EMPLOI: LE GRAND MENSONGE MICHEL GODET ' en collaboration avec Régine Monti

EMPLOI : LE GRAND MENSONGE a r.. ..;.1 ,a'.: ,; . Vive l' activité !

- Troisième et nouvelle édition revue et augmentée

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- MOT La première édition de cet ouvrage a été publiée sous le titre : LE GRAND MENSONGE L'EMPLOI EST MORT. . VIVE L'ACTIVITÉ!

Il a obtenu le Grand Prix du Livre sur la Mutation du Travail en 1997, initié par Synapsis et parrainé notamment par Liaisons Sociales, l'ANDCP, Manpower, Crédit Mutuel he-de-France Passerelle et NSMvie.

Michel Godet est aussi l'auteur du Manuel de Prospective stratégique en deux tomes chez Dunod, 1997.

Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant aux termes de l'article L. l22-5, (2" et 3" a), d'une pan, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d'autre part, que les analyses et les counes citations dans un but d'exemple et d'illustration. « toute repré- sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 0 Éditions Fixot, Patis, 1994, 1997, Pocket 1999. ISBN 2-266-07913-1 1 . À Isabelle, complice de tous mes rêves À Alice, Florent, Louis et Marie, mes plus beaux faits porteurs d'avenir ....;,>.;. , T,'._\\'"

..... >; , ;-:"1 O¡1"°, i , . ",'0 ". ,,: l _ ..,. ',' . = 'f .j:1.; .; ,>: :....._...i,i ;:,'il' . t,,*<. , . . . : '-,.- :..1 .,, ; ,

_... j z Ce livre doit beaucoup à la collaboration de Régine Monti. Elle a su faire preuve d'une infi- nie patience et d'une forte volonté pour m'aider à organiser ma pensée et améliorer mon écri- ture... Je tiens aussi à exprimer ma vive reconnaissance à Françoise Bellanger, Isabelle Menant, Francis Meunier, Fabrice Roubelat, Florence Mouraret, Vincent Pacini et Alexandre Wickham pour leurs critiques, toujours amicales, et enrichissantes. ' ' ' ' . Sommaire . ',_ . ' '= ' ' . Avant-propos Première partie UN CHÔMAGE D'ABONDANCE 1. Çroissance, emploi et salaires : le refus de voir ! t 2. A qui profite le crime ? ,

Deuxième partie . CINQ ERREURS CONTRE L'EMPLOI 3. Du mirage énergétique au mirage technologique 4. La maladie du diplôme 5. Les illusions sur les emplois de demain 6. L'Europe impuissante 7. La semaine des quatre jeudis -...

Troisième partie SEPT TABOUS DE L'EMPLOI 8. Le coût du travail, une barrière à l'emploi 9. L'incitation à ne pas travailler 10. L'exclusion sociale légale . 11. La guerre des âges 12. L'accès inégal à la paresse, au gaspillage et à la fraude 13. Le chômage des immigrés . ; _ , 14. Le travail féminin ' ' ' ' .. Quatrième partie - TROIS CHANTIERS DE RÉFORME 15. Protection sociale, vers l'efficacité et la responsabilité 16. État, les voies de l'excellence 17. Éducation, l'émulation par la concurrence " Cinquième partie ' POUR DES SOLUTIONS LOCALES 18. L'emploi, fruit de la volonté 19. France des villes, France des champs Conclusion ' DEMAIN ATHÈNES SANS LES ESCLAVES

, Notes , f . .. _ , ',i!Îf"" = ..: ";,.,, . }\ "'" :' ",' :1.;,,;...., , .. l, j.:: 'l'; ' . .;" . ' . 1; .... ;;. ÷ : : .. i: - :; (1): ..:> ..>. : .. "f,f'{f ";. ,; , ; , , . , : _ _ , ," je'.,' 4 '.'-:.;-1. .1, .-' ' ; " ;.. Avant propos >.. i...... ;=' : '-1 "÷ . ."0 ..,;.,...; . 1 ..;:. '.; « C'est le mensonge qui gouverne le monde. » Cette remarque de Jean-François Revel' est là pour nous rappeler que non seulement la vérité n'est pas toujours bonne à dire, mais qu'on s'ingénie à la cacher à l'opinion. Les menteurs eux-mêmes finissent d'ailleurs par croire à leurs mensonges à force de les répéter. De sorte qu'il est de plus en plus difficile de s'y retrou- ver entre le vrai et le faux. D'autant que, le plus souvent, ceux qui savent se taisent afin de ne pas troubler le conformisme ambiant. L'autocensure est bien la plus forte des censures et l'ordre établi ne manque pas de médailles pour récompenser ses fidèles serviteurs. Je crois avoir, jusqu'ici, échappé à ce conformisme que dénonce François de Closets : « La prévision institution- nelle est emprisonnée dans ce lot de mensonges convenus qui forme le plus petit commun dénomi- nateur du consensus social. Il faut donc qu'à côté des prospectives faites par les "responsables" il y ait place pour celles des "irresponsables", et que ces derniers tiennent pleinement leur rôle 2. » Tout se déroule comme si « le savoir-vivre » imposait le silence des complicités passives avec ' ' .... '. ' 9 Le grand mensonge la pensée dominante. C'est la raison pour laquelle je prends le risque de passer pour un irresponsable et un provocateur. Car la réalité, scrutée avec les yeux du bon sens, renvoie une image bien plus provocante que l'acide des mots. Je n'ai donc pas perdu la raison. Je ne me suis pas laissé emporter par la passion. Non, je suis tout simplement en colère contre l'hypocrisie, l'illusion et l'absurdité qui règnent dans notre société. Bref, je suis révolté contre tous ceux qui prétendent nous faire entrer dans l'avenir à reculons, afin de préserver leurs privilèges. « Ça suffit ! Ça ne peut plus durer ! L'explosion sociale ne va pas tarder ! » Voilà des années que de tels commentaires circulent. Pourtant rien de tel ne se produit et la situation s'aggrave. Les chômeurs étaient moins de 400 000 avant 1973, 1 million en 1975, plus de 3 millions en 1998 et plus de 4 millions si l'on tient compte du traitement prétendu social et en réalité statisti- que du chômage. Jusqu'où ira la dérive ? Il semble bien que la limite de l'insupportable ne soit pas encore atteinte. D'autres pays, comme l'Espagne, montrent malheureusement que l'on peut vivre dans une société où le chômage touche près du quart de la population et presque la moitié des jeu- nes, soit des taux doubles de ceux que l'on connaît en France aujourd'hui. Faudra-t-il attendre l'explo- sion annoncée pour prendre les mesures qui s'imposent ? Cela fait plus de vingt ans que l'on attribue à des facteurs externes la crise d'origine interne que nous vivons. La vérité est plus simple, ce sont

10 ' ' ... Avant-propos autant de mirages que nous nous sommes donnés pour nous voiler la face et ne rien changer à l'ordre établi. L'indépendance énergétique n'était pas la clé de tous nos maux. Ni les nouvelles technologies ni l'Europe avec son marché unique n'ont apporté la nouvelle ère de croissance tant annoncée. Quant à l'ouverture internationale, renforcée par la mon- dialisation des économies tant décriée, elle détruit peut-être des emplois en poussant à la spécialisa- tion mais elle crée surtout de la richesse dont la France, quatrième exportateur mondial, aujour- d'hui excédentaire, profite plus que d'autres. Il faut appeler un chat un chat. La crise est dans nos têtes. Nous produisons plus en travaillant moins. La richesse des Français n'a jamais été aussi élevée, le gâteau du revenu national, le fameux PIB, a augmenté de plus de 75 % depuis 1975. Nous vivons une crise de mentalités, de com- portements et d'organisation. Elle vient du fait que nous voulons entrer dans le xxf siècle avec les institutions et les habitudes héritées de l'après- guerre. Nous sommes en présence d'un chômage d'abondance et il faut donc s'intéresser à ceux qui profitent du crime : les mauvais gérants de l'abondance. J'accuse, en premier lieu et sans hésiter, ceux que le sociologue Pierre Bourdieu appelle les « héritiers » ou la « noblesse d' État ». La tête de l'État et des grandes entreprises est quasi exclusi- vement entre les mains des grands corps (essen- tiellement l'ENA et Polytechnique) où se retrou- vent depuis des générations les enfants issus des

.. 11l Le grand mensonge mêmes familles. Tout se passe comme si le poten- tiel de réussite aux concours les plus prestigieux se transmettait de manière héréditaire. En réalité, il y a dans la sélection des élites un véritable délit d'initié - la connaissance des filières et des critères de sélection sociale - profitant aussi aux enfants d'enseignants qui représentent plus de 40 % des admis dans les grandes écoles. Ce qui explique que les enseignants de gauche et de droite soient com- plices d'un système permettant à la classe sociale dominante de se reproduire en vase clos, de manière légitime par école interposée. Les privilèges abusifs dont bénéficie la noblesse d'État font que la plupart des grandes entreprises publiques sont gérées par des hommes dont le par- cours a le plus souvent commencé dans un cabinet ministériel. Ils ont pu ainsi, en toute impunité, s'autocatapulter dans une des entreprises qu'ils étaient censés surveiller, entamant une « brillante » carrière publique ou privée tout en restant rattachés à leurs corps d'origine. De telles pratiques sont condamnables non seu- lement pour des questions d'éthique, mais aussi en raison du coût économique et social qu'elles représentent pour la société française. La faiblesse du management de nos grandes entreprises résulte de ces parachutages de cadres et dirigeants sans réelle expérience professionnelle. En revanche, en Allemagne ou aux États-Unis l'accès à ces mêmes fonctions passe par un long parcours pro- fessionnel initiatique pour lequel la compétence compte beaucoup plus que l'appartenance à telle ou telle caste.

12 ' Avant-propos ' .

J'accuse aussi, en second lieu, les syndicats cor- poratistes de travailleurs et d'employeurs. Les par- tenaires sociaux sont complices pour empêcher la révolte des laissés-pour-compte, quitte à acheter leur silence. D'un côté, rien n'est fait pour véritablement insérer les chômeurs de longue durée ou le million de bénéficiaires du RMI, et de l'autre, au nom de la défense des acquis, on n'hésite pas à négocier avec les partenaires sociaux la paix dans les ports ou dans les entreprises publiques. En fin de compte, c'est toujours la collectivité qui finance le « traitement social » : chaque docker a ainsi coûté un million de francs à la société fran- çaise. On accepte aussi que quelques centaines de conducteurs de la RATP ou de la SNCF paralysent la capitale. Sont-ils pourtant particulièrement à plaindre avec leurs 30 heures de travail par semaine, leur retraite à cinquante ans, leur salaire équivalent à plus de trois fois le Smic ? Et que dire des contrôleurs aériens et des pilotes dont le cor- - poratisme et l'égoïsme paraissent sans limites ? L'ouverture du ciel européen tempère déjà ces abus de monopole, ces détournements de services publics au profit d'intérêts particuliers. Mais jusqu'ici les pouvoirs publics ont plutôt cédé au chantage des groupes de pression et c'est finale- ment le citoyen-contribuable qui a fait les frais de l'opération. Cela ne suffira pas pour qu'Air France retrouve, comme British Airways, le chemin de l'équilibre financier : son personnel doit aussi à son tour accepter de travailler plus et mieux pour moins cher.

. > 13 Le grand mensonge

De telles pratiques ont depuis longtemps cessé pour l'électricité, il est vrai que l'énergie c'est la vie. Mais surtout, les syndicats sont conscients que les coupures de courant sont devenues socialement inacceptables et qu'une telle éventualité remettrait certainement en cause le monopole d'EDF. La petite histoire avance aussi que des coupures de longue durée, comme dans les années 70, ne sont plus possibles depuis que les agents d'EDF sont équipés de congélateurs ! À quand les grèves « intelligentes », favorables aux usagers, où les transports seraient gratuits pour d'abord pénaliser l'État-patron ? Selon le code du travail, ne pas faire payer le client constitue une faute professionnelle, susceptible de sanction ; alors que rien n'interdit de piéger les usagers. Ne faudrait-il pas revoir la réglementation dans un sens plus conforme à l'esprit du service public ? De leur côté, les chômeurs subissent leur sort dans leur coin et ne font pas parler d'eux en tant que groupe de pression organisé, prêt à tout. Tant que le rapport de force ne leur sera pas favorable, les syndicats continueront à défendre les acquis des salariés en place. Les patrons continueront à ache- ter la paix sociale, qui fait aussi le bonheur de la noblesse gouvernante. Cette dernière pourra ainsi continuer à mettre, au nom du dogme européen, la défense de la monnaie comme priorité des priori- tés, traitant l'emploi, malgré les discours, comme une variable d'ajustement. L'emploi n'est pas traité comme un objectif mais comme le résultat d'une politique écono- ' 14 " . Avant-propos mique et monétaire imposée a priori. Si on ne change pas de politique, le chômage va continuer à augmenter. Faut-il se satisfaire de cette situa- tion ? Les décisions issues des négociations sur l'em- ploi se résument trop souvent à « des accords momentanés, dans le désordre reporté », comme le remarquait Pierre Massé, commissaire au Plan à l'époque où de Gaulle avait transformé le plan en « ardente obligation ». Hélas, l'anticipation n'est guère répandue chez les dirigeants. Lorsque tout va bien, ils peuvent s'en passer et, lorsque tout va mal, il est trop tard pour voir plus loin que le bout de son nez. Faut-il attendre quelques millions de chômeurs supplémentaires pour répartir autrement l'abon- dance ? Faut-il attendre les ravages de la course aux diplômes pour relancer vraiment la formation pro- fessionnelle en alternance ? Faut-il continuer à produire des diplômés sans débouchés alors que l'on manque cruellement d'ar- tisans et de personnel qualifié dans l'hôtellerie et la restauration ? Faut-il attendre que les banlieues explosent encore pour maîtriser les flux migratoires et faci- liter l'insertion des étrangers par une meilleure répartition spatiale et scolaire ? Faut-il attendre que des ghettos se constituent au milieu d'un désert vert, pour découvrir que la France des villes a besoin d'une France des champs vivante ? .... _ , _ . ' ' : ' " ' 15 Le grand mensonge

Faut-il attendre que la France ait les tempes gri- sonnantes pour encourager la relance de la nata- lité ? Il y a peu de chances que l'on pose ces vraies questions autrement que dans l'urgence. Il faudrait pour cela remettre en cause les rigidités et les myo- pies de la société française et s'interroger sur les finalités de la croissance. Déjà Sénèque disait : « Il n'y a point de vent favorable pour celui qui ne sait où il va. » Mais où est donc passée la planification à la française dont nous étions si fiers ? À défaut de savoir où l'on veut aller, et pour quoi faire, on se complaît dans le comment. Or, une autre politique est possible. Ce n'est pas seulement une question de crois- sance, car d'autres pays avec une croissance moin- dre ont créé plus d'emplois et sauvegardé la cohé- sion sociale. C'est une affaire de prise de cons- cience collective. Il n'y a de fatalité ni dans le chômage ni dans le déclin démographique car rien n'est écrit. Tout dépend de la volonté des hommes et de la clair- voyance de leur action. Nos enfants ne seront pas chômeurs et le chômage d'aujourd'hui ne doit pas empêcher les enfants de naître. Tel est le message d'espoir porté par ce livre. Quatre ans après la première édition de cet ouvrage, nous n'avons guère eu à actualiser son avant-propos car les questions qui dérangent com- mencent à peine à être abordées. Si le grand men- songe sur l'emploi règne toujours, ce n'est plus

16 ' ' " ' ' Avant-propos .. : .. seulement par omission mais encore par des opi- nions avancées sans fondement. Il y a quelques années certains de nos propos paraissaient « provocants ». Aujourd'hui, on les qualifie volontiers « d'intéressants et de rafraîchis- sants ». Régine Monti et moi-même y avons vu un encouragement pour effectuer cette mise à jour augmentée, notamment en ce qui concerne la crois- sance et le partage du temps de travail, en espérant contribuer ainsi à ce qu'il n'y ait plus d'opinions sans connaissance ! . _ . : ' .

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. Première partie .

UN CHÔMAGE D'ABONDANCE

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,1 _ , ô..: _ .._,. _- ';--:'=.. : ' ,; .. ,: t ; Chapitre 1 . a ; , 1', ' . , ¡ ";. i:' .' ; .. r., . Croissance, emploi et salaires : . le refus de voir !

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En vingt ans, les États-Unis ont créé plus de 50 millions d'emplois, soit quatre fois plus que l'Europe des quinze, et le taux de chômage outre- Atlantique est aujourd'hui deux fois plus faible que dans le vieux monde. Au début des années 90, les grands pays européens, à l'exception notable de la Grande-Bretagne, se sont enfoncés dans la crise et l'emploi s'est dégradé. Dans le même temps, les États-Unis affichaient une étonnante vitalité éco- nomique et ont créé 10 millions d'emplois en qua- tre années, dont la plupart sont maintenant dans les services qualifiés et pas seulement dans les petits boulots (naguère si décriés, alors qu'il n'y a pas de sot métier !). Comment comprendre cette différence ? Com- ment a-t-on pu, dans ces conditions, parler de « fin du travail » et se résigner aux frileuses formules de partage du gâteau ? Ne conviendrait-il pas plu- tôt d'augmenter ce dernier en travaillant tous plus et mieux ? Rappelons que la baisse de la durée du travail, en France, s'est accompagnée d'une dégra- dation de l'emploi marchand créateur de richesses,

. 211 Le grand mensonge alors que ce dernier a fortement augmenté aux États-Unis et au Japon où la durée du travail est plus élevée et n'a guère baissé. Les experts de Rexecode ont tenu compte des poids relatifs des populations, pour calculer que si la France avait fait aussi bien que les États-Unis, elle aurait créé huit millions d'emplois marchands depuis vingt ans. La même comparaison avec la Grande-Breta- gne et la Nouvelle-Zélande donne respectivement deux millions et six millions d'emplois marchands supplémentaires. Pour comprendre cette différence entre dynami- ques de création d'emplois, deux grandes explica- tions sont généralement avancées par les écono- mistes : les libéraux mettent en avant les rigidités du marché du travail et les néo-keynésiens l'insuf- fisance de la demande. L'erreur commune consiste à privilégier une explication au détriment de l'autre, alors qu'elles sont liées. Ainsi, par exem- ple, lorsque l'OFCE (Observatoire français de conjoncture économique), ne retenant que le second facteur, prône une relance par des augmen- tations de salaires et appelle de ses voeux un ren- forcement du rapport de force des syndicats, il commet une double erreur d'analyse. D'une part, 40 % des actifs employés ont déjà plus de 40 ans, augmenter leurs salaires stimulerait surtout la demande de fonds de pensions. D'autre part, si au niveau national la part des salaires dans la valeur ajoutée a diminué, ce n'est pas parce que les salai- res sont trop bas, mais simplement parce que les salariés ne sont pas assez nombreux ! La relation entre création d'emplois et augmentation des salai-

22 Un chômage d'abondance res est en réalité négative : de la fin des années 80 au milieu des années 90, le salaire moyen (exprimé en pouvoir d'achat) a augmenté de 20 % en France - ceux qui avaient déjà un emploi étaient dans un rapport de force favorable pour obtenir toujours plus - et le nombre d'emplois salariés n'a pro- gressé que de 4 %. Dans la même période, les États-Unis ont vu leur salaire moyen croître de 5 % et l'emploi salarié de près de 40 % ! Tout expliquer par la flexibilité du marché du travail serait tout aussi réducteur. Cette dernière peut certes favoriser la création d'emplois, et même une forte réduction du chômage, là où la population active diminue, comme en Grande-Bre- tagne ; et encore plus forte, là où elle augmente, comme aux États-Unis. On objectera que ces créa- tions sont souvent à temps partiel et à durée déter- minée, mais cela paraît bien préférable au chômage à temps plein et de longue durée. Ajoutons qu'une large majorité de ce travail à temps partiel, essen- tiellement féminin, est vécue comme choisie et non subie. C'est ce que déclarent plus de 60 % des Français et 80 % des Britanniques concernés. Mais l'essentiel est peut-être ailleurs. La créa- tion d'emplois est très sensible aux fluctuations de croissance. Depuis le premier choc pétrolier, on attend la sortie du tunnel, le retour de la croissance forte, comme lors des trente glorieuses. Ces espoirs ont été déçus. Les gouvernements, de gauche comme de droite, ont attendu leur salut de la reprise américaine ! Celle-ci a été régulièrement au rendez-vous mais de manière cyclique autour du trend historique de 2 fô. , , . , ._ .. , . .... -, : .. ; 23 Le grand mensonge

De plus, la dynamique économique que connaît l'Amérique, depuis 1994, n'a pas eu le même effet d'entraînement qu'à la fin des années 80. L'Europe continentale est restée à la traîne. Certes, on connaît à nouveau, comme en 1988-1990, une croissance soutenue à titre de force de rappel de la récession des années antérieures. Le gouvernement de n'avait connu que trois glorieu- ses, celui de aura-t-il plus de chance ? Mais, fondamentalement, les conditions d'une reprise durable et régulière des économies européennes ne sont pas réunies.

La croissance en Europe, autocentrée et de plus en plus molle ?

L'interdépendance n'est pas une fiction mais une réalité tangible si l'on considère, pour chaque pays, la part grandissante de la production natio- nale exportée. Cette ouverture croissante sur l'extérieur signifie qu'aucune nation européenne ne peut prétendre commander seule sa propre croissance : l'accélérateur est international, seul le frein reste encore national. Chaque pays dispose de son propre frein, mais aucun ne maîtrise l'accé- lérateur de l'ensemble. Une relance économique générale concertée nous paraît peu probable et les divisions de l'Europe ne sont pas là pour contredire cette perspective. En effet, aucun pays, aucune ins- tance intergouvernementale et encore moins inter- nationale ne se profile à l'horizon pour assurer la relève de la Pax Americana.

24 Un chômage d'abondance

Cette absence de régulateur est d'autant plus dommageable que l'interdépendance des écono- mies s'est accélérée, sous l'effet de ce que d'aucuns qualifient de « mondialisation » ou de « globalisation », phénomène qu'il convient sans doute de relativiser car c'est d'abord à une « inté- gration » au sein des grandes régions économiques du monde à laquelle on assiste. Si un pays comme la France exporte 25 % de sa production, cela ne doit pas faire oublier que 75 % sont consommés sur place. En outre, 70 % de nos exportations sont dirigées vers les pays de l'Europe de l'Ouest, au sens large, où les conditions sociales sont compa- rables aux nôtres. Enfin, ajoutons que, pour les pro- duits manufacturés, la France est globalement excédentaire vis-à-vis des pays à bas salaires, mais reste déficitaire vis-à-vis des États-Unis, de l'Alle- magne et du Japon. C'est de régionalisation des échanges dont on devrait parler, plutôt que de mondialisation. Ainsi, à l'horizon 2010, les trois quarts de la demande solvable mondiale se situeront toujours dans les pays développés et vieillissants de la triade. Ce vieillissement ne devrait guère stimuler la croissance car, pour investir et consommer, il faut avoir confiance en l'avenir et besoin de s'équi- per, autant de caractéristiques qui, malheureuse- ment, régressent avec l'âge. Il ne suffit pas de reconnaître que la croissance est propice à la création d'emplois, il faut aller jusqu'au bout du raisonnement et donc s'interroger sur les leviers de la croissance. Les économistes, comme le disait Alfred Sauvy, « refusent de ' : .. ... :.... 25 Le grand mensonge

voir » le lien entre croissance économique, créa- tion d'emplois, taux de chômage et dynamique démographique, et ne cherchent donc pas à le vérifier. Pourtant, les trente glorieuses et le baby-boom sont allés de pair et la dynamique économique des États-Unis par rapport à l'Europe continue d'être portée par une meilleure santé démographique : depuis vingt ans, le taux de fécondité y est en moyenne de 2 enfants par femme contre 1,5 en Europe. La population des États-Unis, du fait aussi d'importants flux migratoires, continue d'aug- menter alors que celle de l'Europe stagne. La forte corrélation positive, entre la variation de la population et la création d'emplois dans les pays développés, .est spectaculaire. Il y a un lien quasi exponentiel entre la dynamique démographi- que et la création d'emplois. Il est donc illusoire de croire que tout va s'arranger en 2005 du fait de la baisse de la population active en France. Ces trente dernières années, les élasticités entre le niveau de la population et celui de l'emploi ont été supérieures à deux pour les États-Unis et le Japon, c'est-à-dire que l'emploi augmente deux fois plus vite que la population. La France, malgré une certaine dynamique démographique, n'a pas su créer des emplois en proportion (élasticité de 0,5). Les pays comme l'Espagne et l'Italie, touchés par l'implosion démographique, sont aussi ceux où l'emploi a le moins augmenté et qui sont en tête pour le chômage. L'Allemagne de l'Ouest repré- sente une exception notable avec une élasticité égale à quatre.

26 . Un chômage d'abondance

Une telle corrélation n'est qu'une suspicion de causalité. Cette dernière reste à vérifier. Compte tenu des enjeux, le principe de précaution, si sou- vent évoqué en matière écologique, devrait aussi s'imposer en matière démographique. Qu'atten- dent les organismes statistiques pour enlever leurs oeillères ? \ t-t ,)

Cheveux gris, croissance molle

La principale mutation des décennies à venir est de nature démographique. Déjà, les pays dévelop- pés de l'hémisphère (y compris l'ex-bloc soviétique) ne représentent qu'un quart de l'huma- nité : 1,5 milliard sur 6 milliards ; la plupart n'as- surent plus le renouvellement des générations et vieillissent alors que l'explosion démographique continue sur sa lancée antérieure dans les pays les moins avancés, même si son rythme est aujour- d'hui ralenti. En 2025, l'Europe des quinze compterait autant d'habitants qu'en 1990 (360 millions) et serait dépassée par la population de la rive sud et est de la Méditerranée qui, dans le même temps, aurait plus que doublé. Parmi les pays développés, la Russie et le Japon connaîtront la même stagnation démographique que l'Europe. Seuls les États-Unis continueront à faire exception. Leur population devrait augmenter de plus de 50 millions d'ha- bitants entre 1990 et 2025, soit à peu près autant que dans la période 1970-1990, où l'Union euro- péenne a aussi connu une augmentation compara- " - - . - .. _, _ 27 Le grand mensonge ble de sa population. C'est bien ce que ne com- prennent pas les responsables des pays européens : il n'y aura pas de reprise économique durable sans dynamique démographique. Songeons qu'aujourd'hui en Italie du Nord et en Catalogne la fécondité est même tombée à moins d'un enfant par femme. Il en faudrait 2,1 pour assu- rer le simple renouvellement des générations. Très concrètement, le nombre de naissances en Espagne est, depuis vingt ans, de l'ordre de 400 000 par an, au lieu de 600 000 auparavant. Ces générations de classes creuses arrivent maintenant à l'âge adulte. Comment s'étonner dans ces conditions que le marché de l'automobile, par exemple, ne reparte pas puisqu'on assiste en même temps à la fin du rattrapage et à l'effondrement du marché de pre- mier équipement ? Pour l'avenir, l'augmentation de la population totale européenne sera de plus en plus faible et, qu'il y ait ou non regain de fécondité, et recours à d'importants flux migratoires, la tendance au vieil- lissement est incontournable. Plus que la lenteur, c'est l'irrégularité de la croissance qui sera lourde de conséquences pour les décisions d'investissement, entraînant des erreurs de prévision et des à-coups dans les com- portements qui passeront de l'optimisme au pessi- misme et vice versa. Les périodes de récession seront suivies de périodes de reprise, maintenant la croissance autour d'une moyenne faible, de l'ordre de 2 %. Ce qui, compte tenu des niveaux de développement, est considérable : quatre à cinq

28 Un chômage d'abondance fois plus en valeur absolue qu'une année moyenne du siècle dernier. En effet, le PIB n'est pas le seul indicateur à prendre en compte pour mesurer la croissance. Il ne faut pas confondre rythme de croissance - un flux - et niveau de développement - un stock. Le PIB est un flux qui se renouvelle chaque année. Aussi, le contenu qualitatif de ce flux de croissance est bien plus important que son augmentation annuelle. Une croissance plus riche en qualité pourrait aussi signifier plus de bien-être. Qui a dit qu'il fallait consommer toujours plus de biens matériels pour être plus heureux ? Edmond Maire relevait naguère que « l'on ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance ». Nul doute que des popula- tions vieillissantes seront certainement plus sensi- bles qu'auparavant aux aspects qualitatifs de l'en- vironnement et des conditions de vie. . : , .... :'or ..

Le cas de la France .

À l'époque des trente glorieuses et notamment entre 1960 et 1975, la population française s'est accrue de plus de 7 millions d'habitants, soit pres- que deux fois plus que dans la période suivante (+ 4 millions entre 1975 et 1990). On oublie trop souvent que la croissance forte des années 1960- 1974 a été portée par la vague des 0-19 ans qui s'est gonflée de plus de 2,2 millions de jeunes, alors qu'elle a diminué de 1,5 million dans la période 1975-1995 - soit plus que les pertes fran-

.... , . ' , u<.. , ...... ï * 29 Le grand mensonge

çaises de la guerre de 1914 - et qu'elle baisse depuis de 60 000 jeunes par an. Depuis le milieu des années 1990, pour la pre- mière fois depuis trente ans, la tranche des 20-40 diminue. La chute moyenne se situe pour la période 1995-2015 aux environs de 70 à 100 000 person- nes par an, creux qui contraste avec les pics inver- ses des années 1970 à 1985. C'est autant de jeunes adultes en moins qui s'équipent. Les projections ci-dessus, sont plutôt optimistes car elles s'ap- puient sur une hypothèse haute de fécondité. Si la projection basse de fécondité à 1,5 se réalisait, dans vingt ans la France compterait encore 2,8 millions de jeunes en moins ! C'est essentiellement la tranche d'âge de ceux qui ont de 40 à 59 ans aujourd'hui qui va dans l'avenir contribuer à la croissance de la population française avec une augmentation de 3,5 millions sur la période 1990-2005 puis de 3,2 millions entre 2005 et 2020. À partir de l'an 2005, c'est aussi le quatrième âge qui va se gonfler en nombre pour représenter près de 4 millions de Français en 2020 contre 2 millions seulement en 1990. Il faut aussi avoir ces chiffres en tête lorsque l'on s'interroge sur l'emploi de demain : il faudra du personnel de soins, de l'aide à la personne pour accompagner ce vieillissement. Et les comporte- ments d'épargne de précaution ont des chances de prévaloir sur les dépenses de consommation de ménages. Alfred Sauvy avait raison, il faudrait relancer la natalité, car la relance économique durable ne vien- dra pas d'une population vieillissante.

30 Un chômage d'abondance

Ainsi, le chômage n'est pas le produit fatal des évolutions industrielles ou techniques, mais un résultat qui dépend du contexte démographique, économique et social spécifique de chaque pays. On le sait, il n'y a pas de remède miracle, ni de potion magique, mais un cocktail d'ingrédients qui suivant les mélanges permettent de créer ou de détruire des emplois. Si les États-Unis ont favorisé des arbitrages plus favorables à l'emploi qu'aux salaires, ils se sont aussi distingués par leur capa- cité d'innovations et de créations d'entreprises. De leur côté, les Pays-Bas ont misé sur le partage du travail par le développement du temps partiel, y compris dans la fonction publique : il concerne en proportion deux fois plus d'actifs qu'en France. Mais les Hollandais ont aussi joué sur la modéra- tion salariale. Contrairement à ce qui s'est passé en France, aux Pays-Bas, le Smic a baissé par rap- port au salaire moyen et le poids des dépenses publiques dans le PIB a régressé drastiquement ! Résultat, le taux de chômage dans ce pays est com- parable à celui des États-Unis avec la durée moyenne annuelle du travail la plus faible des pays développés : 1 400 heures contre 1 500 heures en Allemagne, 1 730 heures en Grande-Bretagne et plus de 1 900 heures aux États-Unis ! La France, fidèle à son exception, voudrait tout à la fois maintenir les dépenses publiques, aug- menter les salaires et réduire le temps de travail, le tout naturellement sans toucher aux acquis sociaux. Emplois, salaires, temps de travail, sta- tuts : il faut choisir ! ° ' ... , . 311 , Le grand mensonge

Même dans la période 1985 à 1990, où la croissance était au rendez-vous, la France a été la lanterne rouge puisqu'elle n'a créé que 800 000 emplois, soit deux fois et demie moins que l'Allemagne et trois fois moins que le Royaume-Uni. Pendant longtemps, à croissance comparable la France a créé moins d'emplois que ses principaux partenaires, notamment dans les ser- vices marchands. La tendance paraît s'être inver- sée. Mais il faut aussi ajouter qu'en France les taux de chômage varient du simple au double suivant les territoires. Les analyses que nous avons pu mener à la demande du ministre du Travail3 mon- trent que la différence ne provient pas des infras- tructures ou des aides à l'emploi, mais de la capa- cité des hommes à prendre des initiatives de développement, à se battre ensemble plutôt que les uns contre les autres. On le sait, il n'est de riches- ses, de problèmes et de solutions que d'hommes. Mais, quand il n'y a plus d'hommes, il n'y a plus d'avenir !

Le consensus sur le chômage

Comment faire en sorte que cette croissance fai- ble soit plus créatrice d'emplois ? Comment expli- quer les différences de créations d'emplois et de taux de chômage entre la France et les autres pays ? Quels sont les fondements du chômage ? Jusqu'où peuvent aller la globalisation des économies et la délocalisation des activités ? Quelle part de res-

32 " "" Un chômage d'abondance ponsabilité peut-on attribuer aux rigidités spécifi- ques de la société française ? Le débat sur ces ques- tions est esquivé : on recherche un consensus sur des prescriptions sans accord sur les origines du mal. Or, il est illusoire de lutter contre le cancer avec de l'aspirine. Tout diagnostic est périlleux dans ce domaine. Les analyses trop simples sur le chômage sont démenties par des contre-exemples. Il en est ainsi des explications par la croissance trop rapide de la population active : c'est aux États-Unis que la population active a le plus augmenté et que la dynamique de création d'emplois a été la plus forte ; des coûts salariaux trop élevés : ils le sont beaucoup plus en Allemagne qu'en France ; des rigidités du marché du travail : elles sont aussi for- tes en Allemagne et en Suède qu'en France. On ne peut donc avancer que des explications contingen- tes du chômage : les mêmes causes ne produisent pas nécessairement les mêmes effets, tout dépend du contexte. Comme le remarque Michel Husson : « Alors que tout le monde s'accorde à souligner l'ampleur du processus de mondialisation de l'éco- nomie, on s'aperçoit dans le même temps du poids considérable des spécificités nationales dans les régulations économiques et sociales de chaque pays . » Du point de vue de l'emploi, la meilleure situa- tion consiste à conjuguer compétitivité économi- que dans les activités exposées à la concurrence internationale et faible productivité dans les acti- vités abritées. La France s'est trouvée depuis 1970 doublement pénalisée par une forte productivité

..... ' , . , 33 Le grand mensonge industrielle, comparable à celle du Japon, mais sans croissance de la production, et une forte pro- ductivité dans les services marchands, contraire- ment aux États-Unis qui occupent pourtant le pre- mier rang dans les exportations mondiales de services, la France se situant au deuxième. Admettre le principe de contingence pour l'ex- plication du chômage, c'est donc reconnaître que les causes sont multiples : coût du travail, protec- tions élevées, insuffisance de la formation profes- sionnelle. Il y a en France un cocktail spécifique de contraintes et de choix qui conduisent à des arbitrages défavorables à l'emploi. Le rapport de la commission Mattéolis (1993) a bien montré l'opposition entre la logique des acquis et celle du changement imposé par la compétitivité. La com- mission allait jusqu'à reconnaître le consensus implicite sur le chômage qui a prévalu dans les choix passés. À qui donc profite le crime ? En France, on a acheté la paix sociale en aug- mentant les salaires réels de ceux qui avaient déjà un emploi. Le chômage doit être aussi considéré comme la partie apparente d'un iceberg de rigidi- tés dont les quatre cinquièmes sont immergés dans les profondeurs du jeu social. Les entreprises et les syndicats entendent avant tout ne rien lâcher des positions acquises et les gouvernements ne savent pas comment imposer le changement des règles du jeu social, comme on l'a vu pour les retraités dans la fonction publique en décembre 1995. Bref, à court terme, il est plus facile de se réfugier dans le statu quo.

34 ' Un chômage d'abondance

Le partage du butin entre les acteurs les plus puissants de l'oligopole social a été trop longtemps masqué par le prétexte de la crise. En réalité, le chômage s'est développé alors que la croissance n'a jamais cessé. Répétons-le haut et fort sur la place publique : depuis 1975, le gâteau du produit national (le fameux PIB) a augmenté en France de 75 % en termes réels. Entre-temps, la population n'a crû que faiblement et le chômage a quasiment quadruplé. Ou est la crise sinon dans la mauvaise gestion d'une abondance toujours plus forte ? Comme le disait François Dalle : « Nous sommes tous coupables. » La jeunesse est aussi sacrifiée sur le marché du travail par l'égoïsme de la France du « toujours plus », des corporatismes et des travailleurs en place plus soucieux de la défense de leurs intérêts que de solidarité et de partage. Ainsi, en France, les jeunes sont-ils, plus qu'ailleurs, soumis à la galère des emplois précaires, mal payés ou contraints à la poursuite d'études universitaires souvent sans débouchés autres que les files d'at- tente. En France, le chômage se perpétue car trop d'acteurs puissants y trouvent leur compte. De multiples rigidités sociales et réglementaires pous- sent les entreprises à substituer le capital au tra- vail : les machines se mettent facilement au rebut et ne font jamais grève. Ces rigidités favorisent aussi l'émergence d'un secteur informel, la pro- duction pour soi mais aussi le travail au noir, plus flexible, plus autonome, où ces contraintes sont moindres. _

. "' 35 Le grand mensonge

Toute rigidité finit par être contournée. Dans ce contexte, les primes spéciales pour l'emploi et le recrutement des jeunes doivent en partie être inter- prétées comme des mesures visant à lever les obs- tacles en matière de salaire minimum légal. Si l'on doit reprocher aux entreprises de chercher à n'importe quel prix la souplesse d'utilisation et la rentabilité du facteur travail, il faut aussi reconnaî- tre que certains syndicats se comportent comme des associations corporatistes qui défendent les sta- tuts et les privilèges de leurs mandants avant toute autre considération. ,,'t',)" .

Le silence des chômeurs

Combien sont-ils ? Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Il faut tenter de répondre à ces ques- tions pour expliquer l'incroyable silence des chô- meurs dans une société où, pour se faire entendre, il est d'usage de se rassembler pour manifester : songeons aux paysans, aux marins pêcheurs, aux routiers, aux chauffeurs de taxi, ou aux salariés du secteur public. Combien sont-ils ? Officiellement la France compte un peu plus de 3 millions de demandeurs d'emploi. Depuis 1990, malgré la récente amélio- ration, la dérive se poursuit et le nombre de chô- meurs a augmenté de plus de 400 000 personnes en cinq ans. L'augmentation de la population active explique ce mauvais résultat. Mais l'emploi total a augmenté de seulement 100 000 personnes en sept ans. Il faudrait d'ailleurs préciser que

36 . = .. X Un chômage d'abondance l'emploi à temps plein a fortement baissé (de près de un million en dix ans), perte qui certes a été compensée par le développement significatif du temps partiel qui représente aujourd'hui 17 % de l'emploi total contre 12 % au début des années 90. De plus, pour mesurer le chômage réel, il fau- drait ajouter le million quatre cent mille personnes bénéficiant d'emplois aidés. C'est donc une armée de plusieurs millions d'actifs touchés par le chô- mage qui devrait se mobiliser. Cette armée coûte très cher à entretenir : près de 300 milliards de francs en coût direct et au moins 400 milliards de francs si l'on prend en compte les manques à gagner fiscaux et sociaux. Tout se passe comme si l'on achetait le silence des chômeurs en les indem- nisant plutôt mieux qu'ailleurs. Un emploi rému- néré au Smic, charges comprises, coûte environ 110 000 francs par an et avec les 400 milliards dé francs que représente le coût direct et indirect du chômage, on pourrait sur le papier créer l'équiva- lent de près de 3,5 millions d'emplois. En théorie, ce n'est donc pas l'argent qui manque pour élimi- ner le chômage. Qui sont-ils ? Plutôt des femmes, des jeunes, et des personnes sans diplôme. Le taux de chômage des femmes rapporté à la population active est près d'un tiers plus élevé que celui des hommes. Plus d'un jeune actif sur quatre est demandeur d'emploi. Enfin, le taux de chômage des personnes sans diplôme ou n'ayant que le certificat d'études est près de deux fois plus élevé que celui des bac + 2. La durée moyenne du chômage est de l'ordre de seize mois. Un million deux cent mille personnes

. . ...- ... 37 Le grand mensonge sont en chômage de longue durée. Ceux qui retrou- vent vite un emploi n'ont pas le temps de s'orga- niser pour protester. Ceux qui s'installent dans l'exclusion du marché du travail le font de manière dispersée. Jusqu'aux mouvements de la fin 1997, les chômeurs ne se rassemblaient pas, ne manifes- taient pas en masse. En général, on ne les entend pas, on ne les voit même pas. À croire que le plus souvent ils ont honte et se cachent. Tout cela n'est guère propice à la mobilisation collective. D'autant que les syndicats ont long- temps veillé au grain : il n'était pas question de favoriser la création d'un syndicat de chômeurs. Cependant grâce à la mobilisation des chômeurs, leurs organisations ont obtenu quelques strapontins dans les organismes paritaires au niveau local mais n'ont toujours pas de siège au niveau national. À l'exception de la CGT et de Sud, cette question de la représentation des chômeurs rencontre toujours l'hostilité des syndicats. Ils prétendent représenter les chômeurs car être chômeur pour eux est un état temporaire. Les diri- geants syndicaux avouent pourtant en coulisse qu'il n'y a quasiment pas de chômeurs dans leurs rangs. Comment vivent-ils ? Mal financièrement : les allocations sont fortement dégressives et, bien sou- vent, en fin de droits, il ne reste plus que le RMI. Mais surtout mal psychologiquement. Les premiers mois, tout va bien ; on se donne le temps, parfois trop, pour rechercher l'emploi de ses rêves. Très vite, il faut déchanter, laisser ses prétentions dans sa poche et finir par supplier. Le plus souvent, rien

38 ' " Un chômage d'abondance n'y fait. Le quotidien devient un cocktail inviva- ble : combien de pères cachent la situation à leurs enfants et font semblant d'aller travailler chaque matin ? Les difficultés financières exacerbent des problèmes familiaux latents et se répercutent sur le moral et la santé. Bref, il faut au chercheur d'emploi une grande force de caractère pour ne pas se réfugier dans la maladie et dans la léthargie. Le découragement est vite suivi du renoncement. D'autant que le simple fait d'être au chômage depuis plusieurs mois est un handicap supplémen- taire aux yeux des employeurs. N'est-ce pas la preuve d'une inemployabilité révélée par le mar- ché ? Dans un contexte de crise durable, où le nombre des chômeurs devrait rester à un niveau élevé, l'argent va manquer pour continuer à payer le prix du silence. L'auto-organisation et la révolte des chômeurs me paraissent souhaitables pour rompre le silence et briser le consensus des nantis. Le chô- mage de longue durée atteint des chiffres records, il concerne plus de 1,2 million de personnes. Ces exclus du travail, qui n'ont souvent plus rien à per- dre, ont réussi à se mobiliser pour la première fois en décembre 1997. Mais le risque est grand que ce mouvement ne parvienne pas à s'organiser dura- blement en groupe de pression, surtout à l'heure où ceux qui sont les mieux armés pour faire enten- dre leurs voix, les cadres et les jeunes diplômés retrouvent le chemin de l'emploi. Il faudra sans doute que le nombre de chômeurs augmente encore pour que cette perspective devienne réalité.

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À qui profite le crime ?

Dans une société centralisée et à chômage élevé, les mieux placés pour changer la répartition des revenus à leur profit sont ceux qui contrôlent les secteurs clés (énergie, transports, communications) et qui bénéficient par leur statut de la sécurité de l'emploi. Le temps n'est plus où ce qui était obtenu par les uns finissait par être accordé aux autres. En période de croissance faible, l'effet d'entraînement disparaît. Les avantages acquis se transforment en privilèges abusifs : ce qui est gagné par ceux qui sont dans un rapport de force favorable est perdu par d'autres plus exposés aux lois du marché et par conséquent pénalisés. Réclamer pour ceux qui travaillent des augmen- tations ou une plus grande sécurité d'emploi, c'est signifier pour ceux qui sont à la recherche d'un emploi une chance moindre d'en trouver un. Tout se passe comme si la sécurité des uns se nourrissait de l'insécurité des autres.

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"", , 41 Le grand mensonge

Le jeu des quatre coins

Pour illustrer ce propos, il suffit de prendre l'image du jeu des quatre coins dans une cour de récréation. A la limite, une personne sur cinq au chômage n'est pas un problème si chacun tourne autour des quatre coins de l'emploi, car ce n'est pas toujours le même qui est au milieu. Le passage au milieu est une opportunité de renouvellement qui peut être mise à profit pour se consacrer à une autre activité (formation, éducation d'enfants, loi- sirs, etc.). Mais le marché du travail est figé par des statuts trop protecteurs pour certains qui ne bougent plus et pas assez pour d'autres. L'emploi est aussi affaire de mobilité. À mes yeux, le chômage des uns s'explique donc en grande partie par la protection excessive dont jouissent les autres, détenteurs d'un emploi garanti par des conventions collectives héritées des années faciles : faut-il rappeler qu'en France 60 % des tra- vailleurs sont à leur poste depuis plus de dix ans et que près du tiers des emplois salariés est occupé par des fonctionnaires ou des personnels de statut équivalent ?

Les gagnants et les perdants

La société française a choisi de privilégier les hommes pour l'accès au marché du travail. En effet, ce qui caractérise la France, ce n'est pas tant le taux de chômage élevé qui frappe les femmes, les moins de vingt-cinq ans, que la faiblesse du

42 Un chômage d'abondance

taux de chômage des hommes de plus de trente ans et de moins de cinquante ans, comparable à celui de nos voisins. Ce choix au profit des hommes dans la force de l'âge au détriment des jeunes et des anciens ne se retrouve pas dans les autres pays industrialisés. En Allemagne, le chômage des jeunes ne diffère pas de celui du reste de la population. En France, plutôt que d'inclure les jeunes et les plus de cinquante ans dans les statistiques du chômage, on les a reti- rés du marché du travail. On a mis des centaines de milliers de gens en préretraite. Dépassant les 500 000 par an au milieu des années 80, le nombre de préretraités se situait autour de 200 000 au début des années 90 et est tombé apparemment à environ 150 000 par an, ces dernières années. Les cessa- tions anticipées d'activité concernent en fait plus de 450 000 personnes si on y intègre les préretrai- tes progressives et surtout les dispenses de recher- che d'emploi. Si l'on cherche à segmenter un peu plus les gagnants et les perdants du chômage, il ne faut pas oublier que le taux de chômage est d'autant plus fort que le niveau de diplôme ou de qualification est faible : les différences vont du simple au triple. D'où la croyance fortement ancrée dans l'opinion que le diplôme constitue un passeport contre le chômage. En fait le diplôme n'est qu'une qualifi- cation apparente, dont la valeur diminue rapide- ment avec l'inflation du nombre de diplômés. Ces dernières années, quel que soit le niveau de diplôme obtenu, le chômage des jeunes a pro- gressé......

. ;. 43 Le grand mensonge

L'emploi public, par définition le plus protégé, a progressé de plus d'un million et demi depuis 1970 alors que l'emploi salarié privé a augmenté d'environ 800 000, limitant les dégâts causés par la montée du chômage. Ainsi, le premier créateur d'emplois en France a été dans le passé récent l'État et ses émanations (collectivités territoriales, organismes sociaux, etc.). Il y a eu surtout un accès inégal au traitement social du chômage. On a beaucoup fait dans la sidérurgie et dans les secteurs, comme les chantiers navals, où il y avait des grandes masses organisées, mais rien pour les petits commerçants qui ont dis- paru des centres-villes avec le développement des grandes surfaces. Chercher un emploi est un vrai travail, alors que beaucoup de gens protégés par leur statut ont un emploi mais ne travaillent pas. De la même manière qu'il y a sans doute 20 % de « faux chô- meurs », il y a aussi le même pourcentage de « faux emplois » dans la plupart des administrations et des entreprises publiques. Il est d'ailleurs probable que le même constat pourrait être établi dans les grandes entreprises privées. C'est aussi tout cela le scandale du chômage d'abondance. Finalement, le niveau très élevé de chômage apparaît comme le prix à payer pour maintenir les rentes et les privilèges de ceux qui, malgré la crise, continuent à bien vivre et à profiter du système. Les avantages acquis dans un contexte de travail pénible ne sont plus nécessairement justifiés dans un monde qui a changé. La liste serait longue à établir des acquis sociaux d'hier devenus avanta-

44 Un chômage d'abondance

ges abusifs d'aujourd'hui (métiers de l'imprimerie et de la presse, banques, caisses d'épargne, etc.). On ne peut prétendre entrer dans le troisième millénaire avec les conventions collectives des années 50. Pour s'adapter dans un monde en muta- tion, il faut accepter de changer les comportements et les règles du jeu. Paradoxalement, c'est la loi sur les 35 heures qui devrait permettre à de nom- breuses branches de remettre à plat leurs conven- tions collectives. Il y a ainsi en France environ 6 millions d'em- plois protégés. Le chômage de longue durée, le seul vraiment grave, existerait beaucoup moins si le marché du travail était plus ouvert à l'entrée comme à la sortie.

Les mauvais gérants de l'abondance

L'État, le patronat et les syndicats, pour avoir la paix sociale, ont préféré donner un peu plus aux 87 % des actifs qui avaient déjà un emploi, c'est- à-dire à la majorité des électeurs. Les chômeurs, avec 13 % de la population active, constituent le maillon faible des rapports de force. L'État, le patronat et les syndicats sont collec- tivement responsables du chômage d'abondance. En tant que patron, l'État est doublement com- plice : il s'impose rarement à lui-même ce qu'il demande aux entreprises et se cache derrière le sta- tut de la fonction publique pour ne rien changer en profondeur en faveur de l'emploi des jeunes, des femmes, des chômeurs de longue durée et des per-

45 Le grand mensonge sonnes sans qualification. Il est même le premier à entretenir l'exclusion par le diplôme. À entendre bien des patrons, la sclérose du CNPF n'a d'égale que celle des syndicats natio- naux. Leur légitimité est de moins en moins démo- cratique et de plus en plus contestée sur le terrain. Elle est surtout juridique et réglementaire, et fina- lement réciproque : le CNPF existe d'abord comme partenaire face aux syndicats, sans eux il ne serait plus rien. De son côté, l'État entretient cette complicité objective entre les partenaires sociaux pour maintenir la logique des acquis parce qu'il a peur de la chaise vide. Ses représentants craignent le trop-plein de démocratie directe et incontrôlée qui pourrait en résulter. On ne reprochera pas aux nantis de redouter la révolution. Ils devraient pourtant se souvenir que, faute de réformes, on finit par avoir des révolu- tions. C'est ainsi que la remise en cause du mono- pole de la représentativité syndicale n'est jamais évoquée. Répétons-le : tant que les chômeurs ne seront représentés que par des syndicats de salariés à l'Unedic et ailleurs, la logique des acquis de ceux qui ont un emploi l'emportera sur la logique de responsabilité et de solidarité qu'il faudrait dé- ployer pour que la logique de la compétitivité ne crée pas le chômage. Résumons la contradiction : on ne peut à la fois reconnaître le consensus implicite sur le chômage entre l'État, le patronat et les syndicats et tout faire pour maintenir en place le jeu complice entre les partenaires sociaux qui est précisément le vecteur de ce consensus.

46 , Un chômage d'abondance

Les quatre France

En se promenant vingt-quatre heures autour de la place de la Bastille, on peut sans difficulté obser- ver à des heures différentes les quatre France : la France qui rame, la France qui brame, la France qui se pâme et la France du drame. Cette dernière, comme une dame digne, cache sa misère en faisant semblant de se mêler aux autres. . La France qui rame vient de lointaines banlieues et commence tôt le matin. Ce sont d'abord les sou- tiers du système, travaillant dur, sans statut protec- teur et, malgré cela, souvent mal payés. On trouve parmi eux un fort contingent d'étrangers, en situa- tion régulière ou non, mais aussi des nationaux qui s'épuisent à la tâche du matin au soir, leur vie durant. C'est dans cette catégorie que l'espérance de vie est la plus faible. La France qui rame c'est aussi celle des cadres moyens qui aspirent à grim- per dans l'échelle sociale. Pour la plupart, ils n'y parviendront pas, faute des titres et des relations nécessaires au départ de la course. Peu de ces capi- taines accéderont à la position d'officier supérieur : les seigneurs de la noblesse d'État. La France qui brame est occupée principalement par les clercs, c'est-à-dire par l'armée des em- ployés pas toujours bien payés mais jouissant d'un statut protecteur. Ce sont les premiers à manifester pour la défense ou l'augmentation de leurs avan- tages. Dans l'ensemble, les clercs ajustent « cor- rectement » leur travail à leur niveau de salaire. Leur temps de travail comprend des plages de loi- sir et de passivité plus ou moins occultes dont cer-

- 47 Le grand mensonge tains tirent profit pour améliorer l'ordinaire par une seconde activité au noir. Les fonctionnaires et les employés des organismes publics et parapublics constituent la masse des clercs. Les cadres et tech- niciens des grandes entreprises publiques partici- pent aussi à la France qui brame et augmentent ainsi régulièrement leurs avantages (songeons aux aiguilleurs du ciel). Les mieux placés pour accroî- tre leur part du gâteau sont ces clercs organisés en syndicats corporatistes. La France qui se pâme comprend tous ceux qui sortent de chez eux bien après 9 heures du matin, ou se rendent à l'opéra le soir. Elle rassemble les seigneurs de la noblesse républicaine, ceux qui occupent le sommet de la pyramide sociale, per- çoivent des salaires toujours plus élevés et règlent leur vie au rythme des jets et des réceptions. Elle compte aussi une proportion croissante de retraités, ils ont le temps et généralement de l'argent. Dans la France de la fin des années 90, les inactifs sont largement majoritaires. Pour chacune de ces France, l'existence d'une autre, considérée comme inférieure, est déjà en soi une forme de satisfaction et de valorisation. Au bas de l'échelle, on trouve la France du drame, elle se cache dans la foule par souci de dignité et bien malin celui qui la reconnaîtra ! Cette France du drame est celle des exclus du marché du travail, on y retrouve les chômeurs de longue durée, les jeunes sans qualification et aussi des jeunes vieux de plus de cinquante ans. Ils sont dans l'ensemble incapables de se mobiliser pour obtenir quoi que ce soit. Psychologiquement

48 - ' . Un chômage d'abondance affaiblis, socialement rejetés du banquet de la croissance dont ils ne peuvent espérer que les miettes. Une telle stratification sociale est d'autant plus stable qu'il subsiste des passerelles entre les niveaux et que chacun peut garder l'espoir d'y accéder un jour ou l'autre, ne serait-ce que par pro- curation au travers de ses enfants. Le mérite scolaire et la compétence profession- nelle ont été pendant longtemps des visas suffi- sants pour l'ascension sociale. Mais tel n'est plus le cas aujourd'hui en raison des effets pervers de la course aux diplômes : ceux-ci deviennent des assignats et les posséder ne suffit plus comme pas- seport. Dans le même temps, ils restent nécessaires car ceux qui sont démunis de parchemin ne peu- vent plus espérer tenter une autre chance par l'acquisition et la reconnaissance d'une compé- tence professionnelle. Naturellement, cette vision caricaturale des qua- tre France souffrira toujours des exceptions, mais elle concernera un nombre croissant d'individus. Les structures rigides sont plus fragiles que les structures souples : elles cassent facilement. D'une certaine manière, nous sommes avant 1789 et la nuit du 4 août, abolissant les privilèges de la noblesse républicaine, reste à faire. Mais la majo- rité des acteurs veille au grain : la France des sei- gneurs qui se pâme peut compter sur l'appui des retraités et des clercs pour défendre l'ordre établi. La France qui rame n'a guère le temps de fomenter des complots. La révolte devrait naître chez les jeunes en colère, s'ils parviennent à entraîner dans

" . ' . 49 Le grand mensonge la rue la France du drame, celle des exclus qui galèrent. C'est bien ce qui a failli se passer en décembre 1995.

Dans l'avenir à reculons

Les mouvements sociaux de la fin de l'année 1995 ont commencé par les revendications des étu- diants de l'université de Rouen réclamant plus de moyens pour mieux étudier. On se souvient de leur ténacité à se faire entendre. Le mouvement a été fort, les grèves avec occupation de locaux longues et dures. Tout cela pouvait rappeler 1968, où les étudiants avaient bouleversé la société en profon- deur et même ébranlé le pouvoir du général de Gaulle. À l'époque, pourtant, ils étaient trois fois moins nombreux qu'aujourd'hui. Qu'allait-il se passer dans la France de 1995 avec la vague des 2,2 millions d'étudiants ? La jeunesse s'est fondue dans la masse des contestataires en grève ! Tout simplement parce qu'elle est devenue minoritaire et à ce titre a été absorbée par la vague dominante des anciens. En sauvant la retraite des fonctionnaires et des régimes spéciaux, on a transmis aux générations futures une lourde facture collective. Sans toujours s'en rendre compte, les jeunes d'aujourd'hui ont signé, avec enthousiasme, des reconnaissances de dettes qu'il leur faudra bien payer un jour ! Dans une société vieillissante marquée par le baby- krach, ils seront de moins en moins nombreux à devoir payer toujours plus !

50 Un chômage d'abondance

Comment a-t-on pu, en juillet 1995, discrète- ment accorder la retraite à cinquante ans aux gar- diens de prison, alors que rien ne l'imposait, sinon d'acheter la paix sociale dans un secteur sensible ? Le précédent garde des Sceaux avait pourtant tenu bon, malgré une grève longue et dure. À quoi bon avoir refusé hier ce que l'on va donner après sans contrepartie et que l'on voudrait ensuite retirer à ceux qui en bénéficient depuis des lustres ! 1 Reste à expliquer le mystère de la popularité, confirmée par les sondages, de grèves qui ont notamment paralysé les transports publics. On a justement parlé de grèves par procuration, expri- mant un ras-le-bol généralisé vis-à-vis des nou- veaux sacrifices réclamés, à ceux qui rament, par une noblesse d'État qui paraît aussi privilégiée, arrogante et coupée des réalités que celle de 1789. Ça ne peut plus durer ! Ils nous demandent des efforts alors qu'ils gaspillent l'argent public par dizaines de milliards et le détournent à leur profit. L'opinion n'a pas digéré l'affaire du Crédit Lyon- nais, ni les scandales des pots-de-vin où tant de hauts responsables politiques et économiques paraissent mêlés. Il n'y a pas encore eu de soulè- vement, mais déjà la bourgeoisie des travailleurs protégés a rallié à sa cause une bonne partie de la population que l'avenir angoisse. Elle souhaite, à défaut d'un projet collectif clair et appropriable par chacun, que l'on ne touche à rien et surtout pas aux avantages acquis d'hier. Même si ces derniers sont inégalement partagés, c'est une question de principe, chacun s'accroche à ce qu'il a, ou peut espérer avoir, comme la retraite, ce repère rassu-

. ' . 51l Le grand mensonge rant dans un monde en mutation : c'est le moment où le bonheur sans cesse reporté sera enfin accessible ! La peur de l'avenir est telle que l'on préfère y entrer à reculons. Pourtant, dans un monde qui change, ne serait-ce que par l'augmentation de l'espérance de vie (nous gagnons un an tous les quatre ans !), les règles aussi doivent changer. Le statut des cheminots date de 1909, à l'époque l'espérance de vie à la naissance était d'environ 46 ans, et la retraite à 50 ans n'était vraiment pas un luxe pour des conducteurs de locomotive à vapeur soumis aux rudes épreuves du chaud devant, froid derrière ! Ils n'avaient, au mieux, que quelques années d'espérance de vie devant eux. Aujour- d'hui, les conditions de travail d'un conducteur de TGV n'ont plus rien à voir. Dans ces conditions, la retraite à 50 ans de ces catégories privilégiées, financée durant 30 ans par la collectivité, c'est- à-dire par tous ceux qui partent plus tard pour assu- rer leur retraite et celles des autres, paraît particu- lièrement injuste. Ne faudrait-il pas plutôt dans les systèmes de retraite tenir compte de l'inégalité devant la mort ? En effet, les catégories qui coti- sent le plus longtemps, comme les ouvriers du bâti- ment et de l'industrie, sont aussi celles qui ont l'espérance de vie la plus faible. Hélas, les hom- mes sont ainsi faits que, pour eux, les seules injus- tices qui comptent sont celles dont ils ne profitent pas ! On retiendra donc que les gens ont d'abord manifesté pour que rien ne change. Quel contraste avec 1968 où la jeunesse conquérante du baby-

52 Un chômage d'abondance boom souhaitait que ses désirs deviennent réalité et croyait à la réalité de ses désirs ! Désormais, lorsque les jeunes manifestent, les lycéens surtout, c'est pour demander plus de locaux et plus de pro- fesseurs, comme s'il y avait des réponses matériel- les à des problèmes d'une autre nature. Tout se passe comme si la société était maintenant domi- née par une population vieillissante qui cherche un autre sens à la vie que la consommation, qui souf- fre de solitude et du manque de lien social en rai- son de l'éclatement des familles et de l'éviction engendrée par le chômage.

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Deuxième partie

CINQ ERREURS CONTRE L'EMPLOI

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" ' o__;..=:... , j . <_, , .; ---'r '. ":. '..,',.<- °J On a tout essayé pour l'emploi ! Et il se trouve qu'il y a des pays où ça marche ! Le refus de voir ce qui se passe à l'étranger, sauf pour le diaboliser ou le contester, fait partie de l'exception française. Le quatrième exportateur mondial se distingue ainsi par la singularité de ses analyses sur le chô- mage, avec la mondialisation comme bouc émis- saire, et l'originalité du débat sur les moyens d'en sortir : par la relance, les salaires, la création d'em- plois publics et la réduction du temps de travail. Décidément, Ponce Pilate a des successeurs. D'ail- leurs Michel Rocard reconnaît son erreur à propos des recettes sur l'emploi déployées par son gou- vernement 6 : « J'ai eu le tort de ne pas comprendre tout de suite qu'elles n'étaient pas à la hauteur d'un problème qu'il faut, désormais, aborder autre- ment... Tout le monde pensait qu'une croissance de 3 % pourrait suffire à réduire le chômage. Or, même avec un tel rythme, il aurait fallu quinze à vingt ans pour résorber complètement le chô- mage. » Depuis vingt ans on s'est trompé en France sur bien des tableaux, qu'il s'agisse de l'énergie, de la ' ' " ,.. _ :. \ ' .:. 57 Le grand mensonge technologie, de l'éducation ou de l'Europe. Des masses considérables d'argent public ont été gas- pillées. D'autres priorités comme l'emploi, la famille, l'aménagement du territoire, l'environne- ment ou les conditions de vie urbaine ont été délaissées. On a fait naître d'immenses espoirs à grand ren- fort de deniers publics. L'indépendance énergéti- que était indispensable pour lever la contrainte extérieure de la facture pétrolière qui, paraît-il, im- posait une croissance faible. On a surinvesti dans le nucléaire, il en reste maintenant une « réserve de capacité » et une dette pour EDF, des outils industriels surdimensionnés et des centres de recherche comme le Commissariat à l'énergie ato- mique que l'on n'arrive pas à démanteler. On a ensuite annoncé une troisième révolution industrielle portée par les nouvelles technologies. Il devait en résulter une nouvelle ère de croissance. On a justifié ainsi le soutien aux secteurs porteurs d'avenir comme l'informatique ou l'espace. Com- bien de milliards de francs ont été dépensés pour renflouer en pure perte Bull ? Au moins 40 mil- liards de francs, avancent les analystes'. Ces vingt dernières années, les responsables politiques de tous bords n'ont pas cessé de confondre haute tech- nologie et haute valeur ajoutée. En Allemagne, on ne tombe pas dans le même panneau. Il n'y a pas de secteurs porteurs ou condamnés, il n'y a que des entreprises bien ou mal gérées. Mais cela ne suffisait pas, il fallait proposer un nouveau rêve aux Français : après la nouvelle fron- tière technologique, cap sur la nouvelle frontière

58 Cinq erreurs contre l'emploi politique, économique et monétaire de l'Europe. Mais où est la nouvelle croissance que devait nous apporter le Marché unique ? Une chose est sûre, le coût de l'Europe est de plus en plus élevé pour les contribuables et les dépenses de la Commission, les fameux fonds structurels et les programmes de recherche sont de plus en plus contestés quant à leur mode d'attribution et à leur efficacité finale. Dernier en date des mirages collectifs à avoir fait long feu, la question de la réduction du temps de travail. Telles sont les erreurs de diagnostic qu'il nous faut examiner car elles sont lourdes de conséquen- ces sur l'emploi..

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Chapitre 3 .. :../. ÷ ... Du mirage énergétique . au mirage technologique

Le miragea consistéà croireque la crise était de nature énergétiqueet que la croissanceforte reviendraitavec l'indépendanceénergétique et, à tout le moins,avec une facturepétrolière allégée. Plus de vingt ans après le premierchoc pétrolier, il est piquant de relever qu'aucun des pays de l'Opep (Organisationdes pays exportateursde pétrole)ne fait partie des nouveauxpays indus- triels.Ces dernierssont tous en Asieet sontdému- nis de ressourcesnaturelles. Quel contrasteentre l'Algérieet la Corée du Sud ! C'est précisément l'absence de rente et des traditions valorisant l'effort et l'épargnequi ont incité au travailet à l'investissement.Même leçon du côté des pays développés l'Allemagne: et le Japon sont restés fortementdépendants sur le plan énergétique,cela n'a pas empêchéleur dynamismeindustriel d'être exemplaire. '! ' .. , ': : .. j" t.. 1 . :.. ," ,-'¡: _ ..::: 1.., ,. ..;i " '-' .. ' ' '. 61 Le grand mensonge

Les hommes et les organisations font la différence .

La France s'est dotée d'un ambitieux pro- gramme électronucléaire qui pour l'essentiel a été réalisé : aujourd'hui, les trois quarts de notre élec- tricité sont d'origine nucléaire. Cet atout n'a pas produit les effets escomptés en raison de multiples erreurs de prévision des spécialistes de l'époque : surestimation des perspectives de croissance et de demande, erreur d'appréciation sur l'offre de pétrole (le renchérissement entraîne l'abondance, qui elle-même fait chuter les cours...), suréquipe- ment national et surdimensionnement de l'indus- trie d'équipement nucléaire dans une stratégie d'exportation. Il en résulte une électricité moins chère qu'ailleurs, et une surproduction qui permet d'exporter du courant mais surtout un outil indus- triel sous-utilisé : Framatome est toujours à la recherche de marchés étrangers. Sur le plan de l'emploi, les grands chantiers nucléaires ont été bénéfiques pour une dizaine d'années, dans les localités voisines des sites d'im- plantation de centrales, mais sans plus. Disons-le franchement, une partie significative de notre potentiel de chercheurs, d'ingénieurs et de techni- ciens reste captive de préoccupations nucléaires dépassées. C'est la collectivité qui finance des recherches inutiles et entretient une matière grise sur des travaux théoriques ou appliqués, mais très souvent inapplicables. À la fin des années 70, un nouveau mirage tech- nologique a chassé le mirage énergétique. A cette

62 Cinq erreurs contre l'emploi

époque, les rapports officiels sur le thème « nou- velles technologies et société g » fleurissent de tou- tes parts. Progressivement l'idée fait son chemin : la technologie est un levier pour sortir des crises. Une troisième révolution industrielle se prépare, portée par les microprocesseurs et les technologies de l'information, les biotechnologies et les nou- veaux matériaux. Elle promet une nouvelle ère de croissance. Elle inquiète aussi. Les clichés sur les nouvelles technologies aigui- sent en effet facilement l'imagination. On parle de génie ou de manipulation génétique, de société de l'information avec son cortège de téléport, de mul- timédia et de travail à distance ou bien de goulag électronique, de société de surveillance. Il s'agit d'abord d'allécher le lecteur ou l'auditeur par des récits souvent proches du rêve ou du cauchemar mais rarement de la réalité. D'où la tendance à surestimer l'importance et la rapidité des change- ments. Les discours qui affirment que la moitié des pro- duits que l'on consommera demain n'existent pas aujourd'hui relèvent de l'illusion, voire de la tromperie. Selon ces mêmes discours, il s'agit d'abord de ne pas rater le prochain virage technologique et même de le devancer à grand renfort de program- mes de recherche nationaux ou communautaires, chacun se justifiant par l'existence des autres. Toute la décennie 80 a ainsi été marquée par ce mirage technologique. On se souvient notamment du défi japonais des ordinateurs de cinquième génération, qui s'est révélé être de la pure propa-

.... 63 Le grand mensonge gande. Il y a eu encore la multiplication des tech- nopoles, c'est-à-dire la concentration en un même lieu de vitrines technologiques, dont le lancement permet des inaugurations qui sont électoralement visibles. Au nom de l'efficacité, ce n'est pas des technopoles qu'il aurait fallu faire, mais des « tech- nopools » mettant en réseau et en synergie les moyens de recherche existants. Depuis le milieu des années 90, le mirage technologique refait sur- face avec Internet. Au palmarès du gaspillage de la manne publi- que, il serait injuste de ne pas citer l'argent envoyé en l'air avec la recherche spatiale. Les chercheurs et les lobbies n'ont pas de limites dans leur bou- limie de projets toujours plus chers. On a même frôlé la démesure avec le projet Hermès de navette spatiale européenne. On objectera que les tirs de la fusée Ariane rapportent des devises. Certes, mais ils sont rentables seulement parce que la recherche en amont a été financée par le contri- buable. Pour ceux qui ne connaissent pas le poids des lobbies scientifiques et industriels sur l'orientation de la recherche, les chiffres sont surprenants. En effet, sur les 87 milliards de francs de dépenses publiques de recherche, la répartition est la sui- vante : près de 14 milliards pour le spatial et autour de 8 milliards pour l'aéronautique, le nucléaire, les autres recherches militaires. Soit 50 % du total de la dépense publique pour sept domaines. Il ne reste que quelques milliards pour les sciences humaines et sociales, les sciences de l'univers, et seulement des miettes pour la médecine clinique.

64 . . Cinq erreurs contre l'emploi

On a trop longtemps laissé les groupes de pres- sion scientifiques et industriels user selon leur bon plaisir de l'argent public dans certains domaines dits stratégiques (militaire, nucléaire, spatial), alors que l'on continue à faire la quête dans la rue ou à la télévision pour financer la recherche sur le can- cer ou sur le sida. L'orientation des politiques de recherche mériterait un vrai débat national. Ne serait-il pas temps de revoir les priorités et d'orga- niser aussi des téléthons pour l'emploi ? La recher- che doit d'abord aider à préparer des réponses aux grands problèmes liés à la santé, à l'environne- ment, aux conditions de vie, aux déséquilibres poli- tiques, sociaux et écologiques de notre planète. Hélas, les gouvernements français n'ont cessé de faire pression sur leurs homologues européens pour les entraîner dans des projets de recherche et de développement toujours plus ambitieux, tou- jours plus coûteux : combien d'argent dépensé en pure perte sur la télévision haute définition ! 1 Quelle désillusion ! Les emplois annoncés pour le début des années 90 ne furent pas au rendez- vous ! Où sont les promesses de la technologie et du Grand Marché intérieur ? Elles ne sont pas oubliées, bien au contraire, pour les mériter, il fau- drait, selon certains, redoubler d'efforts et lancer des grands chantiers communautaires. Pour contribuer à la renaissance des États-Unis et leur redonner leur force économique, le prési- dent Bill Clinton s'est appuyé sur la recherche et la technologie. On retrouve l'idée du levier tech- nologique qui a fait recette en France au début des années 80. À l'époque, les États-Unis ne juraient . 65 Le grand mensonge que par la déréglementation et la flexibilité sociale. Curieux renversement de situation, comme si l'his- toire se répétait parce que les hommes oublient ses leçons. En France, ce mirage technologique a atteint quasiment tous les secteurs de l'économie. L'État a subventionné jusqu'à l'excès des entreprises tou- jours déficitaires mais qui développaient du « high- tech ». Dans l'industrie automobile, par exemple, Renault a cru un temps que le retard de producti- vité était technique. Très vite, il est apparu qu'à degré d'automation comparable les performances restaient deux à trois fois moindres que celles des Japonais. Toute stratégie fondée sur la seule modernisation technologique est une ruineuse fuite en avant, créant de nouveaux problèmes sans pour autant résoudre les anciens, d'une autre nature : « Ce sont les hommes et les organisations qui font la différence. »

La confusion entre haute technologie et haute valeur ajoutée

Les techniques de pointe ne sont pas une fin en soi et les secteurs où elles sont les plus dévelop- pées ne sont pas nécessairement les plus rentables. Sur longue période, le Japon et l'Allemagne, par exemple, ont connu en même temps de forts excé- dents d'échanges extérieurs et une balance techno- logique déficitaire alors que les États-Unis et le Royaume-Uni, excédentaires, enregistraient des déficits extérieurs structurels. Retenons la leçon :

66 ' _ Cinq erreurs contre l'emploi plutôt les hautes valeurs ajoutées que les hautes technologies. Les responsables politiques français feraient bien de méditer ces propos du président de Daim- ler-Benz : « En politique, la promotion ouverte d'une technologie de prestige est bien plus popu- laire que de nombreuses petites améliorations tech- niques et que la loi abstraite du marché. Les fonds publics devraient être accordés en fonction de cri- tères technologiques et économiques bien précis dont le suivi serait assuré par un contrôle régulier et indépendant des sujets de recherche'°. » La recherche et le développement économique ne font pas nécessairement bon ménage : entre le Japon et l'Amérique, les performances sont inver- sement proportionnelles au nombre de prix Nobel. Le monde académique méprise l'industrie et le commerce. Ce qui fait la différence, ce ne sont pas les idées mais la capacité de les transformer en biens et services compétitifs sur les marchés. La recherche militaire n'a, sauf exceptions comme l'aéronautique, que peu de retombées économiques civiles car les contraintes ne sont pas de même nature : d'un côté, il s'agit d'abord d'atteindre des objectifs pour des marchés quasi captifs sans se préoccuper vraiment des coûts et des contraintes économiques ; de l'autre, c'est presque l'inverse. Bref, la reconversion de l'appareil de recherche militaro-industriel a peu de chances de réussir. Il ne faut pas non plus confondre croissance et profitabilité, chiffre d'affaires et valeur ajoutée, et il est souvent rentable d'exporter moins mais mieux : perdre des parts de marché est parfois salu-

. 67 Le grand mensonge taire. En corollaire, rien ne sert de gagner ou de maintenir des parts de marché sur des créneaux où chaque franc exporté nous coûte très cher. Des reculs ordonnés autour d'une meilleure spécialisa- tion sont profitables. Comment font donc les Allemands pour vendre leurs produits même s'ils sont plus chers ? La su- prématie du « Made in Germany » est impression- nante. La compétitivité des prix ou l'agressivité commerciale font peut-être défaut aux industriels allemands, mais ces handicaps sont largement compensés par d'autres critères où l'Allemagne excelle et domine ses concurrents comme, par exemple, la qualité des prestations, le respect des délais, le service après-vente, la capacité d'inves- tissement et l'innovation technique, la compétence du management, la qualité du personnel. Tout s'éclaire, le meilleur n'a pas besoin de faire preuve d'agressivité commerciale ou de casser les prix pour vendre. Ces idées sont de plus en plus répandues chez les dirigeants d'entreprise et même chez les gou- vernants. Tout serait peut-être rentré dans l'ordre si le mirage technologique n'avait été balayé à son tour par un nouveau mirage, celui de l'éducation. " " _ . _

- ., ..<.,. _ ... : , .. - i : .., _ .;< ._:¡j. . .: , : 1' :.. Chapitre 4

. La maladie du diplôme .. ... ; : . , ''''';'''''''.:'¡ ,<':.,";"".",..

La petite histoire raconte qu'un beau jour du début des années 80 un haut fonctionnaire français, proche de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche, visitant les usines automobiles Honda, apprend que 90 % des ouvriers japonais travaillant sur les chaînes automobiles sont allés à l'école jusqu'à l'âge de dix-huit ans ; il entend « année terminale » et traduit « baccalauréat ». Il revient en disant à son ministre : « Eurêka, j'ai compris ! si les Japonais sont plus performants que nous en matière automobile, c'est qu'ils mettent des bacheliers sur les chaînes alors que nous fai- sons appel à des OS illettrés. » Ainsi est né, en 1984-1985, le slogan des 80 % d'une génération au niveau du bac. La réalité est tout autre. Au Japon, chacun va effectivement à l'école jusqu'à l'âge de dix-huit ans mais, pour préserver la cohésion des groupes, il n'y a pas de redoublements. La véritable sélec- tion commence après l'année terminale et ce sont les féroces concours pour entrer dans les grandes universités, l'équivalent de nos grandes écoles. La bonne question qu'il aurait fallu se poser est la

- :< 69 Le grand mensonge .. suivante : comment font nos amis allemands pour produire des Mercedes avec des Turcs ? On le sait, la réponse à cette question c'est l'apprentissage dans un système de formation dual où les entre- prises jouent un rôle clef et qui concerne les deux tiers des jeunes Allemands. C'est tout le contraire qui a été fait en France où la formation générale a été magnifiée au détriment de la formation profes- sionnelle. Il est vrai que le projet des 80 % d'une génération au niveau du bac tombait à pic pour redynamiser un système éducatif public, trauma- tisé par la bataille perdue, dans la rue, contre le privé en 1984. À partir de ce constat erroné, la priorité des prio- rités a été donnée à la formation initiale. Pour moderniser l'école, pour l'adapter au nouveau contexte technico-économique, la tentation a été, comme toujours, d'apporter des réponses matériel- les à des problèmes qui sont d'une autre nature : plus de locaux, plus d'enseignants et plus d'ordi- nateurs. C'est le fameux plan informatique pour tous, dont l'échec devrait servir de leçon. Ainsi, au milieu des années 80, la plupart des grands pays industriels ont lancé des plans d'introduction de l'informatique à l'école, tous enterrés depuis. Cha- que pays voulant ne pas être en retard sur le voisin, le phénomène prit rapidement une certaine ampleur notamment dans les pays fabricants de matériel, comme la France et la Grande-Bretagne. Le mirage technologique était, là encore, le prin- cipal « ferment » du mirage éducatif. C'est Bruno Lussato qui avait raison en me déclarant que « la question de l'utilisation de l'ordinateur à l'école

70 Cinq erreurs contre l'emploi n'est pas plus importante que celle de la craie ». L'ordinateur n'est qu'un contenant, capable de traiter des informations structurées, la richesse du contenu venant tout entière de l'utilisateur ou du concepteur. Et ce qui est vrai pour l'ordinateur l'est a fortiori pour la nouvelle coqueluche, internet. Le véritable handicap pour demain ne sera pas d'être informatiquement analphabète, mais de ne pas maîtriser correctement la lecture et l'écriture comme c'est le cas pour le quart des élèves en sixième et pour plusieurs millions d'adultes en France. Proposons aux prochains ministres de l'Éducation un objectif pour 2010 : que 100 % des bacheliers sachent lire, écrire et compter correctement ! La forte demande sociale d'éducation, entrete- nue par l'illusion méritocratique, n'est pas en soi condamnable. La soif de parchemin est légitime à condition de ne pas dépasser la dose qui transforme la course en maladie. La maladie du diplôme se répand en France, telle la rage, car moins un diplôme vaut, plus il est nécessaire de l'avoir. L'avoir ne donne pas grand-chose mais ne pas l'avoir empêche tout. Ainsi, paradoxalement, plus les diplômes universitaires ressembleront à des assignats, plus ils seront recherchés. Depuis plu- sieurs années, nous dénonçons ce fléau avec force, et si le diagnostic paraît de plus en plus partagé, la machine infernale de la démagogie collective est toujours en marche. La société française est atteinte de « diplomosclérose », c'est-à-dire rigidifiée par la hiérarchie des diplômes, comme l'était l'Ancien Régime par les titres de noblesse. ' ' ' , . ' - .... ' 71 Le grand mensonge

Il a suffi de supprimer le certificat d'études et d'augmenter artificiellement le nombre d'admis à chaque niveau et de reçus au bac : on a souvent évalué les copies en notant sur 25 au lieu de 20. Ce n'est donc pas par hasard si le taux de reçus est passé des deux tiers, il y a vingt ans, aux trois quarts aujourd'hui. Ainsi, près de deux jeunes sur trois ont obtenu le bac contre environ un sur trois en 1985, un sur cinq en 1970 et un sur vingt en 1950. La tendance n'est donc pas nouvelle mais l'accélération est impressionnante. La montée en pression de l'enseignement supé- rieur est inévitable : on est passé de 1,2 million d'inscrits en 1980 à plus de 2 millions en cette fin de siècle, soit presque deux jeunes sur trois. Elle va conduire à multiplier les distributions de peaux de lapin en contrepartie des années consacrées aux études sans pour autant préserver du chômage car, si le savoir vaut diplôme, le diplôme ne vaut pas compétence. Les diplômes dévalués vont susciter des cohortes de frustrés, d'aigris. Si le bac ne vaut plus rien, celui qui ne l'a pas vaut moins que rien : naissent ainsi de nouvelles formes d'exclusion et d'inégalité entre générations pour ceux qui sont démunis de parchemin. Dans l'administration, une jeune secrétaire titulaire du bac ou d'un diplôme plus élevé sera d'emblée payée 20 % de plus qu'une ancienne qui n'a que son brevet profession- nel. Pourtant cette dernière est souvent plus com- pétente et plus motivée que la jeune diplômée, qui occupe cet emploi sans enthousiasme, à défaut de mieux, et brille surtout par sa méconnaissance de l'orthographe. Ainsi, le premier problème posé par

72 Cinq erreurs contre l'emploi l'objectif de 80 % d'une génération au niveau du baccalauréat est bien le sort de ceux qui ne l'ont pas. Ce mirage éducatif n'est pas le fruit du hasard, mais le produit collectif d'un jeu où les principaux acteurs (élèves, enseignants, État, citoyens) sont à la fois complices et victimes. Les élèves sont pris au piège de la course aux diplômes. Ils ont peur de la sélection vécue comme une discrimination. Les lycéens en vivent pourtant une autre, proche d'un véritable apartheid entre ceux des filières nobles de l'enseignement général, et notamment les filières S, et les laissés-pour- compte de l'échec scolaire qui sont relégués dans les Lep (lycées d'enseignement professionnel). En réalité, l'injustice sociale progresse puisque l'al- longement de la formation initiale a accentué les inégalités sociales de départ. Et les jeunes sont d'autant plus inquiets qu'ils savent que l'école les prépare mal à la vie active. De leur côté, les enseignants vivent mal la déconsidération d'un système éducatif perçu de plus en plus comme une usine à fabriquer des exclus et, maintenant, des chômeurs diplômés. Le métier de maître ou de professeur, mal rémunéré, attire surtout en tant que refuge antichômage. Les enseignants se sentent mal préparés aux exigences d'une société qui attend d'autant plus de l'école que la famille prend l'eau et ne joue plus son rôle éducatif traditionnel. Le plus souvent, ils n'aspi- rent qu'à une chose : se retrouver dans un lycée bourgeois et calme où les élèves sont faciles et ont plaisir à apprendre, dans un lycée tel qu'ils l'ont ' . . 73 Le grand mensonge connu pour la plupart. Échapper ainsi à l'enfer des banlieues où règne la sauvagerie urbaine devient une fin en soi. Les réformes peuvent toujours se succéder, les professeurs, quelle que soit la qualité de leur enseignement, sont les seuls maîtres à bord dans leur classe après Dieu : tant qu'il en sera ainsi, rien ne changera. Quant aux gouvernants, ils ne disent pas encore assez haut ce qu'ils pensent tout bas. Ils savent que l'on distribue de l'illusion, que l'objectif des 80 % était une erreur et qu'il faudrait développer l'ensei- gnement professionnel. L'État doit gérer trois contraintes : limiter la croissance des dépenses publiques consacrées à l'éducation, éviter de voir les jeunes descendre dans la rue, ne pas méconten- ter le million d'enseignants-électeurs. Bridé sur le plan budgétaire, le pouvoir semble empêtré dans ces objectifs contradictoires qui limitent son action. Enfin, les citoyens constituent une mosaïque faite de parents plus ou moins contribuables et de contribuables plus ou moins parents. Le contribua- ble, surtout s'il est retraité, pense qu'il y a des limites à l'augmentation des dépenses publiques consacrées à l'éducation et qu'il y a d'autres priorités comme la santé, les retraites ou le finan- cement de l'indemnisation du chômage. Le contri- buable libéral pense que l'éducation est un inves- tissement qui doit être en partie financé par les individus qui en profitent et pas seulement par la collectivité. Les parents considèrent que l'éduca- tion, quasi gratuite, fait partie des services publics

74 ' .. Cinq erreurs contre l'emploi pour lesquels ils paient des impôts et ils en atten- dent toujours plus. _ " .. ..:- .i :... Les rentiers et les exclus

Il y a longtemps que des sociologues comme Pierre Bourdieu ou Raymond Boudon ont avancé l'hypothèse paradoxale selon laquelle « la réduc- tion des inégalités scolaires peut augmenter les iné- " galités économiques et sociales ». Ce constat paraît partagé par les experts de l'OCDE qui obser- vent que, dans la totalité des pays membres, « les résultats scolaires sont en grande mesure infléchis par l'origine et le milieu social des élèves ». Ils évoquent « la loi d'airain qui veut que les catégo- ries sociales privilégiées cherchent sans cesse à conserver ce privilège. Lorsque les structures s'ouvrent, l'attente d'une égalisation des chances est souvent déçue par les nouveaux critères de réussite que les mieux nantis s'ingénient à mettre en oeuvre, et par des stratégies qui éludent des dis- 12 positions en faveur de l'égalité ». À l'école, comme ailleurs, les classes sociales se repèrent par des codes, des signes d'ap- partenance et de regroupement d'autant plus puis- sants qu'ils paraissent anodins et en principe acces- sibles à tous. La sélectivité est, en tant que telle, l'un des premiers critères de reconnaissance sociale : tel fut le cas, à une époque, du tennis, du cheval et encore aujourd'hui du golf. C'est sans doute la raison pour laquelle les grandes écoles sont si prisées ; on s'y retrouve entre soi. ' ..... ".. 75 Le grand mensonge

Un examen plus fin des statistiques montre que la différenciation sociale est encore plus marquée si l'on s'intéresse aux filières sélectives. Résultat : pour les enfants des milieux modestes, la mérito- cratie fait peu d'appelés et encore moins d'élus. La sélection est d'abord une autosélection par le milieu social. Les enfants d'ouvriers sont trois fois plus nombreux que les enfants de cadres en sixième ; six fois moins en terminale S - la voie d'excellence - et dix fois moins dans les grandes écoles. Ainsi, les critères sociaux sont de plus en plus déterminants pour la réussite scolaire. Les milieux favorisés, en général bien informés, ont su habilement contourner la réforme du collège unique qui supposait l'hétérogénéité des classes, par de multiples biais comme le choix de l'alle- mand ou du russe en première langue dès la sixième ou du latin-grec en quatrième, sans oublier l'installation dans les quartiers des écoles réputées bonnes. Les milieux modestes ou défavorisés ignorent généralement ces « ficelles ». Pour eux, la notion de filière ou de grande école est très floue alors que l'accès au baccalauréat puis à l'université est déjà, en soi, signe de promotion sociale. Il apparaît donc que la démocratisation des étu- des et l'allongement de la scolarité obligatoire, jus- tifiés par les principes égalitaires, ont en réalité contribué à accentuer les inégalités sociales. Comme le soulignent encore les experts de l'OCDE : « En élargissant l'accès à l'instruction et en facilitant l'identification de ceux qui réussissent le moins bien, il se peut que les systèmes scolaires

76 Cinq erreurs contre l'emploi

aient réellement pour effet de rendre le handicap initial plus caractérisé et de faire en sorte qu'il soit plus difficile de s'en libérer. » Ce fonctionnement élitiste du système éducatif accentue les rigidités de la société française car ceux qui à l'âge de vingt ans ont la chance et le privilège de réussir un concours de grande école accèdent ainsi à une rente de situation excessive. Pourtant le diplôme acquis entre vingt et vingt- cinq ans n'a aucune raison de constituer une assu- rance pour la vie. Pourquoi protéger ceux qui en ont le moins besoin ? En France, l'on devient trop souvent ingénieur pour accéder à une position sociale et pas assez par motivation. Cela, aussi, explique nos faiblesses industrielles. Le diplôme est bien devenu une condition néces- saire pour l'ascension ou le maintien dans la posi- tion sociale, la fortune et la naissance ne suffisent plus. Cependant, dans la course au diplôme, il n'y a pas seulement des gagnants et des perdants, il y a aussi les faux gagnants, ceux qui reçoivent un diplôme dévalué et qui sont mal placés pour en tirer profit. Il serait illusoire et injustifié de refuser aux parents le droit de chercher à donner à leurs enfants la meilleure éducation possible. Mais le libre exer- cice de ce droit ne doit pas faire oublier que, sans mobilité sociale ascendante et descendante, une société se sclérose ou prépare des révolutions. Les inégalités contribuent au dynamisme social à condition de ne pas se reproduire à l'identique. Cette inégalisation des chances nous amène à douter de la réputation méritocratique du système

77 Le grand mensonge

éducatif. Plus grave encore, le système scolaire est une machine à fabriquer de l'échec. En tant qu'ins- trument de sélection d'une petite élite, le système éducatif fonctionne correctement, mais l'obtention de ce résultat conduit trop souvent à rejeter la masse des autres dans un sentiment d'infériorité et de découragement. Laissons parler les spécialistes de la Communauté européenne : « Le processus de l'échec scolaire est cumulatif, l'élève est confronté à des échecs répétés, le monde de l'école devient étranger et hostile. Il va sans dire qu'une adoles- cence vécue dans une telle situation a de lourdes conséquences : dévalorisation de soi, perte du sens de l'effort, socialisation difficile [...]. Lorsque la scolarité n'était obligatoire que jusqu'à douze ans, ceux qui n'avaient pas réussi quittaient le système scolaire et l'accès à l'emploi était beaucoup moins conditionné par la formation et la qualification ". » En effet, pour sélectionner les champions olym- piques de l'intelligence, on finit par dégoûter du sport éducatif tous ceux qui n'atteignent pas les normes olympiques, ne serait-ce que parce qu'ils ne disposent pas des bonnes conditions d'entraîne- ment. Ce qu'il faut c'est réduire le rôle excessif joué par les diplômes initiaux et multiplier les chances tout au long de la vie pour ne pas faire des diplômés des rentiers, et des chômeurs des exclus.

78 Cinq erreurs contre l'emploi

Le diplôme, une discrimination sociale légale

Dans les administrations et les entreprises publi- ques, les rémunérations et les promotions sont jus- tifiées par les diplômes et la réussite à des concours internes de culture générale. Tout se passe comme si les performances et les compétences réelles prouvées par les individus dans leur travail consti- tuaient un critère trop subjectif pour être pris en considération. Les employés, qui ont été recrutés à un niveau inférieur en principe à celui de leur culture géné- rale, ont tout intérêt à se consacrer à la préparation de concours internes car ils sont les mieux placés pour y réussir. Ils raflent ainsi toutes les chances de promotion, quitte à se décharger de leur travail normal sur des collègues moins diplômés, qui n'ont guère d'espoir de voir leurs mérites person- nels recompensés par une promotion ou un sup- plément de rémunération. Dans ces conditions, à quoi bon faire du zèle ? La maladie du diplôme envahit aussi le secteur privé où les entreprises ont encore tendance à recruter des individus « surdiplômés ». Il en résulte un phénomène de dévaluation en chaîne de tous les diplômes dont la hiérarchie relative reste cepen- dant inchangée. Naturellement, pour les entrepri- ses, les performances individuelles comptent mais, lors des promotions, le critère du diplôme reprend souvent toute sa force pour justifier les choix qui sont faits par la direction. Comment expliquer ce comportement des employeurs ? .. ' ` ' .< ..... 79 Le grand mensonge

Mark Blaug remarque : « Le recours au diplôme comme outil de sélection n'est qu'une des formes de discrimination statistique parmi d'autres possi- bles. Cependant, le filtre du diplôme présente plu- sieurs avantages essentiels pour les employeurs : il est peu coûteux pour l'entreprise car la formation et son évaluation ont été financées par d'autres ; il est le seul, avec l'âge, à permettre une discrimina- tion légale ; il est socialement accepté dans une société où "la plupart des gens considèrent qu'une méritocratie de l'instruction est parfaitement juste et légitime » L'argument selon lequel les chefs d'entreprise recrutent des gens plus éduqués pour améliorer leur productivité et leur potentiel de croissance n'est souvent qu'une façade. Les employeurs savent que la plupart des compétences nécessaires à la pro- duction sont acquises sur le tas. Mark Blaug pré- cise : « L'important est que chaque travailleur accepte le principe selon lequel certains seront mieux payés que d'autres. En bref, le filtrage sco- laire est rentable, non parce que les "bons" élèves sont toujours de bons travailleurs mais parce que cette utilisation des certificats et des diplômes évite le conflit d'intérêt inhérent au rapport entre travail- leurs et employeurs. » De leur côté, les syndicats ont vu dans le diplôme un critère aussi objectif que l'âge et une garantie contre l'arbitraire de la hiérarchie. La demande des employeurs s'ajuste ainsi à l'in- flation de l'offre des diplômés. La conjecture sur la « demande » accrue d'un niveau d'éducation élevé de la part des entreprises se révélera ainsi

80 " . Cinq erreurs contre l'emploi probablement juste. Et les apôtres officiels de la course au diplôme pourront continuer à s'appuyer sur un argument irréfutable : le taux de chômage diminue avec le niveau d'éducation ; d'où l'idée qu'il suffirait que tous les jeunes accèdent à l'uni- versité pour remédier au chômage. Illusion d'opti- que où l'on oublie trop aisément que, dans un contexte de marché du travail relativement stable, multiplier le nombre de diplômés ne crée pas d'emplois. ' " "".' <> :...:. ' ... . : :.. . ÷'d.,"".. l ... ' ;. La formation professionnelle méprisée

Le taux de chômage des jeunes actifs est presque trois fois plus faible en Allemagne qu'en France et il y a aussi cinq fois plus d'apprentis. Comment expliquer une telle différence entre deux pays voisins ? Si l'apprentissage est si développé outre- Rhin, c'est qu'il ne se limite pas, comme en France, aux métiers du commerce et de l'artisanat mais concerne toutes les entreprises. Elles y inves- tissent énormément d'argent, prenant en charge les quatre cinquièmes du coût total d'un apprenti, soit plus de 80 000 francs par an. C'est un investisse- ment rentable puisque 80 % des apprentis sont employés par l'entreprise qui les a formés. En France, les entreprises ont trop souvent renoncé à leurs responsabilités de formation ini- tiale au profit du système éducatif. Ce dernier pri- vilégie la formation générale et a fait de la forma- tion technique et professionnelle une voie de l'échec sinon de la relégation.

" 81 Le grand mensonge

Il y a certes des abus dans l'apprentissage, il faut les dénoncer et retirer l'agrément de maître d'apprentissage à ceux qui dans certains métiers prennent des apprentis sans vraiment les former et se contentent ainsi d'une main-d'oeuvre à bas prix. Mais les métiers de l'artisanat ou du commerce assurent, dans l'ensemble, bien leur mission. Le plus grand scandale, c'était plutôt la démission per- manente depuis 1960 des grandes entreprises de leurs responsabilités formatrices. Les stages diplô- mants proposés par l'ex-CNPF valaient mieux que les diplômes stagnants. Ils ont pourtant été rejetés. Espérons que les idées avancées pour une année supplémentaire de stage en entreprise avant d'obte- nir son diplôme aient plus de succès. On parle aussi maintenant de formation en alter- nance, de contrats de qualification. Comment s'y retrouver ? Il ne faut pas confondre les formations dites en alternance sous statut scolaire où l'on passe les trois quarts de son temps à l'école et un quart en entreprise avec l'alternance traditionnelle comme l'apprentissage où c'est les trois quarts en entreprise, et un quart dans le centre de formation. Les contrats de qualification ne sont rien d'autre qu'une forme d'apprentissage déguisée. On cher- che de manière retardée à pallier l'absence d'un véritable système de formation duale où dès l'ado- lescence la responsabilité de la formation serait partagée également entre les entreprises et le système éducatif. Les stages de courte durée ne suffisent pas à la véritable insertion-immersion dans l'entreprise. En outre, les contrats de qualifi- cation ne font pas l'objet du même contrôle de qualité que les centres de formation agréés (CFA).

82 Cinq erreurs contre l'emploi

L'apprentissage traditionnel comme les contrats de qualification donnent lieu à un véritable contrat de travail assorti d'une rémunération comprise entre 25 et 75 % du Smic (suivant l'âge et l'expérience). Avec l'apprentissage, c'est généralement le tra- vail manuel qui est dévalorisé en France. Cepen- dant, l'image des métiers et des professions n'est pas immuable. On a vu dans le passé certaines pro- fessions perdre de leur prestige comme l'institu- teur, l'officier, le magistrat. Il y a bien des métiers manuels où l'on gagne aujourd'hui mieux sa vie qu'avec un col blanc dans un bureau. Sur le long terme, l'image d'un métier dépend beaucoup de sa rémunération. Depuis quelques années, les employeurs se pres- sent moins pour recruter des diplômés d'écoles de commerce dont le prix baisse sur le marché. Il est vrai que l'on a multiplié leur nombre par quatre en quinze ans. En revanche, les hypermarchés du pays de Vitré font appel à des cabinets de recrutement pour recruter des maîtres bouchers qu'ils paieront deux à trois fois le Smic. Peut-être qu'un jour, en France, on se rendra compte que les paveurs de rue, après deux ans à l'école des compagnons de Rodez et un tour de France et d'Europe, gagnent aisément 15 000 francs par mois. Il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que des métiers mal payés et mal considérés dans le bâtiment, l'hôtellerie ou les services de nettoyage. Il ne tient qu'à nous de les réhabiliter. On peut être à la fois diplômé d'uni- versité et facteur ou fleuriste, d'autant qu'il s'agit de métiers à haute convivialité ajoutée. Après tout, Gaston Bachelard, avant d'être philosophe, était facteur. .. _ ' : , 83 Le grand mensonge

De la maladie du diplôme à l'explosion sociale

À chaque frémissement de la jeunesse, le pou- voir recule. Les pas en avant sont difficiles pour le ministre en charge de l'Éducation nationale et de l'Enseignement supérieur. Le syndrome Deva- quet plane sur son action. Des réformes comme la nécessité d'une pre- mière expérience professionnelle pour les étudiants sont nécessaires si l'on ne veut pas que les diplô- mes dévalués suscitent des cohortes de frustrés, d'aigris et de nouvelles formes d'exclusion. Et l'on risque, faute d'un développement suffisant de l'alternance, de voir s'amplifier le chômage des ouvriers diplômés non qualifiés, comme le dit Alain Lebaube, journaliste au Monde. Pour avoir semé l'illusion dans l'esprit des familles, on récolte la désillusion et la rancoeur. Des mouvements de révolte spontanés et incontrô- lables se multiplient, en 1998 en Seine-Saint-Denis puis dans toute la France. Ce n'est pas la jeunesse dorée et souriante de Mai 68 qui sera dans la rue mais une jeunesse flouée et en colère. Espérons que les gouvernants ne seront pas tentés par des réponses démagogiques et soumettront aux dialo- gues et à la concertation les vraies questions qui se posent si l'on veut réellement lutter contre l'illettrisme et revaloriser l'enseignement techni- que et professionnel. , i ; , _ f..:f,'.=.... ; .. ' : , ... , .j : = ÷ . ) __ ,j>, ... - - B.i't , . .., . Chapitre55 , °_, . , J', .. ...'= ; -,...: , ...- Les illusions sur les emplois de demain ....-. ; .... , ..

Le discours est connu : il faudrait préparer les enfants aux emplois qualifiés de la révolution informationnelle. Mensonge ! Les emplois de demain ne seront pas plus qualifiés mais exigeront un haut professionnalisme pour occuper les emplois de services (santé, restauration, gardien- nage...) qui feront la masse des emplois de demain. Pour être un bon professionnel, il faut être bien dans sa peau et aimer ce que l'on fait pour bien le faire. Bref, c'est tout le contraire des frustrés et des aigris que nous prépare la maladie du diplôme.

Éducation et professionnalisme : la confusion des sens

Les qualités individuelles requises par la crois- sance et la compétitivité des entreprises, dans un contexte de changement technique rapide, ne seront pas nécessairement plus élevées en termes de savoir mais certainement plus exigeantes du point de vue des attitudes et des comportements : capacité d'apprendre à apprendre, comportement

. 85 . Le grand mensonge ouvert au travail en équipe, esprit de créativité et d'innovation, souci de qualité dans l'application des savoirs et des savoir-faire. Malheureusement la confusion des sens et des mots dans le domaine de la formation entretient l'illusion que le savoir vaut compétence (cf. encadré ci-dessous).

La confusion des sens : de l'instruction à la compétence - Instruction : acquisition de savoirs. - Éducation : acquisition de savoirs et de comporte- ments individuels et collectifs. - Formation : acquisition de savoirs, de savoir-faire et de faire-savoir. - Qualification : reconnaissance, à un moment donné, d'acquis de la formation, ouvrant géné- ralement à des droits statutaires (grilles des rémunérations, conventions collectives...). - Professionnalisme : comportement individuel consistant à bien faire ce que l'on a à faire, à faire preuve d'initiative, de réactivité, de téna- cité et de capacité de travail en équipe. - Compétence : concept plus englobant (donc un peu fourre-tout) défini par le Robert comme « l'apti- tude à traiter un problème grâce à la connais- sance approfondie d'un domaine ». Il n'y a pas nécessairement correspondance entre le domaine de connaissance et la nature du pro- blème. Ainsi, la compétence c'est aussi la capa- cité de se former soi-même, de former les autres et de les animer pour résoudre les problèmes. Autrement dit, c'est la capacité de tirer parti de ses talents pour apprendre à savoir, à former, à diriger et à communiquer.

86 . Cinq erreurs contre l'emploi

Le professionnalisme est une des composantes essentielles de la compétence et de son élargisse- ment. Un bon professionnel d'un métier donné pourra exercer correctement un autre métier avec un minimum d'apprentissage. Rien de surprenant par conséquent si les apprentis de chez Daimler- Benz commencent par passer trois mois en atelier avec une lime : l'essentiel c'est l'acquisition de comportements. C'est au nom du même principe qu'à l'université l'on vante les mérites de la for- mation par la recherche, même si celle-ci concerne la reproduction des libellules : le fait de se fixer un projet, de s'y tenir et de développer des capa- cités d'investigation et de synthèse se suffit à lui-même. Dans ces conditions, était-il bien raisonnable de légiférer pour donner au travailleur un nouveau droit au « bilan de compétences » ? L'ambition affichée par la loi de juillet 1992 est de « permettre aux travailleurs d'analyser leurs compétences professionnelles et personnelles ainsi que leurs aptitudes et motivations afin de définir un projet professionnel et, le cas échéant, un projet de formation ». Le risque technocratique d'une telle loi est évi- dent car les individus ne sont pas répertoriables et classables comme des objets matériels. Les indivi- dus sont les produits d'une trilogie faite de volonté (l'équation personnelle des talents), de hasard (les circonstances, les rencontres) et de nécessité (les contraintes). Suivant les circonstances le même individu pourra se comporter en héros ou en lâche. En réalité, la compétence est doublement contin- ' ' ' " ' .. 87 Le grand mensonge

gente : mille et un profils de compétences sont sus- ceptibles d'occuper efficacement un emploi donné. Au mieux, le bilan individuel de compétences révélera des choses sur un passé, qui aurait pu être autre. Il ne doit donc pas hypothéquer un avenir par définition ouvert, libre et indéterminé. Le bilan individuel de compétences doit rester informel et personnel comme un examen de conscience. Fal- lait-il que la loi intervienne pour inciter chacun à cet arrêt sur l'image et qui peut prétendre avoir la compétence pour établir des bilans de compéten- ces ? De plus, pourquoi limiter le bilan personnel à la compétence professionnelle ? L'individu constitue un tout indissociable. Et certains cadres dirigeants auraient bien besoin d'un bilan psychologique, voire psychanalytique, pour soigner leur paranoïa de pouvoir. / Le bilan de compétences est aussi illusoire que la prétendue « gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences », qui a été la grande mode au tout début des années 90. L'idée sous-jacente étant que nombre de licenciements seraient évités si les. entreprises anticipaient mieux leurs besoins de qualifications par métiers et formaient le personnel en conséquence. Les directeurs de ressources humaines ont vu dans cette idée une occasion ines- pérée pour redonner à leur fonction un rôle central dans la stratégie des entreprises. Des consultants ont fait fortune en mettant en place, dans des socié- tés réputées, des groupes de travail chargés de recenser et de codifier les métiers et les compéten- ces. Ils ont ainsi créé une attente qui ne peut être ' ° 88 Cinq erreurs contre l'emploi que déçue, car ces travaux ont le plus souvent conduit à de véritables usines à gaz, inapplicables et rejetées par les services où l'on a essayé de les implanter : les résistances humaines sont parfois salutaires. ; :''! ° L'illusion était dangereuse, car on ne peut faire rentrer les individus dans des moules universels. La prétention des responsables de ressources humaines était aussi excessive car, pour apprécier les besoins futurs d'emplois, il faudrait d'abord connaître, lorsqu'elles existent, les stratégies à long terme des entreprises et ne pas se tromper sur l'évolution des techniques de production, des pro- duits et des marchés. De toute façon, la récession est venue balayer cette illusion. Certains consul- tants en formation devront s'appliquer à eux- mêmes leurs principes et se reconvertir.

La chute des emplois industriels et la montée des services

Depuis 1975, l'emploi total en France n'aug- mente plus que faiblement. Cette quasi-stabilisation de l'emploi total mas- que de profondes redistributions. Depuis le début des années 80, l'agriculture a perdu 800 000 actifs, soit le tiers de ses effectifs. Il y avait 1,2 million d'agriculteurs en 1990, combien seront-ils en 2010 ? Moitié moins probablement. Dans la même période, 1,5 million d'emplois industriels ont dis- paru en France, 500 000 en Allemagne, qui avait

: ' . 89 Le grand mensonge

commencé ses restructurations plus tôt, et égale- ment 1,5 million aux États-Unis. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que si, glo- balement, l'emploi continue d'augmenter c'est essentiellement grâce aux services. Les effectifs de ce secteur ont progressé de plus de 4 millions en France, de 3,5 millions en Allemagne et de 21 mil- lions aux États-Unis. C'est ici qu'apparaît la dif- férence structurelle entre l'Europe et les États- Unis. Ces derniers, à croissance comparable et en raison d'une législation sociale plus flexible, mais aussi plus sauvage, créent beaucoup plus d'em- plois dans les services notamment marchands. Si la France avait connu la même dynamique, il y aurait aujourd'hui 1,5 million d'emplois supplé- mentaires dans les services marchands. L'agriculture hier et l'industrie aujourd'hui subissent une loi d'airain : le progrès technique permet de produire de plus en plus de biens avec de moins en moins de personnes, de sorte que l'emploi dans les services représente les deux tiers de l'emploi total dans la France d'aujourd'hui et devrait compter pour les trois quarts avant l'an 2000 et les quatre cinquièmes vers 2010. Ainsi, la chute des emplois industriels devrait se poursuivre et concerner des secteurs naguère encore considérés comme les plus porteurs de la dynamique économique. Rappelons que, depuis le milieu des années 80, l'automobile a perdu plus de la moitié de ses effectifs. Un phénomène compa- rable affecte l'ensemble des industries informati- que et électronique depuis le début des années 90.

90 Cinq erreurs contre l'emploi

L'ajustement est plus rapide en raison des cycles plus courts de ces activités.

Les emplois « hautement professionnels » du tertiaire ... . Mais où sont donc les emplois de demain ? La première réponse qui vient à l'esprit est la sui- vante : dans les services qualifiés, sous-entendu à haute intensité de matière grise, c'est-à-dire les ingénieurs, les techniciens et les informaticiens. Ce cliché paraît d'autant plus justifié qu'au palmarès du taux de croissance des emplois par métier, entre les deux derniers recensements de 1982 et de 1990, on trouve des taux de 300 % à 400 % pour les ingé- nieurs technico-commerciaux, vendeurs, techni- ciens d'entretien (hors industrie), chefs de produits, directeurs de marketing, ingénieurs informaticiens. Mais il s'agit de taux de croissance forts sur des effectifs de départ faibles qui conduisent au mieux à quelques milliers ou dizaines de milliers d'em- plois créés, c'est-à-dire dix à vingt fois moins en masse que les métiers qui connaissent des taux de croissance plus faibles (50 % à 100 %) sur des effectifs de départ plus importants. Dans le palmarès des poids lourds de la création d'emplois des années 80, on trouvait en tête les secrétaires (+ 256 000) alors que la télématique devait pourtant les supprimer ! Venaient ensuite les enseignants du secondaire (+ 145 000), il fallait bien des entraîneurs pour la course aux diplômes, les ingénieurs informaticiens (+ 99 000), les aides-

... , ; .. 91l Le grand mensonge

soignants (+ 75 000), les nettoyeurs (+ 74 000), les représentants (+ 70 000), les gardiennes d'enfants (+ 70 000), les ouvriers du tri et de l'emballage (+ 67 000), les serveurs de café et de restaurant (+ 66 000), les agents de services (+ 61 000), mais aussi les techniciens de maintenance (+ 60 000). Qu'en est-il depuis ? On ne le saura vraiment qu'après le prochain recensement prévu en 1999. En attendant, les enquêtes menées par l'Insee sur la période 1990-1994 confirment, pour l'essentiel, les tendances précédentes avec, en tête du palma- rès de la création d'emplois, les emplois du ter- tiaire. Le nombre de secrétaires a certes diminué mais les agents d'entretien, les assistants mater- nels, les vendeurs, les enseignants, les animateurs sociaux et sportifs, les employés administratifs et les aides-soignants ont progressé de près de 700 000 de 1990 à 1994, moment où l'emploi total a stagné. Seulement, 20 % de ces emplois néces- sitent une formation supérieure longue. Naturelle- ment, ces données concernent la population active dans son ensemble, tous âges confondus. En 1995, les données relatives aux jeunes ayant débuté au cours des trois dernières années précé- dentes mettaient ces mêmes métiers en tête, mais pas dans le même ordre. On trouve ainsi, en pre- mière place, les vendeurs et les représentants (122 000), puis les enseignants (110 000), les secrétaires (62 000), les employés et agents de maî- trise de l'hôtellerie (60 000), les animateurs sociaux et sportifs (54 000), les médecins et assi- milés (50 000), etc. Seulement 40 % de ces emplois requièrent effectivement des études supé-

92 Cinq erreurs contre l'emploi rieures longues et on retiendra aussi que la forte augmentation du nombre d'enseignants et de mé- decins, en recrutés 35 ans, est finan- principe pour ' cée sur fonds publics. Bref, pour l'essentiel, les poids lourds de la créa- tion d'emplois se trouvent dans le tertiaire. Cette tendance devrait se renforcer avec le développe- ment des loisirs et le vieillissement de la société française. Le professionnalisme, c'est notamment bien faire ce que l'on a à faire. Pour cela il faut des gens « bien dans leur peau » et non pas des laissés-pour-compte de l'échec scolaire. Pour ces emplois du commerce et de l'artisanat, il ne faudra peut-être pas de qualification apparente élevée, sanctionnée par un diplôme, mais certainement un haut professionnalisme pour lequel la formation en entreprise est indispensable. Comme ne cessent de le répéter François Dalle et Jean Bounine : « Il faut insérer pour former et non former pour insérer 15. » En d'autres termes, il ne sert à rien de former les chômeurs, il faut d'abord les remettre dans le bain du travail et de ..._ . _ ... l'emploi.... -

Ne pas faire de l'éducation le bouc émissaire du chômage

Le taux de chômage des jeunes diminue avec le niveau de formation générale : le taux de chômage d'un bac + 5 est deux fois plus faible que celui d'un simple bachelier et trois fois plus faible que celui d'un jeune sans diplôme. Mais il ne faut pas pour autant en conclure que le problème serait ' ".... 93 Le grand mensonge

résolu si tous les jeunes devenaient docteurs de l'Université. Illusion d'optique où l'on oublie que multiplier le nombre de diplômés ne fera que déva- luer les diplômes, engendrer des frustrations et de nouvelles formes d'exclusion. La demande des entreprises ne fait que s'adapter à l'inflation de l'offre. Mais comment s'y retrouver dans un débat tron- qué où certains avancent qu'il y a plus d'un jeune actif sur quatre au chômage dans la tranche des 16-25 ans (soit un taux de chômage des jeunes près de trois fois plus élevé qu'en Allemagne) alors que d'autres relativisent la situation en remarquant que le chômage concerne moins d'un jeune sur dix ? L'explication est simple : les deux tiers des jeunes poursuivent des études. Ils sont censés ainsi mieux se préparer au XXIF siècle. En réalité, la France détient le triste record du plus faible taux d'activité des jeunes des pays de l'OCDE, moins de 30 %, soit presque deux fois et demie moins que celui des jeunes Britanniques ou Américains. Il semble bien y avoir dans ce pays un chômage déguisé dans les études. Cependant, l'effort de formation ne peut chan- ger que marginalement l'équation de l'emploi et du chômage en France : quelques dizaines de mil- liers d'offres d'emploi non satisfaites d'un côté et plus de 3 millions de demandeurs de l'autre. Voilà bien l'énigme du marché du travail : quel que soit le système éducatif, tout dépend en réalité du contexte plus ou moins favorable au développe- ment de l'offre d'emplois. Si les entreprises n'em-

94 Cinq erreurs contre l'emploi bauchent pas, c'est aussi parce que le coût complet du travail est trop élevé. Près de 500 000 jeunes de moins de vingt-cinq ans, souvent victimes de la ségrégation par l'échec scolaire, sont au chômage ; près de 800 000 autres bénéficient de la politique de l'emploi pour le trai- tement social mais aussi statistique du chômage, dont une moitié pour des contrats d'apprentissage ou en alternance et plus de 100 000 en contrats emploi-solidarité (CES). Sans faire de l'éducation le bouc émissaire du chômage, il faut reconnaître que la formation n'est pas complètement neutre. En Alsace et en Vendée, là où l'apprentissage est plus développé que dans le reste de l'Hexagone, le taux de chômage des jeunes est beaucoup plus faible. À l'inverse, il y a des jeunes, plus ou moins diplômés, qui refusent des emplois dans le bâtiment et dans les services non qualifiés pour lesquels il faut faire appel à de la main-d'oeuvre étrangère. Les jeunes doivent se convaincre que la meilleure garantie pour l'emploi, c'est une formation supérieure par l'apprentissage. Encore faudrait-il que ce slogan se transforme en actes. De plus, la France détient le triste record euro- péen d'exclusion des travailleurs de plus de cin- quante ans. C'est autant de bibliothèques que l'on ferme, que l'on brûle, puisque les préretraités sont détenteurs d'une expérience accumulée qu'ils se voient interdire de valoriser et de transmettre. Leur contribution serait pourtant indispensable si l'on voulait, enfin, mieux former les jeunes en rappro- chant le système éducatif des réalités de la vie éco-

..... ' , ' - 95 Le grand mensonge nomique et sociale. Mais rien n'y fait, l'on conti- nue à recruter pour trente-cinq ans des enseignants qui, eux-mêmes, n'ont pas d'autre expérience de la vie que l'école et l'université. Est-ce ainsi que l'on prétend préparer les enfants d'aujourd'hui à changer plusieurs fois de métier au cours de leur vie ? Le chômage des diplômés qui ne fait que com- mencer contribue à noircir encore le tableau. C'est la rançon de la maladie du diplôme, et la récession ne fait qu'accélérer cette évolution inéluctable commandée par les lois du marché.

Surabondance de diplômés, pénurie de professionnels

Dans les années 90, les emplois de cadres n'ont représenté que 30 % des emplois créés, c'est dire que moins de la moitié des diplômés de l'ensei- gnement supérieur peuvent espérer devenir un jour cadres, et ce sera le plus souvent par promotion interne. On a pourtant entretenu chez les jeunes et leurs parents l'illusion que la majorité d'entre eux deviendraient cadres alors que les tendances dans l'organisation des entreprises privilégieront de plus en plus une diminution du nombre de niveaux hié- rarchiques. C'est déjà le cas en Allemagne où le taux d'encadrement est deux à trois fois plus faible qu'en France. Les entreprises de ce pays peuvent ainsi payer beaucoup plus cher leurs ouvriers pro- fessionnels sans altérer leur compétitivité.

96 Cinq erreurs contre l'emploi

La France de cette fin de siècle dépense des mil- liards inutiles dans un système éducatif qui, d'un côté, fabrique des armées de diplômés sans emploi et, de l'autre, exclut définitivement du marché du travail les sans-diplômes, ces nouveaux sans-culot- tes. Il y a déjà pléthore d'avocats, de médecins, de diplômés d'écoles de commerce, et pénurie de pro- fessionnels dans la plupart des métiers du bâti- ment, de l'artisanat et des services. Qu'attend-on pour remettre les pendules de la formation à l'heure des réalités du marché du travail ?

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Chapitre 6

... , L'Europe impuissante

L'Europe, le plus grand marché solvable du monde, constituait, à la fin des années 80, le nou- vel eldorado pour les années 90. L'europessimisme naguère si répandu n'était plus de mise. L'avène- ment du marché unique le 1erjanvier 1993 devait se traduire par une croissance renforcée et des créa- tions de millions d'emplois. Tel était le message porteur d'espoir scandé par les rapports de la Com- mission de Bruxelles : « Au bout de cinq à six ans environ, on pourrait s'attendre à un impact cumulé de plus de 4,5 % en termes de PIB et de moins de 6 % en termes de niveau des prix ; l'impact sur l'emploi pourrait être positif à moyen terme, avec environ 2 millions d'emplois créés » On sait ce que valent les prévisions d'experts, même les plus qualifiés. On se souvient de l'OCDE annonçant en 1977 une reprise forte et durable de la croissance économique occidentale ! Les mêmes perspectives prometteuses ont été avancées à la fin 1993 par ce même organisme pour justifier un nouvel élan dans la libéralisation des échanges dans le cadre des négociations du Gatt. Elles ne paraissent guère plus crédibles que les précédentes. ' ' - ." ...... , , , . _ 99 Le grand mensonge

L'effet d'annonce du grand marché intérieur et la perspective de l'intégration monétaire ont joué un rôle positif et mobilisateur salutaire car le Vieux Monde a repris confiance en lui. Il était juste de dénoncer les coûts de la non-Europe comme l'a fait la Commission. Cependant, il aurait fallu aussi recenser les coûts de l'Europe.

Les illusions de Maastricht

L'histoire de la construction européenne, de ses succès et de ses crises, se caractérise par la confrontation permanente de la volonté d'intégra- tion économique et politique de la Communauté, et le souci des États de sauvegarder leur autonomie de décision. L'impression dominante est que le chemin de l'avancée européenne est plus étroit que jamais, le plus facile a été fait. Pour aller plus avant, il fau- drait que les États renoncent à des pans entiers de leur souveraineté nationale, sur les plans moné- taire, fiscal et social ; ce qu'ils ne sont pas près de faire. De plus l'élargissement de l'Europe à de nou- veaux pays risque de rendre encore plus difficiles les objectifs de cohérence et de cohésion politique entre les pays membres. Oui à l'Europe, mais de quelle Europe s'agit-il ? d'une maison commune, d'une confédération, d'une fédération, de l'Europe des quinze ou de la structure à vingt-quatre ou trente pays évoquée naguère par ? Faut-il vraiment renoncer aux États-nations pour une Europe ingou-

100 Cinq erreurs contre l'emploi vernable ? Le rêve européen ne doit pas se trans- former en cauchemar et conduire à l'éclatement de l'Europe en micro-États. « Ce qui fait l'unité de l'Europe, c'est sa diver- sité », cette remarque de Femand Braudel signifie aussi que notre identité d'Européens se nourrit de la variété des cultures, des références et des modè- les. Remarquons qu'aux jeux Olympiques per- sonne n'a jamais songé à remplacer les drapeaux nationaux par la bannière européenne. On ne peut ignorer les obstacles qui s'opposent à l'harmoni- sation et à la convergence des pays européens : rappelons qu'en Catalogne, pour les affaires, il faut de plus en plus parler catalan et qu'en Italie du Nord le grand débat est autant celui sur l'Europe que la séparation avec l'Italie du Sud de Florence, gangrenée par la mafia. Les illusions de Maastricht ont trop longtemps servi à masquer cette réalité plurielle. Souvenons-nous, le 20 septembre 1992, chaque Français devait choisir entre le « Oui » et le « Non » à la ratification du traité de Maastricht. Pour le citoyen de base, le choix était difficile. Opter pour le camp des « Non », n'était-ce pas cohabiter avec le parti communiste et le Front national, alors que dire « Oui » à Maastricht c'était dire « Oui » à l'Europe et « Non » à la guerre ? Assez de caricatures ! On pouvait dire « Oui » à l'idéal européen et « Non » au traité de Maas- tricht, en raison même de sa conception d'essence technocratique et d'inspiration ultra-libérale, où tout était centré sur la monnaie et la finance, la concurrence et le libre-échange et où les idées de

- ' ... : 101 Le grand mensonge . politique industrielle et de planification étaient bannies. Un beau débat démocratique a partagé la France en deux. Il était difficile de dire « Non » sans être catalogué comme rétrograde, fermé à l'avenir. Les sondages réalisés après le référendum n'ont-ils pas montré que les partisans du « Non » appartenaient plutôt aux catégories peu éduquées et à faible revenu ! Il faudrait aussi compter les intellectuels et les cadres qui pensaient « Non » et ont voté « Oui » à contrecoeur pour ne pas briser l'espoir européen. J'ai pour ma part hésité jusqu'au dernier moment. On se souvient aussi que les autres peu- ples européens n'ont pas été consultés, sauf les Danois qui ont dû retourner aux urnes parce qu'ils avaient mal voté la première fois. Si l'on s'avisait de poser à nouveau la question aux Français, le « Non » pourrait bien l'emporter. Tout compte fait, heureusement que le « Oui » a gagné car, dans le cas contraire, le « Non » aurait servi de bouc émissaire pour expliquer la crise actuelle de l'Europe. Comment a-t-on pu mobiliser l'opinion pour faire voter un tel traité ? Au-delà des raisons de politique intérieure, le rêve européen était censé redonner un espoir aux Français. Le souci de la France était d'abord d'arrimer l'Allemagne à l'Europe. Ma conviction est que l'Allemagne, sou- cieuse de réussir tranquillement sa réunification, n'a pas hésité à rassurer ses partenaires pour l'ave- nir, à condition naturellement que la rigueur moné- taire qui s'appliquait au mark s'étende à l'euro.

' 102 " ' . Cinq erreurs contre l'emploi ..

La Bundesbank européenne contre l'emploi ,; .. , .

L'Europe s'impose le dogme de la convergence. Elle s'est dotée d'une Bundesbank européenne et a placé à sa tête un grand prêtre de l'intégrisme monétaire de type rhénan. La priorité des priorités n'est plus de lutter contre l'inflation : le combat est gagné. Il restera pour la Banque centrale européenne à fixer les taux d'intérêt en fonction des questions de parité avec le dollar et le yen et des nécessités de financement des économies européennes. Un taux de change ne se décrète pas, il se mérite par la permanence des excédents extérieurs, une rémunération attractive des capitaux et une rigueur monétaire avec maî- trise de l'inflation. Jusqu'à présent, la monnaie plus que l'emploi a été la priorité des gouvernements. Le chômage n'est pas un problème, c'est une solution, une variable d'ajustement qui résulte d'arbitrages éco- nomiques (taux de change) et sociaux (avantages acquis) politiquement considérés comme d'ordre supérieur. Pourtant, une autre politique monétaire est pos- sible, favorisant l'investissement. Mais une initia- tive européenne pour la croissance à la hauteur du défi de l'emploi impliquerait de grands travaux d'infrastructures, financés par l'emprunt, avec des taux d'intérêt faibles, en même temps que des réformes en profondeur visant le fonctionnement de l'État providence dans les différents pays européens. , ¡:.": '.:1'., .J..;'" ",3 ' " ' " . . = . . 103 Le grand mensonge

De ces idées, prônées par de grands économistes comme Edmond Malinvaud, le Livre blanc de la Commission, présenté au sommet européen de décembre 1993, n'a pu faire passer que des bribes. L'accord de façade sur un texte était d'autant plus facile que chacun était d'accord pour ne prendre aucun engagement collectif. En un sens, c'est peut- être préférable car les lobbies technologiques sont toujours à l'oeuvre au sein de la Commission, il s'agissait notamment de financer les fameuses « autoroutes de l'information ». Les efforts du gou- vernement français pour relancer ces projets n'ont que peu d'échos chez nos partenaires européens. Pourquoi lancer un nouveau gaspillage de cré- dits publics européens ? Oui à la relance de grands travaux européens à condition que ceux-ci répon- dent aux véritables besoins des citoyens dans l'habitat, le transport, la formation, la santé, l'en- vironnement, et aussi que l'on se préoccupe d'abord en priorité de soigner les grands blessés de l'exclusion en répartissant autrement l'abon- dance.

Les dangers du libéralisme aveugle

La libéralisation des échanges a permis une croissance mondiale sans précédent. Depuis l'ins- tauration en 1947 du Gatt, l'accord général sur les taxes et les échanges, les tarifs douaniers moyens ont diminué de plus de 90 % entre les pays indus- trialisés, les échanges ont été multipliés par quinze et la production mondiale par huit. Pour aller plus

104 , Cinq erreurs contre l'emploi loin, il faut s'attaquer aux barrières non tarifaires et aux pratiques protectionnistes de certains pays comme les États-Unis. Ces derniers entendent pourtant imposer l'ou- verture et la fin des aides gouvernementales pour les secteurs où ils sont leaders comme l'agricul- ture, l'industrie de l'image et les services. Pour le reste, ils n'hésitent pas à se protéger, par exemple pour l'acier européen, par des mesures antidum- ping unilatérales, ou par des pressions afin d'im- poser des accords d'autolimitation des exporta- tions. L'Europe a un déficit structurel avec les États- Unis. C'est pourtant ces derniers qui la menacent de rétorsions commerciales ! Si l'Europe était plus vertébrée, c'est elle qui devrait ramener son four- nisseur à la raison. Elle ne devrait pas baisser la garde sans exiger la réciprocité. Malheureusement, la philosophie très libérale de la Commission repose sur l'idée selon laquelle le jeu des méca- nismes du marché constitue la meilleure organisa- tion possible des échanges. Pour imaginer ce qui risque de se passer avec l'ouverture totale des marchés, il suffit de consi- dérer l'exemple de l'industrie textile qui est, selon la Commission ", « le domaine où l'intégration des marchés communautaires n'est pas loin d'être achevée ». On sait les drames qu'a connus cette industrie en Europe où 40 % des emplois ont été détruits en une décennie. Ce secteur a déjà reçu « l'onde de choc » provoquée par la levée des bar- .. rières non tarifaires. _ ." ' ' 105 Le grand mensonge

Les entreprises les moins compétitives devront donc s'adapter ou disparaître du marché comme des espèces, supplantées par d'autres. Dans ce monde darwinien les plus forts prendront la place des plus faibles. Certes, il est prévu d'accroître les fonds structurels pour panser les plaies les plus vives mais ne risque-t-on pas de transformer cer- taines régions en assistées de l'Europe ? Mais sur- tout, on prend le risque d'affaiblir l'Europe tout court, car pour la Commission « les entreprises étrangères seront bien placées pour saisir les chan- ces que leurs rivales européennes auraient laissé passer ». , Le rempart de la souveraineté des États doit s'opposer à l'extension sauvage du libre-échange dans les zones sensibles où l'on touche à l'identité culturelle et aux valeurs patrimoniales : l'agricul- ture et les biens et services culturels sont des enjeux vitaux pour les équilibres économiques et sociaux des pays. Sans compter que la simple logi- que des coûts comparatifs internationaux menace des pans entiers de nos secteurs industriels et pas seulement le textile. L'Europe ouverte ne doit pas signifier l'Europe offerte, il faut organiser le libre-échange et s'op- poser à la loi de la jungle où règne le plus fort. L'Europe tout entière devrait se mobiliser pour imposer à ses partenaires le principe de réciprocité dans l'ouverture mais aussi d'équité dans les conditions sociales de la concurrence. Il ne faut pas pour autant céder à la tentation protectionniste.

106 Cinq erreurs contre l'emploi

Non à la tentation protectionniste

La concurrence des pays à bas salaires fait cou- ler beaucoup d'encre ; elle doit cependant être rela- tivisée. Globalement l'Europe des quinze a un commerce extérieur équilibré avec le reste du monde. Les échanges représentent près du quart de sa production, et environ 70 % de ses importations et de ses exportations sont intra-communautaires. Les échanges avec les pays de l'Est et avec les nouveaux pays industriels d'Asie sont également équilibrés. De plus ils ne représentent chacun que 0,7 % du PIB. Il y a certes un déficit croissant vis-à-vis de l'Asie en développement mais il est de l'ordre de 0,3 % du PIB, soit l'équivalent d'un déficit structurel dont on ne parle guère : celui de l'Europe avec les États-Unis. Mais surtout, il y a le déficit structurel avec le Japon qui représente 0,6 % du PIB communau- taire. Sans oublier que le pays du Soleil-Levant est aussi excédentaire vis-à-vis de la Chine, et des États-Unis. Bref, il profite indirectement de nos déficits. Si quelque chose ne tourne pas rond dans les échanges internationaux, c'est du côté du Japon qu'il faut le chercher. Il y a naturellement les pra- tiques protectionnistes déguisées, et des stratégies redoutables de conquête des marchés internatio- naux. L'industrie automobile en sait quelque chose. Mais elle a su, pour un temps, relever le défi de la compétitivité, en perdant, il est vrai, 40 % à 50 % de ses emplois depuis dix ans. On aurait tort, cependant, de faire jouer aux industriels nippons le rôle de bouc émissaire. ° ' , ...... 107 Le grand mensonge

Après tout, Sony et Toyota fabriquent en France, de manière tout à fait compétitive, des produits destinés au marché français, alors que Thomson a cru bon de se délocaliser à Singapour. Inutile par conséquent de tomber dans la tenta- tion protectionniste en taxant les importations en provenance des pays à bas salaires. Laissons-les jouer de leur principal avantage comparatif et pro- fiter du libre-échange pour se développer comme nous l'avons fait. On ne peut pas accueillir Daewo à Longwy comme un sauveur et vouloir empêcher toute délocalisation. La France est l'un des pre- miers pays au monde pour l'accueil des investis- sements étrangers. Faut-il rappeler que les échanges de la France avec les pays en développement sont largement excédentaires pour les produits industriels ? La France a même un solde positif vis-à-vis de Hong Kong et des Philippines. Ce sont seulement les échanges bilatéraux de la France avec la Chine qui posent question. Exportons un peu plus de biens d'équipement et de produits de luxe vers ce pays et le tour sera joué : par exemple, c'est un nouveau marché très prometteur pour le cognac. Les protectionnistes déguisés en défenseurs de l'emploi ne désarment pas en entendant ces argu- ments. Qu'importe pour eux l'excédent financier, seul compte le déficit en emplois. Il est vrai que le contenu en emplois des importations en provenance des pays à bas salaires est certaine- ment plus élevé que celui de nos exportations. Il est vrai aussi que certaines activités comme le jouet sont particulièrement concernées. Certains affir-

108 Cinq erreurs contre l'emploi ment 200 000 seraient ainsi perdus ! que emplois 18 D'autres comme Béatrice Majnoni d'Intignano montrent qu'en 1995, le contenu en emplois de nos exportations équivalait à peu près à celui de nos importations alors que notre balance commer- ciale est excédentaire. En conséquence, notre commerce extérieur est créateur net d'emplois. Claude Vimont'9 estime pour l'année 1996 que 15 000 créations nettes d'emplois sont liées à notre commerce extérieur excédentaire. Le solde avec les pays émergents d'Asie est positif (+ 47 000) alors qu'avec l'Union Européenne, il est largement négatif (- 80 000), comme avec la Chine (- 6 000). Comprenons qu'en voulant sauver à tout prix ces emplois non qualifiés on finit par mettre progres- sivement sous tente à oxygène des pans entiers de notre industrie, comme on l'a fait naguère pour les chantiers navals (chaque bateau exporté étant financé à moitié par le contribuable). Plutôt que l'acharnement thérapeutique sur des moribonds condamnés par la spécialisation internationale, on ferait mieux d'accompagner le développement des entreprises en bonne santé, comme il y en a tant dans le domaine de l'agro-alimentaire et de l'hô- tellerie. Il serait dangereux de régler les échanges et la production sur le baromètre de l'emploi car les pays ont un avantage réciproque à l'échange même s'il est inégalement partagé. Grâce à l'échange, les pays s'enrichissent mutuellement ; en se fermant, ils s'appauvrissent et cessent de progresser. Son- geons à l'Albanie ! Sur le long terme, ce n'est pas un service que l'on rend à son pays en protégeant ' ' ' " :...... 109 Le grand mensonge ses entreprises. Comme au tennis, on progresse plus en jouant avec des partenaires mieux classés. Pour protéger nos industries et sauver temporai- rement des emplois, le consommateur est-il prêt à payer ses chemises deux à trois fois plus cher, et à baisser ainsi son pouvoir d'achat et son niveau de vie ? Certainement pas, il est seulement prêt à payer plus cher pour une meilleure qualité ou un autre service. Le véritable enjeu consiste à se spécialiser pour améliorer sa position dans les échanges. On peut ainsi importer de grandes quantités de biens de peu de valeur à fort contenu en travail non qualifié contre une faible quantité de biens de haute valeur ajoutée à fort contenu en intelligence et savoir- faire ajoutés. C'est ainsi que les Allemands, dont la balance extérieure était largement excédentaire avant la réunification et le redeviendra une fois celle-ci digérée, cumulent ces deux avantages rare- ment réunis : des revenus élevés et beaucoup de temps libre. Il faut donc cesser d'accuser les Nouveaux Pays Industrialisés. C'est aussi une question d'éthique. On ne peut pas demander aux pays moins déve- loppés d'accepter les lois de la concurrence quand elles nous sont favorables et refuser de les appli- quer quand elles nous posent un problème. Si l'on joue l'ouverture, il convient d'accepter d'importer ce que produisent les pays à faible coût de main- d'oeuvre, car c'est leur principal avantage compa- ratif. Naturellement, il y a des limites : le travail des enfants n'est pas acceptable. Mais le meilleur moyen pour faire évoluer leur situation et faire

110 , , Cinq erreurs contre l'emploi avancer leur contexte social, c'est précisément de leur permettre de s'ouvrir à la croissance des échanges. La même question se pose aujourd'hui pour les pays de l'Est. Le dogme du libre-échange ne doit pas se substituer à la dictature du communisme et il faut des garde-fous pour amortir le choc d'un libéralisme trop brutal. De plus, des pans entiers de nos économies sont directement menacés et pas seulement la pêche ou la sidérurgie, mais tous les secteurs concernés par la concurrence directe ou indirecte de la main-d'oeuvre souvent qualifiée de ces pays. Elle coûte beaucoup moins cher et frap- pera de toute façon à la porte. Enfin, les pressions migratoires de l'Est seront d'autant plus fortes que l'on imposera des restrictions aux échanges avec ces pays. Tel est le dilemme auquel sont confrontés les pays de l'Union européenne. Dans ce contexte que peut faire l'Europe ? Elle doit s'affirmer, d'abord face à elle-même puisque 70 % des échanges des pays européens sont des intra-échanges, mais aussi face aux États-Unis et au Japon, pays développés avec qui nos échanges sont structurellement déficitaires et qui pourtant nous imposent leur loi. , . : ." J /i . r iL -, ..' .. _ :. x ." , ::

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'. - 1111 Le grand mensonge

L'Europe à exposer, l'Europe à protéger

Les risques de fragmentation de l'Europe, c'est- à-dire de divergences dans la capacité de s'adapter à la globalisation économique, sont importants, en même le renforcement des temps que protection- ' nismes régionaux. Les vertus du libre-échange ne sont plus à démontrer. Toutes les tentatives de protection- nisme ont nui à la compétitivité et à la croissance à long terme. Si on choisit l'emploi comme priorité absolue au détriment de l'ouverture des échanges, cela risque d'entraîner une diminution du niveau de vie de la population et d'inciter les entreprises confrontées à la compétition internationale à se délocaliser plus qu'elles ne le feraient autrement. Les restructurations sont inévitables et souhai- tables. Elles peuvent, de manière temporaire, jus- tifier un protectionnisme d'adaptation dans les sec- teurs les plus exposés à la concurrence pour accompagner les reconversions. On peut aussi accepter la protection d'activités naissantes dans les domaines de haute technologie. Ce fut le cas dans l'aéronautique et l'électronique où les États- Unis disposaient d'une avance et de positions dominantes sur les marchés mondiaux. Mais cela n'a de sens que si ces protections sont limitées dans le temps et s'exercent, dans une stratégie cohérente, à l'échelle européenne. Trop souvent, elles perdurent dans un cadre national pour finale- ment nuire à l'industrie du pays qui pensait en bénéficier. La France a perdu beaucoup de temps et d'argent avec ses multiples « plans calcul » et ' 112 Cinq erreurs contre l'emploi ses « plans machines-outils ». Il ne suffit pas d'avoir un bon produit pour le vendre et, lorsque les produits ne sont pas les meilleurs, il est illusoire de persévérer. Il y a cependant un nombre limité de domaines qu'il convient de préserver partiellement mais durablement des conséquences du libre-échange intégral, ceux où l'identité du pays est en cause : défense, sécurité du territoire, culture, environne- ment et, bien sûr, agriculture. Remarquons que des pays très avancés comme le Japon, la Suisse, l'Autriche et la Norvège, pour ne citer que ceux-là, continuent à protéger leur agriculture en la sub- ventionnant à plus de 80 % tout en s'insérant par- faitement dans la spécialisation internationale. Faut-il pour autant pénaliser les consommateurs japonais en leur faisant payer un prix du riz dix fois plus élevé que le cours mondial ? Nous ne le pensons pas. Il faudrait plutôt accepter de rému- nérer la production non marchande de présence humaine et d'entretien de la nature des paysans. L'agriculture doit rester paysanne, c'est-à-dire à forte présence humaine, pour entretenir nos vastes espaces. Il est possible de profiter des vertus du libre- échange pour l'économie tout en échappant à ses vices pour la société. Faute de protéger ces sec- teurs porteurs de l'identité nationale et les biens patrimoniaux correspondants, on prend le risque de déstructurer la société en bouleversant les modes de vie et les relations sociales. Ce risque majeur nous concerne, mais menace d'abord les pays en développement.

- 113 Le grand mensonge

Tout cela a été remarquablement analysé par 20 Jimmy Goldsmith qui n'hésite pas à mettre en question les bienfaits du libre-échange sans contrôle à l'échelle mondiale : « principe sacré de la théorie économique, sorte de dogme moral, ce dernier est vicié irrémédiablement, [...] il appau- vrira et déstabilisera le monde industriel, tout en ravageant cruellement le tiers-monde ». Comment ne pas souscrire à ces propos quand on connaît la « bidonvillisation » des pays en déve- loppement, dont l'expansion pas toujours rapide se traduit, le plus souvent, par la multiplication des favellas, l'accélération de l'exode rural, et l'écla- tement des structures sociales traditionnelles au profit de la jungle urbaine, de la misère et de la pollution. Le tout dans un contexte d'exploitation effrénée des hommes et des ressources naturelles. Voilà autant de bombes à retardement pour les générations futures. Alors que faire ? Tout simplement reconnaître qu'il y a des secteurs protégés de la concurrence internationale essentiellement dans les services de proximité (ceux où, précisément, il faut être sur place) et des secteurs, en nombre limité, à pro- téger de l'uniformisation-destruction internatio- nale. Songeons à l'architecture : si l'on n'y prend garde, toutes les villes du monde finiront par se couler dans le même moule de béton, de verre et d'acier ! En perdant sa variété la planète Terre per- drait une grande partie de sa richesse. Au Japon comme en Allemagne, il y a une bipo- larisation de l'économie en deux secteurs : l'un performant, ouvert à la concurrence internationale

114 Cinq erreurs contre l'emploi _ et dominant à l'échelle mondiale car là où on est le meilleur, il n'est nul besoin de se protéger ; l'autre rigide et fermé par des barrières historiques faites d'habitudes, de comportements et de prati- ques corporatistes. Le maintien de ces habitudes ancestrales sert de terreau à la cohésion sociale. Qu'importent les rigidités internes, dans la mesure où la faible concurrence de certains services n'af- fecte pas la compétitivité externe des industries exportatrices. p

Le libéralisme ordonné

Libéral à l'extérieur pour laisser jouer les lois du marché, organisé à l'intérieur pour préserver les traditions nationales qui nourrissent le lien social, tel est le modèle de l'ordo-libéralisme qui prévaut notamment dans les pays d'Europe du Nord. Pour réussir l'insertion dans la modernité du marché mondial, il faut s'appuyer sur de fortes tra- ditions, car il n'y a pas d'arbre aux branches flo- rissantes sans de profondes racines. Pas de moder- nité sans tradition, pas de marché sans ordre : ces idées commencent à être largement reconnues au niveau européen où la démocratie politique impose des limites au libéralisme sauvage et des devoirs à l'intervention publique. C'est le fameux principe de subsidiarité, selon lequel le rôle de l'Etat doit être aussi limité que possible et aussi important que nécessaire. Cela veut dire que Bruxelles ne doit pas inter- venir dans les domaines où les États sont plus effi- " . ':<.. " . "" ' 115 Le grand mensonge caces, et ces derniers ne doivent le faire que si le fonctionnement naturel des lois du marché n'est pas conforme à l'intérêt général. C'est en jouant sur ce libéralisme ordonné que l'Allemagne a perdu, depuis 1980, beaucoup moins d'emplois industriels que la France. En Grande-Bretagne, où le libéralisme est plus sauvage, la chute des emplois industriels a été plus marquée. En revanche, la création d'emplois dans les services a été importante depuis 1993 dans ce pays. Mais c'est surtout aux États-Unis que ce type d'emplois a le plus progressé avec une augmenta- tion de plusieurs dizaines de millions. En France aussi la création d'emplois dans les services a fait plus que compenser les pertes d'em- plois industriels (mais, compte tenu de l'augmen- tation de la population active, cela n'a pas empê- ché le chômage d'augmenter). Malheureusement le tiers de ces créations sont dans les services non marchands. C'est bien ici que le fossé se creuse entre la France et ces pays partenaires. Chez nous, la part de l'emploi public dans l'emploi total est passée de 20 % en 1980 à 25 % en 1995 alors que dans le même temps, aux, États-Unis, en Allema- gne ou en Grande-Bretagne, elle a baissé pour devenir inférieure à 16 %. Du point de vue de l'emploi, le modèle libéral, d'ouverture sans pare-chocs sociaux internes, sem- ble donc plus performant. Il crée des emplois plus qu'il n'en détruit, mais nombre de ces emplois ne donnent pas des revenus suffisants pour vivre au- dessus du seuil de pauvreté.

116 . _ Cinq erreurs contre l'emploi

Du point de vue de l'équité de la redistribution et de la cohésion sociale, le capitalisme rhénan, ainsi qualifié par Michel Albert" pour l'opposer au capitalisme anglo-saxon, apparaît comme glo- balement meilleur. Historiquement, la France, mar- quée par le jacobinisme, devrait pencher pour le modèle rhénan, mais ce dernier s'accompagne aussi d'une forte tradition régionaliste et décen- tralisatrice. Dans l'Hexagone, la centralisation de l'écono- mie reste omniprésente et l'imbrication des pou- voirs politiques et économiques est plus vivace que jamais. C'est donc tout naturellement que la France fait bande à part avec une dynamique de créations d'emplois publics inégalée. Depuis les années 80, elle a créé plus d'un million d'emplois de ce type ! Réjouissons-nous de ces créations d'emplois publics dans l'éducation, la santé ou les collecti- vités territoriales ! C'est l'heureuse contrepartie des déficits publics et de la montée des prélève- ments obligatoires. Encore faudrait-il s'assurer que cette redistribution de la richesse ne produit pas que des emplois mais aussi les services de qualité dont la société a réellement besoin. Regrettons cependant l'insuffisante création d'emplois des services marchands, dont les gains de productivité ont été ces dernières années à peine inférieurs à ceux de l'industrie, alors qu'ils sont quasi nuls dans la plupart des autres pays. Où se trouvent ces emplois non créés dans les services marchands ? Certainement pas dans les banques ni les assurances où il subsiste d'impor- tants sureffectifs et où la concurrence impose des ' : . , .. ;: 117 Le grand mensonge gains de productivité et une meilleure qualité de services au grand bénéfice des consommateurs. On évoque souvent les emplois créés par les grandes surfaces de distribution pour avancer qu'ils ont largement compensé les pertes dues à la fermeture des petits commerces. Les dés sont pipés, car il ne faut pas raisonner toutes choses égales par ailleurs : pour un même chiffre d'affai- res la grande distribution occupe en moyenne qua- tre fois moins de personnes que le petit commerce. Elle aurait donc pu accompagner son formidable développement par de plus fortes créations d'em- plois. La réhabilitation des centres-villes, désertés par les petits commerces de bouche et de détail, a été souvent une réussite avec des espaces piétons pro- pices à une consommation de plaisir et de loisir (la mode, la lecture, la musique, le cinéma, le res- taurant) et c'est tant mieux. Mais combien de peti- tes villes de la taille des sous-préfectures comme Vendôme et et de gros bourgs comme Montoire et Montréjeau de nos provinces (pour ne citer que les départements qui me sont familiers : le Loir-et-Cher, les Hautes-Pyrénées et la Haute- Garonne) voient désespérément leur centre histo- rique se transformer en espace musée déserté au fur et à mesure que se ferment les unes après les autres les devantures des petits commerces tradi- tionnels ! Ce sont des milliers de lieux de mémoire vivants depuis le Moyen Âge qui meurent aujourd'hui sous nos yeux. C'est un peu de cette identité française décrite par Fernand Braudel qui s'efface en

118 Cinq erreurs contre l'emploi

silence : les quincailliers, les bouchers et les arti- sans de nos provinces disparaissent un peu plus chaque jour. Ces gens-là ne font pas de bruit et ne peuvent pas prendre leurs clients en otages, alors qui s'en soucie ? Il y a bien des secteurs patrimoniaux qui doivent être préservés car la loi du marché privilégie iné- vitablement le bénéfice à court terme au détriment des objectifs à long terme. C'est la raison pour laquelle ma conviction libérale est tempérée par le souhait d'un État assez fort pour imposer l'intérêt collectif quand il y a lieu. Bref, c'est une position de libéral-interventionniste que je défends. Cette position est aussi difficile à tenir que celle de l'équilibriste sur son fil, qui doit en permanence éviter les faux pas conduisant à protéger des acti- vités qui ne devraient pas l'être et à fragiliser ainsi la base arrière des entreprises situées en première ligne de front de la compétition internationale. En clair, je souhaite plus de marché et d'émulation par la concurrence là où les monopoles sont sclérosés. Les monopoles de services publics peuvent se jus- tifier mais à condition de rester efficaces et de ne pas abuser de leur position dominante pour impo- ser, comme dans le transport, des pratiques tarifai- res contraires à l'intérêt collectif. Pour les entreprises du secteur concurrentiel, la productivité n'est pas un choix mais une nécessité. Comme les sportifs de haut niveau, elles sont condamnées à la performance et à l'effort pour ne pas se laisser distancer par les champions mon- diaux. Depuis le début des années 80, nos grands ' ' _ ' ' , - .. ." 119 Le grand mensonge groupes industriels ont su faire face, mais cela n'a pas toujours suffi. Dans un contexte de marchés quasi saturés ou faiblement croissants, une telle course à la produc- tivité ne peut que réduire les emplois industriels. La productivité ne s'accompagnant plus de la croissance, faut-il la monnayer contre une réduc- tion drastique du temps de travail, comme le sug- gèrent les partisans de la semaine de 35 heures ? 1..;. ;; ..,., ..

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,.1 . .. Chapitre 7

La semaine des quatre jeudis

La productivité, c'est produire plus en travail- lant moins. La durée du travail a été ainsi réduite de moitié depuis un siècle et l'heure de travail de 1990 est vingt-cinq fois plus productive que celle de 183022. Si la tendance à la réduction du travail est séculaire, son évolution n'est pas uniforme dans le temps. Ainsi, la loi des 40 heures de 1936 n'a été véritablement appliquée qu'en 1982 et il y a même eu des retours en arrière : en avril 1939, la durée hebdomadaire du travail, dans la fonction publique, est revenue à 45 heures sans ajustement salarial. En 1982, le passage aux 39 heures, à salaire inchangé, n'a créé que quelques dizaines de mil- liers d'emplois. Certes, certaines simulations macro-économiques datant de 1998 montraient que, s'il y a une compensation partielle salariale (50 %), une baisse de la durée hebdomadaire à 35 heures, pourrait créer jusqu'à 800 000 emplois. Encore faudrait-il que les capacités de production soient pleinement utilisées. Une telle voie permet- trait au mieux de résoudre le problème de 10 % à 20 % des chômeurs. Ce n'est pas négligeable et ' " ' ' 121 Le grand mensonge cela permettra à la durée du travail de poursuivre sa baisse séculaire, interrompue brutalement en 1982 en raison de la stricte compensation salariale. Aujourd'hui, le contexte paraît avoir changé. Si l'on en croit les sondages, plus d'un Français sur deux serait prêt à accepter une baisse de revenu de 10 % contre du temps libre. Il est vrai que, de tou- tes les façons, cette baisse de revenu se serait pro- duite car si, comme probable, le chômage se main- tient à un niveau élevé, il faut bien faire payer, à ceux qui travaillent, le coût du non-travail. En bonne logique, ceux qui ont un emploi finissent par penser qu'il est préférable de compenser la perte de revenu disponible, en raison de l'augmen- tation des prélèvements obligatoires, par du temps libre. Curieusement, c'est la conclusion inverse qui semble émerger outre-Rhin où les sondages révè- lent que « deux tiers des Allemands estiment qu'il est indispensable d'allonger les horaires de travail pour sortir de la crise ». Il est vrai que, chez notre principal partenaire économique, la durée annuelle du travail dans l'industrie manufacturière est plus faible que chez nous. Si l'on considère la durée annuelle moyenne du travail, tous secteurs confondus, les écarts entre pays développés sont très importants. Les États- Unis sont en tête avec 2 000 heures. Les Pays-Bas se distinguent avec une durée annuelle moyenne voisine de 1 400 heures ; avec 1 700 heures envi- ron, la France est dans la moyenne. Cette perfor- mance des Néerlandais s'explique essentiellement par l'importance du travail à temps partiel, qui

122 Cinq erreurs contre l'emploi concerne près de 30 % des actifs contre seulement 17 % en France.

La galère inégale

Les profondes inégalités qui subsistent entre les travailleurs d'un secteur d'activité à l'autre font partie des traditions les plus archaïques et les plus fortes de la France. En effet, les employés des hôtels, cafés et restaurants, ainsi que les chauffeurs routiers travaillent en moyenne une centaine d'heu- res par an de plus que les ouvriers de l'industrie. À l'inverse, les ouvriers de l'électricité et du gaz ainsi que les employés des assurances effectuent presque une centaine d'heures de moins que leurs collègues de l'industrie. En d'autres termes, tout se passe comme si un serveur de restaurant travail- lait au moins cinq semaines de plus par an qu'un employé d'assurances. L'écart réel est sans doute plus élevé puisque dans l'hôtellerie les horaires officiels sont bien inférieurs aux pratiques : les pro- fessionnels savent bien que les journées de 15 à 17 heures sont fréquentes en saison ! Ces inégalités sont d'autant plus choquantes que la hiérarchie des rémunérations et des avantages est souvent inversement proportionnelle à l'effort fourni. On retrouve ainsi la France qui rame moins bien lotie que celle qui brame, sans compter les inégalités devant la mort. Ce sont les cadres et les enseignants qui commencent à travailler le plus tard et qui vivent le plus longtemps : à 35 ans,

- - 123 Le grand mensonge l'espérance de vie d'un professeur est supérieure de 9 ans à celle d'un manoeuvre. Les comparaisons internationales montrent aussi que c'est en France que le partage du travail entre générations est le plus mal réparti. Le taux d'acti- vité des hommes de 55 à 64 ans est l'un des plus faibles de tous les pays développés, tout simple- ment parce que dans notre pays, plus qu'ailleurs, on a exclu les jeunes et les anciens du marché du travail. En France toujours, le travail à temps partiel est insuffisamment développé. Il pèse une fois et demie moins que dans les pays scandinaves ou qu'en Grande-Bretagne. Il concerne une femme sur quatre, et seulement un homme sur vingt. On est encore loin du chiffre d'une femme sur deux tra- vaillant à temps partiel aux Pays-Bas. C'est toute l'Europe qui ferait bien de s'inspirer de l'école fla- mande du partage du travail. La durée hebdoma- daire moyenne n'est plus que de 33 heures aux Pays-Bas ; le nombre de personnes employées a augmenté de 30 % en dix ans, en raison d'une poli- tique très volontariste : les nouveaux postes dans la fonction publique sont tous à temps partiel. Comme l'a relevé Henri Gibier 23,il y a donc bien « un partage du travail à la française : plus de chômeurs, moins d'emplois et peu de temps par- tiel ».

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124 Cinq erreurs contre l'emploi

Temps de travail : les dangers de l'arithmétique

Comment ne pas être séduit par l'incontestable générosité des promoteurs d'une réduction impor- tante du temps de travail qui permettrait à la fois de résoudre le problème du chômage et à chacun de vivre mieux ? Comment ne pas être troublé par la force des démonstrations arithmétiques de Pierre Larrouturou avec sa semaine de quatre jours ? Ou encore de Michel Rocard avec sa baisse massive des charges sociales jusqu'à 32 heures par semaine et de fortes pénalités au-delà afin d'inciter les patrons à embaucher ? C'est ainsi que l'idée d'un saut dans la réduction du temps de travail a fait son chemin et que de plus en plus d'hommes poli- tiques ont été séduits. Essayons toujours, se disent- ils ! Hélas ! Le remède risque fort d'être pire que le mal. L'arithmétique n'est pas en cause. Les calculs sont justes et l'on peut d'ailleurs les multiplier à l'infini, car il y a mille et une manières de dépen- ser plus intelligemment les quelque 400 mil- liards de francs de la facture directe ou indirecte du chômage. On pourrait ainsi à raison de 110 000 francs annuels (le coût du Smic, charges comprises), et toujours sur le papier, financer plus de trois millions d'emplois. Autre suggestion régu- lièrement avancée : instaurer l'année sabbatique tous les sept ans, on libérerait progressivement 15 % des emplois et le tour serait joué ! Enfin, on remarquera que, si les propositions de création d'emplois sur la base d'une réduction du temps de ' ... ' . , .. . , 125 Le grand mensonge travail ont fait l'objet d'expérimentations intéres- santes (on cite régulièrement le cas des brioches Pasquier), elles ne font pas école et ont même été remises en cause comme dans la métallurgie alle- mande. La loi de Robien malgré des avantages financiers très importants n'a finalement concerné que 1 000 entreprises pour moins de 35 000 em- plois sauvés ou créés. On aurait bien aimé voir Pierre Larrouturou commencer par convaincre ses propres patrons de la société Andersen Consulting (où la durée effective de travail des consultants est plus proche de 60 heures que de 39 heures) d'appli- quer ses idées en interne ! Qu'attendent ces parle- mentaires, souvent maires ou présidents de conseil général, qui militent ardemment pour le partage du travail des autres, pour donner l'exemple en renon- çant, sans attendre une loi, au cumul des mandats ? Que n'y a-t-on pensé plus tôt ? Le mythe de la grande avancée de 1936 est bien vivant ! Mais on oublie que l'instauration des 40 heures a entraîné une baisse de 20 % de la production et qu'il a fallu revenir en arrière quelques mois plus tard. Les cal- culs économiques de coin de table sur la réduction du temps de travail sont aussi généreux qu'il- lusoires !

126 Cinq erreurs contre l'emploi

Non au partage du travail, oui au partage des risques

Il n'y a que deux cas où le partage du travail nous paraît justifié : - dans les entreprises confrontées à un marché porteur, la réduction du temps de travail peut être négociée, dans un contexte gagnant-gagnant, pour améliorer la productivité globale grâce à une meil- leure utilisation des équipements. On peut, dans ce cas, créer de vrais emplois nouveaux (cinquième équipe) mais à condition que ce dispositif reste réversible en cas de retournement de la conjonc- ture ; - dans les entreprises en difficulté où, plutôt que licencier 20 % des effectifs, on réduit le temps de travail avec répercussion partielle sur les salaires. Dans ce cas, il s'agit moins de partager le travail que de partager les risques. Cette pratique est jusqu'à présent peu répandue en France où les syn- dicats préfèrent défendre les acquis des travailleurs qui restent en place, quitte à en sacrifier un grand nombre. Ces deux cas concernent essentiellement le tra- vail posté dans les grandes entreprises industriel- les, c'est-à-dire une fraction de plus en plus faible de l'emploi total (sans doute inférieure à 15 %). C'est la raison pour laquelle j'étais favorable à la loi de Robien dans ses aspects « défensifs » à condition qu'elle reste limitée au secteur concur- rentiel. Il est normal que la collectivité apporte son appui aux travailleurs des entreprises en difficulté qui acceptent de partager les risques. C'est socia- ' " . 127 Le grand mensonge lement plus efficace de maintenir les gens en acti- vité, et économiquement moins coûteux, que d'in- demniser les chômeurs. En revanche, je suis très réservé sur les aspects dits « offensifs » de la loi sur les trente-cinq heures qui permettent à des entreprises, en bonne santé, de réduire significativement leurs charges salaria- les, aux frais du contribuable, en contrepartie d'embauches qu'elles auraient pu financer par elles-mêmes. Qu'on le veuille ou non, il y a dans ce dispositif de multiples effets pervers. L'entre- prise s'engage durant la période intermédiaire 1998-2000 à recruter immédiatement lors de la mise en place des 35 heures 6 % de personnel sup- plémentaire pour une réduction du temps de travail de 10 % et ce sans présager de l'évolution de ses effectifs à venir alors que l'aide porte sur cinq années. Après l'an 2000, une aide devrait s'appli- quer à tous pendant une certaine période. Nombre d'entreprises ne manqueront pas de profiter de l'effet d'aubaine dont le coût pour la collectivité devrait rapidement s'avérer insupportable. On avance le chiffre de plusieurs dizaines de milliards de francs pour la loi Aubry pour quelques dizaines de milliers d'emplois supplémentaires. Déjà la loi de Robien aura coûté 3,5 milliards de francs entre 1997 et 1998 pour moins de 35 000 emplois sauvés ou créés ! On aurait pu faire aussi bien tout sim- plement en créant des emplois ex nihilo ! On devrait toujours se souvenir qu'avec 10 milliards de francs, on peut financer l'équivalent de 100 000 emplois pendant un an payés au Smic charges comprises ! En outre, on peut se demander

128 ' Cinq erreurs contre l'emploi s'il est légitime de donner autant d'avantages (tra- vailler moins pour être payé autant) aux travail- leurs qui bénéficient déjà d'un emploi dans une entreprise dynamique. Les inégalités de statut entre travailleurs vont s'en trouver renforcées ! Quitte à subventionner la réduction du temps de travail, il faudrait plutôt commencer par améliorer le sort de ceux qui travaillent plus de cinquante heures par semaine ! Les syndicats voudraient instaurer les 35 heures payées 39 heures dans l'administration. Cela veut-il dire qu'il va falloir embaucher pour main- tenir le service public ? L'application des 35 heu- res aux personnels du service public qui travaillent actuellement 39 heures par semaine (soit seule- ment 60 % du total) emtraînerait la création de 150 000 emplois. Mais alors comment financer ces emplois sans aggraver les déficits publics ? Qui va payer ? Sinon ceux qui ne vivent que du fruit de leur travail individuel et devront ramer encore un peu plus sans contrepartie ? D'autres syndicats sont hésitants : ils ont pu constater qu'en pratique dans certains services hospitaliers on travaille déjà moins de 35 heures effectives et que les employés réclament de passer à moins de 32 effectives pour 35 officielles ! Le tout payé 39 heures naturelle- ment ! L'égoïsme des corporatismes est sans doute sans limites : toujours plus pour ceux qui ont déjà ! Et tant pis pour les jeunes et les chômeurs qui sont à la porte ! C'est bien le paradoxe : en protégeant trop l'emploi, on tue le travail. Au-delà des effets pervers bien connus des 35 heures comme l'inci- tation au travail au noir, d'autres le sont beaucoup . ÷ . 129 Le grand mensonge

moins, comme les inégalités de traitement entre générations : les nouveaux embauchés risquent d'être payés sur la base de 35 heures et non sur 39 heures comme les anciens. En augmentant les contraintes qui pèsent sur l'emploi salarié, on incite les employeurs à automatiser et à sous-traiter plus qu'ils ne le feraient autrement. Conscients des rigidités qu'entraînerait toute décision générale, certains avancent l'idée du tra- vail à la carte individuelle, annuelle, tout au long de la vie. Soit ! Ils redécouvrent ainsi le temps par- tiel et l'annualisation du temps de travail. C'est autant de dispositifs alliant souplesse et liberté dont les avantages et les risques doivent bien être par- tagés entre l'entreprise et les individus. Mais aujourd'hui, on a préféré une baisse générale et massive au choix individuel en supprimant l'allè- gement de charges dont bénéficiait le temps partiel. Tout cela montre bien que le modèle de l'emploi unique salarié et à plein temps a vécu : la France a perdu 3 millions d'emplois de ce type depuis dix ans. Le développement du temps partiel (17 % des actifs en 1998 contre 12 % en 1992), c'est aussi la porte ouverte à la pluriactivité. Heureusement, la réduction du temps de travail, comme tout défi, aura aussi des effets vertueux bien réels en forçant à remettre à plat les organi- sations et à repenser les comportements. On est ainsi en train de débloquer le dialogue social dans les branches et les entreprises et de lever certains tabous comme le travail excessif des cadres victi- mes de leurs dirigeants drogués de travail. Mais, pour les entreprises les plus exposées à la compé-

130 Cinq erreurs contre l'emploi tition internationale cette nouvelle contrainte paraît difficilement surmontable. Pour l'État, l'équation risque d'être insoluble : comment fera-t-il pour appliquer aux administrations les 35 heures payées 39 heures ? Cela veut-il dire qu'il faudrait embau- cher pour maintenir le service public ? Mais alors comment financer ces emplois sans aggraver les déficits publics ? Finalement, je suis résolument opposé à toute mesure uniforme et centralisée. Voici six bonnes raisons pour rejeter ces dangereuses illusions : 1) La société ne fonctionne pas comme une chaudière dont il suffirait de régler les manettes centralisées. La liberté des comportements indivi- duels et la variété des situations professionnelles interdisent toute vision mécaniste de la société. Chaque individu, chaque foyer réagit de manière autonome aux impulsions centrales pour s'y adap- ter, les intégrer et les contourner si nécessaire. 2) La réduction du temps de travail n'est pas neutre sur la quantité de travail offerte et deman- dée. En effet, elle détruit des emplois car elle pousse les entrepreneurs à réaliser les gains de pro- ductivité latents, et elle augmente le chômage en incitant de nouvelles catégories de population à se présenter sur le marché du travail. D'ailleurs, le lien entre temps de travail et taux de chômage n'est peut-être pas dans le sens supposé par certains : aux États-Unis, en Suisse et au Japon, les durées du travail sont beaucoup plus élevées qu'en France et en Belgique et les taux de chômage y sont beau- coup plus faibles. " ;...., ' '" ' :.;... - . , - : ; , y, .. 1311 Le grand mensonge

3) La semaine des quatre jeudis renvoie à une vision uniforme et malthusienne du marché du tra- vail et risque d'engendrer de multiples effets per- vers comme le travail au noir. Certaines profes- sions ne travaillent que 30 heures par semaine (policiers, conducteurs de la SNCF, pompiers, etc.), et la pluriactivité y est plus fréquente qu'ail- leurs. Comment empêcher quelqu'un de travailler cinq ou six jours par semaine s'il le souhaite et si ses talents sont recherchés ? Comment ne pas l'inciter à faire au noir ce qu'il ferait autrement au grand jour ? 4) Les deux tiers des emplois existants et les trois quarts du flux annuel des emplois qui se créent sont dans les services et dans les PME. Dans la plupart des activités de service, les individus ne sont plus attachés à une machine et leur production est plus évaluée au résultat qu'aux heures de pré- sence. Dans ces activités de commerce et de service, il y a déjà beaucoup d'heures supplémen- taires, payées, ou non. Certes, les heures supplé- mentaires payées représentent l'équivalent de plu- sieurs centaines de milliers d'emplois, mais, en les pénalisant trop fortement, on inciterait moins à l'embauche qu'à la réduction d'activités ou aux « arrangements » à l'amiable. De même, parions que bien des employeurs proposeront des contrats de travail de 35 heures « officielles », afin de limi- ter au maximum les charges, mais payées l'équi- valent de 39 heures (il suffit de changer le taux horaire) et ce d'autant plus aisément que chacun y trouvera son compte, sauf la collectivité !

132 Cinq erreurs contre l'emploi

5) La réduction du temps de travail pose aussi une question nouvelle : celle de la charge ressentie au travail. Ceux qui devront faire en 35 heures ce qu'ils faisaient en 39 heures ne risquent-ils pas de voir leur stress augmenter ? Certains syndicats comme la CFDT s'interrogent. En effet, chez nos partenaires européens on rêve de plus en plus sou- vent de travailleurs prenant tout leur temps pour faire la même chose et mieux encore. Ils sont déjà qualifiés de « slobbies » pour « slower but better working people ». Ce qui compte c'est moins le temps de travail effectué que la charge ressentie durant celui-ci. 6) Avec le tournant de 2005, la question de la réduction du temps de travail ne se posera plus en raison de la conjonction du vieillissement et du baby-krach. En 1939, la montée des tensions inter- nationales imposa d'abandonner les 40 heures de 1936 pour revenir à 45 heures, y compris dans l'administration. Cette fois, la rupture annoncée n'est plus la guerre, mais le retournement de la pyramide démographique en toupie ! Parions que le débat sera bientôt, en France, comme il l'est déjà à l'étranger, à l'heure du report de l'âge de la retraite et à l'augmentation de la durée du travail. Il est incohérent de prôner aujour- d'hui la semaine des quatre jeudis et d'avoir, ces dernières années, décidé d'augmenter le nombre d'années de travail nécessaires pour bénéficier pleinement de la retraite. Il n'y a pas d'heure ni d'âge pour la création. Cessons donc de mettre les retraités à la casse économique et sociale.

.. . - 133 Le grand mensonge

Ne bridons pas la création de richesses. En éco- nomie ouverte, il faut, au contraire, tout faire pour la stimuler et permettre, à tous ceux qui le souhai- tent et le peuvent, de participer à la production de valeur ajoutée et d'utilité sociale. L'homme ne veut pas moins travailler, il veut s'activer différemment. Au lieu de se résigner aux frileuses formules de partage du gâteau de l'emploi, ne conviendrait-il pas plutôt d'augmenter ce dernier ? C'est l'activité qui crée l'emploi, après 2005, il faudra donc tra- vailler plus et travailler tous !

Ne bridons pas la création de richesses

Arrêtons une bonne fois pour toutes de chercher des solutions-papier au chômage. Ces solutions conçues de manière centralisée sont dangereuses car elles impliquent un retour à une économie plus administrée, cherchant à tout régler d'en haut. Il n'y a pas de solution globale au problème général du chômage, comme pourrait le laisser croire l'arithmétique du partage du travail et des revenus. On a tout essayé pour l'emploi vu d'en haut, sauf de poser les questions qui dérangent : sur les fina- lités de la croissance (pour quoi faire ? avec quel- les perspectives ?), sur le coût du travail (trop élevé avec les charges) et l'incitation à travailler (trop faible avec les revenus sans contrepartie). Il reste à lever ces tabous et à libérer les initiatives locales. Appelons Alfred Sauvy à la rescousse pour nous souvenir qu'historiquement la machine ne crée pas

134 . Cinq erreurs contre l'emploi le chômage et que, selon « le mécanisme du déver- sement », les gains de productivité apportent des richesses qui permettent d'exprimer et de satisfaire de nouveaux besoins qui sont par définition « sans bornes et extensibles ». Plutôt que de partager frileusement le gâteau de l'emploi, il conviendrait de l'augmenter en travail- lant plus et mieux, car c'est l'activité et par consé- quent le travail qui crée l'emploi. Il ne faut pas moins travailler, mais encourager l'effort et l'ini- tiative pour le développement d'activités nouvel- les. Heureusement, certains retraités s'activent, comme Jean-Pierre Charvoz qui, en développant « Cannes Aquaculture », a créé quinze emplois, qui autrement n'auraient jamais vu le jour ! Cessons donc de mettre les retraités à la casse économique et sociale. D'autant qu'en raison de la conjonction du vieillissement et du baby-krach le débat sera bientôt, en France, comme c'est déjà le cas à l'étranger, sur le report de l'âge de la retraite et à l'augmentation de la durée du travail dans cer- taines périodes de la vie. Pour rester compétitifs et financer la protection sociale dans une économie mondialisée, il faudra certainement mobiliser encore plus d'intelligence et le plus longtemps possible ! L'homme ne veut pas moins travailler, il veut s'activer différemment. Bref, il ne faut pas empê- cher la création de richesses matérielles et imma- térielles mais plutôt permettre son élargissement perpétuel. Dans l'exercice de ses talents, quels qu'ils soient, chacun doit être traité comme, un

. " 135 Le grand mensonge artiste : il n'y a pas d'heure ni d'âge pour la musi- que ou la peinture. C'est l'abondance qu'il faut entretenir et parta- ger autrement. Le temps de travail n'est pas une donnée figée, l'offre et la demande de travail varient en fonction du prix offert et demandé. Pas- sons de la frilosité du partage du travail à la confiance dans les vertus du partage de la flexibi- lité et des risques. Plutôt que la semaine des quatre jeudis, prônons l'expérimentation décentralisée par des mesures réversibles et différenciées en fonc- tion des aspirations individuelles. « L'enquête générale sur les besoins est systé- matiquement refusée ; elle fait si peur », relevait Alfred Sauvy. Peut-être craint-on de découvrir qu'il y a des produits et services dont on n'a pas vraiment besoin, pour lesquels on dépense beau- coup d'argent public, sous la pression des lobbies industriels et technologiques, sans que leur urgence ou même leur utilité ait été prouvée ? En effet, de multiples besoins fondamentaux ne sont pas ou ne sont plus satisfaits. Je songe natu- rellement aux nouveaux pauvres et aux sans-abri, mais aussi à tous ceux qui manquent tout simple- ment d'espace pour vivre, ou de temps pour com- muniquer avec leurs proches. Je songe à tous ceux qui perdent leur vie à la gagner et notamment à toutes ces femmes qui font deux journées en une et réveillent leurs enfants pour les conduire chez une nourrice dans le froid du matin. Je songe à ces vieillards qui se désespèrent dans la solitude, oubliés par la famille, et le fait de leur offrir une télé câblée ne changera rien à leur misère. Je songe

136 Cinq erreurs contre l'emploi

à ces régions de la France profonde où il fait si bon vivre et qui pourtant se dépeuplent faute de véritable politique d'aménagement du territoire. Alors que les villes se gonflent de banlieues hors- la-loi où le mal-être généralisé prépare de nouvel- les explosions de violence. Les vrais problèmes de demain sont là et nulle part ailleurs.

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` - , . Troisième partie

- SEPT TABOUS DE L'EMPLOI

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L'arbre cache la forêt. Pendant que l'on débat à satiété de faux problèmes comme la semaine de quatre jeudis, on oublie de se poser les vraies ques- tions sur le coût du travail non qualifié, sur le chô- mage de longue durée, sur le taux de chômage des jeunes, sur celui des femmes - un tiers plus élevé que celui des hommes -, sur le chômage des immi- grés - près de deux fois plus élevé que celui des Français. Ce qui pose à nouveau le problème sen- sible du coût du travail non qualifié. Chacune de ces questions appelle des réponses formulées depuis longtemps mais que le corps social et poli- tique n'est pas encore prêt à entendre. Commen- çons par le plus difficile, le tabou sur le coût du travail. Nous sommes conscients de prendre un risque et il est en effet des sujets, comme le Smic, sur lesquels il est difficile de s'exprimer librement sans prendre le risque d'être catalogué, au nom de l'humanisme social, comme un « affreux libéral réactionnaire ». Condamnation généralement sans appel pour tous ceux qui, ayant peur d'entendre, se gardent bien d'écouter, et ne liront ces lignes ' .. .. 141 Le grand mensonge que pour mieux les caricaturer et les diaboliser. Pourtant, les faits sont têtus : si la terre est bleue, il ne sert à rien de déclarer qu'elle devrait être verte. L'autocensure étant la pire des censures, je vais essayer de dire tout haut ce que beaucoup pen- sent tout bas. ÷ .. =...... ,';. = _ : 8 .. Chapitre ::",..:-'}'''; _ '.. . . Le coût du travail, Y;'.. ., une barrière à l'emploi . J _.. r..,

L'homme n'est pas une marchandise, mais mal- heureusement le marché du travail fonctionne comme n'importe quel autre marché : ce qui est rare est cher, ce qui est abondant est bon marché ! La baisse des prix suscite la demande. On peut le regretter, mais il serait coupable de l'ignorer. Regardons la réalité en face : pour une croissance donnée de l'activité, la création d'emplois dépend du coût du travail et de l'incitation à travailler. La flexibilité sauvage qui règne aux États-Unis témoigne de cette réalité : il y a, en proportion, six fois moins de chômeurs de longue durée qu'en France, mais certains travaillent dur pour vivre en dessous du seuil de pauvreté. En France, on se refuse à lever le tabou du Smic et à dénoncer le scandale du RMI (tel qu'il fonctionne), on préfère acheter le silence des chômeurs en les indemnisant pour maintenir les acquis des travailleurs en place. Il faut revenir aux sources de la finalité des entreprises. Les entreprises ne sont pas là pour créer des emplois mais de la valeur ajoutée et de la richesse compétitive. La compétitivité intema-

.. : w 143 Le grand mensonge tionale impose de plus en plus de rémunérer les facteurs de production à leur valeur internationale. La création d'emplois dépend de la croissance éco- nomique mais aussi du coût du travail : plus celui-ci est faible, plus les employeurs embau- chent ; plus il est élevé, plus les entreprises auto- matisent ou se délocalisent. C'est en ce sens que le salaire minimum peut constituer une barrière à l'emploi des travailleurs les moins qualifiés dont la planète surabonde. On objectera qu'il y a 30 ans le Smic existait déjà et que le chômage était quasi nul ! Précisément si le Smic était resté le Smig de l'époque et avait seulement augmenté en fonction du coût de la vie, sans les fameux « coups de pouce », il se- rait aujourd'hui au niveau du RMI (environ 2 400 francs). Naturellement, ce revenu est insuf- fisant pour vivre décemment dans une société d'abondance où le PIB a augmenté depuis 1975 de 75 % en termes réels tandis que le chômage qua- druplait. Il y a plus de deux millions de personnes rému- nérées juste au niveau légal, soit plus de 10 % de l'ensemble des salariés. Dans certains secteurs comme le textile ou la chaussure, la proportion de smicards est proche de 20 %. C'est bien la preuve que, si le Smic n'existait pas, certains travailleurs seraient payés moins, et que, du même coup, cer- tains ne sont pas embauchés parce qu'ils coûtent « trop cher ». Ajoutons que l'existence même d'un salaire minimum et de revenus de transferts sociaux à gui- chets ouverts ne fait qu'augmenter l'attractivité de

144 ' .. Sept tabous de l'emploi notre pays et ne peut que renforcer la pression migratoire en provenance de pays où les conditions de vie sont bien moins favorables. Les Français ne sont plus des enfants, il faut leur dire la vérité sur le coût du travail. Dans une éco- nomie ouverte, le coût complet du salaire mini- mum (environ 9 000 francs pour le Smic avec les charges) est un obstacle à l'emploi des travailleurs non qualifiés. À droite comme à gauche on recon- naît qu'il faut baisser les charges qui pénalisent l'emploi. Mais, en raison de sa valeur symbolique pour les syndicats et l'opinion, personne n'ose dire qu'il faut supprimer le Smic. On ne cesse pourtant de le contourner : 40 % des jeunes entrent sur le marché du travail à des conditions de rémunération et d'exonération de inférieures à celles du " charges Smic ! " ' Comme me l'a confié Jacques Lesourne lors d'un entretien sur les causes spécifiques du chô- mage français : « La France est une société héritée du christianisme et du marxisme : le premier défend le plein emploi et le juste salaire, ce qui est contradictoire ; quant au marxisme, le salaire, pour lui, ne traduit pas les raretés relatives, mais peut être fixé à n'importe quel niveau car il résulte des rapports de force. Face à cela, on conçoit que la société française ne veuille pas entendre parler du lien entre le coût du travail et l'emploi. C'est un lien qu'elle n'a jamais accepté, le considérant comme "immoral". » On s'évertue donc à contourner la barrière du Smic par de multiples procédures d'exonération de

' .. .. ' , ... , 145 Le grand mensonge charges : contrats d'orientation, d'adaptation, de qualification, etc. Ainsi, le contrat initiative-emploi (CIE) est une excellente idée pour s'attaquer au chômage de lon- gue durée - plus de 400 000 contrats ont été conclus - même s'il ne suffit pas à le résorber. L'incitation pour les entreprises n'est pas négligea- ble puisque, pour l'employeur, le coût réel d'un CIE n'est que de 5 200 francs au lieu de 9 000 francs, soit une économie de près de 4 000 francs. Décidément, c'est bien le coût du travail qui fait obstacle à l'emploi des moins qualifiés, ceux dont la compétence est abondante (le CIE ne garantit pas la pérennité de l'emploi puisqu'il s'applique aussi aux CDD d'une durée de deux ans). Le coût de l'embauche est aussi un obstacle à l'emploi des jeunes diplômés sans expérience pro- fessionnelle. Pour une qualification donnée, le prix du travail dépend de la rareté relative de la com- pétence en question. On peut donc avoir des indi- vidus très bien formés et en principe « qualifiés » au chômage ou contraints d'accepter des rémuné- rations faibles. Nous avons depuis longtemps proposé d'instau- rer des bourses d'insertion professionnelle (équi- valentes par exemple à la rémunération d'un apprenti) qui permettraient aux jeunes diplômés de compléter leur formation par l'année d'expérience qui leur manque généralement pour entrer aisé- ment sur le marché du travail. Naturellement, il y a toujours le risque de voir certains employeurs peu scrupuleux tentés par l'effet d'aubaine entraî- nant par le bas les rémunérations. Le CIP (contrat

146 Sept tabous de l'emploi initiative professionnelle) a été rejeté car perçu comme sous-Smic par les jeunes diplômés alors que par ailleurs personne n'est choqué de voir un apprenti qui a tout à apprendre de l'entreprise rémunéré dans ces conditions. Heureusement, si la France d'en haut est bloquée sur ce point, celle d'en bas prend des initiatives. Ainsi, la région Poi- tou-Charentes a créé des passerelles pour l'emploi pour les jeunes diplômés et la région Bretagne des chèques-insertions, autant de CIP sous un autre nom. Le patronat avait sans succès proposé des stages diplômants. Espérons que la proposition de Claude Allègre, d'instaurer une année supplémen- taire de stage en entreprise avant le diplôme (dans le cadre de la réforme des études supérieures en 3, 5 et 8 ans) aboutisse. S'il y parvient, au nom de l'harmonisation européenne, il aura ainsi réussi à faire passer un équivalent CIP non rémunéré mais avant le diplôme ! Mais tout cela ne suffira pas à libérer l'initiative, car la création d'emplois ne dépend pas seulement du coût du travail mais aussi de l'incitation à tra- vailler. En France, le marché libre du travail est beaucoup trop restreint. Il y a, en proportion, moins d'emplois marchands que chez nos voisins et plus d'emplois publics ou assimilés. Il faut élargir le marché du travail et permettre aux mécanismes régulateurs de fonctionner et notamment au sys- tème de prix qui assure l'équilibre entre l'offre et la demande du facteur travail. Faute de lever le tabou du Smic, on laisse se développer le scandale du RMI. Faute de recon- naître que certains coûtent trop cher pour être . . .' : ,: 147 Le grand mensonge embauchés, on préfère leur donner un revenu sans contrepartie de travail. Plutôt que de replâtrer un système tordu, pourquoi ne pas le réformer en pro- fondeur ? Pourquoi ne pas remplacer le salaire minimum par l'impôt négatif et le revenu mini- mum ? Il faudrait pour cela réviser l'ensemble du système des prélèvements obligatoires, par exem- ple en fondant l'impôt sur le revenu dans une CSG étendue. En passant du salaire minimum au revenu mini- mum, sous condition d'activité, on éviterait bien des détours et des gymnastiques réglementaires qui brident la création d'emplois.

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.... ;».. ,<....= , .. :.; :. t i Chapitre 9

L'incitation à ne pas travailler ","o..--..... ,

On achète le silence des chômeurs en détruisant leur dignité. Le RMI tel qu'il fonctionne aujour- d'hui constitue trop souvent une véritable incita- tion à la paresse ou à la fraude. Le RMI concerne un million de Français et coûte plus de 20 milliards de francs à la collectivité. La majorité des allocataires a moins de 35 ans et n'a pas d'enfant. Même si plus de la moitié d'entre eux s'en sortent en moins de deux ans, il semble que près du quart des bénéficiaires, en grande dif- ficulté sociale, soient installés dans un RMI de lon- gue durée. Faute d'un traitement actif du chômage, tout se passe comme si la société, se sentant coupable vis- à-vis des chômeurs, se comportait de manière irres- ponsable : un couple de RMistes avec deux enfants a, « tous comptes faits » avec l'aide personnalisée au logement, l'exonération de taxes d'habitation, l'aide sociale, etc., un revenu disponible plus élevé qu'un smicard dans la même situation familiale. Il faut vraiment avoir envie de se lever le matin et d'avoir un patron sur le dos pour aller travailler ! On connaît aussi le cas de ces artisans RMistes

:. 149 Le grand mensonge gagnant deux à trois fois mieux leur vie au noir qu'en profession libérale ! Nous avons pu observer ce phénomène dans la région Centre et la région Poitou-Charentes. Nul doute qu'il est aussi répandu ailleurs. On objectera qu'il s'agit d'un cas limité à quelques dizaines ou centaines d'indivi- dus. Il n'empêche que la fraude au RMI même 25 limitée à 10 % du total des bénéficiaires a un effet démoralisant et choquant pour la masse de ceux (artisans, salariés) qui, respectant la légalité, ont l'impression d'être les dindons de la farce. Notre société marche vraiment sur la tête ! Dans la mesure du possible, il ne devrait pas y avoir de revenu, ou d'indemnisation, sans contrepartie d'activité ou d'insertion. C'est une question de dignité pour les individus et d'efficacité pour la société. L'indemnisation passive du chômage est nuisible, comme l'a compris le Premier ministre britannique, Tony Blair. Bernard Gérard, préfet de la région Centre remarque que : « l'écart entre le soutien au chômage et le revenu d'un bas salaire n'est pas incitatif au retour à l'emploi 26. » Il relève à juste titre qu'il y a même là un frein au dévelop- pement du travail à temps partiel. La solidarité col- lective ne doit pas détruire la responsabilité indi- viduelle. Ce constat est partagé par les 150 chefs de PME- PMI de la région Centre qui font partie de l'asso- ciation Horizon-Entreprise 27. Ils ont planché pen- dant plusieurs mois sur l'emploi et sont arrivés à des conclusions qui font démissionner les minis- tres, sur la question du traitement passif du chô- mage et des indemnisations sans contrepartie :

150 Sept tabous de l'emploi

« Les chômeurs sont trop payés, trop longtemps et avec trop d'avantages par rapport aux salariés en activité ; on a ainsi dévalorisé le travail et on ne favorise pas la reprise d'activité rapide. [...] Il est dommage que les chômeurs n'aient que des droits et pas des obligations dans leur recherche et leur acceptation d'un emploi. » Ils sont rejoints sur ce point par les chefs d'entreprise vosgiens qui sug- gèrent aussi de « supprimer la rémunération du non-travail et rendre obligatoire la contrepartie tra- vail à toute indemnité ». C'est donc à la collectivité d'assurer, par des transferts, des impôts négatifs et positifs, la répartition des richesses. Réduire les charges ne suffira pas pour inciter les entreprises à embaucher ceux qui posent le plus problème : plus d'un million deux cent mille chô- meurs de longue durée en 1998. Pour ces derniers, souvent bénéficiaires du RMI, notre suggestion est de les réinsérer, à tout prix, même si aux yeux des employeurs leur compétence relative est loin de valoir le Smic. L'insertion est la meilleure des for- mations qualifiantes. Pour passer du salaire minimum au revenu mini- mum, considérons le RMI comme un impôt négatif versé en complément du salaire perçu de l'entre- prise. On permettra ainsi à chacun - sous condition d'activité, car il n'y a pas de droits sans devoirs - d'obtenir un revenu minimum d'activité (le RMA) au moins équivalent à celui du Smic actuel. Le gouvernement de M. Balladur avait fait pas- ser une loi pour que les RMistes de longue durée bénéficient d'une telle mesure. Le président Jac- ques Chirac entendait rompre avec la politique des

-.. " . ' ... ; ' . - , y _ \ ' 1511 Le grand mensonge

« petits pas » dans la lutte contre le cancer du chô- mage. Il a notamment créé les CIE. Cependant, leur succès pose plusieurs questions. Tout d'abord, celle du coût pour la collectivité de cette aide concernant quatre fois sur cinq des emplois qui auraient été créés de toute façon. L'effet d'aubaine pour les entreprises n'est-il pas excessif ? Ces som- mes auraient certainement pu être employées de manière plus efficace. On peut aussi s'interroger sur l'efficacité, voire les effets pervers de telles mesures : faut-il attendre que les individus soient tombés dans la trappe du chômage de longue durée pour leur donner droit au CIE ? Non, car il est illusoire de remettre dans la course ces blessés de la route sociale sans une longue convalescence préalable. Allons encore plus loin : il n'y a aucune raison que le nouveau revenu minimum d'activité, équi- valent au salaire minimum, soit le même en région parisienne qu'en Auvergne où le coût de la vie est beaucoup plus faible. Bref, on pourrait instaurer un revenu minimum d'activité, variable selon les régions. Un des avantages de cette mesure réaliste serait aussi de rendre les zones rurales plus attrac- tives pour les employeurs et de contribuer ainsi à une politique active d'aménagement du territoire. Les collectivités territoriales contribueraient alors au financement des charges sociales des entrepri- ses s'installant dans ces régions en difficulté.

152 Sept tabous de l'emploi

Des activités à créer et non des travailleurs à insérer

Élever le RMI au niveau du Smic, en contrepar- tie d'une activité, me paraît une bien meilleure voie que celle qui conduit à laisser tant de jeunes et de moins jeunes sur le bord de la route. Lorsque nous avons avancé ce type d'idée dans la Commission Mattéoli sur les obstacles structu- rels à l'emploi en 1994, elles étaient le plus sou- vent considérées comme politiquement incorrect et silencieusement rejetées. L'indemnisation passive développe, en effet, une culture du non-travail et d'assistés, dangereuse pour la société. Une telle mesure implique de revoir dans le même sens l'ensemble des disposi- tifs de lutte contre le chômage afin d'éviter les incohérences. Je songe notamment au fameux contrat emploi-solidarité (CES) que sont venus compléter les contrats emplois consolidés (CEC). La France comptait près de 300 000 CES en 1998 dont 120 000 jeunes auxquels il faut ajouter les 100 000 CEC. Ces bénéficiaires de CES reçoivent une rémunération équivalente à la moitié du Smic pour un travail à mi-temps, avec, jusqu'à présent, interdiction d'avoir une autre activité rémunérée pour l'autre mi-temps, censé être consacré à la for- mation ou la recherche d'emploi. Belle erreur d'appréciation, où un éventuel autre travail à temps partiel n'est pas reconnu comme ayant une valeur d'insertion-formation et où l'on a le droit de rechercher un emploi futur mais pas d'en trouver un, tout de suite, pour parvenir au Smic.

. ' - , , 153 Le grand mensonge

Depuis, pour les autres dispositifs créés comme les CEC ou les contrats emplois villes (CEV), la majorité des personnes employées effectuent plus de 30 heures hebdomadaires et la durée des contrats est de cinq ans, ce qui finalement réduit les chances d'insertion sur le marché du travail ouvert. Les emplois jeunes, prévus pour la même durée sont eux à plein temps. Cet allongement du temps de travail et de la durée des contrats est d'autant plus inquiétant qu'il ne faut pas oublier le vice originel de tous ces emplois aidés : le bénéfice de ce système est réservé aux seuls services publics, associations, et à quelques entreprises publiques comme EDF. Les entreprises privées n'y ont pas droit, car l'on ne voudrait surtout pas don- ner à ces patrons, « mauvais citoyens », de la main- d'oeuvre gratuite : heureusement EDF n'est pas privatisée ! En réalité, un CES ou un emploi jeune dans une entreprise serait plus formateur et susceptible de déboucher sur une embauche. Tel n'est malheu- reusement pas le cas dans certaines administrations où par ailleurs ne règne pas le meilleur exemple de travail. De toute façon, les emplois sont attri- bués sur la base de concours académiques où même les places de standardistes sont raflées en priorité par les candidats les plus diplômés. On a songé, un temps, développer l'apprentissage dans la fonction publique. Encore faudrait-il permettre à ceux qui suivent cette voie d'accéder à des postes administratifs. On pourrait aussi mettre des jeunes auprès d'agriculteurs. Ils découvriraient ainsi un vrai

154 _ Sept tabous de l'emploi

métier et des lieux de socialisation, porteurs de valeurs et de sens. Ne serait-il pas plus judicieux de développer les activités marchandes et donc les emplois corres- pondants ? On manque pourtant cruellement de professionnels dans les métiers du bâtiment, de l'industrie ou de l'hôtellerie. Parions que les arti- sans qui refusent des commandes et les petites entreprises seraient prêts à insérer des dizaines de milliers de jeunes si on leur proposait un finance- ment public aussi généreux que celui offert aux collectivités et aux associations pour développer les vingt-deux métiers nouveaux de Martine Aubry ! On répondrait ainsi à de vraies demandes déjà exprimées par le marché et l'on ne manquerait plus de tourneurs-fraiseurs, de plâtriers ou de sel- liers pour l'automobile. Les intentions du gouvernement sont très loua- bles. On risque cependant de connaître les mêmes échecs qu'avec les emplois de proximité, ces der- nières années. L'erreur principale est toujours la même : il s'agit d'activités nouvelles à créer et non de travailleurs à insérer (qui confierait sa grand- mère ou son enfant à un RMiste ?). Pour dévelop- per des activités nouvelles, il faut de vrais profes- sionnels expérimentés. Apparemment les conseil- lers des ministres ignorent toujours les règles élémentaires du marketing stratégique : il est très risqué de lancer un produit nouveau (un jeune sans expérience professionnelle) sur un marché nou- veau. Cette règle est issue de la fameuse matrice, produits-marchés, d'Igor Ansoff. Elle enseigne qu'il est préférable de lancer des produits nou-

... 155 Le grand mensonge veaux sur des marchés anciens et de s'attaquer à de nouveaux marchés avec des produits confirmés. En d'autres termes, il faudrait encourager l'inno- vation et stimuler l'esprit d'entreprise des travail- leurs expérimentés et insérer les jeunes en priorité dans les activités marchandes existantes. Cependant, certaines mesures vont dans le bon sens comme la possibilité de cumuler un emploi à temps partiel et des allocations chômage. Cette dis- position qui date de 1991, concerne actuellement plus d'un demi-million de personnes. Désormais, il sera aussi possible de cumuler pendant un an un RMI, ou un autre minimum social avec une reprise d'emploi.

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. ... < , Chapitre 10 ..-, . - ;( < . . L'exclusion sociale légale y.: . _ ...... : ..

Le chômage de longue durée est considéré à tort comme un véritable handicap social permanent. Le succès, réel bien que limité, des différentes formu- les d'insertion montre que l'on peut par des baisses de charges inciter les employeurs à embaucher en priorité certains de ces prétendus « handicapés du travail », comme le disent les Suédois. Ce concept est artificiel. Il finit par devenir réalité lorsque les victimes de l'exclusion renoncent à se battre et s'installent dans l'assistance et la marginalité. Ces blessés de la route sociale devraient bénéficier de la même protection collective que les autres accidentés. Il faut étendre le principe de la loi Gillibert, qui a imposé, aux seules entreprises, de réserver 6 % des emplois aux handicapés ou de verser l'équiva- lent auprès d'un fonds d'insertion, aux chômeurs de longue durée, jeunes et moins jeunes, victimes d'un système scolaire de sélection par l'échec et de l'exclusion sociale. Sinon, on risque d'inciter les chômeurs chroniques à l'automutilation pour que leur sort soit pris en considération par la loi. ' '" - . ' ... 157 Le grand mensonge

L'extension de la loi Gillibert ou de son équi- valent aux chômeurs de longue durée est d'autant plus urgente que l'on manque de handicapés aptes à travailler. À telle enseigne que la société de tra- vail temporaire Ecco a dû faire, il y a quelques années, une campagne de promotion pour inciter les entreprises à embaucher des handicapés. De plus, aujourd'hui, les handicapés représen- tent moins de 4 % des emplois occupés dans les entreprises, de sorte que plusieurs milliards de francs sont ainsi disponibles et souvent inem- ployés. Pourquoi ne pas mobiliser une partie de ces ressources pour les chômeurs de longue durée ?

La descente aux enfers

Le chômage de longue durée est un véritable fléau, une descente aux enfers dont on se remet difficilement. Des centaines de milliers d'hommes et de femmes vivent au quotidien un véritable cal- vaire. Au début, le chômage est pris du bon côté, comme des vacances forcées, et, au lieu de réduire son train de vie, on se fait des plaisirs pour com- penser. Il y a même des offres d'emploi que l'on refuse dans les premiers mois et que l'on regrette après. Ces occasions ne se présentent plus quand on est marqué par plusieurs mois de chômage. Très vite, les revenus vont baisser et les difficultés s'aggraver. Ecoutons le témoignage de l'un d'entre eux : « Un demandeur d'emploi qui gagnait 13 000 francs net tombe à 8 000 francs puis à

158 Sept tabous de l'emploi

4 500 francs par mois aux Assedic pour finir au RMI. Commence alors une guerre des nerfs parti- culièrement pénible. Les huissiers, le fisc vous tombent sur le dos ; l'électricité, le téléphone - élément capital pour un chômeur - vous sont cou- pés. Si vous aviez un crédit bancaire, c'est la catas- trophe. Dès les premières gênes à payer, les ban- ques vous font un procès, ce qui vous enfonce un peu plus, et un peu plus vite ; les pénalités et les intérêts pouvant atteindre 40 ou 50 francs par jour, soit le montant de la journée Assedic en fin de droits. « Les misérables dizaines de francs journaliers passent en priorité à régler l'électricité, le télé- phone et les curriculum vitae, ainsi que les trans- ports, car on espère toujours retrouver du travail. Si vous essayez de faire des économies en télépho- nant de votre antenne de l'ANPE, vous risquez d'attendre longtemps. Le téléphone peut y être en panne pendant des mois. On ne peut plus sortir. Ce qu'il y a de plus dif- ficile à supporter c'est la sédentarité. Les copains en ont assez de payer votre loyer, de vous "dépan- ner" à répétition. Avec votre tristesse, tout le monde s'en va. On se cogne à l'indifférence. Quand on demande de l'aide, on vous la refuse. On tombe dans la misère. Vous aviez deux ou trois carnets d'adresses pleins, au bout de quelque temps il vous en reste un, et encore, tout petit. Si on a cinquante ans et plus, c'est quasiment impossible de se faire réembaucher, on est trop vieux, trop cher. On pense que vous ne « valez plus rien ». Puis à cinquante-cinq ans, les Assedic vous ' .. . " ".... 159 Le grand mensonge proposent d'être dispensé de recherche d'emploi. Personne ne comprend que vous refusiez cette "opportunité" ; que vous espériez à votre âge encore retrouver du travail. Pourtant vous refusez, toujours et encore. On vous reçoit gentiment, mais on est "trop vieux" pour l'emploi que l'on sollicite. Quand on croit avoir trouvé presque un poste au ministère du Travail, on vous ferme la porte au nez, car vous êtes là aussi, comme ailleurs, trop âgé ! « Avant soixante ans, les Assedic vous disent : "Allez, hop ! dehors, vous avez 150 trimestres, mettez-vous à la retraite." Vous n'avez toujours pas le droit de travailler. Alors vous êtes devenu une personne âgée avec parfois seulement 3 000 francs par mois pour survivre 28. » Le chômage de longue durée des RMistes n'est que la partie apparente du gigantesque ice- berg de la grande exclusion qui, d'après le rapport de Christian Chassériaud, concernerait 1,4 million de personnes : 150 000 allocataires du RMI, 250 000 bénéficiaires d'un contrat emploi-solida- rité (CES), 120 000 personnes en stage de forma- tion, 300 000 jeunes de moins de vingt-cinq ans, le plus souvent en situation d'échec familial et sco- laire, dont 100 000 hors de tout dispositif d'inser- tion, 250 000 sans domicile fixe et 300 000 per- sonnes parmi les chômeurs de longue durée, soit presque le tiers d'entre eux. Il s'agit d'un véritable « continent à la dérive... où les individus sont très souvent installés dans la déviance sociale ». Ils seraient deux fois plus nombreux - près de 3 mil-

160 Sept tabous de l'emploi lions - à vivre au-dessous du seuil de pauvreté de 2 700 francs par mois. Christian Chassériaud, qui sait de quoi il parle puisqu'il dirige un centre d'hébergement à Péri- gueux, craint le rejet de cette population en raison de son comportement qui pourrait devenir de plus en plus « suicidaire et agressif ». Il recommande de maintenir « coûte que coûte » ces grands exclus dans la vie active, quitte à changer de logique : il faut adapter les acteurs économiques à ces popu- lations et non pas adapter ces populations à l'acti- vité économique. Les organismes s'occupant d'insertion ont tendance à sélectionner le public le plus proche de l'insertion. Ce réflexe répond à leur obligation de résultat. Ces exclus cumulent tous les handicaps : faibles revenus, mauvaise santé, manque d'espace, soli- tude, illettrisme. Les enquêtes de l'Insee sur les conditions de vie révèlent à quel point cette dérive des adultes trouve ses origines dans une enfance généralement marquée par les difficultés familia- les, l'absence de père ou de mère, et l'échec sco- laire : l'éclatement de la famille et la déficience de l'école sont souvent à l'origine de tous les problè- mes. La plupart de ces enfants, marqués par le des- tin, rejoignent les 3 millions d'illettrés recensés par Christian Chassériaud, dont 1,8 million sont d'ori- gine française 29. Ces chiffres sont déjà intolérables, nul besoin par conséquent d'ameuter l'opinion, comme l'a fait, il y a quelques années, le Centre d'étude des revenus et des coûts (Cerc), en avançant que près de la moitié de la population active française serait

. _ .... , 161 1 Le grand mensonge en situation de « fragilité économique et sociale » en raison du chômage, d'un emploi instable ou menacés 30.Qui a dit que le bonheur parfait consis- tait à avoir un emploi stable et protégé ? Il y a des prisons dorées dans lesquelles on peut s'ennuyer à mourir et qu'on ne quitte pas parce que nulle part ailleurs on ne trouverait les mêmes avantages;'. Il y a aussi des menaces stimulantes et des instabili- tés riches d'expériences.

" , ,i)'".. , ...... ' :.. :a . _' . ' ' .:'1"";:,;1;;:H': : ...... J..;. r : ; H.E.¿;',;;;Ll : .. > Chapitre 111 ,.. La guerre des âges . :,: ...... ;.«...

Je garde précieusement une lettre d'Air France de 1980 me précisant que, à trente ans, j'étais trop vieux pour pouvoir être recruté et que les postes de responsables étaient pourvus par promotion interne. Les pratiques de recrutement et de promo- tion en circuit fermé des entreprises - embauche prioritaire des enfants des employés et pas de recrutement en cours de carrière - révèlent qu'il y a en France une véritable exclusion sociale légale par l'âge. On est longtemps trop jeune et sans expé- rience et très vite trop vieux et trop cher. On le sait, le taux de chômage des hommes de vingt-cinq à quarante-neuf ans est comparable en France à la moyenne des pays européens. C'est dire qu'il est beaucoup plus faible que celui des jeunes. Rien de surprenant, par conséquent, si la pyramide des âges des entreprises ressemble le plus souvent à une toupie. En France, un nombre croissant de jeunes est incité à poursuivre des études plutôt que de se présenter sur le marché du travail. Du côté des plus âgés, les préretraites sont bien utiles, et ceux qui restent sur le quai ont un sort peu enviable.

...-.. _. -..." 163 Le grand mensonge

Il y a en France une guerre des âges non déclarée et pourtant bien réelle. Ce consensus sur l'exclusion relative des jeunes et des anciens du marché du travail est rarement perçu comme le produit des égoïsmes des nantis du travail, mais plutôt comme un progrès qui s'ins- crit dans le sens de l'histoire. En effet, le travail des jeunes, celui des personnes âgées et des fem- mes constituaient au XIX" siècle de véritables escla- vages, toujours inscrits dans notre mémoire. Aujourd'hui, ils légitiment inconsciemment ces politiques de l'emploi qui retardent l'insertion des jeunes - les incitant à se réfugier dans la course au diplôme, pour en principe mieux se protéger du chômage - et favorisent le retrait des plus anciens pour un repos bien mérité - ce qui naturellement pèse sur l'équilibre des systèmes de retraite. Résultat : les couples bénéficient d'un niveau de vie bien supérieur grâce à deux salaires et les fem- mes, de plus en plus souvent seules, peuvent sub- venir à leurs besoins. Ces « nouvelles familles » sont souvent plus riches et moins nombreuses. Elles sont aussi mieux armées pour amortir le choc du chômage des jeunes - ceux-ci restent à la mai- son jusqu'à un âge avancé - ou celui de la prére- traite du chef de famille, le double salaire permet- tant la constitution d'une épargne de précaution. Cependant, depuis le début des années 90, la guerre des âges prend un nouveau visage. La crise économique touche de plus en plus la catégorie des pères de famille de moins de cinquante ans. Cette fois la gangrène du chômage s'attaque à l'os de la population active et affecte la partie la plus proté- gée jusque-là par sa compétence : les cadres.

164 " . Sept tabous de l'emploi .

Le chômage des cadres, bien que trois fois plus faible que la moyenne nationale, a augmenté rapi- dement et a été multiplié par près de trois depuis 1975 : ils sont désormais 150 000 à la recherche d'un nouvel emploi. D'une année à l'autre, près de 10 % des cadres perdent leur emploi, les trois quarts doivent accepter des fonctions de niveau inférieur et les autres sont au chômage. De plus, après quelques années d'expérience, les jeunes cadres diplômés exercent une pression nou- velle sur les anciens cadres maison, certes expéri- mentés mais qui deviennent trop chers du fait de l'avancement à l'ancienneté, auquel s'ajoute la nécessité de s'adapter aux nouvelles techniques, ne serait-ce qu'à l'informatique. Voilà autant de bon- nes raisons pour remplacer un ancien par un plus jeune moins payé. Par ailleurs, si le nombre de cadres continue d'augmenter, il y a moins de 2 millions de postes de cadres techniques, commerciaux et administra- tifs et chaque année 80 % des postes à pourvoir le sont par promotion interne de non-cadres. C'est dire que les jeunes diplômés de l'enseignement supérieur, de plus en plus nombreux, commencent de moins en moins leur carrière au niveau cadre. Il leur faut attendre plus longtemps pour éventuel- lement accéder à cette position que convoitent sou- vent, depuis des années, plusieurs centaines de mil- liers de techniciens supérieurs et d'assistants de direction. Plus le flux des nouveaux diplômés gonfle le stock des candidats à une promotion au niveau de cadre, plus cela diminue la chance de chacun d'entre eux d'y parvenir. Les entreprises sont

...... ' : .. 165 Le grand mensonge incitées à trier en fonction des compétences réelles et à jouer la surenchère à la baisse des rémunéra- tions pour les compétences relativement abondan- tes. La guerre des âges entre actifs n'est rien à côté de celle qui se prépare entre actifs et inactifs. Ces derniers ont un revenu moyen par personne supé- rieur à celui des actifs. On demande aux actifs de cotiser pour des retraités de plus en plus nombreux. Certes, la réforme de 1993 du système de retraite allège le fardeau : à système inchangé d'ici à 2010, il aurait fallu ponctionner 10 % supplémentaires des revenus des actifs. On a préféré augmenter le nombre de trimestres nécessaires pour bénéficier à taux plein de la retraite. Cette réforme était iné- vitable pour sauvegarder les « acquis sociaux » des retraités. Mais le problème du financement des retraites n'est pas résolu pour autant. Si aujour- d'hui 12,5 % du PIB est consacré aux retraites, en raison de l'arrivée à l'âge de la retraite des baby-boomers et de l'augmentation de l'espérance de vie, cette part atteindra 20 % en 2010 selon Patrick Arthuis, économiste à la Caisse des Dépôts. Les actifs accepteront-ils longtemps de payer toujours plus pour des retraités qui détiennent près du tiers du patrimoine, qui cotisent encore trois fois moins qu'eux à l'assurance-maladie alors qu'ils en sont les premiers bénéficiaires, qui, indé- pendamment de leurs revenus, profitent gratuite- ment de certains services publics comme les trans- ports ? Je ne le pense pas et la pression des actifs sera d'autant plus forte qu'ils savent dorénavant

166 . Sept tabous de l'emploi

que leur retraite ne sera pas aussi dorée. Il est dif- ficile de demander aux gens de cotiser plus pour espérer toucher 20 % en moins, lorsqu'ils seront à la retraite. Cette inégalité intergénérationnelle est en partie compensée par les solidarités familiales et par les donations des grands-parents à leurs enfants et petits-enfants. Mais en contournant ainsi les droits de succession, on diminue la capacité redistribu- tive de la collectivité et l'on renforce la pérennité de l'accumulation et sans doute l'inégalité de situa- tion entre les jeunes. Au fur et à mesure que leurs revenus vont bais- ser, les retraités vont se mobiliser pour la défense de leurs « droits » et s'organiser en groupes de pression politique d'autant plus puissants que, dans bien des circonscriptions électorales, ils sont majo- ritaires : n'oublions pas que, dans les communes rurales de moins de 2 000 habitants, les retraités représentent 40 % de la population, c'est-à-dire de 60 % à 80 % de l'électorat. Sur le plan électoral, le renversement des rap- ports de force sera encore plus marqué. Si, en 1995, le nombre de votants de plus de 60 ans était équi- valent à celui des moins de 40 ans, il sera deux fois plus important en 2030. Qui financera la protection sociale des anciens, lorsque la pyramide des âges se sera transformée en toupie ? Personne n'est là pour défendre les générations futures. Elles ne votent pas et l'on peut donc continuer à tirer des traites qu'elles seront censées régler un jour. Cette facture sera d'autant plus insupportable qu'elle pèsera sur un

167 Le grand mensonge nombre sans cesse restreint d'actifs alors que leur revenu moyen est déjà plus faible que celui des retraités. Dans la France vieillissante de cette fin de siè- cle, la jeunesse est devenue minoritaire. C'est toute la différence avec 1968. Les jeunes du baby-boom étaient presque 50 % plus nombreux que leurs parents des classes creuses. La jeunesse de 1996 se trouve dans un rapport de force numérique beau- coup moins favorable : environ 20 % moins nom- breuse qu'en 1968, elle compte d'autant moins sur l'échiquier politique que celui-ci est de plus en plus sensible à l'influence des panthères grises. En 2035, les plus de 60 ans pourraient être deux fois plus nombreux que les moins de 20 ans. De toute façon, dans quarante ans, la France comptera plus de 20 millions de retraités, soit quasiment deux fois plus qu'en 1990. Il sera encore plus difficile pour les gouverne- ments des années à venir de conduire les réformes qui s'imposent dans une société qui paraîtra plus bloquée que jamais. Pour que la jeunesse ne soit plus sacrifiée, il faudrait qu'elle bénéficie de ces discriminations positives qui ont justement été inventées pour pro- téger les minorités menacées. Il faut dénoncer, comme Jean-Claude Chesnais, « ce consensus implicite, absurde, suicidaire, sur lequel s'accor- dent aujourd'hui les partenaires sociaux : la socia- lisation croissante du coût de la vieillesse, la pri- vatisation croissante du coût de la jeunesse 32 ». Si la jeunesse devait rester minoritaire, on la condam- nerait à une vieillesse solitaire ! '

:i > . ': :: ' ;:'c",; .... ., , _ ,, . ' . " Chapitre 12

L'accès inégal à la paresse, ,, au gaspillage et à la fraude . , - .! - ,... :r.. L'inégalité est inévitable et même souhaitable pour la dynamiquedes sociétés modernes.Dans le sport, il est normal de récompenser les talents et les efforts des champions,et il ne viendraità l'idée de personne de faire l'éloge de la paresse, de la médiocritéet de la fraude. C'est pourtant ce qui se passe tous les jours, sous nos yeux, dans le monde du travail. Commençons par les faux chômeurs, c'est- à-dire les personnessans emploiet qui n'en recher- chent pas vraimentun. Il peut s'agir soit de cumu- lards qui touchent les allocationset bénéficientde la protection sociale sans payer de charges alors qu'ils ont une activité rémunéréepar ailleurs, sou- vent au noir ; soit d'opportunistes qui déclinent toutes les offres d'emploi et préfèrent l'oisiveté indemnisée au travail rémunéré ; soit tout simple- ment de découragés qui ont perdu l'espoir et renoncé à se battre chercher un pour 33 emploi. Un chômeur sur cinq serait dans cette situa- tion. Ce résultat s'explique par une insuffisance des moyens de contrôle,mais aussi par la réticence des agents du service public de l'emploi à exercer ... 169 Le grand mensonge une fonction de police perçue comme d'autant plus négative que la société dans son ensemble se sent culpabilisée vis-à-vis des chômeurs. Il y a en France une tolérance sociale implicite vis-à-vis de ceux qui sont confortablement instal- lés dans le chômage. Chacun en connaît dans son entourage, mais personne n'intervient. Il est vrai que chez nous, malheureusement, la débrouillar- dise, la combine et la fraude à l'État et à l'impôt sont souvent perçues de manière positive comme un jeu national avec ses risques mais aussi ses per- formances : c'est ainsi que près de la moitié des contraventions « sautent ». Tel n'est pas le cas en Grande-Bretagne où les contrôles sont plus stricts et efficaces ou encore dans les pays nordiques où la pression sociale n'incite guère à la fraude et à la paresse. Le médecin au chômage n'aurait pas idée de refuser le poste d'infirmier qu'on lui pro- pose. Ses voisins ne le comprendraient pas et ses indemnités de toute façon ne seraient pas main- tenues. En France, l'indemnisation du chômage est vécue par certains comme une incitation à la paresse. Le cadre licencié s'accorde généralement quelques mois pour souffler un peu. La recherche d'emploi est d'autant plus molle que l'indemnisa- tion les premiers temps est tout à fait confortable, souvent de l'ordre de trois à quatre fois le Smic. Dans ces conditions, pas question d'accepter les offres où l'on ne retrouverait pas le salaire anté- rieur. Hélas, au bout de six, puis neuf, puis douze mois, il faut déchanter, comme le héron de la fable. Si seulement il avait encore la possibilité d'accep- ter les propositions rejetées dans les premiers mois.

170 Sept tabous de l'emploi

Mais voilà, les employeurs éventuels voient d'un oeil suspect celui qui n'a rien retrouvé au bout de plusieurs mois. N'est-ce pas révélateur d'un pro- blème caché ? À leurs yeux, « un bon » retrouve forcément une place, et vite ! L'indemnisation du chômage, perçue comme une assurance, est beaucoup trop passive. Il fau- drait la rendre plus active en conditionnant réelle- ment son versement par la preuve des recherches effectuées. Si une proposition d'emploi est faite à un salaire inférieur à celui antérieur, les Assedic vont dans le bon sens quand elles commencent à accorder un complément temporaire. Il faut tout faire pour réduire le temps de l'exclusion du mar- ché du travail et permettre la réinsertion rapide. C'est ainsi que l'on pourrait généraliser des « projets de développement » comme il en existe déjà dans bien des endroits. C'est-à-dire un accord passé entre un chômeur et une entreprise pour développer un projet créateur de richesses, suscep- tible de se pérenniser par une embauche au bout de trois ou six mois. Pendant cette période et éven- tuellement à son issue en cas de non-poursuite du projet par l'entreprise, le chômeur bénéficierait des Assedic. On remarquera que ce traitement du chô- mage serait beaucoup plus actif que celui des sta- ges de formation qui ne débouchent sur rien. Le patron de Sodisac, un fabricant d'emballages du Vendômois, aurait, par exemple, besoin d'un direc- teur commercial pour s'implanter dans l'ouest de la France. Sa situation financière ne lui permet pas d'investir les 500 000 francs nécessaires pour la recherche et l'embauche d'un nouveau cadre. En revanche, il est prêt à donner sa chance à un cadre " . , y ,' .,.._ " 171 Le grand mensonge

qui aurait six mois pour décrocher les contrats qui . permettraient, au moins, de couvrir les charges liées à cette nouvelle fonction. Il n'y a pas que les cadres qui devraient béné- ficier de mesures actives où l'indemnisation est conditionnée par la réinsertion. Pour les travail- leurs non qualifiés, généralement payés au Smic, qui se retrouvent licenciés, l'incitation marginale au travail est très limitée, notamment pour les smi- cards, comme on l'a vu (cf. chapitre 9). En effet, au RMI viennent s'ajouter les diverses allocations familiales, l'aide au logement, et l'exemption de taxes d'habitation, etc. Le fait de travailler trente- neuf heures par semaine pour un patron représente un effort peu valorisé à la marge pour les individus qui aiment leur liberté et ont par ailleurs la capacité de rendre ici ou là de menus services rémunérés au noir. La perversité du RMI atteint son comble à l'île de la Réunion où 30 % de la population active est au RMI et où l'on manque de main-d'oeuvre pour couper la canne à sucre. Le contraste est frappant avec l'île Maurice, située à moins de 120 kilomè- tres, un pays en voie d'industrialisation rapide, où la population s'active sans compter. Quant à ceux qui ne travaillent pas mais qui ont un emploi, quand ils ne font rien, c'est un moindre mal. Le pire c'est que souvent ils empêchent les autres de travailler ou finissent par les entraîner dans la course au moindre effort. Chacun a en tête l'exemple des administrations où les couloirs sont déserts jusqu'à 9 h 30, moment où le distributeur de café commence à s'animer. Difficile de joindre

172 Sept tabous de l'emploi quelqu'un entre 12 heures et 14 heures, de toute façon, le standard ne répond pas et le répondeur est branché après 17 heures. Autre exemple plus visible dans le métro où, quelle que soit la file d'attente, il n'y a qu'une personne au guichet ouvert et une ou deux autres qui restent tranquillement assises derrière le gui- chet fermé à lire ou discuter. Mais ne jetons pas la pierre aux seules administrations. Il y a aussi des services où l'on travaille, où l'absentéisme est fai- ble et où l'on se comporte de plus en plus comme dans une entreprise au service de la clientèle. C'est une question d'organisation, de motivation du per- sonnel et de qualité du management : la Poste est un bel exemple de métamorphose presque réussie, l'Équipement aussi. Je connais également des grandes entreprises publiques où il y a officiellement une différence positive entre les effectifs et les emplois. Les gran- des entreprises privées ne diffèrent guère sur ce plan : elles ont toutes des placards dorés. Certains sont exclus du banquet de l'emploi et des revenus. Mais il y a aussi tous ceux qui cumu- lent les avantages de la sécurité du public et des rémunérations du privé. Ainsi, par exemple, cer- tains cadres de la Caisse des dépôts et consigna- tions, bénéficiant de la sécurité d'emploi, gagnent dix fois l'équivalent du Smic par mois sans comp- ter les avantages en nature et leur « travail » consiste surtout à participer à des réceptions. On pourrait faire le même constat dans la plupart des banques, des assurances, des caisses d'épargne et dans bien d'autres endroits. ,

. <.. 173 Le grand mensonge

Tout cela révèle, une fois de plus, la mauvaise gestion de l'abondance. Il y a de multiples gise- ments de richesses gaspillés en toute légalité. Son- geons aux voyages lointains financés par les comi- tés d'entreprise pour les salariés et leur famille en Thailande ou au Mexique, alors qu'il y a des jeu- nes sans emploi - à qui l'on pourrait peut-être offrir des stages d'insertion rémunérés - et de jeunes mamans qui souhaiteraient prendre une année de congé parental. Outre le gaspillage, il ne faut pas oublier ce que le rapport Rueff-Armand, rédigé il y a quarante ans à la demande du général de Gaulle, dénonçait déjà comme « un système fiscal caractérisé par un accès inégal à la fraude ». On sait les mille possi- bilités des gérants de SARL qui peuvent, en toute légalité, se faire rembourser leurs notes de restau- rant, partir avec leur famille aux Antilles sous pré- texte de prospection commerciale, ou organiser un séminaire de réflexion à Megève en plein hiver ! Les artistes figurent parmi les privilégiés de la protection sociale et de l'indemnisation du chô- mage. Les intermittents du spectacle peuvent ne travailler que quelques mois par an et bénéficier le reste du temps d'indemnités proportionnelles à leurs cachets, parfois très élevés. Cette profession reçoit ainsi quatre fois plus des Assedic qu'elle ne leur verse. C'est peut-être à la collectivité de sub- ventionner les métiers du spectacle mais certaine- ment pas au régime d'assurance-chômage. Certaines catégories comme les agriculteurs ou les médecins sont rarement contrôlées. D'autres, comme les commerçants, font parfois l'objet d'un . 174 Sept tabous de l'emploi acharnement fiscal. Enfin, les salariés ne peuvent rien dissimuler, sauf en ce qui concerne la TVA. Lorsqu'ils font appel à un artisan, ils lui proposent souvent d'établir une facture ne portant que sur les matériaux et sur un peu de main-d' oeuvre, le reste étant réglé en espèces, échappant ainsi aux 20,6 % de TVA. Tout le monde y gagne, sauf la col- lectivité. À l'extrême, il y a celui qui bénéficie de la pro- tection sociale et des indemnités du chômage et qui passe le plus clair de son temps à « bricoler » pour les voisins. Les meilleurs d'entre eux peuvent construire un pavillon de la cave au grenier et sont à la fois maçon, charpentier, couvreur, menuisier, électricien, plombier, etc. Je connais au moins deux préretraités dans cette situation. C'est parce que la société leur interdit de travailler qu'ils le font au noir. Quel gaspillage de compétences ! Ces anciens chefs de chantier feraient pourtant merveille comme formateurs dans les centres d'apprentis- sage. Pour limiter le travail au noir, la répression n'est guère efficace. Il vaut mieux s'attaquer à ses cau- ses et inciter à faire autrement. Ainsi, par exemple, une loi en vigueur au Danemark limite les possi- bilités de déductions fiscales pour travaux aux seuls propriétaires qui font appel à des artisans. La déduction ne porte pas sur le coût du matériel mais sur la valeur ajoutée créée par les artisans. C'est donc aussi un moyen de lutter contre la fraude à la TVA. L'inégalité du monde du travail ne s'arrête pas là. Les manoeuvres, c'est-à-dire ceux qui travail-

" ,:.;:.° _., 175 Le grand mensonge lent le plus dur et le plus longtemps pour des salai- res faibles, sont aussi ceux qui profitent le moins longtemps de leur retraite et sont les plus exposés au risque de chômage. L'inégalité n'est pas contraire à l'équité. Il est normal de payer les meilleurs joueurs de football plus cher que les autres. Ce qui est injuste et ce qui grippe le progrès économique et social, c'est l'insuffisante relation entre, d'un côté, la rémuné- ration ou le statut social des individus et, de l'autre, l'effort qu'ils consentent et le talent dont ils font preuve. Je me souviens de ce haut fonctionnaire de la République me déclarant fièrement : « On ne me paie pas pour ce que je fais, mais pour ce que je représente. » Quel contraste avec ce rempailleur de chaises de ma région qui travaille à l'ancienne comme son père et son grand-père ! Il lui faut douze heures de travail par chaise pour faire « comme il faut et non pas à la va-vite comme dans les prisons, avec de la paille artificielle ». Artisan, il a beau travailler comme un diable, une fois les charges déduites, il ne lui reste pas par mois l'équi- valent du Smic pour vivre. Il attend la retraite : « Ça ira mieux. Je pourrai toujours continuer à faire quelques chaises. Mais après moi, il n'y a plus personne ! » Ces métiers dévalorisés, qui meurent, referont surface comme artisanat de luxe en raison même de cette quasi-disparition de compétences faites d'expérience, de tour de main et de transmission orale. Ce qui est rare est cher, ce qui est abondant est bon marché, voire gratuit comme l'air. Verra-t-on se produire un renversement dans la hiérarchie des rémunérations, puis des positions

176 Sept tabous de l'emploi sociales, entre les cols blancs et les cols bleus ? On n'en est pas là, mais la surabondance de diplô- més de l'enseignement supérieur et la pénurie de professionnels dans certains métiers du bâtiment et de l'artisanat pourraient engendrer quelques sur- prises. Déjà, on le sait, il y a des avocats et des médecins qui gagnent à peine le Smic. La France a encore bien du chemin à faire avant de ressem- bler au Danemark où les travailleurs manuels ne sont pas moins considérés que les travailleurs intel- lectuels et où les maçons sont aussi bien payés que les médecins - en conséquence, il n'y a ni pénurie de maçons ni pléthore de médecins. En France, le diplôme de formation initiale répartit les individus en classes sociales fortement cloisonnées, où leur appartenance, en général transmise de génération en génération, est marquée au fer rouge. Nous avons « une classe dirigeante fermée » et par conséquent sclérosée. Comme le remarquent Michel Bauer et Bénédicte Ber- tin-Mourot, « sur les cent premières entreprises, 44 % ont tiré leurs dirigeants de l'État, un tiers sont entrés par le capital, et un cinquième seule- ment par leur carrière. C'est un trait distinctif du capitalisme français. En Allemagne, au contraire, les deux tiers des dirigeants tiennent leur légitimité de l'entreprise, un quart de la propriété du capital, et seulement 8 % de l'État. D'autre part, en France, ceux qui ont fait une carrière en entreprise viennent d'une autre firme que celle dont ils prennent la direction. Alors qu'en Allemagne les entreprises "produisent" elles-mêmes leurs dirigeants dans la moitié des cas. Ces logiques sociales n'ont prati- quement pas changé depuis vingt ans ;4 ».

- ...- ; ° - ,,., : :... , . 177 Le grand mensonge

J'ai pu vérifier que, dans les grandes entreprises publiques et privées, les diplômés des grandes éco- les sont systématiquement mieux payés que les universitaires. Cette différence qui peut se com- prendre en début de carrière se perpétue tout au long de la vie active, indépendamment des com- pétences prouvées, et même se renforce au cours du temps, pour l'accès aux postes de direction. Sui- vant les secteurs, il y a des filières et des parcours de promotion réservés aux X-Mines, aux énarques inspecteurs des finances, etc. Dans une grande entreprise, que je connais bien, un des plus aptes à présider pourrait bien être le directeur du mar- keting international. Cependant, il n'accédera jamais à cette fonction. Sa compétence n'est pas en cause. Il a même eu un parcours remarquable chez Philips et est d'ailleurs le seul membre du comité de direction à ne pas être X. C'est déjà exceptionnel pour un ancien diplômé de Sciences- po ! Autre exemple, François Castaing - ingénieur des Arts et métiers, ancien cadre de Renault aux États-Unis et vice-président de Chrysler - n'aurait eu aucune chance d'accéder à la présidence de Renault où un énarque inspecteur des finances a remplacé un X-Mines. Rien de surprenant, par conséquent, s'il y a en Allemagne des centaines d'ingénieurs et de techniciens français qui se sont expatriés pour devenir dirigeants d'entreprise. La barrière de la langue et de la culture est sans doute moins difficile à franchir que celle des castes de la noblesse d'État35. ,' ' , S c' 'j¡

. Chapitre 13

Le chômage des immigrés : :;.:L

Les propositions pour l'emploi vont dans bien des directions. On envisage ainsi souvent des mesures spécifiques pour les chômeurs de longue durée, les femmes et les travailleurs non qualifiés (naturellement ces catégories se recoupent). Mais jamais ou presque la question du chômage des immigrés ne peut être posée sans provoquer une levée de boucliers et une pluie de flèches assassi- nes : « C'est le racisme des antiracistes vis-à-vis de ceux qu'ils jugent racistes ?6. » Ce n'est pas parce que certains posent de bonnes questions en apportant de mauvaises réponses qu'il faut se voi- ler la face. Ne pas poser ces questions, c'est jouer l'autruche et hypothéquer l'avenir en transmettant aux générations futures un héritage explosif. Les chiffres fournis par l'Insee 37 parlent d'eux- mêmes : la proportion des actifs étrangers au chô- mage est apparemment plus de deux fois plus éle- vée que celle des Français. La proportion est en réalité trois fois plus élevée pour les Algériens et les Marocains, alors que celle des Portugais est inférieure à celle des Français. Il y avait ainsi, en 1998, plus de 350 000 étrangers au chômage.

..... - , , . .. 179 Le grand mensonge

Derrière ces chiffres, il y a bien sûr un effet dû à la moindre qualification des étrangers par rapport aux Français. Mais cela ne suffit pas à expliquer la différence de taux de chômage qui va du simple au triple entre les Portugais et les Maghrébins. Ces derniers sont-ils victimes d'un racisme latent qui leur ferme certains métiers ? Ou sont-ils plus enclins que d'autres à tirer le meilleur parti d'un système de protection sociale qui traite tous les résidents sur un pied d'égalité ? Il est difficile de faire la part des choses. On remarquera aussi que le taux de chômage des femmes immigrées est encore plus fort. À se demander si l'indemnisation du chômage n'est pas considérée par certaines populations comme une aide sociale. Mieux vaut le statut de chômeur immigré en France que celui de travailleur avec ou sans emploi dans son pays d'origine. Les perspectives sont claires : la population du sud de la Méditerranée a dépassé en 1990 celle de la rive nord et, en 2030, si les tendances actuelles se poursuivent, le rapport serait de un à deux. En réalité, ces projections sont peu probables. Alfred Sauvy craignait de voir « l'Europe submergée » ; sans aller jusque-là, Jacques Lesoume décrivait, dès 1987, la perspective de plusieurs millions de nouveaux migrants chassés par l'échec économi- que et l'explosion politique et sociale de leur pays. Où iront-ils en Europe sinon en France, son grand désert vert ? N'est-ce pas ce qu'annonçait, dès 1974, le pré- sident algérien Houari Boumediene, à la tribune des Nations unies : « Un jour, des millions d'hom-

180 ' . ° _ Sept tabous de l'emploi mes quitteront les parties pauvres du monde pour faire irruption dans les riches jardins, tout proches, de l'hémisphère Nord. Ils partiront à la recherche de leur propre survie » ? Il est urgent de voir l'avenir en face : les pro- blèmes d'aujourd'hui, dans une France qui accueille environ 100 000 nouveaux migrants offi- ciels ou clandestins par an, ne sont rien par rapport à ceux qui se poseront lorsque les flux se compte- ront par millions. Il faut notamment ne pas exclure l'arrivée de plusieurs centaines de milliers d'Algé- riens francophones fuyant la dictature de l'inté- grisme islamique. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs étrangers entrent en France chaque année comme l'ont montré les récentes régularisations. On est loin des discours officiels sur « l'arrêt de l'immi- gration de travail ». On ne peut se contenter d'observer la stabilité apparente du nombre d'étrangers qui reste inférieur à 4 millions. Il faut aussi considérer la population totale issue de l'immigration (enfants français compris) : l'Ined avance le chiffre de plus de 6 millions de person- nes. En effet, chaque année, près de 100 000 étran- gers accèdent à la nationalité française et l'intégra- tion se poursuit si l'on en juge par les mariages mixtes qui représentent plus de 10 % du total des mariages. Il faut encore prendre en compte la répartition inégale des étrangers sur le territoire : près de 20 % dans la couronne parisienne et dans celle des grandes villes comme Lyon ou Marseille, soit cinq fois plus que dans les régions de l'Ouest (Bretagne, Vendée, Aquitaine). ': . 181 Le grand mensonge

Il n'en reste pas moins que les enfants issus de l'immigration sont les premiers touchés par le chô- mage : le cumul des handicaps liés à l'origine sociale et à l'échec scolaire fait que le taux de chô- mage des jeunes « beurs » est supérieur à 50 % en moyenne, mais bien plus important dans la plupart de ces banlieues que l'on dit explosives. Comment s'étonner du désir de tout casser quand on connaît de telles proportions d'exclus ? L'école de la Répu- blique, cette machine à trier et à exclure, a sa part de responsabilité, mais elle n'est pas la seule. Com- ment prétendre intégrer des enfants qui appartien- nent à des familles où il y a parfois trois généra- tions au chômage, comme j'en ai rencontré autour de Valenciennes et de Dunkerque ? Le seul qui se lève le matin étant, dans le meilleur des cas, le petit dernier qui se rend à l'école et encore s'il y va. La suite, on la connaît. Ce sont des bandes qui règnent sur des quartiers où la police n'ose plus entrer, qui contrôlent le trafic de drogue : à quoi bon travailler en usine alors que l'on peut gagner en un jour ce que d'autres gagnent en un mois ! La France est une terre de brassage. Elle a su jusqu'ici intégrer et fondre dans la masse les migrants de tous pays et leurs enfants, en les mêlant aux autres Français. Tel n'est plus le cas avec une bonne partie des migrants. Nul besoin d'aller à Montfermeil, où plus de la moitié des naissances est d'origine étrangère, pour découvrir le problème ! Dans plusieurs arrondisse- ments de comme dans le XI' et le XXe, la proportion d'enfants étrangers dans certaines éco- les atteint 80 % à 90 % car les petits Français de 182 . _ , Sept tabous de l'emploi souche sont ailleurs. La démographie est moins en cause que le comportement des familles et la poli- tique aveugle des pouvoirs publics. De fait, la population étrangère est concentrée dans certains quartiers ou villes (plus de 25 % de la population d'Évry !). Ce n'est pas l'intégration que l'on pré- pare, ni même la cohabitation mais la confronta- tion. Les maires qui refusent de dépasser un certain seuil d'étrangers dans les écoles de leur commune ne sont pas plus répréhensibles que les autruches politiques, dont les enfants fréquentent les écoles des quartiers chics où les étrangers sont très mino- ritaires, et généralement issus de milieux favorisés. En clair, pour que le ciment prenne, il ne faut pas trop de sable, et c'est moins au « busing » améri- cain des années 60 qu'il faut songer pour l'inté- gration qu'à l'utilisation plus rationnelle des inter- nats à moitié vides de nos provinces. De son côté aussi, l'armée n'a pas joué le rôle intégrateur qui était le sien naguère. Les jeunes beurs ont été très généreusement dispensés du ser- vice militaire : dans les années 80, un quart seule- ment d'entre eux effectuait son service en France, un autre quart en Algérie, la moitié était dispensée sous une forme ou une autre. À Vendôme, sous-préfecture de la région Cen- tre, sur 18 000 habitants, il y a près de 1 000 Turcs, attirés par les lois de la République qui permettent à des chômeurs immigrés (4 sur 10 sont au chô- mage) de vivre mieux chez nous que dans leur pays. Tout irait bien s'ils s'intégraient, mais ce n'est guère le cas. Les immeubles sont truffés d'antennes paraboliques, qui captent les émissions

- '" 183 Le grand mensonge en turc. Il y a déjà deux mosquées et des affaires de foulard dont ont parlé les médias. Ni l'école ni le sport ne servent de creuset à l'intégration. La municipalité subventionne une équipe de football exclusivement turque et laisse la carte scolaire concentrer ces enfants d'immigrés dans des écoles que fuient les jeunes Français. Veut-on vraiment pour 2015 une société française pluriethnique, avec les mêmes conflits que la société américaine ? Qu'on le veuille ou non, il faut se préparer à ces vagues d'immigration, parfois brutales, souvent insignifiantes mais toujours cumulatives. Alors, « droit du sol » ou « droit du sang » ? Le premier concept nous vient de l'histoire, il est porteur de l'identité française et d'une conception universa- liste, qui eut son heure de gloire. Au moment où l'harmonisation européenne porte aussi sur les codes de nationalité, le « droit du sol » tel qu'il est pratiqué en France est de moins en moins adapté, ne serait-ce qu'en raison de la libre circulation avec les pays voisins où le « droit du sang » prime. Il faudra bien aussi poser la question de la réciprocité entre les pays. Un Français vivant en Algérie ne peut ni ouvrir libre- ment un commerce ni se marier sans se convertir à l'islam. L'avenir n'est donc ni dans le « droit du sol » ni dans le « droit du sang » mais dans des règles nouvelles à inventer qui permettraient l'intégration harmonieuse et mutuellement profitable des nou- veaux migrants, et non pas la création de nouveaux ghettos dans les banlieues. L'intégration passera aussi par un regain de la politique démographique,

184 Sept tabous de l'emploi car il faut plus de petits Français dans les écoles pour permettre le brassage et le mélange. Le préambule de la Constitution dispose que « chacun a le devoir de travailler et le droit d'obte- nir un emploi ». Ce texte est clair. La question est de savoir s'il ne concerne que les citoyens français, s'il faut l'étendre à tous les Européens de l'Union, ou s'il faut considérer que tous les résidents ont les mêmes droits et devoirs ? En pratique, c'est cette dernière interprétation qui a prévalu jusqu'ici. On peut le comprendre mais est-ce réaliste ? Il y a des limites dans la capacité d'intégration de la société française. Comme l'a dit un jour Michel Rocard : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde. » Il a depuis ajouté qu'elle devait néanmoins en prendre sa juste part. Pour réussir l'intégration, il faut maîtriser l'im- migration dans son flux et dans sa répartition. Méditons l'exemple des pays nordiques (Suède, Norvège) qui limitent structurellement les flux des migrants, mais donnent à tout nouvel habitant un logement, un emploi, etc. Bref, pas d'immigration sans insertion immédiate car aucune intégration n'est possible sans emploi. . _ _ _ _ ,0...' ,,<,' i " ' _ ' ' : .. , .. ' ; : ' -:, .._ °:. / . ' " : :'1.' _; " ,

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En France, entre 1970 et 1997, la population active a augmenté de 4,3 millions, dont 3,7 mil- lions de femmes. En trente ans, le nombre de fem- mes au travail a augmenté de 66 % : il s'élève à plus de 11 millions aujourd'hui contre seulement 6,6 millions en 196238. La structure des foyers est telle que beaucoup de femmes sont obligées de travailler. Elles n'ont pas le choix. Rappelons que, sur 22 millions de foyers, il y a à peu près 7 millions de couples actifs, 3,3 millions de couples inactifs, 3 millions de cou- ples traditionnels avec un seul actif, 1,5 million de familles monoparentales (généralement des fem- mes), enfin 4 millions de femmes seules et 2,6 mil- lions d'hommes seuls. Si le modèle naguère tradi- tionnel est devenu si minoritaire, c'est que rien n'est fait pour le favoriser. La fiscalité sur les reve- nus et la fortune n'incite guère les couples ayant des enfants à se marier. La famille ne joue plus son rôle de pare-chocs social et, comme l'explique Jean-Baptiste de Fou- cauld, « la crise de l'emploi conjugue aujourd'hui ses effets avec deux autres crises : la crise du lien ' .. 187 Le grand mensonge social due à l'instabilité de la famille, à la mobilité géographique ; la crise du sens, liée à l'effondre- ment des grandes idéologies et au déclin des grands systèmes de représentations 39 ». D'autres chiffres sont révélateurs de cette crise du modèle familial : le tiers des 100 000 femmes cadres du privé sont célibataires, un enfant sur deux naît hors mariage pour les mères de moins de vingt-cinq ans et un sur trois pour l'ensemble. La proportion d'enfants en difficulté est deux fois plus élevée dans les familles monoparentales que dans les autres. La présence du père et de la mère auprès de l'enfant est un facteur essentiel pour une éducation équilibrée. Pourtant, d'après les études du Credoc, 70 % des femmes actives seraient favorables à des incita- tions économiques pour l'arrêt temporaire d'acti- vité des mères de jeunes enfants. Ce n'est pas le désir d'enfant qui est en cause puisque, selon les nombreux rapports sur la famille, la majorité des Français fixe le nombre idéal d'enfants entre 2 et 3 par famille : soit l'équivalent de 0,7 enfant de plus que l'indice de fécondité des années 80. Il faut dire que ce désir n'est pas encouragé : les pres- tations familiales ont été divisées par deux depuis 1960, passant de plus de 4 % du PIB à 2 % dans les années 90, alors que, dans le même temps, les prestations vieillesse ont plus que doublé, passant de 6 % du PIB à plus de 14 %. Les récentes mesures gouvernementales rédui- sant drastiquement les aides aux familles aisées sonnent le glas de la politique familiale en vigueur depuis un demi-siècle. À l'époque, Alfred Sauvy

188 Sept tabous de l'emploi avait réussi à faire comprendre la différence entre politique sociale et politique familiale. La première corrige les inégalités de revenus, par l'impôt du même nom, et par des transferts sociaux soumis à conditions de ressources comme par exemple l'aide personnalisée au logement. La seconde - dite de transfert « horizontal » par opposition à la pre- mière de nature « verticale » - a une vocation de redistribution. Il s'agit de faire en sorte qu'au sein de chaque catégorie de revenu, modeste, moyenne ou aisée, ceux qui ont des enfants ne soient pas pénalisés par rapport à ceux qui n'en ont pas. À l'encontre de ces principes, il a été décidé en 1997 par le gouvernement Jospin que les alloca- tions familiales seraient attribuées en fonction du revenu. Un couple de jeunes cadres avec trois enfants s'est vu supprimer toute aide au-delà de 37 000 francs de revenus. Suite à cette mesure, il se trouvait dans une situation économique compa- rable à celle d'un couple de cadres moyens avec un ou deux enfants, surtout s'il a dû, pour se loger, s'endetter lourdement : on le sait, le coût marginal iu troisième enfant est très élevé, il faut souvent 3éménager et investir dans un nouveau véhicule. Depuis, face aux réactions des associations fami- liales et de l'opinion, le gouvernement est revenu en arrière pour accorder à nouveau le bénéfice des allocations familiales sans condition de ressources. Vlais il a en même temps continué à rogner sur l'aide aux familles dites supérieures aisées en dimi- nuant le quotient familial. Ainsi, la politique sociale se développe au détriment de la politique

.. 189 Le grand mensonge familiale alors que les deux devraient rester dis- tinctes. Ces familles, dites aisées supérieures, sont aussi durement frappées avec la division par deux des réductions d'impôt sur les emplois familiaux et de l'allocation de garde d'enfants à domicile (AGED). Le cumul de ces exonérations était peut-être exces- sif dans un nombre de cas très limité. Il aurait suffi de rendre imposables les allocations familiales, comme le voulaient Alain Juppé et Nicole Notât, pour corriger le tir et éviter de faire avorter la poli- tique familiale au nom de la politique sociale. Hélas ! la confusion n'est pas nouvelle. Déjà, le précédent gouvernement d'Alain Juppé avait ouvert la voie en supprimant les allocations préna- tales pour les revenus élevés. Il serait tentant d'iro- niser sur les motivations des gouvernements. Si l'on veut vraiment soumettre l'essentiel de l'aide familiale aux conditions de ressources, alors ne faudrait-il pas d'abord rogner sur les personnes âgées plutôt que sur les enfants ? Ainsi, un retraité soumis à l'ISF peut prétendre à la carte Vermeil et même dans certaines villes aux transports gra- tuits ! Il est paradoxal de prendre de telles mesures qui risquent de remettre en cause une bonne partie des 66 000 emplois créés au titre de l'AGED au moment où le gouvernement subventionne des « emplois jeunes » à hauteur de 80 % pour des acti- vités susceptibles de devenir un jour marchandes alors que les emplois familiaux correspondent à un vrai besoin, déjà marchand. Ne risque-t-on pas de créer des emplois artificiels pour en supprimer

190 Sept tabous de l'emploi

d'authentiques ou les renvoyer en partie dans la clandestinité ? Le Premier ministre, Lionel Jospin, soucieux de justice sociale déclare qu'il préfère subventionner des places de crèche, mais sait-il que ces dernières coûtent à la collectivité beaucoup plus cher en frais de fonctionnement que le soutien aux emplois familiaux, sans compter les investis- sements ? La solidarité verticale par l'impôt ne doit pas se faire au détriment de la solidarité horizontale au sein de chaque catégorie. Un couple de cadres supérieurs risque d'être incité à avoir moins d'en- fants pour maintenir son mode de vie. Veut-on contraindre les femmes à rester à la maison ? Les plus éduquées d'entre elles ne renonceront pas à leur carrière et risquent de rejoindre la cohorte un peu triste des couples à deux salaires sans enfant ou un à la rigueur ! Dans une société responsable de son avenir, il est particulièrement injuste de récompenser les couples « DINKS » (« double income, no kids »). Non seulement ces derniers ne supportent pas les charges de l'éducation des jeunes enfants, mais ils peuvent travailler, à deux, à plein temps et préten- dre ainsi obtenir pour leurs retraites des droits de tirage plus élevés sur les cotisations des enfants des autres. Ces nouvelles inégalités résultent des échanges de dettes entre générations au travers de l'éducation et des retraites comme l'a analysé Jac- ques Bichot 4°. La collectivité dépense pour les enfants nés ou à naître beaucoup moins que pour les retraités. Peut-être faudrait-il accorder le droit de vote dès ' ' ' ; .. ' .:. 1911 Le grand mensonge

l'âge de raison pour recentrer la convoitise électo- rale des hommes politiques ? Faut-il donner aux parents - la plupart du temps aux femmes - la possibilité économique réelle de choisir entre élever les enfants et travailler au- dehors ? Une mère au foyer témoigne 4' : « Surveiller, éduquer et entourer un petit enfant, ce n'est pas un "petit boulot", c'est une mission essentielle et l'on voit bien ce que devient une jeunesse livrée à elle- même qui en a été privée. Ne vaut-il pas mieux pour une femme, après y avoir été préparée, s'y consacrer, plutôt que de se "crever" avec une inter- _ minable journée de transports en commun, de tra- vail répétitif, généralement moins payé que celui des hommes, et de tâches ménagères inévitables et mal partagées 42 ? On dit que les femmes préfèrent

aller travailler au-dehors, beaucoup sont en effet

dans ce cas. Mais le succès de l'allocation paren- tale d'éducation dès le deuxième enfant montre

bien qu'un grand nombre de femmes (peut-être une

majorité) sont prêtes à interrompre leur activité pour élever leurs jeunes enfants. Décrire ces faits, c'est déjà être suspecté d'inten-

tions malsaines de la part de ceux qui se sont battus

pour l'égalité de traitement entre hommes et fem- mes. Ils y voient une atteinte à un acquis social fondamental : les femmes ont les mêmes droits au

travail que les hommes. Soyons clairs : il ne s'agit « pas de prôner le slogan : les hommes au boulot, les femmes au dodo ». Je souhaite seulement voir

rémunérer le vrai travail d'utilité collective qui

consiste à élever ses enfants ou à s'occuper de ses

192 Sept tabous de l'emploi parents âgés comme devront le faire la plupart des Français, même ceux qui n'ont pas eu d'enfant. Ce n'est donc pas au salaire parental que je songe, mais à un véritable salaire familial pour que l'homme ou la femme qui le souhaite puisse s'occuper, avec l'attention qui convient, de ses des- cendants et de ses ascendants. Si l'on n'y prend garde, ces derniers seront bientôt plus nombreux que les premiers. Dans son rapport sur la politique familiale, Colette Codaccioni proposait notamment une « allocation parentale de libre choix » égale à un demi-Smic et qui serait attribuée dès le premier enfant, jusqu'à son entrée en maternelle et quelle que soit l'activité du parent (au foyer, ou au tra- vail). L'objectif est bien de mieux concilier la vie familiale et professionnelle afin de relancer la nata- lité. Le gouvernement de l'époque ne l'a pas com- plètement suivie dans cette voie et a préféré accor- der l'allocation parentale d'éducation, fixée à environ 3 000 francs, à partir du deuxième enfant et seulement pour les femmes qui ont travaillé dans les années précédentes (autre innovation : le parent qui reprendra un travail à temps partiel continuera à toucher une partie de l'allocation). L'incitation financière ne suffit pas. Il faudrait aussi, pour relancer la natalité, des mesures d'accompagnement en ce qui concerne la garde des enfants et les facilités de retour à temps partiel ou complet sur le marché du travail. À cet égard, il convient de s'inspirer de l'exem- ple de la Suède, pays marqué par le souci d'une stricte égalité entre les hommes et les femmes.

.. , 193 Le grand mensonge

C'est dans cet esprit qu'il y a une dizaine d'années ont été prises des mesures importantes visant à favoriser et à accompagner le développement du travail féminin. De sorte que les femmes suédoises ont un des taux d'activité les plus élevés du monde : 80 % dont 35 % à temps partiel. La société suédoise est aussi, comme la société française, caractérisée par la fréquence des divorces et le recul de l'âge du mariage. Les jeunes Suédoises ont en moyenne leur premier enfant à l'âge de vingt-sept ans parce qu'elles poursuivent des étu- des et commencent par travailler. Pendant six ou sept ans, la fécondité en Suède, comme d'ailleurs dans les pays nordiques voisins, a retrouvé des taux supérieurs à 2 enfants par femme. Que s'est-il passé ? Ce renversement de tendance peut être interprété comme la consé- quence positive de l'instauration en 1988 d'une véritable assurance parentale, permettant aux parents de rester au foyer pour s'occuper des tout- petits et des enfants malades, sans subir de préju- dices économiques. Le montant de cette assurance était d'environ 90 % du revenu normal du parent, pendant un an. Au-delà, le père ou la mère recevait un montant forfaitaire de 60 francs par jour. La formule était très souple. L'indemnité pou- vait être perçue partiellement si le parent reprenait une activité. Une femme qui avait un nouvel enfant avant que le précédent ait atteint l'âge de deux ans et demi bénéficiait d'une indemnité parentale au moins égale au montant perçu lors de la naissance du premier. Par ailleurs, des allocations familiales sont versées jusqu'à dix-huit ans pour ceux qui

194 , ' ' . Sept tabous de l'emploi font des études, indépendamment des revenus. Le tout s'est accompagné de la multiplication des crè- ches et des structures d'accueil en s'appuyant notamment sur des réseaux d'associations privées. Depuis, les autorités ont revu à la baisse ces mesures de politiques familiales. Il n'est donc pas surprenant que les taux de natalité soient retombés, ce qui montrerait bien que les incitations écono- miques ne sont pas sans effet sur la natalité. On remarquera aussi que, dans le même temps, les conditions du marché du travail se sont fortement dégradées, ce qui rend plus difficile les aller et retour. Si les pays nordiques ont pu faire exception, par- tout ailleurs en Europe la natalité continue de s'effondrer. La reprise économique durable ne viendra pas d'une population vieillissante, large- ment équipée. Le regain démographique pourrait provenir partiellement des flux migratoires mais, pour faciliter l'intégration dans les écoles, il fau- drait l'accompagner d'un sursaut de la natalité en France. La relance de la politique familiale est un sujet presque tabou dans ce pays où la baisse des nais- sances, révélatrice d'un manque de confiance dans l'avenir, paraît naturelle. Celle-ci rencontre un consensus national pour ne rien faire qui puisse inverser la tendance. On le sait, la France d'aujourd'hui compte 1,6 million de jeunes de moins qu'en 1975. Cette saignée démographique s'est opérée de manière indolore depuis vingt ans car ce sont des enfants qui ne sont pas nés. Il en serait tout autrement si ' ' 195 Le grand mensonge ce recul de la jeunesse s'expliquait par l'équivalent d'une grippe espagnole. Nul doute qu'on aurait attribué à ce fléau une grande partie du ralentisse- ment économique actuel. Pour sortir de l'hiver démographique, il faut cer- tainement s'inspirer de l'exemple des pays nordi- ques qui montre que la natalité finit par être sti- mulée par de véritables incitations économiques et par des mesures d'accompagnement social. Lever les tabous de l'emploi ne suffira pas. Je reste obsédé par l'idée que les mesures proposées ne sont pas à la hauteur du défi actuel et à venir. Elles vont souvent dans le bon sens mais ne seront pas à même d'endiguer la montée inexorable d'un chômage entretenu par la logique des acquis et par le consensus des acteurs dominants du jeu social. Bientôt, lorsque le chômage concernera directe- ment 5 à 6 millions de personnes, lorsqu'il tou- chera massivement les cadres et les jeunes diplô- més, il faudra prendre des mesures beaucoup plus audacieuses que celles qui sont envisagées actuellement.

Quatrième partie

TROIS CHANTIERS DE RÉFORME

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, . ...:... 7 = .. jn ÷ . ° t.>. , .. .- .. 'J',.. 1,°.·e _,, . ; l .r :.>.: , .. : . - Comment passer du diagnostic sur le chômage aux prescriptions pour l'emploi ? Reconnaître les erreurs « contre » l'emploi, c'est bien ; lever les tabous de l'emploi, c'est encore mieux. Mais cela ne suffit pas. Un abîme sépare les réformes qu'il faudrait entreprendre de celles que l'opinion est prête à accepter. En exposant mes idées devant des com- missions parlementaires, des ministres, et même un ancien Premier ministre, je me suis souvent entendu répliquer : « Vous avez raison, mais on ne peut pas le dire, c'est électoralement suicidaire. » J'ai d'ailleurs remarqué que jusqu'en 1995 j'étais reçu par les ministres, avant qu'ils le soient, ou après, mais rarement pendant l'exercice de leurs fonctions. . Depuis la mission informelle sur l'activité, l'em- ploi et l'insertion que m'a confiée, en avril 1996, le ministre du Travail et des Affaires sociales, je relève que bien des idées, naguère qualifiées de provocantes, sont maintenant reçues avec intérêt et même considérées comme « rafraîchissantes »

201 Le grand mensonge dans un univers étouffant de morosité. Cette nou- velle tendance n'a pas été démentie par le change- ment de majorité en 1997. J'ai même parfois l'impression que certains ministres et leurs conseil- lers me réservent un accueil ouvert. Bref, à force de taper sur le clou, il finit par rentrer. Les hommes politiques ne peuvent pas s'écarter trop fortement des attentes de l'opinion : c'est donc celles-ci qu'il faut faire évoluer et mon ambition est d'y contribuer. Je suis convaincu qu'il y a des barrières mentales sur la protection sociale, sur le fonctionnement de l'État, sur le système éducatif qui paraissent aujourd'hui immuables et qui pour- tant s'effondreront un jour comme le mur de Ber- lin, presque d'un seul coup, sans prévenir, et contrairement à l'avis répété des experts. Pour cela, il faudra sans doute de nouveaux tremblements sociaux pour miner en profondeur des édifices dont la façade est déjà bien lézardée. Pour s'attaquer de front aux rigidités structurel- les qui expliquent un chômage plus élevé en France qu'ailleurs, il faut approfondir au moins trois chan- tiers de réformes : - le chantier des prélèvements obligatoires et de la protection sociale : comment arrêter la dérive irresponsable des dépenses de santé et comment financer les retraites ? - le chantier de l'État et des administrations : comment parvenir à un État moderne et responsa- ble et à des administrations modestes et efficaces ? - le chantier de l'éducation et de la formation professionnelle : comment faire pour guérir la France de la maladie du diplôme et transformer les individus en citoyens actifs et responsables ? .,-'._. :;1 . >j,.. : , , . ... , ...".: ...? .. ..., ;; un ;,, Chapitre 15 1 ,..."o- : . !t'' '1:, :'.J,: : Protection sociale, vers l'efficacité et la responsabilité . ;.. ; . '' Un salariéqui reçoit 1 francde salairenet coûte en réalitéà sonemployeur plus de 1,80franc, char- ges comprises.Ces charges,qui pèsentsur le tra- vail, constituentun véritableobstacle à l'emploi. La montéedu chômagecontinuera tant que l'on demanderaaux entreprisesd'assurer une fonction de redistributionsociale des richesses qu'elles créent. ..4: .... , f ...... Trop de charges et pas assez d'impôts ? Les comparaisonsinternationales révèlent que la part des chargessociales dans le coûtdu travailest beaucoupplus importanteen France qu'ailleurs. En revanche,l'impôt sur le revenuest trois à qua- tre fois plus élevé en Allemagneou en Grande- Bretagnequ'en Franceet représentemoitié moins de recettesfiscales dans notre pays que dans la plupart des autres pays développés(il rapporte deuxfois moinsque la TVA).Pour un mêmecoût du travailde 100francs pour l'entreprise, la rému- . - 203 Le grand mensonge . nération nette avant impôt d'un travailleur céliba- taire est de 57 francs en France, de 70 francs en Allemagne et de 83 francs au Royaume-Uni. De sorte que les rémunérations nettes après impôt sont finalement voisines en France et en Allemagne. Nos gouvernants ont préféré, pour des raisons d'acceptabilité sociale, favoriser le contribuable et pénaliser celui qui travaille : le poids des cotisa- tions sociales dans les prélèvements obligatoires est passé en France de 36 % en 1970 à 46 % en 1997, alors que la pression fiscale stagnait, devan- çant ainsi les recettes fiscales de l'État (impôt sur le revenu, TVA, etc.). Le faible rendement de l'impôt sur le revenu provient de son inégalité : la moitié des foyers fis- caux y échappe et une grande partie de l'impôt est payée par une minorité de contribuables, subissant des taux d'imposition marginaux très élevés. Le Conseil des impôts a été encore au-delà dans son rapport annuel en 1990 : « Les ménages modestes paient plus qu'ailleurs sous forme de TVA et de cotisations sociales. Les ménages dis- posant d'un revenu supérieur à un million de francs paient également plus d'impôt sur le revenu que dans d'autres pays. Les ménages moyens et aisés ont, par rapport à leurs homologues étrangers, le privilège de payer un impôt beaucoup plus faible, ce qui pour eux compense et au-delà le surcoût des cotisations sociales. » On l'a compris, le système fiscal français défa- vorise l'emploi en alourdissant la barque des char- ges sociales et pénalise les ménages à revenu élevé par l'intermédiaire de l'impôt sur le revenu et les

204 Trois chantiers de réforme ménages modestes par les impôts indirects et les charges sociales. De plus, un prélèvement à la marge trop élevé (le coin fiscal") constitue une véritable désincita- tion au travail ou plutôt une incitation à la paresse et à la fraude notamment pour les catégories les plus qualifiées, ces dernières étant les mieux pla- cées pour profiter de systèmes fiscaux étrangers plus avantageux. Ainsi, à la belle époque de l'informaticien triomphant, c'est-à-dire à la fin des années 80, certains ne travaillaient que six mois par an et estimaient qu'au-delà il valait mieux prendre du bon temps plutôt que de travailler pour payer des impôts supplémentaires : jusqu'à nouvel ordre, on n'est pas imposé sur le temps libre. On le comprend, un prélèvement fiscal trop élevé - il , serait de l'ordre de 70 % à la marge pour le travail qualifié - est un frein à la création de richesses. Pour toutes ces raisons, il est urgent à la fois de réduire les charges sociales et de mieux répartir les impôts. N'est-ce pas le relèvement des charges sociales depuis le début des années 80 qui a empê- ché la rémunération nette des salariés d'augmen- ter ? Pis même, si les prélèvements pour la santé et la vieillesse continuent à croître au même rythme d'ici à 2010, le pouvoir d'achat sera amputé d'un demi-point par an. Mais comment financer cette indispensable réduction des charges notamment sur les bas salai- res ? Comment éviter qu'elles n'augmentent pour les autres ? La commission Mattéoli avait avancé l'idée d'un moratoire sur les charges sociales tant salariales que patronales et proposé de financer les

... , - .,.. 205 Le grand mensonge allégements de charges par la CSG. Ces idées pro- gressent peu à peu dans les faits. Augmenter la CSG est, en effet, une manière de faire peser sur l'ensemble des ménages les prélè- vements de solidarité et pas seulement sur les actifs. Mais l'instauration d'une TVA sociale en est une autre. Certains ont imaginé de moduler la TVA des entreprises en fonction de leur contribu- tion à l'emploi, ce qui aurait le mérite de pénaliser les importateurs. Cette idée est trop souvent rejetée pour des raisons, à nos yeux contestables, qui tien- nent aux dogmes monétaires et européens ; la hausse des prix n'est plus telle en France qu'il faille craindre les effets inflationnistes d'une telle mesure qui aurait aussi l'avantage, comme la CSG, de ne pas faire peser les prélèvements seulement sur le facteur travail. Tout cela supposerait une refonte complète de la fiscalité directe et indirecte. Et comme le dit Raymond Soubie, il y a deux moyens de faire des réformes : le premier consiste à les annoncer, c'est le meilleur moyen d'échouer. Le second consiste à les faire sans le dire, c'est le seul qui peut réussir en France. En effet, Raymond Barre est l'un des seuls hommes politiques à avoir dénoncé l'anoma- lie de notre système fiscal qui fait qu'un Français sur deux échappe à l'impôt, on ne peut pas dire que les électeurs lui aient été reconnaissants de cette vérité. Parions donc que, dans les années qui viennent, l'on va continuer à annoncer régulièrement des réductions d'impôt sur le revenu souvent symbo- liques, accordées au plus grand nombre, ce qui est

206 Trois chantiers de réforme populaire, et à augmenter la CSG, ce qui est une manière à peine déguisée de faire payer des impôts à ceux qui n'en paient pas, en raison de leurs reve- nus relativement faibles, ou encore pas assez, comme les retraités. La réforme fiscale ne devrait pas se limiter à l'impôt sur le revenu. La mobilité géographique et professionnelle des individus est freinée par l'importance des droits de mutation sur les biens immobiliers. Les jeux d'écritures qui résultent de la vente d'une résidence principale représentaient un coût de l'ordre de 10 % de la transaction. Les réformes actuelles vont dans le bon sens avec une réduction de ce taux d'imposition à 7 % et l'exo- nération de TVA pour l'achat de terrain à bâtir. Je suggère d'aller plus loin et d'exonérer complète- ment ceux qui vendent un bien pour des raisons professionnelles - mutation ou chômeur déména- geant afin d'accepter une offre d'emploi loin de chez lui. Le poids des impôts locaux dans les prélève- ments obligatoires n'a cessé d'augmenter depuis 1990. Il représente près de 18 % du total en 1998 contre 10 % en 1990. Cette dérive est d'autant plus inquiétante que, dans le même temps, les dépenses de fonctionnement et d'investissements de prestige (personnel, communication) ont dérapé de manière excessive. La fiscalité locale mérite donc aussi d'être repensée. La taxe foncière et la taxe d'habitation sont trop inégales d'une commune à l'autre, elles ne tiennent pas assez compte des revenus des per- sonnes. Il faudrait assurer une meilleure péréqua-

. : ; .. ,: _ .. 207 Le grand mensonge tion en fonction des objectifs d'aménagement du territoire (défiscaliser partiellement certaines zones à repeupler). Enfin, la taxe professionnelle qui représente la moitié des recettes fiscales locales est aussi mal répartie. En outre, son calcul, fondé sur les immobilisations des entreprises et la masse salariale, a des effets pervers sur les investisse- ments et l'emploi, depuis longtemps reconnus. Je suis en accord avec les mesures envisagées pour retenir une assiette fondée sur la richesse créée par l'entreprise (la valeur ajoutée) et instaurer une meilleure répartition nationale. Dénoncer notre système fiscal est une chose, le réformer en serait une autre, mais l'essentiel reste de réduire les prélèvements obligatoires et donc la dépense publique.

Dépenses publiques : jusqu'où ira-t-on ?

Presque stabilisés dans les années 60, les pré- lèvements obligatoires, c'est-à-dire les impôts directs et indirects et les cotisations sociales, gri- gnotent inexorablement le produit intérieur brut depuis le premier choc pétrolier : ils représentaient 37 % du PIB en 1973, 42 % en 1980 et dépassent 45 % en 1996. Pour comprendre, il suffit de prendre le point de vue de l'entrepreneur individuel, avec une question élémentaire : combien doit-il demander à son client pour avoir un franc supplémentaire de revenu net d'impôts et taxes dans sa poche ?

208 Trois chantiers de réforme

Réponse : presque trois fois plus. Le calcul est simple. Admettons que notre entrepreneur se situe dans la tranche d'imposition de 45 % (qui n'est pas la plus élevée), ce franc net d'impôts corres- pond à environ 1,40 franc de salaire net. Compte tenu des charges sociales salariales et patronales, son entreprise aura dû débourser à peu près 2,50 francs pour lui verser le 1,40 franc en ques- tion. Ces 2,50 francs auront été naturellement fac- turés au client, mais ce dernier aura dû aussi payer 20,6 % de TVA en plus. Ce qui donne un total de près de 3 francs TTC. Il faudrait d'ailleurs ajouter que, lorsqu'il sera dépensé, ce franc supplémen- taire de revenu sera à nouveau amputé d'un mon- tant de 20,6 % de TVA. Conclusion : sur 3 francs facturés à un client c'est plus des deux tiers qui partent dans la trappe des prélèvements obligatoires. On objectera qu'il s'agit ici de calculs à la marge. Mais ils ont le mérite de révéler le mal dont souffre notre écono- mie : le lest des prélèvements obligatoires freine l'incitation à entreprendre, à produire plus et à créer des emplois. L'étatisation de l'économie contribue ainsi à entretenir le chômage et le travail au noir. Pour sortir de ce cercle infernal, il faudrait commencer par mettre tous ces chiffres sur la table. Ajoutons que ce calcul à la marge n'intègre pas les charges et les frais de structures inhérents à toute activité. En pratique, sur 5 francs facturés à un client, il ne reste guère plus de 1 franc à verser au titre du salaire. Certains se rassureront en se disant que, après tout, les prélèvements obligatoires ont apparem-

...... 209 Le grand mensonge ment peu augmenté ces dix dernières années. Ce ralentissement dans la montée de la température est artificiel : on a faussé le thermomètre en ins- taurant de nouveaux prélèvements non comptabi- lisés comme obligatoires. Par exemple, dans une taxe téléphonique de base, il y a l'équivalent de 25 % d'impôts, sans oublier la taxe de 33 % sur les primes d'assurance. L'État dépense plus qu'il ne prélève. Ainsi, le fossé se creuse entre les pré- lèvements dits obligatoires (46 % du PIB) et les recettes publiques (49 % du PIB). Ces dernières comprennent aussi d'autres ressources comme les amendes. L'écart est d'environ trois points de PIB : la température continue à grimper mais cela ne se voit pas. En réalité, pour mesurer véritablement cette éta- tisation déguisée de l'économie, il faut utiliser un autre indicateur : la dépense publique - en quelque sorte la contrepartie positive des prélèvements obligatoires. Elle ne cesse d'augmenter en France, près de 55 % du PIB en 1996 contre 46 % en 1980, alors que son poids s'allège pour la plupart de nos partenaires. De ce point de vue, aussi, l'écart entre la France et ses partenaires s'est creusé ces der- nières années. Comment fait donc l'État pour dépenser plus qu'il ne prélève, de façon obligatoire ou non ? Réponse : il emprunte pour combler un écart pudi- quement baptisé « besoin net de financement des administrations publiques ». Ce déficit de l'État a représenté entre 2,5 % et 3 % du PIB dans les années 80, contre seulement 0,8 % dans la décen- nie précédente. Il a frôlé les 5 % en 1992 et 1993

210 . Trois chantiers de réforme et est revenu progressivement depuis, non sans dif- ficulté, au niveau de la barre des 3 % imposée pour la mise en place de l'euro. Le recours systématique et croissant au déficit budgétaire est, en raison des vaches maigres de la récession, le seul moyen de ne pas faire éclater la marmite sociale. L'État demande aux Français une discipline et une rigueur dont il est loin de montrer l'exemple : de plus en plus il emprunte pour rem- bourser ses dettes. Rien de surprenant, par conséquent, si la dette publique nette s'élève en 1998 à plus de 48 % du PIB contre moins de 15 % en 1980. De tels taux d'endettement public ne sont pas exceptionnels ; mais c'est la dérive qui inquiète : le service de la dette représentait, en 1997, 230 milliards de francs des dépenses publiques, soit 15 % du total. Après l'Éducation, c'est le deuxième poste du budget général, équivalent en importance à celui de la Défense. Le recours à l'emprunt a des limites, car il faudra bien rembourser et prélever dans le futur les ressources nécessaires pour payer les dépenses passées, à moins que l'inflation ne vienne, comme par miracle, (re)donner un cours légal à la monnaie de singe. Les causes de cette dérive sont bien connues : impact du ralentissement de la croissance, besoins pour l'indemnisation du chômage et la santé. De sorte que l'ensemble de ces dépenses de transfert représentait, en 1996, près de 30 % des dépenses du budget général. On notera avec regret que dans la même période les transferts pour la maternité et .. - , , - c. , 2111 Le grand mensonge . la famille n'ont pas profité de l'augmentation rela- tive de la manne publique. La prolongation des tendances actuelles pourrait amener les dépenses publiques à rester autour des 55 % du produit national dans les prochaines années. D'autant qu'un certain nombre de facteurs devraient pousser à la hausse : - l'accroissement des prestations vieillesse, iné- luctable, malgré les récentes mesures d'allonge- ment de la durée d'activité ; - le coût financier des mesures d'accompagne- ment d'une politique nataliste, nécessaire pour évi- ter le déclin démographique ; - l'augmentation des dépenses médicales : en relation avec le vieillissement des populations et la sophistication des techniques. Le poids des dépenses publiques dans l'écono- mie ne peut croître indéfiniment sans entretenir les cercles vicieux de la récession et du chômage, sauf retour à l'inflation. Il faut donc s'attaquer aux cau- ses structurelles de la dérive des prélèvements obli- gatoires. La dérive ne cessera qu'avec celle des dépenses de santé et des systèmes de retraite. L'efficacité en matière de dépenses de santé passe certainement, en partie, par des systèmes d'assu- rance individuelle rendant les individus beaucoup plus responsables. Quant aux retraités, l'on sait que les arbitrages passés leur ont été extrêmement favorables, au point que le revenu moyen des inac- tifs est aujourd'hui supérieur à celui des actifs. Commençons par la santé.

212 Trois chantiers de réforme - Dépenses de santé : de l'irresponsabilité à l'assurance

Contrairement à la plupart de ses partenaires européens, la France n'a pu stabiliser ses dépenses de santé : près de 10 % du PIB en 1996 contre moins de 8 % en 1980. Ces quinze dernières années, elles ont augmenté presque deux fois plus vite que la richesse nationale. On est donc conduit régulièrement à relever les cotisations et impôts pour leur financement. Les plans d'économie se succèdent, rien que pour la période 1975-1998, on en relève quatorze qui marquent le passage de cha- que ministre (une manière comme une autre de se rappeler leur nom !) : Durafour en 1975, Barre en 1976, Veil en 1978, Barrot en 1979, Questiaux en 1981, Bérégovoy en 1982, Delors en 1983, Dufoix en 1985, Séguin en 1986, Évin en 1988, Durieux en 1991, Veil en 1993, Juppé en 1995 et Aubry en 1998. Aucun de ces plans n'a réussi, pour l'instant, à colmater la brèche. Ainsi, les dépenses de santé ont progressé de 10 % par an entre 1980 et 1993. À partir de 1994, la croissance s'est progressive- ment ralentie jusqu'à s'établir autour de 3 %. Cet objectif reste difficile à atteindre et ce rythme de progression est encore trop élevé compte tenu des excès antérieurs. Le plan mis en place par , puis celui de Martine Aubry qui en conserve la philosophie générale, réussiront-ils là où les autres ont échoué ? On peut l'espérer car ces deux derniers plans sont en rupture par rapport aux politiques menées jusqu'alors en matière de dépenses de santé : elles s'attachaient pour l'essen-

...... - _ 213 Le grand mensonge

tiel à réduire les taux de remboursement sans contrôler le montant total des dépenses, alors que désormais, il s'agit de maîtriser l'offre médicale tant sur un plan budgétaire que qualitatif. Comment expliquer cette dérive des dépenses de santé ? Elles s'élèvent à plus de 700 milliards de francs dont 500 milliards sont remboursés par la Sécurité sociale. Près de la moitié de ces rembour- sements concernent l'hospitalisation, viennent ensuite les honoraires médicaux (27 % du total) puis les dépenses de pharmacie (18 %). La démographie médicale et le mode de rému- nération à l'acte ont joué un rôle important dans l'augmentation des dépenses. Le nombre de méde- cins spécialistes a plus que doublé entre 1975 et 1995, passant de 29 000 à 86 000 et dépassant celui des généralistes (eux-mêmes passés de 48 000 à 83 000), et leur nombre va continuer à augmenter jusqu'en 2005. Le système de santé français a trop longtemps fonctionné à guichets ouverts. Chaque assuré a pu jusqu'ici aller voir autant de médecins qu'il le désire et se faire rembourser chaque fois. Chaque médecin a pu prescrire jusqu'à aujourd'hui ce qui lui chante ou plutôt ce que réclame le patient, qui autrement ira chez un confrère, et renvoie la balle à un ami spécialiste, ou plus simplement à lui- même, en annonçant une nouvelle visite dans huit jours. C'est ainsi que les honoraires médicaux ont augmenté de plus d'un tiers dans les années 80. Désormais, si l'on parvient malgré les résistances, à mettre en place des filières de soins organisées autour de médecins généralistes, il devrait être pos-

214 ' ... ' Trois chantiers de réforme

sible de réduire ce type de surconsommation médicale. L'accès pour tous aux soins médicaux ne doit pas signifier le droit de consommation médicale illimitée pour chacun. La société ne peut se per- mettre un tel gaspillage qui ne profite qu'aux pro- fessions médicales et à l'industrie pharmaceutique. Les médecins se portent jusqu'à présent bien, non seulement leur nombre a augmenté, mais ils se sont enrichis aussi. D'après l'Insee, les cadres ont vu leur revenu réel baisser de 6 % dans les années 80 alors que les médecins ont vu le leur augmenter de 14 %, soit un écart de 20 points. À titre d'exemple, le revenu moyen d'un radiologue libéral est de 800 000 francs dans les années 1990 ! Le vote par le Parlement du budget de la Sécurité sociale et la fixation d'enveloppes budgétaires devraient remettre en cause certaines rentes de situation comme en sont bien conscients les médecins. Pour les médicaments, même si on avance sou- vent que leurs prix en France sont parmi les plus bas d'Europe et bien plus faibles qu'en Allemagne, la dépense totale est la même des deux côtés du Rhin. En France, la part des génériques est encore marginale, les posologies correspondent rarement au contenu des boîtes, et l'on achète beaucoup de médicaments qui heureusement ne sont jamais consommés ! Il faudrait sans doute renforcer le lien entre contributions et prestations en demandant au consommateur de soins de prendre en charge une fraction plus importante du prix de la dépense

215 Le grand mensonge _ médicale. Ce qui pose naturellement la question de l'égalité devant les soins. Mais celle-ci prend trop souvent les allures d'un mythe. S'il faut couvrir totalement certains risques qui sont plus liés à la fatalité du sort qu'aux choix personnels, il n'en est pas moins anormal que ceux qui adoptent des comportements risqués, voire sui- cidaires (alcool, tabac, moto, voiture), soient à 100 % supportés par les autres. Dans certains cas précis, comme les risques liés aux sports d'hiver, ce devrait être à ceux qui les prennent de se couvrir mutuellement en recourant à des assurances avec un système de bonus-malus. Naturellement, il n'y a pas de système parfait et il conviendrait d'éviter la mutualisation des bons risques et la mise à l'écart des autres, bref de veil- ler à la solidarité nationale en toutes circonstances, mais pas n'importe comment. Ainsi, l'État prend des dispositions permettant à tout assuré social de couvrir une autre personne, même sans lien de parenté : adulte de plus de vingt-cinq ans, conjoint homosexuel. Il renforce ainsi le déficit social alors que ces mesures de solidarité devraient être prises en charge par l'impôt. Les Hollandais ont imaginé une solution inter- médiaire où 80 % de la cotisation obligatoire sont versés à un fonds national de péréquation et le reste versé à une assurance au choix du client. Les sélec- tions des patients sont évitées grâce au fonds de péréquation (âge, sexe, état pathologique, risque professionnel, catégorie sociale...). Pour gagner leur vie, les assureurs sont amenés à passer des conventions de limitation des dépenses avec les

216 Trois chantiers de réforme

professions de santé. Ce système réintroduit les règles du marché sans trop engendrer d'effets per- vers. Ainsi, les corporatismes professionnels qui font les délices du dérapage des dépenses de santé ont avec cette formule à s'affronter aux dures réa- lités des financiers. Les propositions des assureurs français vont dans ce sens, mais elles restent pour l'instant à l'état de projets, notamment car elles font craindre une privatisation rampante de la Sécurité sociale. Mais l'hospitalisation constitue le gros mor- ceau des dépenses de santé. L'hôpital public coûte d'autant plus cher que les cliniques privées choi- sissent leurs clients et reportent sur le sec- teur public les cas difficiles et peu rentables : un grand brûlé en réanimation lourde revient à 15 000 francs par jour, comment s'en sortir avec seulement 5 000 francs ? Autre exemple : une cli- nique privée, autorisée à faire de la chirurgie car- diaque, fera des pontages coronariens simples, jamais doubles ou triples, car pour ces opérations les durées de séjour sont imprévisibles. Sur ce point le plan Juppé ne disait mot. De plus, en raison de la puissance politique des corporations médicales, la France présente la par- ticularité d'avoir un système hospitalier privé pros- père, jouissant de la tarification à l'acte. Défavo- risé, le secteur public subit toujours la contrainte d'un budget global, fixant a priori le volume d'acti- vité, ce qui l'oblige à de fortes restructurations. L'hôpital, c'est aussi beaucoup de dépenses de personnel pour une hôtellerie très particulière, fonctionnant jour et nuit avec du personnel et des

217 Le grand mensonge

équipements spécialisés. De plus en plus d'hô- pitaux sont suréquipés et l'entretien des lits vides ou occupés artificiellement coûte cher. Et si, depuis 1985, on a réduit le nombre de lits d'hôpitaux d'environ 50 000, cela ne compense pas encore l'augmentation qui avait précédé (70 000 lits d'hôpitaux supplémentaires dans les années 70). Il faudrait sans doute aller plus loin et en supprimer des dizaines de milliers d'autres, comme l'avait suggéré Edouard Balladur. Cette proposition a suscité une levée de boucliers pour une raison simple : l'hôpital local représente, pour bien des communes ou des petites villes, le premier employeur. La fermeture d'un hôpital, c'est la porte ouverte à l'échec électoral. Si seulement l'augmentation continue des dé- penses était le meilleur moyen d'améliorer l'état de santé de la population. Mais, dans les pays déve- loppés, il n'existe pas de corrélation entre le niveau des dépenses de santé et les indicateurs globaux de l'état de santé comme l'espérance de vie. Ainsi, la France qui est au cinquième rang des pays de l'OCDE pour les dépenses de santé par habitant occupe le treizième rang pour l'espérance de vie des hommes. Malheureusement, la prévention représente moins de 3 % des dépenses de santé, alors qu'il semble bien que l'état de santé d'une population doive plus aux travaux d'assainissement et d'adduction d'eau potable qu'aux soins médicaux. Le rapport Soubie44 cite des études montrant qu'il n'y aurait que 11 % des décès susceptibles d'être influencés par des soins médicaux et plus de 60 %

218 Trois chantiers de réforme qui seraient liés aux modes de vie et aux conditions d'environnement : « Les déterminants des états de santé sont multiples, le système de soins ne contri- buant que faiblement à l'amélioration de la santé de la population. De nombreuses études montrent que les modes de vie (habitudes alimentaires, forme physique, consommation de tabac et d'al- cool), les inégalités (conditions de travail, niveau d'éducation, revenu), les relations sociales (impor- tance du réseau de relations) ainsi que l'environ- nement physique (pollution, habitat) sont des fac- teurs explicatifs importants de l'état de santé de la population. » Cependant, la gabegie en matière de santé a au moins le mérite apparent d'avoir un impact favo- rable sur l'emploi. Cela est vrai pour l'hôpital et d'une façon générale le déficit des régimes sociaux a des contreparties positives du point de vue des créations d'emplois. C'est ainsi qu'entre 1981 et 1994 le nombre de médecins a augmenté de plus de 50 000, celui des infirmiers de plus de 80 000, sans compter les dizaines de milliers d'emplois d'agents administratifs ou de service. Au vu du niveau atteint par les dépenses, ces créations d'emplois restent limitées, certaines pro- fessions de santé comme les pharmaciens se carac- térisant par un certain malthusianisme. De toutes les façons, comme le souligne le même rapport Soubie : « laisser dériver les dépen- ses de santé en augmentant la pression fiscale conduirait, en pesant directement ou indirectement sur le coût salarial, à une dégradation continue de la compétitivité française et serait susceptible

. 219 Le grand mensonge

d'exercer un effet d'éviction sur d'autres fonctions . collectives davantage productives de bien-être ou de santé (environnement, tissu urbain, réseau rou- tier), ou davantage susceptible d'améliorer sensi- blement la compétitivité (formation, recherche) et donc de réduire à terme le chômage. Il est proba- ble qu'à l'heure actuelle ce n'est plus dans le sys- tème de soins qu'il faille investir prioritaire- ment, d'autant que des investissements alternatifs seraient sans doute plus producteurs de santé. » L'assurance-maladie faisant partie des acquis sociaux de l'après-guerre, il est probable que la dérive va continuer : - le ralentissement économique diminue les res- sources car les chômeurs ne cotisent pas ; - la demande sociale de soins ne cesse d'aug- menter ne serait-ce qu'en raison de la médicalisa- tion croissante des problèmes de société. Faute de s'attaquer aux racines du mal, ce qui reviendrait à remettre en cause la société dans son ensemble, on s'attache à faire disparaître les symptômes à coups de somnifères et autres calmants ; - le recours à la psychothérapie, voire à l'ana- lyse, témoigne des limites de la médecine du corps, mais n'empêche pas l'abus de médicaments. Cer- tes, ces derniers sont le plus souvent achetés et non consommés, le gaspillage n'en est pas moins réel ; - la croissance exponentielle des dépenses médicales s'explique aussi par le vieillissement de la population et par la déconnexion croissante entre cotisations et prestations : les retraités ont des dépenses de santé trois à quatre fois plus élevées

220 Trois chantiers de réforme que les actifs et des cotisations trois fois plus faibles ! De plus, le déficit se creusera encore, en raison de l'importance des enjeux économiques et de la puissance des acteurs concernés. La branche maladie de la Sécurité sociale n'est pas la seule responsable du déficit des comptes sociaux ; la branche vieillesse du régime général, autrement dit les retraites, pèse lourd dans la balance. Elle représente un total de plus de 13 % du PIB pour 15 millions de retraités. À quelle pro- portion du produit national arrivera-t-on lorsque le nombre de retraités aura doublé dans 25 ans ? ' ::'1 .

Retraites : non à la capitalisation, oui à de nouvelles règles du jeu

En 2010, il y aurait presque un retraité pour deux actifs et, toutes choses égales par ailleurs, le taux de cotisations vieillesse passerait à 30 % du salaire contre moins de 20 % aujourd'hui. Heureusement, « rien n'est jamais égal par ail- leurs ». Des mesures ont été prises pour alléger le fardeau : dans le privé, il faudra cotiser plus long- temps pour bénéficier de la retraite à taux plein, l'indexation des pensions se fera seulement sur les prix et non plus sur les salaires, on tiendra compte des vingt-cinq meilleures années et non plus des dix pour le calcul des droits, etc. La mesure est passée au cours de l'été 1993 mieux qu'une lettre à la poste. Il faut dire que son application est pro- gressive jusqu'en 2005 et que pour l'instant ceux ' . , . 2211 Le grand mensonge

qui sont concernés ont le sentiment d'être encore des privilégiés par rapport aux générations suivan- tes. Suite aux événements de novembre-décembre 1995, le gouvernement Juppé n'a pas pu aligner la fonction publique et les régimes spéciaux de retraite, comme celui de la SNCF, sur le régime général. De ce fait, les inégalités de condition et de statut entre privé et public se sont renforcées : tout se passe comme si certains devaient travailler plus longtemps, pour que d'autres continuent à par- tir plus tôt. Si le fardeau entre actifs du privé et du public est inégalement réparti, les retraités seront tous logés à la même enseigne : il leur faudra, de plus en plus, « passer à la caisse ». Déjà les cadres retraités contribuent au finance- ment des points gratuits attribués aux cadres chô- meurs. Et l'ensemble des retraités sera forcément sollicité pour financer, le moment venu, l'alloca- tion destinée aux personnes âgées dépendantes. Ils verront ainsi progressivement leur cotisation mala- die rattraper celle des salariés. Ces dernières mesures vont dans le bon sens, même si certaines peuvent surprendre.: on a ainsi réduit les majorations familiales pour les retraités ayant eu plus de trois enfants. C'est bien mal récompenser ceux qui ont élevé les enfants qui, devenus actifs, permettront précisément de payer les retraites des anciens, y compris de ceux qui n'ont pas eu d'enfant. Est-ce comme cela que l'on espère combattre l'égoïsme de certains et relancer la démographie ?

222 Trois chantiers de réforme

Ces mesures restent insuffisantes, nous dit-on, pour éviter la prétendue faillite du système des retraites par répartition, où les actifs d'aujourd'hui payent pour les retraités d'aujourd'hui. Des nou- velles dispositions ont été prises en 1998 pour ten- ter de sauver notre système par répartition. Un fonds de réserve sur les retraites a été créé, doté en 1999 de deux milliards de francs, qui devrait être ultérieurement complété par d'autres ressour- ces beaucoup plus importantes. Mais, il est annoncé déjà que cette mesure ne sera pas suffi- sante. C'est plusieurs dizaines de milliards qu'il faudrait trouver. On prétend toujours qu'il faudrait développer la capitalisation individuelle même si les termes ont changé : le gouvernement Jospin parle plus volon- tiers de « régime surcomplémentaire » ou d'« épar- gne salariale ». On sous-entend que les retraites par répartition verront leur pouvoir d'achat s'éro- der et c'est à chacun de prendre dès maintenant ses précautions pour l'avenir en épargnant un peu plus. C'est ainsi que l'on a justifié la création des fonds de pension. Les partenaires sociaux, qui seront probablement associés à la gestion des fonds ainsi collectés, semblent plus favorables que par le passé au développement de la capitalisation. L'objectif avoué serait de développer l'épargne pour financer plus aisément les investissements publics et privés et, théoriquement, récolter demain une croissance plus soutenue. Mais, au-delà des risques inégalitaires d'un tel système (les riches sont mieux placés pour faire des placements), notre conviction est claire : la capitalisation est une ruse .. , 223 Le grand mensonge pour augmenter les prélèvements obligatoires sous forme d'un impôt déguisé, puisque volontaire. Revenons aux sources, un système de retraite, qu'il soit de répartition ou de capitalisation, est d'abord un système de « droits de tirages sur la production future ». Cette production future dépend d'abord du nombre d'actifs et de leur pro- ductivité. La capitalisation revient à multiplier le nombre de parts d'hypothèques. Ce qui ne fait que réduire la valeur de chacune d'entre elles. De plus, de tels droits de tirages sont d'autant plus incer- tains que tout dépendra des rapports de force entre les groupes sociaux actifs et inactifs. La capitali- sation ne résout donc en rien la question des retrai- tes qui est par essence le type même de problème mal posé. En effet, il faut rapprocher la baisse attendue de la population active, de l'ordre de 0,5 % par an, de la productivité future (cette dernière a augmenté de plus de 2 % par an depuis 1973). Demain, l'on pourra produire plus avec de moins en moins de main-d'oeuvre. Si les robots remplacent les hom- mes, pourquoi ne pas les faire aussi cotiser indi- rectement aux régimes de retraite avec une TVA sociale ? On le comprend, ce sont les règles du jeu qu'il faut changer pour gérer intelligemment l'abon- dance. Non seulement il faut modifier la méthode de partage du gâteau, mais il faut surtout s'attacher à augmenter la taille de celui-ci. Le relèvement de l'âge de la retraite, au-delà de soixante ans, s'imposera moins pour des problè- mes de cotisations que pour des motifs d'intégra-

224 . Trois chantiers de réforme tion. À soixante ans, une femme a vingt-cinq ans d'espérance de vie et un homme dix-neuf ans. Qui ne souhaite continuer une activité, à son rythme et le plus longtemps possible ? Et pourquoi la société se priverait-elle de cette capacité supplémentaire de création de richesses ? On le sait, il y déjà plus de 400 000 retraités, dont beaucoup d'anciens agriculteurs, qui conti- nuent à travailler. Leur nombre devrait pouvoir augmenter. Il faut multiplier les formules de retraite progressive. Cependant, à plus long terme, la vraie question est ailleurs. Le vieillissement de la population imposera, un jour ou l'autre, des arbitrages dou- loureux. Sur le long terme, une société qui n'assure pas sa reproduction est appelée à disparaître. Que peuvent les politiques ? On sait que les excédents de la branche famille de la Sécurité sociale ont longtemps servi à combler une partie du déficit des caisses d'assurance-maladie et des régimes de retraite. On ne relancera pas la politique familiale sans se heurter aux intérêts « des panthères gri- ses ». Verra-t-on les retraités s'opposer aux bébés ou finira-t-on par comprendre que les bébés d'aujourd'hui feront aussi les retraites de demain ?

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État, les voies de l'excellence

La performance globale des entreprises d'un pays dépend aussi de l'efficacité des structures administratives et des infrastructures publiques. Malheureusement, on est loin de l'État d'excel- lence et la plupart des administrations ont conservé des pratiques « courtelinesques » trop souvent fon- dées sur la méfiance vis-à-vis du public et des entreprises. Cette méfiance est de règle au plus haut niveau de la fonction publique, comme le rappelle Robert Lion 45 : « La méfiance est le principe directeur de l'administration des Finances. Les services cen- traux se méfient des services extérieurs, la hiérar- chie se méfie des syndicats, les agents se méfient des administrés ; chaque direction se méfie bien entendu de toutes les autres. La méfiance est tout autant la loi des négociations interministérielles. Le haut fonctionnaire d'un ministère "dépensier" passe le plus clair de son temps à manoeuvrer pour que ses projets échappent aux chausse-trappes que lui tendent les Finances. À ce niveau (chef de bureau), la politique générale n'est jamais prise en compte. Seul est pesé le prix des mesures envisa-

. ... - 227 Le grand mensonge gées. » Et Robert Lion de citer un rapport officiel : « Aucune réforme n'est indispensable, mais tout changement coûte, me disait en 1975 le chef du bureau chargé du logement à la direction du Tré- sor. Alors notre rôle est de placer le bon grain de sable au bon endroit pour que, quelle que soit la décision politique, il ne se passe rien. » Les hommes politiques sont conscients de la nécessité d'une réforme en profondeur du statut et de l'organisation de la fonction publique. Certains ministères sont devenus ingérables par leur gigan- tisme. Mais les ministres passent alors que les fonctionnaires restent et s'arc-boutent sur des tex- tes et des procédures pour freiner l'initiative et bien souvent la tuer dans l'ceuf. Le diagnostic sur la crise de l'État protecteur établi naguère par Pierre Rosanvallon est toujours d'actualité. L'Etat souffre d'une crise financière, d'une crise de légitimité et d'une crise d'efficacité.

La crise financière et la crise de légitimité

La montée des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques révèle la crise financière et pré- pare la faillite de l'État. Les replâtrages coûtent cher et le poids de l'État dans l'économie s'accroît d'autant plus vite que son efficience diminue. La charge sur l'économie n'en est que plus lourde : l'impôt ne crée pas de richesse, au mieux il la détourne pour la redistribuer. Tandis que la crise financière s'aggrave, l'État augmente son train de vie : la consommation publi-

228 ' " Trois chantiers de réforme que des administrations (dépenses de fonctionne- ment qui comprennent les salaires des fonctionnai- res publics et territoriaux) a « mangé » 4 % sup- plémentaires du PIB depuis 1970 et absorbe presque un cinquième de ce dernier. Ce grignotage ne pourra se poursuivre indéfiniment sans consti- tuer, au-delà d'un certain seuil, un frein au déve- loppement des activités marchandes. Cela est d'autant plus inquiétant que, profitant de la décentralisation, l'État donne l'impression de se désengager de grands domaines de dépenses comme l'éducation, la santé, le transport, mais, en réalité, il reporte le fardeau sur les collectivités ter- ritoriales. Si l'impôt sur le revenu a été pendant un temps stabilisé, il n'en est pas de même pour les impôts locaux qui ont été quasiment multipliés par trois depuis 1980. Au moment même où le poids de l'État enva- hisseur s'accroît, sa légitimité diminue car il se heurte à de multiples acteurs représentant les dif- férents groupes sociaux. Ce phénomène d'oligopo- lisation et de balkanisation de la vie sociale est un frein au changement et une source de blocage : chaque groupe de pression entendant tout à la fois préserver ses privilèges et en obtenir d'autres. Lorsque les manifestants remplacent les élec- teurs, il y a peu de chances de pouvoir mener à bien les réformes qui s'imposent. En effet, il fau- drait pour cela remettre en cause des avantages acquis ou tout simplement des grands principes. Et voilà autant d'occasions rêvées pour rassembler les mécontents et marquer des points dans l'opi- nion. La démocratie parlementaire et élective sur

... 229 Le grand mensonge laquelle l'État devrait asseoir son autorité est de plus en plus contredite par la démocratie d'opinion fondée sur les sondages, eux-mêmes influencés par les mouvements de rue ou les violences des grou- pes organisés. Les syndicats sont plus combatifs face à des gouvernements de droite. À croire que, pour mener à bien les réformes de l'éducation, de la santé, de la fonction publique, un gouvernement de gauche est mieux accepté. Après tout, c'est bien Michel Rocard qui a introduit la CSG et rédigé le livre blanc sur les retraites. Le gouvernement d'Edouard Balladur, dans la foulée des élections, a pu ainsi augmenter la CSG (sans déduction fiscale) et revenir sur les avantages acquis en matière de retraite. Après le recul au moment de la grève à Air France de 1994, chaque tentative de réforme a été l'occasion d'une levée de boucliers, qu'il s'agisse de la révision de la loi Falloux, du CIP (contrat d'insertion professionnelle) ou des régimes spé- ciaux de retraite. Le gouvernement Juppé a connu des déboires comparables. La seule voie d'action socialement acceptée consiste trop souvent à indemniser les jeunes au chômage plutôt que de les payer en dessous du Smic ou à acheter la paix sociale en injectant 20 milliards de francs dans la compagnie aérienne nationale, soit l'équivalent de 500 000 francs par employé ! Avec une telle somme on aurait pu créer 200 000 emplois rémunérés au Smic pendant un an, charges comprises. Par ailleurs, le Crédit Lyon- nais, le GAN et Super Phénix ont bénéficié du . 230 ;... Trois chantiers de réforme même traitement de renflouement par l'argent public. Certains Français ont l'impression que cet argent ne sort pas de leur poche. Ils se trompent : nous payons tous pour assurer aux pilotes de ligne des salaires de plus de 100 000 francs par mois. Le porte-monnaie de l'État-papa ne pourra être solli- cité à l'infini pour toutes les entreprises nationales en mal de réforme comme Air France ou la SNCF. Pourtant, ces entreprises ne sont plus à l'abri de leur monopole et doivent de plus en plus affronter la concurrence européenne. Il leur faudra se mus- cler ou disparaître car, dans l'Europe du grand mar- ché intérieur, les ateliers nationaux n'ont plus leur place. Tout cela a été décidé dès 1987 à Bruxelles et nous avions dix ans pour nous y préparer. En attendant, les prises d'otages de la population française vont continuer. Georges Elgozy ° avait raison : « Le droit de grève est devenu le droit de quelques-uns à disposer de tous. » Les services « dits » publics sont en réalité entre les mains de groupes corporatistes, prêts à défendre bec et ongles leurs privilèges et cela d'autant plus vio- lemment que leurs actes ne sont pas sanctionnés. Le monopole de certains services publics devrait faire l'objet d'une contrepartie d'obligation de ser- vice minimum. Sans remettre en cause le droit de grève, celui-ci ne devrait pas pouvoir s'exercer de manière préventive, comme c'est trop souvent le cas, avant même que des négociations aient com- mencé. Qui évaluera le coût économique et social pour la collectivité d'une telle pratique irresponsa- ble du droit de grève par ceux qui abusent des

2311 Le grand mensonge monopoles publics pour servir leurs intérêts caté- goriels ? L'État n'est plus ce qu'il était : d'arbitre, il est devenu prisonnier des sondages et des groupes de pression qui sont les mieux placés pour faire enten- dre leurs intérêts. Tel n'est pas le cas des chô- meurs. Même un suicide par le feu ne suffit pas à attirer l'attention des médias. Le 4 mai 1993, le jour même où les journaux titraient à la une sur le suicide de Pierre Bérégovoy, on pouvait lire dans la rubrique « faits divers » du journal Le Monde : « À Bègles, en Gironde, le 30 avril, vers 23 h 30, un homme d'une trentaine d'années s'est immolé par le feu sur le parking d'un immeuble, il expli- quait aux témoins vouloir mettre fin à ses jours parce qu'il était au chômage depuis un an. » Quel- ques semaines plus tard, certains médias ont repris cette information en annonçant qu'il s'agissait en fait d'un « étudiant dépressif ». Soit ! Mais tout s'est passé comme si un chômeur s'était immolé dans l'indifférence nationale. Combien faudra-t-il de suicides et de drames pour que les égoïsmes corporatistes qui se partagent le travail et les reve- nus reculent ? Certes, l'État gère certains conflits mais pas nécessairement dans le sens de l'intérêt général dont Georges Elgozy donnait une définition savou- reuse : « intérêt qui coïncide avec celui de la tech- nocratie ». La technocratie, en réalité l'énarchie, devenue quasi propriétaire de l'État, est complice du consensus, avec les partenaires sociaux, qui pro- duit ce chômage d'abondance que nous avons dénoncé.

232 Trois chantiers de réforme

Pour que l'État retrouve sa légitimité, il lui fau- dra aussi se libérer de l'occupation de la haute administration par la noblesse énarchique et choi- sir les grands serviteurs de l'État parmi les hom- mes et les femmes les plus expérimentés de la société civile. Telles sont les conditions nécessai- res pour parvenir à un État moderne et à des admi- nistrations efficaces. '/ ' Pour un État moderne . et des administrations efficaces

L'État-patron voudrait imposer aux entreprises des règles qu'il ne s'applique pas à lui-même. Quand l'administration recrute un contractuel pour une durée déterminée, on peut entendre la consigne suivante : surtout ne pas choisir quel- qu'un inscrit à l'ANPE, car il faudrait, à la fin de son contrat, lui payer les indemnités de chômage qui reviennent au dernier employeur ! Les fonctionnaires ne sont pas plus responsables des déficiences de l'administration que ne le sont les travailleurs d'une entreprise contrainte de dépo- ser son bilan. La plupart d'entre eux font de leur mieux dans l'environnement bureaucratique où ils opèrent. Malheureusement, la faillite de certains services publics n'est pas soumise à la sanction du marché. Ce sont les règles de la fonction publique qu'il faut revoir : des règles de promotion à l'ancienneté et sur la base de concours administratifs où la com- pétence professionnelle compte moins que la

233 Le grand mensonge culture générale et abstraite. Le système de nota- tion est désuet, les évaluations sont programmées en fonction de l'ancienneté et il n'est pas possible de baisser la note d'un agent sans faire un rapport circonstancié. J'ai un jour posé la question suivante à un chef du personnel d'une administration centrale : « Avez-vous un entretien annuel avec les person- nes de votre service ? » La réponse fut attristante : « Non, je n'ai rien à leur dire car leur carrière ne dépend pas de moi. » Il ne lui était jamais venu à l'esprit de recevoir ses collaborateurs pour les écouter ! Comme le remarque Robert Lion : « Beaucoup de cadres de l'État, du haut en bas de l'échelle, sont des fauteurs de démotivation. » La motivation dépend moins du salaire que de la capacité managériale des chefs de service. Mais ces derniers désespèrent : « Si seulement on me laissait la possibilité de donner l'équivalent de 500 francs de prime annuelle à ceux qui s'impli- quent davantage dans le service. » Mais voilà, toute idée de rémunération au mérite déclenche les fou- dres syndicales. Et l'État-patron ne veut pas rom- pre le pacte de complicité pour la paix sociale avec les syndicats. Sans oublier que les salaires des fonctionnaires pourraient être plus élevés s'ils étaient moins nombreux et plus efficaces. De considérables progrès restent à faire pour rendre le traitement social du chômage plus effi- cace. D'un côté, il y a l'ANPE, un établissement public, et de l'autre des Assedic gérées paritaire- ment avec les syndicats. Les liens entre les deux organismes sont encore trop distants : l'indemni-

234 Trois chantiers de réforme sation ignore le placement ! La réforme relative au transfert de l'inscription des chômeurs de l'ANPE vers l'Unedic renforce encore ce principe de dou- ble interlocuteur pour les chômeurs et a aussi pour conséquence d'accroître encore les coûts adminis- tratifs du chômage. Et, d'ailleurs, comment préten- dre placer des gens avec des conseillers de l'ANPE qui sont pour la plupart recrutés par concours administratifs et qui le plus souvent n'ont pas l'expérience des secteurs économiques qu'ils sont censés suivre ? Comme l'a remarqué Philippe Séguin à propos de l'ANPE et des Assedic : « Il faut casser ces structures qui trouvent dans la crois- sance du chômage leur raison d'exister et les moyens de leur développement 4'. » Trop souvent ces organismes se contentent d'un traitement sta- tistique du chômage. On a même vu les Assedic de Nantes supprimer à une chômeuse son alloca- tion d'à peine 2 000 francs en raison de son activité bénévole aux « Restos du coeur 4g ». Depuis les députés ont mis fin à ces pratiques en autorisant les activités bénévoles aux chômeurs tant qu'elles n'empêchent pas la recherche d'un emploi. Ce n'est pas l'argent qui manque pour s'attaquer au chômage, c'est la méthode qui fait défaut. Il faut donc repenser le fonctionnement des services publics de gestion du chômage et de la formation (ANPE, Assedic, AFPA, Directions départementa- les du travail...). Autant d'organismes qui trop sou- vent se neutralisent sur le terrain. L'ANPE en par- ticulier devrait recruter des cadres sous contrat issus du monde professionnel et appelés à y retour- ner. L'AFPA est devenue un mastodonte impossi-

. 235 Le grand mensonge .

ble à réformer mais qui bénéficie pourtant de mar- chés quasi captifs. L'idée de créer un guichet unique dans chaque bassin d'emploi placé sous la responsabilité des préfets en relation avec les élus et les partenaires économiques et sociaux est sans doute la voie à suivre pour améliorer le système, le rendre plus humain, plus proche des situations individuelles et mieux adapté aux réalités locales. Dans l'administration comme dans les entrepri- ses, l'avenir est aux structures souples, décentrali- sées par projet, à taille humaine et autonomes. Qui dit autonomie dit responsabilité et par conséquent sanction du marché ou analyse des performances par rapport aux objectifs, c'est-à-dire, aussi, éva- luation régulière des compétences à tous les niveaux. Naturellement, une telle évaluation des compé- tences et des performances impose des garde-fous. Comme le souligne la circulaire de 1989 sur « le renouveau du secteur public 49 » : « Quatre grands principes devraient guider toute démarche d'éva- luation : l'indépendance des instances d'évaluation par rapport aux administrations gestionnaires ; la compétence des acteurs de l'évaluation, puisque les résultats ont vocation à alimenter des débats importants ; la transparence du processus, c'est- à-dire des sources d'information, des critères d'appréciation et des méthodes de travail (l'éva- luation ne clarifiera le débat démocratique que si elle se soumet à la critique) ; la pluralité des dis- positifs, puisque aucun organisme ne saurait exer- cer de monopole. Il faut mobiliser tout le potentiel

236 Trois chantiers de réforme disponible et susciter l'éclosion d'instances nou- velles. » Cette évaluation à tous les niveaux, y compris les plus élevés, est indispensable. Pour l'instant, cette circulaire n'est qu'un texte venu s'ajouter à d'autres et le chantier de réforme de l'État et des administrations n'est pas encore vraiment com- mencé. Dans bien des cas, la dynamisation interne des systèmes peut être obtenue en laissant un peu plus les forces du marché opérer, c'est-à-dire par moins d'État. Entre la saine émulation de la concurrence et le repli frileux sur des marchés captifs, il n'y a pas à hésiter car d'un côté c'est la voie prometteuse mais exigeante de l'excellence et de l'autre celle, sans avenir mais facile, de la médiocrité. Il n'y a pas de vie sans un minimum d'incertitude et de risque. Le rempart des rigidités finira par s'effondrer comme naguère le mur de Berlin, l'État centrali- sateur reculera. L'État moderne devenu modeste, comme l'avait pressenti Michel Crozier, devra lais- ser les mécanismes de marché bien jouer leur rôle régulateur. Les forces locales devront prendre leur avenir en main, notamment dans les domaines comme la protection sociale, la santé, l'éducation, où l'abus de réglementation et d'interventionnisme a conduit au gaspillage et à la sclérose des mono- poles. La règle d'or de l'État modeste devrait être : « Autant de liberté que possible, autant de contrôle que nécessaire. » Mais attention, les degrés de liberté qu'il convient de mettre à la disposition des collectivités .. . , 237 Le grand mensonge locales ne doivent pas être la porte ouverte au laxisme. Trop de conseils généraux et régionaux ont levé de nouveaux impôts pour financer la construction de somptueux locaux, pour réaliser des campagnes de communication et créer des em- plois purement administratifs. Le soutien à l'acti- vité économique des départements est encore trop centré sur l'aménagement routier. Le défi de l'emploi et de l'aménagement du territoire devrait conduire ces indispensables pouvoirs locaux à prendre des initiatives plus stimulantes pour le développement. Admettre ce diagnostic conduit à suggérer des orientations qui s'inscrivent à contre-courant de bien des mesures prises ces dernières années. Face à des systèmes centraux aussi puissants que sclé- rosés, il n'y a pas d'autre solution que d'introduire des innovations et des expérimentations perturba- trices, que de souffler de l'oxygène dans les brè- ches qui subsistent.

en tête L'emploi public . de l'innovation sociale

L'État et les collectivités territoriales ont une grande responsabilité en matière de créations d'emplois de services : dans les années 80 les ser- vices non marchands ont créé un million d'em- plois supplémentaires. Ce qui est vrai pour la santé l'est aussi pour les autres secteurs publics : aux déficits et aux budgets les plus importants corres- pondent les créations d'emplois les plus fortes.

238 . Trois chantiers de réforme

La décentralisation a eu ainsi des effets très posi- tifs en matière de création d'emplois, près de 500 000 postes nouveaux ces vingt dernières années alors que l'État perdait en contrepartie seu- lement 230 000 fonctionnaires. Le traitement social du chômage est lui aussi créateur d'em- plois : le développement des dispositifs d'inser- tion, des stages de formation et autres mesures a, au moins pour partie, entraîné la création de plu- sieurs dizaines de milliers d'emplois dans le sec- teur de la formation. La progression du budget de l'Éducation nationale a eu également des consé- quences favorables sur le chômage de certains adultes : environ 150 000 emplois ont été créés depuis 1980. Le souci de maîtriser la dérive des finances publiques limitera dorénavant les possibilités de créations d'emplois dans les services non mar- chands de la santé, de l'éducation et de la gestion des collectivités locales. C'est donc bien les servi- ces marchands qu'il faut développer pour répondre aux besoins non satisfaits d'aide à la personne, de gestion de l'environnement, d'entretien du patri- moine et du territoire. Pour créer les emplois per- mettant de répondre à ces besoins, il faut diminuer le coût des services correspondants par des abat- tements de charges sociales et des déductions fiscales. Il faut permettre aux particuliers, comme c'est déjà le cas pour les professions libérales, de déduire totalement, de leur revenu imposable, les salaires et charges qu'ils versent à leurs employés, car ces sommes vont de toute façon être imposées.

> . :. 239 Le grand mensonge

On améliorerait ainsi, en créant des emplois, les possibilités de garde d'enfants et d'aide aux per- sonnes âgées ou handicapées. Des mesures ont été prises en ce sens du temps où Martine Aubry était ministre du Travail. On a été depuis plus loin en élevant le plafond de la réduction d'impôt concer- nant les emplois familiaux. Toutes ces mesures vont dans le bon sens des incitations fiscales à l'emploi. L'État et les collectivités territoriales doivent aussi intervenir pour structurer l'offre de services correspondants en favorisant le développement des associations intermédiaires. Certaines de ces der- nières fonctionnent déjà comme des quasi-entre- prises qui regroupent les offres et les demandes de services et se chargent des formalités qui sont encore bien souvent trop lourdes. Le meilleur moyen de les simplifier serait sans doute d'impo- ser aux services administratifs de préremplir eux- mêmes leurs formulaires sur la base d'informa- tions simples fournies par les entreprises et les particuliers. Parions que, dans un tel système, les procédures de l'Urssaf seraient rapidement simpli- fiées, comme on l'a vu pour l'heureuse initiative des chèques emploi-service ! L'État et les administrations devraient aussi don- ner l'exemple en matière de partage du travail pour répondre aux attentes des individus. En effet, la sécurité se trouve surtout dans les grands groupes publics et dans les administrations, systèmes hié- rarchiques par excellence, alors que l'autonomie se rencontre surtout dans des formes de travail moins formelles et plus exposées, dans les entre-

240 ' Trois chantiers de réforme prises individuelles artisanales. Comment, dès lors, concilier des aspirations apparemment contradic- toires ? La réponse passe sans doute par un travail à mi-temps dans le secteur formel et protégé pour obtenir un minimum de sécurité et une autre acti- vité à mi-temps dans le secteur exposé pour y exercer librement des activités autonomes et informelles. D'autres voies pourraient être explorées. On pourrait tout d'abord permettre à tout fonctionnaire qui souhaite une carrière personnalisée de devenir contractuel. La promotion et les augmentations ne seraient plus en fonction de l'âge ou des concours mais des performances individuelles mesurées périodiquement par rapport à des objectifs négo- ciés au niveau de chacun. On pourrait aussi mul- tiplier les possibilités d'accès, à tous âges et à tous niveaux de grade et de rémunération, aux grands corps de l'Etat. Au passage, l'on réglementerait et limiterait les parachutages de la haute administra- tion dans les états-majors des grandes entreprises. Autant de promotions qui se font au détriment des compétences internes et sont moralement répré- hensibles lorsqu'il s'agit d'entreprises pour les- quelles ces mêmes hauts fonctionnaires étaient chargés d'exercer la tutelle de l'État. On pourrait enfin imposer aux hauts fonction- naires qui sont tentés par l'entreprise de démis- sionner de leur corps d'origine. Il est inutile de protéger ceux qui sont censés être les meilleurs. Ces grands corps étant devenus plus ouverts, ils pourraient y postuler à nouveau après un passage réussi ailleurs. , ' , ; i 241 Le grand mensonge

La question n'est pas de savoir s'il faut « plus » ou « moins » d'État mais plutôt : comment parve- nir à mieux d'État ? Le mieux d'État a déjà com- mencé dans certaines administrations décentrali- sées comme les Directions départementales de l'équipement (DDE). En Moselle, le slogan de la DDE n'est-il pas : « tous actifs, responsables et créatifs » ? La décentralisation a aussi ses limites et ses effets pervers en matière d'aménagement du territoire et d'urbanisme. Dans ces domaines, il faut sans doute plus d'État pour faire prévaloir l'intérêt collectif. . " Chapitre 17

Éducation, l'émulation par la concurrence .. ',( _ : ,. La maladie du diplôme, on l'a vu, a un coût économique et social très élevé : gaspillage de res- sources éducatives d'un côté, développement de frustrations multiples de l'autre. On ne peut pré- tendre résoudre la crise du système éducatif avec seulement encore plus d'éducation. Il est difficile de gérer efficacement et de faire évoluer une organisation de plus d'un million de personnes. La décentralisation régionale de l'Éducation nationale paraît inévitable. Les collectivités terri- toriales paient, et elles auront leur mot à dire sur les contenus et les formes d'enseignements ainsi que sur les recrutements d'enseignants. Les bud- gets régionaux consacrent la majeure partie de leurs ressources à l'éducation (constructions de lycées, d'IUT, d'universités). Le coup est parti et, après l'investissement, il faut aussi assurer une part croissante du fonctionnement. Les impôts locaux s'en ressentent par des taux de croissance à deux chiffres qui pourront d'autant moins se perpétuer que les revenus n'augmentent plus et que la ' : - ... : ' - ... 243 Le grand mensonge dépense supplémentaire pour l'éducation n'a pas d'effet visible sur le chômage des jeunes. Mais la décentralisation ne résoudra pas tous les problèmes et certaines questions stratégiques sur les programmes minimum pour les diplômes natio- naux, les critères de recrutement et la coordination des projets nouveaux doivent rester centralisées. Comment faire pour favoriser l'émulation et sti- muler la concurrence ? Comment faire pour améliorer l'adéquation entre la formation et les besoins du marché du tra- vail sans pour autant oublier les finalités du sys- tème éducatif : former des individus épanouis, autonomes et cultivés et des citoyens responsa- bles ? Comment faire pour avancer dans le sens de la décentralisation, de la concurrence et de l'insertion professionnelle ? En s'attaquant, comme on l'a fait avec le projet de révision de la loi Falloux, aux symboles de l'école laïque et du diplôme sans préparer l'opi- nion à ces remises en cause, on ne peut récolter que des rejets. Il faudrait commencer par dénoncer publiquement, et à grand renfort médiatique, la maladie du diplôme, reconnaître en vrac : l'erreur des 80 % des jeunes au niveau du bac, la faillite d'un système de sélection par l'échec, l'inégalité des chances, l'apartheid scolaire entre les lycées bourgeois et les LEP de banlieue (rejetés comme la lèpre), la nécessité de développer de nouvelles filières professionnelles d'excellence placées sous la responsabilité principale des entreprises. Tout cela, les Français le savent dans leur for intérieur

244 'j Trois chantiers de réforme mais ils n'osent pas encore se l'avouer tout haut. Ils le font d'autant moins que la propagande offi- cielle continue à véhiculer des discours lénifiants sur « l'élévation du niveau éducatif », la rentabilité du diplôme et l'amélioration de la productivité du système éducatif : moins de redoublements et plus de reçus ! Voilà maintenant plus de dix ans que j'ai dénoncé cette maladie du diplôme et ses effets per- vers sur la société française. Le coup est parti ! Il est trop tard pour revenir en arrière. La seule méthode possible paraît être celle de l'explication et de la concertation suivie par François Bayrou. Ne revenons pas sur le diagnostic, les bouteilles à moitié vides sont aussi à moitié pleines, et réjouissons-nous de voir des licenciés ès lettres préparer un CAP de fleuriste car l'avenir est aux métiers de haute convivialité ajoutée, et passons aux prescriptions pour lutter contre ces excès. .. ;, ,'1.' Moins de monopole et plus de concurrence

On le sait depuis la loi Falloux, qui date de 1850, l'enseignement privé est victime de discrimina- tions abusives comme l'impossibilité pour les col- lectivités territoriales de financer des constructions neuves. Début 1994, la révision de cette loi a été rejetée par le Conseil constitutionnel au nom du « principe d'égalité entre les citoyens ». Sans remettre en cause la légalité de ces déci- sions, nous voudrions ici relever les contradictions des uns et des autres. N'est-ce pas le ministère de ' " . .. :.. 245 Le grand mensonge l'Agriculture de Michel Rocard qui a modifié le 31 décembre 1984 la loi sur les lycées agricoles pour déclarer que dorénavant « l'État peut contri- buer aux frais d'investissements afférents aux éta- blissements d'enseignement agricole sous contrat, à l'exclusion des dépenses de première construc- tion » et que les collectivités locales peuvent sub- venir aux besoins de ces établissements ? De même, pour les lycées techniques qui ne relèvent pas de la loi Falloux mais de la loi Astier (25 juillet 1919), la jurisprudence a estimé qu'ils pouvaient être financés librement par les collectivités locales. D'où l'astuce qui consistait, jusqu'à récemment, à ouvrir des établissements privés « mixtes » com- prenant une majorité de sections d'enseignement général et une minorité de sections techniques afin de bénéficier des subventions de financement des collectivités locales au titre de la loi Astier. Ce débat sur le libre choix des parents et des élus, qui peuvent financer les clubs sportifs qu'ils souhaitent mais pas les écoles privées, n'est pas nouveau. Déjà, Jean Jaurès, qu'on ne peut pas soupçonner de manque d'esprit républicain, décla- rait : « À l'avenir, les programmes seront discutés bien loin des familles, tout contrôle leur échappera et, même, jusqu'à la pensée d'en exercer un. Le peuple sera obligé de subir passivement un ensei- gnement qu'il n'aura pas préparé. » Et ajoutant : « Laissez à quelques municipalités la gestion de quelques écoles indépendantes, et les municipalités mettront, tous les jours, les familles en face de l'éducation. » , _ _ _

246 " . ,'.' Trois chantiers de réforme

Ce point de vue de Jaurès a été cité par Alain Madelin 5°. Ce dernier se prononce pour une école du peuple où « l'État ne subventionnerait plus l'École mais l'Éducation dans le respect de la liberté des choix ». Pour cela, il faudrait donner aux parents un ticket éducation tenant compte de leur revenu et faire payer les études notamment à ceux qui le peuvent. L'enseignement privé sous contrat ne bénéficie pas de l'aide des collectivités locales alors qu'il représente dans certains départements de l'Ouest plus de 50 % des élèves scolarisés. Depuis fin 1984, il ne peut se développer plus rapidement que l'enseignement public. C'est un peu comme si on imposait à Peugeot de ne pas augmenter ses ventes de voitures plus que celles de Renault. Les crédits de fonctionnement sont affectés chaque année en fonction du nombre d'élèves des établissements sous contrat. Mais la loi de finances de 198551 rend impossible la sanction du marché au profit du privé : « Les ouvertures et fermetures doivent res- pecter les parités d'encadrement [...], une durée de fonctionnement préalable de cinq ans est exigée pour l'association éventuelle [...], la notion d'annexe ne doit pas être utilisée pour contrevenir à ces règles », etc. Concrètement, cela signifie que le privé peut créer de nouveaux enseignements s'il en supprime d'autres pour rester à effectifs constants et ne peut voir ses moyens augmenter qu'en proportion de ceux du public. L'enseignement privé a gagné la paix scolaire et les contrats d'association en accep-

247 Le grand mensonge tant des parts de marché figées. N'a-t-il pas ainsi vendu un peu de son âme ? Pourtant, il suffirait que la liberté de choix des parents puisse s'exercer pour que l'enseignement privé sous contrat progresse ou régresse en fonc- tion de ses initiatives et de ses performances. Une telle concurrence aurait certainement remis en cause la suprématie de l'Éducation nationale. Lors- que l'innovation est bridée, c'est la sclérose qui s'installe. En clair, nous proposons de supprimer toutes les lois et réglementations discriminantes entre l'enseignement public et l'enseignement privé. L'émulation de la concurrence devrait aussi s'opérer au sein du public. Les nouvelles techno- logies de l'information pourraient être utiles pour le développement de systèmes parallèles de forma- tion organisés par les collectivités locales, les entreprises, les associations d'individus. Elles introduiraient de nouvelles formes de concurrence sur des marchés éducatifs jusqu'ici protégés par la distance ou l'accès limité en démultipliant les pos- sibilités d'accès au CNED (Centre national d'enseignement à distance). On permettrait à ceux qui le souhaitent d'échap- per aux aléas de la carte scolaire ou d'une orien- tation imposée en payant naturellement le prix de ce service supplémentaire. On introduirait ainsi une concurrence dans des marchés jusqu'ici cloi- sonnés, permettant de corriger partiellement les fortes inégalités régionales dans l'offre d'éduca- tion 52. La production étant centralisée, il y a un contrôle de qualité en amont et d'efficacité en aval,

248 Trois chantiers de réforme

que l'on peut mesurer par les résultats aux concours et aux examens. Il faut préciser que cela existe depuis fort longtemps, en France même, avec le centre de Poitiers qui prépare notamment au bac et aux principaux concours nationaux. Il faut donc se demander pourquoi l'accès à certains enseignements du CNED est strictement réservé à ceux qui peuvent justifier d'un handicap physique ou d'un empêchement majeur comme le service militaire. .=. ' . .... , . - , ;. )'f;.;' ..: ..i.. ;.. ;..; . Vérité des prix et qualité des services

... Comment répondre à la forte demande sociale en éducation dans un contexte de restriction des dépenses publiques ? Les pays développés devront faire face au vieillissement de la population et à l'augmentation des dépenses de santé et de retraite. Bref, il faudra faire des choix, car les dépenses publiques consacrées à l'éducation ne pourront guère croître et la question de l'efficacité et de la productivité des systèmes éducatifs ne manquera pas d'être posée. Comment faire plus avec moins de moyens ? Beaucoup parient sur les nouvelles techniques édu- catives pour résoudre le dilemme. Il est vrai que les nouvelles technologies de l'information pour- raient précisément faciliter la transmission et l'acquisition des savoirs de base. Il apparaît cepen- dant de plus en plus évident que l'ordinateur ne supprime pas le livre et que rien ne remplace le contact humain direct de l'enseignement tradition-

. ,, , 249 Le grand mensonge

nel. L'enseignement à distance a certainement un avenir à condition de commencer par la voie postale. Quelles conséquences pour le coût et la renta- bilité des études ? La question du financement public de l'enseignement supérieur se posera nécessairement si le nombre d'étudiants continue d'augmenter. Dans nombre de pays développés, les étudiants contribuent financièrement au coût de leurs études, des sommes de 50 000 à 100 000 francs par an sont fréquentes en Amérique du Nord. En conséquence, il faut d'abord travailler pour payer ses études et attendre quelques années avant d'entrer à l'université. Les pays nordiques font même de la première expérience profession- nelle réussie un critère de sélection à l'entrée. Chaque polytechnicien coûte près de 1 million de francs par an à la nation, chaque HEC près de 200 000 francs. Ces derniers se plaignent d'ailleurs d'être moins bien lotis ! Il est vrai que l'École polytechnique, à elle seule, revient presque aussi cher à la collectivité pour quelques centaines de privilégiés que l'université de Paris-I qui compte plus de 30 000 étudiants. Mais le plus scandaleux est ailleurs : pourquoi subventionner précisément les études de ceux qui seront les mieux payés à la sortie de leurs études ? Les banques ne refuseraient pas de prêter à ces pauvres X qui débutent dans leur carrière avec un salaire de 200 000 francs par an ! 1 Ainsi, pour assurer un enseignement supérieur de qualité, il faudra sans doute de plus en plus en faire payer le coût à ceux qui en bénéficient. On

250 Trois chantiers de réforme cessera ainsi de subventionner les enfants des milieux aisés et l'on pourra plus facilement accor- der des bourses convenables à ceux qui en ont besoin. Il est probable aussi qu'une partie non négligeable des étudiants commencera d'abord par travailler avant d'entamer des études supérieures. Ce qui est sans doute un bon moyen de choisir sa voie professionnelle en meilleure connaissance de cause. Sur le long terme, les lois de l'offre et de la demande devraient rétablir les équilibres du mar- ché du travail rompus par la course au diplôme. On pourrait ainsi assister à une certaine désaffec- tion pour l'enseignement supérieur initial devenu un investissement de moins en moins rentable : à quoi bon s'engager dans une course-poursuite per- due d'avance ? À la limite, la dévaluation des diplômes pourrait aboutir à une société de la fin des diplômes comme facteur de discrimination sociale légale. Le recul de l'enseignement supé- rieur est déjà sensible dans certains pays comme les États-Unis, ou les pays nordiques. Les systèmes éducatifs en place pourraient être d'autant plus incités à évoluer qu'apparaîtront des quasi-universités parallèles organisées par les entreprises, les collectivités locales, les associa- tions avec l'aide ou non des nouveaux médias. En attendant, donnons un conseil aux étudiants de demain : quel que soit votre niveau de sortie de l'enseignement supérieur, il faudra vous différen- cier par des compléments de formation ou d'expé- riences, qui auront d'autant plus de valeur qu'ils seront plus rares et demandés. La formation ne " ...... 2511 Le grand mensonge

garantit jamais le professionnalisme. Toutes les occasions pour l'acquérir devront être saisies au plus tôt. La demande de formation continue et de valorisation des acquis professionnels pour les niveaux supérieurs devrait se renforcer pour les diplômés, de formation initiale moindre, désireux de voir reconnaître leurs compétences. Mais attention, la formation pour laquelle les entreprises dépensent chaque année plusieurs dizaines de milliards de francs est loin de cons- tituer un univers parfait. Si les entreprises y consa- crent plus de 3 % de leur masse salariale en moyenne (soit trois fois plus que l'obligation légale), cette manne profite d'abord à ceux qui sont déjà les plus formés, techniciens et agents de maî- trise, et aux cadres les plus diplômés. Une fois de plus, il pleut là où il y a de l'eau, et la formation continue ne joue pas assez le rôle de deuxième chance qui devrait être le sien. Dénonçons aussi au passage le gaspillage des ressources de la formation professionnelle. Cer- tains ont pu avancer que, sur neuf francs dépensés par les entreprises, il n'y avait qu'un franc qui ser- vait à payer l'acte de formation proprement dit. Le calcul est simple : la structure chargée de la for- mation au sein de l'entreprise absorbe le tiers de ce coût, un autre tiers revenant aux frais d'hé- bergement et d'hôtellerie. Les trois francs restants servent à rétribuer un organisme de formation exté- rieur qui lui-même va consacrer un franc au finan- cement de sa propre structure et un autre franc aux frais de promotion, le dernier franc restant sert à rémunérer les formateurs. Les entreprises gagne-

252 Trois chantiers de réforme

raient à privilégier l'autoformation collective : il est bien connu que c'est en enseignant que l'on apprend. On le voit, il n'y a pas que l'Éducation nationale qui a du chemin à faire pour parvenir à un meilleur rapport entre les prix et la qualité des services.

L'apprentissage gagnant , ..., ..., : ...,', - . je . L'apprentissage, toujours l'apprentissage et encore l'apprentissage ! Cela fait des années que cette litanie est entonnée ; pourtant l'apprentissage est encore trop dévalorisé : il y a près de sept fois moins d'apprentis que d'étudiants dans la France d'aujourd'hui. Certes, il semble y avoir une vraie reprise. On compte désormais près de 350 000 apprentis contre 200 000 en 1992. Mais cela ne doit pas faire oublier la vague déferlante des étudiants dont le nombre a doublé en dix ans. De sorte que la France a deux fois plus d'étudiants que l'Allemagne. Le maintien à un niveau élevé du chômage des diplô- més de l'enseignement supérieur n'en est que plus probable. Le nombre d'apprentis progresse à nouveau depuis quelques années. Certains centres de for- mation des apprentis avaient vu leurs effectifs chu- ter de moitié dans les années 80 et étaient menacés de fermeture. Aujourd'hui heureusement la ten- dance est inversée. Longtemps, l'apprentissage a été une impasse, se limitant aux diplômes de niveau CAP, BEP qui ...... 253 . Le grand mensonge représentent encore 90 % de l'ensemble des diplô- més en France. Depuis quelques années, ce n'est plus vrai avec le développement des bacs profes- sionnels et des BTS. Il n'y a pas de fatalité et certains CFA comme celui exemplaire de la chambre des métiers des Côtes-d'Armor ont su inverser les tendances et sor- tir des cercles vicieux de la chute des effectifs, de la baisse de niveau et de l'échec croissant aux exa- mens, pour entrer dans les cercles vertueux symé- triques. Pour cela, il a fallu la volonté de quelques hommes comme Pascal Pellan, le secrétaire géné- ral. Aujourd'hui la visite du centre de Ploufragan donne l'image attractive d'un campus universitaire ultramoderne. De nouvelles formations s'y déve- loppent comme celle de l'Institut supérieur des technologies automobiles qui forme à la mainte- nance jusqu'au bac + 4 par apprentissage et recrute des candidats dans la France entière. Ainsi, en France, on compte 25 000 diplômés de l'enseignement supérieur par apprentissage contre seulement 5 000 en 1992 et le phénomène devrait s'accentuer. En effet, la loi de juillet 1987 permet d'accéder au diplôme d'ingénieur par l'apprentis- sage. Plusieurs centres de formation d'ingénieurs par alternance ont été ouverts ces dernières années à l'initiative des branches de l'industrie et du bâti- ment, et c'est quelques milliers d'apprentis qui sor- tent ingénieurs diplômés. La loi de juillet 1992 per- met dorénavant d'accéder à tous les niveaux de l'enseignement supérieur par validation des acquis professionnels.

254 Trois chantiers de réforme

Autre signe de l'apprentissage gagnant : la déci- sion du groupe Essec, cette grande école de com- merce, de recruter et de former par l'apprentissage 120 élèves en 1994, puis 300 en 1997. L'ancien directeur, Jean-Pierre Boisivon, expliquait que l'on pourra ainsi rapprocher davantage la formation des entreprises, réduire les coûts d'embauche et de financement des scolarités. Le coup est parti, avec le financement de la région. Même s'il reste encore bien du chemin à parcourir, il faudrait notamment que la totalité de la taxe d'apprentissage revienne à sa vocation première (contre moins de 30 % aujourd'hui). Je pense que ce type d'initiative va se multiplier et finalement rapprocher la France du modèle allemand. Que les jeunes qui s'interro- gent entendent le message : la meilleure garantie pour l'emploi, c'est une formation supérieure par l'apprentissage. Les lois existent pour développer l'apprentis- sage comme voie d'excellence. Il suffit simple- ment de s'en servir car leur application est encore trop limitée. Il faut donc aller plus loin en déve- loppant l'apprentissage dans tous les secteurs et même l'étendre à la fonction publique comme on y a songé. En effet, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. La plupart des enseignants n'ont pas d'autre expérience que l'école ou l'uni- versité. Ils n'ont pas vocation à apporter l'expé- rience professionnelle qui ne peut s'acquérir que sur le terrain de l'entreprise. Un diplôme sans expérience professionnelle est difficilement monnayable. Ce qu'il faut éviter à

.... : .. 255 Le grand mensonge tout prix, c'est le chômage qui devient vite un aller sans retour. Le diplôme est un atout contre le chô- mage mais pas une garantie pour l'emploi. Certes le taux de chômage diminue avec le niveau d'édu- cation. Les jeunes avec un bac + 5 sont deux fois moins au chômage que ceux qui n'ont aucun diplôme, mais un diplôme ne vaut que s'il est com- plété rapidement par une expérience profession- nelle, sinon il perd vite de sa valeur sur le marché du travail. D'où l'importance pour les jeunes diplô- més d'acquérir cette première expérience. C'est précisément ce que permet l'apprentissage tout en préparant son diplôme. En Allemagne ce dernier, placé surtout sous la responsabilité des entreprises, facilite l'insertion professionnelle des deux tiers d'une génération. Un nombre croissant de bacheliers de l'enseignement général retourne à l'apprentissage (60 % des apprentis dans les banques sont bacheliers) et l'apprentissage n'est pas comme trop souvent chez nous une structure de relégation : un tiers des étudiants inscrits à l'université sont issus de l'ap- prentissage. Pour favoriser l'insertion d'un maximum de jeu- nes, je suggère de donner aux apprentis le statut d'étudiants insérés, quitte à leur verser une bourse annuelle au moins équivalente au montant des aides accordées par la collectivité aux entreprises qui les accueillent. Les apprentis, n'ayant en géné- ral pas de difficulté pour trouver un emploi rému- néré au-dessus du Smic après leur formation en entreprise, verraient, du même coup, leur statut social revalorisé au sein de la jeunesse.

256 Trois chantiers de réforme

Par ailleurs, il conviendrait d'instaurer pour les étudiants n'ayant connu que les bancs du lycée, de l'IUT, ou de la fac, un droit à des bourses d'inser- tion professionnelle. Il n'y aurait ainsi plus que deux catégories de jeunes : les étudiants en cours d'insertion et ceux à insérer ultérieurement. On pourrait aussi imaginer d'imposer aux entreprises une proportion de jeunes en formation, quitte à ce que celles qui ne rempliraient pas leurs obligations participent à un fonds de développement de l'inser- tion. Toutes ces idées, avancées dès 1993, sont maintenant dans l'air du temps, et la création à l'université des unités de valeur de première expé- rience professionnelle s'inscrit dans cette perspec- tive. 1-" ; _: , (- , _:

Pour des Maisons familiales rurbaines

L'émulation par la concurrence impose de culti- ver le pluralisme des formations. L'exemple des Maisons familiales rurales nous paraît intéressant et susceptible d'inspirer ceux qui cherchent des solutions pour les jeunes des banlieues difficiles. Les Maisons familiales rurales (MFR) existent depuis plus de cinquante ans. Elles comptent aujourd'hui près de 54 000 jeunes et adultes. Depuis 1937, les MFR n'ont cessé de croître et de se diversifier vers les professions de l'agro-alimen- taire, de la santé et du commerce. Concrètement il s'agit d'associations, le plus souvent gérées par les familles. " ' . 257 Le grand mensonge

Les objectifs affichés sont précis - « des diplô- mes et un travail ». Il s'agit d'avoir « une entre- prise pour école » grâce à l'alternance entre stage d'entreprise et internat dans la Maison familiale rurale. La vie en communauté permet un enseigne- ment sur mesure, fondé sur la motivation et cher- chant avant tout à favoriser l'épanouissement de la personnalité autour de valeurs claires comme la liberté et l'autonomie mais aussi la responsabilité et la solidarité. Citons le cas de Thierry B. Depuis l'âge de seize ans il travaille dans la petite entreprise de bâtiment de son père, son CAP de mécanicien ne lui sert à rien mais il n'a pas voulu aller plus loin. À l'âge de vingt-deux ans, il comprend qu'il lui faut reprendre des études s'il veut un jour assurer la relève de son père. Que faire ? Grâce aux MFR, il s'est recyclé et a intégré le BTS d'Égletons, très prisé dans l'industrie du bâtiment et dont il sort major. En moins de deux ans et demi, il est passé ainsi du niveau CAP au niveau bac + 2 : belle réus- site des Maisons familiales rurales ! L'exemple des Maisons familiales rurales mon- tre qu'il est possible de « réussir autrement » que par la voie classique de l'enseignement général qui ne convient pas à tous, loin de là. En 1991, j'ai suggéré de s'appuyer sur le modèle des Maisons familiales rurales pour créer partout des Maisons familiales rurbaines permettant aux jeunes de réus- sir leur entrée dans la vie autrement qu'avec le sentiment d'échec. Depuis, le défi a été relevé : plusieurs maisons rurbaines se sont créées en région parisienne, à Rennes, à Limoges, etc.

258 . ' ' Trois chantiers de réforme

Dix propositions pour changer de cap

Le système éducatif ne peut être considéré comme seul responsable des problèmes de société tels que le chômage ou la délinquance. Le dévoue- ment souvent exemplaire des enseignants ne suffit pas pour relever des défis qui interpellent l'ensem- ble de la société civile et qui sont surtout préoc- cupants dans les grandes villes et leurs banlieues. Les finalités du système éducatif sont multiples : il doit tout à la fois assurer l'instruction des savoirs de base, mais aussi épanouir les individus et for- mer des citoyens responsables. La tâche est im- mense et suppose de mobiliser toutes les forces vives de la société. De profondes réformes s'im- posent pour réduire l'inégalité des chances, cesser de sélectionner par l'échec et faire en sorte que chacun progresse par rapport à lui-même, pour multiplier les possibilités de formation et de pro- motion individuelle et collective tout au long de la vie. Pour prendre un cap éducatif plus favorable à l'emploi mais aussi à l'épanouissement des indi- vidus et à la formation du citoyen, je résume ce qui précède par les dix propositions suivantes : 1) Se donner pour objectif que presque tous les Français sachent lire, écrire et compter. Se donner un nouvel objectif : que la quasi-totalité des Fran- çais maîtrise les savoirs de base et puis progresse tout au long de la vie par la formation continue et par la validation des acquis professionnels. 2) Rééquilibrer les finalités d'un système édu- catif trop exclusivement orienté sur la sélection des

.. 259 Le grand mensonge champions et pas assez sur l'épanouissement des individus et la formation des citoyens. Ainsi, par exemple, nul n'est censé ignorer la loi, mais per- sonne n'enseigne les rudiments de droit nécessai- res pour voter, se marier, passer contrat ou créer une entreprise. D'où le projet en cours d'expéri- mentation d'une chaire du droit des citoyens au Conservatoire national des arts et métiers. 3) Faire connaître l'évolution des métiers et des rémunérations pour revaloriser leur image et leur statut social, cela notamment pour les métiers dévalorisés, mal rémunérés où le recours à l'immi- gration est systématique (contrairement à ce qui se passe dans les pays nordiques). C'est une affaire de volonté politique, de pratiques professionnelles et de prix à payer pour les services. 4) Promouvoir l'alternance et l'apprentissage comme filière d'excellence, ce que permet la loi de 1987. Affecter 100 % de la taxe d'apprentissage à l'alternance contre un tiers aujourd'hui. Appli- quer pleinement la loi de juillet 1992 qui permet de valider, à tous les niveaux, les acquis profes- sionnels. 5) Instaurer des filières différenciées, classique, moderne et professionnelle, dans les collèges, comme le suggèrent François Dalle et Jean Bou- nine. Et confier la filière professionnelle aux entreprises. 6) Développer la pluralité de l'offre éducative. Stimuler l'émulation du système éducatif par la concurrence privé-public et au sein du public. Démultiplier les possibilités d'accès au Centre national d'enseignement à distance et faciliter les

260 .. ' Trois chantiers de réforme regroupements de lycéens qui souhaitent un ensei- gnement de meilleure qualité que celui des ban- lieues défavorisées. 7) Favoriser les expérimentations et les modè- les de partenariat (parents, enseignants, entrepri- ses, collectivités) sur le modèle des Maisons fami- liales rurales et rurbaines, des lycées agricoles, des lycées d'entreprise... 8) Recréer des internats pour corriger les fortes inégalités géographiques dans l'offre éducative. Par exemple, un enfant d'ouvrier des Pyrénées- Atlantiques ou du Finistère a deux à trois fois plus de chances d'avoir une place en terminale S qu'un enfant de Picardie ou du Pas-de-Calais. Corriger aussi les inégalités sociales souvent renforcées et exacerbées par des concentrations excessives d'en- fants en situation difficile (milieux défavorisés, familles éclatées ou déstructurées, échecs scolai- res), comme c'est le cas dans ces banlieues qui explosent. 9) Recruter des enseignants avec expérience professionnelle et notamment des cadres de plus de cinquante ans. Quitte à aménager les systèmes de retraite en conséquence. 10) Garder les métiers aussi ouverts que possi- ble et supprimer au maximum les références conventionnelles à l'âge et au diplôme dans les recrutements et les rémunérations. Il faudra sans doute du temps pour que ces dix propositions soient entendues et mises en oeuvre.

Cinquième partie

POUR DES SOLUTIONS LOCALES

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Les crises sont la conséquence des rigidités et aussi le principal levier pour les surmonter. C'est en ce sens que la crise du chômage peut être por- teuse d'espoir. Il y a des mesures qui sont encore aujourd'hui politiquement et socialement inaccep- tables et qui deviendront nécessaires lorsque l'exclusion par le chômage de longue durée aura atteint le seuil de l'explosion sociale. La question reste néanmoins posée de savoir où se situe ce seuil et s'il faut vraiment attendre d'en arriver là. Dans certains bassins d'emploi du nord de la France, le chômage concerne un actif sur quatre et un jeune sur deux. Cela n'empêche pas la France de conti- nuer à tourner ni même son économie d'enregistrer des excédents extérieurs record ! Avec l'ouverture aux échanges, les pressions à la baisse des rémunérations du travail non qualifié vont s'accentuer et entraîner de nouvelles suppres- sions d'emplois du fait des charges trop élevées et de la barrière du salaire minimum. Pour ne plus s'enfermer dans cette contradiction compétitivité- productivité-emploi, il faut non seulement passer du salaire minimum au revenu minimum, mais

.. - .. 265 Le grand mensonge aussi promouvoir une économie plurale avec un secteur exposé à la concurrence internationale et un secteur protégé axé notamment sur les activités de services individuels et collectifs qui ne peuvent être délocalisés comme la culture, l'éducation, la santé ou encore l'entretien du patrimoine architec- tural et naturel. Dans le même esprit, pour favoriser l'emploi de tous, il faut moins protéger ceux qui abusent de leurs positions dominantes pour renforcer leurs acquis. Concrètement, partout où les inconvénients liés aux statuts et à la réglementation l'empor- tent sur les avantages, l'État doit faciliter le contournement de la ligne Maginot des rigidités et permettre l'initiative et l'expérimentation, car l'emploi est le fruit de la volonté. Chapitre 18

L'emploi, fruit de la volonté .1;:, ,<

« On ne change pas la société par décret », comme l'a bien dit Michel Crozier. Pourtant, les prophètes des solutions miracle ne manquent pas. Ils s'appuient généralement sur de savants calculs macro-économiques proposant de réduire drasti- quement le temps de travail, de distribuer un revenu minimum pour chacun du simple fait de son existence (sans contrepartie de travail) ou encore de remplacer tous les prélèvements obliga- toires par un système de TVA généralisée. Je ne crois pas à ces solutions de coin de table en raison de leur caractère centralisateur et uni- forme. La mondialisation des économies s'accom- pagne du maintien, voire du renforcement des spé- cificités économiques et culturelles locales. S'il faut une vision globale pour l'action locale, il faut aussi des solutions locales aux problèmes globaux. Tous les pays sont soumis aux mêmes contrain- tes et pourtant les taux de chômage diffèrent du simple au double. Le même constat se vérifie pour les territoires au sein d'un même pays. Cessons donc de chercher des boucs émissaires dans la mondialisation ou dans la technologie, et des solu-

.. , 267 Le grand mensonge

tions dans la relance, le partage du travail ou les aides à l'emploi. Les causes des difficultés sont d'abord internes. Un territoire crée le développement, surtout par sa propre dynamique. Ce ne sont pas les infra- structures ou les aides qui font le développement, au mieux elles l'accompagnent. Quel contraste entre la dynamique du Choletais vendéen, dépour- vu de réseau ferroviaire rapide et de routes à quatre voies, et le sommeil du Vendômois pourtant doté d'une gare TGV et d'un réseau routier bien meil- leur ! Si le terreau de l'Ouest est plus fertile pour le développement que la glaise du Centre, indé- pendamment des atouts naturels, des aides et des infrastructures, c'est bien parce qu'il existe une capacité des acteurs locaux à se battre ensemble, plutôt que les uns contre les autres. Entre les territoires et les entreprises qui gagnent ou qui perdent, ce sont bien les hommes et les organisations qui font la différence. En corollaire, lorsqu'une entreprise est en difficulté ou lorsqu'un territoire régresse, c'est d'abord en raison d'un défaut de qualité du management des responsables. Dans de telles situations, les subventions sont inu- tiles, voire néfastes, car elles masquent les insuf- fisances de management. Plusieurs chefs d'entre- prise comme Michel Corpet (Fabrique de fer de Maubeuge) déclarent : « Ce qui nous a sauvés, c'est de ne pas avoir eu de subventions. » Les ana- lyses montrent que le créateur d'entreprise a moins besoin de subventions que de conseil et d'accom- pagnement : ses chances de survie au bout de trois

268 Pour des solutions locales ans passent ainsi de une sur deux à plus de quatre sur cinq.

Réveiller les projets dormants et expérimenter

Pour passer du chômage d'abondance à la pro- fusion d'emplois, il suffit d'observer le champ social : il fourmille de réussites exemplaires comme celle de la Maison des professions du Nord-Pas-de-Calais. Cette dernière, animée par Jean-Claude Guillon, comprend deux cents colla- borateurs au service de quatre mille entreprises. Ils se sont notamment donné pour mission de « réveil- ler » les projets dormants : ceux que les entreprises ne peuvent faire aboutir faute de temps, de moyens financiers, techniques et humains, et qui restent dans les cartons. Un cadre ou technicien au chô- mage est mis à la disposition de l'entreprise pour développer un de ces projets. Il est choisi parmi plusieurs candidats proposés par la Maison des professions. L'entreprise s'engage à recruter ce cadre, si le projet se développe. En attendant, ce sont les Assedic qui continuent à prendre en charge la rémunération du porteur du projet. C'est ainsi que cinq cents emplois sont créés par an. Ce que fait la Maison des professions de Marcq- en-Baroeul, l'Idee (l'Institut pour le développement de l'entreprise dans son environnement) l'a aussi « inventé » : 15 000 entreprises contactées, 540 offres d'emploi suscitées dont presque un tiers anciennes et non pourvues, les autres étant nouvel-

.. , - 269 Le grand mensonge

les, 1300 candidats reçus dont plus de 400 avec un projet professionnel réaliste en une année. On pourrait aussi citer l'association Ardan, en Lor- raine, créée à l'initiative du conseil régional, qui fait maintenant des « petits », dans les Pays de la Loire, avec l'opération Élan. L'idée est presque toujours la même, c'est l'activité qui crée l'emploi. Il faut donc inciter les entreprises en bonne santé à développer plus d'activités nouvelles en mettant à leur disposition les compétences et les ressources humaines qui leur manquent. Tout cela montre bien qu'il n'y a pas de solution globale et uniforme au problème du chômage. Les créations d'emplois ne peuvent résulter que de la multiplication des initiatives individuelles et des expérimentations locales. Les exemples de ce type d'initiative innovante et créatrice d'emplois sont légion. C'est sans doute parce qu'ils sont méconnus que l'expérimentation a été possible. Le réveil des projets dormants a été soutenu par tous les acteurs locaux de l'emploi, et ce en contradiction avec la réglementation natio- nale des Assedic qui imposait une indemnisation passive du chômage. Depuis, l'idée a été légalisée avec les conventions de coopérations. Il faudrait donc instituer un droit et même un devoir à l'expé- rimentation des acteurs locaux en dérogeant si nécessaire aux réglementations générales. Il n'est pas exagéré de dire que la réalité du terrain dépasse souvent la fiction des idées. Partout des hommes se rassemblent et s'organisent pour créer et relever des défis. Partant de ce constat, le ministre du Travail Jacques Barrot nous a confié,

270 Pour des solutions locales

au printemps 1996, une mission informelle sur l'activité et l'emploi. Le rapport de cette mission 53 a été présenté notamment lors des premières ren- contres nationales des initiatives locales de déve- loppement, le 24 octobre 1996. Depuis, le minis- tère du Travail a demandé à Jean-Claude Bouly, directeur général d'Ardan, et à moi-même d'orga- niser des rencontres régionales du même type en 1997 et en 1998 devant conduire à de nouvelles rencontres nationales. L'idée est de faire connaître les expérimentations exemplaires et d'organiser la contagion des initiatives locales de développement. Il faut se réjouir de voir une telle démarche se pour- suivre après l'alternance. Il faut préparer l'avenir par l'innovation et le changement par l'expérimentation. Les portes du changement ne s'ouvrent pas seulement de l'inté- rieur, comme l'a si bien dit Jacques Chaize, mais aussi d'en bas. Si chacun, là où il se trouve, se remet en cause et bouge, c'est l'ensemble de la société qui se mettra en marche. Le fleuve du chan- gement global ne naîtra que des 1 001 initiatives locales. Ainsi, je rêve d'une conspiration des citoyens pour un futur voulu et non plus subi. S'adapter ou se préparer au changement, par la réactivité et la préactivité, c'est bien, mais l'orienter dans le sens des aspirations (proactivité), c'est encore mieux. Imaginer l'avenir autrement, c'est déjà commencer à vouloir changer le présent là où nous nous trouvons, c'est-à-dire dans la famille, le quar- tier, la ville, l'entreprise et la région où s'exerce notre influence. Imaginer l'avenir autrement, c'est

. 2711 1 Le grand mensonge

enclencher cette révolution mentale qui s'impose pour redonner du sens à la vie. C'est dans cet esprit que j'ai milité, à Vendôme, avec les acteurs locaux (élus, chefs d'entreprise, syndicats professionnels) pour la création de l'Ismer (Institut supérieur du management et de l'économie rurale). Il s'agit d'une formation d'en- trepreneurs en milieu rural du type de celle qui existe déjà depuis plusieurs années en Vendée à Montaigu dans le cadre des Maisons familiales rurales. L'idée est simple : plutôt que de laisser les créateurs d'entreprises artisanales se jeter à l'eau sans leçons de natation, on leur donne une forma- tion à la gestion et à l'évaluation des projets. Cette formation comprend une bonne part de stages au sein des entreprises qui se sont engagées à accom- pagner les porteurs de projets industriels et com- merciaux. L'Ismer affiche un taux de réussite de 80 %. La plupart des stagiaires généralement issus du chômage de longue durée, ont retrouvé un emploi : 40 % ont créé leur activité et donc leur emploi et 40 % ont renoncé à leur projet de créa- tion, mais sont devenus re-employables, en raison de la dynamique de leur projet et ont trouvé un emploi à la sortie de l'Ismer. Il n'y a pas d'autre issue pour dynamiser le tissu économique rural. Les conspirateurs du futur constituent une véri- table armée qui s'ignore. On les trouve partout . dans les milieux associatifs mais aussi dans les cer- cles politiques, syndicaux et professionnels. Ils ont tous un point commun : ils dépensent leur énergie et leur temps sans compter pour une cause qui dépasse leur intérêt individuel. Ils trouvent dans ce

272 Pour des solutions locales

dévouement aux autres une source d'épanouisse- ment personnel. Au moment où certains hommes politiques et chefs d'entreprise sont décriés, je vou- drais ici saluer ces moines-soldats qui sont pré- sents partout, du plus petit village à la plus oubliée des banlieues lointaines. .. : ¡..

Le chercheur, le chômeur et l'entrepreneur

C'est l'activité qui crée l'emploi. C'est donc l'innovation et l'esprit d'entreprise qu'il faut encourager aussi bien au sein des entreprises exis- tantes (intrapreneur-ship) que par la création d'en- treprises pour le développement d'activités nou- velles. Aux assises de l'innovation qui se sont tenues le 12 mai 1998 à la Cité des sciences, le gouvernement a dressé un constat sans complai- sance de l'innovation en France et annoncé des mesures pour inciter les chercheurs à devenir entre- preneurs. On ne peut que se réjouir du vent nou- veau qui souffle dans les esprits de ceux qui nous dirigent. Pour le Premier ministre Lionel Jospin : « Il faut cultiver le goût du risque et le désir d'en- treprendre. » Dans le même esprit, Claude Allègre, ministre de l'Éducation nationale, de la recherche et de la technologie, a déclaré : « gagner de l'ar- gent, ce n'est pas honteux, c'est servir son pays (...) nous devons savoir récompenser la prise de risque pour ceux qui ont fait le choix d'entrepren- dre », d'où l'idée d'instaurer un régime de stocks options plus favorable aux créateurs. .. = ... 273 Le grand mensonge

Ce vent nouveau va dans le bon sens mais il reste cependant limité au territoire de l'innovation technique et des chercheurs. Pourtant, innovation et technique ne sont pas synonymes. Comme l'a rappelé Philippe Aghion, professeur à l'University collège de Londres" : « on a trop tendance à confondre l'innovation avec la recherche et déve- loppement. Mais la R & D n'est que la partie émer- gée de l'iceberg ». En effet, l'innovation (littéra- lement, « l'introduction d'une nouveauté ») ne se réduit pas aux volets technologiques (innovation de process, de produits), elle peut être aussi com- merciale, financière, sociale, ou organisationnelle. La technologie n'est pas la principale source d'innovation, c'est seulement la plus connue. Il est donc naturel d'avancer avec Thomas Durand, ce spécialiste du management de la technologie de l'École centrale, que les clients, les fournisseurs et les opérationnels internes engendrent plus d'idées innovantes que les chercheurs. D'ailleurs, selon l'Agence pour la création d'entreprises (APCE ), 40 % des créateurs ont bénéficié de l'appui d'anciens clients ou fournisseurs. Chercheurs et entrepreneurs ne sont pas plus synonymes qu'innovation et technique. En effet, le palmarès de l'innovation et de la création revient aux chômeurs qui représentent près de la moitié des 270 000 créateurs. Ce palmarès revient aussi aux moins diplômés : il n'y a que le quart des créa- teurs qui ont un niveau supérieur au bac. Parmi ces derniers, les diplômés des grandes écoles font piè- tre figure avec 3 % du total des créateurs. Quant aux chercheurs entrepreneurs, il faut un micros-

274 , , ..> ' ' ' Pour des solutions locales cope pour les repérer car ils sont statistiquement insignifiants : sur 25 000 chercheurs publics, ils ne seraient qu'une trentaine à se lancer chaque année dans l'aventure. On aura beau faire, ce ne sont pas les mêmes compétences qui sont requises pour trouver et entreprendre. D'où la nécessité d'asso- cier les chercheurs créateurs aux managers pour transformer les brevets en innovations rentables. En France, c'est bien le paradoxe, les entrepre- neurs qui se jettent à l'eau ne sont pas ceux qui ont eu le plus de leçons de natation et ceux qui trouvent des idées pour un marché ne sont pas cher- cheurs de métier. Dommage pour l'emploi quand on sait qu'aux États-Unis deux emplois sur trois créés ces dernières années seraient de source « high-tech ». Tel est le débat qui a fait, à juste titre, la une de l'actualité 56.Il se crée, en effet, aux États-Unis plus de 400 entreprises nouvelles par an issues de la recherche technologique soit quinze fois plus qu'en France. Elles mobilisent 30 mil- liards de francs de capitaux soit 30 fois plus que dans l'Hexagone. Aussi, l'État français a bien fait de prélever 600 millions de francs sur les recettes de privatisations de France Télécom pour créer un fonds de capital risque géré par la Caisse des dépôts dont 200 millions réservés à des fonds d'amorçage régionaux. Cependant, une telle situation ne s'explique pas seulement par un effort insuffisant de recherche : la France se situe au deuxième rang des dépenses de R & D par habitant ( 1 474 francs par habitant en 1995), derrière les États-Unis mais devant l'Allemagne. La clé se trouve sans doute dans une

_. ,. - . =.. _ ; 275 Le grand mensonge

mauvaise répartition des aides à la recherche trop souvent captées par les grands groupes, les mieux armés pour faire jouer le lobbying, alors que la moitié des créateurs proviennent d'entreprises de moins de 10 salariés et les trois quarts d'entreprises de moins de cinquante salariés. Ainsi, si l'on veut vraiment stimuler l'innova- tion et la création, il ne faut pas se focaliser sur les chercheurs qui n'ont pas envie d'entreprendre, mais mieux accompagner ceux qui prennent le ris- que d'entreprendre. Près d'un entrepreneur sur deux échoue dans les cinq années qui suivent la création. L'APCE a montré que cette moyenne cache de profondes disparités. Les créateurs qui se lancent seuls dans l'aventure, sans salarié, ont des chances de survie beaucoup plus faibles : la moitié des échecs sur cinq ans est le fait de ces entrepre- neurs qui échouent dans les deux premières années. Il ne faut pas non plus trop compter sur les jeunes inexpérimentés ou les plus anciens pour entrepren- dre : 25 % seulement des créateurs ont moins de 30 ans et 11 % plus de 50 ans. Mais la mortalité élevée n'est pas une fatalité. Si l'entrepreneur a été accompagné dès l'origine pour l'évaluation de son projet, pour son lancement et dans le suivi, le taux de survie atteint les 80 %. Quand l'APCE observe le profil des créateurs, elle constate que la moitié étaient déjà chefs d'entreprise ou cadres, que les trois quarts ont démarré avec moins de 100 000 francs, les deux tiers des créateurs étaient déjà expérimentés dans le même métier, les trois quarts ont un proche entourage entrepreneurial et enfin la moitié n'ont

276 Pour des solutions locales sollicité ni formation ni conseil. Il convient donc d'élargir le débat, afin de couvrir tous les champs de l'innovation, de mieux comprendre le profil des créateurs et les conditions de succès et d'échec de leur entreprise. Les créateurs potentiels sont plus nombreux que jamais. En France, 700 000 personnes auraient un projet de création 17 prêt à éclore. Une bonne nou- velle devrait les inciter à sauter plus facilement le pas : les salariés qui démissionnent pour créer leur entreprise seront bientôt couverts par l'assu- rance chômage. Il faudra aussi cesser d'étrangler l'ACCRE (aide aux créateurs ou repreneurs d'en- treprise) car elle est réduite à la seule exonération de charges sociales pendant un an et il faut être chômeur depuis plus de six mois pour y prétendre. Résultat : le nombre de bénéficiaires a chuté de 87 000 en 1995 à 34 000 en 1997 ! On l'a dit, les demandeurs d'emplois représen- tent près de la moitié des créations d'entreprises. Les chômeurs de longue durée ne sont pas moins créateurs que les chômeurs plus récents : leur pro- portion parmi les chômeurs créateurs est la même que parmi l'ensemble des chômeurs (autour de 40 %). Les chances de survie sont quasi identiques pour les chômeurs créateurs et pour l'ensemble des entrepreneurs. On retiendra que le chômage incite à entreprendre et n'handicape pas l'entrepreneur qui porté par la dynamique de son projet cesse du même coup de se vivre comme un exclu et de se comporter comme un blessé de la route sociale. Parmi les auditeurs qui s'adressent au Cnam (Conservatoire National des Arts et Métiers), nous " . ' - --,- . '' ; 277 Le grand mensonge avons aussi remarqué de nombreux entrepreneurs en herbe qui cherchent moins un diplôme qu'un complément de formation et un accompagnement pour les aider à évaluer et porter leurs projets soit au sein de leur entreprise (en tant qu'intrapreneur) soit en tant que futur créateur. D'où l'idée de créer une Chaire d'entrepreneur et de porteurs de pro- jets. Le Conservatoire a vocation depuis sa fonda- tion par l'abbé Grégoire à enseigner les sciences neuves et utiles. La formation d'entrepreneurs et de porteurs de projets s'inscrit bien dans cette tra- dition innovante.

Mobiliser la citoyenneté dans l'entreprise

Je rêve aussi d'une entreprise « citoyenne » ne se contentant plus de créer des richesses matériel- les mais contribuant aussi à l'épanouissement per- sonnel de l'homme. En ce sens, je préfère parler de citoyenneté dans l'entreprise, plutôt que d'en- treprise citoyenne. Il faut que les hommes soient motivés, qu'ils aient des enjeux vingt-quatre heures sur vingt-qua- tre. Le bonheur est indissociable. Il n'est pas pos- sible de réussir dans sa vie privée si l'on ne réussit pas dans sa vie professionnelle, et vice versa. L'homme qui s'investit exclusivement dans son travail n'est pas équilibré. Or, sans cet équilibre, l'entreprise ne peut pas fonctionner. Un cadre qui passe ses soirées et ses samedis à son bureau ne peut pas être performant. Toute motivation interne passe par des enjeux externes. « Je ne sais pas si

278 Pour des solutions locales les hommes politiques ont des problèmes fami- liaux parce qu'ils font de la politique ou s'ils font de la politique parce qu'ils ont des problèmes fami- liaux », a dit un ancien Premier ministre. Cette idée s'applique aussi à l'entreprise. On trouve bien sou- vent à la tête des sociétés des hommes déséquili- brés dans leur vie privée. La citoyenneté dans l'entreprise a ses propres valeurs, transposées de celles de la République : « responsabilité, dignité et solidarité ». La liberté doit être exercée de manière autonome, en tenant compte de ses limites et de ses contraintes, et être remplacée par la responsabilité. La dignité se subs- titue à l'égalité, car rien n'est pire qu'une société égalitaire : c'est une société de nivellement par le bas, où le droit à la différence ne peut s'exercer. À l'inverse, la dignité implique le respect des autres et de leurs valeurs. Enfin, le concept de soli- darité s'impose comme étant plus moderne que celui de fraternité. Cependant, l'entreprise ne doit pas pour autant devenir une religion destinée à combler le vide spi- rituel de la société civile. Trop souvent, elle devient une Église, et le dirigeant fondateur se prend pour un prophète et édicte des commande- ments. Si l'entreprise citoyenne ne doit pas envahir toute la vie publique et privée de ceux qu'elle emploie, et respecter certaines limites, elle doit aussi occuper pleinement ses limites et assumer toutes ses responsabilités en matière de formation, d'enrichissement humain et d'emploi. La bonne gestion de l'environnement naturel impose maintenant aux entreprises de remettre en

; ... > 279 Le grand mensonge

état d'origine les sites industriels qui ne sont plus exploités. On devrait s'attendre à ce que les hom- mes qui ont servi leurs patrons pendant des années bénéficient d'une sollicitude encore plus vigilante. Un homme ne devrait pas quitter une entreprise dans un état personnel et professionnel dégradé par rapport à celui qui était le sien au moment de son entrée. Les entreprises citoyennes ont aussi pour mission d'enrichir les hommes. Les entreprises ont le droit de licencier, mais également le devoir de le faire en respectant les principes d'humanité et de solidarité. Il n'est pas acceptable de considérer les hommes et les fem- mes comme des mouchoirs jetables. Plutôt que de renvoyer dans un taxi les victimes désignées pour être licenciées, les entreprises citoyennes enten- dent plutôt partager le risque entre tous, quitte à réduire le temps de travail et la rémunération de chacun. Elles s'attachent aussi à faciliter le place- ment à l'extérieur de ceux qui souhaitent ou doi- vent partir. Elles encouragent enfin l'essaimage en accompagnant les porteurs de projets qui souhai- tent créer leur entreprise et du même coup leur propre emploi. ,:',';,

Créer les emplois de la qualité ., .. , . et de la valeur ajoutée "

Dire que l'emploi de demain sera pour l'essen- tiel (plus de 70 %) concentré dans les services, c'est reconnaître que globalement l'emploi dans les grandes entreprises industrielles devrait conti-

280 ..., Pour des solutions locales nuer à régresser. Les effectifs employés seront moindres mais certainement hautement profession- nels pour des industries commandées par l'exi- gence de qualité et de haute valeur ajoutée. L'emploi industriel ne devrait pas pour autant disparaître. Il faut même tout faire pour stimuler la création d'emplois dans les Petites et Moyennes Industries (PMI entre 200 et 500 personnes) qui font cruellement défaut dans le tissu économique français comparé à celui de l'Allemagne. Pour se développer, les entreprises innovantes doivent s'internationaliser et l'appui des grands groupes industriels et financiers pourrait largement y contribuer. Il y a des synergies de recherche, de distribution laissées en jachère qu'il faut activer en partenariat. Mais il faut aussi semer pour le futur et les PMI performantes d'aujourd'hui sont les entreprises artisanales innovantes d'hier. Bref, il faut aussi agir en amont et stimuler la création d'entreprises nou- velles et, pour cela, il faut des entrepreneurs. Mal- heureusement, les mieux formés pour se lancer dans l'aventure de la création d'entreprise (les diplômés des grandes écoles) ne sont guère incités à prendre des risques dans une société où l'on peut encore vivre confortablement de la rente de son diplôme. Ceux qui se jettent à l'eau sont trop sou- vent les moins bien préparés à le faire et la mor- talité des créations d'entreprises reste très élevée. Les aides et subventions sont toujours les bienve- nues mais, trop souvent, elles ne font que reporter à deux ou trois ans l'échéance de l'échec.

.... 281 Le grand mensonge

C'est donc en amont de l'amont qu'il faut agir en préparant mieux les créateurs potentiels, en les aidant à bien évaluer leur projet et en les accom- pagnant le plus longtemps possible dans leurs pre- miers pas de chefs d'entreprise. C'est ce que font les entreprises de Dole dans le Jura qui ont ainsi créé l'association « Entreprendre et réussir » pour parrainer les nouveaux entrepreneurs et les faire bénéficier de leurs conseils, voire de leurs services juridiques et financiers. C'est aussi cela la citoyen- neté des entreprises. Les emplois de demain sont dans les services et industries de qualité et de haute valeur ajoutée. On a déjà évoqué le fait qu'il ne fallait pas confondre, comme on le fait trop souvent en France, haute valeur ajoutée et haute technologie. Et qu'il fallait d'abord utiliser les hautes technologies dans la valorisation des produits et services traditionnels. Il ne suffit pas d'avoir un bon produit et une tech- nologie avancée pour être performant. L'intelli- gence ajoutée doit porter aussi sur la stratégie de commercialisation pour se transformer en valeur ajoutée vendable : sinon les fleurs coupées de la région de Grasse et vendues sur les marchés de Nice continueront à transiter par Amsterdam. La valeur d'un bien ou service dépend aussi de sa rareté relative. Les biens rares, à haute valeur humaine ajoutée, ont donc un grand avenir partout où la machine ne peut remplacer l'homme pour donner au produit final cette image irremplaçable des produits de qualité faits main. La tradition fran- çaise de l'industrie de luxe est donc bien un atout à préserver et à démultiplier. Ce qui pose à nou-

282 Pour des solutions locales veau la question de la transmission des savoirs et des savoir-faire dans les métiers de l'artisanat et des arts manuels. Il existe enfin des besoins potentiels non satis- faits par l'économie de marché ; nous faisons ici référence à la variété des productions artisanales, aux pénuries en matière d'entretien et de répara- tion, à l'amélioration du cadre de vie urbain, à l'aménagement de l'espace, à la fourniture des ser- vices publics locaux pour l'entraide, les loisirs, la culture, et à tous les emplois liés au développement harmonieux de l'homme et de son environnement. Cette dernière catégorie n'est pas négligeable par son importance, elle comprend les activités de lutte contre les pollutions et les déchets, de récupération et de recyclage, d'entretien du patrimoine naturel, architectural, mais aussi de l'ensemble de biens de consommation durable (voitures, appartements). Pour les sceptiques, il est bon de rappeler par exemple que, dans la lutte contre les incendies de forêts et de garrigues, les avions Canadair sont sans doute moins efficaces que l'entretien préventif des taillis par la présence de l'homme et des trou- peaux ; or le coût d'un Canadair représente 30 000 moutons. Plutôt que d'éteindre des incendies, il vaudrait mieux rémunérer les travailleurs paysans pour le service collectif que leur présence sur place assure et permettre ainsi le développement d'acti- vités dont la rentabilité économique apparente est insuffisante d'après les lois du marché. Par ailleurs, le vieillissement de la population ou du moins le nombre important de personnes qui vont accéder au troisième ou au quatrième âge pose ' ' . .. 283 Le grand mensonge la question des structures d'accueil. Plutôt que de construire à grands frais des « mouroirs dorés », on pourrait créer plus d'emplois d'entraide et de service à domicile avec pour objectif d'aider les personnes âgées à demeurer aussi longtemps que possible dans leur milieu, c'est-à-dire celui de leurs amis, de leurs habitudes.

La solitude et le contact humain, ' 1 les grands marchés de demain

Nombre de biens et services sont en réalité des occasions d'échanges et de contacts. Leur consommation est largement suscitée par le besoin de contact humain de la part d'hommes et de fem- mes qui cherchent avant tout à rompre leur soli- tude. Il en est ainsi de la dépense de santé, une bonne partie des actes médicaux répond d'abord au besoin de parler à quelqu'un, d'être écouté, ne serait-ce que quelques minutes. Les consomma- tions de loisirs et la participation à des clubs ou mouvements associatifs traduisent souvent la même aspiration à l'échange et à la reconnaissance par les autres. Les 23 milliards de francs dépensés, chaque année, pour acheter des fleurs et des plan- tes et les 11 milliards pour nourrir les animaux familiers présents dans dix millions de foyers témoignent de la réalité de cette aspiration. Cette perspective est rassurante car, pour pro- duire ces biens et services à haute convivialité ajoutée, il faut être sur place : ces activités ne sont pas délocalisables. L'évolution des structures fami- " " 284 . Pour des solutions locales liales et le vieillissement promettent un bel avenir aux grands marchés de demain portés par la soli- tude et le besoin de contact humain. À l'horizon 2015, l'éclatement des structures familiales serait tel que le nombre de familles monoparentales pourrait doubler, dépassant les 3 millions de foyers, soit deux fois plus que les familles où l'un des deux parents reste au foyer pour éduquer les enfants. La proportion était exac- tement l'inverse en 1990. Il y aura aussi deux fois p' - d'hommes et de femmes seuls, généralement pà-o âgés qu'en 1990 où l'on comptait 6 millions de célibataires. Déjà, bien des individus n'ont plus de descendant mais seulement quelques ascen- dants. Le papy-boom ou plutôt le mamy-boomerang ne fait que commencer, conséquence du baby-boom de l'après-guerre ; il va s'amplifier d'ici à 2020 et conjuguer ses effets avec l'allongement de la for- mation initiale et la diminution du temps de travail. Au total, il y aurait en 2020 moins de trois Français sur dix réellement au travail. La tendance au vieillissement sera d'autant plus marquée et durable que l'espérance de vie continue à augmenter en moyenne d'un an tous les trois ou quatre ans (ces dix dernières années). En envisa- geant des hypothèses de mortalité faible, on aurait, entre 2000 et 2020, une forte augmentation du nombre de personnes âgées de plus de quatre- vingts ans (de 1,9 à 3,2 millions). Dans l'ensemble, il s'agira de personnes seules, le plus souvent des femmes. D'où l'inévitable aug- mentation des dépenses de santé et le développe- ' ' ' 285 Le grand mensonge ment des services à domicile. Une conjecture : les bourgs et les petites villes de province ne vont pas se vider mais se remplir de millions de panthères grises ! En 2020, la France comptera 8 millions de 55-65 ans et autant de 65-80 ans qui seront retraités ou mis à l'écart du système productif. Le retour au pays des retraités stimule de plus en plus le développement rural. En effet, la qualité de la vie (espace, convivialité, sécurité, etc.) dans les villes petites et moyennes de province incite les retraités à fuir les mégalopoles encombrées, anonymes, peu sûres ; ils contribuent ainsi par leur pouvoir d'achat à soutenir les activités locales. En bonne santé, cultivés, plus aisés que la moyenne de la population, ces « vieux » de plus en plus jeunes sont aussi « jeunes » de plus en plus vieux. Ils n'acceptent plus de finir leurs jours dans des hôpitaux locaux transformés en mouroirs. Ces retraités dynamiques prennent leurs dispositions pour assurer le confort de leur quatrième âge, quitte à liquider, le moment venu, leur patrimoine pour se faire assister à domicile ou dans un hôtel spé- cialisé, le plus longtemps possible et tant pis pour les rentiers. Ces nouveaux retraités ayant vingt ans d'espé- rance de vie devant eux seront désireux d'entrete- nir leur cerveau autant que leur corps. Ils ne vont pas rester inactifs dans une société civile où ils représentent souvent plus du tiers de la population locale. Disponibles et compétents pour s'engager dans la vie associative et politique, ils vont gérer, en bons grands-pères de famille, le monde rural, c'est-à-dire les quatre cinquièmes du territoire. ' " 286 t .. Pour des solutions locales

Les deux mamelles de la France : tourisme et agriculture

Le tourisme n'a cessé de créer des emplois et se confirme comme la première activité exportatrice nette de la France : le premier pays au monde par le nombre de visiteurs touristiques et régulière- ment au deuxième ou troisième rang mondial pour la balance nette des recettes touristiques derrière les États-Unis. Les flux touristiques s'expliquent d'abord par l'attractivité des stocks physiques (d'espace, de littoral, de campagne, de monta- gne...), culturels (paysages, traditions, monuments historiques...) et par la qualité de l'accueil et des équipements. Ainsi, le seul département du Lot affiche 420 sites classés et monuments histori- ques ! Ce que cherchent les touristes, dans un monde par ailleurs uniformisé, artificialisé, c'est surtout la différence, la variété préservée, mais aussi l'espace. La densité en France est deux fois plus faible qu'en Europe du Nord. L'avenir paraît aussi assuré car le tourisme en Europe devrait se développer plus fortement qu'ailleurs. Les populations des pays riches, dans l'ensemble vieillissantes, seront plus sensibles à la dégradation des conditions de vie et de sécurité dans nombre de pays en développement. Pourquoi prendre des risques et perdre du temps en trans- ports lointains alors que l'on dispose, à proximité des grands centres urbains, de bulles tropicales et d'ersatz technologiques susceptibles de provoquer toutes les sensations ? ' " ' . . 287 Le grand mensonge

Si la France veut continuer à vendre son art de vivre, ses lieux d'histoire, ses villages et ses pay- sages - les visages de nos pays - , elle doit d'abord les préserver et les gérer dans une optique patri- moniale. Pour garder les campagnes vivantes auxquelles aspirent tant les citadins, il faut donner aux agri- culteurs des régions menacées le statut et le salaire d'écoculteur qui leur revient normalement en tant que jardiniers de la nature. Dans bien des cas l'agriculture non rentable doit être considérée comme un service public. Il faut cesser de subven- tionner les productions pour aider seulement les producteurs qui en ont besoin et non pas ceux qui en profitent le plus parce qu'ils produisent beau- coup (souvent au prix de l'épuisement des ressour- ces et de la pollution). Les petites exploitations familiales sont les mieux placées pour répondre aux besoins croissants de variété et de qualité qu'expriment les consommateurs de plus en plus saturés et dégoûtés des produits sans âme vendus sous plastique. Pour sauver la ruralité agricole, creuset d'une part essentielle de l'identité française, il faut aussi une politique volontariste de désenclavement du « rural profond » afin que la France de l'intérieur profite des retombées du développement des métropoles régionales. Mais les infrastructures ne suffisent pas : la Vendée qui réussit est moins bien lotie sur ce plan que certaines zones du Massif central ou de la Champagne qui continuent à se vider de leur population et se condamnent car il n'est de richesse que l'homme. " ' . :, '..'.''. '! > '.; J " , ' , ' _ ..

. .",... , Chapitre 19

,-f,.,s:,.. ; , France des villes, France des champs .... " '_ . =. . L'aménagementdu territoiredoit redevenirune prioritéafin de rééquilibrerle développementau profit des zones rurales et des villes moyennes. L'excessive concentrationurbaine de la région parisienneet le développementanarchique des banlieuesdans les grandes cités engendrentde multipleseffets pervers : surcoûtséconomiques, montéede l'insécurité,apparition de ghettos.Il est dangereuxde tout concentrersur la capitaleou les métropolesrégionales au détriment des villes moyenneset au risque de transformerplus de la moitiédu territoireen désertvert. Ni la mondiali- sationdes économiesni la constructioneuropéenne n'imposentdes cités géantespour la réussitedu développement il: n'y a pas de mégalopoleen Allemagne et l'industrialisationdu Choletais s'appuiesur des réseauxde bourgs. Faut-ilattendre que les banlieuesexplosent pour découvrirqu'il y a des pans entiersdu territoire qui se vident de leur population ?La Francedes villes a besoind'une Francedes champsvivante, il ne faut pas que meurentces innombrableslieux de mémoireconstitutifs de l'identitéfrançaise. : .... 289 Le grand mensonge

Des racines aux champs pour les urbains

La France des villes, jeune, n'est pas condamnée à se développer à côté d'une France des champs ridée. La diminution du temps de travail et le déve- loppement des moyens de transport rapides per- mettent d'engager une politique plus volontariste d'aménagement du territoire. Certains misent sur les autoroutes de l'informa- tion et sur le télétravail pour rééquilibrer la répar- tition spatiale des activités et des hommes. Avant de se lancer dans les coûteux investissements qu'implique cette nouvelle forme de mirage tech- nologique, on ferait mieux de commencer par désenclaver le territoire par des politiques tarifai- res incitatives sur les réseaux existants : électricité, téléphone, transports collectifs... Il s'agit notamment de remettre le TGV sur les rails de l'intérêt collectif et de l'aménagement du territoire. À 42 minutes de Paris en TGV, il y a des bassins de vie qui meurent. L'effondrement démographi- que du Perche Vendômois est tel que l'on peut parcourir des kilomètres sans rencontrer âme qui vive, en traversant des villages aux volets clos et aux écoles fermées. Les gros bourgs ruraux comme Mondoubleau ou Montoire ne cessent de perdre des habitants et les commerces ferment les uns après les autres. Les écoles ont vu leurs effectifs fondre d'un tiers en dix ans. La tendance au vieil- lissement est telle qu'en 2020 à Vendôme, sous- préfecture de 18 000 habitants, la moitié de la population aura plus de soixante ans (contre 30 %

290 : ° :. Pour des solutions locales aujourd'hui, soit dix points de plus que pour la France entière). Ces évolutions ne sont pas fatales : une autre politique d'aménagement du territoire est possible grâce au TGV qui, précisément, s'arrête en pleine forêt de Vendôme, tout près de ces hameaux et de ces bourgs qui s'éteignent lentement. Combien d'habitants de Paris et des banlieues ne souhaite- raient-ils pas pouvoir aussi vivre autrement, loin des encombrements, du bruit, du manque d'espace et de temps pour la vie sociale ? La réponse à cette question se chiffre en cen- taines de milliers. Curieusement les Franciliens ne sont jamais sondés à ce propos. Cela ne les empê- che pas de voter avec leurs pieds : depuis 1968, l'Île-de-France se vide de ses habitants d'origine métropolitaine. En trente ans, le déficit de ce que l'Insee 58 baptise pudiquement « le solde migra- toire intérieur » dépasse le million de personnes (900 000 entre les recensements de 1968 et de 1990). La région parisienne n'a pas vu pour autant sa population diminuer. Bien au contraire, car ce déficit a été plus que compensé par les arrivées « d'immigrants venus d'ailleurs que de la métro- pole » : 1,6 million de personnes entre 1968 et 1990. Ainsi les Franciliens fuient massivement l'Île-de-France, le déficit annuel moyen est de l'ordre de 40 000 habitants, soit l'équivalent de la population de Fontainebleau et de Rambouillet réunies. À l'exception des jeunes actifs entre 20 et 29 ans, le phénomène affecte toutes les tranches d'âge et pas seulement les personnes âgées de plus de 40 ans et les retraités. Les déficits les plus sur-

, , ... _ . ... 291 Le grand mensonge prenants dans les flux concernent la tranche des 30-39 ans, qui correspond à celle des jeunes parents, (- 9 000 par an) et celle des 0-19 ans (- 16 000 par an). Le rapprochement est tentant, c'est l'équivalent de 4 500 couples, ayant en moyenne 4 enfants, qui disparaissent chaque année de la région Île-de-France. On peut estimer, en effet, que les familles nombreuses sont les premiè- res à chercher à vivre mieux ailleurs. Est-il possi- ble de le faire, tout en restant à moins d'une heure de Paris grâce au TGV ? Hélas non ! Car la tarification du TGV imposée par la SNCF est quasi dissuasive. L'abonnement mensuel en deuxième classe revient à plus de 2 700 francs par mois et il n'y a que trois dessertes par jour. Le trajet Paris-Vendôme coûte presque aussi cher que le Paris-Bordeaux. Ce n'est pas une question de kilomètres, mais de volonté politique. Le tarif des réservations est très faible sur Bor- deaux : il faut bien concurrencer l'avion. En revan- che, ceux qui prennent le train à Vendôme n'ont pas d'autre choix. Tout se passe comme si l'on faisait tout pour que leur nombre n'augmente pas : ils sont pourtant près de 400 à emprunter le TGV chaque jour. La demande latente est telle que, mal- gré cette tarification élevée, elle se développe for- tement : sept ans après la construction de la gare nouvelle, le parking est déjà saturé. Craint-on de voir les TGV se transformer en trains de banlieue ? Ou plutôt de voir d'autres villes situées à moins de 200 kilomètres de Paris réclamer un arrêt TGV ? Ce pourrait être le cas dans la vallée de l' Yonne à Saint-Florentin, à Tonnerre, autant de cités qui

292 " ..... Pour des solutions locales meurent à petit feu et que la grande vitesse ne fait que traverser. Le monopole de la SNCF a été détourné de ses fins de service public. C'est finalement la collec- tivité qui finance le déficit colossal de la SNCF 59. Elle devrait imposer, en contrepartie, une plus grande cohérence et une meilleure adéquation des stratégies d'entreprises publiques aux intérêts de la société française. Il s'agirait de mener une poli- tique active de délocalisation des entreprises et des familles afin d'éviter l'implosion de la région pari- sienne (le syndrome de la Seine-Saint-Denis est perceptible dans bien d'autres endroits de l'Île-de- France) et d'empêcher la France des champs de prendre trop de rides et de perdre son identité. Le débat est ouvert, laissons les idées faire leur chemin. - >... :l.":... 1 ._ _ Réussir la modernité avec la force des traditions _

Il n'y a pas de territoire condamné, il n'y a que des territoires sans projet. Mais les bons projets ne mènent nulle part, s'il n'y a pas des hommes de qualité pour les porter. Méditons l'exemple de Sainte-Sigolène, une petite ville florissante au fin fond de la Haute-Loire, loin de tout axe de com- munication et pourtant devenue une des capitales de la plasturgie en France. Tout a commencé il y a une vingtaine d'années à l'initiative d'une phar- macienne quelque peu chimiste, qui a su mobiliser une population habituée à se serrer les coudes pour ' ... _ ..... " 293 Le grand mensonge survivre dans ce pays aux hivers longs et rigou- reux. Mais l'exemple de la Vendée est encore plus impressionnant. C'est, en effet, le département qui, en proportion de sa population, a créé le plus d'entreprises pendant les trente dernières années. Naguère vouée à la polyculture et à l'élevage, la Vendée est devenue une véritable pépinière d'en- treprises. Comme le remarquent Louis-Marie Bar- barit et Louis-Marie Clénet : « Il est tentant d'ex- pliquer la réussite actuelle par une pugnacité héritée du passé. En effet, les usines ont surgi comme des champignons dans les paroisses qui ont fourni le plus d'insurgés aux armées catholiques, et le triangle d'or économique vendéen qui relie Pouzauges, Les Herbiers et Montaigu correspond au sanctuaire de l'insurrection6°. » Ce bocage ven- déen s'est industrialisé sans subir l'attraction d'un pôle urbain : le Choletais s'est développé indépen- damment de Cholet. Et nos auteurs d'ajouter : « Le propre de la Vendée, c'est justement d'avoir réussi son décollage économique, tout en restant à l'écart des grandes voies de communication, routières et ferroviaires. » C'est sans doute ce « handicap » qui a suscité le développement de l'entreprise de trans- ports Graveleau avec sa flotte de 1 200 camions, ses 45 agences en France et sa centaine de bureaux dans le monde entier. Aujourd'hui encore, il n'y a qu'une route à deux voies pour relier le Choletais à l' « Europe du Nord », comme on dit sur place, pour parler de la nationale qui conduit à Angers. Je recommande à tous ceux qui entendent déve- lopper leur bassin de vie d'aller découvrir ces gros

294 . . Pour des solutions locales bourgs ruraux gonflés par des zones industrielles pleines à craquer d'entreprises rutilantes. Ainsi, à Mortagne-sur-Sèvre, il y a plus d'emplois que d'habitants ! Aux Herbiers, on découvre des cen- taines de bateaux de plaisance plantés dans la ver- dure : c'est le fief de l'entreprise Jeanneau. Tout a commencé par hasard, le jour où ce petit quin- caillier des Herbiers a vu une voiture se garer devant chez lui avec, en remorque, un bateau en bois ; l'idée lui est venue d'en construire un, puis deux, ainsi est née une marque célèbre dans le monde entier. Il faudrait citer aussi les brioches Pasquier et comprendre comment s'est développée cette entreprise à partir de la petite boulangerie d'un hameau de moins de 300 habitants. Le détour par Pouzauges s'impose enfin et pas seulement pour Fleury-Michon. Comment expliquer un tel dynamisme ? Certai- nement par la vitalité démographique : entre 1982 et 1990 la population vendéenne a augmenté de 7 %. Ce pays a su garder ses enfants et leur donner un avenir sur place. Quel contraste avec le Ven- dômois qui entretient une technopole vide, près de la gare TGV, et perd sa population ! À croire que ce territoire ne s'est jamais remis du sac de la ville de Vendôme par Henri IV, il y a près de quatre siècles. Comme si certaines populations puisaient dans les troubles du passé des forces pour l'avenir et d'autres pas. Je garde espoir, c'est aux hommes et aux femmes toujours sur place qu'il appartient de souffler sur ces braises, dissimulées sous la cen- dre, pour les transformer à nouveau en flammes vivantes.

Conclusion

DEMAIN ATHÈNES SANS LES ESCLAVES

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La métamorphose des structures et des compor- tements est vitale pour sortir du chômage d'abon- dance. Un grand débat public s'impose pour lever les sept tabous de l'emploi : le coût du travail, l'incitation à ne pas travailler, le chômage de lon- gue durée, la guerre des âges, l'accès inégal à la paresse, au gaspillage et à la fraude, le chômage des immigrés et le travail féminin. Ce débat est un préalable indispensable pour que l'opinion accepte les changements qui s'imposent et participe aux réformes de la protection sociale, des administra- tions et du système éducatif. . j. : ij'-I' - ":,1.Í. ;i : ..< ; .j Vivre le travail et le temps différemment Pour éviter la société duale, celle de l'exclusion, il n'y a pas d'autre issue que la société plurale, permettant à chaque individu d'exercer plusieurs activités, rémunérées ou non. Dans cette société plurale, le paradigme de l'emploi unique, salarié et à plein temps s'est évanoui au profit d'une plu- riactivité source d'épanouissement individuel et - . 299 Le grand mensonge

d'enrichissement collectif. Chacun s'employant à de multiples activités, qui, toutes, contribuent à l'abondance matérielle et immatérielle. Dans cette perspective, il n'est pas sûr que l'abaissement de l'âge de la retraite réponde aux aspirations sociales et soit adapté aux nécessités économiques des années à venir. Dans une société où le travail est le principal lieu d'identification et de reconnaissance sociale, la retraite brutale et uni- forme signifie souvent la « mort sociale ». D'ail- leurs, il est frappant de constater la surmortalité relative qui survient dans la première année qui suit la mise à la retraite et ce quel que soit l'âge auquel la retraite est prise. L'âge est un repère social uniformisant, le vieillissement est beaucoup plus différencié. Finalement, vivre le travail différemment, c'est aussi casser le rythme séquentiel d'éducation, de travail et de retraite pour proposer des formules souples et alternées : chaque année de travail don- nant, par exemple, droit à un temps libre dont cha- cun devrait pouvoir disposer à sa guise, plus tard mais aussi à trente ou quarante ans pour reprendre des études, faire des voyages, éduquer ses enfants, s'occuper de parents en difficulté, ou se consacrer à toute autre activité d'intérêt libre. Les projets de compte d'épargne-temps s'inscrivent bien dans cette perspective. Ainsi, la prophétie de John Maynard Keynes, lorsqu'il s'adressait à ses petits-enfants dans les années 30, pourrait se révéler exacte : « Le jour n'est pas éloigné où le problème économique sera refoulé à la place qui lui revient : l'arrière-plan ;

300 Demain athènes sans les esclaves et où le champ de bataille de nos coeurs et de nos têtes sera occupé ou plutôt réoccupé par nos véri- tables problèmes, ceux de la vie et des relations entre hommes, ceux des créations de l'esprit, ceux du comportement... Je prédirais volontiers que, dans cent ans d'ici, le niveau de vie dont jouiront les pays les plus dynamiques sera quatre à huit fois plus élevé qu'aujourd'hui... Alors, pour la première fois depuis sa création, l'homme fera-t-il face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes éco- nomiques ? Comment occuper les loisirs que la science et les intérêts composés auront conquis pour lui, de manière agréable et bonne ? [...] Il n'est point de pays ni de nation qui puisse, je pense, voir venir l'âge de l'abondance et de l'oisiveté sans crainte car nous avons été entraînés pendant trop longtemps à faire des efforts et non à jouir6'. » L'augmentation du temps libre pose donc une autre question : celle de l'utilisation de ce temps. Il faut prendre garde à ce que l'homme ne retrouve pas dans la consommation l'aliénation qu'il perd du côté de la production. L'homme vit trop ses loisirs de manière passée et subie. Les Français passent en moyenne trois heures par jour devant leur poste de télévision. Ce dernier a absorbé les deux tiers de la diminution du temps de travail de ces trente dernières années. Les Français dépensent moins pour les jouets des enfants que pour les jeux de hasard orchestrés par les pouvoirs publics. Les 30 milliards de francs ainsi envolés représentent un impôt idéal : volon-

o. _ .. - - 301 Le grand mensonge taire et indolore, il fait rêver et les gens en rede- mandent. La publicité s'appuie sur les symboles du plaisir pour imposer l'image du bonheur par la consom- mation. L'homme n'est plus acteur mais specta- teur. Le touriste ne consomme pas un lieu mais le spectacle de lui-même au milieu des autres dans ce lieu. Il se photographie lui-même dans le décor stéréotypé du bonheur, à la plage, au volant de sa voiture, en compagnie d'une jolie fille ; comme pour les photos de famille, le sourire est de rigueur. A la limite, certains ne prennent-ils pas des vacan- ces seulement pour revenir bronzés, envoyer des cartes postales, montrer des souvenirs aux amis, en un mot paraître ? D'autres se rendent sur la Côte d'Azur pour voir comment vivent, ou s'ennuient, ceux pour qui la vie semble un perpétuel diman- che. Sujet de conversation, les vacances remplis- sent toute l'année, que ce soit au passé ou au futur. Le touriste n'est qu'un évadé sans cesse repris et prisonnier de stéréotypes, comme la mer, le soleil, le sexe et le sable. Il retrouve dans les loisirs les caractéristiques habituelles de son aliénation comme, par exemple, la concentration. Vivre librement son temps libre est un art qui ne s'improvise pas et à un travail mal vécu ne peut correspondre qu'un loisir pauvre. À quoi bon mul- tiplier les dimanches dans la semaine, si dimanche est synonyme d'ennui et d'abrutissement et non de fête récréative ? Ne plus faire du travail une contrainte mais un temps d'apprentissage et d'enrichissement est la condition nécessaire du loisir créatif. Demain,

302 Demain athènes sans les esclaves peut-être, aura réussi celui qui dira, non pas : « Je gagne ceci et je dirige cela », mais : « Je dispose de tel temps libre que je consacre à réaliser tel projet qui me tient à coeur. » Cessons de renoncer à nos désirs, cessons de remettre à plus tard nos projets. Car plus tard finit par devenir jamais. ; ... ..= ."... . ; .. w .. !f . Du matériel au spirituel -:." . · et du chômeur à l'enfant <0:J .

Le monde change, mais les problèmes de fond demeurent, car ils sont liés à la nature humaine et à des héritages culturels qui prennent racine dans les profondeurs de l'histoire. Si l'histoire ne se répète pas, les hommes conservent, au cours du temps, de troublantes similitudes de comporte- ments qui les conduisent, placés devant des situa- tions comparables, à réagir de manière quasi iden- tique et par conséquent prévisible. Sans se l'avouer, la France vieillissante de cette fin de siècle s'interroge peut-être moins sur le rythme de croissance (qui devrait rester faible) que sur le contenu qualitatif de celle-ci. L'abon- dance matérielle n'empêche pas la misère affective et spirituelle. Dans la société de solitude le bon- heur individuel dépendra de plus en plus de la richesse ou de l'aliénation des activités du temps libre. Quelle société voulons-nous pour demain ? Athènes sans les esclaves avec des citoyens libres, épanouis dans la culture et responsables ? ou bien la Rome de la décadence, celle des orgies et des jeux du cirque ?

...... 303 Le grand mensonge

On le sait depuis longtemps, le Produit national brut n'est pas le Bonheur national brut. Chaque accident d'automobile accroît le produit national par les dépenses de santé et de réparation qu'il engendre. On le comprend, une partie du flux de croissance matérielle et monétaire se fait au détri- ment des valeurs patrimoniales accumulées jusqu'ici. Vis-à-vis des ressources naturelles, l'homme se comporte trop souvent comme un pré- dateur. Si une telle attitude est acceptable pour les flux qui se renouvellent, elle ne l'est pas quand l'exploitation des flux entame les stocks (terres, forêts, poissons...). Avec de telles pratiques, nous avons pris le risque de financer la croissance en hypothéquant le développement futur. Dans bien d'autres domaines, l'accumulation de quantité a entraîné la baisse de qualité. Songeons aux rela- tions humaines : la multiplication des moyens de communication n'empêche pas la solitude et l'iso- lement de se développer plus que jamais. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui, dès 1979 au colloque national sur l'informatisation de la société, aurait relevé le risque que « chacun soit plus proche, mais n'ait plus de prochain ». Rete- nons la leçon, la croissance c'est un peu comme la boisson : plutôt que de consommer toujours plus du même vin ordinaire, le progrès consiste à consommer autant voire moins d'un bon vieux bordeaux. Le présent est riche ou pauvre du futur qu'il a, ou non, devant lui. Force est de reconnaître que, dans nos sociétés modernes, la consommation matérielle ne peut calmer la soif d'aspiration spi-

304 ' _ . ,, '. ; Demain athènes sans les esclaves rituelle. Le moyen est devenu fin, l'accumulation matérielle a étouffé le spirituel. L'avoir tient lieu d'être. Les citoyens aspirent pourtant à une crois- sance plus riche en qualité, à une vie sociale moins stressante, plus conviviale, plus solidaire. Sinon, la quête du sens est illusoire. L'architecte vision- naire du XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux, a bien montré que la qualité du cadre de vie condi- tionne la pensée et les comportements. Les marchands d'hier nous ont transmis Flo- rence et ses trésors d'architecture, de peinture et de sculpture, ceux d'aujourd'hui laisseront aux générations futures quelques espaces-musées envi- ronnés des déchets de l'urbanisation industrielle et touristique. Nous vivons dans un monde artificiel où les maladies sociales prolifèrent à loisir : soli- tude mais aussi difficulté de s'isoler, mort du calme et du silence. La nature préservée des plages et des forêts devient de plus en plus rare et inaccessible. Les loisirs se concentrent dans des parcs de ver- dure à haute densité marchande ou encore dans des espaces poubelles où chacun peut s'installer mais que personne n'entretient. Nos enfants devront payer un lourd tribut pour réparer les dégâts de parents, mauvais citoyens, qui se comportent comme s'ils précédaient le déluge. La citoyenneté, c'est aussi préserver l'avenir de ceux qui, par définition, sont mal défendus dans le présent. En raison même de ses excès matérialistes, notre époque prépare sans doute la résurgence de forces spirituelles trop longtemps refoulées. Karl Marx, dans sa jeunesse, parlait de « forces productives

... ;_, :_ 305 , Le grand mensonge

matérielles et spirituelles ». Ainsi resurgit la pré- diction d'André Malraux : « Le XXF siècle sera religieux ou ne sera pas. » Cette perspective pré- sente certes des risques pour la tolérance et la liberté, mais elle est aussi porteuse d'espoir. Le Moyen Age a bien conduit à la Renaissance et il se pourrait donc que l'homme délaisse la drogue de la consommation et du loisir passif pour retrou- ver l'ivresse de la création et la sagesse de la méditation. Si on le veut, en 2015, le modèle dominant ne sera plus celui du travail ; plus des deux tiers des Français seront occupés à autre chose, s'activeront différemment, ne travailleront plus pour vivre et ne vivront plus pour travailler. La machine et la productivité ne créent pas le chômage, elles libè- rent l'homme du travail-contrainte. Une autre société est donc possible, celle d'Athènes sans les esclaves, à nous de nous y préparer, à nous de la mériter. Ce qui pose à nouveau la question des finalités d'un système éducatif trop centré sur la sélection des élites. Comme le souligne Marguerite Yourcenar : « Notre grande erreur est d'essayer d'obtenir de chacun en particulier les vertus qu'il n'a pas et de négliger de cultiver celles qu'il pos- sède. » Les Athéniens auxquels j'aspire sont d'abord des citoyens cultivés, c'est-à-dire des êtres autonomes et responsables, capables de sens criti- que et d'indépendance vis-à-vis de toutes les for- mes de pressions idéologiques, religieuses et médiatiques. Ces nouveaux citoyens sont aussi portés par des ambitions individuelles et des pro-

306 Demain athènes sans les esclaves jets collectifs dans lesquels ils trouvent leur épa- nouissement. Conspirer pour un futur aussi proche que possi- ble de cet Eldorado, telle est mon ambition quoti- dienne. Le chômage d'aujourd'hui ne doit pas tuer le désir d'enfant. La reprise de la natalité est indis- pensable pour retrouver le sentier de la croissance et pour permettre à la société française d'absorber les inévitables flux migratoires sans être submer- gée, bref, de sauvegarder l'identité que nous ont transmise nos ancêtres et que nous devons à nos descendants. Mais la croissance matérielle n'est pas une fin en soi, il faut aussi redonner un sens à la vie et, pour cela, rien de tel que de donner la vie !

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-ri2 NOTES . ::, ,=:::.. l...

1. Revel J.-F. (1988) : La Connaissance inutile, Grasset. 2. De Closets F. (1986) : Faire gagner la France. Sous la direction d'Henri Guillaume, commissaire au Plan. Préface de Pierre Massé. Hachette. 3. « De l'activité à l'emploi par l'insertion », Rapport au ministre du Travail et des Affaires sociales, Cahiers du Lips, n° 6, librairie des Arts et Métiers, 1996. 4. Husson M. ( 1 99 1 ) :« Dynamiques comparées de l'em- ploi : la décennie 1979-1989 », Revue de L'IRES, n06. 5. En mai 1993, le Premier ministre a nommé une com- mission de réflexion et de sur les obstacles ' proposition structurels à l'emploi. Présidée par Jean Mattéoli, cette commission, dont j'ai eu l'honneur d'être membre, a _ remis un premier rapport en août. Mise en sommeil pendant quelques mois, elle a repris ses travaux en décembre 1993 pour être enterrée au printemps 1994 suite à la création d'une commission présidée, cette fois, par Alain Minc. 6. Michel Rocard regrette d'avoir cherché à combattre le chômage avec des recettes classiques. Le Monde du 16 juin 1993. 7. Brulé J.-P. (1993) : L'Informatique malade de d'État, Les Belles Lettres, 384 p. Jean-Pierre Brulé est un ex-président de Bull. Il écrit : « Du plan calcul lancé en 1966, "sans plans ni calculs", " ' . : 0' .... ' .. 309 Le grand mensonge

à la mise sous perfusion de Bull, nationalisé depuis 1982, plus de 40 milliards de fonds publics ont été engagés en faveur de l'informatique. » 8. L'on se souvient du rapport Nora-Minc (1978) sur l'informatisation de la société et du rapport F. Gros, P. Boyer, F. Jacob (1979) sur les sciences de la vie et la société. 9. OST (1996) : Science et technologie, indicateurs 1996. Rapport, Economica. 10. Reuter, Ezgard (1988) : L'Europe face aux défis tech- nologiques. Discours prononcé à Paris devant le groupe d'amitié France-Allemagne du Sénat, le 28 novembre. 11. Boudon R. ( 1979) : Effets pervers et Désordre social, PUF. 12. OCDE (1985) : L'Enseignement dans la société moderne. 13. Comité de l'éducation (1985) : document de travail sur l'échec scolaire. Complément du rapport sur la lutte contre l'analphabétisation, CEE. 14. Blaug M. (1983) : « Où en est l'économie de l'édu- cation ? », OCDE. SMETl82-29. 15. Dalle F. et Bounine J. (1993) : L'Éducation en entre- prise contre le chômage des jeunes, Odile Jacob. 16. Commission (1989) : 1992, Le Défi, Flammarion. Ouvrage préfacé par Jacques Delors. 17. Commission (1989) : 1992, Le Défi, op. cit. 18. Majnoni d'Intignano Béatrice : L'Usine à chômeurs, Tribune Libre, Plon, 1998. 19. Vimont Claude : Concurrence internationale et emploi, Economica, 1997. 20. Goldsmith J. (1993) : Le Piège, Fixot.

310 ' . Notes _,.,_- '" 21. Albert M. (1991) : Capitalisme contre capitalisme, Le Seuil. 22. Marchand O. et Thélot C. (1991) : Deux siècles de travail en France, Insee, collection Études. 23. Gibier H. (1993) : « Travaillons mieux avant de tra- vailler moins », L'Expansion, 9-19 décembre. 24. De ce point de vue, le plan « zones franches » pour les banlieues n'est guère exemplaire puisque l'on espère créer seulement 6 000 à 7 000 emplois avec une dépense estimée à environ 1,2 milliard de francs ! t Avec la même somme, on pourrait financer la créa- tion de 10 000 jardiniers municipaux ! t 25. La fraude au RMI s'élèverait à près de 2 milliards de francs sur un total de 20 milliards (cf. Le Monde du 5 octobre 1995). 26. Préfet du Loiret (1995) : « Premier rapport mensuel sur la mobilisation de l'emploi ». 27. Horizon Entreprise. Association 1901, B.P. 109 - 45142 Saint-Jean-de-la-Ruelle. Tél. : 02 38 88 57 73. 28. Témoignage de Mme Jacqueline Aventin (reproduit avec son autorisation). 29. D'autres sources non moins officielles comme l'OCDE et l'Unesco avancent pour la France des chif- fres beaucoup plus élevés, de l'ordre de 5 à 8 millions d'« illettrés » suivant la définition retenue : par exem- ple, « incapable de remplir correctement un formu- laire administratif ». Il est vrai que nous sommes nombreux dans ce cas. 30. « La France s'installe dans la fragilité sociale », La Tribune, 25 et 26 février 1994. 31. J'ai bien connu ce phénomène à la Commission des communautés européennes dont j'ai démissionné en 1980, notamment parce que j'y gagnais trop d'argent. Rien n'est pire qu'une prison dorée. Mes amis restés

3111 Le grand mensonge

sur place gagnent couramment 50 000 à 60 000 francs par mois nets d'impôts ! Dans ces conditions, ils ne sont guère incités à retourner dans leur pays d'origine. On crée ainsi une eurocratie apatride complètement coupée des réalités économiques et sociales de l'Europe. 32. Chesnais Jean-Claude (1995) : Le Crépuscule de l'Occident, Robert Laffont. 33. Ce chiffre circule dans les milieux bien informés. Il résulte de plusieurs rapports officieux et jamais publiés. 34. Bauer M. et Bertin-Mourot B. (1987) : Les 200, Le Seuil. 35. Ils sont regroupés dans des associations régionales qui comptent chacune plusieurs dizaines d'adhérents. Ils invitent de temps en temps un conférencier fran- çais à parler du pays. C'est comme cela que j'ai découvert le phénomène. Parions qu'il ne se limite pas à l'Allemagne. 36. Revel J.-F. (1988) : La Connaissance inutile, Grasset. Il écrit notamment : « Les mêmes dénoncent les ' qui comportements d'exclusion à l'égard des immigrés ou des malades du sida s'y livrent eux-mêmes sans retenue quand ils précipitent dans le gouffre infâme du racisme nazi et veulent frapper, en fait sinon en droit, des concitoyens qu'il vaudrait mieux convain- cre qu'excommunier. » 37. Insee (1998) : Tableaux de l'économie francaise. 38. Plus surprenant encore, le taux d'activité des femmes de 25 à 54 ans a explosé, passant de 42 % en 1962 à plus de 70 % en 1992. Dans le même temps, celui des jeunes filles âgées de 15 à 24 ans s'est effondré de 47 % à 30 % ainsi que celui des femmes de plus de 55 ans qui a reculé de 23 % à 11 %. 39. Cf. contribution à la commission Mattéoli.

312 Notes

40. Bichot Jacques, Godet Michel : « Mamy-boom, Baby-krach. Conséquences sur la croissance, l'em- ploi, les inégalités et les retraites », Cahiers du Lips, n° 10, avril 1998, Librairie des Arts et Métiers. 41. Témoignage de Mme Prou (reproduit avec son autorisation). 42. La participation accrue des femmes au PIB ne s'accompagne pas d'une redistribution des tâches à la maison (les hommes d'aujourd'hui consacrent seu- lement six minutes de plus que leurs aînés aux soins du ménage). 43. C'est-à-dire la différence entre le coût total du travail pour l'entreprise et le salaire net de toutes charges. 44. Plan (1993) : Santé 2010, Documentation française. Rapport du groupe du plan présidé par Raymond Sou- bie sur la prospective du système de santé. 45. Lion R. (1992) : L'État passion, Plon. Dans cet extrait, il cite le rapport de Jean Choussat. 46. Elgozy G. (1981) : L'Esprit des mots ou l'Antidic- tionnaire, Denoël. 47. Séguin P. (1993) : Intervention de Philippe Séguin, réf. Forum du Futur, 16 juin. 48. Le Monde du 19 février 1994. 49. J.O. 2525 du 24 février 1989 : circulaire du Premier ministre du 23 février 1989 relative au renouveau' du secteur public. 50. Le Monde du 9 janvier 1994. 51. J.O., n° 84-1208 du 30 décembre 1984. 52. À catégorie sociale identique, la chance d'être admis dans une terminale S varie de un à trois suivant les départements en fonction des places offertes. 53. « De l'activité à l'emploi par l'insertion », Cahiers du Lips, n° 6 (janvier 1997), Librairie des Arts et Métiers.

313 Le grand mensonge

54. Le Monde, supplément Économie daté du 12 mai 1998, Entretien de Sophie Gherardi avec Philippe Aghion, Professeur à l'Université collège de Londres, intitulé : « L'innovation est un processus conflictuel entre les intérêts acquis et ceux à naître. » 55. L'APCE, dirigée par François Hurel, a succédé à l'ANCE et poursuit ses travaux et publications sur la création d'entreprises en France et par bassins de vie. Une grande partie de cette note s'inspire des analyses d'André Letowski. Qu'il soit ici remercié pour ses remarques et ses conseils. 56. Alain Faujas (1998) : « Des vitamines pour l'innova- tion », Le Monde, 12 mai 1998. 57. Un sondage IFOP réalisé pour l'APCE révèle que 1,2 million de personnes ont un projet en tête (paru notamment dans Le Monde du 13 mai 1998). 58. Île-de-France, Tableaux de l'économie régionale. Edition 1997-1998, Insee. 59. Dans son article : « Chère SNCF », paru dans Sociétal n°10, juillet 1997, Remy Prud'homme a calculé que la SNCF coûte au contribuable plus de 60 milliards de francs par an. 60. Barbarit L.-M. et Clénet L.-M. (1990) : La Nouvelle Vendée : voyage dans la Vendée industrielle, France Empire. 61. Keynes J. M. : Essai sur la monnaie et l'économie, Payot, coll. « Petite Bibliothèque ».

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Avant-propos ...... 9

: UN CHÔMAGE D'ABONDANCE 1 Croissance, emploi et salaires : le refus de voir !.. 211 La croissance en Europe, autocentrée et de plus en plus molle ? ...... 24 Cheveux croissance molle ...... 27 ' gris, Le cas de la France ...... 29 Le consensus sur le chômage ...... 32 Le silence des chômeurs ...... 36 2 À qui profite le crime ? ...... 41 Le des coins ...... 42 t' jeu quatre Les gagnants et les perdants ...... 42 Les mauvais gérants de l'abondance ...... 45 ._ Les quatre France ...... 47 1 Dans l'avenir à reculons ...... 50 '" ' CINQ ERREURS CONTRE L'EMPLOI 3 Du mirage énergétique au mirage technologique 61 Les hommes et les organisations font la différence 62 La confusion entre haute technologie et haute valeur ajoutée ...... 66 4 La maladie du diplôme ...... 69 Les rentiers et les exclus ...... 75 Le diplôme, une discrimination sociale légale ...... 79 La formation professionnelle méprisée ...... 81 De la maladie du diplôme à l'explosion sociale ... 84 5 Les illusions sur les emplois de demain ...... 85 Éducation et professionnalisme : la confusion des sens ...... 85 ' .. 315 Le grand mensonge

La chute des emplois industriels et la montée des services ...... 89 Les emplois « hautement professionnels » du ter- tiaire ...... 91 Ne pas faire de l'éducation le bouc émissaire du chômage ...... 93 Surabondance de diplômés, pénurie de profession- nels ...... 96 6 L'Europe impuissante ...... 99 Les illusions de Maastricht ...... 100 La Bundesbank européenne contre l'emploi ...... 103 Les dangers du libéralisme aveugle ...... 104 Non à la tentation protectionniste ...... 107 L'Europe à exposer, l'Europe à protéger ...... 1111 Le libéralisme ordonné ...... 115 7 La semaine des quatre jeudis ...... 121 La galère inégale ...... 123 Temps de travail : les dangers de l'arithmétique .. 125 Non au partage du travail, oui au partage des risques 126 Ne bridons pas la création de richesses ...... 134 SEPT TABOUSDE L'EMPLOI 8 Le coût du travail, une barrière à l'emploi ...... 143 9 L'incitation à ne pas travailler ...... 149 Des activités à créer et non des travailleurs à insérer 153 10 L'exclusion sociale légale ...... 157 La descente aux enfers ...... 158 77 La guerre des âges ...... 163 12 L'accès inégal à la paresse, au gaspillage et à la fraude ...... 169 13 Le chômage des immigrés ...... 179 14 Le travail féminin ...... 187 TROIS CHANTIERSDE RÉFORME 15 Protection sociale, vers l'efficacité et la res- ponsabilité...... 203 Trop de charges et pas assez d'impôts ? ...... 203

316 '. Table des matières

Dépenses publiques : jusqu'où ira-t-on ? ...... 208 Dépenses de santé : de l'irresponsabilité à l'assu- rance ...... 213 Retraites : non à la capitalisation, oui à de nouvelles règles du jeu ...... 221 16 État, les voies de l'excellence ...... 227 La crise financière et la crise de légitimité ...... 228 Pour un État moderne et des administrations effi- caces ...... 233 L'emploi public en tête de l'innovation sociale .... 238 17 Éducation, l'émulation par la concurrence ...... 243 Moins de monopole et plus de concurrence ...... 245 Vérité des prix et qualité des services ...... 249 L'apprentissage gagnant ...... 253 . Pour des Maisons familiales rurbaines ...... 257 Dix propositions pour changer de cap ...... 259 POUR DES SOLUTIONSLOCALES 18 L'emploi, fruit de la volonté ...... 267 Réveiller les projets dormants et expérimenter ..... 269 273 ' Le chercheur, le chômeur et l'entrepreneur ...... Mobiliser la citoyenneté dans l'entreprise ...... 278 Créer les emplois de la qualité et de la valeur ajou- . tée ...... 280 La solitude et le contact humain, les grands mar- chés de demain ...... 284 Les deux mamelles de la France : tourisme et agriculture ...... 287 19 France des villes, France des champs ...... 289 Des racines aux les urbains ...... 290 " champs pour Réussir la modernité avec la force des traditions... 293 " DEMAINATHÈNES SANS LES ESCLAVES Vivre le travail et le temps différemment ...... 299 Du matériel au spirituel et du chômeur à l'enfant 303 Notes ...... 309 ... Achevé d'imprimer en janvier 2000 , sur les presses de l'Imprimerie Bussière . à Saint-Amand (Cher)

' : , . .. r. ';. 'l. . ,, ,/-./ POCKET -12, avenue d'Italie - 75627 Paris Cedex 133 Tél. : 01-44- I 6-OS-00

. - N° d'imp. 2919. - . ., , Dépôt légal : septembre 1997. ' . w , ,_. . Imprimé en France . . ,f! '