Éthiopie : les Cataractes » 28. Par cette proclamation, il veut faire coïncider la frontière politique de son État avec la frontière naturelle que constitue la première cataracte près de Syène. Or, de l’époque ptolémaïque à Dioclétien, frontière naturelle et frontière politique n’ont pas coïncidé, la frontière politique étant fixée à Hiera Sykaminos, que les Éthiopiques ne nomment pas 29. Héliodore ne connaît que la frontière de la première cataracte. En X, 1, 2, le narrateur précise que, alors qu’il retournait en

27. Cf. VI, 16, 3, et III, 35. 28. L’idée d’une barrière naturelle, imposée par la divinité, se retrouve, sans la dimension politique, à propos de l’isthme de Corinthe (cf. V, 17, 2), barrière voulue par la providence divine. En revanche, dans la VA, Apollonios invite le Roi à respecter la frontière naturelle et à renoncer, au profit de Rome, à des villages situés au-delà de l’Euphrate, que l’histoire lui a donnés ; la Realpolitik, et non le droit, doit prévaloir, dans son intérêt (cf. I, 38). 29. Cf. Locher 1999, 60 sq.

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Éthiopie, Hydaspe sacrifia « au Nil et aux dieux protecteurs des frontières » ; puis « il changea de direction et s’enfonça dans l’intérieur, ἐκτραπεὶς τῆς μεσογαίας μᾶλλον εἴχετο », à l’écart du Nil donc ; « à Philae, il accorda deux jours de repos à son armée ». Rappelons qu’il est parti de Syène. Il est établi que Philae a toujours été sentie comme la ville frontière entre Égypte et Éthiopie 30. À ce titre, elle était dotée d’un rempart et d’une garnison, et faisait partie, avec Éléphantine et Syène, d’un dispositif mili- taire 31. Hydaspe se heurte d’ailleurs à une résistance et installe une garnison quand il monte sur Syène (VIII, 1, 4). Néanmoins, dire que le roi éthiopien « s’enfonça dans l’intérieur » est problématique, mais la notion d’« intérieur » n’est guère différente, sans doute, de celle d’Aelius Aristide (cf. § 48), et ne signifie qu’un écart par rapport au Nil qui oblige néanmoins à passer par le désert oriental 32. Dans ces conditions, les sacrifices « au Nil et aux dieux protecteurs des frontières » prennent une valeur symbolique, symétrique et inverse de celle adoptée par le premier préfet d’Égypte, Gaius Cornelius Gallus, dont la stèle trilingue de Philae mentionne, elle aussi, des sacrifices «aux dieux locaux et au Nil » 33. C’est le point de vue de l’Empire du Sud, et non celui de l’Empire du Nord, qui est adopté dans les Éthiopiques. Cependant, la dénomination de la zone des Cataractes pose un problème, lié à l’utilisation récurrente de la dénomination Catadoupi : les « Cataractes » sont-elles différentes de celles appelées Catadoupi (II, 29, 5) 34 ? Dans la diégèse des Éthiopiques, cette dernière dénomination semble exclusivement réservée au passé, à l’épisode de la rencontre de Chariclès et de Sisimithrès, l’ambassadeur éthiopien (cf. X, 11, 1). Sinon, la narration mentionne les Cataractes (cf. IX, 1, 1), en amont de Syène, et Syène, par exemple quand le roi Hydaspe vient réclamer au satrape Philae et les mines d’éme- raudes (cf. VIII, 1, 3 ; IX, 1, 1) 35. Il semble bien que Catadoupi soit l’équivalent de Syène.

30. Cf. Bernand 1969, 78, no 142, Épigramme de Catilius, v. 11 sq. Sur les cataractes, voir Diodore I, 22, 3, et sur les cataractes comme frontière, Diodore I, 30, 2 ; I, 32, 8-11. Synthèse chez Locher 1999, 100. 31. Cf. Speidel 1988, 772 sq. ; 795, et Strabon XVII, 1, 54 (prise des trois villes par les Éthiopiens). 32. Keil 1898, note ad loc., écrit : « vetustissimam viam etiamnunc ex parte servatam Aristides sequebatur, quae longe recedens a Nili litore dextro per medium desertum a Syene ad Philas ducebat ». Voici le texte d’Aristide : πολὺ τῆς ὄχθης ἀποσπάσας τοῦ ποταμοῦ. 33. Cf. Hoffmann et al. 2009, 89, pour la version hiéroglyphique ; 162-164, pour les versions latine et grecque. Le texte porte θεοῖς πα[τρώοις] ; OGIS I, 130, 10 contient une formulation semblable (καὶ τοῖς ἄλλοις ἐπὶ τοῦ καταράκτου δαίμοσιν). 34. Si l’on en croit la Souda, s.v. Κατάδουπος, la synonymie est parfaite. En II, 17 Hérodote établit un partage de l’Égypte « à partir de Catadoupi » (ἀπὸ Καταδούπων) et d’Élephantine, Syène n’étant pas nommée. Pline l’Ancien, nat. 5, 54 (ad locum Aethiopum qui Catadupi uocantur, nouissimo catarracte) et 6, 178 (Catadupi, deinde Syenitae), établit une distinction. 35. La note de la CUF, t. 1, p. 84, n. 3 (« Catadoupy désigne la ville qui se trouvait auprès de la première cataracte, près de l’île de Philae ») est erronée, ou ambiguë : il n’y a pas de ville près de la première cataracte, à part Syène. Remarquons que Chariclès mentionne Syène et Éléphantine, où il se trouvait et d’où il ne pouvait pas rejoindre Syène assiégée (X, 36, 4 sq.).

140 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne…

Catadoupi, siège d’un temple d’Isis – ce qui n’a rien d’étonnant dans une région tout entière consacrée à la déesse –, est située à la frontière, mais pas sur la frontière, puisque l’ambassadeur éthiopien, expulsé la veille, doit avoir franchi la frontière avant le coucher du soleil (II, 32, 2), et ne peut pas, par conséquent, honorer son rendez-vous avec le Grec Chariclès. Si la frontière passe à Hiera Sykaminos, à la limite de la Dodecaschène, ce sont environ cent vingt-six kilomètres qu’il s’agit de parcourir en moins de deux jours ; ce délai de route expliquerait le départ précipité de l’ambassadeur d’Éthiopie. En tout cas, la frontière, manifestement, n’est pas à Syène, que l’ambassadeur aurait quittée plus tard, sans aucun risque, ni à Philae, trop proche pour justifier une telle précipitation. Ce qui nous conduit à penser que Catadoupi désigne effectivement Syène, et que la véritable frontière politique se trouve plus au sud, probablement à la limite de la Dodécaschène. Catadoupi, en d’autres termes Syène, est le siège temporaire du satrape ; c’est là que le roi d’Éthiopie envoie une ambassade pour traiter d’un enjeu économique lié à la frontière, l’exploitation des mines d’émeraudes (X, 11, 1) 36. Il apparaît que celles-ci, et aussi Philae (IX, 6, 5), sont un sujet de discorde. Un long développement du narrateur rappelle qu’Égyptiens et Éthiopiens se disputent la ville constamment (VIII, 1, 2-3) :

La ville de Philae, en effet, se trouve sur le Nil, un peu au-dessus des petites cataractes, à environ cent stades de Syène et d’Éléphantine. Occupée autrefois et colonisée par des exilés égyptiens, depuis lors l’Éthiopie et l’Égypte se la disputaient : l’une la réclamait parce que les cataractes marquaient la frontière éthiopienne, l’autre invoquait cette occupation ancienne par des exilés venus d’Égypte, et prétendait que cette invasion pacifique lui donnait des droits sur la ville. Sans cesse elle chan- geait de maîtres et passait chaque fois aux mains de l’adversaire, à la faveur d’une surprise et d’un coup de main. À cette époque, elle était occupée par une garnison d’Égyptiens et de Persans. Le roi d’Éthiopie envoya une ambassade à Oroondatès. Il réclamait Philae en même temps que les mines d’émeraudes. (Depuis longtemps il avait, comme il a été dit, fait parvenir ses réclamations et n’avait rien obtenu).

Héliodore a peut-être fait des emprunts.

36. Les mines d’émeraudes se situent en gros au nord de la ligne Syène – Bérénice ; c’est le Smaragdus mons des Romains. De façon confuse, Strabon XVII, 45 les situe entre Myos Hormos et Bérénice ; Pline, nat. 37, 69, mentionne les émeraudes éthiopiennes à vingt-cinq jours de marche de Coptos (cf. aussi Élien, NA 7, 18). Théophraste, quant à lui,De lapidibus 34, parle de l’escarboucle d’Égypte qui se trouve « dans la région de Catadoupi et Syène, près de la cité d’Éléphantine ». C’est dire que la région était renommée pour ses pierres précieuses. On connaît par une inscription (I. Pan 51) un certain P. Juventius Rufus, « préfet de Bérénice et directeur des mines d’émeraude et de topaze, des gisements de perles et de toutes les carrières d’Égypte » (cf. Cuvigny et al. 2003, 302).

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Comme Strabon, il situe l’île de Philae par rapport aux « petites cataractes », et par rapport à Syène et Éléphantine 37. En présentant la thèse de la légitimité éthiopienne, fondée sur la naturalité de la frontière, il se souvient peut-être du passage des Enquêtes d’Hérodote (II, 30), qui signale que depuis Éléphantine, dont la moitié est habitée par les Éthiopiens, la présence de l’Éthiopie est forte ; et les exilés égyptiens sont peut-être les transfuges mentionnés dans le même passage, avec la différence notable que l’historien les situe bien en amont, au-delà de Méroé 38. Tout à fait personnelle, en revanche, est la dramatisation qui présente l’île comme une pomme de discorde et l’enjeu de guerres incessantes, ce qui n’est pas historiquement attesté, au contraire 39. Il est tentant de penser que le romancier utilise cette zone frontière comme enjeu dramatique dans l’économie de sa fiction : le droit est-il fondé sur la nature ou sur l’histoire ? La difficulté pour répondre à cette question ouvre le champ des conflits et alimente la narration. D’autre part, il est tentant de penser que le nom même de Philae, « les Amies », désignerait, par antiphrase, une pomme de discorde. Il est frappant de constater, toutefois, qu’Héliodore, par ailleurs si sensible à l’hybridité, ne décrit pas la région frontalière comme une zone de population mixte, à la différence de Philostrate et, nous le verrons, d’Aelius Aristide. Le roi Hydaspe récupère sa fille là où, confiée à un Grec par le gymnosophiste éthiopien Sisimithrès, elle semblait avoir définitivement quitté l’Éthiopie. Or, cette réintégration est contemporaine de la réintégration de Philae. Et l’irrédentisme de Philae est symboliquement remarquable : l’île était depuis les Ptolémées un centre important du culte royal. Son retour dans l’orbite de Méroé équivaut, pour un lecteur gréco-romain, à une captation du pouvoir impérial ; en d’autres termes, c’est, d’une manière moins violente, reproduire l’enlèvement des statues impériales qui eut lieu en 25 avant J.-C., à l’issue d’une triple attaque des Éthiopiens sur Syène, Éléphantine et Philae 40. Quant à Syène, elle n’est pas revendiquée par les Éthiopiens, parce qu’elle se situe en aval des Cataractes, et donc de la frontière naturelle 41. Rien que de très cohérent. La ville n’est d’ailleurs pas sentie, au premier abord, comme étant cultu- rellement éthiopienne. À preuve, le roi la découvre, guidé par les prêtres du lieu (IX, 22, 2). Cela dit, un même phénomène naturel, l’absence d’ombre au solstice

37. Cf. Strabon XVII, 1, 2 ; XVII, 1, 49, et Locher 1999, 1 ; 99 pour les différentes dénominations. 38. Cf. aussi Strabon XVII, 1, 3. 39. Locher 1999, 133 rappelle que cette affirmation n’a aucun fondement historique. Trois fois seulement la ville a changé de mains. 40. Cf. Strabon XVII, 1, 54. 41. Strabon II, 5, 12 définit Syène comme une ville frontière. Éléphantine non plus n’est pas revendiquée par Hydaspe : Strabon XVII, 1, 48 situe l’île « sur la frontière », et Hérodote II, 30 rapporte que Psammétique et, de son temps, les Perses y maintiennent une garnison.

142 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne… d’été (cf. IX, 22, 4), unit Syène et Méroé, et le roi souligne que l’Égypte est fille de l’Éthiopie, ravivant un vieux lieu commun (IX, 22, 7). D’ailleurs, il semble que s’établisse à la fin de la guerre un partage de souveraineté sur la ville entre Égyptiens et Perses d’une part, Éthiopiens d’autre part : si Hydaspe maintient Syène dans la satrapie, et donc dans l’Égypte (X, 34, 2), le fait qu’il proclame qu’il n’exigera pas d’impôt de la cité dit assez qu’elle reste, sinon en son pouvoir, du moins sous son contrôle (IX, 26, 3 ; IX, 27, 3). Si la cité est bien présentée, sous le nom de Catadoupi, comme égyptienne (II, 29, 5), fréquentée par au moins un Grec et un Éthiopien, « un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, au teint absolument noir » (II, 30, 1), parallèlement, les Éthiopiques insistent sur le rôle commercial de Catadoupi, marché aux épices où convergent les produits « des Indes, d’Éthiopie et d’Égypte » (cf. II, 30, 2) 42. L’ordre d’énumération de la provenance des produits n’est peut-être pas indifférent, du plus lointain au plus proche, pour manifester le pouvoir d’attraction économique de la cité. Le passage d’Héliodore est ironique, ou du moins humoristique, comme celui de Philostrate, et joue avec les clichés. D’abord, Catadoupi est introduite en II, 27, 3 dans le cadre de l’égyptomanie des Grecs 43. Ensuite est mise en scène une comédie sur le thème : un Grec au marché de Catadoupi. Chariclès est un touriste avisé, intéressé par ce qui est rare en Grèce (II, 30, 1). Mais les marchandises qui lui sont proposées semblent trafiquées, et il risque fort d’être trompé, si l’on en croit la déclaration de l’Éthiopien : « Si tu veux acquérir quelque chose d’authentique et de non falsifié, je suis prêt à te le fournir ». Mais l’Éthiopien, qui l’observe, sait aussi que le Grec est retors : « Ne va pas chicaner sur le prix ». Comme dans la Vie d’Apollonios de Tyane, mais cette fois de façon implicite, le discours à la frontière est une critique du Grec par un barbare. Et l’humour et l’ironie sont d’autant plus comiques que le personnage narrateur, Chariclès, reproduit son propre discours et le discours de l’Éthiopien, se donnant ainsi à voir et à entendre, en quelque sorte, comme un objet d’étude et d’observation : « Je t’ai vu acheter » (II, 30, 1) ; « […] j’ai eu la curiosité de t’observer depuis plusieurs jours que tu vis ici et j’ai reconnu que ton caractère était vraiment celui d’un Grec » (II, 31, 5). Quel crédit, d’ailleurs, accorder à cette dernière affirmation ? En effet, le Grec s’avère cupide : « […] je jurai pourtant, dans l’espoir d’obtenir de si belles choses », avoue Chariclès (II, 30, 5) ; ce trait de caractère sera confirmé plus loin dans le roman au moment où une pierre précieuse doit permettre de racheter l’héroïne Chariclée à un marchand grec, Nausiclès (V, 15, 1 sq.).

42. Le nom indigène de la ville signifie le « marché » (cf. Locher 1999, 98). 43. Cf. Whitmarsh 1999, 25.

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D’autre part, dans la transaction que l’Éthiopien propose au Grec, on remar- quera que le produit à vendre n’est pas nommé, mais qu’à peine montré, il se révèle extraordinaire : il s’agit d’une merveilleuse petite fille, la future héroïne Chariclée. Mieux, il s’agit non pas d’une vente, d’un échange, mais d’un cadeau, que suivra un autre cadeau encore plus magnifique : toutes les lois du commerce sont subverties, et il n’y a pas d’échange à proprement parler. Néanmoins, une contrepartie est exigée sous serment, assurer le salut de la fillette. Chariclès est ébahi par une telle proposition. C’est un jeu entre montrer, du côté de l’Éthiopien, et voir, du côté du Grec, qui scelle le pacte entre les deux partenaires 44. Comme chez Philostrate, la frontière égypto-éthiopienne est le lieu d’un échange qui échappe aux lois de l’échange monétaire. Et en ce qui concerne la frontière proprement dite, il semble bien, du moins au temps de la fiction, c’est-à-dire celui de l’Égypte sous domination perse, qu’elle soit l’objet de tensions, qui peuvent trouver un écho au moment de la rédaction du roman, au IIe ou au IIIe siècle, et qui sont récupérées par la fiction. Avec Aelius Aristide, nous abordons un autre type de discours, le discours du témoin qui se présente d’emblée comme un visiteur passionné de l’Égypte et a poussé « jusqu’au territoire éthiopien (τῆς Αἰθιοπικῆς χώρας) » (§ 1) 45. Le texte d’Aristide se trouve donc, logiquement, ponctué de mots qui expriment la connaissance directe, l’autopsie ; son auteur se présente à la fois comme témoin oculaire et auriculaire 46. Il prétend être allé jusqu’à Philae (§ 48), qu’il définit, sans surprise, deux fois (§ 48 ; 58), comme « limitrophe de l’Égypte et de l’Éthiopie », en justifiant cela par le fait qu’elle se trouve « en amont des cataractes ». Ou, pour le dire autrement, « l’Égypte commence » à Éléphantine et Syène (§ 65). Quant à ces deux villes, elles sont situées clairement « à l’extrémité de l’Égypte » (§ 65 ; § 34). En recourant à la forme du duel pour les désigner, πολισμάτοιν (§ 59), Aristide les associe étroitement. Il souligne d’ailleurs que rien, si ce n’est le Nil, ne les sépare (§ 51) ; il précise, contre Hérodote, qu’aucune montagne ne se dresse entre elles ; en revanche, « Syène et Éléphantine sont entre des montagnes » (§ 53). Aristide remarque que, en amont d’Éléphantine, la vallée, coincée entre les pentes montagneuses, réduit l’Égypte au Nil (§ 46). D’autre part, un même phénomène astronomique s’observe au solstice d’été dans les deux villes, ce qui signifie, évidem- ment, que la géographie établit entre elles un lien évident (§ 58). Aristide, cependant, donne sur Éléphantine plus d’informations que sur Syène, peut-être parce qu’il a remonté le fleuve (§ 46) et a d’abord accosté dans l’île,

44. « Montrer » (II, 30, 2 ; II, 30, 3 ; II, 30, 6 ; II, 31, 2) et « voir » (II, 30, 2 ; II, 30, 3 ; II, 30, 4 ; II, 30, 6 ; II, 31, 1) constituent deux champs lexicaux importants. 45. Je n’ai pas pu consulter De Miguel Zabala 1993, ni Raïos 2006. 46. « Ce dont je parle, je le sais parfaitement non pour l’avoir entendu, mais pour l’avoir vu » (§ 50) ; « je l’ai appris d’eux [sc. les Éthiopiens] » (§ 31).

144 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne… comme Chariclès dans les Éthiopiques (X, 36, 5) – qui semble se rendre à Syène via Éléphantine, plutôt qu’il n’est bloqué à Éléphantine à cause du siège de Syène. L’île est située à sept stades des cataractes (§ 47), en aval (§ 50), et appartient à la partie africaine de l’Égypte, « au point de rencontre de l’Égypte, de l’Arabie, de la Libye et de l’Éthiopie » (§ 60). Toutefois, alors qu’il ne s’intéresse pas aux nilomètres, Aristide s’intéresse au passage entre Éléphantine et Syène, parce qu’il s’agit de l’endroit où la crue du fleuve apparaît (§ 65 ; 115). Il affirme qu’il y a bien des sources du Nil entre Éléphantine et Syène (§ 54), d’après les Égyptiens et d’après ses propres constatations : le débit du fleuve augmente brusquement. Il affirme avoir tenté, en vain, de sonder ces sources. Ce faisant, il reproduit l’expérience du roi Psammétique, échoue dans la même tentative, et se livre à une critique d’Hérodote, qui relate l’anecdote et évoque deux montagnes (II, 28) 47. Aristide livre, lui, un constat de visu : il n’y a que deux grands rocs qui émergent. Le Discours égyptien, par l’attention accordée aux phénomènes hydrologiques, pose vraiment Syène et Éléphantine comme un seuil, une rupture, bref une frontière naturelle indiscutable sur le cours du Nil. Syène apparaît comme un chef-lieu, et un poste militaire ; c’est là que réside Aristide, et c’est là qu’il demande au phrourarque, le commandant de la garnison, un bateau et des hommes pour aller voir les Cataractes (§ 49). Il est très probable que c’est aux Cataractes que réside son lieutenant, l’hyparchos, absent au moment du séjour d’Aristide ; le pouvoir est alors assuré par un Éthiopien – apparemment peu hellénisé puisqu’il recourt à des interprètes pour s’entretenir avec les Grecs (§ 55) 48. Ce personnage est décrit comme « un des puissants de la région, τῶν ἐκεῖ δυνατῶν » (§ 55) 49. Lui et ses interprètes sont peut-être ceux, signalés au § 31, qui donnent des informations à Aristide. C.A. Behr pense qu’il s’agit d’un Éthiopien appartenant à la garnison éthiopienne mentionnée au § 48 (οὗ τοῖς Αἰθίοψίν ἐστιν ἡ φρουρά) et qui serait établie sur le site de la moderne Qertassi, sur la rive gauche du Nil, entre Philae et Talmis. Mais rien ne dit qu’Aristide soit descendu si bas ; quel aurait été son but ? D’autre part, l’interprétation repose sans doute sur une traduction hasardeuse, car il semble difficile d’admettre que Rome ait toléré la présence de forces éthiopiennes sur son territoire, y compris la Dodécaschène, quel que fût le

47. Cf. aussi Strabon XVII, 52, qui souligne l’existence de « nombreuses îles », et Tacite, ann. 2, 61, 2, qui mentionne le gouffre en aval de Syène et Éléphantine. 48. Behr 1981, 406, n. 74 comprend « the Prefect ». S’il s’agit d’un officier posté aux « Autels », comme il le pense, il ne peut s’agir que d’un officier subalterne. La traduction par « préfet » semble la règle depuis Canter (Praefectus) ; Waddel 1934 l’adopte aussi, tout comme Cortés Copete 1991. Elle me semble discutable, parce qu’elle suggère un poste important. 49. La stèle de Gaius Cornelius Gallus mentionne déjà un « tyran » autochtone installé par le préfet d’Égypte pour veiller vraisemblablement sur la toparchie de la Triacontaschène (pour une discussion sur ce point délicat, cf. Hoffmann et al. 2009, 150-159).

145 Patrick Robiano statut de celle-ci. L’interprétation de J. Locher, qui comprend « garnison contre les Éthiopiens », me paraît nettement préférable 50. Quoi qu’il en soit, tout cela montre, d’une part, la coexistence pacifique entre Éthiopiens et Romains, d’autre part la sûreté des informations recueillies par Aristide. Quand Hérodote devait se fier à un prêtre de Saïs dont il soupçonnait qu’il pouvait se moquer de lui, Aristide reçoit de la bouche d’un autochtone des renseignements sur les régions situées au-delà de la frontière, et par là même repousse symboliquement la frontière. Son informateur compte trente-six cataractes entre Pselchis et Méroé ; et il sait qu’au-delà de Méroé, il y a confluence de deux fleuves, qui forment le Nil ; quant à leur source, que ni lui ni aucun Éthiopien ne connaît, elle se situe au pays des Noirs (§ 55 sq.) 51. Revenons à la frontière. Les Cataractes. Catadoupi. La même question que chez Héliodore se pose à nouveau. S’agit-il d’une même réalité géographique ? Il semblerait que oui ; en effet, l’expression Catadoupi, utilisée au § 48 (ὑπὲρ Καταδούπων, εἰς Φίλας διέβαλον) pour une localisation en aval de Philae, équivaut apparemment à l’information du § 58 localisant Philae « en amont des cataractes » (Φίλας γὰρ τὰς ὑπὲρ τῶν καταρρακτῶν) ; l’étymologie de Catadoupi, « assourdissant », est même suggérée dans une autre occurrence, au § 65, où il est question d’un « bruit extraordinaire ». À la différence, semble-t-il, d’Héliodore, Aristide distingue donc bien Catadoupi de Syène (§ 64 ; 65). Il ne décrit ni Syène ni Éléphantine ni Philae. Ce qui l’intéresse, manifestement, ce sont les cataractes, la fracture du fleuve, dans la mesure où elles offrent un spectacle et une scène sur laquelle il souhaite se produire, d’autant plus que le spectacle est difficile d’accès : ni à l’aller, parce que la route est à l’écart, ni au retour, parce que ses accompagnateurs étaient incompétents, Aristide n’a pu le voir dans son parcours entre Syène et Philae, lors d’une première tentative de visite (§ 48). D’où sa demande insistante auprès du phrourarque de Syène pour obtenir une embarcation légère et des guides capables de contraindre « les habitants de l’île des cataractes » à exécuter leur spectacle nautique 52. Aristide souligne les réticences de l’officier : est-ce pour mettre en valeur son propre courage, malgré son mauvais

50. Cf. Locher 1999, 118, n. 24. En revanche, sa correction de βωμούς en βουνούς ne me paraît pas s’imposer : dans les Éthiopiques X, 1, 1, les sacrifices au Nil et aux dieux protecteurs des frontières supposent sans doute des autels. 51. Au § 39, il est déjà question des sources non repérées du Nil. D’après Behr 1981, « Pselchis, presumably the headquarters of the prefect, is the modern Dakch » ; la ville est encore citée au § 81, et localisée en amont des cataractes. 52. D’après Behr 1981 et, avant lui, Keil 1898, notes ad loc., l’île serait Abatos, l’actuelle Bigeh ; Cortés Copete 1991, 37, n. 42, partage cette opinion. Cela est, à mon avis, impossible : d’une part, Abatos était interdite aux profanes (cf. Diodore I, 22, 3 ; Sénèque, nat. 4, 2, 7 ; Plutarque, Is. 20 ; Servius, Aen. 6, 154), et, d’autre part, située à côté de Philae, elle n’est pas en aval des cataractes.

146 Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne…

état de santé (§ 49), ou son double statut de scientifique et de touriste intrépide ? Toujours est-il qu’il voit sa requête satisfaite. Avant Aristide, Strabon XVII, 49 et Sénèque, nat. 4, 2, 4-6, ont décrit les Cata- ractes comme un lieu de spectacle. Avec Sénèque, Aristide partage le souci de signifier que le spectacle offert est double, spectacle naturel et spectacle humain. En effet, il souhaite se rendre sur les lieux « pour voir les cataractes » et pour que les « habitants de l’île des cataractes » lui « montrent les cataractes et le spectacle nautique qu’ils exécutent » (§ 49). Strabon, quant à lui, insiste sur le spectacle offert par les bateliers, et il semble bien que sa description ait influencé Aristide, d’abord parce qu’il signale d’emblée que le spectacle est réservé à une élite, « aux dirigeants », voire exclusivement aux préfets d’Égypte (τοῖς ἡγεμόσιν), ensuite parce qu’il décrit précisément les lieux : la cataracte est au milieu du Nil, elle est formée par la masse d’eau qui glisse d’abord sur un rocher lisse, dégageant de chaque côté un chenal permettant aux bateliers de remonter le courant avant de se laisser entraîner par lui et de franchir la cataracte 53. Aristide insiste, lui, § 50, sur la position centrale de l’île des Cataractes, qui lui permet de profiter pleinement du spectacle des bateliers : « Je remontai le fleuve et du bord de l’île qui, émergeant en son milieu, offre une vue panoramique des cataractes, je vis ces gens se lancer au-dessus des rochers, selon leur habitude » 54. Et, fait remarquable, Aristide souhaite participer au spectacle :

Mieux, je désirai monter sur le canot et faire l’expérience de la traversée, non seulement là où je les avais vus emportés, c’est-à-dire à l’est de l’île, mais, en partant de là, faire le tour du spectacle et, en descendant par l’autre côté de l’île, me laisser entraîner par le courant jusqu’aux villes [Éléphantine et Syène].

En bref, il manifeste le désir d’éprouver physiquement la frontière naturelle qui sépare l’Égypte de l’Éthiopie pour être, peut-être, le premier touriste à avoir accompli cet exploit, ou pour se montrer plus courageux que Strabon qui, dans la traversée régulière pour Philae, avoue avoir eu peur, à tort 55. Que nous a révélé cette rapide étude ? La frontière égypto-éthiopienne rend manifeste une réalité économique, celle des échanges commerciaux et de l’exploi- tation des matières précieuses que l’imaginaire investit au profit de la fiction. Elle apparaît aussi comme un moyen de créer des polarités qui permettent à l’action romanesque de se déployer, mais surtout, peut-être, et de façon paradoxale, elle apparaît comme une limite susceptible d’être effacée plutôt que réactivée. Cette atténuation de la frontière, qui semble bien avoir correspondu au statut particulier

53. Le terme désigne très tôt le préfet d’Égypte, comme l’atteste l’Épigramme de Catilius, v. 8 (ἁγεμόνα). 54. La présence de chenaux est mentionnée chez Strabon comme chez Sénèque, mais seul ce dernier dit clairement qu’ils servent au spectacle (nat. 4, 2, 6). 55. Cf. Strabon XVII, 1, 50.

147 Patrick Robiano de la Dodécaschène, se manifeste essentiellement chez Philostrate et Héliodore, chez lesquels sont constamment soulignés les rapports d’interaction et d’échange entre Éthiopiens et Égyptiens, le Grec n’étant qu’un homme de passage ; dans cet univers des marges, dans cette zone intermédiaire où Grecs et Romains sont rares, la frontière sert surtout à questionner et à définir la singularité et l’identité du Grec. Le cas d’Aelius Aristide est exceptionnel : seul écrivain de notre corpus à avoir effectué le voyage dans la région et à avoir contemplé et voulu éprouver physiquement la frontière constituée par la première Cataracte, il offre un témoignage intéressant, parce qu’il livre, par petites touches, la complexité – qui n’est pas perçue comme telle, au contraire – de la réalité administrative et politique de son temps. Se refusant, comme Héliodore, à la description des villes limitrophes, qui ne valent que comme points de référence par rapport à cette attraction naturelle fascinante que sont les Cataractes, il signifie à la fois la puissance de Rome par la mention des troupes stationnées, mais aussi son pouvoir d’intégration, symbolisé par son interlocuteur éthiopien, à la fois chef éthiopien et fonctionnaire romain par délégation, garant de l’ordre à la frontière et informateur privilégié sur l’au-delà de la frontière. La frontière égypto-éthiopienne est le signe de la réussite de la pax Romana, et un lieu où l’identité grecque n’hésite pas à se remettre en cause. Mais, pour arriver à ces confins, par l’imaginaire ou par la voie du Nil, l’écrivain grec n’a pas cessé de suivre le chemin tracé par Hérodote et, sans doute, Strabon.

Patrick Robiano Équipe du Dictionnaire des philosophes antiques (CNRS)

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150 COMPTES RENDUS

P. Giulierini, P. Bruschetti, F. Gaultier, L. Haumesser, Gli Etruschi dall’Arno al Tevere, Le collezioni del Louvre a Cortona, Milan, Skira, 2011 Dans le contexte d’un passage de la valorisation du patrimoine culturel de l’État italien à la municipalité de Cortone (Province d’Arezzo), le Museo dell’Accademia Etrusca e della città di Cortona (ci-après MAEC) s’investit dans une politique de collaboration internationale : il proposait en 2008 une exposition sur les chefs- d’œuvre d’art étrusque conservés au musée de Saint-Pétersbourg 1, et il propose en 2011 d’accueillir ceux du Louvre au Palazzo Casali, piazza Signorelli, du 5 mars au 3 juillet. L’exposition Gli Etruschi dall’Arno al Tevere occupe quatre grandes salles du MAEC, suivant « un itinéraire partant du territoire de Fiesole pour suivre l’Arno de sa source jusqu’à la Valdichiana et rejoindre le Tibre » 2. Il est ainsi possible de découvrir et de comprendre le fonctionnement de cette région étrusque à partir d’objets variés en excellent état de conservation, produits et utilisés du VIIIe au IIe siècle avant J.‑C. Prolongement attendu de cet événement, le catalogue de l’exposition comprend deux parties : une présentation historique et thématique en six articles (p. 23‑159) 3, puis les fiches descriptives des quarante-quatre œuvres du musée du Louvre, pré- sentées chronologiquement par cité de provenance du nord au sud (p. 161‑265) 4, conformément à l’organisation de l’exposition. Trois thèmes servent de fils conducteurs à l’exposition et au catalogue : la constitution d’une collection d’antiquités à partir de l’exemple du Louvre, l’image culturelle et sociale de l’Étrurie centrale véhiculée par des productions artistiques spécifiques, et les interprétations politiques issues de la position stratégique des cités étrusques localisées le long des grandes vallées fluviales (l’Arno, leClanis et le Tibre), donnant naissance à une certaine unité territoriale. Soulignons d’abord que le catalogue présente un panorama très varié des diffé- rents intermédiaires, marchands et collectionneurs, qui ont alimenté les collections

1. Capolavori etruschi dall’Ermitage (mostra, MAEC, 6 settembre 2008-11 gennaio 2009), E. Ananich, P. Giulierini, P. Bruschetti (éd.), Milan, Skira, 2008. 2. Selon l’explication donnée en trois langues (italien, anglais et français) à l’entrée de l’exposition. 3. Sommaire : G. Camporeale, « Alla scoperta degli Etruschi : dal Medioevo all’Ottocento », p. 23 ; B. Gialluca, « Filippo Venuti. Un ecclesiastico toscano illuminato tra Cortona, Bordeaux, Livorno », p. 37 ; F. Gaultier, L. Haumesser, « L’Etruria interna nelle collezioni del Louvre », p. 73 ; G. Camporeale, « Il territorio dell’Etruria interna lungo le valli del Tevere e dell’Arno : economia e cultura », p. 99 ; P. Giulierini, « I centri etruschi dall’Arno al Clanis, Fiesole, Arezzo e Cortona », p. 117 ; P. Bruschetti, « I centri fra Clanis e Tevere », p. 143. 4. Le catalogue comprend la reproduction de petits objets en bronze et en ivoire, des armes, des sculptures en bronze et en pierre, des bijoux, des terres cuites et des vases en différents matériaux. Kentron, n° 27 – 2011 du Louvre entre le XIXe et le début du XXe siècle, panorama complexe présenté chronologiquement par F. Gaultier et L. Haumesser (p. 73‑97). L’absence de Cortone, la faiblesse des objets en provenance d’Arezzo et la surreprésentation des œuvres de Chiusi (42 % du catalogue) sont à l’image d’une politique d’achat de grandes collections, comme celles de Durant en 1836, de Campana en 1857 (44 % des œuvres exposées) et de Pourtalès en 1865, et d’autres achats effectués de manière plus ponctuelle. G. Camporeale, Lucumon de l’Accademia Etrusca di Cortona, rappelle l’évolution du marché des antiquités étrusques du XIIe au XIXe siècle avec ses dif- férentes politiques culturelles et la progressive prise de conscience, au XIXe siècle, d’une nécessaire publication de synthèses, étape principale dans la construction d’une discipline archéologique (p. 23‑35). Le cas particulier de Filippo Venuti, étudié par B. Gialluca (p. 37‑71), évoque aussi la circulation complexe des idées et des œuvres entre la France et l’Italie (Cortone plus particulièrement) au XVIIIe siècle. Ainsi certaines œuvres, présentées dans l’exposition, reflètent leur adaptation aux goûts de ces collectionneurs : en témoignent un pastiche créé par A. Castellani vers le milieu du XIXe siècle (collier, cat. 12) et l’ajout d’une patine récente pour retravailler l’aspect général de l’objet (kouros, cat. 4, et vase en forme de tête féminine, cat. 33, rendant impossible la reconstitution de la dorure). Les reproductions de dessins du XIXe siècle montrent également les besoins scénographiques d’une époque, comme des griffons en bronze associés aux décorations d’un lit (cat. 13) et l’assemblage d’un couvercle de sarcophage en provenance de Chiusi avec d’autres sculptures ailées, devenu ainsi un imposant monument (cat. 21). L’étude de l’histoire des collections a permis également de retrouver la réelle provenance falisque de deux objets expo- sés à Cortone : une figure féminine déclarée auparavant syrienne (cat. 42) et tout aussi récemment, en 1990, le buste en terre cuite représentant Ariane, emblème de l’exposition à cause de sa rare présentation au public (cat. 43). Un second point important du catalogue est de montrer la spécificité culturelle et sociale de l’Étrurie centrale à partir d’œuvres emblématiques des productions locales. Des vases témoignent de la richesse et de l’originalité de la production de cette aire géographique, comme les askoi en forme de canard de la seconde moitié du IVe siècle (cat. 25), les céramiques imitant des vases en métal (cat. 34), ou encore les lebes‑situla, forme hybride au corps d’oenochoé mais aux anses typiques des lebes produits dans l’aire falisque (cat. 38). Les statues de type Athena promachos sont également caractéristiques des dépôts votifs de l’Étrurie septentrionale et de l’Ombrie (cat. 28). En outre, plusieurs œuvres illustrent l’évolution de la typologie des groupes funéraires de Chiusi : la tradition du canope, qui est propre à Chiusi jusqu’au VIe siècle (cat. 17), les cippes funéraires du Ve siècle (cat. 20), les sarcophages dont les coussins supportant la tête et les pieds du défunt correspondent à une spé- cificité clusinienne du IIIe siècle (cat. 22). L’image culturelle et sociale de chaque cité de l’Étrurie centrale est ainsi véhiculée par les productions artistiques spécifiques.

154 Comptes rendus

Deux articles dans la publication portent sur l’histoire particulière de chaque cité : P. Giulierini (p. 117‑141) et P. Bruschetti (p. 143‑159) décrivent respectivement les centres étrusques de l’Arno au Clanis (Fiesole, Arezzo, Cortone), puis les habitats entre le Clanis et le Tibre (Chiusi, Orvieto, Pérouse, Bomarzo, Falerii, Véies), d’un point de vue chronologique et archéologique. La situation des voies fluviales est mise en valeur dans la constitution d’une zone culturelle qualifiée d’« ensemble organique et original » (p. 144), dans laquelle chaque cité se reconnaît une spécificité propre. Ces articles sont très synthétiques et ne font pas référence directement aux types de productions présentés dans le catalogue. Troisièmement, notons que les bassins de l’Arno et du Tibre fonctionnent comme un espace d’échange et d’unité, grâce à la vallée du Clanis, qui permet d’effectuer la jonction entre les deux, comme le montre la carte (p. 98). G. Camporeale, dans sa seconde communication (p. 99‑116), propose, comme critères d’identité de cet espace, la fertilité de la terre et la qualité des productions agricoles, en se fondant sur les réalités archéologiques et les sources littéraires. Ce territoire apparaît ainsi comme un espace de migration, de passage et de commerce : vers l’Adriatique, grâce aux découvertes du grand dépôt votif de Falterona (quelques bronzes, cat. 4, 5, 6 et 7) – sur la route vers Rimini et Spina –, et vers l’Italie centrale, grâce à la circulation des objets (cat. 32, oenochoé découverte à Gabii, mais fabriquée à Orvieto). Les relations qui existent entre les différents centres de l’Étrurie intérieure sont également présentes dans le catalogue, notamment par l’épigraphie grâce à l’onomastique (cat. 22, 23 et 36) et aux types d’écriture (l’inscription de cat. 33 trouvée à Sovana rappelle l’écriture d’Orvieto 5). Le principal avantage de ce catalogue est donc de regrouper des œuvres très variées, qui n’ont pas été montrées au public depuis longtemps, dans le cadre d’une exposition thématique. Trois objets 6 n’avaient pas été réexposés depuis Les Étrusques et l’Europe (Paris, 1992), et douze autres 7 depuis Gli Etruschi (Venise, 2000). Le reste des œuvres n’avait pas été publié depuis longtemps avec des notices bien documentées et précisément mises à jour, telles qu’elles figurent dans ce catalogue 8 : cinq œuvres depuis plus d’une quarantaine d’années – l’une d’elles (une oenochoé à figures noires

5. L’inscription de cat. 4 est perdue. 6. Il s’agit d’un kouros en bronze (cat. 5), d’une figure féminine (cat. 6) et d’une statue de Minerve (cat. 28). 7. Il s’agit d’un kouros en bronze (cat. 4), d’une pyxide (cat. 8), de bijoux (cat. 9 ; 10 ; 11 ; 12), du pendentif d’Achiloos (cat. 18), d’un askos (cat. 25), d’un oenochoe (cat. 32), d’un vase à tête de femme (cat. 33), d’un pendentif (cat. 35) et d’un buste d’Ariane (cat. 43). 8. Vingt-deux œuvres figurent dans la base de données ATLAS (http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/ visite?srv=crt_frm_rs&langue=fr&initCritere=true, consultée le 22 mars 2011), avec l’indication qu’elles ne sont pas visibles actuellement dans les salles du musée, et vingt et une autres œuvres ne sont pas répertoriées en ligne.

155 Kentron, n° 27 – 2011 de Pérouse, cat. 29) se révélant même inédite ; et l’interprétation de vingt et une autres apparaît dans des travaux universitaires parus depuis les années 2000, mais sans être dotées jusque-là de notice synthétique à jour 9. Une publication raisonnée de ces œuvres était donc nécessaire et sera fort utile pour de nouvelles recherches.

Claire Joncheray

B. Louden, Homer’s Odyssey and the Near East, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 (isbn : 978-0-521-76820-7) L’ouvrage de Bruce Louden (BL) comporte treize chapitres qui procèdent chacun à une étude comparée entre un ou plusieurs passages de l’Odyssée et des textes de la littérature mésopotamienne ou des livres bibliques. Si les comparaisons de textes mythologiques grecs avec les textes du corpus suméro-akkadien sont deve- nues relativement courantes – quoiqu’elles ne soient pas très répandues dans la recherche française –, elles le sont moins avec les textes bibliques. Dans son intro- duction, l’auteur pose la question de savoir pourquoi les commentateurs omettent généralement les comparaisons importantes que l’on peut établir entre les mythes homériques et ceux de l’Ancien Testament. Il propose, comme élément de réponse, l’hypothèse suivante : il se peut qu’en raison de la longue domination exercée par le judaïsme et le christianisme sur l’Occident, une majorité des publics occidentaux modernes, consciemment ou inconsciemment, lisent ces textes en fonction de leur foi et opposent, de ce fait, les récits bibliques et homériques, considérant les uns comme « vrais », « fondés », les autres comme une fiction, donc « faux » (p. 5). C’est une attitude dont il faut se garder, avertit l’auteur, si l’on veut considérer avec le plus d’objectivité possible les rapprochements et les parallèles qu’il met en évidence dans son ouvrage. L’auteur relève ensuite un autre obstacle auquel se heurte le chercheur qui compare les mythes grecs à ceux du Proche-Orient : la théorie selon laquelle l’épopée homérique vient d’un prototype indo-européen ou reflète largement un héritage indo-européen. S’il n’est pas question pour BL de remettre en cause l’appartenance du grec aux langues indo-européennes et l’héritage indo-européen de quelques motifs de l’épopée homérique, il est évident à ses yeux que considérer l’épopée homérique comme essentiellement indo-européenne entrave l’étude de parallèles plus nombreux et plus profonds que présente l’épopée homérique avec les mythes et les épopées du Proche-Orient. L’auteur est ainsi fermement convaincu que, même si les mythes indo-européens et proche-orientaux emploient de nombreux motifs similaires,

9. Bruni 2007 (notice no 2) ne figure pas dans la bibliographie ; notice no 28 : lire Camporeale 2004a.

156 Comptes rendus les combinaisons spécifiques de motifs comprenant des «genres of myth » 10 dans l’Odyssée ont plus de points communs avec les mythes proche-orientaux qu’avec les mythes indo-européens. L’ouvrage de BL s’inscrit donc dans une tradition d’études comparatistes de la littérature grecque avec les littératures du Proche-Orient. Mais pourquoi encore un livre sur l’Odyssée, demande l’auteur lui-même dans son propos introductif ? Selon lui, l’Odyssée comporte un grand nombre de motifs mythiques variés que l’on rencontre dans différentes cultures du Proche-Orient et en particulier, et de manière inattendue, c’est avec des passages de l’Ancien Testament, qui font appel à de semblables combinaisons de scènes typiques, que l’Odyssée offre le plus grand nombre de rapprochements. Étudier ces parallèles permet au lecteur de renouveler sa façon de lire l’épopée homérique. La difficulté, comme toujours dans ce genre d’études comparatistes avec les littératures du Proche-Orient ancien, est de savoir comment s’est diffusée cette matière mythique d’une culture à l’autre. BL pense que le scénario le plus plausible est celui d’un contact entre les Grecs et la culture phénicienne, soit en ancienne Syrie, soit à Chypre, ou dans le monde grec, les anciens Israélites et les anciens Grecs utilisant une source commune ou bien participant d’une tradition commune 11. BL montre que la trame narrative de l’Odyssée combine dix-huit « genres of myth » différents, qu’il analyse tour à tour dans les différents chapitres de son ouvrage en procédant à des comparaisons très nombreuses, par exemple : – la création : chapitre 5, « Odyssey 5 : Ogygia and creation myth ; Kalypso and Ištar », p. 124-134 ; – les monstres marins et le voyage fantastique : chapitre 7, « Odysseus and Jonah : sea monsters and the fantastic voyage », p. 164-179 ; – le combat : chapitre 8, « The combat myth : Polyphêmos and Humbaba », p. 180-196, où Humbaba est le monstre, le gardien géant de la forêt des cèdres dans l’Épopée de Gilgameš, tout aussi effrayant que le cyclope ; – la descente aux Enfers : chapitre 9, « Catabasis, consultation, and the vision : Odyssey 11, I Samuel 28, Gilgameš 12, Aeneid 6, Plato’s Allegory of the Cave, and the Book of Revelation », p. 197-221, où le motif se combine avec celui de la consultation de l’ombre d’un devin et celui de la vision, et où le retour d’Ulysse à Ithaque présente des ressemblances avec le retour du philosophe dans la société dans l’allégorie de Platon ;

10. « By a genre of myth I mean that myths can be seen as falling into, or existing, in specific categories, each usually consisting of a few interconnected type-scenes », p. 2. 11. BL fait appel ici (p. 11) à la distinction établie par K.L. Sparks, Ancient Texts for the Study of the Hebrew Bible, Peabody, Hendrikson Publishers, 2005, p. 4 : « At least four basic types of diffusion are distinguishable : direct connection (A is dependent upon B), a mediated connection (A knows about B from source C), a common source (A and B utilized a common source, C), and a common tradition (A and B have no immediate connections but participate in a common tradition) ».

157 Kentron, n° 27 – 2011

– le retour du roi, non reconnu et maltraité dans son royaume : chapitre 12, « Odysseus and Jesus […] », p. 258-281, et dans ce cas la comparaison est établie avec le Nouveau Testament. L’auteur signale beaucoup de points communs entre les figures d’Ulysse et du Christ, mais il indique également une différence d’importance : si Ulysse est descendu aux Enfers et a « triomphé de la mort » avant son retour à Ithaque, pour Jésus, la victoire sur la mort a lieu après les mauvais traitements subis à Jérusalem. Attardons-nous sur quelques autres. Dans le premier chapitre, intitulé « Divine councils and apocalyptic myth », p. 16-29, l’accent est mis sur les scènes d’assemblée des dieux, telles celle du chant I de l’Odyssée sur le Mont Olympe (v. 26-96) ou celle de l’épopée d’Ugarit, Aqhat, ou celle de Gilgameš (VII, I : Enkidu rêve d’une assemblée des dieux). Dans la plupart de ces scènes, deux dieux seulement prennent la parole dans une assemblée divine, le dieu du ciel (Zeus, El, Samaš) qui dialogue avec le dieu guide du héros (Athéna, Baal, Anu) ou bien avec le dieu en colère, et se met alors en place un type de mythe appelé « apocalypse », c’est-à-dire que le dieu, en proie à la colère vis-vis d’hommes irrespectueux, les détruit en grand nombre (cf. chapitre 10 « Thrinakia and Exodus 32 : Odysseus and Moses, the people disobey their leader and rebell against gods », p. 222-243, et chapitre 13 « Contained apocalypse : Odyssey 12, 13, 22 and 24 ; Exodus 32 (and Gen. 18-19) », p. 283-313. Au chapitre 11, « The suitors and the depiction of impious men in wisdom literature », p. 244-257, sont relevés différents comportements inopportuns qui entraînent la mort de leurs auteurs) : par exemple, dans l’Épopée de Gilgameš, quand Ištar, irritée par le héros qui refuse ses avances, demande à Anu, son père, d’envoyer le Taureau céleste pour tuer le héros et provoquer une sécheresse de sept ans dans la contrée d’Uruk : 600 ou 1 200 personnes sont mortes. Elle a menacé Anu de faire se lever les morts pour qu’ils dévorent les vivants, s’il n’acceptait pas d’envoyer sur terre le Taureau céleste, ce qui aurait conduit à une dévastation bien plus grave. Le motif de la menace de destructions de plus en plus terribles se rencontre encore dans le récit du Déluge de Noé ou des récits mésopotamiens (Poème d’Atrahasis), tout comme celui de la destruction entière d’une ville se rencontre fréquemment (Troie, Sodome, Gomorrhe, la cité des Phéaciens). La destruction limitée qui ne fait pas périr la population totale, mais seulement une partie importante, apparaît trois fois dans la structure de l’Odyssée : Hélios exige la destruction de l’équipage d’Ulysse à Thrinacie ; Poséidon pétrifie le bateau des Phéaciens (au lieu de leur cité complète) ; Athéna élabore un plan pour anéantir les prétendants. Bien évidemment, dans l’Ancien Testament, ces assemblées divines prennent une autre tournure, Yahvé tient le rôle du dieu père du ciel et du dieu conseiller du héros, tandis que Satan occupe le rôle du dieu en colère, comme on le voit dans le Livre de Job. Le motif est donc adapté, et même renouvelé lorsque ce sont Abraham ou Moïse, des mortels, patriarches et prophètes, qui dialoguent avec Yahvé. L’autre innovation

158 Comptes rendus consiste à donner à ces mortels d’exception le rôle du dieu qui propose une solution tempérée pour éviter la destruction totale d’une population ou d’une cité. La scène de l’assemblée des dieux, en définitive, peut se subdiviser en deux, selon qu’elle est placée vers le début d’un récit épique pour augurer d’actions d’envergure – et c’est le dieu conseiller qui s’entretient avec le père du ciel –, ou qu’elle a pour but de conclure ces actions souvent par la destruction totale – et l’interlocuteur du père du ciel est alors le dieu en colère. Au chapitre 2, intitulé « Theoxeny, Odyssey 1, 3, 13-22, and Genesis 18-19 », p. 30-56, est étudiée la scène d’hospitalité, si importante dans l’architecture de l’Odyssée. Dans le cas particulier de la théoxénie, un dieu se cache derrière le visage de l’étranger à l’identité inconnue qui se présente pour être accueilli. L’Odyssée et la Genèse offrent une présentation nuancée de cette scène, qui peut être positive quand la communauté accueille l’hôte divin selon les usages, ou négative quand elle viole les règles de l’hospitalité. L’Odyssée, dans sa seconde partie, innove en donnant à Ulysse le rôle normalement joué par la divinité outragée. Substitut du dieu, Ulysse va agir comme l’instrument de la « colère divine » d’Athéna à l’encontre des pré- tendants (« virtual theoxeny »). De ce fait, le massacre des prétendants devient un acte héroïque, et non un châtiment venu du ciel, comme dans Gen. 19. Et ce motif, qui n’est pas propre au type de mythe héroïque, est intégré à l’intrigue de l’Odyssée de manière à enrichir l’action héroïque. Dans le chapitre 3, « Romance. The Odyssey and the myth of Joseph (Gen. 37, 39-47) ; Autolykos and Jacob », p. 57-104, BL explique ce qu’il entend par « romance » : un récit dont le protagoniste, protégé du dieu suprême, est, de son propre fait, séparé de sa famille pour de longues années, piégé dans une contrée étrangère et merveilleuse ; emprisonné, il fait penser au personnage retenu aux Enfers. En raison de sa piété, le dieu va œuvrer pour ses retrouvailles avec sa famille, qui le croyait mort. Et son retour va ressembler à un triomphe sur la mort. La scène de reconnaissance constitue l’acmé de ce type de récit, puisque le héros retrouve un membre de sa famille qui lui est particulièrement cher, dans des circonstances chargées d’émotion. Les bons sont récompensés et les déloyaux sont punis. La fin du récit renvoie à l’état de départ et clôt un cycle. BL montre que le mythe de Joseph est celui avec lequel on peut établir le parallèle ancien le plus pertinent concernant l’usage de ce type de récit dans l’Odyssée. Au chapitre 4, « Odyssey 4. Helen and Rahab (Josh. 2) ; Menelaus and Jacob (Gen. 32 : 22-32) », p. 105-123, l’auteur s’intéresse à des histoires racontées par des person- nages autres qu’Ulysse, qui reflètent seulement la structure générale de l’Odyssée et ont un impact plus localisé. Il s’agit en particulier des deux récits faits à Télémaque, hôte de Ménélas : celui qu’Hélène donne de l’entrée d’Ulysse dans Troie déguisé en mendiant, et celui de Ménélas rapportant son combat contre le dieu Protée. Ces histoires emploient des thèmes centraux à l’Odyssée : le déguisement, l’espionnage, les

159 Kentron, n° 27 – 2011 errances et les prédictions, constituant des « moments-clés miniatures » de l’histoire plus vaste contée par l’épopée. BL montre que ces deux récits ont des liens à ne pas négliger avec des récits de l’Ancien Testament également : lorsque Josué envoie dans Jéricho deux espions, qui rencontrent la prostituée Rahab, celle-ci s’efforce de les sauver et de ne rien dévoiler de leur identité ; de même Hélène accueillant Ulysse déguisé en mendiant jure de ne pas révéler qui il est. Dans les deux cas aussi, la femme se place du côté des envahisseurs qui projettent de détruire la cité. Le récit de Ménélas qui reçoit l’assurance de gagner l’île des Bienheureux peut être rapproché de celui de Jacob combattant Elohim et recevant de lui une bénédiction. En comparant ces deux groupes de récits, l’auteur essaie de montrer ce qui est traditionnel dans ces récits et quels détails sont plus spécifiques à la construction narrative de l’Odyssée. Au chapitre 6, « Odyssey 6-8, 10-12, 13. 1-187 ; Genesis 28-33 ; Argonautic myth. Odysseus and Nausikaa / Kirke ; Jason and Medea ; Jacob and Rachel », p. 135-163, BL étudie le troisième type de mythe le plus important dans l’Odyssée avec ceux qu’il a intitulés « theoxeny » et « romance », et qui sont présents pareillement dans le livre de la Genèse. L’intérêt de ce chapitre est qu’il rapproche de façon éclairante les héros et héroïnes des récits grecs du récit de l’Ancien Testament qui met en scène Jacob et Rachel : le héros doit quitter sa maison pour aller prendre femme ; Rachel sera son épouse ; il rencontre des difficultés de la part de son beau-père Laban et doit travailler pour lui de longues années ; il a recours à la magie pour accroître ses troupeaux ; enfin, Rachel dérobe les Teraphim (idoles du foyer) de Laban au moment de quitter sa maison. On reconnaît dans cette trame des éléments du récit odysséen et des aventures de Jason et Médée, que l’auteur analyse avec précision. Cette étude parvient donc à montrer que dans l’Odyssée sont associés des « genres de mythe » distincts, qui sont également présents dans les cultures proche-orientales. Si des parallèles peuvent s’établir avec plusieurs traditions, mésopotamienne (en particulier avec l’Épopée de Gilgameš), égyptienne et ougaritique, c’est cependant avec l’Ancien Testament – et en particulier avec le livre de la Genèse – que la perspective choisie par BL pour analyser ces récits a mis en évidence le plus grand nombre de rapprochements. Son travail permet donc de contextualiser des éléments mythologiques de l’Odyssée et ainsi de faciliter leur compréhension ou d’éclairer leur insertion dans l’épopée homérique. À ce titre, il sera très utile à tout chercheur intéressé par ce type d’études comparées.

Christine Dumas-Reungoat

160 RÉSUMÉS

Albina Abbate, Eteocle interprete di sogni : Aesch. Sept. 709-711 Nei Sette contro Tebe di Eschilo, nei quali Eteocle, apparentemente senza legami con il contesto drammatico, afferma che si sono avverate alcune visioni notturne (Sept. 709-711 : έξέζεσεν γάρ Οἰδίπου κατεύγματα· / ἄγαν δ’άληθεῖς ἐνυπνίων ϕαντασμάτων / ὄψεις, πατρῴων χρημάτων δατήριοι). La critica ha spesso trascurato questo passo del testo. Alcuni studiosi hanno ipotizzato che Giocasta abbia visto i sogni ricordati da suo figlio, ma certe analogie lessicali con Aesch.Pers . 518s. ed Eur. Hec. 702-707 accertano che Eteocle si riferisce a delle visioni notturne occorsegli in passato ed evidentemente fraintese. L’applicazione del suo complesso sistema interpretativo, opposto agli scudi dei nemici, consente finalmente al re di riconoscere la realizzazione del messaggio onirico e di scoprire che i sogni hanno preannunciato lo scontro fatale con Polinice che realizza le maledizioni di Edipo. Mots clés : Eschilo, sogni, maledizione, interpretazione, Eteocle, Sette contro Tebe. In Aeschylus’ tragedy Seven against Thebes, Eteocles says that some nocturnal visions have become reality, which is apparently without connections to the dramatic situation (Sept. 709-711: ἐξέζεσεν γὰρ Οἰδίπου κατεύγματα· / ἄγαν δ’ἀληθεῖς ἐνυπνίων ϕαντασμάτων / ὄψεις, πατρῴων χρημάτων δατήριοι). Critics often neglected this passage of the text. Some scholars also suggested that Jocasta saw the dreams remembered by her son, but some lexical analogies with Aesch. Pers. 518s. and Eur. Hec. 702-707 guarantee that Eteocles refers to visions he saw in former years and he evidently misunderstood. The application of his complex system of interpretations, in opposition to the symbols on the enemies’ shields, finally allows the king to recognize the realization of the dream-message and to discover that the dreams have predicted the fatal battle with Polynices, which fulfils the curse of Oedipus. Keywords : Aeschylus, dream, curse, interpretation, Eteocles, Seven against Thebes.

Claire Jacqmin, Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108) : une question d’interprétation Le contenu « incestueux » du rêve d’Hippias relaté par Hérodote dans le sixième livre de ses Histoires a conduit plusieurs historiens à se concentrer principalement sur l’aspect sexuel de ce rêve. Il fut alors présenté comme un moyen utilisé par Hérodote pour dénoncer le tyran et sa lubricité. Or, une analyse des différents éléments du Kentron, n° 27 – 2011 rêve et de sa place dans le récit montre que ce rêve n’est pas à comprendre dans un contexte de dénonciation du tyran, mais plutôt d’anticipation de conquête territoriale et politique. Cette étude porte sur l’analyse de ces différents éléments, à savoir la relation de la mère avec le pouvoir, la pertinence de la mention de l’acte sexuel et la place du rêve dans l’organisation générale du récit d’Hérodote. Mots clés : Hérodote, Hippias, inceste, mère, narration, pouvoir, rêve, tyran. Hippias’ incestuous dream, as told by Herodotus in the sixth book of his Histories, led several historians to focus their studies on its sexual aspect. Thus, this dream was presented as being a tool used by Herodotus to condemn the figure of the tyrant and his lubric sexuality. However, a more specific analysis of the different elements of Hippias’ dream shows that the dream is not to be understood as a form of denunciation of the tyrant but as related to a context of conquest, both geographical and political. This study analyzes the different elements of the dream, e.g. the link between the mother and political power, the relevance of the mention of sexual intercourse, and the position of this dream within the general narrative of Herodotus. Keywords : Herodotus, Hippias, dream, incest, mother, narrative, power, tyrant.

Mélanie Lioux, Expressions de la perception du rêveur dans les sanctuaires guérisseurs en Grèce classique (images et textes) À partir de la conception grecque antique traditionnelle d’un rêve reçu et non construit dont la responsabilité échappe au rêveur, nous souhaitons explorer ici les modalités d’expression de la perception du rêveur d’après les témoignages épi- graphiques et iconographiques des rêves accomplis dans les sanctuaires guérisseurs à l’époque classique, en interrogeant tant la réflexion antique que la recherche contemporaine sur la part des sensations et le rôle de la mémoire dans le processus onirique. Nous évoquerons les « matériaux » susceptibles d’intégrer le contenu manifeste des rêves sollicités dans les sanctuaires guérisseurs à la veille de l’incuba- tion avant de nous intéresser aux manifestations des perceptions sensorielles dans ces récits de rêves et à l’expression de la perception subjective de l’état de rêve par rapport à l’état de veille. Mots clés : processus onirique, sanctuaire guérisseur, contenu manifeste, restes diurnes (Tagereste), perceptions sensorielles, état de veille. Starting from ancient Greece’s traditional conception of a received and nonconstructed dream, the elaboration of which is out of the dreamer’s control, we are going to explore the different forms of expression of a dreamer’s perception according to the epigraphic and iconographic testimonies of the dreams they had in the healing sanctuaries of the classical era, by questioning ancient thought as well as contemporary research on the

164 Résumés part played by sensations and memory in the dream process. We will mention the “materials” displayed in the healing sanctuaries and likely to feed the obvious content of expected dreams on the eve of incubation before considering the way sensorial perceptions show themselves in those dream tales and how the subjective perception of a dreaming state is expressed compared to a waking state one. Keywords : Dream process, Healing sanctuary, Obvious content, Residues of the day, Sensorial perceptions, Waking state.

Anne-Marie Bernardi, L’Oneirocriticon d’Achmet et la christianisation de la tradition grecque d’interprétation des rêves

L’Oneirocriticon qui nous est parvenu sous le nom d’Achmet est une œuvre singulière, qui soulève des problèmes de datation et d’attribution. Si la datation de ce traité byzantin peut être précisée, les raisons de son attribution au fondateur de la science musulmane des rêves restent mystérieuses. L’analyse de la composition du traité, qui repose sur une habile mise en scène, apporte quelques éclairages sur ce point. L’ouvrage se présente comme une somme des connaissances acquises dans la science des rêves, mais la présentation à quatre voix, celle du rédacteur et celles des interprètes indien, perse et égyptien, se révèle être une fiction qui ne cherche même pas à être crédible, et la spécificité des sources s’efface progressivement. Si l’apport de l’onirocritique musulmane est indéniable, il semble relever avant tout du souci de donner un caractère spectaculaire aux consultations qui émaillent l’ouvrage et sont attribuées au célèbre interprète musulman. En revanche, la comparaison avec Artémidore, que l’auteur ne cite jamais, et avec les manuels alphabétiques byzantins met en évidence l’ancrage de l’Oneirocriticon dans la tradition grecque. L’Oneirocriticon, sous ces travestissements divers, renouvelle le fonds traditionnel grec, en le christianisant. L’imprégnation chrétienne, qui a souvent été sous-estimée, est profonde. La singularité de l’ouvrage est bien là : Achmet parvient à montrer que, malgré les réticences de l’Église devant cette forme de divination, une science chrétienne de l’interprétation des rêves est possible et légitime. Mots clés : onirocritique byzantine, tradition grecque d’interprétation des rêves, manuels alphabétiques byzantins, Achmet, fils de Séreim, Artémidore, Ps. Daniel, Ps. Nicéphore, onirocritique musulmane, fiction musulmane, christianisation de l’onirocritique grecque. TheOneirocriticon that has reached us under the name of Achmet is a peculiar work, raising problems with regard to dating and authorship. While we can narrow the date of this Byzantine treatise, the riddle why it has been ascribed to the founder of the Muslim science of dreams remains. The analysis of the composition of this skillfully

165 Kentron, n° 27 – 2011 staged treatise can help to elucidate this point. The work is introduced as thesumma of knowledge acquired in the science of dreams. However, the presentation by the four voices – that of the writer and of the Indian, Persian and Egyptian interpreters – turns out to be a fiction that does not even try to be credible. The specificity of the sources fades progressively. Undeniably, there is an influence of Muslim oneirocriticism, but it seems to be motivated mainly by the concern to give a spectacular character to the consultations attributed to the famous Muslim interpreter that punctuate the work. However, the comparison with Artemidorus – never cited by the author – and Byzantine alphabetical manuals makes it evident that the Oneirocriticon is rooted in the Greek tradition. Under its many disguises, the Oneirocriticon renews the Greek tradition and christianizes it. The Christian impregnation, often underestimated, is profound. This is where the peculiarity of the work lies: despite the Church’s reluctance towards this form of divination, Achmet succeeds in showing that a Christian science of dream interpretation is possible and legitimate. Keywords : Byzantine oneirocriticism, Greek science of dreams, Byzantine dreambooks, Achmet son of Sereim, Artemidorus, Ps. Daniel, Ps. Nicephorus, Christian science of dream interpretation, Muslim science of dreams, roots of the Oneirocriticon.

Nathalie Queneau, Le compagnonnage impérial : des dona militaria au consulat iterum

Sous les Antonins et les Sévères, la fonction de comes Augusti se complexifie. Cet article présente les comites impériaux qui ont reçu les dona militaria et / ou bénéficié d’un consulatbis . L’analyse et le croisement de ces deux critères permettent d’apprécier l’incidence de cette fonction dans la carrière de ces sénateurs et de souligner leur participation active au gouvernement de l’Empire romain en raison de leurs compétences militaires et politiques. Mots clés : Comites, Empire romain, dona militaria, consulat bis, sénateur, expédition militaire. Under the Antonines and the Severans, the office ofcomes Augusti became more and more complex. This article introduces the imperial comites who received the dona militaria and / or benefited from a second consulate. The analysis and comparative study of these two criteria allow us to assess the effect of this office upon the senators’ careers and to foreground their active contribution in the government of the on account of their military and political skills. Keywords : Comites, Roman Empire, dona militaria, second consulate, senator, military expedition.

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Patrick Robiano, Entre réalité et fiction : la frontière égypto-éthipienne chez Aelius Aristide, Xénophon d’Éphèse, Philostrate et Héliodore d’Émèse À l’époque impériale, Aelius Aristide visite la frontière égypto-éthiopienne ; et les romanciers Xénophon d’Éphèse et Héliodore d’Émèse, ainsi que le biographe Philostrate en font dans leur œuvre un lieu de passage important. La première cataracte est bien la frontière naturelle, mais pas la frontière politique de l’Empire romain. Celle-ci, d’ailleurs, est présentée non pas comme une barrière, mais plutôt comme un espace ouvert, une zone d’échanges commerciaux entre continents, un lieu de rencontres entre Grecs, Romains et Éthiopiens. À travers ces auteurs, nous percevons la réalité complexe de la Dodécaschène et, surtout, la représentation que les Grecs se donnent d’eux-mêmes à travers la représentation idéalisée des Éthiopiens. Mots clés : frontière égypto-éthiopienne, Aelius Aristide, Xénophon d’Éphèse, Philostrate, Héliodore d’Émèse, cataractes égyptiennes, identité grecque. In the imperial period, Aelius Aristides visited the Egyptian Ethiopian border, that the novelists Xenophon and Heliodorus, as well as the biographer Philostratus, featured as an important crossing in their works. The first cataract was actually the natural border, but not the political border of the Roman Empire. Besides, it is depicted as an open space, as a trade area between continents rather than as a barrier. Greeks, Romans and Ethiopians met there. Through these authors we perceive the complex reality of the Dodecaschoenus and above all the way the Greeks showed themselves through the portrayal of idealized Ethiopian people. Keywords : Egyptian Ethiopian border, Aelius Aristides, Xenophon of , Philostratus, Heliodorus of Emesa, Egyptian Cataracts, Greek identity.

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:0765-0590 :978-2-84133-398-1 : Jacqmin Robiano Lioux : Queneau Bernardi : : Avant-propos : Eteocleinterpretedisogni Expressions de la perception du rêveur au sein des sanctuaires Entre réalité et fiction, la frontière égypto-éthiopienne chez égypto-éthiopienne frontière la fiction, et réalité Entre : Le rêve d’Hippias chez Hérodote (VI, 107-108) (VI, Hérodote chez d’Hippias rêve Le ......

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