Notre couverture :

Épreuve d'action de la Société - Financière , par A. Decaris.

PONT-A-MOUSSON (1918-1939)

PUBLICATIONS DE LA SORBONNE Série « N. S. Recherches » - 40 Université de I - Panthéon-Sorbonne

PONT - A - MOUSSON (1918-1939)

STRATÉGIES INDUSTRIELLES D'UNE DYNASTIE LORRAINE

par Alain BAUDANT

1980 14, rue Cujas, 75005 Paris La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que c les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droits ou ayants-cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal. Printed in France Je dédie ce livre A ma femme Sabine et à mes enfants. C'est leur amour et leur compréhension qui l'ont rendu possible. A mes parents. L'effort dont il est le fruit est à l'exemple de leur vie. A tous mes maîtres, et surtout à M. André Guerlin pour sa très précieuse affection.

Cette thèse doit d'exister à M. Roger Martin et à M. Roger Fauroux, Président d'Honneur et Président-Directeur Général de la Compagnie de Saint-Gobain-Pont-à-Mousson. Je ne pense pas mal interpréter leur pensée en disant qu'ils ont souhaité, en proposant à l'enquête historique le passé de l'un des principaux groupes industriels européens, contribuer à l'étude générale des origines et des modes de développement de la grande entreprise en France. Le passé des deux cellules originelles du Groupe actuel soutient cette ambition. Par leur politique industrielle et commer- ciale, par la place qu'occupe l'exportation dans leurs stratégies, Pont-à-Mousson comme Saint-Gobain présentent, dès le XIXe siècle, tous les caractères de la modernité. Leurs préoccupations d'alors sont aussi celles des industriels contemporains. Pour souligner le caractère exemplaire de leur démarche, M. Roger Martin et M. Roger Fauroux l'ont inscrite dans le cadre universitaire. Tout en me laissant une liberté de recherche et d'analyse absolue, ils m'ont apporté une assistance matérielle sans restrictions. Ils m'ont ainsi offert la chance rare de pouvoir exploiter un fonds d'archives remarquable en qualité en n'ayant d'autre souci que celui de l'étude. J'ai essayé de répondre à leur projet par une constante exigence intellectuelle, pensant que c'était ainsi réellement leur exprimer mes sentiments de profonde reconnaissance. M. Jean Bouvier, Professeur à l'Université de Paris I Panthéon- Sorbonne m'a chargé de donner corps à cette volonté de rénover les relations entre la Recherche Historique et l'Industrie. Son atten- tion, ses encouragements ne m'ont jamais manqué. J'ai toujours pris plaisir à le tenir exactement informé de l'évolution de mes travaux. Je prends un grand plaisir à lui dire, aujourd'hui, que je suis heureux des hasards qui nous ont fait nous rencontrer, de la possibilité qu'il m'a donnée de travailler sous sa direction, et fier de la confiance qu'il m'a marquée dès le premier instant. J'ai trouvé à l'intérieur du Groupe Saint-Gobain-Pont-à-Mousson un très large esprit de coopération. Le Secrétariat Général, puis la Direction de la Communication m'ont accueilli, M. Arnaud de Villepin et M. Jean-Jacques Faust m'ont apporté l'aide de leurs services et plus encore, un appui moral permanent. Je me fais un très agréable devoir de les remercier pour l'intérêt qu'ils ont pris à mes recherches et la sollicitude dont ils les ont entourées. Mon intégration au sein de la Compagnie de Saint-Gobain- Pont-à-Mousson m'a permis de nouer de nombreux liens d'amitié, de contracter de nombreuses dettes. J'ai une reconnaissance tout parti- culièrement amicale pour M. Maurice Hamon, chef du Service des Archives, dont le soin, la diligence, la fine et profonde connaissance de l'Histoire et du public de l'Histoire, l'équipe efficace qu'il a su grouper autour de lui ont créé les excellentes conditions de travail dont j'ai bénéficié ; pour M. Louis Haite, Ingénieur en retraite des Fonderies de Pont-à-Mousson, qui, avec une disponibilité de tous tes instants, a accepté d'être mon professeur de fonderie ; pour M. Michaël Rust, pionnier des archives de Pont-à-Mousson, et M. François Labadens, lecteur sévère mais toujours constructif de la thèse en gestation. J'ai eu de longues et très fructueuses discussions de travail avec M. Léon Songeur, ancien Directeur Financier et avec M. René Favier, ancien Directeur Commercial de Pont-à-Mousson. Je tiens à leur exprimer ma gratitude pour l'accueil si ouvert qu'ils m'ont toujours réservé. Mais j'ai garde d'oublier, parmi tous ceux qui, par leurs souvenirs ou leurs compétences techniques ont contribué à la maturation de mes recherches, M. Philippe d'Abzac, M. Miguel Doze, M. Daniel Baranes. En ,me permettant de visiter ses usines Pont-à-Mousson S.A. m'a permis d'accéder à l'indispensable saisie intuitive du phénomène industriel. J'ai travaillé sur son passé avec passion, ayant très vite compris que son passé était lui-même l'œuvre d'une passion. PROLOGUE

HISTOIRE ET HISTORIOGRAPHIE

« 'Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé'. Et cependant le passé, bien que par nature susceptible d'être modifié, n'avait jamais été retouché. La vérité actuelle, quelle qu'elle fût, était vraie d'un infini à un autre infini. C'était tout à fait simple. Ce qu'il fallait à chacun, c'était avoir en mémoire une inter- minable série de victoires. Cela s'appelait ' Contrôle de la Réalité '. » George ORWELL 1984 l,

« Il est bien rare que je critique le passé. Je ne m'occupe jamais que de l'avenir. » , Sagesse du Chef2.

1. Georges Orwell, 1984. Paris, Gallimard, 1950, Folio, p. 54. 2. Camille Cavallier, Sagesse du Chef. Lettres et notes inédites de Camille Cavallier. Les Éditions du Raisin, 1937, p. 13.

L'historiographie a laissé à l'historien de Pont-à-Mousson de nombreux monuments. Leur intérêt ne peut être sans injustice sous- estimé. Les pieuses pensées qui les ont édifiés ont, en effet, recueilli auprès des acteurs eux-mêmes des souvenirs et des informations qui suppléent, dans bien des cas, aux lacunes des archives, et qui, pour l'histoire des origines notamment, ont valeur de documents. Quand les documents existaient, elles les ont colligés, protégés : la consti- tution, au château d'Ars, près de La Châtre, dans l'Indre, de l'extraordinaire fonds d'archives qui nous a été confié est contem- poraine de l'élaboration du premier historique de Pont-à-Mousson. Leur piété, mais aussi leur sensibilité au passé ont conduit les auteurs de ces différents ouvrages à rechercher et à conserver non seulement les écrits, mais aussi les plans et, mieux encore, les photographies. Nous devons à leur travail une trame très précise de l'histoire de Pont-à-Mousson jusqu'en 1914 1. La création de la société de Pont-à-Mousson est liée à la décou- verte au cours des travaux de terrassement du chemin de fer de Frouard à , effectués par l'entreprise Gérard de Nancy, de minerai de fer à . La société Gérard et Cic est constituée, le 5 juin 1856, pour exploiter la concession. Le 19 juillet 1856, la Société Mansuy et Cie lui succède. C'est Frédéric Mansuy, gérant de la Société Métallurgique Nancéenne qui fait décider le 14 août 1856 la cons- truction, à Pont-à-Mousson, de l'usine de transformation du minerai de Marbache, et qui introduit les Sarrois Haldy et Schmidbom dans le capital de la société. La société fait de mauvaises affaires. Elle est liquidée le 16 janvier 1862 et adjugée, définitivement, le 3 décembre 1862, à un groupe composé des Sarrois Haldy, Schmidborn et Roechling Frères, et de Xavier Rogé, de M. Lenglet, banquier à Nancy, et de Frédéric Mansuy. Dans la nouvelle société, les intérêts sarrois sont prédominants. Après la démission de Frédéric Mansuy, le 13 avril 1864, Émile Haldy et Charles Roechling restent seuls cogérants. Directeur de l'usine depuis 1859, Xavier Rogé, leur est adjoint, le 9 mars 1865, sans que son nom apparaisse dans la raison sociale. La nouvelle direction prend, après un voyage que Xavier Rogé et Charles Roechling font en Angleterre, en 1866, la décision capitale de faire du tuyau pour

3. Société Anonyme des Hauts-Fourneaux de Pont-à-Mousson. Historique de Pont-à- Mousson, 1856-1926. Nancy, Royer et Cie, 1926. adduction d'eau et de gaz la principale fabrication de l'usine de Pont-à-Mousson. Depuis la guerre 1870-1871, la prédominance des intérêts sarrois entrave le développement de la société. En juillet 1886, la ville du Havre « trop patriote pour permettre à une société alle- mande l'exécution d'importants travaux municipaux » n'admet pas Pont-à-Mousson à soumissionner. Aussi les 7 et 13 août 1886, la société en commandite Haldy-Roechling et Cie devient-elle la Société Anonyme des Hauts-Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson, nouvelle raison sociale sous laquelle commence la francisation du capital. L'expansion commerciale de la société, dont Camille Cavallier, recruté en 1874, a la charge, est ainsi consolidée. Dans le même temps, les assises industrielles de Pont-à-Mousson sont renforcées : le 16 août 1867, Pont-à-Mousson prend la concession de la mine de , dans le Bassin de Nancy; le 11 août 1884, après une campagne de sondages, dont Pont-à-Mousson semble avoir eu l'initiative, mais qui est menée concurremment avec MM. Sépulchre et Labbé, Pont-à-Mousson reçoit le droit d'exploiter la concession d'Auboué. Le prolongement à l'Ouest du bassin ferrifère annexé par l'Allemagne est inventé. La mine d'Auboué est ouverte le 7 septembre 1897. Le puits n° 1 est foncé, cuvelé et muraillé le 5 juillet 1900. La mise en exploitation de la mine d'Auboué entraîne la construction de hauts-fourneaux qui produisent l'énergie nécessaire à l'exhaure et l'acquisition, le 31 mars 1899, de la concession de Mairy et, en 1905, de la mine de . Les 1 437 hectares d'Auboué-Moineville et les 1 092 hectares de Mairy donnent à Pont-à-Mousson une totale indé- pendance pour son approvisionnement en minerai de fer. Pont-à-Mousson se lance alors dans la prospection de gisements houillers. La concession de Beeringen dans la Campine belge, obtenue en 1906, les champs houillers de Charlemagne acquis en 1910 de l'Eschweiler Bergwerks, monopole charbonnier du Bassin d'Aix- la-Chapelle permettent à la société des Hauts-Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson de pouvoir espérer alimenter elle-même, dans un avenir proche, ses hauts-fourneaux d'Auboué et de Pont-à-Mousson et approvisionner au meilleur prix la fonderie-mère et la fonderie édifiée à en 1906. Les textes existants fournissent donc à la recherche historique une chronologie. Ils établissent les grands moments du développe- ment de la société : évolution du capital, pénétration toujours crois- sante sur le marché des fontes moulées dont la création de Foug est un signe, recherche, d'ores et déjà couronnée de succès en 1914 quant au minerai de fer, de l'indépendance des approvisionnements. Ils caractérisent Pont-à-Mousson comme une société qui a acquis la prépondérance sur son marché et qui, par intégration amont, est en train de muer en un complexe sidérurgique. Des plans et des vues générales illustrent chacun des stades de cette progression. Des photographies reproduisent les installations et permettent, mieux que n'importe quel autre document — nous pensons tout particulièrement à la fabrication des tuyaux de conduite dans des moules en sable ou par centrifugation — de décrire l'évolu- tion des techniques et conséquemment des conditions de travail. Des portraits permettent d'incarner jugements et décisions. L'iconographie ainsi rassemblée nourrit l'imagination et, plantant les décors, cam- pant les personnages, et donnant les échelles, invite à recréer la vie concrète. L'historiographie fournit des matériaux et des informations sou- vent remarquables, qui peuvent se substituer à des archives non conservées ou disparues, et qui, à tout le moins, indiquent des voies de recherches. Elle propose aussi une vision, une interprétation, de l'histoire de Pont-à-Mousson. En cela, elle n'est pas innocente. Les ouvrages historiographiques sont, en effet, des commémora- tions. Le premier, intitulé « Historique de Pont-à-Mousson, 1856-1926 », suit d'un an le jubilé industriel de Camille Cavallier et correspond aux soixante-dixième anniversaire de la création de la société. Les sui- vants, « L'Album du Centenaire 4 et « Pont-à-Mousson a Cent Ans » 5 célèbrent l'achèvement du premier siècle d'existence de Pont- à-Mousson. Il convient d'ajouter à ces trois titres « Sagesse du Chef », recueil de lettres, de notes, de pensées de Camille Cavallier, édité pour le public à l'occasion du dixième anniversaire de la mort de ce dernier. « L'Historique de Pont-à-Mousson » est une idée de Camille Cavallier. « J'aurais voulu rédiger moi-même l'Histoire de Pont- à-Mousson, à laquelle je suis intimement lié depuis un bon demi- siècle », est la première phrase de la préface qu'il a tenu à écrire. Mais à défaut de l'avoir assumé en totalité — il a confié ce travail à M. Couprie qui « a dépouillé nos archives, a lu la correspondance, a recueilli une masse énorme de documents, de faits, de chiffres » — il l'a conçu, lu, relu et corrigé : c'est dire son importance. En 1926, Pont-à-Mousson est une société récente par rapport aux Wendel et marginale par sa production (les produits moulés, non les produits forgés). Pont-à-Mousson ne fait pas partie de l'aristocratie sidérurgique. Camille Cavallier le note dans la préface de l'historique de 1926. « ... Je me souviens d'une conférence qui eut lieu à Pont- à-Mousson, provoquée par Braconnier, alors Ingénieur du Corps des Mines à Nancy, à laquelle prirent part MM. Pouyer-Quertier, d'Adelsward, Labbé, Roechling, Xavier Rogé... Braconnier proposait aux métallurgistes de Meurthe-et- de se grouper pour créer une aciérie Thomas, qui eût été la propriété collective des usines sidérurgiques de la région. Cette idée me paraissait bonne, mais à l'époque, je n'avais pas droit au chapitre. Le personnalisme, qui n 'a pas disparu chez nos industriels, existait alors, comme bien l on pense, et se manifestait en toutes circonstances. Tandis que la Maison

4. André Siegfried, André Marchand, Vocation de Pont-à-Mousson. Pont-à-Mousson, 1957. 5. Pont-à-Mousson à cent ans, 1856-1956. Pont-à-Mousson, 1957. Nous présentons les principaux dirigeants de Pont-à-Mousson et Camille Cavallier. Documents, in fine. de Wendel construisait une aciérie à Joeuf, d'Adelsward et Labbé réunis construisaient une aciérie à Mont-Saint-Martin. Pont-à-Mousson aurait peut-être pu prendre une participation dans une aciérie régio- nale, mais n'avait pas la puissance financière nécessaire, ni pour construire une aciérie, ni pour prendre une participation importante dans une aciérie nouvelle... » C'est pour que Pont-à-Mousson et lui- même aient droit au chapitre, c'est pour faire ressortir la vraie noblesse de Pont-à-Mousson que Camille Cavallier commande l'his- torique de 1926. Cette vraie noblesse est excellence et exemplarité. Le texte signé par André Siegfried pour l'album du Centenaire l'établit à merveille : « Pont-à-Mousson, ce nom dont la consonance est familière à tous les Français, évoque, pour chacun d'entre nous, l'image d'une jolie petite ville lorraine ayant depuis des siècles participé à l'histoire, héroïque, mais trop souvent tragique également, de notre frontière du Nord-Est. » Il évoque aussi par association d'idées, l'industrie fameuse de ces tuyaux de fonte dont Pont-à-Mousson est devenue le fournisseur classique non seulement en France et dans l'Union Française, mais, peut-on-dire, dans le monde entier. Il y a là une magnifique victoire de la technique et de l'organisation, expression d'un dynamisme qui, depuis cent ans... ne s'est jamais démenti. On fait volontiers à notre pays le reproche de n'avoir pas le « complexe » exportateur. Voilà une preuve éclatante du contraire, et bien de nature à nous rendre confiance en nos possibilités, si nous étions tentés d'en douter. Quand les sources de matières premières sont là, quand les conditions de leur mise en valeur existent, la destinée française sait susciter, comme c'est ici le cas, les leaders capables d'en tirer parti. La leçon qu'a donnée à cet égard une forte lignée d'industriels de grande classe est un magnifique exemple de ce que peuvent faire, pour la grandeur française, l'initiative et l'intelligence liées à la compétence... » La société de Pont-à-Mousson n'est pas un destin récent. Elle participe (« association d'idées ») de l'antiquité de la « jolie petite ville lorraine » qui l'a accueillie en 1856. La société de Pont-à-Mousson n'est pas un destin ordinaire. « Par association d'idées » — que légitime la destruction de l'usine pendant la guerre de 1914-1918 — elle est « héroïque ». Elle est aussi « fameuse » (fama : ce n'est pas forcer le texte, mais au contraire en révéler le procédé, que d'en souligner les connotations épiques) par la qualité de ses produits. Pont-à-Mousson est le producteur par excellence (« classique ») de canalisations. Le texte marque ici une hésitation, qui est, en fait, une surenchère : l'excellence de Pont-à-Mousson est à l'échelle mondiale. Elle défie le temps, « expression d'un dynamisme qui, depuis cent ans, ne s'est jamais démenti... » Elle est une qualité de nature, elle est la qualité d'une nature exceptionnelle. A ce titre, elle est un exemple. Elle donne en exemple les dirigeants de Pont-à-Mousson. Ceux-ci ne sont pas des êtres du commun : ils expriment « la destinée française », ils sont le fruit de ce que « la destinée française » a de meilleur. Pont-à-Mousson fonde son aristocratie (« lignée ») sur la valeur. « Les leaders capables d'en tirer parti » : tel est le principe d'explication interne des succès de Pont-à-Mousson. L'entreprise his- toriographique avoue ainsi sa finalité. Il s'agit d'exalter une famille. Cette famille (les Cavallier) est légitime parce qu'elle est dépositaire des traditions, parce qu'elle a reçu ces traditions de son fondateur (Camille Cavallier) qui les tenait lui-même de Xavier Rogé présent à l'origine de la société. Camille Cavallier explique, dans la préface de l'historique de 1926, le procès de la légitimation : « On se demande quelles ont été les causes essentielles du succès de Pont-à-Mousson. Il convient de mettre en tout premier lieu la pérennité des traditions, assurée, d'une part, par la formation préa- lable du successeur à l'école de celui qui le précède, d'autre part, au moyen d'un personnel trié sur le volet, faisant toute sa carrière à la société et ayant le cerveau imprégné des traditions de Pont-à-Mousson. » Une autre cause essentielle de succès, c'est l'exemple du Chef en toutes circonstances. » J'ai été 20 ans l'élève de M. Rogé et, quand j'ai partagé avec lui la direction générale, quand j'ai assumé seul la gestion complète de Pont-à-Mousson, il ne s'est produit aucun à-coup, aucun changement dans les errements, dans les traditions : tout a continué à tourner, à marcher le lendemain com,me à la veille de chaque changement directorial. » A mon tour, j'ai près de moi un collaborateur attaché à Pont- à-Mousson depuis 20 ans, qui partage avec moi (et maintenant il prend la grosse part) la gérance de Pont-à-Mousson. Il est bien préparé, et le jour où je manquerai, à son tour, il continuera, comme il le fait depuis plusieurs années, les traditions de Pont-à-Mousson, il n'y aura rien de changé. » Lui aussi, plus tard, devra, et ce sera pour lui un devoir essentiel, préparer celui qui devra lui succéder, le dresser, et lui inculquer tous les principes, toutes les traditions, tout ce qui cons- titue l'héritage moral que doivent se transmettre les Grands Chefs de Pont-à-Mousson... »

Les traditions expliquent le passé. Elles expliquent et garantis- sent a priori l'avenir. « Pont-à-Mousson, dans son ensemble, est une affaire saine, qui ne comporte pas de germe de mort. Pont-à-Mousson est soumis, comme toutes choses, à toutes causes de destruction, mais en dehors des dangers dus à des forces majeures, Pont-à-Mousson doit continuer son développement, à la condition que les traditions qui ont fait sa force restent en honneur, en vigueur et en applica- tion... » Les traditions sont le concept-clé. Il n'y a pas, en effet, de parenté par le sang entre Xavier Rogé et Camille Cavallier. Marcel Paul, qui succède à Camille Cavallier en 1926, n'est que le gendre. La rumeur a bien fait de Camille Cavallier le fils adultérin de Xavier Rogé. Mais cette explication — conforme à un modèle nobiliaire — de la succession par une parenté occulte est sans fondement. Marcel Paul a accolé à son patronyme celui de Cavallier. Mais point n'est besoin de subterfuges. Les traditions sont une parenté spirituelle et morale de nature supérieure à la parenté par le sang, puisqu'elles postulent la valeur : Xavier Rogé a créé ces traditions par sa valeur (et non parce qu'il avait le capital : il ne l'avait pas), il a choisi Camille Cavallier pour sa valeur, Camille Cavallier a de la valeur parce qu'il a été formé par Xavier Rogé. Il est, en 1926, de la plus haute importance de formuler la loi de succession. Camille Cavallier est malade. Il meurt en juin. Il investit donc son gendre en posant comme équivalentes (20 ans) la formation qu'il a reçue de Xavier Rogé et celle qu'il lui a donnée. L'historio- graphie mussipontaine a donc une fonction externe, mais, également, une fonction interne. Discours à finalité interne, l'historiographie mussipontaine est efficace. Par la parenté spirituelle et morale qu'elle établit entre Camille Cavallier et Xavier Rogé, elle désamorce un antagonisme possible entre les deux descendances par le sang. Surtout, elle propose une famille en exemple à cet ensemble de familles qui est censé constituer Pont-à-Mousson. Camille Cavallier naît, en 1854, d'un garde- chasse au Bois-le-Prêtre, forêt qui s'étend sur la Côte de Moselle au-dessus de Pont-à-Mousson, et d'une cuisinière, providentiellement engagée chez Xavier Rogé. S'il devient, en décembre 1900, seul admi- nistrateur de Pont-à-Mousson, après avoir été, depuis 1888 au moins, son directeur général effectif, c'est parce qu'il a été remarqué par Xavier Rogé pour ses qualités exceptionnelles et éduqué par lui, parce qu'il a su, par un travail sans relâche, épanouir ses vertus natives. Sa famille a de la valeur — c'est la pétition de principe — puisqu'elle procède de lui. Chacune des familles auxquelles s'adresse le discours historio- graphique peut reproduire ce modèle, c'est-à-dire avoir l'ambition d'une promotion sociale et savoir qu'elle pourra la réaliser. C'est la loi non écrite de Pont-à-Mousson. Léon Songeur, Émile Thomas n'ont d'autre diplôme que leur certificat de fin d'études primaires. En 1932, Léon Songeur est directeur-adjoint des services de comptabilité et de trésorerie, Émile Thomas directeur commercial adjoint. D'autres familles peuvent trouver en leur sein des exemples analogues. Émile Henry, directeur commercial adjoint en 1929, a fait ses études aux Arts-et-Métiers à Châlons. Pas plus que Camille Cavallier, sorti lui aussi de Châlons, il n'a droit au titre d'ingénieur. Charles Grandpierre, chef du service commercial à Nancy en 1929, non plus. Ses fils- jumeaux, André et René, le sont, puisque polytechniciens. En 1932, André Grandpierre, sous-directeur général, est le plus intime colla- borateur de Marcel Paul. René Grandpierre est directeur du Service central des usines. Chacun de ces individus, chacune de ces familles (il faudrait leur en adjoindre bien d'autres) a un destin sinon aussi brillant, du moins très semblable, à celui de Camille Cavallier. Ce discours porte à tous les échelons de la société. Sur les Arts- et-Métiers — très nombreux, comme le montre une photographie de « Pont-à-Moussons a Cent Ans » —. Sur les contremaîtres, aussi, c'est-à-dire le noyau français, mieux rémunéré, détenteur d'un certain pouvoir, et stable, d'une population mouvante, à majorité étrangère. Laissons parler M. Chemin, au congrès des directeurs d'usines de 1927 :

« ... Malgré la forte introduction d'étrangers de ces années der- nières, les besoins de main-d'œuvre restent aussi aigus, et l'on tourne naturellement les yeux vers l'étranger pour combler un déficit sans cesse se renouvelant parce que ces étrangers ne s'enracinent pas facilement. Mais cet afflux de travailleurs porte en soi son danger, car il se produit au moment où notre jeunesse virile se raréfie, avec ses 2 millions de morts ou grands blessés, qu'une natalité insuffisante ne refait que lentement... Le nombre de nos nationaux s'amenuisant chaque jour, l'îlot de Français menace d'être submergé par ce mascaret d'étrangers. La nef d'Auboué ressemble à l'entrepont d'un transatlantique, sous pavillon français, mais dont la cargaison est tout exotique. Comment l'engloutissement ne s'est-il pas déjà produit ?... Qui nous défend ? C'est le contremaître, c'est lui le génie tutélaire de la royauté du Français. Mais avec cette régression de nos nationaux, avec notre faible natalité, déjà le sceptre de cette royauté vacille dans nos mains ; la mine ne trouve plus de porions, les fourneaux de chefs- fondeurs qui soient français... »

Le contremaître est donc aussi de l'aristocratie mussipontaine. Il est Français. Il a une excellence intellectuelle (« Nous avons tou- jours pris comme règle à la mine de ne mettre que des Français comme porions. Une longue expérience montre combien il est diffi- cile de faire passer, sans la déformer, une idée d'une langue dans une autre, et d'une tête dans une autre qui n'est pas de même race... »). Il a un pouvoir de nature quasi charismatique (« ... On conçoit donc que donner une autorité, de la responsabilité à quelqu'un qui ne conçoit pas clairement les instructions reçues, qui ne communie pas pleinement en idée avec le chef... est grave et redoutable... ») Il lui suffit pour s'élever (lui-même, ou quelqu'un de sa descendance) de travailler en se conformant aux traditions : « J'ai toujours dit — c'est la péroraison de Camille Cavallier à l'assemblée générale du 24 janvier 1917 — à mes collaborateurs : » Travaillez à Pont-à-Mousson comme si vous travaillez pour votre propre compte ! Que toutes vos pensées, que tous vos efforts convergent vers l'intérêt de Pont-à-Mousson. Ne vous préoccupez pas de vous-mêmes, car cela, c'est mon affaire à moi, et soyez convaincus que rien ne sera oublié de ce que vous aurez fait pour la grandeur et la prospérité de la société. » Il n'y a qu'à continuer en accentuant encore si c'est possible, l'application de ce principe directeur : l'union intime des éléments qui composent notre Ruche, la subordination des intérêts particu- liers à l'intérêt collectif. » Quant au but à poursuivre par tous, Actionnaires et Collabora- teurs, ce ne doit pas être de gagner de l'argent. Notre but est beaucoup plus élevé. » C'est créer, développer sous le drapeau de Pont-à-Mousson, un ensemble d'intérêts de plus en plus considérables, c'est constituer une association morale en même temps que matérielle, ayant le sen- timent profond de la solidarité et ayant d'autre part le sentiment très vif du patrimoine d'honneur que notre Société a acquis, et qui doit se maintenir et s'étendre. » Découvrir des mines, les mettre en exploitation, construire des usines, créer de la richesse nationale, créer moralement des hommes, cela constitue une jouissance morale dans l'ordre le plus élevé. » Donner du bien-être, soulager des misères par le travail, la solidarité, élever moralement tous ceux sur lesquels on a quelque action : » Voilà un but 1 » Travailler non par devoir, mais pour le plaisir de travailler ! » Le reste viendra par surcroît 1... » L'historiographie est la loi écrite de Pont-à-Mousson. En 1926, il importait de la fixer. Les bureaux de Nancy sont en construction. Pont-à-Mousson va quitter Pont-à-Mousson. L'éloignement de la direc- tion générale risque de créer une distance, de l'empêcher de montrer quotidiennement l'exemple. Élève à Montauville, puis au collège de Pont-à-Mousson, Camille Cavallier, comme beaucoup d'autres cadres mussipontains, connaissait ses ouvriers personnellement. Il vivait à proximité immédiate de l'usine, il travaillait dans l'usine, il pouvait être vu par chacun, très tôt le matin, très tard le soir, et le dimanche. Élevés à Nancy, ses descendants risquent de ne pouvoir plus même concevoir qu'ils sont tenus d'être jour après jour exemplaires. C'est pourquoi il importe de montrer qu'ils le sont par essence. L'historiographie vise à exalter Pont-à-Mousson dans le milieu sidérurgique. A exalter une famille, et, au travers de cette famille, en postulant avec elle une identité de nature (métaphore de la « royauté »), toutes les familles mussipontaines. A assurer, ainsi, autour des Cavallier, la cohésion de la société. Elle ne se contente pas d'affirmer que le succès de Pont-à-Mousson est dû à ses traditions. Elle le « démontre ». Il n'est que de regarder l'allure des profits : une courbe ascendante, presque lisse et régu- lière, malgré quelques inflexions ou paliers (aux origines de la société, pendant les guerres), totalement désolidarisée de la courbe du chiffre d'affaires 6. Or qu'est-ce qu'une comptabilité ? Une image. Élément de

6. Évolution comparée du chiffre d'affaires et du bénéfice distribué. Dossier 12001. l'historiographie, la comptabilité dit aussi ce qu'est l'historiographie : une image qui doit soutenir le crédit de la société et d'une direction, qui, pour ce faire, doit présenter l'évolution de la société comme quasi continue, quasi indifférente aux variations conjoncturelles, donc victorieuse d'elles (« magnifique victoire de la technique et de l'orga- nisation »). Un des maîtres principes de Camille Cavallier est ainsi : continuité, « continuité dans l'effort, et continuité en tout 1 » Mais pas plus que la comptabilité, l'historiographie mussipontaine ne livre ses règles de fabrication. Elle instaure une causalité superficielle. Elle raisonne sur des masses. Faisant lui-même son portrait, Camille Cavallier écrit, dans « Sagesse du Chef » : « Il a fait toute sa carrière à la Société de Pont-à-Mousson. Lorsqu'il y est entré, c'était une petite affaire ; il l'a considérablement développée, et, dans les années qui ont précédé la guerre, l'importance de l'affaire, comme production, doublait chaque six ans. Il y avait, à ce moment-là, une seule usine à Pont-à-Mousson ; la Société en pos- sède maintenant huit... »

Voilà le procédé : l'historiographie dit ce que chacun peut voir et extérieurement mesurer. Elle est cumulative et incantatoire : Auboué ! Moineville ! Beeringen ! Carolus ! Pont-à-Mousson ! Elle énonce des projets, elle en fait constater la réalisation, elle les fait apprécier en termes de puissance. Elle les valorise en tant qu'efforts collectifs, en tant que gestes. Elle peut donc magnifier ceux qui ont conçu les projets — en dernière instance, le chef — et tous ceux qui ont contribué à leur exécution. Les photographies — et les fêtes du travail — ont cette fonction de concélébration. Ce qui est exclu, c'est que les réalisations mussipontaines puissent être pensées comme problèmes, puissent être sujettes à discussion. C'est inimaginable, et, comme c'est inimaginable, c'est impossible. Comme le dit la dédicace à Camille Cavallier de « Sagesse du Chef », Pont-à-Mousson est une oeuvre édifiée par un « labeur génial ». Les traditions sont donc elles- mêmes géniales, et il suffit de s'y conformer pour être infaillible. La continuité des traditions garantit la continuité de Pont-à-Mousson, et la continuité — visible — de Pont-à-Mousson atteste la continuité des traditions. On comprend, dès lors, pourquoi Camille Cavallier ne critique que rarement le passé. Il ne peut le faire sans critiquer le présent. Il n'est pas utile qu'il le fasse puisque le présent est le passé en acte. Il n'a, c'est logique, d'autre souci que de l'avenir. Il doit déduire l'avenir du passé : Pont-à-Mousson n'a pas d'histoire. L'his- toriographie prend la place de l'histoire. Pour établir l'exemplarité de Pont-à-Mousson et asseoir le pouvoir de la famille Cavallier et des lignages consorts, les historiographes de Pont-à-Mousson ont constitué un fonds d'archives, dont le château d'Ars était le temple. En interrogeant cette mémoire, nous avons voulu substituer au récit d'une « vocation » (c'est-à-dire du texte signé par André Siegfried dans l'album du Centenaire) l'analyse d'un ensemble de stratégies, à l'adhésion, la réflexion. Faire de la famille Cavallier un acteur de l'histoire, donc un objet de critique et étudier sa gestion, non pas en termes d'intuitions nécessairement géniales ou de divi- nations, mais comme la formulation de contraintes, de problèmes et de choix. Exposer les mécanismes réels — occultés par l'historio- graphie — du développement de Pont-à-Mousson, et, nous fondant non pas en vérité, mais sur un matériau, sinon exhaustif, du moins organiquement constitué, proposer une interprétation de l'histoire de Pont-à-Mousson qui caractérise la croissance d'un certain type de société métallurgique française. C'est faire plus qu'une simple cri- tique de l'historiographie. INTRODUCTION

LES VOIES DE L'ESTABLISHMENT

Si comptabilité et historiographie sont de même nature, une bonne compréhension de l'histoire de Pont-à-Mousson passe, c'est le principal impératif de méthode, par l'établissement et l'analyse des flux financiers véritables. Cette exigence ne peut être satisfaite que pour les exercices postérieurs à 1918. D'où le découpage chrono- logique de cette étude 1. La constitution de tableaux annuels de ressources et emplois de fonds porte l'analyse au-delà de la simple formulation des stratégies 2. Elle permet de les pondérer, donc de les comparer et de les hiérar- chiser. Elle rend possible la périodisation de la croissance de Pont- à-Mousson. Mais une telle synopsis n'est pas neutre. Juxtaposer des investissements, c'est juxtaposer des choix, donc énumérer des prio- rités. Chaque activité étant, par ailleurs, simultanément désignée par son coût et par son revenu, les tableaux de ressources et emplois de fonds permettent de juger, tout au moins, de mettre en cause les politiques dont ils sont l'expression. Ils introduisent à l'analyse critique, ils y contribuent, ils proposent des éléments de conclusion. S'ils décrivent le développement de stratégies et les jugent, ils n'en expliquent, toutefois, pas la genèse, les conditions de possibilité, les possibles réexamens. Ils structurent l'analyse, mais ne suffisent pas à la constituer. D'autres matériaux sont indispensables. Statis- tiques : prix de revient, salaires, productivité, approvisionnements.

1. La thèse de Carol KENT, « Camille Cavallier and Pont-à-Mousson an lndustrialist of the Third Republic », étudie avec précision les structures et restructurations du capital de PAM, le rôle et le jeu des groupes familiaux, le style gestion de l'entreprise. Son propos est de prouver le dynamisme de la classe des entrepreneurs français et d'objecter ainsi à la tradition anglo-saxonne qui met l'accent sur leur conformisme. Elle y parvient remar- quablement, mais faute de documents financiers complets, elle reste prisonnière de l'image que Pont-à-Mousson a voulu donner d'elle-même. 2. Nous exposons en annexes (p. 473) comment nous avons élaboré les tableaux de ressources en emplois de fonds. Nous procédons à l'analyse critique de l'établissement et de la valeur des documents financiers. Les données brutes sont présentées en annexes statistiques. Littéraires : les comptes rendus de réunions internes ou externes à Pont-à-Mousson, les notes d'analyse ou d'admonestation sont sur- abondants, l'écrit ayant été le véhicule par excellence de l'information et de la réflexion, c'est-à-dire une technique d'éducation des « Chefs ». Ces matériaux fixent une chronologie fine. Ils sont la substance de ces descriptions et récits qui s'essaient à restituer la vie concrète de Pont-à-Mousson. Ils permettent de satisfaire à deux autres exigences épistémologiques. Constituer le champ dans lequel se définissent les stratégies mussipontaines et dans lequel, éventuellement, elles se résorbent ou se singularisent. Déterminer les moments où — aléas de leur mise en oeuvre ? Évolution des termes des choix initiaux ? — ces stratégies peuvent ou doivent être pensées. Ces deux opérations font la trame de cette histoire.

LES MARCHES DU POUVOIR

L'ampleur et la régularité des investissements sont les caractéris- tiques majeures de la gestion mussipontaine entre les deux guerres. En 1919-1920, les dépenses en immobilisations et travaux neufs atteignent le pourcentage record de 42 % par rapport au chiffre d'affaires 3. Au cours des trois exercices suivants, le ratio varie de 15 à 20 %. La fin des travaux de reconstruction des installations détruites pendant la guerre (usine de Pont-à-Mousson, mine-usine d'Auboué) ne met pas un terme à l'effort d'investissement. De 1924 à 1934, les ressources ainsi engagées sont comprises entre 8 et 14 % du chiffre d'affaires. Après un léger recul en 1933, le décrochement se produit en 1935, au moment où, entrant à son tour en récession, le marché intérieur cesse d'atténuer la chute, commencée en 1931, des débouchés extérieurs. L'étiage est atteint en 1935-36 (4 et 3,5 %). Par la suite, une légère remontée s'esquisse (5,5, 9 et 6 %). L'importance et la constance du programme de croissance interne de Pont-à-Mousson sont d'autant plus remarquables que des ressources encore supérieures sont engagées dans les participations de la société. A l'exception des seuls exercices 1920-21, 1926, 1927, 1928 et 1930, les investissements physiques sont inférieurs de 25 à 55 % aux investisse- ments en titres. L'écart moyen est de 40 %, l'écart maximum, noté en 1937, de 85 % 4. Travaux neufs et immobilisations ont été distribués en trois rubriques principales : métal (mines, cokerie, hauts-fourneaux), technologie et énergie. Dans sa politique de développement interne, Pont-à-Mousson a donné la priorité aux investissements métallurgiques. Jamais infé- rieurs à 20 % les crédits de cette nature représentent, à l'exception

3. Annexes Statistiques. 4. Annexes Statistiques. des exercices 1932 et 1938, constamment plus de 30 % des dépenses totales. De 1918 à 1924, ils vont, pour l'essentiel, aux hauts-fourneaux et à la cokerie. De 1925 à 1930, ils sont mobilisés pour la mise en exploitation de la mine de Moineville et l'achèvement des deux premières tranches de la cokerie. Les investissements cessent à Moineville en 1933. Le maintien à un niveau élevé du programme métallurgique est dû, alors, à l'agrandissement de la cokerie et à la reconstruction des hauts-fourneaux. Les investissements technologiques se situent à un palier inférieur. Ils ne dépassent qu'en 1933 la limite des 40 %. A quatre reprises, ils sont supérieurs à 30 %. Neuf fois seulement, ils excèdent 20 %. La première phase des dépenses correspond à la reconstruction (1918-1924), les suivantes (1930-1933 et 1937-1938) à la mise en place à Saint-Étienne-du-Rouvray et à Pont-à-Mousson, puis à Foug, de la centrifugation. L'énergie (l'électricité) ne fait l'objet de programmes importants qu'au cours de la première décennie s. Les dépenses en titres ont été réparties en quatre catégories : métal (mines et charbonnages), sidérurgie, fonderies et sociétés financières 6. Jusqu'en 1935, les investissements métallurgiques représentent constamment plus de 20 %. 11 exercices sur 20, ils dépassent 40 %. 9 années sur 20, 50 %. A l'exception des années 1928 et 1931, au cours desquelles les achats d'actions Mokta-el-Hadid ont été nombreux et importants, les capitaux ont été quasi exclusivement dirigés vers les charbonnages : Charlemagne (bassin d'Aix-la-Chapelle), Beeringen et Limbourg-Meuse (Campine Belge), Sarre-et-Moselle, et à partir des années trente, Faulquemont et Haute-Vigneulles (Lorraine). Les fonds investis dans la sidérurgie et les fonderies n'ont, ni la même importance, ni la même régularité. Les investissements sidérurgiques correspondent aux prises de participations, dans les mois qui suivent l'armistice, dans les aciéries lorraines de Rombas et sarroises de Dilling, et à la souscription à une augmentation de capital des Aciéries de Micheville. Pont-à-Mousson ne fait, par la suite que renforcer ses positions, en consacrant, en 1931 15,5 % des capitaux engagés à des achats d'actions de Micheville, en 1932 15,2 % à des achats d'actions de Dilling, en répondant, en 1938, aux appels de fonds de Rombas et de Marine-Homecourt. Les fonderies et autres sociétés travaillant sur le marché des canalisations font, elles-aussi, l'objet de programmes discontinus. En 1919-20 Pont-à-Mousson acquiert pour 10,5 MF (18,8 % des emplois) 60 % du capital de la société sarroise Halbergerhütte de Brebach, principal producteur allemand de fontes moulées. En 1921-1922, elle participe aux augmentations de capital de sa filiale d'entreprise Eau et Assainissement, et de la fonderie haute-marnaise de Bayard, dont

5. Annexes Statistiques. 6. Annexes Statistiques. elle a pris le contrôle avant-guerre. Après une pause de quelques années, l'activité de Pont-à-Mousson se fait, à partir de 1928, plus soutenue. De 1928 à 1930, Pont-à-Mousson acquiert la majorité dans la Société Minière et Métallurgique du Périgord, concurrent pugnace d'avant-guerre que guette la faillite. En 1930, Pont-à-Mousson achète des titres de son seul véritable concurrent national : Aubrives- Villerupt, de la fonderie américaine Uscipipe, et crée une antenne aux ]États-Unis : l'International Pipe and Mining Corporation (IPAMCO). En 1932, Pont-à-Mousson élargit sa participation dans Aubrives- Villerupt, en 1933, apporte des capitaux à Eau et Assainissement, en 1934, à Brebach (12,7 MF). En 1936, Pont-à-Mousson poursuit sa péné- tration dans les fonderies françaises en acquérant de Châtillon- Commentry, l'usine de Montluçon, et prend pied sur le marché écos- sais (usine Shaw à Glasgow). En 1937, Pont-à-Mousson souscrit pour 20,4 MF au capital de la fonderie brésilienne Ferro-Brasileiro et procède, en 1939, à des opérations sur Périgord et Bayard qui ont besoin de ressources pour monter une centrifugation, et sur les sociétés française et argentine Éverit et Monolit, productrices de canalisations en amiante-ciment. Dans les années trente, ce type d'investissements se surimpose aux investissements charbonniers. A partir de 1936, il s'y substitue. Les dépenses répertoriées en 1922-23, 1931, 1937 et 1938 sous la mention sociétés financières représentent des titres de la Société Anonyme de Participations et d'Études (SAPE) qui détient, outre une importante participation croisée dans la société-mère, un portefeuille assez semblable à celui de Pont-à-Mousson, et, en 1937 et 1938, des titres de l'Industrie Lorraine, à laquelle Pont-à-Mousson aliène une partie de son portefeuille, à l'exception des valeurs houillères. Ces sorties de fonds renforcent donc l'accroissement du poids relatif du secteur fonderies et activités annexes. L'analyse ci-dessus des investissements en titres de Pont-à-Mousson permet ainsi d'établir qu'à partir des années trente Pont-à-Mousson esquisse une nouvelle politique. Cette stratégie s'affirme en 1933 et, plus encore, en 1936. Libérée enfin des volumineuses et constantes sorties de capitaux vers les charbonnages, Pont-à-Mousson tend à affermir son emprise sur son propre marché et à consolider ses positions en sidérurgie.

L'OBSESSION DE L'INDÉPENDANCE

Ces investissements répondent à un impératif de gestion (abaisser le prix de revient des fabrications pour renforcer la compétitivité de la société) et à une volonté d'ordre plus général (assurer sa sécu- rité). Camille Cavallier énonce l'un et l'autre comme principes direc. teurs du développement de Pont-à-Mousson7.

7. Dossier 94, in fine. « La Société de Pont-à-Mousson a toujours suivi une ligne de conduite basée sur le principe suivant : » Assurer la sécurité et le développement de l'industrie pratiquée par Pont-à-Mousson. » Pour cela : » Assurer à la Société la possession, la maîtrise de ses matières premières, à des conditions permettant des prix de revient satis- faisants, » Développer l'affaire comme importance, comme production, comme chiffre d'affaires, comme exportation, » Préserver l'affaire et augmenter sa puissance économique par une sorte de rayonnement, à la fois, dans les Industries analogues et les Entreprises de la concurrence... ». Vérité de raison. Vérité d'expérience. Pour contrôler les condi- tions de son développement, Pont-à-Mousson devait d'abord se donner la maîtrise de ses approvisionnements. Analysant les causes des pertes subies par la société depuis la mise à feu de l'usine de Pont- à-Mousson, la commission nommée par l'assemblée générale du 19 août 1860, énonce comme causes irrémédiables : « D'avoir placé l'usine à Pont-à-Mousson au lieu de la mettre sur le minerai, et cela malgré les observations nombreuses qui ont été faites avant de commencer les travaux de construction. Cette posi- tion ... grève la production de la fonte de 5 f. par tonne : c'est le transport du minerai entre Marbache et Pont-à-Mousson; » D'être tributaire d'une Société qui a la propriété de la mine, à qui on paye une redevance qui s'élève à 1,65 f. par tonne de fonte produite. » Il est évident que si l'on avait fait des recherches de minerai, on en aurait trouvé comme tout le -monde, et l'on s'en serait rap- proché pour établir l'Usine... ». Si l'emplacement de l'usine n'a pas été modifié, la redevance a été abolie lors du rachat par l'usine de Pont-à-Mousson de la conces- sion de Marbache. L'acquisition ultérieure des concessions d'Auboué, de Mairy et de Moineville a donné à Pont-à-Mousson les ressources nécessaires à l'exploitation quotidienne de l'usine et les réserves qui ont assis son avenir. Elle a permis à Pont-à-Mousson de rester libre vis- à-vis du Comptoir de Longwy. Bien plus, elle lui a permis d'y conso- lider sa place de productrice de fonte brute et de détourner à son pro- fit une partie de la rente servie par le Comptoir. La sagesse de cette politique apparaît entre les deux guerres quand, la mine d'Auboué ayant subi, pendant le conflit, des dommages irréparables qui inter- disaient tout accroissement de l'extraction, donc toute baisse tendan- cielle des prix de revient, la mine de Moineville lui est substituée comme source d'approvisionnements principale de Pont-à-Mousson. Les investissements dans les charbonnages sont l'ultime dévelop- pement de cette stratégie. Les considérations de sécurité y sont inti- mement liées aux impératifs de gestion. « Pour le charbon, la néces- sité d'échapper à la guillotine des mines-usines en majorité au Syn- dicat Rhénan-Westphalien a obligé Pont-à-Mousson, devant l'impos- sibilité (au point de vue financier tout au moins) d'entrer dans des Charbonnages en exploitation, à se hasarder dans des entreprises nouvelles en différentes régions... ». A cette première nécessité s'en ajoute une seconde, qui est de nature :

« L'industrie métallurgique a des frais généraux très élevés. C'est une industrie instable, qui se modifie tous les jours, qui se perfec- tionne sans cesse. Elle exige des amortissements extrêmement rapides. Les bâtiments, le matériel, l'outillage ne disparaissent jamais par usure, mais le plus souvent en quelques années, ils sont déclassés ou démodés. » Le chapitre des dépenses d'une société métallurgique est donc considérable, et, pour que le prix unitaire ne soit pas chargé au point de devenir supérieur au prix de vente, il faut que ces dépenses trou- vent un diviseur suffisamment élevé. Ce diviseur, c'est la production, c'est le tonnage. » Dans l'industrie, tous les diagrammes devraient être des lignes droites, ascendantes pour certains éléments (production, salaires, rémunération du capital) et descendantes pour d'autres, notamment pour les frais de transformation... ».

Pont-à-Mousson est organiquement condamnée au dynamisme. Les investissements productifs expriment cette fatalité. « Développer l'affaire comme importance, comme production, comme chiffre d'af- faires, comme exportation » permet de répartir les charges non pro- portionnelles sur un plus grand nombre d'unités produites, donc d'abaisser les coûts d'exploitation unitaire. La substitution de la Halle Mécanique Continue aux fosses détruites par la guerre procède de cette conception. La Halle Mécanique Continue développe la pro- duction en développant la technologie traditionnelle. Elle la perfec- tionne par la mécanisation sans en remettre en cause les fondements. Il y a identité conceptuelle entre l'idéal de gestion caractérisé par la ligne droite et le choix technologique qu'exprime la Halle Mécanique (comme du reste les investissements de productivité dans les mines, aux hauts fourneaux et à la cokerie). L'un et l'autre reproduisent le schéma d'une progression sans discontinuité procédant par addition de quantités plus que par ruptures qualitatives. La troisième orientation maîtresse de la stratégie mussipontaine est de portée plus générale. Elle vise à consolider la position de Pont- à-Mousson sur son marché par des prises de participation, majori- taires ou non, dans des fonderies concurrentes ( Brebach, Bayard, Aubrives-Villerupt, Périgord) et des sociétés produisant des canali- sations de matériau différent (Société de l'Éverite). Elle vise à affermir la position de Pont-à-Mousson dans le milieu sidérurgique dominant pour contrôler et, si possible, neutraliser des politiques qui seraient contraires aux intérêts des fonderies, et par là-même, diversifier les activités de la société, répartir les risques, tenter de régulariser le flux des ressources. Les investissements dans Micheville, Rombas, Dilling et, dans une moindre mesure, dans Marine-Homecourt, sont de cette nature. Dans son acception défensive, la politique d'investissements de Pont-à-Mousson est, logiquement, complétée par la mise en réserve de capitaux8 : « Indépendamment de ces filiales et participations, qui répon- dent toujours à une idée de consolidation, de complément ou encore d'aide apportée à la société-mère, il y a des placements que l'on fait pour réemployer, à terme plus ou moins éloigné, les liquidités de la société-mère. » Pont-à-Mousson travaille dans le monde entier avec une clien- tèle sûre, mais qui paie, en général, lentement... La trésorerie d'une société comme Pont-à-Mousson doit être abondante, et même, sur- abondante. » Cette abondance est une arme excellente au point de vue com- mercial, car elle permet de traiter des affaires comportant des décou- verts... Cette trésorerie abondante est aussi une garantie d'indépen- dance à l'égard des banques. » Mais que faire de cette trésorerie... pour ce qui dépasse le rou- lement quotidien ? La solution qui consiste à réemployer ces disponi- bilités en bonnes valeurs industrielles ou en fonds d'État me paraît tout à fait défendable. Il faut bien entendu, choisir des titres jouis- sant d'un très large marché en Bourse, présentant... l'absence com- plète de caractère spéculatif, et d'une qualité telle que l'on puisse toujours ... les déposer dans une banque en garantie d'un compte d'avance. »

Ces investissements à caractère préventif sont répertoriés sous la rubrique « Divers ». L'appellation recouvre des titres industriels, dont la possession est sans influence sur le développement de Pont- à-Mousson, des titres de rente et des obligations d'État. Certaines valeurs industrielles (Mokta-el-Hadid, Sarre-et-Moselle) peuvent avoir partiellement cette fonction de thésaurisation. Par leur régularité et leur importance relative, ces investissements-réserves ont le second rang des placements mussipontains. 12 exercices sur 20, ils représen- tent plus de 20 % des dépenses totales. A 6 reprises, ils passent le seuil des 30 %. Cette finalité conservatoire des engagements finan- ciers de Pont-à-Mousson se développe, tout particulièrement, dans la deuxième décennie de l'entre-deux-guerres.

8. Dossier 41513. Cette politique de maîtrise de l'avenir est, dans une très large mesure, autofinancée. La gestion mussipontaine est cohérente : « Pour qu'une Société puisse résister à des crises, il faut qu'elle ait des réserves, non pas seulement des réserves sur le papier, mais des réserves réelles. Il faut qu'elle puisse perdre de l'argent sans être mise, immédiatement en faillite. Voilà le sentiment pour ainsi dire instinctif qui pousse les personnes qui créent des sociétés ou qui ont la responsabilité de les administrer, à serrer, au début, les dividendes de façon à constituer à la Société une force capable de résister à tous les dangers9... ». Le ratio autofinancement/investissements est, 12 exercices sur 20, supérieur à 100 10. Il n'est inférieur ou voisin de 50 qu'en 1919-20, 1922-23, 1929, 1931 et 1932, il est égal ou supérieur à 80. Supérieur à 100, l'autofinancement couvre, donc, à 12 reprises, d'autres charges que les investissements. 10 exercices sur 20, l'autofinancement assure la quasi totalité (90 %) des emplois. Pour les années très critiques de l'immédiat après-guerre (jus- qu'en 1923), les capitaux complémentaires sont fournis par des emprunts et par les dommages de guerre. Les fonds empruntés sont constitués de prêts de Brebach, remboursables par imputation sur les dividendes à venir, et du produit de l'émission d'obligations réa- lisée en 1919-20. En 1924, les crédits sur dommages de guerre sont épuisés. Malgré l'augmentation de son taux d'autofinancement, Pont- à-Mousson doit, pour réaliser son programme d'investissements, et faire face à l'accroissement du fonds de roulement concomitant de la reprise économique, se résoudre à une importante augmentation de capital. L'opération se poursuit en 1925. En 1927, le déficit de res- sources est comblé par un prêt de Brebach et le transfert à Pont- à-Mousson du tiers du produit d'une émission d'obligations faite par Charlemagne aux Pays-Bas. En 1929, par un nouvel emprunt obli- gataire de 50,5 MF. En 1937, les besoins complémentaires sont, apparemment, couverts par une augmentation de capital de 60 MF. Mais l'opération ayant été précédée, en 1936, de la distribution de 36 MF de réserves, l'apport net se limite à 24 MF. L'autofinancement est donc, la principale source de financement de Pont-à-Mousson. Les emprunts (obligataires) sont privilégiés comme ressource complémentaire. L'augmentation de capital est un ultime recours, une éventualité exceptionnelle et redoutée. L'appoint de tré- sorerie est fourni par la négociation des titres de placement tenus en réserve : si l'on excepte les cessions de société-mère à filiale, les ventes sont constituées, pour l'essentiel, de titres de rentes et « diverses » autres valeurs. Les résultats industriels apportent la contribution la plus importante à l'autofinancement, si l'on excepte les quelques années où

9. Dossier 41513. Note de Camille Cavallier à Marcel Paul. 29 juin 1922. 10. Annexes Statistiques. se sont adjointes des ressources exceptionnelles. Sauf en 1934, le produit des exploitations est supérieur de 2 à 4 fois à celui des participations. 10 exercices sur 15, les fontes moulées assurent plus de 50 % des résultats industriels. Le flux est particulièrement abondant dans la deuxième décennie de l'entre-deux-guerres. Les fontes moulées ali- mentent, alors, quasiment seules, Pont-à-Mousson en capitaux. Pen- dant la première décennie, l'apport des moulages est plus irrégulier. Prépondérant jusqu'en 1926, il tend peu à peu à se tarir jusqu'en 1929 ». Le minerai de fer vient au second rang parmi les sources de revenus de Pont-à-Mousson. La décision, prise au début du siècle d'exploiter la mine d'Auboué, non seulement pour l'approvisionne- ment des hauts fourneaux, mais aussi pour la vente sur le marché, est, ainsi, pleinement justifiée. Le minerai de fer est, pour Pont- à-Mousson, un important facteur d'équilibre. Le coke et l'électricité également, mais à un niveau très inférieur. La fonte brute est, de toutes les ressources de Pont-à-Mousson, la plus irrégulière. Prépondérante en 1922-1923, et en 1924, elle est, 7 exercices sur 15, négative. Dans les années trente, elle absorbe même 40 % des profits dégagés par les fontes moulées. La structure du produit des participations est tout aussi désé- quilibrée. 12 années sur 13, les fonderies et activités connexes four- nissent 40 % au moins des dividendes 12. La norme est intermédiaire entre 50 et 60 %. L'apport prépondérant est, tout au moins dans la première décennie, et en 1934 à nouveau, celui de Brebach. Les divi- dendes servis par Brebach représentent déduction faite de la part consacrée à l'amortissement de prêts antérieurs, 5 exercices sur 9, plus de 50 % du produit des participations (rentes exclues). Bayard avec régularité, Eau et Assainissement avec plus d'intermittence, fournissent un complément de capitaux. Dans les années trente, Brebach subissant avec rigueur les effets de la crise économique, les fonderies françaises investies par Pont-à-Mousson (Bayard, Périgord, Aubrives) et Eau et Assainissement empêchent un trop brutal affais- sement du niveau des dividendes. Le résultat exceptionnel de 1934 est imputable à la distribution de 44 MF de réserves à laquelle procède Brebach en prévision du retour de la Sarre à l'Allemagne. Pour variable qu'elle soit, la contribution de la sidérurgie à la rémunération des investissements en titres n'est pas négligeable. Très faible et très régulièrement faible est, en revanche, celle des char- bonnages. Les dividendes charbonniers proviennent, qui plus est, quasi exclusivement, de Sarre et Moselle. La gestion mussipontaine apparaît, ainsi, fortement dissymé- trique. Par la structure de ses profits (revenus des exploitations et des fonderies contrôlées), Pont-à-Mousson est un complexe de fon-

11. Annexes Statistiques. 12. Annexes Statistiques. deries. Par la structure de ses emplois, un complexe métallurgique. Pont-à-Mousson est une fonderie qui poursuit, entre-les-deux-guerres, l'ambition de réaliser un groupe métallurgique complet et cohérent, en transférant ses ressources de ses métiers traditionnels vers les charbonnages. La dissymétrie de la gestion mussipontaine pose deux séries de problèmes. Quelles sont les raisons qui expliquent la modicité des revenus des charbonnages relativement au poids des investissements qu'ils exigent ? Résulte-t-elle des aléas de la mise en exploitation des houillères, ou d'une volonté délibérée de sacrifier leur rapport pour abaisser le prix de cession du charbon aux sociétés métallurgiques actionnaires ? La contribution des fontes moulées à l'autofinancement de Pont- à-Mousson masque-t-elle un prélèvement sur les revenus des charbon- nages réalisé par minoration du coût de leurs fournitures ? Est-elle imputable à l'efficacité des techniques de fabrication de Pont- à Mousson ? A l'efficacité de ses pratiques commerciales ? L'analyse des ressources et des emplois de fonds n'est donc pas une fin. Elle doit être développée en une étude concrète des contrain- tes de l'économie mussipontaine (charbon, travail, marché) et des moyens (stratégiques, commerciaux) par lesquels Pont-à-Mousson a essayé de maîtriser les données de sa croissance. Mais ces deux ensembles n'ordonnent qu'une réflexion unique sur les mutations et la permanence — donc les tensions et les formes nouvelles — le coût, la pertinence et la mise en œuvre du projet fondamental de Pont- à-Mousson et de ses dirigeants : l'indépendance. PREMIÈRE PARTIE

LES CONTRAINTES DE L'ÉCONOMIE MUSSIPONTAINE

LE CHARBON

CHAPITRE PREMIER

L'AVENIR EST DU CÔTÉ DU CHARBON

La question des approvisionnements en combustibles de Pont-à-Mousson s'articule en quatre moments. Le premier couvre l'immédiat après-guerre jusqu'à 1922. Le second, les années 1923 et 1924. Le troisième, la décennie qui commence en 1925 et se termine en 1935, date à laquelle la Sarre fait retour à l'Allemagne. Le qua- trième, les cinq années qui précèdent la seconde guerre mondiale. La première période est, pour l'ensemble des sociétés métallur- giques, une période de pénurie, et, pour Pont-à-Mousson, sinon de passivité, du moins de dépendance. De 1923 à 1924, la disette de charbon est toujours sensible. Mais Pont-à-Mousson prend des initiatives, et se démarque (lors de l'occu- pation de la Ruhr, ou du Traité de Londres), de l'ensemble de la sidérurgie. Le moment approche, en effet, où Pont-à-Mousson pense pouvoir recueillir les premiers fruits de la politique lancée en 1906. La cokerie est mise à feu. Les participations charbonnières sont entrées dans leur phase d'exploitation. A partir de 1925, Pont-à-Mousson a la latitude d'arbitrer entre ses approvisionnements, c'est-à-dire de mieux réagir à l'évolution de 40 à 50 % du prix de revient des fontes moulées. En 1935, le plébiscite sarrois rend à l'Allemagne le contrôle de la plupart des sources d'approvisionnements en charbon de Pont- à-Mousson. La sanction sur les prix n'est pas immédiate : l'effet dépressif de la crise mondiale se prolonge jusqu'à 1936. Mais à partir de 1937, Pont-à-Mousson est privée de tout pouvoir d'intervention sur les prix, voire l'origine de ses combustibles. Bien plus, c'est en tirant argument des prix de la concurrence, que Pont-à-Mousson pousse à la baisse le prix des fines de ses propres participations.

I. LE TEMPS DE LA PÉNURIE ET DE LA DÉPENDANCE : 1918-1922

La période est caractérisée, dans son ensemble, par la disette de coke et de fines à coke. La production française ne retrouvant que fin 1923 le niveau qui était le sien en 1913, le prix moyen du coke est nettement supérieur à celui d'avant-guerre. La crise des approvisionnements sévit avec le maximum d'inten- sité de l'armistice à la mi-1920. Elle est marquée par la hausse des prix, la dépendance vis-à-vis de J'État français et du vouloir de l'Allemagne, voire des appétits des confrères. De la mi-1920 à 1922, la crise économique détend le marché, mais l'attribution du coke allemand continue à faire problème. La métal- lurgie française ne peut abaisser le niveau moyen des prix de ses combustibles que grâce à l'intervention de l'État. Pour Pont-à-Mousson, cette période signifie difficultés, quasi- impuissance et suivisme. C'est l'expression d'une double vérité. Le problème des approvisionnements est politique et requiert l'inter- vention de l'État, lequel n'a à connaître que des collectivités. Au sein de la collectivité des métallurgistes, Pont-à-Mousson n'est, par sa puissance et la nature de sa production, qu'une société de second rang.

1. La crise : 1918jmi-1920. La France est un pays structurellement déficitaire en coke. En 1913, la production nationale ne couvrait que 58 % de la consomma- tion intérieure. Les importations étaient donc indispensables, dont la quasi totalité (80 %) provenait d'Allemagne. La guerre a aggravé la dépendance de la France. La production intérieure ne suffit, en 1919 — période de faible activité industrielle — qu'à 48 % des besoins. Sa contribution tombe, en 1920, quand s'accé- lère la reconstruction, à 28 %. Cette situation tient à la dévastation des houillères du Nord et du Pas-de-Calais. En 1913, le Nord fournissait 1.256.000 t., le Pas-de-Calais 1.821.000 t. de coke, pour une production nationale de 4.027.400 t. En 1919, la production des deux départements est, respectivement, de 8.120 et 377.650 t. ; en 1920, de 73.514 et 438,000 t. Aussi le Traité de Versailles a-t-il fait obligation à l'Allemagne de compenser le déficit des houillères hors d'état de produire. La compensation a-t-elle été suffi- sante ? Pour l'établir, il n'est que d'ajouter, pour les années 1913, 1919 et 1920, la production des mines françaises et les importations allemandes, et de rapporter la valeur ainsi obtenue à la consommation totale. Les besoins des consommateurs français sont couverts à 90, 80 et 86 %. Durant les deux premières années d'après-guerre, les deux principales sources d'approvisionnement en coke de l'économie fran- çaise ont donc manqué. A ne considérer que le premier semestre 1920, le déficit est, vraisemblablement, encore supérieur. Après les accords de Spa, signés en juillet 1920, les livraisons se sont, en effet, notablement accrues, passant de 1.458.057 t. dans le premier semestre à 2.243.235 t. dans le second. Il a donc fallu faire appel à de nouveaux fournisseurs : les houillères britanniques, dont les exportations en France sont passées de 10.000 t. en 1913, à 618.000 t. en 1919, dont 376.288 dans le second semestre, et à 677.410 en 1920, dont 468.191 dans les premiers six mois. Le manquement des fournisseurs traditionnels et les conditions de vente des houillères britanniques expliquent la brutale élévation des prix du coke par rapport à l'avant-guerre 1. Confronté aux reven- dications salariales des mineurs, au renchérissement du coût de la vie, le gouvernement britannique choisit, en effet, de résoudre ses difficultés et de réduire les tensions sociales sur des critères stricte- ment nationaux. En mars 1919, sur rapport de la Commission Sankey, en juillet, en décembre, en mai 1920, il accorde des augmentations de salaires. Simultanément, il abaisse, par une ordonnance du Board of Trade du 1er décembre 1919, le prix de base du charbon livré à la consom- mation domestique et le prix des fournitures de soute aux caboteurs, affichant ainsi sa volonté de limiter l'incidence de la hausse des prix sur le niveau de vie de la population, et d'aider certains agents économiques — les armateurs en l'occurrence — à soutenir la concurrence étrangère. Une telle politique implique la pratique de prix à l'exportation élevés, qui compensent les pertes subies sur le marché national, et le contingentement des ventes. Aussi, le régime préférentiel dont jouissaient les Alliés, est-il, tout au long de l'année 1919, par mesures successives démantelé. Le 1er janvier 1920, le régime des licences d'exportation prend fin. Les quantités exportables restant limitées pour les besoins de la consom- mation interne, la ruée des importateurs fait flamber les cours. La hausse culmine en juillet, après que le gouvernement britannique eut décidé, le 1er juin 1920, de lever toutes les mesures de rationnement imposées aux consommateurs anglais pendant la guerre, et, corréla- tivement, de réduire à 750.000 t. le contingent de combustible alloué à la France. Le prix du charbon anglais est, à ce moment-là, le prix directeur. Pour éviter d'aggraver la situation des prix par la course à un combustible rare et déjà cher, les métallurgistes acceptent comme un mal nécessaire que le Bureau National des Charbons (B.N.C.), créé en avril 1916, soit reconduit dans ses missions en juillet 1919, et prolonge ses interventions. A preuve cette note de Camille Cavallier, datée du 8 février 19202 : « Je vois que la nouvelle de la suppression du B.N.C. n était pas fondée. Évidemment, pour nous, c'est une bonne chose... »

1. Évolution du prix du coke au 1er semestre 1920.

2. d - 18 766. Note de Camille Cavallier à M. Roy 8.2.1920. Le B.N.C. poursuit donc sa double mission : égaliser les prix par compensation entre charbons de provenances diverses ; assurer le ravitaillement des consommateurs. Dans l'exercice de l'une et l'autre de ces fonctions, l'équité absolue était impensable. Pont-à-Mousson se plaint d'être, à la fois, désavantagée quant aux prix, et menacée quant au volume des attributions de combustibles qui lui sont faites. La compensation des prix des charbons de différentes origines ne pouvaient que tendre à égaliser des prix disparates, et non les niveler parfaitement. La surtaxe frappant le charbon le moins cher — le charbon français et allemand — ne pouvait être rigoureusement équivalente aux ristournes versées aux acheteurs des très onéreux charbons anglais. La compensation, par ailleurs, s'exerçait sur les prix des combustibles chargés sur wagons dans les mines, ou rendus dans les ports d'importation et les gares frontalières. Elle ne réglait pas la question du transport aux lieux de consommation. C'est cette double carence que dénonce Camille Cavallier dans sa note du 8 février : « ... Je vois aussi que nous pouvons compter sur nos 15.000 t. supplémentaires sur le premier trimestre, et que ces 15.000 t. seront faites 10.000 t. par l'Angleterre, et 5.000 par la Westphalie. » Nous aurons donc le coke, mais, malheureusement, nous allons le payer très cher, étant donné cette forte proportion de coke anglais. » N'y aurait-il pas moyen de faire augmenter notre proportion de Westphalie, pour qu'elle soit la même que celle des usines de Longwy qui ne reçoivent, je crois, que du coke de Westphalie ? Une autre solution, ce serait de faire une péréquation générale en Meurthe- et-Moselle, entre le coke de Westphalie et le coke anglais. » En tout cas, nous ne pouvons pas continuer à Pont-à-Mousson à payer, par rapport à nos confrères de Longwy, 20 f. de plus par tonne, prix d'achat, et à peu près, 20 à 25 f. de plus sur le transport total 40 à 50 f. de plus par tonne pour le coke anglais que pour le coke de Westphalie... » Pour résoudre le problème qu'énonce Camille Cavallier, un orga- nisme de compensation est institué. Son existence est attestée par une lettre que le directeur général du service des charbons au Ministère des Travaux Publics adresse, le 28 janvier 1921, à M. de Wendel. Les sociétés de Meurthe-et-Moselle réussissent ainsi à alléger le coût de leurs achats en en transférant la charge excédentaire sur les aciéries de Lorraine désannexée : Rombas, Hagondange et Knutange 3.

3. Sauf mention contraire les textes cités sont — jusqu'en 1930 — tirés du dossier 18 768. Lettre du directeur général du service des charbons au Ministère des Travaux Publics à MM. de Wendel - 28.1.1921. « Par votre lettre, en date du 25 novembre 1920... vous m'avez fait connaître qu'à la fin de 1919, les usines de Meurthe-et-Moselle et de Lorraine avaient décidé de faite entre elles la péréquation des cokes... et vous demandez si la Direction Générate du Service des Charbons serait disposée à assumer la charge qui résulterait de cette péréquation pour les Pont-à-Mousson doit, également, se défendre contre les appétits de certains de ses confrères, qui, le B.N.C. ayant laissé aux collec- tivités régionales le soin de procéder aux répartitions, contestent le volume des attributions qui lui sont faites. Réuni le 13 novembre 1919, le groupement des industriels consom- mateurs de coke de l'Est pose pour règle « qu'on attribuerait du coke d'abord aux aciéries jusqu'à concurrence de 50 % de leur production de fonte de 1913, l'excédent, s'il en reste, aux hauts- fourneaux purs jusqu'à concurrence également de 50 % de leur production de 1913, le surplus aux aciéries jusqu'au total de la production de 1913, ensuite, aux hauts-fourneaux purs ». Le volume des approvisionnements dépendant de la classification des sociétés, la définition des activités de Pont-à-Mousson — fonderie, et non aciérie — prenait une importance primordiale. Il était quasi- ment inéluctable qu'un incident éclatât. L'incident oppose Marcel Paul au représentant de la Maison de Wendel. « ... J'ai fait remarquer que Pont-à-Mousson n'était pas fourneau pur, mais fonderie de première fusion, et, par conséquent, tout à fait assimilable à des aciéries... Je dois rendre justice à M. Fould et au Baron Petiet qu'ils ont été les seuls paraissant reconnaître la justesse de non assimilation... M. Delage, qui m'a l'air d'un drôle d'individu, a essayé de protester en faisant remarquer qu'une fonderie de pre- usines de Rombas, Hagondange et Knutange, en se substituant au Comptoir des Chambres de Commerce de Strasbourg, dont l'origine a été supprimé. » J'ai l'honneur de vous faire observer que la suite des services de la Chambre de Commerce de Strasbourg n'a pas été reprise par la Direction Générale du Service des Charbons, et que, au surplus, le Comptoir reste débiteur de sommes importantes, vis-à-vis de la Caisse de péréquation des charbons. » Il n'est pas possible, dans ces conditions, d'entrer dans vos vues et d'accepter la charge de la péréquation provenant des trois usines de Rombas, Hagondange et Knutange... » Le fait qu'il y ait charge pour Rombas, Hagondange et Knutange résulte du système qui semble avoir été instauré. Pour égaliser le prix des combustibles payés par les usines de Meurthe-et-Moselle, a, en effet, proposé le système suivant : faire la moyenne géométrique des tonnages de coke livrés suivant les prix de péréquation du B.N.C. (coke anglais 105 f. sur wagon-port, coke français 100 f. départ mine ; coke allemand 105 f. wagon frontière), et mettre à la charge de chaque société, sur la totalité du tonnage reçu, le pris du trans- port qu'elle aurait eu à payer de la frontière allemande à destination. Cela revenait, à peu de chose près, à considérer que toutes les usines étaient alimentées en coke allemand. Il fallait donc faire une ristourne aux usines partiellement alimentées en coke anglais et donc trouver de l'argent. Le système a donc été complété de la façon suivante : « On s'aperçoit immédiatement, à l'impression de la formule que la combinaison n est possible qu'autant que les usines d'Alsace-Lorraine qui reçoivent actuellement du coke à 65 f. et même à 45 f. quand elles travaillent pour l'exportation, entrent dans la combinaison. Sans cela on ne pourrait pas trouver l'argent nécessaire à la compensation. D autre part, ces usines d'Alsace-Lorraine ont des marchés de produits finis et acceptés par l'administration des séquestres basés sur ces prix de coke... Il faut donc que, pour ces usines, la diffé- rence du prix compensé et les prix actuels de 65 et 45 f. qu'elles payent pour le coke leur soit ristournée. La combinaison qu'envisage M. Humb'ert de Wendel, c'est de faire supporter la différence par la Caisse de Comptoir de la Chambre de Commerce de Strasbourg ». C est ce à quoi, en fin de compte, s'est refusé la direction du service des charbons. mière fusion pouvait être arrêtée plus facilement qu'une aciérie et que l'assimilation n'était pas tout à fait exacte. » Je lui ai demandé en quoi il était plus difficile d'arrêter une aciérie qu'une fonderie, et il n'a rien répliqué... » Le problème, réglé cette fois-ci, à la satisfaction de Pont- à-Mousson se posera à nouveau fin 1921. Il sera alors fait à Pont- à-Mousson une place intermédiaire entre les aciéries et les hauts- fourneaux purs 4.

2. Le répit : mi-1920/1922. A partir de la fin du premier semestre 1920, la baisse des prix relâche la tension sur le marché des combustibles. Il n'en subsiste pas moins un problème du ravitaillement. Problème économique — en période de crise, les prix de revient ne sont jamais assez bas —, mais surtout politique : c'est l'État qui, par le truchement de l'Office des Houillères sinistrées, est maître de l'approvisionnement allemand. La situation d'exception révolue, les rivalités apparaissent : rivalités entre métallurgistes, entre métallur- gistes et houillères, dont, par la force des choses, l'État est fait juge. C'est dire que le rôle de Pont-à-Mousson paraîtra très effacé. Une telle analyse n'en est pas moins indispensable. Pour comprendre qu'un prix n'est pas une simple donnée économique, qu'il est un enjeu politique, et peut être négocié autant que subi. Pour comprendre comment Pont-à-Mousson a pu vouloir secouer les tutelles que lui ont imposées les circonstances. Pour comprendre comment la métal- lurgie a recherché l'intervention de l'État pour s'assurer les approvi- sionnements les moins coûteux possibles, comment elle en a fait l'arbitre de ses intérêts. A partir de la fin du premier semestre 1920, la situation des combustibles est influencée par les accords de Spa (16 juillet) et la diffusion en Europe de la crise économique née aux États-Unis. Le 16 juillet 1920, les négociateurs français obtiennent des Alle- mands l'engagement d'accroître les quantités de combustibles livrées à la France et de garantir, pendant un semestre au moins, leur niveau. Ils concèdent en échange, le versement d'une prime en espèces de 5 marks-or par tonne de charbon expédié. L'accroissement, même à un prix majoré, des livraisons allemandes permet aux consommateurs français de s'affranchir de leurs fournisseurs britanniques 4, abaissant ainsi le prix de la péréquation. Cette première baisse est relayée par la baisse beaucoup plus profonde qu'entraîne à partir de l'automne 1920, la crise économique. La demande se retire. La consommation de coke, qui s'était élevée à 6.327.000 t. en 1920, retombe à 4.509.000 t. en 1921. De ce fait, la production française, qui ne s'est pourtant accrue que de 99.700 t., se

4. Réunion des métallurgistes au Ministère du Commerce le 16.12.1921. trouve assurer 41 %, au lieu de 28 %, des besoins. Production fran- çaise et importations allemandes satisfont, à elles seules, 97 % de la consommation de coke : cette proportion — supérieure à celle de 1913 — reflète mieux que tout autre donnée, le retournement de la conjoncture. Ironie du sort, les Britanniques contribuent à la baisse des cours. Début novembre, le gouvernement accorde aux mineurs des augmentations de salaires fonction de l'accroissement de l'extrac- tion. Dans un marché en dépression, les quantités supplémentaires produites ne trouvent pas preneurs, et contribuent à nourrir la surproduction. Accords de Spa, crise économique et politique sociale britanni- que expliquent la chute profonde et prolongée des prix du coke5. Toutes les variétés de charbons connaissent cette évolution qui entraîne l'abrogation des dispositions dirigistes : le 1er mars 1921 sont supprimés surtaxes, ristournes et organismes répartiteurs. Cokes et fines à coke n'en continuent pas moins à être soumis à un régime particulier que la maîtrise par l'État des approvisionnements alle- mands rend indispensable. Une réunion du Comité des Forges de l'Est de la France, tenue le 15 février 1921, met en exergue la singularité des problèmes du coke à l'intérieur de la question charbonnière. Un incident oppose, en effet, René Fould (aciéries de Pompey) et Alexandre Dreux (aciéries de Longwy) à Théodore Laurent (Homecourt, mais aussi Firminy et Le Boucau), Aubrun (Aubrives, et Le Creusot) et Louis Mercier (acié- ries de France, mais aussi Béthune), en clair : la métallurgie de l'Est à la métallurgie du Centre ; la métallurgie dans son ensemble aux houillères. Le différend porte sur l'attribution du coke allemand, dont le prix est nettement inférieur aux cours mondiaux. L'extrait que nous reproduisons de la réunion du 15 février donne la substance du débat : « MM. Aubrun et Théodore Laurent ont fait remarquer qu'il n'était pas possible de remettre chacun dans sa position géographique

5. Évolution du prix du coke de juillet 1920 à fin 1921.

1920 1921

Janvier ^ Février 2 Mars 61 Avril 52 Mai 62 Juin 59 Juillet 148 40 Août 130 40 Septembre - 122 38 Octobre 70 32 Novembre ...... 65 32 Décembre ...... 64 ^ normale, car les usines de l'Est seraient nettement avantagées. Le prix du coke allemand n'est pas du tout le prix international : ce prix, égal à celui du marché intérieur allemand, est un prix parti- culier qui découle du Traité de Paix. Le Traité de Paix a été fait pour tous les Français, et non pas seulement pour ceux qui se trouvent à côté de la frontière. Pour tenir compte de la situation géographique, dit M. Aubrun, il faudrait que les usines de l'Est traitent du coke en Westphalie, non au prix du Traité de Paix, mais au prix international. Dans ces conditions, l'avantage ne serait peut-être pas aux usines de l'Est... » Le débat entre métallurgistes est fondamental. René Fould et Alexandre Dreux ne réclament ni plus ni moins que l'approvisionne- ment prioritaire de la métallurgie de l'Est en coke de Westphalie. Ils réclament le bénéfice exclusif de la clause du Traité de Versailles qui stipule la cession du coke à la France au prix intérieur allemand et assure ainsi aux consommateurs français les prix les plus bas du marché. Pour ne pas intervenir dans la dispute, Pont-à-Mousson ne s'en désintéresse pas pour autant de son issue : de la part du contin- gent allemand que s'assurera la métallurgie de l'Est, dépend le coût de ses approvisionnements. Aussi sa position n'est-elle pas pour surprendre6 : « ... Inconvénient : l'ensemble des métallurgistes continuera à faire les frais du maintien en activité des usines du littoral, qui, fondées sur l'utilisation des combustibles importés devraient logique- ment s'arrêter... » Ce débat se double d'une dispute entre métallurgistes et cokiers tout aussi décisive pour la détermination des prix du coke. René Fould ayant récusé la formule qui, dans la péréquation entre coke et fines à coke, permet de déduire du prix du coke la valeur correspondante des fines7, Louis Mercier lui rétorque : « Il n'est pas possible, si le principe de la liberté était admis, que l'État vende le coke allemand à un prix inférieur à celui du marché français. Or les charbonnages vont faire du coke avec des fines à

6. Note de M. Roy à Marcel Paul, 15.1.1921. 7. MM. Aubrun, Théodore Laurent, Louis Mercier soutiennent, en effet, que « la formule employée conduit à un prix de coke absolument comparable au prix du coke allemand livré directement ». M. Fould le nie. « Il a appris tout récemment qu'elle était la formule servant au calcul du prix de péréquation des fines à coke... Prix des fines à coke = . Cette formule... ne correspond nullement a la réalité. Il est tenu un un compte insuffisant de la valeur des sous-produits et de la valeur du gaz, de telle sorte que, lorsque le coke est payé par les métallurgistes de l'Est 135 f., les métallurgistes du littoral paient leurs fines à coke 90 f. avec lesquelles ils font du coke à ce même prix de 90 f.... Chaque mois, c'est une somme d'environ 7 millions qui est prise dans la poche des métallurgistes de l'Est pour permettre aux usines du littoral l'octroi de fines à coke à des prix avantageux... » coke à 90 f. Ce serait l'arrêt des cokeries du Nord et du Pas-de-Calais, si l'État français vendait le coke allemand à un prix inférieur au prix qui découle du traitement des charbons à coke à 90 f... » On le constate : Louis Mercier implique l'État tout aussi nette- ment dans la querelle qu'Aubrun et Théodore Laurent. Sans plus tarder, il avance ses pions, et fait observer que « demandant la liberté pour le coke, on allait soulever une question délicate... La métallurgie a été avantagée quant au prix moyen de ses combustibles précisément en raison de la proportion considérable de charbons allemands qui lui a été dévolue. D'autres industries du feu ont payé aux mêmes époques le combustible considérablement plus cher. L'argument que donnent MM. Théodore Laurent et Aubrun (prix particulier du charbon par application du Traité de Paix) peut-être repris par d'autres industries, et il pourrait en coûter fort cher aux ,métallurgistes ». La menace est fondée : depuis le 1er octobre 1920, les cokes métal- lurgiques pour hauts-fourneaux font l'objet d'une péréquation spé- ciale et sont cédés à prix réduit. Le 1er octobre 1920, ce prix est 175 f. alors que le prix des cokes pour d'autres usages — les cubilots par exemple — est de 275 f. En janvier 1921, il est de 135 f. (au lieu de 200 f.). Le débat n'est, en fait pas tranché de l'année. Il ne reçoit, à partir de juillet, de solution provisoire que parce que l'État fait droit à la revendication de la métallurgie de payer son coke au prix de revient à l'État du coke allemand. Cette décision pouvant se révéler désas- treuse pour les cokeries françaises, ainsi mises dans l'impossibilité de soutenir la concurrence allemande, l'État accepte de prendre à sa charge les ristournes qui permettront aux houillères de recevoir un prix normalement rémunérateur et à la métallurgie d'acquitter le prix qu'elle jugera compatible avec sa situation. Un exemple concret fera mieux comprendre le système. Au troisième trimestre 1921, le prix de revient du coke de Westphalie est 75 f. De la frontière (Sierck) à Pont-à-Mousson, le coût du transport est 13,56 f. Coût total du coke à l'usine : 88,56 f. Au même moment, Pont-à-Mousson paye le coke de Béthune 100 f. (prix départ) plus 28 f. de transport. Coût total du coke de Béthune à l'usine : 128 f. Pont-à-Mousson reçoit alors une première ristourne de 25 f., puis une seconde égale à la moitié du prix du transport (14 f.). Le prix final réel du coke de Béthune est donc 89 f. Les deux ristournes sont versées à Pont-à-Mousson par le B.N.C. On le voit donc : c'est l'État lui-même qui permet l'harmonisation des intérêts divergents des métallurgistes et des houillères. Réciproquement, c est l'existence de ces intérêts divergents qui rend impossible le retour à la liberté commerciale, et inéluctable le prolongement de l'interven- tion de l'État. Cette intervention de l'État n'est pas reçue comme une fatalité. Elle est très explicitement souhaitée, comme le montre cette lettre que Camille Cavallier adresse à Louis Mercier le 7 août 1921, à un moment où le prix du coke allemand ayant été décroché par rapport au prix du coke français sans qu'aucun système de compen- sation n'ait été encore publié, il avait annulé ses commandes : « Par suite des dernières conférences entre ministres, il a été décidé, comme vous le savez, qu'à partir du premier août (en fait du premier juillet) les hauts-fourneaux français seraient alimentés en coke de Westphalie au prix de 75 f. la tonne frontière franco-allemande (Sierck pour nous). » Le B.N.C. nous a donc fait une attribution d'office de 6.500 t. de coke allemand qui représentent toute notre consommation puisque nous n'avons plus que nos trois fourneaux de Pont-à-Mousson à feu. Cette mesure du B.N.C. s'imposait d'ailleurs d'elle-même, étant don- née la différence de prix qui existe, maintenant, entre le coke alle- mand et le coke français. » Pour l'usine de Pont-à-Mousson, le coke de Westphalie nous revient à 75 f. plus 13,56 f. de transport, soit 88,56 f. rendu aux hauts-fourneaux. Le coke de Béthune... nous reviendrait à 110 f. plus 28 f. = 138 f., soit en chiffres ronds, 50 f. de plus que le coke allemand. » J'estime que le B.N.C. devrait, aussi bien pour le mois de juillet que pour les mois à venir, mettre les cokeries françaises en état de livrer du coke aux consommateurs à des conditions pas plus onéreuses que celles résultant de l'emploi du coke de Westphalie... » Le gouvernement n'entend pas, toutefois, prolonger une inter- vention qui fait bénéficier, à ses frais cette fois, la métallurgie fran- çaise du mode d'approvisionnement en coke allemand le plus favo- rable qu'elle ait jamais connu. M. Ader, directeur du service des charbons le fait savoir aux métallurgistes à une réunion qui se tient le 17 octobre 1921 au Ministère des Travaux publics. La livraison du coke au prix de revient n'a été décidée que « pour tenir compte de la situation actuelle très défavorable de la métallurgie. Elle n'a été promise que pour les mois de juillet, août et septembre... Le gouver- nement n'est pas lié à cette obligation pour la suite ». Il énonce, ensuite, les conditions d'une solution raisonnable s'atti- rant ainsi sarcasme et ingratitude de la part d'André Grandpierre : « Il faut que le régime projeté ne mette pas en évidence une perte considérable de l'État au profit de la métallurgie : les jalousies des autres industries s'exerceraient et le projet ne passerait pas au Parle- ment. Il est donc souhaitable que l'on trouve une formule qui s'équi- libre au point de vue financier, tout en favorisant autant que possible : la métallurgie de l'Est, la métallurgie du littoral, la métallurgie du Centre, les Fours Martin et enfin l'exportation. » (En somme il faut faire plaisir à tout le monde sans dépenser un sou) ». Et, très constructif, M. Ader de suggérer ce que pourrait être ce régime idéal : « On pourrait envisager pour réaliser cet équilibre de donner le coke au prix de revient seulement pour l'exportation... » Ce faisant, il s'établit (à en croire le compte rendu que fait M. Roy de la réunion du 15 février 1921) sur les positions de repli que la métallurgie avait préparées : « ... M. Pinot, qui intervient à plusieurs reprises dans le débat pour soutenir le maintien de la péréquation, et qui est plusieurs fois pris à parti par M. Alexandre Dreux qui lui reproche de ne pas l'avoir suffisamment renseigné, n'a fait à aucun moment allusion à la solution qui consisterait à faire un prix spécial pour l'exportation. C'est peut- être cette formule qui constituera la solution transactionnelle ; il convient de la garder soigneusement en réserve pour la servir au moment opportun... » Le moment opportun semble venu. En effet, la loi réglant les activités du B.N.C. est abrogée fin 1921. Avec elle disparaît toute possi- bilité légale d'harmoniser les intérêts, de justifier aux yeux de l'opinion d'éventuelles faveurs. Il n'y a d'autre solution que celle qu'a avancée M. Ader. Tous les métallurgistes profiteront ainsi de prix de coke avantageux dans la compétition à l'exportation avec les Alle- mands — justification ultime de la revendication. L'accord de principe entre les métallurgistes se fait, le 16 décem- bre 1921, à une réunion au Ministère du Commerce que préside M. Dior, ministre du Commerce, assisté de M. Le Trocquer, ministre des Travaux publics. Le double parrainage est significatif : « Dès l'ouverture de la séance, M. François de Wendel prend la parole pour exposer les bases du régime des cokes à partir du 1er janvier... » Sur la question du prix, M. de Wendel pose le principe du coke allemand livré par l'État à son véritable prix de revient... » Après prélèvement des quantités de coke nécessaires pour la fourniture des produits à l'exportation, il serait établi une péréquation entre le prix du coke allemand restant et la quantité du coke qu'il faudrait acheter en France ou ailleurs. On obtiendrait ainsi 1111 prix de base P du coke pour les produits destinés à l'intérieur... » A ce prix de base, s'ajouterait pour les usines de l'Est, le coût de transport réel depuis la frontière allemande, pour les autres un prix forfaitaire gradué. Ce qui fait dire à M. Roy — toujours maxi- maliste — que François de Wendel a cédé aux pressions des indus- triels du Centre. L'étude concrète du système fait ressortir, le 3 janvier 1922, l 'in- compatibilité de tous les présupposés 8 :

8. Le calcul est le suivant : l'État s'engageant à livrer par l intermédiaire de l office des Houillères Sinistrées, le coke allemand à 63 f. la tonne, les calculs sont faits en prenant 80 f., prix souhaité, pour prix P de revente à l'intérieur. L actif : produit de la « ... MM. Fould et Aguillon sont d'accord pour déclarer que, par rapport à du coke livré à l'exportation à 63 f., le prix intérieur ne devra pas, quoi qu'il arrive dépasser 80 f. On se trouve donc dans l'alternative suivante : si l'on veut couvrir la péréquation telle qu'elle avait été établie avec les Fours Martin et les cokes français on ne boucle pas. Si au contraire on veut boucler, on ne peut le faire qu'en laissant dehors de péréquation les cokes français et Fours Martin... » Dans un ultime accès de misérabilisme, les métallurgistes en appellent à l'État pour qu'il prenne en charge la dévalorisation du coke des mines françaises et celle des fours Martin. Il lui demandent, en outre, d'abaisser le prix de cession du coke, pour pouvoir attribuer des ristournes sur un tonnage plus important de produits exportés. L'État répond par une transaction que François de Wendel expose, le 5 janvier 1922, aux métallurgistes : il cède le coke, à 54 f., au lieu de 63 f. ; la différence entre le prix de cession et les prix de revente intérieur (80 f.) et extérieur (63 f.) « constituera la masse qui servira à faire les compensations sur les fines des fours à coke d'usines, sur l'exportation et sur les fours Martin... » ... « Les cokeries des mines... sont exclues de la compensation. Le gouvernement va rechercher les moyens de leur donner des compensations telles que le coke qu'elles produisent, revienne dans nos usines à parité du coke allemand... » L'exclusion des cokeries est de peu de durée, comme en témoigne le compte rendu que fait Camille Cavallier d'une entrevue entre le ministre, Le Trocquer, et les délégués de la métallurgie (18 janvier 1922) : « ... A partir du 1er février, on doit péréquer les houillères fran- çaises. L'État, qui n'a peut-être pas réussi à se mettre d'accord avec les houillères, impose au groupe métallurgiste de faire l'accord avec les houillères. » L'opposition semble venue du Ministère des Finances. Le 5 janvier, M. Ader avait, en effet, confié aux métallurgistes : « On ne voudrait pas aux Finances que les prestations de combus- tibles faites par l'Allemagne au titre des réparations, servent à sub- ventionner une politique quelconque... » A partir donc de février 1922, la métallurgie française vit sous le régime de la péréquation, à l'intérieur, entre les prix commerciaux du coke français et le prix spécial du coke de réparations. Un orga- nisme corporatif, régi par un contrat civil : la Société des Cokes de différence au prix de cession (63 f.) et du prix de revente à l'intérieur (80 f.) par le tonnage livré est estimé à 6.230.000 f. Le passif est évalué à : 7.750.000 f. « Ristourne cokeries françaises 2.600.000 » Ristourne pour fines supposées à 80 f. rendues 2.770.000 » Dévalorisation pour les fines de Givors, Chasse, Montluçon et le Creusot supposées à 85 f. rendues 680.000 » Ristourne sur l'exportation soit 17 f. par tonne sur 100.000 t ...... 1.700.000 » Hauts-Fourneaux (la S.C.O.F.), est créé qui se substitue au B.N.C. dans ses tâches de fixation des prix et de répartition des approvisionne- ments. L'année et demie qui commence en août 1920, est caractérisée par une brutale et profonde baisse des prix. La solidarité nécessaire qui avait rassemblé les industriels vole en éclats. La métallurgie de l'Est réclame d'être, comme avant-guerre, alimentée en coke de Westphalie. Industriels du centre et du littoral, producteurs de coke lui dénient ce droit, qui la ferait bénéficiaire en priorité des prix spé- ciaux du coke allemand. L'État seul parvient, par son engagement financier, à harmoniser les intérêts : pendant un trimestre — de juillet à fin septembre 1921 — il assure, notamment, à la métallurgie, les prix du coke les plus bas possibles. Dans ces grandes disputes politiques, Pont-à-Mousson s'est effacée. Son attitude n'en est pas moins aisément définissable. Pont-à-Mousson soutient — ou dit sa préférence pour — les positions extrêmes : favorable à la thèse de René Fould et Alexandre Dreux sur l'appro- visionnement de l'Est en coke allemand, Pont-à-Mousson est aussi de ceux qui réclament l'intervention financière de l'État. Pont-à-Mousson fait encore — sans danger cette fois — du suivisme. Après une année de transition, 1923 ouvre à une modification radicale des prises de position mussipontaines.

II. L'ÉMANCIPATION : 1922-1924

1922 est une année de reprise économique. Pour Pont-à-Mousson, une année de transition terne et sans problème particulier. La reprise économique se lit dans la remontée de la consommation du coke : 7.058.000 t., contre 4.509.000 l'année précédente. Atténués, les phénomènes analysés en 1920 réapparaissent : faible contribution de la production française à la satisfaction des besoins (33 %), insuf- fisance du volume de coke franco-allemand disponible (88 %), malgré une très forte progression des importations allemandes qui représen- tent 61 % de la consommation, contre 35 % en 1913. Aussi les prix ont-ils tendance à se relever9. 1923 marque l'ultime convulsion de la question des combustibles après-guerre. Les statistiques que nous produisons en donnent l'expli- cation. Avec 7.426.000 t., en effet, la consommation de coke poursuit sa progression. Les importations allemandes n'y contribuent cepen- dant que pour 28 %. Ce manquement est compensé par l'accroisse- ment de la production française, qui satisfait les besoins dans la pro-

9. Évolution des prix du coke en 1922. portion qui était sienne en 1913 (58 %). Mais, exportations déduites, importations allemandes et production française ne permettent qu'une couverture insuffisante de la demande (80 %). Il faut donc, de nou- veau, faire appel aux fournisseurs d'urgence : aux Britanniques (385.000 t.), aux Néerlandais (376.000 t.), aux Américains (169.000 t.), qui sont en position de force pour imposer des prix léonins. Le compte rendu du 23 février 1923 du comité directeur de la S.C.O.F. en donne une illustration : « ... Le marché anglais est en pleine folie. Hier, 22 février, le colonel Pineau avait des offres à 70 shillings cif, qui se sont d'ailleurs évanouies quand il a voulu les réaliser ; aujourd'hui, 23 février, le colonel Pineau a des offres à 70 shillings fob, ce qui donnera 350 à 360 Francs-usine... » Cette nouvelle flambée des prix s'explique par l'occupation de la Ruhr à laquelle procèdent, le 11 janvier 1923, les troupes franco- belges, après que la commission des répartitions eut constaté et dénoncé sans effet la constante insuffisance des livraisons alle- mandes 10.

1. Coup de main sur la Ruhr. Le 15 janvier 1923, les mines allemandes suspendent toute livrai- son de combustibles. Le 27, la grève générale paralyse le Bassin, menaçant ainsi de tarir la source principale de ravitaillement de l'industrie française : Pont-à-Mousson qui a reçu 16.551 t. de coke allemand en décembre 1922, n'en reçoit plus que 4.693 en janvier 1923, aucune en février. Deux hauts-fourneaux doivent donc être bouchés : l'un à Auboué, l'autre à Pont-à-Mousson. La situation risquant de s'aggraver, Camille Cavallier prend, le 25 février 1923, l'initiative de proposer au ministre Le Trocquer, l'enlèvement par des ouvriers de sa société du coke qui lui est indis- indispensable. La proposition de Camille Cavallier est acceptée le 5 mars. Le 10, une équipe de mineurs quitte Auboué pour la Ruhr. Le 27 avril, un « deuxième détachement » la rejoint. Le congrès des directeurs d'usines de mai 1923 relate l'expédition avec une fierté cocardière et des accents involontairement tragi-comiques11 : « L'expédition proposée par M. Cavallier est donc chose décidée. L'équipe de Pont-à-Mousson reçoit comme mission de charger le stock

10. Évolution du prix du coke en 1923.

11. d - 18902 (I). de coke de la Mine Fiscale de Westerholt, dont le carreau doit être occupé par les troupes le dimanche suivant. » Le mardi 5 mars... On charge à Auboué le matériel complet de l'expédition. En 24 heures, on a trouvé le moyen de réserver un matériel pour 600 hommes comprenant, outre l'outillage de charge- ment, du matériel de campement, de couchage, de vivres et de phar- macie, analogue au matériel des troupes en campagne. » Mercredi 7 mars. La liste complète du détachement de Pont- à-Mousson est arrêtée. Ce détachement est commandé par M. de Feraudy, qui aura sous ses ordres M. Ferrari et 2 contremaîtres d'Auboué : Nemery et Vassor. Ce détachement comprend en outre 23 ouvriers des fourneaux d'Auboué, et doit se joindre au départ au détachement de l'équipe Ballot placée sous les ordres de M. Egloff. » Le même jour, le matériel part, convoyé par M. Chardin qui a des instructions pour arriver dans le délai le plus court à Düsseldorf. » Jeudi 8 mars. Les instructions complètes pour le départ du déta- chement sont données à Auboué. M. Chardin poursuit sa route avec le matériel et arrive dans la soirée à Liège, après avoir franchi avec rapidité les douanes belges. » Samedi 10 mars. Départ de l'équipe d'Auboué à 13 heures. Départ très en ordre. Le détachement s'embarque à la gare d'Homé- court à 13 h 52. Le même jour, arrivée des wagons de matériel à Düren. M. Chardin a accompli un tour de force et gagne de vitesse largement le matériel du gouvernement, parti 3 semaines avant et non encore arrivé. » Dimanche 11 mars. Arrivée du détachement à Düsseldorf à 11 h. Un train militaire spécial est constitué et arrive le soir même à Westerholt où l'occupation de la mine a été effectuée par le 5e Batail- lon de Chasseurs Alpins. Organisation rapide du campement, du couchage, ravitaillement en vivres. Tout le monde couche sur la dure dans la nuit du dimanche au lundi. Le lundi matin à 4 heures, le chargement de coke commence et la première rame de 600 t. pourra partir le lendemain, mardi 13 mars, aux acclamations des chasseurs à pieds, heureux de voir enfin une réalisation pratique des promesses faites lors de l'occupation de la Ruhr. » Mardi 13 mars. M. Chardin convoyant la première rame sur laquelle on a apposé des étiquettes tricolores de la Société de Pont- à-Mousson part de Westerholt ; il arrive à Pont-à-Mousson le samedi 17 mars, amenant en France, par conséquent, le premier coke sorti de la Ruhr depuis le début de l'occupation. » Le commencement du chargement à Westerholt avait eu lieu le jour même de l'assassinat à Buer d'un officier français et d'un chef de gare français. Tout le détachement avait montré, à l arrivée sur le chantier, et continuera à montrer dans tout le reste de l occupation, un sang-froid et une fermeté qui ne se démentiront pas. » Le coup de main mussipontain fait problème à la S.C.O.F. qui s'interroge, le 15 mars, sur les intentions qu'il recouvre : « D'après certains renseignements, Pont-à-Mousson aurait passé un accord avec l'O.H.S... lui permettant de récupérer des tonnages à valoir sur ses marchés d'avant-guerre, dont le Kohlen-Syndicat avait envisagé la livraison à partir de 1923. Certains membres présents sont d'avis qu'il ne peut être question de donner à ces livraisons consé- cutives à des marchés d'avant-guerre, la priorité sur des livraisons au titre de réparations... » ... M. Fould fait remarquer que, d'ailleurs, l'opinion française et internationale comprendrait mal qu'une opération de ce genre, faite sous la protection des troupes alliées soit exécutée pour le compte personnel d'un métallurgiste et non pas pour le compte des gou- vernements intéressés... »

Nous ignorons comment le différend a été tranché. Si arrange- ment il y a eu, Pont-à-Mousson n'y a mis aucune bonne volonté. Une note de Camille Cavallier à Émile Henry, datée du 14 mars, nous apprend, en effet, que l'absence de Pont-à-Mousson à la réunion du 15 est délibérée et qu'elle se prolongera jusqu'à nouvel ordre. Les métal- lurgistes en sont-ils venus à la conclusion que la solution la meilleure était d'imiter Pont-à-Mousson ? Toujours est-il que, le 20 mars, Châtillon-Commentry envoie une équipe dans la Ruhr, que, le 27, les Wendel font de même, et, à leur suite, pendant la première quinzaine d'avril, toute la métallurgie de l'Est. Cet épisode est le premier acte d'émancipation de Pont- à-Mousson, tant vis-à-vis de ses confrères que de l'État, jugés trop attentistes. 1924 donne à Pont-à-Mousson l'occasion de formuler une analyse et un programme autonomes.

2. Versailles, traité de dupes. Les structures du marché du coke se modifient, en 1924, en deux temps : au début de l'année en conséquence de l'évolution des condi- tions économiques générales, à partir du mois d'août, en application des accords de Londres (9 août 1924). Le premier temps s'explique par la conjonction de deux facteurs dterminants tous les deux dans l'organisation du marché : l'évolution des prix relatifs du coke au détriment du coke allemand, la saturation des besoins en combustibles par des approvisionnements redevenus normaux. Émile Henry constate le changement opéré dans les prix du coke dans une note qu'il adresse, le 26 septembre 1923, à Camille Cavallier : « La S.C.O.F. a eu ses origines établies sur les cokes allemands qui permettaient d'encourager les producteurs de coke, les transfor- mateurs, les fours Martin et de favoriser l'exportation grâce aux ristournes. A ce moment là, c'était possible, puisque les cokes alle- mands étaient inférieurs, comme prix, aux cokes français. La défense du patrimoine 437 Introduction 439

CHAPITRE XV. — La financière lorraine, société de blocage .... 441 L'autofinancement, 441. — Le nécessaire recours au marché finan- cier, 442. — La Financière Lorraine, 444. CHAPITRE XVI. — Impossibles alternatives 451 Pont-à-Mousson telle qu'en elle-même, 451. — Bailly contre Pont- à-Mousson, 452.

Conclusion générale : L'APORIE SIDÉRURGIQUE ...... 465

ANNEXES 473 EXPOSÉS ET MÉTHODES 473 BIBLIOGRAPHIE ...... 501